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Entretien avec Stéphan-Eloïse Gras et Marc Jahjah

18 Février 2016

Entretien avec Stéphan-Eloïse Gras et Marc Jahjah

 

À l’occasion de la journée d’étude « Une méthode Illich ? », organisée par Milad Doueihi dans le cadre de la chaire Humanum, La Lettre de l’OBVIL s’entretient avec Stéphan-Eloïse Gras et Marc Jahjah, post-doctorants au labex OBVIL. Ils nous exposent les projets auxquels ils travaillent et reviennent sur la manière dont ils étudient les usages du numérique dans le monde contemporain.

Marc Jahjah et Stéphan-Eloïse Gras, vous êtes postdoctorants au labex OBVIL, et rattachés à la chaire Humanum de Sorbonne Universités, qu’occupe Milad Doueihi. Pourriez-vous nous expliquer le lien qui existe entre ces deux structures ?

Marc Jahjah

La chaire, depuis le départ, a une vocation réflexive qui doit permettre au Labex de pratiquer une forme de retour critique sur ses propres travaux. Nous réfléchissons, entre autres, aux conditions de fabrication des textes et à la manière dont les interfaces affectent notre interprétation et notre sensibilité. Bien évidemment, aucun chercheur n’exerce son travail sans s’interroger sur sa pratique et la manière dont il élabore le savoir. Mais les conditions de la recherche ne permettent pas toujours de donner une place primordiale à la réflexivité.

Stéphan-Eloïse Gras

Ce qui rejoint et complète les travaux du labex, c’est toute la réflexion que nous menons autour des nouvelles littératies. C’est important, tout en travaillant sur les pratiques savantes et lettrées, de questionner l’émergence de nouvelles littératies proprement numériques dans lesquelles peuvent intervenir d’autres contenus, d’autres matérialités, d’autres sensorialités.

Marc Jahjah

Ce qui peut nous amener à adopter une démarche en partie historique pour mesurer des mutations, parfois discrètes mais décisives. L’annotation, dans les espaces numériques industriels, peut ainsi se charger de nouvelles fonctions et servir des objectifs marketing et économiques inédits : Amazon récupère par exemple des passages de texte surlignés par les usagers de son dispositif de lecture (Kindle) pour alimenter ses fiches de livres. Une manière d’améliorer son référencement dans les moteurs de recherche et de bénéficier d’un contenu éditorial à moindres frais. La circulation des objets et l’étude matérielle des signes permet de mettre au jour les enjeux intellectuels, économiques, politiques des logiciels.

Qu’est-ce qui vous a amenés à vous intéresser à ces questions ?

Stéphan-Eloïse Gras

Je m’intéresse depuis toujours à la manière dont les médias influencent l’esthétique. Au tournant des années 2000, c’était l’explosion du web collaboratif, du premier web 2.0 et des premières plateformes pré-facebook et pré-twitter. J’ai commencé à étudier les plateformes de musique qui permettaient aux musiciens de faire des jam sessions en ligne. J’ai aussi étudié les festivals de musique électroniques, qui mobilisaient énormément les réseaux en ligne, parce qu’ils étaient proches des réseaux hackers et militants, et je me suis intéressée à toute la question de la médiation des avant-gardes musicales. C’est comme ça que j’ai commencé à constituer un corpus d’objets numériques qui m’intéressaient particulièrement.

Ce qui m’a plus particulièrement amenée vers l’approche des humanités numériques ou de l’« humanisme numérique » telle que la défend en particulier Milad Doueihi, ce sont les sciences de l’information et de la communication, qui apportent l’idée qu’il faut réinscrire ces pratiques dans une histoire longue des médias, des supports et de leur logique et qu’il faut prendre en compte la matérialité du média, son type de fonctionnement, son économie politique.

Parallèlement, mon ancrage en philosophie faisait que, pour moi, il y avait vraiment des enjeux en termes épistémologiques à étudier comment les concepts eux-mêmes (le concept d’art, de sujet, de musique, etc.) évoluaient, et comment ces objets médiatiques faisaient bouger ces catégories de langage.

Marc Jahjah

Si nous nous posons des questions propres aux Sciences de l’Information et de la Communication, nous ne nous interdisons cependant pas d’explorer d’autres concepts, d’autres problématiques, d’autres outils de travail. La Chaire de Milad Doueihi nous donne une grande liberté, à la fois matérielle, temporelle et intellectuelle : nous avons le temps de lire, de réfléchir, d’échanger, d’écrire, sans nous soucier nécessairement de nos ancrages disciplinaires.

De mon côté, j’ai d’abord fait un master de lettres sur les scénographies auctoriales, à l’âge romantique notamment. Comme je souhaitais travailler sur des objets très contemporains (les foires du livre, le livre numérique), je me suis progressivement dirigé vers une formation technique avant de retourner à la recherche, en information-communication. On m’a alors amené à me poser des questions auxquelles je n’avais jamais vraiment réfléchi : les effets des logiciels d’écriture sur l’écriture, les discours qui les accompagnent et les justifient, aux yeux d’un public réticent. C’est par exemple le cas des réseaux sociaux du livre sur Internet, qui ont tendance à capter les formes matérielles, stéréotypées, de la culture lettrée, pour tirer d’elle leur légitimité. On trouve ainsi partout des images de vieux livres ou des instruments d’écriture datés (plume d’oie, machines à écrire). Etudier ces objets ne pouvait donc pas se faire sans recourir à plusieurs disciplines ou théories, comme la sémiotique, les industries culturelles, l’anthropologie et l’humanisme numérique.

Quels sont les projets sur lesquels vous travaillez actuellement au sein du labex et de la chaire ?

Stéphan-Eloïse Gras

J’ai plusieurs axes. Marc et moi, nous préparons un ouvrage sur la question du matérialisme numérique avec Milad Doueihi et l’équipe de la Chaire. L’idée est que ce soit un recueil éclairant sur les problématiques posées par le matérialisme numérique, sur les différentes approches que cette question fait naître - sans en faire forcément une cartographie ou suivre une approche strictement descriptive. Il est impossible de parler de matérialisme numérique sans poser des questions et problématiser. Dans ce cadre, je travaille plus particulièrement sur la question des sensorialités en cherchant à réactiver les approches de Walter Benjamin autour de la notion de sensorium. Qu’est-ce que ce serait qu’un sensorium numérique ? À quelles conditions peut-on le penser ? Quels en sont les concepts clefs ? Sur ce point, j’applique ces questions à mes objets de recherche (l’écoute en ligne, le goût, la médiation algorithmique de la musique) mais en me décentrant un peu par rapport à la musique et au langage musical pour m’intéresser plutôt à la forme radio car Walter Benjamin s’est beaucoup intéressé aux médias de masse. Ce sujet rejoint également un axe plus général de la Chaire que nous développons avec Milad Doueihi autour de la question de la globalisation des cultures numériques - du côté de la littérature, mais aussi d’autres productions culturelles. La question serait : à quelles conditions le numérique est-il global?

Ensuite, il y a un autre axe de recherche sur lequel je suis en train de travailler, et qui consiste à développer toute la question du rapport entre musiques et humanités numériques. Où en est-on aujourd’hui dans l’établissement des corpus de musique ? Quels sont les chercheurs qui travaillent sur ce champ-là ? Qu’est-ce que les humanités numériques peuvent apporter à la compréhension de la musique, que ce soit en littérature comparée (avec tous les corpus de critique musicale, envisagés sur un temps long) ou du point de vue de l’analyse musicale elle-même (avec le renouveau de la musicologie). Tout cela en interrogeant les déplacements disciplinaires qui sont provoqués par les sound studies et les software studies.

Marc Jahjah

De mon côté, je travaille toujours en partie sur mes premiers objets, à savoir les réseaux sociaux de lecteurs, les stratégies industrielles ou le passage de l’annotation d’un régime matériel à l’autre. C’est ce qui m’a amené à participer au colloque organisé par Didier Alexandre, Véronique Gély et Milad Doueihi sur la question de l’auctorialité et des littératures mondiales, où je me suis interrogé sur la manière dont des dispositifs industriels pouvaient standardiser les formes littéraires et les pratiques scripturales.

Je travaille également sur d’autres sujets. Tout d’abord, les pratiques de fabrication des livres dans une maison d’édition numérique, publie.net. Je cherche notamment à montrer comment des acteurs qui ont des provinces de significations et des pratiques matérielles différentes parviennent néanmoins à s’entendre pour travailler ensemble. J’analyse ainsi leurs mails, leurs agendas ou leurs annotations de correction, pour suivre leurs points de négociations sur les textes, sur les pratiques ou les publications. Je m’intéresse enfin à une controverse littéraire, qui est née sur un réseau social du livre (Goodreads). Elle permet notamment d’éclairer la transformation que ces dispositifs font subir aux statuts de l’auteur et du lecteur.

Vous avez récemment participé à la journée d’étude « Une méthode Illich ? », organisée par Milad Doueihi dans le cadre de la chaire Humanum. En quoi les travaux d’Ivan Illich permettent-ils de penser l’ère numérique ? Qu’est-ce qui vous a intéressés dans son œuvre ?

Stéphan-Eloïse Gras

Ivan Illich, avec Jacques Ellul, fait partie de ces penseurs assez peu connus des études académiques traditionnelles et qui ont entrepris une critique de la technique et de la technologie. Certes, on peut aujourd’hui critiquer leur critique, mais en les lisant dans le détail on peut trouver chez eux des repères précieux pour la pensée, notamment cette question d’une méthode, qu’on a essayé de résumer à la fois comme une approche d’historien sur le temps très long (c’est presque une approche d’historien du sensible, comme celle d’Alain Corbin) et en même temps comme une approche de théologien et de sémioticien, parce qu’Illich s’intéresse à la lecture, à l’histoire des signes, à leur matérialité, à leur inscription.

Illich est un des rares chercheurs de l’époque à avoir travaillé sur l’écoute, à mettre en comparaison le régime de la lecture et le régime de l’écoute. Ça m’a tout de suite intéressée. Quand on étudie la question du sensorium et de la sensorialité, on revient forcément toujours à des questions de perception sensible, de construction des signes et de production du sensible. Cette pensée du corps sensible et de la perception doit être envisagée sur un plan collectif, et c’est ce que fait Illich en mettant en évidence de grands régimes de perception : un régime de la lecture et un régime de l’écoute qui bifurquent chacun à un moment donné, évoluent, se transforment pour des raisons plurielles. Je pense que c’est utile pour penser nos objets numériques aujourd’hui.

Marc Jahjah

Ce qu’apporte Illich, c’est plus des points d’entrée fertiles qu’une méthode, trop lourde à mettre en place. Sur la lecture, par exemple, il montre que la conception qu’on se faisait de la lumière et du livre dans l’ordre monastique affectait les pratiques : lire consistait à se mettre au contact d’une source lumineuse jugée rédemptrice (le livre). En conséquence, la fréquentation d’un texte pouvait être longue, afin que la lumière soit totalement incorporée. Interroger le statut de la lumière permet de mettre au jour des positionnements sur le livre et un ensemble d’acteurs du monde éditorial - lecteurs, auteurs, éditeurs, etc. Dans un régime industrialisé, par exemple, la mise en scène de la lumière dans des bandeaux publicitaires peut servir à la valorisation des instruments d’écriture d’un dispositif comme le Stabilo Boss, à qui sont prêtés des pouvoirs fabuleux : il permettrait de rendre plus saillant un texte, d’accroître notre attention et notre perception, grâce à sa pointe biseautée lumineuse, ou plutôt fluorescente. Or, le fluo est un archétype de la culture industrielle.

Stéphan-Eloïse Gras

Ce que j’ai aussi trouvé très intéressant chez Illich, c’est le fait que c’était un penseur mais aussi que, sans être un activiste, il a œuvré : il était en Amérique latine, il a développé des écoles, des centres de formations, etc. Or, quand on cherche à penser le numérique, il faut avoir les mains dans les objets eux-mêmes, envisager leur constitution en tant qu’objet sociaux, en tant qu’objets politiques. Le code informatique est largement popularisé et peut donc devenir un instrument de formatage ou de normalisation. Illich est intéressant parce que sa critique du capitalisme et du système des besoins était aussi ancrée dans une pratique. C’est quelqu’un qui s’est déplacé dans le monde et dans le temps pour observer les choses et pour les mettre en regard critique. C’est extrêmement précieux aujourd’hui.

Marc Jahjah

Illich pose des questions que nous nous posons actuellement dans la Chaire et au Labex. Il ne s’agit pas seulement de travailler la matérialité des dispositifs, les conceptions intellectuelles ou les procédures de travail, même si ce sont des sujets fondamentaux. Il s’agit, aussi, de faire émerger des enjeux politiques et éthiques. L’annotation, par exemple, est essentiellement une ressource productive dans un régime industriel : comment faire en sorte qu’elle redevienne une ressource communale, partagée ? Se poser cette question implique de repenser la manière dont sont conçus les logiciels informatiques et dont le savoir doit circuler.

 

Propos recueillis le 15 février 2016 par Marc Douguet.