Aurélia Pouch

2017

De la haine de Molière à la haine d’Armande Béjart, ou la réhabilitation par la haine

Financement : Université Blaise Pascal – Clermont-Ferrand
2017
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2017, license cc.
Source : Aurélia Pouch, De la haine de Molière à la haine d’Armande Béjart, ou la réhabilitation par la haine, Paris, OBVIL, 2017.
Ont participé à cette édition électronique : Elodie Bénard (Relecture, XML TEI), Chiara Mainardi (Relecture, XML TEI) et Oriane Morvan (Relecture, XML TEI).

Introduction §

A cette journée d’études consacrée à Molière, j’apporterai une touche féminine, en m’intéressant à l’épouse de Molière, Armande Béjart. Celle-ci a fait l’objet, tout comme son mari, d’un déversement de haine, dans lequel il est difficile de déterminer ce qui est de l’ordre d’une attaque véritablement personnelle, ce qui est de l’ordre de l’attaque plus généralisée contre les comédiennes ou encore ce qui est de l’ordre de l’attaque contre la femme de Molière pour atteindre derrière le dramaturge lui-même. Afin de mesurer ces différentes attaques, je me fonderai essentiellement sur un texte fort connu : le pamphlet La Fameuse Comédienne1.

Le pamphlet est publié en 1688 à Francfort de façon anonyme, ce qui fit les joies des chercheurs, scrutant le moindre indice pour déterminer l’auteur de ce brûlot. Les nombreuses rééditions de ce texte indiquent le succès qu’il a obtenu. Même Pierre Bayle, dans son Dictionnaire historique et critique (1697) cite abondamment ce pamphlet dans son article sur Molière, intitulé « Poquelin ». Il le convoque en grande partie pour justifier de l’inspiration de Molière, qui, comme chacun sait, se serait fondé sur sa propre vie pour écrire ses textes : « On assure qu’il savait par expérience les chagrins des maris jaloux, ou qui ont sujet de l’être. J’ai lu dans un petit livre imprimé l’an 1688, que l’on a donné moins de louanges à Molière que l’on a dit de douceurs à sa femme »2.

La référence à la Fameuse Comédienne nous montre que le texte connaissait une certaine notoriété publique et était surtout considéré comme une source d’informations fiable. Armande Béjart est ainsi propulsée comme la source malheureuse des comédies de son mari, et le fait est, c’est bien sur elle que se concentre la haine déversée dans ce petit pamphlet. Cependant, Jean-Baptiste Poquelin n’est pas totalement épargné non plus.

Nous retrouvonsen effet un certain nombre d’attaques contre Molière. Mais il faut d’emblée mentionner que l’expression de la haine contre Molière est très succincte et que l’auteur fait preuve d’une bien faible virulence contre le comédien-poète. Il est vrai que la mort de Molière remonte alors à quinze ans, et elle ne peut plus avoir d’autre effet que de ternir sa mémoire. De plus, il n’est pas l’objet principal de l’attaque. Nous voyons donc ressurgir, par exemple, l’accusation d’inceste, inaugurée par Montfleury, mais celle-ci est noyée dans la biographie d’Armande Béjart :

On l’a crue fille de Molière, quoiqu’il ait été depuis son mari ; cependant on n’en sait pas bien la vérité [...] il avait de plus une inclination particulière pour sa fille [de Madeleine Béjart], comme l’ayant élevée, sa fille aimait Molière, comme s’il eût été son père, parce qu’elle n’en avait pas connu d’autre3.

Le vocabulaire familial contribue à entretenir le doute sur les relations entre Molière et Armande, mais l’accusation est renvoyée à une vague croyance, puis à un aveu d’ignorance, qui désamorce l’attaque haineuse. Cette attaque sera d’ailleurs réutilisée dans l’affaire Guichard, où ce dernier accusa Armande Béjart d’être la fille de son mari et la femme de son père. On voit bien que les mêmes arguments sont donc employés pour l’un comme pour l’autre, créant ainsi une typologie de la haine contre Molière, qui peut sans problème être appliquée à Armande Béjart.

Molière est également accusé, comme bon nombre de comédiens de son temps, d’avoir entretenu un certain nombre de liaisons avec plusieurs de ses comédiennes.La vie de débauche va avec le métier. Armande Béjart elle-même le lui reproche dans le corps du texte : « Elle ne pouvait plus souffrir un homme qui avait toujours conservé des liaisons particulières avec la De Brie, qui demeurait dans la maison et qui n’en était point sortie depuis leur mariage »4.

La trop grande proximité entre Molière et Catherine de Brie (qui n’est que le second choix du dramaturge, puisque, selon le texte, il a échoué à séduire Marquise du Parc) suscite la jalousie d’Armande et permet une nouvelle attaque contre Molière. Attaque renforcée par le fait qu’elle provienne de sa propre épouse. Ce portrait d’un Molière volage, au moins coureur de jupons, est complété par le large portrait d’un Molière outrageusement cocu. Nous verrons la part de haine qui touche Armande Béjart, mais Molière en reçoit quelques éclaboussures au passage. En effet, il se montre incapable d’éviter ce malheur dont il a tant parlé, et le dramaturge devient le ridicule de sa propre vie. La haine antimoliéresque peut donc passer par ce portrait comique de l’auteur. Même son ami Chapelle endosse l’habit du procureur en se moquant de son ami tout déconfit à cause de ses déboires conjugaux : « Chapelle, qui le croyait être au-dessus de ces sortes de choses, se railla de ce qu’un homme comme lui, qui savait si bien peindre le faible des autres hommes, tombait dans celui qu’il blâmait tous les jours »5.

Devenu aussi ridicule que ses personnages, Molière est ici accusé de n’être qu’un homme, qui ne vaut pas mieux que ses créatures fictives et qui est loin de la grandeur qu’on lui attribue. Mais nous verrons qu’une lecture moins à charge peut être envisagée sur la question du Molière cocu, qui soulage un peu Molière, voire contribue à le réhabiliter.

La dernière pique de haine contre Molière se rencontre dans l’accusation d’homosexualité qui est prononcée à son encontre, au moment où il prend sous son aile le jeune comédien, Michel Baron. Nous savons que ce comédien fit effectivement ses débuts dans la troupe de Molière, mais l’auteur du pamphlet écrit, tout en insinuations, que leur relation aurait été autre que professionnelle et théâtrale. En effet, d’après le texte, Molière « le gardait à vue, dans l’espérance d’en être le seul possesseur. De quoi lui servait tout cela ? Il était écrit dans le ciel qu’il serait cocu de toutes les manières, et Baron prenait tous les soins imaginables de justifier son étoile »6.

La jalousie sous-entendue de Molière, ainsi que le terme « cocu » nous font clairement sentir que la relation était plus charnelle que ce que l’on veut bien nous faire croire. Cette évocation d’homosexualité accentue, en outre le ridicule de Molière, dans la mesure où son épouse et son protégé rivalisent pour le rendre cocu, ce qui représente une double peine.

Incestueux, volage, cocu et homosexuel, voilà Molière adoubé par la haine de l’auteur. Comme souvent, nous pouvons remarquer que les attaques sont concentrées sur la vie privée du dramaturge, la dynamique haineuse semblant entraîner sur le devant de la scène ce qui est d’ordinaire réservé aux coulisses. Mais la haine contre Molière est bien faible par rapport à celle qui est dirigée contre son épouse, et surtout elle n’est pas développée. L’auteur semble reprendre des lieux communs de la critique de Molière, qui font désormais partie intégrante du portrait de l’écrivain. L’écrivain Molière est en train de devenir un personnage, qui est attendu par le lecteur avec un certain nombre de caractéristiques, répondant en cela au critère de ressemblance exigée par la littérature classique. Achille doit être colérique, et Molière doit être incestueux.

Le drame de la vie de Molière, c’est d’avoir été marié à Armande Béjart, la plus redoutable des épouses. En 1688, date de la première parution du pamphlet, Armande est veuve de Molière depuis quinze ans, et déjà remariée à Isaac-François Guérin d’Estriché, depuis le 31 mai 1678. Membre essentiel de la troupe de son défunt mari, elle a été une comédienne particulièrement appréciée, au vu des critiques de l’époque, et, à la suite de la mort de Molière, elle a joué un rôle important dans la fusion des troupes du Palais-Royal et du Marais, qui deviennent le Théâtre Guénégaud en 1673, et gère ensuite, à partir de 1680, la troupe de la Comédie-Française d’une main de maître. C’est donc une femme de pouvoir, qui n’a certainement pas dû avoir que des amis. Mais étonnamment, ce ne sont jamais ces fonctions administratives ou théâtrales qui sont l’objet d’accusations. Son talent de comédienne est très brièvement évoqué, pour mentionner le succès qu’elle a rencontré dans La Princesse d’Elide, où « elle parut avec tant d’éclat » (p. 38), ou dans Psyché. Mais, comme pour Molière, c’est sa vie privée qui attire les foudres de toutes les critiques. La haine se déverse sur Armande Béjart, qui n’est alors présente que comme la femme de Molière.

Et, dans la mesure où elle exerce la profession de comédienne, elle était une cible toute désignée pour le pamphlétaire. Quel qu’il soit, l’auteur joue, à coup sûr, sur l’image topique de la comédienne. Depuis l’antiquité, la figure de la comédienne est associée à celle de la débauchée, voire de la prostituée. C’est d’ailleurs la principale critique qui est adressée aux comédiennes par les théâtrophobes. Revenant comme un leitmotiv, la haine de la comédienne est fossilisée dans ce reproche de débauche et de prostitution. Bossuet, à la fin du siècle écrira encore :

Vous dites, mon père, que vous n’avez jamais pu entrevoir par le moyen de la confession cette prétendue malignité de la comédie, ni les crimes dont on veut qu’elle soit la source. Apparemment, vous ne songez pas à ceux des comédiennes, à ceux des chanteuses, ni aux scandales de leurs amants. […] Qui ne regarde pas ces malheureuses chrétiennes, si elles le sont encore dans une profession si contraire aux vœux de leur baptême, qui, dis-je, ne les regarde pas comme des esclaves exposées, en qui la pudeur est éteinte, quand ce ne serait que par tant de regards qu’elles attirent, et par tous ceux qu’elles jettent7 […] ?.

Il n’est donc guère étonnant que l’auteur attaque Armande Béjart par ce biais-là. Guichard lui-même, lors de l’affaire qui l’opposa à Armande Béjart, la qualifia de « comédienne de tous les théâtres » et de « créature publique » « qui avait toujours vécu dans une prostitution universelle ». La Fameuse Comédienne ne fait donc que concentrer sur Armande Béjart une accusation universelle, la femme de Molière devenant ainsi la représentante de toute une profession, prix de la célébrité peut-être. Dès le début du pamphlet, elle est présentée comme galante : « Mais si Molière s’est fait distinguer entre les auteurs célèbres, sa femme n’est guère moins fameuse entre les femmes galantes »8.

Au talent de son époux, Armande ne répond qu’avec son talent de séduction. C’est faire bien peu de cas de la carrière de Mademoiselle Molière. Une fois fait le portrait d’Armande en maîtresse es débauches, la haine de l’auteur va se déverser sur la comédienne, avec pour seule cible, son comportement amoureux. Se suivent ainsi les multiples amants d’Armande : le premier en date est l’abbé de Richelieu. Dans la chronologie du texte, cette première relation extra-conjugale a lieu très peu de temps après son mariage avec Molière. La rapidité avec laquelle se noue la relation avec l’abbé de Richelieu démontre l’absence totale de morale chez Armande. En effet,

L’abbé de Richelieu fut un des premiers qui se mit en tête d’en faire sa maîtresse. Comme il était fort libéral, et que la demoiselle aimait extrêmement la dépense, la chose fut bientôt conclue : ils convinrent qu’il lui donnerait quatre pistoles par jour, sans compter les habits et les régals, qui étaient le par-dessus9.

Très rapidement, la comédienne est devenue la maîtresse de l’abbé, et son salaire d’amante, presque aussi indécent que celui de comédienne aux yeux des théâtrophobes, la rapproche de la figure de la prostituée. Mais l’abbé surprend Armande en train de chasser une nouvelle proie, et se débarrasse d’elle aussi vite qu’il s’en était emparée, « bienheureux de ne l’avoir prise qu’à la journée » (p. 40). Amante au jour le jour, elle ne signe pas de contrat sur le long terme, ce qui lui permet de multiplier allègrement les relations.

A la suite de sa première apparition scénique dans la Princesse d’Elide, « elle devint folle du comte de Guiche, et le comte de Lauzun devint fou d’elle » (p. 38). Après l’abbé de Richelieu, nous avons une forme de dédoublement de la figure de l’amant, qui surenchérit sur la débauche de la Molière, quoique rien ne se passe avec ces deux hommes. Une ébauche de relation se dessine avec le jeune Baron, à la suite des représentations de Psyché, où ils interprétaient les rôles de Psyché et de l’Amour. A cette troisième étape, nous remarquons que la Molière déploie un large éventail de conquêtes, piochant dans toutes les couches de la société, y compris sur la scène. Mais cette débauche semble incontrôlable, puisque, dans sa relation avec Baron, le narrateur note tout de même : « Quoique la Molière aimât Baron, elle n’avait pas perdu l’envie de faire des conquêtes nouvelles, et le soin de plaire l’occupait au moins autant que sa passion »10.

Transformée en véritable Don Juan, Armande Béjart multiplie les conquêtes pour le plaisir, sans songer une seconde à sa réputation. Paradoxalement, après la mort de Molière, qui constitue le tournant dramatique du pamphlet, les amants de la nouvelle veuve se font plus rares. Le texte ne mentionne en effet qu’une complexe histoire avec un certain Du Boulay, qu’Armande cherche à éconduire tant bien que mal. Charmée de ses sentiments, elle ne les incite pas pour autant. Et la fin du texte nous présente une prostituée, La Tourelle, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Armande Béjart, et qui en profite donc pour duper le président de Grenoble, Lescot, tombé amoureux de la comédienne. On remarque donc que la comédienne débauchée se dilue au fur et à mesure du pamphlet, n’étant plus finalement débauchée que par procuration, ou, au contraire, perdant toute dimension théâtrale, pour ne plus exister que sous la figure d’une prostituée. Dans tous les cas, la haine contre Armande Béjart s’atténue une fois passée la mort de Molière. Comme si les deux haines allaient de pair, la haine de l’une rejaillissant sur l’autre. Mais cette haine portée par ces importantes accusations de débauche ne semble pas conduire à aucune forme de procès, dans la mesure où, parmi les contemporains de Molière et d’Armande, aucun n’a jamais mentionné une telle conduite chez cette comédienne. La haine textuelle est alors ici réduite à sa plus pure gratuité.

La férocité de la haine envers Armande ne se limite cependant pas à ses aventures amoureuses, et transparaissent des sous-couches de haine que l’on découvre dans le texte : lors de cette première amourette avec l’abbé de Richelieu, la figure d’amante est à peine ébauchée. Mais elle est complétée par un portrait moral désastreux de la comédienne : celle-ci semble en effet vénale, car particulièrement intéressée par la richesse de l’abbé de Richelieu. Mais les présents vestimentaires nous rappellent une dimension que l’on rencontre ailleurs, et qui concerne la coquetterie outrancière de la jeune femme. Cette caractéristique est un lieu commun qui apparaît fréquemment dans la critique des comédiennes, qui désireraient simplement se parer pour se montrer en public, mais ici elle renforce le torrent de haine qui atteint, dès le seuil du texte, sa victime. A travers sa débauche, Armande Béjart dévoile en outre des défauts qui mettent en accusation son caractère. Lorsqu’elle tombe amoureuse du comte de Guiche, alors que le comte de Lauzun tombe amoureux d’elle, elle se révèle capricieuse. Alors que ses succès se trouvent limités, elle se montre « entêtée de son héros, ne voulut entendre à aucune proposition, et se contentait d’aller pleurer chez la Du Parc l’indifférence que le comte de Guiche témoignait pour elle »11. Déçue dans ses amours contrariées, la Molière fait montre d’un caractère peu amène.

Mais la haine dont est l’objet Armande Béjart culmine peut-être dans le fait qu’elle joue la comédie en-dehors de la scène. Elle feint en effet à plusieurs reprises des sentiments afin d’obtenir quelque chose de son interlocuteur. Par exemple, lors de la première crise de jalousie de Molière, elle fond en larmes pour tenter d’excuser son comportement :

La Molière en pleurant lui fit une espèce de confidence des sentiments qu’elle avait eus pour le comte de Guiche, dont elle lui jura que tout le crime avait été dans l’intention, et qu’il fallait pardonner le premier égarement d’une jeune personne à qui le manque d’expérience fait faire d’ordinaire ces sortes de démarches, mais que les bontés qu’elle reconnaissait qu’il avait pour elle l’empêcheraient de retomber dans de pareilles faiblesses12.

L’appellation « La Molière », avec ce déterminant défini, est traditionnelle pour désigner les comédiennes. La locution nous plonge donc dans le monde théâtral, ce qui contribue fortement à décrédibiliser les larmes d’Armande. Par ailleurs, ces larmes sont précisément ce qui convainc Molière de la bonne foi de son épouse (« persuadé de sa vertu par ses larmes », p. 41). Se présentant en Madone éplorée ou en Marie-Madeleine repentante, Armande Béjart attendrit Molière. Mais ces vertueuses promesses retombent aussi vite qu’elles ont été énoncées, et quelques lignes plus loin, nous pouvons lire que « elle recommença sa vie avec plus d’éclat que jamais » (p. 41). En reprenant ses vieilles habitudes, la comédienne rend d’autant plus théâtrales et vaines les protestations de vertu qu’elle avait adressées à son mari. Et, ô comble de l’horreur, elle ose faire l’actrice au moment de la mort de Molière. En effet, « elle contrefit du mieux qu’elle put la personne affligée » (p. 55). Après de nombreuses disputes avec son mari, sa mort ne semble pas l’émouvoir plus que cela. Aucune sincérité, donc, dans le personnage de la Molière. Tant dans son comportement que moralement, celle-ci se montre donc absolument détestable dans ce pamphlet, sans égard pour personne, et surtout pas pour Molière. Et, si son talent de comédienne est très discrètement reconnu, il joue contre elle puisqu’elle est capable de feindre à n’importe quel moment.

Mais la haine que rencontre Armande Béjart n’est pas seulement intéressante et impressionnante en elle-même. Elle trouve un intérêt tout particulier dans le fait qu’elle est contrebalancée par une certaine réhabilitation de Molière.Car, si l’auteur présente quasiment exclusivement les aspects détestables de la personnalité d’Armande Béjart, Molière n’est pas aussi accablé que sa compagne par la haine qui se diffuse dans tout le texte. En effet, les accusations lancées contre lui, qui sont la plupart du temps à sens unique dans les diatribes contre Molière, sont ici contrebalancées par un portrait relativement élogieux de son activité professionnelle d’écrivain et de comédien. En effet, dès le début du texte, l’auteur reconnaît qu’ « il est peu de gens du monde qui n’aient connu ce fameux comédien, ou qui du moins n’en aient entendu parler comme du premier homme de son siècle en son genre d’écrire ; les ouvrages qu’on a de lui en sont la preuve »13.

Non seulement la réputation de Molière est vantée de son vivant, mais il en reste des témoignages qui ne sont pas à mettre en doute. L’œuvre de Molière est la preuve du génie de l’homme public. Il est à remarquer que l’auteur reprend à dessein l’expression « fameux comédien », qui n’est autre que la version masculine du titre du pamphlet. Il semble qu’ici l’adjectif soit plutôt positif, quand il évoque, à propos d’Armande Béjart, une réputation désastreuse. Avec la même appellation, la balance penche en faveur de Molière. Celui-ci est par ailleurs présenté comme essentiel à l’art dramatique. Après sa mort, il est dit qu’il « laissa ainsi le théâtre exposé à l’audace de tant de misérables auteurs dont il est maintenant la proie »14.

D’un côté, il y a Molière, et de l’autre ces « misérables auteurs ». Dès lors, les accusations portées contre l’homme privé sont moins des expressions haineuses d’un ennemi quelconque se faisant la voix d’une haine désormais consacrée, que l’expression d’un malheur personnel de Molière, qui dramatise la vie d’un écrivain si talentueux. L’auteur reprend les lieux communs qui concernent l’homme privé, sans pour cela dévaloriser le dramaturge. Les louanges adressées à Molière semblent d’autant plus sincères qu’elles ne sont entachées d’aucune ambiguïté ironique.

Mais le portrait élogieux déborde les simples limites du littéraire et touche également à l’homme privé, qui apparaît comme un mari parfait. Celui-ci est « un époux si extraordinaire [qu’il] aurait pu lui [Armande Béjart] donner des remords et la rendre sage »15. Aussi bon mari que dramaturge, Molière ne mérite pas le sort qui lui est réservé. Le pamphlet se présente, de ce point de vue, comme le procès de la comédienne. Celle-ci est accusée d’être une mauvaise épouse, qui n’est pas à la hauteur de son époux. Son caractère est tellement épouvantable que même le saint Molière n’a pas réussi à améliorer son comportement.

Par ailleurs, l’auteur du pamphlet insiste sur la douleur de Molière en ce qui concerne son ménage. Cette souffrance intérieure de Molière fait déjà partie du stéréotype de présentation du personnage. Mais souvent, et ce sera encore le cas chez Grimarest, dans sa Vie de Molière (1705), cette souffrance est présentée comme étant un état de Molière causé par les infidélités de son épouse. Il n’y a donc pas de répondant. Or, dans notre texte, face à la tristesse de Molière, nous avons le comportement odieux d’Armande Béjart envers son mari. Cette mise en opposition des deux caractères justifie la mélancolie de Molière, qui subit les travers de son épouse tant bien que mal. Toute la sympathie du lecteur va donc à Molière, qui apparaît comme la victime d’une épouvantable furie, et qui endure le mal jusqu’à n’en plus pouvoir. Le personnage qui nous est présenté se caractérise en effet par une réelle tendresse pour son épouse, qui le fait succomber à toutes les comédies jouées par Armande. Ainsi, après leur première dispute et les larmes de sa jeune épouse, Molière « lui fit mille excuses de son emportement » (p. 41). La colère est effacée, et le pouvoir est rendu à Armande. La complainte de Molière à son ami Chapelle est, de ce point de vue là, caractéristique. Nous voyons en effet un personnage abattu, déplorant son malheur dans une confidence à l’écart. L’auteur apparaît en effet comme une victime, non seulement d’Armande, mais plus largement de l’amour. Molière est présenté comme le jouet de la passion amoureuse, incapable de se rebeller contre Armande. L’homme a même pris le parti de s’accommoder de cette épouse volage : « Je pris dès lors résolution de vivre avec elle comme un honnête homme qui a une femme coquette. [...] Mais si vous saviez ce que je souffre, vous auriez pitié de moi »16.

Entre la violente haine dont est victime Armande Béjart et l’éloge réhabilitant Molière, on observe ainsi un système de vases communicants :la haine de l’époux diminue au profit de celle de l’épouse, l’un réhabilitant l’autre malgré lui. On peut cependant se demander si ce Molière attendri constitue une réelle réhabilitation, ou bien si elle n’est que la caricature ridicule d’un auteur peut-être doué, mais incapable de maîtriser sa femme, ce qui irait dans le sens d’une haine contre l’auteur comique. Mais, quand bien même l’auteur aurait réellement voulu présenter un Molière cocufié et ridicule, la lecture haineuse apparaît terriblement réductrice. En effet, en atteignant au ridicule de ses personnages, Molière ne devient pas un auteur bafoué, mais un auteur qui accède au statut de personnage, forme de consécration littéraire.

Il nous semble en effet que le texte s’élève en réalité au-dessus de ces combats de haine pour conquérir une dimension de pur jeu littéraire. L’exactitude historique de nombreux faits mentionnés dans le texte est, tout d’abord, largement sujette à caution17, ce qui nous empêche de donner un réel crédit à la haine dirigée contre le couple Molière. Ainsi, le texte nous indique que, dans les années 1662-1664, Armande Béjart aurait eu une liaison avec l’abbé de Richelieu. Or, à ce moment, elle épouse Molière (20 février 1662), tombe ensuite rapidement enceinte, et accouche le 19 janvier 1664 de son premier enfant, Louis. On pourra dire que l’un n’empêche pas l’autre. Cependant, cet abbé est alors hors de France, puisqu’il est en Hongrie en avril 1664. De la même manière, la liaison entre Armande et le comte de Guiche est impossible, non pas tant en raison de l’homosexualité de ce dernier, que de son exil en Pologne durant les années 1663-1664. Ces incohérences historiques renforcent l’absence totale de témoignage contemporain d’une vie dévergondée d’Armande Béjart.

La haine déployée dans ce petit texte n’est soutenue par aucune réalité historique, parce qu’elle semble construite sur du vide, n’a finalement pas de valeur en elle-même. Elle devient un sujet vendeur, reprenant les motifs qui visaient déjà auparavant Molière. Mais celui-ci étant mort, l’auteur se reporte sur sa veuve, figure de proue de la Comédie-Française. Rappelons qu’Armande Béjart ne se retirera de la scène qu’en 1694. La haine devient un motif littéraire, et sa dimension historique est désamorcée, n’en déplaise aux partisans d’un Molière malheureux dans sa vie personnelle. En effet, le pamphlet se dévoile comme un patchwork littéraire18, composé largement de citations, plus ou moins exactes, ou de situations reprises du principal intéressé : Molière ! Ce sont principalement trois pièces de Molière qui nourrissent les pages de la Fameuse comédienne : l’Ecole des Femmes (1663), le Misanthrope (1665) et le Festin de Pierre ou Dom Juan (1683). Nous avons recensé douze citations de l’Ecole des Femmes, cinq du Misanthrope et six du Festin de pierre, toutes citations étant, bien sûr, plus ou moins proches du texte.

La situation de Molière et d’Armande Béjart, par la différence d’âge qui la caractérise, rappelle la situation d’Arnolphe et Agnès, dans l’Ecole des Femmes. Et la ressemblance est accentuée par Molière, qui, dans la Fameuse Comédienne, confesse à son ami Chapelle :

J’ai pris ma femme, pour ainsi dire, dès le berceau, je l’ai élevée avec des soins qui ont fait naître des bruits dont vous avez sans doute entendu parler ; je me suis mis en tête que je pourrais lui inspirer par habitude des sentiments que le temps ne pourrait détruire, et je n’ai rien oublié pour y parvenir19.

Comment ne pas penser à Arnolphe dans l’Ecole des Femmes ? Dans la première scène de l’acte I, Arnolphe raconte en effet à son ami Chrysalde comment il a connu Agnès, la jeune fille qu’il veut épouser :

Un air doux, et posé, parmi d’autres enfants,
M’inspira de l’amour, pour elle, dès quatre ans :
Sa mère se trouvant de pauvreté pressée,
De la lui demander il me vint la pensée,
Et la bonne paysanne, apprenant mon désir,
A s’ôter cette charge eut beaucoup de plaisir.
Dans un petit Couvent, loin de toute pratique,
Je la fis élever, selon ma politique20 (v.129-136).

On retrouve les deux amis en pleine discussion à propos de la jeunesse de la promise et de l’éducation donnée par le vieux barbon. Non seulement l’épouse a, dans les deux textes, été choisie très jeune, et a reçu comme éducation les préceptes personnels de son époux, mais en outre elle a été arrachée par ce dernier à une figure féminine. En effet, Arnolphe, dans les vers que nous avons cités, explique qu’il a déchargé la mère d’Agnès de sa fille. Et dans la Fameuse Comédienne, on trouve une histoire semblable, à ceci près que ce n’est pas à sa mère que l’on arrache Armande :

Elle [Armande Béjart] a passé sa plus tendre jeunesse en Languedoc, chez une dame d’un rang distingué dans la province. Molière, chef de la troupe où était la Béjart, ayant résolu d’aller à Lyon, on retira sa fille de chez cette dame qui, ayant conçu pour elle une amitié fort tendre, fut fâchée de l’abandonner entre les mains de sa mère, pour aller suivre une troupe de comédiens errants21.

Le schéma dramatique est ainsi identique : un homme rencontre une petite fille, l’arrache à une figure maternelle, l’élève, et l’épouse ou projette de l’épouser.

Dans un texte où les aventures amoureuses sont en première ligne, il est presque normal de trouver des références à Dom Juan. La première occurrence que nous rencontrons se trouve au début du pamphlet, au moment des représentations de la Princesse d’Elide. Il est dit, en effet, que Mlle Molière tombe amoureuse de M. de Guiche, et que M. de Lauzun tombe amoureux de Mlle Molière. Outre que cette chaîne amoureuse rappelle les intrigues des tragi-comédies, il faut remarquer que la stratégie séductrice du comte de Lauzun évoque clairement celle de Dom Juan, héros du Festin de pierre. En effet, alors qu’Armande Béjart reste sourde aux avances du comte, celui-ci se montre très confiant : « Le comte de Lauzun ne perdit pas pour cela l’espérance de la faire venir où il souhaitait, l’expérience lui ayant appris que rien ne pouvait lui résister »22.

L’attitude de Lauzun, qui fait preuve d’une redoutable confiance en lui (« rien ne pouvait lui résister »), le rapproche déjà du héros de Molière, sûr de ses succès. Mais la formulation permet un parallèle encore plus frappant. En effet, alors que Dom Juan expose, à l’acte I, scène 2, sa conception de l’amour, il déclare à Sganarelle :« on goûte une douceur extrême […] à la [la jeune beauté] mener doucement où nous avons envie de la faire venir »23.

Dans les deux cas, nous rencontrons l’expression « faire venir », qui permet de matérialiser clairement le lien entre les deux textes. Le verbe « avoir envie », qui se trouve dans la prose moliéresque, est, lui, remplacé par le verbe « souhaiter » dans le pamphlet. La symétrie s’exerce donc tant sur le plan du propos que de l’expression.

Un peu plus loin, lors de la discussion entre Molière et son ami Chapelle, le dramaturge explique à ce dernier l’amour qu’il éprouve pour sa femme : « Quand je la vois, une émotion et des transports, qu’on peut sentir mais qu’on ne saurait exprimer, m’ôtent l’usage de la réflexion, je n’ai plus d’yeux pour ses défauts, il m’en reste seulement pour tout ce qu’elle a d’aimable » (nous soulignons)24. L’expression que nous avons soulignée se retrouve exactement dans la même scène du Festin de pierre que nous citions précédemment. Dans sa tirade, Dom Juan justifie son comportement en déclarant : « quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable »

La seule modification effectuée par l’auteur dela Fameuse comédienne est le pronom personnel, qui passe du « je » au « elle ». De cette façon, il singularise son propos en passant de la gente féminine que Dom Juan dévore des yeux, à Armande Béjart et à tous ses appas. L’universalité de Dom Juan laisse ainsi place à la simple humanité de Molière.

Conclusion §

Pamphlet rempli de haine, la Fameuse Comédienne cible avec des virulences inégales Molière et la Molière, un versant masculin et un versant féminin, comme si le nom Molière attirait désormais toutes les attaques. Ce nom fameux déclenche les passions en ce XVIIe s. finissant. Et, comme il vaut toujours mieux s’attaquer aux vivants qu’aux morts, la haine du mari bascule sensiblement vers celle de l’épouse, de la veuve, celle à qui le nom de Molière reste attaché. Armande Béjart est détestée pour son caractère, son comportement, et pour les souffrances qu’elle a causées à son époux. Si celui-ci subit les retombées de la haine visant son épouse en devenant un cocu ridicule, la balance de la justice littéraire semble pencher en sa faveur : les témoignages laudatifs qui parcourent le texte, ainsi que la posture de victime conférée à Molière, contribuent à réhabiliter le personnage. Car il est bien devenu un personnage : ses propres textes parsèment celui du pamphlet, faisant entrer en littérature un texte que l’on a voulu historique. Par sa dimension littéraire, la haine de Molière et d’Armande est désamorcée pour devenir un simple sujet vendeur. Haïr ce couple est un jeu, littéraire en l’occurrence.