Servane L'Hopital

2017

La mort de Molière : l’occasion bénie d’une damnation ?

Financement : Université Lyon 2
2017
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2017, license cc.
Source : Servane L'Hopital, La mort de Molière : l’occasion bénie d’une damnation ?, Paris, OBVIL, 2017.
Ont participé à cette édition électronique : Elodie Bénard (Relecture, XML TEI), Chiara Mainardi (Relecture, XML TEI) et Oriane Morvan (Relecture, XML TEI).

Quel est l’homme d’entre vous, mes frères, qui voulût mourir à la Comédie, et qui osât à ce dernier moment offrir à Dieu son assistance aux Spectacles, comme une œuvre méritoire1 ?

Introduction §

La mort soudaine de Molière fit scandale et fut rapidement l’objet de légendes. Le premier biographe du comédien-dramaturge, Jean-Léonor Le Gallois de Grimarest, qui écrivait plus de trente ans après et fut contesté par Boileau, l’ami intime de Molière, justifiait alors son entreprise par la nécessité de rétablir la vérité :

J’ai cru que je devais entrer dans le détail de la mort de Molière pour désabuser le public de plusieurs histoires que l’on a faites à cette occasion2.

Et dans son Addition à la vie de Molière, où il répond à un critique anonyme toujours non identifié aujourd’hui3, il explique son silence sur l’enterrement lui-même :

J’ai trouvé la matière de cet ouvrage si délicate et si difficile à traiter, que j’avoue franchement que je n’ai osé l’entreprendre, et je crois que mon Critique y aurait été aussi embarrassé que moi : il le sait bien ; mais il a été ravi d’avoir cela à me reprocher4.

Tabou, les circonstances de la mort et de l’enterrement de Molière sont encore entourées de mystères. La plupart des sources sont traversées d’une intention apologétique et l’événement fut immédiatement l’occasion de jeux littéraires épidictiques : épigrammes, sonnets, pièces, nouvelles… Ces éloges ou ces blâmes le firent entrer très vite dans le domaine de la légende, noire ou hagiographique.

Selon un mythe construit très tôt, Molière serait mort sur scène. On peut y lire aujourd’hui une apothéose d’acteur. Grimarest, faisant mourir Molière dans son lit quelques heures après la représentation, y voyait plutôt le sacrifice d’un chef de troupe malade qui ne se ménage pas pour permettre à ses camarades de gagner leur pain. Cette lecture sacrificielle, qui met en valeur plus le chef de troupe que le comédien, et plus le travail et le sens des responsabilités d’un pater familias que la virtuosité de l’art, nous semble à la fois relever d’un système de valeurs bourgeois, typique du xviiie siècle naissant, mais également réhabiliter implicitement Molière comme honnête homme et bon chrétien. Il est frappant de voir les biographes du xxe siècle Georges Mongrédien5 et Jean Duchêne6 prolonger à leur manière cette interprétation dans les titres de leurs chapitres : respectivement « Une mort à la tâche » et « Une mort chrétienne » ! Pourtant, factuellement, la mort de Molière ne relève en rien de la bonne mort telle qu’on l’envisageait au xviie siècle : Molière meurt sans médecin, sans notaire, sans prêtre, sans confession, sans extrême-onction7, a fortiori sans viatique8, sans le moindre sacrement ni la moindre cérémonie. Et ce, quelques heures après avoir joué la mort – moment de vérité pour un chrétien ; satirisé les médecins et un notaire ; et parodié des cérémonies en latin qui évoquent les cérémonies religieuses. Les épigrammes ne manquèrent pas de relever ces coïncidences.

En quoi ces circonstances singulières pouvaient servir à la damnation du comédien-dramaturge ? Nous reviendrons sur les raisons qui rendaient difficile la sépulture de Molière, par l’analyse de la requête d’Armande. Puis nous interrogerons l’élaboration et les fonctions du mythe de la mort de Molière sur scène.

La question de la sépulture §

Quibus non licet dare Ecclesiasticam Sepulturam

[…]

Manifestis et publicis peccatoribus, qui sine poenitentia perierunt. 

Iis, de quibus publice constat, quod semel in anno non susceperint Sacramenta Confessionis et Communionis in Pascha, et absque ullo signo contritionis obierint.

Infantibus mortuis absque Baptismo.

Ubi vero in praedictis casibus dubium occurerit, consulatur D. Archiepiscopus, vel eius Vicarii 9

La requête d’Armande Béjart10 à l’archevêque de Paris était logique dans un cas douteux comme était celui de Molière : « ubi vero in praedictis casibus dubium occurerit, consulatur D. Archiepiscopus », précise le rituel de Paris. Ce document est essentiel. Il est d’autant plus intriguant que Grimarest, qui dit pourtant connaître Baron, et Esprit-Madeleine, la fille de Molière et d’Armande, n’y fait aucune allusion. Il a une dimension argumentative : il s’agit pour Armande de convaincre l’archevêque, malgré le refus du curé de Saint-Eustache, de donner à Molière une sépulture ecclésiastique et, comme on va le voir, pas n’importe laquelle. Les informations données par la veuve allaient faire et firent effectivement l’objet d’une enquête pour déterminer si Molière était digne ou non de cette sépulture : si Armande pouvait avoir intérêt à omettre des faits, elle n’avait pas intérêt à les falsifier.

Elle ne fait par exemple aucunement état de la présence de comédiens. Or, d’après le récit de Grimarest, qui dit rapporter le témoignage de Baron, ce même Baron était présent au moment de la mort de Molière. Ou bien Baron a menti pour se donner un beau rôle, ou bien Armande omet ce détail, probablement parce que la présence de comédiens au chevet du mourant ne pouvait que desservir sa cause aux yeux des ecclésiastiques. À l’inverse, elle insiste sur la présence de deux sœurs, « en présence de deux dames religieuses », ainsi que d’un gentilhomme, encore non identifié aujourd’hui, nommé Couton, « entre les bras de qui il est mort ».

Armande doit établir que Molière vivait chrétiennement, et répondre à l’une des causes de refus de sépulture ecclésiastique prévue par le rituel de Paris reproduit ci-dessus : l’absence volontaire de confession et communion annuelle à Pâques. Elle précise donc que Molière a fait ses Pâques l’année précédente dans la paroisse de Saint Germain l’Auxerrois, auprès du prêtre habitué Me Bernard, tout près du Louvre. Plusieurs questions se posent. Pourquoi Molière n’était-il pas allé à Saint-Eustache, paroisse proche des Halles, là où Armande demande la sépulture ? Aurait-il cherché à échapper à la juridiction du curé de Saint-Eustache réputé rigoriste Pierre Marlin ? Et comment a-t-il pu faire ses Pâques, c’est-à-dire se confesser et communier, alors qu’il était un comédien notoire, et donc un pécheur public aux yeux du rituel de Paris ? Pour saisir l’enjeu de ces questions, rappelons quelques faits.

Suite au Concile de Trente, l’église catholique de France cherche à réorganiser la pastorale autour de la paroisse, afin de mieux suivre et conduire les âmes, pour notamment moins prêter le flanc aux critiques protestantes. Certes le Concile n’a pas conclu à l’obligation de faire ses Pâques ou de se confesser dans sa paroisse. Mais il a cependant conclu à l’obligation de la messe paroissiale (à hauteur d’une toute les trois semaines), et à l’obligation d’une confession annuelle, sans préciser le lieu. Il y avait alors notamment une concurrence entre les ordres religieux – dont particulièrement les jésuites, qui avaient le privilège de pouvoir dispenser de l’obligation paroissiale – et les curés séculiers : pour la messe, mais aussi la confession et la communion. L’esprit du Concile invitait les laïques consciencieux à être fidèles à leur paroisse. Par exemple, Mme de Motteville dans ses Mémoires prend bien soin de préciser que si Anne d’Autriche va pour la semaine sainte au couvent du Val-de-Grâce, elle revient dans sa paroisse pour Pâques11.

La concurrence entre religieux et curés pouvait se faire au profit des catégories en délicatesse avec l’église. Citons à titre d’éclairage un sermon d’un certain Jean de Lamont prononcé dans l’église paroissiale de Saint-Paul à Paris en 1677, au sujet de l’obligation d’entendre à la messe de paroisse la parole de Dieu. Il y étend les confessions et rapporte :

J’ai vu moi-même une Comédienne dans un Confessionnal de cette Église, qui n’ayant pu trouver de Prêtres qui la voulut absoudre, sans renoncer à cette profession d’iniquité, vivait impunément sous la direction d’un Religieux d’un Ordre des plus austères de l’Église. D’où vient cela, mes frères ? en voici la raison démonstrative ; c’est que les Réguliers n’ayant pas la puissance de corriger les peuples dans le for extérieur, et ne pouvant les obliger à pratiquer exactement la Loi de Jésus-Christ, par la rigueur de sa discipline, ils se sont avisés de se rendre faciles et indulgents à la faiblesse des pécheurs, pour attirer chez eux par cette grande facilité de les absoudre, ceux que la discipline de l’Église n’a pas soumis à leur autorité12.

Le traitement des comédiens n’est donc pas uniforme dans Paris en 1677. Molière aurait-il changé de paroisse pour se mettre sous la direction d’un prêtre plus laxiste ? En fait, il n’en est rien : Molière a tout simplement déménagé entre Pâques 1672 et février 1673, il ne dépend plus territorialement de la même paroisse. Armande précise d’ailleurs bien « Saint-Eustache, sa paroisse » dans sa requête, pour manifester la régularité de sa démarche. Leur fils, mort prématurément quelques mois avant le décès de Molière, est par ailleurs baptisé et inhumé sans difficulté dans la paroisse de Saint-Eustache.

Molière avait cependant bien bénéficié d’une certaine compréhension à Saint-Germain l’Auxerrois l’année précédente, puisque le prêtre Me Bernard lui avait selon Armande « administré les sacrements », sans qu’il eût effectivement renoncé à sa profession. Molière dut se confesser, peut-être même faire une vague promesse de renonciation au métier de comédien, être absous et communier. Il est probable qu’il n’en aurait pas été de même auprès du curé Pierre Marlin à Saint-Eustache, qui aurait usé d’un délai d’absolution et cherché à obtenir une satisfaction publique de la renonciation, comme le prévoit le rituel en vigueur.

Ce rituel parisien publié en 1654 compte en effet les comédiens (« comoedi ») explicitement parmi les « publice indigni » qui ne peuvent accéder à la communion, « nisi de eorum penitentia et emendatione constet, et publico scandalo prius satisfecerint »13. Mais une telle précision explicite est absente de l’édition précédente de 1646, comme du rituel romain de 1614 qui sert de référence. Elle est une spécificité propre à certains diocèses de France, à partir du rituel de Châlons en 164914. Elle est la résultante de mouvements dévots des années 1640 cherchant à rénover la discipline de l’église.

Sans entrer ici dans les détails15, la paroisse de Saint-Sulpice, qui est à la fois le territoire de la foire Saint-Germain et d’un séminaire fondé en 1642, joua probablement un grand rôle dans l’élaboration et la diffusion d’une telle stratégie pastorale à l’égard du théâtre, en s’autorisant notamment des Acta de saint Charles, évêque de Milan, et plus particulièrement des Instructions aux confesseurs, qui prévoient le principe des délais d’absolution pour lutter contre les péchés d’habitude, cadre conceptuel dans lequel pouvait s’insérer la Comédie. Particulièrement, Jean Du Ferrier, fondateur du séminaire avec le curé Jean-Jacques Olier, se vante dans ses Mémoires16 d’user avec fruit des délais d’absolution pour faire renoncer à la Comédie et raconte avoir converti dans les années 1640 plusieurs personnes grâce au refus du viatique pour un opérateur de foire à l’agonie. Il raconte que l’assemblée des curés de Paris du mois lui aurait donné raison a posteriori. Jean Du Ferrier par la suite devient sympathisant du jansénisme, quitte les messieurs de Saint-Sulpice. Il semble que sur la question des comédiens, les deux courants dévots, sulpiciens et jansénistes, se rejoignent, en dépit de leurs désaccords sur d’autres points. En effet, plus tard dans le siècle, les missionnaires sulpiciens exportent jusqu’à Québec une politique anti-théâtre et le curé de Saint-Sulpice se signale par son intransigeance en refusant toute sépulture à la comédienne Adrienne Lecouvreur en 1730.

Quant à Châlons dans les années 1640, c’était un lieu de retraite pour les curés parisiens, et l’on y discutait des cas de conscience. Son évêque Félix Vialart de Herse était le cousin du curé de Saint-Sulpice Jean-Jacques Olier (qui avait refusé pour lui-même la fonction de coadjuteur de ce diocèse). Mais Vialart en 1643 est aussi l’un des approbateurs de la Fréquente Communion d’Antoine Arnauld ; il soutient par la suite activement les jansénistes. Le rituel de Châlons en 1649 a pu entériner les initiatives pastorales des curés parisiens comme celles de Du Ferrier, voire chercher à surenchérir en rigueur, dans la lignée de la Fréquente Communion.

Le rituel parisien de 1654 témoigne de l’influence de ces curés rigoristes de Paris sur l’archevêque de Paris, qui n’était alors rien moins que le cardinal de Retz. Une partie d’entre eux l’avait soutenu pendant la Fronde : le curé de Saint-Eustache Pierre Marlin en faisait partie. Selon le dictionnaire de Port-Royal, celui-ci était devenu curé de la paroisse des Halles grâce à un mouvement populaire en 1644, raconté par la Grande Mademoiselle. Le jésuite Rapin dans ses Mémoires voit dans cet épisode une source de la guerre de Paris, car le peuple y aurait reconnu son pouvoir. Marlin entra en guerre contre L’Apologie des casuistes et les jésuites, il participa aux Écrits des curés de Paris. Il est l’un des approbateurs des Homélies et sermons de saint Jean Chrysostome sur l’Évangile de saint Matthieu traduits par Nicolas Fontaine et Isaac Le Maistre de Sacy en 1665, où le théâtre est condamné de manière récurrente. Il est aussi un approbateur des Pensées de Pascal en 1669. D’après un observateur de Colbert, si Marlin est proche du jansénisme, il reste timide, et il l’est plus par gallicanisme que par augustinisme. On trouve encore un factum numérisé sur Google Books17, qu’il faudrait plus étudier, où il semble que Marlin soit allé jusqu’à déterrer le corps d’un chanoine qu’on avait inhumé dans son église… Enfin, une lettre du 2 mars 1673 de Philippe La Brosse, grand vicaire de l’évêque de La Rochelle Henri de Laval depuis 1662, à Mme de Sablé, mère d’Henri de Laval, permet de parfaire le portrait de Pierre Marlin en défenseur de la discipline ecclésiastique :

Qui aime la vérité aime aussi la discipline de l’église. Et c’est ce que M. le curé de Saint-Eustache fait voir en sa conduite par le refus qu’il a fait de donner la terre sainte à un misérable farceur qui n’ayant songé toute sa vie qu’à faire rire le monde, n’a pas pensé que Dieu se riait à la mort des pécheurs qui attendent à le réclamer jusques à cette dernière heure18.

La première phrase est une allusion au jansénisme de Marlin. Notons que seize ans plus tard, le rituel de la Rochelle, supervisé par Henri de Laval et son grand vicaire, refuse nommément aux comédiens et farceurs la sépulture, alors que le rituel parisien n’allait pas jusque-là ; il est même le premier à le faire spécifiquement avec le nom de « comoedi »19 ; peut-être en souvenir de Molière…

Ainsi, en changeant de paroisse, Molière se trouvait confronté à une frange rigoriste du clergé parisien. S’il n’avait pas déménagé, il n’est pas impossible qu’il eût bénéficié d’un traitement plus tendre à Saint-Germain L’Auxerrois, moins pour la difficulté posée par la sépulture, inévitable si Molière ne s’était pas confessé, que pour le délai qu’ont mis les prêtres à se déplacer le soir du 22 février : peut-être que Me Bernard aurait été de permanence et aurait daigné se déplacer, arrivant assez tôt pour confesser le malade et lui administrer l’extrême-onction avant son dernier soupir, sans d’ailleurs pour autant lui donner le viatique (ce que Du Ferrier lui-même avait concédé à l’opérateur de foire dans les années 1640).

Précisons encore que Molière, pour ses Pâques comme pour ses derniers sacrements, fut confronté à des « prêtres habitués », et non aux curés. Un prêtre habitué n’a point de charge ni de dignité dans une église, mais il assiste à l’office divin et il est employé aux fonctions d’une paroisse, assure entre autres une permanence pour les sacrements. Ni curé, ni vicaire, il n’est pas bénéficiaire de la cure, ni ne reçoit une part du bénéfice, et n’est pas en responsabilité de la paroisse. Le prêtre habitué Me Bernard a administré les sacrements à Molière d’après Armande, sans doute dans la stricte intimité, pour éviter tout remous dans un sens comme dans l’autre. Les prêtres habitués Lechat et Lenfant ont quant à eux refusé plusieurs fois de se rendre au domicile de Molière le 22 février 1673. Outre le fait qu’il faisait nuit, que c’était l’hiver, qu’il était trop tard pour organiser la procession nécessaire au viatique (le saint-sacrement n’est pas déplacé sans pompe et sans lumières), qu’ils n’avaient devant eux que deux domestiques, qu’ils n’avaient pas d’intérêt financier à se déplacer20, que l’urgence n’était peut-être pas avérée à leurs yeux, Lechat et Lenfant craignaient peut-être aussi de devoir faire face au cas de Molière à l’agonie et de contrevenir à l’esprit de leur curé. Il fallut Jean Aubry, beau-frère d’Armande, pour « faire lever », sans doute manu militari, un troisième prêtre habitué, Paysant. Il n’est pas impossible que celui-ci à son arrivée administrât tout de même l’extrême-onction, accompagnée d’une prière pour les agonisants, même si Molière avait déjà trépassé : car étant mort depuis a priori moins d’une heure (« il venait d’expirer »), son corps n’était pas encore froid. Armande précise ainsi qu’une heure et demie fut perdue du fait des refus des prêtres habitués de Saint-Eustache, afin de montrer que ce n’est pas du fait de sa propre négligence que Molière ne reçut aucun sacrement avant sa mort, et qu’il avait bien l’intention de mourir en « bon chrétien », c’est-à-dire après une confession.

D’après Armande, Pierre Marlin « refuse la sépulture ». Il faut bien remarquer qu’Armande ne fait pas que récuser une telle décision et quémander une place au cimetière. Elle demande plus. Elle requiert l’enterrement dans l’église elle-même, intra muros :

... il vous plaise, de grâce spéciale, accorder à ladite suppliante que sondit feu mari soit inhumé et enterré dans ladite église Saint-Eustache, sa paroisse, dans les voies ordinaires, et accoutumées…

La réponse de l’archevêque au bas de la requête précise bien au contraire « dans le cimetière ». L’inhumation à l’intérieur d’une église était une coutume courante non seulement pour les clercs, mais aussi pour les nobles, grands bourgeois, officiers et membres des professions libérales, qui souhaitaient se distinguer ainsi des catégories les plus populaires et affirmer leur rang, et/ou se rapprocher mystiquement de la communauté des saints martyrs. L’enterrement a une dimension mystique et une dimension sociale. Cette habitude est interdite par une déclaration royale en 1776. La demande d’Armande correspond au statut de « valet de chambre et tapissier du roi, et l’un des comédiens de sa troupe » qu’avait Molière. Cette demande, au vu des circonstances de la mort du dramaturge, était inconsidérée ; elle l’était moins eu égard à sa position auprès du roi. Elle correspond à une phrase qu’on impute légendairement à Armande : « Quoi ! L’on refuse la sépulture à un homme qui mérite des autels »21. On peut imaginer un face à face des plus comiques entre le rigoriste Pierre Marlin et la mondaine Armande : peut-être que là réside une raison du silence de Grimarest sur la requête, qu’on pouvait juger maladroite.

La question d’un enterrement de comédien dans une église se repose en 1692, lors de la mort de La Grange, qui peut nous éclairer pour mieux comprendre notre cas. Les deux notices nécrologiques du Recueil des Nouvelles d’Amsterdam du 10 mars et du Mercure Galant de mars22 s’articulent autour de l’idée que La Grange était honnête homme, et fort respecté, en dépit de sa profession. Le Recueil des Nouvelles d’Amsterdam prétend dans un premier temps que le curé de Saint-Sulpice a refusé de le « faire enterrer dans son église à cause de sa profession, quoi qu’il fût honnête homme d’ailleurs, et fort estimé ». Cette nouvelle est très vraisemblable car d’abord cette paroisse accueille depuis 1688 la Comédie-Française, ensuite elle est traversée comme on l’a vu d’un courant anti-théâtral. Comme honnête homme, et très estimé, La Grange aurait tout à fait le droit d’être inhumé à l’intérieur de l’église, mais cela aurait été insupportable au curé de Saint-Sulpice. Le Mercure Galant s’inscrit en faux et récuse la nouvelle du Recueil : d’abord il en transforme l’information, puisque le curé de Saint-Sulpice aurait « refusé de l’enterrer » sans préciser le lieu d’inhumation. Ensuite il rectifie : La Grange était « de la paroisse de Saint-André des Arts, où il a été inhumé à l’heure de midi, en présence de plus de mille personnes… ». La formulation est cependant suffisamment ambigüe pour concerner un enterrement dans l’église ou dans le cimetière de la paroisse23. Le Mercure semble compenser cette ambiguïté en précisant que Lagrange a été enterré en plein jour, avec du monde, marques de sa respectabilité.

Mais enterrer un comédien dans une église n’est pas impossible… En 1694, Scaramouche, alias Tiberio Fiorilli, mort plus de vingt-ans après Molière, eut le privilège d’être inhumé… dans l’église de Saint-Eustache ! C’est d’autant plus intriguant que cette année-là eut lieu la fameuse querelle autour de la lettre du père théatin italien Caffaro, qui défendait la comédie en tête d’une édition des œuvres de Boursault. Mais précisons qu’âgé de plus de quatre-vingt ans, Scaramouche ne montait plus sur les planches depuis cinq ans ; il mourut tranquillement et eut le temps de se confesser ; il était italien ; il fit un legs à une maison religieuse, ainsi qu’à son fils, qui était prêtre24 ; et Pierre Marlin n’était plus curé depuis longtemps. Molière, mort tranquillement vieillard dans son lit, aurait peut-être pu bénéficier d’un enterrement avec pompe dans une église25 !

La raison du refus de sépulture est donc très relative aux circonstances de la mort du comédien-dramaturge. D’après le rituel parisien, la sépulture ecclésiastique, c’est-à-dire un enterrement en terre sainte, au sein du corps mystique qu’est la communauté de l’église, est refusée aux païens, juifs et tous les infidèles, hérétiques, schismatiques, apostats, excommuniés publics « majori excommunicatione », meurtriers morts sans repentir, pécheurs publics morts sans repentir, ceux pour qui il est établi qu’ils ne faisaient pas leurs Pâques sans regret, enfants sans baptême. Le concile de Tribur en 895 prévoyait de la refuser au voleur mort pendant son forfait ; les conciles de Latran, de Londres, de Cognac au xiie et xiiie siècle, au religieux et au chanoine régulier qui avaient des biens propres ; le Concile de Trente (canon 19 de la session 25) aux duellistes26. Molière correspond aux pécheurs publics morts sans repentir : « ledit Molière est décédé sans avoir reçu le sacrement de confession dans un temps où il venait de représenter la comédie ». L’enjeu principal est l’absence de confession, et non l’absence d’extrême-onction ou de viatique ; plus encore, le problème réside dans la proximité temporelle avec le péché que constitue la comédie. Molière dans sa confession aurait peut-être abjuré sa profession, comme Madeleine Béjart un an avant27, mais Armande ne précise pas une telle intention, ce qui est peut-être d’ailleurs une faiblesse dans son argumentation. Mais ce serait aussi peut-être un mensonge, ou une bassesse à ses yeux. Les formulations de la veuve sont vagues : « témoigner des marques de repentir de ses fautes », « mourir en bon chrétien », « mort dans le sentiment d’un bon chrétien ». Mais la première, « témoigner des marques de repentir », correspond en fait aux termes exacts du rituel prévoyant la mort des pécheurs publics. Les comédiens font partie de cette catégorie plus large ; pour la sépulture, ils ne sont pas expressément nommés, et la renonciation à leur profession n’est pas expressément exigée. Le rituel parisien de 1654, mais aussi le rituel romain de 1614, précisent que la sépulture ecclésiastique est refusée aux pécheurs publics morts sans avoir adonné des signes de repentir en ces termes : « Manifestis et publicis peccatoribus, qui sine poenitentia perierunt. » Un passage du Speculum juris de Guillaume Durant, canoniste médiéval qui sert encore de référence au xviie siècle, sur un autre type de péché, peut nous éclairer :

…si un homme revenant d’une maison de prostitution ou de quelque lieu où il aura forniqué, est tué en chemin, ou pour quelque autre cause, meurt, il ne sera pas enterré dans le cimetière commun, et cela, si l’on peut prouver comme il faut qu’il a forniqué, et s’il n’est pas établi qu’ensuite il s’est confessé ou qu’il a eu de la contrition de son péché, autrement il doit recevoir la sépulture ecclésiastique28.

Le fait d’avoir joué quelques heures auparavant sa mort plaide contre Molière. Il n’est pas seulement mort sans confession de manière subite, comme Rosimond en 1686. Ce dernier finit aussi par avoir une sépulture, de nuit et sans pompe, et parce qu’un prêtre aurait assuré que dans une confession Rosimond avait promis de quitter la Comédie29. Molière est mort plus encore en flagrant délit, « dans un temps où il venait de représenter la comédie ». Pour Pierre Marlin, cela signifie qu’il est mort en état d’« impénitence finale »30, c’est-à-dire dans une disposition d’âme telle qu’elle est incapable de recevoir la miséricorde de Dieu au moment de la mort. Le mythe de la mort sur scène pourrait ainsi se révéler avoir des fonctions très opposées : apothéose du comédien peut-être, mais surtout damnation éternelle.

Le mythe de la mort sur scène §

Selon cette hypothèse, la gestion du temps dans les récits de la mort de Molière est essentielle. Grimarest, défenseur de Molière honnête homme et chef de troupe plus que du comédien, ralentit le temps entre le malaise sur scène et la mort au domicile. Tous les détails sur le déroulé de cette agonie, ont une fonction précise, celle de ne pas faire mourir Molière sur scène, bien qu’elles paraissent inutiles au critique du biographe :

Il nous fait un long narré de la mort de Molière, comme si nous étions ses petits parents, qui voulussions en savoir jusqu’aux plus basses circonstances. Les bouillons de la Molière, son oreiller, le fromage de Parmesan, relèvent beaucoup le mérite de ce grand Homme. Oh ! je ne dis tout cela, dit l’Auteur, que pour ôter au Public le préjugé qu’il a sur la mort de Molière. Et bien, il n’y avait qu’à dire qu’il ne mourut point sur le Théâtre, c’en était assez ; on l’aurait cru sans ces particularités ridicules31.

Le récit de Grimarest s’est par ailleurs probablement inspiré de celui de la mort de Scaramouche rapporté dans La Vie de Scaramouche par Angelo Costantini, publiée en 1695 : le détail incongru du fromage de Parmesan dans les deux récits plaide pour une influence, de même que l’atmosphère domestique des deux agonies, le thème du respect d’un régime alimentaire et la temporalité lente. Ce récit de Costantini a également pour particularité de concilier par juxtaposition le divertissement et la prière, comme pour rendre compatible la comédie et la religion. Voici en effet les dernières lignes de cette Vie du comédien italien :

Sur les deux heures après minuit, voyant qu’il ne pouvait dormir, il fit venir trois jeunes garçons tapissiers du même logis, avec lesquels il joua aux cartes. Quelques moments ensuite, il leur dit :

« Continuez, mes enfants, divertissez-vous, mais ne me détournez pas dans mes prières. »

Pendant un quart d’heure, il prononça tout haut plusieurs oraisons qu’il savait par cœur ; et lorsqu’il fut à ces paroles du Pater sicut in coelo et in terra, il jeta un soupir, qui fut le dernier de sa vie32.

L’anecdote a une valeur symbolique : les trois jeunes jouent pendant que le vieillard prie (comme Jésus avec ses apôtres à l’agonie au jardin des oliviers). Il prie à haute voix l’oraison la plus familière, le Notre Père, et meurt. Le tableau, digne d’un Greuze par sa dimension domestique et morale, semble légitimer divertissement et religion comme deux étapes de la vie humaine.

Les dévots condamnant Molière vont au contraire accélérer et condenser le temps, pour insister sur le caractère public de la mort du comédien, sur le passage abrupt d’un état à l’autre, et sur l’impossibilité d’un repentir sincère et d’un retour à soi dans de telles conditions. Ainsi Bossuet parle « d’un auteur qui a expiré, pour ainsi dire, à nos yeux », qui « passa des plaisanteries du théâtre parmi lesquelles il rendit presque le dernier soupir au tribunal de celui qui dit : Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez ! » dans les Maximes et réflexions sur la comédie en 169533. Molière n’a pas pu avoir le temps de ramasser ses esprits pour une vraie pénitence, une profonde et sincère considération de son état, une vraie contrition, car son esprit était encore dissipé et son cœur excité par les mouvements du jeu : Molière serait mort sans être à soi, et sans être dans le sérieux, ce qui, pour un chrétien de l’époque, est une mort terrible. L’esprit de pénitence est traditionnellement opposé à la comédie au xviie siècle : les larmes du repentir contre le rire, la considération de la mort contre le divertissement. Dans l’Introduction à la Vie dévote (troisième partie, chapitre 33), saint François de Sales peint une allégorie de la mort qui s’approche subrepticement sans qu’on y pense pendant le divertissement pour en montrer toute la vanité et le danger. Mourir alors que son cœur est amusé par des fadaises est alors pour un chrétien une mauvaise mort, qui non seulement manque de sens, mais plus encore met en danger le salut éternel. Dans l’extrait du sermon de Soanen mis en exergue, la mort à la Comédie, et plus généralement pendant un divertissement, est une mort infâmante. Molière serait ainsi décédé dans la disposition la plus contraire à celle nécessaire pour bien mourir, n’ayant tout simplement pas eu le temps psychologique pour se considérer lui-même. Jean-Baptiste Thiers en 1686 dans le Traité des jeux et des divertissements qui peuvent être permis, ou qui doivent être défendus aux chrétiens selon les règles de l’Église et le sentiment des Pères précise que la raillerie est inopportune au moment de mourir :

Car il n’est pas permis de railler en tout temps. Le Pape Nicolas I défend aux Bulgares de le faire pendant les temps destinés à la prière et au jeûne, et particulièrement pendant le Carême. On ne le doit aussi jamais faire quand on se sent proche de la mort. Car si jamais on est obligé d’opérer son salut avec crainte et tremblement, selon le conseil du saint Apôtre ; et si jamais on doit être pénétré de la frayeur des jugements de Dieu, c’est principalement dans les derniers instants de la vie34.

Il faut remarquer le verbe « être pénétré », qui connote une imprégnation profonde, et non un sentiment rapide. Pour les dévots, les circonstances de la mort de Molière rendent mécaniquement impossible cette pénétration. La Brosse présentait Molière comme quelqu’un qui s’était tourné trop tard vers Dieu.

Le récit de La Grange et Vivot (1682) insiste aussi sur la rapidité du déroulé des événements, mais selon une autre perspective :

Le 17e février, jour de la quatrième représentation du Malade Imaginaire, il fut si fort travaillé de sa fluxion qu’il eut de la peine à jouer son rôle : il ne l’acheva qu’en souffrant beaucoup, et le public connut aisément qu’il n’était rien moins que ce qu’il avait voulu jouer : en effet, la comédie étant faite, il se retira promptement chez lui ; et à peine eut-il le temps de se mettre au lit, que la toux continuelle dont il était tourmenté redoubla sa violence. Les efforts qu’il fit furent si grands qu’une veine se rompit dans ses poumons. Aussitôt qu’il se sentit dans cet état il tourna toutes ses pensées du côté du Ciel ; un moment après il perdit la parole, et fut suffoqué en demi-heure par l’abondance du sang qu’il perdit par la bouche35.

Ici La Grange et Vivot nourrissent le fantasme de la performativité du jeu (« le public connut aisément qu’il n’était rien moins que ce qu’il avait voulu jouer ») ; en même temps ils ménagent une temporalité rapide qui rend impossible l’administration des sacrements, et légitime particulièrement l’absence de confession, puisque Molière « perdit la parole » ; mais ils prennent soin de préciser une marque de repentir avec « il tourna toutes ses pensées du côté du Ciel ». Cette précision traduirait selon les dévots une prétention opportuniste et vaine, le verbe « tourner » marquant un retournement subit, même si « toutes ses pensées » insistent sur l’entièreté de la conversion. Le récit de La Grange et Vivot nous semble ambivalent, en ce qu’il condescend au mythe de la mort sur scène mais cherche aussi à préserver la possibilité du salut du comédien-dramaturge.

Molière n’est pas le premier qui éveille le fantasme de la mort au théâtre ou à cause du théâtre. Outre le grand tragédien Montdory qui eut une apoplexie de la langue en jouant la colère d’Hérode dans la Marianne de Tristan, Montfleury, selon la légende, succomba des suites des fureurs d’Oreste dans Andromaque (1667). D’après les Tablettes dramatiques du chevalier de Mouhy en 1752, il s’agit encore d’une « erreur populaire » :

Il était si entêté de sa profession, que lorsqu’il se maria il ne voulut pas prendre d’autre qualité que celle de Comédien du Roi. Il n’est pas vrai qu’il mourut, comme on l’a écrit, des efforts violents qu’il fit en jouant les fureurs d’Oreste, dans la Tragédie d’Andromaque, c’est une erreur populaire, mais il est certain que le même jour il tomba malade, et qu’il n’en revint pas. Il mourut à l’âge de soixante-sept ans36.

Nous n’avons rien trouvé qui nous indiquerait que Montfleury aurait eu du mal à obtenir une sépulture, alors même que ce passage nous le présente comme un comédien fier de sa profession. Il semble que Montfleury ne soit pas mort juste après son passage sur les planches, mais de maladie plusieurs jours après son interprétation d’Oreste. Mais un mythe se construit selon lequel il est mort à cause de son rôle. Ainsi dans la Gazette de Robinet du 17 décembre 1667, on lit :

Et lequel a en jouant Oreste,
Hélas ! joui de tout son reste.
Ô rôle tragique et mortel,
Combien tu fais perdre à l’Hôtel
En cet Acteur inimitable37 !

Gabriel Guéret, avocat et proche de l’abbé d’Aubignac, s’empare de l’événement dans son récit allégorique Le Parnasse réformé publié anonymement en 166738. On y voit Montfleury post-mortem qui rencontre Tristan L’Hermite et se fait contre lui le défenseur des « plaisanteries du Théâtre », en l’accusant de vouloir tuer un Mondory par semaine à son service pour jouer Marianne. Le tragédien s’exclame « plût à Dieu qu’on n’eût jamais fait de Tragédies ! »  car il serait « encore en état de paraître sur le Théâtre de l’Hôtel », et s’il n’avait pas « la gloire d’y soutenir de grands rôles et d’y faire le Héros », du moins il aurait « la satisfaction d’y folâtrer agréablement, et d’y « épanouir [sa] ratte dans le Comique »… L’idée sous-jacente est que le jeu comique serait moins dangereux et plus sain que le jeu tragique, car c’est un jeu exempt de passions fortes. Guéret regrette que Racine (qu’il ne nomme pas directement) n’ait pas un abbé d’Aubignac sur le dos comme Corneille pour modérer ces furies, et s’irrite que sa mort fasse de la publicité à la pièce Andromaque. Le comédien mettrait « si avant dans le cœur » les passions qui « n’ont été qu’au bout de la plume » des poètes. Montfleury conclut qu’« il vaudrait mieux bouffonner toujours, et crever de rire en divertissant le Bourgeois, que de crever d’orgueil et de dépit pour satisfaire les beaux esprits. »39 La phrase paraît presque prophétique et annoncer la mort de Molière.

Comparons les deux cas. Molière comme Montfleury ont trop forcé sur « les poumons », l’organe technique de l’acteur. Mais Montfleury est emblématique de l’acteur tragique jouant des passions violentes, de « transport » et de « courroux », alors que Molière représente le jeu bouffon. Par ailleurs Montfleury n’est pas responsable de sa propre mort : il accuse les poètes, en d’autres termes ici Racine, de l’avoir tué. Notons que la querelle des Visionnaires entre Racine et ses anciens maîtres de Port-Royal, autour de l’insulte d’« empoisonneur public », se déroule sur la même période. Montfleury peut être considéré comme une victime du poète ou un martyr de la tragédie. Molière est quant à lui à la fois le poète et le comédien, il peut apparaître comme responsable de sa propre mort, car il a imité et raillé la mort quelques heures avant son décès. Un sonnet publié en 167440, généralement attribué au poète normand et catholique Les Isles le Bas, voit dans Molière un saint Genest inversé. Molière sur le théâtre « perd l’effet du baptême », alors que dans la tradition hagiographique41 Genest se raillant des cérémonies du baptême en reçoit soudainement l’effet. Molière effectivement meurt de ce qu’il raille plus encore qu’il ne meurt d’avoir imité, comme Montfleury. Cette mort dans le jeu comique, dans la distanciation de la raillerie, a quelque chose de plus ironique, de plus inattendu et de moins noble que la mort dans le jeu tragique, la mort étant l’horizon naturel ou même l’apothéose de la tragédie.

Conclusion §

Ainsi, il y a une grande ironie du sort dans la mort de Molière. Le déménagement quelques mois auparavant, le refus de prêtres habitués d’une paroisse rigoriste de se déplacer une nuit d’hiver pour le confesser, la mort rapide, la probable maladresse d’Armande, la rigueur de Pierre Marlin, le contenu et la forme même de la pièce du Malade imaginaire, toutes ces circonstances concourraient à rendre la mort du comédien-dramaturge particulièrement marquante pour les esprits. Elle était pour les dévots l’occasion bénie de damner le grand comédien aux yeux du monde et pouvait servir de morale aux amateurs de Comédie. Le mythe de la mort sur scène traduit ainsi des mentalités opposées : il ne s’agit pas seulement d’une apothéose de comédien, qui devient ce qu’il imite, ou d’un sacrifice de chef de troupe, mais aussi d’une condamnation éternelle à l’impénitence finale.