Guillaume Apollinaire

Articles divers

2015
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2015.

Transcription sur les sources originales, voir cartouche bibliographique pour chaque item.

Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (Édition et correction) et Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale).

Albania §

[1905 Albania] Une prophétie contemporaine touchant l’Albanie §

Albania, vol. 9, nº 7, 1905, p. 000.
[OP3 368-372]

C’est, sans doute, aux frais du prophète anonyme qu’on a imprimé et distribué une singulière prophétie concernant des événements à venir avant le 9 avril 1931.

L’exemplaire que je possède et qui a paru en 1903, m’a été donné dans la rue, à Paris, la même année.

Certes, je n’attache a priori aucune importance à ces prophéties, d’autre part, je ne les juge point ; mais certaines prédictions, notamment celles touchant le Maroc, semblant se réaliser, il faut bien constater que le petit livre du Nostredame inconnu n’est pas dénué d’intérêt.

Deux passages ont trait à l’Albanie. Les événements prédits doivent se produire pendant la période allant de 1906 à 1919. Le terme n’est donc pas très éloigné.

La brochure est un in-12 de 52 pages, en comptant la couverture dont voici la description :

Première page de la couverture : « Vingt événements à venir / selon le prophète Daniel et l’Apocalypse, / entre 1906 et la fin de cette ère, en 1929-[19]31. / Révolutions et guerres dans le cours de 1906 à 1919. / Confédération de dix royaumes vers 1919. / Venue d’un Napoléon comme roi de Syrie vers 1922-[19]23 et le président / de la confédération de 1925-[19]27 à 1929-[19]31. / Ascension de 144 000 chrétiens au ciel, le 26 février 1924 ou / 2 février 1926. / Grande tribulation et persécution pour trois ans et demi de août 1925 ou 1927. / Descente de Jésus-Christ à Jérusalem le 2 mai 1929 ou 9 avril 1931. / Régner sur les nations, 1000 ans. / Aussi / le livre du prophète Daniel. / Librairie Charles, / 8, rue Monsieur-le-Prince, boulevard Saint-Germain, Paris. »

Une image en couleurs représentant quatre personnages à cheval, symboles des événements prédits, illustre ce titre dont j’ai respecté les bizarreries.

Les pages 2, 3 et 4 de la couverture sont occupées par des images en couleurs. Celle de la page 4 est la plus surprenante. Elle représente la bataille d’Armageddon à Jérusalem, à la fin de cette ère, le 2 mai 1929 ou 9 avril 1931.

Comme un tableau du Greco, cette image est divisée en deux parties : la céleste où le Christ et les anges chevauchent et la terrestre où a lieu la bataille. Au premier plan, un grand prêtre, en costume liturgique, cause avec un faux Napoléon. Au second plan, évolue l’armée française. Au fond s’avancent des troupes compactes agitant des drapeaux rouges. Cette image ressemble un peu à une estampe populaire du Japon.

En bas de la quatrième page de la couverture on lit : « Imprimerie Tom Browne et Cie, Hyson Green, Nottingham. »

La couverture est de papier plus fort et plus blanc que la brochure elle-même qui est divisée ainsi : 32 pages consacrées à la prophétie et à certains passages justificatifs tirés des Évangiles et de l’Apocalypse, seize pages imprimées sur deux colonnes et numérotées de 1 à 16, contenant : Le Livre de Daniel le prophète. Au bas de la dernière page, on lit : « Imprimerie : Héraut Cie, 8, rue de Tudor, Londres. » Treize images en noir illustrent les prédictions. La première page reproduit le titre avec des variantes et mentionne encore la librairie Charles qui n’a eu évidemment qu’un rôle de commissionnaire et non celui d’éditeur.

Le tout forme un ensemble assez vulgaire.

 

Le premier des passages de ces prophéties qui aient trait à l’Albanie est ainsi conçu : « Des révolutions et des guerres dans le cours de 1906 à 1919 qui amèneront la séparation de la Macédoine, l’Albanie et la Syrie de la Turquie, et l’extension de la France jusqu’au Rhin, et transformeront, pas plus tard que 1919, les vingt-deux royaumes ou États qui occupent maintenant le territoire de l’ancien Empire romain de César, en dix royaumes gouvernés par dix souverains, comme le représentent les dix cornes de la bête de Daniel, ainsi que les dix orteils de la statue de Daniel, II, 33 ; VII, 24. Les vingt-deux royaumes ou États sont : (1) la France ; (2) la Grande-Bretagne ; (3) la Belgique ; (4) le Luxembourg ; (5) la Suisse ; (6) la Bavière ; (7) Bade ; (8) Wurtemberg ; (9) Provinces-du-Rhin ; (10) l’Espagne ; (11) le Portugal ; (12) le Maroc, qui sera ajouté à la France ou à l’Espagne ; (13) Tripoli, qui sera ajoutée à la France ou à l’Italie ; (14) l’Autriche ; (15) l’Italie ; (16) la Grèce ; (17) l’Égypte ; (18) la Turquie ; (19) la Bulgarie ; (20) la Serbie ; (21) la Roumanie ; (22) le Monténégro. »

Le second passage, page 9, mentionne des faits qui doivent également se produire avant 1919.

Formation de ces dix royaumes en une Confédération ou Alliance de dix royaumes (remplaçant la triple alliance actuelle de l’Allemagne, de l’Autriche et de l’Italie, ainsi que la double alliance de la France et de la Russie). Les dix royaumes confédérés se composeront de : (1) la France, s’annexant plusieurs petits États ou royaumes, et ainsi agrandie jusqu’au fleuve du Rhin et le mur romain de Bingen à Ratisbonne, parce qu’autrefois ce fleuve et ce mur formaient la frontière de l’Empire romain entre la France et l’Allemagne ; (2) la Grande-Bretagne séparée (du moins tant que ces pays auront des parlements à eux) de l’Irlande et de l’Inde, ainsi que ses autres colonies qui n’ont jamais fait partie de l’Empire romain de César ; (3) l’Espagne avec le Portugal et toute cette partie du Maroc qui ne sera pas ajoutée à la France ; (4) l’Italie probablement avec Tripoli ; (5) l’Autriche, moins les provinces situées au nord du Danube, c’est-à-dire moins presque toute la Hongrie et la Bohême, la Moravie et la Galicie ; (6) la Grèce avec la Thessalie, l’Épire, la Macédoine et l’Albanie comme il fut autrefois ; (7) l’Égypte ; (8) la Syrie, séparée de la Turquie ; (9) la Turquie, qui ne comprendra plus que l’ancienne Thrace et la Bithynie ; (10) les États des Balkans ou États slaves, c’est-à-dire la Bulgarie et la Roumanie, et une partie de la Serbie et de la Hongrie.

À la fin de cette année, 1905, plusieurs événements ont déjà modifié la politique universelle dans le sens indiqué par ces prophéties.

Les risques de guerre entre la France et l’Allemagne ne sont point écartés. Une récente aventure a montré qu’une telle éventualité n’était point impossible.

Les difficultés ont été causées, au moins en partie, par la question du Maroc sur lequel la France et l’Espagne ont des droits à faire valoir.

L’alliance entre la France et l’Angleterre n’est pas encore formelle. Mais des accords diplomatiques et cette sympathie réciproque que l’on appelle « entente cordiale », sont des signes assez significatifs, puisqu’ils alarment l’Allemagne.

On sait que d’après les journaux un des plus graves motifs du mécontentement de l’Allemagne contre M. Delcassé était que ce ministre avait « débauché l’Italie ».

On constate aussi depuis quelque temps un relâchement significatif de ces amitiés sur lesquelles semblait reposer naguère la paix du monde et que l’on appelle Alliance franco-russe et Triple-Alliance.

Mais cet exposé de la véracité des prédictions de l’anonyme semble se tourner en apologie.

Il faut ajouter, cependant, qu’au sujet de l’Albanie, le prophète prévoit son élévation au rang d’État indépendant avec la Grèce, la Thessalie, l’Épire, la Macédoine « comme il fut autrefois ». Une remarque s’impose. Le prophète affecte de n’expliquer ses prédictions qu’en se servant, autant que possible, des données de la géographie actuelle. C’est ainsi qu’il parle à part du Maroc, parce qu’au moment de la prophétie — comme aujourd’hui, du reste — c’était un État indépendant. Et pourtant lorsque la prophétie se réalisera, le Maroc « sera ajouté à la France et à l’Espagne ». Il cite à part la Syrie parce qu’il prophétise son élévation au rang d’État indépendant mais isolé, tandis que s’il se fût agi d’un État formé par la réunion de plusieurs autres États, dont l’un eût été indépendant dans la géographie actuelle, il se serait servi du nom de cet État pour désigner le nouvel État, et se serait exprimé de cette façon, par exemple : « La Perse avec la Syrie et l’Arabie. »

Ainsi dans l’énumération : « La Grèce avec la Thessalie, l’Épire, la Macédoine et l’Albanie », la Grèce ne vient en premier lieu qu’à cause de son indépendance actuelle.

Beaucoup de savants ont constaté les progrès de la langue albanaise et admettent que bientôt on devra la compter au même rang que le suédois.

On peut en conclure que l’albanais deviendrait la langue d’un État formé comme le prédit le prophète anonyme.

Les Annales politiques et littéraires §

[1917-06-17 Les Annales politiques et littéraires] Les Échos. Bloc-notes [Philippe, le guérisseur] §

Les Annales politiques et littéraires, nº 1773, 17 juin 1917, p. 564. Source : Gallica.
[Non OP]

Le prédécesseur de Raspoutine à la cour de Nicolas II fut un Français, le guérisseur Philippe, une sorte de mage bien connu de la population lyonnaise.

On sait que celui-ci, déjà célèbre en Russie, vit tout à coup sa renommée grandir quand se fut réalisée une prédiction qu’il avait faite. Pendant la grossesse de la tsarine, Philippe, appelé à Pétrograd, déclara que l’enfant que le couple impérial attendait serait, cette fois, un héritier… À partir de ce moment, l’influence de Philippe ne cessa de grandir : il fut comblé d’honneurs ; il nous souvient d’avoir vu un portrait du guérisseur, en uniforme de général de division, grade que le tsar lui avait conféré, en même temps qu’il lui faisait octroyer, par une université russe — Moscou, si nos souvenirs sont exacts — le diplôme de docteur en médecine ; car Philippe, intelligent et habile, était pourtant presque illettré ; son écriture était abominable, son style maladroit, son orthographe extravagante…

Cette question du diplôme donna lieu à quelques incidents. Le guérisseur Philippe avait eu à plusieurs reprises maille à partir avec les autorités lyonnaises, et il fut traduit plusieurs fois devant le tribunal correctionnel pour exercice illégal de l’art de guérir : le diplôme russe à lui seul ne conférait pas le droit d’exercer la médecine, et Philippe ne se sentait pas de force à passer le moindre examen devant un jury de professeurs ; il n’hésita pas à demander au tsar — et à obtenir de son indulgente faiblesse — une démarche auprès du gouvernement français et du président de la République. Cette démarche eut lieu pendant le séjour du tsar et de la tsarine à Compiègne, et le souverain autocrate eut l’air très péniblement affecté que le président de la République, ne pût faire donner à un diplôme russe une valeur effective sans passer par les formalités de la loi ! On assure même qu’il sollicita du président Loubet pour son protégé le « grade de général ». Cette demande ne pouvait pas avoir plus de succès que les précédentes. En France la tyrannie des lois est terrible.

Philippe tomba en disgrâce pendant la: guerre japonaise : il avait voulu faire de la haute politique ; au début de la guerre, il prédit au tsar la victoire ; celle-ci ne vint pas et la Russie conclut la paix — malgré Philippe qui ne se releva pas de l’échec de ses prédictions.

Les Argonautes §

[1908-09 Les Argonautes] À Monsieur le Directeur de la revue « Les Argonautes » §

Les Argonautes, septembre-octobre 1908, p. 000.
[OP2 898-900]

Monsieur,

J’ai dit : « Qu’ils le veuillent ou non, tous les poètes écrivent aujourd’hui en vers libres. »

C’est la simple constatation du droit qu’ont maintenant les poètes d’innover en matière de versification. Et ceux-là mêmes qui s’en tiennent aux prosodies parnassienne, romantique ou à la prosodie classique, n’en suivent plus les règles parce qu’ils les trouvent dans un manuel de versification, mais parce que s’exerçant en toute liberté selon les lois d’une prosodie ou ancienne ou nouvelle, ils y découvrent le rythme et la cadence de leur lyrisme.

Touchant les écoles poétiques et les vocables grâce auxquels elles se distinguent, ma prudence avait été manifeste ; aussi trouvé-je injustifié ce reproche qui m’accable sous des termes disparates dont plusieurs passent sous mes yeux pour la première fois.

Symbolistes ? Vous avez trop de sens et trop de goût pour méconnaître les talents qui ont illustré cette « étiquette » comme vous dites.

Naturistes ? Ce groupe intéressant, aujourd’hui dispersé, était composé en grande partie de poètes de premier ordre qu’une très grave injustice a rejetés momentanément dans un demi-oubli, mais dont la noblesse et l’excellence réapparaîtront. Je veux parler avant tout de Saint-Georges de Bouhélier : véritable maître d’un grand nombre de jeunes poètes qui, s’ils avaient le sentiment de leur origine, devraient, se réclamant de lui, acclamer son jeune héroïsme.

Décadistes ? Décadentistes ? Je ne suis pas au courant de ces énormités.

Somptuaires ? M’excusant de ne pas classer les poètes par écoles, j’ai ajouté : « Et les Somptuaires ne tiennent pas, je pense, à immortaliser le souvenir d’une sottise. »

J’ai profité de ce que le nom de Jean Royère m’interdisait de passer sous silence une publication qu’il a si vaillamment consacrée à la défense du lyrisme pour citer — et pêle-mêle, à mon grand regret, mais le temps me pressait — plusieurs poètes qui, pour la plupart, publient aussi leurs poèmes dans d’autres revues, et même dans Les Argonautes.

Le titre des trois conférences données cette année aux Indépendants furent choisis en collaboration, et celui de « La Phalange nouvelle », proposé par l’un de nous — ce n’était pas moi — fut trouvé excellent par mes deux collaborateurs, si bien que je m’inclinai, n’ignorant pas toutefois qu’une telle dénomination prêterait à l’équivoque que vous vous êtes chargé d’établir.

Et cependant ma conférence entière dément cette impression puisque plus de la moitié des poètes cités, et particulièrement ceux sur lesquels je me suis le plus étendu, n’ont jamais rien donné à La Phalange, bien qu’elle soit, d’après ce que j’en sais, ouverte à tous les talents.

Je ne voudrais pas terminer cette défense de ma bonne foi artistique qui vous paraîtra encore sans doute et malgré moi l’apologie d’une revue excellente sans ajouter que j’ai parlé d’autres périodiques, comme La Revue des lettres et des arts, Le Beffroi et que, si j’en avais trouvé l’occasion, j’aurais célébré l’admirable recueil de Vers et prose véritable monument que Paul Fort a élevé à la gloire de la poésie. Et ces Argonautes que, nouveau Jason, vous menez vers une lyrique Colchide, je les eusse loués si j’avais eu connaissance de leurs efforts et des vôtres.

J’ai malheureusement laissé dans l’ombre quelques noms estimables : c’est que ma science n’a pas été à la hauteur de ma bonne volonté. Mais, vous me pardonnerez d’avoir mis mes complaisances en certains poètes que vous n’admirez point. Ici nos goûts respectifs sont seuls en cause.

Au reste, le texte des trois conférences, desquelles la troisième vous a choqué, va paraître avant peu en librairie, accompagné de nombreux poèmes.

Parcourant ce volume je ne doute point de vous voir reconnaître, avec la pureté de mes intentions, les mérites incontestables de poètes qui tous aiment leur art avec un sublime désintéressement.

Veuillez recevoir, Monsieur, les compliments empressés de votre dévoué confrère.
Guillaume Apollinaire.

Les Arts à Paris §

[1918-03-15 Les Arts à Paris] Actualités §

Les Arts à Paris : actualités critiques et littéraires des arts et de la curiosité, nº 1, 15 mars 1918, p. 2-5. Source : Gallica.
[OP2 1406-1414]

La galerie Paul-Guillaume a organisé en 1914 l’exposition des peintres des Ballets russes, Natalie de Gontcharova et Michel Larionov. Durant la guerre, elle a montré un ensemble d’œuvres de maîtres de l’impressionnisme, Renoir, Cézanne, Manet, Pissarro, etc. ; plus récemment, une exposition d’œuvres du peintre André Derain (aux armées). Il y a quelques mois eut lieu une soirée artistique, au cours de laquelle, après une causerie de Guillaume Apollinaire annonçant la naissance de l’Art tactile, Mesdames Lara, de la Comédie-Française, Henriette Sauret-Arnyvelde, Marcelle Meyer et M. Pierre Bertin interprétèrent des œuvres de poètes et de musiciens modernes. Une audition de la partition de Parade exécutée par le maître Erik Satie même termina la séance. Tout récemment, enfin, les amateurs éclairés se pressèrent dans la galerie Paul-Guillaume pour une exposition d’œuvres de Matisse et de Picasso, exposition qui fit sensation. En ce moment a lieu à la même galerie l’exposition des œuvres récentes de Van Dongen qui trouveront auprès des connaisseurs une faveur identique.

Les ventes §

[OP2 1406-1407]

En janvier on a adjugé la bibliothèque et la collection d’autographes de feu Jules Claretie. Parmi les principaux prix atteints, on doit noter : La Légende de sainte Radegonde, par Anatole France, 1859, avec autographe de l’auteur, 2 520 francs ; Le Calvaire de Mirbeau, 2 301 francs ; Gaspard de la nuit, par Aloysius Bertrand, manuscrit autographe, 2 100 francs ; le manuscrit des Affaires sont les affaires d’Octave Mirbeau, 2 400 francs.

Les privilégiés qui ont vu la collection Degas parlent de deux Greco incertains, un Peronneau, deux Mary Cassatt, des Cézanne, parmi lesquels un portrait du bon M. Choquet dont M. Vollard a raconté l’histoire ; des Corot de premier ordre ; des pièces capitales de Delacroix ; quelques Forain ; des Gauguin assez nombreux, de Bretagne et de Tahiti ; les Ingres fameux, tant peintures que dessins et les Manet, les beaux, les merveilleux Manet ; des Pissarro, un seul Renoir, mais de tout premier ordre, deux Van Gogh admirables, un beau Sisley, des Daumier, des Berthe Morisot, etc.

 

On annonce la vente d’une collection d’art chinois provenant de la collection Pierpont-Morgan.

 

L’Intransigeant mène en ce moment une campagne à laquelle nous nous associons entièrement et qui a pour but d’assainir les transactions de l’hôtel Drouot où certaines bandes arrivent à évincer le public.

 

La vente des tableaux modernes de la collection Sarlin n’a pas eu lieu, toutes les peintures ayant été achetées à l’amiable par un syndicat étranger !

Théâtres §

[OP2 1407-1408]

M. Gémier vient de monter au théâtre Antoine, Antoine et Cléopâtre de Shakespeare, de la façon la plus moderne, les décors sont de Zarraga. Le succès a pleinement couronné cette tentative moderniste.

 

Aux éditions de SIC vient de paraître l’étonnant drame surréaliste de Guillaume Apollinaire, Les Mamelles de Tirésias avec la musique de Germaine Albert-Birot et sept hors-texte de Serge Férat. La première représentation de cet ouvrage fait partie de l’histoire du théâtre et a pris rang parmi les grandes premières.

 

M. Ambroise Vollard a eu de nombreux démêlés avec la censure à propos de son Ubu à l’hôpital, pièce en un acte dont la première représentation a eu lieu dans une formation sanitaire du front.

 

M. Sacha Guitry est mécontent de la critique théâtrale des journaux. Il le dit et il a raison. La critique théâtrale actuelle n’est pas à la hauteur et la façon dont elle a traité Parade est la mesure de ce qu’elle peut donner.

 

Art et liberté a représenté, à la comédie des Champs-Élysées, quelques pièces futuristes qui ont moins déplu qu’on ne l’aurait pensé et qui ont moins étonné que leurs auteurs n’auraient voulu.

Réunions §

[OP2 1408]

Les jeudis de Mme Aurel continuent d’être un hommage hebdomadaire aux morts littéraires de la guerre. On y a entendu, dernièrement, M. Lucien Descaves, de l’académie Goncourt, y parler des frères Bonneff. Mme Aurel devrait joindre fraternellement tous les arts dans la piété de son salon et les peintres morts à la guerre devraient avoir droit à l’hommage que l’on rend aux littérateurs.

 

Dans le salon de Mme Léone Ricou, le poète P.-N. Roinard a lu dernièrement son œuvre la plus récente. Le Grenier de Montjoie a réuni récemment et à diverses reprises des poètes et des musiciens dont on a interprété les œuvres. Une de ces réunions eut lieu en l’honneur de l’helléniste Mario Meunier, qui fut le dernier secrétaire de Rodin et qui est actuellement prisonnier en Allemagne. Un des derniers dimanches de la Closerie des Lilas était consacré à Alexandre Mercereau, permissionnaire.

 

Les séances consacrées à la Jeune musique, par Mme Jane Bathori, au théâtre du Vieux-Colombier, sont toujours suivies avec assiduité par un public fervent.

La bibliothèque Jacques-Doucet §

[OP2 1408-1409]

La Sorbonne a pris possession de la magnifique bibliothèque d’art et d’archéologie, créée par M. Jacques Doucet. Ce don royal mérite plus que de la reconnaissance. En effet, c’est là une institution unique que nous envieront toutes les capitales d’Europe et d’Amérique. La munificence de M. Jacques Doucet n’a rien épargné pour que cette bibliothèque soit la plus riche et la plus complète au monde en ce qui concerne les beaux-arts et l’archéologie.

À propos d’art nègre §

[OP2 1409]

On est en train d’étudier, en Afrique et en Europe, la question des époques auxquelles remontent les fétiches dont certains appartiennent à une haute Antiquité.

Les résultats que l’on a déjà obtenus sont surprenants et les archéologues n’hésitent pas à faire remonter certaines pièces anciennes à une époque très antérieure à l’ère chrétienne. Les ouvrages qui viennent éclairer cette branche nouvelle de la curiosité se multiplient. Nous rendrons compte ici de ceux qui paraîtront. On sait que la galerie Paul-Guillaume possède la collection la plus importante, la plus riche et la plus belle des statues nègres de toute sorte.

Chronique des livres §

[OP2 1409-1411]

Les Ardoises du toit de M. Pierre Reverdy ont paru avec des illustrations de M. Georges Braque. M. Pierre Reverdy appartient à la nouvelle école de poésie. Son art est intérieur. Il a le sentiment intense de l’emprise qu’ont sur nous les forces naturelles. Sans être aussi mystique qu’un Maeterlinck, il rappelle parfois sa gravité poétique devant les mystères les plus familiers. M. Pierre Reverdy, qui ne veut pas être un lyrique, l’est cependant : c’est qu’avant tout il est poète. On l’a vu par ce roman si troublant qu’il a intitulé Le Voleur de Talan.

 

On annonce la publication de trois ouvrages de M. Jean Cocteau : Le Potomak, Le Cap de Bonne-Espérance, poème, et Le Coq et l’Arlequin, notes autour de la musique destinées à faire du bruit dans le monde des musiciens.

 

Dans Le Cornet à dés, M. Max Jacob a donné son livre le plus important jusqu’ici. Son inspiration y est variée à l’infini, depuis l’ironie jusqu’au lyrisme, qui se mêlent de façon inattendue dans ces poèmes en prose. Peu d’auteurs ont plus que M. Max Jacob de la liberté vis-à-vis d’eux-mêmes et des autres. Cela lui permet de disposer d’une somptueuse fantaisie où tout trouve sa place, sauf la tristesse et la désespérance.

 

Le Mercure de France vient enfin de faire paraître Calligrammes de M. Guillaume Apollinaire. Ces poèmes « de la paix et de la guerre » 1913-1916 sont peut-être l’ouvrage le plus marquant qui ait paru durant la guerre.

M. Guillaume Apollinaire ne prend pas d’attitudes, mais il part résolument à la découverte. Des critiques aussi difficiles et aussi « classiques » que M. Jean-Jacques Brousson ont rendu hommage à ses intentions, ils ont reconnu qu’il n’était pas « un ignorant dont les Muses ont ri », ils ont même justifié sa prétention d’écrire la poésie sans ponctuation « comme les Anciens ». L’audace ici se pare de lyrisme et de raison.

On sait qu’un grand critique malheureusement mort à la guerre, M. Gabriel Arbouin, mettait M. Guillaume Apollinaire au premier rang de la poésie contemporaine avec MM. Paul Claudel et Jules Romains.

Le livre est illustré d’un portrait de l’auteur par Picasso, gravé sur bois par René Jaudon.

 

Un autre livre du premier ordre, publié durant la guerre, est Interrogation, de M. Drieu la Rochelle, poète ardent et divers, dont le talent, lourd de pensée audacieuse, mérite de retenir l’attention de tous ceux qui aiment la poésie.

Nourri de Nietzsche, de Walt Whitman, de Kipling et de Claudel, M. Drieu la Rochelle donnera d’autres œuvres grandes et fortes qui ne feront point oublier son Interrogation.

Dans ses Spirales, M. Paul Dermée livre au jugement un effort poétique dont le moins qu’on en puisse dire est qu’il atteint le but poétique que l’auteur a visé.

On sait que M. Dermée a proposé un nouveau classicisme fondé sur l’audace et la non-imitation.

Ce programme il l’a rempli jusque dans la constitution à son usage d’un lyrisme nouveau et très dépouillé. Cette simplicité n’est-elle pas, avec la raison, la qualité la plus certaine du classicisme ? Et peu de poètes ont pu, dès leur premier livre, accorder comme lui leur ton et leurs théories. Il faut ajouter que le parti pris de ne pas imiter n’implique pas l’ignorance, bien au contraire.

 

Dans Horizon carré, M. Vincent Huidobro a donné la mesure d’un talent déjà très exercé.

La qualité d’Espagnol d’Amérique et le fait qu’il ait choisi la voie de la poésie moderne ont fait dire que les nouvelles théories permettaient d’être poète français sans savoir le français. Où a-t-on pris cela ? On en a dit autant de la théorie des parnassiens. Il suffisait de choisir des mots sonores ou poétiques, de les entremêler de termes abstraits pour être poète. C’était une erreur. Car les seuls dignes de ce nom parmi les parnassiens furent ceux qui étaient vraiment poètes et la qualité d’Américain, qui appartenait à José-Maria de Heredia, ne l’a pas empêché d’atteindre la perfection idéale de l’école à laquelle il se rattachait.

 

Dans sa Montée aux Enfers, M. Maurice Magre reprend dans la tradition baudelairienne ce qui se rattache à la sensualité et au mysticisme satanique. C’est une mine où l’on peut toujours puiser et M. Magre a renouvelé le sujet. Il est souvent très personnel. Les paradis artificiels sont un champ où il a exploré des régions encore ignorées. Pour tout dire, c’est un beau livre très lyrique, très pathétique, plein de beautés et de nouveautés.

 

M. Ambroise Vollard va publier chez Crès un Cézanne à 4,50 F qui comportera le même texte que son grand ouvrage.

Il sera orné de huit reproductions.

Mort de Guillemet §

[OP2 1411]

On annonce la mort du peintre Guillemet qui avait été l’élève de Corot, de Daubigny et de Courbet. Il avait fréquenté Manet, Fantin-Latour, Degas et Duranty. Il avait été l’inspirateur d’Albert Wolf, ce prototype des critiques d’art, sans autres convictions que celles des marchands. Plus tard, Guillemet avait été le directeur de conscience de M. Dujardin-Beaumetz.

Mort de Maufra §

[OP2 1412]

Maufra est mort en peignant un paysage de la Sarthe. Belle mort pour un peintre. Lancé par Mirbeau, après une exposition chez Le Barc de Boutteville, Maufra avait été l’ami de Gauguin et des peintres de Pont-Aven. Son inspiration lui venait plutôt des peintres de Barbizon et un peu des impressionnistes.

L’exposition de Madrid §

[OP2 1412]

Malgré le désir du roi de ne voir à cette exposition que des œuvres académiques, il y a là des œuvres de grands peintres comme Renoir et Sisley, d’artistes de grand talent comme Harpignies, Boudin, John Lewis Brown, Maurice Denis et Vuillard. Il est regrettable que le goût du roi n’ait pas permis que Manet, Degas, Toulouse-Lautrec, Forain, Gauguin, Cézanne figurent à l’exposition de Madrid. On comprend que la jeunesse artistique encore discutée n’ait pas été invitée, bien que les inconvénients de sa présence ne nous apparaissent pas clairement, mais ce que l’on ne comprend pas c’est que l’on ait sacrifié des maîtres indiscutés à des considérations diplomatiques dont l’art se soucie autant que de la morale.

Le totalisme §

[OP2 1412]

M. André Lhote, qui travaille loin de Paris, au bord de l’Océan, vient d’inventer le totalisme. Cette nouvelle théorie artistique aura-t-elle la fortune des écoles précédentes : impressionnisme, pointillisme et cubisme ? Nous le lui souhaitons.

« Nord-Sud » §

[OP2 1412-1413]

La revue d’avant-garde Nord-Sud a publié de beaux dessins de Georges Braque et de Fernand Léger. On peut y saisir l’évolution de la jeune peinture, dont Braque et

Léger sont, avec Matisse, Picasso, Marquet, Derain et de Vlaminck, les représentants les plus remarquables à cause de leurs dons naturels, de leur science et de leur audace.

 « La Ghirba » §

[OP2 1413]

La Ghirba, journal du front des soldats de la 5e armée italienne, publie des caricatures du lieutenant Ardengo Soffici, caricatures puissantes très singulières d’apparence — elles sont faites de bandes découpées dans des journaux. L’aspect caricatural devient plus expressif grâce à l’emploi de ce moyen simple et inattendu.

Ardengo Soffici n’est pas inconnu à Paris. Écrivain et artiste, il fut le décorateur des éditions de La Plume, les livres de Moréas parurent ornés de cette décoration. Ardent et inquiet, il introduisit en Italie les artistes les plus audacieux et les plus marquants que produisirent en France les dernières générations ; il y fit connaître entre autres Degas, Cézanne, Henri Rousseau, Matisse, Picasso, Braque. Il fut aussi un défenseur du sculpteur Rosso. Loyal, indépendant et désintéressé, il appartient, par les liens de l’amitié, à cette phalange de la critique des poètes comme Guillaume Apollinaire, André Salmon, Roger Allard, qui surent défendre avec conviction les peintres des nouvelles générations abandonnées par la critique professionnelle.

À La Belle Édition §

[OP2 1413]

M. François Bernouard expose à La Belle Édition les œuvres de quelques artistes de mérite : Louis Süe, peintre, architecte et décorateur ; Paul Iribe, qui régna sur la caricature par l’esprit et sur la mode par la grâce ; M. Louis Jou, le graveur découvert par M. Anatole France ; Charles de Fontenay, mort au champ d’honneur ; Marcel Gaillard, Mlle Albertine Bernouara, Combet-Descombes, etc.

La jeune peinture française §

[OP2 1413-1414]

On annonce l’ouverture prochaine du Salon de la jeune peinture française. Les arts pendant la guerre ont besoin de ces initiatives.

[1918-03-15 Les Arts à Paris] Van Dongen §

Les Arts à Paris : actualités critiques et littéraires des arts et de la curiosité, nº 1, 15 mars 1918, p. 6-9. Source : Gallica.
[OP2 1404-1406]

Un matin de février, de l’atelier de Van Dongen je regardais les sommets indistincts du bois de Boulogne se mêler à une atmosphère d’une finesse incomparable. Celui qui se plaît à signer « le Peintre » remuait des toiles. Il en tira une qu’il éleva et mit en face de la lumière. Je me retournais à ce moment pour voir ce qu’il faisait. J’aperçus une femme nue et moderne avec un grand chapeau, et ce fut comme si auprès d’elle venaient se presser toutes celles qui ont régné par leur beauté ou leur luxure.

Mais l’art, d’ailleurs, a bien d’autres desseins !…

L’ardeur austère des arts contemporains a généralement banni tout ce qui entraîne le délire des sens.

Aujourd’hui tout ce qui touche à la volupté s’entoure de grandeur et de silence. Elle survit parmi les figures démesurées de Van Dongen aux couleurs soudaines et désespérées.

Le flamboiement des yeux maquillés avive la nouveauté des jaunes et des roses, la pureté spirituelle des cobalts ou des outremers dégradés à l’infini, la passion prête à mourir des rouges éclatants.

Dans cette sensualité nerveuse, jeune et fraîche, il n’entre que de la lumière et ces teintes si évocatrices et si magiques sont pour ainsi dire incorporelles.

Ce coloriste a le premier tiré de l’éclairage électrique un éclat aigu et l’a ajouté aux nuances.

Il en résulte une ivresse, un éblouissement, une vibration, et la couleur, conservant une individualité extraordinaire, se pâme, s’exalte, plane, pâlit, s’évanouit sans que l’assombrisse jamais l’idée seule de l’ombre.

Elle veille pourtant sous la forme d’un nègre. Ombre, luxure, mystère, le mouvement est ici de la joie et les regards chavirés indiquent une souffrance ineffable.

Ce peintre n’exprime pas la vie en couleurs incandescentes, il la traduit toutefois avec une précision véhémente.

Européen ou exotique à son gré, Van Dongen a un sentiment personnel et violent de l’orientalisme.

Cette peinture sent souvent l’opium et l’ambre. Les yeux immensément agrandis semblent les abîmes de la sensualité, où la joie se confond avec la douleur.

La magie occidentale a aussi ménagé ses effets : danses infiniment balancées dans les teintes crues que mûrit la lumière électrique ; dandysme hippique ; élégances sobres et raffinées où se retrouvent certaines caractéristiques qui satisfaisaient déjà l’esprit trouble mais averti de Baudelaire.

Luxe, calme et volupté.

Ce vers de « L’Invitation au voyage » pourrait ici servir de devise : luxe effrayant qui ne va pas sans quelque barbarie septentrionale ; calme panique de l’heure ensoleillée de midi au cours des étés méridionaux ; volupté, enfin, une volupté de cristal.

Dans certaines grandes toiles les couleurs se cabrent, combinant une épouvante constituée par le flamboiement de grandes gemmes. Parfois une vague d’azur éblouissant essaie de lutter avec une chair pâle et de longs yeux battus. Une lumière bizarre naît de cette rencontre du ciel et du désir inassouvi.

Van Dongen erre souvent aux confins de l’art populaire ; il a mesuré aussi les limites de l’art décoratif ; le premier, depuis longtemps, il a su redonner une vertu au nu, que les peintres académiques, en le privant de grâce, d’harmonie et de couleur naturelles, avaient entièrement déconsidéré. Van Dongen a retrouvé le ton de carnation.

Mais comment définir ce curieux éblouissement d’éclairs précieux comme des gemmes, ce mélange de poésie sensuelle et de naturalisme ?

Le mot d’orientalisme évoquerait peut-être tout cela s’il ne s’y mêlait quelque rêverie septentrionale si tendre que le délire du coloris s’apaise parfois comme une ombre de bélandre glissant la nuit sur un canal sous le ciel tumultueux des pensives Zélandes.

[1918-07-15 Les Arts à Paris] La vente Degas §

Les Arts à Paris : actualités critiques et littéraires des arts et de la curiosité, nº 2, 15 juillet 1918, p. 8-9. Source : Gallica.
[OP2 1414-1415]

La vente Degas n’est pas terminée. Déjà son produit dépasse tout ce que l’histoire de l’art a enregistré à propos des ventes après décès de peintres. Et ce ne sera pas un petit sujet d’étonnement pour les historiens de devoir noter cette passion pour les œuvres d’art qui marque d’idéal notre époque calamiteuse. Durant la guerre, on aurait pu croire éteintes les convoitises des amateurs d’art ; or jamais la valeur marchande des œuvres d’art n’a été plus grande. Chez nos ennemis, aussi bien que dans les pays neutres, les œuvres d’art ont atteint des prix inouïs. Chez les Anciens, à Rome, durant l’Empire, on connut pareille fièvre. Au reste, c’était à la plus belle époque de l’Empire romain, si bien qu’on est fondé à dire que d’après les exemples de l’histoire, des prix comme ceux qu’ont atteints à Paris comme à Berlin les tableaux des écoles françaises modernes sont loin d’être un indice de décadence, mais laissent présager, au contraire, des temps magnifiques pour l’art après la guerre.

L’humanité assoiffée d’idéal s’abreuve aux sources artistiques. Voilà quelles réflexions suscitaient dans l’âme des spectateurs les coups de marteau des enchères de la vente Degas. Et cependant, il n’y avait pas unanimité dans les jugements du public. Autrefois, au temps même où les Meissonnier faisaient de gros prix, le public ne discutait pas les mérites des artistes qu’on exposait à son jugement, on lui imposait un jugement qu’il acceptait. Aujourd’hui, après les beaux combats pour l’art qui ont eu lieu au xixe siècle, le public s’est divisé en deux parties. Et l’on a pu voir lors de l’exposition des œuvres de Degas à la galerie Georges-Petit les opinions les plus singulières et les moins favorables exprimées par une partie du public où cependant ne se voyaient pas de gens du commun ni même de la petite bourgeoisie. Degas a été discuté jusqu’après sa mort, ce qui n’a pas empêché ses œuvres d’atteindre les prix extraordinaires que l’on connaît.

Au reste, il y avait là des œuvres bien différentes de technique et d’inspiration ; toutes affirmaient cette prodigieuse maîtrise qui fait du maître des danseuses un artiste unique, observateur cruel, mais raffiné de la grâce qu’il savait exprimer sans banalité dans l’essentiel, dans ce qu’elle a de fulgurant et pour ainsi dire insaisissable.

On peut regretter que l’État n’ait pas requis plus de ces œuvres infiniment précieuses et surtout n’ait pas eu l’idée d’en acquérir les plus caractéristiques.

Il est vrai que beaucoup d’amateurs achètent en vue de léguer leurs collections à l’État et beaucoup de ces tableaux, de ces pastels merveilleux de vie et de lumière se retrouveront un jour dans nos musées, pour témoigner de la profondeur de cette grâce française, grâce inimitable, si légère que la poussière colorée des pastels de Latour et de Degas sont ce qui la fixe le mieux pour les temps à venir, quand le secret de cette grâce aura été perdu et que les hommes iront contempler Les Danseuses à la barre, La Chartreuse verte ou Les Deux Repasseuses pour tenter d’imaginer tout ce qu’il pouvait y avoir d’amer et d’exquis dans ce xixe siècle dont on a tant médit sans encore en vouloir apprécier la délicatesse, la finesse et même la lyrique, la cruelle vérité.

[1918-07-15 Les Arts à Paris] Sculptures d’Afrique et d’Océanie §

Les Arts à Paris : actualités critiques et littéraires des arts et de la curiosité, nº 2, 15 juillet 1918, p. 10. Source : Gallica.
[OP2 1415-1416]

La curiosité a trouvé un nouvel aliment en s’attachant aux sculptures d’Afrique et d’Océanie.

Cette nouvelle branche de la curiosité née en France a trouvé jusqu’ici plus de commentateurs hors de chez nous. Cependant, comme elle vient de France, on est en droit de penser que c’est ici qu’elle agit le plus profondément. Ces fétiches qui n’ont pas été sans influencer les arts modernes ressortissent tous à la passion religieuse qui est la source d’art la plus pure.

L’intérêt essentiel réside ici dans la forme plastique encore que la matière soit parfois précieuse. Cette forme est toujours puissante, très éloignée de nos conceptions et pourtant apte à nourrir l’inspiration des artistes.

Il ne s’agit pas de rivaliser avec les modèles de l’Antiquité classique, il s’agit de renouveler les sujets et les formes en ramenant l’observation artistique aux principes mêmes du grand art.

Au reste, les Grecs ont appris des sculpteurs africains beaucoup plus qu’il n’a été dit jusqu’ici. S’il est vrai que l’Égypte ait eu quelque influence sur l’art très humain de l’Hellade, il ne faudrait pas avoir une grande connaissance de l’art égyptien et de celui des fétiches nègres pour nier que ceux-ci ne donnent la clef de l’hiératisme et des formes qui caractérisent l’art égyptien.

En s’intéressant à l’art des fétiches, les amateurs et les peintres se passionnent pour les principes mêmes de nos arts, ils y retrempent leur goût. D’ailleurs, certains chefs-d’œuvre de la sculpture nègre peuvent parfaitement être mis auprès de belles œuvres de sculpture européenne de bonne époque et je me souviens d’une tête africaine de la collection de M. Jacques Doucet qui soutient parfaitement la comparaison avec de belles pièces de la sculpture romane. D’ailleurs, personne ne songe plus à nier ces choses évidentes que les ignorants qui ne veulent pas se donner la peine de voir les choses de près.

Il faut maintenant que les chercheurs, les savants, les hommes de goût collaborent pour que l’on arrive à une classification rationnelle de ces sculptures d’Afrique ou d’Océanie. Quand on connaîtra bien les ateliers et l’époque où elles furent conçues, on sera plus à même de juger de leur beauté et de les comparer entre elles, ce que l’on ne peut guère faire aujourd’hui, les points de repère ne permettant encore que des conjectures.

La Baïonnette §

[1918-04-25 La Baïonnette] Augmentez votre luxe, la taxe enrichit §

La Baïonnette, 4e année, nº 247, 25 avril 1918, p. 259-262. Source : Gallica.
[OP3 605-608]

Hector Fleischmann, un brave garçon qui mourut avant la guerre, avait fondé l’école somptuaire, école poétique dont le titre ne se composait qu’à moitié.

Il se réjouirait de voir le gouvernement appliquer aujourd’hui ses théories à la vie courante.

À partir du 1er avril, de bonnes et justes lois somptuaires visent le luxe. Et, j’en suis certain, le pauvre Fleischmann ne s’est jamais douté qu’en temps de guerre, son école somptuaire était bonne tout au plus à constituer un poisson d’avril.

Au reste, il fallait bien en venir là. Jamais taxe n’aura soulevé moins de protestations. Elle est juste. Elle est patriotique. Chacun la paiera avec le sentiment qu’elle est une garantie de victoire. Elle sera productive, car en France le luxe n’est pas du superflu. Son produit nous permettra de tenir tant que durera ce quart d’heure de Nogi que l’on sent d’avance si sublime à vivre et qui, pour l’adversaire, sera le quart d’heure de Rabelais.

Aussitôt que j’ai eu connaissance du projet déposé par le ministre des Finances, j’ai été demander un entretien à Mme Trillion, la nouvelle riche bien connue, qui me paraissait particulièrement désignée pour avoir une opinion toute faite sur le luxe, ses objets et la taxe qui les vise.

Dans le hall du somptueux hôtel où demeure Mme Trillion je rencontrai M. Trillion, son époux, qui, me prenant sans doute pour un quémandeur, m’adressa un petit salut protecteur et passa, se rendant à ses affaires.

Mme Trillion est une nouvelle riche fort gracieuse. Elle ne manque ni de beauté, ni de savoir-vivre et me reçut avec affabilité :

« Nous avons accueilli ce projet, me dit-elle, avec une grande satisfaction, mon mari et moi. Songez qu’il augmente notre fortune de dix pour cent et cette augmentation se fera automatiquement, sans nous occasionner le moindre dérangement. Et, par un miracle financier digne de remarque, les finances nationales bénéficieront de la même augmentation. Si bien qu’en additionnant l’augmentation de dix pour cent des objets de luxe que je me ferai un plaisir et un devoir d’acquérir, avec l’augmentation de dix pour cent qui sera perçue par l’État, cela fera pour l’ensemble des finances françaises une augmentation de vingt pour cent qui sera réalisée. »

Convaincu et enthousiasmé, je m’apprêtai à braquer sur mon interlocutrice mon appareil photographique quand, patatras ! il tombe respectueusement, mais malencontreusement, aux pieds de Mme Trillion et devient inutilisable :

« Quelle chance pour vous, s’écria cette dame, vous n’aviez qu’un appareil de quinze cents francs ; attendez le 1er avril pour en racheter un autre. Après quoi, vous posséderez un appareil identique à celui que vous venez de briser mais d’une valeur de seize cent cinquante francs. Avant la guerre, vous n’eussiez été qu’un maladroit, aujourd’hui vous augmentez du coup votre fortune de cent cinquante francs et fournissez à l’État la même somme, augmentant par conséquent de trois cents francs la fortune de la France. Si les quarante millions de Français en avaient fait autant aujourd’hui, ils auraient enrichi le pays de douze milliards dont six pourraient être uniquement consacrés à la défense nationale. Notez qu’il ne s’agit là que d’un accident sans importance, d’un petit détail de la vie courante. Appliquée par un financier habile, avec discernement et sans faiblesse, la loi somptuaire doit produire quotidiennement le triple, c’est-à-dire dix-huit milliards par jour, constituant la part de l’État.

« Vous venez de lui procurer une dîme de cent cinquante francs. Il ne se passe point de jour où, pour ma part, je ne me flatte de fournir le décuple à l’État, et parfois le centuple, tant sur mes automobiles que je change au moins tous les six mois, que sur les bijoux dont mon époux me couvre, pour ainsi dire, quotidiennement.

— C’est la guerre ! » dis-je en m’inclinant avec respect Et Mme Trillion poursuivit avec animation :

« Vous ne doutez point qu’en ce qui me concerne, la dîme que je fournirai à l’État en lingerie et en parfumerie ne soit quotidienne. Noblesse oblige, dit-on, mais la richesse oblige tout autant et nouvelle richesse bien plus encore. L’obligation où nous nous trouvons d’acquérir la réputation de mécènes nous force à acheter presque chaque jour des objets qui dans cette catégorie concernent les arts et les lettres : pianos mécaniques, phonographes, gramophones, tapis d’Orient, peintures, aquarelles, pastels, dessins, sculptures, livres d’art, curiosités, antiquités et tous objets de collection.

« Nos invités font une consommation considérable d’eaux-de-vie et de liqueurs. Quant aux truffes, nous en avons, cette année, consommé tout autant que de pommes de terre. Jugez de l’importance de la dîme que, bons citoyens, nous procurerons à l’État.

« Pour ce qui est des objets de la deuxième catégorie, imaginez vous-même à quelle somme quotidienne peut s’évaluer la dîme qu’à leur propos mon mari et moi verserons au Trésor. Les taxes appliquées ici me font sourire de pitié. Tenez, il y a là des gilets pour hommes qui, à mon gré, sont impayables. Octave Mirbeau parlait souvent d’un gilet de cinq cents francs acheté par un de ses amis. Mon mari paie les siens trois mille francs, pas un sou de moins. Aussi sont-ils d’une si suave simplicité, qu’à l’abord ils ne diffèrent point du gilet d’un employé à deux cents francs par mois, plus l’indemnité de vie chère. La différence est profonde cependant et, pour l’apercevoir, il faut un goût d’une exquise sensibilité. »

La conversation prenait un tour pathétique. Je compris qu’il était temps de me retirer et, dans la rue, me remémorant tout à coup les calculs et les totaux de Mme Trillion relativement à la dîme somptuaire, je reculai ébloui devant l’horizon milliardaire qui brusquement se découvrit à mon esprit.

Rentré chez moi, je brisai tout ce qui, en fait d’objets de luxe, me tomba sous la main, dans le but évident de tout racheter après le 1er avril, afin d’augmenter mon avoir et les ressources de la France.

[1918-07-11 La Baïonnette] L’« Almanach des Gothas » §

La Baïonnette, 4e année, nº 158, 11 juillet 1918, p. 435. Source : Gallica.
[OP3 608-610]

L’éditeur bien connu, Julius Perthes, nous a fait savoir que l’Almanach des Gothas venait de paraître avec un retard de près de deux mois et, ainsi que son nom l’indique, non sans Perthes.

On connaît l’origine de cette publication nobiliaire. Elle se perd dans la nuit des temps. Etymologiquement et généalogiquement, on est tenté de le faire remonter au vieux dieu allemand : Gott lui-même.

On a remarqué qu’à l’époque de leurs invasions les Germains avaient pour coutume d’imiter l’esclave antique et de prendre le nom de leur maître. C’est ainsi qu’ils prirent tout à coup le nom de Goth, de Wisigoth et d’Ostrogoth. Pendant cette guerre ils n’ont pas agi autrement, mais poussant loin l’art du camouflage, c’est à la langue russe qu’ils ont demandé une forme nouvelle de leur dénomination insolente.

En effet, « Boche », surnom adopté par les Allemands à la date du 2 août 1914, n’est autre chose que le mot russe Boje qui signifie « Dieu », c’est-à-dire Gott. Prononcé à l’allemande, Boje est devenu Boche. Ils espéraient ainsi en imposer aux populations ignorantes de la Russie et l’on sait comment ils ont réussi.

Récemment, ils ont jeté le masque et repris le vieux surnom de Gott sous la forme dialectale et géographique Gotha. L’orgueil insensé des Allemands y paraît tout entier, car il leur était facile, par politesse, de restaurer l’appellation ancienne d’Ostrogoth, même sous la forme Austrogotha, ce qui eût du moins montré quelque déférence à l’égard de leurs alliés autrichiens ; ils ont préféré Gotha tout court sans penser que l’effroyable blasphème qui les pousse à se dire des dieux pourrait les mener tout droit à ce lieu de supplice : le Golgotha.

On comprend, après ce qui précède, que les savants français, bien tardivement d’ailleurs, demandent à modifier le qualificatif de gothique que l’on a improprement appliqué à une architecture française. L’adjectif gothique qualifierait uniquement désormais les actions et les ouvrages des Boches, Austroboches, Goths, Ostrogoths, Gothas ou Austrogothas. On reprendrait ainsi la tradition d’avant le romantisme, quand la qualification de gothique n’allait pas sans être péjorative.

Il paraît qu’en adoptant désormais le terme de Gotha appliqué plus spécialement à l’aviation, les Allemands n’ont eu comme but que de tenter une nationalisation de l’aéroplane. Gotha signifierait ainsi « l’instrument des Gothas » et, dans quelques années, paraîtraient à Leipzig d’indigestes in-folios qui prouveraient que l’aviation est une invention allemande.

N’en ont-ils pas usé de même pour l’imprimerie, due au Hollandais Laurent Coster et attribuée par eux à Gutenberg ou Gottinbert, c’est-à-dire « le Goth dans la montagne » ? On le voit, l’imagination boche n’est pas très étendue et le Goth se retrouve partout, comme nous le signalons pour ce qui concerne les Gothas.

Avec la même ruse et la même injustice, les Boches se sont emparés de l’invention de la poudre, due en réalité aux Chinois. Voulant aller jusqu’aux limites de l’absurde, le gouvernement boche a fait insérer dans l’Almanach des Gothas un article généalogique concernant l’argot. Ils espèrent germaniser ainsi du coup le langage des poilus et l’art lui-même en général. L’explication est d’ailleurs curieuse : ils se réclament de Gœthe, de sa langue et de son art qui, au témoignage des innombrables philologues allemands, seraient proprement l’argot et, établissant une confusion préliminaire entre Gœthen et argotique, ils annexeraient du même coup non seulement tout l’art gothique mais encore les chansons de Bruant.

La récente édition de l’Almanach des Gothas mentionne le rétablissement d’un titre de noblesse particulièrement boche et fort ancien. Il est réservé aux femmes qui ont rempli les conditions polygamiques stipulées dans la récente loi d’Empire sur les mariages provisoires. C’est le titre de Gothon sur lequel on nous saura gré de ne pas insister.

Comme on le voit, l’Almanach des Gothas est un annuaire fort bien fait. Il ne contient pas seulement la généalogie des familles nobles ou régnantes. Il ne concerne pas seulement l’aviation. Il contient encore un certain nombre de remarques philologiques de plus haut intérêt.

La remarque la plus curieuse est celle qui concerne l’appellation que les Parisiens ont tout de suite appliquée aux appareils que les Boches appellent prétentieusement des Gothas. Les Parisiens les appellent plus simplement des godasses. Cela vient, paraît-il, du mot sabot qui désigne une chaussure de bois et par extension un petit bateau. Les Gothas sont en bois, blindé de métal il est vrai, ce qui a fait penser à un sabot, mais la forme rappelle plutôt celle de certaines chaussures déformées ou godasses. Et c’est ainsi que le bon sens populaire prive à jamais les Boches de la satisfaction qu’ils espéraient avoir à s’attribuer un jour l’invention de l’aviation. Cette prétention, ils voulaient l’appuyer sur l’étymologie et la philologie. Mais en désignant les Gothas du nom de godasses, les Parisiens ont prouvé leur profonde culture, qui n’a rien à voir avec la Kultur boche. Ils ont trouvé l’origine classique de l’aviation, antérieure aux prouesses de nos aviateurs avant 1914, avant même la fable d’Icare, dans les pantoufles ailées de Mercure, messager des dieux de l’Antiquité, de ces dieux civilisés qui n’avaient rien à voir avec le vieux Gott allemand.

Bulletin des écrivains §

[1916-09 Bulletin des écrivains] L’Hommage aux morts.
Alan Seeger §

Bulletin des écrivains de 1914-1915-1916, nº 23, septembre 1916, p. 3.
[OP2 1321-1322]

Les quotidiens ont rapporté la mort, à la bataille de la Somme, d’Alan Seeger, engagé volontaire à la Légion étrangère et l’un des meilleurs d’entre les jeunes poètes qui honoraient les lettres américaines.

Il était mon ami et collaborait aux Soirées de Paris.

Engagé le 21 août, le soir même il partait pour Rouen où l’on formait un régiment de marche, content, me disait-il, de donner à la France une vie qui pouvait lui être utile.

« Je suis heureux de faire la guerre », ajoutait-il, ce matin du 21 août (la dernière fois que je le vis), « parce que je défends la France, un pays que doivent défendre tous ceux qui ont de nobles sentiments. »

De la France, ce qu’il aimait avant tout, c’est la grâce. Aussi était-il épris de cette époque charmante mais si malade que fut le xviiie siècle.

Pendant la guerre je n’ai eu de nouvelles d’Alan Seeger qu’indirectement, mais j’ai appris que jusqu’au bout il avait fait la guerre avec la même joie superbe qui l’animait lors de son engagement. Au moment de la déclaration de guerre Seeger avait donné à l’impression à Bruges son livre de vers.

Énergiquement réclamé aux envahisseurs de la Belgique par l’ambassade américaine, le manuscrit arriva à Paris justement le lendemain de la mort du poète.

On imprime le livre à cette heure en Amérique et il sera traduit en français.

[1917-12 Bulletin des écrivains] Pour lire.
L’Esprit nouveau §

Bulletin des écrivains de 1914-1915-1916-1917, nº 38, décembre 1917, p. 2.
[OP2 1322]

M. Guillaume Apollinaire vient de préciser dans une conférence qu’il a écrite comment il le comprend. Il a expliqué que :

« Le poète réclame une liberté aussi grande qu’un journal qui peut parler de tout en une seule page. Il en résulte des poèmes synthétiques.

« Il n’y a plus de wagnérisme dans notre âme.

« La littérature nouvelle est nationale et sa liberté admet une discipline. Elle admet les expériences telles que les onomatopées, qui ne sont que des trompe-oreilles, mais ne les confond pas avec les poèmes lyriques, qui seuls comptent.

« La poésie nouvelle est tout étude de la nature et de notre monde nouveau.

« Son grand ressort est la surprise.

« Elle imagine des fables prophétiques que plus tard les inventeurs réaliseront. »

Le Cahier des poètes §

[1913-04/05 Le Cahier des poètes] [Réponse à « Enquête sur “Nos influences” », par Francis Carco] §

Le Cahier des poètes, nº 3, avril-mai 1913, p. 119 (question et réponse d’Apollinaire), 128-129 (conclusion de Carco). Source : Gallica.
[OP2 1500]

Tout récemment l’Intransigeant, prenant l’initiative de demander à certains critiques autorisés quels livres de « jeunes » ils préféraient, nous avons cru bon de retourner la question et de prier les meilleurs écrivains et poètes de notre génération de vouloir bien nous faire connaître à qui allaient — et pour quelles raisons — leurs préférences parmi les volumes de vers et les romans publiés depuis dix ans par nos aînés.

Réponse de
M. Guillaume Apollinaire

Mon cher poète, La Porte étroite, d’André Gide, me parait être le meilleur roman parmi ceux qu’ont publiés nos aînés depuis dix ans.

Les grandes Odes, de Paul Claudel, sont l’ouvrage de poésie le plus important qui ait paru dans le même laps de temps.

[Réponses de Henri Béraud, Jean-Marc Bernard, Francis Bœuf, Claudien, Léon Deffoux, Tristan Derême, Fernand Divoire, Francis Éon, Roger Frêne, André de Gandillac, Gabriel-Joseph Gros, Legrand-Chabrier, Pierre Mac Orlan, Henri Martineau, Michel Puy, Tancrède de Visan.]

Je n’ai pas les scrupules de Tancrède de Visan, et, si je comprends qu’on ne réponde pas toujours à une enquête, c’est moins vis-à-vis de moi-même que des autres que je me trouve embarrassé. Dans la circonstance, il était facile, je crois, de n’embarrasser personne. Aussi, sur l’envoi du questionnaire, à trente des plus intéressants écrivains et poètes de notre génération, seize ont bien voulu nous communiquer leur avis. Il en ressort que Francis Jammes, Paul Claudel et André Gide précèdent dans leur admiration Henry Bataille, Gérard d’Houville et Colette Willy et que les noms d’Anatole France, Paul Adam, Maurice Barrès sont relégués au troisième rang.

Il n’en faut rien déduire de trop rigoureux car une génération chasse l’autre et de très grands écrivains le cèdent sans cesse à de plus jeunes au bénéfice d’une expression nouvelle. Jammes, Claudel et Gide ont une influence indiscutable aujourd’hui et nous souscrivons pleinement à l’hommage qui leur est rendu ici, mais nous n’avons garde d’oublier dans notre admiration Anatole France, Maurice Barrès, Paul Adam qui furent, il n’y a pas si longtemps encore, les maîtres de la jeune littérature. Rien n’est immobile et, comme l’écrivait avec une très grande finesse de jugement M. Roger Frêne1 : « Le sens de la beauté s’est déplacé ; la perfection sera autre. »

Nous pensons d’ailleurs qu’après Jean de Noarrieu, Les Grandes Odes et La Porte Étroite, la génération qui s’affirmera demain trouvera dans Le Beau Voyage et La Vagabonde le plus beau volume de vers et le meilleur roman qu’on ait écrits pour elle Qu’on lise, pour s’en convaincre, ce que cette génération a déjà produit.

Francis Carco.

[1913-07 Le Cahier des poètes] [Paul Fort] §

Le Cahier des poètes, nº 4 (numéro spécial « Paul Fort, Prince des Poètes »), juillet 1913, p. 189 (question), 190 (réponse d’Apollinaire). Source : Gallica.
[OP2 1500]

Le Cahier des Poètes a demandé à un certain nombre d’écrivains ce qu’ils pensaient du Prince des Poètes. Voici les réponses qui nous sont parvenues.

[…]

M. Guillaume Apollinaire

Je pense que Paul Fort est un grand poète dont l’art panique ne cessera de grandir dans l’admiration des hommes.

Comœdia §

[1909-04-25 Comœdia] Petites nouvelles des lettres et des arts.
[Lettre de Guillaume Apollinaire] §

Comœdia, 25 avril 1909, p. 000.
[OP2 1580, 1612]

Nous recevons du bon poète Guillaume Apollinaire une lettre extrêmement intéressante sur le portrait que fit de lui le peintre douanier Henri Rousseau, exposé aux Indépendants, sous le titre : La Muse inspirant le poète.

Apollinaire constate que tout le monde a dit que ce portrait n’était pas ressemblant, mais que tout le monde l’a reconnu. Nous regrettons que le manque de place nous oblige à ne publier qu’un fragment de cette lettre…

« Au demeurant, il eût été impossible que le portrait en question ne fût pas très ressemblant.

« J’ai posé un certain nombre de fois chez le Douanier, et le premier jour avant tout, il mesura mon nez, ma bouche, mes oreilles, mon front, mes mains, mon corps tout entier. Et ces mesures, il les transporta fort exactement sur sa toile, les réduisant à la dimension du châssis. Pendant ce temps, pour me récréer, car il est bien ennuyeux de poser, Rousseau me chantait les chansons de sa jeunesse :

Moi, je n’aim’ pas les grands journaux
       Qui parl’ de politique.
Qu’est-c’ que ça m’ fait qu’ les Esquimaux
       Aient ravagé l’Afrique.
C’ qu’i m’ faut à moi c’est l’Petit Journal,
       La Gazett’ la Croix d’ma mère.
Tant plus qu’ia d’noyés dans l’ canal,
       Tant plus qu’ c’est mon affaire.

ou bien

Aïe ! Aïe ! Aïe ! Que j’ai mal aux dents !

« Et je restais immobile, admirant avec quelles précautions il s’opposait à ce qu’aucune fantaisie, autre que celle qui caractérise sa personnalité, ne vînt détruire l’harmonie de son dessin mathématiquement semblable à la figure humaine qu’il voulait représenter. S’il ne m’avait pas peint ressemblant, le Douanier n’aurait fait aucune erreur ; les chiffres seuls se seraient trompés. Mais l’on sait que même ceux qui ne me connaissent pas m’ont immédiatement reconnu...

« Et le tableau si longtemps médité, tirait à sa perfection ; le Douanier avait fini de plisser la robe magnifique de ma Muse ; il avait achevé de teindre mon veston en noir, ce noir que Gauguin déclarait inimitable, qui ravit Marie Laurencin et qui désespère Othon Friesz ; il s’apprêtait à terminer un ouvrage qui est de la peinture sans aucune littérature, quand il eut tout à coup, pour me faire honneur, une idée nouvelle, une idée charmante, celle de peindre au premier plan une rangée délicate d’œillets du poète.

« Mais, grâce à la science incertaine des botanistes de la rue Vercingétorix, la peinture l’emporta sur la littérature, car, pendant mon absence, le Douanier, se trompant de fleurs, peignit des giroflées... »

La Culture physique §

[1907-02 La Culture physique] La danse est un sport §

La Culture physique : revue bi-mensuelle illustrée de tous les sports, 4e année, nº 50, 1er février 1902, p. 62-68. Source : Gallica.
[OP3 394-402]

Voltaire a dit : « La danse peut se compter parmi les sports, parce qu’elle est asservie à des règles. » C’est aussi un des plus vieux sports de l’humanité et l’un des plus aimés parce qu’il allie toujours le mouvement au plaisir, à la joie et souvent au bonheur.

On le sait, l’Église réprouve la danse. Cependant, nourris de la moelle des auteurs anciens, les pères, aux premiers temps du christianisme ne voyaient dans cet art qu’un plaisir innocent, qu’un délassement recommandable. Ils se souvenaient de Socrate qui, comme exercice, plaçait la danse au-dessus de la lutte et de la course :

« Les coureurs, disait-il, ont de grosses jambes et des épaules maigres, celles des lutteurs s’épaississent en même temps que leurs cuisses s’effilent, tandis qu’en dansant j’exerce tous mes membres à la fois et donne à mon corps de belles proportions. »

Et pourtant la laideur du philosophe était la négation de cette affirmation optimiste. Les arguments habituels en faveur de la danse prirent également une valeur de réfutation, car l’antiquité païenne tout entière fut condamnée comme immorale. On oublia David ballant devant l’arche et tout le bien qu’avaient dit de la danse saint Paul et saint Basile. Les censures ecclésiastiques tentèrent de déshonorer un art qu’on qualifia de diabolique. C’est que l’Église craignait, avec raison, son rôle civilisateur, l’enthousiasme qu’elle suscite et la valeur qu’elle donne à la beauté. On rappela que Salomé n’avait obtenu la tête de Jean-Baptiste qu’en dansant devant Hérode…

La danse resta interdite en principe, mais il fallut bientôt la tolérer. Le peuple ne prenait pas au sérieux les prohibitions ecclésiastiques contre un plaisir qui lui paraissait nécessaire.

L’Église ensuite fit des efforts pour donner à la danse un caractère religieux. Il en reste peu de chose. À Tolède, un corps de danseurs attaché à la cathédrale exécute encore de nos jours des pas devant l’autel. À Echternach, dans le Luxembourg, la fameuse procession dansante fête chaque année saint Willibrod : suivant un vieux rythme de maclotte, les fidèles sautillent — trois pas en avant et deux en arrière — sur un assez long parcours.

À la cour de Charles IX, des bals eurent lieu au chant des psaumes. Diane de Poitiers dansa la volte en chantant le De profundis traduit par Marot. Les ecclésiastiques eux-mêmes ne crurent pas toujours déroger en recommandant la danse ou même en dansant. En 1547, le curé Spangenberg faisait en chaire l’éloge du bal, c’est pour cette raison qu’on dansa pendant les noces de Cana et que probablement Jésus y dansa aussi. Plus tard le cardinal de Richelieu, s’accompagnant de castagnettes dansa la sarabande devant Anne d’Autriche.

Dépouillée de tout mysticisme et de toute solennité, la danse revêt aujourd’hui un caractère très différent de celui qu’elle eut dans les siècles écoulés. Son rôle actuel a été indiqué bien avant notre ère, par Socrate dont j’ai rapporté plus haut les paroles. La danse est aujourd’hui un sport dans toutes les acceptions que ce terme comporte : divertissement autant qu’exercice, elle est en même temps un sport moral.

On ne saurait douter des qualités de la danse considérée comme un exercice.

Elle assouplit et fortifie les muscles, corrige bien des attitudes vicieuses, donne de l’aisance, de l’agilité, de la grâce et de l’élégance. Elle peut remplacer tous les autres sports pour les femmes délicates ou peu courageuses. Les médecins ont toujours, en outre, reconnu à la danse des propriétés médicales. Chez les Grecs on l’ordonnait dans les cas de maladies nerveuses, les névralgies et les céphalalgies. Nicolas Venette, l’auteur du Tableau de l’amour conjugal, se fait le défenseur de bals de noces et recommande aux jeunes mariés l’usage de la danse. De nos jours on la conseille dans le lymphatisme, l’anémie, l’aménorrhée, la neurasthénie, les apepsies. La pratique constante de la danse régularise la circulation du sang et les fonctions respiratoires.

Ses inconvénients sont peu nombreux. On se borne à l’interdire aux trop jeunes enfants, aux vieillards, aux cardiaques, aux tuberculeux, aux asthmatiques, aux herniaires et pendant la grossesse.

Certains professeurs utilisent ce côté médical d’une façon systématique. M. Giraudet, président de l’Académie internationale de la danse, a imaginé une série d’exercices saltants qu’il appelle : la gymnastique-danse. Cette appellation me dispense d’exposer la méthode. Je cite seulement les conclusions de M. Giraudet :

« Tous ces mouvements sont combinés sans brusquerie avec pas de danse correspondant exactement aux mesures de musique. Ce mode d’enseignement permet d’attirer aux sports de la gymnastique et de la danse les tempéraments les plus rebelles. »

« La gymnastique-danse met simultanément en jeu : les pieds, les jambes, les bras, la tête, le corps et toutes les articulations ainsi que tous les muscles. »

Comme on le voit, cette idée n’est point sotte et il se pourrait, qu’un jour, la gymnastique-danse en musique remplaçât au lycée et à la caserne, les ennuyeux exercices d’assouplissement.

Mais la danse n’est pas un sport tout simplement. Son importance morale n’a pas échappé aux historiens. Agent de la civilisation dans le monde entier, nulle part son rôle n’a été aussi prépondérant qu’en Russie. C’est par le ballet et les maîtres à danser que les idées occidentales commencèrent à pénétrer dans l’empire des tsars et l’on peut dire que l’histoire de la Russie est, en somme, l’exposé des variations de la danse dans ce pays. M. Pierre d’Alheim qui a bien compris le rôle du ballet civilisateur en Russie s’est amusé à en dégager l’importance dans son ouvrage : Sur les pointes.

« Catherine régna sur la Russie, écrit M. Pierre d’Alheim, et Menchikof régna sur Catherine. Il aimait l’étranger et tint entrebâillée la porte qu’avaient ouverte Alexis Michel et Pierre. Par cette issue, une danseuse de France, qu’il avait connue à Paris, Mlle Juliette, se faufila : elle apportait les teintures à la mode, les paniers, les cadets, les gondoles, les bourrelets, les fourrés, qu’elle fit valoir en des musettes et des rigaudons. Cela plut, ainsi que la grâce mignarde de M. Ernest qui représentait l’art français à Pétersbourg, aux côtés de Mlle Juliette. Laissez faire, écrira plus tard l’abbé Galiani, un danseur influe plus qu’on n’imagine sur le tout. Il apprivoise, convertit et francise. Il fera connaître Voltaire et Diderot et ces messieurs feront connaître le reste. Catherine Ire fait venir de Paris Mlle Juliette, Catherine II fera venir Diderot. »

Son fils, le tsarévitch Paul, plus laid que ne l’avait été Socrate, voulut imiter Louis XIV qui n’avait pas dédaigné de paraître dans les ballets et que l’on avait vu :

Sous les habits d’un Dieu, danser seul à Versailles
En pas majestueux la grave passacaille.

« Paul dansait très bien, écrit M. Pierre d’Alheim. Il débuta en mil sept cent soixante-cinq dans un ballet, avec des officiers et des gens du monde, une demoiselle d’honneur, Mlle Hitrovo, et la princesse Klevanska.

« Il composa ainsi des ballets comme de nos jours Guillaume II compose des quadrilles. Mais sur le trône, Paul le Ténébreux abandonna la danse qui reparut avec éclat sous Nicolas Ier. Il fut appelé : “Le père de la danse”. Pendant son règne on admira à Pétersbourg la Taglioni, Fanny Elssler vint danser la cachucha, le zapateado en costume andalou et la cracovienne en petite veste soutachée à la polaque. Le tsar se passionna pour les pas espagnols et, malgré la Pologne, prit plaisir à la danse polonaise. Daumier, notre grand Daumier, s’est souvent moqué de Nicolas qui faisait danser par ordre ses courtisans pétropolitains :

« “Voyons général, vous savez que je veux que l’hiver soit très gai cette année, à Saint-Pétersbourg… Si vous n’êtes pas plus rigolo, je vous fourre aux arrêts pour trois mois.” »

C’était en 1845…

Encourager la danse : y a-t-il rien de plus moral ? N’est-ce pas arracher les jeunes gens aux bars, aux brasseries où ils s’alcoolisent ? N’est-ce pas leur permettre d’ébaucher des mariages ?

L’alcoolisme et la dépopulation, ces plaies de la France, trouveraient dans la multiplication des bals et soirées dansantes un remède certain, sinon absolu. Et cela suffit, je pense, à montrer l’importance morale d’un exercice à la fois sain et divertissant.

Cependant, la danse n’est pas seulement propre à régénérer l’esprit de famille et à fortifier la tempérance. En forçant les jeunes gens à une tenue élégante, à un maintien assuré, elle a le pouvoir de vaincre la timidité qui cause tant de désagréments dans la vie.

Vestris, guéri par un médecin nommé Portai, ne sut pas mieux témoigner sa reconnaissance qu’en lui enseignant la danse et le maintien. Il avait remarqué que très timide, Portai n’entrait dans la chambre d’un malade que d’un air gauche, ce qui faisait douter de sa science. Guéri de sa timidité, Portai devint le médecin à la mode et fut pendant la Restauration premier médecin du roi.

D’autre part, et ce doit être dans une démocratie un argument d’une grande valeur morale, la danse donne et conserve la beauté. Il est banal de constater que les ballerines ont toutes la jambe belle. Mais cette perfection n’est pas dévolue aux danseuses de profession seules. Tous ceux qui font de la danse un usage constant ont part à cette beauté. Les bras, le cou, le buste ne sont pas moins bien partagés, ils participent aux bienfaits d’un sport qui met en mouvement d’une façon régulière et modérée tous les membres à la fois.

On a écrit de nombreux ouvrages sur la callipédie, qui est l’art d’avoir de beaux enfants. La meilleure méthode existe depuis longtemps : c’est la danse.

Parents, pour que vos enfants soient beaux, hardis, agiles, gracieux, bien portants, faites-leur apprendre la danse, dès l’âge de neuf ou dix ans !

Préparez des générations d’une beauté fière ; mais, ne l’oubliez pas, vous n’atteindrez votre but que si ce sont des générations de danseurs.

Je ne veux pas cesser d’écrire au sujet de l’influence de la danse sur les mœurs, sans rapporter une prophétie inédite de Guillaume II qui, à Crefeld, au dernier congrès de la danse, dit à M. Giraudet :

« La danse qui rapproche les gens pourra un jour rapprocher les peuples. »

C’est vague, dira-t-on, mais l’imprécision n’est-elle pas le propre de tous les oracles.

À partir du xviie siècle, la danse n’a cessé d’évoluer de façon à devenir un sport et les maîtres à danser sont pour beaucoup dans cette évolution.

Depuis le grave Beauchamps, professeur de Louis XIV, « docteur de l’Académie de l’art de la danse », en passant par les maîtres à danser du xviiie siècle et du premier Empire qui, efféminés et trop galants, portaient à travers le monde le renom de la grâce française et allaient montrer à danser en ville avec, dans la poche, leur poche (petit violon que l’on ne voit plus que dans les musées), on arriva sous Napoléon III à une époque de décadence. Quelques maîtres suivaient la grande tradition ; les autres clients de Mabille, du Château-Rouge, dansaient le chahut ou le cancan après avoir enseigné la polka et la mazurke.

« Le maître de maintien du second empire, dit M. Molina da Silva dans La Grâce et le Maintien français, était en général un garçon déluré, bien bâti, beau danseur, mais en somme un type de commis voyageur. Il avait quelque chose d’un Gaudissart, moins les voyages. »

La poche et les violons étaient loin et quelques maîtres montraient à danser aux accents éclatants du cornet à piston.

De nos jours, le maître de danse, correct et travailleur, recherche les nouveautés, en invente et organise des congrès pour répandre et améliorer son art.

Notre époque a vu bien des danses jouir d’une faveur soudaine et disparaître tout d’un coup. De nouvelles danses de spectacle eurent des interprètes qui touchaient au génie. Le chahut triompha longtemps avec La Goulue, Grille-d’Égout, Nini-Patte-en-l’Air qui, comme Talma, eurent souvent pour public un parterre de rois, et qu’Édouard VII, alors prince de Galles, n’a certes pas oubliées. La Loïe Fuller fit des miracles ; elle joua avec le feu ; il lui prit la vue. Isadora Duncan, qui marche chaussée de sandales exactement copiées sur celles que portaient les danseuses grecques, danse les pieds nus et ressuscite les danses helléniques, et ses pas, réglés sur les motifs qui décorent les vases antiques sont d’une scrupuleuse exactitude. Cependant sa tentative d’évoquer par des pas et des attitudes les valses, les préludes et les nocturnes de Chopin, n’a pas été du goût de tout le monde. Le spirituel et regretté Georges Vanor écrivait :

« Isadora Duncan cette artiste chorégraphique qui s’imagine qu’il y a une corrélation entre les amazones et les polonaises et qui mime une chasse au sanglier sur de la musique de Chopin2. »

Jeanne Nidoux a tenté d’imposer aux salons la gracieuse danse du voile. Miss Ruth a rappelé les mystères de l’Inde avec ses danses dont les mouvements commençant au bout des doigts se communiquent au corps, bien que les jambes y aient moins de part que les bras.

Mais ce ne sont là que des danses de théâtre, elles n’ont rien à voir avec le sport qui nous intéresse.

Le monde dansant se divise en trois classes que j’appellerai selon les maîtres à danser : les salons, la société (c’est-à-dire la bourgeoisie) et le peuple.

Les danses en vogue dans les salons sont aujourd’hui : le boston américain à trois temps, celui à deux temps, la valse viennoise, le pas d’Espagne, la baronne, le pas de deux, le pas de trois, le pas de quatre, le moulinet du pas de quatre, la Rousse-Kaya, la flirt-danse, la Berline de la cour, le quadrille de l’empereur. On se familiarise également dans les salons modernes avec les danses de caractère, telles que la pavane, le menuet, la gavotte. On ne néglige pas, non plus, les pas qui ont la faveur de la société. Ce sont les divers quadrilles, la polka, la mazurka, la Scottish, la valse. La bourgeoisie, depuis quelque temps, s’est mise aussi à bostonner. Il est bon de dire que la position des danseurs marque actuellement la grande différence entre la danse des salons et celle de la société. Dans les salons on n’admet plus que la position américaine. Les danseurs s’enlacent du bras droit et se tiennent mutuellement le coude droit par la main gauche. Cette position a le grand avantage de laisser plus de liberté aux mouvements, elle permet aussi aux tailles de se redresser. Par là, elle semble plus sportive. Il faut souhaiter qu’on l’adopte non seulement dans la société, mais aussi dans le peuple.

Celui-ci est le véritable maître en matière de danse. Il invente, il adopte, mais avant tout, il aime le mouvement.

La sarabande qui, en Espagne, était une danse populaire presque indécente devint, à la cour de France, la danse noble et grave par excellence. La gavotte était une danse populaire du Dauphiné, elle doit son nom aux habitants de Gap : les Gavots.

Qu’elle vienne de l’ancienne volte provençale ou qu’elle soit issue du langaus allemand, l’origine populaire de la valse est indéniable. Au contraire des autres pas cette danse a subi plutôt l’influence des musiciens comme Weber qui en modifia le caractère en 1819 et comme Strauss qui la perfectionna, ensuite celle des maîtres à danser.

La scottish et le pas de quatre sont d’origine écossaise. La polka fut inventée vers 1830 par une paysanne de Bohême. Importée en France par Raab dès 1840, elle fit bientôt fureur et l’on chantait en 1842 :

Allons donc, frappez du talon.
Ébranlez théâtre et salon,
Tra la la
Dansez la polka
Dansera
Demain qui pourra
Faites sonner vos éperons
Levez la jambe et nous rirons.

La mazurka peu après vint de Pologne :

« Oh ! la Mazourka !… dit un monologue de l’époque, danse pleine d’abandon et qui montre une femme telle qu’elle est… gracieuse toujours, balançant la basquine sur la hanche et se cambrant comme une Andalouse de Mossieur Monpou !… »

D’origine anglaise, la contredanse ou quadrille est essentiellement populaire, l’étymologie du mot l’indique : country-danse c’est-à-dire danse de la campagne.

D’origine populaire aussi, le cake-walk : cette danse du gâteau qui, inventée par les nègres des États-Unis, fut la folie de l’année 1904.

Aujourd’hui, en dehors des danses nationales, la faveur populaire va avant tout à la matchiche.

C’est la danse nouvelle.
Mademoiselle.

Son origine populaire ne fait point de doute et c’est aux spectacles démocratiques des cafés-concerts qu’elle doit sa popularité.

Elle nous arrive de l’Espagne. Son nom vient de macho : « mâle, vigoureux, énergique », ou de machuchar : « écraser, briser, meurtrir »… les cœurs sans doute.

Je mets de côté machucho : « sensé, prudent » ; cependant le mot matchiche pourrait en être dérivé par antiphrase. Mais personne ne m’en voudra d’avoir écarté macizo qui signifie : « massif, épais ».

Venue d’Espagne ou imitée des danses espagnoles, la mouillette partage avec la matchiche les faveurs populaires. Son nom paraît une corruption de muleta3 qui a divers sens. J’écarte celui d’étoffe d’une bannière ou d’un drapeau. Dans son deuxième sens, muleta est usité en tauromachie. J’en donne l’explication pour ceux de mes lecteurs qui ne sont pas aficionados.

On appelle muleta un morceau de drap rouge rond ou carré, percé au centre. Le matador place cette étoffe sur un petit bâton et s’en sert pour préparer et diriger le taureau. Muleta signifie aussi béquille et c’est ce dernier sens qui est le bon, je crois, pour l’étymologie de la mouillette. On peut se figurer aisément que cette danse mime d’une manière dégagée les déhanchements d’un béquillard. Le mot béquille parut aussi dans les chansons du xviiie siècle dans une acception très libre et, de nos provinces, la célèbre chanson : La Béquille du père Barnaba peut fort bien avoir passé en Espagne qui nous la rend au xxe siècle sous le nom de mouillette.

Le peuple continue aussi à danser le cake-walk, la kraquette, le polo, l’agrach, le boston des épileptiques, sans abandonner les danses devenues traditionnelles : la valse, la polka, la mazurka.

Qu’on me permette en terminant de formuler deux souhaits.

Que dans l’avenir la danse soit protégée à l’armée. En Allemagne, pendant les marches, à chaque halte, les soldats organisent des danses qui les distraient, les reposent et les maintiennent en forme, mieux que l’immobilité au bord d’un fossé.

Qu’à l’avenir, la danse soit considérée comme un complément de l’éducation, que les pouvoirs publics la regardant comme un sport utile, un facteur de la santé du corps et de l’esprit, l’inscrivent dans les programmes des lycées de jeunes gens et de jeunes filles. Qu’on ne la mette cependant pas au nombre des matières dont la science est exigée dans les examens et aux concours.

Qu’elle reste ce qu’elle est et ce qu’elle doit être : un exercice hygiénique, une gymnastique récréative, un sport artistique, moral et joyeux.

[1907-03 La Culture physique] Guy de Maupassant athlète §

La Culture physique : revue bi-mensuelle illustrée de tous les sports, 4e année, nº 52, 1er mars 1907, p. 116-119. Source : Gallica
[OP2 1195-1202]

Athlète accompli mais surmenant à la fois son corps et son esprit, Maupassant devint fou. Entraîné à tous les sports, il réserve son admiration pour le tir au pistolet.

Parce qu’il consacra une importante partie de son existence à son développement physique, Guy de Maupassant n’a point cessé d’occuper l’attention des hommes de sport, mais comme une pénible anomalie, comme une contradiction sportive plutôt que comme un modèle, un exemple indubitable. C’est qu’en effet il mourut la raison obscurcie, ce robuste Normand, orgueilleux de son corps et qui réalisa en littérature les conceptions un peu étroites de Flaubert.

Maupassant qui, par certains côtés de son talent, se rattache à la tradition la plus française sinon la plus classique, et qui, à cause de sa fidélité à suivre la discipline réaliste, est donné aujourd’hui encore pour un parangon de santé spirituelle, termina ses jours en accès de frénésie et en divagations dont il décrivit les affres dans une nouvelle : Le Horla,qu’en état de santé mentale un Français n’aurait pas écrite mais qui, due à un Américain, à un Anglais ou même à un Allemand n’accuserait qu’un peu de misère morale peut-être, mais certes aucune folie.

La jeunesse de Maupassant fut vigoureuse et splendide. Il s’adonna avec passion aux sports de la mer et développa ses muscles par la rame, par les exercices de la voilure, par la nage, par la pêche. Qu’il aimait la mer ! Plus tard et plus luxueusement, il lui demanda de le bercer et de lui donner cette solitude dont, malade, il se sentait sans cesse le besoin. Enfant, il partait avec les marins d’Yport et passait des nuits à lever les filets. Les tempêtes ne l’effrayaient point. Les pêcheurs l’adoraient et, le trouvant courageux et assez exercé, l’emmenaient avec eux par les plus gros temps.

Il ramait aussi sur les étangs où il péchait et chassait. Car la chasse aussi fut toujours un de ses sports favoris. Elle lui inspira de nombreuses nouvelles : « La Bécasse », « Un coq chanta », « Le Loup », « Les Bécasses », etc. Le cheval lui plut également dès sa jeunesse. Chevauchées, efforts musculaires, courses à pied, toutes ces manifestations d’une vie intense lui donnèrent la santé, la vigueur, cette carrure solide et ce cou puissant dont il était fier.

 

Adulte, il suivit la méthode qui avait réussi à l’adolescent. Secrétaire particulier de M. Bardoux, ministre de l’Instruction publique, bureaucrate au ministère de la Marine, il nous apparaît dans ses biographies comme un solide garçon, joyeux, un peu brutal.

C’est à cette époque qu’il s’éprit d’une rivière. Il l’aima plus sans doute qu’il n’aima les femmes pour lesquelles il professa toujours un mépris qu’on a souvent signalé.

« Ma grande, mon unique passion, a-t-il écrit, pendant dix ans, ce fut la Seine. »

C’était l’époque des fameux samedi et dimanche, « les jours sacro-saints du canotage » dont parle la correspondance de Flaubert. Ces jours-là, tout labeur intellectuel cessant, le jeune écrivain les donnait tout entiers à la Seine, buvant son eau, mangeant son poisson chez Fournaise, au pont de Chatou.

Sur une yole : La Feuille à l’envers,achetée à cinq si l’on en croit une nouvelle : « Mouche », achetée avec le seul Léon Fontaine, d’après un biographe, Maupassant se surmenait à canoter des journées entières.

Il avait voulu habiter au bord de la Seine. Chaque matin, debout avant l’aurore, il s’en allait sur l’yole, fumant sa pipe, et ne prenait le train pour se rendre au ministère qu’après avoir sérieusement exercé ses muscles.

C’était un véritable athlète qui oubliait toute modestie dès qu’il s’agissait de sa force physique. Il racontait avec complaisance ses exploits de rameur et se vantait d’avoir descendu la Seine de Paris à Rouen en ramant et transportant deux amis.

Il s’entraînait à la nage dont il aimait le complet effort musculaire et partait aussi à pied, car c’était un marcheur intrépide que quatre-vingts kilomètres n’effrayaient point. On sait qu’il parcourut pédestrement l’Auvergne, la Bretagne, la Suisse et la Corse dont mieux que lui notre Albert Surier sut distinguer et pour ainsi dire découvrir les beautés nettes et ensoleillées :

« Quoi de plus doux que de songer en allant à grands pas ! Partir à pied quand le soleil se lève, et marcher dans la rosée, le long des champs, au bord de la mer calme, quelle ivresse ! » C’est ainsi qu’il célébrait la griserie du grand air.

 

Ensuite, vint la gloire, la fortune conquises par un travail acharné et une entente parfaite des affaires (il ne faut pas oublier que Maupassant était normand).

Les goûts alors deviennent plus raffinés. Au lieu de la Seine, il lui faut la mer, comme dans sa jeunesse. Au lieu de La Feuille à l’enversil possède le Bel ami.

Sa passion des voyages se développe, elle est un besoin de son tempérament. Il se surmène et se livre à des excès de toute nature. Les voyages lui permettent un retour momentané à la vie simple, à l’existence animale. Il visite la Sicile, l’Algérie, la Tunisie, l’Italie, l’Angleterre.

« Je sens que j’ai dans les veines le sang des écumeurs de mer. Je n’ai pas de joie meilleure, par des matins de printemps, que d’entrer avec mon bateau dans des ports inconnus, de marcher tout un jour dans un décor nouveau, parmi des hommes que je coudoie, que je ne reverrai point, que je quitterai, le soir venu, pour reprendre la mer, pour m’en aller dormir au large, pour donner le coup de barre du côté de ma fantaisie, sans regret des maisons où des vies naissent, durent, s’encadrent, s’éteignent, sans désir de jamais jeter l’ancre nulle part, si doux que soit le ciel, si souriante que soit la terre. »

Cette citation des souvenirs de Mme de Maupassant recueillie par M. Lumbroso nous montre assez la façon dont l’écrivain aimait les voyages, non pour ce qu’on apprend ni pour les nouveautés qu’on rencontre, mais parce qu’ils donnent la solitude, la santé morale et physique.

En route, il observe surtout ce qui a rapport à la force, à l’adresse.

Il remet au point la légende de l’évasion périlleuse de Bazaine :

« Bientôt je gagnai l’abri des îles et je m’engageai dans le passage, sous le château fort de Sainte-Marguerite.

« Sa muraille droite tombe sur les rocs battus du flot et son sommet ne dépasse guère la côte peu élevée de l’île. On dirait une tête enfoncée entre deux grosses épaules !

« On voit très bien la place où descendit Bazaine. Il n’était pas besoin d’être un gymnaste habile pour se laisser glisser sur ces roches complaisantes. »

Maupassant riche et glorieux arrive à l’époque douloureuse de son existence. Le jeune homme, épris d’exercices athlétiques, soucieux de sa force et de sa santé, est devenu un malade, un misanthrope demandant le ressort moral et physique à l’éther, à la cocaïne, à la morphine, au haschisch, à l’opium. Ce n’est pas qu’il ne déplore de recourir à ces excitants artificiels et dans Sur l’eauil parle des « visions un peu maladives de l’opium », mais il sent que sa vigueur s’en va ; factice ou non, il lui faut avoir de la force. Et, conséquence de cette hygiène déplorable, son cerveau s’épuise, la folie le guette…

 

En même temps que ses forces déclinaient, Maupassant se demandait à quoi pouvaient servir l’énergie, la santé et le bonheur physique. Dans son étude sur Flaubert il laisse échapper un cri de malade :

« Les gens tout à fait heureux, forts et bien portants sont-ils préparés comme il faut pour comprendre, pénétrer, exprimer la vie, notre vie si tourmentée et si courte ? Sont-ils faits, les exubérants, pour découvrir toutes les souffrances qui nous entourent, pour s’apercevoir que la mort frappe sans cesse, chaque jour, partout, féroce, aveugle, fatale ? »

C’est ainsi qu’à la fin de sa vie Salomon s’écriait : « Vanité des vanités et tout est vanité ! »

Et ce misogyne qui n’utilisa les femmes que pour son plaisir, en les méprisant, se met à manifester une misanthropie noire.

Comme il maltraite cette pauvre humanité moderne !

Mais il faut l’avouer, Maupassant avait raison le jour où il écrivit cette page de Sur l’eau qui restera comme le programme de ce que physiquement l’homme doit être et ne pas être. Cette diatribe d’un malade qui tut beau et fort ne nous paraît plus, avec le recul des années, qu’un raisonnable appel en faveur de la beauté corporelle :

« Dieu que les hommes sont laids ! Pour la centième fois au moins je remarquais au milieu de cette fête que, de toutes les races, la race humaine est plus affreuse. Et là-dedans une odeur de peuple flottait, une odeur fade, nauséabonde de chair malpropre, de chevelure grasse et d’ail, cette senteur d’ail que les gens du Midi répandent autour d’eux par la bouche, par le nez et par la peau, comme les roses jettent leur parfum.

« Certes les hommes sont tous les jours aussi laids et sentent tous les jours aussi mauvais, mais nos yeux habitués à les regarder, notre nez accoutumé à les sentir ne distinguent leur hideur et leurs émanations que lorsque nous avons été privés quelque temps de leur vue et de leur puanteur.

« L’homme est affreux ! Il suffirait, pour composer une galerie de grotesques à faire rire un mort, de prendre les dix premiers passants venus, de les aligner et de les photographier avec leurs tailles inégales, leurs jambes trop longues ou trop maigres, leurs faces rouges ou pâles, barbues ou glabres, leur air souriant ou sérieux.

« Jadis, aux premiers temps du monde, l’homme sauvage, l’homme fort et nu, était certes aussi beau que le cheval, le cerf ou le lion. L’exercice de ses muscles, la libre vie, l’usage constant de sa vigueur et de son agilité entretenaient chez lui la grâce du mouvement qui est la première condition de la beauté, et l’élégance de forme que donne seule l’agitation physique. Plus tard, les peuples artistes, épris de plastique, surent conserver à l’homme intelligent cette grâce et cette élégance par les artifices de la gymnastique. Les soins du corps, les jeux de force et de souplesse, l’eau glacée et les étuves firent des Grecs de vrais modèles de beauté humaine ; et ils nous laissèrent leurs statues, comme enseignement, pour nous montrer ce qu’étaient les corps de ces grands artistes.

« Mais aujourd’hui, ô Apollon, regardons la race humaine s’agiter dans les fêtes ! Les enfants, ventrus dès le berceau, déformés par l’étude précoce, abrutis par le collège qui leur use le corps à quinze ans en courbaturant leur esprit avant qu’il soit nubile, arrivent à l’adolescence avec des membres mal poussés, mal attachés, dont les proportions normales ne sont jamais conservées.

« Et contemplons la rue, les gens qui trottent avec leurs vêtements sales ! Quant au paysan, Seigneur Dieu ! Allons voir le paysan dans les champs, l’homme-souche, noué, long comme une perche, toujours tors, courbé, plus affreux que les types barbares qu’on voit aux musées d’anthropologie.

« Et rappelons-nous combien les nègres sont beaux de forme, sinon de face, ces hommes de bronze, grands et souples, combien les Arabes sont élégants de tournure et de figure ! »

Personne, aujourd’hui même où l’on comprend le rôle social des sports, l’importance de la culture physique, personne ne saurait mieux parler de la beauté humaine.

Eh bien ! ce Maupassant qui, nous venons de le voir, était peiné de devoir coudoyer la laideur, ce Maupassant qui pratiqua tous les sports de son temps n’a pas de termes assez méprisants pour les ravaler. Je le disais plus haut, Maupassant n’est qu’une anomalie, une contradiction sportive. Fort et beau, il eût dû pour mourir demander à Dieu comme le Moïse d’Alfred de Vigny :

Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre.

Il eût dû devenir centenaire et meurt fou dans la force de l’âge.

Il eût dû louer les sports et ne vante que ceux pratiqués dans l’Antiquité. Pour ceux de son temps, lisez ce qu’il a écrit dans la préface des Tireurs au pistolet,du baron de Vaux :

« Il est à remarquer qu’on est en général infiniment plus fier des supériorités physiques que des supériorités morales. Il existe dans Paris une armée d’artistes de grande valeur à qui leur art semble presque indifférent, qui n’en parlent guère et semblent le considérer comme une simple profession ; tandis qu’on ne peut causer dix minutes avec eux sans qu’ils célèbrent leur force et leur adresse. Les uns lèvent des poids d’athlètes, les autres excellent à l’escrime ; ceux-ci boxent ou pirouettent sur des trapèzes à la façon des gymnasiarques ; ceux-là, dès que vous leur avez été présenté vous font tâter obstinément leurs biceps, ou se promènent sur les mains autour de vous, rendant ainsi difficile toute conversation suivie.

« On pourrait même établir une sorte de classification suivant les métiers. Les peintres, en général, aiment l’épée et la pratiquent avec succès, à l’imitation sans doute de M. Carolus-Duran ; les sculpteurs sont des gens de force, qui préfèrent les pesants haltères, les barres parallèles et les trapèzes.

« Sitôt que dans la rue une voiture chargée de pierres ou un omnibus couvert de monde demeurent immobiles à quelque montée trop rude, malgré l’effort des chevaux épuisés, on voit soudain sortir de la foule quelque monsieur fort élégant qui s’approche d’un air tranquille et saisit la roue avec grâce : et la voiture immédiatement se remet en marche, tandis que le sauveur se perd au milieu des spectateurs stupéfaits. Cet homme, ce chevalier errant des charrettes embourbées, est presque toujours un sculpteur ; et il a plus d’orgueil au cœur, plus de joie intime et profonde, plus de vaniteuse satisfaction dans l’âme pour les omnibus qu’il a remis en marche que pour tous les légitimes succès gagnés à coups d’ébauchoirs et de talent.

« Aussi prenons garde quand le hasard nous met en rapport avec quelque artiste dont les mœurs nous sont inconnues. Soyons prudents et circonspects ; ne parlons jamais de boxe si nous ne voulons point recevoir dans le nez quelque horion formidable qui nous démontre un coup imparable en même temps que la puissance musculaire de notre nouvelle connaissance.

« Ne prononçons jamais le mot “bâton”, si nous ne voulons point voir notre compagnon s’emparer aussitôt de notre canne et nous expliquer des attaques savantes qui jettent au ruisseau notre chapeau défoncé et nous font pleuvoir sur le crâne, malgré nos bras étendus, une grêle de coups douloureux.

« Or, de tous les exercices d’adresse, il n’en est qu’un seul innocent, privé de tous ces désagréments, un seul qu’on ne peut exercer contre le spectateur inoffensif : c’est le pistolet. Et voilà pourquoi il doit être mis indubitablement au premier rang.

« Mais il a encore d’autres avantages. Comme l’escrime, il exige une étude patiente, une rare habileté ; il donne, plus que tout autre, la joie de la difficulté vaincue, la sensation de l’adresse triomphante ; il n’exige ni partenaire, ni professeur, ni changement de costume, ni mouvements désordonnés, enfin, comme il n’est point classé parmi les exercices hygiéniques, il n’est point pratiqué par le premier venu. »

Pauvres exercices hygiéniques, vous voilà ridiculisés de façon aristocratique ! Pauvre Feuille à l’envers,sœur des yoles, chargées de calicots farauds, d’ouvrières endimanchées ! Pauvre marche à pied, sport du chemineau ! Pauvre, pauvre Maupassant !

Le Cri de Paris §

[1905-12-17 Le Cri de Paris] Le valet de chambre de M. Étienne §

Le Cri de Paris, 17 décembre 1905, p. 000.
[OP3 390-391]

Emmanuel Kant estimait tout particulièrement son domestique, le fidèle Lampe. M. Étienne n’estime pas moins son valet de chambre.

Avant de quitter le ministère de l’Intérieur, il l’a promu inspecteur général de la Sûreté. Un poste assez important.

Personne, sauf l’Écho de Maubeuge, ne s’est plaint de cette nomination, toute naturelle en somme. Mais ce qu’on ne sait pas, c’est la façon charmante dont le nouvel inspecteur est entré en fonction.

Il s’en fut trouver son chef, M. Hennion, et lui dit : « Monsieur a-t-il quelque chose à me commander ? Je suis aux ordres de Monsieur. »

M. Étienne riait aux larmes en racontant cette anecdote. C’était le soir où il fut nommé ministre de la Guerre. Il dînait chez des amis qui avaient eu l’attention de ranger sur la nappe de petits régiments de soldats de plomb.

[1906-01-28 Le Cri de Paris] Billet du vieux diplomate §

Le Cri de Paris, 28 janvier 1906, p. 000.
[OP3 391-392]

J’ai rencontré un Albanais, gentilhomme, car il tient son titre par collation des anciens sultans. Comme j’ai la vue basse, il m’a reconnu le premier.

Grâce à lui, en 1877, pendant un voyage à petites journées, de Valone à Janine, je m’étais tiré d’un mauvais pas où m’avait jeté l’étourderie de mon valet de chambre français : le sieur Mollet. Je m’en suis aussitôt souvenu et lui ai tendu les mains en citant les vers de Ronsard sur Scanderbeg :

Ô l’honneur de ton siècle ! ô fatal Albanois
Dont la main a desfait les Turs vingt et deux fois…

Il m’a raconté l’histoire d’un prétendant au trône d’Albanie, le prince Ghika, qui, dans les journaux qui lui sont dévoués, fait qualifier sa femme de princesse royale d’Angleterre. Elle est la fille d’un riche fermier australien, d’origine irlandaise.

Après le tremblement de terre qui détruisit Scutari, cet été, le prince annonça au comité de secours formé en Italie, qu’il souscrivait pour une somme de dix mille lires. On les attend encore.

Il comptait sans doute les payer au moyen de la monnaie fiduciaire dont il a fabriqué dernièrement quelques millions, en compagnie d’un aventurier scutarin, avec lequel il est maintenant brouillé.

Il s’agit d’un prêtre scutarin, fils de Toné, la fameuse courtisane scutarine pour laquelle le roi Victor-Emmanuel (non pas celui qui règne, mais il re galantuomo) eut une courte passion.

Gaspard Jakova Merturi, recueilli par les jésuites de Scutari, entra dans leur Compagnie. Il se défroqua ensuite et prit le titre de professeur comte Vladan. Il fonda alors à Rome l’Araldo d’Albania, et soutint tour à tour le prétendant marquis d’Aladro et le prince Ghika.

Gaspard Jakova et le prince Ghika avaient fondé un comité qualifié Kombi (la nation). Cette vaste association se composait de deux membres ; mais ils menaient plus de bruit que deux cents. Maintenant, ils se sont disputés et le prince Ghika a exclu le professeur comte Gaspard Vladan du comité Kombi ; de son côté, le Jakova a exclu le prince. Ces bouffonneries ont été interrompues par l’affaire des billets de banque. Le prince s’en est tiré grâce à son frère, l’honorable député roumain. Mais le prêtre scutarin a dû s’enfuir à Athènes.

De sa retraite, il a insulté et calomnié un Albanais estimable, Faïk bég Konitza, qui habite Londres. Si l’Albanie était un État, il en serait sans doute le premier ministre. Albanologue, sanscrististe et même, je crois, yamatologue, le bég Konitza est connu des savants de l’Europe entière. Pour se délasser, il écrit en français des essais remarquables qu’il signe de pseudonymes divers. Le sultan l’a condamné trois fois à mort.

Le bég Konitza, après avoir été grossièrement injurié par dom Jakova, lui proposa une rencontre sur la frontière franco-suisse. Mais le professeur comte Vladan préfère des ébats moins dangereux avec les Alcibiades des écoles attiques.

Au demeurant, c’est un antiphysique qui s’est tiré lestement de quelques procès qu’on lui intentait pour avoir estropié des jeunes gens auxquels il donnait des leçons, et qui appartenaient aux meilleures familles de Rome.

La Démocratie sociale §

[1909-12-18 La Démocratie sociale] Giuseppe Giacosa §

La Démocratie sociale, 18 décembre 1909, p. 000.
[OP2 1156-1161]

L’auteur de « Comme les feuilles » triomphe au Théâtre de l’Odéon. Du Parnasse au réalisme

Giacosa eut le bonheur de vivre à une époque où le théâtre italien était tombé dans une profonde décadence.

La scène était livrée un peu partout à la comédie en patois. On se demandait si l’unité de langage allait suivre l’unité nationale. Chaque dialecte avait ses auteurs et l’entreprise eût été hasardée de vouloir faire réussir une pièce en italien. Ce qui paraissait impossible réussit grâce à la poésie ; car si l’on eût en vain demandé aux spectateurs des applaudissements pour une pièce italienne, en prose, comment exiger qu’un poète écrivît en quelque dialecte que ce fût et en vers une pièce se passant au Moyen Âge ? Le public comprit tout cela et l’Italie entière applaudit la partie d’échecsde Giuseppe Giacosa.

« Une partie d’échecs »

Cet acte en vers est imité des pièces de nos poètes parnassiens. On a comparé le succès d’Une partie d’échecsà celui du Passant deCoppée. On pourrait comparer les deux pièces. Ce sont des divertissements de bonne compagnie, divertissements un peu fades : Moyen Âge de bonbonnière, Renaissance de vignette romantique. Toutefois, le succès de la pièce de Giacosa s’explique par des raisons d’un ordre très élevé. Il marque une renaissance du théâtre italien, et, qui plus est, du théâtre en vers. Désormais, le Risorgimentoest complet. L’Italie ressuscitée n’est plus muette. Elle a recouvré la parole. Le langage italien retentit de nouveau sur les tréteaux d’où l’en ont chassé le vénitien, le piémontais, le bolonais, etc.

La plupart des Italiens connaissent par cœur le prologue d’Une partie d’échecs.Ce sont des vers parnassiens sans grande originalité mais fort agréables, comme les vers du Passant.Nous avons mieux maintenant dans un genre pire. La mauvaise poésie parnassienne a fait des progrès étonnants en France, surtout au théâtre. Il paraît que l’Italie n’est pas moins bien partagée que nous sur ce point et que certaine pièce de M. Sem Benelli, mise en vers français par un académicien, prouvera bientôt à Paris que l’Italie n’a rien à lui envier en fait de faux théâtre poétique.

Le succès d’Une partie d’échecsparaissait avoir mis définitivement Giacosa dans sa voie. Il écrivit encore un certain nombre de pièces conventionnelles, se passant dans ce Moyen Âge idéal des beaux costumes, des pages, des châtelaines et des noms ronflants. Giacosa composa successivement : Triomphe d’amour, Frère d’armes, La Dame de Challant, Le Comte rouge,etc.

« Triomphe d’amour »

Toutes ces pièces eurent du succès et tout particulièrement Triomphe d’amour,où l’on voit une certaine Diane d’Alteno jurer de ne pas se marier. Elle est aimée par Hugues de Montsoprano qu’elle refuse d’épouser. Cependant, malgré elle, son cœur est épris de celui qu’elle dédaigne. Un soir, on frappe au château : « C’est un pauvre pèlerin égaré qui demande un abri contre la tempête. » Le pèlerin entre, il annonce le mariage d’Hugues de Mont-soprano « avec la fille du comte de Valesca ». Aussitôt, Diane s’évanouit. Quand elle revient à soi, le pèlerin a enlevé sa fausse barbe et son manteau. C’est Hugues lui-même. Il épousera la belle Diane.

« Le mari amant de sa femme »

Cet art était en vérité trop superficiel et trop banal. Giacosa s’était égaré en voulant appliquer les règles de la dramaturgie parnassienne. Il changea de manière et, au lieu de chercher d’illusoires héros dans un Moyen Âge de convention, il s’efforça de regarder son temps face à face. Une pièce de transition, en vers, Le Mari amant de sa femme, représentée en 1879, marque la transformation du parnassien Giacosa en auteur réaliste.

Le réalisme d’Augier et de Dumas

Son réalisme est celui d’Augier, de Dumas fils, les vrais maîtres du théâtre au xixe siècle. Leur influence s’exerçant dans le Nord a produit Ibsen, dont le théâtre, sans eux, n’aurait eu sans doute aucune consistance, aucune apparence contemporaine. En Italie, cette influence n’a pas pour objet un talent de premier ordre comme le grand Scandinave, mais elle éloigne Giacosa de la poésie de pacotille pour le tourner vers un art plus humain, préludant ainsi à l’art passionné de Gabriele D’Annunzio qui, plus que tout autre contemporain, peut-être, sut concilier ce qui ne se concilie que dans les chefs-d’œuvre : l’observation profonde et la création bien équilibrée. Malgré les éclats du naturalisme dont il crut adopter les théories, Giacosa ne subit en réalité que l’influence d’Augier et de Dumas fils, ces redoutables Français qui, avec tant de raison, ont tracé les limites où s’arrêtera le prosaïsme au théâtre, donnant ainsi aux poètes un champ immense à cultiver au-delà de ces limites. Et l’on peut regretter que nul, en France, n’ait encore osé les franchir. Au demeurant, sauf Ibsen et D’Annunzio personne n’a rien tenté au-delà du réalisme. Giacosa s’en serait bien gardé, tout poète qu’il croyait être. Même, de bonne foi, il pense s’efforcer en deçà. Il faut ajouter qu’il échoua dans ce dessein qui l’eût mené au vérisme.

Le vérisme italien

Le vérisme italien est une imitation romantique du théâtre libre français. Malgré toute sa bonne volonté, Giacosa n’eut pas le courage de se convertir au vérisme. Il demeura ce qu’il était ; un brave homme d’auteur dramatique, épris de réalisme et se croyant naturaliste. Toutefois, avant de proclamer sa foi dans le naturalisme, il écrivit quelques pièces contemporaines, dont la meilleure est sans contredit : Rendue à discrétion.

« Rendue à discrétion »

La marquise de Lovaglio, une jeune femme qui a l’habitude de jouer du cœur des hommes, fait le pari d’empêcher un jeune savant qui veut partir à la recherche du pôle Nord d’accomplir ce voyage. Le jeune homme, André Sarni, ne peut résister aux séductions de la belle marquise ; il ne partira pas. Mais elle-même s’est brûlée au feu qu’elle allumait ; elle aimera André. Badinage, dira-t-on. Non point ; mais frivolité, influence mal digérée de Dumas fils, tout comme notre théâtre contemporain, si applaudi et que l’on croit si près de la vérité et de la passion. On n’a pas encore remplacé Dumas en France, on ne le remplacera pas tant que les poètes ne s’en seront pas mêlés, et ils ne s’en sont pas encore mêlés.

« Tristes amours »

Le naturalisme préoccupa longtemps Giacosa. Sous l’influence des théories nouvelles, l’auteur italien embourgeoise de plus en plus ses personnages. Tristes amours, Les Droits de l’âmesont les plus connues de ses pièces où le pathétique sent encore la poésie parnassienne, tandis que l’observation obéit moins à l’œil et au raisonnement qu’à cette règle : « Est-ce ainsi ou n’est-ce pas ainsi que doit observer un auteur qui, à l’exemple de MM. Zola, Daudet et Goncourt, professe le naturalisme ? »

Tristes amoursmérite une attention spéciale. Cette pièce, dont la chute fut retentissante, et dans laquelle la critique ne voulait voir aucun art, mais de la photographie, se releva ensuite et la Duse la promena triomphalement à travers toute l’Italie. Il s’agit des amours de la femme d’un avocat avec le secrétaire de son mari. Le père du jeune homme est au courant de tout et en profite pour exercer un chantage infâme sur la maîtresse de son fils. L’avocat finit par être renseigné, sa femme est prête à partir avec son amant, mais son enfant la retient au foyer conjugal et son mari la gardera près de lui à cause de l’enfant.

« Comme les feuilles »

Certes, on aurait mauvaise grâce à crier au chef-d’œuvre à propos de Comme les feuilles,mais il s’agit, après tout, de la meilleure pièce d’un auteur que les Italiens considèrent à juste titre comme le premier en date de leurs nouveaux auteurs dramatiques nationaux. Giacosa est encore regardé par la plupart de ses compatriotes comme leur plus grand auteur dramatique contemporain.

L’Odéon a donc raison de présenter au public parisien une pièce qui témoigne hautement de l’influence française à l’étranger à un moment où elle paraît le plus contestée.

On a dit de Comme les feuillesque c’était une pièce dans le genre de celles d’Émile Augier. En effet, vers la fin de sa carrière, Giacosa avait acquis de l’expérience et une connaissance réelle de l’humanité. Tout cela lui a permis d’écrire Comme les feuilles.

Mais peut-être est-ce faire trop d’honneur à l’écrivain italien que de le comparer au grand auteur français que fut Augier. Giacosa se ressent toujours de ses débuts parnassiens. Il atteint au convenu lorsqu’il veut être pathétique et son réalisme n’est souvent que grotesque. N’importe.

Augier eût reconnu un de ses élèves dans le peintre audacieux de Rosani, héros de Comme les feuilles,héros en qui se résument en un raccourci souvent plein de vérité les mœurs, les vices et les vertus de la nation italienne au lendemain du Risorgimento,c’est-à-dire aujourd’hui même.

[1909-12-25 La Démocratie sociale] La germanisation de l’Allemagne. Le mouvement pédagogique contre la culture européenne §

La Démocratie sociale, 25 décembre 1909, p. 000.
[OP2 1161-1163]

Opinion de Goethe

Un jour Goethe disait à Eckermann : « La littérature nationale, cela n’a plus aujourd’hui grand sens : le temps de la littérature universelle est venu, et chacun doit aujourd’hui travailler à hâter ce temps. Mais, en appréciant les étrangers, il ne faut pas nous attacher à une certaine œuvre particulière et vouloir la faire admirer comme un chef-d’œuvre ; si nous cherchons les chefs-d’œuvre, il ne faut penser ni aux Chinois, ni aux Serbes, ni à Calderon, ni aux Niebelungen, il faut toujours retourner aux anciens Grecs, car dans leurs œuvres se trouve toujours le modèle de l’homme dans sa vraie beauté. Le reste, nous ne devons le considérer qu’historiquement, et pour nous approprier le bien que nous pouvons y trouver. »

Et un autre jour :

« Que l’on étudie Molière, que l’on étudie Shakespeare, mais avant toutes choses, les anciens Grecs, et toujours les Grecs. »

Les Allemands sont contre Goethe. Ils ne suivent plus leur tradition. Ils imitent l’Amérique.

Aujourd’hui, Goethe est passé de mode en Allemagne, passé de mode n’est pas suffisant, on pourrait dire détesté. Le seul auteur allemand dont les œuvres soient dignes d’être regardées comme des modèles par les autres nations est haï par ses compatriotes.

On fait tout pour rabaisser un homme dont le génie est celui qui, à mon sens, honore le plus l’Allemagne. Cette haine se traduit d’une façon puérile et grotesque : on enseigne aux enfants que Klopstock est plus sensible que Goethe et que Schiller est plus noble.

De même, à l’époque romantique, on dénigrait Racine et Voltaire en France.

Toutefois, ces plaisanteries ne pénétraient point dans les collèges et les lycées. En Allemagne, ce sont les professeurs mêmes qui mènent le combat contre l’esprit goethien dans l’enseignement. Cette tendance n’est pas nouvelle. Depuis longtemps l’Allemagne a pris l’Amérique comme modèle. Le rapide développement des États-Unis paraissant dû aux connaissances pratiques des Américains peu embarrassés d’idées générales, et ne se souciant pas des Grecs, les Allemands s’efforcèrent d’obtenir artificiellement chez eux cette population expérimentée, habile, audacieuse et sans culture générale qui prospérait naturellement en Amérique. Les Allemands introduisirent dans toutes les branches de l’enseignement un réalisme qui a donné d’excellents résultats dans l’enseignement primaire et dans l’enseignement technique, mais qui est cause de la médiocrité de l’enseignement secondaire et de la décadence profonde de l’enseignement supérieur.

Cette idolâtrie du réalisme américain a gagné l’enseignement de toute l’Allemagne.

Ce n’est pas encore assez.

L’accord pédagogique semble être fait dans l’Empire sur la nécessité d’accentuer le réalisme des écoles. On assure que ce réalisme dans l’enseignement a fait plus peut-être pour la grandeur germanique, que les guerres heureuses des deux derniers siècles.

La germanisation de l’enseignement a paru être le meilleur moyen d’accentuer ce réalisme, ce modernisme, cet américanisme qui est le grand souci de l’Allemagne actuelle. MM. Rudwig, Gurlitt, Schulze, le docteur Gruhe, le docteur Mueller s’efforcent de consommer cet attentat contre la culture européenne. Goethe conseillait aux Allemands de considérer avant tout les Grecs anciens, on veut supprimer l’étude de l’Antiquité. Goethe opposait la littérature universelle aux littératures nationales, on veut opposer une soi-disant littérature germanique, une soi-disant culture allemande à l’esprit européen qui domine dans l’intelligence universelle.

« Les Allemands peuvent se suffire, c’est le mot d’ordre de la nouvelle ligue pédagogique. »

Les Allemands ne peuvent se suffire à eux-mêmes.

Malheureusement ou plutôt heureusement pour eux, les Allemands ne peuvent se suffire. On sait de quelle piteuse façon a échoué la tentative de germanisation de la langue allemande. Le mouvement était parti de haut. L’empereur le dirigeait, [lacune dans la typographie de l’original] demande à se servir de mots allemands au lieu des nombreux vocables en usage, d’origine étrangère et particulièrement française. On parut d’abord réussir et j’ai signalé autrefois dans L’Européen, les phases de cette guerre où une langue paraissait lutter légitimement pour sa pureté.

Maintenant, j’ai changé d’avis ; les meilleures volontés de l’Allemagne entière, les efforts des chauvins n’ont pu aller contre la tendance plus légitime que toutes les autres qu’ont les langages européens à se latiniser en se modelant pour les formes verbales et pour la syntaxe sur le français. L’allemand est demeuré comme il était, plein de mots étrangers et surtout français, dont on est parvenu à corrompre l’orthographe. C’est tout.

On n’a pu germaniser la langue allemande, comment imaginer qu’on germanisera la nation allemande ?

Cependant, il faut bien constater que l’esprit allemand n’a pas fait de progrès depuis un siècle. Il n’y aurait pas, je pense, un Allemand sensé qui voudrait soutenir le contraire.

 

Goethe disait encore à Eckermann : « Nous, Allemands, sommes d’hier. Depuis un siècle, il est vrai, nous avons fait de sérieux progrès en civilisation ; mais quelques siècles passeront encore avant que nos paysans aient assez d’idées et un esprit d’une culture assez élevée pour rendre hommage à la beauté comme les Grecs, pour s’enthousiasmer en écoutant une jolie chanson, pour qu’enfin on puisse dire d’eux : c’étaient des barbares, mais il y a longtemps. »

[1910-02-12 La Démocratie sociale] Journaux et revues de l’étranger §

La Démocratie sociale, 12 février 1910, p. 000.
[OP3 426-429]

Édouard Rod jugé en Italie §

Luigi Capuana, qui est le théologien et en quelque sorte le chef du vérisme, cette école littéraire à laquelle l’Italie doit Cavalleria rusticana de Verga, Luigi Capuana, dans le Secolo, dit adieu à Édouard Rod.

« Son exemple est une grande leçon de ce que j’appelle dignité littéraire. Son évolution d’artiste n’a pas suivi un facile courant… Chacun de ses pas fut un acte de sincérité, même quand il se trompa : chacun de ses travaux atteignait une forme plus noble et plus certaine de son aspiration. Dire qu’il nous ait donné l’entière mesure de ce que son talent aurait pu produire serait une affirmation imprudente. Il n’a peut-être pas eu le temps d’écrire un chef-d’œuvre ; mais L’Incendies puissamment tragique et Aime Valérien si frémissante de passion sont certainement ses chefs-d’œuvre.

« Je me souviens de la préface de ce roman ; c’est une déclaration explicite touchant ses croyances d’artiste. Il est convaincu qu’une anecdote, même réelle, mais passée à travers l’imagination de l’écrivain, ne peut avoir une valeur de thèse et prétendre prouver une vérité générale. Il ne se croit pas trop indulgent envers les victimes des passions, comme quelques-uns l’en ont accusé ; mais il ne croit pas non plus avoir outrepassé son droit de romancier en décrivant les cruels tourments et les passions non sans en dissimuler les amères et tragiques conséquences.

« En Édouard Rod, l’artiste n’est pas séparé du penseur, du critique. Le penseur a étudié les idées morales du temps présent dans Renan, dans Schopenhauer, dans Alexandre Dumas fils, dans le comte Tolstoï, dans d’autres auteurs secondaires. Le critique a étudié en France et hors de France la poésie, le roman, le drame, et l’Italie, tant aimée de lui, a obtenu la préférence en faveur de Giacomo Leopardi, des véristes, de Fogazzaro. Il y a dans le penseur et dans le critique la même honnête sincérité, la même hauteur de vues que l’on trouve dans son œuvre d’art. Mais, sans aucun doute, l’artiste (particulièrement dans ses dernières manifestations) est très supérieur au penseur et au critique. Nous sommes habitués à admirer dans l’art narratif de nos voisins quelque chose de pétillant, de fourmillant, de brillant, de gentiment ironique, d’amèrement satirique, selon les cas. Édouard Rod n’a pas trahi, même en cette presque extériorisation, sa nature de Suisse, sérieuse, toute d’un seul morceau. Et cela forme son originalité dans le roman français contemporain. Je l’ai vu quelquefois rire dans le peu d’heures que j’ai eu le plaisir de passer avec lui à Rome et à Catane, mais je ne me souviens pas d’une seule page où il ait été tenté, je ne dis pas de rire, mais de sourire. »

La France en Abyssinie §

On ne se préoccupe pas trop en France de l’Abyssinie. L’annonce de la mort de Ménélik n’a pas fait couler beaucoup d’encre chez nous. Il n’en a pas été de même à l’étranger, et à lire les journaux allemands on dirait que l’Allemagne a des intérêts chez les Gallas.

Faut-il s’attendre à voir un jour prochain Guillaume II haranguer les chrétiens noirs, les beaux guerriers qui défirent l’Italie et dont les Anglais méditent peut-être la perte ? La France a des intérêts financiers et commerciaux en Abyssinie. Ils sont traités cavalièrement par le Berliner Tageblatt :

« Les aspirations françaises en Abyssinie ne sont certainement pas de nature territoriale. Au fond de leur cœur les Français voudraient bien se débarrasser de l’inutile colonie de Djibouti, et seul l’orgueil national leur interdit de céder Djibouti à l’Abyssinie. L’échec de la mission Marchand, sur le “Halte ! ” impérieux de l’Anglais à Fachoda, au bord du Nil Blanc, a fait perdre à Djibouti toute sa raison d’être. Ce devait être d’abord le point extrême à l’Est de la France africaine qui devait faire dépendre de la France, sinon partout territorialement, du moins commercialement, toutes les terres, du Sénégal au Nil et jusqu’à la côte en enveloppant l’Abyssinie.

« Fachoda a dissipé pour toujours ce beau songe et aujourd’hui la France se contente d’un rôle un peu ingrat, celui de bienfaitrice désintéressée du pays qu’elle dote d’un chemin de fer et d’un réseau télégraphique. »

On ne nous l’envoie pas dire. C’est en effet un rôle bien ingrat que celui de tirer les marrons du feu pour le compte de l’Italie, de l’Angleterre et de l’Allemagne. Mais peut-être la nation chevaleresque qui vit en Abyssinie saura-t-elle reconnaître un jour les services rendus et, comme S. S. le pape, recevrons-nous pour notre jardin des Plantes une troupe de lionceaux.

George Borrow §

L’Edimburgh Review publie un article sur George Borrow, écrivain peu connu en France et personnage très intéressant aussi bien par sa vie que par ses œuvres. George Borrow naquit en 1803 et vécut soixante-dix-huit ans. Il fut surnommé l’Errant, car il voyagea sans cesse et il vécut longtemps parmi les bohémiens ou gitans dont il étudia de près les mœurs et les coutumes. Dans ses ouvrages, presque tous autobiographiques, on trouve un grand nombre de détails uniques sur une race bizarre et encore mal connue et sur ses croyances. Borrow qui, à dix-huit ans, savait déjà douze langues européennes, apprit à fond le langage des romanichels, la « langue rouge ». Avant d’errer à la suite des gypsies, il fut, de quinze à vingt ans, employé chez un avocat de Norwich. Il devint ensuite colporteur de la Bible Society qui l’envoya en Espagne.

Un drame de Butti. Les églises démontables. Les confins de l’univers §

La Nuova Antología de janvier publie un nouveau drame de E. A.Butti : Le Palais de la fortune.

M. Giovanni Cerra nous fait assister à la renaissance des pays dévastés par le tremblement de terre de la Sicile.

Partout des églises de bois ont été élevées. À Reggio, où la cathédrale s’était écroulée, l’empereur d’Allemagne a envoyé une église démontable. C’est le dernier mot du confort religieux moderne. Un missionnaire peut emporter une cathédrale en excursion et deux ou trois nègres suffisent à la porter. L’église démontable a déjà enrichi la fabrique qui en fait sa spécialité, c’est une grosse maison juive de Cologne.

M. Ottavio Zanotti Bianco disserte sur les « Confins de l’univers » :

« Discourir des limites de l’univers équivaut à tenter de répondre à une série de questions plus abstraites l’une que l’autre et qui presque certainement, n’auront jamais une réponse assurée et définitive. »

Inutile, par conséquent, de poser ces questions.

La littérature belge §

Dans La Revue de Belgique, M. Wilmotte critique le livre de M. Liebrecht : Histoire de la littérature belge d’expression française, avec préface d’Edmond Picard. Bruxelles (Van-derlinden). « Histoire des lettres belges », dit M. Wilmotte.

« Oui, mais des lettres françaises seulement, et il est permis de le regretter, car du moment qu’on admet l’existence d’une littérature belge, il devient impérieusement nécessaire de ne point l’amputer, de l’envisager tout entière. »

En effet, que dirait-on d’une histoire de littérature française contemporaine où l’on ne parlerait pas de Mistral ?

[1910-02-19 La Démocratie sociale] Journaux et revues de l’étranger §

La Démocratie sociale, 19 février 1910, p. 000.
[OP3 429-432]

La prison réformatrice §

Dans The American Journal of Sociology, qui paraît à Chicago, M. Z. R. Brockway expose : « Le système américain de la prison réformatrice ». Les partisans de cette méthode se placent au point de vue humanitaire.

« Le système est basé sur le principe de protection, au lieu de celui de répression. »

On ne tentera d’influencer les prisonniers ni au point de vue des croyances religieuses ni au point de vue des opinions politiques. On ne les humiliera pas en leur faisant porter un costume infamant. On se contentera d’essayer de relever leur moral, de les instruire, de les éduquer. Les cellules seront confortables. On fera faire aux prisonniers beaucoup de ce que l’on appelle aujourd’hui la culture physique.

Ces idées paraîtront surannées en France aujourd’hui. Elles méritent cependant l’attention de tous.

La justice gagnerait beaucoup à porter au moins un masque humain.

Le système américain est cellulaire, mais dans certaines occasions, les prisonniers se rencontrent, soit pour faire de la musique dans l’orphéon du pénitencier, soit à l’occasion de travaux qui nécessitent un grand nombre d’ouvriers.

Le socialisme en Allemagne §

Les dernières élections au Landtag prussien ont été un succès pour le socialisme. Les Sozialistische Monatschefte font remarquer que les conservateurs n’ont recueilli qu’un nombre de voix très inférieur à celles obtenues lors des élections au Reichstag, soit environ 32 % tandis que les socialistes conservaient une proportion égale.

Cependant, le suffrage restreint appliqué à ces élections permet aux 418 398 conservateurs d’élire 212 députés et ne donne aux social-démocrates que 7 sièges pour 598 522 voix.

L’avenir économique de l’Espagne §

M. A. Fuentez expose des « impressions sociologiques actuelles » dans España. La lutte entre le droit naturel et le droit civil ou positif est continuelle, pense l’auteur, et tandis que les devoirs se discutent les droits se précisent.

Le socialisme envahit aujourd’hui la société humaine et lui apporte des avantages, encore minces cependant, eu égard aux aspirations nouvelles. Les bilans de chaque nation s’accroissent de dépenses improductives et les capitalistes qui disposent de l’argent refusent de le répartir gratuitement. La liberté économique apparaît aujourd’hui essentielle pour la vie sociale, du moment que le prolétariat demande son appui au gouvernement afin d’améliorer sa condition précaire. D’autre part, pour certaines, le protectionnisme est une sauvegarde contre le socialisme. L’Espagne ne sait pas encore quel système lui procurera le meilleur avenir économique. Mais le problème le plus grave pour cette nation est celui du crédit qui tient entièrement à la circulation monétaire.

Les ouvriers des mines en Suède au temps passé §

Dans Jahrbücher für Gesetzgebund-Verweltung und Volkswirtschaft, M. Sommarin Lund nous apprend que les privilèges de mines les plus anciennes en Suède remontent à 1347. Le salaire des mineurs du xive au xve siècle était d’environ 1 620 francs pour un mineur de métier, travaillant toujours à la mine et d’environ 1 080 francs pour les ouvriers auxiliaires. En 1608, ces prix montèrent à 2 340 et à 1 556 francs.

Les corporations à Constantinople §

Dans Jahrhücher fûr Nationalœkonomie und Statistik, M. Gehrig, à propos des corporations à Constantinople au xe siècle, traite sommairement de l’histoire économique de l’Empire byzantin.

Les corporations mercantiles et commerciales de la capitale jouissaient de privilèges et avaient la haute main sur les marchés des grandes villes.

L’auteur note que par des recherches diligentes touchant l’histoire des corporations byzantines, il serait possible de résoudre le problème de l’origine des corporations des arts et métiers, en Italie au Moyen Âge. En d’autres termes, il serait possible de savoir si ces corporations étaient une continuation des antiques institutions corporatives de la Rome impériale ou bien plutôt une création de la civilisation néo-latine.

Un fonds contre la tuberculose §

M. Laurence Veiller indique dans Survey, les « besoins sociaux de New York ».

Il paraît que dans cette ville, l’administration communale a organisé un service de prévention contre la tuberculose et qu’à ce service elle a affecté un fonds de cinq millions de dollars. Si ce fonds avait été constitué par M. Carnegie ou bien un autre milliardaire, tout le monde le saurait, les journaux auraient publié des articles, mais il a passé totalement inaperçu parce qu’il s’agissait d’une administration communale.

Tristan Bernard et Gogol §

L’Oustro Rossii, de Moscou, fait remarquer que Le Danseur inconnu, de Tristan Bernard, a été fait d’après la fameuse comédie de Gogol, Le Revizor et que Triplepatte était déjà une sorte d’adaptation française du Mariage de l’auteur russe.

Hans Jaeger §

La Frankfurter Zeitung retrace la vie de Hans Jaeger, romancier norvégien qui vivait à Paris et qui, célèbre dans le monde entier, est totalement ignoré en France.

Hans Jaeger était une sorte de naturaliste, et le document humain avait pour lui une importance exceptionnelle. Le premier de ses romans Bohème de Christiania changea profondément les mœurs de ses compatriotes. Les romans qui parurent ensuite firent scandale et l’un d’eux Amour malade, où il publiait les lettres d’une de ses maîtresses, encourut la réprobation de tous les Norvégiens qui se refusèrent à le lire.

[1910-02-26 La Démocratie sociale] Journaux et revues de l’étranger §

La Démocratie sociale, 26 février 1910, p. 000.
[OP3 433-436]

Les expéditionnaires italiens §

Le Secolo consacre une chronique au mouvement syndical des fonctionnaires italiens.

« Les expéditionnaires des préfectures, ces véritables parias des administrations de l’État, écrivent une lettre aux députés pour soutenir l’honorable Sonnino qui s’est fait l’écho de leur misère et cherche à obtenir pour eux les garanties dont jouissent les autres employés publics. Les expéditionnaires de préfecture, outre qu’ils n’ont pas une paie suffisante à les faire vivre, manquent des garanties de carrière et sont exclus du droit aux pensions de retraite… »

Les petits fonctionnaires italiens sont, sous beaucoup de rapports, beaucoup plus mal lotis que leurs collègues français.

L’Amérique veut annexer le Spitzberg §

Les journaux norvégiens sont remplis par des articles concernant l’annexion du Spitzberg par les États-Unis d’Amérique. Cette nouvelle a causé une grande émotion dans les États Scandinaves. Toutefois, le Sénat américain n’a pas encore voté l’annexion. On dit que c’est une grosse société exploitant des mines de charbon au Spitzberg : The Area Coal Company, qui ferait agir de puissantes influences en faveur de l’annexion.

Il faut remarquer que les mines de charbon dont il s’agit n’emploient guère que des ouvriers norvégiens. Ceux-ci sont navrés et ont décidé de former un syndicat affilié aux syndicats de mineurs du monde entier pour défendre leurs intérêts nationaux et professionnels.

Le 70e anniversaire de Bebel §

August Bebel vient d’avoir soixante-dix ans. À cette occasion, la Social-démocratie s’est mise en fête, et tous les hommes marquants du parti sont venus à Berlin. La maison de Bebel fut, par leurs soins, ornée de fleurs rouges.

La rédaction du Vorwærts avait envoyé un vaisseau de fleurs. Le parti tout entier offrit à Bebel un album. Le bureau directeur du parti social-démocrate lui porta une coupe d’argent.

La Rheinische Zeitung adressa un dessin représentant la ville de Deutz — en face de Cologne — où naquit Bebel et où il passa ses jeunes années.

D’un admirateur de Francfort, Bebel reçut un buste de Démosthène en marbre, et plus de mille télégrammes lui parvinrent, venus de tous les points de l’univers.

La décadence de la France §

Une campagne immonde est menée en ce moment en Amérique contre la France.

À ce titre, un article de Mrs. Maria Longworth Storer, dans la North American Review, est particulièrement significatif. Mrs Storer prétend que la France est en décadence, et l’auteur accuse avant tout l’école neutre :

« L’histoire de l’école neutre date de l’établissement de la ligue de l’enseignement. Les débuts de cette grande réforme eurent un aspect libéral et de conciliation. La ligue eut une humble origine, un peu avant 1870. Elle fut fondée par un maître d’école alsacien, Jean Macé, stimulé par ce mot d’ordre qui courait alors, faux d’ailleurs mais séduisant : “C’est le maître d’école allemand qui gagna la bataille de Sadowa.”

« Cette phrase électrisa la France. Pendant dix ans et plus, livres, pamphlets, discours au Parlement et articles de journaux répétèrent à satiété : “C’est le maître d’école allemand qui vainquit à Sadowa.”

« Cette émotion se traduisit dans le peuple par une conviction profonde. La France fit régner les ruines de la guerre désastreuse en multipliant les écoles publiques et en adoptant un nouveau système d’enseignement. »

Voilà pour les débuts de la IIIe République ; mais voyons plus loin :

« Plus tard, la ligue de l’enseignement entra en guerre ouverte avec le christianisme. Elle fit des pétitions au Sénat et à la Chambre. Elle persuada le pays et eut une action décisive dans l’établissement de ceux qui ont introduit l’athéisme dans les écoles. »

Nous y voilà donc. La dame américaine n’est que l’écho de nos journaux nationalistes qui crient à la décadence de la France à une époque où elle n’eut jamais, peut-être, plus d’influence sur le monde, par la pensée, les lettres, les arts et la finance. Bizarre décadence qui se double de tant de puissance. Mais, poursuivons :

« La franc-maçonnerie vint à la rescousse. Ce n’était pas là une question de politique, mais une question de religion. La franc-maçonnerie et la ligue de l’enseignement marchèrent la main dans la main. »

Et savez-vous ce qu’elles font ?

« C’est la vivisection de l’âme de l’enfant. Avant tout le nom de Dieu doit être banni. Il ne doit être ni vu ni entendu. L’enfant doit comprendre le pouvoir de la raison.

« Si la République est mentionnée, elle doit apparaître comme stupide, cruelle et sans pitié. La raison seule est sensée, humaine et bonne. »

C’est le procès de la pensée même que fait Mrs. Storer et elle va plus loin, jusqu’au mensonge, affirmant qu’en France :

« Pas un père n’a le droit de déclarer à son enfant qu’il y a un Dieu.

« Que diraient les millions de dévots parents des États-Unis si on prenait dans les écoles publiques, à l’égard des écoliers, de ces initiatives d’enseignement. »

Toujours le même système. Les cléricaux crient à la persécution et il n’y a ni persécuteur ni persécuté, mais des esprits libres qui veulent donner la liberté à d’autres esprits. Ma foi, si on en croyait Mrs. Storer, personne n’oserait aller à la messe en France, sans risquer la guillotine. Qu’elle se rassure, la libre pensée ne convertit ni par le feu, ni par le fer, mais par la libre discussion.

Les syndicats de cordonniers en Amérique §

Le Quarterly Journal of Economist publie un intéressant article de R. Commones sur « les cordonniers américains de 1648 à 1805 ». Cette esquisse d’une évolution corporative et syndicale nous montre les cordonniers américains organisés depuis le xviiie siècle.

En 1648, il y a à Boston une Compagnie des cordonniers ; en 1789, nous trouvons à Philadelphie une Société des maîtres cordonniers, près de laquelle s’organise, en 1794, une Société fédérale des ouvriers cordonniers. Toujours à Philadelphie se fonde, en 1835, une Société de l’union des bénéfices des ouvriers cordonniers. En 1868, l’Association des ouvriers de Saint-Crépin est florissante, et, en 1895 naît le Syndicat d’union des bottiers et cordonniers.

« Chantecler » en Italie §

Le Secolo se moque de Chantecler :

« Rostand est un blagueur… Il se plaint. De quoi ? À quarante ans immortel, riche, marseillais, époux et père… Que veut-il de plus… Il veut mener le combat lyrique. Pourquoi n’écoute-t-il pas sur la route les chansons humaines, tristes ou irritées… Que ne regarde-t-il la réalité, que ne traduit-il les songes de l’humanité ?… »

Ce n’est pas cela…

[1910-03-06 La Démocratie sociale] Journaux et revues de l’étranger §

La Démocratie sociale, 6 mars 1910, p. 000.
[OP3 436-439]

À travers le parlement suisse §

F. Bonjour écrit dans Bibliothèque universelle et Revue suisse :

Ces précises indications sur les partis au Parlement suisse se passent de commentaires.

Les établissements de crédit français à l’étranger §

M. Ferd Moos étudie dans Jahrbücher für Nationalœkonomie und Statistik la question des capitaux français à l’étranger.

« Sur la question de savoir ce que la France souhaite aujourd’hui, on peut dire que la période actuelle se différencie autant de la période industrielle de Colbert que de la période de spéculation pendant la Régence. Les capitaux ne vont pas comme au temps de Colbert à l’industrie, au commerce et autres branches du travail ; ils ne s’en vont pas non plus comme au temps de Law en spéculations : les capitaux français veulent aujourd’hui du repos et, ce qui s’ensuit, la sécurité. La masse du capital français ne sert pas en ce moment à la mise en valeur du sol national, mais cherche sa mission à l’étranger. Naturellement le produit porte très haut le bien-être et la fortune de la nation. Mais comme ces nouveaux capitaux s’en vont encore à l’étranger, le développement industriel de la France ne peut en attendre de l’impulsion. »

Ces réflexions paraissent très raisonnables. Il est bien d’être le Banquier du monde entier, mais il est inutile de hasarder au loin des capitaux pour laisser les autres nations jouir du progrès avant nous.

Les jardins urbains en Allemagne §

La même revue nous renseigne sur l’intéressant mouvement des jardins urbains qui se multiplient un peu partout en Allemagne, soit dans les villes mêmes, soit dans les faubourgs, et qui sont excellents pour la santé des citadins. On y construit des habitations ouvrières.

« L’agitation en faveur des jardins urbains fait de grands progrès en Allemagne.

« À Chemnitz, une nouvelle Société de jardins urbains a été fondée par les instituteurs, et elle se développe très bien.

« À Nuremberg, une société similaire compte 1 600 membres, desquels les deux tiers appartiennent à la classe ouvrière.

« À Hambourg, à Altona et à Wandsbek, plusieurs sociétés sont en train de se former. Le Jardin urbain Helleran, près de Dresde, s’est augmenté pendant l’été dernier, de vingt petites demeures et l’on pense en préparer quatre-vingts nouvelles jusqu’à l’été prochain.

« À Strasbourg, le conseil communal a acquis et remis à une société de construction cinq hectares de terrain sur lesquels on bâtira quatre cents demeures… »

Cet intéressant mouvement mériterait de se propager en France. Les communes, les grandes villes comme Paris, Lyon, Lille, etc. , devraient avoir à cœur de prendre une initiative qui améliorerait la condition des masses ouvrières obligées de se loger dans les quartiers mal aérés et sans végétation des villes modernes.

On s’est bien, en France, occupé de la question, mais on pourrait maintenant passer à la pratique.

Les dessous d’Aphrodite §

L’Hermeis publie une étude où l’auteur, G. Pinza, tente de reconstituer la civilisation décrite dans les chants de l’épopée homérique. M.Pinza est persuadé qu’au temps d’Homère les femmes portaient des dessous sous le péplos.

« Je reconnais qu’il est très probable que l’image d’Aphrodite qui avec un pan de son péplos protège Enée contre les dards ait été imaginée par quelqu’un qui avait devant soi un modèle de vêtement à pans détachés et simplement enroulé — non fermé — autour de la personne. Mais la pudeur des déesses, jamais démentie clans l’épopée, rend un peu scabreux, et par là un peu invraisemblable cet acte, si l’on suppose que sous le vêtement ainsi éloigné du corps, tout le flanc de la déesse apparaissait nu sur le champ de bataille. Puis le poète, qui ne manque jamais de célébrer la beauté des bras et des pieds de ses héroïnes, n’aurait certes pas fait taire, en une telle occasion, son admiration pour la belle nudité de la déesse de l’Amour.

« Au contraire, l’acte et l’omission dont je parle s’expliquent aisément, si l’on suppose que le poète et ceux qui l’écoutaient imaginaient sous le péplos un vêtement plus intime. »

Les piquantes déductions du savant M. Pinza me paraissent fort logiques. Toutefois, il aurait peut-être pu avoir égard au climat. La température permettait-elle une quasi-nudité continuelle ? Je ne le pense pas, mais voyez comme tout change : il y a lieu de croire qu’au temps d’Homère les dessous féminins faisaient fureur et les voici passés de mode !…

Dante et Gœthe §

Le Bulletin de la Société dantesque italienne prenant occasion du petit volume de Salger-Gebing : Gœthe et Dante non seulement complète ce que nous savions des rapports spirituels du grand poète allemand, mais apporte aussi une intéressante contribution à l’histoire de l’influence que La Divine Comédie a exercée sur les romantiques allemands.

Correspondance §

M. Augé, à Langres, me demande s’il existe des traductions françaises des œuvres de Borrow et de Jaeger. 1º Je crois bien qu’on a traduit une œuvre ou deux de George Borrow mais non pas des meilleures.

Il serait toutefois difficile de se les procurer, car ces traductions ont dû paraître vers 1850 et je n’en ai pas trouvé mention dans les bibliographies. Je crois seulement les avoir vues chez un bouquiniste.

2º À ma connaissance, il n’a été rien traduit en français du romancier norvégien Hans Jaeger.

[1910-03-12 La Démocratie sociale] Journaux et revues de l’étranger §

La Démocratie sociale, 12 mars 1910, p. 000.
[OP3 439-442]

Le travail des Blancs aux Tropiques §

M. Gregory démontre avec des chiffres à l’appui que le travail des Blancs aux Tropiques est moins coûteux et plus productif que le labeur des gens de couleur.

« Essayer d’acclimater l’homme blanc aux Tropiques, doit être considéré comme une erreur de première grandeur… Ceci était écrit en 1878, par M. Benjamin Kidd, dans son Contrôle des Tropiques, et son opinion s’étayait de celle de bien d’autres autorités.

« Malgré cela, en 1901, le Parlement australien vota une loi qui prohibait l’emploi des travailleurs de couleur en Australie et y rendait les plantations de sucre dépendantes du travail des ouvriers blancs… L’expérience australienne résout un problème important. Les vastes espaces des Tropiques peuvent être mis en valeur comme colonies blanches sans le secours de la main-d’œuvre noire… L’industrie sucrière d’Australie date de 1862. »

Les Canaques furent importés en très grand nombre par les planteurs de cannes à sucre, et, en 1905, il y avait 8 452 de ces insulaires employés par les planteurs.

« En 1901 déjà, l’opinion publique du Queensland était si convaincue du désavantage d’une population mêlée que la grande majorité des représentants du Queensland au Parlement fédéral préconisait l’abolition de la main-d’œuvre canaque… »

Finalement, une loi prohibait l’introduction de nouveaux Canaques en Australie et ordonnait la déportation de ceux qui y étaient déjà.

« Ceux qui avaient fondé une famille en Australie, furent exceptés par la loi, et grâce à cette exemption, 1 509 furent autorisés à demeurer ; le reste, au nombre de 4 278, furent embarqués pendant les années 1905-1906, laissant l’industrie sucrière à la disposition du travail des Blancs. »

Il s’agissait de savoir si la nouvelle loi, appelée « Pacific Islanders Bill » n’allait pas faire de tort à l’industrie sucrière de l’Australie. Il en fut tout le contraire, et le petit tableau suivant, publié par M. Gregory, le prouve bien.

Années Production du sucre en Australie (en tonnes) Sucre importé en Australie
1902-1903 92 506 83 822
1903-1904 102 039 80 586
1904-1905 151 209 29 147
1905-1906 168 130 18 221
1906-1907 182 040 20 483
1907-1908 192 123 4 781
1908-1909 195 900 3 681

 

Ainsi, depuis la loi anticanaque la production du sucre a plus que doublé. D’autre part, le coût relatif des mains-d’œuvre blanche ou de couleur est tout en faveur de la main-d’œuvre blanche. Le prix de revient de la tonne a baissé dans une proportion très appréciable depuis l’entrée des Blancs dans les plantations. D’autre part, on pensait que les Canaques supporteraient mieux les climats tropicaux que les Blancs, et le contraire est maintenant démontré. La mortalité chez les ouvriers canaques était très supérieure à ce qu’elle est maintenant.

Nos hommes d’État auraient souvent intérêt à connaître ce qui se passe dans le plus neuf des continents : l’Australie.

La question du travail indigène y a été résolue de façon définitive, semble-t-il. Certaines de nos colonies dépérissent à cause des indigènes faibles, inintelligents et paresseux… Et la main-d’œuvre indigène serait, en beaucoup d’endroits, remplacée avantageusement par la main-d’œuvre blanche.

Mémoires d’une socialiste §

La célèbre agitatrice socialiste Lily Braun vient de faire paraître à Munich, un roman intitulé Mémoires d’une socialiste. La Deutsche Rundschau juge favorablement l’ouvrage et annonce qu’il aura une suite.

Un passage extrêmement émouvant, c’est celui où est relatée une scène de grève dans un district carbonifère de Westphalie :

« Le repos du dimanche, des enfants qui jouent, une jolie fille avec des cheveux de flamme et les soldats qui arrivent drapeaux déployés, en criant : “Hourra !” Ils arrivent pour mettre les grévistes à la raison. Et lorsque après avoir crié : “Place ! ” un jeune lieutenant eut repoussé d’un coup de poing un gréviste arrogant, on entendit le commandement : “Attention ! Les yeux sur l’ennemi.” »

L’ennemi, c’étaient les grévistes…

Les settlements §

La Nuova Antología nous renseigne sur le mouvement socialiste anglais et publie un article sur les settlements :

« Qu’est-ce qu’un settlement ? Impossible de répondre par une parole, par une phrase. La signification de settlement se trouve peut-être dans la parole de Marc-Aurèle : “Les hommes sont nés pour s’entraider. Pourtant les uns réforment le monde et les autres vivent avec lui. ” Ainsi donc pourra-t-on objecter, la conception du settlement n’est pas neuve ; cela est vrai, mais la forme de ce mouvement est entièrement moderne. La caractéristique de notre époque peut être définie : un sens très large des responsabilités envers toutes les classes de personnes. Les forces sociales de la révolution industrielle y ont contribué qui portent les riches et les pauvres à vivre dans des quartiers séparés de la même ville, surtout en Angleterre. Le mouvement, du reste, est entièrement anglais, bien qu’il se répande à présent dans le monde entier, jusqu’au Japon où l’on trouve aussi des settlements : un à Kyoto, appelé la maison de l’amour du prochain, et un à Tokio. »

La première impulsion vint des universités d’Oxford et de Cambridge. Quelques jeunes gens d’esprit élevé allèrent vivre dans les quartiers les plus pauvres de l’est de Londres. Leur programme : « Donner au peuple les moyens de s’éduquer et de se récréer, étudier la condition des pauvres, tenter de découvrir tout ce qui pourrait contribuer au bien-être du pauvre. » Cette façon de s’établir parmi les pauvres, ces colonies fondées dans les quartiers dégradés furent appelés des settlements, et les colons furent nommés des settlers.

Les settlements ont prospéré…

L’école primaire en France §

La même revue italienne, dans un article sur l’instruction primaire, fait observer que les écoles des grandes villes comme : « Paris, Lyon, Marseille n’ont peut-être pas fait assez de progrès, du jour où l’action de l’État s’est fait sentir sur elles ».

Évidemment, l’instruction était autrefois plus répandue dans les villes que dans les campagnes. Les progrès ont par conséquent été plus sensibles dans les villages que dans une capitale.

[1910-03-19 La Démocratie sociale] Journaux et revues de l’étranger §

La Démocratie sociale, 19 mars 1910, p. 000.
[OP3 442-445]

Militarisme aérien §

Le Jahr analyse un ouvrage de M. Scheebart qui s’emploie à étudier l’influence des découvertes sur les guerres futures. Le militarisme aérien, d’après l’auteur allemand, rendra pour ainsi dire impossible les guerres. D’après lui, les engins meurtriers vont acquérir, du fait de la liberté avec laquelle ils évolueront dans les airs, une puissance inouïe, et la paix universelle naîtrait du prix élevé de cet armement et surtout de sa précision destructrice.

En Corée §

L’All the World, revue de la puissante Armée du Salut, publie un article intéressant sur son développement en Corée. La bizarre secte aux rites si modernes a rencontré un accueil enthousiaste au pays du Matin-Calme. Les officiers salvationnistes font là-bas, paraît-il plus d’adeptes que les missionnaires catholiques ou protestants. Ils se soumettent avec joie à la discipline militaire de l’Armée du Salut.

Je ne suis pas du tout étonné de ce succès qui tient tout simplement, sans doute, au patriotisme blessé des Coréens. Les autres missionnaires viennent avec des paroles de paix, de concorde. Les salvationnistes ont été pris là-bas pour de véritables militaires qui apprendraient aux Coréens l’art de la guerre et permettraient ainsi de chasser un jour le Japonais, conquérant détesté.

Le succès des religions tient souvent à peu de chose, et si les douze millions de Coréens entraient dans l’Armée du Salut, je ne serais nullement étonné.

Il y a peu de chances au contraire pour que les salvationnistes fassent beaucoup d’adeptes au Japon. Ainsi que les Albanais, les Japonais n’ont pas l’esprit religieux.

Au Japon, en Albanie on eût fait plus facilement qu’en France cette séparation de l’Église et de l’État, séparation qui paraît si simple, si juste, si naturelle et causa de si grandes et de si imprévues difficultés.

Le condamné à mort §

Le Neues Wienes Journal rapporte un mot amusant d’un assassin juif condamné à mort :

« Peu avant l’exécution il reçut la visite du rabbin : “Mon fils, lui dit celui-ci, je viens à toi en serviteur de Dieu.

« — Eh bien, alors, répondit le condamné, que voulez-vous de moi ?… Dans une heure je vais parler avec votre patron.” »

Dédié à l’ami Dagan qui a écrit de jolies nouvelles humoristiques sur la vie juive.

Les pieds de Gambetta §

Le même journal extrait d’un discours prononcé au Reichstag d’Allemagne la perle suivante :

« Gambetta avait un pied posé sur la barricade tandis que de l’autre il piétinait la Bourse. »

On dit des choses aussi bien parfois au Palais-Bourbon.

Grève des chemins de fer en Amérique §

Les journaux américains parlent d’une grève que vont déclarer les machinistes des chemins de fer de Chicago à la côte du Pacifique. Le trafic des personnes et des marchandises sera complètement interrompu. Cette grève grouperait 25 000 machinistes.

La réforme électorale prussienne §

On sait quelle brutalité la police prussienne a montré à l’égard des manifestants.

La Gazette de la Croix approuve et réclame plus de violence encore.

« Les manifestations non autorisées par la police équivalent à un crime contre la paix publique.

« Les délinquants peuvent être condamnés pour ce fait à des peines variant de cinq ans de prison à dix ans de travaux forcés. D’ailleurs, le gouvernement a encore d’autres moyens plus violents à sa disposition. »

La Tægliche Rundschau, organe nationaliste, demande l’union contre :

« L’ennemi commun de tous les partis bourgeois, en un mot le socialiste. »

« Marie-Madeleine », par Maurice Maeterlinck §

Les œuvres dramatiques de Maurice Maeterlinck ont eu du succès en Allemagne, en Russie, en Angleterre, en Amérique. Au contraire, en France, elles ont plu médiocrement. Son nouveau drame, Marie-Madeleine, qui n’a pas encore été représenté à Paris vient d’être applaudi à Leipzig. Cette pièce est en trois actes. Il paraît que l’auteur a fait un mélange assez hardi et assez étrange de l’histoire de la courtisane de Galilée et de celle de Psyché.

Voilà du mysticisme qui frise le sacrilège…

L’élevage de l’éléphant §

On sait que l’éléphant disparaît ; les grandes chasses qu’organisent les riches Anglais et les Américains illustres sont bien faites pour le détruire rapidement. Pour conserver cette race d’animaux, pour assurer la production de l’ivoire, on commence à élever l’éléphant. C’est ainsi qu’à Ceylan, une société financière, montée par actions, a acheté d’immenses terrains où se promènent les éléphants.

Un hôtel de luxe §

Au dernier meeting de la Société touriste de Dresde, on discuta le plan de l’érection d’un hôtel gigantesque qui dépassera, pour le luxe et le confortable moderne, les hôtels les plus luxueux du monde entier. Les employés de l’hôtel en question ne seraient pas surmenés, ils ne travailleront pas plus de huit heures, auront le repos hebdomadaire et les salaires sont établis de façon à éviter les grèves.

[1910-03-26 La Démocratie sociale] Journaux et revues de l’étranger §

La Démocratie sociale, 26 mars 1910, p. 000.
[OP3 445-449]

Contre la France §

M. Alcide Ebray, ancien consul général de France à New York, n’est pas content du pays qu’il représenta et se plaint vivement dans The North American Review :

« Au point de vue international — le seul qui nous intéresse ici — la malheureuse politique religieuse a eu la conséquence suivante : la France a perdu dans le monde catholique l’influence et le prestige que lui avait longtemps conféré le fait d’être la première puissance catholique et n’a rien trouvé en retour pour compenser les avantages qu’elle perdait comme par exemple la sympathie des contrées protestantes. La position qu’avait la France dans le monde catholique est occupée maintenant par d’autres puissances catholiques, comme l’Italie ou l’Autriche, ou par les puissances en majorité protestantes, comme l’Allemagne, l’Angleterre ou les États-Unis, contrées qui, en matière de religion, ont adopté comme ligne de conduite soit l’éclectisme, soit la tolérance. »

En d’autres termes, M. Ebray constate que l’Église catholique n’a pu mettre aucune nation à la place qu’occupait la France. L’autorité de l’Autriche est insuffisante, pour ce qui est de l’Italie, il faudrait que l’Église abandonnât une fois pour toutes ses prétentions sur les territoires pontificaux. L’Allemagne contient des royaumes catholiques, mais l’empereur est protestant ; la majorité des habitants en Angleterre, aux États-Unis n’est pas encore catholique.

M. Ebray continue à énumérer les conséquences qu’a eues, selon lui, pour la France, la loi de séparation.

« Elle a rapproché l’Alsace-Lorraine de l’Allemagne. »

C’est là une affirmation toute gratuite que rien dans les actes, ni du clergé, ni de la population laïque des pays annexés ne corrobore.

« Cette politique a encore pour tendance d’amener peu à peu une réconciliation entre le Canada français et l’Angleterre. »

Peut-on sans se moquer accuser la République d’avoir livré le Canada aux Anglais ? Ce trait marque un étrange dédain de l’histoire.

« Aux États-Unis, cette politique a eu pour effet d’écarter de la France tous ces éléments catholiques dominés par des influences irlandaises, autrefois pleines d’amitié pour la France et qui, maintenant, lui sont hostiles. »

M. Ebray cite encore l’Amérique latine, détachée maintenant de la France, et ajoute :

« Il n’est pas nécessaire d’indiquer qui a gagné à cette diminution du prestige français. Les Américains sont trop observateurs et trop bien placés pour ne pas voir cela d’eux-mêmes. »

M. Ebray ferait mieux de préciser.

« Un des résultats naturels de l’hostilité française à l’égard du catholicisme a été de placer la nation dans une attitude peu amicale à l’égard du monde latin…

« Jusqu’à présent la France avait toujours été le centre de ralliement au monde latin, mais en abandonnant sa suprématie catholique, elle s’est trouvée déchue de sa suprématie latine. Cette dernière passe à l’Italie qui possède de nombreuses raisons historiques pour jouer ce rôle. » Décidément, M. Ebray pense que la question religieuse prime tout… Qu’il lise l’histoire. Peu de nations jusqu’ici ont eu à se repentir d’avoir rompu avec le catholicisme. À la fin de son article, qui confirme ce que je disais ici, touchant l’organisation en Amérique d’une campagne contre la France, M. Alcide Ebray devient badin :

« En matière de diplomatie, il est difficile d’établir une comparaison entre la France et les États-Unis… Il faudrait avant tout pour qu’on pût la tenter, que les États-Unis, avec leurs quatre-vingts millions d’habitants eussent comme voisins, au lieu du Canada qui n’a que six millions d’habitants et du Mexique qui en a huit, un État ayant cent millions d’habitants, correspondant à l’Allemagne et deux autres États de quatre-vingts millions d’habitants chacun correspondant à l’Angleterre et à l’Italie, plus un État de quarante millions d’habitants correspondant à l’Espagne. Le splendide isolement des États-Unis est toutefois la différence essentielle entre eux et la France. Il faudrait aussi que toutes ces puissances monarchiques et militaires au sens européen du mot eussent une organisation militaire, c’est-à-dire non une armée régulière payée, mais “la nation armée”… »

Et finalement le peuple américain, comme le peuple français, devrait se souvenir d’une grande défaite et ce souvenir devrait le rendre timide. Tout cela serait nécessaire si l’on voulait comparer la République française et la République américaine.

Tout cela et bien d’autres choses encore, sans parler de la culture générale…

L’Inde et l’opium §

On sait qu’en 1906, la Chine décida de supprimer graduellement le trafic de l’opium et en défendit la production et la consommation dans tout endroit où depuis un certain temps cette production ou consommation n’aurait pas eu lieu. Les intérêts économiques de l’Inde sont atteints par cette mesure.

D’autre part, le gouvernement indien ayant abandonné le monopole de l’opium a frappé l’opium d’une taxe dont le but est tout moral, selon l’opinion anglaise.

Voici ce qu’en dit The Economic Review :

« La drogue indienne est de beaucoup supérieure à l’opium de Perse ou de Chine. Son prix atteint en Chine le double de celui produit en Chine même. Il est le seul consommé dans les classes supérieures.

« L’Inde a, pratiquement, le monopole pour les opiums de très bonne qualité. Et la demande pour cet opium est toujours la même. Il est probable que la plus grande part de la taxe sera supportée par les consommateurs chinois. Une contrepartie de la taxe tombera sur les riches propriétaires indiens et cela tendra à rétrécir l’étendue des champs consacrés à la culture de l’opium.

« D’autre part, l’abandon du monopole de l’opium aura de sérieuses conséquences pour les revenus du gouvernement indien. En 1907-1908, une somme nette de 572 000 livres sterling provenant du monopole équivalait à 8,6 % du revenu total. L’importance relative du revenu de l’opium diminue depuis quelques années. En 1879-1880, ce revenu équivalait à 16,5 %, en 1893-1894, il était descendu à 9,3 %, pour descendre encore plus bas en 1903-1904, où il se montait à 8,4 %. »

L’opium est un véritable fléau qui commence à faire son apparition en Europe. Puisse-t-il être repoussé et ne pas énerver notre malheureuse humanité.

L’opium fait d’un homme sociable un égoïste. Qu’on prenne des mesures pour l’enrayer. Mais est-ce le bon moyen de garder le monopole à l’État en Indochine ? Ce pourrait être le bon moyen si on se contentait d’en vendre aux pharmaciens tandis qu’on l’expédie au premier particulier venu. Il est vrai que l’usage de l’opium est sévèrement interdit en France. Il est vrai, d’autre part, que tous ceux qui veulent fumer de l’opium, notamment dans les ports de mer, fument en toute tranquillité d’âme et avec béatitude.

[1910-04-02 La Démocratie sociale] Journaux et revues de l’étranger §

La Démocratie sociale, 2 avril 1910, p. 000.
[OP3 449-450]

La Constitution de Bosnie-Herzégovine §

La Revue de Hongrie publie d’intéressantes indications touchant la situation politique actuelle de la Bosnie-Herzégovine.

« La Constitution octroyée porte le titre de Règlement d’autonomie provinciale et établit avant tout qu’il n’y a rien de changé à la situation juridique de la Bosnie-Herzégovine vis-à-vis de la monarchie, c’est-à-dire que ces pays ne sont rattachés directement ni à l’Autriche, ni à la Hongrie, mais forment, comme dans le passé, un territoire administratif distinct et sont gouvernés par le ministère commun austro-hongrois. »

Nietzsche et Petöfi §

La même revue publie une étude où sont indiquées, pour la première fois, croyons-nous, les relations intellectuelles qui ont existé entre ces deux êtres si différents : Nietzsche et Petöfi. On connaît bien Nietzsche en France, mais Petöfi, poète national de la Hongrie, y est à peu près inconnu. Je me souviens même d’avoir souvent entendu dire que Petöfi était un des plus grands lyriques de l’humanité.

Plus tard, pour le lire, j’appris le hongrois et je traduisis une des pièces les plus célèbres du poète patriote : Le Fou. Les œuvres de Petöfi ont été traduites en français par notre consul à Budapest, mais cette traduction en vers ne donne aucune idée de la grandeur lyrique, de la profondeur philosophique de Petöfi.

M. Abel Barabas, qui a déjà apprécié à sa valeur la philosophie petöfienne, met en valeur les analogies qui existent entre la pensée de Nietzsche et celle de Petöfi.

Nietzsche avait vingt ans quand une traduction allemande des poésies de Petöfi lui parvint, on ne sait pas par qui ni comment : en tout cas, il prit le livre en affection. Quand il retourna voir sa mère et sa sœur à Naunbourg, c’était son livre de chevet, il l’emportait dans toutes ses promenades.

Il a laissé un souvenir caractéristique de son amour pour le poète hongrois en mettant en musique un grand nombre de ses poésies. Et voilà bien la preuve à opposer à ceux qui continueraient à nier l’influence de Petöfi sur l’âme de Nietzsche.

L’admirable Jean Moréas qui savait tout me dit un jour que je lui parlais de Petöfi : « Je le connais. Je ne sais pas si c’est bien, mais il a eu et aura encore de l’influence. »

Nadar et l’aérostation §

[OP3 450]

À propos de la mort de Nadar, signalons la façon dont la Revue de Belgique apprécie son action dans l’art aérostatique :

[…]

Le panibérisme §

Sous le titre de la « Numensa Hispana », M. Arturo Perez Martin se plaint dans la Hispana moderna des prétentions yankees, qui voudraient, semble-t-il, annexer toute l’Amérique à leurs États-Unis.

« Les citoyens des États-Unis ne s’appellent pas Nord-Américains, mais Américains. Les légations des États-Unis s’annoncent par un écusson avec cette inscription “Légation américaine”. »

En somme, ajoute l’auteur de cet article, la doctrine de Monroe ne signifie pas l’Amérique aux Américains, mais bien l’Amérique aux États-Unis.

Au contraire, M. Martin voudrait voir l’union de toutes les républiques espagnoles d’Amérique, depuis le Mexique jusqu’au Chili.

[1910-04-09 La Démocratie sociale] Journaux et revues de l’étranger §

La Démocratie sociale, 9 avril 1910, p. 000.
[OP3 451-455]

La question finlandaise §

La Nowa Reforma, de Cracovie, analyse, dans un feuilleton, le livre de M. Studnicki sur La Finlande et la Question finlandaise.

La Finlande, selon l’auteur, devint un terrain de russification expérimentale pour le gouvernement de Saint-Pétersbourg qui emploie là-bas la même méthode qu’en Pologne, bien que la Finlande n’ait jamais eu recours à l’insurrection.

Mais Bobrikoff étant gouverneur à Helsingfors, se souvint de son maître Mouravief « le Pendeur », et ce souvenir lui inspira sa méthode pour annihiler la culture autonome d’un peuple qui fut toujours loyal.

La Constitution finlandaise fut créée dans un des moments les plus difficiles qu’ait traversés la Russie, c’est-à-dire pendant les campagnes de Napoléon où la monarchie tsarienne, par un trait de ruse diplomatique, tenait à montrer à l’Europe son libéralisme magnanime.

Cela n’avait d’autre but d’ailleurs que de pallier aux yeux du monde civilisé les atrocités qui se commettaient à la même époque en Pologne. Mais le gouvernement russe actuel, dans sa tâche centralisatrice, s’est souvenu qu’il existait dans l’État russe un peuple autonome, et un manifeste édicté dernièrement par le tsar annonce l’anéantissement progressif de toute l’autonomie finlandaise et l’annexion définitive du grand-duché à l’Empire, avec l’obligation pour les députés finlandais de siéger à la douma de Saint-Pétersbourg et pour les sénateurs d’Helsingfors d’aller tenir séance au Conseil d’État métropolitain.

C’est, en un mot, un plan machiavélique destiné à anéantir plus qu’une civilisation, mais la vie même de tout un peuple.

Le livre de M. Studnicki est rempli de détails précis et intéressants sur la vie et la culture de la nation finlandaise.

La consommation d’alcool en Allemagne §

Le Reichsarbeiterblatt organe officiel, publie une statistique concernant la consommation du vin, de la bière et de l’eau-de-vie en Allemagne.

Pendant l’année 1909 on a consommé pour 372,5 millions de marks de vin, pour 2 milliards 240 millions de marks de bière et pour 246 millions de marks d’eau-de-vie. La consommation annuelle d’alcool atteint presque 3 milliards de marks, c’est-à-dire quatre fois plus que les dépenses pour l’instruction publique. En somme, l’Allemagne a dépensé à boire en 1909 plus que la fameuse indemnité de 5 milliards payée par la France après la guerre de 1870.

Le Sherlock Holmes français §

Les journaux anglais ont donné ce surnom à M. Bertillon. On s’intéresse à ses moindres faits et gestes, il est devenu un personnage très populaire et fantastique. Je ne serai pas étonné en apprenant que la mère anglaise, pour faire peur à son enfant, le menace du Sherlock Holmes français, comme en France on menace les enfants du moine bourru ou du croque-mitaine.

La pauvreté à Londres §

Le Daily Mail publie les renseignements suivants sur la misère londonienne :

À Londres plus d’un million d’êtres humains vivent aujourd’hui avec six pence, soit soixante centimes par jour.

Il paraît que cette information est très exacte. Trente-deux pour cent de la population de Londres vit avec une livre sterling et un shilling par semaine, et comme les familles londoniennes se composent d’environ six personnes, cela fait six pence par personne et par jour.

Sur la politique sociale en Suisse §

La Frankfurter Zeitung nous renseigne sur la grande agitation pour la réforme du système électoral au Conseil de Berne.

Les partisans de la représentation proportionnelle et surtout l’Arbeiterbund, union des travailleurs, montrent une grande surexcitation. Des démonstrations publiques dans les rues de Zurich et de Lausanne sont annoncées pour le 17 avril. Elles seront une éclatante démonstration qui, selon la Frankfurter Zeitung, « … n’a pas eu son égale ans les revendications populaires de la Suisse depuis l’époque de Guillaume Tell… »

Il paraît qu’une scission s’est produite dans l’Arbeiterbund, organisation ouvrière sans but politique, dont le sociologue catholique, docteur Decurtin, a donné sa démission. Un des membres les plus influents de cette organisation, M. Hermann Greulich, le vétéran du socialisme suisse, a écrit dans son Histoire des organisations ouvrières suisses, un ouvrage tendancieux selon les catholiques. Ce fait est très important, parce que les catholiques et les socialistes équilibraient cette société ouvrière.

La question juive en Pologne §

M. Feldmann écrit dans la revue polonaise Krytyka, de Cracovie, un article autorisé sur la question juive. Il y répond à la brochure du célèbre nationaliste Roman Dmowski, ancien président du club polonais à la douma russe qui dit que l’assimilation des Juifs est un programme… « … qui ne peut donner aucun résultat réel et qui même est ridicule comme programme ».

M. Feldmann, par contre, trouve que quand on combat quelque chose, c’est que cette chose est vivante et comme exemple d’assimilation il allègue des personnalités remarquables du monde juif qui siègent dans le Conseil des ministres de plusieurs États modernes, comme en Angleterre, au Danemark, en Italie.

Il ne croit pas que la psychologie des nations ne soit pas la même partout, au moins dans les grandes lignes. L’assimilation des Juifs en Pologne a fait d’énormes progrès depuis quelques années. Les Juifs occupent une place honorable dans la science, l’art et la littérature polonaise, on les trouve dans toutes les branches de la vie politique et sociale. Il ne s’agit pas d’assimilation seulement apparente. Selon M. Feldmann, les Juifs ont combattu pour la Pologne dans toutes les insurrections depuis Kosciuszko.

Avaient-ils, se demande l’auteur, une pleine conscience politique ?

Mais les Juifs assimilés d’aujourd’hui ne se rencontrent pas seulement dans les hautes sphères sociales, mais aussi parmi les humbles et on trouverait beaucoup de leurs corps dans les tombeaux qui renferment les victimes immolées par le gouvernement russe.

En quoi consiste, se demande M. Feldmann, le charme du programme d’assimilation ?

« Les individus juifs sortis du ghetto où ils trouvaient une collectivité religieuse et morale, mais où ils manquaient de tout idéal de vie, sont éblouis par la lumière du nouveau soleil de l’idéal national, deviennent ses fidèles les plus fervents. La vie chez les vieux Juifs a sans doute un idéal et une culture particulière, mais qui se meuvent dans les domaines de la religion et de l’abstraction…

« … Aujourd’hui, la situation a tout à fait changé, à l’idéal national représenté par l’association, est venu s’ajouter l’idéal national juif qui, par les persécutions exercées par le gouvernement russe à l’égard des Juifs, s’accentue davantage. »

Justement, l’hostilité du gouvernement russe envers tous les non-Russes peut être un facteur de l’assimilation des Juifs en Pologne, malgré l’active propagande des sionistes.

Évidemment, il serait souhaitable que le sionisme non faussé de Herzl eût triomphé, car il aurait fait émigrer dans des conditions avantageuses des milliers de Juifs misérables.

M. Feldmann conclut que l’assimilation des Juifs en Pologne n’a pas fait faillite, elle se fera sur des bases nouvelles : l’assimilation civique résultant d’un libéralisme véritable qui ne sera plus entravé ni par la violence prussienne, ni par la barbarie russe.

Rodin jugé à l’étranger §

M. Adolf Basler publie dans la même revue polonaise une importante étude sur Rodin. Il conclut en ces termes : « Comme Victor Hugo dans la poésie, comme Wagner dans la musique, Rodin a justifié par la grandeur de son génie l’exubérance de l’individualisme dans l’art. Sentant la pauvreté de la culture moderne, l’impuissance d’exprimer avec la grande mesure classique ses passions d’homme moderne, ne sachant pas être monumental, il est resté cependant le poète de la vie passionnée de son temps sans rien avoir de la sérénité de l’art monumental. »

Comme on le voit, le critique polonais, tout en rendant justice au talent de Rodin est sévère pour son esthétique, qui est aujourd’hui considérée comme passée dans tous les milieux artistiques de Paris.

[1910-05-07 La Démocratie sociale] Journaux et revues de l’étranger §

La Démocratie sociale, 7 mai 1910, p. 000.
[OP3 455-459]

Le cléricalisme scolaire en Bohême §

L’évêque de Brünn, comte Paul Huyn, ayant demandé la suppression dans un ouvrage scolaire sur la littérature tchèque de certains passages où des auteurs connus pour leur athéisme étaient loués, l’Union centrale des professeurs tchèques de Prague a adressé à l’évêque une lettre qui fait honneur au personnel enseignant de Bohême. En voici quelques passages :

Vous avez enjoint aux fidèles de votre diocèse de forcer les écoles à faire reviser certains passages de l’Anthologie de littérature tchèque composée par le Dr Nowak. Vous avez ainsi accompli une action qui est sans exemple dans les annales des écoles moyennes. Vous avez pris sur vous d’empiéter sur les droits de notre société enseignante.

C’est à elle qu’il appartient de choisir les livres qui doivent servir dans les classes. Vous avez de ce fait poussé vos diocésains contre le personnel enseignant et leur avez appris à semer la discorde et l’esprit de parti qui devraient rester étrangers aux préoccupations des professeurs et des éducateurs. Vous avez ajouté que les nouveaux programmes suivis dans les écoles moyennes vous sont inconnus, programmes dans lesquels il est spécifié que l’enseignement de la littérature nationale tchèque portera même sur les auteurs les plus récents.

Peut-on imaginer un livre traitant de la littérature tchèque jusque dans ses plus récentes manifestations, et que dans ce livre il ne fût pas question du poète Macharé Ce livre ne serait-il pas une fausse représentation de notre littérature ? Nous considérons qu’il est de notre devoir de protester à propos de votre immixtion injuste et inopportune dans la discipline intérieure des écoles moyennes tchèques.

Ce n’est donc pas seulement en France que le clergé se mêle de censurer et de vouloir régenter l’enseignement. Il est consolant de voir que ce n’est pas seulement en France que le personnel enseignant s’élève courageusement contre l’intrusion de l’esprit clérical dans l’école.

Les Jeunes-Tchèques et le panslavisme §

Au congrès du parti jeune-tchèque, le docteur Kramarseh, chef de ce parti, a fait un discours qui a eu un grand retentissement dans l’Empire austro-hongrois et sera approuvé en Allemagne. Le docteur Kramarseh, et c’était la partie la plus nouvelle de son discours, a déclaré que lui-même et son parti abandonnaient le rêve irréalisable d’une Autriche slave.

« Une Autriche slave n’existera jamais, a-t-il dit, et si elle existait jamais, ce serait pour amener un conflit épouvantable entre les Slaves et les Allemands. Nous, Tchèques, nous voulons seulement une Autriche qui respecte les droits des peuples slaves. »

À propos de ce discours, Die Leif, de Vienne, ajoute le commentaire suivant :

« Ce langage est nouveau dans une bouche tchèque. Doit-on croire à un tel changement ? On pourrait se méfier s’il ne s’agissait que d’un brusque changement d’idées, n’ayant pas une base dans les faits mêmes.

« Mais les événements récents de la politique extérieure donnent au changement dont le docteur Kramarseh vient de témoigner publiquement des fondements très solides. L’affaiblissement de la Russie, qui depuis la guerre japonaise n’a fait qu’augmenter de jour en jour, a forcé les peuples slaves situés hors de Russie de ne plus compter que comme un facteur illusoire dans leur politique. Les races slaves des Balkans se rapprochent maintenant de leur ennemi héréditaire, le Turc ; ainsi les Slaves d’Autriche veulent vivre en bons termes avec leur ennemi héréditaire, l’Allemand. Si l’“Oncle” russe ne tourne plus la tête des Tchèques, la simple logique leur commande de ne pas être mal avec le voisin allemand. »

La Russie et les Slaves §

Le journal des radicaux polonais, Nowa Gazetta, de Varsovie, conteste à la Novoia Vremya, de Pétersbourg, la sincérité des soucis qu’elle fait mine de porter aux Slaves persécutés des Balkans, pour lesquels fut versé tant de sang russe. La Nowa Gazetta fait allusion au banquet offert par la Novoia Vremya à Hilmi Pacha :

« Contradictions ! dit le journal polonais, contradictions !

« La situation politique de la Russie ne lui permet plus de sacrifier des intérêts de la politique intérieure aux abstractions vaines d’une influence problématique du gouvernement russe dans les Balkans… L’arrogance verbeuse des Slaves cherche à en imposer aux autres peuples slaves qui savent à quoi s’en tenir. »

Le langage du journal polonais est à rapprocher du discours du docteur Kramarseh, chef du parti jeune-tchèque. Les peuples slaves se détachent de la Russie. Le fait est considérable. Il faut le noter en France.

La Gazette de Cologne rapporte dans un de ses articles de tête que depuis le commencement de l’Empire allemand tous les hommes directeurs de la politique du pays sont sortis des rangs du parti conservateur ou des sphères réactionnaires :

« Mais à propos de tous ces hommes on peut remarquer qu’à mesure que leurs fonctions ont pris de l’importance, leurs conceptions s’opposaient peu à peu à la neutralité des conservateurs. »

Le prince de Bismarck, par exemple, avait des périodes où il entrait en conflit avec les conservateurs : le général Caprivi, qui se sentait très conservateur, et entré dans la carrière politique, devint un épouvantail pour ce parti. Le prince Bülow, lui-même, considéré et loué comme un chancelier agrarien, ne put échapper finalement à la haine de la phalange conservatrice. M.de Bethmann-Hollweg, qui est à peine depuis un an au pouvoir, malgré qu’il se sente très conservateur, entre déjà en conflit avec les conservateurs comme quiconque, étant au pouvoir, veut, selon sa conscience, veiller sur le sort du pays et ne pas se soumettre à la volonté d’un parti.

C’est une fatalité que les conservateurs quand ils arrivent au pouvoir ne restent pas de leur parti, et qu’ainsi l’élément non conservateur au pays garde toujours son importance morale.

Lord Kitchener organisateur de l’armée §

Le retour de Lord Kitchener des Indes, où il a organisé l’armée, suscite de nombreuses polémiques dans la presse anglaise. On l’appelle un génie. Depuis Wellington, l’Angleterre n’avait été aussi enthousiaste d’un soldat. Le Daily Mail dit que le rôle de Lord Kitchener est maintenant d’aller organiser la défense de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande.

Il s’agit seulement de savoir si ces pays qui ont fait des sacrifices pour l’organisation de la marine, sont prêts à en faire de nouveaux pour l’organisation d’une armée de terre.

La France jugée à l’étranger §

M. Marius-Ary Leblond a fait une conférence à Varsovie sur la littérature française contemporaine et notamment sur le roman français.

M. Lorentowitz, un des critiques les plus autorisés de son pays, juge que M. Leblond a donné une importance excessive à certains écrivains aimés du conférencier et qu’il a très superficiellement jugé le talent d’Anatole France, par exemple, qui fut à peine mentionné cependant que J. -H. Rosny était donné comme le plus grand écrivain français contemporain et que M. Leblond place entre Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand.

Le travail manuel scolaire §

El Imparcial mentionne une publication intitulée Le Travail manuel scolaire et due à D. Vicente Casbroy Legua, instituteur célèbre des écoles municipales de Madrid. L’auteur favorable au travail manuel à l’école illustre sa théorie de dissertations anatomiques et historiques du plus haut intérêt.

Il semble que cet intéressant travail sur un problème pédagogique et sociologique très important mériterait d’être traduit en français.

Les funérailles de Cervantès §

Les journaux espagnols nous apprennent une nouvelle bien curieuse. Elle a trait aux funérailles de Cervantes. On les célèbre chaque année en Espagne.

À Madrid, dans l’église des Trinitaires, le 24 avril dernier, se dressait un catafalque sur lequel on voyait un exemplaire de Don Quichotte, une épée, un casque, les chaînes qui entravaient le manchot de Lépante dans sa prison, l’habit de franciscain et d’autres souvenirs de Cervantes.

Une cérémonie funèbre fut célébrée à laquelle assistèrent des notabilités ecclésiastiques, littéraires et politiques.

Les honneurs furent rendus au catafalque par des invalides gradés et tous manchots comme Cervantes. Il est bien d’honorer les grands morts.

[1912-07-07 La Démocratie sociale] La loi de Renaissance §

La Démocratie sociale, 7 juillet 1912, p. 000.
[OP2 963-965]

Parmi les hypothèses les plus ingénieuses hasardées par les savants au cours de ces dernières années, celle que l’on a formulée en différentes lois de constance me paraît une des plus raisonnables.

Je crois que la loi de constance qui gouverne les arts pourrait être heureusement appelée « loi de Renaissance ». En effet ce mot qui promet l’avenir exprime aussi le plus grand effort du passé dans les temps modernes.

Le sublime est ce qui dans les arts et les lettres ne change point et les modifications qu’ils subissent au cours des temps sont destinées à garder intacte leur essence.

La fable antique du Phénix paraît une illustration excellente de cette doctrine. L’oiseau de l’éternité se consume et ne change point, les flammes le préservent de la décrépitude et l’on a dit qu’il renaissait de ses cendres. De même le sublime renaît des cendres des arts. Ils changent, et le sublime ne change point, et s’il changeait il ne pourrait qu’être abaissé et deviendrait la médiocrité.

Admirable mythe du Phénix ! Les flammes qui dévorent et alimentent la merveille figurent l’art populaire qui est à la fois le produit de la décadence des arts et aussi le foyer qui les échauffe et les vivifie, mais le Phénix, c’est-à-dire le sublime, ne change point.

* * *

Nous assistons en ce moment à l’agonie de plusieurs formes d’art. Mais le sublime n’est point en jeu, il renaîtra, que dis-je, il renaît sans cesse de sa propre mort.

L’art dramatique connaît aujourd’hui un rival populaire qui le consume, je veux parler du cinématographe. Les dramaturges s’ils s’en tiennent aux formules réalistes du siècle dernier seront vite dépassés par le cinématographe, dont les ressources scéniques sont infiniment plus nombreuses que celles des théâtres les plus perfectionnés. Aussi le peuple ne s’y trompe point et le cinématographe tend à remplacer le théâtre.

Les procédés mécaniques menacent tous les formes d’art qui peuvent se contenter des moyens physiques de l’artiste. Les comédiens, les virtuoses, les orchestres, les peintres qui se contentent de copier la nature peuvent être avantageusement remplacés par le phonographe, le cinématographe et la photographie. Et si le côté pratique de la vie y trouve son compte, l’art n’y retrouve pas le sien.

Il faut cependant qu’il le retrouve et c’est pourquoi nous voyons les arts subir des modifications si profondes dont le but est simplement d’exprimer le sublime qui échappe aux arts industrialisés.

Les industries de reproduction plastique risquaient de rendre inutiles la peinture et le dessin. Les flammes ont dévoré le Phénix et il renaît aussi distant du vulgaire qu’il était auparavant. Il suffit d’examiner les productions des peintres nouveaux pour voir que leurs efforts difficiles tendent avant tout à s’éloigner le plus possible des ouvrages faciles de l’industrie.

Ils ont raison car si le but du peintre et celui du photographe sont les mêmes, le peintre doit disparaître. En effet, pour la rapidité d’exécution, et l’exactitude, le photographe l’emporte. Mais si le but du peintre est d’exprimer plastiquement le sublime, le photographe, qui gouverne tout simplement une machine à reproduire la réalité, ne peut rivaliser avec lui.

Mais le sublime est toujours la fable du vulgaire et dès que les artistes tentent de s’élever au sublime de leur art, c’est-à-dire à la poésie, quand les artistes veulent faire œuvre de créateurs, le public que les arts et les industries de reproduction plastique ont familiarisé avec la réalité extérieure de la nature reproche à ces artistes de s’éloigner de cette réalité et de donner dans l’absurde.

Cependant, une fausse conception du sublime plastique seule peut entraîner à ne voir dans les arts plastiques que des arts d’imitation. Et ceux qui voudraient forcer le peintre à copier uniquement la nature et à demeurer dans l’enfance de son art font penser à des censeurs littéraires qui voudraient forcer l’orateur ou le poète à s’exprimer par onomatopées. Si l’on s’en tenait au langage naturel, imitant les bruits de la nature, nous vivrions, certes, à peu près aussi commodément que nous faisons aujourd’hui, mais le sublime échapperait à nos cerveaux sans art.

Les industries de reproduction suffisent aujourd’hui à exprimer la réalité optique des objets, mais cette réalité se trouve à un degré plastique très médiocre, elle représente l’onomatopée dans le langage. Les grands peintres à toutes les époques de l’art ont toujours essayé d’atteindre un degré de plasticité beaucoup plus élevé. Ce désir artistique, le plus légitime qui soit, a amené nos jeunes peintres à exprimer des formules plastiques par quoi leur art se distingue à la fois des industries de reproduction et de l’art populaire. C’est ainsi que le sublime demeure sain et sauf. Il ne change point, car il constitue l’essence même de l’art humain et pour qu’il y eût un sublime d’une autre sorte il faudrait que l’homme fût entièrement différent de ce qu’il est. Le sublime moderne est identique au sublime des siècles passés et le sublime des artistes de l’avenir ne sera rien autre que ce qu’il est aujourd’hui.

La Dépêche de Rouen §

[1912-06-24 La Dépêche de Rouen] [Conférence sur le Sublime moderne, Rouen, salle du Grand Skating rouennais, 23 juin 1912] §

La Dépêche de Rouen, 24 juin 1912, p. 000.
[OP2 1587]

[…] Apologiste de la peinture moderne, M. Guillaume Apollinaire définit ainsi le sublime qui selon lui a toujours existé : « Il renaît des cendres des arts ; ceux-ci se renouvellent mais le sublime ne change point.

« Les efforts difficiles des peintres qui exposent ça » — dit-il encore — « tendent à l’éloigner le plus possible des ouvrages de l’industrie. Si le but du peintre et le but du photographe sont les mêmes, le premier doit disparaître, car pour l’exactitude, le photographe l’emporte, mais si le but du peintre est d’exprimer le sublime, le photographe qui dispose d’une simple machine à reproduire la réalité, ne peut rivaliser avec lui », etc. etc.

Le conférencier constata ensuite que le sublime est toujours la fable du vulgaire, qu’il est identique à celui des siècles passés, et que le sublime des artistes de l’avenir ne sera rien autre que ce qu’il est aujourd’hui. Selon lui, les cubistes l’étudient avec la curiosité, la patience des savants, ils le dissèquent, si bien que nous ne nous trouvons pas en présence d’un art nouveau, mais d’un art ancien et traditionnel, dont les principes renouvelés ont acquis une vigueur nouvelle.

Il continua :

« Quand les cubistes seront morts, et que de nouvelles écoles se seront manifestées en choquant le goût de la foule, il viendra des censeurs disant : — Les peintres nouveaux se livrent aux fumisteries les plus méprisables : que n’imitent-ils les cubistes ? — Alors l’art ne sera pas en décadence, il sera renouvelé pour assurer la constance du sublime !

C’est bien entendu l’avis de M. Guillaume Apollinaire qui regretta ensuite l’absence presque totale dans nos musées d’œuvres de peintres récents, la plupart du temps incompris et dont il cita les noms.

Le public sortit alors lentement de la grande salle. M. Guillaume Apollinaire avait terminé sa conférence.

Les Droits de la femme §

[1905-05-15 Les Droits de la femme] L’Allemande §

Les Droits de la femme, 15 mai 1905, p. 000.
[OP3 381-384]

Ringel, Ringel, Rosenkranz
Ich tanze mit meine Frau.
(Je danse avec ma femme.)

Ces vers d’une chanson populaire en Allemagne : Der lustig Ehemann, « L’Époux joyeux », d’Otto Julius Bierbaum confirment les Français qui les entendent chanter dans les Uebrett’l, de Berlin, en cette opinion commune en France que l’épouse idéale, c’est l’Allemande, et que le bonheur conjugal est, en Allemagne, un ciel sans nuages.

Le Français s’imagine que les jeunes filles allemandes sont de douces rêveuses, belles et innocentes, aidant leur mère aux travaux du ménage, en songeant à leur fiancé sentimental ; qu’après le mariage, elles demeurent fidèles, sont des ménagères économes et de bonnes cuisinières.

Nietzsche, qui connaissait les défauts de ceux de sa race, a cruellement fustigé les femmes allemandes. Schopenhauer ne les avait pas épargnées. Mon avis est qu’elles ne valent rien. Un procès d’adultère en Allemagne est toujours sensationnel. L’épouse coupable et son complice ne trouvent que des juges inexorables. La carrière d’un homme convaincu d’adultère est brisée. Aux élections, un candidat, qu’un adversaire accuse avec preuves d’être mœchus comme César, est battu. Il n’essaye plus de lutter. Malgré tout cela, les statistiques démontrent que l’adultère est plus répandu — si l’on peut dire — en Allemagne que partout ailleurs. Je sais bien qu’il ne faut pas faire grand cas des statistiques. Mais il n’est personne ayant voyagé en Allemagne qui ne sache combien sont faciles les Allemandes, et que si les hommes recherchent les amours ancillaires, les femmes prennent volontiers un valet d’amour : laquais, jardinier, palefrenier ou cocher. On objectera que ce n’est pas chose si rare en France ; mais en Allemagne, c’est tellement commun qu’on dirait une règle, une coutume. C’est d’ailleurs l’idée de chez tous les jeunes valets, avoir leur maîtresse pour amante et, si possible, s’en faire épouser.

Pour la jeune fille, la Gretchen de Faust en est encore le symbole parfait. C’est une sentimentale que ses rêves agitent dans la région des sylphes, mais qui tombe trop facilement. Ce n’est, en fait, que demi-mal. Les lois allemandes protègent la virginité de façon parfaite, et la faute est le plus souvent suivie de mariage. Car la recherche de la paternité est admise, et comme l’Allemande ne se fait pas faute de concevoir, l’amant se trouve pris entre deux alternatives : épouser la fille ou subvenir aux besoins de l’enfant jusqu’à sa majorité. L’Allemand préfère en général se marier.

Il y a pourtant des cas plus nobles. Des fiancés s’attendent dix ans et plus. Mais comme ils ont toute liberté pour se voir seuls et même pour voyager seuls, il me semble probable, quoi qu’on dise, que toutes ces fiançailles ne restent pas éternellement pures. En tout cas, il est exact qu’avant d’en arriver là, l’Allemande a éprouvé, après la puberté, quelque amour sincère, douloureux et romanesque. Mais ce qui la protège le mieux, ce sont les sentiments du jeune homme qui souvent n’éprouve comme elle qu’un amour vague et triste, dégagé des tentations de la chair. Si les fiançailles allemandes sont poétiques, le mariage est fort prosaïque.

L’Allemand méprise la femme. Dans les pays catholiques, par exemple, on salue le curé, mais pas les religieuses. Les termes qui désignent la femme ou la fille — Welb, Frauenzimmer, Dime — peuvent contenir plus de mépris que n’importe quel terme français. L’Allemand ne se vante pas de ses amours. À l’Université, il cache ses faiblesses ou n’en fait part qu’à son meilleur ami. Après le mariage, il ne fréquente sa femme que pour procréer. Il ne lui fait pas de confidences, ne la mêle pas à ses affaires. Il préfère ses amis de brasserie. Ses plus grandes joies sont ces fameux dîners d’hommes mariés, où le vin coule à flots et d’où les femmes sont exclues. La femme rend à son mari mépris pour mépris. Elle ne se soigne plus. Une femme honnête ne porte que des dessous ignobles, des jupons rapiécés, qui sont assez bons puisque son mari seul les voit. Elle invite ses amies à prendre le café, se dispute avec les bonnes et va au théâtre toute seule. L’été, les jardins des cafés sont pleins de ces dames qui papotent devant une tasse de café au lait en faisant semblant de broder. Car il faut en finir avec la bonne ménagère allemande. Jusqu’à dix-huit ans, la plupart des jeunes filles, sauf peut-être dans les milieux juifs, ne savent ni mettre un bouton, ni cuire un œuf. À cet âge, on les envoie dans une école de couture, puis de là dans une école de cuisine. Celle de Hanovre, par exemple, est fameuse. Si l’on voyage aux bords du Rhin et de la Moselle, on est tout étonné de voir les cuisines pleines de jeunes filles, qui ayant payé 200 ou 300 marks pour la saison, sont censées apprendre l’art culinaire. Comme elles ne sont pas surveillées, on peut dire qu’elles font surtout la chasse au fiancé.

Les jeunes filles allemandes ne rêvent qu’à quitter la maison paternelle et à voyager. Pour cela, elles acceptent des places même pas payées, comme celle de Stütze ou demi-gouvernante, qui aide au ménage ou s’occupe des enfants. Elles restent rarement plus d’un an dans la même place.

Malgré tout, elles ne sont après le mariage que de mauvaises ménagères. Leurs cuisines sont jolies : le fourneau, les casseroles, tous les ustensiles sont émaillés, mais on y cuit si peu ! Le soir on mange de la charcuterie ou des mets achetés tout prêts, ou l’on va au restaurant. À Berlin, il y a de ces restaurants, où l’on peut entendre de la bonne musique et manger pas cher, beaucoup de familles y vont le soir. L’économie n’est pas la vertu des Allemands en général. Les ménagères ne raccommodent pas le linge, comme en France, on achète toujours du neuf. On pourrait croire que dans ces beaux ménages on se passe de domestiques. Chaque maison bourgeoise en a deux ou trois, car après le mariage la femme devient maladroite et inutile. Si le mari est boutiquier, sa femme ne l’aidera pas. Elle était peut-être caissière jadis, mais c’est fini ; elle est devenue inutile. Les Allemandes sont très coquettes ; mais comme elles n’ont ni goût, ni habileté, elles font tout faire et suivent les conseils de leur couturière. En Allemagne, il est de fait qu’un chapeau quel qu’il soit peut aller avec toute robe, matin, jour et soir. Une seule catégorie de femmes est économe et noblement modeste : ce sont les épouses, les sœurs et les filles des officiers du Nord, pauvres et méritants, qui arrivent aux plus hauts grades avec leur solde pour toute fortune, et les charges sont lourdes pour l’officier allemand ! Combien de lieutenants, élégants et beaux parleurs, dînent aux buffets des bals où ils doivent paraître.

Les Allemands lisent. Les hommes goûtent assez les romans dits pikant, traduits du français ou venant de Budapest. Ils achètent volontiers des œuvres pornographiques, vendues sous le manteau. Les femmes lisent aussi ¡es romans français ou traduits. Les auteurs goûtés sont Maupassant, Bourget et Zola. D’autres réservent leurs préférences à des œuvres plus nuageuses, plus sentimentales, mais si vagues, qui ont souvent pour auteurs des officiers.

Dans les pays protestants, la mentalité de l’Allemagne est plus élevée et les nobles femmes, parentes d’officiers dont j’ai parlé, sont des protestantes. Mais en Bavière, aux bords de la Moselle et du Rhin, appelé avec raison la route cléricale (Pfaffenstrasse), ces femmes sont, comme les hommes d’ailleurs, sous la domination du prêtre, et c’est le cas de répéter avec Schopenhauer que la femme « a besoin d’un maître ». Est-elle jeune, c’est un amant ; est-elle vieille, c’est un confesseur.

Comme les femmes allemandes ne sont pas souvent jolies, je crois que leur seule et réelle qualité, c’est cette admirable fécondité qui leur permet de faire un enfant presque chaque année ; jeunes filles, elles manquent le plus souvent de grâce. Mariées, elles ne sont bonnes qu’à dépenser. La plupart sont ignorantes des choses du ménage, comme cette jeune mariée de Munich qui demandait à un marchand pourquoi il n’avait pas laissé grossir des œufs au lieu de les vendre si petits.

Leur vertu est subordonnée à la force des hommes, car plus que les femmes latines, elles ont besoin d’un maître. Les Allemandes ne sont que des femelles, et, comme chez les animaux, en Allemagne, c’est le mâle qui est le plus beau.

L’Éducation artistique §

[1910-09 L’Éducation artistique] Benjamin Rabier
(Conférence de M. Guillaume Apollinaire) §

L’Éducation artistique, septembre 1910, p. 000.
[OP2 1561]

L’œuvre de Benjamin Rabier est composée de fables dessinées en un ou plusieurs tableaux qui sont d’une morale vraie et un peu sceptique, comme l’était celle de La Fontaine.

Car Benjamin Rabier est un fabuliste, et il agit comme tous les fabulistes. Il prête aux animaux un rôle qui n’appartient qu’à nous.

Les animaux y gagnent de paraître un peu plus vicieux qu’ils ne le sont en réalité.

Les fables dessinées de Benjamin Rabier sont amusantes, ce qui est la première qualité pour une fable. Elles sont simples et accessibles, ce qui est une autre qualité.

Je ne vous dirai pas que Rabier a beaucoup de talent. Vous n’en doutez pas. Il en a peut-être beaucoup plus qu’il ne croit lui-même. La preuve en est que c’est la première fois qu’ils se soit risqué à réunir dans une exposition quelques-unes de ses œuvres.

Une des caractéristiques du talent de Rabier, c’est qu’il est avant tout très français. Son dessin est parent de celui de nos artistes du Moyen Âge et il n’a subi en rien l’influence exotique des Japonais qu’ont subie la plupart de nos dessinateurs humoristiques.

Son dessin est franc et simple. L’esprit y pétille.

Les aquarelles de Rabier sont de couleurs vives et gaies, elles font plaisir à voir et déterminent la gaieté sans gêner en rien l’entendement de celui qui les regarde ; tout y concourt au même but où se confondent l’esprit, la morale et l’effet décoratif. Donc, pas d’ornements inutiles qui en affaibliraient la portée. Un titre court en explique le sens.

Benjamin Rabier est peut-être le meilleur moraliste de ce temps et, en tout cas, le moins ennuyeux.

Il est le seul en son genre et d’un genre très français. Il représente une partie du traditionnel bon sens, qui est l’honneur de notre pays, et nous devons lui savoir gré de garder intactes ces qualités à une époque où elles sont battues en brèche par l’anglomanie qui sévit sur la littérature populaire — vous savez qu’elle vient d’Amérique, — par le scandinavisme qui domine le théâtre, par le moscovisme qui règne sur le roman, par le japonisme qui corrompt les arts.

L’Europe artiste §

[1904-10/11 L’Europe artiste] « Œuvres galantes des conteurs italiens » §

L’Europe artiste, octobre-novembre 1904, p. 000.
[OP2 1106-1109]

Œuvres galantes des conteurs italiens,par MM. Ad. Van Bever et Ed. Sansot-Orland, Paris, Société du Mercure de France ; t. I (xive, xve et xvie siècles), 1903 ; t. II (xve et xvie siècles), 1904. Chaque vol. 3,50 F.

C’est à la fois une nouveauté et un véritable régal pour les lettrés.

Champfleury disait, il y a quelque vingt ans, dans son Histoire de l’imagerie populaire : « La littérature populaire italienne, si riche en conteurs de toute sorte, est presque inconnue en France, quoique des mines d’or attendent le premier auteur qui s’en occupera ; mais jusqu’à ce que ces recherches soient faites, comment essayer seul de parcourir cette immense bibliothèque de novellieri inépuisables ? »

Le vœu de Champfleury, exprimé d’ailleurs sous une forme assez peu élégante, est aujourd’hui comblé. L’anthologie de MM. Ad. Van Bever et Ed. Sansot-Orland a été conçue de façon à satisfaire les érudits et les simples curieux. De précises notes biographiques et bibliographiques précèdent la traduction des nouvelles de chaque auteur. Ces deux volumes sont donc importants sous le rapport littéraire et au point de vue de l’histoire de la littérature.

Des erreurs ? j’en note une à la page 213 de la deuxième série. On y dit que La Puttana errantede Veniero est un poème. Ce n’est qu’un dialogue en prose, fort libre au reste, qu’en France Mililot imita dans son École des filles.

La méthode de traduction de MM. Van Bever et Ed. Sansot-Orland, qui est littérale, me semble la plus logique ; elle est sans contredit la plus savoureuse. Les traducteurs ont su conserver en français tout l’agrément et l’imprévu des italianismes. Ce sont bien les contes italiens que liront les lecteurs français. Nul doute que, pour dire comme Boccace, « cosa alguna gioverà loro l’averli letti ».

Le Novellinode Masuccio (ou Rasuccio ?) dei Guardati de Salerne, les Sorretanede Giovanni Sabadino delli Arienti, les Novellae de Morlini d’une latinité toute napolitaine jusque dans ses hellénismes, l’Ecatommithi du grave Giraldi Cinthio, adversaire des blasphèmes et des obscénités bernesques, les nouvelles de Molza, poète bernesque, né à Modène et mort du mal de Naples, celles de Sacchetti, Bandello, Firenzuola Doni, Parabosco et des autres nouvellistes traduits dans les Œuvres galantes des auteurs italiens font de ce recueil un délicieux Décaméron, dont la lecture aurait fait répéter à l’eunuque que Voltaire place dans Candide sa plainte amoureuse : « che sciagura di non aver c… ».

La première partie de l’anthologie des conteurs français du xviiie siècle que vient de publier M. Van Bever remettra en honneur des noms oubliés parce que le xixe siècle romantique les avait trouvés frivoles.

Le conteur le plus intéressant de cette première partie est certainement Robbé de Beauvezet, auteur d’un poème sur la religion et d’un autre sur la… (comme celui de Fracastor… vous m’entendez).

On fit là-dessus cette épigramme :

L’homme Dieu but jusqu’à la lie
Le calice de la douleur ;
C’est sa dernière ignominie
D’avoir Robbé pour défenseur.

Un conte inédit de Laclos, des notices précises et certaines donnent au livre de M. Van Bever une valeur supérieure à celle d’une simple anthologie.

Les conteurs français du xviiie siècle passionnent aussi les Allemands. L’un d’eux vient de publier un livre bien illustré : Die Galante Zeit. Il y a dans ce livre — entre autres choses — une épigramme inédite, ou soi-disant telle, de Piron. La voici :

Certain auteur de cent mauvais libelles
Croit que sa plume est la lance d’Argail.
Au haut du Pinde, entre les neuf Pucelles
Il est planté comme un épouvantail.
Que fait le bouc en si joli bercail ?
Y plairait-il ? penserait-il y plaire ?
Non, c’est l’eunuque au milieu du sérail ;
Il n’y fait rien et nuit à qui veut faire.

Cette épigramme n’est pas inédite. Je le regrette et vais compléter les renseignements de l’auteur de Die Galante Zeit.Piron fit cette épigramme sur l’abbé Desfontaines et la lui montra. Celui-ci fut très choqué de l’expression de bouc que Piron lui offrit de modifier, en écrivant simplement le B… Desfontaines, voyant que la réparation serait pire que l’offense, refusa. Piron fit deux autres épigrammes contre Desfontaines. La première débute ainsi :

J’ouvre le temple de mémoire.

Et la seconde :

Eh ! supprime tes sots écrits.

Piron écrivit aussi une épitaphe pour Desfontaines :

Dans ce tombeau gît un auteur
Dont en deux mots voici l’histoire :
Il était ignorant comme un prédicateur.
Et malin comme un auditoire.

Mais le plus cruel pour l’abbé Desfontaines fut Voltaire :

Pour l’amour antiphysique
Desfontaines flagellé
A, dit-on, fort mal parlé
Du système newtonique.
Il a pris tout à rebours
La vérité la plus pure ;
Et ses erreurs sont toujours
Des péchés contre nature.

Desfontaines fut la cible de plusieurs autres épigrammatistes, parmi lesquels : Bret.

L’Europe nouvelle §

[1918-04-06 L’Europe nouvelle] Échos §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 13, 6 avril 1918, p. 631. Source : Gallica.
[OP2 1417-1419]

À propos de Debussy §

[OP2 1417]

Le plus grand musicien français contemporain, Claude Debussy, qui vient de mourir, avait pour habitude de conserver une discrétion farouche à propos des œuvres qu’il entreprenait.

Si on lui demandait :

« À quoi donc travaillez-vous en ce moment, cher maître ? »

Il répondait :

« Je ne sais trop si ce sera une sonate ou un opéra, un nocturne, une cantate ou un quatuor. Mais quand je me rendrai compte exactement de la direction que prendra mon inspiration, je vous ferai signe et vous donnerai les renseignements qui peuvent vous intéresser. »

Et ainsi, il écartait les curiosités.

Guynemer §

[OP2 1417-1418]

La francophilie catalane se traduit de la façon la plus flatteuse pour la jeune école littéraire française.

Pour célébrer Guynemer, le poète barcelonais J.-M. Junoy a choisi la forme ultra-moderne du calligramme qui est proprement un poème écrit et dessiné.

Sur une page de japon, en points représentant les constellations, on peut lire Ciel de France tandis que la chute de l’avion du grand aviateur est figurée par une courbe qui se lit de bas en haut pour indiquer la remontée au firmament de l’âme du héros : « Dans l’appareil mortellement blessé, le moteur, cœur luisant, gronde encore, mais voici que l’âme intrépide du jeune héros vole déjà vers les constellations. »

Ce poème est parlant et frappant. C’est une preuve de l’intérêt que présentent ces tentatives nouvelles car ni sonnet ni stances n’auraient pu indiquer plus vivement ce dont il s’agit. À la fin, on lit cette note :

« L’auteur a proposé, le 6 octobre 1917, à M. le ministre de l’Instruction publique et à M. le président de la Société astronomique de France, d’honorer la mémoire du glorieux aviateur en désignant désormais du nom de Guynemer une des plus belles constellations de la carte céleste. »

Ce poème, traduit du catalan, a été tiré sur une feuille in-4º à dix-huit exemplaires sur japon et quatre cent quatre-vingt-quinze exemplaires sur vergé pur fil.

Nous n’oublierons pas la fine et délicate amitié catalane.

« Les vieux ont soif » §

[OP2 1418]

Le jeune éditeur-poète François Bernouard, rendu à ses travaux, se propose d’éditer en un volume les Reliquiae de son capitaine, René Dalize, qui fut tué l’an dernier devant Craonne.

On y retrouvera sans doute cette singulière et prophétique diatribe que, parodiant un titre d’Anatole France, il avait appelée Les vieux ont soif et qui parut peu de jours avant la déclaration de guerre.

« Nord-Sud » §

[OP2 1418]

La jeune revue mensuelle Nord-Sud qui groupait Guillaume Apollinaire, Pierre Reverdy, Max Jacob, Paul Dermée, Roch Grey, Philippe Soupault va-t-elle disparaître ? Il en est question. Son rédacteur en chef Pierre Reverdy se plaint de n’être point encouragé ni suivi.

Mais n’est-ce point un signe des temps que ces tentatives puissent se plaindre de n’être point suivies !

« De mon temps on n’arrivait pas ! » répondait Degas à un jeune peintre qui lui exprimait son désir d’arriver.

Exode de peintres §

[OP2 1419]

Les peintres de la jeune école qui ne sont pas ou ne sont plus mobilisés semblent préférer le Midi à Paris bombardé. C’est ainsi que Matisse est à Nice, que Kisling est sur les bords de la Méditerranée auprès d’Iribe et de Signac. Juan Gris, Ortiz de Zarate, Modigliani, Van Dongen, Georges Braque quittent aussi la capitale pour la campagne d’Avignon.

Mais Picasso reste impassible dans son Montrouge.

« Avant la guerre nous avions les autobus, maintenant nous avons les obus. Qui sait si les premiers ne faisaient pas ici plus de victimes que les seconds », déclare-t-il en une boutade qui n’est pas sans bon sens.

Le journal de M. Boissard §

[OP2 1419]

Sait-on que Paul Léautaud, qui signe Maurice Boissard ses chroniques de théâtre, tient un journal où il consigne non seulement ses impressions mais aussi tout ce qu’on lui dit ?

Ce journal, ses intimes mêmes n’ont pu l’entrouvrir ; néanmoins, ceux qui connaissent la tournure d’esprit de l’auteur du Petit Ami et qui en goûtent la causticité, affirment que pour n’être pas aussi étendu que le fameux Journal des Goncourt, le Journal de M. Boissard réserve de curieuses surprises à ceux qui auront le plaisir de le lire, plus tard, après, longtemps après la mort de son auteur.

[1918-04-13 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 14, 13 avril 1918, p. 676. Source : Gallica.
[OP2 1419-1422]

Après être restés longtemps sous l’influence de Gauguin, puis de Cézanne, les jeunes peintres futuristes italiens s’étaient trouvés un beau jour, sans savoir pourquoi ni comment, de l’école de Picasso ; l’un d’eux, au reste, qui habite Paris, le sentit si bien que, renonçant au futurisme, il tint à se faire classer comme cubiste.

Aujourd’hui, les jeunes futuristes italiens subissent une nouvelle influence ; celle de leur compatriote Giorgio De Chirico qui, avant la guerre, peignait à Paris.

Du reste, ce peintre d’accent si particulier est peut-être le seul peintre européen vivant qui n’ait pas subi l’influence de la jeune école française.

* * *

Les Parisiens d’avant-garde qui, depuis la guerre, ont été au Canada, ont déposé dans les esprits des Canadiens français une grande curiosité et un grand amour pour la France moderne si riche en idées et en manifestations artistiques toutes neuves.

Mme Jane Mortier a fait entendre à Montréal la Sonate de P. Dukas et de l’Erik Satie.

Quelques jeunes Canadiens ont profité de ce mouvement pour fonder une petite revue littéraire, artistique, musicale et satirique, intitulée Le Nigog, terme iroquois qui signifie « le harpon », c’est-à-dire l’instrument avec lequel les « Sauvages » capturaient le poisson dans les rivières.

Cette revue qui paraît mensuellement est un témoignage du chemin que font par le monde, plus que dans la France officielle, les idées modernes françaises.

* * *

On ne connaît pas encore à Paris la jeune école de musique qui se forme en Angleterre et où dominent déjà les noms de Bax, Williams, Scott et Grainger.

Ralph Vaughan Williams est né en 1877. Il s’est imprégné des qualités de Parry, Stanford et Maurice Ravel. Sa Norfolk Rhapsody accuse un effort pour écrire une musique qui ait un caractère anglais et s’inspire délibérément des folksongs. On a déjà beaucoup écrit sur le mysticisme musical de M. Williams. Il se retrouve dans ses Mystical Songs, dans sa Fantasia on a theme by Tallis, dans ses Christmas Carols, dans sa partition pour Les Guêpes d’Aristophane et, surtout, dans sa Sea Symphony, symphonie pour orchestre et chœurs sur des vers de Walt Whitman.

* * *

La revue américaine The Atlantic Monthly a publié un article de M. Maurice Barrès sur la mort de Péguy où on lit cette phrase : « Charles Péguy was one of the patriotic young writers who, having taken upon himself the task of purifying the French soul… » Charles Péguy fut un poète inspiré et un soldat héroïque. M. Maurice Barrès est un grand écrivain, mais l’âme française qui se montre dans de tels hommes et dans tant d’autres, héros illustres ou héros inconnus, avait-elle besoin qu’on la purifiât ? Au contraire, n’était-elle pas la pureté même, cette âme stoïque et magnifique ?

* * *

L’ami de Moréas, l’Émilius de ses poèmes, le philosophe Meyerson, pour échapper à la hantise de la longue guerre, s’est plongé dans les problèmes les plus abstraits.

Il vient d’achever un volume de trois cents pages, juste la moitié de la deuxième édition de son œuvre capitale : Identité-Réalité.

L’ouvrage d’Emile Meyerson va être livré à l’impression.

Il s’est attaché à y réfuter Hegel pour lequel il a néanmoins une vive admiration :

« C’était un grand bonhomme, dit-il, et qui mieux que personne sut se moquer de lui-même. »

* * *

Le Théâtre idéaliste, dirigé par le poète Carlos Larronde, se propose de donner une représentation à la fin du printemps.

On y présentera une courte pièce de M. F. T. Marinetti, le chef au futurisme italien qui, guéri de ses blessures, est retourné dans un corps de troupes d’assaut, une pièce de M. Strentz en un acte, et un drame en trois actes de M. Guillaume Apollinaire.

Le Théâtre idéaliste a représenté l’an dernier avec le concours de la Société Art et liberté des pièces de MM. Barzun, Fernand Divoire et Sébastien Voirol.

[1918-04-20 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 15, 20 avril 1918, p. 724. Source : Gallica.
[OP2 1422-1424]

Le député André Lebey n’est pas seulement un collectionneur avisé de tout ce qui se rapporte à la révolution de 48. Poète de valeur, il a été célébré par le verbe rare et délicat de Paul Valéry, à un des fameux jeudis de Mme Aurel, et les poèmes qu’il a réunis sous le titre Coffrets étoilés vont paraître en un volume illustré par Maxime Dethomas, Bernard Naudin, Forain, Guy Arnoux, Carlègle, Laboureur, Boussingault, Gul, Hermann-Paul, Howard, Reymond, Bartholomé, Bourdelle, Dunoyer de Segonzac, Van Dongen, etc.

* * *

Les séries de sept cartes postales en couleurs qui composent La Pochette de la marraine seront recherchées. Elles sont dues à des artistes de valeur tels que Lucien Laforge, Jules Depaquit, Gus Bofa, etc.

Mais ce que l’on doit signaler dans cette œuvre d’art et de fantaisie moderne, c’est que les éditeurs ont eu l’heureuse et généreuse initiative de faire participer aux bénéfices de la vente les artistes eux-mêmes.

C’est là un précédent dont on s’inspirera sans doute désormais en matière d’édition d’art.

* * *

Le 1er mai s’ouvrira, au musée du Luxembourg, une exposition de deux cents œuvres de peintres espagnols et, à la même date, Alphonse XIII inaugurera à Madrid une exposition de peinture française à laquelle il s’intéresse, dit-on, personnellement.

* * *

On va, dit-on, publier une anthologie des poètes grecs modernes. Ce sera une œuvre utile. Beaucoup de ces poètes atteignent une grande perfection de forme, témoin Malacassis, cousin et traducteur de Moréas. On le vit à Paris ; il y était au moment de la mort de son parent et parut à ses funérailles où toute la jeunesse littéraire était présente. Malacassis représente avec Gryparis et Drosinis la parfaite technique poétique. Cristallin qui est un peu plus jeune est le représentant le plus autorisé de la poésie populaire sans romantisme.

Le plus curieux de tous est sans contredit Costi Palamas qui cultive avec succès la poésie philosophique. On le dit influencé de Nietzsche, Bergson et William James. La philosophie antique n’a pas de secrets pour lui et il expérimente les procédés artistiques des poètes modernes des autres pays, notamment ceux des jeunes poètes français.

* * *

Sous le titre de Proses en poème, M. Louis Latourrette a publié « hors commerce » et à très petit nombre un recueil d’apologues lyriques qui mériteraient d’être lus et commentés à la foule. Il n’en sera rien. Bien peu de gens liront ce recueil dédaigneux et singulier. Et dans quelques siècles, M. Louis Latourrette aura peut-être la réputation d’un sage et d’un législateur comme Confucius et Lao Tseu.

* * *

Selon un humoriste, M. Pierre Mac Orlan, la guerre actuelle se résume ainsi :

Ceux qui fabriquent les obus ; ceux qui les envoient ; ceux qui les reçoivent. Excellente définition, sur laquelle on pourra méditer longtemps et qui serait digne qu’un grand philosophe l’eût formulée.

* * *

Isabelle Rimbaud, la regrettée sœur d’Arthur Rimbaud, à laquelle on doit ce beau livre sur le commencement de cette guerre, Dans le remous de la bataille, a laissé un grand nombre de pages du plus haut intérêt et dont la plupart sont relatives à son frère.

Son mari, M. Paterne Berrichon, compte les publier.

À son propos, on raconte que celui-ci reçut récemment la visite d’un rapatrié de Charleville, qui lui apprit que le monument d’Arthur Rimbaud avait été respecté par les Allemands.

* * *

La petite revue mensuelle SIC, vocable acrostiche qui signifie « Sons, Idées, Couleurs », et qui a pris une place toute particulière dans le mouvement d’avant-garde artistique et littéraire, paraîtra deux fois par mois à partir de septembre.

* * *

On nous écrit d’Amérique qu’un comité formé à La Nouvelle-Orléans se propose de faire renaître L’Abeille de La Nouvelle-Orléans, vieil organe français qui vit le jour le 1er septembre 1719 et fut jusqu’en avril 1917 le doyen des organes de langue française aux États-Unis. On attribuait sa mort aux propagandistes allemands qui avaient réussi à le ruiner et à le conduire au tombeau, tandis que la Louisiane et les Louisianais devenaient une conquête facile pour l’avidité commerciale germanique. Les Allemands avaient même fini par s’immiscer dans la politique de l’ancienne colonie française.

Mais tout est changé à présent…

[1918-04-27 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 16, 27 avril 1918, p. 772. Source : Gallica.
[OP2 1424-1426]

À l’exposition de « Costumes et décorations théâtrales » de M. Michel Larionov et Mme Nathalie Gontcharova, on a beaucoup remarqué le départ des artistes en compagnie de M. Firmin Gémier qui, justement, est en train de préparer son prochain spectacle au Nouveau Cirque, situé en face de la galerie Sauvage où a lieu l’exposition. M. Gémier, après avoir monté Aristophane sur une piste de cirque, va-t-il monter quelque pièce avec les décorateurs que nous ont révélés les Ballets russes ? En effet, Mme Gontcharova est l’auteur des merveilleux décors qui ornèrent Le Coq d’or à l’Opéra en 1914 et Michel Larionov a peint ceux des Contes russes qui furent si remarqués l’an dernier.

* * *

Depuis un certain temps, M. Ambroise Vollard a sur le chantier un singulier ouvrage sur notre administration coloniale. Cet ouvrage désopilant mettait en scène Ubu lui-même, le roi de Pologne cher à Alfred Jarry, et devait porter le titre d’Ubu aux colonies. Cette nouvelle étant parvenue jusqu’à l’éditeur d’Alfred Jarry, M. Fasquelle, celui-ci crut y voir une contrefaçon propre à faire du tort à une réédition toujours attendue d’Ubu roi. Il n’en était rien cependant et M. Ambroise Vollard, qui fut un ami de Jarry, dont il publia le second Almanach du père Ubu, finit par persuader l’éditeur et les ayants droit de feu Alfred Jarry de sa parfaite bonne foi. Ubu aux colonies n’est nullement une contrefaçon d’Ubu roi. S’il a choisi le père Ubu comme personnage, c’est une sorte d’hommage rendu au génie d’Alfred Jarry et la publication d’Ubu aux colonies aidera à populariser le nom d’un personnage en passe de devenir proverbial comme Gargantua, Panurge, Pantagruel, Gulliver ou Robinson Crusoé.

Ubu aux colonies paraîtra donc avec les illustrations de Rouault et M. Ambroise Vollard ne se verra pas obligé de substituer à Ubu, Panurge ou Gulliver entre lesquels il hésitait.

Au reste, M. Vollard n’a-t-il pas publié en édition privée, car la censure a été impitoyable, une petite farce Spartiate, intitulée Ubu à l’hôpital, qui fut goûtée même dans le Service de santé et représentée dans une formation sanitaire du front ?

* * *

John-Antoine Nau, qui fut le premier à avoir le prix Goncourt, était avant tout un poète. Il avait pour Paris une sorte d’éloignement dont il ne songeait pas à se défendre. Il avait en outre pour la réclame un mépris caractéristique. Aussi fut-il celui des écrivains lauréats des Goncourt qui profita le moins de la publicité que ce prix procure.

Les libraires l’ignoraient et quelques jours après sa mort on pouvait entendre dans les librairies parisiennes des dialogues de ce genre.

« Je voudrais Force ennemie.

— Nous ne l’avons pas, monsieur, d’ailleurs les livres sur la guerre sont peu demandés.

— Mais ce n’est pas un livre sur la guerre, c’est un roman couronné par les Goncourt.

— Il doit y avoir erreur, car nous ne le connaissons pas. »

* * *

Tandis qu’il est question de créer un conservatoire des classes de cinéma, une maison d’édition nouvelle et audacieuse va lancer un recueil de films sous le titre de Le Livre du cinéma. Les films qui seront également tournés seront du fameux Charlot, du non moins célèbre Max Linder. Ces deux illustrations de l’art muet accompagneront des auteurs nouveaux tels que Jules Romains, Biaise Cendrars, Jean Cocteau, Guillaume Apollinaire, etc. Chaque film sera précédé d’une préface exposant les idées cinématographiques particulières à l’auteur. Voilà un ouvrage qui sera un des classiques du genre et qui peut même amener une véritable révolution dans le grand art industriel moderne des salles obscures.

* * *

Malgré l’occupation, la littérature wallonne prospère. La persécution, l’obligation de dissimuler la pensée vraie et parfois de paraître sous le manteau n’a fait qu’aiguiser la verve et l’esprit des chansonniers, poètes et écrivains dialectaux de Tournai, Mons, Charleroi, Nivelles, Namur, mais, surtout, de ceux du pays de Liège qui eut toujours la prédominance dans cette littérature wallonnisante. Depuis la guerre, elle est surtout goguenarde et malicieusement vengeresse. Les Liégeois n’ont pas oublié qu’en 1817 ils chantaient une chanson sur les Prussiens qui avait été composée sur l’air d’une de leurs marches. Les Prussiens ne surent qu’au bout de longtemps qu’on se moquait d’eux sur leur propre musique. Aujourd’hui, les Liégeois chansonnent pareillement les Boches d’occupation. Il paraît qu’il y a une chanson sur l’air de Die Wacht am Rhein, qui est un monument de satire fine et d’impayable drôlerie.

[1918-05-04 L’Europe nouvelle] Henry Céard §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 17, 4 mai 1918, p. 816-817. Source : Gallica.
[OP2 1061-1065]

M. Henry Céard occupera désormais aux épulies de l’académie Goncourt le fauteuil de J.-K. Huysmans, fauteuil-moloch dont l’avidité singulière a déjà consommé trois académiciens. Le second fut Jules Renard et l’autre Judith Gautier.

En élisant M. Henry Céard au troisième tour de scrutin par six voix contre trois à M. Georges Courteline, ceux que M. Rosny aîné appelle « les pensionnés Goncourt » ont eu le sentiment qu’ils réparaient une injustice et accomplissaient la volonté de leur fondateur. En effet, inscrit sur la liste des académiciens après la mort de Saint-Victor, le 9 juillet 1881, M. Henry Céard se voyait remplacé le 5 novembre 1887 par M. Henri Rosny. Néanmoins, le différend qui avait amené la radiation de M. Henry Céard se dissipa, et si Edmond de Goncourt eut plusieurs fois l’occasion de le déclarer, il ne trouva pas celle de le replacer dans la liste de ses académiciens qui était complète. C’est pourquoi l’élection de M. Henry Céard est comme la réparation tardive, mais éclatante, d’une injustice qu’Edmond de Goncourt ne put réparer lui-même.

Si M. Henry Céard n’est pas l’homme d’un livre, et il ne s’en faut guère, il est du moins l’homme d’une école : celle du naturalisme. Peut-être même ses ouvrages en sont-ils l’expression la plus achevée.

Émile Zola avait coutume de dire, quand on ravalait devant lui les conceptions du naturalisme, en citant Une folle journée de M. Céard : « Comment pourrait-on douter de la puissance d’une école qui permet à ses adeptes de faire un livre avec rien ! »

Une folle journéeest, en effet, un roman où il ne se passe pas grand-chose. Il ressortit à une esthétique naturaliste tort éloignée de celle de Zola et qui consiste pour ainsi dire à retarder le temps. Les actes les plus simples, les plus indifférents de la vie sont analysés avec une minutie qui permet d’écrire dix pages sur le geste du monsieur qui tourne le bouton d’une porte. Les premiers volumes de J.-K. Huysmans, d’un pessimisme si cocasse, sont de cet ordre-là. Le roman de M. Édouard Dujardin, Les lauriers sont coupés,fait aussi songer aux vers du Lac :

Ô temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices
                              Suspendez votre cours !

Sur un mode différent, M. Dujardin décompose aussi les actes les plus brefs de la vie et leur accorde de la durée et de l’importance.

Il paraît qu’Albert Samain avait eu l’intention d’écrire un roman issu d’une veine analogue et qui aurait eu pour sujet les pensées qui peuvent venir dans le cerveau d’un honnête homme avant l’accomplissement d’un acte quelconque et sur lequel le choix de l’auteur ne s’était pas encore arrêté.

J’ai lu la traduction d’un roman russe, Oblomoff,où le héros s’éveillait fort tard, faisait de grands efforts pour se lever du lit, y réussissait et, quand il était prêt, c’était l’heure de se recoucher ; ce qu’il faisait aussitôt. C’était tout. Mais on m’a affirmé que le traducteur n’avait livré au public que la moitié du roman, dont la seconde moitié n’était pas moins mirifique que la première.

M. Remy de Gourmont, dans une page sur Huysmans, nous parle de M. Henry Céard :

« M. Céard a écrit un roman où il ne se passe rien. Si je me souviens bien Une belle journée est l’histoire d’un Couple qui s’embarque pour la campagne, est surpris par la pluie, entre dans un café, puis rentre à la maison. Huysmans en médita longtemps un qui eût été ainsi ordonné : un monsieur sort de chez lui pour aller à son bureau, s’aperçoit que ses souliers n’ont pas été cirés, les livre à un décrotteur, pendant l’opération, songe à ses petites affaires, puis continue son chemin. Le problème était de tirer de cela trois cents pages. C’est sans doute la même difficulté qui arrêta M. Th*** dans la rédaction d’une comédie qu’il avait pourtant méditée plus de dix ans. Il paraît que c’était très drôle. Je n’ai pas eu le bonheur de l’ouïr, mais j’en connais la substance, qui est brève. Un boutiquier s’en va un dimanche, à sa maison de campagne, mettre du vin en bouteilles. Incidents de l’opération. Rentrée à Paris. Voilà tout. Cela eût-il ravi à M. Céard la palme du néant ? Peut-être. C’était du moins la prétention de Th*** qui reprochait à son rival d’avoir conçu une œuvre trop romanesque. » Je ne sais si une telle conception littéraire fournira beaucoup de pages aux anthologies de l’avenir ; toujours est-il que c’est de la littérature à la façon des entomologistes, et le plus bel éloge que l’on pourrait faire de M. Henry Céard, ne serait-ce pas de le comparer à J.-H. Fabre.

Les films « ralentis » que nous voyons défiler sur l’écran de nos cinémas ont quelque chose qui rappelle cette manière. Le temps est suspendu, et l’on voit la ballerine rester en l’air ; tous ses mouvements sont décomposés. On peut les étudier à loisir. Tandis que dans la réalité, qui est rapide, nous ne les apercevons pas, pour ainsi dire.

Au reste, cette esthétique minutieuse n’est pas ennemie des lettres ; elle exige de l’imagination et de l’observation. Elle est restée en partie l’idéal de la jeune génération littéraire. Il ne lui manquait que du lyrisme ; on en a mis partout. C’est une partie, importante de ce que j’ai essayé d’appeler surnaturalisme ou surréalisme. C’est l’esthétique qui domine dans un grand nombre de recueils de vers où il ne se passe rien, mais qui n’en sont pas moins lyriques et émouvants. M. Henry Céard, qui est poète à ses heures, doit trouver bien des morceaux à son goût dans les livres de la jeune école poétique.

Je n’ai jamais eu l’occasion de rencontrer M. Henry Céard, mais je me souviens qu’il y a quelques années les propos d’un de mes amis qui lui avait été présenté par M. Deffoux avaient excité ma curiosité. Tout ce que cet ami me rapporta de son érudition singulière, de sa conversation nourrie, de ses jugements, m’est resté dans l’esprit. C’est pourquoi je pense qu’on ne peut juger M. Henry Céard sur son œuvre seulement, bien que ce qu’il lui a plu d’en publier soit d’une rare qualité. C’est l’application la plus stricte, la plus disciplinée qui soit des théories du naturalisme auquel M. Henry Céard appartient tout entier par ses attaches avec le Grenier, Médan et le Théâtre libre.

Tout est harmonieux dans cette existence, et s’il avait eu quelque prétention à élever, il n’aurait pas choisi d’autre lieu de naissance que celui qui lui échut en 1851 : Bercy, aux portes de Paris. Élevé à l’institution Savouré, il fréquenta les classes des lycées Louis-le-Grand et Charlemagne.

Interne provisoire à Lariboisière en 1872, il entra dans l’administration en 1873, où il resta jusqu’en 1881. Il passa ensuite au cabinet du préfet de la Seine (1884-1894). Entre-temps, il collabora aux journaux, et c’est en 1876 qu’un article sur Germinie Lacerteux,publié dans Les Droits de l’homme,fut une occasion pour lui de nouer des relations avec les Goncourt.

En 1880 paraissent Les Soirées de Médan,avec une nouvelle d’Henry Céard : « La Saignée ».

En 1881, son roman, Une belle journée,qu’on a pu qualifier de « tour de force », affirme sa maîtrise.

En 1884, Henry Céard devient conservateur de la bibliothèque de la Ville de Paris, où il resta jusqu’en 1894.

En 1886, il avait adapté pour la scène de l’Odéon Renée Mauperin.Cet hommage rendu aux Goncourt ne l’empêchait pas de travailler pour le Théâtre libre et de tirer du Capitaine Burle,d’Émile Zola, un acte intitulé : Tout pour l’honneur(1887).

Depuis il a donné encore au Théâtre libre un « essai de pièce psychologique » : Les Résignés(un acte).

En 1899, il fit représenter La Pêche.Son œuvre dramatique se complète par trois pièces en un acte et en vers : Tout se paie, Le Marchand de microbeset Laurent,et le livret d’un drame lyrique en trois actes, tiré du roman d’Alphonse Daudet, musique de M. Félicien Du Ménil, qui fut donné en 1917 chez Mme Alphonse Daudet.

En 1890, M. Henry Céard publia dans La Revue bleueun roman qu’il n’a pas encore réuni en volume : Mal éclos.

En 1893, il était fait chevalier de la Légion d’honneur.

Depuis Mal éclos,M. Henry Céard n’a plus publié qu’un roman extrêmement touffu : Terrains à vendre au bord de la mer,où l’auteur a résumé toute son expérience de la vie.

On a encore de M. Henry Céard des préfaces et quelques vers publiés çà et là.

Collectionneur, il a donné en 1899, au musée Carnavalet, une curieuse collection de caricatures sur Émile Zola, dont il s’était séparé ainsi que Huysmans et M. Léon Hennique.

Dans la lettre qu’il a écrite à M. Gustave Geffroy, président de l’académie Goncourt, M. Henry Céard dit :

« J’éprouve une rare satisfaction à retrouver les familiers de la maison d’Auteuil pour suivre avec eux l’exemple, les traditions laissés par le maître, assurer l’exécution de ses dernières volontés.

« Je ne faillirai ni à cet honneur, ni à ce devoir. »

Attendons-nous donc à voir bientôt paraître le journal inédit d’Edmond de Goncourt.

[1918-05-04 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 17, 4 mai 1918, p. 817-818. Source : Gallica.
[OP2 1427-1430]

Mme L.-M. Enfrey, l’auteur du Croissant sur la tranchée, ce petit livre qui, sous une forme romanesque, présente d’une façon si vraie quelques aspects de l’âme islamique pendant la guerre, poursuit le cours de ses études des milieux musulmans. Mme L.-M. Enfrey tente présentement de mettre en lumière les deux grandes tendances qui se partagent les centres intellectuels de la Turquie. D’une part, la fidélité aux vieilles croyances qui ont fait jusqu’ici le bonheur et la stabilité de l’Empire ottoman ; d’autre part, le pantouranisme, cette nouvelle marotte turque calquée sur le pangermanisme, et qui voudrait turquifier jusqu’au Coran lui-même, ce qui n’est pas sans mécontenter profondément les Arabes, qui détiennent maintenant, avec l’autorité religieuse dévolue désormais au roi du Hedjaz, les grands sanctuaires musulmans, La Mecque et Médine.

L’ouvrage de Mme L.-M. Enfrey sera d’un intérêt plein d’actualité.

* * *

L’Éventail, cette revue de Genève qui porte un titre mallarméen, publie un inédit de Mallarmé, quatrain adressé à Willy, qui faisait, pour lors, de la critique musicale et non sans calembours dans L’Écho de Paris, sous le pseudonyme : « L’Ouvreuse du Cirque d’été ».

Amandine, envers vous, ou Jeanne,
Combien je me sens endetté
Qu’aucun de mes vers n’enrubanne
« L’ouvreuse du Cirque d’été ».
* * *

Tandis que les grandes revues françaises comme La Revue des Deux Mondes ou Le Correspondant, tandis que les grands journaux français ne se donnent la peine de signaler les efforts des jeunes artistes et des nouveaux littérateurs qu’à de rares occasions et pour s’en moquer, les grandes revues italiennes, les grands quotidiens transalpins suivent au contraire, avec une attention soutenue et une grande sympathie, ces mouvements nouveaux où apparaît l’âme nationale, l’âme latine délivrée de tout germanisme. C’est ainsi que la vieille Rivista d’Italia ne craint pas de dire, en rendant compte de l’exposition du peintre futuriste Carlo Carra, un des plus curieux de cette école qui doit tant à la nouvelle peinture française : « Art étrange et cruel ! Et, pourtant, c’est bien de l’art ! On peut le détester, mais il dépasse de cent coudées les habiles complaisances et chatouillis d’artisans du pinceau. »

En France, le public est persuadé encore aujourd’hui que l’art moderne vient de l’Allemagne.

* * *

La librairie Payot mettra en vente, dans quelque temps, le premier volume d’une collection dont le besoin se faisait sentir.

La Nouvelle bibliothèque bleue se propose comme but de faire connaître dans les textes anciens, ornés de reproductions documentaires, les romans chevaleresques, les légendes épiques et courtoises, les contes satiriques ou autres qu’on ne trouvait pas dans le commerce et qui firent la réputation de l’ancienne Bibliothèque bleue où ils paraissaient cependant dans des textes dépourvus d’authenticité.

Le plan de la Nouvelle bibliothèque bleue est vaste, car, malgré le goût des romantiques pour le Moyen Âge, malgré les travaux des érudits, la littérature médiévale de la France reste profondément ignorée de la plus grande partie du public instruit.

Ce premier volume de la Nouvelle bibliothèque bleue contiendra la Très plaisante et récréative hystoire du très preulx et vaillant chevalier Perceval le Galloys, jadis chevalier de la Table ronde, lequel acheva les adventures du Ganiet Graal au temps du noble roi Arthus, avec les illustrations de l’édition ancienne de 1530, chez Jehan Lougis, Jehan Saint-Denis et Galliot du Pré.

* * *

Le grand poète normand Ch.-Th. Féret, illustre en sa province, mais qui n’est connu à Paris que d’un petit nombre de véritables lettrés, fait imprimer en ce moment un volume de vers : L’Arc d’Ulysse, et tire une deuxième édition de La Normandie exaltée, qui est un des plus nobles et des plus puissants recueils de poèmes dont puisse s’enorgueillir le mouvement provincial au commencement du xxe siècle.

Celui dont le chant doit périr, chante à l’écart.
Chante ! — Aux célestes Portes,
Chante si doucement — que se penche Ronsard,
Et t’approuve Desportes.
* * *

Le Manuscrit trouvé dans un chapeau, d’André Salmon, ouvrage mêlé de prose et de vers qui doit paraître orné de quarante reproductions de dessins de Picasso, dits de l’époque rose, a paru en partie, en 1905, dans une petite revue qui n’eut que deux numéros. Le premier numéro de cette rare publication portait comme titre La Revue immoraliste et le second numéro dont il n’existe guère qu’une trentaine d’exemplaires avait pris le titre moins agressif de Revue des lettres françaises. C’est également dans cette revue que furent publiés les premiers vers de Max Jacob.

* * *

M. Butavand, ancien élève de l’École polytechnique, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, s’intéresse aux questions de philologie. Il vient de faire paraître une plaquette sur les Analogies de l’étrusque avec le basque. Il y signale que les Étrusques furent non seulement un peuple guerrier, mais aussi des artisans et des commerçants. Les seuls textes importants de leur langue qui subsistent sont un manuel de navigation et un manuel pour la conduite d’un four de potier. Ils excellèrent dans les applications pratiques des sciences et des arts et parvinrent à un degré de culture dont bénéficièrent les Romains. M. Butavand a achevé un autre ouvrage qui paraîtra prochainement, Alésia, oppidum des Mandubiens.

* * *

La rare plaquette de Léon Deffoux, L’Immortalité littéraire selon M. de Goncourt, suivie d’une petite chronologie du testament et de l’Académie Goncourt contient des détails fort piquants sur ce que l’auteur appelle « le moratorium des Goncourt ». Ce moratoire s’applique en l’espèce au journal inédit d’Edmond de Goncourt, qui devait être mis à la disposition du public à partir du 16 juillet 1916.

Or, par ordre de M. Painlevé, les conservateurs de la Bibliothèque nationale doivent attendre la fin de la guerre pour communiquer ce document.

M. Deffoux ajoute : « Vraiment, il est singulier ce testament Goncourt. Il n’existait pas et fut construit de toutes pièces par le Conseil d’État. Et maintenant que le Conseil d’État l’a fabriqué, et l’Académie avec lui, il faut qu’un ministre intervienne pour empêcher précisément que la volonté du testateur soit respectée ! Voilà donc M. de Goncourt, qui chérissait si fort la publicité, administrativement contraint à demeurer inédit malgré lui ; et, faute de précisions, d’éminents postulants à son académie ne se trouveront-ils pas maintenant bien ralentis dans leurs ambitions, par crainte de recevoir autant de papier que le maître en reçut peu de temps avant sa mort ? »

[1918-05-11 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 18, 11 mai 1918, p. 866-867. Source : Gallica.
[OP2 1430-1434]

Dans le livre de M. Louis Barthou sur Mirabeau, il y a au moins une erreur, mais c’est une erreur académique si on peut dire. En effet, M. Louis Barthou, avec une pruderie qui n’a rien de béarnais, lave son héros du reproche d’avoir écrit ce que M. Pierre Louÿs dans la préface d’Aphrodite appelle « les romans de Mirabeau ». Ces romans de Mirabeau se composent de l’Erotika Biblion, dissertation singulière sur différents passages de la Bible, et Ma conversion ou le Libertin de qualité.

Pour ce qui est du premier de ces ouvrages, il n’a jamais été question d’en retirer la paternité à Mirabeau. Pour ce qui est du second, une erreur de M. Tourneux, qui n’avait pas pris le temps de lire les Lettres à Sophie, a permis à M. Barthou d’en dénier la paternité à Mirabeau, mais sous la plume de M. Barthou ce ne sont que des erreurs académiques.

* * *

L’élection de Mgr Baudrillart est accueillie avec quelque satisfaction. C’est tout de même un fauteuil que les politiciens n’auront pas encore. Avant peu d’années, la Coupole n’abritera plus guère que les débris du Palais-Bourbon et du Luxembourg. Ce sera l’hôtel des Invalides de la politique.

Le clergé, l’armée et le parlement formeront une compagnie qui mettra les écrivains en quarantaine, c’est le cas de le dire.

On parle maintenant de l’élection de notre Premier. Encore s’agit-il d’un véritable écrivain qui a écrit d’excellentes pages sur la Grèce et qui fait figure de polémiste vigoureux.

En outre, il a pris la peine d’écrire des livres lui-même.

M. de Goncourt fonda son académie dans le but de mettre dix écrivains dans la force de l’âge et du talent, mais peu favorisés par la fortune, à l’abri du besoin et des besognes.

Huysmans, Hennique, Mirbeau, Rosny, Margueritte, lorsqu’ils furent désignés par Goncourt, avaient moins de quarante ans.

En 1900, lorsque ceux-ci complétèrent l’académie par l’adjonction de trois membres, M. Lucien Descaves avait trente-neuf ans, M. Léon Daudet trente-trois ans et M. Élémir Bourges quarante-huit ans.

Jules Renard, lorsqu’il succéda à Huysmans en 1907, avait quarante-deux ans. C’est la dernière fois que l’on semble avoir respecté la volonté de Goncourt.

M. Rosny aîné, né en 1856, a aujourd’hui soixante-deux ans. M. Rosny jeune, né en 1859, a cinquante-neuf ans. M. Hennique, né en 1852, a soixante-six ans. M. Élémir Bourges a le même âge. M. Gustave Geffroy, né en 1855, a soixante-trois ans. M. Paul Margueritte, né en 1860, a cinquante-huit ans. M. Lucien Descaves, né en 1861, a cinquante-sept ans. M. Ajalbert, né en 1863, a cinquante-cinq ans et M. Léon Daudet, né en 1867, a cinquante et un ans. M. Henry Céard, élu d’hier, étant né en 1851, est le doyen de l’académie.

En nommant un doyen d’âge, l’Académie a donné sans doute au testament de Goncourt la plus forte entorse qu’il ait encore reçu.

* * *

Georges Ohnet est mort. Paix à sa mémoire. Les nouvelles générations ignorent que ses romans comptèrent autrefois comme des événements littéraires.

Jules Lemaître se fit de la popularité en soulignant cette renommée extraordinaire :

« En quelques années Le Maître de forges a eu deux cent cinquante éditions ; Serge Panine, couronné par l’Académie française, en a eu cent cinquante ; La Comtesse Sarah, tout autant ; Lise Fleuron, une centaine, et La Grande Marnière en a quatre-vingts. C’est là, comme on dit, le plus grand “succès de librairie” du siècle. M. Georges Ohnet est bien modeste s’il ne s’estime pas le premier écrivain de notre temps. »

M. Georges Ohnet était bien modeste en vérité, car il accepta d’assez bonne grâce son assassinat et n’en appela pas à la postérité du jugement de Jules Lemaître. Il était ignoré de tout le monde aujourd’hui, sauf des lecteurs du Gaulois.

Riche, Georges Ohnet n’était plus considéré à cause de sa littérature, mais à cause de sa bosse. Il s’était vu ravir la palme du mauvais roman par M. Henry Bordeaux. Celui-ci entrera peut-être à l’Académie française ; mais lorsque sa pseudo-littérature aura été démasquée, il ne lui restera même pas cette bosse qui faisait que toutes les mains se tendaient vers Georges Ohnet dès qu’on l’apercevait, car il passait pour porter bonheur.

* * *

Jacques Copeau est en Amérique, à New York, depuis quelques mois, avec la troupe du Vieux-Colombier.

Les Américains aiment la France, surtout depuis la Marne et depuis Verdun. Ils font grand accueil à tout ce qui est français, depuis le maréchal Joffre jusqu’au lamentable Jules Bois.

Jacques Copeau obtient donc en ce moment un légitime succès.

Les Américains, d’ailleurs, sont un peuple qui ne craint pas le neuf. Ils sont intelligents. Ils sont un peu grossiers encore, mais ils s’affinent terriblement depuis quelques années. La troupe du Vieux-Colombier semble plaire presque autant que Mme Sarah Bernhardt.

Sur quelle passerelle ont-ils donc franchi le précipice qui la sépare de M. Jacques Copeau ?

Mais les Américains n’ont pas besoin de transitions, ils sont le peuple des rapides et des brusques mouvements.

* * *

Galerie Georges-Petit, à l’exposition Degas, la foule manifestait des opinions fort diverses.

« N’as-tu pas remarqué », disait un peintre à un poète qui l’accompagnait, « dans sa collection qu’on a vendue dernièrement, il y avait de tout : Gauguin, Cézanne, Jeaminet mais il n’y avait pas un seul Toulouse-Lautrec. Aujourd’hui, je comprends bien pourquoi. »

Un officier américain qui vient de faire le tour de la grande salle d’exposition, ne trouve qu’un seul mot : « Horrors ! »

Un bourgeois dont la femme a un bec-de-lièvre lui dit assez fort pour qu’on l’entende : « Évidemment, ceux qui aiment ça n’ont pas l’œil bâti comme le nôtre. »

M. Élémir Bourges est venu là pour voir. Il déclare à un ami : « Je suis venu pour assurer la paix de mes vieux jours. Si je ne m’étais pas dérangé, ma vie eût été empoisonnée par les connaisseurs qui m’auraient plaint de n’avoir pas admiré ces chefs-d’œuvre. Comme ça, je suis tranquille et je pourrai leur dire tout le mal que j’en pense. »

Au contraire, il y a des amateurs en extase. M. Clément-Jeannin dit : « Hein ! Croyez-vous ! ces merveilles étaient cachées à tout le monde ! »

Et quelqu’un qui l’entend observe avec tristesse :

« Allez, Degas savait bien ce qu’il faisait. Le mystère assurait sa renommée. Il savait trop bien démolir la peinture des autres pour ignorer par où péchait la sienne.

— Un peintre de genre ! observe une dame de lettres.

— Quel miracle de lumière ! s’écrie un grand critique d’art.

— Un grand peintre ! » déclare sentencieusement un autre critique d’art, « mais l’État a payé cher ce tableau qu’il vient d’acheter.

— C’est la guerre, fait remarquer non sans raison un marchand de tableaux qui a de l’esprit, l’argent n’est pas rare. Pour ce prix on n’aurait pas un beau collier. »

Et M. Hermann-Paul regarde et admire.

[1918-05-18 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 19, 18 mai 1918, p. 914-915. Source : Gallica.
[OP2 1434-1437]

Ferdinand Brunetière ne pensait pas que l’art dût procurer du plaisir et cette conception le rapproche de Tolstoï. Dans une lettre inédite en France, qu’il adressait, en 1900, à M. Giovanni Lanzalone, auteur de L’Arte voluttuosa, il s’exprimait ainsi :

« C’est avec le plus grand plaisir, et non sans un peu de fierté, que j’accepte la dédicace de votre livre sur ou contre l’arte voluttuosa. En Italie comme en France, à ce qu’il paraît, puisque l’art n’est plus aujourd’hui qu’un moyen de jouissance, et par suite un instrument de corruption, on ne saurait trop énergiquement combattre ce qu’une telle conception de l’art a de dangereux pour la morale d’abord, et j’ajouterai de menaçant ou de mortel pour l’art lui-même… La morale n’est pas l’art, et l’art n’est pas la morale, mais on ne saurait impunément les séparer l’un de l’autre, avec toutefois cette distinction que la morale sans l’art est tout ce qu’elle est, mais l’art sans la morale n’est qu’un baladinage, inutile d’abord, malsain ensuite et finalement pervers. »

* * *

Sous le patronage de MM. M. Barrès, L. Barthou, V. Bérard, R. Burrows, A. Croiset, P. Deschanel, G. Fougères, A. Gauvain, Th. Homolle, P. Painlevé, R. Puaux, J. Reinach, A. Ribot, A. Thomas, M. Léon Maccas publie Les Études franco-grecques qui se proposent « de consolider et de resserrer les liens politiques, économiques et intellectuels qu’une longue tradition, l’intérêt commun et la ressemblance de leurs aspirations ont noués autour de la France et de la Grèce ».

* * *

MM. Sylvain et Truffier ont échangé des sonnets. Cette lutte, pacifiquement lyrique, au milieu de la grande guerre, a quelque chose qui désarmerait Mars lui-même s’il avait le loisir de s’occuper d’un autre théâtre que celui de la guerre. Mais Sylvain a fort bien parlé de Molière :

Aussi mourrons-nous sans remords…
Tant que nous ne serons pas morts
Nous servirons notre poète.
— Moi, de mon robuste embonpoint,
Toi, de ta fine silhouette, —
Molière, qui, lui, ne meurt point.
* * *

Le dessinateur André Rouveyre, qui est mobilisé au Parc d’aviation de Saint-Cyr, est gravement malade, on l’a transporté à la villa Molière. Dernièrement, il avait été au front pour prendre des croquis destinés à illustrer un ouvrage sur la guerre et il préparait d’autres ouvrages, notamment une impressionnante série figurant les phases de la mort de cet étrange philosophe lyrique judéo-polonais, Mecislas Golberg, qui promena si longtemps sa tuberculose à travers l’Europe et, s’étant fixé en France, y fut l’ami du poète Emmanuel Signoret et le maître d’un certain nombre d’hommes politiques contemporains qui, sans doute, l’ont oublié.

* * *

Un amateur a commandé à un certain nombre de littérateurs, parmi lesquels il se trouve, dit-on, MM. Laurent Tailhade, André Mary, Fernand Fleuret, etc., un ouvrage qui sera intitulé L’Heptaméron des gourmets ou les Délices de la cuisine française. L’affabulation en est plaisante. On suppose qu’après une longue guerre, le roi de Cocagne a offert au roi Akakia la dive bouteille conservée dans ses États depuis la mort de Pantagruel.

Les ambassadeurs d’Akakia sont fêtés dans le pays de Cocagne où, durant sept jours, on leur offre de magnifiques banquets.

Chaque auteur est chargé de décrire les festins d’une de ces journées.

Les menus fort copieux seront complétés par les recettes de cuisine et l’ensemble formera un précis culinaire digne de Carême.

On affirme que le plan de cet ouvrage — le premier où il sera sérieusement question de la paix — a été fourni par M. Bertrand Guégan.

* * *

MM. Paul Gsell et Jean-Jacques Brousson achèvent une Jeanne d’Arc en vers, livret d’un opéra dont M. Déodat de Séverac doit écrire la musique. M. Jean-Jacques Brousson a mis ainsi à profit les connaissances qu’il a acquises sur ce sujet au temps où il se documentait pour le compte de son maître Anatole France. C’est M. Paul Gsell qui versifie.

* * *

M. F. T. Marinetti a publié un livre intitulé : Come si seducono le donne (« Comment on séduit les femmes »). Un critique italien, M. Nascimbeni, dit que ce titre lui en rappelle un autre : Comment on apprend à nager, manuel qui eut un grand nombre d’éditions, et il demande : « M. Marinetti sait-il nager ? »

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Y a-t-il un grand écrivain canadien français ? Il paraît que oui. Mais il est parfaitement ignoré et se nomme Nelligan.

Qui nous fera connaître Nelligan ?

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Les Italiens ont célébré solennellement un centenaire rossinien, celui du Moïse qui fut représenté pour la première fois au théâtre San Carlo de Naples, en 1818. Le Moïse a été donné cette année au Costanzi, à Rome, au bénéfice du Comité romain de l’organisation civile.

Le Moïse est un opéra en quatre actes. La scène se passe en Egypte. L’acte premier représente le Camp des Madianites ; le second une Galerie dans le palais de Pharaon ; le troisième, le Portique du temple d’Isis et le quatrième le Désert au bord de la mer Rouge.

* * *

Le poète Jacques Dyssord a renouvelé le genre « nouvelle en trois lignes » qu’illustra jadis, au Matin, M. Félix Fénéon.

C’est dans L’Heure que le poète Jacques Dyssord nous donne ainsi au compte-goutte la mesure de son esprit aussi railleur que lyrique.

Un peu avant la guerre, les « faits divers » du Matin, pour n’être pas rédigés en trois lignes n’en étaient pas moins des chefs-d’œuvre inattendus.

Un journaliste qui, aujourd’hui, est prisonnier, avait eu le dessein d’en faire un recueil. Il aurait été bien amusant, et l’idée vaudrait d’être reprise.

[1918-05-25 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 20, 25 mai 1918, p. 963-964. Source : Gallica.
[OP2 1437-1441]

M. Anatole France, qui devient un assidu de l’Académie, a tenu à voter pour M. Paul Fort au premier tour de scrutin destiné à pourvoir à la vacance du fauteuil Mézières.

Au deuxième tour il vota pour M. René Boylesve qui fut élu. Le Prince des poètes espérait encore pouvoir compter sur la voix de M. Henri de Régnier qui lui a fait défaut.

M. René Boylesve qui occupera désormais le fauteuil de M. Mézières ne compte que des amis. Il excelle dans la peinture des milieux provinciaux et tout le monde s’accorde à trouver ses romans des chefs-d’œuvre de grâce et de sensibilité.

* * *

L’élection de M. Cambon n’a qu’une signification politique.

Le Figaro nous dit qu’« il appartient à une vieille famille de l’aristocratie républicaine ».

Cette phrase est à retenir et par ces temps de gothas elle semble d’actualité.

L’aristocratie républicaine sort de cette guerre bien vieillie en effet. Cependant que dans les espaces aériens une jeune aristocratie militaire se révèle et illustre les nouvelles bêtes héraldiques de ses blasons.

L’Académie manquait de diplomates. La voilà pourvue.

* * *

Mais l’élection la plus importante, la plus significative est celle qui donne à M. François de Curel le fauteuil du marquis de Vogüé.

Riche et considéré, gentilhomme et lorrain, M. de Curel n’avait contre lui qu’une œuvre à tendances traditionnelles mais libérale et sans hypocrisie.

L’Académie a pensé que son intérêt était d’avoir dans son sein un homme de cette trempe et qui par ailleurs lui donnait toutes garanties.

L’Académie n’a pas eu tort et dans cette voie elle peut faire désormais d’autres efforts généreux.

* * *

L’auteur de La Nouvelle Idole est sinon un timide, du moins un homme qui se tient volontiers à l’écart.

Avant la guerre il vivait le plus souvent dans ses terres.

Il est en pleine force de talent et il sait regarder de près les problèmes les plus actuels de la vie.

Cette guerre a été pour lui une mine de sujets de méditations et elle lui a inspiré une œuvre importante d’un pathétique qui surprendra.

* * *

« L’interprète le plus exquis et le plus sensible de l’idéalisme en musique », c’est ainsi que M. Orefice définit Claude Debussy dans la Rivista d’Italia et le critique italien regrette que l’on ne se préoccupe pas encore de donner La Chute de la maison Usher, Le Diable dans le beffroi, et l’Histoire de Tristan, ces œuvres inédites du grand musicien de Pelléas et Mélisande. M. Orefice ajoute : « Musicien très nouveau et selon certains créateur de la musique nouvelle, Claude Debussy peut être donné dès aujourd’hui avec certitude pour le chef de cette école de musique, qu’ainsi que la peinture et la littérature correspondantes, il convient d’appeler l’“impressionnisme”. »

* * *

Le docteur J.-C. Mardrus, qui vient de faire paraître La Reine de Saba, est à Bormes, dans le Midi, où il prépare un travail sur le Vieux de la montagne et l’Ordre des assassins.

C’est le cas ou jamais de reproduire les extraordinaires lignes par lesquelles un romancier populaire, Paul Féval, dont on a célébré l’an dernier le centenaire, terminait son long volume des Tribunaux secrets - le troisième — tout entier consacré à l’histoire des assassins :

« Maintenant, s’il faut risquer notre opinion personnelle, nous dirons avec Laignel, de Brives, le plus savant orientaliste de la banlieue, que toutes ces histoires sont des mensonges et tous ces commentaires des fadaises.

« Malgré tout notre respect pour les écrivains éminents que nous avons cités, nous sommes convaincus qu’on a inventé le Vieux de la montagne pour donner prétexte à une fastidieuse et perverse tragédie classique.

« Laignel, de Brives, qui a fait l’histoire des Kurdes en langue schye, parle des assassins sur un ton très incrédule. En somme, tout cela est trop assommant pour être vrai.

« Arrivons aux Templiers nos braves batteurs et buveurs. Et que le diable emporte à tout jamais le Vieux de la montagne. »

Y eut-il jamais historien plus plein de son sujet et plus décidé quant aux conclusions ?

Mais avec le docteur Mardrus, nous sommes tranquilles : c’est un orientaliste véritable et un excellent écrivain français.

* * *

Le poète Giuseppe Ungaretti est maintenant sur le front français. Il met à profit les courts loisirs que lui laisse le dur métier de fantassin de première ligne et de 2e classe pour traduire en français son recueil de vers, Il Porto sepolto, dont le retentissement, lorsqu’il parut en Italie l’an dernier, fut considérable.

Ungaretti qui venait d’achever un roman, Le Avventure di Turluru, l’a perdu pendant la retraite de Caporetto. « Mais, dit-il, je m’étais tellement amusé en écrivant ces aventures de Tourlourou que je me console aisément de l’avoir perdu. »

* * *

C’est sous la forme d’une luxueuse plaquette, sortie des presses de l’imprimerie Léon Pichon, que se présentent les délicates et émouvantes élégies en prose intitulées Une femme pleure. L’auteur qui se dissimule sous l’anonymat de trois étoiles est une femme dont la riche sensibilité se traduit en images neuves et passionnées.

Ce sont des sanglots, mais des sanglots harmonieux. Et ces poèmes en prose, qui chantent le regret, la volupté et le tendre souvenir, font songer à une nouvelle Desbordes-Valmore dont l’âme sensible s’est éveillée à la faveur des événements de cette guerre.

* * *

La chronique « La Société des gens de lettres » publie des lettres relatives à l’affaire du journal La Paix, imprimé en français à Berlin et publié en Suisse.

La Paix avait publié un conte de M. Charles-Henry Hirsch qui, pensant n’avoir affaire qu’à un journal à tendances germanophiles, avait protesté contre cette publication et réclamé une somme de cinquante francs en faveur d’œuvres de guerre.

La direction de La Paix a cyniquement avoué son origine berlinoise et adressé les cinquante francs au représentant de la Société des gens de lettres à Genève. Celui-ci a renvoyé les cinquante francs au journal allemand avec une lettre exprimant tout son mépris.

* * *

Le dimanche 26 mai, à 3 heures, au théâtre du Vieux-Colombier, aura lieu une « matinée Édouard Dujardin », où l’auteur d’Antonio fera une conférence : « De Stéphane Mallarmé au prophète Ézéchiel ».

Des intermèdes de poésie et de danse avec le concours de Mme Joux Hugard donneront un caractère d’art à cette solennité, au cours de laquelle on dira La Prière de minuit, poème inédit d’Édouard Dujardin.

[1918-06-01 L’Europe nouvelle] Pages d’histoire. Choses et gens de Courlande §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 21, 1er juin 1918, p. 1009-1011. Source : Gallica.
[OP3 610-616]

La Courlande est de nouveau érigée en duché : conséquence inattendue de la guerre et de la défection des

Russes. Nous voici reportés à l’époque de la sécularisation de la Livonie quand, en 1561, le dernier grand-maître de l’ordre des chevaliers Porte-Glaive Gotthard Kettler ayant embrassé le luthérianisme garda la Courlande comme duché séculier.

Aujourd’hui les luthériens de la diète de Mittau ont offert la couronne ducale au luthérien Guillaume II.

On sait que si la population courlandaise est en majeure partie lettone, la noblesse est allemande et que la Cour-lande est considérée par ces nobles comme une province irrédente de l’Allemagne. C’est aussi l’opinion de beaucoup d’Allemands qui ne sont pas tous des pangermanistes. Les Lettons d’origine ne sont pas de cet avis. Herder, qui était né à Riga, le savait bien quand il recueillait dans ses Stimmen der Vôlker in Liedern cette plainte venue des provinces baltiques :

Pauvres paysans, c’est au poteau
Que vous serez fouettés jusqu’au sang !
Pauvres paysans dans les fers.
Les hommes traînaient des chaînes.
Les femmes frappaient aux portes.
Elles portaient des œufs dans les mains.
Elles avaient un cadeau dans leur gant.
Sous le bras crie la poule.
Sous la manche crie l’oie.
Sur la voiture bêle l’agneau.
Nos poules pondent des œufs.
Tous pour la vaisselle allemande ;
La brebis fait-elle un agneau.
Il est aussi pour la broche allemande ;
Le premier veau de notre vache
Est aussi pour les champs allemands.
Le poulain de notre jument
Est aussi pour le traîneau allemand.
La mère n’a qu’un seul enfant.
Il est aussi pour le poteau allemand.

Voilà un témoignage poétique et non équivoque des sentiments que nourrissent les Lettons à l’égard de leurs maîtres.

Au reste, ces témoignages ne sont pas abondants et si l’on veut trouver des renseignements touchant la vie dans l’ancien duché de Courlande, on en est réduit à glaner dans les mémoires.

Casanova qui s’était lié avec un prince de Courlande rapporte ainsi le séjour qu’il fit dans le duché, alors gouverné par Biren, dont la noblesse était récente et qui ne devait son duché qu’à la faveur de la tzarine Anne :

« M’étant rendu à la cour à l’heure indiquée, dit Casanova, M. de Kaiserling me présenta tout de suite à la duchesse, et celle-ci au duc, qui était le célèbre Biron ou Biren, ancien favori de l’impératrice Anna Iwanowna, régent de Russie après la mort de cette souveraine, et puis condamné à passer vingt ans en Sibérie. Il avait six pieds de haut, et on voyait encore des traces qui annonçaient qu’il avait été un très bel homme ; mais la vieillesse qui détruit les plus belles formes, avait déjà appesanti sur lui sa dure main de fer. J’eus avec lui le lendemain une longue conférence.

« Un quart d’heure après mon arrivée, le bal commença par une polonaise.

« En ma qualité d’étranger recommandé, la duchesse me fit inviter à danser cette danse avec elle. Je ne connaissais pas cette danse, mais elle est si facile que je m’en tirai à mon honneur, parce qu’elle se prête à tous les caprices, et que, malgré sa simplicité, elle permet de développer des grâces.

« Après la polonaise, on dansa des menuets, et une dame un peu sur le retour m’ayant demandé si je savais danser “l’aimable vainqueur”, je me mis à exécuter cette danse gracieuse avec elle. C’était une danse passée de mode depuis le temps de la régence, mais ma danseuse pouvait y avoir brillé dans ce temps-là. Ce fut une merveille pour toutes les jeunes dames qui nous firent cercle.

« Après une contre-danse que je dansai avec Mlle de Manteuffel, la plus jolie des quatre dames d’honneur de la duchesse, Son Altesse me fit prévenir que le souper était servi. M’étant approché, je lui offris mon bras, et je me trouvai assis à côté d’elle, à une table de douze couverts où j’étais le seul cavalier ; mais ne m’enviez pas, lecteur, surtout si vous êtes jeune ; car mes onze compagnes étaient des douairières ayant perdu depuis longtemps le privilège de faire tourner la tête. La souveraine fut toute prévenance pour moi et me servit même, à la fin du souper, un verre de liqueur, que je pris pour du tokai et que je louai beaucoup : ce n’était pourtant que de la vieille bière anglaise. Mais que ne fait-on pas pour une duchesse ! Je la reconduisis au bal en nous levant de table. Le jeune chambellan qui était venu m’inviter me fit connaître tout le beau sexe, mais je n’eus le temps de faire ma cour à personne…

« Le surlendemain, je dînai chez le duc, où je ne trouvai que des hommes. Le vieux prince me faisant toujours parler, le discours, vers la fin du dîner, tomba sur les richesses du pays, qui consistent particulièrement en minéraux et en demi-minéraux. Il me passa par la tête de dire que ces richesses dépendaient de l’exploitation et qu’elles pouvaient devenir précieuses. »

Casanova poursuit en racontant comment il fit croire au duc qu’il était compétent en matière d’exploitation minière. On le chargea d’examiner, pour les améliorer, toutes les mines de la Courlande et de la Semigalle.

« Notre tournée dura quinze jours, dit Casanova, et nous nous arrêtâmes à cinq établissements de cuivre et de fer. »

Mais laissons Casanova poursuivre les améliorations en vue de « recueillir en plus grande abondance des soufres et des vitriols, dont les terres que nous examinons étaient fortement imprégnées » ; les Allemands sauront poursuivre ces exploitations beaucoup mieux que l’aventurier vénitien.

Nous avons sur les Lettons de Courlande et sur la noblesse teutonne qui domine le pays, un document qui remonte à un siècle, mais paraît avoir gardé beaucoup plus d’actualité que la « prospection » de Casanova.

Il est vrai que c’est un témoignage exceptionnel derrière lequel nous devons retrouver toute la finesse, toute la précision, toute la largeur de vue de ce diplomate exceptionnel que fut Talleyrand.

Le document, on le voit, vaut la peine d’être médité. C’est, au reste, une charmante lecture que ces Souvenirs de la duchesse de Dino4.

Dorothée, princesse de Courlande, la plus riche héritière du Nord, qui fut comtesse de Périgord, et porta successivement les titres de duchesse de Dino, de Talleyrand et de Sagan, était la petite-fille de Biren. Elle naquit juste à temps pour être la fille d’un souverain. En 1795, son père, le duc Pierre de Courlande, vendit à l’impératrice Catherine II, un duché qu’il ne pouvait garder.

Courlandaise d’origine, elle appartenait à une des familles les plus opulentes de l’Europe et les cours royales qu’elle eut l’occasion de voir dans son enfance : celles de Berlin et celle de France à Mittau, capitale de l’ancien duché de Courlande, lui donnèrent le loisir d’exercer un don d’observation qui, plus tard, se développa singulièrement au contact de son oncle, le prince de Bénévent, qui, au congrès de Vienne, où il l’avait emmenée, lui dut une partie de son succès.

Elevée en Allemagne selon les principes philosophiques français, mariée en France, la princesse de Courlande nous a laissé dans ses souvenirs de trop brèves réflexions sur son pays d’origine. Mais ces quelques pages écrites par une observatrice de l’école de Talleyrand sont assez nourries pour jeter, même après cent ans, quelque lumière sur la question de la Courlande.

Nous laisserons de côté tout ce que la princesse de Courlande raconte de la cour de Mittau et qui pourtant est du premier ordre.

Qu’on en juge par le portrait de la reine qui est brossé de main de maître :

« Je n’ai jamais vu une femme plus laide ni plus sale. Ses cheveux gris, coupés en hérisson, étaient couverts d’un mauvais chapeau de paille tout déchiré. Son visage était long, maigre et jaune. Sa taille petite et grosse soutenait, je ne sais comment, un jupon sale, sur lequel flottait un petit mantelet de taffetas noir tout en loques. Elle me fit peur la première fois que je la vis. »

Notons que Mittau, au moment où Louis XVIII y résidait, possédait une société cultivée et fort au courant de tout ce qui se passait en Europe à cause du contact constant avec les voyageurs, la capitale courlandaise se trouvant sur le passage de tous ceux qui, venant du Midi de l’Europe, se rendaient dans la capitale russe.

Il n’y a pas de raisons pour que la Société de Mittau ne soit, aujourd’hui même, également […]

C’est après Iéna, en automne, que, fuyant devant les Français, la princesse de Courlande alla rejoindre sa mère à Mittau.

Elle trouva sur sa route un bon accueil de la part des anciens sujets du duc de Courlande.

« Cependant, ajouta-t-elle, ces contrées, déjà couvertes de neige, me paraissaient bien tristes. Les paysans ne vivent pas réunis dans des villages ; chaque ménage a pour demeure trois cabanes : l’une renferme les lits, l’autre la cuisine et la troisième le bain. Ces petites habitations, souvent séparées les unes des autres de plus d’un quart de lieue, donnent au pays un aspect désert.

« L’homme du peuple ne possédant rien en propre est heureux ou malheureux, pauvre ou riche, selon que le maître dont il est le serf le traite plus ou moins bien. L’esclavage, lors même qu’il est adouci, rend servile et donne l’air faux ou découragé. Je remarquais toujours sur les figures de ces pauvres gens une de ces deux expressions. La manière dont ils se jetaient à genoux dans la neige, pour me baiser les pieds, m’était odieuse. Je souffrais, j’étais humiliée de tant d’abjection.

« Les hommes en général sont fort blonds, leurs cheveux de filasse tombent en désordre sur leurs épaules, leur visage est sans mouvement, leurs vêtements sont négligés ; à tout prendre, je trouvais cette race laide, éteinte et sale. Je ne parlais pas la langue slavonne ; mes gestes, mes regards auxquels je joignais quelque argent, exprimaient très imparfaitement mon désir de les bien accueillir ; cependant ils paraissaient contents. Les femmes traitées plus doucement et par conséquent moins avilies sont aussi moins bornées ; elles me chantaient, en improvisant, des espèces d’hymnes en mon honneur ; je me faisais expliquer leur langage cadencé, dans lequel je retrouvais d’assez belles images et des comparaisons assez heureuses.

« La noblesse du pays remonte aux anciens chevaliers de l’ordre teutonique qui s’étant rendus maîtres de la Courlande, y portèrent le christianisme et un peu de civilisation.

« Fiers de leur noblesse antique et sans tache, très riches, très hospitaliers, en général d’une taille haute et élégante, pleins de courage, remuants et factieux, les seigneurs courlandais ne supportaient guère mieux le joug russe qu’ils ne se plaisaient sous celui de la Pologne et de leurs anciens ducs.

« On me mena à la campagne chez l’aîné des frères de ma mère. Ce fut là que j’eus le bonheur de la retrouver. Je vis un grand château bâti en pierres, ce qui dans le Nord reculé est rare, et le parc me parut beau, quoiqu’il fût couvert de neige.

« Cinquante gentilshommes avec tous leurs gens et leurs chevaux, grandement défrayés, étaient depuis un mois réunis pour chasser l’élan et faire huit ou dix repas par jour. Je n’ai jamais vu autant ni si souvent manger qu’en Courlande ; on mange parce qu’on a faim, on mange parce qu’on s’ennuie, on mange parce qu’on a froid, enfin on mange toujours.

« Les soins agricoles, la chasse, les courses en traîneaux, voilà ce qui remplit la vie des hommes. Les femmes presque toutes jolies, extrêmement ignorantes et très ennuyeuses, sont d’excellentes ménagères et des mères de famille parfaites. Ma tante, malgré ses trente mille livres de rente, surveillait sa cuisine, préparait le dessert, recevait le beurre et les œufs des fermiers, ourlait des torchons ou bien tricotait les bas de son mari et de ses enfants. Tout le luxe est dans l’abondance ; la bonhomie tient lieu de grâces et les qualités se montrent à nu comme les défauts. »

Ce tableau excellent et sans aucun doute véridique des deux populations courlandaises, les Lettons ruraux et la noblesse teutonique, nous renseignent mieux que n’importe quel rapport actuel sur les sentiments qui peuvent animer les Courlandais contemporains.

[1918-06-01 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 21, 1er juin 1918, p. 1011. Source : Gallica.
[OP2 1441-1442]

On sait que l’humoriste catholique anglais M. Chesterton nourrit de fortes préventions contre M. Anatole France. Il a, jadis, analysé sa Jeanne d’Arc et prétend en avoir démontré le mauvais esprit. Ne va-t-il pas jusqu’à mettre cet ouvrage au niveau de La Pucelle. La page a été traduite par feu Jean Florence. Quelqu’un ayant dit devant M. Chesterton que M. Anatole France inspirait le respect même aux partis français dits réactionnaires, le pamphlétaire anglais s’étonna d’abord et, après avoir réfléchi, émit l’avis qu’il n’y avait pas en France de parti réactionnaire. Cependant s’il lisait les journaux français régulièrement il aurait une tout autre opinion. M. Anatole France y jouit encore de l’admiration de ses adversaires politiques, M. Charles Maurras, notamment, qui se dit volontiers son élève, mais Voltaire semble avoir perdu cette autorité que naguère il conservait encore sur l’esprit sinon des gens de lettres, du moins des publicistes républicains, et le rédacteur en chef de La France a situé tout dernièrement, dans un article remarqué, l’auteur du Dictionnaire philosophique dans « les basses régions de notre littérature ».

* * *

Ce que Voltaire a perdu en France, il l’a gagné chez les neutres. M. Georg Brandès a écrit durant la guerre un livre à sa gloire. Pour répondre aux reproches qui lui étaient faits en France sur sa germanophilie le critique danois a voulu écrire un livre sur l’homme qui lui a paru le mieux incarner l’esprit français et il a tenu, avant tout, à faire un éloge. Ce livre, qui n’aura pas de retentissement en France, a-t-il été bien accueilli chez nos ennemis ? On n’en sait rien pour l’instant. Mais il serait piquant que Voltaire, dédaigné désormais en France, eût conquis les Allemands. Il est vrai que ce ne serait pas la première fois.

* * *

Le plus grand peintre suisse contemporain, Ferdinand Hodler, vient de mourir. On l’avait comparé à Michel-Ange, à Rodin, et ces éloges dépassaient la personnalité de celui auquel ils s’adressaient. C’était cependant un grand artiste. Il avait trouvé le succès en Allemagne et, en effet, il dépassait de cent coudées les artistes allemands, ses contemporains. Son symbolisme était d’ailleurs très germanique. Sa marotte, la méthode de composition qu’il appelait le parallélisme et qui gâte certains de ses ouvrages les plus importants, n’était pas pour déplaire aux esthéticiens officiels ou universitaires de Berlin ou d’Iéna.

Tout cela augmente son mérite d’avoir signé la protestation des artistes suisses contre le bombardement de la cathédrale de Reims.

Comme il défendait l’art outragé, les Allemands le maudirent. L’université d’Iéna fit enlever la fameuse décoration de Hodler, Le Départ des volontaires d’Iéna en 1813, et voulut la vendre aux enchères. Mais le prix qui était demandé ne fut pas couvert. Cette gigantesque image d’Épinal est restée pour compte à la célèbre université.

* * *

On annonce la mort, au champ d’honneur, d’un jeune poète, Jean Le Roy, qui donnait les plus belles espérances. Auteur d’un petit recueil, intitulé Le Prisonnier des mondes, Jean Le Roy avait collaboré aux Soirées de Paris, aux Imberbes, revue polygraphiée du front, à Nord-Sud. L’aspirant Jean Le Roy laisse des poèmes écrits en collaboration avec son capitaine, René Dalize, tué devant Craonne.

Lors de sa dernière permission, Jean Le Roy avait jeté au feu tout un recueil de poèmes prêts à être imprimés. Il avait pris cette décision à la suite de la lecture de poèmes d’un de ses amis, poèmes qu’il avait jugés très supérieurs aux siens.

[1918-06-08 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 22, 8 juin 1918, p. 1060. Source : Gallica.
[OP2 1443-1444]

On annonce la mort du peintre Maufra qui avait été de l’entourage de Gauguin, mais dont le talent n’avait été nullement influencé par l’école symbolique de Pont-Aven.

Maufra se réclamait volontiers des premiers impressionnistes Monet, Sisley, etc. Toutefois il devait beaucoup plus aux écoles de paysages précédentes : l’école de Barbizon, Rousseau, Corot, etc.

C’était un artiste intéressant non pas toutefois d’une bien grande personnalité. Il avait un sentiment assez vif de la nature.

Maufra est mort comme tout peintre désire sans doute mourir.

Il peignait un paysage dans la Sarthe quand il tomba mort subitement sans lâcher son pinceau et laissant la toile inachevée.

L’école du plein air perd un de ses meilleurs représentants.

* * *

Dernièrement, à propos du prochain départ pour le front du capitaine Canudo, quelques amis se réunirent autour de lui en un déjeuner intime. La plupart étaient des littérateurs, il y avait aussi des musiciens et des peintres.

La conversation tomba sur la littérature et quelqu’un fit remarquer que les gens de lettres qui avaient été à la guerre étaient frappés par leurs confrères restés à l’arrière d’une sorte d’ostracisme.

« Parcourez les quotidiens, disait-il, vous y verrez bien rarement le nom d’un blessé de la guerre. Et cependant ils ne manquent point. Les journaux qui publient des nouvelles tout particulièrement n’en donnent pour ainsi dire jamais d’auteurs qui aient combattu. C’est pourquoi il serait utile de créer une union des écrivains combattants. Après avoir défendu leur pays, ils ont besoin désormais de se défendre eux-mêmes. En attendant il ne serait pas inutile de donner une liste des directeurs et secrétaires de rédaction hostiles aux combattants. Il peut paraître étrange qu’il y en ait. Il y en a cependant. »

* * *

Il court en ce moment en Italie un opuscule qui a le plus grand succès. C’est un petit poème intitulé Il Congresso della Pace (« Le Congrès de la paix »). L’auteur, un valeureux soldat italien, imagine que devant saint Pierre comparaissent les gouvernants des États en guerre pour définir leur buts. On se doute des revendications exprimées par les représentants des divers pays belligérants.

Saint Pierre décide ensuite selon ce qui lui parait juste. Voici par exemple ce qui est dit des prétentions germaniques sur Venise :

L’Allemand aime le mark
Ce qui suffit à prouver
Qu’allemand était saint Marc,
Protecteur de Venise.
Et d’après cette logique,
Qui pourrait contester
Que la belle ville maritime
Est également teutonne.

Ce poème qui est distribué à profusion parmi les soldats montre que la propagande satirique est une des meilleures.

* * *

M. Pierre Mac Orlan qui devient critique littéraire de J’ai vu, dirige pour le compte d’une grande maison d’édition une collection de romans d’aventures qu’il demandera à des écrivains de talent au lieu de les demander à des cacographes comme on fait d’habitude.

[1918-06-15 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 23, 15 juin 1918, p. 1106-1107. Source : Gallica.
[OP2 1444-1448]

On sait que Rodin ne voulut jamais faire le portrait de M. Anatole France. Ce n’est pas, à vrai dire, qu’il ait jamais refusé catégoriquement de le faire, mais certains amis communs aux deux maîtres, ayant pressenti l’imagier de Meudon à propos d’un buste de l’auteur des Dieux ont soif Rodin répondit : « Je n’y tiens pas. Votre Anatole France, voici ce que c’est : il y a de la sauce mais pas de lapin. »

D’autre part, un intime de Rodin ayant dit à M. Anatole France qu’il ne paraissait pas qu’il admirât suffisamment le sculpteur du Balzac : « Évidemment, répliqua M. France, votre Rodin est un génie, mais que voulez-vous ! à mon gré, il collabore trop avec la catastrophe. »

* * *

Il est question, depuis quelque temps, dans les journaux du défaitisme des petites revues. Le mot est excessif. Il n’y a pas, en France, de petites revues défaitistes, mais il y en a de pacifistes. Ce n’est pas la même chose. Il est bon de noter toutefois que les plus audacieuses au point de vue de l’art et de la littérature : SIC et Nord-Sud se sont montrées résolument françaises et nationales. De même en Italie, les éléments les plus révolutionnaires des arts et des lettres, c’est-à-dire les futuristes, ont manifesté fortement leur patriotisme et ont donné l’exemple du courage militaire. En Espagne, les revues d’avant-garde catalanes ont toujours été francophiles.

* * *

M. Paul Claudel vient d’achever un ballet, L’Homme et son désir, dont la musique sera écrite par un musicien brésilien. M. Paul Claudel a exécuté le scénario ou plutôt la maquette de son ballet en papier découpé. Ces découpages seront réunis en une plaquette luxueuse.

M. Paul Claudel dessine beaucoup en ce moment.

On dit que sa prochaine pièce, Le Pain dur, rappelle beaucoup plus par la manière celle de M. Bernstein que celle qui a fait la réputation des ouvrages précédents de son auteur.

Il paraît, d’autre part, que M. Paul Claudel écrit une suite à L’Otage.

* * *

M. Francis Carco songe à fonder un journal de l’aviation du front. Il n’en existe pas et le besoin d’un tel organe se fait sentir.

D’autre part, M. Francis Carco écrit le premier volume d’un roman d’apaches qui aura quatre volumes. Mme Jeanne Landre écrira le second, M. Pierre Mac Orlan le troisième et M. André Salmon le quatrième.

* * *

M. Marcel Berger dirige, 31, rue de La Fontaine, une Agence littéraire française qui est appelée à rendre les plus grands services. Le principe en est le suivant : « L’auteur est né pour créer l’œuvre ; il n’est pas fait pour la placer. »

Cette fonction d’intermédiaire, l’Agence littéraire française prétend l’assumer. On sait que de l’autre côté de la Manche, un Rudyard Kipling, un Wells estiment ne pouvoir se passer des services de leurs agents.

En France, tel écrivain notoire a toujours abandonné pour des sommes forfaitaires des ouvrages qui, habilement négociés, lui eussent rapporté une fortune. Tel autre, peu encouragé chez son éditeur, ignore qu’une firme rivale serait justement disposée à consentir un sacrifice pour se l’attacher. Tel romancier qui vient de peiner une année durant sur une œuvre n’ose plus, pressé par le temps, l’adresser à une revue, alors que telle publication cherche quel roman elle va offrir, le mois prochain, à ses lecteurs. L’agence sera avertie de tout cela et au bénéfice de tous ceux, auteurs et éditeurs, qui s’adresseront à elle. L’agence s’occupera aussi du placement des traductions à l’étranger, notamment de la vente du droit de traduire le manuscrit inédit qui, seule, a chance d’être vraiment rémunératrice.

* * *

L’auteur de ce rare et délicat recueil de poèmes, Le Passé, qui fut couronné, voici quelques années, aux concours de poèmes de l’Odéon, Mme Marguerite Gillot, est dans le Doubs, où, en compagnie de son mari, elle se livre dans de vastes domaines à la culture du blé.

* * *

M. Max Jacob recueille des souscriptions à son prochain roman Phanérogame pour lequel M. Picasso doit graver une eau-forte.

* * *

On parle de la récitation, en public, du grand poème trilingue de M. Fritz Vanderpijl, engagé volontaire, intitulé Mon chant de guerre, qui fut publié l’an dernier par M. François Bernouard.

* * *

M. Jean Cocteau va publier, aux éditions de La Sirène, un tract sur la musique moderne, appelé sans doute à être discuté dans les milieux où l’on s’intéresse à la musique. Ces notes autour de la musique porteront le titre : Le Coq et l’Arlequin.

* * *

Les lettres russes se sont dispersées depuis la Révolution. Toutefois, il s’est constitué à Moscou une sorte d’école littéraire qui ne va pas sans présenter des analogies avec le romantisme chrétien d’un Chateaubriand.

La nouvelle école russe est chrétienne, pessimiste et vante le suicide. Son christianisme est très violemment nationaliste, ce qui ne doit pas étonner, car les Russes, s’ils ne sont pas toujours patriotes, sont du moins restés attachés aux choses slaves.

Les nouveaux écrivains russes de Moscou ont décidé de lancer, dès que les circonstances le permettront, un manifeste du panslavisme intellectuel qui est destiné à un grand retentissement parmi tous les milieux slaves.

* * *

Mme Louise Faure-Favier qui rencontre dans la presse et dans le public un succès mérité avec Six Contes et deux rêves travaille à deux nouveaux ouvrages. Dans sa retraite de Barbizon elle termine un roman intime, Souvenir du xxe siècle, où il y a de la psychologie et de l’imagination. Et, entre deux chapitres, pour se délasser, elle travaille à une fantaisie cynégétique : Mon maître de chasse.

* * *

M. Denis Thevenin, qui vient de publier Civilisation, est médecin major sur le front. C’est un ami très intime de M. Georges Duhamel, qui l’an dernier a publié La Vie des martyrs.

On prête à M. Fernand Vandérem l’intention d’écrire dans La Revue de Paris un article sur ces deux écrivains si unis par l’amitié.

[1918-06-22 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 24, 22 juin 1918, p. 1153. Source : Gallica.
[OP2 1448-1450]

Nous recevons la lettre suivante :

11 juin.

Mon cher confrère.

Encore que vous me fassiez très aimablement le service de L’Europe nouvelle, je n’ai lu qu’hier l’écho me concernant dans vos « Échos et on-dit des lettres et des arts ».

Voltaire, dites-vous, semble avoir perdu cette autorité que naguère il conservait encore sur l’esprit sinon des gens de lettres, du moins des publicistes républicains, et le rédacteur en chef de La France a situé tout dernièrement, dans un article remarqué, l’auteur du Dictionnaire philosophique dans « les basses régions de la littérature ».

Évidemment votre collaborateur n’a pas lu mon article. Je me fais un agréable devoir de le lui faire parvenir. Il se rendra compte ainsi que le seul Voltaire pour lequel je n ‘ai aucun goût est le Voltaire du roi de Prusse. Je vous saurai gré d’en faire part à vos lecteurs.

Croyez, mon cher confrère, à mes sentiments très distingués.

E. Buré.

Si M. Buré n’a pas parlé des basses régions de la littérature, il n’en a pas moins appelé Voltaire « la fange de notre littérature », stigmatisant ainsi le courtisan du roi de Prusse. On n’a signalé l’article du rédacteur en chef de La France que pour marquer le contraste singulier entre l’étonnante vogue de celui qui mériterait si bien qu’on l’appelât le singe de Voltaire et le déclin de l’autorité dont jouissait jusqu’ici l’auteur de Candide. La lettre de M. Buré met bien les choses au point. Il n’en veut qu’au Voltaire du roi de Prusse et il a bien raison de n’en vouloir qu’à celui-là.

* * *

Mme Faure-Favier nous prie d’insérer cette notule :

Cher confrère,

L’Europe nouvelle m’a consacré un écho très aimable auquel je suis contrainte pourtant d’apporter une petite rectification.

« Dans sa retraite de Barbizon Mme Faure-Favier termine un roman, etc. », dites-vous…

Hélas ! cette retraite se borne à quelques dimanches printaniers passés dans la forêt ! Entre autres travaux qui exigent à Paris ma présence quotidienne je dirige une maison d’édition et je n’ai pas du tout l’intention de l’abandonner, ainsi que votre écho pourrait le faire supposer.

Veuillez agréer, mon cher confrère, avec mes remerciements, l’expression de toute ma sympathie littéraire.

Louise Faure-Favier.

* * *

MM. André du Bief, René Gumetz et René Edme fondent une revue littéraire, bimensuelle, libre et absolument indépendante, intitulée L’Homme. Ils ont formulé ainsi le programme de la nouvelle publication : « Sans vouloir être une école, un certain nombre de tendances nous sont communes, c’est pourquoi nous unissons nos individualités semblables en ces points (sens étymologique) ; étude des valeurs exactes de la morphologie ; enrichissement de la langue (vieux mots à reprendre, nouveaux à créer) ; étude politique des bases philosophiques de l’action humaine et son organisation possible. Nous tendrons à réaliser L’Homme. »

L’Homme paraît à Versailles.

* * *

On a beaucoup remarqué le mal que s’est donné M. Abel Hermant pour réhabiliter la mémoire de Georges Ohnet, en pure perte d’ailleurs, car il n’y a pas là matière à réhabilitation.

Mais pourquoi M. Abel Hermant ne prend-il pas la peine de réparer d’autres injustices littéraires plus criantes ? Elles ne manquent point.

* * *

On dit qu’une des raisons qui ont fait échouer l’élection à l’académie Goncourt de M. Georges Courteline serait la piété de ce grand écrivain. Les croyances catholiques ont cependant des représentants au sein des Dix, M. Léon Daudet, par exemple. Il se pourrait, dit-on, qu’un fauteuil chez les Quarante accueillît un jour l’auteur de Boubouroche. Les Dix le regretteront, sans doute. Rien ne manque à la gloire de M. Georges Courteline, mais il manque à la leur.

[1918-06-29 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 25, 29 juin 1918, p. 1202. Source : Gallica.
[OP2 1450-1452]

L’African Society de Londres constitue une bibliothèque africaine de premier ordre. Elle s’occupe de combler les lacunes qui existent touchant la littérature et les arts chez les Noirs, leurs lois et leurs coutumes, leurs systèmes de gouvernement, leurs religions, l’histoire des tribus et leurs mouvements, leurs aspirations, les langages africains, la polygamie, les sociétés secrètes, l’égyptologie spécialement en ce qui concerne les relations de l’Égypte et des tribus de Noirs, les idoles ou fétiches, la mythologie des Yoroubas et autres tribus de l’ouest africain, etc., etc. Voilà qui promet une nouvelle matière aux préoccupations des gens de lettres qui ne manqueront pas de s’intéresser à ces nouvelles données sur les mœurs des hommes.

* * *

À propos de la question que nous avions posée au sujet d’un poète français du Canada, fort goûté par la jeunesse canadienne française et inconnu en France, nous avons reçu la lettre suivante :

Monsieur l’Écolâtre,

Vous demandiez qui est Nelligan, ou qui fut ? car peut-être est-il mort ? Quand son œuvre parut, un volume, à Montréal en 1903, il était tombé dans une incurable neurasthénie. Comme poète, il pourrait être jugé en trois lignes, trois vers de lui ou presque :

1º Par les hivers anciens, quand nous portions la robe…

2º Ma pensée est couleur de lunes d’or lointaines.

3º Je rêve de marcher comme un conquistador…

Vous voyez : Coppée, Samain, Heredia. Pour être complet il faudrait ajouter un peu de Mallarmé et un parfum de Verlaine pas désagréable du tout çà et là. Du Nelligan ? guère : pourtant la dernière pièce du recueil La Romance du vin a quelques accents plus fermes, encore que Baudelaire…, mais je ne veux abuser ni de vous, ni de ce pauvre N. qui tout de même aurait pu trouver place dans la généreuse anthologie de M. Walch.

Croyez, Monsieur, à mes sentiments distingués,

L. C.

Le voile se lève peu à peu touchant Nelligan. Nous connaissons maintenant trois vers de lui ; mais le mystère persiste si l’on considère que nous ne savons pas s’il vit encore.

* * *

Il se confirme que c’est bien M. Mario Meunier, actuellement prisonnier de guerre en Allemagne et avant les hostilités secrétaire de Rodin, qui sera nommé conservateur du musée de l’hôtel Biron où seront conservées les œuvres léguées à la France par le grand sculpteur qui complète la trinité plastique : Phidias, Michel-Ange et Rodin.

M. Mario Meunier est un helléniste distingué. On lui doit d’excellentes traductions de Sapho, de Nonnos et du Banquet de Platon.

* * *

Depuis quelques semaines la jeune poésie a été dispersée aux quatre vents de la guerre. L’auteur de Spirales, M. Paul Dermée, a été versé au service armé, dans l’armée belge ; M. André Breton est infirmier dans une formation d’artillerie lourde ; M. Aragon est médecin auxiliaire sur le front ; M. Philippe Soupault, l’auteur d’Aquarium, est malade dans un hôpital militaire de Paris.

* * *

Dans ses Tendencies in Modem American Poetry, miss Lowell propose à l’admiration des lettrés six poètes américains dont voici les noms : E. A. Robinson, Frost, Masters, Sandburg, H. D. et Fletcher.

Parmi ceux-là, miss Lowell estime que Fletcher est un « poète plus original qu’Arthur Rimbaud ».

* * *

Que lisent de notre littérature française les Américains qui veulent apprendre notre langue ?

Un officier américain de passage à Paris avait dans son bagage le premier livre de Télémaque, texte français, avec traduction anglaise en regard et La Jeune Sibérienne de Xavier de Maistre, dans les mêmes conditions.

* * *

La mort d’Arrigo Boïto, musicien et poète estimé, n’a pas trouvé d’écho en France. Boïto sacrifia pour ainsi dire son talent musical à la gloire de Verdi dont il se fit le librettiste. Comme ouvrages personnels, Boïto laisse le Méphistophélès et un Néron inédit pour lesquels, à l’exemple de Wagner, il fut son propre librettiste.

[1918-07-06 L’Europe nouvelle] Le Sâr Péladan §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 26, 6 juillet 1918, p. 000.
[OP2 1065-1067]

Né à Lyon, mais issu d’une famille méridionale, Joséphin Péladan tenait de son père, inventeur d’une religion, un goût singulier pour le mysticisme qui l’amena à se proclamer Sâr de la Rose-Croix, mouvement artistique à tendances mi-religieuses, mi-tragiques d’où il sortit quelques artistes dignes d’intérêt, tels qu’Odilon Redon.

Joséphin Péladan fut à la fin du xixe siècle un des plus grands médecins d’idées malades. Sa science médicale n’allait pas toujours sans charlatanisme et il lui arriva même de soigner des idées mortes. Il est vrai qu’il en ressuscita quelques-unes, notamment les idées d’autorité et de hiérarchie. Il peut bien à ce propos passer pour un précurseur.

Cet esthète, à vrai dire, manquait un peu d’hellénisme. Sa manie touchant la décadence latine était désolante et les itinéraires fournis par le Baedeker le conduisaient tout droit, et sans qu’il se doutât de Léonard à Wagner. On ne saurait oublier que Nietzsche parcourut une autre route qui l’amena de Wagner à la France. Et voilà de bien bizarres destinées ! N’y a-t-il pas plus d’ordre dans le cerveau d’un Arrigo Boïto qui, plein d’admiration pour le musicien de Bayreuth, consacra néanmoins toutes ses forces à aider au développement d’un génie musical latin : Giuseppe Verdi. Il faut se méfier non de la haine, mais du mépris. Et tels signes qui paraissent à l’abord indiquer une décadence sont tout simplement le signal d’une renaissance. C’est ce qui a eu lieu ces dernières années dans le monde latin.

Tel qu’il est, Péladan fut néanmoins un curieux écrivain pour lequel on n’a jamais été juste. On lui reprochait des attitudes un peu ridicules. Il est mort après avoir renoncé depuis longtemps à toutes les simagrées qui avaient nui à sa réputation.

Il est bien regrettable qu’avec tant d’activité spirituelle et des vues intéressantes sur l’univers intérieur, Joséphin Péladan n’ait pas voulu faire l’effort, tout en admirant un certain passé, d’être de son époque.

Écrivain hybride dont le talent est réel, il ne se hausse le plus souvent qu’à un raffinement digne tout au plus des ascètes internationaux qui errent de grands hôtels en grands hôtels, de Venise à Florence ou Palerme ou à Gstaad, ou à Madrid.

Injuste à l’excès pour son temps, si fertile en miracles, Joséphin Péladan aurait eu mauvaise grâce de se plaindre des injustices que son temps lui faisait subir.

Quelques romans de l’éthopée, à laquelle il avait donné le titre insolemment gobiniste de La Décadence latine, sauveront sa mémoire de l’oubli ; à moins que justement on ne découvre en lui un dramaturge et que ses pièces, presque jamais jouées ou inédites : Le Fils des étoiles, Babylone, Œdipe et le Sphinx, Sémiramis, La Prométhéide, Le Prince de Byzance, etc., ne trouvent grâce devant un nouveau public et ne représentent aux yeux des nouvelles générations une part importante et fort honorable de l’art dramatique d’une époque qui semblait en manquer entièrement.

Joséphin Péladan a exercé en Europe une influence indéniable, non seulement sur les esthètes anglais et sur un Oscar Wilde lui-même, mais surtout sur un Gabriele D’Annunzio.

Son œuvre faisait partie de cette littérature intereuropéenne si curieuse et si bizarrement fardée, où nous retrouvons les tons divers et les tendances divergentes de Péladan, de Gabriele D’Annunzio, de Romain Rolland, etc.

Comme moraliste, toutefois, Péladan les dépasse tous et il pouvait finalement résumer son idéalisme dans cet aphorisme pieux qui sert de titre à un chapitre de Pérégrine et Pérégrin : « Il y a un idéal venu de Nazareth qui fait ombre sur tout autre. »

Quelques admirateurs de Péladan affirment qu’il y aura plus tard des péladaniens comme il y a aujourd’hui des stendhaliens. Ils auront fort à faire pour réunir l’œuvre complète d’un écrivain aussi fécond et qui laisse, dit-on, un grand nombre d’ouvrages inédits.

[1918-07-06 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 26, 6 juillet 1918, p. 000.
[OP2 1453-1456]

Unanimement, les journaux qui ont rendu compte de la mort de Joséphin Péladan, ont constaté qu’on ne lui avait pas donné la place qu’il méritait. Mais quand ils rendent l’auteur du Vice suprême responsable de cette injustice ils se moquent de nous… Les coupables sont les maîtres de la presse qui ne recherchent et n’encouragent pas le talent, mais seulement un certain savoir-faire. Ils craignent avant tout d’étonner leurs lecteurs et les auteurs dont les idées sont neuves ou du moins tranchent avec celles de la foule sont leurs ennemis. Mais l’injustice est si flagrante qu’elle ne leur échappe point. Ils consentent même à la reconnaître après la mort de la victime. C’est ainsi que Remy de Gourmont fut pleuré par ses bourreaux et que Joséphin Péladan est célébré par ses tortionnaires.

* * *

M. Gabriel Boissy, qui est caporal au 81e d’infanterie, se propose, aussitôt qu’il aura des loisirs, d’écrire un livre sur Joséphin Péladan, qui fut son maître et son ami.

* * *

Le dimanche 23 juin, la Société Art et liberté, dont le président est M. Joseph Granié, donna une séance dans le jardin de la Maison de Balzac où le Comité Franklin a exposé un grand nombre de dessins, gravures, tableaux et sculptures se rapportant à la guerre de l’indépendance des États-Unis.

Au cours de cette séance qui avait attiré un grand nombre de jeunes écrivains français, M. Carlos Larronde fit une causerie pleine d’enthousiasme et de bon sens.

On récita des scènes inédites de pièces de Hans Pipp, un des pseudonymes de M. Henri Strentz, où M. Carlos Larronde a voulu voir « un nouveau fantastique » ; de M. Marinetti, de M. Carlos Larronde lui-même et l’on termina par la déclamation du prologue des Mamelles de Tirésias.

* * *

On parle beaucoup d’Henri Becque en ce moment. Ce puissant dramaturge avait été oublié depuis la guerre. On annonce la publication de ses œuvres complètes. On publie ses impromptus et ses épigrammes qui sont les mieux venues et les plus sanglantes qui soient. Enfin, couronnement d’une carrière posthume assez bien remplie, le monde parlementaire se met à le découvrir ; mais la Comédie-Française s’obstine à ne pas nous donner La Parisienne.

* * *

Si le style est l’homme, tout le monde n’a pas une idée juste ni de l’homme ni du style. C’est ainsi que l’éditeur londonien Macmillan a publié de l’Émile Richebourg en pensant donner aux lecteurs anglais la prose d’un grand écrivain français. À ce propos M. Henri Duvernois raconte une anecdote bien amusante. Le lieu de la scène est dans une petite ville de province, dans le grand salon de la maison Tellier. Trois pensionnaires causent entre elles de littérature :

« J’aime bien Alexandre Dumas père, fait l’une, c’est si sentimental !

— Moi, fait l’autre, j’aime Alphonse Daudet, c’est si amusant.

— Quant à moi, dit la troisième, je leur préfère Xavier de Montépin… »

Et toutes les trois d’achever en chœur :

« C’est si bien écrit ! ! »

* * *

M. W. F. Smith vient de publier un Rabelais in his Writings qui est un examen des textes de Gargantua et de Pantagruel et de leurs sources variées.

Le chapitre le plus intéressant est celui que M. Smith consacre au Ve Livre qui aurait été fait de parties composées avant le Quart et le Tiers Livre, parties abandonnées par l’auteur et retrouvées après sa mort. On en conclut que le Ve Livre daterait de 1555-1543.

C’est une hypothèse qui mérite d’être examinée par un spécialiste comme M. Pierre-Paul Plan, par exemple.

* * *

M. Guido De Ruggiero vient de publier à Bari la première partie, en deux volumes, de la Storia della filosofia. Cette première partie contient l’histoire de la philosophie grecque.

Dans les parties qui suivront, De Ruggiero étudiera les points culminants de l’histoire spirituelle de l’humanité : le droit romain et le christianisme. L’examen de la révolution chrétienne dans son évolution de la mentalité judaïque à sa rencontre avec l’hellénisme s’annonce comme une contribution particulièrement intéressante.

* * *

Nous avons recueilli d’autres renseignements sur l’activité littéraire et artistique dans la Russie bolcheviste. Elle est extraordinaire. La crise du papier qui affecte surtout le papier de qualité inférieure comme celui qui sert aux journaux a eu pour effet de multiplier les éditions de luxe à petit tirage sur papier rare.

Les poètes ont inauguré un nouveau genre : le poème-proclamation que l’on affiche sur les murs où tout le monde peut les lire. Par là se marque le grand désintéressement des poètes moscovites. Il leur suffit de pouvoir être lus. Pour subsister, ils se contentent souvent de balayer les rues.

Quant aux peintres, jamais ils n’ont en Russie vendu tant de toiles.

Il y a là-bas un mélange de misère et de prodigalité qui est bien une des choses les plus étonnantes qui soient.

* * *

On parle de la fondation d’un nouveau journal qui réunirait dans sa rédaction les leaders de la droite et de la gauche. Il y aurait même là quelques éléments radicaux, mais triés sur le volet.

La partie littéraire du nouveau journal serait particulièrement soignée. Les mouvements jeunes tant artistiques que littéraires y feraient l’objet de toute l’attention qu’ils méritent.

Le fondateur de ce nouveau journal, dont il vaut mieux ne pas encore dire s’il sera du soir ou du matin, s’est taillé depuis la guerre un beau succès de polémiste raisonnable.

Et si nous ajoutons qu’il s’apprête à quitter la France, cela ne signifie nullement qu’il veuille fuir Paris.

[1918-07-13 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 27, 13 juillet 1918, p. 1299. Source : Gallica.
[OP2 1456-1457]

Nous recevons la lettre suivante :

Je lis dans vos échos que M. Francis Carco « songe à fonder un journal de l’aviation du front. — Il n‘en existe pas et le besoin s’en fait sentir ».

Permettez-moi de vous prier de vous reporter au numéro 1 ci-inclus du Looping qui est précisément tout cela — et que j’ai fondé il y a peu.

Je vous serais fort reconnaissant de publier un écho aimablement rectificatif.

Le numéro 2 du Looping vous parviendra vers le commencement de juillet.

Veuillez agréer. Monsieur, les assurances de mes sentiments très distingués.

Jean-Pierre Jacques Dixi,
caporal mitrailleur aviateur.

Nous avons reçu un numéro du Looping, « organe galvano-plastique de l’aviation et de la Division du tir », et gazette fort spirituelle. Nous ne savons pas s’il a réalisé d’avance le vœu de M. Francis Carco, mais nous avons pu constater que Le Looping est fort amusant et qu’il publie un « roman-cinéma » intitulé : « La Saccharine mystérieuse » dont le style à effet rappelle un peu celui de M. Rilling, le fameux pamphlétaire et tapageur que M. Justice Darbing a dû acquitter et que la Chambre des Communes a expulsé de la salle de ses délibérations.

* * *

La mort de Rodin n’a pas donné l’occasion aux critiques d’art de reparler de M. Medardo Rosso qui est maintenant sans aucun doute le plus grand sculpteur vivant.

L’injustice dont a toujours été victime le prodigieux sculpteur n’est pas près, semble-t-il, d’être réparée.

En attendant, M. Medardo Rosso travaille dans le silence à Paris. Dans le silence de son atelier, il évoque l’aspect de ses artistes de la Renaissance, sculpteurs fondeurs, maîtres et ouvriers à la fois qui faisaient tout eux-mêmes.

Depuis longtemps M. Medardo Rosso n’a pas livré au jugement du public d’œuvres nouvelles. Il médite de modeler la figure d’un cheval.

* * *

L’exhibitionnisme de Lord Alfred Douglas défraye encore les conversations littéraires en Angleterre. Dans l’édition anglaise d’Oscar Wilde et moi, les illustrations sont véritablement déconcertantes. On y voit, outre plusieurs portraits d’Oscar Wilde et de l’auteur, l’épouvantable caricature de Max Beebolm représentant les deux amis assis en face l’un de l’autre à une table. Lord Douglas a éprouvé le besoin de donner les portraits de sa femme et de son fils, la vue du Grand Café, du café de la Paix et de l’hôtel d’Alsace.

Oscar Wilde était, paraît-il, le fils d’un dentiste et il y aura toujours un peu de charlatanisme dans ce cas de Lord Douglas.

* * *

Le livre de guerre de M. Ardengo Soffici, Kobilek, emporte en Italie le plus vif succès. Il est entre toutes les mains de la jeunesse. Kobilek est l’histoire d’un jeune condottiere, qui est parti simple soldat à la guerre et qui est maintenant lieutenant-colonel. Ce héros qui avant la guerre était l’ami de M. Soffici est maintenant son chef.

M. Ardengo Soffici est un des écrivains les plus sympathiques de la jeune école italienne. C’est encore un des meilleurs amis de la France qu’il connaît bien et où il compte beaucoup d’amitiés.

[1918-07-20 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 28, 20 juillet 1918, p. 1348. Source : Gallica.
[OP2 1458-1460]

Paul Birault qui vient de mourir avait été le Caillot-Duval de notre âge. Il avait avec la mirifique invention du « précurseur de la démocratie » porté un coup inattendu, mais légitime au prestige parlementaire.

Il avait encore imaginé d’élever un échafaudage sur la place de la Concorde, autour de l’Obélisque qui appartient à l’État, mais repose sur un sol qui appartient à la ville. Quels que fussent les agents qui venaient lui demander des explications, notre mystificateur avait sa réponse prête. À l’agent de la ville, il déclarait que l’échafaudage était élevé pour le compte de l’État. À l’agent de l’État il affirmait que la ville faisait entreprendre des travaux de sous-sol. Paul Birault avait calculé qu’il gagnerait bien sa vie en louant les faces extérieures de l’échafaudage à quelque commerçant avide de réclame et il comptait bien qu’il faudrait plus de dix ans pour que l’on découvrît un moyen qui le forçât à démolir l’échafaudage.

Il avait aussi la prétention de pouvoir, lui Birault, arrêter d’un mot, pendant toute une journée, le trafic du métro.

* * *

Tandis que Paul Birault méditait ses farces philosophiques, sa femme imprimait les livres, tirés à petit nombre, de la jeune école poétique. C’est Mme Paul Birault qui imprima tous les livres de Max Jacob, Pierre Reverdy, Paul Dermée, Philippe Soupault, etc. Aujourd’hui encore c’est de la toute petite imprimerie de la rue Tardieu que sortent ces précieuses plaquettes généralement illustrées qui vont nourrir la méditation des jeunes gens qui s’intéressent aux lettres, aussi bien à Paris qu’en province, en Italie, en Catalogne ou dans la Suisse romande.

* * *

On prête à M. Joan Capdevilla Rovira l’intention de publier en français une anthologie de poètes catalans modernes : J.-M. Junoy, Joaquim Folguera, J. Perez-Jorba, Lόpez-Picό, Granger, Draper et Trinitat Catasus dont un nouveau recueil de poèmes : La Vila coronada de llum est impatiemment attendu.

* * *

Les journaux italiens n’ont pas cessé durant la guerre de faire place au mouvement moderne, artistique et littéraire, dont on ne songe pas, comme on fait ici, à arrêter le développement.

C’est ainsi que Il Tempo, le nouveau journal de Rome, auquel collabore Giovanni Papini, publie désormais des articles du peintre Carlo Carrà, sur l’esthétique.

L’ancien futuriste désormais rallié aux vues artistiques de Georges De Chirico mentionne Raphaël, cite Leopardi et Baudelaire. Que les temps sont changés !

* * *

Le prochain roman de M. Pierre Benoit, l’auteur de Kœnigsmark, se passera, du moins en partie, en Afrique et en plein Sahara.

* * *

M. Ugo Ojetti, qui fut cité à l’ordre de l’armée italienne ! pour sa participation au sauvetage des œuvres d’art en Italie, a publié un album illustré Les Monuments italiens et la guerre qui a été traduit par M. Maurice Mignon et publié par le « bureau spécial du ministère de la Marine ».

Les belles photographies jointes à cette publication forment un excellent compendium des monuments les plus précieux de Venise, d’Ancône, de Ravenne, de Padoue, de Trévise, de Vérone, de Bergame, de Milan, de Bologne et de Florence.

Les photographies qui fixent les détails de la descente des chevaux de Saint-Marc constituent un petit drame esthétique dont l’avenir goûtera profondément le tragique effet.

* * *

On parle beaucoup d’un peintre anglais de la guerre actuelle : C. R. W. Nevinson. Le secret de son art et de son succès réside dans sa façon de rendre, d’évoquer la souffrance humaine, de communiquer aux autres les sentiments de pitié et d’horreur qui l’ont ému et l’ont poussé à peindre.

Dans d’autres tableaux il traduit le côté mécanique de la guerre actuelle où l’homme et la machine arrivent à ne faire qu’une seule force de la nature. Son tableau La Mitrailleuse rend parfaitement cette idée très juste. Nevinson appartient à l’école d’avant-garde anglaise où se mêlent les influences des jeunes écoles de la France et de l’Italie.

* * *

M. Paul Guillaume prépare, pour la session prochaine, un spectacle chorégraphique qui, dit-il, fera sensation. Il interprétera lui-même des danses dont les attitudes, les gestes et les voltes lui ont été inspirés par la contemplation des fétiches de l’Afrique. La danse est l’art qui compte le plus de réformateurs depuis les Ballets russes jusqu’à M. Birot en passant par Mmes Valentine de Saint-Point et Isadora Duncan.

[1918-07-27 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 29, 27 juillet 1918, p. 1396-1397. Source : Gallica.
[OP2 1460-1462]

Sans indiquer de points de chute, on peut raconter qu’après un projectile dont il n’est pas utile de dire s’il provenait d’une Bertha ou d’un Gotha, une lessiveuse fut transportée fort loin de l’appartement où logent ceux auxquels elle appartient.

Cette lessiveuse en faveur de laquelle on pourrait ressusciter le surnom de « Mme Sans-Gêne » avait des lettres sans doute et même des prétentions littéraires car elle entra par la fenêtre dans le salon d’un académicien. Nous ne le désignerons pas et n’indiquerons même pas quelle est sa fonction sociale, attendant qu’en lui conférant la Croix de guerre le gouvernement marque que la désignation de points de chute dans le voisinage de l’académicien lui est désormais indifférente.

Faut-il ajouter que la lessiveuse fut accueillie avec courtoisie, mais éconduite sans ménagements par M. l’Académicien qui la fit jeter dans la cour de l’immeuble.

* * *

Le développement de l’opinion publique en Egypte est grandement profitable aux idées européennes et au développement de la vente des éditions quotidiennes et hebdomadaires de journaux et revues européennes.

À Alexandrie, par exemple, on vend dans les rues et les cafés plus de numéros du Times, du Daily Mail et des grands journaux français qu’avant la guerre.

Il n’y a pas bien longtemps encore, le seul journal d’Europe qui était vendu dans les rues d’Alexandrie était le Corriere della sera.

Mais on ne l’y voit plus depuis que les courriers maritimes d’Italie ne viennent plus.

* * *

Pour mieux pouvoir gouverner les huit millions d’indigènes, le gouvernement de l’Union de l’Afrique du Sud a compris l’intérêt qui s’attachait à l’étude de leur langage, de leur histoire écrite et verbale, de leurs origines, leurs coutumes et croyances et dans ce but il dote la nouvelle université de la ville du Cap d’une chaire pour l’enseignement des langues indigènes.

* * *

L’Association générale des étudiants fêtait dimanche M. Paul Fort, qui porte allègrement le titre de Prince des poètes.

L’auteur de Paris sentimental fit une conférence sur « les temps héroïques du symbolisme », après quoi on récita un certain nombre de « ballades françaises » qui furent accueillies avec faveur par toute l’assistance.

* * *

La société Art et liberté a représenté un fragment des Miroirs de M. Paul-Napoléon Roinard. Cette manifestation artistique nous a reportés aux temps héroïques et lointains du symbolisme où cette « moralité lyrique » fut louée des esthètes et de leurs femmes à bandeaux. L’auteur avait peint les décors symboliques, il se tenait dans la salle, vaporisant le public des parfums indiqués dans le scénario. Et ce fut là, croyons-nous, l’unique concert de parfums qui ait jamais eu lieu.

* * *

Art et liberté annonce une nouvelle représentation pour le 4 août ; on y représentera un mystère japonais, La Robe de plumes, et la saison prochaine, la troupe à laquelle M. Carlos Larronde sait insuffler son enthousiasme et son amour de l’art donnera Une nuit au Luxembourg de Remy de Gourmont, Simultanéité de M. Marinetti, Naissance du poème de M. Fernand Divoire, Les Cuirs de bœufs « miracle en douze vitraux, outre un prologue invectif », L’Amour fardé, musique de Mme Armande de Polignac, des poèmes de MM. Maurice Simart, Canudo, P. Drieu La Rochelle, P. Vaillant-Couturier, des œuvres musicales de MM. G. Grovlez, R. Manuel, Albert Roussel et de Mlle Germaine Tailleferre.

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L’Action française publie désormais un « Carnet des lettres, des sciences et des arts » qui paraît rédigé avec un louable souci d’impartialité, de goût et de bon sens.

[1918-08-03 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 30, 3 août 1918, p. 1442-1443. Source : Gallica.
[OP2 1462-1465]

Tandis que les Allemands, qui se sont emparés du territoire roumain, tentent d’asservir l’âme de ses habitants, un écrivain, un homme de théâtre, un Français, qui est aussi un homme d’esprit, reste à Bucarest.

La finesse de ses réflexions, ses saillies, mille traits d’un esprit toujours en éveil décochés avec à-propos, ont fait de lui l’adversaire le plus redoutable des conquérants et des germanophiles et il est en tout cas celui que M. Marghiloman redoute le plus.

Les Allemands, qui n’ont pu conquérir les sympathies des dames de l’aristocratie roumaine, voient avec jalousie combien elles sont charmées par M. Robert de Fiers qui mène là-bas la lutte la plus discrète, mais non la moins vive. Certaines maisons aristocratiques de Bucarest sont parfois le théâtre de conversations étincelantes où les plus belles et les plus nobles Roumaines donnent la réplique à l’un des Parisiens les plus spirituels.

* * *

À la panichyta célébrée à la mémoire de Nicolas II en l’église russe de la rue Daru, il n’y avait presque pas d’écrivains. Pour notre part, nous n’en avons vu qu’un seul. Cependant, il y avait dans cette cérémonie d’adieu à celui qui fut le plus puissant empereur vivant de quoi tenter les poètes et même les poètes français.

Quoi, même pas un mémorialiste ! Aucun d’eux n’a eu l’idée que cette messe pour un tsar qui n’était plus tsar, présidée par un ambassadeur qui n’est pas tout à fait ambassadeur, devant les généraux en tenue de campagne d’un pays qui a signé la paix et dont les poitrines étaient barrées de décorations abolies, avait quelque chose d’étonnant, et que ces détails eussent mérité d’être connus de la postérité.

* * *

M. François Bernouard, poète et imprimeur, soumet à l’approbation du public un album lyrique intitulé : Le Convalescent et la Berlue rayonnante pour plaire aux yeux, charmer les oreilles et distraire l’esprit. La poésie et la typographie de ce petit recueil imprimé en couleurs sont d’une nouveauté et d’un archaïsme singulièrement mêlés et bizarrement agréables.

« M. Paul Iribe » a orné cet album de dessins délicats tendrement bariolés.

M. François Bernouard ne se borne pas à publier ses propres ouvrages et l’on goûtera beaucoup l’idée qu’il a eue de publier en une plaquette élégante l’Ode à la France, de Walt Whitman, traduite par M. Léon Bazalgette.

Tout le monde voudra relire le chant du grand poète de la Démocratie :

De nouveau ton étoile, ô France, ta belle étoile lumineuse.
Plus claire, plus éclatante que jamais dans la paix du firmament.
La voici rayonner éternelle.

Et le poème écrit en 1871 est plus actuel que jamais.

* * *

Dans certains milieux littéraires les sciences occultes sont à la mode. Une poétesse qui appartient à l’aristocratie utilise les loisirs que la guerre laisse aux femmes et aux poètes à faire tourner les tables.

On fait venir Shakespeare ou Cervantes et on leur demande ce qu’ils pensent de Malvy ou d’autres choses d’une actualité encore plus passionnante. Il paraît du reste que Shakespeare ou Cervantes manifestent à propos de l’affaire Malvy une indifférence qui se traduit parfois sans courtoisie. Un soir que Goethe avait répondu à l’appel des belles occultistes, on eut l’impression qu’il quittait brusquement la table et se faisait remplacer par le général Cambronne.

* * *

M. Carol Bérard, musicien qui honore de sa présence la ville de Bourg-la-Reine, a l’intention de donner l’an prochain des concerts colorés. M. Carol Bérard a trouvé qu’à chaque note de musique correspondait une couleur. Il suffit de projeter dans le rythme musical les couleurs correspondantes sur un écran pour avoir, de n’importe quel morceau de musique, son équivalent coloré. C’est ainsi que nous verrons les symphonies de Beethoven ou les préludes de Debussy.

Par contre, on ne nous dit pas si l’on nous fera entendre une composition du Poussin, un paysage de Claude le Lorrain, ou l’Odalisque d’Ingres.

Cela nous rappelle que le peintre russe Verarteheguine, exposant un grand tableau qui représentait un champ de bataille avec ses morts, avait fait répandre dans la salle d’exposition une fâcheuse odeur cadavérique qui augmentait l’impression faite par le tableau et dans une pièce voisine un orgue et un chœur chantaient les prières des morts.

M. Carol Bérard pourrait aussi nous jouer Beethoven sous la forme subtile des odeurs.

C’est égal, le concert coloré du musicien de Bourg-la-Reine aura pour le moins un beau succès de curiosité.

[1918-08-10 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 31, 10 août 1918, p. 1491-1492. Source : Gallica.
[OP2 1465-1468]

Il est question, depuis quelque temps, du mariage de la femme d’un poète, lequel, plusieurs années avant la guerre, mourut d’un accident, avec le rédacteur en chef d’un journal dont le titre fut changé au commencement de la guerre.

Le titre du journal avait, en effet, de quoi séduire la veuve d’un parnassien, mais le nom du futur mari était en exécration au poète défunt à cause d’un homonyme, musicien d’opérette, genre que le poète détestait par-dessus tout.

* * *

En Italie, la Società degli Autori s’agrandit. Dans sa dernière assemblée, à Milan, la Société s’est divisée en plusieurs sections :

A. Section d’art dramatique qui continuera à s’occuper des droits des auteurs au théâtre.

B. Section d’art musical qui en fera autant pour les œuvres musicales, jusqu’à présent abandonnées aux éditeurs.

C. Section des petits droits musicaux, pour la musique jouée dans les concerts.

D. Section du livre pour la sauvegarde des droits des écrivains.

E. Section des arts figuratifs (peinture, sculpture, architecture, arts décoratifs et similaires) dans laquelle on s’occupera de poser les bases d’une activité à exercer dans un domaine encore inexploré. Un règlement lui donnera le droit d’exercer cette activité même à l’étranger.

F. D’autres sections pourront se former ultérieurement avec des buts en harmonie avec l’objet fondamental de la Société.

* * *

On n’a pas donné assez de publicité à l’article que Maurice Maeterlinck a publié dans Le Petit Niçois sur les traitements subis en Allemagne par nos prisonniers. En voici, résumés, les traits principaux :

Il y a d’abord pour les officiers, non pas les arrêts, comme chez nous, mais la cellule avec une soupe tous les trois jours. Dans cette cellule, le prisonnier assez souvent enchaîné est quotidiennement roué de coups, à tel point qu’il ne lui reste plus de dents.

Pour les soldats, il y a le poteau, il y a aussi le cercle. « Le patient est obligé de se tenir sur une jambe jusqu’à l’épuisement de ses forces et s’il veut poser l’autre jambe sur le sol, cette jambe est impitoyablement lardée à coups de baïonnette. »

Il y a encore la corvée de pierres, qui consiste à transporter jusqu’à ce qu’on tombe de fatigue des moellons d’un bout à l’autre d’un préau. « C’est le supplice du rocher de Sisyphe, emprunté à l’enfer grec et ingénieusement modernisé par les hellénistes des rives de la Sprée. »

« Je crois, ajoute Maeterlinck, qu’il est temps que cela finisse, qu’il est temps de pousser enfin un long cri de révolte et d’horreur… Il est grand temps de nous ressaisir et d’aviser. Chaque jour qui s’écoule ajoute des centaines de victimes à celles qui s’accumulent dans les camps de la faim. Les sentiments généreux et chevaleresques n’ont le droit de fleurir que là où règne la justice. Leur place est au sommet, et non pas à la base de la vie. À la base de la vie, comme le disait déjà le vieil Eschyle se trouve la justice. Obtenons-la d’abord, nous serons généreux et chevaleresques avec joie et par surcroît, quand ces vertus ne répandront plus la famine, le malheur et la mort parmi nos frères sacrifiés. »

* * *

Le Dr S. Hensleigh Walter, de Stoke-sub-Hamden, Somerset, a offert au Somerset County Museum de Taunton toutes les antiquités romano-britanniques de Ham Hill qu’il a pu recueillir. Ce don, s’ajoutant aux collections Norris et Walter, fait de la collection du Somerset County

Muséum un ensemble de plus de mille pièces. Les fouilles de Ham Hill ont commencé il y a une centaine d’années et ont été poursuivies par quatre générations de la famille Walter.

* * *

Il y a Pétrone et Petrone.

Il y a l’auteur du Satiricon, l’arbitre des élégances, et le héros de Quo vadis. Il y a Igino Petrone qui mourut prématurément il y a quatre ans et occupa brillamment la chaire de philosophie morale à l’université de Naples.

Ses compatriotes de Limotano viennent de lui élever un monument qui fut inauguré par un discours de M. Barillari.

Igino Petrone fut un précurseur de la renaissance idéaliste à laquelle nous assistons et ses admirateurs déplorent que la mort ne lui ait pas permis d’achever l’œuvre qu’il promettait : De l’atome à Dieu, et dans laquelle il aurait donné la mesure de sa pénétration philosophique et de son sens religieux.

Ce programme de rénovation religieuse en harmonie avec les tendances de la pensée moderne fut du reste celui auquel Petrone se consacra avec le plus d’enthousiasme.

* * *

M. Claude Autant a l’intention de publier, à l’automne, une revue mensuelle qui contiendrait des essais, des nouvelles et des poèmes des principaux écrivains modernes de toutes langues et de tous pays.

Cette tentative extrêmement intéressante serait également consacrée aux arts plastiques et à la musique.

* * *

Sous le double titre : Une expression moderne de l’art français : le cubisme, et sous une couverture ornée d’un cube jaune, M. Roland Chavenon exprime l’opinion que :

« Sans être cubiste, on peut défendre le cubisme, parce que tout ce qui est nouveau peut donner de l’espoir, parce que ce mouvement dépasse l’impressionnisme déjà usé, et donne une raison d’être aux plus récents novateurs, et aussi parce qu’il avance l’évolution picturale…

« Peut-être le cubisme pourra-t-il, par la suite, nous donner un style — ce que n’a pu faire l’impressionnisme. »

Notons qu’un propos attribue à Juan Gris la recommandation de « fuir la silhouette » qui fait proprement partie de l’enseignement de Georges Braque qui fut, avec Picasso, l’un des initiateurs de la nouvelle époque.

Georges Braque oppose à la « silhouette » impressionniste le « profil » tel que les cubistes l’ont emprunté des Égyptiens et qui donne tous les caractères de l’objet dépeint, qui en fait une véritable œuvre d’art, bien complète.

[1918-08-17 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 32, 17 août 1918, p. 1538. Source : Gallica.
[OP2 1468-1469]

Peu à peu, dans le Paris du temps de guerre, la vie du temps de paix reprend. C’est ainsi que la Société des amis du Paris pittoresque, qui florissait en 1914 et avait publié chez l’éditeur Figuière quelques volumes substantiels, a repris ses « travaux, promenades et plaisirs ».

Cette reprise fut fêtée le dimanche 4 août. La municipalité du VIe arrondissement honora la Société par une réception dans la salle des mariages. Après la réception et une allocution du président, M. C.-M. Poinsot, M. Hubault de la Haulte-Chambre fit une intéressante causerie sur les ruelles du quartier Saint-Sulpice et guida les Amis du Paris pittoresque parmi ses ruelles pleines de souvenirs et de curiosités historiques, artistiques et littéraires.

* * *

On rappelait, à la suite de la victoire de Soissons, que les saints patrons de cette ville sont saint Crépin et saint Crépinien, patrons également de l’honorable corporation des cordonniers.

La jeune peinture s’honore aussi de voir ces saints si actuels servir de patrons à l’un de ses membres les plus réputés, M. Picasso, dont l’interminable liste de prénoms se termine par ceux de : Crépin et Crépinien de la Sainte-Trinité.

Au reste ces prénoms qui furent longtemps démodés, recommencent à être à la mode et beaucoup d’enfants de la guerre portent les noms de Cyprien, de Crépin, d’Alexis, d’Anselme ou de Martin.

* * *

Les fervents de Robert-Louis Stevenson (et l’on sait qu’il n’en manque pas en France) ont célébré, il y a quelques jours, le centenaire de la naissance de son père, l’ingénieur Thomas Stevenson. L’auteur de L’Île au trésor lui a consacré un essai dans Memories and Portraits, et il le mentionne dans plusieurs poèmes. Thomas Stevenson avait, paraît-il, un « style littéraire » et était aussi scrupuleux que son fils dans le choix des vocables. Du reste, il y avait de grandes différences entre ces deux grands Écossais. Ils discutaient souvent sur des matières religieuses et un de leurs familiers nous a appris que leurs dissentiments atteignirent au comble quand Thomas Stevenson découvrit un jour que son fils appartenait à une espèce de société secrète dont le principal objet était l’abolition des privilèges héréditaires de la Chambre des lords.

On affirme que si Thomas Stevenson avait songé à protéger ses inventions en prenant des brevets, son nom serait beaucoup plus connu, mais ayant des contrats avec le gouvernement, il ne se reconnaissait pas le droit de tirer de ses découvertes des avantages personnels.

[1918-08-24 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 33, 24 août 1918, p. 000.
[OP2 1469-1471]

On vient de donner à Londres Le Coq d’or, ce beau ballet de Rimski-Korsakov que les Ballets russes donnèrent en 1914 à l’Opéra de Paris avec une somptuosité dont depuis longtemps il n’y avait plus d’exemple sur nos scènes. Les décors, on s’en souvient, étaient de Mme Gontcharova, la petite-fille de Gontcharov, l’auteur du remarquable roman d’Oblomov.

Il est amusant de remarquer que Le Coq d’or fut toléré dans la Russie du tsar bien que ce soit une très mordante satire du loyalisme envers le souverain et de tout ce que le tsarisme représentait en Russie.

Du reste, rien de plus subversif, ni de plus essentiellement révolutionnaire n’a encore été fait.

L’on y voit, par exemple, que la sexualité est l’élément prépondérant dans la vie humaine et qu’elle prévaut contre le patriotisme et le sentiment religieux.

L’extravagance magnifique de cette caricature débordante de lyrisme est profondément russe et aide à faire comprendre le bolchevisme.

La musique de Rimski-Korsakov est aussi satirique que le ballet lui-même.

* * *

On a raconté dans les journaux l’histoire de cette vieille demoiselle anglaise qui avait appelé ses trois chats : l’un, « Président », l’autre, « Woodrow » et le troisième, « Wilson ».

Cette anecdote rappelle celle dont Rudyard Kipling se tira spirituellement.

Le directeur d’un journal du Michigan, à l’affût d’un peu de copie sensationnelle, avait écrit à l’éminent auteur du Livre de la jungle pour lui apprendre que deux des plus jeunes villes de cet État avaient été nommées l’une « Rudyard » et l’autre « Kipling ». L’écrivain répondit par une épigramme en vers alertes dont voici la traduction :

« L’enfant prudent connaît le nom de son père ! »
       Dit un proverbe ancien.
Mais plus prudent encore est l’homme qui connaît
De quelle manière quand et ou il a eu des rejetons !…
Mais, dites, quel scandale cela supposerait-il
Que j’aie eu des enfants dans le Michigan ?
* * *

Il y a en ce moment, en Italie, une affaire Goethe. Les deux plus importantes revues littéraires d’Italie : La Nuova Antologia et La Critica ont publié en même temps des traductions de Goethe et qui plus est La Nuova Antologia a cité en allemand dans un de ses articles quatre vers de Faust.

L’essai de traductions lyriques des poèmes de Goethe que M. Tomasso Gnoli a donné à La Nuova Antologia a été inséré en si bonne place que l’on a remarqué qu’il avait pris la place de l’habituel morceau d’un poète italien.

Il est vrai que les lecteurs de La Nuova Antologia n’ont qu’à se féliciter. Ils gagnent au change.

Et l’on en conclut en observant que l’éclectisme du sénateur Maggiorino Ferraris est bien connu.

Dans La Critica, c’est le sénateur Benedetto Croce, celui-là même qui, ajoute L’Idea nazionale, « soutint théoriquement », comme chacun sait, « l’impossibilité des traductions », qui pratiquement les admet en faveur de Goethe dont il s’est fait, selon la formule bien connue, le traduttore et le traditore…

Et l’on se demande pourquoi en 1918, après quatre ans de guerre, paraissent en même temps ces médiocres traductions.

[1918-08-31 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 34, 31 août 1918, p. 1635. Source : Gallica.
[OP2 1471-1473]

Le conservateur de la Maison de Balzac, M. de Royaumont, qui vient de mourir, se distinguait par une grande courtoisie.

Il avait coutume de prêter la Maison de Balzac aux comités littéraires qui le lui demandaient, il en profitait pour solliciter des adhésions à la Société des amis de Balzac.

Un jour, après une séance du comité formé pour élever un buste à Gérard de Nerval, projet qui n’a pas abouti et qui semble enterré, M. de Royaumont dit à feu Stuart Merrill combien il serait heureux de l’inscrire au nombre des Amis de Balzac, ce qui ne coûtait que cinq francs par an.

« En voilà dix pour que vous ne m’inscriviez pas, repartit Stuart Merrill, je déteste Balzac. — Vous n’en aurez que plus de mérite », lui répondit poliment M. de Royaumont et il l’inscrivit pour deux ans au bout desquels Stuart Merrill conquis par tant d’aménité paya encore sa souscription qu’il acquitta jusqu’à sa mort. Il est heureux que le groupe de l’Affranchi, sur la proposition du noble et actif Carlos Larronde soit intervenu pour conserver ce coin délicieux de la Maison de Balzac qui perpétue dans le cadre qu’il habita le souvenir du plus prodigieux évocateur de l’espèce humaine qui ait écrit. La Maison de Balzac était aussi la maison des jeunes écrivains. Nous souhaitons qu’elle le demeure.

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Le professeur M. J. Pupin a publié chez John Murray le premier volume de son grand ouvrage consacré à l’architecture yougoslave. M. Pupin a réussi le tour de force de demeurer aussi intéressant pour le spécialiste que pour le simple amateur d’art.

Ce volume contient une dissertation sur l’architecture des églises serbes par Sir Thomas Jackson. Des illustrations en noir et en couleurs accompagnaient le texte qui est parfaitement clair. Ces illustrations sont aussi nombreuses que variées et conservent des vues d’ensemble, des détails, des plans, des mosaïques.

Étant donné l’occupation de la Serbie par les Autrichiens, il a fallu se contenter des photographies et des dessins qu’on a pu se procurer chez les Alliés et dans les pays neutres. Ce volume ne concerne que les édifices consacrés au culte orthodoxe serbe. Le prochain volume sera consacré à l’architecture classique des églises catholiques romaines, édifiées sur les territoires sud-slaves.

Tel qu’il est, cet ouvrage est l’un des plus intéressants que l’on ait encore publié depuis longtemps sur l’architecture. Il comble une lacune, car l’art des maîtres maçons serbes n’était encore qu’imparfaitement connu dans les pays occidentaux.

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M. Lucien Descaves vient de terminer, sous la forme romanesque, l’histoire de Georgin, l’artisan spinalien qui fit tant pour la gloire et l’illustration de l’Empereur et de l’épopée napoléonienne.

L’Imagier d’Épinal, histoire de 1830, fera revivre une des plus curieuses figures de l’art populaire français et justement à une époque où sous l’impulsion des Raoul Dufy, des Guy Arnoux, des Lucien Laforge l’imagerie connaît une magnifique renaissance.

Le maître, qui se tient désormais à l’écart de l’académie Goncourt dont il fit partie dès qu’elle fut fondée, aime ces figures secondaires mais si singulières, si poétiques, si attachantes, si tendres, si hardies, si représentatives de talent surtout, comme il en a paru tant au cours du siècle dernier : Georgin, Marceline Desbordes-Valmore…

[1918-09-07 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 35, 7 septembre 1918, p. 1683. Source : Gallica.
[OP2 1473-1474]

On se souvient que le secrétaire du député Turmel, Dothée, dirigeait un soi-disant journal quotidien, intitulé La Grande France qu’il ne faut pas confondre avec une excellente petite revue qui ne paraît plus mais qui, fondée par Marius-Ary Leblond et Gabriel Tallet, eut pour collaborateurs la comtesse de Noailles, Fernand Gregh, Mony Sabin, Auguste Brunet, Robert Randau, Sadia Lévy et bien d’autres écrivains célèbres aujourd’hui ou du moins fort connus. Guillaume Apollinaire y publia ses premiers vers. On y lut des proses signées J.-H. Rosny, des poèmes de Francis Jammes.

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Dans The Dance of Siva l’écrivain hindou A. Coomaraswamy publie en anglais à Londres un recueil d’articles importants.

L’auteur indien émet l’opinion que la civilisation de l’Europe décline depuis le xiiie siècle. Il estime que l’Europe poursuit une régression comparable à celle dont la haute civilisation indienne était jusqu’ici l’exemple le plus frappant.

Pour l’auteur de La Danse de Siva l’État idéal est un despotisme administré par les prêtres, sans parlements ni votes. Les femmes ne doivent pas recevoir d’éducation. Il souhaite l’établissement de castes. Certaines de ses idées ne sont pas éloignées de celles de Carlyle et de Ruskin. Le poète indien Rabindranath Tagore a déjà à plusieurs reprises proclamé la faillite de la civilisation européenne.

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Gabriel-Tristan Franconi, qui est mort au champ d’honneur, à la tête de sa section, avait été en permission à Paris, quelques jours avant l’offensive. Nous l’avions rencontré dans les bureaux de l’éditeur Payot, qui avait publié son beau livre : Un tel, de l’armée française et qui s’apprêtait à publier le suivant. Il nous disait qu’épris d’action, il avait demandé à passer dans les tanks, mais trouvant qu’on ne s’y remuait pas assez à son gré, il avait demandé à repasser dans l’infanterie métropolitaine. Elle ne suffisait pas à son désir d’activité et il venait de signer une demande pour passer dans la Légion étrangère. C’était un jeune écrivain de talent et un magnifique officier. En quatre ans il était devenu un soldat de métier et la guerre lui avait fait aimer la grandeur et la servitude de la vie militaire.

[1918-09-14 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 36, 14 septembre 1918, p. 1732. Source : Gallica.
[OP2 1474-1476]

Un écrivain catalan qui signe Litus a interviewé le peintre catalan J. M. Sert, ami de la France et son hôte. « Sert, écrit M. Litus, nie que l’on puisse raisonnablement soutenir l’existence de deux catégories d’art, l’une décadente et l’autre renaissante. D’après lui, l’art est ou il n’est pas. L’histoire nous enseigne que des œuvres très puissantes ont été produites pendant une période de décadence artistique, alors que des œuvres débiles ont foisonné durant des époques d’une splendeur géniale. » Dans la suite de cette interview que l’on pourra lire dans la revue franco-catalane L’Instant, M. Sert a ajouté : « Je ne crois pas aux théories servant à porter le travail des jeunes aux nues et à dénigrer celui des vieux. Ce n’est pas exclusivement aux jeunes qu’est dévolue la tâche de la régénération artistique, loin de là. De nombreux exemples nous ont été fournis par de grands artistes qui se sont montrés très audacieux vers la fin de leur carrière, en pleine vieillesse, Rubens, Giorgione et tant d’autres. »

C’est tout à fait notre avis et il est juste d’ajouter que lorsqu’on parle de « jeunes » c’est de l’art qu’il s’agit, un art nouveau et vigoureux et non pas de l’âge des artistes dont il ne saurait être question. Cézanne, Rodin ont toujours été des jeunes et Renoir est un jeune.

* * *

Un jeune poète, actuellement aux armées comme médecin auxiliaire, M. André Breton, se propose de publier, l’année prochaine, un recueil de vers portant ce titre précieux : Mont de piété, sans trait d’union.

Cette expression intrigua jadis Wagner. Peu après son premier mariage, il était à Paris. Le jeune ménage manquait d’argent et Wagner voulut engager ce qu’il avait de plus précieux. Il chercha dans un dictionnaire allemand-français le mot qu’il voulait trouver, mais le dictionnaire devait être assez ancien, car il ne trouva que le mot de « Lombard ». Cherchant alors sur le plan de Paris, il trouva en effet une rue des Lombards. Il y alla, mais sans rencontrer ce qu’il cherchait. Enfin, remarquant un jour sur un édifice cette inscription qui l’étonna, il la chercha dans son guide et trouva : Berg der Fromigkeit. Il était sauvé et alla engager tous les présents de la noce…

* * *

On a offert 50 000 livres sterling, soit 1 250 000 francs à Caruso pour paraître dans un film dont le sujet est celui de Pagliacci.

Le ténor a refusé, mais il est curieux que l’offre ait été faite. On se demande en effet comment le chanteur aurait pu se faire entendre ? C’est comme si on priait le grand peintre Renoir de peindre un paysage au phonographe !

Mais n’y a-t-il pas d’orateurs au Parlement français qu’on se contenterait fort bien d’« entendre » au cinéma ?

* * *

Le chef des futuristes italiens, F. T. Marinetti, est maintenant lieutenant dans une escadrille d’automitrailleuses blindées, sur le front italien.

Les futuristes ont toujours vanté les bienfaits de la guerre. Aussi Marinetti est-il à son affaire dans cette guerre, qu’il a souhaitée avec cette mâle éloquence si moderne, qui caractérise ses manifestes, où se trouve le meilleur de son œuvre.

Les lettres concises qu’il a écrites du front à ses amis commencent toutes par cette doxologie sur cette trinité sacrée pour les peuples de l’Entente :

« Gloire au Piave ! Gloire à la Marne ! Gloire à Foch ! » et se terminent par le cri de ralliement : « Mort aux boches ! »

Marinetti ne leur fait même pas l’honneur de la majuscule orthographique.

[1918-09-21 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 37, 21 septembre 1918, p. 1779-1780. Source : Gallica.
[OP2 1476-1478]

Dans Principio di nazionalità e amor di patria nella dottrina cattolica, M. Agostino Gemelli étudie le principe de nationalité et l’amour de la patrie dans la doctrine catholique. Il conclut ainsi : « La paix future ne se fera pas par la reconnaissance du principe de nationalité, mais il faudra que les nations reconnaissent et observent désormais la justice. » M. Gemelli est arrivé à cette conclusion en se conformant aux leçons de la philosophie chrétienne et de l’histoire.

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Les fêtes franco-italiennes qui auront lieu l’an prochain, à l’occasion du centenaire de Léonard de Vinci fourniront une occasion de rendre un hommage mérité à la mémoire de Joséphin Péladan qui fut toute sa vie le défenseur de l’œuvre et de l’esthétique du grand homme qui, né en Italie, vint mourir en France.

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La poétesse majorquine Maria Antonia Salvà a traduit en catalan les Géorgiques chrétiennes de Francis Jammes et les poèmes du grand poète qu’est l’abbé Le Cardonnel. Ces traductions sont remarquables et, pour les poèmes de l’abbé Le Cardonnel, la traductrice a conservé l’eurythmie et l’élégance qu’ils ont en français. Les Catalans peuvent goûter maintenant en leur langage cette image parfaite du calme et du repos :

Le bonheur entourait cette maison tranquille
Comme une eau blanche entoure exactement une île.
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Dans L’Europa occidentale contro la Mittel-Europa Giovanni Papini publie à la librairie de La Voce une brochure où il préconise la création d’une « Europe occidentale » formée par l’union douanière, économique et en partie politique de la France, de l’Italie, de l’Espagne, du Portugal, de la Belgique et de leurs colonies.

Pour cette Société des nations latines à laquelle il serait juste de joindre un jour la Roumanie, Papini a trouvé le nom de Surétat latin (Superstato latino).

La brochure de Giovanni Papini va être traduite en français par l’auteur qui compte publier un morceau de sa traduction dans le Mercure de France. On s’occupe également d’une traduction en espagnol. Giovanni Papini est un des esprits les plus nourris de la jeunesse littéraire italienne. Il appartient à ce groupe de La Voce dont sont sorties quelques-unes des idées qui dirigent aujourd’hui les esprits en Italie.

* * *

On compte reprendre dès que les circonstances le permettront l’idée d’élever un buste au poète Albert Mérat qui fut à la bibliothèque du Sénat le successeur d’Anatole France. Le buste de ce poète parisien serait bien à sa place dans le jardin du Luxembourg, non loin de son maître, le parfait Théodore de Banville.

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La Société des poètes français compte cent vingt mobilisés. Dix sociétaires ou adhérents sont morts au champ d’honneur, un a disparu, vingt-six ont été blessés. Le palmarès des récompenses compte deux croix d’officiers de la Légion d’honneur, huit de chevaliers, trois médailles militaires, cinquante-trois croix de guerre.

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Les écrivains et les artistes qui se réunissent à la Closerie des Lilas chaque dimanche entre quatre heures et demie et sept heures du soir ont consacré la réunion du 15 septembre au poète Giuseppe Ungaretti dont on peut brièvement caractériser le talent fluide et tendre en disant qu’il est le Van Lerberghe de l’Italie.

Giuseppe Ungaretti, qui est caporal dans l’armée italienne qui combat sur notre front, vient d’être lors de la dernière offensive cité à l’ordre de l’armée française à laquelle sont rattachées les troupes italiennes.

[1918-09-28 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 38, 28 septembre 1918, p. 1827-1828. Source : Gallica.
[OP2 1478-1479]

Pour contrebalancer la propagande allemande, l’Alliance française de Mexico organise des concerts, des représentations. Elle a ouvert dans une rue importante de la ville une salle de lecture, avec bibliothèque et salle des dépêches.

Au concert gratuit en l’honneur de Debussy, la salle était comble.

Le nouveau conseil présidé par le directeur de la librairie Bouret a relevé l’Alliance qui se mourait. Les recettes mensuelles sont maintenant de sept à huit mille francs ce qui permettra de faire de la propagande sous toutes les formes : conférences, brochures, cinéma, concerts, etc., etc.

Les revues françaises qui voudraient faire le service à l’Alliance peuvent adresser leurs envois à M. le ministre de France à Mexico, pour la bibliothèque de l’Alliance française.

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L’Orient royal de Robert Scheffer, après avoir mis un nombre considérable d’années à paraître, a été épuisé presque aussitôt après la mise en vente. Les méchantes langues disent que pour une bonne partie des exemplaires, le public qui achète était représenté par une poétesse roumaine impétueuse qui jugea cet achat nécessaire à sa tranquillité. Au juste, « la voceratrice dace » n’avait fait que précéder le public qui recherche ce livre fort intéressant d’ailleurs, et se lamente de n’en plus pouvoir trouver un seul exemplaire.

* * *

Il y a plusieurs années déjà que le Mystère d’un hansom cab traduit en français fait les délices des amateurs de romans ténébreux.

On pensait généralement que l’auteur Fergus Hume était australien, à cause de sa connaissance parfaite des villes et des milieux du continent auquel nous devons les Anzacs1.

On vient d’apprendre qu’il est néo-zélandais. Sa sœur miss Ferguson Hume, de Dunedin, a présenté au roi et à la reine des Belges une belle cassette de bois précieux de la Nouvelle-Zélande contenant une adresse en vers à l’héroïque peuple belge.

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Les Anglais ont célébré le troisième centenaire de la naissance de Sir Peter Lely, dont la petite maison paternelle près d’Utrecht portait au-dessus de la porte une fleur de lis, d’où le pseudonyme qu’il prit à la cour d’Angleterre jugeant son nom Van der Faer trop difficile à prononcer pour les Anglais.

Sir Peter arriva en Angleterre en 1641, année de l’exécution de Strafford de la Grande Remontrance. Mais c’est après la Restauration que Lely connut son heure. Il fit les portraits de Charles II, de ses enfants légitimes ou non, de ses maîtresses, des ministres, des ducs et des duchesses. Né le 14 septembre 1618 il mourut dans sa maison de Covent Garden le matin du 30 novembre 1680. Il fut sans aucun doute le plus fashionable des peintres.

[1918-10-05 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 39, 5 octobre 1918, p. 1875. Source : Gallica.
[OP2 1479-1481]

Une « Ligue pour l’ordre naturel » s’est constituée au 24 de la rue Clément-Marot.

La déclaration de principes contient entre autres choses cette constatation que « l’humanité est au xxe siècle violemment sortie de son chemin vers l’ordre. Elle aspire ardemment à y rentrer ».

La devise de la ligue sera :

Liberté, responsabilité, sincérité.

D’autre part, le programme d’action publique contient ces lignes judicieuses :

« Elle combattra toutes les institutions et toutes les valeurs qui assurent aux possédants des avantages et des droits d’initiatives sans charges et responsabilités correspondantes — qui soustraient au contrôle et à la sanction de l’opinion ou même de l’estime publique l’usage fait par eux de leurs prérogatives et l’accomplissement des devoirs imposés par celles-ci — qui tendent à transférer enfin à la puissance financière les pouvoirs d’oppression, actifs ou passifs, arrachés à la puissance politique et militaire. En résumé, elle reprendra, à cent trente années de distance, la tradition bien française de 1789. Elle tentera de renouer, en le rattachant aux réalités modernes, le fil du mouvement le plus glorieux de notre histoire, fil rompu par les jacobins sectaires et par leur inévitable réacteur Bonaparte, dont les militaristes prussiens sont les lourds émules. »

* * *

Un certain conteur délicieux et, comme on dit, bien parisien, voyant son portrait croqué par le dessinateur André Rouveyre, devint subitement poète et écrivit à un de ses amis cette petite élégie de circonstance :

     ROUVEYRE
A fait de moi, pauvre hère,
Un véritable derrière,
Je crois que je ne recevrai pas
De lettre de rombière
Séduite par mes appas.

Rouveyre qui eut l’occasion de lire cette plainte, répondit aussitôt :

Grâce au portrait que fit de vous André Rouveyre
Désormais, cher ami, nous lirons de vos vers.
Je trouve un prosateur mais j’en fais un trouvère
Pour lire quoi qu’on dise et même de travers
Tous vos sonnets d’Oronte et vos sonnets d’Arvers.
* * *

Un grand journal, Le Petit Parisien, a fondé pour ses rédacteurs un grill-room qui peut mettre en exergue de ses menus : « la meilleure cuisine du monde entier » et il pourrait ajouter : « la meilleur marché de tout Paris ».

Le menu ne s’orne point seulement d’épithètes laudatives à l’égard du grill-room, mais comporte encore ce beau et noble précepte qu’Emerson formule d’une façon si émouvante :

« Travaille : à toute heure payée ou non, veille seulement à travailler et tu n’échapperas pas à la récompense ; que ton travail soit délicat ou rude, que tu sèmes du blé ou écrives des poèmes, pourvu que ce soit un travail honnête exécuté avec ta propre approbation, il obtiendra une récompense matérielle et morale : qu’importe combien de fois tu seras défait ? Tu es né pour la victoire. La récompense d’une chose bien faite c’est de l’avoir faite. »

* * *

On parle parfois dans les journaux parisiens de quelques défaitistes. Ils en ont aussi en Allemagne, ce sont, dit-on, avant tout des salons littéraires où au lieu de faire l’éloge d’Hindenburg, on fait celui de la poésie et de la peinture d’avant-garde françaises. Dans cet ordre d’idées, jusqu’à ces derniers temps, il n’en était point de plus haut coté que celui de la comtesse Fischer-Teruberg qui ouvrait à des hôtes de choix les portes de son hôtel, l’un des plus beaux de Berlin. On rencontrait, assure-t-on, aux pieds de cette égérie, le prince de Bülow, divers membres du ministère des Affaires étrangères, des diplomates en retraite, des membres du Reichstag — y compris quelques socialistes minoritaires —, plusieurs écrivains, des dramaturges bien connus et des directeurs de journaux berlinois ou de revues littéraires à grand tirage.

« Mais quelqu’un troubla la fête » ; un beau matin, la police politique fit une perquisition dans les appartements de la comtesse, qui, après cette visite, fut emmenée d’office dans une petite ville voisine de Berlin, et avertie d’avoir à ne plus quitter sa nouvelle résidence.

[1918-10-12 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 40, 12 octobre 1918, p. 1925-1926. Source : Gallica.
[OP2 1481-1484]

Le 29 septembre Art et liberté réunissait ses adeptes chez Mme Lara. Comme les quotidiens avaient annoncé cette séance destinée uniquement aux membres de l’Association, il y eut foule et l’on tenait à peine dans le petit hôtel de la rue Émile-Menier que décorent gravées dans le bois ou la pierre des devises hanséatiques. Mme Jane Bathori chanta merveilleusement sur de la belle musique de Carol Bérard. Fernand Divoire qui rénove ou plutôt invente l’épopée intérieure lut une profonde méditation sur la légende chevaleresque de Perceval. On était encore sous l’impression de cette musique poétique que Mme Lara venait lire, d’une manière admirable, un fragment du même auteur sur la danse, à propos de Mme Isadora Duncan. M. Bertin chanta des mélodies de Stravinsky qui firent penser à Erik Satie.

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« L’Amazone » de Remy de Gourmont ouvre ses salons pour la représentation d’une pièce de celui qui avant de mourir la doua d’immortalité. La représentation du 9 octobre organisée par Art et liberté fut précédée de l’envoi d’une carte d’invitation dont le libellé est si curieux qu’il mérite de passer à la postérité :

ART

Par la pensée de M. Eimar, Les Cités

La vie de Canudo, La Veuve aux Passés

le goût de O. Klein

dix dessins imprimés à la plume

l’âme de Remy de Gourmont

Une nuit au Luxembourg

l’esprit de Marinetti

Compénétration, en un acte

avec le concours du Théâtre Idéaliste

ET

Par la foi de Bertin, Debievre, Divoire, Jeanne Faber, Fleury, Fratialli, Lara, de Max, Marnes, Napierkowska, Gisèle et Nadine Picard, Henriette Sauret, Gamet, Viala.

LIBERTÉ

nomination pour l’affirmation et la défense
d’œuvres modernes

Mercredi 9 octobre 1918, à 16 heures

20, rue Jacob, Paris (6e arr.)

Et plus tard, autres choses

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Les Ballets russes qui sont à Londres annoncent la représentation de Cléopâtre avec des costumes et des décors du peintre Robert Delaunay. Cette nouvelle colportée dans les ateliers a été inversement appréciée.

« Les bruits les plus contradictoires ont couru sur la situation militaire de Robert Delaunay. Il a quitté la France la guerre déclarée et on ne l’a plus revu. Il a rompu avec tous ses amis de Paris et l’on était ici sans nouvelles de lui jusqu’à l’annonce de sa collaboration aux Ballets russes.

« Il me semble que M. de Diaghilev dont les sentiments sont restés fidèles à l’Entente, aurait pu choisir un autre peintre français, et il n’en manque point d’intéressants, pour brosser les décors et dessiner les costumes de Cléopâtre. »

C’est ainsi que s’exprime un peintre permissionnaire ancien ami de Robert Delaunay.

Un autre qui l’a peu connu nous dit :

« Peu importe la question de connaître la situation d’un artiste si son œuvre honore l’art et la France. Le public londonien jugera bien de quelle façon il doit accueillir le nom de Robert Delaunay. »

Quelqu’un enfin s’est exprimé ainsi : « Si M. Delaunay ose affronter le public d’une scène alliée, c’est qu’il est en règle avec son pays. La publicité donnée à M. Robert Delaunay par les Ballets russes dissipe les légendes qui couraient au sujet de sa situation militaire. Et les peintres, ses confrères, doivent être heureux de l’événement. »

* * *

Ainsi que tous les autres arts, l’art muet, le cinéma, pour l’appeler par son nom, a ses martyrs.

Un jour un écrivain dressera le martyrologe des saint Genest du cinématographe.

Dernièrement, la scène capitale d’un film à grand effet qui se tournait sur les bords de la Dee, jolie petite rivière anglaise, finit par une noyade générale.

La jeune première, miss Mayer, en proie au désespoir — un désespoir de film, violent et ostensible —, s’allait suicider en sautant du haut d’un pont. Mais son élan était mal calculé, elle toucha l’eau tout de son long et s’enfonça. M. Brenon, un acteur très connu, la suivait de près pour la sauver comme il convient en un film bien conçu. Mais la jeune femme s’accrocha à lui, paralysant ses mouvements ; tous deux allaient être perdus. L’opérateur, enthousiasmé par la vérité de la scène, tournait avec frénésie ; les camarades applaudissaient. Le directeur de la troupe s’aperçut le premier que le danger n’était que trop réel, tout habillé il s’élança à la rescousse et ne réussit qu’à se mettre à son tour en péril.

* * *

Notre collaborateur M. Georges Duhamel, l’auteur de pages si émouvantes de la vie des martyrs, commence cette semaine une collaboration régulière à L’Opinion sous cette nouvelle rubrique « La Vie intérieure ».

[1918-10-19 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 41, 19 octobre 1918, p. 2021. Source : Gallica.
[OP2 1484-1485]

C’est sous la forme de placards que L’Amitié de France et de Flandre publiera des poèmes destinés à exalter les terres flamandes belges et françaises.

Le premier de ces placards se présente comme une affiche jaune et donne sur quatre colonnes les laisses lyriques d’une ode à la Belgique de M. André de Poncheville. Dédié à la mémoire de Verhaeren, le poème est précédé d’un bois représentant le portrait du grand poète flamand de langue française gravé par Henri Gros.

* * *

Il vient de se constituer une Société d’histoire de la guerre dont le secrétariat général est aux Bibliothèques et musées de la guerre. M. André Honnorat, à qui nous devons l’heure d’été, est le secrétaire du bureau provisoire.

Le Comité d’initiative montre que l’union sacrée se manifeste très éclectiquement en matière d’histoire. Il comprend les noms de MM. Alcan, Aulard, Bailby, Maurice Barrès, Mgr Baudrillart, Romain Coolus, Alfred Croiset, Ernest-Charles, Paul Ginisty, Gabriel Hanotaux, Ernest Lavisse, Georges Lecomte, Henri Lichtenberger, Painlevé, Lucien Poincaré, Paul Souday, André Tardieu, etc.

L’association a pour but : 1º de favoriser l’étude de l’histoire de la guerre de 1914 sous ses divers aspects : politique, militaire, économique, social, littéraire et artistique, et de ses effets sur la vie des nations ; 2º d’apporter à l’État son concours pour l’entretien et le développement des collections qu’il possède relativement à cette histoire, en particulier celles qui constituent le fonds des Bibliothèques et musées de la guerre ; 3º d’entreprendre des publications sur l’histoire de la guerre de 1914.

[1918-10-26 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 42, 26 octobre 1918, p. 2066. Source : Gallica.
[OP2 1485-1486]

Il est bien dommage qu’un deuil tout récent n’ait pas permis à M. Clemenceau d’assister à la représentation unique de sa pièce Le Voile du bonheur jouée en chinois par des artistes chinois. Il aurait vu avec plaisir combien la mimique des comédiens célestes permettait à ceux mêmes des spectateurs qui ne connaissaient pas la pièce de la comprendre bien qu’ils n’entendissent pas la langue chinoise.

La satisfaction littéraire de l’illustre homme d’État doit être bien grande : n’est-il pas le premier dramatique français dont une pièce ait été traduite en chinois ?

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Alfred Jarry disait une fois : « Quelle belle pièce de guignol on pourrait tirer de La Chartreuse de Parme si elle n’était pas de Stendhal. » C’est que Jarry, tout facétieux qu’il fût, avait le respect des réputations établies. Celle de Stendhal en est une. M. Ginisty n’a pas tiré de la Chartreuse une pièce de guignol, mais on aimerait savoir ce que cet homme disert et spirituel qui était l’auteur d’Ubu roi penserait aujourd’hui de l’adaptation de M. Ginisty.

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Pour psalmodier Une nuit au Luxembourg de Remy de Gourmont, M. de Max, dont M. Delluc vient de tirer un excellent portrait littéraire, s’était habillé en étudiant portugais. Tête nue, la cape négligemment jetée sur les épaules, il avait l’air d’être venu de Coïmbre.

Le temps était gris. Le petit temple dédié À l’Amitié qui servait de décor à cette représentation mondaine formait un cadre agréable. Les oiseaux chantaient dans les hautes branches. Une chauve-souris voletait au-dessus des spectateurs, qui debout écoutaient respectueusement le dialogue de l’écrivain qui, estimé de tous les lettrés du monde entier, ne jouit encore en France que d’une réputation qui dépasse à peine les petites chapelles.

* * *

Il est question, chez un éditeur nouveau, de créer une collection d’ouvrages de jeunes filles.

On y éditerait avec des œuvres de Mlle Mireille Havet, déjà célèbre, les poèmes de cette petite fille dont M. Jean Cocteau fit connaître l’an dernier les curieuses productions, il serait question aussi de publier un petit recueil de Mlle Claudine Peské, peintre et poète depuis l’âge de cinq ans ; des premiers poèmes de cette jeune fille illustrés par elle furent très remarqués, lors de l’exposition de dessins d’enfants qui eut lieu en 1914 à la galerie Malpel. Le recueil des poésies de Mlle Claudine Peské serait intitulé Les Fleurs et les Oiseaux.

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L’Odéon annonce qu’il jouera durant cette saison un certain nombre de pièces nouvelles parmi lesquelles Le Sacrifice de M. André Laudenbach, La Vie d’une femme de M. Saint-Georges de Bouhélier, La Princesse de MM. Paul Géraldy et Robert Spitzer, Monsieur d’Assoucy de M. G. Berr, Le Lion devenu vieux de M. A. Villeroy, Monsieur Puic-Puic de M. Alfred Machard. Ensemble honorable sans doute, mais qui ne paraît pas devoir renouveler l’art théâtral.

[1918-11-02 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 43, 2 novembre 1918, p. 2066. Source : Gallica.
[OP2 1486-1489]

On a appris avec émotion la mort d’Annie de Pène qui s’était fait un nom dans les lettres où elle avait débuté par L’Evadée. Sa dernière œuvre, Sœur Véronique, avait paru à L’Œuvre.

On s’accorde à reconnaître dans ses Confidences de femme une œuvre à part dans la littérature féminine, si riche, d’aujourd’hui. La sensibilité d’Annie de Pène était particulièrement délicate. Elle ne procédait ni de Colette, ni de Rachilde, ni de Mme de Noailles, ni de Mme Delarue-Mardrus. C’était une psychologie aiguë et qui savait découvrir dans l’âme de la femme le tréfonds où se retrouvent, avec le sentiment religieux, le goût naturel pour le beau, pour la tendresse et la faculté de prévoir.

On se souvient qu’Annie de Pène s’était amusée à donner deux anthologies, celle des Plus Belles Prières et celle des Plus Belles Lettres d’amour. Ces deux recueils éclairent avec vivacité un des plus beaux côtés de cette noble sensibilité.

On a vanté la bonté de cette âme charmante, et c’était le plus bel éloge que l’on pût faire de cette âme d’élite, de cet écrivain de talent duquel on pouvait encore beaucoup espérer.

* * *

L’épidémie qui sévit sur le monde semble plus vorace que la guerre elle-même. Elle nous fait encore déplorer la perte d’un éditeur estimé des bibliophiles, du dessinateur bien parisien Ricardo Florès qui, caporal mitrailleur, était soigné pour ses blessures de guerre à l’hôpital de Rennes, et d’une actrice charmante, Yetta Daesslé, qui mettait volontiers son talent au service des œuvres nouvelles. Elle déclama en public des vers de presque tous les jeunes poètes, et elle se préparait à jouer cet hiver des rôles importants dans les œuvres dramatiques de plusieurs d’entre eux.

* * *

M. Willy, qui est en Suisse depuis le commencement des hostilités, reçut dernièrement une carte postale d’un de ses amis. La carte portait le cachet : « ouvert par l’autorité militaire ».

« Ça n’a pas dû être une opération facile ! » a aussitôt écrit à l’envoyeur M. Willy qui, d’autre part, est fort content de la collaboratrice avec laquelle il a écrit La Virginité de Mlle Thulette. On sait que ce livre est signé « Willy et Jeanne Marais ».

« Ma collaboratrice — que je n’ai jamais vue — est charmante », écrit à ce propos M. Willy, dans une lettre importante pour les biographes futurs. « Elle m’a envoyé son manuscrit, je l’ai tripatouillé et bergsonifié de mon mieux — et c’est bien, je crois, le premier des humains avec lequel je travaille et qui dise du bien de mon apport. Tous les autres affirment que j’ai seulement signé les fruits de leur génie. Mais alors, mais alors, moi qui bûche immuablement sept heures par jour, à quoi donc les employé-je ? »

* * *

M. André Rouveyre nous envoie le quatrain suivant :

Si tu fais un cadeau, que l’on te remercie,
Écolâtre ; mais choisis-le de qualité.
      Rends, au Marchand de Tromperie.
      Les vers que tu me fis signer.

M. André Rouveyre doit nager dans l’opulence, puisqu’on ne prête qu’aux riches.

* * *

La Renaissance a publié un numéro sur la beauté de Paris, à laquelle Berthas et Gothas auraient voulu porter atteinte.

Il serait désirable qu’un numéro aussi abondamment illustré que celui-là fût consacré, de temps à autre, par cette publication, aux nombreux changements que les constructeurs et les démolisseurs apportent à l’aspect de la capitale du monde civilisé.

* * *

Au dernier moment, nous avons le regret d’apprendre la mort d’un jeune poète, Justin-Frantz Simon, qui dirigeait avec éclat une revue provinciale, Les Trois Roses, qui paraissait à Grenoble.

Les Trois Roses ont publié des œuvres de François Vielé-Griffin, Paul Valéry, Jean Royère, Max Jacob, André Breton, Louis Aragon, Pierre Albert-Birot, Pierre Reverdy, etc.

La grippe espagnole ou asiatique, comme on voudra, a enlevé Justin-Frantz Simon en quatre jours et à côté de sa jeune femme terrassée par le même mal.

Il aimait la vie, cette vie moderne, et son jeune talent était plein de promesses que la mort vient d’anéantir.

[1918-11-09 L’Europe nouvelle] Échos et on-dit des lettres et des arts §

L’Europe nouvelle : revue hebdomadaire des questions extérieures, économiques et littéraires, 1re année, nº 44, 9 novembre 1918, p. 2115-2116. Source : Gallica.
[OP2 1489-1491]

Mme Breshko Breshkowskaya, la « grand-mère de la révolution russe », qui vécut autrefois des années d’ardent prosélytisme républicain, qui, hélas, vécut aussi de longues années de captivité, qui connut la grande gloire après la chute de la monarchie et fut portée en triomphe à son retour de Sibérie, Mme Breshkowskaya vit encore… malgré les Bolcheviks, car le Weser Zeitung nous annonce qu’elle a publié récemment, dans un journal russe, un article saluant les Tchécoslovaques comme les sauveurs de la Russie. Il paraît, d’autre part, qu’elle rédige ses Mémoires de patriote russe bien désillusionnée par la révolution pour laquelle elle a si longtemps souffert.

* * *

L’Institut de France a tenu, vendredi, sa séance publique annuelle, au cours de laquelle M. Henri Welschinger a ressuscité la figure un peu oubliée, mais cependant chère à nos souvenirs d’écoliers, de l’académicien alsacien Jean-Stanislas Andrieux, l’auteur du Meunier de Sans-Souci. Tout le monde a su par cœur ces vers qui font partie de toutes les anthologies.

On sait bien qu’il n’y a plus de juges à Berlin. Mais la morale prussienne est toujours celle du grand Frédéric :

On respecte un moulin ; on vole une province.

La Prusse nous en a même volé deux il y a quarante-sept ans.

Bref, le récit en vers démodés de l’académicien alsacien eut plus de succès que les lieux communs dont M. Jean Richepin avait farci son Ode au vent d’ouest. Décidément, la poésie officielle ne convient pas au vieux barde normalien.

Il avait plus d’accent quand il nous « poussait » la chanson des gueux.

* * *

On sait que tous les soldats des armées alliées qui combattent l’autocratie ont dans leur musette, sinon le bâton de maréchal, du moins les galons d’officier. Ainsi trouve-t-on dans l’armée anglaise une trentaine d’officiers qui, avant la guerre, travaillaient comme ouvriers mineurs dans le Pays de Galles. Plusieurs d’entre eux ont déjà de brillants souvenirs militaires ; ils prouvent qu’à creuser la terre, on n’en apprend que mieux à braver le feu. Quelques-uns d’entre eux ont déjà rédigé leurs Mémoires. On s’apprête à les faire paraître. Ce qui montre que la gloire militaire rend plus vain que le simple devoir accompli au cours d’un dur labeur quotidien. Ces hommes, qui, après avoir manié le pic, apprirent à tenir une plume, après avoir manié le sabre, fournissent la matière d’un bel article à M. Pierre Hamp, dans le goût des belles chroniques qu’il rédige sur « Le Travail invincible » et qu’il publie dans La Renaissance.

* * *

Le compositeur anglais Hubert Paris, qui était un des plus grands musiciens anglais contemporains, vient de mourir à soixante-dix ans. Jusqu’en 1908, il fut professeur à l’université d’Oxford.

* * *

Si les Parisiens se désintéressent trop de la faune du Jardin des Plantes, les Londoniens, par contre, se passionnent pour les animaux que le « Zoo » contient en abondance. Le « Zoo » est le surnom amical donné au Zoological Garden. Les otaries sont les grandes favorites du lieu ; elles reçoivent en particulier la visite des officiers de marine. Lorsque l’un d’entre eux s’approche de la vasque où s’ébrouent les amphibies, celles-ci s’élancent vers l’homme en uniforme avec une ardeur incompréhensible au profane. Les otaries confondent tout simplement l’uniforme d’officier avec celui du gardien.

* * *

Un poète anglais, qui appartient aux milieux travaillistes, a l’intention de tirer de ce fait une petite comédie de music-hall qui, sans doute, fera songer à un Crainquebille composé pour des clowns-acrobates.

L’Européen §

[1902-10-11 L’Européen] L’exposition de Düsseldorf §

L’Européen, 11 octobre 1902, p. 000.
[OP2 69-70]

L’effort considérable des deux provinces qui ont collaboré à l’exposition fûr Westfalen und Rheinland organisée à Düsseldorf ne doit pourtant pas tromper les visiteurs sur la crise de l’industrie et du commerce allemands. Une des parties les plus intéressantes de l’exposition est le Kunstpalast. Ce palais renferme la première grande exposition des beaux-arts à Düsseldorf. Des artistes de toute l’Allemagne y exposent.

L’école de Düsseldorf semblait déchue. Des artistes qui firent sa gloire, un des Aschenbach reste seul debout, riche, un peu maniaque et démodé. Et pourtant parmi le chaos des productions très discutables de Berlin, des envois bizarres de Dresde et de Vienne, les tableaux des peintres de la jeune école de Düsseldorf : Gebhart, Jansem et Bockmann, donnent une impression de santé reposante et rassurante pour l’avenir de cette jolie ville prospère. En somme, à cette exposition qui a la prétention d’être une sorte de décennale, il manque beaucoup de peintres essentiels.

Il est vrai que plusieurs des peintres qui, pour une raison ou une autre, n’ont pas trouvé place au Kunstpalast, sont bien représentés dans des galeries ouvertes en ville. Il en est ainsi pour le professeur Braun (de Munich), un peintre de bataille, élève de Vernet. M. Braun expose de très personnels paysages des Alpes bavaroises.

Dans la section des arts appliqués à l’industrie, les envois de Vienne sont très remarquables.

La pièce capitale en sculpture est le Beethoven de Max Klinger. J’avais déjà vu l’hiver dernier, à Vienne, cette façon de Jupiter en marbres de couleur qui, paraît-il, n’était d’abord destiné qu’à être une charge d’atelier. On l’a pris pour un chef-d’œuvre. Les discussions qui durent depuis plus d’un an ne le rendent pas meilleur à mon sens. Trois pays, la Prusse, la Saxe et l’Autriche se le disputèrent. La Saxe l’emporte, le Beethoven ira à Leipzig.

En somme, l’exposition de Düsseldorf est très importante. Je souhaite qu’elle ait pour résultat de redonner une vie à ce centre artistique, où les capitaux ne manquent pas.

Il me paraît avant tout que, les artistes de Düsseldorf s’étant affirmés comme des peintres de vie et de lumières, ils doivent continuer en ce sens. Ils n’ont qu’à gagner en opposant leur sincérité au mensonge des sécessionnistes de Munich, représentés par le trop fameux et néfaste professeur Stuck, et de ceux de Berlin dont il vaut mieux ne pas parler.

[1902-12-13 L’Européen] Le Musée germanique de Nuremberg §

L’Européen, 13 décembre 1902, p. 000.
[OP2 70-73]

Lorsqu’on a fait vingt fois le tour de Nuremberg, lorsqu’on a payé pour entrer dans toutes les églises, lorsqu’on s’est émerveillé de la Belle Fontaine et de toutes les autres fontaines de la ville, lorsqu’on s’est arrêté sur chacun des ponts du Pegnitz, quand on a visité l’antique Kaiserburg, la maison de Durer et médité sur sa pierre tombale au cimetière Saint-Jean, lorsqu’on a bu de la bière nurembergeoise que beaucoup placent au-dessus de celle de Munich, dans la Bratwurst-Glœcklein, petite auberge encore pleine des souvenirs des Dürer, des Kraft, des Vischer qui la fréquentaient en leur temps et où l’on peut voir des souvenirs plus modernes : tel un délicieux dessin que Walter Crane y laissa lors de son passage en 1900 (ce dessin représente une grue — crane en anglais — tenant un pichet d’étain et disant Prosit à un tableau figurant Albrecht Dürer tel qu’il s’est peint dans son portrait du Christ à la pinacothèque de Munich, mais vu de profil), lorsque enfin on a tout vu de Nuremberg, il faut aller au musée national germanique — Germanisches Nationalmuseum. Bien qu’édifié sur le territoire du royaume de Bavière, ce musée appartient à l’empire allemand. Il fut fondé par le baron Hans von Aufsesz, augmenté depuis et solennellement inauguré en 1892 par l’empereur Guillaume II en présence du régent de Bavière.

La raison de ce musée est l’affirmation à la face de l’univers du génie artistique germanique. Car ce musée ne contient pas seulement les originaux ou les reproductions des œuvres d’art écloses sur le sol de l’empire, mais celles produites en toute terre de race et de langue allemandes, comme l’Autriche et une partie de la Suisse. Je signale cette idée qui me paraît excellente et il me semble désirable qu’un homme autorisé assume la création d’un pareil musée pour les productions incontestablement plus importantes dues au génie latin. Il ne serait pas nécessaire qu’on choisît pour édifier ce musée une ville mondiale comme Paris. De même que les Allemands ont choisi Nuremberg parce que cette ville est le type et l’idéal de leurs cités médiévales, on pourrait choisir une ville qui résumât la latinité intégrale. Je cite Nîmes, Rome ou même, pourquoi pas ? Trèves sur la Moselle, pour contenir ce musée auquel contribueraient : la France, la Belgique, les pays rhénan et mosellan, l’Italie, la péninsule Ibérique, la Roumanie, l’Afrique du Nord et l’Amérique latine.

Pour en revenir au musée de Nuremberg, il contient des collections artistiques et historiques, des cabinets de monnaies, de médailles et d’estampes. Il possède de plus d’importantes archives et une bibliothèque de deux cent mille volumes.

Le baron von Aufsesz obtint pour en faire un musée le couvent de chartreux construit par Marquard Mendel en 1380 et appartenant à la ville depuis la Réforme, la Tiergaertnersthorturm, les maisons dites de Pilate et de Topler. Le musée fut organisé sous la direction du défunt conseiller intime Dr A. von Essenwein. Après plusieurs collections relatives aux temps préhistoriques, aux périodes germaines, je note dans la salle 7 la reproduction galvanoplastique du trésor d’or d’Athanaric, roi des Wisigoths, conservé au musée de Bucarest. Les salles de 10 à 13 contiennent une collection de poêles de poteries qui est certainement la plus belle en ce genre. Plus loin, c’est la reproduction du colossal Roland de Brême. Dans la salle 28, c’est la fameuse Vierge de Nuremberg, chef-d’œuvre de la sculpture allemande au Moyen Âge et dont il y a une reproduction au musée de sculpture comparée du Trocadéro. La salle 33 contient une collection de bois sculptés appartenant à la ville de Nuremberg. On y remarque des œuvres de Veit Stoss et le modèle original du petit homme aux oies par Labenwolf, qui décore la fameuse fontaine que plusieurs villes allemandes, comme Stuttgart et Bonn, tout dernièrement ont imitée.

À l’étage au-dessus se trouve une collection très intéressante au sujet de l’histoire de l’habitation en Allemagne, dans le Tyrol, en Suisse. Salle 56, une collection de reliures, collection concernant l’imprimerie, des écrits de Hans Sachs, etc. Puis, en passant par des salles réservées à la pharmacie, à l’astronomie, à l’alchimie, aux jouets de Nuremberg, on arrive à la galerie de tableaux qui, en partie, appartient à la ville. Cette galerie contient une Vierge à la fleur de pois, dans le genre de celle de maître Guillaume, du musée de Cologne. Une crucifixion d’Étienne Lochner, Moïse faisant jaillir l’eau du rocher de Lucas de Leyde. Deux madones de Holbein le Vieux, cinq tableaux de Dürer : Hercule tuant les oiseaux du lac Stymphale, toile sobre, puissante et mystérieuse, une pietà et les trois portraits vraiment impériaux et superbes des empereurs Charlemagne, Sigismond et Maximilien. Des Cranach, un portrait par lui-même de Rembrandt. Un Ruysdaël et enfin un solide portrait de Bismarck par Lenbach qui, décidément, est inévitable dans tout musée allemand. Dans la salle 82, je remarque la guitare de Lenau et une harpe de Marie-Antoinette.

Je ne parle pas de l’immense collection de faïences allemandes, verreries, costumes, reproductions des œuvres les plus fameuses de l’art allemand comme les portes de bronze, les chandeliers au lion et les fonts baptismaux de la cathédrale de Hildesheim.

Ce musée m’a paru être la réalisation triomphale d’un effort que les races latines devraient imiter. Au fait, le musée de Nuremberg ne contient (à part le portrait de Bismarck) que des œuvres du Moyen Âge et de la Renaissance. Quelle ne serait pas la valeur d’un musée où l’on pourrait se rendre compte de la culture latine, dans l’Antiquité, au Moyen Âge et aux temps modernes ?

Pour finir, je tiens à enregistrer une plainte qui n’a pas été formulée, comme on pourrait d’abord le croire, par un Bavarois volontiers contempteur de tout ce que fait la Prusse, mais par un Brandebourgeois, né à Berlin et y demeurant.

Il paraît que l’administration des musées de Berlin guette certains trésors du musée de Nuremberg et que, profitant de ce que le musée germanique appartient à l’Empire, elle a déjà fait transporter plusieurs objets, entre autres une importante sculpture, au vieux musée à Berlin.

Il me semble assez qu’il y ait abus. Car, si un musée d’ensemble comme celui de Nuremberg me paraît excellent, mon sentiment s’oppose à cette centralisation des objets d’art comme on l’entend à Berlin et même à Paris.

[1903-02-07 L’Européen] Échos

La Claudine de Balzac §

L’Européen, 7 février 1903, p. 000.
[OP2 1080]

Sait-on que Balzac a écrit aussi sa Claudine ?

C’est une nouvelle en deux parties intitulées Les Fantaisies de Claudineet dont la seconde partie a pour titre Le Ménage de Claudine.

Cette bonne nouvelle, qui fut écrite aux Jardies, parut pour la première fois dans le second numéro (août 1840) de La Revue parisienne,dirigée par Balzac et qui n’a eu que quelques numéros. Balzac la rédigeait presque seul, car seuls les poèmes n’étaient pas de lui. Ainsi, le numéro 2 contient une sextine — véritable tour de force de versification — par le comte F. de Gramont.

[1903-02-21 L’Européen] Échos §

L’Européen, 21 février 1903, p. 000.
[OP3 323]

On sait que l’Allemagne est le pays où l’on fait la plus grande consommation de cartes postales illustrées. C’est une manie dont n’est d’ailleurs pas exempte la famille impériale elle-même.

À l’époque peu éloignée où le Kronprinz étudiait à Bonn, on pouvait voir, lorsqu’une excursion l’avait éloigné de la ville, une foule de jeunes filles venir l’attendre à la gare, à l’heure de son retour. Lorsque paraissait le royal étudiant, les jeunes filles lui présentaient en rougissant un crayon et des cartes postales en le priant de les signer. Le Kronprinz faisait signe à un de ses compagnons qui prenant l’attitude du fameux petit bossu de la rue Quincampoix au temps de Law faisait fonction de pupitre.

Les cartes postales signées, les jeunes filles les reprenaient, faisaient une belle révérence — knix — et s’en allaient tout heureuses, expédier les précieuses cartes postales signées par le futur empereur et généralement ornées de son portrait.

[1903-02-28 L’Européen] Échos

L’affaire Dreyfus §

L’Européen, 28 février 1903, p. 000.
[OP3 323-324]

On nous affirme que M. Joseph Reinach possède depuis peu une correspondance entre Esterhazy et Henry, correspondance qui prouverait la connivence de ces deux officiers et leur complicité au sujet de fuites qui s’étaient produites au ministère de la Guerre.

Ces lettres fort importantes sont déposées chez Me Lailler, en attendant le moment où, produites, elles pourront constituer un fait nouveau et déterminer la révision du procès Dreyfus.

M. Joseph Reinach est encore hésitant, se demandant s’il confiera ces lettres à M. Jaurès qui s’en servirait dans un prochain discours sur l’affaire Dreyfus, ou s’il les utilisera pour son propre compte dans le procès civil avec la veuve Henry, procès qui doit revenir sous peu.

[1903-03-07 L’Européen] Échos §

L’Européen, 7 mars 1903, p. 000.
[OP3 324-325]

L’affaire Dreyfus §

Bien que M. Reinach ait paru vouloir éluder quelques-unes des questions que lui adressait l’envoyé du Temps, nous croyons pouvoir confirmer la partie essentielle de la note parue dans notre dernier numéro.

Il est incontestable que M. Reinach a déposé chez Me Lailler une correspondance de la plus haute importance relative à l’affaire Dreyfus.

Notre note ayant fait grand bruit au Palais, quelqu’un qui touche de près à Me Lailler fut entouré et interrogé au sujet de ces papiers. La personne en question rougit, balbutia et n’osa pas nier. Elle dit seulement ceci : « Le secret professionnel m’interdit de parler. »

Si cette correspondance n’est pas précisément celle que nous avions cru pouvoir plus exactement désigner, ce que nous pouvons affirmer, c’est qu’il ne s’agit là nullement de pièces fausses.

La comtesse Ercolani §

Ce n’est pas depuis ces derniers temps seulement que la comtesse Ercolani se targue d’avoir eu un fils avec Humbert Ier.

En 1882 déjà, tout Rome connaissait cette histoire. Pourtant, ce fait d’avoir été distinguée par le roi n’avait pas enrichi la comtesse. D’authentique noblesse bolonaise, elle vivait dans un état fort précaire, et prétendait volontiers recevoir du roi une mensualité assez élevée. Cette affirmation paraissait douteuse. On accordait pourtant que l’Ercolani recevait parfois une somme du Quirinal mais rien de fixe. La comtesse, qui était assez jolie femme, acceptait des dîners au restaurant avec des journalistes, par exemple. Elle ne manquait pas d’emmener sa mère avec qui elle vivait. Cette mère était, d’ailleurs, une personne assez fâcheuse et ayant coutume d’enfouir dans son cabas les restes des plats avant qu’ils ne fussent desservis.

Un jour même, elle voulut emporter une bouteille de Bordeaux entamée.

[1903-04-11 L’Européen] Bulgarie.
Bulgares, Turcs, Macédoniens, Grecs §

L’Européen, 11 avril 1903, p. 000.
[OP3 325-327]

Une combinaison Stambouloviste-Zankoviste aurait chance de satisfaire tout le monde, d’empêcher la dissolution de la Chambre actuelle, de présenter des garanties de paix extérieure et d’être agréable à l’armée, à la Turquie et à la Russie.

Le futur ministre de la Guerre, colonel Savof, commandant l’école militaire et deux fois ministre sous Stambouloff et Radoslavoff inspirera confiance à la Turquie. On sait que le dictateur Stambouloff était par haine de la Russie, très partisan d’une entente avec la puissance suzeraine. Ses partisans restent turcophiles. Savof à la tête de l’armée, c’est une garantie de paix pour la Turquie.

Pourtant les sentiments de la majorité des Bulgares à l’égard des Turcs n’ont pas changé. Les Turcs réforment la Macédoine ! Les Bulgares affirment que c’est impossible. Hilmi-Pacha aura beau être capable, il ne vaincra pas le fatalisme de son entourage et de la masse musulmane. Quant aux officiers européens qu’on mettra sous les ordres d’Hilmi-Pacha, les Bulgares sont persuadés qu’on les tuera.

Des faits d’ailleurs semblent confirmer cette opinion. Dernièrement on avait fait entrer dans la gendarmerie quelques chrétiens. L’un d’eux, un Serbe, Christo Ivanovitch, vient d’être tué à son poste par un musulman. Le malheureux avait, paraît-il, tenté de jeter un regard dans un intérieur musulman, dans un haremlik. Cette profanation lui coûta la vie. Avis aux officiers suédois qui sont sur le point d’être engagés pour servir en Macédoine. On ne regarde pas dans les haremlik. Qu’ils se gravent bien en tête ce précepte : « Il est permis aux croyants de voiler les femmes des ghiaours et défendu à ces derniers d’entrevoir même une femme de fidèle musulman. » L’important est de ne pas voir la figure de la femme musulmane. On est plus indulgent pour ceux qui arrêtent leur regard sur d’autres parties non voilées du corps féminin musulman.

D’ailleurs les officiers étrangers n’auront pas affaire qu’à la jalousie macédonienne. L’héroïsme des insurgés macédoniens des comitas ne leur créera pas moins de tracas. Les insurgés ne désarment pas et ne désarmeront pas. Il n’est question en Bulgarie que de leur vaillance. Ces preux appelés bandits par les Turcs se battent un contre dix et meurent en braves. Les Turcs réguliers ou bachibozouks n’osent plus les attaquer qu’en nombre respectable. Il faut souvent le canon pour forcer des bicoques.

La guérilla s’organise peu à peu partout. Le souvenir de la résistance des Boers hante les cerveaux. Les journaux bulgares ont publié que les insurgés songeraient à faire appel à de Wet pour le prier de prendre la direction de l’insurrection. Faute du Transvaalien ne se pourrait-il pas qu’un de Wet macédonien sortît des rangs ?

Si les Bulgares détestent actuellement les Turcs, leur haine à l’égard des Grecs est encore plus profonde. On répète plus que jamais les proverbes anti-grecs de Slaveycoff.

Les Bulgares expliquent leur haine en disant que si les Turcs ont tenu quatre cents ans la Bulgarie sous le joug, s’ils l’ont opprimée, pressurée et parfois décimée, ils n’ont jamais tenté d’anéantir la nationalité bulgare. Les Grecs l’ont essayé. L’hellénisme a failli étouffer les Bulgares par son clergé, par sa langue et ses mœurs qu’il est parvenu en partie à imposer.

La malheureuse campagne de Thessalie avait incité le mépris des Bulgares pour les Grecs, mais le rapprochement helléno-turc vient de combler la mesure. Les Grecs ne sont plus appelés que des traîtres. Les Bulgares crient vengeance et jurent que grâce à eux les Grecs redeviendront prochainement ce qu’ils étaient : « des Slaves qu’on a hellénisés et qu’on reslavisera ».

[1903-04-25 L’Européen] Échos

Mermer-Alti §

L’Européen, 25 avril 1903, p. 000.
[OP3 327-329]

Des nouvelles venues de Constantinople annoncent que les autorités turques viennent de fermer Mermer-Alti.

Mermer-Alti, les sept marbres — c’est, en plein quartier musulman, à Stamboul, non loin des remparts de Byzance, une église grecque dotée d’une Panaghia miraculeuse.

Ce sanctuaire attirait depuis plusieurs mois déjà une foule de malades venus de toutes parts, en se traînant, en boitillant ou portés par des parents et, ce qui est plus symptomatique, appartenant aux confessions les plus diverses.

D’abord les orthodoxes seuls fréquentèrent l’église où une icône sacrée était sonie de son cadre pour frapper à la tête un croyant prosterné devant elle. Les cas de guérisons se multiplièrent au bénéfice des dévots malades, qui venaient rendre à la Vierge le culte d’hyperdulie auquel elle a droit. Le bruit de ces miracles se répandit, autour du sanctuaire, dans les rues des corporations, à Stamboul, et bientôt les musulmans eux-mêmes vinrent se mêler aux orthodoxes et demander à la Panaghia ce que le Prophète ne pouvait leur accorder.

Il se passa alors un fait curieux mais non nouveau, puisqu’il se reproduit chaque fois que les pèlerins commencent à affluer en un lieu proclamé miraculeux par la rumeur publique. L’autorité ecclésiastique, défiante, essaya de détourner de Mermer-Alti les fidèles que l’espoir de guérir y attirait. Mais c’est en vain que le patriarche grec et le sultan agissant l’un et l’autre comme chefs de religion tentèrent de s’interposer pour faire cesser les scènes de désordre dont Mermer-Alti était le théâtre, comme, d’ailleurs, tout lieu de pèlerinage. La ruse déjoua la force et l’égoïsme ne désarma pas devant la persuasion. Le patriarche dut céder aux fidèles chrétiens de plus en plus émerveillés des miracles de la Panaghia et le sultan ne réussit pas à distraire, même sous la terreur de sa police, les musulmans séduits par le plus contagieux des entraînements.

Dans l’étroite église, fort modeste d’aspect, s’entassaient plusieurs fois par semaine les exemplaires les plus complets de toutes les tares humaines. À la porte se tenaient deux bedeaux dont la fonction consistait à ne laisser entrer qu’un nombre convenable de personnes. Des pappas introduisaient visiteurs et malades dans la chapelle et de la chapelle dans l’enceinte minuscule où opère le pouvoir miraculeux. Une grille en fer forgé défend, en effet, l’approche de l’icône devant laquelle deux hommes au plus peuvent se prosterner à la fois.

De véritables batailles se livraient devant cette grille, à l’entrée de la cellule artificielle où devait commencer, avec l’apaisement des souffrances, la première victoire sur la mort.

D’ordinaire le malade était pris devant l’icône d’un tremblement subit, d’une frénésie qui s’achevait en danse hystérique. Plus il sautait, plus le peuple qui debout sur les chaises, droit sur le sol ou accroupi, emplissait l’église, applaudissait et s’agitait. Au moment de la crise, on entendait dans la foule un grand bruit de chaises remuées, mêlé à des cris d’enfants ! Des malades qui, trop faibles pour se frayer un chemin jusqu’à la Panaghia, dormaient sur leur douleur, appuyés contre une icône, s’éveillaient et se plaignaient. Aux bruit (sic) des chaises et aux cris se mêlaient les prières récitées par les pappas qui faisaient baiser la croix. Des frissons couraient bientôt parmi les croyants assemblés et prise du même délire la foule entière se laissait aller aux transports qui l’exaltaient. Des hommes et des femmes invoquaient la Panaghia, à haute voix, mais d’autres, les plus nombreux, sanglotaient comme des enfants. Et cette foule répandait une odeur écœurante de bêtes parquées, des exhalations fétides d’humanité misérable. Une telle multitude de malades de toutes races et de toutes religions a déjà posé les lèvres sur l’image très sainte que, comme le pied de la statue de saint Pierre, à Rome, l’icône de Mermer-Alti est usée à l’endroit des baisers de souffrance et de joie.

Au dehors, une cour ombragée d’une large toile tendue servait d’antichambre au sanctuaire. Les malades couchés sur des lits improvisés attendaient leur tour. De temps en temps, dans cette cour passaient des pappas. D’un geste large, pareil à celui des prêtres de la primitive église, quand ils baptisaient par aspersion, ils répandaient sur la tête des fidèles, une eau miraculeuse aussi. Tous étaient arrosés indistinctement : les tuberculeux, les pustuleux, les nerveux et ceux que rongent des maux innommables. Ce qui, de cette eau, se répandait sur le sol était humé, lapé par tous ceux qui pouvaient se mouvoir et dont l’aveugle foi était altérée par le seul désir de vivre. Mais il était des moribonds qu’il avait fallu transporter, il semblait qu’on n’aurait pu les soulever sans les tuer. Ceux-là restaient couchés livides sur le grabat où ils avaient été déposés par les parents qui les veillaient. Ceux qui sortaient du sanctuaire, guéris par la Panaghia, passaient sans les voir.

Mais les miracles sont interrompus. Le sanctuaire de Mermer-Alti est aujourd’hui désert et la Panaghia solitaire attend le jour où les croyants chrétiens livides, sur le grabat où ils avaient été déposés par les musulmans, forceront les portes et rallumeront les veilleuses mortes et les cierges éteints.

[1903-05-16 L’Européen] Échos

La punition de l’école buissonnière §

L’Européen, 16 mai 1903, p. 000.
[OP3 329-330]

Le préfet d’un de nos départements du Nord s’est ému des progrès que faisait parmi ses jeunes administrés l’école buissonnière.

Les moyens qu’il préconise dans le but de porter remède à ce mal ne manquent pas d’imprévu.

Voici la circulaire qu’il adresse aux maires de son département :

[…] Dans les villes les enfants devront être amenés devant le commissaire de police qui les interrogera et fera prévenir leurs parents auxquels il adressera, s’il y a lieu, une admonestation.

À la suite de cette enquête officieuse, le commissaire fera établir une fiche au nom de l’enfant ; tous les renseignements recueillis sur son compte y seront consignés et cette fiche sera classée dans un casier spécial institué au commissariat. Elle pourra éventuellement être consultée avec fruit si des poursuites sont exercées dans l’avenir contre le mineur et elle fournira toujours à la justice des indications sur les antécédents des jeunes inculpés.

[1903-06-13 L’Européen] Allemagne

Le cléricalisme allemand §

L’Européen, 13 juin 1903, p. 000.
[OP3 330-332]

Quelques bons esprits pensent que d’ici peu il n’y aura plus en Allemagne que deux partis en présence, le catholicisme et le socialisme : Catholizismus und Social Demokratie.

Il est de fait que dans ce pays dont la population est en majorité protestante, les catholiques ont pris une importance plus qu’inquiétante.

Nous n’irons pas jusqu’à dire comme on le prétend en Allemagne, que le but secret de l’ultramontanisme allemand soit le césaropapisme, mais au moment où les jésuites sont sur le point de rentrer sur le territoire germanique, il semble que toute inquiétude même exagérée se justifie d’elle-même.

On se demande pourquoi le clergé allemand souhaite la rentrée de la Compagnie de Jésus. On n’en voit pas la raison, mais le fait est là. Il n’est pas de prêtre allemand qui ne désire revoir les jésuites.

L’abbé von Cler, prêtre important du clergé rhénan et ami intime du successeur de l’évêque de Metz à la tête de l’abbaye de Maria-Laach, disait l’an dernier à une réunion de la Gesellenverein (Société ouvrière catholique) de sa paroisse :

« Il faut que nos bien-aimés père jésuites reviennent en Prusse et ils reviendront prochainement. » Pour parler ainsi devant un public d’ouvriers il fallait bien que ce prêtre fût bien convaincu de la force de son parti.

Pour quel prétexte les jésuites chers au maréchal comte de Waldersee rentreraient-ils, sinon sous celui d’enseigner ?

Mais quel prétexte prendront les jésuites pour enseigner ?

Les écoles allemandes ne sont-elles pas dans les régions catholiques sous la dépendance absolue du clergé ? Les instituteurs n’ont même pas le droit de s’abstenir de la messe du dimanche et ceux qui font preuve d’indépendance d’esprit sont impitoyablement brisés par les curés tout puissants sur les écoles de leur paroisse.

Les jésuites ne seront d’aucune utilité pour l’enseignement. Le cléricalisme encouragé par l’autorité est installé depuis longtemps dans l’école.

Les régions catholiques qui s’étendent chaque jour davantage, grâce surtout à la presse cléricale, admirablement outillée et très riche, appartiennent sans conteste au clergé qui vit grassement. Tout ce clergé est d’ailleurs pénétré d’un grand mépris pour les prêtres français qu’il traite volontiers de misérables, de meurt-de-faim, ce qui est peut-être exagéré.

Le cléricalisme allemand n’a rien de mystique. Les miracles ne sont pas admis et l’autorité ferme toujours les chapelles miraculeuses. Les manifestations religieuses comme les processions sont tolérées, mais tout ce qui en dehors du culte n’est que simagrées superstitieuses est rigoureusement interdit et la procession dansante, en avant et en arrière d’Echternach en Luxembourg ne pénètre pas sur le territoire prussien.

Le catholicisme allemand est surtout pratique. Les prêtres n’y sont point gênés par le costume et les anticléricaux ne peuvent comme en France crier contre le port de la soutane. Le catholicisme est organisé aussi bien dans les régions catholiques que dans les protestantes.

Cet exemple est frappant :

À Berlin, ville dont la population est surtout protestante, les sociétés ouvrières catholiques comptent actuellement vingt mille membres tandis que les sociétés ouvrières protestantes qui pourtant semblent donner plus d’avantages à leurs adhérents comptent à peine mille nuit cents membres.

Ces sociétés ouvrières catholiques (Gesellenvereine) qui ont pris tant d’extension sont l’œuvre d’un prêtre dont le nom s’associe en Allemagne à tout ce qui regarde le mouvement catholique ouvrier. Je veux parler de Kolping dont le clergé regrette avec raison la mort. L’organe de ces sociétés est demeuré la Kolpingsblatt dont le directeur Mathias Brezt est en même temps rédacteur à la cléricale Kœlnische Volkszeitung, organe ultramontain que son directeur Bachem a rendu en peu de temps le rival de l’officieuse Gazette de Cologne.

Ces sociétés réunissent chaque semaine les « maîtres, compagnons et apprentis ».

Le président de la société est toujours un vicaire de la paroisse. Ce prêtre s’occupe aussi bien des intérêts matériels, car la société est à la fois : banque, société de secours et de fêtes, club et foyer électoral.

On peut très bien dire qu’en Allemagne presque tous les ouvriers qui ne sont pas socialistes sont catholiques, et il ne serait pas impossible qu’un jour plus ou moins prochain, deux partis restassent seuls en présence : les rouges et les noirs aussi bien organisés l’un que l’autre.

Les catholiques n’en doutent pas et l’empereur lui-même en prévision de cette éventualité a déjà manifesté sa sympathie aux catholiques qui seront un jour son seul appui. Les prêtres commencent même à entrevoir l’heureux jour où la dynastie des Hohenzollern sera forcée de passer du protestantisme qui fit sa fortune au catholicisme qui la maintiendra sur le trône.

[1903-06-27 L’Européen] Échos

Théâtre moral et chrétien §

L’Européen, 27 juin 1903, p. 000.
[OP3 332-333]

Nous avons annoncé que l’Armée du Salut s’occupait de fonder, à New York, un théâtre dont M. Herbert Booth serait le directeur. Cette information, nous affirme quelqu’un qui se dit très renseigné, serait en partie erronée. M. Herbert Booth, fils du maréchal de l’Armée du Salut, a donné sa démission et rendu ses galons. Néanmoins comme son passage dans l’Armée du Salut lui a laissé le goût de la musique et de la religion, il annonce son intention de fonder un théâtre moral et chrétien. Les artistes et les auteurs seront chrétiens également. M. Booth fera reproduire les scènes par cinématographie et ces reproductions seront envoyées dans les pays, afin d’évangéliser le monde.

[1903-07-04 L’Européen] Échos

Un alibi au Mexique ou le crime récompensé §

L’Européen, 4 juillet 1903, p. 000.
[OP3 333]

Un nommé Basilio Gonzales comparaissait dernièrement devant le tribunal de Tia Juana au Mexique sous l’inculpation d’avoir volé des chevaux. Les preuves étaient accablantes. Le tribunal allait condamner l’accusé qui s’écria : « Je puis prouver par un alibi que je ne suis pas coupable. » Et Gonzales déclara que la nuit même où les chevaux avaient été volés, il se trouvait à 30 milles de Tia Juana. Cette même nuit, il avait assassiné un nommé Calletano Franco et, pour cacher son crime, avait enfoui le corps à un endroit qu’il indiqua. Le juge fit aussitôt vérifier l’assertion de Basilio Gonzales. On découvrit le corps au lieu désigné.

Gonzales fut aussitôt acquitté et remis en liberté, aucune plainte n’ayant été déposée au sujet de l’assassinat de Franco.

On frémit en songeant à l’erreur judiciaire dont aurait pu être victime l’excellent Basilio Gonzales s’il n’avait eu l’heureuse idée d’assassiner Calletano Franco.

[1903-07-11 L’Européen] Allemagne

Cléricalisme prussien §

L’Européen, 11 juillet 1903, p. 000.
[OP3 334-335]

Les socialistes allemands sont dans la joie. Les catholiques aussi. Les élections n’ont pas déçu le socialisme et fort peu le cléricalisme. Malgré les assauts et les succès socialistes, le Rhin est resté la Pfaffenstrasse et Cologne est encore catholique, pour la joie de son archevêque Antonius Fischer qui a répété souvent pendant les élections : « Sancta coloniensis ecclesia Romanæ matris fidelis semper filia. »

Cléricalisme et socialisme ce sont les deux partis qui restent en présence. Mais les triomphateurs immédiats, ceux dont le règne arrive, sont les catholiques.

S’ils sont certains de dominer en Allemagne, les cléricaux allemands internationalistes comme les socialistes espèrent aussi dominer à l’étranger.

L’épiscopat allemand ne doute pas de son influence lorsqu’il s’agira de l’élection papale et un écrit fort intéressant de Wahrmund : L’Empire allemand et le prochain conclave. Francfort-sur-le-Main 1903, éclaire singulièrement ce sujet.

Un autre espoir de l’épiscopat d’outre-Rhin est celui d’obtenir la protection des chrétiens en Extrême-Orient.

Les missionnaires français ne desservent pas seulement les intérêts de la France, mais les intérêts de Rome eux-mêmes.

L’on a été jusqu’à dire en Allemagne que, lors de sa visite au Vatican, l’empereur avait obtenu certaines promesses relatives à ce protectorat des chrétiens. Mais je gage que ces promesses étaient fort vagues.

Les Allemands ne devraient pas douter de cela, eux qui possèdent tant de poèmes monacaux en latin médiéval, les carmina burana et d’autres, dans lesquels il est chanté sur tous les tons, en mètres divers et en rime, qu’à Rome l’argent seul compte.

Il est inutile de prouver que de toute façon et dans tous les cas, l’aide financière apportée par la France au Vatican est plus importante que celle apportée par les catholiques allemands. Contentons-nous de ces chiffres publiés dans le numéro de mai des Annales de la propagation de la foi. Nous voyons que la contribution générale de l’Allemagne à la propagande catholique n’égale pas les sommes fournies par un seul diocèse français.

D’après les Annales, l’Allemagne a donné en 1902 une aumône de 33 575 francs, pendant que la France fournissait 3 859 697, 91 francs.

Il n’y a pas de doute, le pape actuel, et même son successeur, réfléchiront avant de transférer le protectorat à l’Allemagne. Mais bien qu’il n’envoie pas facilement son argent à l’étranger, le catholicisme allemand est prospère. Il est aussi plein de tendances à la critique, car tout prêtre allemand est prêt à devenir un Luther. On l’a vu lors du schisme des vieux catholiques ; ce groupe est d’ailleurs encore vivace et tint à Rome, en 1902, un congrès important.

Des prêtres allemands organisent la lutte, ils veulent dominer l’Allemagne. Aussi ne font-ils pas de sentimentalisme, ils n’inventent pas de dévotions. Ils font du socialisme chrétien, parlent dans les gesellenvereine, s’immiscent dans les écoles et dirigent les élections.

Quelques-uns font de la propagande antialcoolique — comme l’Armée du salut — et une ligue de prêtres s’est organisée qui ne se sert, à la messe, que d’une sorte de vin non alcoolisé, à l’apparence de sirop de groseille et peu canonique, en somme.

Les superstitions religieuses nouvelles sont importées de France. L’œuvre du pain de saint Antoine est florissante et Lourdes reçoit chaque année des troupes de pèlerins allemands.

L’église prussienne prospère sous un souverain luthérien et les prêtres bavarois commencent à avouer que le catholicisme peut se contenter d’un Hohenzollern à la tête de l’empire, au lieu d’un Wittelsbach.

[1903-07-30 L’Européen] Échos

Historique des relations entre la Russie et le Japon §

L’Européen, 30 juillet 1903, p. 000.
[OP3 351-356]

La langue japonaise actuelle fait partie d’un certain nombre de dialectes dont le degré de parenté n’est pas encore bien établi et qui se parlent dans la Sibérie orientale sur les bords de la mer du Japon et du Pacifique.

Ces dialectes peuvent se ranger en quatre groupes.

D’abord le groupe iénisséo-kourilien qui peut se diviser en deux sections : l’iénisséique qui comprend l’arsane, l’arine, le kotte et l’ostyak de Pumpokolsk ; l’aïno coréenne qui comprend le coréen, les dialectes aïnos de l’île Yezo, ceux des Kouriles, du sud de l’île de Tchoka ou Tarakaï et du Midi de la péninsule Kamschadale.

Ensuite vient le groupe Youkahir qui se compose de l’andondomni parlé par les Youkahirs des rives de la mer glaciale. Cet idiome a fait de nombreux emprunts aux langages américains. On peut aussi le rattacher à la souche est-altaïenne ou tongouse-mandchoue qui comprend : le manègre parlé dans le bassin de l’Amour supérieur, le yak parlé autour de la baie de Barraconta ou de l’empereur Nicolas et le sandan parlé sur la côte nord-ouest de la Mandchourie au sud du fleuve Soungari.

Le troisième groupe est le koryèque-kamschadale qui comprend les dialectes des Koryèques et des Tochouktchis nomades.

Enfin le quatrième groupe ou loutchouan japonais comprend le yamato, langue morte de laquelle est née la langue actuelle du Japon, le japonais moderne et le dialecte de l’archipel Lou-tchou.

C’est à cause de la parenté de la langue japonaise avec ces divers dialectes et aussi à cause de leur civilisation supérieure que les Japonais ont droit de civiliser ces peuplades.

Je dis la « civilisation supérieure » des Japonais à un moment où la presse russe et française insiste sur de prétendues cruautés japonaises, qui si elles existent réellement, ne sont imputables qu’à l’état d’esprit qu’a toujours créé la guerre chez tous les peuples civilisés.

On a dit que les Anglais n’avaient que depuis fort peu de temps découvert la soi-disant supériorité japonaise. Au xviiie siècle, le sarcastique doyen de l’église St.-Patrick à Dublin rapporte plusieurs traits d’humanité qu’il attribue à la nation japonaise. Swift la loue fort et seule entre tous les peuples du monde et il n’y a point d’ironie dans ces passages de Gulliver.

Les Russes eurent toujours le désir de s’établir au lapon.

Le premier contact entre Russes et Japonais eut lieu en 1780. Un vaisseau japonais échoua sur la côte sibérienne. Tous ceux qui montaient le vaisseau furent amenés prisonniers à Irkhoust où ils durent enseigner le japonais et décrire minutieusement leur pays. Ce fait popularisé par l’imagerie effraya beaucoup les Japonais qui comprirent que le but des Russes était de s’annexer le Japon.

L’année suivante d’ailleurs, en 1781, les Russes envahirent l’île de Saghalien. Les Japonais nomment Karofouto cette île située au sud de ce que les Russes appellent leur province maritime. L’île est très importante pour les pêcheurs japonais. Le poisson abonde autour de ses côtes et c’est une vérité encore très moderne que le Russe ne permette pas le travail des étrangers où il est établi5.

L’île contient de belles forêts et des mines. Son élément est en somme peu attrayant. L’été : pluie et brouillard, l’hiver : glace et brouillard.

Les Russes n’avaient aucun droit sur Saghalien : la population y étant composée d’Aïnos et de Japonais absolument comme dans les îles de Yezo et de Hokkaido.

L’occupation de Saghalien n’avait qu’un but : se rapprocher de Yezo. Aucun Japonais ni aucun Aïno ne voulut commercer avec les Russes qui durent se retirer.

Les relations devinrent ensuite diplomatiques.

Instruit de l’aversion que les Japonais de Saghalien avaient montrée pour les Russes, Alexandre Ier envoya en 1806, à Nagasaki, un ambassadeur portant au Chôgoun des lettres par lesquelles le tsar demandait un traité de commerce entre la Russie et le Japon.

Mais le Japon qui commerçait avec beaucoup d’étrangers n’ignorait pas ce que l’alliance russe avait coûté à la Chine à qui la Russie avait enlevé les plaines de l’est sibérien, la province de l’Amour et la péninsule du Kamtchatka.

Le Chôgoun déclina les offres du tsar. Cette même année une expédition russe débarqua à Saghalien et pilla Kouchounkotan, principale ville japonaise de l’île. Les Russes pillèrent ensuite Itouroup, la plus grande des Kouriles. Les Russes annonçaient que selon les ordres du tsar, ils enlèveraient au Japon toutes ses îles du nord, à moins qu’il n’acceptât le traité de commerce.

Pour tenir leur promesse, les Russes envoyèrent, en 1811, la frégate Diana surveiller les îles Kouriles. Mais les Japonais agirent avec promptitude et vigueur. Le capitaine et les officiers de la Diana furent pris et emprisonnés pendant deux ans dans l’île de Kounachir, à l’extrême sud de l’archipel des Kouriles. Ils furent ensuite renvoyés en Russie, où ils attestèrent l’humanité des Japonais sur laquelle ils ne tarirent point. Après l’affaire de la Diana, voyant qu’on ne pouvait point intimider le Japon, les Russes changèrent de tactique. La patrie nord de Saghalien était inhabitée. On engagea des Asiatiques, sujets russes, et des Européens à y émigrer dans l’espoir qu’ils finiraient par peupler aussi le sud et déborderaient la population japonaise.

Le Japon ne pouvait à cette époque songer à soutenir une guerre contre la Russie. Mais il agit comme elle et tandis que le nord se peuplait de Russes, au sud le nombre des Japonais augmentait. L’île de Saghalien y gagna des habitants et tout resta dans l’état primitif.

En 1847, Mouravieff commença ses explorations de l’Amour. L’attention de la Chine était occupée par la révolte de Taïping.

Les intrigues de la Russie commencèrent dès l’ouverture d’une légation russe à Séoul, si bien qu’en 1886 l’Angleterre dut s’emparer d’un port coréen connu en Europe sous le nom de Port-Hamilton, qu’elle abandonna en 1887 sur l’assurance que la Russie n’avait pas de vue sur la Corée.

En 1857, profitant du trouble où était le Japon qui changeait sa vie et après la chute du Chôgunat, la Russie obtint ce qu’elle avait depuis longtemps demandé en vain : un traité de commerce qui fut renouvelé en 1858. L’année suivante les Russes s’emparèrent d’une partie du sud de Saghalien. Cette action indigna les Japonais. Mais leur récent contact avec l’étranger leur avait montré que le Japon n’était pas assez fort pour se mesurer avec un pays comme la Russie.

En 1867, le Japon envoya une ambassade à Saint-Pétersbourg pour délimiter exactement les possessions japonaises dans le sud de Saghalien.

La Russie ne voulait rien entendre, prétendit que l’île entière était sous son influence et renvoya l’ambassade japonaise.

À la fin de 1867, une autre ambassade envoyée à Saint-Pétersbourg, fit reconnaître certaines concessions japonaises dans l’île.

En 1875, la Russie reconnut au Japon la possession des Kouriles en échange de quoi le Japon abandonna ses droits sur Saghalien. C’est ainsi que la Russie s’est emparée de la partie nord de l’empire du Japon.

Celui-ci consacra des années à fortifier Yezo et Hokkaïdo que le détroit de La Pérouse séparait seul des possessions russes.

Mais les dissentiments entre la Russie et le Japon n’éclataient pas qu’à Saghalien. Le traité de Pékin donnait à la Russie toute la côte mandchourienne entre l’Oussouri et la mer. La Russie entrait ainsi en possession du magnifique port de Vladivostok, et se trouvait à proximité de la Corée.

La Corée était restée longtemps fermée au commerce étranger et ce n’est qu’en 1876, année de la cession de Saghalien à la Russie, que les japonais, unis par la religion, la race et la littérature avec les habitants du Royaume-Ermite se virent ouvrir le port de Fusan. Chemulpo fut ouvert en 1880. Un traité de commerce fut signé en 1882 avec la Corée. Le traité anglais suivit en 1 8 8 3 et le russe en 1884.

Mais la Russie avait depuis longtemps en vue la possession de la Corée. En 1861, la frégate russe Possadink était arrivée à l’île de Trouchima qui commande l’extrémité sud de la péninsule coréenne. Les Russes furent délogés par les Anglais.

Le Royaume-Ermite hésita longtemps entre la Chine et le Japon, qui se disputaient la suzeraineté. La Chine n’a jamais su se garder des intrigues russes et l’influence chinoise aurait tôt ou tard amené l’occupation russe. Mais après la guerre sino-japonaise, la Corée ne pouvait hésiter.

En 1897, la Chine, qui a donné à l’Occident littéraire, Angélique, reine du Cataï, aimée de Roland et amante de Médor, renonça à sa suzeraineté sur la Corée et accepta celle du Japon, en témoignage de laquelle celui-ci voulut occuper la presqu’île de Liaotoung.

Mais l’action combinée de la Russie, de la France et de l’Allemagne priva le Japon de sa possession. Ensuite se produisit l’incident auquel donna lieu le départ du comte Inouye, ministre du Japon en Corée. Les Russes en profitèrent pour remplacer le Japon en Corée et faire intervenir les Tonghaks. Ils firent marcher des Cosaques sur Séoul. Les diplomates de Tokyo ne purent obtenir qu’une reconnaissance de droits égaux à ceux de la Russie.

Mais les Japonais durent évacuer la contrée. Le commerce et les finances tombèrent aux mains des Russes.

Le Japon protesta vigoureusement et le tout aboutit au traité de Tokyo, qui reconnaissait l’indépendance du « pays du matin calme » et le droit de commerce du Japon en Corée. La Russie multiplia ses troupes sur la frontière coréenne, peupla ce pays d’espions et y prépara des stations de charbon.

En mai 1900 eut lieu l’affaire du port coréen de Mosampho qui se compliqua des questions de Port-Arthur, de Liaotoung, de la Mandchourie et de la Corée pour aboutir à la guerre actuelle.

[1903-08-08 L’Européen] Échos §

L’Européen, 8 août 1903, p. 000.
[OP2 1081-1083]

On a parlé de Léon XIII à tous les points de vue, mais on n’a jamais insisté sur le poète.

Léon XIII était, avec Theodor Mommsen, l’homme qui connut le mieux le latin. Mais le pape avait une supériorité sur le savant allemand. Il était le dernier poète latin.

Joachim Pecci, Léon XIII, Neandro Eracleo, cette trinité n’était qu’une seule personne. Le dernier nom est celui que l’abbé Pecci choisit lorsqu’il fut reçu en 1832 parmi les pasteurs d’Arcadie.

Plus tard, il rappelait cet événement en beaux distiques.

E Vaticana vos. Arcades, arce Neander
Olim quem socium dulcis alebat amor
Pieridum, salvere jubet, juga laeta Heliconis
Scandore, maeonis ludere carminibus,
Addit vota libens : in longumfloreat aevum
Nominis arcadici gloria, primus honos.

Le poète Neandro Eracleo — nom de navigateur et de demi-dieu, digne de celui qui devait être le pilote de la barque de saint Pierre et le représentant de Dieu sur terre — s’inspirait plus de l’Antiquité classique, comme les humanistes de la Renaissance, que de ses souvenirs chrétiens. Il paraît même qu’il affectionnait particulièrement Politien.

Le grand défaut des poèmes du pape, c’est qu’ils sont froids comme des dalles de tombeaux.

Ils sont comme le lyrisme défunt d’une langue morte. Les œuvres poétiques du pape ont été éditées par l’éditeur Sonzogno. Mais elles n’ont point paru sous le nom de Neandro Eracleo, et c’est dommage.

Les poèmes du pape sont accompagnés de leur traduction en italien par Cesario Testa. La première pièce, une épigramme, porte la date de 1822.

Un long poème en strophes saphiques est consacré à la France, Pour la conversion des Francs au christianisme.On y remarque des strophes comme celle-ci :

Rome trois fois heureuse, tête

De la race humaine régénérée, ouvre tes portes

Car spontanément, des lauriers vainqueurs

La France t’offre.

Puis le poète rappelle toutes les gloires chrétiennes de la France : Charlemagne, les croisades,

Phalanges vengeresses du saint sépulcre,

Jeanne d’Arc, etc., et conclut enfin par cette strophe :

Nil fide Christi pius : hac adempta
Nil diu felix, stetit unde priscae
Summa laus genti, manet inde jugis
Gloria Gallos.

Mais Neandro Eracleo ne célébrait pas seulement les gesta Dei per Francos.Il cultivait aussi l’épigramme. Il aimait l’une d’elles tant, qu’il la traduisit en vers italiens. La voici d’après la version italienne :

On entend un cri : sur le seuil de la prison
Dans les transes est mort Léon
Cri vain : déjà gouverne sur le seuil
Prince et père un nouveau Léon.

Cette fantaisie est aujourd’hui d’une ironique actualité.

Léon XIII resta Neandro Eracleo jusqu’à son lit de mort. Le poème qu’il composa peu avant de mourir reste sa plus belle œuvre poétique. Je ne le donne point, on l’a publié partout, et on en a admiré la sérénité. Ce poème est d’un sage débarrassé de toutes les superstitions, tout en restant fidèle au Christ. Neandro Eracleo oublie l’Arcadie, les nymphes, les Piérides. Mais malgré tout, son poème est peu catholique. Le mourant n’invoque ni les saints, ni la Vierge — et pourtant, il y avait là de l’eau de Lourdes et la mitre de saint Janvier. Il ne se souvient que du Christ — Christus adest.

Il me semble qu’on peut raconter brièvement, de cette façon, la vie de Joachim Pecci : Neandro Eracleo était petit poète païen qui devint pape et mourut en calviniste.

[1903-08-15 L’Européen] Allemagne

Léon XIII et l’Empire allemand §

L’Européen, 15 août 1903, p. 000.
[OP3 336-337]

« Le siècle nouveau, a dit Guillaume II, est dominé par la science et les arts techniques, et non plus par la philosophie comme le siècle dernier. »

Malgré ces paroles, l’empereur semble, d’après ses actes, considérer que le siècle doit être dominé bien plus par la religion que par la science et les arts techniques.

La politique de Léon XIII profita des tendances religieuses de l’empereur. Avec l’aide d’un clergé combatif, instruit, il parvint à réorganiser le catholicisme allemand de telle façon que ce parti est aujourd’hui le défenseur officiel de l’empire contre le socialisme.

En 1883, Léon XIII reçut le kronprinz Frédéric-Guillaume et obtint l’envoi d’une ambassade près du Saint-Siège.

Ensuite il sut inspirer de vives sympathies à l’empereur Guillaume II qui le visita à trois reprises, en 1888, en 1893 et enfin en 1903 avec un apparat qui surprit et froissa les Italiens.

L’empereur accorde à la papauté une importance qui semble exagérée et l’on peut dire que les sympathies que lui ont inspirées les institutions catholiques sont en raison directe de l’admiration que Guillaume II professe pour le Saint-Siège.

L’amitié de l’impérial protestant fut précieuse pour le pape et lui rendit facile la tâche de catholiser l’empire.

Le Kulturkampf avait rendu très précaire la situation de l’Église catholique en Allemagne. Le pape se trouvait de fait sans communication avec le clergé. Léon XIII employa toute son habileté politique à changer cet état de choses.

Bismarck usait de non moins de finesse et avait poussé l’astuce jusqu’à nommer le pape arbitre entre l’Allemagne et l’Espagne, au sujet de la question des Carolines.

En 1885, l’Allemagne obtint les Carolines et Bismarck l’ordre du Christ.

On voit que le pape cherchait à vaincre pacifiquement.

Mais à la guerre faite au catholicisme par le chancelier de fer, les partis du centre avaient répondu par une opposition qui avait plus d’une fois embarrassé le gouvernement.

En 1888, le projet d’augmentation des dépenses militaires fut repoussé grâce à la coalition du centre, des libéraux et des socialistes.

Le Reichstag fut dissout.

C’est alors que Bismarck se ravisa.

Il promit au pape d’abroger le Kulturkampf si les nouveaux députés soutenaient le projet de loi.

Le contrat fut accompli par les deux parties. Mais la papauté y gagna plus que l’empire.

Le clergé se mit à l’œuvre et l’Allemagne est aujourd’hui le plus formidable centre catholique du monde.

Les sociétés catholiques d’apprentis et de travailleurs (Gesellen und Arbeitervereine), les ligues d’étudiants catholiques, les banques catholiques ont été jetées sur l’Allemagne comme un filet fait de chapelets.

La formation de ces associations était facilitée par ce fait, que de tout temps les peuples de civilisation germanique ont été enclins à s’associer.

Les principales associations coopératives religieuses sont celles du groupe Raiffeisen.

On a élevé, il y a quelque temps, un monument à Raiffeisen dans la ville de Wied.

On conçoit quelle influence peuvent exercer des associations religieuses qui ont pour fondement la mutualité des services.

En 1902, les coopératives Raiffeisen comptaient trois mille deux cent vingt-huit associations de crédit avec plus de trois cent mille associés et un actif supérieur à deux cents millions de marks.

La politique de Léon XIII a réveillé le sentiment apostolique en Allemagne et le nombre des missionnaires allemands a considérablement augmenté depuis 1890.

Voilà les résultats de la politique allemande de Léon XIII.

On a jadis appelé le pays rhénan, la Pfaffenstnisse. Mais aujoud’hui le Rhin n’est plus le centre du cléricalisme allemand, c’est à Berlin, le palais de l’empereur protestant ami de Léon XIII.

[1903-08-22 L’Européen] Allemagne

Les ouvriers en Prusse §

L’Européen, 22 août 1903, p. 000.
[OP3 338-339]

Les statistiques et les petits faits de la vie ouvrière ont une valeur sociale considérable. Ce qui se passe en Prusse dans cet ordre d’idées, a une portée d’autant plus grande que le parti ouvrier y est plus nombreux.

D’après les statistiques dressées par les inspecteurs spéciaux, le royaume de Prusse, en 1902, possédait 98 998 fabriques ou entreprises industrielles. Ces fabriques ont employé 1 832 521 ouvriers adultes, 402 727 ouvrières au-dessus de seize ans, 159 933 ouvriers de quatorze à seize ans, et 1 760 enfants.

On a constaté des infractions aux lois concernant la protection de l’enfance dans 6 298 fabriques et aux lois concernant la protection des ouvrières dans mille huit cents fabriques.

Il faut remarquer la faible proportion des enfants-ouvriers.

L’agitation pour obtenir le repos du dimanche dans tous les métiers continue. La victoire remportée sur ce point, l’an dernier, par les garçons d’hôtel et de café en Bavière, a stimulé le courage des ouvriers boulangers en Prusse.

Jusqu’à présent, ce corps de métier ne connaissait aucun repos pendant l’année entière. Une entente entre les patrons, les ouvriers-maîtres et les apprentis va donner un peu de repos aux travailleurs de cette importante corporation. Les garçons coiffeurs se remuent aussi en Westphalie pour obtenir le repos aux jours fériés.

La lutte contre l’alcoolisme est excellente en soi. Mais les moyens qu’emploient certains patrons pour arriver à leurs fins semblent peu corrects. C’est ainsi que les patrons de l’arrondissement d’Iburg (Hanovre) ont interdit l’introduction de l’alcool dans leurs fabriques.

L’ouvrier qui enfreint cette loi patronale est puni par une mise à pied de trois mois, ce qui signifie que pendant trois mois l’ouvrier coupable d’avoir introduit une bouteille d’eau-de-vie dans la fabrique ne touchera aucune solde et ne trouvera de travail chez aucun patron de l’arrondissement. S’il ne veut pas mourir de faim pour cette peccadille, l’ouvrier est obligé de quitter l’arrondissement pour trouver du travail ailleurs. On sait que l’ouvrier allemand arrive difficilement à épargner une somme suffisante à le nourrir avec sa famille, le plus souvent nombreuse, pendant trois mois.

La question des logements ouvriers a toujours été à l’ordre du jour en Prusse. Cet État a fait de nombreux sacrifices pour améliorer les habitations de ses ouvriers et employés.

Les municipalités des grandes villes se sont aussi occupées de la question. Quelques-unes ont construit des maisons qu’elles louent aux ouvriers.

Malheureusement cette tentative semble ne pas avoir réussi.

Malgré le bon marché, malgré le confortable, les ouvriers se défient des municipalités propriétaires. C’est ainsi qu’à Mannheim, les maisons bâties par la ville près de l’abattoir ne trouvent pas de locataires.

Les sociétés ouvrières de consommation font des progrès. La dernière statistique publiée donne un chiffre de 228 sociétés en Prusse.

Dans ce nombre, le pays catholique, Rhin et Westphalie ne compte que 36 sociétés.

[1903-08-29 L’Européen] Chronique

La lutte contre les mots français en Allemagne §

L’Européen, 29 août 1903, p. 000.
[OP2 1083-1088]

Bien que les mots allemands soient innombrables comme un cœur de poétesse et que le procédé de l’agglutination fasse qu’il ne semble pas que les mots étrangers soient nécessaires dans la langue allemande qui est d’une richesse encyclopédique, on sait qu’elle a adopté une quantité de mots étrangers qui dépasserait certainement le nombre de mots composant le vocabulaire de nos classiques. Si bien qu’outre les dictionnaires ordinaires, les Allemands doivent posséder des lexiques de mots étrangers : Fremdenwörterlexika.

Les Allemands ont coutume de dire que prenant leur bien où ils le trouvent, ils ont pillé toutes les langues civilisées — Cultursprachen — anciennes et modernes. C’est très vrai, mais ils ont tort lorsqu’ils dénombrent ainsi leur butin : du latin et du grec, surtout les mots scientifiques et de jurisprudence ; du français, des mots de conversation courante et ceux dits de bon ton ; de l’anglais, des termes commerciaux, techniques, industriels, de marine, de sport ; de l’italien, des termes de musique ; de l’hébreu, des termes appartenant principalement à la langue des voleurs.

Il est à remarquer que le hollandais et le russe, parlés par des nations voisines et en relations suivies avec l’Allemagne, n’ont presque rien donné à la langue allemande et que le polonais, parlé par une partie considérable de la population de l’Empire, ne lui a pas imposé dix mots.

Les Allemands se trompent lorsqu’ils n’attribuent d’influence au français que dans le domaine du bon ton et de la mode. Presque tout leur bagage de vocables scientifiques, extrait effectivement du latin et du grec, ne l’a pas été directement mais selon les déformations que les racines latines ou grecques avaient subies en passant à travers le français dont elles conservent, en allemand, une marque indélébile, l’e muet.

Néanmoins les Allemands ne cachent pas que la majeure partie des mots étrangers par eux adoptés ne soit composée de mots français. Ils s’en sont appropriés tant que, récemment, un auteur a pu appeler la langue allemande, surtout la langue parlée, le franco-allemand.

Je dirai plus ; il me paraît que la langue française tout entière a été dévorée et digérée, quelquefois mal par la langue allemande. Le goût de l’Allemand pour les paroles de sonorité française est si fort que l’on s’apostrophe parfois en français au Reichstag — ainsi fit l’an dernier le comte Arnim qui déclara en français, à Bebel : « Vous n’êtes pas à la hauteur de mon mépris ! » — et que, non content de prendre les seuls mots purement français, il s’approprie des vocables comme politique, économie, vélocipède, que jadis ou récemment les Français ont tirés artificiellement de langues étrangères et qui parfois, à mon sens, font tache dans la langue française.

J’ajoute que le mot étranger, français en l’espèce, fait souvent double emploi avec un mot allemand.

Je n’ai pas l’intention de donner ici une liste des mots français employés en allemand, ni de dire les déformations grammaticales et les changements de sens qu’ils subissent. Ce travail a été fait. Je veux seulement parler de la lutte contre le français considéré comme un parasite de l’allemand.

Cette lutte, commencée par les frères Grimm, avait donné des résultats très appréciables, en ce sens que les mots étrangers ont déjà depuis assez longtemps disparu de la littérature allemande. Néanmoins il restait à les faire disparaître de la langue parlée, des enseignes commerciales, de l’administration, de l’armée.

L’empereur actuel, qui s’occupe de tout, a voulu faire sienne cette cause de la purification de la langue de ses peuples. De même qu’il veut que les noms propres polonais soient remplacés par des noms à désinence germanique, il veut que la langue allemande se suffise à elle-même. Il fit disparaître le plus possible de termes militaires tirés du français et lui, qui parle purement cette langue et connaît l’allemand comme un savant, commença d’affecter un purisme intransigeant. Il n’employa plus que des mots allemands dans sa conversation et bannit tous les mots étrangers, surtout ceux d’origine française qu’il était de bon ton d’employer : à propos, adieu, au revoir, pardon, etc., etc. Un mot étranger ne possédait-il pas d’équivalent allemand, il en forgea ou en fit forger. Bientôt cela ne suffit plus. L’empereur parlait purement, il exigea que l’on parlât purement en sa présence. Ayant, un jour, reçu un sculpteur, la conversation tomba sur les reproductions artistiques. Le sculpteur prononça ce mot Reproduktionen ; mal lui en prit, car l’empereur le gourmanda : « Pourquoi employez-vous un mot français, lorsque vous avez le mot allemand : Wiedergabe ? »

Le ton était donné. On sut que l’empereur ne souffrait plus de mots étrangers et la courtisanerie fit qu’on essaya de les chasser de partout.

On ne réussit pas toujours, comme on va le voir. L’an dernier, l’empereur alla inaugurer le nouveau foyer de l’opéra de Wiesbaden, théâtre qu’il affectionne particulièrement. Tout le monde s’aperçut que le mot foyer était français. Il fallait donc l’expulser, ou s’ingénier à lui trouver un équivalent. Naturellement on commença par essayer de le traduire, mais les résultats furent piètres, comme on s’imagine, car on trouva à foyer des sens très divers dont aucun ne convenait à l’idée de foyer de théâtre. En effet, foyer signifie l’endroit où l’on fait du feu, puis par extension la maison familiale, le home anglais ; il signifie aussi une sorte de tapis, sans parler de ses diverses significations scientifiques. Donc il ne fallait pas songer à traduire simplement foyer en allemand, il fallait trouver un équivalent.

Voici tout ce qu’on trouva et le mérite de la trouvaille revint à un journaliste de Wiesbaden qui traduisit foyer par Conversationsaal.

On pense les éclats de rire qui accueillirent la proposition qui consistait à remplacer un mot français par deux mots français : salle et conversation ! Le bruit en vint aux oreilles de l’empereur qui voulut bien en sourire. C’est ainsi que foyer obtint grâce et demeura dans la langue allemande où il n’a point d’équivalent.

J’ajoute que la plupart des mots de théâtre sont des mots français.

Foyer n’est pas le seul mot récalcitrant. Tous les Allemands se souviennent encore de la campagne qui fut menée il y a deux ans contre le mot hôtel. On alla chez tous les hôteliers du Rhin, de la Moselle, des grandes villes, des villégiatures, afin de les prier de remplacer sur leurs enseignes Hôtel par Hof ou Gasthof. Malgré tout, on voit encore en Allemagne plus d’Hôtel Continental, Dom-Hotel, Hotel du Nord, Central Hotel que de Berlinerhof, Europäischer Hof, Gasthof zur Sterne, etc.

En Bavière, à Munich, par exemple, sur aucune enseigne, le mot charcuterie n’a été remplacé par celui de Schweinmetzgerei qui s’étale partout en Prusse.

Par contre, voici des résultats. Telephon est remplacé presque partout par Fernsprecher. Accoucheuse a cédé devant Hebamme. Si vous demandiez ein Billet à un guichet de chemin de fer, le préposé vous répondrait, selon des ordres venus d’en haut, qu’il faut dire Fahrkarte. Monument est remplacé par Denkmal partout sauf en Autriche. Un pli recommandé n’est plus recommandiert mais eingeschrieben. Fernschreiben remplacera sous peu telegraphieren. Societaet est définitivement abandonné pour Gesellschaft. Advocat n’est plus et Rechtsanwalt l’a tué.

Pourtant on emploie encore roué (un noceur), haute volée et bien d’autres et l’on aura bien de la peine à expulser : mode, corset, cravate, robe, malheur, etc. qui, courants, font double emploi avec des équivalents allemands courants eux-mêmes.

Une autre question importante était celle de l’orthographe dont s’étaient déjà occupés des ministres de l’Instruction publique comme Falk et Puttkammer.

En donnant aux mots étrangers indéracinables une orthographe rationnelle et la plus germanique possible, ils paraîtraient moins parasites.

Une circulaire a réglé et simplifié l’orthographe allemande. Elle s’est aussi occupée des mots étrangers et voilà ce que sont devenus ces mots d’origine française.

La circulaire avoue qu’il est difficile de donner des règles précises pour l’orthographe des mots étrangers. Les uns conservent pleinement l’orthographe de leur langue mère6. Ex. : chaussée, feuilleton, milieu7. D’autres s’écriront en partie à la manière allemande, en partie à l’étrangère. Ex. : Korps, Redakteur.

Pour d’autres il y aura deux orthographes : Ex. : Buffet et Büfett. D’autres enfin, comme Leutnant (lieutenant), s’écriront complètement à l’allemande.

Ceux qui conservent leur prononciation étrangère conservent aussi une orthographe étrangère. Ex. : chef, infamie, chaise, tour, route, logis, journal, ballon, refrain. Le son k sera dans la plupart des cas représenté par la lettre k. Ex. : Kommandeur, korrigieren (corriger).

Le c ne sera conservé que dans les mots étrangers ayant gardé la prononciation étrangère. Ex. : coiffeur, directrice (quand il est le féminin de directeur et pas de Direktor), confectionneuse.

Feront pourtant exception les mots ayant obtenu droit de cité comme Korps, Kompagnie (aussi Kompanié), Karton.

On remplace le c doux par z dans les mots étrangers courants. Ex. : Medizin, Offizier, Konzert. Le son ti mouillé demeurera lorsqu’il forme une syllabe à part. Ex. : Patient.

Cervelatwurst (cervelas) devient Zervelatwurst
Cocon Kokon
Cylinder Zylinder
Crucifix Kruzifix
Domicil Domizil
Litteratur Literatur
Charade Scharade
Charlatan Scharlatan
Chocolade Schokolade
Chicane Schicane
Charpie Scharpie

Pourtant Champagner (champagne) ne change pas.

Déficit peut s’écrire Defizit
Cœlibat Zœlibat
Octroi Oktroi
Chimœre Schimœre

Zircular est recommandé au lieu de Circular (circulaire).

Zivil est recommandé au lieu de Civil
Allianz Alliance
Gitarre Guitare
Kulisse Coulisse
Furier Fourrier

On voit maintenant souvent Zigarre (cigare, déjà Cigarre, féminin en allemand) et l’on commence à ne plus considérer comme bons que les pluriels : Bureaus, Rouleaus, Tableaus contre Bureaux, Rouleaux, Tableaux.

Depuis longtemps déjà on écrivait ordinaere, religiaes, seriaes. Les auteurs de contes populaires (Märchen) orthographiaient Sappernontiijœ les S. N. de D. jurés par les paysans rhénans ou souabes. À propos s’écrivait aussi souvent en un seul mot apropos et adieu était indifféremment adjae. Les chansonniers populaires de Munich orthographient le nom des chevau-légers bavarois, Schwalanscher, selon la prononciation locale. De tout temps, je crois, on a vu Cabliaud ou Cabliot au lieu de cabillaud sur les menus des restaurants allemands. À ce propos, j’ajoute que les menus des restaurants et des particuliers sont presque toujours rédigés en français.

Voilà à peu près les résultats de la lutte contre le français en Allemagne. Je ne la réprouve pas. Au contraire, je souhaite que les écrivains français agissent de même pour repousser ou digérer, selon les cas, les mots étrangers, inutiles ou nécessaires, employés en France. Je ferai, de plus, remarquer que certaines règles de simplification adoptées pour l’orthographe des mots français en allemand, comme la suppression de certaines lettres doubles et celle de l’x du pluriel ont été préconisées en France, notamment par Louis Ménard, un des rares simplificateurs d’orthographe qui soit considérable.

[1903-09-05 L’Européen] Échos

Guillaume II le Pacifique §

L’Européen, 5 septembre 1903, p. 000.
[OP3 339-341]

Les uniformes militaires de l’empereur allemand sont innombrables. Il s’habille indifféremment en officier prussien, russe ou anglais. On pourrait en déduire que ¡’internationalisme entre dans ses idées. Mais ce n’est là qu’un internationalisme d’empereur.

Guillaume II a créé la marine de guerre. Les drapeaux rapportés de Chine par le maréchal Waldersee voisinent avec les drapeaux français à l’Arsenal de Berlin.

Il paraît, cependant, que cet empereur militaire, le plus souvent casqué d’or, dont les héros sont ses aïeux conquérants, Frédéric II dit le Grand et Guillaume Ier dit également le Grand, est le souverain le plus pacifique du monde.

Le prince de Monaco l’affirme. Son livre, La Carrière d’un navigateur, traduit en allemand par M. Fried, en collaboration avec la baronne de Suttner et avec un officier de marine, le comte de Reventlow, porte cette dédicace à l’empereur allemand qui l’a acceptée :

Je dédie la version allemande de ce livre à Sa Majesté l’Empereur Guillaume II, au Souverain qui protège le Travail et la Science, préparant ainsi la réalisation du plus noble désir de la conscience humaine : l’union de toutes les forces civilisatrices pour amener le règne d’une paix inviolable.

Il nous plaît de voir ces éloges sous la plume d’un prince aussi pacifique qu’Albert Ier. Sa réputation de savant, sa création de l’Institut international de la Paix lui donnent de l’autorité. Il connaît l’empereur dont il fut l’intermédiaire auprès du gouvernement français pendant l’affaire Dreyfus et doit avoir, par les conversations et les confidences, des impressions assez nettes sur la conscience pacifique du souverain allemand.

Malheureusement, les actes de l’empereur laissent entendre, que suivant le vieil adage, il ne veut la paix qu’en préparant la guerre. Ce n’est pas en Allemagne que commencera le désarmement, et je ne pense pas que tous les pacifiques conçoivent la paix de la même manière que Guillaume II ou comme il semble que la conçoive le prince de Monaco.

Quant au travail, nous savons ce que l’empereur pense des travailleurs et de leurs revendications, par le discours d’Essen, encore dans toutes les mémoires.

L’empereur qui protège le travail et la science est aussi celui qui protège ouvertement la renaissance catholique dans ses États. Cet empereur pacifique est celui qui, le plus pacifiquement du monde, laisse se dérouler des procès militaires détestables, et fait condamner des soldats innocents ou acquitter les chefs coupables parce que l’honneur de son armée l’exige.

Il est vrai qu’Albert Ier règne à Monaco et Guillaume II en Allemagne. Ils s’amusent en gens de bonne compagnie et Nicolas II a mis la paix à la mode.

Ce sont là jeux de princes. Néanmoins, c’est bon signe.

[1903-09-26 L’Européen] Échos

L’incident de l’ambassade ottomane à Vienne §

L’Européen, 26 septembre 1903, p. 000.
[OP3 341-344]

Les journaux ont rapporté l’incident survenu à l’ambassade ottomane de Vienne où le Dr Abdullah Djevet bey, médecin attaché à l’ambassade, gifla l’ambassadeur Mahmoud Nedim bey.

Le fait ne causa que de la stupéfaction sans indignation, car Mahmoud Nedim bey, paraît-il, n’est pas très aimé dans les sphères officielles de la capitale autrichienne.

Au contraire, le Dr Abdullah Djevet bey est un homme estimé à Constantinople, à Paris et à Vienne. Ancien chef du parti jeune turc, après une expérience de quatre ans de lutte, le docteur fut d’avis qu’une opposition seulement verbale était vaine. En 1898, il entra au service de la Turquie en qualité de médecin attaché à l’ambassade de Vienne. Mais, s’il n’est plus membre actif du parti jeune turc, Abdullah Djevet bey n’en reste pas moins fidèle aux idées de réforme et de progrès qui sont celles de ce parti.

Le Dr Abdullah Djevet bey, étant entré dans une voie plus calme, traduisit en turc : Alfieri, le Guillaume Tell de Schiller, Hamlet de Shakespeare. Il traduisit et annota les Lois psychologiques de l’évolution des peuples du docteur Lebon. Il écrivit en français un Mémoire scientifique sur la nécessité d’une école spéciale d’éducateurs sociaux. Il fit paraître à la librairie de la Plume deux volumes de vers : La Lyre turque et Fièvre d’âme, et en prépare trois ou quatre autres dont l’un portera ce titre ravissant : Viola semper florens.

Nous avons rencontré Abdullah Djevet bey qui, officieusement expulsé de l’Autriche-Hongrie, s’est momentanément réfugié à Paris. Il nous a donné les explications suivantes :

Mahmoud Nedim bey est un homme peu estimable, envieux, avare et jaloux. Il s’occupe moins des intérêts de son pays que des siens, et au lieu de songer à représenter dignement la Turquie, passe le temps à s’enivrer. Dernièrement, et c’est un des faits qui mit le feu aux poudres de ma juste colère, il envoya une dépêche au Sabah, journal officiel de Constantinople. Il pariait, dans ce télégramme, d’un dîner offert par l’ambassade au corps diplomatique de Vienne, en l’honneur de l’anniversaire de l’avènement du sultan au trône. II parlait des illuminations et réjouissances organisées à cette occasion. Or, cette dépêche parue dans le Sabah du 4 septembre (22 août, vieux style) était un mensonge complet. Le dîner et les illuminations n’ont jamais eu lieu, la dépêche fut démentie dans le Wiener Journal du 13 septembre.

Mahmoud Nedim bey s’est souvent rendu à la Hofburg dans un état d’ébriété manifeste, et l’on a entendu le comte Goluchowsky exprimer un avis dont voici le sens :

« C’est un déshonneur de recevoir à la cour un homme aussi grossier et aussi nul que l’ambassadeur. »

À un dîner récent, à la Hofburg, aucune femme d’ambassadeur ne voulut prendre le bras de l’ambassadeur impérial du sultan. Il ne resta que la femme du ministre roumain. Mais Mahmoud, vexé, et estimant qu’il dérogerait en offrant le bras à la femme d’un simple ministre, pénétra tout seul.

Dernièrement, le gouvernement bulgare fit à la maison Weiss de Budapest une proposition pour l’achat de cinquante millions de cartouches. La maison Weiss consentit à fournir ces munitions, mais comme elle ne disposait pas du nombre de cartouches commandé, elle s’adressa à l’autorité militaire de Hongrie pour compléter la commande qui était pressante.

Les attachés militaires ottomans ayant appris ce fait insistèrent auprès de l’ambassadeur, afin que, par ses démarches, il empêchât la livraison des cartouches. Mahmoud Nedim bey répondit :

« Je ne veux pas. Ce serait dire à un boulanger ou à un vendeur d’eau, ne vends pas ton pain ou ton eau à mon ennemi. »

Mais, sur l’insistance des attachés militaires, l’ambassadeur finit par aller au ministère des Affaires étrangères.

Il ne semble pas qu’il ait agi comme il le devait, car la commande fut livrée à la Bulgarie.

Mais revenons à l’incident qui occupe depuis quelques jours la presse autrichienne et hongroise. Mahmoud Nedim bey n’a cessé d’envoyer au sultan des rapports mensongers sur mon compte. Il m’a représenté comme ourdissant des conspirations contre la vie du sultan, tandis que je suis, au contraire, un sujet loyal.

Lorsque je fus certain de ces faits, je me rendis le 13 septembre à midi à l’ambassade ottomane. Et là, devant le général Chukri Pacha, attaché militaire à l’ambassade ottomane, Assim bey, premier secrétaire de l’ambassade, et Salih bey, deuxième secrétaire, je m’adressai à Mahmoud Nedim bey :

« En agissant comme vous avez agi, vous m’avez causé un préjudice considérable et vous avez dupé votre gouvernement. Je vous invite à venir sur le terrain. »

J’avais les mains dans mes poches : Mahmoud Nedim bey m’enjoignit de les sortir. Je lui répondis : « Je les sortirai, mais pour m’en servir. » Et effectivement je giflai quatre fois l’ambassadeur. Les témoins s’interposèrent et me poussèrent dans le corridor. Mahmoud Nedim bey ne broncha pas.

En me poussant, les témoins me disaient : « Mon ami, mon frère, que faites-vous ? Allez-vous-en ! » Mais au fond du cœur, ils étaient contents, et les valets eux-mêmes me saluèrent avec respect. J’ai été le premier à me révolter contre les infamies de cette Excellence, mais je ne serai pas le dernier.

En sortant de l’ambassade, je me rendis chez moi et adressai un télégramme au sultan. En voici la teneur : « L’exposé détaillé de l’incident qui a eu lieu aujourd’hui entre moi et Mahmoud Nedim bey est à la poste. Prière de ne porter aucun jugement avant l’arrivée de ladite missive. Hommages dévoués. »

Le même jour Mahmoud Nedim bey alla en pleurant au ministère des Affaires étrangères demander mon expulsion. Je reçus une invitation du directeur de la police. Je m’y rendis avec mon avocat, le docteur Glaser, qui protesta en réclamant pour moi le bénéfice de l’extraterritorialité ; on passa outre. J’allai en Hongrie. On m’invita officieusement à partir.

Le Dr Abdullah Djevet bey quittera Paris ces jours-ci et ira à Londres attendre la décision du sultan.

[1903-10-03 L’Européen] Échos

Les social-démocrates et la « Zukunft » §

L’Européen, 3 octobre 1903, p. 000.
[OP3 344-347]

Le congrès de Dresde a excité la colère de M. Maximilien Harden, rédacteur en chef de la Zukunft8. Il a certainement serré plus que de coutume les lèvres dans sa face glabre de jeune premier quadragénaire (M. Harden a été acteur) en lisant le compte rendu des débats du congrès socialiste où il a été fort malmené.

Voici les faits :

Maximilien Harden, bismarckien et libéral, d’un libéralisme hautain qui n’est, en somme, pas antipathique, a fondé en 1892 la Zukunft, hebdomadaire dont la vogue est considérable. Il y rédige l’article de tête où il a souvent attaqué le gouvernement, la bourgeoisie et la démocratie, car Harden n’est rien moins que démocrate.

La Zukunft a valu à son rédacteur en chef trois poursuites sous l’inculpation de lèse-majesté. Acquitté deux fois, Harden fut condamné la troisième, à six mois de forteresse. La Zukunft a été interdite dans les gares de Prusse par le baron von Stumm.

Malgré la vogue de sa revue, Harden n’est pas aimé en Allemagne. Depuis la Gazette de l’Allemagne du Nord jusqu’au Vorwærts, tous les journaux le honnissent. Les social-démocrates viennent de faire connaître tout le mal qu’ils pensent de M. Harden.

Jusqu’à aujourd’hui, la Zukunft a été ouverte aux écrivains de tous les partis, les opinions du rédacteur en chef n’engageant pas ses collaborateurs. Et c’est sans exagération que M. Harden peut écrire : « Des agrariens et des anarchistes, de pieux catholiques et de belliqueux protestants, des conservateurs et des social-démocrates, des socialises d’État, des matérialistes, des occultistes et des sceptiques de toutes sortes ont défendu leurs convictions dans la Zukunft. »

Les écrivains socialistes qui ont écrit dans la Zukunft sont : M. Georg Bernhard, le pasteur Gœhre, M. Wolfgang Heine et Mme Lily Braun, femme de M. Henri Braun. On sait que la résolution Bebel-Kautzky a interdit aux social-démocrates la collaboration aux journaux ou publications qui critiquent le socialisme de façon méchante ou hostile hœnisch oder gehœssig.

La Zukunft a été rangée parmi ces publications, et à Dresde le procès de Maximilien Harden a été fait par Mme Klara Zetkin et Arthur Stadthagen, sans compter Bebel et les autres. Les anciens collaborateurs de la Zukunft, il faut le dire, firent piètre figure et donnèrent sur leur collaboration à la Zukunft des explications que M. Harden appelle tout simplement des mensonges.

M. Harden est écœuré. Il le crie violemment. Sa colère est loquace, un peu pédante, il cite Jésus, Sirach, Ibsen et Jaurès. Parfois, il semble éclater de rire et l’on pense qu’il va revenir à l’ironie qu’il emploie si bien d’ordinaire, car il est d’origine sémitique. Mais non, M. Harden reprend bientôt son ton rageur. Il attaque Bebel et tout le parti social-démocrate, il jure, il injurie comme on injurie rarement, même dans un parlement. Il en arrive enfin à expliquer la collaboration de certains social-démocrates à la Zukunft. Le combat devient épique. Seul contre quatre, Maximilien Harden règle leur compte à Georg Bernhard, à Henri Braun, à Paul Gœhre, et à Wolfgang Heine.

Ces quatre compagnons, dont trois sont députés au Reichstag, se remettront difficilement des coups portés par Harden.

Le rédacteur en chef de la Zukunft s’excuse d’abord d’être obligé de dévoiler la correspondance particulière à lui adressée par ses anciens collaborateurs. Il s’autorise du précédent de Schiller qui, dans une situation semblable, sans avoir été blâmé, publia les lettres de Christian Adolf Klotz, puis il entreprend le compagnon Bernhard.

Celui-ci qui a aussi collaboré à un autre journal défendu, le Berliner Morgenpost, écrivit depuis 1901 les articles financiers de la Zukunft. Il y a de cela huit mois, il apporta à M. Harden, un article intitulé « Morale de parti », dans lequel il exposait qu’un chef de parti, surtout socialiste, est souvent obligé de mentir au peuple, de même que les parents ne peuvent dire la vérité sur toutes les choses aux enfants. Cet article machiavélique qui développait cette idée qui n’est certes point neuve : « La fin justifie les moyens » fut un de ceux qui encoururent le plus de critiques au Trianon — c’est ainsi qu’Harden a surnommé le congrès de Dresde à cause du nom de la salle où il eut lieu.

L’article avait été déjà blâmé avant le congrès, et « il y a trois semaines, raconte M. Harden, M. Bernhard me déclara qu’il expliquerait au congrès que l’article en question n’était qu’une folie de jeunesse, qu’il désavouait. Je crus d’abord qu’il plaisantait ». Mais le compagnon de Bernhard parlait sérieusement, et M. Harden pria ce collaborateur capable de renier en septembre ce qu’il avait laissé imprimer en janvier, de cesser sa collaboration à la Zukunft.

À Dresde, M. Bernhard fit amende honorable devant M. Bebel et même le félicita après un discours où celui-ci assimilait M. Harden à « une fille de joie » (Hure, je cite le texte de la Zukunft).

Là-dessus, M. Harden cite une lettre dans laquelle M. Bernhard écrivait ceci : « La Zukunft ne m’a causé, comme lecteur et comme collaborateur, que fort rarement — si rarement, que je pourrais dire jamais — d’autres sensations que de fort satisfaisantes. »

Nous passerons sur les télégrammes que Bernhard adressait de Dresde à M. Harden pour l’avertir qu’« il viendrait personnellement tout éclaircir » dès son retour. M. Harden ne voulut plus recevoir M. Bernhard.

Le pasteur Gœhre est député. Depuis sept ans, il échange des lettres avec Harden. Dès i 896, il collabore à la Zukunft et y introduit ses amis. En 1 899, il tourne le dos au parti national social pour passer à la social-démocratie. Il s’explique dans la Zukunft sur sa séparation d’avec Naumann. M. Harden l’autorise même à faire de son article une brochure de propagande.

En mars 1903, Gœhre publie dans la Zukunft, un article sur « les croyances de l’empereur ». À Dresde il dit qu’il connaît à peine la Zukunft.

M. Henri Braun n’a jamais écrit dans la Zukunft. Mais il a longtemps fréquenté Harden et Mme Lily Braun a été la collaboratrice assidue de la revue maudite.

En août 1900, le couple vint offrir à M. Harden une série d’articles sur des sujets sociaux et politiques pour lesquels il demande une avance de 500 marks. M. Harden refusa les articles. Il cite quelques lettres de félicitation et de sympathie à lui adressées par M. Braun en 1899, 1900 et 1901.

À Dresde, M. Braun dit qu’il n’a jamais écrit une ligne pour la Zukunft et que sa femme a cessé de collaborer depuis fort longtemps.

Au sujet du compagnon Heine, M. Harden se réserve. Il a, paraît-il beaucoup à dire sur son compte. Il promet de tout dire prochainement.

[1903-10-10 L’Européen] Échos

Les social-démocrates et la « Zukunft » §

L’Européen, 10 octobre 1903, p. 000.
[OP3 347-349]

M. Harden, dont la devise pourrait être le mot de Courier : « Laissez-vous pendre mais publiez votre pensée », nous avait promis la suite de l’histoire de ses relations avec les social-démocrates. Le pasteur Gœhre a déposé son mandat, Wolfgang Heine, député au Reichstag du troisième arrondissement de Berlin, doit s’expliquer avec Bebel devant de vrais socialistes : c’est-à-dire non réformistes. En attendant, M. Maximilien Harden nous parle longuement de Heine dans la Zukunft.

À Dresde, après le discours de Bebel Heine s’expliqua ainsi :

Je n’ai jamais publié une ligne dans la Zukunft, et je ne le ferai jamais, parce que je suis d’avis que dans une question qui est surtout sentimentale, il faut respecter les sentiments de ses camarades de parti… Je déteste la politique de Harden, car j’ai horreur de la politique de personnalités, et c’est le ton des articles de Harden. Ce que je dis ici, je l’ai déjà dit à Harden en face. Ce n’est pas ici le lieu de parler de la personnalité de Harden, cela ne nous regarde pas. Je le connais à peine, ne m’étant rencontré avec lui que trois ou quatre fois. Nos conversations eurent lieu surtout sur des questions littéraires. Sur le caractère de Harden, je n’ai que peu à dire. Il n’a appris de moi aucun secret de parti, c’est plutôt le contraire qui est arrivé.

La Zukunft était en soi une bonne idée. D’autres nations possèdent depuis longtemps des feuilles dans lesquelles écrivent des politiciens des partis de toute tendance. C’est probablement ce qu’a voulu Harden au début, mais ses propres articles avec leur caractère personnel très prononcé ont fait échouer ce dessein. Voilà ce que j’ai à dire pour la défense de Harden. Vous voyez que je ne m’identifie pas avec lui.

Le rédacteur en chef de la Zukunft dit, qu’au lieu de le défendre, Heine le compare plutôt au compagnon Mehring « duquel, ajoute Harden, Heine m’a dit devant témoins, qu’il le tenait d’après toutes sortes d’indices pour un agent provocateur ». Le lendemain de son discours, Heine adressa à Harden un compte rendu couvert de ratures et de corrections, « car, disait-il, dans la lettre qui accompagnait le compte rendu, le passage qui vous concerne n’est pas reproduit dans le Vorwærts, comme je l’aurais souhaité ». Harden estime que les comptes rendus du Vorwærts sont fidèles.

Heine, quelques jours avant le Congrès, avait demandé à Harden les trois articles incriminés par le Trianon : « Les Primadonnes rouges », « Obstruction » et « Le Parti de l’empereur ».

Heine est un des plus anciens abonnés de la Zukunft.

Il s’est rencontré au moins quinze fois en tête à tête avec Harden. Ils n’ont que fort peu parlé de littérature, mais surtout de politique et particulièrement sur la tactique du parti social-démocratique, sur le protectionnisme, l’obstruction, la politique électorale, les candidatures et la vice-présidence au Reichstag. Ils se sont confié maint secret.

Puis Harden raconte l’histoire de sa liaison avec Heine pour lequel il semble malgré tout conserver une réelle amitié. Son ton n’est plus âpre mais un peu triste. Il semble sans cesse sur le point de prononcer le Tu quoque ! de César à Brutus.

En 1900, Heine fut sur le point de défendre Harden poursuivi pour la troisième fois sous l’inculpation de lèse-majesté. Mais Harden, pour ne rien devoir au parti socialiste, préféra un autre avocat.

Pendant la détention de Harden, Heine se déclara prêt à entamer dans le Vorwærts une campagne en faveur du directeur de la Zukunft.

Hans de Bülow offrit un jour à Harden un exemplaire de Paul-Louis Courier avec cette inscription : « Il croit tout ce qu’il dit, disait Mirabeau de Maximilien Robespierre, et c’est ce que dit de Maximilien Harden H. de Bülow. »

Harden ayant publié un livre sur les compagnons de combat l’envoya à Heine avec la même dédicace : « Il croit tout ce qu’il dit. » Heine répondit de façon charmante.

Puis suivent de nombreuses lettres par lesquelles Heine adressait à Harden tous ses articles politiques, des jugements favorables sur le Zukunft, des formules d’amitié où revient toujours cette phrase : « Je souhaite avoir l’occasion de vous revoir. »

Dans les dernières semaines d’août, Heine et Harden eurent encore une longue conversation politique en tête-à-tête.

Harden se défend, ensuite, d’avoir demandé, comme l’ont insinué quelques feuilles, à ses amis social-démocrates de le défendre au congrès de Dresde. Heine s’offrit spontanément pour cette défense et Harden répondit évasivement. On sait en quoi consista la défense.

Harden rappelle que sur beaucoup de points, il est d’accord avec les socialistes, qu’il a blâmé les discours impériaux de Bielefeld, de Berlin, de Breslau, d’Essen, etc.

Harden parle aussi de Mehring, mais comme il lui reste beaucoup à dire sur ce dernier personnage, nous attendrons la suite.

[1903-10-17 L’Européen] Échos §

L’Européen, 17 octobre 1903, p. 000.
[OP3 349-350]

La question de l’évêché de Monaco est résolue. Mgr Arnal du Curel va succéder à Mgr Theuret. Ce sera le deuxième évêque que possédera la principauté.

Le premier évêque, Mgr Theuret, avait dû son poste au prince aveugle Charles III, qui avait voulu récompenser ainsi le précepteur de son fils.

À l’avènement de celui-ci, la position de l’évêque changea. Albert Ier gardait rancune à son ancien précepteur de son attitude au sujet de son divorce.

L’évêque de Monaco eut des déboires financiers de toutes sortes, et surtout au sujet d’un collège français qu’il avait confié aux marianistes et qui dut fermer ses portes. Depuis cette époque, ce sont les jésuites italiens qui tiennent le seul établissement d’éducation de la principauté. Mgr Theuret dut aussi une partie de ses déboires à l’hostilité du clergé italien de la principauté qu’il remplaça petit à petit par des prêtres français.

Il protégea l’établissement, sur le territoire exigu de la principauté, de nombreuses congrégations qui, comme les clarisses, dames de Saint-Maur, capucins, y possèdent des couvents.

Il fit décréter par le prince Charles III que la religion catholique était seule admise dans la principauté. Si bien que le temple protestant dût s’établir sur le territoire français.

À la mort de Mgr Theuret, le poste d’évêque resta vacant. Divers noms comme celui de l’abbé Pichot, furent mis en avant. Mais le Saint-Siège hésitait à nommer un nouvel évêque pour ce territoire de deux kilomètres carrés, deux hectomètres, enclavés dans l’évêché de Nice.

La question des congrégations en France hâta la solution du problème. On résolut à Rome de maintenir un évêché indépendant de l’autorité française, et ce fut l’un des premiers actes de Pie X que la nomination d’un titulaire au poste tranquille de l’évêché monégasque. Mgr Arnal du Curel est né au Vigan, en 1858. C’est donc un des plus jeunes membres de l’épiscopat.

[1903-10-31 L’Européen] Échos

La danse des œufs, au « Landtag » de Bavière §

L’Européen, 31 octobre 1903, p. 000.
[OP3 351]

À l’une des séances, un député, M. Segitz, jeta comme conclusion à la fin d’un discours, cette phrase qui fit fortune : « Le ministre de l’Intérieur a vraiment dans son discours dansé la danse des œufs. » Le président, M. Orterer, déclara aussitôt ne pas pouvoir tolérer une semblable expression. Mais l’orateur affirma qu’on avait déjà parlé ainsi au Landtag, et son assertion se trouva exacte.

Au cours d’une séance de mars 1900, un député du centre avait dit d’un de ses collègues qu’il avait « dansé la danse des œufs ». Celui-ci ayant voulu protester, le président l’interrompit en disant : « J’ai souvent entendu, pendant ma vie parlementaire, employer cette expression : “danser la danse des œufs” ; elle est jolie et gracieuse… personne ne peut la prendre en mauvaise part. » Et cette phrase avait été prononcée par le même M. Orterer, président du Landtag, alors comme aujourd’hui. Il a changé d’opinion depuis 1900. Mais, en effet, danser, comme Mignon, la danse des œufs, n’a rien que de très flatteur.

[1904-01-02 L’Européen] Le troisième centenaire de « Don Quichotte » §

L’Européen, 2 janvier 1904, p. 000.
[OP2 1187-1190]

Le 23 avril 1616 mourait un obscur acteur anglais nommé Shakespeare, auquel, à cause de la similitude des noms, on attribua plus tard les œuvres d’un inconnu plus illustre qui signait William Shakespeare.

Le même jour, en Espagne, mourait un pauvre percepteur de contributions, que l’on mit plusieurs fois en prison, car sa pauvreté l’obligeait parfois à détourner les deniers du gouvernement. Ce pauvre homme était né, disent la plupart des biographes, de parents de petite noblesse et d’origine galicienne, à Alcala de Henares, bourg de la Nouvelle-Castille en 1347. Le lieu et la date sont assez improbables, car plus tard sept villes d’Espagne se disputèrent l’honneur d’avoir donné le jour à ce fonctionnaire peu scrupuleux. Le fait s’est produit pour Homère. Le jeune hidalgo fut destiné à l’état ecclésiastique et étudia à Madrid. Il semble aussi qu’il ait passé deux ans à l’université de Salamanque. Toujours est-il que le jeune homme qui se nommait don Miguel Cervantès Saavedra ne se sentait pas la vocation religieuse. Il avait rimé de mauvais vers et publié sans succès en 1569 un poème pastoral insipide, intitulé Philinte. Ilrésolut d’aller combattre en Italie. Ce pays était alors à feu et à sang. Malheureusement Cervantès arriva pendant une trêve et dut accepter la fonction de valet de chambre chez le cardinal Aquaviva, mais le rôle de domestique ne pouvait convenir à Cervantès. Il s’enrôla sous les drapeaux de Marc Antoine Colonna qui commandait les forces vénitiennes et fut embarqué sur un vaisseau qui allait au secours de l’île de Chypre menacée par les Turcs, qui la prirent et en massacrèrent les habitants. Par miracle le vaisseau qui portait Cervantès échappa à la flotte turque. Ensuite, Cervantès combattit héroïquement à la fameuse bataille de Lépante, le 7 octobre 1571. Il reçut trois blessures et une arquebusade dans le bras gauche. Il resta estropié jusqu’à sa mort.

Le bras droit lui restait. Il fit, en 1572, l’expédition de Morée et, en 1575, toujours aussi pauvre, s’embarqua sur la galère Le Soleilqui fut capturée par un corsaire. Il est inutile de raconter les péripéties de la captivité de Cervantès à Alger, chez le renégat vénitien Hussan Aga. Le père de Cervantès était mort. Sa mère vendit tout l’héritage et se saigna aux quatre veines pour fournir une rançon, grâce à laquelle les Pères de la Merci purent racheter l’estropié de Lépante. Il revint dans sa patrie, à trente-quatre ans, infirme, vieilli avant l’âge et se maria à Catherine Sulazer y Palacios d’Esquivias. Il écrivit la première partie de Galatée.Sa vie ensuite est très connue. Il avait concerté avec le libraire de Madrid, Francisco de Roble, la publication de la première partie de Don Quichotte.Entouré de détracteurs, chargé de dettes et de procès, Miguel de Cervantès, suivant la cour, arriva à Valladolid, le 1er février 1603. C’était l’époque où le fameux duc de Lerma et marquis de Cea régnait sur l’Espagne et sur le roi. Le pays se débattait dans une grande détresse financière et des émissions trop nombreuses de billons n’avaient fait qu’accroître la misère. Le peuple murmurait et s’en prenait aux percepteurs d’impôts. Miguel de Cervantès avait dû, pour ne pas mourir de faim, accepter un petit poste de percepteur. On l’accusa de voler l’argent de l’État. Il fut arrêté, grâce à l’injustice du licencié Villaroel et à la malignité d’une nommée Isabelle de Ayala, dans cette maison qui existe encore à Valladolid et que le gouvernement va acheter, selon le vœu public. C’était alors une maison neuve. On l’avait construite en 1600 et elle appartenait à un certain Juan de las Navas. C’est dans cette maison, située non loin de la Puerta del Campo dans le Rastro Nuevo que furent écrites la seconde partie du Don Quichotteet quelques-unes des Novelas ejemplares.

En 1604, Cervantès avait publié le Viaje del Parnaso, première manifestation satirique de son esprit aigri. En 1605, parut la première partie de L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche,livre admirable, dont l’Espagne et le monde entier s’apprêtent déjà à célébrer le troisième centenaire. Don Quichotterendit son auteur célèbre en Europe. En Espagne, il n’en fut pas de même. Cervantès, pour accentuer la vente, dut répandre un pamphlet qui accusait Don Quichotted’être un livre à clé, et donnait les noms des personnages travestis. En 1614, les ennemis de Cervantès firent paraître, à Tarragone, une soi-disant suite du Quichotte.Cette œuvre grossière qui est reproduite dans la « Collection des auteurs espagnols » (ajoutons que ce recueil ne contient pas le théâtre de Cervantès) était pleine d’injures à l’adresse du malheureux don Miguel. En 1615, Cervantès publia la vraie suite du Quichotte,la deuxième partie dont le succès fut considérable en Europe. Les Espagnols ne comprenaient pas que Cervantès était le seul grand écrivain. Il mourut l’année suivante en mettant la main à sa dernière œuvre : Trabajos de Persiles y Sigismunda,et fut enterré dans le couvent de la Merci. On aurait pu graver sur son tombeau ce vers qui est le dernier de l’épitaphe de Chrysostome au chapitre xiv de la première partie du Quichotte

Perdido por desamor.

Perdu par le refus d’amour deses concitoyens. Car ce n’est qu’à la fin du xviiie siècle que l’Espagne commença à admirer Cervantès. L’ancien mépris pour le prisonnier d’Alger a fait place à une admiration sans limites, et en 1862, Ventura de La Vega chantait :

Un livre nous accompagne

Dans l’éternel avertir.

Don Quichotte pourrait-il mourir

Puisque ne peut mourir l’Espagne ?

Les érudits se sont emparés de la vie de Cervantès et l’étudient avec soin. Ils s’efforcent d’y démêler l’histoire d’avec la légende. Car la vie de l’auteur du Quichotteest pleine de faits incertains. Si l’on n’est pas encore parvenu à découvrir le lieu exact de la naissance de Cervantès, on s’accorde en tout cas, maintenant, pour donner comme fausse la tradition de la prison de Argamasilla de Alba et de la maison de Medrano.

L’idée de célébrer par de grandes fêtes la date de la publication de Don Quichotterevient à un publiciste aragonais, Don Mariano de Cavia qui publia récemment sur Cervantès, dans l’Imparcial, un article dont le retentissement fut considérable. Aussitôt les académiciens Ortega Munilla et Picon proposèrent à l’Académie espagnole de s’associer à ces fêtes. L’université de Salamanque, toujours citée dans les œuvres de Cervantès avec respect, a demandé l’honneur d’être le centre de la manifestation. L’Espagne entière fêtera l’auteur de Don Quichotte en mai 1905. Le district de Lugo, en Galice, d’où sont originaires les Saavedra, deviendra un lieu de pèlerinage pour tous les admirateurs du grand homme méconnu de son vivant.

Un jeune écrivain espagnol, Don Juan Huertas Hervas, a écrit que le meilleur moyen de fêter l’auteur de Don Quichotteconsisterait en un décret royal obligeant tous les Espagnols de moins de soixante ans à savoir lire et écrire.

Don Juan Huertas Hervas est peu exigeant, mais hélas ! en Espagne, comme en bien d’autres pays monarchiques, les lois vont comme le veulent les rois : Allá van leyes do quieren reyes.

[1904-02-13 L’Européen] La mort de Kant §

L’Européen, 13 février 1904, p. 000.
[OP2 1190-1194]

La mort épargna longtemps le philosophe de Königsberg. C’était pourtant un petit être peu vigoureux, haut de cinq pieds, sa poitrine était maigre et recourbée et son épaule droite ressortait un peu.

La première fois que la mort parut le menacer, ce fut en 1785. Kant, qui avait soixante et un ans, était en plein travail et en pleine maturité d’esprit. Un soldat qui avait décidé de se suicider s’était promis de tuer auparavant, par une sorte de vengeance contre l’humanité, le premier passant qu’il rencontrerait. Emmanuel Kant, qui faisait à cette heure sa promenade quotidienne, passa par là. Le soldat l’ajusta d’abord, mais se ravisa soudain et voulant respecter la vie d’un vieillard, visa un enfant qui venait et le tua. On raconte que le philosophe fut très affecté de cet incident et qu’il dit au soldat : « Malheureux ! pourquoi ne m’avoir pas préféré à cet enfant. Je suis vieux. Et cet enfant était peut-être un Kepler ou un Newton. »

En 1797, les facultés intellectuelles du philosophe commencèrent à baisser. On sait l’ordre et la régularité de la vie de Kant. Le moindre changement dans ses habitudes le gênait. Un jour qu’il professait à l’université, il vit qu’il manquait un bouton au vêtement d’un de ses auditeurs. Kant fut troublé ; pendant tout le cours il fixa l’endroit où manquait le bouton. Le lendemain et les jours suivants, Kant s’était habitué à l’absence du bouton ; mais lorsqu’un beau jour, le jeune homme revint avec un vêtement où le bouton ne manquait plus, Kant demeura sans voix, son esprit se refusa à toute spéculation, et le philosophe dut appeler le jeune homme auquel il conseilla de se débarrasser du bouton en question.

En 1798, il survint quelque chose de semblable dans la vie de Kant. On abattit un arbre qui poussait devant sa fenêtre et qui faisait partie de l’horizon du philosophe. Ce fut un malheur, et avec cet arbre disparut une partie de la raison du vieillard.

Il tomba malade. Le bruit de sa mort se répandit mais fut bientôt démenti, et les félicitations pour sa guérison lui arrivèrent de toute part.

À partir de 1799, il s’entretint souvent de sa mort, mais rien que de la sienne, car il garda jusqu’au bout l’habitude de ne pas parler des morts.

En 1802, Kant introduisit quelques changements dans ses habitudes. Lui qui s’était toujours refusé à se servir de médicaments commença à en prendre. Il avança aussi l’heure de son coucher, sans changer cependant celle de son lever, qui avait lieu à 5 heures en toute saison.

Il ne raccourcit point la durée de ses repas qu’il prolongeait longtemps. Il continua à prendre un peu de vin rouge — il détestait la bière — et à avoir des commensaux, car il disait : « Un savant ne doit pas manger seul, c’est malsain pour lui. »

Mais la lassitude et le dégoût de tout l’envahissaient. Il faisait encore quelques promenades jusqu’à un jardin qu’il avait loué aux portes de Königsberg. Là, Wasiansky lui montrait un jour la beauté de la nature : « C’est beau, mais c’est toujours la même chose », répondit Kant.

Ses pieds commencèrent à lui refuser leur service. Il tombait souvent, mais il riait, disant : « Mes chutes sont peu dangereuses, mon corps est si léger ! »

C’est alors que se produisit un des incidents les plus gracieux de la vie du philosophe.

Kant qui, comme Spinoza, Bayle, Leibniz, avant lui, et Nietzsche après lui, ne se maria pas, aimait la société des femmes. C’était un homme du monde, d’une mise et d’une propreté irréprochables qui le distinguaient entre tous les professeurs allemands de son époque et rendront son cas unique dans le passé, le présent, et l’avenir de l’Allemagne. C’est que Kant n’était pas tout à fait allemand. Son père était fils de parents écossais, et se nommait Jean-Georges Cant. Le philosophe changea plus tard le cen kpour germaniser son nom.

Borowsky nous a appris que sa plus grande dépense était pour sa toilette. Il y mettait de la recherche. Son petit tricorne, sa perruque poudrée, son col noir, sa chemise à jabot, ses manchettes, son habit de drap noir ou brun doublé de soie, ses souliers à boucle, ses bas blancs ou gris — le bas noir, disait-il, rend la jambe trop fine — , son épée changée plus tard contre cette canne en jonc d’Espagne dont parle Heine, faisaient qu’on l’appelait à Königsberg : le Beau Professeur (der Schoene Magister).

Kant aimait à converser avec les femmes, et lui qui parlait rarement de littérature et ne s’est jamais occupé de Goethe, s’entretenait avec complaisance et compétence de fanfreluches, de dentelle, du choix des étoffes, de combinaisons de couleurs. Si l’on joint à cela que son visage était sympathique, ses yeux vifs et doux, et son teint frais comme celui des Anglais, on comprendra que l’on recherchât sa société dans les milieux féminins de Königsberg.

Un jour donc, il revenait d’une promenade et tenait une rose. Ses forces l’abandonnèrent tout d’un coup, et il tomba. Deux dames qui passaient l’aidèrent à se relever. Kant les remercia avec sa galanterie ordinaire et leur donna sa rose.

Le 2 avril 1802, Kant célébra son jour de naissance. Il avait soixante-dix-huit ans. Ce fut une grande fête. Mais les facultés intellectuelles du philosophe avaient subi un affaissement considérable.

Le 25 mars avait eu lieu la paix d’Amiens, et Kant qui avait toujours montré de l’intérêt pour la politique n’en parla même pas.

Le philosophe, autrefois, s’était beaucoup occupé de la France. Ses idées en politique avaient souvent varié. Il avait été pour la France, puis ensuite pour l’Angleterre, et de nouveau pour la France. Il avait blâmé l’expédition de Napoléon en Egypte.

En 1794, il avait écrit qu’une royauté était une broche à rôtir, une aristocratie un moulin à cheval, et une république, un automate qui pouvait marcher, mais était en somme quelque chose de factice.

Il avait résumé ses idées sur la philosophie de l’histoire dans cet écrit sur « la paix éternelle » qui rend le nom de Kant cher aux pacifistes. À la paix éternelle :il s’agissait d’une inscription satirique gravée par un aubergiste hollandais sur son enseigne où il avait fait peindre un cimetière. Kant semble avoir voulu dès le début écrire un pamphlet sur l’impossibilité de la paix perpétuelle qu’il appelle : un beau songe. Il se ravise pourtant et essaye de préciser quelques lois qui, aux temps de Rome, auraient fait fermer pour jamais le temple de Janus :

« On ne regardera pas comme valide tout traité de paix où l’on se réserverait tacitement la matière d’une nouvelle guerre. »

« Tout État, qu’il soit grand ou petit, ne pourra jamais passer au pouvoir d’un autre État, ni par échange, ni à titre d’achat ou de donation. »

« Les armées permanentes doivent être abolies avec le temps. »

« On ne doit point contracter de dettes nationales pour soutenir les intérêts de l’État en dehors. »

« Aucun État ne doit s’ingérer de force dans la Constitution ni dans le gouvernement d’un autre État. »

Kant était opposé aux idées de Hegel qui voyait dans la guerre une nécessité, et il résumait ainsi son travail sur la paix perpétuelle : « S’il est du devoir, si l’on peut même concevoir l’espérance de réaliser quoique par des progrès sans fin, le règne du droit, la paix perpétuelle qui succédera aux trêves jusqu’ici nommées traités de paix, n’est donc pas une chimère, mais un problème dont le temps vraisemblablement abrégé par l’uniformité des progrès de l’esprit humain nous promet la solution. »

Au mois de septembre, sa sœur, un peu moins âgée et veuve d’un ouvrier nommé Thenerin, vint s’établir auprès de lui.

Progressivement, la faiblesse du Beau Professeur augmenta. Elle devint telle qu’il ne pouvait plus manger seul. Sa vue commença à baisser, et cet aigle qui avait si souvent fixé le soleil, devint bientôt presque aveugle. Il murmura encore quelquefois cette phrase qu’il prononçait lorsque dans ses cours son esprit s’était transporté jusqu’à des régions métaphysiques trop élevées, et qu’il voulait revenir au niveau de ses auditeurs : « In summa, meine Herren ! » Ensuite, il garda le silence le plus complet, et ses yeux semblaient deux gemmes fermées dans son visage demeuré calme.

Le 12 février vers 11 heures du matin, le philosophe était couché et paraissait reposer. Sa sœur était debout, au pied du lit, son neveu au chevet, et Wasiansky à genoux. Ils essayèrent de surprendre un peu de vie dans les yeux du vieillard, puis ils appelèrent le domestique qui depuis longtemps déjà n’était plus le fidèle Lampe. On ferma alors les paupières d’Emmanuel Kant, dont la mort calme peut être enviée par tous les sages.

Kant mourait peu de mois avant que Napoléon ne prît le titre d’empereur, et quelques mois après Herder.

Herder, qui vers la fin de sa vie combattit vivement Kant dans les pamphlets intitulés Metacritiket Kalligone, nous a laissé dans ses Briefen zur Befoerderung der Humanitaet, un portrait admirable du sage de Königsberg et l’a chanté en vers dithyrambiques :

         Lorsque, ô Temps,
Après que tout aura été bouleversé.
Tu auras enfoui ton préféré profondément
         Dans ton sein.
Alors les battements d’ailes du Phénix
         Activeront un feu.
C’est ainsi que flambera.

Pour éclairer la nuit de l’éternité en brillant d’un éclat insurmontable

         Ton nom aussi, Kant.

[1904-10-08 L’Européen] Échos

Deux faux princes d’Albanie §

L’Européen, 8 octobre 1904, p. 000.
[OP3 356-362]

L’Européen annonçait il y a peu de temps que « l’espoir du prince Allardo Castriota, le plus farouche compétiteur au trône d’Albanie, n’est pas contrecarré par la Porte ».

Il s’agit du marquis de Aladro ou d’Aladro. Il faut rétablir ainsi le nom de ce prétendant. Quelques-uns écrivent aussi da Ladro — c’est peut-être un jeu de mots — mais l’orthographe la plus certaine est Daladro. En effet, d’après des renseignements récents, cet Espagnol authentique qui se fait appeler « prince » et « altesse » par ses valets ne serait même pas marquis. « Faux prince, faux marquis, disent de lui les Albanais de race, au demeurant un aventurier de bas étage. »

De temps en temps, sachant qu’un soi-disant descendant de Scanderbeg prétend au trône d’Albanie, un reporter en mal de copie se rend rue de la Pompe et on lit le lendemain dans Le Figaro, Le Gaulois ou même La Presse les bizarres déclarations de Son Excellence don Juan. Le plus souvent, le prétendant se déshabille pour montrer au reporter un signe quelconque. Le même signe marquait paraît-il le corps de Scanderbeg. C’est d’ailleurs la seule preuve de la parenté d’Aladro et de Georges Castriot dont la famille est éteinte depuis longtemps9. Aladro n’a donc pas le droit de porter le nom de Castriota dont l’affuble une presse complaisante ou mal renseignée.

C’est par les femmes que le protégé du sultan prétend descendre de Scanderbeg. Mais on raconte autrement la façon dont cet Espagnol enrichi prit conscience de ses droits au trône d’Albanie. Pendant un voyage en Italie, je pense, Aladro prenait un bain. Au large une crampe l’arrête. Un Albanais se trouvant là le sauve et remarque qu’il porte sur le corps un signe que Scanderbeg avait aussi. Le sauveteur le dit à celui qu’il vient de sauver et le lendemain Aladro était prétendant au trône d’Albanie. On pourrait intituler cette histoire Aladro ou la crampe merveilleuse. Il voulut ensuite intéresser à ses prétentions les Albanais les plus éminents. Ceux-ci auraient vu avec plaisir un descendant de Scanderbeg à la tête du mouvement. Mais comprenant de quelle farce il s’agissait, les plus intelligents d’entre eux refusèrent de s’associer plus longtemps aux menées d’un aventurier qui n’étant même pas albanais n’est prétendant au trône d’Albanie que de la façon dont Jacques Lebaudy est empereur du Sahara et encore celui-ci est-il plus logique. Il ne s’impose pas à une race étrangère mais veut régner sur un désert que des immigrés viendront peupler. Aladro est d’ailleurs inconnu en Albanie. Il n’a réussi, en dépensant énormément, qu’à persuader de ses droits que les Albanais d’Italie. Le sultan a beau jeu de favoriser les prétentions d’un vieillard sans famille. Les Albanais indomptés qui peuplent la région shkipérienne depuis les époques les plus reculées ne peuvent accepter pour roi un aventurier espagnol, parce que son torse est pourvu de grains de beauté et que Scanderbeg avait le corps marqué de la même façon.

Dans un livre assez fantastique de la fin du xviiie siècle : Le Procès des trois rois, Louis XVI de France-Bourbon, Charles III d’Espagne-Bourbon et Georges III d’Hanovre, fabricant de boutons, il est parlé d’un « projet profond, imaginé par un politique qui fait son Machiavel à fond et entre Catherine et Joseph arrêté ». On y remarque ceci : « Et pour mieux assurer l’équilibre le doge de Venise sera gratifié de Constantinople, de la Thrace, de la Macédoine, l’Albanie… » Aladro veut marcher sur les brisées du doge. Grand bien lui fasse ! Dernièrement à propos de l’anniversaire du poète Giro-lamo de Rada, on ouvrit à Naples une souscription pour ériger une statue à celui qui vers le milieu du siècle dernier fut l’initiateur de la renaissance albanaise. Naturellement le prétendant ne négligea pas cette occasion de se mettre en avant et voici exprimée un peu brutalement par une revue albanaise, l’opinion de tous les Albanais : Guègues, Tosques ou Labes. Il est « injurieux pour la mémoire de Girolamo de Rada qu’un individu comme Aladro contribue à lui faire élever un monument ».

Le second faux prince d’Albanie se prétendait également descendant de Scanderbeg. Il fut un mystificateur de génie et les escroqueries des Humbert ne valent pas un liard au prix des siennes. Son histoire est rapportée par ce freluquet millionnaire d’Anacharsis Cloots10.

Cloots connut Stiépan Annibal en 1785. Dès l’abord, l’impression fut excellente et l’orateur du genre humain écrit à Mme de Cheminot :

J’ignore, ma chère dame, si vous avez rencontré dans vos voyages, le fameux Castriotto, prince d’Albanie… Ses ouvrages en prose et en vers sont écrits en italien et en français… il ne doit son éducation qu’à lui-même. Dès l’âge de dix-sept ans, il se fit élire chef et patriarche des Monténégrins en assurant qu’il était Pierre III, empereur de Russie. Doué d’une éloquence entraînante, il voulut prouver sa mission par des miracles. Les secrets de la chimie sont des prodiges à Montenegro. Le jeune prince monte en chaire tenant à la main une rose blanchie à la fumée de soufre. Il prononce un discours analogue à son projet avec tout le feu d’une imagination ardente. Dieu m’envoie pour vous mener au combat et pour exterminer les satellites de la perfide Catherine. Ouvrez les fenêtres. Le Saint-Esprit va descendre sur moi. Effectivement, l’air frais redonne à la rose sa couleur naturelle, symbole de carnage, et toute la nation se prosterne aux genoux du messager céleste. Le prince rassemble les fidèles sous ses drapeaux et marche aux Russes après avoir massacré les incrédules.

Connaissant les millions de Cloots, le prince d’Albanie lui fait toutes sortes d’amitiés. Il lui donne une « belle pelisse qui ne fit pas moins de bruit dans Amsterdam que la queue du beau chien d’Alcibiade dans Athènes ». Il lui promet un poste important dans ses futurs États. Cloots ne peut s’empêcher de lui exprimer toute sa reconnaissance :

Prince adorable, vous excitez en moi des sensations si nouvelles, vos vertus héroïques et sociales portent une empreinte si extraordinaire, que je suis réellement dérouté en voulant vous exprimer ce que je sens pour vous. Vous êtes un autre homme que le reste des mortels ; il me faudrait une autre langue pour chanter vos louanges et un pinceau inconnu à nos peintres pour tracer votre portrait. Rubens et Raphaël, Van Dyck et l’Albani n’auraient pas réussi à vous représenter dans tout votre costume. Invoquez donc tous vos dieux paternels et maternels, le soleil votre père et la terre votre satellite, si vous voulez être apprécié à votre justesse… Je crois en vérité que votre altesse a été baptisée conditionnellement : Si tu es homo ego te baptiso ; car à l’air radieux de votre visage, vos caloyers vous auront plutôt pris pour le Paraclet annoncé dans l’Évangile que pour une victime de la gourmandise de nos premiers parents…, etc.

Toute la lettre qui fait peu d’honneur à Cloots est sur ce ton de basse flagornerie. Le prince avait projeté un voyage à pied avec le baron, vraisemblablement pour le voler et l’assassiner. Par hasard le voyage n’a pas lieu. L’enthousiasme de Cloots pour Stiépan Annibal ne fait que croître. Dans une lettre au comte de Voisenon, il énumère les titres :

… d’un homme unique, du célèbre Castriotto, prince d’Albanie, capitaine général des Monténégrins, patriarche de l’Église grecque, vieux berger, magnat de Pologne, prince du Saint-Empire romain, duc de Saint-Saba, duc de Hertzégovine, noble Vénitien, grand d’Espagne de la première classe, grand prieur de Malte, grand-croix de l’ordre de Saint-Constantin, etc. , et onzième descendant de Scanderbeg. Ce prince vient d’arriver en Hollande pour être témoin oculaire de la reconnaissance de messieurs les États Généraux, auxquels il offrit, dans les troubles de l’Escaut, un corps de quinze à vingt mille hommes, et qui, en qualité de chef spirituel, défendit à ses sujets, sous peine d’excommunication, de prendre service chez l’empereur… Le prince de Prusse honore singulièrement les talents extraordinaires du prince d’Albanie qui né en 1751 joua en 1767 le rôle de prophète, de thaumaturge et qui sous le nom de Pierre III, empereur de Russie, osa se mesurer en rase campagne avec le maréchal de Romanzow. Il battit à plate couture quinze mille Vénitiens pourvus d’une bonne artillerie et commandés par le comte de Wirzbourg…

La guerre finie, il parcourt tous les grands États, apprend les principales langues, visite Voltaire, Rousseau, le grand Frédéric et les principaux encyclopédistes. Il écrit en prose, en vers. L ‘Alcoran des princes, L’Horoscope politique. Les Épîtres pathétiques, L’Histoire de Scanderbeg sont les titres de ses ouvrages. Il défend la Pologne. Sa tête est mise à prix à Saint-Pétersbourg.

Je résume ce que Cloots raconte de la vie du prince en temps d’enthousiasme. Mais le baron déchanta bientôt. Le pot aux roses fut découvert, le prince emprisonné. Cloots désabusé raconte ainsi le début de ses relations avec le pseudo Castriotto. Après une première visite insignifiante :

Il vint me voir lui-même. J’apprends, me dit-il, que vous êtes prussien, auteur et millionnaire. Votre nom ne m’est pas du tout inconnu, car le prince de Prusse m’a chargé de vous dire des choses qui vous intéresseront infiniment. Comme vous demeurez ordinairement à Paris, je comptais vous y trouver ainsi que Mme la duchesse de Kingston, qui obtiendra tout en Russie par mon canal et celui de mon ami intime le prince de Prusse. Il y a deux ans que je suis venu en Hollande avec le comte d’Oginski, grand général de Lithuanie qui me doit cent mille ducats et l’expectative de la couronne de Pologne. Je viens de demander un million aux États Généraux pour les vingt mille hommes que je leur offris contre l’empereur, mon ennemi personnel… etc.

Bref, le prince était un escroc. Les présents qu’il distribuait consistaient en bijoux faux. La pelisse ne valait rien.

Il avait emprunté à Cloots, sous divers prétextes, quarante ducats par ci, trente reyders d’or par là ! Le prince avait des besoins. La presse le faisait chanter. Il l’avouait lui-même en s’attribuant le mérite des attaques.

La vertu, disait-il, me coûte des trésors, j’ai donné vingt ducats au rédacteur du Courrier du Bas-Rhin, cent ducats à celui de la Correspondance secrète de Neuwied, etc., sous condition expresse de dire du mal de moi. Et je viens de récompenser M. le maire, rédacteur d’une feuille française de Cologne, pour m’avoir calomnié en règle.

Un patron de navire ragusain qui relâcha à Amsterdam donna des renseignements sur l’identité du prince. Il était fils d’un artisan de Venise, Antonio Zamouvich qui s’étant enrichi au pharaon et ayant des démêlés avec la justice se retira dans l’Albanie vénitienne, près du bourg de Pastrowich (Pastor-Vecchio, Vieux Berger.) Il fit entrer son fils, Stiépan, dans un couvent. Le jeune moine s’échappa et commença sa vie d’aventures avec une chance inouïe, se faisant passer pour Pierre III, trompant les plus éminents personnages d’Europe, étonnant les Polonais, effrayant les Russes, enthousiasmant le prince de Prusse, proposant des troupes à la Hollande et offrant des postes dans le prochain royaume d’Albanie à tous ceux dont l’opulence lui semblait suffisante pour qu’ils fussent ses victimes.

On n’en finirait pas si l’on voulait s’étendre sur toutes les anecdotes concernant le soi-disant Castriotto. Il était généreux avec les misérables, amateur d’art et de littérature, magnifique avec ses amis et très sobre. Voici comment il parlait de son pays :

Le royaume d’Albanie brillera parmi les États policés avec tous les avantages du climat et du sol ; d’autant plus que le sang de Pyrrhus et des anciens Grecs coule dans les veines des braves Arnautes.

Il assurait : « Que ses compatriotes sont des diamants bruts qui ne demandent que la main du lapidaire pour figurer à côté des plus grands écrivains d’Athènes, de Rome, de Paris. » Au demeurant, c’était un antiphysique.

À Hambourg il se tira lestement d’un procès de mœurs, par la protection d’un ministre étranger. Le prince patriarche avait estropié deux jeunes gens de la ville qu’il avait pris en qualité de pages : « Il eut, ajoute Cloots, l’insolence de menacer le chef du tribunal de lui en faire autant. » Il porta aussi le nom de Pater d’Amérique, prétendant que le Congrès voulait le couronner roi. Il répétait judicieusement : « L’Amérique subjuguera l’Europe. »« Et, dit Cloots, je lui répondais d’après la nature des choses, qu’il se formera sur le continent du Mississipi un système politique à l’ombre duquel la moindre de nos possessions aux Antilles sera aussi en sûreté que Dantzig, Hambourg, Genève et Constantinople parmi nous. »

Stiépan Annibal faux prince d’Albanie, faux Castriotto fut transporté de la prison civile dans la prison criminelle d’Amsterdam. On trouva sur lui une ceinture pleine de poisons et un stylet empoisonné. Ne pouvant mourir au moyen de ce qu’il avait préparé, l’ancien moine vénitien se tua en s’ouvrant les veines avec ses ongles.

Après ce récit, beaucoup d’Albanais penseront que si le prétendant Aladro descend de Scanderbeg, c’est sans doute, en passant par son onzième descendant qui mourut en 1786 dans les prisons d’Amsterdam.

Le Festin d’Ésope §

[1903-12 Le Festin d’Ésope] Notes du mois §

Le Festin d’Ésope : revue des belles-lettres, nº 2, décembre 1903, p. 17. Source : Gallica.
[OP2 1245-1247]

Les premiers abonnés et les lecteurs du Festin d’Ésope seront agréablement surpris en s’apercevant de la réduction du prix des abonnements et de la vente au numéro. Une aide intelligente a permis cette modification.

Les abonnements d’un an à partir de novembre 1903 seront donc servis jusqu’en novembre 1905.

Cette modification aidera je pense au succès de la revue et je remercie les publications de France et de l’étranger, amies des belles lettres, qui ont tenu à signaler en encourageant ma tentative, l’apparition du Festin d’Ésope.

* * *

Une enquête de la Revue sur la crise de la librairie n’a pas éclairé la question. Les libraires ont indiqué la surproduction comme étant la principale cause de la mévente.

Mais l’Angleterre et l’Allemagne produisent chacune plus de livres que la France. Les libraires ne s’y plaignent pas. Et s’ils vendent leurs livres c’est que ceux-ci coûtent bien moins cher que les nôtres En Angleterre par exemple, où l’impression est plus chère qu’en France, on achète à très bas prix des livres reliés, bien imprimés.

J’ai sur ma table, une jolie édition reliée et illustrée de l’admirable Richard II de Shakespeare, ce volume m’a coûté 4 d. c’est-à-dire 0 fr. 40.

Les romans qui se vendent 3 francs ne devraient pas, imprimés et brochés comme ils le sont, coûter plus de 1 fr. 50. L’éditeur et l’auteur y trouveraient leur compte et l’on s’apercevrait bientôt qu’il n’y a pas surproduction de livres en France.

* * *

Les assassinats arméniens à Londres ont soulevé l’opinion publique.

Introduire les méthodes orientales dans un pays libre et ouvert aux étrangers comme l’est l’Angleterre me paraît non seulement criminel mais contraire au bon sens.

Les Anglais sont en pleine période nationaliste, ils sont en train de devenir militaristes, ils commencent à détester les étrangers. Les plus acharnés, ne sont d’ailleurs pas les Anglais de race mais des gens comme Milner né en Allemagne, venu en Angleterre à l’âge de quinze ans et qui après avoir profité de la liberté que son pays d’adoption accorde aux étrangers, tente de le leur fermer.

Les attentats commis par les étrangers surexcitent inutilement les Anglais et quelle qu’ait été la cause des crimes dont je parle, qu’ils soient dus au gouvernement turc ou à une discorde entre gens de même parti, l’Angleterre ouverte à tous les réfugiés politiques n’aurait jamais dû être le théâtre de scènes pareilles.

* * *

Don Mosès Variona est l’inventeur d’un nouveau système de bateaux sous-marins.

C’est un juif de Tanger. Il y a de cela quelques années, il pouvait à peine assurer l’existence de sa nombreuse famille en faisant tour à tour, au hasard des rencontres, le courtier ou le guide.

Un jour Don José Variona vit à la douane, la pacotille d’un commis voyageur français. Elle se composait de jouets, de poupées, de fusées, de pétards.

Don Mosès Variona acquit ces brimborions moyennant quelques douros, trois jours après, ayant chargé cette pacotille sur un mulet il se dirigea sur Fez où résidaient le commandeur et sa cour. Le voyage dura six jours. Dès son arrivée à Fez il obtint une audience du commandeur âgé alors de 10 à 12 ans et très joueur. Dès qu’il fut en présence du chérif, Don Mosès se mit à genoux et déballa sa marchandise : soldats de plomb, tambours, petits canons, poupées parlantes, serinettes.

Le jeune chérif fut émerveillé. Don Mosès amusa le commandeur et sa cour jusqu’à la nuit. Alors il descendit dans le parc du palais, alluma quelques feux de bengale, lança des fusées et détermina dans l’âme des Maures et de leur souverain un tel enthousiasme que le commandeur acheta toute la pacotille merveilleuse et en commanda une nouvelle.

Don Morès Variona devint fort riche, fut estimé de tous et rendit même assez de services aux Espagnols pour que la reine mère lui conférât la grande décoration de l’ordre d’Isabelle la Catholique.

* * *

La profession de président de la République se généralise. Dans quelques années, on verra de tout jeunes gens que leurs familles destineront pour cette carrière représentative.

Le nouveau président de la République du Panama est colombien. Il a tenu à devenir panamiste. Il devient ainsi le compatriote de quelques Français de marque qui se trouvent dans l’alternative d’opter pour une des deux patries : France ou Panama.

Bonheur et prospérité à la République panamiste !

* * *

La femme de l’acteur Beerbohm Tree qui joue si admirablement le rôle de Richard II au His Majesty’s Theatre de Londres est elle-même une artiste de grand talent. The Morning Advertiser lui ayant demandé quelques détails biographiques, elle a envoyé à ce journal un joli quatrain.

This is the life
 Of little me :
I’ am the wife
 Of Beerbohm Tree.

C’est d’une modestie spirituelle et charmante.

G. A.

[1904-01 Le Festin d’Ésope] Bulletin financier §

Le Festin d’Ésope : revue des belles lettres, nº 3, janvier 1904, n. p. Source : Gallica.
[Non OP]

La Rente française a baissé. L’Italien monte à 165 40. L’Extérieure d’Espagne a baissé et baissera encore beaucoup.

Malgré le coupon du 1er janvier le Portugais 3 % est calme à 65 10. Rentes argentines très fermes. Les actions des Chemins français un peu délaissées. Les titres de nos principaux établissements de crédit maintiennent leur bonne tendance. Les Mines d’or sud-africaines ont été recherchées.

Fortunio.

[1904-01 Le Festin d’Ésope] Notes du mois §

Le Festin d’Ésope : revue des belles lettres, nº 3, janvier 1904, p. 37-38. Source : Gallica.
[OP2 1247-1250]

Le classement et la traduction des réponses à l’enquête du Festin d’Ésope sur l’orchestre étant une besogne assez longue les résultats de l’enquête n’ont pu paraître dans ce numéro. Ils paraîtront en Février.

J’ai eu la chance de pouvoir assurer au Festin d’Ésope la collaboration de M. René Dardenne, l’écrivain distingué déjà mis en lumière par ses précédents travaux, et recherché tant de nos confrères périodiques que des organes quotidiens les plus importants.

M. René Dardenne sera désormais chargé de la partie politique, économique et sociale du Festin d’Ésope.

* * *

Le Festin d’Ésope offre des sincères félicitations à son collaborateur John Antoine Nau auquel son beau roman La Force ennemie a valu le prix de Goncourt.

À ce sujet, il faut signaler l’ignorance des journaux parisiens qui ont presque tous estropié le nom de John Antoine Nau et le titre de son roman.

* * *

L’industrie allemande s’apprête à triompher à l’exposition universelle de Saint-Louis. L’Allemagne a obtenu pour son pavillon un emplacement mieux situé que ceux des quarante autres grandes nations qui participeront à l’Exposition. Ce pavillon sera la copie du château de Charlottenbourg. Il sera entouré de jardins pareils à ceux de ce château.

On ne dit pas si l’on y reproduira aussi la chapelle contenant les tombeaux des empereurs allemands. En tout cas, la joie des exposants serait gâtée si l’on devait pendant l’exposition ajouter un nouveau tombeau.

* * *

L’Electrical World nous apprend que l’on a constaté que dans les communications téléphoniques à grande distance, la langue qui s’entend le mieux est le français. C’est là une nouvelle raison pour croire que le français deviendra la langue universelle.

* * *

On a oublié de célébrer le centenaire de Herder qui mourut le 18 décembre 1803. Johann Gottfried Herder fut pourtant un esprit universel.

Leibniz avait poussé vers l’universalisme les meilleurs cerveaux allemands du xviiie siècle qui cherchèrent à pénétrer tous les mystères de la Nature et de la vie humaine afin que rien de ce qui existe de naturel ou d’humain ne leur fût étranger. Les principaux de ces disciples de Leibniz furent Winckelmann, Lessing, Herder et Gœthe. Il n’y eut pas une région dans la science d’alors que Herder n’explorât. Il fut poète et philosophe, s’occupa de théologie, d’histoire naturelle, de géographie, de géologie, de philologie, de critique d’art, d’anthropologie, de pédagogie, d’histoire et de critique littéraire, d’histoire ancienne et moderne, d’antiquités hébraïques, etc.

La fin de sa vie fut attristée par ses dissentiments avec ses anciens amis Gœthe et Kant.

* * *

La Revue d’art dramatique n’est pas seule à nous parler de plagiats. En Allemagne, l’auteur de Das tagliche Brot, Mme Clara Biebig, que l’on avait accusée d’avoir copié un roman de George Moore, Esther Waters, assure ne connaître ni l’un ni l’autre. Au fait, comment assurer qu’il y eut plagiat ? M. Paul Hervieu nous apprend qu’il a traité un sujet identique à celui d’une pièce de M. Brieux. L’héroïne de M. Hervieu porte le même nom que celle de M. Brieux.

* * *

M. Pierre Loüys a écrit un roman, La Femme et le pantin, qui ressemble fort à l’épisode de la Charpillon, dans les Mémoires de Casanova. MM. Anatole France, Pierre Loti, Jean Lorrain, Georges d’Esparbès et bien d’autres ont décrit une chasse au renard tatouée sur un corps d’homme. On ne les appelle pas des plagiaires et l’on a raison.

* * *

L’illustre philosophe qui vient de mourir, Herbert Spencer, l’Aristote moderne, s’étonne dans ses Essais politiques et scientifiques du mépris que professent pour Meyerbeer les musiciens contemporains.

Spencer eut peut-être mieux fait de s’en tenir aux essais sur la constitution du soleil, sur l’hypothèse de la nébuleuse, sur les mœurs et procédés des administrations de chemins de fer et sur la guerre sud-africaine.

Le directeur de l’Opéra va se croire maintenant obligé de découvrir quelque ouvrage inouï de Meyerbeer.

* * *

L’Europa-Pacificbahn. Les résultats de l’exploitation du Transsibérien répondant parfaitement aux espérances que cette entreprise avait donnée, un géographe autrichien, le docteur Conrad Spatzier, vient de publier le projet d’un nouveau Transcontinental asiatique, Constantinople-Shangaï par le sud de la Caspienne, le Pamir et la vallée du Hoang-Ho. L’auteur du projet prévoit la construction d’un pont à « Abdul Hamid » entre Constantinople et Haïdar Pacha.

La nouvelle ligne permettrait d’aller de Vienne à Shangaï en 7 jours et 14 heures et faciliterait l’invasion jaune en Europe.

* * *

M. Pierre Baudin consacre ses loisirs d’homme politique à écrire des études sur les moyens de remédier au malaise économique qui fait croire à la décadence de la France. Ces études réunies sous le titre de Forces perdues sont un manuel d’énergie à la disposition de tous ceux qui s’ingénient à résoudre les problèmes économiques actuels.

* * *
Noël, Noël, les cloches sonnent, ding, dong, ding.
Noël ne revient pas seulement pour les riches
           Et les hommes-sandwiches
Voudraient aussi des fleurs d’hiver et du pudding.

Reynolds Newspaper, le grand journal démocratique de Londres, avait ouvert une souscription pour leur offrir un repas de Noël.

La reine Alexandra a envoyé 500 fr.

M. Joseph Chamberlain, personnellement sollicité, a refusé d’offrir quoi que ce fût pour cette fête des pauvres de Londres.

Joe, dont les bourgeois londoniens acclament le portrait lorsque, à la fin d’une représentation de l’Empire, il apparaît sur l’écran, a-t-il pu digérer en paix le jour de Noël ?

* * *

On nous promet un théâtre social ambulant. MM. Frick, Jean Mollet et leur excellente troupe offriront bientôt aux faubourgs parisiens des spectacles dont l’influence sera peut-être plus profonde que celle des meetings bruyants et fumeux.

G. A.

[1904-02 Le Festin d’Ésope] Bulletin financier §

Le Festin d’Ésope : revue des belles-lettres, nº 4, février 1904, n. p. Source : Gallica.
[Non OP]

Notre 3 % résiste à toutes les tempêtes, tandis que les fonds russes sont bons à vendre. L’Italien est encore trop cher. L’Extérieure fait la joie des baissiers.

Le Rio est calme aux environs de 1232, il est moins influencé qu’autrefois par les variations des valeurs cuprifères cotées à New-York.

En tout cas, un bon conseil : l’abstention sur toute la ligne. Attendons qu’une direction dans un sens ou dans l’autre se dessine.

Fortunio.

[1904-02 Le Festin d’Ésope] Enquête sur l’orchestre §

Le Festin d’Ésope : revue des belles-lettres, nº 4, février 1904, p. 61-68. Source : Gallica.
[Non OP]

Il y a quelque temps, nous avions pensé qu’il serait intéressant d’adresser aux musiciens, aux littérateurs compétents et à tous ceux qu’intéresse le développement de la musique, le questionnaire suivant :

Que pensez-vous des transformations subies par l’orchestre depuis deux cents ans ?

Quelle a été l’influence de l’évolution de l’orchestre sur l’art musical ?

Pensez-vous que la composition actuelle de l’orchestre se modifiera bientôt ?

Quelle a été l’influence de l’orchestre sur la littérature ?

À vrai dire, nous ne nous attendions qu’à un nombre restreint de réponses. Notre enquête portait à dessein sur un sujet spécial qui excluait les banalités qui sont souvent le résultat des enquêtes ordinaires.

Néanmoins, avant sa publication, l’enquête du Festin d’Ésope a fait du bruit dans le monde. Les journaux anglais, allemands, hollandais et turcs en ont parlé. Un grand journal d’Amsterdam, Het Nieuws van den Dag, a invité les musiciens hollandais à nous envoyer leur avis. Le Morning Leader, de Londres, après avoir publié nos questions, ajoute ces intéressantes réflexions : « La réponse à ces questions dépendra certainement des vues de chacun sur la question de la musique comme expression, question à laquelle on doit accorder aujourd’hui une grande importance si l’on a des idées sérieuses sur la musique en général. Le développement croissant de l’orchestre sera regretté par ceux qui pensent que le petit orchestre d’il y a cent ans exprimait tout ce que la musique pouvait exprimer, et sera applaudi par ceux qui pensent que les limites de l’expression musicale n’ont pas été atteintes. »

* * *

Dear Sir,

To answer your questions properly would mean writing a small volume. All I can say, in a few lines, is that.

(1 and 2) The evolution of the orchestra bas not only had the obvious effect of modifying our sense of colour, but the further effect of modifying many of our ideas of form. Dramatic music, in the full sense of the word, is impossible apart from a large orchestra ; and the larger the orchestra a composer can work upon the deeper is he induced to plunge into the psychology of his subject. Further, the possibility of expressing all shades of emotion in the modern orchestra has led to the development of the symphonic poem, — which was of course impossible on the orchestra of the eighteenth century. Lastly, composers are now tempted by their orchestra to aim at what may be called “pictorial” effects, to represent visible things in music. It is easy to take the wrong turning along this path, and to be decoyed into doing foolish things ; yet I fancy there is here a vast unexplored territory that can be made to yield many things worth having. All this supplies composers with other ideals than that of juggling with a couple of “subjects” in order to make a picture. The great modem transition from abstract music to poetic music would have been impossible, on so large a scale, without the opulent modern orchestra.

(3) It is very hard to say whether the present composition of the orchestra will soon be modified. Composers, of course, are always wanting effects beyond those they can actually get ; but so much here depends upon mechanical inventions, which may come tomorrow or may not come for a generation. The question of expense, too, has to be considered. Larger orchestras mean extra cost, and there must be a limit to what the public will pay to hear good music. I think there is a point beyond which it will be practically impossible to increase the orchestra, for this reason : We can, roughly speaking, get twice as much noise by doubling the brass or the wood-wind ; but I think it is a fact that, after a certain point, doubling the strings does not produce anything like double the sound. Fifty violins will, perhaps, be twice as loud as twenty-five ; but I doubt whether a hundred will be twice as loud as fifty. It looks, then, as if the impossibility of increasing the power of the strings. in the same ratio as that of the wind will suffice to limit the increase of the latter.

(4) I do not think the modem orchestra has had any influence at all on literature ; my experience of literary men is that they usually prefer the orchestra of Haydn and Mozart ; they can follow the music more easily.

Yours Sincerely

Ernest Newman

* * *

Monsieur,

Pour bien répondre à vos questions, il faudrait écrire un petit volume. Tout ce que je puis dire, en quelques lignes est que :

1 et 2. — L’évolution de l’orchestre n’a pas eu seulement pour effet évident de modifier notre sens de la couleur, mais aussi l’effet de modifier souvent nos idées de la forme. La musique dramatique dans le plein sens du mot est impossible dans un grand orchestre, et plus l’orchestre avec lequel un compositeur peut travailler est grand plus il est porté à se plonger dans la psychologie de son sujet. Ensuite, la possibilité, dans l’orchestre moderne, d’atteindre tous les degrés de l’émotion a conduit au développement du poème symphonique qui était impossible avec l’orchestre du xviiie siècle.

Enfin, l’orchestre a conduit les compositeurs à chercher ce que l’on pourrait appeler des effets picturaux ; à représenter en musique des choses visibles. Il est facile de s’égarer à un mauvais tournant de ce sentier et de descendre jusqu’à faire des sottises. Cependant, il me semble qu’il doit y avoir là un vaste territoire inexploré pouvant produire des choses qui en vaudront la peine. Tout ceci donnera au compositeur un autre idéal que celui de jongler avec quelques sujets, dans le but de faire une peinture. La grande transition moderne de la musique abstraite à la musique poétique aurait été impossible sans un orchestre opulent.

3. — Il est très difficile de dire si la composition actuelle de l’orchestre sera bientôt modifiée. Les compositeurs demandent naturellement toujours des effets plus grands que ceux qu’ils peuvent obtenir en réalité. Mais ici tant de choses dépendent des inventions mécaniques qui pourront se faire demain ou que verront les générations futures. La question d’argent doit aussi être considérée. Plus l’orchestre est grand, plus il coûte cher, et il y a une limite en ce que le public est prêt à payer pour entendre de [la] bonne musique. Je pense qu’il y a un point au-dessus duquel il sera pratiquement impossible d’augmenter l’orchestre. En voici la raison : nous pourrons, en somme, obtenir deux fois plus de bruit en doublant les cuivres et les bois. Mais c’est un fait, je pense qu’après un certain point on n’obtiendrait pas un son deux fois plus grand, même approximativement, en doublant les instruments à cordes. Cinquante violons sont, je pense, deux fois plus sonores que vingt-cinq. Mais je doute que cent violons donnent deux fois plus de son que cinquante. Il semble donc que l’impossibilité d’augmenter la sonorité des instruments à cordes, en proportion de celles des instruments à vent, soit suffisante pour limiter l’augmentation de ces derniers.

4. — Je ne pense pas que l’orchestre moderne ait eu une influence sur la littérature. Suivant mon expérience, les littérateurs préfèrent ordinairement l’orchestre de Haydn et de Mozart. Là, ils peuvent suivre plus facilement la musique.

Ernest Newman

* * *

Two hundred years ago, the orchestra was an irregular agglomeration of instruments ; now, it is an instrument itself. At the beginning of the 18th century there was a rough sort of organisation of the orchestra, but it was less organized than is generaly realized. We read scores with slaves for 4 stringed instruments, and sometimes oboes, flates, trumpets or horns ; but a closer inspection shows that the violins were playing in unison, the brass instruments putting in a note here and there as their limited compass might allow ; and the whole held together by the harpsichord or organ, if indeed we may say held together when the leaders were allowed to vary their parts as much as they pleased while the others followed as best they could. The orchestra as we know it begins with Haydn, and owes its development mainly to the new style of composition in which form was all important and counterpoint left to musty professors, a style which originated with the Italian composers of the early eighteenth century. Since Haydn’s day the most important event in the history of the orchestra has been the invention of mechanisms giving a complete chromatic scale to horns and trumpets, and it is the employment of such instruments that separates the style of Wagner from that of his predecessors.

The development of the orchestra in the 19th century cannot be dissociated from the other developments of music which went on at the same time. Music has become more popular and more démocratic and so has left the salons of princes for public concert-halls.

Thus it has come about that in our day the orchestra has come to be the vehicle for the expression of the most complicated musical thought. A hundred years ago, the string quartet represented the most intellectual type of music : but with the transference of chamber music from the private house to the concert-room there has come a change in the style, aided by the development of piano forte playing and piano forte construction. This change has been decidedly for the bad : no modern chamber music equals the later quartets of Beethoven for intellectual depth, and indeed the quasi-orchestral style of modern chamber music is not suited to the expression of such ideas. The orchestra itself with its huge number of skilled players presents a great opportunity to the composer who can seize it : but the tendency is to fall between an arid pseudo-classical style on the one hand, and an hysterical emotionalism on the other. No composer at the present day, it may safely be said, has attained the perfect balance of sensuous and emotional beautv which we find in Mozart.

With regard to modifications in the composition of the orchestra, it seems more desirable to reduce its size than to augment it. What is wanted is not noise but variety ; and beyond a certain number the more groups of instruments are subdivided, the less variety there will be. We ought to do all we can to combat the tendency of players to aim at imitating other instruments : a flute should be a flute, not a soft trumpet : an oboe should be an oboe, not a clarinet. Both players and composers ought to realize that an instrument only justifies its existence by having a tone and a style of execution which no other instrument possesses.

The last question is one for the student of literature rather than the musical historian. But I would mention Swinburne and Gabriele d’Annunzio as the poet who seems to me to be unmistakeably influenced by orchestral music — d’Annunzio especially. Indeed d’Annunzio seems sometimes to aim deliberately at orchestral effects both in his prose and his poetry.

Edward J. Dent

* * *

Il y a deux cents ans, l’orchestre fut une agglomération irrégulière d’instruments. Maintenant, c’est un instrument lui-même. Au commencement du xviiie siècle, il y eut une organisation rudimentaire de l’orchestre, mais l’orchestre fut moins organisé qu’on ne croit généralement. Nous lisons des masses de compositions pour quatre instruments à cordes et quelquefois pour hautbois, flûte trompette et cor ; mais en regardant de près on voit que les violons jouaient à l’unisson, les violes avec les basses, les hautbois ou les flûtes avec les violons, tandis que les cuivres mettaient une note ci et là, suivant ce que permettait leur rôle limité, et tout était tenu ensemble par l’orgue, si toutefois on peut dire que c’était tenu ensemble, puisqu’on permettait aux instruments dirigeant de faire leur partie comme ils voulaient tandis que les autres suivaient comme ils pouvaient. L’orchestre, tel que nous le connaissons maintenant, commence avec Haydn et doit son développement surtout au nouveau style de composition, dans lequel la forme était l’essentiel et dans lequel le contrepoint était laissé aux vieux professeurs moisis, style qui débute par les compositeurs d’opéras italiens du commencement du xviiie siècle. Depuis Haydn, l’événement le plus important dans l’histoire de l’orchestre a été les inventions mécaniques qui donnent une échelle chromatique complète aux cors et aux trompettes, et c’est l’usage de ces instruments qui sépare le style de Wagner de celui de ses prédécesseurs.

Le développement de l’orchestre au xixe siècle ne peut être séparé des autres progrès musicaux qui ont eu lieu en même temps. La musique est devenue plus populaire, plus démocratique ; elle a quitté les salons des princes pour les salles de concerts publics. Ainsi, l’orchestre contemporain est devenu le moyen d’expression de la pensée musicale la plus complète. Il y a cent ans le quatuor des instruments à cordes représenta le mode le plus intellectuel de la musique. Mais le passage de la musique de chambre de la maison privée à la salle de concert a causé un changement dans le style, aidé par le développement de la technique du pianiste et de la construction des pianos. Cette modification a certainement donné de mauvais résultats. Aucune musique de chambre moderne n’égale les derniers quatuors de Beethoven, en ce qui concerne la profondeur intellectuelle. En effet, le style orchestral de la musique de chambre moderne n’est apte à exprimer de telles idées. L’orchestre lui-même, avec son très grand nombre de musiciens habiles, est un excellent moyen d’expression pour les compositeurs qui savent s’en servir. Mais la tendance est de tomber, d’un côté, dans un style pseudo-classique et vide, de l’autre, dans une sentimentalité hystérique. Aucun compositeur aujourd’hui, on peut le dire en toute sécurité, n’atteint la beauté à la fois sensuelle, émotionnante et intellectuelle que nous trouvons chez Mozart. En ce qui concerne les modifications apportées à la composition de l’orchestre, il semble plus désirable de réduire sa grandeur que de l’augmenter. Ce qu’il faut, ce n’est pas du bruit mais de la variété. Après un certain nombre d’instruments, plus on a d’instruments et plus on les subdivise en groupes moins il y a de variété. Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour combattre la tendance, chez les instrumentistes, d’imiter d’autres instruments que les leurs ; une flûte doit être une flûte et non pas une trompette douce ; un hautbois doit être un hautbois et non pas une clarinette. Les exécutants et les compositeurs devraient comprendre qu’un instrument n’a de raison d’être que s’il a un timbre et un style que les autres instruments ne possèdent pas.

La dernière question concerne le littérateur plutôt que l’historien musical. Mais je nommerai Swinburne et G. d’Annunzio comme indubitablement influencés par la musique orchestrale. D’Annunzio semble quelquefois vouloir obtenir expressément des effets orchestraux et dans sa prose et dans sa poésie.

Edward J. Dent

* * *

Cher Monsieur,

La question que vous posez est si vaste et si difficile, que je m’excuse de n’en traiter ici que quelques parties accessoires.

L’évolution de l’orchestre, depuis trois siècles, n’a pas toujours été un enrichissement. Elle passe périodiquement par deux phases successives, qui d’habitude alternent entre elles avec assez de régularité : tantôt l’orchestre s’enrichit de timbres nouveaux, tantôt il s’organise, en sacrifiant au besoin beaucoup de ses richesses à la recherche de l’ordre et de l’unité.

C’est ainsi que l’orchestre italien de la seconde moitié du xvie siècle est beaucoup plus riche et plus complexe que celui du xviie siècle. Dans l’instrumentation des madrigaux de Luca Marenzio, exécutés aux fêtes de Florence, vers 1590, ou des Concerti di varii strumenti de Ercole Bottrigari, à la même date, on trouve, par exemple, des orgues, des clavecins (clavicembali, spinette), des instruments à cordes de toutes sortes (chitarrone, chitarrina espagnole ou napolitaine, violes da braccio, violes da gamba, ribechini, lyres, luths, harpes, etc. ), et une riche collection d’instruments à vent (flûtes grandes et petites, trombones de toutes tailles, cornetti, etc. ). — Dix ans après, dans la première partition de drame musical, que nous ayons conservée : la Rappresentazione di Anima e di Corpo d’Emilio del Cavalliere (1600), cet orchestre est réduit à un clavicembalo, une lyre, un théorbe et un petit orgue. — C’est que les musiciens du xvie siècle ne songent qu’au coloris instrumental ; et, pour l’enrichir, tous les moyens, tous les timbres leur sont bons. Mais, dès que commence à se fonder le théâtre musical, l’objet de l’artiste est l’unité de l’expression dramatique ; aussi élimine-t-il tout ce qui peut distraire de ce but unique ; et il préfère à des ressources plus abondantes un orchestre excessivement réduit, pourvu qu’il soit étroitement uni au chant et à l’action.

Cette évolution de l’orchestre est le mieux marquée chez le plus grand musicien dramatique d’alors : Claudio Monteverdi. Il n’a pas enrichi l’orchestre, comme on a dit. Il l’a volontairement appauvri et organisé. — Dans son premier essai dramatique, l’Orfeo, de 1607, il use encore de l’ancienne instrumentation, il a jusqu’à trente-six instruments — qu’il emploie, d’ailleurs, non simultanément, mais par petits groupes successifs de quatre ou cinq. Mais ses œuvres suivantes sont conçues dans un esprit tout autre, et inaugurent une voie nouvelle. Le Ballo dell’ Ingrate, de 1608, n’emploie que le quatuor des violes, le clavicembalo et le chitarrone. Le Combat de Tancrède et de Clorinde, de 1624, n’use, de même, que du quatuor à cordes, du clavicembalo et du contrabasso da gamba. Monteverdi sacrifie ici la variété du coloris instrumental à la nécessité primordiale de créer d’abord, avec des moyens plus limités, un style orchestral homogène. Il met à profit, d’ailleurs, la révolution qui s’opère au même moment dans la lutherie. Les violes sont supplantées par les violons. Le violoncelle est décidément introduit dans l’orchestre vers 1640. Dès lors, le quatuor des violons devient (avec le clavecin) la base de l’orchestre. Une fois ce noyau solidement constitué, les maîtres musiciens tâcheront de reconstituer autour, peu à peu, les richesses de l’orchestre, auxquelles ils semblaient avoir momentanément renoncé.

Il serait possible, je crois, de suivre dans l’histoire de l’orchestre, au xviiie et au xixe siècle, la même alternance de périodes d’invention et d’organisateur, d’enrichissement et d’ordre. C’est ainsi qu’à l’époque d’Haydn, après un siècle de recherches fécondes en inventions et combinaisons instrumentales, l’orchestre s’organise de nouveau, en s’appauvrissant, en sacrifiant au besoin légitime d’unité, les violes, dont les sonorités incomparables semblent définitivement perdues pour la musique, et les instruments à cordes pincées (à l’exception de la harpe), si lourdement suppléés par le Pizzicato des violons.

Aujourd’hui, malgré le prodigieux accroissement des timbres de l’orchestre, il s’en faut que cet orchestre géant possède bien des nuances instrumentales, réalisées par les petits orchestres du xvie siècle, formés de groupes d’instruments de la même famille : flûtes, trombones, etc. ; et je ne sais s’il n’y aurait pas intérêt à reconstituer ces familles, et l’individualité de chacune d’elles. Il s’est passé un peu dans l’orchestre ce qui s’est passé dans les grands États modernes. L’unité du pouvoir central a tué la vie des provinces. Peut-être, après la centralisation excessive imposée par la volonté impérieuse d’un Wagner à cette tempête d’éléments, qu’est une symphonie moderne, trouverait-on grand profit et plaisir très profond à ressusciter la vie de ces petites provinces de l’orchestre, de ces petits orchestres dans l’orchestre.

En tout cas, il ne manque pas pour l’avenir de découvertes à faire dans le domaine du coloris instrumental, surtout si les recherches, un peu trop négligées, en ce moment, de l’acoustique musicale, sont reprises par les physiciens et poursuivies parallèlement à celles des facteurs d’instruments, et d’accord avec les indications des musiciens. Nul doute qu’il n’y ait encore beaucoup à faire. Je croirais volontiers que l’orchestre actuel n’est pas encore arrivé à un état d’équilibre pleinement satisfaisant ; et peut-être y aurait-il lieu de reprendre l’édifice à sa base, et de réformer le quatuor à cordes lui-même. Il y a longtemps qu’on a signalé ses imperfections. Il est mal équilibré. Il n’a pas la pondération du quatuor vocal. Composé de deux soprani : les violons, d’une basse : le violoncelle et d’un timbre intermédiaire, assez beau, mais d’un calibre mal fixé : l’alto, il comprend donc donc trois timbres seulement, avec prédominance de l’aigu, et absence d’intermédiaires suffisants. Les maîtres du xviiie siècle le sentaient bien. Bach et Haydn avaient cherché à écrire pour un quatuor plus analogue au quatuor vocal ; ils avaient essayé d’instruments intercalaires : un alto plus grand, et un violoncelle plus petit ; mais ces essais ne réussirent pas. Ils ont été repris plusieurs fois depuis, notamment il y a quelques années, par un ingénieur, M. de Gennes, qui avait constitué ce qu’il appelait le quatuor normal (violon, grand alto, violoncélin et violoncelle). Il serait utile de poursuivre ces recherches. Je suis surpris que les imperfections de nos quatuors ne frappent pas davantage. C’est un genre admirable, qui se prête aux jeux les plus délicats et les plus fuyants de la pensée ; mais il est tout nerfs, et, pour ainsi dire, sans chair. Beethoven, au lieu de tempérer cette expression tendue, exaspérée, suraiguë, l’a portée au paroxysme. Ses derniers quatuors, écrits si souvent dans les registres extrêmes des instruments, avec des sautes imprévues de l’aigu au grave, ou vice versa, sont des poèmes intellectuels d’une tension délirante, d’une profondeur unique ; mais ce n’est presque plus de la musique ; et l’esprit a plus de part à leur jouissance que l’oreille. Je l’avoue, l’audition des plus beaux quatuors à cordes m’a bien rarement donné un plaisir parfait. Je comprends que la délicate sensibilité de Mozart ait eu une prédilection pour les combinaisons du quatuor à cordes avec la fluidité vaporeuse et mouillée des bois. Le son rond du hautbois, de la clarinette ou de la flûte, ses tenues de petit orgue, sa douceur enveloppée, apportent au quatuor à cordes trop intellectuel son complément plastique et moral, comme l’apaisement d’ombres délicates sur un dessin trop accusé.

Il me semble que tout notre orchestre actuel présente des défauts un peu analogues. Son expression est d’une intensité un peu trop cérébrale ; elle manque souvent de corps. Il est dans un état de crise perpétuelle. Il faudrait l’humaniser, le ramener à la calme plénitude de la vie. — J’attendrais beaucoup de l’adjonction régulière à l’orchestre, des voix, de petits orchestres de voix (je ne dis pas de chœurs), traitées à la façon d’instruments. Les quelques essais qu’on en a faits récemment m’ont paru intéressants. L’étude des maîtres de la polyphonie vocale, au temps de la Renaissance, — surtout de quelques personnalités très raffinées de la fin du xvie siècle français, — pourrait beaucoup apprendre, dans cet ordre d’idées.

Il y aurait une réforme plus pressante à faire que celle de l’orchestre, ce serait celle des salles de concert ou de théâtre musical, ce serait l’étude de leur acoustique et de l’adaptation des moyens d’exécution musicale aux proportions et à la sonorité des différentes salles. Jamais un Italien de la grande époque, si justement soucieux de la mise en place de l’œuvre, n’eût pu concevoir qu’on exécutât une même symphonie, avec le même orchestre, dans la salle du Conservatoire, dans celle du Nouveau-Théâtre, ou dans celle du Trocadéro. Un peuple chez qui l’on joue l’Enlèvement au Sérail sur la scène du Grand Opéra n’est pas un peuple musicien. Une œuvre musicale est comme une belle peinture, faite pour être vue à une certaine place et d’une certaine distance. Prétendre faire abstraction de ces conditions matérielles précises, et l’admirer n’importe comment, n’importe où, à tout prix, prouve qu’on ne l’a jamais sentie.

Excusez, cher Monsieur, ces indications hâtives et incomplètes. J’ai voulu vous montrer seulement l’intérêt que je porte à votre enquête.

Croyez, je vous prie, à mes sentiments bien cordiaux.

Romain Rolland

* * *

Mon cher confrère,

Il est difficile de vous répondre brièvement. J’essaierai d’être le moins prolixe possible.

1º J’estime qu’il y a eu, non pas transformation, mais bien formation. Au début du xviiie siècle, la conception de l’« orchestre » existait à peine. Bach choisit d’ordinaire, d’après la tonalité générale du morceau qu’il veut écrire, les instruments à employer, et les traite ensuite en parties obligées. (Il n’en obtient pas moins d’intenses effets de coloration).

Après, nous voyons l’orchestre s’organiser, mais jusqu’au xixe siècle, la conception en reste surtout, généralement parlant, celle d’un ensemble. À présent, au contraire, chaque instrument est considéré comme une individualité distincte, ayant son rôle propre et le remplissant en toute indépendance. Le groupe des instruments à cordes, celui des bois, celui des cuivres, la percussion même ont désormais des rôles, toutes proportions gardées, équivalents : l’organisme est, semble-t-il, pleinement constitué.

2º La question est délicate et complexe : je pense que vous n’avez en vue, lorsque vous la posez, que l’évolution de la facture instrumentale.

À cet égard, il est certain que, par exemple, l’invention des cors et des trompettes chromatiques a causé une véritable révolution dans l’art musical. D’autres instruments nouveaux, comme le saxophone, n’ont guère été adoptés, quoique fort intéressants.

Les perfectionnements de la facture instrumentale ont pu contribuer à l’unification des types utilisés par les musiciens contemporains — unification dont je reparle plus loin. En somme, l’artiste peut être appelé à utiliser les nouvelles ressources offertes, mais je ne pense pas qu’il se laisse guider par l’invention d’un facteur d’instruments.

3º Je ne le crois pas : l’orchestre actuel est assez varié pour répondre à tous les besoins ; en outre, la composition en est, somme toute, fort élastique : en augmentant ou en diminuant la batterie, en faisant usage ou non de certains instruments peu usuels, mais déjà admis dans l’orchestre : clarinette, contrebasse, tubas et bugles, petites trompettes, etc., on peut arriver aux combinaisons les plus diverses.

Je sais bien, par exemple, qu’un compositeur allemand, M. Stelzner vient d’utiliser, dans deux opéras, de nouveaux instruments à archets de son invention. Il est impossible de préjuger de la valeur de cette innovation. Mais il semble bien que le quintette d’instruments actuellement employé offre toutes les ressources désirables.

En tous cas, il est certain que l’on tend vers l’unification des types instrumentaux : on n’emploie plus guère que des trombones ténors, des clarinettes en si bémol, des cors en fa et des trompettes en ut. Beaucoup d’instruments anciens : hautbois d’amour, de chasse, etc., sont, je crois, définitivement tombés en désuétude. Mais la limite de la simplification me paraît d’ores et déjà atteinte. Et je ne pense pas que certains instruments, employés parfois en vue d’effets spéciaux, fassent jamais partie intégrante de l’orchestre. Peut-être, le piano viendra-t-il s’adjoindre à cet orchestre. Nous le voyons déjà employé, comme timbre, dans le Chant de la Cloche et la Symphonie sur un thème montagnard de M. Vincent d’Indy, dans les Djinns de Franck, etc. Dans son opéra Sadko, M. Rimsky-Korsakow fait usage du pianino. On tend aussi à employer comme timbre la voix humaine : Fervaal, Nocturnes de M. Debussy, l’Étranger, etc.

4º Sur cette question, j’avoue mon incompétence.

Excusez cette longue réponse, motivée par le haut intérêt de votre questionnaire et veuillez me croire, mon cher confrère,

Votre sincèrement dévoué :

M.-D. Calvocoressi

* * *

Mon cher Apollinaire,

Je m’aperçois que je suis effroyablement en retard pour répondre au questionnaire du Festin d’Ésope…

Je vous envoie tout de même ma réponse, peut-être pourra-t-elle paraître dans le numéro de février.

1º Du bien. L’extrême division du travail orchestral nous mènera peut-être un jour à une sorte de pointillisme de l’instrumentation qui pourrait être trop mesurée et trop tarabiscotée. Mais nous n’en sommes pas là, et pour le moment on n’a qu’à se féliciter, par exemple, des dernières innovations de Claude Debussy.

2º Elle l’a rendu toujours plus subtil et plus profond.

3º Chi lo sa ?

4º L’influence de l’orchestre sur la littérature ? Disons de la musique sur la littérature, et en particulier sur la poésie : considérable. Wagner est pour beaucoup dans le symbolisme, au point de vue non seulement des idées, mais de l’expression. Le vers libre, c’est la mélodie continue. Tout l’art de Verlaine est essentiellement musical :

De la musique avant toute chose… Et Pelléas et Mélisande, qui a réalisé en musique ce que le vers librisme a tenté en poésie, aura une très grande influence, j’en suis persuadé, sur les jeunes poètes. Action et réaction, éternelle loi de solidarité qui se vérifie partout, dans l’art comme dans la vie sociale.

Cordialement à vous.

Fernand Gregh

* * *

Mon cher Confrère,

Belles, mais redoutables questions que vous nous posez là ! Le temps manque pour y répondre. C’est par un volume qu’il faudrait vous faire une réponse loyale, adéquate à ce beau sujet. Et peut-être, un jour, l’écrirons-nous… En voici la table.

1º Ce que je pense des transformations subies par l’orchestre depuis deux cents ans ? — J’en pense énormément de choses, résumées, de prime-saut, dans cette phrase que je sens quelconque : L’évolution de l’orchestre a suivi l’évolution de la musique même, qui, de la beauté purement formelle, s’est élevée à l’expression psychique ou bien est descendue à la description pittoresque, cherchant à caractériser tour à tour des âmes ou des choses…

L’évolution de l’orchestre serait donc un effet. Elle va devenir une cause.

2º En effet, vous me demandez quelle a été l’influence de l’évolution de l’orchestre sur l’art musical… Cette influence sonore a été remarquable, quoique insensible ; elle a transformé la symphonie et créé le concert ; elle a bouleversé le théâtre, ruinant l’opéra, le remplaçant par le drame noté… Sans l’orchestre, point de wagnérisme possible !

Quelques notes marginales :

Tous les novateurs, tous les maîtres ont favorisé le développement de l’orchestre : Monteverdi, Rameau, Gluck, Mozart, Beethoven, etc… — Mozart réinstrumente les grands oratorios de Haendel… Son Enlèvement au Sérail, de 1782, passe lui-même pour une audace orchestrale : « Trop de notes, Mozart ! » gronde l’empereur Joseph II l’italianisant… Mozart mélodiste est un novateur en orchestration : ne l’oublions pas !

Mais, d’instinct, tous les grands maîtres aussi ne déchaînent les forces orchestrales qu’en proportion de l’intérêt, de l’effet : c’est la loi posée par le grand Gluck, un novateur, un bruyant (aux oreilles chatouilleuses de ses contemporains poudrés) ; cf. « l’Épitre dédicatoire » d’Alceste, que notre Berlioz savait par cœur… Gluck obéit à sa propre loi, ce qui n’est pas sans mérite ! Et le Mozart de Don Juan ne fait clamer les trombones que pour souligner l’entrée du Convive de pierre… Cette fin de son Don Giovanni présage tout le Schumann de Manfred et de Faust : c’est de l’art immortel… Et le Beethoven de la Pastorale réserve les timbales pour son Orage… Les scolastiques proscrivaient les trombones de toute symphonie : il y recourt pour accroître ou soutenir l’intérêt du drame ineffable. Et notre volcanique Berlioz est lui-même un sobre : exemple son Enfance du Christ, que les amis de Mozart ou de M. Debussy doivent chérir entre toutes ses œuvres inégales, mais géniales, où le coloris est toujours juste. Berlioz romantique est un gluckiste. Son Requiem proportionne la clameur au drame de la mort.

Avec Berlioz, la percussion s’affine, s’anime et devient pittoresque ou psychologique.

Chez Mozart, la musique turque n’est qu’une percussion grosso modo, sans subtilité. — Trompettes et timbales n’interviennent que pour frapper fort, pour faire des forte, dans un finale…

Berlioz, après Beethoven et Weber, a fait de la percussion toute une palette ; — et, qui plus est, une palette dramatique, — intervenant avec sobriété, brio, justesse, à propos… — Consulter, à ce point de vue, et comparer chacune de ses œuvres, chaque partie dans chacune de ses œuvres, et son fameux Traité d’Instrumentation moderne (1844). — Berlioz « joue de l’orchestre ». Et le grand Wagner lui doit beaucoup, sur ce point…

Grâce à l’évolution de l’orchestre, le piédestal est resté sur la scène et la statue est descendue parmi les instrumentistes : c’était fatal.

Il y aura toujours de bonnes gens, comme le bon Grétry, pour adresser ce reproche aux novateurs… On l’a fait à Duni lui-même, à Gluck, à Mozart, au Beethoven de Fidelio, qui nous paraît, maintenant, superbement traditionnel…

3º Mais vous me demandez si la composition de l’orchestre se modifiera bientôt ?

— Bientôt ? Non, je ne crois pas !

Mais l’art musical, comme les autres arts, se réfugie désormais dans l’intimité. On parle à voix basse, presque mystérieusement. On recherche moins le grand « chambard » des poèmes symphoniques de Liszt et de ses remarquables héritiers de la musique russe, si savoureuse pourtant et qui a fort préoccupé les veilles de nos intéressants debussystes, — que le recueillement subtil et les combinaisons plus rares entre les timbres aériens.

De là le succès, encore une fois ; de notre Enfance du Christ et la vogue renaissante de Mozart, de Rameau, des anciens qui furent les jeunes, — et, dans la littérature, du théâtre si fin de Musset !

Tout se tient, dans la parure et le goût d’un temps.

4º Et, alors, quelle a été l’influence de l’orchestre sur la littérature ?

Médiocre d’abord, même en 1830, car les grands poètes sont rarement sensibles à la musique pure. Et Victor Hugo, dans deux pièces célèbres, a décrit la musique, voire même la symphonie, mais en sculpteur du vers, en rhétoricien souverain de la rime… Alto rime richement avec chapiteau, etc., etc.

Toutefois, plus mélomanes, les peintres et nos récents littérateurs doivent beaucoup à la fréquentation des concerts, à leur commerce amoureux avec l’orchestration moderne…

L’Ouverture des Maîtres Chanteurs, par exemple, nous est apparue, voici vingt ans déjà, comme une seconde Nature, un autre monde, une merveilleuse coupe de panthéisme où tous nos sens buvaient la vie à pleins bords, avec dévotion ! Auditeur, exécutant, — quelle volupté d’être une monade, une unité pensante en cet univers !

Personnifiant la Renaissance ivre de vie, le Satyre du poète n’était pas soudain plus grand que notre humble moi plongé par le génie des sons dans ce radieux abîme…

À vous,

Raymond Bouyer

(À suivre)

[1904-02 Le Festin d’Ésope] Notes du mois §

Le Festin d’Ésope : revue des belles-lettres, nº 4, février 1904, p. 57. Source : Gallica.
[OP2 1250-1252]

Édouard VII peut être content. L’Angleterre — je ne parle pas de ses habitants — est le seul État dont la situation soit actuellement excellente. Le bilan de 1903 est fort beau : réformes agraires en Irlande, entente avec la France et l’Italie, fin du conflit au sujet de l’Alaska, intimité avec les États-Unis — ce qui n’était encore jamais arrivé, — le Thibet ouvert à l’influence anglaise, prestige grandissant dans le golfe Persique, espoir d’un nouvel empire indien dans l’Afrique du Sud.

Il ne faudrait pourtant pas que ces succès incitassent les Anglais à cette fierté ridicule et frivole qui faisait dire à un de leurs orateurs de la fin du xviie siècle : « Oui, milords, avant peu vous verrez Louis XIV aux pieds du Parlement lui demander la paix. »

* * *

Une nouvelle sensationnelle : Jo-Jo — il ne s’agit pas de M. Chamberlain — est mort à Salonique le 30 janvier à 10 heures 50 minutes. Jo-Jo, l’Homme-chien, était devenu asthmatique à Paris, et les difficultés de la Russie, sa patrie, avec le Japon, ont hâté sa fin.

La douleur de son imprésario faisait peine à voir.

* * *

Gœthe disait un jour à Eckermann : « Un auteur qui n’espère pas un million de lecteurs ne devrait jamais écrire une seule ligne. » Ce jour-là, Gœthe pensait comme M. Decourcelle, qui lui en a su gré en mettant Werther à la scène.

Je crains qu’en choisissant le titre de son remarquable recueil de vers, Charles Derennes ait pensé comme Gœthe ou M. Decourcelle.

L’enivrante angoisse : titre de vers de femme ou pour femmes ; un de ces mille titres d’une sentimentalité banale qui courent sur les couvertures des recueils élaborés dans les gynécées et ce qui est plus grave, titre indigne des poèmes qu’il annonce.

Je sais que les vers de femmes sont à la mode et que les titres dans le goût de L’enivrante angoisse attirent des millions de lecteurs ; mais il est regrettable que la mode ait poussé un poète comme Charles Derennes à penser comme pensait Gœthe les jours où il pensait comme M. Decourcelle.

Les poèmes de Derennes valent mieux que leur titre. Les sept parties qui composent L’enivrante angoisse sont toutes belles et forment un tout harmonieux. Je pense, dès à présent, que Charles Derennes est le plus harmonieux de nos poètes, et les cinq poèmes de la Guirlande à Ronsard sont la jonquille, la rose, l’œillet, la pâquerette et la tulipe.

Quelques poèmes déconcertent et l’un : Prière, ressemble trop à Enfant Eros, dans le Cœur innombrable.

Le livre entier est un long baiser donné à la Beauté dans un jardin d’automne où

Le soir au front d’iris ride de son haleine
Les grands bassins d’argent ou le passé croupit.
* * *

Les symbolistes qui écrivent leurs mémoires se félicitent d’avoir surmonté plus de difficultés qu’Hercule n’accomplît de travaux. Ils ajoutent généralement que tout est rose dans la vie des jeunes écrivains contemporains. Ces symbolistes parlent comme ce vérolé qui, après sa guérison, prétendait que la maladie n’existait plus parce qu’il était désormais préservé de l’infection.

* * *

Un banquet organisé par la Plume a réuni une partie des admirateurs du grand poète Verhaeren. Les convives étaient fort nombreux.

Plusieurs discours parfaits ont salué un des plus puissants poètes de notre époque.

G. A.

[1904-03 Le Festin d’Ésope] Enquête sur l’orchestre (Suite) §

Le Festin d’Ésope : revue des belles-lettres, nº 5, mars 1904, p. 82-85. Source : Gallica.
[Non OP]

L’orchestre, depuis deux siècles, a évolué dans un sens analogue à la musique elle-même, c’est-à-dire vers plus de richesse et de pathétique. L’orchestre de Beethoven marque un stade culminant dans cette évolution ; les enrichissements wagnériens, pour beaux qu’ils soient, ont moins d’importance qu’on ne leur en attribue. Vous demandez quelle a été l’influence de l’orchestre sur l’art musical ? J’inclinerais à me demander le contraire ; je crois que c’est l’art musical qui s’est créé progressivement ses ressources orchestrales. Wagner, qui désirait la puissance et le coloris, dont il avait besoin pour cet art si plastique qu’est le théâtre, Wagner a été amené à transformer son orchestre pour servir sa pensée musicale.

En dehors du théâtre, qui est un art spécial, j’estime qu’il convient de ne point attacher une importance exagérée à l’orchestre, même dans la symphonie, et que la pâte orchestrale n’équivaut pas, ainsi qu’on l’a dit souvent, à ce qu’est la palette pour un peintre. Au point de vue musical pur, Beethoven est, à mon sens, allé plus loin dans ses derniers quatuors que dans ses symphonies ; la richesse des timbres n’est donc pas indispensable à l’art musical. De nos jours, elle va parfois jusqu’à lui nuire, car le compositeur se laisse séduire par le chatoiement d’un orchestre original ou curieux et néglige, en cette recherche, la structure et la netteté de l’idée.

Je ne puis guère répondre à votre troisième question. Il me semble difficile que l’orchestre puisse se développer beaucoup, puisqu’il possède toute la série possible d’instruments de chaque famille.

Votre quatrième question me surprend. Je doute que l’orchestre ait eu une influence spéciale sur les lettres. Par contre, la musique symphonique a joué incidemment un rôle assez considérable dans l’évolution d’une certaine littérature, depuis vingt ans. Je me suis souvent demandé s’il était préférable pour un écrivain d’être un visuel ou un auditif, d’être doué musicalement plutôt que picturalement ; je crois que la musique est moins proche des lettres et même de la poésie. La plupart des grands poètes, des grands romanciers du xixe siècle se connaissent en peinture infiniment plus qu’en musique ; quelques-uns des meilleurs poètes aimaient peu la musique. La description du monde extérieur, formes et couleurs, joue un rôle plus vaste en littérature que le rythme de la langue ; d’ailleurs le rythme du vers et le rythme musical sont choses fort distinctes et assez éloignées.

En résumé l’orchestre et la symphonie ont eu une influence heureuse sur les lettres modernes, mais uniquement au point de vue de la culture générale d’un artiste ; au point de vue de l’art littéraire proprement dit, je pense que la musique est de médiocre utilité et qu’on peut être un admirable écrivain et même un grand poète en restant tout à fait étranger à la musique.

Alfred Mortier

* * *

Depuis deux cents ans ? Hélas toute notre orchestration moderne est en puissance chez Rameau, plus précise même que chez Glück, son continuateur et spoliateur un peu. Cela se proclame aujourd’hui enfin avec tant d’enthousiasme que nous ressentirions quelque pudeur à faire chorus pour une assertion prenant figure de paradoxe à la mode, si nous-mêmes ne l’avions émise quelque dix ans en çà, dans un travail auquel acquiescèrent seuls Willy, homme alors acerbe et chevelu, et Alfred Ernst. Les concerts de la Scola, les écrits de quelques critiques hardis, tels Jean Marnold au Mercure, attestent que c’est mieux qu’un paradoxe (il suffisait d’ouvrir Platée, Dardanus, voire Castor et Pollux : mais il était naguère encore de mauvais goût de le soutenir). Que cela prouve-t-il ? Que les maîtres ne doivent rien qu’à eux, que chacun d’eux se refait sa technique et se réinvente l’art, voilà tout.

Maintenant, que « l’évolution » de l’orchestre ait influé sur l’art musical ou sur la littérature ? nullement, et c’est impossible : elle est effet et non cause. L’extinction des écoles de chant, le délire du bel canto, l’invasion du piano avec le style qu’il provoque et celle, par suite, du virtuose ou vocal ou instrumental, déformèrent l’harmonieuse tragédie ou comédie lyrique en ce double monstre : ici l’orchestre-guitare, là le chanteur-instrument d’orchestre. Mais ces causes mêmes issuaient d’une plus profonde : l’invasion de la démocratie, c’est-à-dire de la vulgarité, le besoin, d’émotions brutales. Cela dura tout le xixe siècle, cela persiste. Ceci au théâtre : mais il a tout envahi ; depuis Beethoven, la musique de chambre végète misérablement, et nous en oserions dire autant de celle de concert, où Mendelssohn joua un aussi néfaste rôle que Meyerbeer à la scène. Le mauvais goût romantique introduisit mille préoccupations dramatiques, littéraires, pittoresques, absolument déplacées. Une des gloires de Franck et des siens sera de nous avoir rendus à la musique musicale.

La composition de l’orchestre se modifiera-t-elle ? Dès lors, oui ; comment ? il paraît au moins audacieux de le préciser ; on peut du moins présumer dans quel sens et prévoir cette scission : l’orchestre des musiciens, et celui du vulgaire, lequel plus que jamais énamouré des mélodramatiques sonorités des flasques cuivres à piston, par exemple, par l’autre éliminés (autant que faire se peut), les corroborera volontiers avec les orgues de Gavioli et le phonographe.

Dans tous les cas, encore un coup, pas d’influence sur la littérature non plus que sur l’« art » : un état d’esprit général. Tandis que les musiciens romantiques se départaient de la musique, à peu près aucun écrivain de ce démocrate romantisme, aucun artiste, sauf Delacroix, et ne l’aima, ni même ne la comprit. Cela est un signe. Au contraire, les écrivains « symbolistes », depuis Baudelaire, et les artistes (Rodin, Fantin-Latour, Odilon Redon, etc…) sentent musicalement. Mais il est élémentaire que ce ne leur vint pas d’écouter des sonates.

… À présent, si vous instituiez une enquête « sur l’Inutilité des enquêtes » et leur tyrannie ? Et les revues n’agiraient-elles pas sagement, et honnêtement, en abandonnant cet exaspérant jeu de société aux journaux amoureux de se procurer de « la copie » gratis ?

Fagus

* * *

Monsieur,

Il faudrait presque un volume pour répondre aux diverses questions que vous posez. L’orchestre domine incontestablement toute la musique moderne et, si l’on étudie ses transformations depuis Bach jusqu’à Richard Wagner, on remarquera peut-être avant tout qu’à mesure que la musique développait son influence morale, à mesure qu’elle devenait art collectif et manifestation sérieuse, l’orchestre devenait prépondérant. La chanson suffisait à la naïveté juvénile populaire, l’opéra prétentieusement lyrique convenait aux aristocratiques indifférences ; mais le jour où la musique voulut traduire autre chose que des farces aimables, faire mieux que d’illustrer d’avenants scénarios, elle dut étendre ses moyens expressifs et user de matériaux plus consistants, plus malléables et souples surtout que la voix humaine qui prépondéra primitivement. C’est ainsi qu’après Gluck, qui avait surtout magnifié la vérité expressive et tout mis dans l’accent, vint Beethoven, qui voulut, en un poème instrumental, synthétiser tout le drame humain, refléter toute la nature, puis Berlioz et Wagner, qui voulurent, dans la pâte sonore, fixer des images et définir des idées. Tous, naturellement, enrichissent matériellement l’orchestre et, selon la loi naturelle qui veut qu’il naisse organiquement des moyens selon le besoin des causes, les diverses unités orchestrales se transformèrent progressivement ou s’adjoignirent des adjuvants qui leur permirent de varier et de multiplier leurs effets particuliers. L’évolution orchestrale des luthiers italiens jusqu’à Sax symbolise merveilleusement les transformations morales multiples de la musique.

La composition de l’orchestre est-elle appelée à se modifier bientôt ?… Il est bien difficile d’y répondre ; il est incontestable, en tout cas, que c’est à la polyphonie instrumentale que l’on demandera de plus en plus de traduire les mouvements expressifs divers… Qui sait... l’orchestre entre les mains de musiciens à la Debussy changera peut-être les règles qui le régissent actuellement… le quatuor n’y régnera plus en maître, et la variété extérieure des timbres, le coloris décoratif y prédomineront… Tout est possible.

Quant à l’influence de l’orchestre sur la littérature, on ne saurait mieux la définir qu’en constatant que, depuis Berlioz et Wagner, la musique a, même dans les pays qu’il est convenu d’appeler « latins », pris une place considérable qu’elle n’eut jamais auparavant (si ce n’est dans l’antiquité). Physiologues, philosophes et romanciers s’évertuent de leur mieux à l’analyser, la définir ; Nietzsche, Lichtenberger, Helmholtz, d’Annunzio, etc., etc., essaient d’exprimer ses secrets ou de traduire sa poésie, et le public matérialiste et sceptique subit par elle, de plus en plus, l’influence de l’irréel et du mystère… Jamais peut-être autant qu’aujourd’hui la musique ne régna sur l’intellect des peuples conscients ; religions mortes et étoiles éteintes, elle est la dernière, mais aussi la plus noble chaîne qui réunisse notre âme avec l’au-delà.

E. de Solenière

* * *

1º Que pensez-vous des transformations subies par l’orchestre depuis deux cents ans ? — Pas du tout remarquables, comparées au progrès général.

2º Quelle a été l’influence de l’évolution de l’orchestre sur l’art musical ? — Très grande.

3º Pensez-vous que la composition actuelle de l’orchestre se modifiera bientôt ? — Non.

4º Quelle a été l’influence de l’orchestre sur la littérature ? — Minime, car la plupart des écrivains n’apprécient pas l’orchestre.

Louis Lombard

* * *

M. le Rédacteur,

Il faudrait un volume à un homme compétent pour répondre aux questions fort intéressantes posées par le Festin d’Ésope. Je vous suis reconnaissant de l’honneur que vous me faites en me demandant mon opinion. Je vais tâcher de vous la donner aussi succinctement que possible.

Il n’est pas utile de dire que l’orchestre s’est modifié dans cette période duocentennale. Il a subi une évolution assez lente, coupée ça et là par de véritables révolutions, qui l’a conduit à un degré d’exprimabilité extraordinaire.

En quoi ont consisté les transformations ? — En ce que, tout d’abord, le nombre des instruments couramment employés a été augmenté considérablement ; de nouveaux timbres sont apparus.

Nous avons maintenant sous la main trois solides quatuors ; chacun d’eux est parfaitement équilibré, et une des préoccupations de l’orchestration moderne a été de conserver entre ces divers quatuors un équilibre satisfaisant.

Une autre préoccupation a été celle qui a conduit les facteurs à chromatiser les instruments. Ces mêmes facteurs ont cherché de plus des améliorations à apporter dans la sonorité et dans la facilité d’exécution. Ces recherches ont abouti, et il est certain qu’une œuvre ancienne exécutée par un orchestre moderne n’a plus sa couleur primitive : c’est donc quelquefois un mal pour un bien.

Un troisième souci a été d’homogénéifier l’orchestre. Il a fallu, pour atteindre ce but, égaliser la sonorité de ses différents corps ; puis, la partie intermédiaire ayant été rendue plus puissante, renforcer les parties extrêmes.

Enfin — mais ce n’est pas là, à proprement parler, une transformation — on exige des musiciens d’orchestre une plus grande virtuosité qu’autrefois. Lisez les noms de ceux qui composent la société Chevillard, ce sont autant de virtuoses. Les transformations ont donc consisté non seulement dans l’amélioration et l’augmentation des instruments, mais dans la virtuosité exigible des instrumentistes. Le contrebassiste lui-même doit être en mesure d’exécuter des dessins terriblement vite ; tout le monde pourrait citer, comme exemples antiques déjà d’ailleurs, les passages de Beethoven dans l’ut mineur et dans la pastorale.

Je répondrai de suite à votre troisième question en avouant mon ignorance des modifications à venir. Il est probable que de nouveaux timbres s’ajouteront sans cesse aux anciens ; et, quelque compositeur imaginatif fera peut-être figurer un jour au nombre des instruments quelques trompes d’automobile en si bémol ou chromatiques pour peindre un enlèvement moderne.

Je ferai, M. le Rédacteur, une courte réponse à votre deuxième point d’interrogation. Le développement de l’orchestre a amené le développement d’une certaine science appelée « orchestration ». Puisque c’est une science, chacun peut l’acquérir — à des degrés divers, il est vrai — à force de travail. Les compositeurs de nos jours la connaissent supérieurement. Résultat : un musicien, sans être un génie, ni même un artiste au sens étroit où je l’entends, peut intéresser le public, voire la critique, par une orchestration soignée. Il n’y a presque plus d’œuvres fades et mauvaises ; et le manque notoire d’idées pouvant assez aisément se dissimuler derrière une savante orchestration, presque toute production, quand elle est habilement lancée, peut prétendre au succès. Voilà, évidemment l’un des mauvais côtés de l’évolution de l’orchestre sur l’art musical.

Il est bien entendu qu’à mesure que l’orchestre se développe, s’il devient plus facile d’une part de produire des effets, il devient d’un autre côté excessivement compliqué de connaître à fond le métier.

Quelle a été l’influence de l’orchestre sur la littérature ? — Mais, M. le Rédacteur, je crois qu’il faut retourner la question : Quelle a été l’influence de la littérature sur l’orchestre ? Ainsi me paraît-elle plus exactement posée. Le mouvement littéraire a, ce me semble, précédé le mouvement musical ; et nous avons vu apparaître après le classicisme, successivement, le romantisme, le descriptivisme, le naturisme, le développement de l’art musical venant comme souligner celui de l’art littéraire. Et, puisque nous sommes si inquiets actuellement de la voie où nous devons entrer, montrez-nous le chemin, et nous tâcherons de consacrer la nouvelle école.

Croyez, M. le Rédacteur, à ma vive sympathie, et aux vœux les plus sincères que je forme pour la réussite de votre très louable et très intéressante tentative.

Raymond Ch. Cazalys

* * *

Monsieur,

J’arrive bien tard pour répondre à votre intéressant questionnaire. Veuillez m’excuser et permettez-moi de ne répondre qu’au deuxième numéro.

Quelle a été l’influence de l’évolution de l’orchestre dans l’art musical ?

En étudiant un musicien, on s’aperçoit vite qu’il choisit entre le dessin et la couleur. Plus il se sert de la ligne, plus il l’épure, moins il sacrifie à la couleur. Schubert et Schumann sont pour le dessin, Gluck et Berlioz pour la couleur. Schumann perdrait peu de son prestige à avoir rayé ses symphonies. Son orchestre a peu de couleur : le dessin surtout lui importe. Voilà pourquoi — le piano, ses admirables quatuors à cordes — son quatuor et son quintette (avec piano) lui fournissaient les éléments dont il avait besoin.

Schubert, avec le Roi des Aulnes, Marguerite au rouet nous fait un tableau plus coloré que ceux de tant de musiciens récents qui pourtant emploient le formidable orchestre wagnérien. La réciproque existe en peinture : Un Puvis de Chavannes est une toile impressionniste.

Plus près de nous, César Franck est plus important par ses rythmes que par son orchestration.

De là, on peut conclure que, si la couleur a son importance, elle ne sert souvent qu’à cacher la pauvreté du dessin : défaut tout moderne.

Voilà donc une des influences de l’évolution de l’orchestre sur l’art musical — influence qui se fait sentir généralement mais sera passagère.

Tout ceci modestement et avec mes hommages.

Gabriel Fabre

* * *

Monsieur,

Je suis bien flatté de ce que vous tenez à avoir mon avis sur les questions de votre enquête, mais c’est pour soutenir un principe que je dois vous répondre par un refus. Je vous prie de ne pas m’en vouloir.

Agréez, Monsieur, l’assurance de ma plus haute considération.

M. Moszkowski

* * *

Le caractère extérieur de toute œuvre d’art, de quelque nature qu’elle soit, étant intimement lié aux moyens d’expression dont dispose l’artiste qui la crée, il est fatal qu’à chaque transformation survenue depuis deux siècles dans la composition de l’orchestre — dictée par la nécessité toujours — corresponde une sonorité commune à tous les compositeurs qui en profitèrent ; sonorité générale fixant, pour ainsi dire, la date de naissance des œuvres dramatiques ou symphoniques.

Tous les progrès réalisés peu à peu dans l’instrumentation ont tendu vers la création d’un élément dramatique, résultant du dialogue des timbres ou du changement de sonorité, préoccupations absentes de l’orchestration primitive.

Les modifications les plus importantes dans la constitution de l’orchestre moderne ont été apportées vers 1830 par les néo-romantiques : Berlioz et Meyerbeer en France, Liszt et Wagner en Allemagne. Ces innovateurs ont complété les trois groupes des cordes, des bois et des cuivres, dont se compose l’ensemble de l’orchestre, en y admettant, à titre régulier et définitif, des instruments qui, jusqu’à cette époque, n’y apparaissaient qu’exceptionnellement tels : la petite flûte, le cor anglais, la clarinette-basse, les cors, trompettes et trombones chromatiques, les tubas et les harpes.

Cette adjonction d’instruments, précieux — les uns par le caractère particulier de leur timbre, les autres par le perfectionnement d’un mécanisme, mettant à la disposition des compositeurs tous les degrés sonores nécessaires — a donné aux musiciens des moyens plus variés de différencier nettement pour l’oreille les lignes nombreuses dont la simultanéité constitue la trame polyphonique de leurs partitions et la possibilité, en outre, de créer des combinaisons et des oppositions de couleur, d’un effet dramatique plus intense.

Poussés par cette recherche de l’expression dramatique, les compositeurs ont été amenés à utiliser de préférence, dans chaque instrument, ses notes extrêmes, inférieures ou supérieures, au caractère le plus outré, d’où une sonorité générale plus vibrante et colorée, auprès de laquelle la sonorité des œuvres anciennes, où ces mêmes notes anormales n’interviennent que rarement, apparaît plus terne et beaucoup moins chaude.

La composition du grand orchestre symphonique moderne, répondant suffisamment aux exigences musicales de notre époque, aucune modification importante ne s’impose, car l’emploi de la harpe chromatique, concurremment avec celui de la harpe diatonique, ainsi que le remplacement du contre-basson par le sarrussophone, tendent à se généraliser.

Toutefois, la pénurie d’instruments graves étant le seul point faible de cet orchestre, il serait à désirer que des contre-basses à cordes, pouvant donner au moins le contre-ut grave — à l’octave inférieure de la quatrième corde des violoncelles — fussent substituées aux contre-basses actuelles, qui ne descendent guère qu’au contre mi bémol grave. En dépit de ces lacunes légères et sans doute prochainement comblées, l’orchestre actuel, avec ses richesses latentes, exerce une influence indéniable sur les conceptions musicales contemporaines, visant à compléter des œuvres littéraires.

Dans le drame lyrique surtout, où il importe d’exprimer les sentiments avoués ou cachés des personnages, ainsi que leurs conflits passionnels, ces ressources orchestrales multiples ont permis de rendre plus perceptible la psychologie souvent complexe du poème, en contradiction même quelquefois avec les paroles que la musique accompagne. Malgré le souci très artistique des compositeurs, de laisser le verbe prédominer sur l’orchestre appelé à en éclairer toute la portée — théorie qui paralyse le musicien plutôt qu’il ne satisfait le poète — les efforts modernes tentés en ce sens par les artistes, paraissent n’avoir abouti qu’à démontrer les difficultés de réalisation presque insurmontables de leur idéal.

On peut comparer cette conception du drame lyrique, à une tentative esthétique analogue qui consisterait en la récitation simultanée d’un poème par une voix unique et de sa version libre dans une autre langue, par un chœur plus ou moins nombreux. Il n’y aurait guère de chances que l’auditeur de l’œuvre — connût-il parfaitement les deux langues employées ainsi en même temps — pût saisir le sens de chaque mot constituant le poème original.

William Molard

* * *

Au Rédacteur en Chef de la revue « Le Festin d’Ésope »

Monsieur le Rédacteur en Chef,

J’ai lu, avec toute l’attention qu’elle mérite, l’intéressante et savante enquête parue, dans le numéro du présent mois de février de la Revue « Le festin d’Ésope », sous le titre : Enquête sur l’orchestre.

Il y est dit (page 67) ceci :

« On tend aussi à employer (dans l’orchestre) comme timbre, la voix humaine (Fervaal, Nocturnes de M. Debussy, l’Étranger, etc. ) ».

À l’appui de cette citation, il me paraît être de circonstance de vous signaler le fait suivant, qui me revient à la mémoire et dont la place semble être ici toute naturelle :

En 1845, on exécuta au Conservatoire de Paris des fragments des Druides, opéra de Limnander, parmi lesquels se trouvait un chœur chanté à bouche fermée (bocca chiusa), combinaison vocale originale, alors inconnue à Paris.

Autre remarque qu’il y a justice comme à propos à noter dans la réponse à la quatrième question : Quelle a été l’influence de l’orchestre sur l’art musical ?

Il est écrit (page 67) que « tous les novateurs, tous les maîtres ont favorisé le développement de l’orchestre : Monteverdi, Rameau, Gluck, Mozart, Beethoven, etc… »

C’est là le passé ; mais, pour en venir jusqu’à ce qui était, récemment encore, à considérer comme une tentative nouvelle, il y a devoir à parler d’un compositeur, mort il y a peu d’années, et qui fut peut-être le musicien le plus personnel de l’école française moderne. C’est d’Emmanuel Chabrier dont il s’agit, l’auteur d’Espana, de Gwendoline, de Briséis, etc., etc., qui, comme il l’a été écrit dans une publication musicale des mieux autorisées, « malgré son enthousiasme pour Wagner, prit sur lui de ne pas se laisser absorber par le Titan de Bayreuth, resta toujours lui-même et se caractérisa par son style, son harmonie d’un modernisme extrême où il accumula à plaisir toutes les audaces possibles. Son instrumentation est d’un coloris pouvant paraître parfois presque exagéré, mais elle est parfois aussi d’une douceur exquise ; ses rythmes ont la variété et la puissance ; ses idées mélodiques sont d’une belle franchise… »

……………………………………………………………………………………………………………

À cela j’ajouterai que Chabrier a été une réelle personnalité musicale à vision très intense et très originale ; qu’il fut, je le répète, le musicien le plus personnel peut-être de l’école française moderne.

Telle est, Monsieur le Rédacteur en Chef, la communication qui m’a été inspirée par la lecture attrayante et attentive des réponses si compétentes faites à votre questionnaire d’un si haut intérêt, communication que je vous adresse en dévoué confrère et sympathique lecteur, dans la pensée que vous ne me saurez pas mauvais gré de cet envoi.

d’Olim

[1904-03 Le Festin d’Ésope] Bulletin financier §

Le Festin d’Ésope : revue des belles-lettres, nº 5, mars 1904, n. p. Source : Gallica.
[Non OP]

La panique du samedi 20 février a porté la perturbation dans tout le marché.

Les uns accusent le ministère, d’autres la guerre russo-japonaise, d’autres l’invention du radium. Pourtant, le 3 % se relève à 95,50, l’Extérieure à 75,30, le Turc à 77,75. Les Fonds russes ont assez d’assurance. Mais on craint un peu que toute cette reprise ne soit artificielle. L’Italien est lourd à 98,35.

En tout cas, ce n’est pas le moment de parler d’affaires.

Fortunio.

[1904-03 Le Festin d’Ésope] Epistolæ novæ obscurorum virorum §

Le Festin d’Ésope : revue des belles-lettres, nº 5, mars 1904, p. 92-93. Source : Gallica.
[Non OP]

GOTTFRIED HINTERTEIL
Libraire à Strasbourg en Alsace
À MORITZ DAMERLAG
conseiller de régence
à Cologne-sur-le-Rhin

Nous avons joyeusement enterré le Carnaval. Pas si joyeusement qu’à Cologne peut-être. La ville des trois mages et de Stollwerck est trop fameuse, M. le conseiller de régence, par la gaîté sublime de ses habitants pour que je compare notre modeste Carnaval à celui de vos Marizibill, Drikkes, Hænneschen, etc.

Néanmoins nous avons chanté des chansons nouvelles :

Ich bin heut’ furchtbar echauffiert
Mir ist ein gross’ malheur passiert ! etc.

et de plus anciennes aussi, Le petit Cohn par exemple n’a point vu son succès diminuer, cette année.

À vrai dire, les poètes locaux ne se sont pas creusé la tête, ni Pégase, ni Phébus n’apparaissent dans les songes de nos jeunes gens. Olim, quand j’étais jeune nous aimions les recreationes animi et phaétons intrépides menions nos rêves autour du soleil, jusqu’au trébuchement.

Aujourd’hui, la jeunesse s’enivre de bière, M. le conseiller de régence, ou de champagne à vomir : le nôtre, le fameux Sect allemand. Les adolescents ne connaissent même plus les noms des Malvoisie, des Alicante et des Moscatels qu’Hébé tenait à nous verser elle-même, tandis que Momus présidait à nos délassements.

En vérité, notre jeunesse est en somme bien calme et ce sont les officiers qui ont mené le carnaval. Nous en sommes heureux, d’ailleurs, car nous connaissons trop les sentiments d’honneur de nos officiers pour craindre quelque scandale. Et je suis d’avis que nous ne serions pas si tranquilles si nos bourgeois s’amusaient seuls.

À ce propos, voyez quel esprit libéral anime notre glorieuse armée. Les officiers ont fait ici un grand succès au livre de Bilse, traduction française s’entend. Je risque déjà gros en vendant Petite garnison ; mais je ne me hasarderai pas à vendre des Kleine Garnison, je risque moins à débiter les Memoiren einer Sangerin ou autres obscénités.

Autre chose : j’ai appris le lundi des roses, des choses fort intéressantes au sujet de cette traduction française. Le malheureux Bilse expie dans un cachot le crime d’avoir écrit un livre dont je ne sais pas la valeur, car en ma qualité de libraire, je ne lis pas les ouvrages, et je ne sais que peu de mots français, mais enfin cet homme est en prison et nous gagnions de l’argent avec ce qui a causé sa perte, justement puisqu’il a, dit-on, voulu déshonorer notre armée. Bilse se plaint de son traducteur français, qui aurait touché à Paris de belles sommes pour la traduction, mais aurait oublié qu’un nommé Bilse existe dans une prison allemande.

Il est vrai que l’on vit comme l’on peut. Ainsi va le monde. Les absents ont tort d’être absents.

Je vous recommande mon cinquième fils, M. le conseiller de régence, les employés d’administration ont tant besoin de protections ? Et puis notre Gustav n’a pas mauvais goût et préfère les bons vins aux bières réputées…

Je vous prie aussi de ne dire à personne que je vends la traduction française du livre de Bilse. Un libraire de Hanovre m’en a demandé plusieurs exemplaires, dont un pour le maréchal Waldersee11.

Pour en revenir au carnaval, nos officiers se sont promenés dans un grand chariot fermé où ils faisaient un vacarme assez amusant : ils criaient tous, et c’est ainsi que l’un imitait le veau, un autre, le cochon, un autre, le mouton, etc., etc. Nos trois filles qui étaient allées voir cela sur la place Kléber sont revenues presque malades d’avoir ri, etc., etc.

[1904-03 Le Festin d’Ésope] Notes du mois §

Le Festin d’Ésope : revue des belles-lettres, nº 5, mars 1904, p. 77. Source : Gallica.
[OP2 1252-1254]

Le mois s’est passé en discussions bizarres. Les savants les plus autorisés ne sont pas parvenus à s’entendre au sujet des différences à établir entre le vernis de la civilisation et le vernis du Japon.

MM. Léon Bailby et Lucien Descaves, chercheurs infatigables, s’efforcent d’éclaircir le débat.

Bonne chance.

* * *

Le peuple manifeste en général un mépris justifié pour les enfants prodiges. Mais ce mépris ne s’étend pas aux petits musiciens, car les grands compositeurs commencent souvent par être des enfants de génie.

Nous avons eu l’honneur d’avoir la visite de M. Kneisel, violoniste que nous avons entendu depuis à la salle Erard et dont le talent ne peut se comparer qu’à celui de Paganini, d’après ce que nous en savons.

M. Kneisel a aussi le bonheur d’avoir une fille de six ans et demi, Mlle Adeline de Germain, dont le mérite comme pianiste et compositrice devrait faire honte à plus d’un musicâtre à barbe blanche.

Le génie est d’ailleurs, quoiqu’on dise, souvent récompensé et Mlle Adeline de Germain, fut, dès ses premières dents, je gage, décorée de plusieurs ordres aux noms étranges par des princes lointains et mystérieux.

Quant à M. Kneisel il étale avec orgueil les photographies signées de personnages célèbres en d’autres contrées mais dont nous ignorions l’existence et dont voici les noms, pour l’édification des races futures ; Théodore Dubois, Ambroise Thomas, etc., etc.

* * *

1904 fera la joie des féministes. Ils auront à célébrer le centenaire de plusieurs bas-bleus fameux. Delphine Gay, plus connue sous le nom de Mme de Girardin, George Sand, la comtesse d’Ash, Daniel Stern, Mme Niboyet et Mme Guinard naquirent en 1804.

Delphine Gay vit le jour le 26 janvier ; il est donc temps de rappeler ces deux admirables vers de son poème, Napoline :

C’est un grand embarras qu’une mort volontaire
Le jour où l’on se tue, on a beaucoup à faire.

Et quelle joie ce fut pour Napoline lorsque, au jour de sa majorité, l’empereur son parrain lui ayant fait don 600 000 francs, elle put dire le soir, pendant le bal, à Alfred :

Je suis riche à présent, Monsieur ; vous me plaisez !
Ma fortune est à vous…
* * *

Puisque le Tsar compte beaucoup sur l’intervention des anges de plusieurs hiérarchies et des reliques de saints de toutes catégories, aémères et même abstraits comme sainte Parascève ou sainte Sophie, M. Combes devrait lui adresser la sainte ampoule et quelques ossements de ces saints dont les tibias et les crânes pullulent.

* * *

On prétend que, sur l’ordre du tsar, le prince Louis Bonaparte avait demandé à l’ex-impératrice Eugénie un de ces exemplaires, qui abondent d’ailleurs, du prépuce de N.-S. Malheureusement, la relique en question a été détruite pendant la Commune.

* * *

Un bon dîner a été offert à diverses personnes à l’occasion de la centième représentation du Retour de Jérusalem.

D’ailleurs, ceux mêmes qui en sont revenus ignorent totalement où se trouve Jérusalem. Les uns placent cette cité en Asie, d’autres en Afrique sur territoire anglais, d’autres dans le septième ciel.

L’illustre Michel-Ange Caètani était donc dans le vrai lorsqu’il déclarait ne pas croire à la géographie.

* * *

Nous dédions cette note au Pape dont le motus proprio n’empêche point les organistes des grandes églises de Paris de faire mauvais usage de leurs instruments.

On chante toujours des Sanctus tirés de Lohengrin et des airs d’Alceste travestis en Tantum ergo.

Ce qui n’a d’ailleurs aucune importance.

* * *

Une note intéressante de la Revue des Idées fixe l’emploi de en et au devant les noms géographiques.

L’auteur, qui écrit en note qu’on a dit autrefois : à la Chine, à la Russie, n’ajoute pas que l’on a dit aussi à Natal (voyages de Dampier), dans un cas où à ne s’appliquait ni à une île, ni à une ville.

G. A.

[1904-04 Le Festin d’Ésope] Bulletin financier §

Le Festin d’Ésope : revue des belles-lettres, nº 6, avril 1904, n. p. Source : Gallica.
[Non OP]

La lourdeur persiste pour les fonds d’États Étrangers.

Le Rio est resté ferme, sur la fixation de son dividende à un chiffre satisfaisant.

Les fonds Russes sont soutenus.

L’action Suez conserve toute son avance à 4.055.

Le marché des mines d’or a été soutenu, mais nous devons constater que les affaires nouvelles ont été à peu près nulles.

Fortunio.

[1904-04 Le Festin d’Ésope] Notes du mois §

Le Festin d’Ésope : revue des belles-lettres, nº 6, avril 1904, p. 97. Source : Gallica.
[OP2 1254-1256]

Notre camarade Nicolas Deniker a envoyé avec succès des poèmes au concours organisé par la Plume. Mais que la gloire ne le grise point. M. Jean Moréas a raconté dernièrement de quelle façon il avait élu, au hasard, quelques poèmes parmi ceux qui lui avaient été soumis.

Aussi, ne faut-il pas avoir d’orgueil pour se soumettre sans raison aux décisions d’un jury.

* * *

Dernièrement, un jeune poète monténégrin soutenait, dans un café de Cettigne, que le prince Nicolas était un poète médiocre.

Or, ce filou se pique d’être un grand poète. Il est auteur d’un drame en vers intitulé : Tsarina Balkanska — l’impératrice des Balkans.

Une heure après, le jeune poète était empoigné. Il est maintenant sous les verrous.

* * *

Il faut rectifier comme il suit un passage de la réponse du compositeur Gabriel Fabre parue dans le dernier numéro.

« Un Puvis de Chavannes et une toile impressionniste » et non pas est ; ce qui est tout le contraire de ce qu’a voulu dire l’auteur.

* * *

Le diplomate autrichien Alexandre von Hübner, mort en 1892, était ambassadeur d’Autriche à Paris au moment où Napoléon III épousa « Donna Eugenia de Guzman » appelée en France : Mademoiselle de Montijo.

La Deutsche Rundschau publie les mémoires de ce diplomate clérical. Voici ce que dit Hübner à la date du 30 janvier 1853 après avoir raconté le mariage de l’empereur à Notre-Dame.

« La comtesse Montijo passera cette nuit à Saint-Cloud et partira demain pour l’Espagne. La hâte avec laquelle on renvoie la belle-mère déplaît au public, qui pour l’instant n’est pas très bienveillant.

« En revenant, le long du quai de la rive gauche, nous vîmes sur la rive opposée un carrosse à quatre chevaux filer rapidement vers Saint-Cloud ; un rieur dit : “La mère a été tirée, le matin, à quatre épingles et le soir à cinq clous.” »

* * *

La France est-elle en décadence ? Cette question a été posée par l’Européen à un certain nombre de personnes de divers pays.

Les réponses sont intéressantes. Pour M. Beyerlein, auteur d’Iéna ou Sedan, la France n’est pas en décadence, car elle a osé inaugurer la lutte contre le cléricalisme.

Le critique anglais Edmund Gosse répond :

« Si par décadence vous voulez dire l’évolution, la métamorphose douloureuse de la vie, — oui.

« Si par décadence vous voulez dire ennui, apathie, baisse de la température morale et mentale, — mille fois non ! »

Pour le docteur Max Nordau la question même semble presque un blasphème, … La France est en ascension rapide et vit en ce moment une des époques les plus brillantes de son histoire.

M. Alfred Marshall, professeur à l’Université de Cambridge, pense que la disparition de la France du premier rang laisserait un trou qu’aucun pays ne pourrait exactement combler, et ne voit pas de signe indiquant que le trou sera fait.

Mme Carmen Sylva trouve que la France décadente ayant produit M. François Coppée, Melchior de Vogué, Jean Aicard, etc., etc., le ciel serait bien décadent pour avoir tant d’étoiles. On dit que la reine est au désespoir d’avoir oublié, dans sa réponse, le nom de M. Jean Rameau.

Le spirituel directeur de la Zukunft Maximilian Harden ne croit pas que la France ait glissé dans le marasmus senilis.

Le Danois Frederiksen dit : « La France est en décadence relative, comparée à l’Angleterre et aux États-Unis… En art vous êtes toujours la première nation du monde, mais l’art n’est pas une nécessité première mais un luxe. Je ne connais pas beaucoup les belles-lettres : peut-être même n’avez-vous pas la fraîcheur des nouveaux auteurs américains, et même anglais, qui bien que ne brillant guère à présent d’une façon particulière s’occupent plus de nous présenter la vie active et réelle. »

À l’avis de l’Anglais Thomas Hardy la France n’est pas en décadence.

L’éminent Georg Brandes se dit incompétent et renvoie la balle à M. Novicow qui chante la grandeur de la France comme il convient.

M. Bjœrnstjerne Bjœrnson ne croit pas à la décadence car les boulevards et leur débauche ne sont pas la France.

M. Edmond Picard accorde qu’à ne considérer que les apparences la France semble en décadence.

Pour M. Émile Verhaeren : « La suprématie de la France se concentre depuis quelques années dans l’art. »

Quant à M. Herbert Vivian, président du Legitimist Club de Londres, il emploie volontiers l’argument ad hominem.

« Que votre roi légitime vienne avec l’oriflamme ancienne, que la vieille civilisation renaisse, que le soleil de Louis XIV ressorte de son éclipse et la France pourra devenir le berceau d’une réaction pleine de gloire. »

Si on décapitait un Stuart maintenant ?

G. A.

[1904-06 Le Festin d’Ésope] Notes du mois §

Le Festin d’Ésope : revue des belles-lettres, nº 7, juin 1904, p. 117. Source : Gallica.
[OP2 1256-1259]

Le théâtre de Belleville est devenu un théâtre d’avant-garde. On y a joué Poupou qui est une pièce fort émouvante. M. de Faramond a représenté des paysans tels qu’ils sont : brutaux et cupides, de vrais paysans auxquels un phénomène de mimétisme donne la couleur de la terre qu’ils labourent et, si expérimentés que soient des acteurs, ils arrivent difficilement à animer ces personnages. Les comédiens de Belleville ont joué plus facilement une pièce de M. Pottecher, À l’écu d’argent. Cette comédie pleine de bon sens a fait bien rire les habitants de Bussang. À Paris, elle devient longue et ennuyeuse ; on la jouerait, avec succès d’ailleurs, dans un établissement religieux d’éducation.

* * *

Avant d’entreprendre son cambriolage artistique, Marc Stéphane avait envoyé au Festin d’Ésope sa dernière brochure : Aphorismes, boutades et cris de révolte. Il y a là quelques réflexions qui eussent fait la réputation d’un homme d’esprit au dix-huitième siècle. Quelques auteurs y sont naïvement peints en petits tableaux qui sont des vrais portraits et non des caricatures. Marc Stéphane laisse bien entendu une grande place à la chiromancie.

L’exploit de ce chiromancien l’a rendu presque célèbre lui et les artistes dont il a crocheté les vitrines. On a mis le cambrioleur en prison alors qu’on eût dû le combler d’honneurs à cause de sa bravoure, ou du moins lui offrir une place d’inspecteur des beaux-arts à cause de son goût éclairé.

* * *

Dans les Marges Eugène Montfort, naturiste qui s’efforce de réhabiliter un certain romantisme, me reproche d’avoir écrit que Gœthe eût pu penser comme M. Decourcelle. Je ne pouvais attribuer à M. Decourcelle des paroles dites par Gœthe. Mais, on trouverait beaucoup d’exemples de feuilletonistes parlant comme de grands auteurs. Cette phrase de M. Jules Mary : (La Charmeuse d’enfants, II, Paris Montgrédien) est, je pense, du Bossuet : « La nouvelle, au château, dans le pays, auprès de tous éclata comme un coup de tonnerre — Mademoiselle Colette, va nous quitter ! Mademoiselle Colette va partir. »

Des auteurs dont les lettrés font peu de cas en France sont souvent très prisés à l’étranger et y acquièrent, lentement et sûrement, le million de lecteurs dont M. Montfort dit que Gœthe le demandait à la postérité. En Angleterre, Émile Richebourg a été édité dans la série des classiques français et allemands de Macmillan. Préfacé et fort soigneusement annoté, Richebourg fait bonne figure entre Gœthe et Mérimée. Dans la préface, l’éditeur n’oublie pas de dire que Richebourg écrivait dans un français très pur.

D’ailleurs, M. Decourcelle a le droit d’avoir les pensées que Gœthe a eues le premier. Les idées des grands esprits sont toujours fécondes et Eugène Montfort eût-il jamais eu l’idée de publier les Marges si Balzac n’avait fait paraître sa Revue Parisienne qui eut trois numéros ?

* * *

La Revue des Idées donne comme clichés des expressions dont beaucoup ne sont que des façons logiques et naturelles de s’exprimer.

En dernière analyse — servir de base — donner l’éveil — traits saillants — faire de l’esprit ne sont pas plus des clichés que manger du pain ou acheter un paquet de tabac.

Il est vrai que les espérantistes s’expriment de façon plus neuve.

* * *

Les Mormons deviennent monogames, C’est du moins ce qu’ils affirment dans leurs prêches à Londres.

La vérité est que les Mormons manquent de femmes chez eux.

C’est pour convertir beaucoup d’Anglaises et les emmener en Amérique que ces braves gens ont renoncé à la polygamie.

La monogamie mormonne n’est que la traite des blanches.

* * *

En France la masse du peuple ignore encore toutes les victoires japonaises. Les capitalistes les ignorent moins et c’est, paraît-il, par des souscriptions françaises qu’une partie de l’emprunt japonais a été couvert.

Cependant on souscrit toujours pour les blessés russes. Les Japonais, pauvres bougres, peuvent crever en paix, le Japon n’est pas l’allié de la France. Beaucoup d’organes pacifistes comme l’Internationalis concordia font de la propagande pour la Russie, dont les stratèges ignorants et incapables dépensent en champagne ou au jeu les fonds de la Croix Rouge.

* * *

L’excellent Armory a fait enfin paraître Paris à travers les âges, gai recueil de ses meilleures fantaisies.

J’ai été féliciter Armory chez lui. Ses cheveux étaient retenus par un peigne en forme de demi-lune. De sa barbe rousse dégouttaient, comme de celle d’Aaron, le nard et la brillantine.

Armory m’a annoncé que la vente de son livre marchait bien.

C’est tout ce qu’il faut souhaiter à ce bon disciple de Willy.

* * *

Un forain russe a eu une excellente idée. Il promène dans les villages moscovites un singe vêtu d’un vieux costume militaire. Il le présente comme un général japonais captif. On annonce alors l’hymne japonais et un phonographe, placé derrière un rideau chante : « Viens Poupoule ! » en français, comme on fait à Port-Arthur.

G. A.

[1904-07 Le Festin d’Ésope] Notes du mois §

Le Festin d’Ésope : revue des belles-lettres, nº 8, juillet 1904, p. 137. Source : Gallica.
[OP2 1259-1260]

Nous commençons la publication de la traduction de Judith, tragédie de Friedrich Hebbel, poète allemand, né en 1813, mort en 1863.

Aucune œuvre de Hebbel n’avait été encore traduite en Français.

Hebbel était un grand poète dont les œuvres n’étaient point goûtées par les représentants de l’art officiel. Conçue après de longues lectures de la Bible, la tragédie de Judith est une œuvre pleine de force et de passion. Ces qualités ont fait dire que Hebbel n’avait ni goût ni mesure. Il est vrai qu’il pensait que la poésie est affaire d’inspiration et non de travail.

* * *

Résultats du prix Sully-Prudhomme : Mlle Marthe Dupuy et M. Raoul Gambert vont se croire de grands poètes, M. Émile Despax pensera n’avoir aucun talent et tous se tromperont.

* * *

Un intéressant essai sur le symbolisme vient de paraître comme préface aux paysages introspectifs de M. Tancrède de Visan pour qui les parnassiens seuls méritent l’appellation de symbolistes. L’orthographe de M. de Visan est souvent bizarre ; il écrit maquis avec un k.

* * *

Un important travail d’Oscar Ewald sur Nietzsche a paru à Berlin sous ce titre : Nietzsches lehre in ihren Grundbegriffen.

Oscar Ewald démontre que les deux conceptions de Nietzsche : Le surhumain et le retour éternel doivent être interprétées symboliquement et n’ont rien de scientifique.

* * *

Bayle raconte une anecdote dont beaucoup d’auteurs modernes pourraient faire leur profit :

Guillaume Forbes donna un jour un bon conseil à un homme qui composait beaucoup. Lisez davantage, lui dit-il, et écrivez moins.

Le nombre des excellents écrivains serait moins petit qu’il n’est, si ceux qui acquièrent enfin ce talent de bien écrire pouvaient se résoudre à ne publier quelque chose que tous les quatre ans.

* * *

Pourquoi Gœthe n’a-t-il pas achevé le Faust ?

On trouve une réponse dans les vortraegenweber Gœthes Faust, de W. Molitor : « Celui qui ne croit pas à la grâce peut entreprendre le Faust, mais il ne le terminera jamais. »

* * *

Rue Scribe, une annonce :

Pour 1.000 francs, un mois à l’Exposition de Saint-Louis, et l’on se dit que le contraire serait bien plus intéressant.

* * *

Notre ami Roinart, le grand poète de la Mort du Rêve, a eu, lors des fêtes Cornéliennes de Rouen où il prononça un discours, un succès considérable.

On nous écrit de Rouen que l’enthousiasme fut très grand et que rarement un poète fut si applaudi, pour avoir parlé d’un autre poète.

* * *

Dans le Mercure de France, numéro de juin, il y a une curieuse chronique de Charles Morice, à propos des Vues de la Tamise, par Claude Monet.

« Jamais l’auteur du Déjeuner sur l’herbe… », dit Morice, en parlant de Monet.

Le peintre Diriks a raison de trouver bizarre la critique d’art français.

G. A.

[1904-08 Le Festin d’Ésope] Notes du mois §

Le Festin d’Ésope : revue des belles-lettres, nº 9, août 1904, p. 157. Source : Gallica.
[OP2 1261-1263]

Pourquoi ne représente-t-on pas à Orange — au lieu de mythologomachies : les Cuirs de bœuf de Georges Polti ?

Il est temps que ce beau Mystère soit joué.

* * *

On m’apprend que les Elf Scharfrichter de Munich, les onze bourreaux des Tartufes d’Allemagne, se sont séparés. Cette salle de brasserie, qui était à la fois et en petit tous les théâtres du monde depuis le théâtre de Bayreuth jusqu’à la boîte à Fursy, a fermé ses portes. L’influence des représentations des Elf Scharfrichter — le plus artiste que des Ueberbrettl — se fit sentir sur toute la littérature allemande et établit la prépondérance de l’école littéraire de Munich. Franck Wedekind, Leo Greiner, Otto Falkenberg, Heinrich Lautensack sont connus maintenant de l’Allemagne tout entière. Une femme, une française, dont le type a été popularisé par une statuette : l’Ueberfrau, chantait chez les Scharfrichter. Le directeur M. Henry était français également. Il dirigea la Revue franco-allemande qui fit du bruit en son temps.

Je gage que les poètes et les artistes de Munich se réunissent toujours au café Stéphanie.

* * *

La première partie de l’anthologie des conteurs français du xviiie siècle que vient de publier M. Van Bever remettra en honneur des noms oubliés parce que le xixe siècle romantique les avait trouvés frivoles.

Le conteur le plus intéressant de cette première partie est certainement Robbé de Beauvezet, auteur d’un poème sur la religion et d’un autre sur la… (comme celui de Fracastor… vous m’entendez).

On fit là-dessus cette épigramme :

L’homme Dieu but jusqu’à la lie
Le calice de la douleur ;
C’est sa dernière ignominie
D’avoir Robbé pour défenseur.

Un conte inédit de Laclos, des notices précises et certaines, donnent au livre de M. Van Bever une valeur supérieure à celle d’une simple anthologie.

* * *

Les conteurs français du xviiie siècle passionnent aussi les Allemands. L’un d’eux vient de publier un livre bien illustré : Die galante Zeit. Il y a dans ce livre — entre autres choses — une épigramme inédite, ou soi-disant telle, de Piron. La voici :

Certain auteur de cent mauvais libelles
Croit que sa plume est la lance d’Argail.
Au haut du Pinde, entre les neuf Pucelles
Il est planté comme un épouvantail.
Que fait le bouc en si joli bercail ?
Y plairait-il ? Penserait-il y plaire ?
Non, c’est l’eunuque au milieu du sérail ;
Il n’y fait rien et nuit à qui veut faire.

Cette épigramme n’est pas inédite. Je le regrette et vais compléter les renseignements de l’auteur de die Galante Zeit. Piron fit cette épigramme sur l’abbé Desfontaines et la lui montra. Celui-ci fut très choqué de l’expression de Bouc que Piron lui offrit de modifier, en écrivant simplement : le B… Desfontaines voyant que la réparation serait pire que l’offense, refusa. Piron fit deux autres épigrammes contre Desfontaines. La première débute ainsi :

J’ouvre le temple de mémoire.

Et la seconde

Eh ! supprime tes sots écrits.

Piron écrivit aussi une épitaphe pour Desfontaines :

Dans ce tombeau gît un auteur
Dont en deux mots voici l’histoire :
Il était ignorant comme un prédicateur
Et malin comme un auditoire.
Mais le plus cruel pour l’abbé Desfontaines fut Voltaire :
Pour l’amour antiphysique
Desfontaines flagellé
À, dit-on, fort mal parlé
Du système newtonique.
Il a pris tout à rebours
La vérité la plus pure ;
Et ses erreurs sont toujours
Des péchés contre nature.

Desfontaines fut la cible de plusieurs autres épigrammatistes parmi lesquels : Bret.

* * *

Si Remy de Gourmont n’adorait aucun dieu, il serait notre Renan.

Un Renan plus jeune et plus savant, mais idolâtre. Il se courbe devant Nietzsche.

Son dernier livre d’épilogues est d’un Bayle doublé d’un Obsequens. Car Remy de Gourmont aime les monstres et il nous détaille avec complaisance ceux qui sont survenus dans la République. On se demande pourquoi ce philologue écrit des : gentlemen alors qu’ailleurs il met des phallus, des métingues ?

* * *

Le Festin d’Ésope est assuré de l’immortalité. Willy s’est plu à le nommer dans un roman que l’auteur a non seulement écrit mais illustré de ses photographies. Willy est un homme curieux et peu connu malgré tout. Il est notre Andréa de Nerciat. Le Nerciat qui inventait le cliché demi-monde, et goûtait Kleist, ce génie aimable qu’on n’a connu en France que l’an dernier, lorsque le théâtre Victor-Hugo donna sa Cruche Cassée grâce à notre Henry Vernot.

* * *

La Presse nous apprend que M. Boni de Castellane est un homme jeune, brillant et divers. Drôle d’homme !

* * *

Une jolie coquille d’un grand journal :

Le bey salue portant la main à son nez.

* * *

A Channel Passage and other Poems. C’est le titre du nouveau recueil de poèmes que vient de publier Swinburne.

G. A.

Le Financier §

[1908-01-14 Le Financier] L’emprunt marocain.
Interview de El Mokri. « Le Financier » chez l’envoyé d’Abd-El-Aziz §

Le Financier, 14 janvier 1908, p. 000.
[OP3 402-405]

Un abord difficile. Discrétion diplomatique. El Mokri apprend par nous la proclamation de Moulaï-Hafid. La question de l’emprunt. Rien n’est commencé.

Dès 11 heures, samedi matin, je sonnais au troisième de l’entresol, 12, boulevard Malesherbes. C’est là, dans un appartement meublé assez modeste, qu’est descendu El Mokri, membre du Maghzen, ancien attaché de El Torres la conférence d’Algésiras et vaguement ministre sans portefeuille défini. Bien des journaux lui ont, par erreur, attribué la qualité de ministre des Finances marocaines. El Mokri, qui a occupé simplement quelques honneurs dans les Travaux publics, se défend lui-même, avec beaucoup de bonne grâce d’ailleurs, d’être ministre des Finances de son souverain.

« Son Excellence n’aime pas les journalistes », me dit tout de suite, d’un air narquois, son interprète particulier. Cependant le nom du Financier opère un excellent effet. « Certainement, ajoute l’interprète, Son Excellence vous recevra. Mais M. Regnault est là. Il faudra que vous attendiez son départ. »

À ce moment arrive le capitaine Guyot, attaché militaire à la légation de France au Maroc, en compagnie de M. Regnault qui passe, affairé et muet, indiquant par des gestes énergiques qu’il ne peut rien dire, qu’il n’a pas le droit de parler…

Me voici en présence d’El Mokri et de son interprète officiel, Si-Ben-Ghabrit.

L’envoyé extraordinaire du sultan marocain est un bel homme, son interprète officiel aussi. L’aspect général d’El Mokri rappelle celui d’un banquier levantin. Il est brun, extrêmement sympathique ; il a au doigt un gros diamant, et son œil est rêveur, un peu rusé. Il lui manque le costume européen et un havane entre les dents. Il avoue lire le français assez couramment et je le soupçonne de le parler mieux qu’il ne veut le dire.

Je vais droit au fait :

« Je sais que le voyage de Son Excellence El Mokri a pour but un emprunt. Quel doit en être le montant ? »

L’interprète répète ma question en arabe et ensuite traduit la réponse d’El Mokri :

« La mission de Son Excellence est secrète. Il a reçu de son gouvernement l’ordre de ne faire aucune communication à la presse. »

Je souris.

« Le gouvernement de Son Excellence me paraît assez mal en point, dis-je. El Mokri a-t-il lu dans les journaux du matin la dépêche publiée par le Times ? Fez, la capitale d’Abd-El-Aziz aurait proclamé sultan du Maroc le prétendant Moulaï-Hafid. »

Si-Ben-Ghabrit me regarde étonné et avec émotion apprend la nouvelle à El Mokri dont le visage de Maure se départit un instant de son impassibilité. Les deux hommes parlent un instant à haute voix ; les sons gutturaux de la langue arabe me semblent déceler un émoi indicible.

« Cette nouvelle, me dit l’interprète, a un peu ému El Mokri : M. Regnault ne nous a rien dit de tout cela. Cependant, El Mokri croit la nouvelle fausse. Tout au plus, s’agit-il de quelques bagarres organisées par les rares partisans de Moulaï-Hafid et dont le télégraphe aura grossi l’importance. »

Je demande :

« Moulaï-Hafid et le Maghzen ont-ils de l’argent ? »

El Mokri sourit et me fait dire par l’interprète : « Comme cette question n’a rien à voir avec la mission d’El Mokri, il tient à y répondre nettement. Moulaï-Hafid vit sur la population de rapines et de razzias, et cela ne contribue pas peu à le faire détester dans le pays. Chaque jour, ses partisans désertent en plus grand nombre. Toutes ces raisons font croire à El Mokri que le télégramme du Times a fort exagéré la situation. D’ailleurs, même au cas où la nouvelle serait en partie confirmée, la situation pécuniaire de Moulaï-Hafid étant inextricable, son usurpation ne pourrait durer longtemps. »

Je m’enquiers insidieusement :

« Abd-El-Aziz a-t-il de l’argent ?

— Son Excellence ne peut vous répondre, m’est-il dit. Cette question a trait à sa mission financière.

— Allons ! le grand mot est lâché ! »

J’en fais la remarque. El Mokri et Ben-Ghabrit rient de bon cœur et après s’être concerté avec son maître, l’interprète me dit :

« El Mokri arrive à peine à Paris. Il ne sait pas combien Je temps il y demeurera. Il a une mission. Mais il ne sait pas si les circonstances n’en changeront pas la nature. » J’insiste :

« Des négociations d’ordre financier n’ont-elles pas été engagées avec d’autres puissances européennes ? »

El Mokri réfléchit et, finalement, me fait déclarer : « Son Excellence est dans une ignorance totale à ce sujet. »

Je précise :

« Des négociations n’ont-elles pas été engagées avec des groupes financiers français ? »

El Mokri me fait répondre brièvement :

« Non ! aucune négociation de cet ordre n’est engagée en ce moment. »

Il y a quelques années, El Mokri a été envoyé en mission à Berlin, c’est pourquoi je demande :

« Son Excellence, après son séjour à Paris, n’ira-t-elle pas à Berlin ? »

El Mokri me regarde et répond lui-même :

« Non ! »

Voyant qu’il n’y a plus rien à tirer d’El Mokri, je le remercie et prends congé après avoir recueilli quelques

éclaircissements officieux touchant la mission du ministre marocain.

Quelqu’un qui connaît bien El Mokri et qui est fort au courant des dessous financiers du Maroc, m’a fait la déclaration suivante :

« Le voyage d’El Mokri a pour but la négociation d’un emprunt destiné à transformer les dettes à courte échéance, assez nombreuses, du Maroc, en une seule dette à longue échéance. Depuis longtemps déjà, des négociations se poursuivent à ce sujet entre le Maroc, le Quai d’Orsay et le ministère des Finances. M. Regnault pourrait dire où elles en sont, mais il n’en parlera pas. »

D’ailleurs, on peut hardiment affirmer que cet emprunt ne sera pas conclu d’ici longtemps. Peut-être El Mokri lui-même exagère-t-il l’importance de sa mission. Je doute que ses pouvoirs soient très étendus. Je ne suis pas éloigné de croire, qu’étant donné la marche des événements au Maroc, El Mokri, depuis longtemps au courant de la tournure que prendrait la situation, n’ait intrigué pour obtenir une mission quelconque à l’étranger. Son éloignement, en le mettant à l’abri de tout danger, lui donnerait une importance considérable comme intermédiaire entre son pays et les puissances.

Ah ! certes ! l’emprunt marocain aura lieu !… Mais quand ?… Mais quand !

La Grande France §

[1902-01 La Grande France] Théâtre en Allemagne

« Le Coq rouge », de G. Hauptmann §

La Grande France, janvier 1902, p. 000.
[OP2 1069]

La Gazette de Cologneécrit que le 27 novembre, jour de la première du Coq rouge,a marqué la fin de la tyrannie de la littérature dramatique berlinoise. En effet, Le Coq rouge,de même que Michael Kramerl’an dernier, a été un four, les journaux disent un krach. Cela est d’autant plus à retenir que Hauptmann, qui a eu deux voix pour le prix Nobel, était le dictateur du théâtre allemand. Le Coq rougeest une tragi-comédie où le tragique réside en le sujet lui-même. Des petites gens incendient leur maison pour toucher le montant de leur assurance, et la femme du cordonnier Fielitz meurt subitement au dernier acte. Le comique consiste en ce jargon berlinois qui ferait du Coq rougeune pièce toute locale si elle n’était aussi socialiste. Ajoutons que cette pièce marque une décadence chez l’auteur des Tisserands.Tous ces cordonniers et forgerons parlent pour ne rien dire. La pièce n’est même pas documentaire. Dans leur vie réelle ces artisans mêlent toujours la politique à leurs affaires privées. Si novateur que soit Hauptmann, il n’a pas eu le courage d’employer cette ressource pourtant comique.

Ajoutons que les quatre actes du Coq rougesont la suite d’une autre comédie de Hauptmann : Der Biberpelz.

[1902-02 La Grande France] Le prestige français en Allemagne §

La Grande France, février 1902, p. 000.
[OP2 1070-1073]

Si ces lignes tombaient sous les yeux de lecteurs allemands, à Königsberg, par exemple, il est certain qu’ils riraient à mousser comme leur chope de la naïveté de cette France qui pense avoir encore quelque prestige dans le monde. Mais n’en déplaise aux bourgeois de Königsberg qui ont changé depuis Emmanuel Kant, malgré sa défaite, la France est demeurée, au regard de beaucoup d’Allemands, un idéal, souvent un objet d’envie. Les socialistes aiment cette contrée d’où doit venir la liberté. On a pu se rendre compte de l’intérêt qu’inspire la France, en 1900, lors de l’Exposition. De tous les points de l’Empire accoururent ces hordes curieuses de Paris, et comme il ne faut pas oublier le commerce on en fit et l’on gagna beaucoup d’argent dans la riche France. Car les Allemands en sont bien certains et ne cessent de le dire : la France est plus riche que l’Allemagne. Ils ont raison, d’ailleurs ; le peuple français est riche, car il connaît l’épargne, le peuple allemand l’ignore, il est pauvre. La France garde, en Allemagne du moins, le prestige de sa richesse.

Un récent article de La Revuenous parlait de la décadence du français en Angleterre. Un passage nous apprenait que cette langue y était, à cette heure, enseignée par les Allemands. En effet, on peut assurer qu’ils savent tous le français ou du moins croient le savoir. Il n’est pas de salon où toute la salonnée ne s’exprime convenablement en français. Dans les livres et les journaux, les citations françaises, soit d’auteurs, soit de proverbes, sont innombrables. Je prends dans un numéro de 1901 des Lustigt Blaetterun article du professeur Hans Bohrdt. Cet article tient en trois quarts de page et j’ai trouvé intéressant de relever les phrases et les mots provenant du français qu’il contient :

Siècle. — Études sur la flexion du substantif12. — Le fils de mon père est mon frère13. — Fin de siècle. — Conception. — C’est le peintre qui fait la peinture14. — Madame du Titre. — Je, c’est moi. — Tourner. — Naissance. Et enfin, terminant l’article, cette phrase invraisemblable, qui, je le répète, est en français : Soyons allemands ! Je ne parle pas des autres mots français à qui l’on a donné une désinence germanique.

Un autre exemple montrera combien le français est familier aux Allemands. Le 5 décembre dernier, à la séance du Reichstag, le député agrarien, comte Arnim, et le socialiste Bebel s’engueulent comme des héros homériques. À bout d’arguments, le comte déclare en bon français que Bebel « n’est pas à la hauteur de son dédain ». D’ailleurs le français, qui n’est plus guère parlé en Alsace, est encore familier aux Lorrains. Il est, en outre, parlé par douze mille Prussiens, dans le canton de Malmédy, près d’Aix-la-Chapelle, sur la frontière de Belgique ; c’est ce qu’on appelle la Wallonie prussienne.

Il faut ajouter que le français était encore bien plus répandu autrefois. Je ne sais plus quel voyageur raconte qu’un jour il entra dans une maison de la Forêt-Noire pour y demander à manger. Il n’y avait là qu’un petit garçon de dix ans. Comprenant à l’accent qu’il avait affaire à un Français, l’enfant répondit : « Papa n’est pas céans. » Alors, c’était le grand chic de mêler à l’allemand beaucoup de français, et, aujourd’hui que la mode est à l’allemand, l’influence française est demeurée très sensible. Un grand nombre de vocables sont tout à fait français : corset, salon, abonnement, merci, thé dansant, friseur, malheur, populaire, ordinaire, à-propos, adieu, merci, pardon, liqueur, logis, taille, bureau, commis, étage, perron, accoucheur, robes, modes, terrain, décorateur, appartement, prolétariat,etc. Je ne donne que quelques-uns de ces mots employés couramment. Je ne dis rien des mots qui ont pris l’aspect teuton ni des termes scientifiques que les Allemands emploient volontiers, tels que les Français les empruntent au grec et au latin.

Si le paysan du Rhin, de Westphalie ou de Souabe possède des jurons nationaux, il ne néglige pas le saperlott. Dans les contes, on voit souvent des paysans jurant par sappernontijo,qui, je crois, s’apparente au sacré nom de D…,en passant par le scrongnieugnieude l’immortel Ramollot. D’un homme qui agit mal, le paysan dira musjo,mot qui n’est autre que monsieur.

D’ailleurs, en plat allemand, on appelle un concombre, coumcouter,la canelle, canel,etc.

La langue française étant, en somme, si populaire, il serait étonnant que la littérature française ne le fût pas. Les théâtres jouent autant de pièces françaises qu’allemandes. On voit, sur l’affiche, Les Petites Michusuccéder à La Robe rouge.Les Berlinois applaudissent La Dame de chez Maxim. Les lettrés et surtout les lettrées préfèrent au théâtre moderne allemand les pièces françaises. On vient d’inaugurer à Cologne un nouveau théâtre ; la pièce d’ouverture a été Mamzelle Nitouche !Dans un salon littéraire, une baronne m’avoua être fort contente, car elle espérait avoir beaucoup plus de pièces françaises à applaudir.

Émile Zola est le romancier le plus populaire d’Allemagne. Non seulement ses livres se vendent dans toutes les librairies, mais encore dans tous les bazars. Il n’est pas rare de lire dans les journaux une annonce de liquidation de chaussettes, de corsets, de vêtements pour enfants et de romans de Zola à 25 pg15 le volume. Lorsqu’il n’y a pas de liquidation, ces romans se vendent 30 ou 35 pg. Au reste, la moitié des romans lus en Allemagne sont les traductions des romans français de Mirbeau, Prévost, P. Louÿs, Dubut de Laforêt, Montépin, le meilleur et le pire. Ces romans sont toujours offerts par les libraires comme étant très lestes. Le point remarquable est que le plus souvent le traducteur reste anonyme et que rien sur le volume n’annonce une traduction. Pour les vers français, on n’en voit guère aux vitrines des libraires, mais les revues en donnent souvent. Ainsi Die Wochepublie presque chaque semaine la traduction d’un poème de Verlaine. Mais toute règle comporte des exceptions, et l’on a vu, à Bonn par exemple, où fut donné le premier élan à la romanistique, des candidats pouvant improviser un discours en langue romane, mais incapables de prononcer une phrase correcte en français moderne. Il faut ajouter qu’à Bonn, du moins, ce fait ne se reproduit plus et que M. Eugène Gaufinez, le distingué professeur de littérature française à l’université, enseigne à ses élèves, et notamment au prince héritier, le français le plus pur.

Au point de vue romantique, je crois que la France n’a que peu d’influence.

Certainement beaucoup de peintres de Düsseldorf ou de Munich ont étudié à Paris ; mais le public ignore les plus grands artistes français, et je pourrais citer tel mouleur fameux de Cologne qui ignorait le nom de Rodin dont l’œuvre a pourtant été produit en Allemagne. Les ouvrages des musiciens français sont beaucoup plus appréciés que ceux des peintres et sculpteurs. Ce fait me semble digne de remarque, car à mon sens les Allemands sont supérieurs aux Français dans l’art de la musique, tandis qu’ils restent fort au-dessous comme peintres et sculpteurs.

Est-il besoin de dire en quelle estime les Allemands tiennent les vins français ? Faut-il ajouter que les couturières et les modistes font toutes de deux à quatre fois par an le voyage de Paris pour acheter des modèles ? Mais c’est peut-être en religion que la France garde le plus de son prestige.

On sait qu’un tiers au moins de l’Allemagne est catholique fervente. Le Rhin est appelé la « rue papale ».

Dans toutes les églises des autels sont voués au Sacré-Cœur, à Notre-Dame de Lourdes : dévotions françaises. L’œuvre du Pain de saint Antoine fondée à Paris par les assomptionnistes est florissante et, chaque année, des trains de pèlerins traversent la France pour atteindre Lourdes.

Il serait fort difficile de résumer cet article incomplet ; aussi prierai-je mes lecteurs de vouloir bien en retourner tout simplement les points principaux : parle-t-on beaucoup l’allemand en France ? — L’influence de son voisin, l’Allemand, se fait-elle bien sentir sur la langue française ? — Les journaux contiennent-ils beaucoup de citations allemandes ? — Les députés s’apostrophent-ils en allemand ? — Parle-t-on allemand sur quelque point du territoire français ? — Les couturiers parisiens vont-ils à Berlin chercher leurs modèles ? — Les dévotions des catholiques français sont-elles originaires d’Allemagne ?

Je pourrais encore parler de l’alliance franco-allemande, mais cela ne me regarde pas. C’est d’ailleurs une question qui laisse, je crois, la grande majorité des Allemands assez indifférents.

[1902-10 La Grande France] Français à Munich §

La Grande France, octobre 1902, p. 000.
[OP2 1074-1077]

Lorsque le mouvement symboliste battit son plein à Paris, une réaction ou une diversion fut trouvée nécessaire. C’est de cette époque que date la fondation à Montmartre ou au quartier Latin des cabarets artistiques — Chat-Noir ou autres. Les Allemands qui retardent un peu en littérature sont en pleine bataille symboliste. Comme les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets, le cabaret artistique est florissant en Allemagne. On l’appelle Ueberbrett’l -hyper-scène — , expression calquée sur celle de Nietzsche : Uebermensch.

L’Ueberbrett’lfut prévu dans son roman Stilpepar Otto Julius Bierbaum devenu depuis un des maîtres du genre à Berlin.

Vers la même époque, un Français, M. Henry s’était établi à Munich et y avait fondé la Revue franco-allemande aujourd’hui disparue mais qui eut son heure de gloire. M. Henry, ses collaborateurs, des peintres et des musiciens, se réunissaient au café Stefanie — le Procope de Munich. Les uns dessinaient des charges, d’autres chantaient, d’autres déclamaient des vers. Henry avec sa verve endiablée disait les chansons de Montmartre ou en improvisait. De plus il ne cessait d’exhorter ses amis à s’organiser, à louer une salle et à se produire en public. Il fit si bien qu’il les convainquit mais les fonds manquaient.

En octobre 1901 on était sur le point de bâtir une petite salle dans la cour du café Stefanie, lorsque arriva la nouvelle de la fondation à Berlin de l’Ueberbrett’lpar le baron de Wolzogen. Henry fut désolé. À Berlin, le succès de l’Ueberbrett’lfut énorme. En une seule année, il y eut soixante-six imitations. Beaucoup firent faillite et il ne subsiste guère maintenant que les petites scènes du Pégase affamé : Zum hunrigen Pegasus, — Bruit et fumée : Schall und Rauch, — et le Trianon d’Otto Julius Bierbaum. Ces petits théâtres ont d’ailleurs dégénéré et se rapprochent de plus en plus du café-concert appelé en Allemagne : Variété. Enfin, en 1901 après avoir réuni les capitaux nécessaires, Henry et dix de ses amis boycottèrent le café Stefanie et fondèrent au numéro 28 de la Türkenstrasse, dans la cour d’une brasserie, le cabaret des onze bourreaux ou francs juges — Die Elf Scharfrichter.

Les onze associés prirent des pseudonymes moyenâgeux : Balthasar Starr, Serapion Grab, Frigidius Strang, Dionisius Tod, etc., et commencèrent leurs représentations.

Depuis lors le succès ne s’est point démenti. Les Elf Scharfrichter sont devenus le seul cabaret vraiment artistique d’Allemagne.

La petite salle des Scharfrichter contient une centaine de places. À gauche en entrant on voit le poteau d’exécution avec la hache et des têtes tranchées. Les murs sont ornés d’estampes françaises ou allemandes, de tableaux et des masques en relief des onze. Des étagères supportent des statuettes représentant Marya Delvard ou l’avocat Kohte chantant ses liederde Pierrot. Au fond, le rideau s’ouvre par le milieu sur la scène agencée comme celle d’un grand théâtre moderne : jeux de lumière électrique, décors artistiques, lanternes pour projections, etc. L’orchestre comprenant une vingtaine de musiciens est invisible comme à Bayreuth ou au théâtre du Prince-Régent. Les représentations sont mêlées de chants avec décors, de chansons, de déclamations.

Les satires trop vives, comme une, très réussie, contre l’intendant des théâtres royaux, von Possart, ne sont pas sur le programme, ainsi la censure n’a rien à dire. On donne encore des jeux d’ombres, des pantomimes, des comédies, des parodies, de petits opéras, etc.

Les Scharfrichter qui n’étaient que onze au début sont maintenant une trentaine. M. Henry fait le boniment en allemand avec l’accent montmartrois le plus pur. Il ne joue jamais sauf dans les pantomimes. Mais à chaque représentation il chante en français les chansons de Paris ou les siennes.

La bièr’, c’est fad’ ; la bièr’. c’est moche,
C’est un boisson de têt’ de Boche.

Henry est très aimé à Munich, il a édité une douzaine au moins de poètes allemands, aujourd’hui célèbres, alors inédits. Il a édité aussi à Munich des romans français, par exemple : La Visitationde Paul-Louis Garnier. Il prépare un grand ouvrage sur l’Allemagne.

Hans Richard Weinhoppel est le compositeur infatigable de la troupe. Son magnifique talent n’est plus discuté en Allemagne.

Frank Wedekind est un poète qui compose lui-même la musique de ses chansons et les chante en s’accompagnant sur la guitare. Il joue lui-même ses pièces et dernièrement était en tournée à Berlin où il donnait son très personnel Rabbi Esra.Il est très en vue depuis que des vers parus dans le Simplicissimus lui valurent deux ans de prison pour lèse-majesté à l’empereur.

Les Greiner, Otto Falkenberg et Henri Lautensac sont trois poètes de talent et d’avenir qui tiendront haut la gloire attique de Munich contre la littérature insolente et envahissante des Berlinois.

Il y aurait encore des noms à citer, comme celui de Bullmann, le maître de chapelle des Scharfrichter, mais il faut que je justifie mon titre : « Français à Munich ».

Il y a une Française chez les Scharfrichter. C’est Marya Delvard.

Une Nancéenne pâle, longue, gainée de noir, coiffée de noir. Une statuette a popularisé sa silhouette tragique dans l’Allemagne entière. Les Allemands se figurent volontiers l’Ueberweib,la surfemme, sous les traits de Marya Delvard. Elle est le type pour eux de la femme moderne. Un frisson secoue les spectateurs, lorsque sur la scène sombre, elle apparaît chantant Ilsede Frank Wedekind.

Ich war ein Kind von funfzehn Jahren,
Ein reines, unschuldsvolles Kind
Als ich zum ersten Mal erfahren
Wie süss der Liebe Freuden sind…

J’étais une enfant de quinze ans,
Une pure, innocente enfant,
Lorsque pour la première fois j’appris
Combien douces sont les joies de l’amour…

Ou la chanson de Maeterlinck :

Et s’il revenait un jour
Que faut-il lui dire ?…

Car Marya Delvard chante en allemand et en français.

Elle doit à sa gloire de la faire ratifier à Paris. Henry me disait un jour l’espoir de venir en France avec ses camarades. Il faut que Paris puisse applaudir les Elf Scharfrichter, ce résultat de la culture française en Allemagne.

[1902-10 La Grande France] Questions franco-allemandes.
L’exposition de Düsseldorf §

La Grande France, octobre 1902, p. 000.
[OP2 68-69]

L’exposition de Düsseldorf n’est qu’une exposition régionale pour le pays du Rhin et la Westphalie. Mais l’importance de ces deux provinces donne un caractère particulier à cette exposition, qui, dominée par le clocher tordu de Saint-Lambert, s’étend au bord du Rhin, dont les rives sont à cet endroit plates, dénudées et vilaines. Düsseldorf, bien tombée au point de vue artistique, est une ville neuve et superbe. Avec ses jardins, ses promenades, ses maisons gaies et modernes elle semble elle-même une exposition. Mais la véritable exposition au bord du Rhin, malgré ses portes monumentales, malgré ses édifices d’architecture sécessionnistes, manque un peu d’originalité. L’empereur l’a compris : il n’a voulu que l’entrevoir. Le palais de l’Art, où triomphe comme un défi le polychrome Beethoven de Max Klinger, contient le fin du fin de l’art moderne en Allemagne. Sauf quelques tableaux signés par les rares artistes allemands que j’aime, je n’ai rien vu qui valût la peine de se déranger. Ailleurs les palais du Fer et des Machines — Krupp, Bochum, etc. — donnent une impression de force et de santé qui fait sourire ceux qui savent quelle crise terrible subit en Allemagne l’industrie du fer, sans parler des autres. En traversant les salles d’exposition on est frappé de la peine que se donnent les Allemands pour fabriquer des contrefaçons. Ici, c’est du coton qui imite la soie de telle façon qu’on s’y méprend. Là, du carton se fait passer pour du cuir. Là, un buste est élevé à l’inventeur de la margarine, un Français d’ailleurs. L’aspect est en somme très sérieux et dénote un grand labeur intelligent. Le côté mutualité, maisons d’ouvriers, mériterait plusieurs semaines d’étude. Par exemple le côté des amusements est morne. Il n’y a d’ailleurs pas de boniments. Un Caire surtout où les Abricots s’expriment en allemand est un spectacle peu réjouissant pour ne pas dire navrant. Le soir, on fréquente surtout les représentations du Combat naval car l’empereur l’a dit : « Notre avenir est sur l’eau. »

À 9 heures du soir tout est désert et l’on n’a d’autre ressource que celle de s’attabler dans une brasserie et d’entendre les Allemands s’apitoyer sur le désastre de la Martinique qu’ils considèrent noblement comme un malheur presque national.

[1903-04 La Grande France] « Onze journées en force » par Sadia Lévy et Robert Randau

(Éditions de La Grande France, aux bureaux de la revue, à Paris ; chez Jourdan, à Alger) §

La Grande France, avril 1903, p. 000.
[OP2 1077-1080]

On a lu dans La Grande France,en mars dernier, un article qui, de même que le manifeste de Du Bellay, aurait pu être intitulé : Défense et illustration de la langue française. L’Anglais Wells prévoyait la destinée de notre français appelé à devenir la langue mondiale. En effet, depuis l’époque où son éloge fut écrit par l’Italien Brunetto Fertini, le français a prouvé une vitalité plus grande que celle de tout autre langage. Si des patries l’ont remplacé — pas entièrement — par les parlers indigènes, il n’en reste pas moins vrai que partout où le français fut langue nationale, il est resté tel en dépit des conquêtes et des gouvernements, comme on peut le voir par les exemples du Canada, de la Louisiane, d’Haïti, de Saint-Maurice, de la Lorraine conquise, de la Wallonie belge et du canton de Malmédy, en Prusse. Ces exemples nous rassurent sur l’avenir du français en Algérie. Malgré les langues diverses qui luttent contre lui et au cas même où les idées séparatistes de certains Algériens se réaliseraient, la langue de l’Algérie restera le français, enrichi, il est vrai, de tout un vocabulaire africain qui nous serait inutile ici. Les manifestations des écrivains algériens sont donc les plus intéressantes parmi celles qui attestent la vie mondiale du français. Et si des Algériens veulent bien nous dire, dans un livre, leur impression sur les écrivains de France, expliquer comment la littérature centralisée à Paris éduqua les poètes et prosateurs africains, ce livre, à mon sens, est capital. Onze journées en forcede Robert Randau et Sadia Lévy est un tel livre, dont les auteurs, on le sait, ont la première place parmi les écrivains doués, en Algérie.

Les talents algériens de Robert Randau et de Sadia Lévy fraternisent. Je les symboliserai volontiers par la même lettre de l’alphabet hébraïque en mettant pour Robert Randau le point virilisant appelé daghesc.

Le talent de Robert Randau est puissant, tentaculaire comme un monstre marin. En lisant cet écrivain, on évoque, malgré soi, ce géant Atlas qui portait le ciel et que portait la terre. Dans les Crépuscules aux cabarets,chants rauques comme des prophéties d’Ezéchiel, Randau célébra les orgies nécessaires au poète, les aubes des nuits blanches, la pâleur des gueules de bois, les hoquets qui sont des râles et les ivres nuits des tropiques. Ces poèmes font songer d’un Villon engueuleur comme Bruant, fort comme ceux qui ont mangé du cœur de lion, et qui aurait aussi collaboré au Père Duchêne, journal rédigé, si on ne le sait, en vers libres. Dans chacune des œuvres de Randau on admire son talent libre, moderne, visionnaire, plein d’images comme le ciel au pays des mirages. Dans ses vers en prose, il semble aussi qu’on entende tinter l’or verbal que possèdent ceux qui ont lu Mallarmé. De plus, Randau est frère de ce poète bulgare mort en 1895, Slaveycoff, qui répondit à ceux qui, sous prétexte d’expressions trop libres, tentaient de le dissuader de publier son volume de proverbes : « Que vous le vouliez ou non, il faudra imprimer mon livre avec tous ses excréments. »

Quand on parle en France de Sadia Lévy, on se figure volontiers cet écrivain pareil à un de ces purs et savants Rois Mages du tableau de Gustave Moreau, si juvéniles qu’on les prendrait pour des princesses. À le lire on admire cet esprit très orné où gisent des mots hébreux, lourds comme des diadèmes, et des images lyriques des moallacas. On reconnaît à la brièveté de sa phrase et de son art subtil le rythme concis et merveilleux des psaumes.

Connus déjà par leur beau roman, Rabbin, ces deux parfaits écrivains ont donc imaginé en une prose débordante d’images la fable ingénieuse des Onze journées en force. Deux Algériens : l’un, Sébastien Lémare, puissant et exalté, l’autre, Kehath, plus faible, plus jeune d’aspect, mais vieux d’une hérédité, je ne dirai pas sacerdotale puisqu’il n’est pas Cohen, mais religieuse à cause de savants en exégèse qu’il compte sûrement parmi ses ascendants. Lémare et Kehath névrosés, brûlés par le soleil africain, s’évadent en l’art important mais en partie malsain d’il y a quelque dix ans. Ils s’exténuent en toutes les déliquescences. Je gagerai que par peur de se piquer en cueillant les figues de Barbarie dangereuses comme un amour, ils préférèrent s’intoxiquer en mangeant des fraises à l’éther. Au lieu de regarder les femmes d’Algérie, ils étudient le potelé, le macabre et l’obscène de l’art de Rops. Or vous le savez, ces Algériens qui ne sont pas des barbares sont pourtant des barbaresques et si l’art du Paris lointain les tue, des orgies souveraines et africaines les sauveront. Les paysages d’Afrique, les images algériennes qu’ils ont vues sans les regarder, les hantent, les fécondent. Qu’ont-ils besoin, ces Africains, de ce qui est beauté à Paris, n’ont-ils pas assez de beauté autour d’eux : faune, flore et femme ? et ils l’avouent à la fin : « Être parisien devient la honte. »

Le livre finit après l’acte païen de la libation, acte de piété à l’égard de leur terre africaine. Ils portent un toast à l’Algérie : « Jeune patrie de la plus jeune race latine : — À la plus grande liberté ! »

Comme on voit, la forcedéployée durant ces Onze journées ne fut pas inutile. L’effort a abouti. Si, comme je le crois, les auteurs du livre s’étaient mirés dans leurs œuvres, comme Narcisse dans l’onde, Onze journées en forceresterait un des documents les plus précieux de l’histoire de la littérature en Algérie. Il s’agit d’un fait très curieux d’évolution consciente et d’un acte de volonté et de conscience littéraires fort émotionnant. L’admiration pour la littérature des cénacles d’il y a dix ou quinze ans, littérature importante mais souvent déprimante, laisse place à l’enthousiasme pour la littérature saine, vigoureuse, vraie, mondiale, dont nous avons déjà de beaux exemples, qui sera la nôtre et la leur. Et ce sera l’étonnement des siècles futurs : notre époque verra en France et en Algérie une floraison d’œuvres belles, telle que seul le xviie siècle harmonieux et classique sera comparable au xxe siècle plus harmonieux et plus classique, de même que seuls les nobles efforts du xvie siècle comptent au regard des efforts admirables, des tentatives grandioses du xixe siècle. Robert Randau, Sadia Lévy seront les chanteurs de leurs déserts, de leurs terres nouvelles pleines de villes adolescentes. Leur langue est riche, souple, originale et exactement consciencieuse. Ils la débarrasseront de quelques termes à mon sens inutiles, surannés. Et dès demain, s’ils le veulent, ils seront les plus importants des écrivains coloniaux.

Amoureusement, René Ghil écrivit pour Onze journées en forceune préface excellente. Nul n’était mieux désigné pour présenter un tel livre au public que René Ghil. On sait que, par son œuvre, ce maître est le précurseur de la littérature humainement mondiale qui s’élabore actuellement, n’était sa syntaxe un peu décevante, j’appellerais René Ghil : le plus grand poète de son temps et peut-être l’est-il, en dépit de sa syntaxe. Il chante plus grandiosement qu’Hésiode les travaux et les jours, et la vie, la vie admirable que n’interrompt même pas la mort.

[1903-06 La Grande France] Pierre Baudin §

La Grande France, juin 1903, p. 000.
[OP3 362-368]

Des renseignements adressés par nos amis d’Algérie nous apprennent que l’opinion publique s’y était émue en voyant le nom de M. Pierre Baudin mis en avant comme celui du prochain gouverneur de la colonie. Bien qu’il n’ait pas posé sa candidature à ce poste, les Algériens croient encore pouvoir espérer que le choix du gouvernement s’orientera dans l’avenir vers ce républicain sincère et ce travailleur consciencieux qui porte un nom cher aux descendants des proscrits de l’Empire, l’autre jour salués à Oran par M. Loubet. Ils ont en effet des raisons de craindre que, malgré l’extrême sympathie de la majorité, M. Jonnart ne reste longtemps au palais de Mustapha supérieur, où il ne se serait rendu que quelques mois, par dévouement à la République et au président Loubet, y préparer la voie à un autre gouverneur. Il serait alors heureux que M. Baudin lui succédât : radical-socialiste, mais dégagé des querelles des petits partis, c’est avant tout un homme d’affaires qui laisse de côté les discussions théoriques et idéologiques pour se placer sur un terrain pratique et donner des solutions immédiatement réalisables des problèmes, dût-on abandonner provisoirement, comme il est fatal, une partie de son idéal : esprit réaliste, positif, il répondrait au génie de la race algérienne, qui veut avant tout au pouvoir un homme de compétence spéciale et non un diplomate éternellement temporisateur. À cette occasion, il nous a semblé important de retracer sa carrière rapide et déjà longue.

Pierre Baudin naquit le 21 août 1863 à Nantua (Ain) où il passa son enfance et acheva ses études dirigées par son père, médecin très estimé. Il fit son droit à Paris et débuta brillamment au Palais, en même temps qu’il publiait un livre : Les Journées populaires, en collaboration avec M. Raoul Cadière. En 1890, Pierre Baudin habitait le XVIIe arrondissement où le souvenir de son oncle, Alphonse Baudin, qui s’y était fait tuer pour la défense des idées républicaines, était resté très vif. Beaucoup d’hommes se rappelaient encore avoir vu le célèbre représentant du peuple, et avoir parlé avec lui. Le 4 mai 1890, l’avocat Pierre Baudin fut élu conseiller municipal du quartier des Quinze-Vingt. Il débute magistralement au conseil municipal. Le préfet de police ayant demandé une certaine somme pour augmenter la solde des gardiens de la paix, cette somme venait d’être accordée, lorsque avec une belle audace démocratique, Pierre Baudin monta aussitôt à la tribune et proposa de voter deux millions pour relever les salaires des ouvriers municipaux, de façon à ce qu’aucun d’entre eux ne gagnât moins de cinq francs par jour. La conviction éloquente du jeune conseiller municipal fit adopter cette proposition qui augmenta la popularité du nom de Pierre Baudin. La place qu’il prit à l’Hôtel de Ville fut aussitôt très importante. Ses collègues l’élurent trois années rapporteur général du budget, tâche ardue et fonction délicate dont il se tira comme on sait. M. Baudin passe pour être le premier au conseil municipal à avoir vu clair dans les comptes des ingénieurs de la ville, incompréhensibles pour les profanes.

Pendant la durée de ses fonctions municipales, Pierre Baudin continua à suivre l’exécution de son programme où nous relevons les paragraphes suivants :

Obligations pour la commune, le département et l’État, d’assurer l’existence des citoyens incapables de travailler, par la création de maisons de retraite ou de pensions viagères pour les vieillards, en y affectant les fonds provenant de la suppression du budget des cultes. — Reconnaissance des droits civils de la femme.

En 1896 M. Baudin devint président du conseil municipal. Il eut en cette qualité à recevoir à l’Hôtel de Ville, le 7 octobre, l’empereur et l’impératrice de Russie. À cette occasion il se passa, on s’en souvient, une scène assez curieuse où M. Baudin montra de l’à-propos avec du tact. Le protocole avait décidé que le président du conseil municipal n’adresserait pas la parole aux souverains. Mais en arrivant dans la salle des Prévôts auprès de l’escalier, le président du conseil municipal, qui marchait à la droite de l’empereur, fit deux pas en avant et se tourna vers le cortège qui dut s’arrêter. Il y eut un moment de stupéfaction ; la musique de la garde républicaine continuait de jouer. M. Baudin attendit qu’on l’eût fait se taire ; puis il s’inclina devant les souverains et leur adressa pardessus le protocole une courte harangue de bienvenue au nom de la grande ville socialiste de Paris, quittant pour un jour son labeur afin de venir saluer l’autocrate de toutes les Russies. Ensuite M. Baudin s’inclina de nouveau devant le tsar et se replaça à sa droite tandis que la musique de la garde reprenait ses fanfares triomphales. L’empereur remercia plusieurs fois M. Baudin de son petit discours ; à Dunkerque, lorsqu’il revint, le tsar salua le ministre des Travaux publics de son ancien titre de président du conseil municipal de Paris et lui rappela les incidents de cette journée du 7 octobre 1896.

Après sa présidence, M. Baudin, redevenu simple conseiller, présenta un projet de suppression de l’octroi qui au dire des spécialistes est peut-être son œuvre capitale, Si la ville avait adopté cette proposition relative aux taxes à établir en remplacement de l’octroi, elle obtenait par ses propres moyens, sans avoir recours au Parlement, les cent cinquante millions qui lui étaient nécessaires. Malheureusement ce projet manquait d’hypocrisie ; il frappait directement le marchand de vin, puissance combien respectée de notre époque.

 

En 1898, les électeurs du XIe envoyèrent à la Chambre M. Baudin au lieu du chapelier Faberot. Aussitôt au Parlement le nouveau député fut nommé rapporteur du budget de l’administration pénitentiaire, et au bout de six mois M. Waldeck-Rousseau lui demandait d’être son collaborateur comme ministre des Travaux publics.

Pendant son ministère, M. Baudin, par son esprit de suite, par sa volonté de coordonner les efforts qui est une qualité capitale dans les grandes nations comme dans les pays nouveaux, par une répartition proportionnée des services, rendit l’administration des Travaux publics particulièrement féconde, malgré le resserrement continuel des crédits et les difficultés de toute nature dues à une suractivité économique absolument imprévue.

Par deux arrêtés des 4 et 2 3 novembre 1899, M. Pierre Baudin fixa les règles nouvelles en ce qui concerne les mécaniciens et les chauffeurs. À cause de leur complexité, nous indiquerons ici seulement qu’ils ont déterminé avec une précision beaucoup plus grande et d’une façon libérale le temps de repos et de congés des agents. D’autre part, un registre fut mis à la disposition de tous les agents pour leur permettre d’y consigner les plaintes qu’ils auraient à formuler concernant le travail. On ne peut non plus oublier l’initiative démocratique avec laquelle M. Baudin a demandé au public de lui servir de collaborateur. La circulaire du 22 septembre 1899 rappelle au public quels sont ses droits et lui ouvre largement les registres de plaintes. Rien n’est plus important à signaler, particulièrement en raison de ce que tout semble destiner M. Baudin à la direction d’une de nos plus importantes colonies, où il importe par-dessus toutes choses de faire l’éducation civique et solidariste des populations, de les intéresser aux grands travaux d’État, de les initier à la création et à l’administration.

Le contrôle des chemins de fer a été également l’objet de réformes, en vue de lui donner une impulsion plus active, à un moment où les compagnies, comme actuellement le haut clergé, négligeaient toutes les obligations qui leur étaient imposées par leurs concordats. Le passage de M. Baudin aux Travaux publics fut marqué par le dépôt d’un projet effectué le 1er mars 1901 et arrêtant un programme de grands travaux à exécuter. Ce programme impliquait une dépense de six cents millions. Ces travaux sont relatifs à la navigabilité de la Loire, à l’amélioration des ports, au canal des Deux-Mers et aux canaux existants. M. Baudin améliora aussi les règlements concernant l’exploitation des mines et la durée du travail des mineurs.

Au point de vue social, diverses mesures prises par M. Baudin sont à retenir. Par une circulaire du 17 novembre 1900, les amendes qui frappaient le personnel inférieur des Travaux publics étaient supprimées. Les arrêtés des 28 et 30 septembre 1899 réglèrent l’application de la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail et spécifièrent expressément le maintien de certaines dispositions des anciens arrêtés : gratuité des soins médicaux, allocations pécunières spéciales, paiement du salaire dès le premier jour. Soucieux enfin des nécessités de l’hygiène publique, le ministre, par arrêté du 1er juin 1901, interdisait dans tous les travaux dépendant de son administration, l’usage du blanc de cénase depuis longtemps condamné.

 

En 1900 M. Baudin fut appelé de façon pressante par ses compatriotes du canton de Bellay. On lui offrait le siège de député laissé vacant par M. Gignet, élu sénateur. Le ministre des Travaux publics retenu à Paris par des occupations absorbantes fut élu sans avoir besoin de faire campagne. Toutefois, aux élections législatives de 1902, il se rendit dans l’Ain afin d’entrer en relation plus complète avec ses électeurs, et y fit en automobile une campagne dont M. de Mézières a retracé de façon fort amusante les péripéties dans Le Gaulois. C’était dans ce beau pays du Bugey, plein de sites romantiques, région pittoresque des lacs français.

Depuis sa sortie du ministère, M. Baudin a repris sa place au Palais. Il s’est spécialisé dans les grosses affaires de société : et comme avocat, il rappelle surtout Me Clauzel de Coussergues, député de l’Aveyron et vice-président de la Chambre qui s’était marqué au Palais un de nos premiers avocats d’affaires après M. Waldeck-Rousseau. M. Baudin a publié aussi des articles dans Le Figaro et il a étudié dans Le Siècle les questions de politique et de transports. En même temps il reprit ses études sur la marine, le commerce allemand, le port libre de Hambourg. M. Baudin a accepté une collaboration permanente au Journal où il donne hebdomadairement des articles documentés et très remarqués, et à la Contemporary Review.

À l’étranger, où l’on aime les hommes jeunes et pratiques, à caractère un peu américain, M. Baudin est un des hommes d’État français que l’on apprécie le plus ; on y croit qu’il reparaîtra bientôt soit comme ministre, soit dans une haute fonction administrative ou diplomatique. L’avenir préserve M. Baudin d’aucun poste diplomatique ; nous avons assez de Chinois en France — ce que je ne dis pas du tout pour M. Pichon, dont on parle aussi pour le gouvernement général de l’Algérie. Il est d’ailleurs certain qu’il n’eût tenu qu’à M. Baudin de faire partie du cabinet actuel. Sans doute se réservait-il. Lorsqu’on connut sa ferme intention de partir, avec M. Waldeck-Rousseau, on lui offrit de façon très pressante le poste de gouverneur de l’Indochine.

Nous ne savons les mobiles de son refus, peut-être après tout, désir radical de ne point imiter M. Doumer, même dans la ligne apparente d’une carrière. D’autre part, le président de la République n’aurait pas été étranger à cette détermination : « J’ai été heureux », disait-il il y a peu de temps, faisant allusion à ces événements, « que M. Pierre Baudin ne soit pas parti. Il eût rendu en Indochine des services considérables. Mais, j’aurais été désolé qu’il s’en allât si loin. Il peut être appelé à nous rendre plus près des services plus importants encore. » M. Loubet voulait-il parler d’un ministère ? Ne s’agissait-il pas plutôt du gouvernement de l’Algérie dont le président de la République, par une sorte de prescience, pouvait prévoir la prochaine vacance ? Nous n’en savons rien. À notre sens, et c’est pourquoi, très nettement, nous avons entrepris cette étude rapide, le gouvernement de l’Algérie serait le poste le plus convenable aux qualités de M. Baudin.

Sa compétence en les questions budgétaires et en celle des grands travaux publics garantirait la prospérité de l’Algérie. Il n’en est point de plus importantes pour un pays, particulièrement pour l’Algérie où d’immenses dépenses ont été inutilisées par suite de l’incurie des grandes compagnies. On ne verrait plus avec l’ancien ministre des Travaux publics abandonner, pour raisons de politique locale, des voies ferrées, comme celle de Ténès et tant d’autres, dont l’infrastructure était déjà établie et est aujourd’hui ruinée. On verrait donner satisfaction aux desiderata des chambres de commerce, telle celle de Philippeville, dont le président demandait l’autre jour à M. Loubet le rachat des chemins de fer par l’État ; et de fait la ligne actuellement en régie d’État n’est-elle point pleinement prospère, après la plus déplorable administration dans la compagnie qui fit faillite ?

Avant de terminer cet article, forcément incomplet, nous avons tenu à aller chez M. Baudin. Nous avons été aimablement reçu par M. René Dardenne, qui fut attaché à son cabinet et est resté son secrétaire particulier. M. Baudin était dans sa famille à Nantua et devait ensuite aller dans le Midi faire une tournée de conférences, notamment à Marseille, sur des questions de navigation. M. Dardenne nous a confirmé la non-candidature de M. Pierre Baudin au gouvernement de l’Algérie. Ceci nous fournit l’occasion de terminer par un reproche cet article : à notre sens, les vrais démocrates, délaissant les mœurs diplomatiques trop académiques et vieille France, ne devraient pas attendre que le gouvernement vînt frapper à leur porte, mais d’eux-mêmes et avec le courage républicain de soldats que les défauts ne sauraient diminuer, briguer les postes difficiles, particulièrement lorsqu’ils se trouvent à distance de Paris.

Gil Blas §

[1911-06-11 Gil Blas] [Réponse à l’enquête : « Décadence ou renaissance du cirque ? »] §

Gil Blas, nº 12535, 11 juin 1911, p. 1. Source : Gallica.
[OP2 1498]

Le cirque est-il en décadence ? Pourquoi ?

Une renaissance du cirque est-elle possible ?

Le Panem et Circenses est-il toujours d’actualité ?

[…]

Voici une nouvelle série de lettres.

M. Guillaume Apollinaire

Les causes de la décadence du Cirque, messieurs, je ne les distingue point, pensant au contraire qu’il est aujourd’hui plein de vie. J’avoue même que les petites pièces improvisées sur un scénario arrêté d’avance et en quoi excellent Messieurs les acrobates de Medrano me semblent le seul spectacle qui vaille la peine d’être écouté et regardé de nos jours.

Ces acrobates mimes et comédiens, vous le savez, viennent pour la plupart d’Italie ainsi que leurs illustres devanciers, les comédiens italiens. La commedia dell’Arte n’est donc pas morte et survit à Paris même, au cirque Medrano où je vais souvent l’entendre. Pour le demeurant, j’adore la haute école, les chevaux dressés, les animaux savants, les gymnastes allemands, les jongleurs japonais, les funambules, les jeux icariens et les tours vélocipédiques.

Je ne sais pas si le Panem et Circenses est toujours d’actualité ainsi que vous me faites l’honneur de me le demander. Mais, allez, je ne demande pas autre chose !

Croyez à mes sentiments très cordiaux,
Guillaume Apollinaire.

[1912-06-13 Gil Blas] [Réponse à « Les Lettres. Notre enquête. Le syndicat des auteurs », par René Blum et André du Fresnois] §

Gil Blas, nº 12903, 13 juin 1912, p. 3. Source : Gallica.
[OP2 1499]

Nous avons adressé aux écrivains le questionnaire suivant :

« Estimez-vous que, dans les conditions actuelles du commerce de la librairie, dans l’état où sont les relations entre auteurs et éditeurs, il soit souhaitable de voir se créer une Société qui remplirait, pour les romanciers et pour tous les écrivains on général, les mêmes offices que remplit la Société des Auteurs à l’égard des auteurs dramatiques ?

« Cette Société serait chargée de contrôler la vente chez les libraires, et de percevoir directement le droit d’auteur qui serait fixé. Le contrôle serait effectué, de la façon que Gil Blas a indiquée dans ses numéros de mars 1912, c’est-à-dire que tout éditeur transmettrait à la Société, avant le brochage, la couverture de tous les exemplaires d’un volume destiné à être mis dans le commerce. La Société renverrait ces couvertures après y avoir apposé un timbre spécial.

« La Société pourrait avoir également à s’occuper des règlements de droits de traduction d’un livre, et de percevoir ce droit à l’étranger. Bref, elle compléterait l’organisation de la Société des Gens de lettres, qui s’occupe surtout de la reproduction, et elle pourrait d’ailleurs se constituer en « Filiale » de cette dernière Société.

« Il est possible que des traités conclus avec un ou plusieurs éditeurs vous empêchent d’entrer dans la Société dont nous envisageons l’existence, si elle se créait demain. Aussi n’est-ce nullement une adhésion de fait que nous vous demandons. Nous désirons simplement savoir si le projet dont nous parlons vous semble de nature à faciliter les relations entre éditeurs et auteurs, et pour le bien des uns et des autres, ou si, au contraire, vous avez contre ce projet des objections théoriques, ou si, enfin, il vous semble irréalisable pratiquement.

« Nous nous tenons à votre disposition pour vous fournir tous les renseignements qui pourraient vous paraître nécessaires.

[…]

Voici la lettre de M. Guillaume Apollinaire :

Mon cher ami,

Non seulement j’approuve entièrement la Société dont vous et René Blum envisagez la fondation. Mais je demande à en être des premiers.

Ma main très amie.

Guillaume Apollinaire.

El Imparcial §

[1915 El Imparcial] [Réponse à une enquête sur Cervantès] §

inédit, avril-août 1915, paru en traduction espagnole dans El Imparcial en 1916, p. 000.
[OP2 1221-1222]

[1º Avez-vous lu, dans votre jeunesse, le Don Quichotte ? Quels sont vos souvenirs de cette lecture ? 2º Quel est pour vous le symbolisme de Don Quichotte ? 3º Le héros espagnole est-il aussi, en quelque sorte, un chevalier français ?]

Vous avez traduit de mes poèmes à la perfection en espagnol, et maintenant que je suis soldat, vous m’interrogez sur l’illustre mutilé de Lépante. Aucune question, au demeurant, ne pouvait me surprendre plus agréablement.

J’ai écrit jadis, à propos de je ne sais quel centenaire de Cervantès, un article qui est resté enterré dans les colonnes de L’Européen ;l’an dernier encore, je relatais dans le Mercure de Francela découverte d’une grotte où Cervantès se cacha, je crois, aux environs d’Alger.

Aussitôt votre questionnaire reçu, je l’ai montré aux brigadiers et aux sous-officiers de ma batterie. Je dois dire qu’aucun d’eux ne connaissait ni Cervantès, ni Don Quichotte.Néanmoins, plusieurs Picards matois savaient ce que c’était qu’une Dulcinée et, ma foi, avaient entendu parier de Sancho Pança auquel on pourrait assez bien les comparer pour le bon sens et la façon de s’exprimer… Comme le Don Quichotteest un livre que j’aime infiniment, je voulus le leur faire lire en manière de divertissement, je leur fis honte de ne point connaître un livre aussi parfait et aussi répandu. Ils prirent la plaisanterie du bon côté et ils me mirent au défi de leur apporter un exemplaire de Don Quichotteavant l’heure de la soupe, soit 18 heures et demie. Il était environ 14 heures. On paria trois bouteilles de champagne pour corser la chose. Il faut vous dire que nous demeurons sur la ligne de feu, juste derrière les tranchées des fantassins, dans une forêt épaisse, et située loin, non seulement des villes, mais même de tout village.

Ayant du loisir, je m’en allai alors à deux cent vingt mètres jusqu’au premier de nos villages, village abandonné de ses habitants. Les Boches y ont passé et des troupes françaises y cantonnent maintenant. Peu de maisons sont debout, aucune n’est intacte, mais dans la première maison où j’entrai, je trouvai Don Quichotte de la Manchetraduit par Florian et je gagnai mon pari.

Demain, je rapporterai le livre où je l’avais pris et où son propriétaire le retrouvera pour le relire…

J’ai lu Don Quichotteplusieurs fois dans mon enfance, d’abord dans la traduction de Florian, plus tard dans celle de Viardot, illustrée autant qu’il m’en souvienne par Tony Johannot.

Les souvenirs qui me sont restés de cette lecture sont trop complexes pour être détaillés ici ; mais la vie du merveilleux hidalgo dans la forêt où il s’était retiré m’avait vivement frappé et je ne pensais pas alors que moi-même je mènerais un jour cette vie sylvestre.

La lecture du Quichotteme donna aussi la curiosité de lire les romans de chevalerie que je dévorai plus tard à vingt ans, et ainsi le but poursuivi par Cervantès n’était pas atteint…

J’ai lu aussi le Quichottedu faux Avellaneda, avec un plaisir inexprimable. C’est à mon gré une œuvre remarquable qui complète à bien des égards, et notamment en ce qui concerne Sancho, ce qu’il y a d’humain dans le Quichottede Cervantès. Le Quichotteest son chef-d’œuvre, mais pour ceux que le xviie siècle appelait les « honnêtes gens », j’estime que les Nouvelles exemplairesne doivent pas paraître moins importantes.

Cette merveilleuse satire lyrique de l’humanité qu’est Don Quichotteest d’un symbolisme si complexe qu’il faudrait recréer un univers pour en bien montrer le sens.

Le héros est humain, partant, il est de toutes les nations ; toutefois, rien ne lui répond dans la littérature française sauf, peut-être, le Bouvard et Pécuchet,de Flaubert.

Mais, dans Les Âmes mortes deGogol, il y a quelque chose de plus que de slave et qui n’est pas sans parenté avec ce que pouvait exprimer le génie admirable de Cervantès. (Notez qu’il y a dans Gogol quelque chose de commun avec Molière, si bien qu’il serait possible peut-être de comparer Cervantès et Molière…)

L’Information §

[1918-10-14 L’Information] L’ours et le poilu §

L’Information, 14 octobre 1918, p. 000.
[OP3 616-617]

On vient de découvrir à Spolète un portrait inconnu de saint François d’Assise, l’Orphée catholique auquel on avait donné le nom de François, parce que sa mère était une Française de cette mystique Tarascon qui emprunte au cours tumultueux du Rhône un peu de sa grandiose mélancolie et de sa faiblesse.

Les Fioretti racontent comment saint François convertit le très féroce loup de Gubbio. « Dès que saint François eut fait le signe de la croix, le loup terrible ferma la gueule et arrêta sa course ; et au commandement, il vint doucement comme un agneau, et se jeta étendu aux pieds du saint. »

Ce miracle m’est revenu à l’esprit en lisant le fait divers du poilu qui descendit dans la fosse aux ours du Jardin des plantes pour reprendre un canif qu’on y avait laissé tomber.

A-t-il cru que ses vertus de soldat héroïque lui donnaient le pouvoir de charmer les animaux ?

S’est-il souvenu que saint Ours est le patron des soldats, et son esprit a-t-il confondu l’ours des hagiographies et l’ours polaire, leur prêtant une même indulgence pour les poilus ?

Je crois plutôt qu’accoutumé au fracas de l’artillerie, il n’a plus aperçu aucun danger là où il n’y avait à redouter ni feux de barrage, ni mitrailleuses, ni grenades, ni gaz toxiques.

Quelle audace incroyable auront les jeunes hommes qui des années durant surent affronter les dangers qu’une science homicide accumulait sous leurs pas, autour et au-dessus d’eux !

Pendant quatre ans ils furent les vivants signes de croix qui arrêtèrent un loup plus féroce que celui de Gubbio et que l’ours polaire du jardin des plantes. Quelle reconnaissance leur devra la postérité ! Elle n’oubliera jamais leur vertu et leur sainteté.

[1918-10-20 L’Information] Une réclame allemande §

L’Information, 20 octobre 1918, p. 000.
[OP3 617-618]

Les journaux allemands publient une réclame qui donne à réfléchir sur la façon spéciale dont l’Allemagne comprend l’après-guerre.

En voici la teneur :

« L’Angleterre a durant la guerre détruit la plus grande partie du commerce extérieur allemand. Il faudra reconquérir tout ce que nous avons perdu. Et pour le faire, la connaissance des langues étrangères est absolument nécessaire.

« Celui qui a des notions d’anglais ou de français ne doit pas les “laisser se rouiller”, mais lire les hebdomadaires illustrés : Little Puck et Le Petit Parisien, nécessaires aux commerçants, fabriquants, techniciens, ingénieurs, fonctionnaires, officiers, professeurs, étudiants des grandes écoles, en un mot à tous les hommes cultivés de l’arrière ou du front. »

Little Puck et Le Petit Parisien, qui paraissent à Hambourg tous les jeudis, ne coûtent à l’abonnement que six marks par an.

Les éditeurs Gebrueder-Paustian se flattent d’avoir plus de dix-huit mille abonnés, ce qui montre clairement que les Allemands n’ont nullement renoncé à entrer en relations avec les Alliés et tout particulièrement avec la France et l’Angleterre, une fois la paix venue.

Les Allemands sont peut-être bien de forts savants philologues, ce sont en tout cas de très médiocres polyglottes, qui ne parviennent jamais à se débarrasser, au moins en français, d’un accent qui leur est particulier. Il ne faut pas le confondre du reste avec l’accent guttural des Alsaciens. Les Allemands auront beau avoir lu durant toute la guerre Le Petit Parisien hambourgeois, un accent très désagréable décèlera toujours leur origine.

Mais n’est-il pas curieux de constater cette ténacité de l’Allemand qui tient à savoir le français et se croit en mesure de reconquérir sur le marché français la place que la guerre lui avait fait perdre ?

L’avenir se chargera de lui faire perdre ses illusions.

[1918-10-21 L’Information] Les ombres oubliées §

L’Information, 21 octobre 1918, p. 000.
[OP3 618-619]

Si l’ombre de M. le vicomte de Chateaubriand rencontre dans la plaine d’Ascalon les ombres des héros de La Jérusalem délivrée, ces grandes ombres pourront se consoler entre elles de n’avoir point été évoquées depuis les exploits des nouveaux croisés.

Elles iront, de concert, offrir leurs condoléances à celle de Volney, qui a si bien écrit touchant la Syrie et que nul ne songe à nommer. L’épopée du Tasse n’est pas plus familière à notre époque d’illettrés que Le Voyage en Égypte et en Syrie ou que l’Itinéraire.

Ainsi va le monde. Si les grands écrivains ne s’en mêlent, la géographie ne s’anime point pour ceux qui ne voyagent pas. Les grands capitaines eux-mêmes ne peuvent, par leurs hauts faits, populariser une contrée lointaine. Il faut pour cela la description littéraire qui, par la précision et la magie du style, parvient seule à vivifier un nom géographique, à lui faire signifier quelque chose de concret.

C’est ainsi que Chateaubriand a pu écrire : « Lorsqu’en 1806 j’entrepris ce voyage d’outre-mer, Jérusalem était presque oubliée ; un siècle antireligieux avait perdu mémoire du berceau de la religion ; comme il n’y avait plus de chevaliers, il semblait qu’il n’y eût plus de Palestine. »

Ce qui avait manqué, c’était un Chateaubriand et non point les chevaliers puisque Bonaparte avait porté la guerre en Judée.

Notre temps a vu les plus héroïques et les plus modestes des paladins accomplir en Syrie les exploits les plus dignes de mémoire. C’est à peine si les plus lettrés d’entre nous savent faire la différence entre le Druse et le Maronite. En fait de cèdre du Liban, on ne connaît plus que celui de la Malmaison. Et comme on ne lit plus ni le Tasse, ni Volney, ni Chateaubriand, il faut attendre, pour que le peuple s’aperçoive de la grandeur de l’épopée qui s’est déroulée en Syrie et de la beauté des terres qui nous sont promises, qu’un grand écrivain entreprenne un nouveau voyage aux lieux saints.

C’est ainsi que les lettres dominent toujours le monde et que l’on pouvait répondre à quelqu’un qui s’étonnait que M. Clemenceau eût si vite et si bien réussi :

« C’est un homme de lettres, c’est-à-dire de la seule profession à qui les idées générales soient familières. Aucune autre ne prépare mieux qu’elle aux fonctions de chef de gouvernement. »

[1918-10-25 L’Information] Lettre d’un homme obscur §

L’Information, 25 octobre 1918, p. 000.
[OP3 620-621]

J’ai reçu la lettre suivante :

Monsieur,

Si MM. Boret et Claveille ne s’entendent pas pour remédier au manque de vin, il y aura bientôt des changements considérables au sein d’une civilisation qui avait droit à une certaine fierté.

Le fait que voici dont j’ai été le témoin et la victime m’autorise à parler en connaissance de cause.

Vous jugerez si l’égoïsme le plus discourtois, c’est-à-dire la sauvagerie même, ne risque point de venir s’installer aux lieux que Bacchus a désertés. Vous savez que le vin, et même de la qualité la plus médiocre, atteint aujourd’hui un prix fabuleux.

Aussi ne nous étonnâmes-nous point lorsque l’ami Tambel, qui avait une compagnie nombreuse à dîner, pria ses convives de l’excuser de ce qu’il ne leur servait que du coco.

L’ami Tambel, nul ne Pignore, est un poète, qui conserve aujourd’hui encore tout le charme de l’inédit.

Aussi personne ne parut étonné lorsque, après le rôti, au moment ou la conversation était la plus animée, il se leva brusquement de table en s’écriant :

« Il me vient une idée ! »

Il sortit alors sur la pointe des pieds et revint un instant après. Au bout de quelques minutes, il en fit autant, en recommençant la même exclamation. À la troisième fois, curieux de savoir quelle pouvait être « l’idée » d’un si grand homme, je le suivis sans qu’il s’en aperçût, et le vis enfiler un long corridor, au bout duquel il entra dans une chambre dont il ferma la porte sur lui. Je regardai par la serrure et vis l’ami Tambel boire, en cinq ou six gorgées, un grand verre d’un Vouvray dont il reboucha soigneusement la bouteille avant de revenir tranquillement rejoindre sa compagnie pour causer et faire semblant de boire du coco avec elle.

Agréez, etc.

PÉTRUSQUE LYNARD.

L’aventure de M. Pétrusque Lynard est l’une des plus désagréables qui puisse arriver à un convive. Elle fait voir à quelles extrémités la rareté du vin peut mener un amphitryon qui ne se résout point à devenir abstème. Elle montre, en outre, que tous les Français ayant été plus ou moins soldats, l’usage du pinard les a fait renoncer à l’abus des eaux minérales.

Courtoisie, franchise et santé, ces trois vertus sont en péril depuis que le vin devient rare et si cher.

La bonne humeur qui les suit pas à pas ne court pas un danger moindre.

[1918-11-04 L’Information] Peaux d’oranges §

L’Information, 4 novembre 1918, p. 000.
[OP3 621-622]

On a énuméré un certain nombre de bienfaits que nous a valus la guerre. On a toujours négligé de dire qu’elle nous a débarrassés des peaux d’oranges qui se rencontraient sur le trottoir et causaient maintes chutes.

Mais les tranches d’oranges sont aujourd’hui aussi rares que la pelure, si bien que l’on peut justement se demander s’il ne faut pas regretter le temps où, au risque d’un faux pas, on pouvait, à peu de frais, rivaliser avec Hercule lorsqu’il goûtait aux fruits du jardin des Hespérides.

Cette réflexion m’est venue en lisant la diatribe d’un critique de mauvaise humeur contre les audaces désintéressées de la jeune littérature et de la jeune peinture.

Il voudrait que l’on empêchât d’écrire et de peindre tout ce que son esprit misonéiste ne saurait approuver d’emblée et il crie casse-cou comme si les lettres et les arts allaient glisser sur une peau d’orange.

Mais, cher monsieur l’atrabilaire, ne masquez point de mépris cette faculté si répandue que vous avez de ne pas comprendre. Vous vous vantez de votre incompréhension. C’est une infirmité dont il n’y a pas lieu d’être fier.

C’est entendu, du reste, beaucoup de jeunes essais ont tout juste la valeur d’une peau d’orange.

N’oubliez pas, cependant, qu’elle est l’enveloppe d’un fruit délectable.

Et de même que si les pelures disparaissent des trottoirs de Paris, c’est que les oranges n’y parviennent plus, si la jeunesse ne gaspillait pas le talent, il faudrait perdre l’espoir de voir naître désormais ces chefs-d’œuvre des arts et des lettres qui sont les pommes d’or du beau jardin de

France, oranges savoureuses que les jeunes gens pèlent en se jouant.

L’Intermédiaire des chercheurs et curieux §

[1912-10-10 L’Intermédiaire des chercheurs et curieux] Le Cubisme (LXVI, 97, 270) §

L’Intermédiaire des chercheurs et curieux, vol. LXVI, nº 1342, 10 octobre 1912, col. 474-477. Source : Gallica.
[Non OP]

Le cubisme est l’art de peindre des ensembles nouveaux avec des éléments empruntés non à la réalité de vision, mais à la réalité de conception.

Il ne faudrait pas pour cela faire à cette peinture le reproche d’intellectualisme. Tout homme a le sentiment de cette réalité intérieure. Il n’est pas besoin d’être un homme cultivé pour concevoir, par exemple, une forme ronde.

L’aspect géométrique qui a frappé si vivement ceux qui ont vu les premières toiles cubistes venait de ce que la réalité essentielle y était rendue avec une grande pureté, et que l’accident visuel et anecdotique en avait été éliminé.

En représentant la réalité conçue, le peintre peut donner l’apparence des trois dimensions, peut en quelque sorte cubiquer. Il ne le pourrait pas en rendant simplement la réalité-vue, à moins de faire du trompe-l’œil en raccourci, ou en perspective, ce qui déformerait la qualité de la forme conçue.

L’importance que cette nouvelle école française donne au dessin fait comprendre qu’ainsi que j’avais l’honneur de le dire à M. Henry Lapauze, après lecture de son bel ouvrage sur le maître de Montauban, les cubistes peuvent se réclamer d’Ingres car pour eux. — comme il l’était pour lui —, le dessin est la probité de l’art.

Le nom de Cubisme que porte cette nouvelle école lui fut donné en dérision par Henri Matisse qui venait de voir un tableau représentant des maisons dont l’apparence cubique le frappa vivement.

Cette école que je dus longtemps défendre seul, eut comme fondateurs Pablo Picasso dont les inventions corroborées par le bon sens de Georges Braque qui exposa dès 1908 un tableau cubiste au Salon des Indépendants, se trouvèrent confirmées par les études de Jean Metzinger, qui exposa le premier portrait cubiste au Salon des Indépendants en 1910, et le premier, fit admettre la même année, une œuvre cubiste par le Jury du Salon d’Automne.

C’est en 1910, également, que parurent aux Indépendants des tableaux de Marie Laurencin qui ressortissaient à la même école, et de cette année-là date l’adhésion du peintre Albert Gleizes qui allait prendre une part prépondérante à ce nouveau mouvement, et celle des peintres Le Fauconnier, Robert Delaunay et Fernand Léger.

La première exposition d’ensemble du cubisme eut lieu en 1911, aux Indépendants où la salle43 réservée aux cubistes causa une profonde impression. On y voyait des œuvres savantes et séduisantes de Jean Metzinger ; des paysages : l’Homme nu et la Femme aux phlox d’Albert Gleizes ; le portrait de Mme Fernande X*** et les jeunes filles par Marie Laurencin ; la Tour Eiffel de Robert Delaunay, l’Abondance de Le Fauconnier ; les Nus dans un paysage de Fernand Léger.

La première manifestation des cubistes à l’étranger eut lieu à Bruxelles, la même année, et dans la préface de cette exposition, j’acceptai au nom des exposants les dénominations : Cubisme et cubistes.

À la fin de 1911, l’Exposition des cubistes au Salon d’Automne fit beaucoup de bruit, les moqueries ne furent épargnées ni à Gleizes (La Chasse, Portrait de Jacques Nayral) ni à Metzinger (La Femme à la cuiller) ni à Fernand Léger. Aux artistes s’était joint un nouveau peintre, Marcel Duchamp, et un sculpteur architecte, Duchamp-Villon.

D’autres expositions collectives eurent lieu en 1911, à Paris dans la Galerie d’Art contemporain, rue Trochet ; en 1912, au Salon des Indépendants qui fut marqué par l’adhésion de Juan Gris, au mois de mai, en Espagne où Barcelone accueillit avec enthousiasme les jeunes Français, et enfin au mois de juin à Rouen, exposition organisée par la Société des Artistes normands et qui fut marquée par l’adhésion de Francis Picabia à la nouvelle école.

Il faut encore noter qu’un certain nombre de peintres cubistes faisaient, il y a quelques années, partie des Fauves dont ils étaient les plus jeunes.

Ce sont : Mlle Laurencin, MM. Georges Braque, Jean Metzinger, Le Fauconnier, et Robert Delaunay.

Picasso dont l’œuvre était déjà considérable quand il instaura le cubisme, s’était tenu à l’écart du mouvement des Fauves. Quant à MM. Jean Metzinger et Robert Delaunay, à leurs débuts, ils avaient appartenu au mouvement divisionniste de Seurat et de Signac.

Au mois d’octobre prochain aura lieu l’exposition de la Section d’Or, qui sera la plus importante des expositions cubistes.

On y verra, outre les œuvres des artistes déjà nommés, les statues du sculpteur Agéro qui depuis longtemps déjà aurait dû faire partie du nouveau mouvement artistique et les belles gravures de Louis Marcoussis, qui se trouve être le plus nouveau des cubistes. Le plus jeune.

M. Georges Deniker, qui fait en ce moment son service militaire dans les aérostiers, n’a pas encore exposé de ses œuvres cubistes et l’on n’a vu de lui qu’une sculpture, à la Nationale, en 1911.

L’art français du cubisme a déjà de l’influence à l’étranger, et particulièrement en Espagne et en Bohême où toute la jeune école de peinture est cubiste, et par une singulière coïncidence l’un des cubistes Tchèques se nomme Kubicsta de son nom véritable. Il y a également des Cubistes en Allemagne où par une coïncidence presque aussi singulière, l’un d’eux se nomme Kubin. J’ai vu dans une revue qui parait à Prague, les photographies de mobiliers cubistes qui ne m’ont point paru sans intérêt.

Dans peu de jours paraîtront chez Figuière, deux ouvrages où l’on trouvera des renseignements sur la nouvelle école française de peinture : Le Cubisme, par Jean Metzinger et Albert Gleizes, ouvrage avant tout théorique, et les Méditations esthétiques où, après quelques considérations générales, j’ai tenté de caractériser la personnalité de la nouvelle école, les cubistes : Mlle Marie Laurencin, MM. Picasso, Georges Braque, Jean Metzinger, Albert Gleizes, Fernand Léger, Marcel Duchamp, etc., etc.

Guillaume Apollinaire.

[1912-10-10 L’Intermédiaire des chercheurs et curieux] Le futurisme §

L’Intermédiaire des chercheurs et curieux, vol. LXVI, nº 1342, 10 octobre 1912, col. 477. Source : Gallica.
[OP2 487-488]

Le futurisme est, à mon sens, une imitation italienne des deux écoles de peinture française qui se sont succédé dans les dernières années : les fauves et les cubistes. J’ai moi-même fait connaître à M. Marinetti qui fut le premier théoricien de la peinture futuriste les œuvres des nouveaux peintres français et j’ai raconté dans le Mercure de France la visite des peintres futuristes Boccioni et Severini à l’atelier de Picasso.

Ni Boccioni ni Severini ne sont sans talent. Toutefois, ils n’ont pas bien compris la peinture des cubistes et leurs méprises leur ont fait instaurer en Italie une sorte d’art de la dispersion, art populaire et tapageur.

Les éléments avec lesquels ils veulent peindre la réalité conçue, les futuristes les empruntent à la réalité de vision, si bien que pour figurer un objet ils en représentent les différents aspects, comme ont fait quelquefois les images populaires et, tandis que les cubistes groupent les différentes idées qu’ils ont d’un objet, afin de provoquer une seule émotion, les futuristes, qui ne pensent pas à tenir compte de la durée, voudraient provoquer autant d’émotions qu’ils se font d’idées d’un seul objet.

Les cubistes peignent les objets non comme on les voit, mais comme on se les représente, et leur art est extrêmement lucide et pur.

Les futuristes qui dispersent dans une toile les différents aspects d’un objet et les nombreux sentiments que provoquent les aspects arrivent aisément à la confusion.

Une discipline rigoureuse régit l’art des cubistes. L’arbitraire est la règle de l’art futuriste en dépit des explications et des manifestes.

Les artistes futuristes soutenus par la caisse bien remplie du mouvement futuriste, dont le siège est à Milan, voient leurs affaires prospérer, tandis que la plupart des jeunes cubistes dont l’art est le plus noble et le plus élevé qui soit aujourd’hui, abandonnés de tous, moqués par la presse presque tout entière, végètent dans la demi-pauvreté quand ce n’est pas dans le dénuement le plus complet.

Isis §

[1908-09 Isis] [Réponse à l’enquête : « À la gloire d’Homère et de la poésie] §

Isis, nº 9-10-11, septembre 1908, p. 000.
[OP2 1497-1498]

1º Croyez-vous à l’existence d’Homère ?

2º Y a-t-il encore une influence homérique dans les lettres et les arts ?

3º Quelle est-elle ?

4º Approuvez-vous l’abandon des études grecques ?

Votre enquête vient me révéler l’existence d’une secte d’hérétiques que je croyais depuis longtemps disparue. Je veux parler des carpocratiens qui, vous le savez, admiraient Homère et encensaient son image.

Certes, je crois à la réalité historique d’Homère. Je dois ajouter que dans un temps plus ou moins éloigné je prendrai l’initiative d’une souscription pour élever, à Paris, un monument à la gloire d’Adam et d’Ève.

Au demeurant, l’influence de l’Iliade et de l’Odyssée m’apparaît si vive qu’elle peut aveugler.

Je ne serais nullement étonné d’apprendre à la suite de votre enquête que la cécité des esprits soit aujourd’hui assez générale pour qu’on n’ait point distingué ce grand soleil homérique illuminant les lettres et les arts.

Mon incompétence en matière de pédagogie m’interdirait de répondre à votre dernière question. Cependant, je ne veux point vous cacher que si l’on devait m’écouter, non seulement on n’abandonnerait pas les études grecques, mais on inculquerait aussi aux jeunes Français des rudiments de sanscrit.

Je dis tout §

[1907-07-25 Je dis tout] Berheim-Wagram §

Je dis tout, 25 juillet 1907, p. 000.
[OP2 82-83]

Il ne s’agit nullement d’une nouvelle ligne d’autobus, mais de l’affaire qui passionne avec raison le monde des peintres.

Un jeune gentilhomme de lettres, d’ailleurs, allié aux Rothschild, un Wagram, s’était mis dans la tête de devenir marchand de tableaux. Il s’associa pour cela aux Bernheim, commerçants établis, experts, trafiquant indifféremment des marchandises les plus diverses : Roybet, Cézanne ; Jean Béraud, Bonnard ; Madeleine Lemaire, Van Gogh ; Bonnat, Matisse, etc. On est éclectique dans le grand monde.

On assure que pour éprouver la loyauté de ses associés le jeune gentilhomme de lettres s’est amusé à leur faire vendre des tableaux, en sous-main.

Après avoir bien marchandé, les Bernheim achetaient un tableau de 10 000 francs, par exemple, et faisaient savoir à leur jeune associé qu’ils avaient acheté un chef-d’œuvre 50 000 francs, pour rien, à peine le prix du cadre.

Notre gentilhomme trouva que c’était abuser de son incompétence, à marchand marchand et demi, il porta plainte. On se demande ce que viennent faire en cette affaire les experts artistiques commis par le juge. Ce sont des experts en écriture qu’il faudrait.

On voit que l’affaire est purement commerciale et que la valeur des Cézanne, Van Gogh, Seurat, Gauguin n’est point en cause. Les gens qui, sottement, ont crié au krach de la peinture moderne, de la peinture sans dessin ! se sont grossièrement trompés. Critiques sans goût, amateurs ignares, leur manque de culture leur interdit de s’occuper de ce qu’ils n’entendent point. Ils voudraient ravaler l’art à leur niveau, qu’il leur reste dans la gorge et les étrangle !

Au surplus, nous publierons volontiers les explications qu’il plairait à MM. Bernheim de nous adresser.

[1907-10-12 Je dis tout] Le Salon d’automne §

Je dis tout, 12 octobre 1907, p. 000.
[OP2 83-93]
Mets ta jupe en cretonne
Et ton bonnet, mignonne !
Nous allons rire un brin
De l’art contemporain
Et du Salon d’automne.

Car il me paraît indispensable de visiter le Salon d’automne. Les pères de famille feront bien d’y mener leurs fils dans un but pédagogique et humanitaire.

Il est bon qu’un enfant apprenne dès ses jeunes années les noms des hommes qui seront illustres.

M. Jourdain §

M. Jourdain, que Baignères appelle familièrement « Frantz d’abord » ou « le Pied qui r’mue » ou « le Président des façades » ou « le Bon Samaritain », cumule les fonctions d’architecte du Salon d’automne et de président d’honneur de la Samaritaine qui l’a raccroché un soir au coin du quai.

C’est qu’il est bien conservé pour son âge ! Il a l’air d’un mormon apostolique et anarchiste, ce qui lui a valu la rosette de la Légion d’honneur et cette chansonnette sur un air connu :

         Monsieur Jourdain
         A le goût fin
Depuis l’âge le plus tendre.
         Pour tout savoir
         Il n’a qu’à voir
Et pas besoin d’entendre.
         Comme architec,
         On dit : « Quel mec !
Il a du poil au ventre ! »
         Et l’on assur’
         Qu’en fait d’peintur’
C’est un gai dilettantre
         Qui port’ fièrement
         Son bout d’ ruban

  Il en a un p’tit bout
Qui fait fort bien son affaire, etc.

Cette année, il a été admirable. Le voyage des sous-sols du Grand Palais jusqu’à la rue Richepanse, dans les galeries Bernheim, a été un glorieux épisode de la vie de notre grand régisseur des Beaux-Arts, de ce personnage historique.

On l’entourait, on se pressait autour de lui. Un membre du jury tendit le drageoir, un autre le crachoir, un troisième le mouchoir. Tout le long du chemin ce bon Samaritain s’exclamait : « Moi, je fonce comme un taureau ! »

Arrivé chez Bernheim, il fonça sur un admirable tableau de Cézanne, un tableau rouge : le portrait de Mme Cézanne. Fénéon l’arrêta en lui déclamant avec flegme une étonnante nouvelle en trois lignes.

M. Jourdain se tourna alors contre un paysage. Il fonça, courant comme un fou, mais ce n’était pas une toile, que ce tableau de Cézanne, c’était un paysage. Frantz Jourdain s’y enfonça, il disparut à l’horizon, à cause de la rotondité de la Terre. Un jeune homme employé chez Bernheim et qui s’occupe de sports s’écria : « Il va faire le tour du monde ! »

Heureusement il n’en était rien. On vit revenir Frantz Jourdain, rouge et essoufflé. Il apparut d’abord tout petit dans le fond du paysage et grandit en approchant.

Il arriva, assez confus, s’épongeant le front : « Diable de Cézanne ! murmurait-il, diable de Cézanne ! »

Il s’arrêta vis-à-vis de deux tableaux, dont l’un représentait des pommes et l’autre un vieillard :

« Messieurs, dit-il, je défie qu’on dise que ceci n’est pas admirable !

— Je le dis, monsieur, répondit Rouault, cette main est un moignon ! »

Et Frantz Jourdain dut se taire, car c’est là qu’en effet le bât le blesse. Pour lui la peinture se réduit à cela : qu’une main soit un moignon ou qu’elle ne le soit pas. Il a beau dire et beau faire, il ne sortira pas du moignon. Mais quand on a pendant quelque vingt années fait profession d’admirer Cézanne on ne peut avouer qu’on ne sait pas pourquoi.

Parmi les douze Cézanne de chez Bernheim, il y avait un compotier tordu, de travers et tout de guingois. M. Frantz Jourdain fit des restrictions. Les compotiers se tiennent mieux en général, ils ont meilleur air. Et M. Bernheim avec la bonne grâce d’un homme qui fréquente la noblesse de l’Empire prit la peine de défendre le pauvre compotier :

« Il est probable que Cézanne avait le compotier à sa gauche. Il voyait le compotier en biais.

« Mettez-vous donc à la gauche du tableau, monsieur Frantz Jourdain… Comme ceci… Maintenant, clignez de l’œil… N’est-ce pas que de cette façon le tableau s’explique assez bien ?… Il n’y a donc pas de faute. »

En revenant vers les sous-sols du Grand Palais, M. Frantz Jourdain réfléchissait, son front plissé attestait les soucis qui l’emplissaient. Et quand il eut bien réfléchi aux luttes qu’il avait soutenues, il dit avec une sincérité qui fit pleurer de tendresse tous les membres du jury :

« Les douze Cézanne de chez Bernheim sont tout ce qu’il y a de dangereux ! »

Il réfléchit encore et ajouta :

« Moi, je m’arrête à Vuillard. »

Puis il regarda le soleil couchant, il lui sembla voir étinceler dans le lointain l’or des coupoles de la Samaritaine. On l’entendait murmurer de temps en temps : « Les douze Cézanne !… les douze Cézanne ! » Et M. Frantz Jourdain qui a des lettres pensait à Suétone.

Au refrain
(Chœur des gardiens du Grand Palais)
  Il en a un p’tit bout
Qui fait très bien son affaire, etc.

Dans les sous-sols, M. Frantz Jourdain n’en avait pas encore fini avec Cézanne.

Passant familièrement le bras autour du cou de Desvallières,

Cou qu’aucun bras humain n’a jamais enlacée !

il expliqua :

« Vous comprenez, je suis pour la liberté de l’art, de la couleur. Ainsi ce portrait de Mme Cézanne, je le trouve étonnant.

« Réellement, cette dame était une belle personne. Mais cette bouche, cette bouche… Croyez-vous qu’elle soit réelle ? Je suis en train de me le demander et je ne puis le croire… Que diable peut-on faire avec une bouche pareille ! »

… Et devant le jury le défilé des tableaux recommença… On apporta un de ces tableaux qui servent de réclames de modes dans certains grands magasins. Tête de cire, corps drapé d’étoffes véritables.

Rouault dit à haute voix :

« Les magasins de nouveautés veulent donc exposer au Salon d’automne cette année ? »

Frantz Jourdain, sur ce trait, se retourna rouge de colère et, lançant mille postillons à la face de Rouault, il proféra ces paroles mémorables :

« Certainement, ils exposent, monsieur ! Je suis pour le progrès, moi, pour le progrès toujours ! Quand il y aura des chapeaux à 25 sous il n’y en aura plus à 25 francs et nous serons un peuple d’artistes. »

Et M. Desvallières, qui est un homme comme il faut et riche, s’étonna :

« Tiens ! Tiens ! Il y a déjà des chapeaux à 25 francs ! Comme c’est bon marché ! Je ne pensais pas qu’il y en eût au-dessous de 25 louis. »

Et M. Frantz Jourdain fit revenir le tableau qui fut alors accepté.

Les travaux du jury continuèrent ainsi parmi les grincements de dents. Frantz Jourdain avait des traits d’esprit pour l’opposition :

« Piot gueule, disait-il, mais Rouault pâlit, il rage comme un sectaire. »

Nous parlions plus haut de Molière16. C’est que M. Frantz Jourdain vient de faire graver son nom sur tous les piliers de la Samaritaine dont il construit sans cesse de nouveaux magasins. Comme son homonyme, le Bourgeois gentilhomme, Frantz Jourdain aime les cérémonies. Ne le vit-on pas pour ennoblir et consacrer la liaison entre un de ses parents et la fille de l’anarchiste Vaillant, celui qu’on guillotina bien qu’il n’eût pas tué, organiser une fête rédemptrice et purificatoire, avec banquet et cérémonial compliqués17 ?

Cependant en apprenant la nouvelle, il avait été estomaqué. Le bourgeois s’offusquait :

« Fi ! La fille d’un guillotiné ! Quel scandale ! »

Mais l’anarchiste se réveilla bientôt :

« Je suis content malgré tout. C’est crâne ce qu’a fait là X, et ce n’est pas bourgeois. »

Et la cérémonie eut lieu.

Les yeux pleins de larmes, la voix tremblante et les bras levés, il bénit son X au nom des principes anarchistes, après avoir banqueté bourgeoisement.

Cézanne §

Nous n’avons pas à parler de l’art de Cézanne18. Qu’on sache cependant que M. Frantz Jourdain, sous prétexte de ne pas ternir la gloire de ce grand homme et de ne pas déplaire à la clientèle de son commanditaire Jansen, l’a sciemment représenté d’une façon insuffisante au Salon d’automne.

La bonhomie politique de Cézanne est presque légendaire. Lorsque Vollard alla à Aix pour lui acheter de la peinture, il s’étonna de ce que presque toutes les toiles qui figuraient les maisons étaient percées de trous carrés au-dessus des cheminées. Il en demanda la raison :

« Peuh19 ! lui répondit le maître, ce sont les enfants qui s’amusent. Ils ont trouvé que si les cheminées n’avaient pas de trous, la fumée ne pourrait passer. »

Cézanne était riche. Il allait peindre à la campagne dans un landau provincial. Et cela nous paraît un assez joli trait d’époque.

Le maître aixois était modeste. Il discutait volontiers avec le professeur de dessin du lycée d’Aix et ne dédaignait point de lui demander des conseils :

« Ne vous gênez pas pour me corriger, disait-il, vous en savez plus long que moi. »

Il aimait raconter des histoires sur sa peinture. Un jour, à l’occasion d’une première communion, il donna un tableau à l’héroïne de la petite fête.

Les parents ne disent rien, mais remercient à peine. Ils trouvaient le tableau horrible. Cézanne riait sous cape de leur déconvenue.

Quelques jours après, il revient chez les mêmes personnes. Toute la famille l’entoure, lui fait des protestations, le remercie, parle de son génie.

Ces braves s’étaient renseignés entre-temps et avaient appris que le tableau valait de l’argent.

On a parfois parlé des sentiments religieux de Cézanne. Voici, à cet égard, un trait recueilli de sa bouche20 :

« Je suis pris par les jésuites, ma sœur va à la messe, moi aussi. »

Vollard §

C’est le premier marchand de Cézanne et l’un des meilleurs de Paris. Il est né à la Réunion, comme Leconte de Lisle, M. de Mahy et Marius-Ary Leblond. Sa boutique est un des lieux les plus sélects. La bonne compagnie s’y réunit tous les soirs21.

Il se repent, on ne sait pas pourquoi, de la peinture qu’il a vendue. C’est lui qui disait à Guérin, en parlant de Lefebvre, Henner et autres :

« Comme je regrette de ne pas avoir vendu la peinture de ces messieurs ! »

Et il ajouta sur l’air de Tu sens la menthe :

Je march’ pour tout c’qu’on me propose
Laprade, Marquet, Manzana,
Leurs toil’s n’sont pas couleur de rose ;
J’eusse préféré vendr’ des Bonnat,
Mais j’march’, qu’voulez-vous, j’suis marchand.
La fortune vient en marchant.

Refrain à sa bonne
Rangez toutes ces toil’ charmantes
Toutes ces toiles charmantes,
Tout ce charme rentoilé,
Empilez-les, empilez-les,
Aux ca, aux ca, aux cabinets.

Desvallières §

Il est depuis quarante ans avec les jeunes et, grâce à sa bonne volonté très louable, il change sa manière selon le goût du moment. Il est arrivé sans trop d’intrigues à être vice-président du Salon d’automne.

Petit-fils de Legouvé, il suit à la lettre le conseil dodécasyllabique de monsieur son aïeul :

Tombe aux pieds de ce sexe à qui tu dois ta mère.

Léon Bloy a dit en parlant du 4 de la rue Saint-Marc, où vécut Legouvé et où vit M. Desvallières :

« Il est resté des microbes dans cette maison. Ils retombent sur notre ami Desvallières. »

Cette année, le sympathique vice-président trama une conception subtile22. Il imagina de faire écrire l’éloge du Salon d’automne dans La Grande Revue par M. Cormon, de l’Institut23.

« Vous comprenez, expliqua-t-il à un de nos collaborateurs24, Cormon critiquera avec correction. On pourra lui répondre dans les mêmes termes.

« Il est temps d’amener les gens de l’Institut à comprendre le mouvement actuel.

« Les membres de l’Institut sont les représentants les plus autorisés de la grande bourgeoisie et la bourgeoisie doit marcher à la tête du mouvement intellectuel. Elle doit le diriger sous peine de périr elle-même. »

M. Cormon se récusa par une lettre fort nuancée dont voici à peu près les conclusions :

« Je n’aime pas la plèbe. Je suis avec Jésus contre Barrabas, et le peuple sera toujours avec Barrabas contre Jésus. »

M. Desvallières a un frère assez connu pour avoir écrit Champignol malgré lui. Cet auteur gai est également peintre et il expose au Salon d’automne sous divers pseudonymes. Il pourrait se contenter d’être un vaudevilliste applaudi. Mais non, il a sa marotte, la peinture est son violon d’Ingres et les lauriers de son frère troublent ses nuits.

Il y a quelque temps, il lui écrivait une lettre dont le sens, au moins, était celui-ci :

« Monsieur, quand vous ne serez plus qu’un membre de l’Institut, je serai un homme de génie. »

M. Desvallières a été très flatté, car il songe à l’Institut et comme c’est un homme aimable et correct il sera de l’Institut.

Abel-Truchet §

Pour arriver à la rétrospective de Cézanne, on doit passer devant les tableaux de M. Abel-Truchet.

Ce trait dit tout son caractère.

Autrefois, son nom était le premier sur le catalogue, et pour atteindre ce résultat M. Truchet avait découvert un subterfuge habile : le trait d’union.

Cette année, la ruse s’est trouvée en défaut, car un nommé Aaron a envoyé des toiles qui ont été admises par le jury.

Sur le catalogue, M. Abel-Truchet n’est plus que le second.

Abel-Truchet a de remarquables aptitudes commerciales. Organise-t-il une exposition, il y est tous les jours pour surveiller la vente et il a soin d’exposer de petites toiles dans les prix doux, de 50 à 60 francs, destinées aux amateurs sans fortune.

Au Salon d’automne, vous le verrez près de ses tableaux distribuant des prospectus et sa carte d’adresse.

Son plus grand mérite, il ne s’en cache pas, c’est la franchise.

« Frantz Jourdain, dit-il, me traite comme du poisson pourri, parce que je n’aime pas Cézanne. Je ne l’aime pas, c’est entendu, mais il ne l’aime pas plus que moi. Je suis franc, au moins. Il dit qu’il l’aime et je ne le dis pas. »

Matisse §

Le fauve des fauves. On n’avait pas osé refuser ses toiles. Le jury s’était prononcé. Les tableaux étaient acceptés. Le vote était acquis. Lorsque M. Frantz Jourdain se souvint de la mission à lui confiée par M. Jansen, entrepreneur du Salon d’automne et tapissier connu.

M. Jansen n’aime ni Cézanne, ni Matisse, ni toute la peinture dépassant en hardiesse celle de M. Abel-Truchet.

C’est pour défendre son bon goût de tapissier que M. Jansen a délégué M. Frantz Jourdain, qui ne s’est pas mal acquitté de sa mission.

Les tableaux de M. Henri Matisse étaient donc acceptés. M. Frantz Jourdain se lève et fait revenir La Coiffeuse, la plus grande des toiles envoyées par Matisse.

« Messieurs, dit Frantz Jourdain, je demande, dans les intérêts du Salon d’automne et dans ceux de Matisse lui-même, qu’on refuse cette toile. »

Desvallières proteste en homme du monde :

« Nous regardons en camarades la toile de notre ami Matisse. Il est de fait qu’elle peut paraître outrée à des yeux peu exercés sur la peinture. Néanmoins, le vote est acquis et il serait bon d’observer les règlements. »

Rouault proteste de son côté avec moins de grâce. Il invoque aussi les fameux règlements. Il devient violent et gesticule devant le président qui, d’un poing de fer, le saisit au cou et le secoue comme un prunier.

« Je m’assieds sur les règlements », s’écrie Frantz Jourdain, tandis que Rouault commence à devenir violet sous son étreinte. « Je m’assieds dessus, vous m’entendez. Je sais bien que je serai dévoré par les fauves, mais je m’en f… »

Et il n’en démordit pas. Tandis que le malheureux Rouault, affalé sur une chaise, reprenait haleine, on revenait sur un vote acquis et on refusait La Coiffeuse de Matisse.

Piot §

Quelques-uns de ses amis l’appellent : le Soleilland du Salon d’automne. Mais c’est un surnom peu mérité. Il lui vient, dit-on, de ce que son langage n’est pas suffisamment châtié. Pour dire, par exemple, qu’il lui est impossible de dormir dans sa demeure de la rue Rochechouart à cause du bruit que font les plombiers, Piot profère vingt blasphèmes mêlés de quarante mots obscènes.

Comment voulez-vous, dans ces conditions, ne pas passer pour un satyre ?

Othon Friesz §

Le chef de l’école du Havre. Il a une amie qui, dans ses accès de colère, crève volontiers ses toiles, et qui parle le japonais à la perfection.

Les tableaux de Friesz auraient été refusés si M. Desvallières ne s’était levé en disant :

« Je demande l’indulgence pour les toiles de notre ami Friesz qui est un homme admirable non seulement comme artiste, mais surtout comme homme. Il a une amie qui, dans ses accès de colère, crève volontiers ses toiles et qui parle le javanais à la perfection. »

De cette façon, les tableaux furent admis.

Vallotton §

Il expose six tableaux parmi lesquels un portrait de Mademoiselle Stein, cette Américaine qui avec ses frères et une partie de sa parenté forme le mécénat le plus imprévu de notre temps.

Leurs pieds nus sont chaussés de sandales delphiques,
Ils lèvent vers le ciel des fronts scientifiques.

Les sandales leur ont parfois causé du tort chez les traiteurs et les limonadiers.

Ces millionnaires veulent-ils prendre le frais à la terrasse d’un café des boulevards, les garçons refusent de les servir et poliment leur font comprendre qu’on ne sert que des consommations trop chères pour des gens à sandales.

Au demeurant, ils s’en moquent et poursuivent calmement leurs expériences esthétiques.

M. Vallotton, et nous le regrettons, n’a pas exposé le portrait d’une Suissesse, grande dame protestante qui voulut absolument enlever son râtelier pour poser :

« Il ne serait pas honnête de représenter mes dents. En réalité, je n’en ai pas. Celles qui garnissent ma bouche sont fausses et je pense qu’un peintre ne doit représenter que ce qui est vrai. »

Gropeano §

« Te voilà, gros Pleyel ! » lui dit Truchet.

C’est le délégué étranger du Salon d’automne.

Nous n’avons d’ailleurs pas pu avoir de renseignements ni sur ses fonctions elles-mêmes ni sur la façon dont il les remplit.

En parlant de Gropeano, Truchet est intarissable.

« Les Roumains, dit-il, naissent avec un sac d’écus ou un violon, mais ils ont toujours la fin de cela et le commencement de ceci. »

Cette année M. Gropeano expose un Portrait de S. M. Carmen Sylva en train de manier la machine à écrire pour jeunes aveugles, fait au palais royal de Bucarest.

C’est effrayant, tout en bleu, la reine a des cheveux blancs et on la dirait elle-même aveugle.

[1907-10-19 Je dis tout] Le Salon d’automne §

Je dis tout, 19 octobre 1907, p. 000.
[OP2 94-97]

Un grand nombre de métagrammes illustraient et égayaient notre précédent feuilleton. Dieu soit loué ! les typographes ont fait de remarquables progrès dans l’art subtil des fautes d’impression. Erdome avait déjà porté cette perfection assez haut. Il voulait que la coquille fût licencieuse et blasphématoire. À notre sentiment, il suffit qu’elle soit pittoresque. C’est que nous n’avons pas quitté le Salon d’automne.

Rousseau le Douanier §

Ce brave homme avait envoyé quelques toiles.

Le jury les admit. Mais M. Frantz Jourdain à qui ce vote avait sans doute échappé, fit accrocher les tableaux dans la section du Salon consacrée aux arts décoratifs, puis, sortant de ses poches quelques coupons d’andrinople qu’il porte constamment en guise de mouchoirs, il improvisa un rideau devant pour recouvrir et cacher entièrement les ouvrages du Douanier.

Cette action bizarre cachait un mystère.

C’est par hasard que Rousseau le découvrit.

Le jour du vernissage, ce vieil lard se lamentait.

« On m’en veut, disait-il. Je n’ai pourtant fait de mal à personne. Puisqu’on ne voulait pas de mes tableaux, que ne les a-t-on refusés ? Ces messieurs du jury étaient libres. »

À ce moment, entouré d’une foule d’admirateurs venus de Belgique, M. Frantz Jourdain passa. Le vieux Rousseau eut un éblouissement. Il chancela. On le soutint. Et, s’étant remis :

« C’est lui, s’écria-t-il, c’est le monsieur.

— De qui parlez-vous, lui dit-on, vous venez de voir passer votre président, M. Frantz Jourdain.

— Est-ce possible ? » murmura l’ancien gabelou, puis il nous raconta cette histoire touchante :

Trente ans debout à la frontière ;
J’arrêtai le contrebandier.
Je palpai la contrebandière ;
Puis, quand je devins brigadier.
Un soir, dans le train de dix heures,
D’un homme correctement mis
Voyageant avec un permis
Je tâtai les gibbosités postérieures.

Ô temps lointains ! lointaines gares
Que le gaz éclairait bien mal !
Le monsieur transportait quatre mille cigares.
Je lui dressai procès-verbal.
Ce temps passa. Des noms : Gauguin, Cézanne
Me hantaient. Pour leur art, je laissai la douane.

Et gardant ce surnom ; le Douanier,
Je ne suis pas, des peintres, le dernier.
Or, dans mon souvenir, une fenêtre
S’est ouverte. Je viens de reconnaître
L’ancien voyageur fier de s’être vengé
Parce que par ma faute il a mal voyagé. »

Nous plaignîmes longtemps le malheureux Rousseau, en constatant les différences profondes qui existent entre les douanes et les arts plastiques, et nous fûmes voir le Zola de M.

José de Charmoy §

Ce sculpteur a eu souci de graver sur le front monumental du penseur dont il a immortalisé les traits une portée sur laquelle M. Bruneau a l’intention d’inscrire quelques notes de musique. L’exécution des paroles à chanter avec cette mélodie avait été primitivement confiée à notre ami André Salmon.

C’est un rondeau dont voici les premiers vers :

De Charmoy n’a qu’un défaut
C’est d’aimer trop la sculpture.

Mais, outre qu’il y a là un mauvais emploi de la particule nobiliaire, M. Bruneau a préféré mettre en musique de la simple prose. À vrai dire M. de Tirames avait proposé une légère correction :

Ce Charmoy n’a qu’un défaut
C’est d’aimer trop la sculpture.

M. Bruneau voulut à tout prix de la prose. Le nouveau texte a été tenu secret.

L’ouvrage de M. de Charmoy n’a pas d’ailleurs été admis sans peine. Le jury était disposé à refuser cette mouquette. C’est M. Frantz Jourdain qui, en quelques paroles émues, fit tomber les hésitations :

« Il convient, dit-il, de recevoir ce buste gigantesque, non pas à cause de la personnalité du sculpteur, mais comme hommage à Zola. L’exposition de ce monument n’est pas une question artistique, mais une question sociale. »

De Vlaminck §

Nous avons appris que M. de Vlaminck était le champion de M. Frantz Jourdain.

Cela ne nous a nullement étonné.

Quand on saura que ce peintre se targue d’une particule qui n’implique nullement la noblesse, on sourira. En effet, le « de » n’est ici qu’un article et le nom De Vlaminck signifie simplement : le Flamand.

M. de Vlaminck par sympathie personnelle et surtout, disons-le sans ambages, par intérêt, a assumé la tâche dangereuse de nous assassiner.

Vêtu d’un complet en caoutchouc et armé d’une cravate, il nous suit partout, guettant le moment où il pourra nous porter traîtreusement un coup mortel de son instrument croate.

Moins célèbres que celles de M. Le Bargy, les cravates de M. de Vlaminck sont plus intéressantes. Entièrement construites en bois et vernissées de couleurs crues, elles peuvent servir à différents usages.

M. de Vlaminck se trouve-t-il à la brasserie et veut-il appeler le garçon, il détache sa cravate qu’un clou retient au col de sa chemise et frappe plusieurs coups sur la table sonore.

Veut-il, lorsqu’il se trouve en compagnie, organiser une petite sauterie, sa cravate derrière laquelle sont tendus quelques boyaux de chat lui sert en guise de poche ou petit violon, qu’affectionnaient les maîtres à danser d’autrefois.

À vrai dire, il n’a point d’archet et il utilise plutôt sa cravate à la façon d’une mandoline, mandore ou guitare.

Elle lui sert aussi comme arme défensive pouvant devenir offensive à l’occasion.

Brindeau de Jarny §

Nous avons relevé dans les salles du Salon d’automne deux artistes de ce nom.

L’un, dont le petit nom est Claude, expose en plus de quelques tableaux d’un sentiment fort délicat un miroir auquel nous accordons bien volontiers le surnom précieux de Conseiller des Grâces.

L’autre, Paul Louis, a ciselé quelques boucles de ceintures, que l’amiral Bienaimé admira fort, le jour du vernissage, les prenant, sans doute, pour des boucles d’oreilles que portent volontiers les marins.

Georges Braque §

On a refusé la presque totalité de son envoi. Il n’a ici qu’un seul tableau. Mais il se console de ses déboires exhibitionnistes dans le Midi de la France. Le grenier de la maison où il loge contient un grand nombre de bouquins et Georges Braque lit en ce moment les bons ouvrages des polygraphes du xvie siècle.

Ce peintre humaniste a ruiné sa santé en crachant sans mesure, lorsqu’il fume la pipe. Débile et fluet, il ne devrait pas négliger de prendre dès le début de novembre jusqu’au commencement du printemps, par petits verres et quotidiennement, quelques litres d’huile de foie de morue.

[1907-10-26 Je dis tout] Le Salon d’automne.
Le cas Maurice de Vlaminck §

Je dis tout, 26 octobre 1907, p. 000.
[OP2 97-99]

Le Salon d’automne est terminé. Nous eussions volontiers cessé de nous en occuper. Mais ces messieurs du bureau du comité nous fournissent de telles preuves de leur pauvreté intellectuelle qu’il nous semble indispensable d’attirer encore une fois, sur eux, l’attention du public.

Leur inconscience n’a d’égale que leur mauvaise éducation.

C’est ainsi que dans une de leurs séances secrètes, ils avaient nommé de nouveaux sociétaires.

M. Maurice de Vlaminck était au nombre de ces heureux élus. La lettre suivante l’avisait de sa nomination :

    Société du Salon d’automne.

Grand Palais des Champs-Élysées.

Paris, le 18 octobre 1907.

M…

J’ai l’honneur de vous informer que les membres fondateurs vous ont nommé sociétaire dans la réunion du 16 octobre 1907.

Veuillez nous faire savoir, dans le plus bref délai possible, si vous acceptez de faire partie de la Société.

Je vous prie d’agréer, M…, l’assurance de nos sentiments les plus distingués.

Le Secrétaire général :

Paul Cornu.

Vu : Le Président :

  Frantz Jourdain.

  À M. Maurice de Vlaminck.

En même temps, les communications étaient faites à la presse. Le Figaro et les autres journaux annoncèrent cette nomination.

M. Maurice de Vlaminck écrivit au président du Salon d’automne pour l’aviser de son acceptation, lorsqu’une autre lettre inattendue lui parvint. En voici la teneur :

Société du Salon d’automne.

Grand Palais des Champs-Élysées.

Secrétariat général, 11, bd de Clichy, 11 (IXe arr.).

Le 21 octobre 1907.

Monsieur,

Vous avez dû recevoir une lettre relative aux nominations de nouveaux sociétaires. Cette lettre vous a été adressée par erreur et je vous prie de vouloir bien la considérer comme non avenue.

Veuillez agréer. Monsieur, l’assurance de nos sentiments distingués.

Le Secrétaire général :

Paul Cornu.

  Le Président :

Frantz Jourdain.

Qu’a-t-il bien pu se passer entre le 18 et le 21 octobre ? M. de Vlaminck se l’est demandé et l’a demandé au président du Salon d’automne par la lettre suivante :

Rueil, le 23 octobre 1907.

Monsieur le Président,

J’ai reçu le 18 octobre une lettre m’annonçant ma nomination de sociétaire du Salon d’automne. J’ai répondu que j’acceptais. Or le 21 j’ai reçu une seconde lettre m’annonçant l’annulation de la première. Cela sans explication… Est-ce là une façon d’agir ?

Je m’étonne beaucoup que vous. Monsieur le Président, et tous les membres du bureau tolèrent et appuient un manque de savoir-vivre aussi absolu.

Qu’eussiez-vous dit, Monsieur le Président, si, après avoir été invité et appelé à la présidence, on vous annonçait que l’on s’est trompé sur votre compte ?

Vu le sans-gêne dont on use à mon égard, je vous demande, Monsieur le Président, pourquoi j’ai été nommé sociétaire et pourquoi j’ai été chassé ensuite comme indigne.

Ci-joint un certificat de bonne vie et mœurs.

Maurice de Vlaminck.

20, avenue Victor-Hugo,

Rueil (S.-et-O.).

Il est bien entendu qu’il n’y a eu aucune erreur. D’autres artistes, MM. Camoin et Manzana, ont reçu des lettres semblables. Le cas de M. de Vlaminck n’est pas isolé.

Et, cependant, le comité n’est pas composé exclusivement de voyous. Il y a là des gens du monde. Comment MM. Desvallières, Dethomas tolèrent-ils de telles incorrections de la part d’un comité dont ils font partie ?

Journal de Salonique §

[1903-11-09 Journal de Salonique] « Le Jardin des ronces25 » §

Journal de Salonique, 9 novembre 1903, p. 000.
[OP2 1089-1092]

Quel jardin ! on y cueille des mûres qui sont les fruits des ronces. Quelques-uns s’y sont un peu piqué les doigts. Mais cela n’a pas d’importance, on chante, on danse, on rit et l’on s’aime dans le jardin de Cazals.

Dix ans de littérature mis en chansons, voilà ce que nous présente le bon chansonnier et bon dessinateur F.-A. Cazals. Et ces dix années sont des années sublimes : de 1889 à 1899.

Cazals, le nez bien retroussé, chantait auprès de Verlaine qui est devenu un grand saint au paradis des poètes. Et Cazals chansonné aussi Verlaine :

Il s’enivrait avec amour
Il buvait comme un troubadour
Disant pour embêter Gounod
Donnez-moi donc un rhum et eau.

Mais le bienheureux Boit-sans-soif, auquel nous rendons le culte de dulie le plus fervent, n’en voulait pas au petit brun dix-huit cent trente et en parlait ainsi en 1889 : « Il veut encore passer et passe chansonnier ; mais chansonnier à sa façon, qui rendrait des points à tels qui sont cotés, et fifre une note toute nouvelle, ironie bon enfant et pimpante facture, de l’argot et du jargon résumés dans le bon, proverbial et bien droit français. »

Cazals est resté ainsi, gamin, artiste dans l’âme et s’il n’est plus vêtu à la dix-huit cent trente — ce qui n’est plus de mode à Paris depuis que les Ueberbrett’l berlinois ont adopté cette mise — il a conservé le fameux toupet retombant souvent sur les yeux qui semblent maintenant égarés parfois dans de déjà lointains souvenirs. Car les époques héroïques sont passées. Verlaine est mort, Baju, La Tailhède, Du Plessys, où sont-ils ?

Nous ferez-vous, Cazals, la ballade des poètes du temps jadis ?

Moréas est glorieux. Ponchon s’en est allé sur la rive droite.

La liste des chansonnés par Cazals est longue. Voici Maurice Du Plessys :

Connaissez-vous l’esthétique
De ce moderne Lauzun ?
L‘princip’ d’sa poétique
Et d’son costume, ça n’fait qu’un
Il porte, avec l’art suprême.
Des danseuses de ballet
Le collant lilas ou crème
Qui moul’ ses manches à balai.

Et Moréas, qui est incontestablement un des grands poètes français n’échappe pas non plus à la raillerie de Cazals :

Je suis toujours le bel Hellène
Le bon Jean Mata Moréas !

On sait que Jean Moréas est grec et s’appelle en réalité Papadiamantopoulos.

Parmi les chansons littéraires de Cazals, il y en a une que je préfère : Les Bigorneaux de l’école romane.L’école romane, fondée au temps du symbolisme par Jean Moréas, comptait comme adeptes : Maurice Du Plessys, Charles Maurras, Raymond de La Tailhède et Ernest Raynaud. Moréas, comme on sait, connaît aujourd’hui les grands succès. Maurice Du Plessys a disparu. Il a paru, il y a quelques années, un appel dans La Frondeaux lettrés et à tous ceux ou celles qui aiment les poètes. Maurice Du Plessys était à l’hôpital. Charles Maurras est devenu un homme important. Il est avec Maurice Barrès l’esprit le plus remarquable de la réaction. Ce sophiste est d’autant plus dangereux qu’il est intelligent et lettré.

Raymond de La Tailhède s’est retiré il y a plusieurs années dans son château avec, pour livre de chevet et seule compagne, une superbe édition de Ronsard, le poète favori de l’école romane. Ernest Raynaud est toujours là et publie souvent d’admirables poèmes de la plus pure et plus rare beauté classique. La chanson de Cazals est un vrai document sur l’esprit et la vie même des poètes des petites chapelles de 1890 :

        Puis il remange les bigorneaux
        Disant d’une voix aromatique :
« Mois j’ suis l’champion d’la Rénovation de l’Art Poétique. »

René Ghil, Adolphe Retté, Maurice Barrès, Zola, Jean Rameau, le père Monaco (fameux marchand de bric-à-brac). Les soirées de La Plume,Léon Maillard, Yann Nibor, Marcel Legay, Jean Carrère, Emmanuel Signoret, Frédéric Mistral, Paul Redonnel, Péladan. Je n’en finirais point s’il me fallait donner la liste complète des personnages de la comédie en cent actes divers qu’est le recueil de Cazals. Mais il ne faut pas oublier Laurent Tailhade avec lequel Cazals est très lié :

Premier que prendre un porte-plume,
Laurent Tailhade se parfume :
Il sent le musc, il sent l’encens.

Ni Rachilde, dont le nom rime si bien avec Rothschild…e, et qui fit une si jolie préface pour Le Jardin des ronces.

Ni Raoul Ponchon, ce poète étonnant, digne fils des Olivier Basselin, des faiseurs de fabliaux et de Verlaine.

Dans Le Jardin des roncesest enregistrée de façon plaisante la mort du fameux café Procope où fréquentèrent Voltaire, Gambetta et Mecislas Golberg, à des époques différentes :

Bien qu’il soit plus gai qu’un bahut
L’on n’y fait jamais de chahut
C’est pourtant là qu’ vint la bohème
De ce siècle et du dix-huitième.

Jardin des ronces, jardin de souvenirs, Cazals nous y promène en chantant spirituellement. L’ombre de Verlaine, comme un silène qui ne serait autre que Socrate, titube près de lui et tant d’ombres d’autres morts errent autour parmi les ronces.

Puis, le livre fermé, la porte du jardin verrouillée, Cazals se tait. Il ne reconnaît plus les amis d’autrefois, le quartier Latin plein de poètes nouveaux qu’il n’aime point. Cazals hésite. Chantera-t-il encore ou restera-t-il muet pour toujours ?

Espérons que ce bon chanteur essayera encore sa voix et que, près d’un autre Verlaine, Cazals redeviendra le vrai Cazals 1830, au monocle malin, et qu’auprès du jardin de ronces, il plantera aussi, en plein pays latin, son jardin des roses.

[1904-01-14 Journal de Salonique] Lettre parisienne §

Journal de Salonique, 14 janvier 1904, p. 000.
[OP2 1092-1095]

Monsieur le Rédacteur en chef du Journal de Salonique.

Vous êtes venu au café du Départ ; nous fûmes assis à la même table. Ce qu’on disait et faisait vous a déplu. Je le regrette. Vous croyez qu’autrefois ces soirées étaient plus intéressantes. Erreur ! Quand Verlaine y disait des vers il n’était pas encore universellement connu et vous n’eussiez pas pleuré en écoutant ce pauvre de génie. Un poète déjà vieux, mais estimé de plusieurs générations d’écrivains, me disait, il y a quelques jours, que les soirées de La Plume se sont toujours terminées par des danses et que, si le cake-walk y sévit maintenant, c’est qu’il est de mode.

Le samedi où vous y fûtes, on a dit de mauvais vers peut-être, mais nullement abscons. Le mystère est démodé, ce qui est dommage. Vous n’avez entendu que les vers lamartiniens de Fagus et des poèmes florianesques de l’école néo-naturiste. Vous avez vu un frac bleu. Celui qui le portait devait aller à un bal costumé à minuit. En fait de chansons, vous en avez entendu une des plus populaires et dont la musique est belle comme celle au largo de Haendel. Je veux parler du Pauvre laboureur,chanté par M. Deniker. Les vers libres d’ailleurs ne devraient pas vous effaroucher. L’Actionque vous aimez en publie de Gustave Kahn, un poète qui n’est pas de notre génération et fort abstrus. La Revue de Paris,si réactionnaire et fermée à tout ce qui n’est pas traditionnel et universitaire, en a publié de Fernand Gregh, un poète assez peu innovateur et qui sera dans peu d’années de l’Académie française. Il est d’ailleurs fort étonnant que vous n’en ayez pas entendu à La Plume. Mais c’est un fait.

Pour en revenir à Qu’vlov’ ?vous vous trompez encore. Sa réponse n’a produit aucune impression pour la bonne raison qu’elle ne devait en produire aucune ; que personne ne l’a connue que moi et trois ou quatre de mes amis qui se sont simplement étonnés qu’il y eût en Turquie un amateur ou contempteur — comme vous voudrez — de littérature française. Quelqu’un à qui je montrai l’article signé Qu’vlov ?crut tout bonnement que j’avais écrit l’article en question pour me faire de la réclame, — c’était me faire beaucoup d’honneur, — car Qu’vlov’ ?était très intéressant mais n’a intéressé et ne pouvait intéresser que moi et Cazals.

Voilà, Monsieur le Rédacteur en chef, quelques petites observations dépourvues, croyez-le, de toute acrimonie et tenez-moi pour votre tout dévoué

Guillaume Apollinaire.

[1905-09-21 Journal de Salonique] Le cinématographe §

Journal de Salonique, 21 septembre 1905, p. 000.
[OP2 79-81]

Toutes les expositions se ressemblent. Celle de Liège ne fait pas exception. Chaque exposition dure six mois. Quand ils sont écoulés, on transporte, semble-t-il, les palais, les pavillons, les restaurants dans une autre ville qui tient à avoir, elle aussi, son exposition.

Le roi Louis XI, le premier, eut l’idée des expositions industrielles et l’exécuta en envoyant à Londres deux commerçants de Tours : Jean de Beaune et Jean Bricourt. Ces marchands tourangeaux emportaient 25 000 écus de produits français : épicerie, draps, toiles qu’ils avaient mission de comparer avec les produits anglais et même d’échanger contre ceux-ci.

Mais les expositions universelles modernes — à la fois : musée, usine, marché et kermesse — ne datent que du xixe siècle.

De la première à la dernière, elles se ressemblent. Les Arabes d’Algérie, de Tunisie ou d’Égypte y règnent toujours. De même qu’ils vendaient leur pacotille dans la rue de Paris en 1900, de même qu’ils débitaient des colliers de corail au bord du Rhin, en 1902 à Düsseldorf, de même, ici, sur les rives de la Meuse, ils encombrent le Vieux Liège, au détriment des théâtres de marionnettes et des cabarets wallons. Est-ce un mal ? Je ne le pense pas. Les reconstitutions sont peu fidèles et les marchands maures ajoutent au pittoresque de décors de plâtre et de carton-pierre.

On n’a accordé aucune importance au modern style. Pourtant ce style qui se manifesta d’abord dans le meuble prit naissance à Liège, d’où il passa dans les autres pays en s’imposant surtout en Allemagne. Il y fait fureur, depuis l’exposition de Darmstadt. Les Allemands appliquèrent aussi ce style à la bijouterie et à l’architecture. Leurs essais ne furent pas toujours très heureux. En France, on fit parfois du modern Style un emploi fort judicieux. Les joailliers et les corroyeurs français l’ont souvent appliqué avec goût. Mais les ébénistes de Liège n’ont pas encore été dépassés et leurs ouvrages seront, peut-être, recherchés par les amateurs.

Les gens mêmes à qui, comme à moi, les produits de cette nouveauté déplaisent doivent reconnaître l’intérêt de la seule tentative qui ait été faite pour nous délivrer des éternels styles Henri II, Louis XV ou Louis XVI.

Le modern style marque bien que notre époque eut souci plutôt d’élégance que de réelle beauté. Mais son importance n’est pas niable et Liège qui l’inventa et ne s’en vante pas est bien modeste.

La question du Faune mordu de Jef Lambeaux occupe beaucoup plus les esprits liégeois. À Paris, en 1900, ce sculpteur avait, de même que Rodin, son exposition officielle. Mais qu’on ne pense pas qu’il puisse être question de comparer les deux artistes. Les Passions humaines de 1900 et le Faune mordu de 1905 témoignent de beaucoup de bonne volonté dépensée en pure perte. Du lard, peut-être, de l’art, jamais.

Je pensais être le seul habitant de Paris qui n’eût jamais été au Parc des Princes. Je me trompais. Après une course de bicyclettes entraînées par des motocyclettes, course qui dura une heure, j’aperçois Mal loué, de La Petite République. Il se promène dans le pesage et semble dépaysé. Je l’approche, aussitôt il me questionne : « Est-ce que vous venez souvent ici ? — C’est la première fois. — Moi aussi et je vous avoue que je n’ai rien compris à ces bicyclettes qui ont couru si longtemps après ces motocyclettes. Pour quel résultat ? Néanmoins l’endroit est extrêmement moderne. Cette foule, ces coureurs, cette piste ne donnent pas du tout la même sensation qu’une course de chevaux, par exemple. »

Et c’est la vérité. Ce vélodrome du Parc des Princes déjà un peu démodé émeut d’une façon spéciale. Il a l’attrait de certaines estampes japonaises.

Après avoir été célèbre sous le Second Empire, la fête des Loges redevient à la mode grâce à l’automobile.

La foule y est plus dense qu’à la fête de Neuilly. D’ailleurs la fête des Loges est plus belle. La forêt de Saint-Germain lui fait un cadre de verdure admirable, limité seulement par une des maisons d’éducation de la Légion d’honneur. Mais on ne voit pas ces demoiselles. Elles sont en vacances.

Des guinguettes provisoires sont installées sous des tentes. Partout on pend la pancarte fascinante : « Ici on peut apporter son boulottage, le couvert est gratuit. »

Partout tournent des carrousels d’animaux divers qui ont remplacé les chevaux de bois. Partout, en plein [air], tournent aussi les broches des rôtisseries parfumées. Les poulets se dorent peu à peu. La nuit est venue et l’on se demande si c’est en tournant autour de la Terre que s’est dorée la Lune qui tourne là-haut.

Le Journal du soir §

[1909-08-09 Le Journal du soir] Nos chroniques.
À propos de mars §

Le Journal du soir, 9 août 1909, p. 000.
[OP3 405-407]

On agite de nouveau la question de la pluralité des mondes. Mars est-il habité ? Il semble à entendre les conversations courantes, à lire les journaux, à parcourir les romans fantastico-scientifiques que cela ne fasse plus de doute pour personne. Les poètes seuls vont encore dans la lune et les astronomes eux-mêmes ne veulent plus communiquer qu’avec Mars. Au demeurant, ces préoccupations n’eussent point été approuvées par Fontenelle : « Mars, disait-il dans ses Entretiens, n’a rien de curieux que je sache ; ses jours sont de plus d’une demi-heure plus longs que les nôtres, et ses années valent deux de nos années, à un mois et demi près. Il est cinq fois plus petit que la terre, il voit le soleil un peu moins grand et moins vif que nous ne le voyons ; enfin Mars ne vaut pas trop la peine qu’on s’y arrête. »

À cette époque, la question frisait l’hérésie, tous les hommes descendaient d’Adam et il semblait difficile d’imaginer comment sa postérité pouvait avoir peuplé la lune, Vénus et les autres planètes.

Fontenelle, en traitant ce sujet, avait tourné habilement la difficulté :

« L’objection, écrivait-il, roule donc toute entière sur les hommes de la lune, mais ce sont ceux qui la font à qui il plaît de mettre des hommes dans la lune ; moi, je n’y en mets point ; j’y mets des habitants qui ne sont point du tout des hommes. »

Il est possible, après tout, que les Martiens ne soient pas du tout des hommes et l’Anglais Wells qui s’en est soucié les représente sous l’aspect de grosses fourmis.

Cependant, la théologie ne tient pas absolument à ce qu’Adam ait été le premier homme pour l’univers tout entier et Fontenelle se moquait à bon compte. Qu’Adam ait été le premier homme terrestre, n’est-ce pas déjà un beau titre de gloire et un effort jusqu’ici assez fécond ? Un religieux très érudit, le père Ortolan, a écrit là-dessus un ouvrage en plusieurs volumes où sont résolus tous les problèmes théologiques que fait naître une aussi importante question.

Le Christ s’étant fait homme pour sauver l’humanité, le bénéfice de la rédemption s’étend-il aux habitants des autres mondes ?

Je ne me rappelle plus les conclusions du savant père Ortolan ; mais s’il me les eût soumises, je lui aurais volontiers objecté que tout le malheur des hommes découlant du péché d’Adam, avant de chercher à connaître si l’incarnation du Christ gardait toute sa valeur au regard des Lunatiques, des Vénusiens, ou des Martiens, il serait bon de savoir si la dégustation de la pomme fatale avait eu quelque influence sur la destinée de ces peuples.

Il est vrai que le sort des habitants de la lune paraît définitivement réglé. On assure qu’ils n’existent pas, que la lune est proprement morte et qu’un jour, déserte, glacée, la terre ressemblera à son satellite. Mais qu’est-ce que cela fait ? Pour ma part, je crois que la mort n’existe pas et je ne l’imagine même pas dans la lune.

C’est assez dire que je ne doute point que Mars soit habité. Mais de là à penser que ses habitants soient des hommes, il y a loin.

Quoi qu’il en soit, je souhaite fermement qu’on ne communique pas avec les Martiens. Cela nous vaudrait aussitôt des querelles diplomatiques à n’en plus finir. Chaque État voudrait avoir le monopole de ces communications à cause des avantages qu’elles présenteraient pour la science et l’industrie, les Martiens étant au courant de bien des choses dont nous n’avons pas idée.

Ces complications pourraient bien finir par une guerre ou du moins par un nouvel Algésiras et pour tenir seulement quelques propos en l’air, elle n’en vaudrait même pas la peine.

[1909-09-20 Le Journal du soir] Le Salon d’automne §

Le Journal du soir, 20 septembre 1909, p. 000.
[OP2 116-122]

On m’a dit que les séances du jury de la peinture pour le Salon d’automne de cette année avaient été très ennuyeuses. Les peintres ne venaient que rarement et l’on cite des séances où l’on eût en vain cherché trois peintres parmi les membres du jury.

Au demeurant, beaucoup d’artistes remarquables se sont abstenus d’exposer.

Ce sont pour la plupart ceux qui ont voulu quelque renom au Salon d’automne.

On ne trouvera dans les salles aucun tableau de Maurice Denis.

Pierre Bonnard, Vuillard et K. X. Roussel n’ont rien envoyé. Ils n’apparaissent que dans la préface que M. Octave Mirbeau a écrite pour le catalogue, sans doute au moment d’abandonner son automobile et de partir en aéroplane.

Où sont les toiles d’André Derain ? Ces toiles où dominait un calme goethien, et dans lesquelles on ne trouvait aucune concession à ce qui pouvait être le goût du jour, et qui cependant ne choquaient point le goût qu’elles dirigeaient en créant de la beauté.

Où sont les tableaux de Georges Braque ? Ces constructions dont la force est neuve et essentiellement tendre, dont l’audace volumineuse dédaigne les sentiments immédiats et instaure dans la connaissance au-delà de l’utilité et même du plaisir.

Othon Friesz lui-même est absent et il faut bien que les raisons qui l’éloignent du Salon d’automne soient fortes, car ce peintre n’est pas un ennemi des expositions.

Dufy a renoncé cette année au Salon d’automne, et cependant lui non plus ne méprise pas les Salons.

Marie Laurencin n’a rien envoyé. On eût sans doute refusé comme on a fait l’an dernier.

En dépit des incompréhensions, elle a apporté à l’art une grâce forte et précise qui est très nouvelle. Mais allez faire entrer cela dans les caboches les moins fondées en goût. Allez faire admettre qu’une femme ait le pouvoir architectural. Cependant, l’influence de cette solidité, de cette simplicité délibérée apparaît déjà, même dans ce Salon d’automne, et plusieurs fois.

Rouault n’expose pas plus que les peintres de L’Étang-la-Ville. On eût cependant aimé à connaître les modifications qu’a pu subir cet esprit inquiet, et savoir ce que pourrait donner en s’épurant un art aussi pragmatiste que le sien.

Rousseau le Douanier, ce vieux maître ingénu et charmant, a préféré ne rien envoyer que d’exposer encore une fois ses efforts aux quolibets les moins justifiés.

On m’a dit que le jury avait fait son possible pour éliminer tout ce qui, à son point de vue, présentait de la nouveauté, du goût et de la science artistique. Il faut ajouter que de si noirs desseins n’ont pas réussi, car on rencontre ici, en petit nombre, quelques ouvrages remarquables.

Cependant, on se demande pourquoi une société, aussi hostile dans son ensemble à tout ce qui, depuis vingt ans, a fait la gloire de l’art français, entend justifier son but, inscrit dans ses règlements, « de permettre à tous les jeunes talents inconnus et à tous les efforts d’art de se manifester ». C’est de ce côté que devrait se porter l’attention du comité.

Ce comité ne pense-t-il pas avoir trahi les intérêts de l’art français en particulier, et ceux de l’art français en général, en autorisant la grotesque exhibition des peintres italiens d’accaparer cinq ou six salles. Il est vraiment étonnant qu’on trouve encore à Paris un endroit pour exposer de telles choses. C’est lamentable. Pour ma part, je ne veux pas croire qu’il s’agisse là de l’art italien. Il doit encore y avoir des artistes en Italie, et aucun n’a voulu se compromettre en envoyant, dans cette invraisemblable section du Salon d’automne, une de ses œuvres.

Il n’y a rien dans cette salle que de pauvres et prétentieux objets de bazar.

Peut-être est-ce une manifestation futuriste que ces piteux vols d’aéroplanes, que ces misérables cuisines où la cuisinière est auréolée d’une assiette. Art italien ou non, on n’aurait pas dû admettre tout cela. Il paraît qu’il s’agissait de politesses à rendre, que certains peintres ont été fort bien reçus à Venise, etc. Ces considérations n’ont aucune valeur. Il vaut mieux être impoli que ridicule.

On a admis aussi toute une section de « L’Art à l’école » qui ne manque pas d’intérêt, mais dont la place était ailleurs qu’ici.

Il y a des « Expositions de l’enfance », des « Musées scolaires », etc. Tout cela suffit et je ne vois pas bien pourquoi on mettrait des artistes en concurrence avec des enfants, car notez que des ouvrages de céramique, de broderie, etc., exécutés d’après les modèles puérils que l’on expose, sont vendus au même titre, et sans doute meilleur marché que les ouvrages d’hommes ou de femmes qui ont appris, qui se sont exercés, et qui doivent vendre leurs œuvres souvent à regret.

Ce mercantilisme d’enfants au-dessous de douze ans a quelque chose de très déplaisant. Il est en tout cas déplacé au Salon d’automne. D’autant plus qu’il ne s’agit là que d’ouvrages bien ordinaires, de pénibles devoirs d’écoliers, et que, pour ma part, je connais des dessins, et même des peintures d’enfants où il y a plus de génie.

Peut-être faut-il s’attendre à voir, l’année prochaine, le Salon d’automne consacrer une section à l’« Art chez les fous », parce que certains aliénés ont exécuté des ouvrages curieux. On pourrait aussi faire une exposition rétrospective d’ouvrages fabriqués patiemment à l’ancien bagne de Toulon par les modèles mêmes de Puget. On pourrait de même exposer les dessins des principaux assassins de l’année, et il est bien dommage qu’on n’y ait point songé en 1909 : on aurait pu admirer le fameux dessin de David, le chauffeur de la Drôme.

Comme on regrette que le Salon d’automne ne soit pas au courant des véritables intérêts de l’art ! Ce Salon aurait pu rendre bien des services, non seulement en France, mais à l’Europe entière. On comprend qu’il y ait des abstentions, parce que, au lieu de suivre le mouvement, de l’encourager, on essaie de l’enrayer. Ceux qui, maintenant, ont droit au titre de maître s’en vont, parce qu’ils n’ont pas à ennoblir, par leur présence, la regrettable abondance de tableaux sans valeur, venus de tous les coins du monde.

Beaucoup de ceux dont les efforts méritaient l’attention ont été découragés et éloignés. Pour achever la déroute de ceux qui sont restés, on appelle à la rescousse les petits Italiens et les écoliers.

* * *

L’exposition rétrospective de Hans von Marees est intéressante pour plusieurs raisons et avant tout, parce qu’elle nous montre une impuissance chez les Allemands à reconnaître l’art. Ils manquent de goût, et admirent au hasard de la surprise. C’est ainsi que ce Hans von Marees, que les Allemands viennent de découvrir, et auquel, ce me semble, ils ne sont pas loin d’accorder du génie, n’était qu’un médiocre artiste.

Peut-être n’a-t-il pas été inférieur à Boecklin, mais il ne valait pas beaucoup mieux. À propos de Marees, j’ai entendu citer : Rembrandt, et même Puvis de Chavannes.

Grands dieux ! pourquoi chercher de si beaux noms, quand il s’agit de telles pauvretés ?

Dans la préface qu’il a écrite pour cette rétrospective, M. Meier-Graeffe ne fait aucun effort pour dégager de l’influence française un peintre qui l’a subie beaucoup plus profondément sans doute que ne le pensent les Allemands.

« Ce fut par l’intermédiaire des paysagistes de Munich qu’il apprit, dit M. Meier-Graeffe dans le catalogue, qu’il y avait encore en France d’autres maîtres que Delaroche, Cogniet et Couture, les petits dieux de Berlin. »

Ce n’est pas ainsi que le même M. Meier-Graeffe s’exprimait, le 8 mars dernier, à la Sécession de Berlin. Pour grandir son héros, il mettait un abîme entre von Marees et la France :

« La France a pour elle la persistance de son évolution. Mais les mailles étroites de son activité artistique, les avantages inappréciables d’une culture que Nietzsche appelle avec raison la seule existante ne permettent pas à l’individu de trouver assez d’espace pour l’action héroïque et visible de loin. Même le plus grand trouve en quelque sorte sa voie tracée d’avance dans l’organisme même. Il porte en avant la masse, mais, en même temps, il est aussi porté par celle-ci. Où la culture s’étend là-bas en des prairies en fleurs, comparable à des champs bien cultivés qui couvrent d’une végétation assez variée la pente douce d’une colline, c’est chez nous le vide béant et mal dissimulé. Ici le talent manque d’un terrain nourricier. Le génie cependant gagne précisément de cette constellation une résistance solide qui l’incite aux actions les plus éclatantes. Le héros est séduit par l’idée, lui, l’unique, de conquérir, par la plénitude de sa seule vie, ce que là-bas accomplit un peuple tout entier. Le résultat en est une ligne ascendante d’une beauté encore inédite… Un pareil héros ne réalise pas la même chose que ce que permet d’accomplir la culture d’un enfant de l’heureuse France, non seulement à un point de vue relatif, mais d’une façon absolue ; il atteint infiniment davantage. C’est ainsi que la France ne possédait pas la possibilité de créer Faust. Cette formidable abstraction ne pouvait réussir qu’à un Goethe, à un homme pour qui l’obscurité de la race s’est éclairée brusquement et qui, travaillant seul et pour tous, de sa conscience solitaire, sut faire naître des forces non encore devinées. C’est ainsi que la France n’a jamais créé un Marees ! Elle n’a pas besoin de pareils héros de l’esprit, et elle ne saurait les engendrer. »

Il faut être bien éloigné de la culture française pour avancer ces opinions, au demeurant pleines d’une bonne volonté louable. Il convient de ne pas se tromper sur Hans von Marees et de ne pas admirer là où il n’y a rien d’admirable. Il faut seulement regarder avec respect ces toiles d’un esprit qui s’est efforcé vers ce qu’il ignorait : la beauté. Il est bien de tirer de l’obscurité des talents, même de second ordre, lorsqu’ils ont accompli dans la nuit où ils vivaient normalement l’œuvre à laquelle ils étaient destinés, et dont les soleils ne se soucient point. À ce point de vue, on a bien fait d’exposer les œuvres de ce Hans von Marees, Allemand qui vécut en Italie, que la Hollande consola et que la France troubla toute sa vie.

L’exposition rétrospective des Figures, de Corot, est bien ce que le Salon d’automne contient de plus intéressant cette année. Bien que ces tableaux soient connus pour la plupart, l’ensemble mérite qu’on en traite à part, et j’y reviendrai ici même.

Le charme incomparable de cette petite exposition où l’on ne sent nulle part de trouble ni de tristesse est fait pour ravir tous ceux qui sont fondés dans le goût, et même quelques-uns de plus. C’est dommage.

* * *

Je donnerai ici même, en détail, mes impressions sur la plupart des œuvres exposées au Salon d’automne. Pour aujourd’hui, je me contenterai de dire ce qui lors d’un examen très rapide m’a frappé le plus.

L’arrangement général du Salon est assez heureux et a dû donner bien du mal à M. Manguin qui, en chapeau melon et en culottes cyclistes, organisait l’exposition.

M. Vallotton donne une œuvre de premier ordre. On sait que ce peintre si pur n’est pas encore admiré comme il le faut. Il serait juste qu’une grande gloire l’entourât. Son effort a une importance qu’on ne soupçonne point encore. La Haine est une œuvre puissante et belle, et je l’admire.

M. Henri Matisse expose d’agréables fleurs. On eût regardé avec plaisir le portrait de Blériot qu’il achève.

M. de Vlaminck déploie toujours son tempérament dans une joie coloriste très abondante. Ses paysages sont savoureux et son art s’ennoblit de s’exercer à Versailles.

M. Girieud expose un angélique Portrait de Charles Morice et de son fils. Son grand tableau est peut-être trop paradisiaque : on n’est plus aussi innocent de nos jours.

M. Van Dongen a un éclat que Rubens n’aurait pas dédaigné. Il est moins audacieux que moderne. Son Bois de Boulogne est une œuvre délicieuse et sa Petite Russienne est bien séduisante.

M. Jean Metzinger expose un joli paysage qui est un des meilleurs tableaux du Salon.

M. Manguin est un peintre voluptueux. Il peint comme les virtuoses touchent le piano, qui ne le font pas seulement des mains, mais de leur être entier. Cependant, il paraît peu fait pour les longs efforts. Il se détourne des obstacles et ne les franchit. Un moment, il y a peu d’années, l’art en était là. Il veut maintenant qu’on s’efforce sans cesse. Et il est interdit de se laisser aller.

M. Le Fauconnier a fait de grands progrès, il a féminisé sa peinture, en regardant un peu les portraits de Marie Laurencin, comme il s’était virilisé au contact d’André Derain. Le Fauconnier expose un remarquable portrait du poète Jouve. Son paysage est également excellent. Les toiles de Jean Deville sont à regarder avec attention, il y a là un talent silencieux qui grandit chaque année.

Ce que je préfère dans les envois de Marquet est Une vue de Naples, où l’audace est très harmonieuse.

Granzow expose un Triptyque. Ce peintre a fait de très grands progrès, et mérite d’être tout particulièrement signalé.

Il faut remarquer, à la sculpture, le Carpeaux de Bourdelle, et à la peinture, les essais décoratifs de Francis Jourdain et les envois de Fornerod, Bernard Naudin, Desvallières, Cuenould, Charles Guérin, Hermann-Paul, Henri Doucet, Camoin, Mlle Charmy, Paul de Castro, etc.

[1909-10-03 Le Journal du soir] Sur les musées §

Le Journal du soir, 3 octobre 1909, p. 000.
[OP2 122-124]

Le vandalisme ou érostratisme est à la mode parmi les pauvres gens. C’est une mode que l’on pourrait défendre et quelquefois au nom de l’esthétique même. Il est vrai que ceux qui lacèrent les tableaux du Louvre ne se soucient point de l’art. Il serait facile cependant de protéger la peinture que l’on conserve, en mettant au moins un gardien dans chaque salle du Louvre. La dépense ne serait pas grande.

Les musées de la Ville de Paris sont mieux gardés. La trop grande cherté de l’entrée en interdit la visite aux vandales et même aux gens d’une nationalité moins équivoque.

Et cependant il n’y aurait point d’inconvénient à faire payer l’entrée dans les musées et même celle du Louvre. Toutefois, le tarif ne devrait pas excéder dix centimes pour les jours ouvrables en conservant l’entrée à un franc, le vendredi pour ceux qui voudraient éviter l’encombrement. On laisserait l’entrée gratuite du dimanche et du jeudi, les enfants des écoles conduits par leurs maîtres bénéficieraient de la même gratuité.

On formerait ainsi un fonds de réserve dans lequel on ne puiserait que pour des acquisitions nouvelles. Elles deviennent indispensables au Louvre où certaines époques et certaines écoles sont trop mal représentées.

Il faudrait aussi faire un effort en faveur de certaines manifestations artistiques que l’on a complètement négligées jusqu’ici. Il s’agit des œuvres d’art de certaines contrées, de certaines colonies, comme l’Australie, l’île de Pâques, la Nouvelle-Calédonie, les Nouvelles-Hébrides, Tahiti, les diverses régions africaines, Madagascar, etc.

Jusqu’à présent on n’a guère admis les œuvres d’art issues de ces pays que dans les collections ethnographiques où elles ne sont conservées qu’à titre de curiosité, de document, pêle-mêle parmi les objets les plus vulgaires, les plus communs et parmi les productions naturelles de leurs régions.

Le Louvre devrait recueillir certains chefs-d’œuvre exotiques dont l’aspect n’est pas moins émouvant que celui des beaux spécimens de la Statuaire occidentale.

Il y a longtemps déjà qu’un grand nombre d’artistes ne cachent plus leur admiration pour les sculpteurs inconnus du Congo, pour la précision passionnée de quelques ouvrages des Canaques ou des Maoris.

Comme toujours, les musées sont en retard sur le goût. Il est temps, pour la France, de recueillir des œuvres d’art encore bon marché, et dont le prix, à tous égards inestimable, croîtra d’ici peu, à proportion de la rareté qu’auront acquise ces œuvres d’art. On les recueille en Angleterre, en Allemagne et ailleurs. Certaines sculptures de l’île de Pâques qui devraient être à Paris sont à Copenhague. Un morceau, peut-être le seul qu’on se soit donné la peine d’apporter ici, est exposé hors du Muséum. Il s’agit là de morceaux d’une très grande antiquité et d’un style qui ne rappelle aucun de ceux que l’on trouverait ailleurs.

L’Égypte et l’Asie ont dans le musée Guimet un asile unique, à la fois musée, temple, bibliothèque et laboratoire. Il faudrait créer à Paris un grand musée exotique pour remplacer le musée ethnographique du Trocadéro auquel il est arrivé l’aventure la plus bizarre que puisse courir un musée.

Le musée du Trocadéro ne devient pas insuffisant, ses collections n’augmentent pas, elles diminuent. Ce musée devient trop vaste. Les visiteurs y sont rares, les gardiens encore plus et les jours où on peut le visiter sont moins nombreux que ceux des fêtes chômées.

Les salles du Trocadéro pourraient être avantageusement consacrées à un musée ethnographique de la France. L’embryon de ce musée existe déjà, mais dans un état à faire de la peine. Dans un tel musée, une salle serait consacrée à l’art délicat des dentelles. Elles sont insuffisamment représentées dans les musées de Paris et cependant ces merveilles du goût et de la patience féminine sont plus précieuses que l’or même.

Les Marches de Provence §

[1912-02 Les Marches de Provence] De Michel-Ange à Picasso §

Les Marches de Provence, février 1912, p. 000.
[OP2 396-398]

Foule qui te presses devant les tableaux de cette collection Chauchard où tant de tableaux sont médiocres, foule composée de petites gens qu’intéresse seulement L’Angélus, et des vieux messieurs très comme il faut qui ne prêtent attention qu’aux Meissonier, les examinant à la loupe ainsi que les Anglais le font à Bruges, devant les peintures de Memling. Foule en compagnie de qui j’ai enfin vu les modèles des chromos que l’on vendait dans les marchés, au temps de mon enfance, j’ai été plusieurs fois sur le point de vous crier ce que Michel-Ange disait de la peinture flamande :

« Cette peinture n’est que chiffons, masures, verdures de champs, ombres d’arbres, et ponts, et rivières, qu’ils nomment paysages, et maintes figures par-ci, et maintes figures par-là. Et tout cela, encore que pouvant passer pour bon à certains yeux, est fait en réalité sans raison ni art, sans symétrie ni proportions, sans discernement, ni choix, ni aisance, en un mot, sans aucune substance et sans nerf. »

* * *

On trouvera ces paroles dans un livre qui n’a point passé inaperçu d’aucun artiste, ce sont les Quatre dialogues sur la peinture traduits par M. Rouanet. Leur auteur, un Portugais du nom de Francisco de Hollanda, parcourut l’Italie au xvie siècle, recueillit les propos de Michel-Ange sur l’art, et le livre me paraît avoir pour la peinture l’importance qu’ont pour les lettres les conversations de Goethe avec Eckermann.

* * *

Cependant, les paroles que je voulais dire dans les salles bourgeoises qui abritent au Louvre la collection Chauchard, on pourrait les répéter ailleurs. La peinture moderne est, dans la plupart de ses tableaux, comme le disait Buonarotti, de la peinture flamande.

Et quelle joie de rencontrer aujourd’hui un peintre qui se soucie de la « raison », de l’« art », de la « symétrie », des « proportions ».

Ce discernement, cette aisance, cette substance et ce nerf, en quoi Michel-Ange voyait les qualités de la bonne peinture, on les admirera dans les tableaux de Pablo Picasso.

Je me rappelle les phrases qui me vinrent lorsque je vis pour la première fois les toiles de l’époque bleue :

« Picasso a regardé les images humaines qui flottaient dans l’azur de nos mémoires… Qu’ils sont pieux ces ciels tout remués d’envolement, ces lumières lourdes et basses comme celles des grottes  !… Ces femmes qu’on n’aime plus se rappellent. Elles ont trop repassé aujourd’hui leurs idées cassantes. Elles ne prient pas  ; elles sont dévotes aux souvenirs. Elles se blottissent dans le crépuscule comme une ancienne église… Enveloppés de brume durcie, des vieillards attendent sans méditer, car les enfants seuls méditent. Animés de pays lointains, de querelles de bêtes, de chevelures durcies, ces vieillards peuvent mendier sans humilité. D’autres mendiants se sont usés à la vie. Ce sont des infirmes, des béquillards et des félibres. Ils s’étonnent d’avoir atteint le but qui est resté bleu et n’est plus l’horizon. »

Picasso donna la vie à cette peinture bleue comme les profondeurs  ; puis, il anima des tableaux plus parfaits encore.

* * *

À côté de ces œuvres, à l’azur insondable, on regardera les toiles roses beaucoup moins anciennes. Il y règne un calme admirable et l’on sent dans les plus récentes que le peintre qui conçut tant de grâce jeune et grave s’achemine déjà vers les formes les plus objectives de l’art pour l’élever au sublime.

Car Picasso est de ceux-là dont Michel-Ange disait qu’ils méritent le nom d’aigles parce qu’ils surpassent tous les autres et se font jour à travers les nuages jusqu’à la lumière du soleil.

Et aujourd’hui toute ombre a disparu. Le dernier cri de Goethe mourant : « Plus de lumière », monte de l’œuvre sublime et mystérieuse d’un Picasso comme il monte encore de l’œuvre de Rembrandt.

[1912-02 Les Marches de Provence] [Réponse à une enquête sur Mistral] §

Les Marches de Provence, nº 1, février 1912.
[OP2 1499]

Mistral est le plus grand poète vivant.

Les Marches de l’Est §

[1910-11-15 Les Marches de l’Est] L’Exposition des arts décoratifs de Munich §

Les Marches de l’Est, 2e année, nº 8, 15 novembre 1910, p. 206-207.
[OP2 235-236]

Le Salon d’automne nous offre cette année le régal d’une exposition de meubles bavarois. Ce mobilier, ces tentures d’une tristesse navrante semblent plus dignes d’avoir été conçus et exécutés à Berlin que dans l’artistique Munich.

Une brochure qui parut en Allemagne, il y a quelques années, traitait de La Décadence de l’art munichois. À la vérité il y a fort longtemps que les tentatives artistiques des Bavarois n’ont plus aucune signification.

Néanmoins, on pourrait les louer de leurs efforts, s’ils n’avaient pas le front de vouloir les imposer en France comme de magnifiques résultats.

On a commis une imprudence en accordant un emplacement démesuré à ces messieurs. Il s’agissait, dit-on, de rendre aux Allemands les politesses qu’ils ont faites à nos artistes dans différentes expositions.

Toutefois, ces manifestations individuelles n’avaient aucun caractère commercial. On n’en saurait dire autant de cette véritable foire aux meubles qui se tient actuellement au rez-de-chaussée du Grand Palais.

S’il est vrai que des artistes, professeurs ou docteurs aient fourni les dessins de ces meubles, il est vrai aussi que les maisons de commerce qui les avaient acquis les ont fait exécuter, les exposent pour leur compte et ont déjà traité à Paris de grosses affaires. Ce commerce, servi par une publicité énorme, fait grand tort à nos fabricants, à nos artistes que ne soutiennent ni l’État ni les particuliers, tandis que les subventions ne manquent point à l’art décoratif de Munich. Mais le danger véritable ne réside point dans le tort commercial que cette exposition cause à la France, il est tout entier dans le trouble qu’il ne peut manquer d’apporter dans l’esprit de nos artisans, si éloignés déjà de la tradition de laquelle ils n’eussent jamais dû s’écarter. Ces meubles gracieux et commodes qui furent l’ornement des maisons au xviie et au xviiie siècle sont bien ce que l’art domestique a produit de meilleur. Livrés à eux-mêmes, nos artisans auraient pris des chefs-d’œuvre comme modèles et comme point de départ. Certes, les modifications que leur goût, leur habileté, les nécessités modernes et la mode eussent apportées à l’art des ébénistes de la fin du xviiie siècle nous vaudraient aujourd’hui un style aussi honnête, aussi décoratif, aussi confortable que ceux qui l’auraient précédé. Au lieu de cela, on veut tout refaire, on ne veut dépendre en rien du passé. On conçoit bien que ces prétentions puissent bouleverser les arts majeurs, quand les artistes sont servis par une culture véritable. Mais, dans les travaux d’artisans le détail seul doit être abandonné à leur fantaisie. Et si on leur montre les folies des peuples étrangers, ils ne sauront plus où donner de la tête. Les Allemands nous montrent, au Grand Palais, une sorte de style Louis-Philippe déformé et rendu bizarre  ; des fauteuils en forme de vieilles femmes, de lugubres salles à manger où les meubles, les lustres semblent fabriqués avec des potences et cette apparence patibulaire changeant en un macabre Montfaucon la chambre où l’on dîne suffirait, je pense, à couper l’appétit des convives.

Je ne parle pas en détail de toute la bijouterie en toc, des articles de bazar qui ne portent même pas le made in Germany que les Anglais ont imposé aux Allemands.

Il est vrai que les arts décoratifs traversent en France une crise de laideur. Ce n’est pas une raison pour soumettre nos misères aux incurables infirmités des Allemands. Encore y a-t-il ici quelque goût qui donne une raison d’espérer…

Les Marges §

[1909-01-15 Les Marges] Littérature féminine §

Les Marges, 6e année, nº 13, 15 janvier 1909, p. 8-13.
[OP2 919-922]

Jamais je n’eusse songé qu’un jour on me prierait de dire ce que je pense des livres féminins de plus en plus nombreux. Parmi leurs auteurs, il est des femmes que j’admire depuis mon enfance, que j’aurais tant voulu connaître pour leur dire tout le bien et tout le plaisir qu’elles m’avaient faits. J’étais encore presque une petite fille lorsque Le Cœur innombrable de Mme de Noailles me tomba entre les mains. Et je fus si contente de lire ces beaux vers qu’il me sembla être devenue une autre que moi-même. Je dansais, je riais sans cause, j’étais Bittô et tout à coup à la joie qui me transportait succédaient des larmes, la beauté des matins pleins de soleil brisait mon cœur sans autre motif que celui de ne pas savoir comment exprimer la douceur et la clarté des choses. Je ne le sais pas mieux maintenant et peut-être sommes-nous toutes un peu comme ça. Je ne sais rien expliquer ; quand je lis un livre, je sais que je l’aime ou que je ne l’aime pas, mais pas plus, et, surtout j’ignore pourquoi il me plaît ou me déplaît. Et, il en est tout à fait de même dans la vie. J’ai dû diviser le monde entier en ceux que j’aime et ceux que je n’aime pas, en ceux qui m’aiment et ceux qui me détestent ; et tout cela sans raison, parce que c’est comme cela.

Pour écrire, ç’a été la même chose : je me suis mise un jour à faire des vers parce que cela me plaisait, parce qu’ils me venaient naturellement et peut-être aussi parce que je m’ennuyais. Mais je n’aurais jamais osé les montrer si le hasard ne les avait laissés tomber sous les yeux d’une personne en qui j’ai beaucoup de confiance et qui me conseilla de les faire imprimer. Mais, je me demande encore si cela vaut bien la peine. Il y a en ce moment tant de femmes qui écrivent mieux que je ne le pourrai jamais et surtout je ne me ferai jamais à la vie comme je sais qu’elles l’entendent. Quand j’étais plus jeune, chez moi, loin de Paris, je croyais que pour écrire il fallait mener une existence calme, retirée du monde, et j’ai appris depuis que les façons de George Sand sont toujours à la mode. Toutes les femmes de lettres ne s’habillent pas en homme, mais je n’aurai jamais le goût de passer des nuits entières dans les cénacles, même pour écouter parler des grands poètes comme Catulle Mendès ou Jean Moréas. Aussi j’ai un peu peur, je veux le dire sans cérémonie, parce que je crois qu’on va me trouver bête. Mais j’ai tout de même réfléchi, et en lisant j’ai vu que souvent mes réflexions étaient d’accord avec la pensée des écrivains que j’aime. Ainsi, Mme de Staël, qui est pour moi un des plus grands penseurs et qu’à ce que je crois, on oublie vraiment trop aujourd’hui, a dit dans un beau livre : « La littérature des Anciens est chez les Modernes une littérature transplantée, la littérature romantique ou chevaleresque est chez nous indigène, et c’est notre religion et nos institutions qui l’ont fait éclore. » J’avais déjà senti cela avant de le lire, mais Mme de Staël a précisé ma pensée, et je peux bien dire que c’est la lecture des ouvrages de cette grande femme qui m’a décidée à accepter le rôle qu’on m’a offert dans cette revue.

Ce n’est pas que je me croie le génie de l’ennemie de Napoléon ni que je veuille me contenter de n’exposer que des idées qui lui appartiennent, mais la ressemblance que je lui ai trouvée quelquefois avec les miennes m’a donné le courage de parler ainsi que je pense. C’est ce que je constate ici. En somme, il y a en ce moment parmi les femmes quelques écrivains de génie. Je parlais plus haut de Mme de Noailles et je lui garderai toujours une grande reconnaissance pour m’avoir révélé un nouvel et immense océan de poésie à un moment où je ne connaissais encore que Corneille, Racine, La Fontaine et quelques morceaux choisis des autres poètes anciens et modernes. Ces morceaux détachés ne m’avaient donné qu’une vague idée de la poésie et les classiques, très beaux, certes, m’avaient semblé un peu ennuyeux. Ce n’était peut-être pas leur faute, mais on m’avait tellement ennuyée avec ! Le Cœur innombrable me révéla la beauté de la poésie, car ce n’est qu’ensuite que j’ai connu Musset et Verlaine. Et malgré cette reconnaissance j’en veux un peu à Mme de Noailles de se soucier tellement de ressembler aux classiques. Cela me fait l’effet que ce souci doit la gêner et qu’elle serait un plus grand poète encore si elle était libre de toute attache avec les grands poètes masculins des temps passés. J’éprouve la même chose avec Gérard d’Houville, quoique chez elle le sentiment classique me paraisse être beaucoup plus dans sa nature que dans celle de Mme de Noailles. C’est à dessein que je parle d’abord de ces deux femmes que je mets avant toutes les autres parce que leur art est le plus élevé. Mais je ne crois pas que Colette Willy ait moins de talent qu’elles, mais elle me fait peur. Je la sens bien française, mais elle m’étonne comme les Américaines lorsque j’en rencontre. Je me dis qu’elle doit être charmante, mais trop indépendante. Il est probable, d’ailleurs, que je me trompe et si ces lignes lui tombent jamais sous les yeux, je la prie de me pardonner. Ce sont mes impressions que je donne ici et je ne suis pas assez prétentieuse pour croire une minute qu’elles doivent toujours être l’expression de la vérité. Ainsi, Judith Gautier et Marcelle Tinayre qui sont très savantes me font l’effet de s’efforcer à paraître des hommes. Je les trouve trop peu femmes. Il me semble qu’elles sont de l’Institut ou conservateurs de musée. Et je voudrais bien que ces places-là soient réservées aux hommes pour l’éternité. Je ne pense pas que Rachilde, Mme Gustave Kahn, Lucie Delarue-Mardrus et Mme Catulle-Mendès soient comme ça. Mais je ne connais encore que trop peu de leurs livres pour en parler aujourd’hui. Je me mettrai au courant pour la prochaine fois. Pour Renée Vivien je souhaite d’avoir à en parler bientôt à propos d’un nouveau livre. Ses vers et sa prose ont une pureté idéale, une sensualité immatérielle qui me fait songer aux lis dont le parfum est si violent. Et, pour finir, je dois dire que j’en veux un peu à Aurel de son dernier livre.

Aussitôt que j’appris l’affreux désastre qui vient de détruire cette belle Sicile que j’aime tant, je courus voir une jeune femme qui avait un ami très, très cher ; c’était une de ces liaisons trop rares où la pureté et le respect réciproques garantissent la profondeur des sentiments et leur durée, liaisons d’âmes où les corps n’ont point de part et qui laisse imaginer ce que pourraient être les amours éternelles de deux anges. Cet ami si chéri était allé passer quelques mois à Messine pour rétablir une santé chancelante. Je trouvai ma pauvre amie, ordinairement si jolie, devenue semblable à un ruban fané. Affaissée sur le sol, elle sanglotait. Ses mains, dont la paume était tournée en l’air à la hauteur des yeux, pendaient comme des franges ! Je ne savais que dire et pleurais avec elle, lorsque, mes yeux s’étant portés sur une console, j’y vis un livre dont je lus le titre amer : Pour en finir avec l’amant. Cruelle Aurel ! J’ai lu le livre fatal. Il est injuste du commencement à la fin. Vous voudriez que par amour on tuât l’amour. Je ne me convertirai jamais à cette morale austère et passionnée. Mais j’admire la perfection scénique de ces pièces et la nouveauté mystérieuse de leurs sujets. Et pourtant je dois ajouter que la langue employée par Aurel a quelque chose de pénible, d’inconscient, de je ne sais quoi qui ne me paraît pas une qualité en tout cas.

Mais les pages s’ajoutent aux pages. Il faut que je termine et je voudrais que celles dont j’ai parlé me pardonnent mon audace et mon inhabileté. Je sais bien que pour bien faire j’aurais dû commencer par demander des conseils aux jolies femmes si célèbres dont je viens de parler, au lieu de leur donner mon avis sur leurs livres. Mais cela s’est trouvé ainsi par hasard et comme il m’a plu.

[1909-03-15 Les Marges] Littérature féminine

Colette Willy. — L. Delarue-Mardrus §

Les Marges, 6e année, nº 14, 15 mars 1909, p. 126-132.
[OP2 922-927]

Nulle femme de lettres n’a intrigué, ravi et scandalisé ses contemporains autant que Colette Willy. Après avoir tenu le monde au courant de ce qui se passait dans son ménage, elle a voulu montrer publiquement comment elle s’en passait. Il n’y avait là aucune effronterie, c’était de la bonne grâce. Mettant à nu dans ses livres une âme plus espiègle que perverse, une âme d’où le contentement de soi-même a chassé toute inquiétude, Colette Willy a pensé qu’elle devait aussi donner son corps en spectacle. C’est ainsi que délivrées de la pudeur les martyres romaines entraient dans le cirque.

Quelle activité ! Quelle ambition ! Cette jeune femme ne veut pas se contenter de la renommée d’une Sévigné, il lui faut la vogue d’une Camargo et toutes les gloires à la fois, auxquelles les autres femmes ne peuvent prétendre qu’en détail.

Cependant, ne s’accorde-t-on pas avec la pensée même de notre ambitieuse si l’on avance que c’est en écrivant qu’elle a laissé apparaître le plus de talent ?

Comme elle respecte la grammaire ! Le premier amour de Colette Willy était au masculin à cause du nombre singulier que demande ce genre. Après celui-là pour rien au monde elle ne voudrait mettre ses amours autrement qu’au féminin.

C’est ce que j’ai pensé comprendre en lisant les diverses fantaisies qu’elle a intitulées Les Vrilles de la vigne.

Ce livre charmant aura une fortune singulière. Certes, son succès est assuré à cause des grâces qui l’ornent. Il possède ce charme qui, à l’exclusion des livres masculins, embellit seulement certains ouvrages féminins trop rares pour l’honneur de la littérature où l’on n’a pas rencontré assez souvent de femme ayant su conserver sa gentillesse après avoir acquis des prétentions. Certes, tous ceux qui liront ce livre seront d’accord pour admirer une impérieuse légèreté qui élèvera tout droit Colette Willy au paradis quand le moment sera venu. Certes !… Mais on ne saisira pas tout de suite ce qu’il y a de nouveau dans Les Vrilles de la vigne. Croyez-moi, c’est un arcane dont l’étude est interdite à la plupart des contemporains ! On y trouve des beautés de premier ordre qui ne sont rien autre que d’émouvants frissons de la chair.

La liberté d’esprit qui règne dans ce livre à succès est de bon augure pour l’avenir d’une littérature qu’entravent à cette heure trop de science élémentaire, trop de philosophie puérile. Chez Colette Willy on ne trouverait aucune de ces théories misérables qui corrompent le goût en voulant le fixer. Elle écrit bien, sans trop d’efforts, mais en s’observant.

Les petites bêtes qu’elle fait parler s’expriment selon des sentiments si justement observés que le français dont elles usent devient proprement leur langage naturel. Et cela, ce n’est pas seulement de l’adresse. Voilà une femme de lettres comblée d’éloges ! Elle ne distingue pas entre le bien et le mal et se préoccupe peu de l’édification de son prochain. La colombe lâche aussi sa crotte sur le passant et c’est blanc avec un peu de noir-vert comme une page imprimée…

* * *

L’apposition est une figure de rhétorique qui a fourni aux auteurs modernes un grand nombre de titres desquels le plus souvent l’art est absent. Mais dans Marie fille-mère ce n’est pas seulement au titre que l’art fait défaut. Évidemment, tous les sujets sont bons et M. Charles-Henry Hirsch que Mme Lucie Delarue-Mardrus s’est efforcée en vain d’imiter aurait su, développant quelque histoire analogue, écrire un livre charmant, savoureux, émouvant et pas bête.

Le roman de Mme Lucie Delarue-Mardrus nous ramène aux plus mauvais jours de notre littérature, à l’époque où, sauf quelques écrivains du premier ordre, les auteurs à la mode étaient des publicistes sans talent, des polygraphes sans conscience, de l’espèce des Rougemont et des Raban. Je crois me rappeler que, sous le titre de Marie, Raban lui-même ou l’un de ses pareils a écrit un mauvais roman que l’on pourrait, sans lui faire trop d’honneur, rapprocher de Marie fille-mère. Si c’est pour le colportage que Mme Lucie Delarue-Mardrus a voulu écrire, assurément elle a réussi !

Malgré les liens qui l’unissent au traducteur des Mille et Une Nuits, elle semble, si l’on en croit la première impression, n’avoir nullement subi l’influence des contes orientaux. Il faut donc louer Mme Lucie Delarue-Mardrus d’avoir su garder intacte sa personnalité d’Occidentale. Les histoires de Schéhérazade ont tant de charme qu’il faudrait avoir un bien mauvais caractère pour ne pas les écouter avec complaisance. Et s’il était vrai que le milieu dans lequel vit un écrivain pût modifier son talent, on n’aurait pas été étonné de trouver en Mme Lucie Delarue-Mardrus une moderne sœur de la conteuse nocturne dont les paroles étaient d’une si belle clarté qu’elles avaient le pouvoir de remplacer la lumière éclatante des récits quotidiens du soleil.

Il en est allé tout autrement. Jamais Mme Lucie Delarue-Mardrus ne fera oublier l’astre du jour, serait-ce pendant l’espace d’une nuit. On pourrait conclure que la traduction du docteur Mardrus était inutile, puisqu’elle n’a eu aucun effet là où elle devait le plus en avoir.

Sans doute, n’est-elle pas venue à son heure ? Au contraire, les récits qui au Moyen Âge furent apportés d’Orient en Europe eurent une influence qui concourut heureusement avec les lettres grecques et latines à régénérer l’imagination littéraire de l’Occident. C’est, en partie, à cette influence que l’Italie doit Boccace, que la France doit Rabelais, Bonaventure des Périers, la reine de Navarre, que l’Espagne doit Cervantes, que l’Angleterre doit Shakespeare. Au xviie siècle la majesté d’un trône éclatant avait rendu superflue et même inconvenante l’introduction en Europe de la truculence asiatique. À cette époque, un docteur Mardrus n’aurait pas eu sa raison d’être. L’orientalisme de la Bible paraissait suffisant. Le génie de Racine s’en est contenté, et l’on ne citerait pas dans toute la littérature de l’Asie de personnages qui eussent plus de grandeur que le roi perse d’Esther, ni qui laissassent éclater plus de lyrisme sacré que le grand prêtre d’Athalie.

Au xviiie siècle, Galland vint à son heure et l’influence de ces traductions, si elle se fit sentir de son temps même, fut plus considérable qu’on ne croit, sur un André Chénier, un Chateaubriand, un Lamartine, un Victor Hugo. Mais de nos jours le travail du docteur Mardrus ne pouvait avoir aucun effet. Nous sommes saturés d’exotisme. Les journaux quotidiens en sont pleins, les politiques et les littéraires. Il y a plus. Nous avons maintenant, qu’on me passe l’expression, un exotisme européen, un exotisme français. Dans ces conditions, on est bien fondé à dire que la traduction du docteur Mardrus ne sert et ne servira de rien.

Il y a plus encore : si la lecture des Mille et Une Nuits avait pu être utile à quelqu’un, c’eût été à l’un de ces écrivains auxquels il manque avant tout de l’imagination ; M. Fernand Gregh, par exemple. Qu’on ne doute pas qu’il ne se soit jeté avidement sur un trésor qui pouvait enrichir son cerveau. Mais il s’est vite détourné, ayant jugé avec suffisance, mais non sans malice, que le docteur Mardrus lui-même avait composé les fragments lyriques qui, répandus dans sa traduction, en constituent justement la seule nouveauté, qu’on y sentait bien l’influence de Francis Jammes, etc. Or, en donnant des Mille et Une Nuits une version conforme au texte de Boulak, le docteur Mardrus croyait révéler à la France l’expression même du lyrisme oriental. Il a si peu réussi que voilà Schéhérazade devenue sultane des Pyrénées. On confond le Gange avec le Gave, Bagdad avec Orthez. C’est que les Orientaux n’ont aujourd’hui rien à nous apprendre, et les images que les Français découvrent dans leurs poètes leur paraissent plus vives encore et sont plus nombreuses que celles que l’imagination asiatique a répandues à profusion dans ses contes et dans ses poèmes.

De même que M. Fernand Gregh, l’auteur d’Occident ne brille pas par l’invention, et sa personnalité a si peu d’importance que l’imitation se trouve être son unique ressource. D’autre part, elle ne possède même pas l’habileté que M. Fernand Gregh a su déployer jusqu’ici. Imitant M. Charles-Henry Hirsch, elle s’est si maladroitement acquittée de sa tâche qu’il ne doit pas lui en avoir gardé rancune. Mme Lucie Delarue-Mardrus aurait eu tout intérêt et bien des droits à se laisser influencer par les travaux de son mari. Pas du tout, elle compose des vers et les intitule Occident, elle écrit un roman et c’est la monographie d’une paysanne normande. On pensera que c’est pure coquetterie. Je le veux bien, mais de la coquetterie forcée, en tout cas. C’est, en effet, sa maladresse qui interdit à Mme Lucie Delarue-Mardrus l’usage des Mille et Une Nuits, ce jardin des images orientales.

Elle n’ignorait pas, toutefois, que seules les épices de l’Asie pouvaient donner quelque saveur à sa panade normande. Et voulant paraître ne rien devoir aux contrées de Schéhérazade, elle est allée prendre à Tunis un personnage tout simplement teinté de couleurs orientales : il sait un peu d’arabe. Mais, tout en s’habillant à la maltaise, c’est un Sicilien. Cette fois, voilà de l’habileté ! Le Sicilien ne risque point de compromettre l’occidentalisme de Mme Lucie Delarue-Mardrus. La Sicile ne peut-elle pas être considérée un peu comme une terre normande ? Les défauts de composition abondent dans ce roman où l’on remarque avant tout deux sujets insuffisamment liés.

Il s’agit d’abord d’une séduction et de ses conséquences et, ensuite, il est traité de l’incompatibilité de races qui rend impossibles les mariages entre les Siciliens et les Normandes.

Mais que serait-il arrivé, grand Dieu ! si ayant étudié l’histoire, Mme Delarue-Mardrus avait connu la conquête de la Sicile par les Normands, et si elle s’était rendu compte que son Natale pouvait bien être après tout de la même race que sa Marie ? Combien l’aspect du roman en eût été modifié ; au lieu d’un dénouement tragique, il eût fallu en trouver un d’heureux ! Et l’on sait que c’est bien plus difficile.

Bref la niaiserie d’un titre écœurant, la banalité d’un récit qui languit au long de trois cent cinquante pages, sans avoir même l’excuse d’une intention généreuse, le convenu des situations, l’insuffisance d’un style sans éclat, sans précision comme sans naïveté, tout conspire à faire de Marie fille-mère un roman aussi misérable que l’héroïne. Pour déjouer un tel complot, la police même de M. Clemenceau serait impuissante.

[1909-05 Les Marges] Littérature féminine

Jane Catulle-Mendès §

Les Marges, 6e année, nº 15, mai 1909, p. 176-178.
[OP2 927-929]

Je connais une chapelle où dans la pénombre au parfum d’encens veille une Vierge miraculeuse, droite dans sa lourde robe brodée, et portant dans ses bras l’enfançon Jésus, couronné comme elle. Sur les piliers, aux parois, jusqu’à la voûte, des femmes du voisinage, ou venues de très loin à la ronde, ont suspendu leurs cœurs. Une très dévote alchimie les transmua en or ou en argent. Ô cœurs expiatoires, ex-voto de nos détresses, on vous suspend aussi dans le temple triomphant de la poésie. Cœurs innombrables, cœurs magnifiques, cœur de chair, cœurs vivants dont nous pouvons compter tous les battements !

Mme Jane Catulle-Mendès a parmi nous toutes la voix la plus grave. Toutes les fois qu’elle n’est pas trop parnassienne, et cela arrive souvent, je pleure de l’entendre, je pleure d’admiration, je sanglote d’émotion. Il n’y a pas en ce moment parmi les hommes de poète aussi noble, aussi purement émouvant, que cette enchanteresse. Lequel a éprouvé des souffrances aussi poétiques ? Lequel sait parler comme elle du douloureux amour ?

        Ô ma forêt, pourquoi
M’épargnez-vous avec ce grand air de tristesse ?
Autant que vos douceurs, j’aime votre rudesse ;
Vous en qui je versais toute ma passion,
Pourquoi me pleurez-vous avec précaution,
Comme un visage aimé qu’un chagrin décolore,
Dites, forêt ? — et qui donc me trahit encore ?

On m’a dit que la source d’une si belle poésie était dans l’imitation d’un mari adoré. Que l’amour conjugal ait éveillé un don magnifique, c’est tout à fait certain, mais la poétesse existait par elle-même, ses qualités lui appartiennent, sa sensibilité d’amante et de mère n’ont rien à voir avec le talent verbal qui forme le plus beau mérite des poètes les mieux doués d’aujourd’hui.

J’aime ce cœur magnifique, comme j’aime le mien qui suit tous ses mouvements. Ma pauvre âme est si futile, si ignorante, auprès de cette grande âme héroïque, qui seule ose chanter en ce moment les misères et les beautés de la France. Ce poème « écrit pendant les émeutes de Provence », on devrait l’enseigner dans les classes comme un des plus beaux chants patriotiques. Il est dû à une femme, et pas un homme n’aurait eu aujourd’hui l’idée d’écrire l’équivalent.

Mon pays, j’ai des fils. Ils sont hardis et fiers,
Dignes de tes demains, dignes de tes hiers.
Quand je ne serai plus, chanteresse inutile,
Ayant beaucoup conté son âme trop subtile,
Ô France ! ils seront là les enfants de ma chair,
Et je t’aurai lamé ce que j’ai de plus cher.

Il n’y a pas d’homme non plus qui fasse des poèmes où l’on trouve tant de splendeur et tant de force. Les vers de Mme Catulle-Mendès sont d’un or trempé comme de l’acier.

P.-S. — J’ai lu, dans La Nouvelle Revue française, une note dont le rédacteur me prend grossièrement à partie. Ce monsieur signe A. R., et parcourant la couverture de la revue en question, j’ai trouvé le nom d’un André Ruyters, qui doit être bien célèbre dans le Congo ou dans le Brabant, puisqu’il me reproche de ne pas être très connu. Mais serait-il lui aussi un littérateur improvisé ? Les qui, que, quels, les qui, qui, qui, les que, que, que, dont son style est farci, ne font supposer qu’il ait appris à écrire. Comme ma cuisinière quand elle veut bien parler, il tient à fourrer partout des subjonctifs : « Si immodérément qu’elles en usassent, la lyre ne satisfait plus leur ambition. » Pourquoi usassent, Seigneur !

Mais s’il ne sait pas écrire, l’emberlificoté A. R. peut se flatter aussi de ne pas savoir lire : je n’ai jamais dit que le docteur Mardrus fût l’auteur des poèmes qu’on trouve dans sa traduction des contes arabes — mais exactement le contraire.

[1909-07-01 Les Marges] Contemporains pittoresques

Raoul Ponchon §

Les Marges, 6e année, nº 16, 1er juillet 1909, p. 26-31.
[OP2 1035-1038]

J’ai bien peur que, malgré l’admiration que m’inspire un talent unique, le plus moderne possible, le moins incertain, si personnel qu’il faudrait remonter à quelques siècles pour trouver à qui le comparer, M. Raoul Ponchon ne se fâche en lisant ces notes. On sait qu’il est irascible. Le dernier de nos poètes bachiques, et l’un de nos meilleurs, a le vin mauvais. La faute en est à la vigne, ou plutôt à ces maladies nouvelles qui la torturent depuis quelques années. Pauvres vignobles français, semblables en cela aux aristocrates dans la misère, ils ont été redorer leur blason en Amérique ! C’est d’Amérique qu’est venue à Raoul Ponchon cette humeur singulière qui en fait, au témoignage de ses amis, un homme à ne pas prendre avec des pincettes. Au demeurant, il ne doit rien d’autre aux pays étrangers, et ce petit miracle d’un gazetier lyrique est peut-être le seul exemple qui existe encore d’écrivain, de poète, dans le talent duquel n’apparaisse aucune trace immédiate d’aucune littérature étrangère. Nonobstant ses autres mérites, sa manière délibérée, son art spontané, c’est surtout cela qui le rend intéressant puisque, mon Dieu, on sait bien qu’il a passé sa vie à se faire violence afin de demeurer un petit poète, afin de n’avoir aucune importance. C’est un orgueil rare de nos jours, et pour l’avoir il faut beaucoup, beaucoup de talent, et il faut boire. Maintenant on ne boit guère. Ce n’est peut-être pas bien. L’ivresse est l’ivresse ; elle provient de la boisson et engendre la poésie.

Une fois, même, elle faillit causer la mort du poète. Cela se passa pendant l’hiver 1879-1880. À cette époque, Raoul Ponchon ne sortait que vêtu en académicien et coiffé d’un chapeau de jardinier, en paille. Un soir il tombait beaucoup de neige, les omnibus, les voitures ne roulaient plus. Raoul Ponchon avait longtemps prolongé ce qu’il nommait le five o’clock absinthe,ayant plusieurs fois répété cette lente opération qu’il a lyriquement décrite avec précision :

L’absinthe veut d’abord de la belle eau frappée.
Les dieux m’en sont témoins…
L’eau tiède, il n’en faut pas : Jupiter la condamne.
Toi-même qu’en dis-tu ?
Autant vaudrait, ma foi, boire du pissat d’âne
Ou du bouillon pointu.
Et, n’allez pas, comme un qui serait du Hanovre,
Surtout me l’effrayer
Avec votre carafe, elle croirait, la povre !
Que l’on veut la noyer.
Déridez-la toujours d’une première goutte…
Là… là, tout doucement.
Vous la verrez alors palpiter, vibrer toute.
Sourire ingénument.

Vers 9 heures, Raoul Ponchon, à qui ce tangage et ce roulis donnaient l’air, dans la tourmente, d’une caravelle doublant le cap de Bonne-Espérance, arriva devant l’Odéon. Il monta visiter dans leur loge quelques acteurs qu’il connaissait, et qui lui fixèrent un rendez-vous après le spectacle. Il demeura ensuite un peu de temps dans la salle. On jouait une pièce dont le succès était médiocre, et il y avait là une douzaine de spectateurs. Raoul Ponchon partit au deuxième acte. Après la représentation, les acteurs voulant aller à la brasserie où Ponchon devait les attendre, passèrent devant l’Odéon ; tout était recouvert d’un épais tapis de neige, et l’un deux, nommé, je crois, François, n’aperçut pas un renflement contre lequel il buta. On vit alors que ce renflement était un corps humain que la neige avait recouvert. Ce voyageur, égaré dans le Grand-Saint-Gothard d’Odéome, où les flocons l’avaient enseveli, c’était Raoul Ponchon qu’on porta vivement dans un café. Il était à moitié mort, mais d’énergiques frictions à l’alcool le firent revenir. C’est à partir de cette époque qu’il commença à perdre ces cheveux si abondants, que Verlaine a chantés :

Vous aviez des cheveux terriblement ;
Moi je ramenais désespérément ;
Quinze ans se sont passés, nous sommes chauves
Avec, à tous crins, des barbes de fauves.

Ils se fréquentaient peu, mais se connaissaient, s’appréciaient, et Ponchon a voué à la mémoire de Verlaine un culte si pieux que lorsqu’il prononce ce doux nom, les larmes troublent son regard.

L’amitié de Raoul Ponchon est une fleur merveilleuse. Ceux qui la cultivent connaissent la certitude d’être aimés. Il s’éloigne des autres hommes non pas avec tristesse comme l’hypocondre Bouilly, mais avec colère comme Alceste. Nous voulions, mes amis et moi, il y a quelques années, dans une petite revue, demander pour Ponchon la croix de la Légion d’honneur. Nous nous trompions ; le ruban vert du Mérite agricole convient mieux à sa misanthropie.

Je ne me suis trouvé qu’une seule fois avec Raoul Ponchon auquel j’avais été présenté par un de ses amis, poète breton qui s’enorgueillit d’une ressemblance assez frappante avec M. Rostand. Ponchon m’avait accueilli avec beaucoup de bonne grâce. Il me parla de Verlaine et nous nous entendions fort bien. J’eus alors l’occasion de prononcer le nom d’un grand poète que j’aime et pour lequel, en ce moment, on est plus qu’injuste : Henri de Régnier. À ce nom, Raoul Ponchon manifesta un courroux sans mesure. Il voulait se jeter sur moi et criait : « Qu’est-ce que ce M. Régnier ? » On le retint, il tremblait de rage et brisa son verre. Ses amis m’emmenèrent rapidement, m’affirmant que, décidément, je ne lui étais pas sympathique. Il s’est souvenu de cet incident qui faisait moins d’honneur à son goût qu’à son intuition de l’avenir, lors d’une récente élection académique.

Henri de Régnier et M. Jean Richepin étaient candidats au même fauteuil. Ce dernier l’emporta.

En attendant les résultats du vote dans les couloirs de l’Institut, Raoul Ponchon faisait encore retentir aux échos du palais de l’Immortalité sa question dédaigneuse : « Qu’est-ce que ce M. Régnier ? »

Puis il s’en alla seul, le long des quais, méditant une de ces chroniques rimées pour lesquelles Verlaine voulut l’appeler très justement un maître charmant. Il s’arrêtait aux boîtes des bouquinistes, feuilletant les livres en cherchant des rimes. Il prit ensuite par le boulevard Saint-Michel et s’assit au Soufflet, où il confectionna son absinthe. Après l’avoir humée, il rentra chez lui à l’hôtel des Grands Hommes, près de la Sorbonne. Il tira d’une vieille malle un habit vert d’une coupe démodée, trop grand pour lui, et dont les broderies étaient ternies. Il s’en revêtit, et se coiffa d’un vieux chapeau de jardinier. Il sortit ensuite d’une armoire des flacons poudreux. Et toute la nuit il but, en relisant les manuscrits de ses ouvrages inédits, et que si peu de personnes connaissent. Ils contiennent, dit-on, des chefs-d’œuvre dont on n’a pas idée, et qu’il composa au temps où l’Académie était un monstre qu’on tuait tous les jours, et dont la dépouille fournissait un vêtement inusable.

[1909-07-01 Les Marges] La littérature féminine jugée par deux hommes §

Les Marges, 6e année, nº 16, 1er juillet 1909, p. 23-25.
[OP2 929-931]

La place très importante qu’a prise la femme dans la littérature contemporaine provoque la curiosité de la critique masculine. On ne se moque plus du bas-bleu, on tente de l’expliquer.

J’ai reçu deux ouvrages : La Littérature féminine d’aujourd’hui, par M. Jules Bertaut, et La Corbeille des roses ou les Dames de lettres, par M. Jean de Bonnefon, qui me paraissent avoir été écrits sans parti pris. C’est un tort et un manque de galanterie que, pour ma part, si j’avais l’honneur d’être mentionnée par ces messieurs, je ressentirais vivement. Je le dis franchement, ayant à parler d’un livre d’homme, je me soucierais autant que possible de l’âge de son auteur, de la couleur de ses yeux, de la teinte de ses cheveux, je voudrais connaître son caractère, savoir comment il s’habille, et rendant compte ici des livres de femmes, je n’agis pas autrement.

Pour MM. de Bonnefon et Bertaut, ni la coquetterie, ni la figure ne comptent ; c’est tant pis pour eux. Ils connaissent la littérature féminine d’aujourd’hui, mais ne savent pas qui en est l’auteur : mauvais jardiniers, qui savourant le fruit, ne peuvent désigner l’arbre qui l’a donné.

M. Jules Bertaut est, sinon un écrivain pénétrant, du moins un critique consciencieux. Il semble avoir lu tous les livres dont il parle, aussi en néglige-t-il un certain nombre parmi les plus importants.

Pour les autres (ceux qu’il a lus) son goût n’a pas toujours la sûreté que l’on souhaiterait. Son désir de ne rien oublier, qui est manifeste, lui a fait explorer jusqu’aux régions les plus déshéritées de la littérature féminine.

Vous croyez que c’est à dessein et qu’il a pris la peine de nous avertir ? Il ne s’en aperçoit même pas. Cependant son système paraît d’abord machiavélique.

Il met tout en œuvre pour surprendre les raisons les plus secrètes des romancières et des poétesses. Il ne découvre pas grand-chose, parce qu’il est timide, et que, devant l’amoralisme féminin, il ferme les yeux de peur, comme l’autruche cache sa tête en présence du danger. En somme, les investigations de M. Jules Bertaut sont d’une prudence excessive. Il pense que « la majorité des femmes de lettres n’est pas le reflet exact de la majorité des femmes d’aujourd’hui ». C’est possible, mais la majorité des femmes de demain pourrait bien être le reflet de la littérature féminine d’aujourd’hui. Et M. Jules Bertaut, que la moindre audace venant d’une femme scandalise, n’a pas osé aborder un point, qui, cependant, entrait dans son système ; je veux parler de l’influence de la littérature féminine d’aujourd’hui sur la littérature masculine. C’est pourtant là un fait important et digne de remarque. Mais il sera beaucoup pardonné à M. Jules Bertaut parce qu’après tout, il semble beaucoup aimer la littérature féminine d’aujourd’hui.

M. Jean de Bonnefon, lui, est plus futile que M. Jules Bertaut, mais plus intelligent. Il a écrit sa Corbeille des roses en s’amusant et pour faire plaisir à de charmantes jeunes femmes que, sans doute, il a l’occasion de rencontrer toutes. Aussi sa critique n’a-t-elle aucune valeur. On y sent souvent qu’il s’est forcé à trouver des éloges, sans conviction. D’autres fois, il est injuste et je pense encore que c’est sans conviction. Sans raison, il attaque Mme de Noailles. M. de Bonnefon ne sait-il point que l’œuvre de cette femme compte et comptera plus tard plus encore qu’elle ne compte aujourd’hui ?

Mme de Noailles avait droit à un chapitre entier dans un ouvrage où l’on consacre tant de pages à des poétesses sans importance. Mmes de Montgomery et Laurent Évrard méritaient des égards, et La Corbeille des roses ne les mentionne même pas, ceci laisserait supposer qu’au contraire de ce que j’ai avancé au début de cet article, ce livre a été écrit avec parti pris. Avec un parti pris d’homme du monde ? Sans doute ; — mais sans parti pris de critique.

Cependant les conclusions un peu hâtives et un peu badines de M. Jean de Bonnefon sont malgré tout remarquables.

Il a su reconnaître les tendances vers la liberté qui caractérisent la littérature féminine d’aujourd’hui.

Il sait que cette liberté n’a été entrevue que par peu d’hommes, en vérité.

Et je constate avec plaisir qu’un homme au moins ne végète plus dans l’erreur touchant notre volonté.

[1909-10-01 Les Marges] La Littérature féminine

« L’Ombre de l’amour » §

Les Marges, 6e année, nº 17, 1er octobre 1909, p. 83-85.
[OP2 931-933]

J’avais beaucoup entendu parler des romans de Mme Marcelle Tinayre. J’ai voulu en lire. J’ai pris le dernier. Il paraît dans une revue, et aujourd’hui où j’écris, sa publication n’est pas encore terminée. Je ne connais pas le dénouement, même je fais vœu de ne jamais chercher à le connaître, et je suis bien triste à la pensée que malgré tout je m’en doute.

D’ailleurs, j’ai lu de ce roman les parties essentielles, et plus des trois quarts. C’est un tissu de banalités sur la Corrèze. Broderies sur tulle, si l’on veut, mais broderies sans grâce. La plus belle qualité de Mme Tinayre doit être l’entêtement, mais elle ne se soucie ni du goût, ni de la grâce. On m’a dit qu’elle avait écrit un chef-d’œuvre : La Maison du péché. Je le lirai, pour voir. Mais L’Ombre de l’amour, c’est bien limousin. Tout y est quelconque ; les personnages, la psychologie, le style et le sujet même du roman. L’héroïne, Denise Cayrol, parle avec une simplicité au moins inutile : « Comment va monsieur Favières ? assez bien ? J’avais peur pour lui… Mon oncle, occupez-vous des bagages, je vous prie… Notre petit domestique transportera la malle de M. Favières avec un chariot. Nous avons une voiture fermée, celle du château… Mon oncle, aidez M. Favières à descendre. » Intéressant, n’est-ce pas ? Ces platitudes sont vraiment trop nombreuses. Mme Tinayre se laisse entraîner par sa simplicité naturelle dans un sens où elle croit rencontrer la profondeur. Et comme elle se trompe ! Elle croit que sa pensée, sa science psychologique suffisent à animer ses personnages, tandis qu’il lui faudrait avant tout charpenter fortement ses romans, puisqu’il lui manque la grâce, le goût et la fantaisie. Elles lui viendront par surcroît lorsqu’elle voudra bien ne plus être à la fois Pascal, Flaubert et George Sand. En effet, se laisse-t-elle aller ? sa malice éclate. Elle vous brosse aussi bien qu’un autre de ces petits portraits qui donnent au romancier l’illusion d’être plus malin que tout le monde.

Mme Tinayre nous dépeint, avec une abondance de détails pittoresques et imprévus, cette vieille Mme de Salices « au visage en ruines peint de couleurs gaies », et qui ressemble « à un vieux chef indien qui ne va plus au combat, mais qui conserve sa peinture de guerre »… De tels efforts sont rares dans L’Ombre de l’amour.

La psychologie y est enfantine, et c’est peut-être pour satisfaire sa clientèle de lectrices bourgeoises en mal de grands sentiments, que Mme Tinayre confond avec tant d’insistance le sens pratique et la vulgarité.

Mme Tinayre, qui a d’ailleurs de bonnes lectures, croit sans mesure aux plus mauvais romanciers du xixe siècle. Ils lui font gaspiller de précieuses qualités et toute sa simplicité qu’ils parviennent à fausser. Son roman est plein de descriptions inutiles, de scènes d’intérieur qui n’avaient pas besoin d’être décrites, puisque tout le monde les connaît. Et quel intérêt peuvent présenter ces mœurs de la campagne, farcies de mots patois, et dont nous n’ignorons que le patois ?

Tout cela est facile, mais non pas aisé. Ce n’est pas en se débarrassant de sa gentillesse, en se forçant à être ennuyeuse que Mme Tinayre régénérera le roman. On dit, il est vrai, qu’elle a l’oreille du public, mais qu’elle prenne garde de trop tirer, il finirait par la lui laisser dans la main.

P.-S. — Je suis heureuse que mon opinion sur un roman, exprimée ici même, ait côtoyé celle d’une grande femme de lettres : Rachilde.

M. Christian Beck est si gentil pour moi, que, dans Les Visages de la vie, il va jusqu’à relever les fautes d’impression qui peuvent se rencontrer dans mes articles. Je l’en remercie. Colette Willy m’a écrit pour me dire qu’elle me trouvait rosse.

Une lettre de M. Jules Bertaut me montre qu’il n’est pas satisfait de la façon dont j’ai apprécié ses talents de critique. C’est sa faute et non la mienne.

M. Pierre de Bouchaud, enfin, s’étonne noblement de mes idées sur la liberté ; je tiens à le féliciter de son féminisme.

[1909-11-15 Les Marges] Contemporains pittoresques

Feu Alfred Jarry §

Les Marges, 6e année, nº 18, 15 novembre 1911, p. 161-170.
[OP2 1038-1044]

La première fois que je vis Alfred Jarry, c’était aux soirées de La Plume, les secondes, celles dont on disait qu’elles ne valaient pas les premières. Le café du Soleil-d’Or avait changé de nom : il s’appelait le café du Départ. Ce nom mélancolique hâta sans doute la fin des réunions et peut-être celle de La Plume. Cette invitation au voyage nous fit vite partir bien loin les uns des autres ! Tout de même, il y eut au sous-sol, place Saint-Michel, quelques belles soirées, et des amitiés en petit nombre s’y lièrent.

Alfred Jarry, le soir dont il s’agit, m’apparut comme la personnification d’un fleuve, un jeune fleuve sans barbe, en vêtements mouillés de noyé. Les petites moustaches tombantes, la redingote dont les pans se balançaient, la chemise molle et les chaussures de cycliste, tout cela avait quelque chose de mou, de spongieux ; le demi-dieu était encore humide, il paraissait que peu d’heures auparavant il était sorti trempé du lit où s’écoulait son onde.

En buvant du stout, nous sympathisâmes. Il récita des vers aux métalliques rimes en orde et en arde. Puis, après avoir entendu une chanson nouvelle de Cazals, nous nous en allâmes pendant un cake-walk effréné où se mêlaient René Puaux, Charles Doury, Robert Scheffer et deux femmes dont les cheveux se défaisaient.

Je passai presque toute la nuit, arpentant le boulevard Saint-Germain avec Alfred Jarry, et nous nous entretenions de blason, d’hérésies, de versification. Il me parla des mariniers parmi lesquels il vivait une grande partie de l’année, des marionnettes auxquelles il avait fait jouer Ubu pour la première fois. La voix d’Alfred Jarry était nette, grave, rapide et parfois emphatique. Il cessait tout à coup de parler pour sourire et brusquement redevenait sérieux. Son front remuait sans cesse, mais en largeur et non en hauteur comme cela se voit généralement. Vers 4 heures du matin, un homme s’approcha de nous pour demander le chemin de Plaisance. Jarry sortit prestement un revolver, intima au passant l’ordre de reculer de six pas et lui donna le renseignement. Nous nous séparâmes ensuite et il rentra à sa grande chasublerie de la rue Cassette où il m’invita à aller le voir.

 

« Monsieur Alfred Jarry ?

—  Au troisième et demi. »

Cette réponse de la concierge m’étonna. Je montai chez Alfred Jarry qui effectivement habitait au troisième et demi. Les étages de la maison ayant paru trop élevés de plafond au propriétaire, il les avait dédoublés. Cette maison, qui existe toujours, a de cette façon une quinzaine d’étages, mais comme, en définitive, elle n’est pas plus élevée que les autres maisons du quartier, elle n’est qu’une réduction de gratte-ciel.

Au demeurant, les réductions abondaient dans la demeure d’Alfred Jarry. Ce troisième et demi n’était qu’une réduction d’étage, où, debout le locataire se tenait à l’aise, tandis que, plus grand que lui, j’étais obligé de me courber. Le lit n’était qu’une réduction de lit, c’est-à-dire un grabat : les lits bas étant à la mode, me dit Jarry. La table à écrire n’était qu’une réduction de table, car Jarry écrivait couché à plat ventre sur le plancher. Le mobilier n’était qu’une réduction de mobilier qui ne se composait que du lit. Au mur, était suspendue une réduction de tableau. C’était un portrait de Jarry dont il avait brûlé la plus grande partie, ne laissant que la tête qui le montrait semblable au Balzac d’une certaine lithographie que je connais. La bibliothèque n’était qu’une réduction de bibliothèque, et c’est beaucoup dire. Elle se composait d’une édition populaire de Rabelais et de deux ou trois volumes de la Bibliothèque rose. Sur la cheminée se dressait un grand phalle de pierre, travail japonais, don de Félicien Rops à Jarry qui tenait le chibre plus grand que nature toujours recouvert d’une calotte de velours violet, depuis le jour où le monolithe exotique avait effrayé une dame de lettres tout essoufflée d’avoir monté au troisième et demi et dépaysée dans cette grande chasublerie démeublée.

« C’est un moulage ? avait demandé la dame.

—  Non, répondit Jarry, c’est une réduction. »

 

À son retour du Grand-Lemps où il avait été travailler avec Claude Terrasse, il vint me prendre dans un bar anglais de la rue d’Amsterdam où j’allais régulièrement. Nous y dinâmes, et comme Jarry avait « des ors », il voulut me payer Bostock. Aux dernières galeries, il effraya ses voisins en leur tenant des propos sur les lions, en leur dévoilant certains secrets épouvantables du domptage. L’odeur des fauves le grisait. Il prétendait avoir chassé la panthère dans un jardin de la rue de la Tour-des-Dames. À la vérité, c’était de jeunes panthères qui s’étaient échappées de leur cage restée ouverte par mégarde. Voilà les hôtes de Jarry bien embarrassés et prêts à tuer les pauvres petites panthères à coups de rifle par les fenêtres.

« N’en faites rien, dit Jarry, je me charge de tout. »

Il y avait dans la salle à manger où il se trouvait une armure à sa taille. Il se déguise en chevalier, et, tout bardé de fer, il descend au jardin en tenant un verre dans son gantelet. Les bêtes féroces bondissent et Jarry leur présente le verre vide. Domptées aussitôt, elles le suivent et rentrent dans leur cage qu’il referme.

« Car, disait Jarry, cette méthode est la meilleure pour réduire les fauves. De même que la plupart des hommes, les bêtes les plus cruelles ont horreur des verres vides, et, lorsqu’elles en voient, l’effroi les rend poltronnes ; on fait d’elles alors ce que l’on veut. »

Et comme en racontant ces histoires, il agitait son revolver, les spectateurs se reculaient, les femmes manifestaient leur terreur et quelques-unes voulurent s’en aller. Ensuite, Jarry ne me cacha pas la satisfaction qu’il avait éprouvée à épouvanter des philistins, et c’est revolver au poing qu’il monta sur l’impériale de l’omnibus qui devait le ramener à Saint-Germain-des-Prés. Là-haut, pour me dire adieu, il agitait encore son bull-dog.

 

Ce bull-dog passa quelque six mois dans l’atelier d’un de nos amis. Voici dans quelles circonstances.

Nous avions été invités à dîner rue de Rennes. À table, quelqu’un ayant voulu lui lire dans la main, Jarry prouva qu’il possédait toutes les lignes en double. Pour montrer sa force, il brisa à coups de poing des assiettes renversées, et finit par se blesser. L’apéritif, les vins l’avaient énervé. Les liqueurs achevèrent de l’exciter. Un sculpteur espagnol voulut le connaître et lui dit des amabilités. Mais Jarry intima à ce « bouffre » l’ordre de sortir du salon, de n’y plus reparaître, et il m’assura que ce garçon venait de lui faire les propositions les plus déshonnêtes. Au bout de quelques minutes, l’Espagnol qui avait fui revint et aussitôt Jarry tira sur lui un coup de revolver. La balle alla se perdre dans un rideau. Deux femmes enceintes qui se trouvaient auprès s’évanouirent. Les hommes n’étaient pas rassurés non plus, et à deux nous emmenâmes Jarry. Dans la rue, il me dit de la voix du père Ubu : « N’est-ce pas que c’était beau comme littérature ? Mais j’ai oublié de payer les consommations. »

En l’emmenant nous l’avions désarmé, et, six mois après, il vint à Montmartre nous réclamer le revolver que notre ami avait oublié de lui rendre.

 

Les espiègleries de Jarry firent le plus grand tort à sa gloire, et son talent, un des plus singuliers et des plus solides de son époque, ne lui rapportait pas assez pour vivre. Il vivait mal, se nourrissant à Paris de côtelettes de mouton crues et de cornichons. Il m’assura que, pour bonifier son estomac, il buvait souvent avant de se coucher un grand verre dans lequel il avait versé par moitiés du vinaigre et de l’absinthe, mélange bizarre qu’il liait en y ajoutant une goutte d’encre. Les dévouements féminins ont manqué au pauvre père Ubu.

Au Coudray, il vivait de sa pêche ; et certes, il est heureux qu’il ait souvent vécu hors Paris, au bord du fleuve. La ville l’eût tué plusieurs années plus tôt qu’elle n’a fait.

 

Alfred Jarry a été homme de lettres comme on l’est rarement. Ses moindres actions, ses gamineries, tout cela, c’était de la littérature. C’est qu’il était fondé en lettres et en cela seulement. Mais de quelle admirable façon ! Quelqu’un a dit un jour devant moi que Jarry avait été le dernier auteur burlesque. C’est une erreur ! À ce compte, la plupart des auteurs du xve siècle, et une grande partie de ceux du xvie, ne seraient que des burlesques. Ce mot ne peut désigner les produits les plus rares de la culture humaniste. On ne possède pas de terme qui puisse s’appliquer à cette allégresse particulière où le lyrisme devient satirique, où la satire, s’exerçant sur de la réalité, dépasse tellement son objet qu’elle le détruit, et monte si haut que la poésie ne l’atteint qu’avec peine, tandis que la trivialité ressortit ici au goût même, et, par un phénomène inconcevable, devient nécessaire. Ces débauches de l’intelligence où les sentiments n’ont pas de part, la Renaissance seule permit qu’on s’y livrât et Jarry, par un miracle, a été le dernier de ces débauchés sublimes.

 

Il avait des admirateurs, et, parmi ses lecteurs, on comptait des philologues et surtout des mathématiciens. Même, il était populaire à l’École polytechnique. Mais beaucoup le méconnaissaient dans le public et parmi les gens de lettres. Il souffrait extrêmement de ces mépris. Une fois, il me parla longuement d’une lettre dans laquelle M. Francis Jammes le sermonnait à propos du Surmâle qui venait de paraître. Le poète d’Orthez disait que les livres de Jarry sentaient le citadin auquel la vie hors Paris rendrait la santé morale, etc. C’était cela ou quelque chose d’approchant. « Que dirait-il, observait Jarry, s’il savait que je passe la majeure partie de l’année à la campagne, au bord d’un fleuve où je pêche quotidiennement ? »

Après être resté longtemps sans le rencontrer, je revis Jarry au moment où son existence paraissait devenir moins précaire. Il faisait paraître des livres, annonçait La Dragonne, parlait d’un petit héritage duquel faisait partie une tour, à Laval. Cette tour, qu’il devait faire restaurer pour y habiter, avait la vertu singulière de tourner sans cesse sur sa base. Le mouvement était très lent toutefois puisque la tour mettait cent ans à accomplir le tour complet. Je crois que cette histoire fabuleuse provenait d’une logomachie où se mêlaient les deux sens du mot tour et ses deux genres.

Quoi qu’il en soit, Jarry tomba malade, et de misère. Des amis le sauvèrent. Il revint à Paris avec de l’argent et ses notes de pharmacie. C’étaient des comptes de marchand de vin !

Je ne fus plus ensuite au courant de son existence. Mais je sais qu’en très peu de jours, Jarry but pour beaucoup d’argent et qu’il ne mangea guère. Je ne sus pas qu’on l’avait transporté à l’hôpital de la Charité. Il paraît qu’il fut lucide et espiègle jusqu’au bout. Georges Polti, ayant été le visiter, s’approcha de son lit et, comme il était très ému et qu’il a la vue fort basse, il n’apercevait pas Jarry, qui tout mourant qu’il était, cria d’une voix forte pour avoir le plaisir de surprendre son ami et de le faire tressaillir : « Eh bien ! Polti, comment cela va-t-il ? »

 

Jarry mourut le 1er novembre 1906, et le 3 nous étions une cinquantaine à suivre son convoi. Les visages n’étaient pas très tristes, et seuls Fagus, Thaddée Natanson et Octave Mirbeau avaient un tout petit peu l’air funèbre. Cependant, tout le monde sentait vivement la disparition du grand écrivain et du charmant garçon que fut Jarry. Mais il y a des morts qui se déplorent autrement que par les larmes. On ne voit pas bien des pleureuses à l’enterrement de Folengo, ni à celui de Rabelais, ni à celui de Swift. Il n’en fallait pas non plus à celui de Jarry. De tels morts n’ont jamais eu rien de commun avec la douleur. Leurs souffrances n’ont jamais été mêlées de tristesse. Il faut, pour de semblables funérailles, que chacun montre un heureux orgueil d’avoir connu un homme qui n’ait jamais éprouvé le besoin de se préoccuper des misères qui l’accablaient lui et autrui.

Non, personne ne pleurait derrière le corbillard du Père Ubu. Et comme c’était un dimanche, le lendemain des Morts, la foule de ceux qui avaient été au cimetière de Bagneux s’était vers le soir répandue dans les guinguettes des alentours. Elles regorgeaient de monde. On chantait, on buvait, on mangeait de la charcuterie : tableau truculent comme une description imaginée par celui que nous menions en terre.

[1909-11-15 Les Marges] Littérature féminine

Bibliographie. Renée d’Ulmès : Sibylle mère §

Les Marges, 6e année, nº 18, 15 novembre 1911, 3e de couverture.
[OP2 933]

C’est très français et très russe à la fois. Heureux effet de l’Alliance : ce roman est excellent. Les caractères y sont vraisemblables, on y trouve de la sensibilité, de l’amour et de la femme, plus que la femme : la mère.

[1910-01-15 Les Marges] Contemporains pittoresques

Ernest La Jeunesse §

Les Marges, 7e année, nº 19, 15 janvier 1910, p. 42-48.
[Non OP]

Dernièrement, au moment de quitter le boulevard des Italiens pour prendre la rue de Grammont, mon attention fut attirée par un morceau de papier blanc qui feuillolait devant moi.

Instinctivement, je saisis au vol ce que je prenais pour un prospectus. Mais au même instant, ayant levé les yeux, j’aperçus, au troisième étage de la maison près de laquelle je me trouvais, un personnage masqué qui se retira vivement en me criant : « Gardez bien ce papier, monsieur, je descends à l’instant pour le reprendre. »

J’attendis cinq ou six minutes, et ne voyant personne venir, j’entrai dans la maison et voulus remettre le morceau de papier au concierge, pour qu’il le transmît au locataire du troisième, mais le concierge me répondit : « Vous vous trompez sans doute ; le troisième n’est pas habité. C’est un appartement de 12 000, et il est à louer. »

Sans manifester aucun étonnement, je fis semblant de relire une adresse sur le pli que j’avais apporté et alléguant une erreur de numéro, j’allais sortir de la loge en m’excusant, quand, au moment d’ouvrir la porte vitrée, je vis passer devant moi en courant mon masque qui se démasquait. C’était un homme complètement rasé et blond, à ce qui me parut. Les petits événements qui venaient de se produire étaient d’une apparence si mystérieuse que je n’avais plus du tout envie de rendre le papier perdu. J’étais intrigué et inquiet à la fois. Je me retournai vers le concierge et lui demandai quelques renseignements sur l’appartement en question, disant que justement je cherchais à me loger et qu’il se pourrait bien, après tout, que je m’installasse sur le Boulevard. Quelques instants plus tard, je visitais en compagnie du concierge les chambres vides du troisième étage, où je ne vis rien qui parût se rapporter à l’étrange affaire à laquelle je m’intéressais. Je partis vite, ayant hâte de regarder de près ce morceau de papier qui, j’en étais sûr, devait contenir un grave secret.

Dans la rue, je ne vis pas l’homme. Comme j’y comptais, ne me voyant plus, et s’étant rendu compte du haut de son troisième que je me dirigeais par la rue Grammont, il devait l’avoir prise et présentement pensait courir après moi et finir par me rattraper.

Je rebroussai chemin, m’engageai dans la rue de Richelieu et gagnai le Palais-Royal où, dans une brasserie tranquille, je m’efforçai de déchiffrer le contenu de l’inquiétant papier. J’y vis, tracés d’une main inexperte, les signes suivants : A. B. C. D. E. F. G. H. I. J. K. L. M. N. O. P. Q. S. T. U. V. W. X. Y. Z. Auprès de ces lettres majuscules, un dessin grossier figurait un homme, ayant au front deux jets de flamme à côté duquel le chiffre i était placé juste au-dessus du chiffre 5. J’étais en présence d’un rébus, mais je m’aperçus vite qu’il ne s’agissait nullement d’un de ces rébus insignifiants, que l’on trouve encore dans certains journaux, et que déchiffrent le soir au café les œdipes provinciaux. Le rébus, que j’avais devant les yeux, dénotait un art ancien. Celui qui l’avait composé était au courant de la symbolique populaire qui a donné naissance à ces rébus de Picardie, où les pamphlétaires du Moyen-Âge figuraient par peintures ce qu’ils n’auraient pas osé écrire ouvertement et que le peuple, ne sachant pas lire, ne pouvait connaître que par l’image. N’ayant plus, grâce à l’instruction obligatoire, les mêmes raisons pour écarter les lettres et les chiffres, le rédacteur de mon rébus s’en était servi, mêlant à l’art picard les procédés des lettres de la Renaissance où se marque déjà une décadence du rébus. Je connus ainsi qu’il ne s’agissait point, pour déchiffrer un tel rébus, de rechercher un rapport exact de prononciation entre les signes que je voyais et ce qu’ils exprimaient. Bref, je remarquai que toutes les lettres de l’alphabet avaient été inscrites sur le papier, sauf l’R, que l’homme ayant au front deux cornes de feu représentait Moïse et que l’1 sur 5 indiquait suffisamment, à cause de sa position à droite du législateur hébraïque, qu’il était question du premier livre du Pentateuque, et le rébus se lisait évidemment de cette façon : R n’est là, genèse, ce qui signifiait sans aucun doute : Ernest La Jeunesse.

***

Ainsi cette bizarre aventure aboutissait au nom de l’auteur des Nuits et Ennuis de nos plus notoires contemporains, de l’Imitation de notre maître Napoléon, de Cinq ans chez les sauvages, et de bien d’autres ouvrages excellents, pleins d’une ironie subtile et d’une connaissance profonde de l’humanité. Je résolus d’aller trouver chez lui M. Ernest La Jeunesse, et bien que nous ne nous fussions point encore rencontrés, il m’accueillit avec sympathie dès le lendemain matin dans l’hôtel où il habite, hôtel sis au bout d’un lointain boulevard, près de la Bastille. Me voici chez ce nouvel auteur des Nuits, chez ce Musset qui n’est pas seulement aimé de la jeunesse comme l’autre, mais qui est La Jeunesse même.

Je le remarque à peine et le salue machinalement. Sa chambre retient toute mon attention. Le sol est encombré de livres à belles reliures, d’émaux, d’ouvrages en ivoire, en cristal de roche, en nacre, de boussoles, de faïences de Rhodes et de Damas, de bronzes chinois A gauche de la porte, sur une table de bois blanc, se trouve une profusion de camées et d’intailles, de gemmes grecques archaïques, de scarabées étrusques, d’anneaux, de cachets, de statuettes africaines, de jouets, de netsukés, de toys de Chelsea, de coupes, de calices. Devant la table, contre le mur de gauche, jusqu’au bout de la chambre, se dresse une immense montagne de livres, d’armes de toutes sortes, anciennes et modernes, d’objets d’équipement militaire, de cannes, de tableaux, etc. À droite de la porte, la table de nuit ouverte laisse voir un vase plein jusqu’au bord de vieilles montres ; puis un petit lit de fer s’allonge, au-dessus duquel, jusqu’au plafond, les murs sont couverts par un nombre considérable de miniatures représentant des militaires. Au pied du lit, des armes encore sont entassées avec des étoffes rares, des casques et des portraits de cires dans leurs boîtes de verre.

Devant la fenêtre, sur une table ronde, une collection de bonbons anciens, de figurines de -sucre colorié, de maisonnettes bâties par le confiseur, de brebiettes en fondant entourant un grand agneau pascal italien, semble préparée depuis plus d’un siècle pour une troupe turbulente d’enfants qui ne sont point venus, qui ont grandi, ont vieilli et sont morts sans avoir touché à ces bonbons surannés et charmants, objets précieux d’une gourmandise qui n’est plus, dont on n’a pas écrit l’histoire, et qui n’a même pas son musée.

* * *

Je regardai M. Ernest La Jeunesse, qui était prêt à sortir, chapeau de castor sur la tête, un beau jonc à la main, et qui attendait que je fusse revenu de l’étonnement, où m’avait mis sa chambrette.

M. La Jeunesse est solidement bâti. Je laisserai à d’autres le soin de le décrire lui, ses bijoux et ses camées, mais je veux mentionner sa voix dont le timbre est fort élevé. J’acquis vite la conviction que cette façon de s’exprimer, au moyen d’une voix aiguë de soprano, n’était due ni au hasard de la naissance, ni à un accident. Il s’agit d’une pratique d’hygiène que M. La Jeunesse observe avec grand soin. Parler avec une voix de tète purifie l’âme, donne des idées claires, de la volonté même et de la décision.

Je montrai le rébus, et M. la Jeunesse parut d’abord stupéfait. Cependant il se remit vite, et me déclara que c’était un de ses griffonnages de café, mais recopié par un ignorant. Ensuite, il me parla d’autre chose, mais je ne l’écoutais plus, troublé que j’étais par ce que je venais d’apprendre. Je ne veux pas donner ici toutes les raisons qui me persuadèrent que j’étais devant le chef d’une vaste association secrète, d’une association militaire, internationale, qui n’a pas encore été signalée. Son but ?.. je l’ignore. Comment M. La Jeunesse en est-il devenu le chef ? impossible pour le moment d’en donner une explication valable, mais cela viendra, j’en suis certain.

***

Il était l’heure pour M. Ernest La Jeunesse de sortir. Il m’invita à l’accompagner, et, dès le premier café où nous nous arrêtâmes, ses propos confirmèrent mes soupçons, touchant la ligue qu’il commande. Quelqu’un s’approcha de lui et lui demanda les noms des officiers de tel régiment de cavalerie. Et aussitôt M. La Jeunesse les lui récita, puis voyant mon étonnement, il m’apprit qu’il savait par cœur tout l’Annuaire militaire. Ensuite, il me rappela que peu d’années auparavant, il avait collé, sur des questions de tactique, le ministre de la guerre lui-même dans une discussion publique. Alors M. La Jeunesse dessina le portrait de ce ministre et puis le sien propre, et puis celui de Napoléon, et me les donna.

Il cria :

— Apportez-moi mon sabre d’enfant.

On le lui apporta, et, tour à tour, il se fit remettre pour me les montrer toutes les pièces d’un arsenal qui lui appartient et se trouve dans le café où nous étions. À ce moment, un monsieur, qui me parut un personnage de qualité, et qui avait un accent, dont je ne sais pas à quelle nation il faudrait le rapporter, vint demander à mon compagnon quelques détails, touchant la généalogie d’une famille régnante. M. La Jeunesse les donna sans se faire prier ; après quoi, il me dit qu’il savait par cœur le Gotha tout entier...

***

Là-dessus, nous nous quittâmes, et M. La Jeunesse alla s’informer d’une pièce qu’il a déposée dans je ne sais plus quel théâtre, sous le règne de Louis -Philippe ou même sous celui de Charles X.

Guillaume Apollinaire.

[1910-01-15 Les Marges] [Note] §

Les Marges, 7e année, nº 19, 15 janvier 1910, p 78-79.
[OP2 1665]

Une fâcheuse nouvelle à apprendre aux lecteurs des Marges : Mlle Louise Lalanne vient d’être enlevée par un officier de cavalerie. Cela nous a surpris de la part d’une personne dont les mœurs avaient toujours été irréprochables. Inutile de dire qu’aux Marges, nous ne badinons pas sur le chapitre de la vertu. Nous partageons à cet égard les idées si raisonnables des gens du monde d’aujourd’hui : dans le privé tout ce que vous voudrez, ne vous gênez pas, mais de la discrétion et pas de scandale. Nous ne savons pas où Mlle Louise Lalanne est passée, nous craignons fort que cet écart si regrettable interrompe une carrière littéraire très brillamment ouverte.

Les chroniques sur la littérature féminine, publiées ici par Louise Lalanne, avaient intéressé les milieux littéraires. Personne, après chaque numéro des Marges, qui ne nous parlât de son dernier article. On le discutait, certains l’approuvaient, d’autres le critiquaient, aucun à qui il demeurât indifférent. Un poète nous disait : le premier article m’a eu l’air d’une plaisanterie, mais maintenant je vois bien que ce n’en est pas une, et je suis sûr que Louise Lalanne existe. Un autre, au contraire, l’avait lue d’abord avec conviction, puis avait senti peu à peu s’ébranler sa confiance. C’était pour M. Christian Beck « une jeune provinciale assez exquise et vraiment française » (Les Visages de la Vie) ; pour M. Barrucand, au contraire, Louise Lalanne avait « un visage de sous-maîtresse sévère » (l’Akbar).

Louise Lalanne a publié dans les Marges des vers que Charles-Henry Hirsch a bien voulu déclarer fort jolis. Le Beffroi et les Visages de la Vie ont donné aussi quelques poèmes d’elle, et Poesia en annonce pour un prochain numéro. Cette poétesse était assez nerveuse, et ses répliques à ses contradicteurs n’étaient point toujours charitables. Notre ami André Ruyters, qui avait plaisanté ses vers, s’est vu rabroué avec un agacement joliment féminin.

* * *

Maintenant qu’elle nous a quittés, nous pouvons bien dire, ma foi ! qui elle était et raconter son histoire. Louise Lalanne, ce n’était pas son véritable nom et, en réalité, elle était du sexe masculin. Une célèbre dame de lettres, à laquelle nous avions demandé de parler ici des livres de femmes, nous donna l’idée de le faire nous-même, en nous affirmant qu’une femme ne se risquerait jamais dans cette entreprise périlleuse. Nous connaissions le souple et intelligent talent de Guillaume Apollinaire. Nous lui demandâmes s’il consentirait à se déguiser en femme pendant quelque temps. L’idée l’amusa et il accepta. Mais les meilleures plaisanteries sont les plus courtes. Et puis, une critique, même fantaisiste, de la littérature féminine, vraiment cela ne peut avoir qu’un temps… Aujourd’hui, Guillaume Apollinaire enlève sa perruque, son corsage et son jupon.

[1910-03-15 Les Marges] Contemporains pittoresques

Rémy de Gourmont §

Les Marges, 7e année, nº 20, 15 mars 1910, p. 102-105.
[OP2 1044-1049]

En 1899, arrivé de Provence en avril, j’allais presque tous les jours, après 5 heures du soir, fouiller le long des quais dans les boîtes des bouquinistes. Je ne connaissais pour ainsi dire personne à Paris et chaque passant m’intriguait, car je me demandais s’il n’était pas un de ces hommes dont la renommée enseigne le nom à leurs semblables.

Chaque jour, je me figurais rencontrer tel ou tel poète que j’aimais, tel prosateur que j’admirais, tel doctrinaire que je détestais et cette folie de vouloir nommer des inconnus me fit commettre de plaisantes méprises. Un petit vieillard, que je croisais souvent sur le pont des Arts, devint pour moi Maurice Barrès qui à la gloire d’avoir mérité le surnom d’écrivain patriote, ajoute celle d’être encore à la fin de 1916, le prince de la jeunesse. Je crus reconnaître le philosophe Tarde dans un homme aux cheveux longs qui marchait lentement en faisant craquer les cailloux d’une allée du parc Monceau. Une nuit, on griffonnait sous un bec de gaz et c’était, à mon sens, Moréas ou Henri de Régnier.

Le long des quais, à chaque crépuscule, quelqu’un me dépassait, car bien qu’il commençât, plus tard que moi, sa revue des boites, il s’attardait moins longtemps devant chacune d’elles.

C’était un homme robuste dans la force de l’âge. Il portait manteau noir chapeau haut de forme et foulard blanc négligemment noué autour du cou. Il marchait vite, des papiers sous le bras, stationnant un instant devant un livre et après l’avoir rapidement feuilleté, le remettait soigneusement à sa place.

(Quelquefois, je le vis appeler le bouquiniste et payer le livre… De temps en temps, l’inconnu s’arrêtait et, tourné vers la rue il regardait en souriant l’animation d’un pont. Une fois, un saltimbanque qui faisait des tours près de l’Institut, retint une minute son attention. Une autre fois, il regarda complaisamment deux chiens qui se querellaient.

Les premiers temps que je le vis, je ne nommais pas l’inconnu, mais je l’appelais : le Fabuliste, le comparant à La Fontaine duquel je me figurais qu’il avait les allures.

Un soir où, avant la tombée de la nuit, tel qu’un Alceste paré de ses rubans et prêt à s’assombrir, le ciel, un peu nuageux, avait par places des bandes vertes, je vis le fabuliste inconnu, le promeneur philosophique, l’amateur de livres et de spectacles dans la rue, regardant vers ce ciel délicat.

La première étoile apparut distincte, mais brillant à peine, l’inconnu fit un geste, puis s’en alla, marchant très vite. Son geste ?… Je crois bien qu’il avait envoyé un baiser à l’étoile.

Aussitôt, je nommai l’inconnu. Il devint pour moi : Remy de Gourmont.

C’était lui-même qu’intéressaient toutes les choses : les bêtes et les astres, les livres et les rues, l’humanité et l’amour qui émeut toute la nature, l’eus depuis l’occasion de le visiter et de le reconnaître…

Il écrivit un jour : « Comme nous sommes ignorants de nos véritables gloires ! » En Angleterre, où je passais quelque temps en 1904, on me demandait : « Connaissez-vous Remy de Gourmont ?… Comment est-il ? Que dit-il ? » Et je répondais : « Remy de Gourmont est vêtu d’un frac couleur carmélite… Quand il est chez lui… Il vit parmi les livres, les gravures de toutes les époques… Il parle à peine. »

Ailleurs, plus tard on me demanda : « Parlez-nous de Remy de Gourmont… Nous le connaissons… C’est un Bayle un peu moins savant mais plus lyrique que celui du Dictionnaire. »

Et je répondis : « Plus libre encore : il n’est pas de la Religion… »

Lors d’un dîner, à Paris même, en 1910, 1911 ou 1912, il y avait des professeurs de faculté, des critiques, des journalistes. Quelqu’un parla de Remy de Gourmont :

« Gourmont ? dit quelqu’un. Un imprimeur… Ses caractères grecs sont fameux…

— Gourmont ? dit un autre. Un peintre… Il y a de lui au Louvre une Nativité… »

Nous connaîtrons toujours bien mal nos vraies gloires…

 

Je visitai la première fois Remy de Gourmont en 1903. J’allais lui demander de la copie pour Le Festin d’Ésope queje venais de fonder. Sans m’en refuser, il ne m’en donna point mais j’eus l’occasion de voir sa demeure, capharnaüm singulier de livres, de cartes postales, de vues d’optique. On était introduit auprès de « l’Ogre » par Mme de C*** qui mourut peu de temps après lui. Il était vêtu de sa robe monacale. Et la description que je fis plus tard de ce vêtement à un de mes amis de Londres lui donna grande envie de posséder un portrait de Gourmont dans ce costume. Je pus satisfaire le désir de mon ami en lui envoyant le portrait reproduit par un hebdomadaire franco-anglais qui parut quelque temps à Paris et dont Gourmont était un des plus importants collaborateurs.

Plus tard il monta d’un étage et je le visitai souvent, chaque fois que j’avais pu échapper à Mme de C*** qui guettait les visiteurs derrière une fenêtre de sa cuisine qui donnait sur l’escalier et les happait au passage pour leur raconter les histoires les plus singulières du monde que je rapporterai un jour. Je rencontrais aussi Remy de Gourmont au Mercure de France ou au café de Flore et son visage qui passait selon les jours, du rose au lilas foncé me faisait penser à ces baromètres fantaisistes où la robe d’une danseuse passe ainsi du rose au lilas.

Remy de Gourmont se trouvait justement au Mercure de France le jour où j’apportai ce beau dessin de Picasso, mon portrait qui figure en tête de mon recueil de poèmes Alcools (sauf cinquante exemplaires qui n’ont pas de frontispice). Remy de Gourmont regarda le dessin et bégayant ou presque comme ce silencieux avait coutume de s’exprimer, il me manifesta le désir de causer avec l’artiste. Je lui amenai Picasso quelques jours plus tard et Gourmont nous montra des livres, des gravures, parla de Cézanne. Il nous donna à chacun un bois de je ne sais plus quel ami de Gauguin et fit emporter à Picasso quelques papiers de garde anciens et dont il avait les doubles. Bref il se montra non seulement généreux mais aussi loquace qu’il pouvait l’être.

Je retournai le voir à quelques jours de là. Il me dit qu’il ne souhaitait rien tant qu’un portrait cubiste de sa personne. J’en parlai à Picasso mais il avait autre chose à taire et comme il ne connaissait pour ainsi dire pas Remy de Gourmont ce portrait lui aurait donné trop de travail.

Je pensais qu’il serait bon toutefois de fixer par le dessin quelques attitudes de Remy de Gourmont et je m’en ouvris à mon ami Raoul Dufy qui m’avoua que depuis longtemps il souhaitait prendre des croquis de l’écrivain normand son compatriote.

La première fois que nous y fûmes, Mme de C*** nous arrêta au passage et ayant appris notre dessein nous dit que pour elle « l’Ogre » ressemblait à un corsaire malouin, il y avait même, à ce propos, un secret qu’elle ne voulut pas dévoiler. Elle nous retint si longtemps que le lendemain nous montâmes chez Remy de Gourmont à quatre pattes et sans faire de bruit afin qu’elle ne s’aperçût pas de notre venue. Nous lui fîmes ainsi deux visites pendant lesquelles Dufy ne cessa pas de crayonner.

Et ces croquis sont ce que l’on possède de plus vivant sur cet illustre mort qui se plut à dissocier un si grand nombre d’idées qu’il ne faut point s’étonner si au gré de ces dangereuses dissociations les siennes ont parfois varié.

Ce n’est pas encore le temps semble-t-il de dire la place qu’on lui assignera dans les lettres françaises comme polygraphe, journaliste, vulgarisateur scientifique et philosophe, essayiste, romancier ou poète. Mais dès à présent on peut dire de lui qu’il fut un des meilleurs écrivains de son temps.

Au sein du symbolisme dont il demeura une des figures les plus curieuses et les plus audacieusement indépendantes, les tendances de Remy de Gourmont évoluèrent d’un catholicisme poétiquement satanique au plus complet déterminisme.

Un reste de cette magie littéraire qui fut une des conséquences les plus singulières du satanisme baudelairien m’apparut encore et de la façon la plus inattendue la première fois que je tentai d’amener Dufy à l’auteur du Latin mystique.

Il y avait belle lurette que Remy de Gourmont avait renoncé aussi bien au mysticisme qu’à Satan, à ses pompes et à ses œuvres pour embrasser la cause d’un scepticisme qui n’allait pas sans anxiété. Quelques jours auparavant je l’avais entendu au Mercure de France déclarer que non seulement il était impossible de croire en une religion quelle qu’elle fût mais qu’encore il était certain que la conscience ne pouvait subsister après la mort.

Ce jour-là Mme de C*** nous cueillit au passage Dufy et moi et après nous avoir dit ce que j’ai rapporté plus haut touchant la figure de « l’Ogre » elle se répandit en plaintes qui ainsi qu’à l’ordinaire prirent une tournure magicienne, témoignant de la grande importance qu’avaient eue autrefois dans la maison les sciences occultes.

« Il a voulu monter à l’autre étage, nous dit-elle, et se séparer de moi. Je lui ai retiré mon pouvoir. Qu’il se contente de celui de l’Amazone. Vous la connaissez ? »

Nous le déniâmes Dufy et moi car nous n’étions pas au courant. « Je lui ai retiré mon pouvoir, continua-t-elle, c’est tant pis pour lui. Il ne fera plus rien de bon, plus rien, vous verrez. Et il le sait cet ogre, il le sait. L’autre jour, il a tenté de me remettre sous sa puissance. Dans son cabinet de travail, là-haut, il faisait des passes magiques pour m’attirer. Il réussit presque, je me sentais entraînée irrésistiblement, lorsque soudain en passant devant le buffet de ma salle à manger j’eus l’idée de me jeter par terre. J’étais ainsi plus difficile à mouvoir. Avec le courage que donne le danger aux désespérés j’ouvris le tiroir du buffet et en tirai un couteau avec lequel je coupai le charme… Mais je l’avais échappé belle. De rage, il a dû grincer des dents, là-haut, le vieux corsaire. »

Nous la laissâmes tandis que reprenant les bas qu’en bonne ménagère elle ravaudait soigneusement elle se flattait d’avoir définitivement échappé à l’Ogre.

Après que Dufy eut pris ses croquis, je n’eus plus l’occasion de revoir souvent Remy de Gourmont. Je le rencontrai une fois au café de Flore, où j’allai le trouver en compagnie de son ami Ardengo Soffici. Nous le trouvâmes très changé. Je regrettai que Dufy ne fût pas là pour croquer l’écrivain des Épiloguesen chapeau haut de forme. En nous [en] allant Soffici me dit qu’il avait l’impression de la mort prochaine de notre grand ami. C’était peu de temps avant la guerre. On a dit qu’elle l’avait bouleversé et qu’il en était mort. Il m’écrivit deux ou trois fois durant la guerre et lorsque je lui envoyai mon petit recueil polygraphie à vingt-cinq exemplaires devant l’ennemi : Case d’Armons,il en écrivit dans La France unpetit « papier » qui est un témoignage touchant de ce bouleversement que la guerre avait porté dans cet esprit plein d’une curiosité anxieuse mais ferme et lucide. Et les dessins de Dufy rendent merveilleusement l’expression à la fois sereine et désolée que ce mélange d’assurance et d’angoisse mettait sur son visage disgracié par la nature et cependant plein d’une étrange beauté.

[1911-03-15 Les Marges] Contemporains pittoresques

Jean Moréas §

Les Marges, 8e année, nº 26, 15 mars 1911, p. 101-111.
[OP2 1049-1056]

Un soir que, se trouvant derrière Moréas, il le regardait marcher, Oscar Wilde s’écria : « Il rame !… »

Il s’en allait pensif, imprimant à ses bras légèrement pliés le mouvement du nocher qui écarte les flots pour faire avancer la barque. C’est ainsi que, sur le sol magique de la Colchide, les Argonautes ont cherché la Toison.

 

Moréas eut, pour aïeul maternel, le glorieux navarque Tombazi dont les prouesses et les stratagèmes rendirent le nom illustre, lorsqu’en 1821 les Grecs s’insurgèrent pour secouer le joug ottoman.

L’invincible marin eut l’idée de ces brûlots qui détruisirent tant de vaisseaux turcs et suscitèrent l’héroïsme de Canaris.

À plusieurs reprises, Moréas me parla de son grand-père : « J’ai des notes touchant ses hauts faits », me dit-il une fois, « mais elles sont au fond d’une malle avec un tas d’autres paperasses. Lorsque j’aurai le temps, j’examinerai cela et j’écrirai quelque chose. »

Quelquefois, je lui rappelais la malle : « Je n’ai pas eu le temps, répondait-il, mais il faudra que je m’en occupe. »

Et il me parlait des marins hydriotes et de l’île blanche, Hydra, habitée par des Albanais qui n’ont jamais permis aux Turcs de débarquer. Moréas la contempla un jour. Il était sur le pont du navire qui le ramenait de Grèce. Il la regarda tant qu’elle fut visible, entièrement de marbre, le sol et les maisons, et les vers des Orientaleslui vinrent à la mémoire :

Adieu, fière patrie, Hydra, Sparte nouvelle !
Ta jeune liberté par des chants se révèle ;
Des mâts voilent tes murs, ville de matelots !
Adieu ! j’aime ton île ou notre espoir se fonde,
Tes gazons caressés par l’onde,
Tes rocs battus d’éclairs et rongés par les flots.

Grec d’Athènes et (c’est aujourd’hui le plus pur du sang hellène) de souche albanaise par sa mère, Moréas l’était aussi par son père. Il se plaisait à faire connaître que le long patronyme que dissimulait un pseudonyme plus agréable aux oreilles françaises n’est qu’une forme hellénisée du nom albanais, Diamantis.

 

Un matin que, sauf moi, tous ses compagnons de nuit l’avaient quitté, nous nous trouvions dans ce quartier des Halles, dont Moréas aimait les rumeurs à l’aube.

Les légumes entassés, selon une ordonnance qui le ravissait sans qu’il en parlât, laissaient éclater dans la lumière matinale la vivacité de leurs couleurs. Ailleurs, les fruits rangés dans des corbeilles semblaient des pierres précieuses. C’étaient encore des écroulements d’oranges qui vous transportaient tout à coup dans un port de la Méditerranée. Machinalement, nos yeux, se détournant, cherchaient la mer avec ses felouques, ses tartanes, ses lougres, ses brigantines et les deux mâts des polacres.

Quelques instants après, dans une guinguette, nous buvions du vin blanc, en dégustant des oursins que Moréas venait d’acheter.

Il humait avec appétit l’iode des fruits marins et me disait : « La saveur des oursins donne parfaitement l’idée de la mer où ils se sont développés. N’est-ce pas ainsi qu’un Racine contient l’excellent de ces lettres grecques dont son esprit était nourri ? On peut être un grand poète à moins. Il y a Dante, il y a Villon, il y a Shakespeare. Mais je ne doute point que, familiers avec la perfection grecque, ces grands esprits ne se fussent plus approchés encore de la beauté que leurs œuvres le démontrent. Goethe ne s’y est point trompé… Aujourd’hui, on veut à toute force être moderne, comme si cela signifiait quelque chose. Je me souviens d’avoir vu dans un journal illustré d’Allemagne, quand j’étais à Munich, une caricature du fameux dessinateur Wilhelm Busch. Il avait représenté un ivrogne qui se débattait entre deux sergents de ville. Et la légende faisait savoir qu’il criait : “Je suis un homme moderne, je veux absolument que tout le monde sache que je suis un homme moderne.” C’était très bien, et je n’ai jamais oublié cette fine satire d’un fâcheux état d’esprit. Les plus sots veulent être des hommes modernes, quoi qu’ils fassent. C’est un masque qu’ils mettent à leurs sottises. Comme si l’on pouvait être autre chose qu’un homme moderne… »

Il me dit tout cela, mais en termes plus justes et plus pénétrants.

Ed altro disse, ma non l’ho a mente.

Un vers de Dante, venu sous ma plume, me rappelle le jugement que Moréas porta un jour sur l’amant mystique de Béatrice :

« C’est le plus grand poète du Moyen Âge, disait-il. Mais voilà, le Moyen Âge ne pouvait aimer la vraie beauté. Il la désirait sans la connaître. Dommage que Dante ait ignoré les poètes grecs. Moi aussi, j’ai aimé les cathédrales. Mais je sais maintenant que le Parthénon en ruines est plus beau encore que les cathédrales les plus achevées, et leurs ruines seraient informes. C’est que, dans la perfection, il n’y a pas de morceaux, et chaque partie contient la perfection de l’ensemble. On dit que Dante eut un moment l’intention d’écrire son poème en français… En tout cas, il eut le mérite de créer l’italien, qui serait la plus belle langue moderne si le français n’existait pas. Les autres langues sont ridicules. Depuis l’Antiquité, il n’y a qu’une langue, le français, qui ait été travaillée par de véritables écrivains, et qui soit devenue un monument comparable au grec ancien. Les Italiens ont eu aussi d’excellents écrivains, mais pas assez longtemps, et leur langage s’en ressent. Dante vit juste lorsqu’il constata qu’il manquait à l’Italie une cour, mais il se trompa, croyant que “la douce lumière de la raison” (ce sont les termes qu’il employait) y remédierait et qu’une élite dispersée pourrait suppléer au défaut de cour. Il paraît qu’il fut aussi sur le point de cultiver le provençal, et ce langage était plus susceptible de perfection que l’italien. D’excellents poètes s’y étaient exercés avec raffinement. Leur influence fut favorable au français lui-même. Je me suis amusé à traduire de petits poèmes provençaux, choisis entre les meilleurs, et les bons ne manquent point. En italien, j’aime beaucoup Pétrarque.

« C’est un grand poète que l’on connaît mal en France. Pour Boccace, il manque une traduction ; celle d’Antoine Le Maçon a des qualités. Mais, à tout prendre, elle est insuffisante. Si j’étais plus jeune, je traduirais Boccace qui est le meilleur conteur du monde, et en tout cas un esprit charmant et plein d’une force admirable… »

S’il n’a point traduit Le Décaméron,Moréas en a imité quelques contes. Et j’ai été tout surpris en constatant que l’on n’avait généralement pas compris tout ce qu’il y a d’art dans ces libres imitations.

La conversation de Moréas était un enseignement plein d’enjouement et sans nul pédantisme. On sait quelle profonde connaissance il avait de la littérature française. Son sens du français, et non seulement du moderne, n’était pas moins véritable. À ce propos, il aimait à rappeler que lorsqu’il avait publié son Jean de Paris,M. Gaston Paris lui avait écrit pour le remercier d’avoir corrigé une faute qui avait échappé jusque-là aux philologues : « Je ne l’avais pas fait exprès, ajoutait Moréas, car je ne me servais guère de leurs travaux. »

 

D’autres, qui ont connu Moréas mieux qu’il ne m’a été possible et plus longtemps, car je ne l’ai rencontré que sept années avant sa mort, ont eu sans doute l’idée de recueillir quelques propos de cet homme charmant, au goût si sûr…

Je revois Moréas, le soir d’un banquet que l’on improvisa pour fêter sa promotion au grade de la Légion d’honneur. Il paraît ému et heureux. Deux jolies femmes sont à ses côtés, et, pendant les discours, il tient une rose rouge à la main et la respire de temps en temps…

Je le revois dans une voiture, où j’étais près de lui, avec un jeune savant qui n’est pas insensible aux arts, mais qui se croit insensible à la vie. Il assure non sans tristesse : « Je ne me souviens pas d’avoir jamais pleuré… »

Et Moréas l’interrompt :

« Ne dites pas cela… »

 

Je revois Moréas, dans son dernier jour de fête, à un déjeuner qu’on lui offrit lorsqu’il obtint ce titre de Français sans lequel il ne voulait pas mourir. Il salue la France, et la compare à la Grèce en une phrase, et trouvant les paroles qui seules nous convenaient…

 

Moréas ne se comparait à personne. Toutefois, il ne parut pas mécontent lorsque quelqu’un le compara à Horace : « Ce n’est pas mal ! », dit-il, et changeant brusquement de sujet : « On m’a loué surtout comme poète, et cependant je crois que ma prose vaut encore mieux que mes vers. »

Et je pense que, comme poète tragique, il eût été incomparable.

 

La dernière fois que je me promenai seul avec lui, c’était pendant son suprême été. Vers 8 heures du soir, nous quittâmes les boulevards. Il devait porter son feuilleton à La Gazette de France. Dans la rue Vivienne, il s’arrêta à la devanture d’une fleuriste : « Il y a plus de quinze ans que j’achète des fleurs dans cette boutique, dit-il. Généralement elles y sont fraîches et odorantes. Entrons, je veux vous donner une rose. »

Il examina les roses une à une. La vendeuse les lui vantait et, sans qu’elle comprît, Moréas lui répondait :

« Je connais les roses et je les aime. La plus belle des fleurs, c’est la rose ; mais il faut qu’elle soit parfaite. Les autres fleurs supportent de n’être belles qu’à demi. Leur grâce n’est jamais si haute qu’on doive la suspecter. Mais il faut que la rose ait tout sa beauté. Cette fleur est faite pour la perfection… Celles-ci ne me conviennent point, donnez-nous des œillets. »

Et dans la rue, il me disait : « Ces œillets ne sont pas mal, et l’œillet aussi a son prix. Mais la rose est plus belle. C’est dans les très belles choses que la perfection est importante. Elle y est nécessaire, tandis que dans les autres choses on peut se contenter d’une beauté moins élevée, qui n’a rien à voir avec la perfection. »

Nous dînâmes dans un restaurant italien, où les anchois de Castellamare étaient excellents. Et bien que cela lui fût interdit, il but un peu de vin et voulut fumer un cigare.

J’ai gardé l’œillet blanc que Moréas m’avait donné. Desséché, il est devenu d’un jaune pâle ; sa tige garde encore une teinte d’un vert très tendre et très triste. Hélas ! ô belle fleur, tu n’aurais jamais pu rivaliser avec la rose sublime !

 

Lorsque Moréas fut au terme de sa vie, j’allai le voir dans cette chambre bleue, à deux fenêtres, où il est mort. Le jardin, qui s’étend devant la maison de santé, s’apprêtait à renaître. Les feuillards verdoyaient et la brise remuait doucement le bois de Vincennes. Moréas était heureux qu’on vînt le visiter. Il se plaignait de souffrir, mais sa bonne humeur l’emportant, il parlait avec enjouement, quoique avec peine. Après quelques instants, il fit venir les infirmiers qui le soulevèrent pour tendre un drap dont les plis le gênaient. Quand ils furent partis : « Ils sont très gentils, dit-il, et ils font pour moi tout ce qu’ils peuvent. Cependant, je ne suis pas bien placé. C’est leur métier, mais comment exiger qu’ils sachent tendre un drap ni trop, ni trop peu ? Dans tout, la perfection, ce n’est rien, mais c’est très difficile. La plupart des gens ne peuvent savoir cela, et cependant c’est la seule chose qui importe. »

 

Le jour suivant, vers midi, Moréas était seul. Il me demanda des nouvelles de quelques-uns de ses amis que je connaissais.

L’infirmière entra, accompagnée d’un monsieur qui m’était inconnu et se retira.

Le monsieur regardait Moréas qui demanda : « Qui êtes-vous ?

— Je suis votre pharmacien, répondit cet homme. J’aime les lettres et je vous admire depuis longtemps. Pardonnez-moi ma visite un peu incivile, mais j’avais un si grand désir de vous voir ! »

Moréas sourit et dit :

« Votre nom ?

— Henry Bloquet.

— Vous êtes de Nantes ?

— Non, du Pas-de-Calais… Je suis certain que mes médicaments vous guériront. Le printemps va revenir et je crois que c’est l’époque préférée des poètes. Dans le jardin, pendant votre convalescence, vous chanterez cette belle saison.

— Oh ! moi, dit Moréas, je ne chante que l’automne. »

Et d’un geste faible il congédia son pharmacien…

Ensuite on pansa le malade, et son corps était blanc comme celui d’un petit enfant. L’infirmière, que Moréas appelait Mme Louise, s’efforçait de ne pas le faire souffrir, mais il se plaignait.

« Vous êtes douillet, disait-elle, je ne dois pas vous faire grand mal. »

Il répondit doucement :

« Je ne suis fort que devant les grandes douleurs. »

Puis, quand nous fûmes seuls, il me dit : « Ce pharmacien débite des sottises. Puisqu’il prépare mes médecines, il doit bien savoir que je vais mourir. »

Et comme je protestais :

« Non, il vaut mieux mourir que rester estropié et souffrir… Il vaut mieux en finir… D’ailleurs, après la mort, ce n’est pas fini puisqu’on ne le sait pas… »

À ce moment, Raymond de La Tailhède, qui lui tint compagnie pendant tout le cours de sa maladie, revint, suivi d’Alfred Vallette.

À plusieurs reprises, Moréas nous dit : « Je sens bien que je vais mourir. »

Il parla de ses funérailles :

« Je me ferai incinérer. Pour un autre ce serait ridicule. Mais je suis grec. J’aime mieux l’urne que la tombe… Je ne suis pas un ennemi de la religion, et les croyances sont pour moi fort respectables, mais ces choses-là ne m’intéressent pas. »

Il régla ensuite, avec Alfred Vallette, quelques questions relatives à un de ses livres sur le point de paraître et dont Henri Dagan corrigeait les dernières épreuves. Puis il parla des choses les plus diverses. Il sembla se soucier particulièrement du quartier qu’il habitait :

« Il doit être sens dessus dessous, disait-il, tout le monde m’y connaît.

« Je vais mourir, mais aussi ai-je mené une vie que n’aurait pu mener l’homme le plus fort… C’est en mai que j’ai ressenti les premières atteintes de mon mal. J’ai voulu le détourner en abusant de tout. »

Il resta songeur et, au bout de quelques minutes, il ajouta avec force :

« Au fond, il n’y a que la vertu qui compte. Il faudrait être vertueux dès son jeune âge… La vertu, c’est la seule chose intéressante pour les hommes, seulement, ceux qui la connaissent ne la pratiquent pas, et les autres… La vertu, c’est aussi la perfection. »

Le lendemain, il était tout changé. Sa voix était plus faible et son visage plus pâle, j’étais avec lui lorsque M. Barthou vint le voir.

Il remercia affectueusement le ministre de Cette marque d’amitié, puis, d’une langue embarrassée, rappela l’anecdote de Musset disant à Got, qui était venu à son lit de mort : « Vous venez me voir mourir, et bien ! ça n’est pas beau ! »

M. Barthou comprit qu’il s’agissait d’Hugo.

« Non ! Got ! dit Moréas, l’acteur ! »

Il se reposa un peu, puis parla lentement :

« Vous voyez combien vous avez eu raison de vous hâter pour ma naturalisation, mon cher ministre. Je voulais vous remercier, en recopiant pour vous, de ma main, Les Stances.Mais il faudra que vous vous en passiez. Je dirai à Raymond de choisir pour vous un exemplaire de chaque édition de mes livres. Je sais que vous avez une bibliothèque excellente, avec de belles reliures… J’aurais voulu vivre encore pour terminer la tragédie d’Ajaxque j’avais promise à Silvain… mais, c’est fini… »

…La chambre s’emplit peu à peu d’amis, de jeunes femmes qui apportaient des bouquets, et, lorsque je m’en allai, l’une d’elles pleurait, agenouillée auprès du lit et arrosait de ses larmes la main du poète mourant.

Je le revis une fois encore. Il était de plus en plus faible, et son ami Godefroy, qui n’avait pas été en sa présence depuis la fatale maladie, trouva sa voix si changée qu’en sortant il nous dit :

« Ce n’est plus Moréas ; c’est fini, déjà la mort nous l’a ravi. »

Je n’ai plus vu de Moréas qu’une petite fumée et j’imaginai dans le brasier le cœur de notre ami, environné de flammes…

Ce cœur ardent, il brûle encore.

[1914-07-01 Les Marges] Contemporains pittoresques

Anecdotes de Willy sur Catulle Mendès §

Les Marges, 1er juillet 1914, p. 144-147.
[OP2 1057-1061]

Il ne m’a guère été donné de hanter Catulle Mendès et Willy. Je n’ai rencontré le premier que de rares fois. Je le vis cependant la veille ou l’avant-veille de sa mort. Il traversait la place du Carrousel en compagnie de Charles-Henry Hirsch qui s’arrêta un instant pour causer avec moi. Catulle Mendès souriait aimablement. Je ne connais de lui que ce sourire et aussi qu’au théâtre le plastron de sa chemise d’habit était toujours déboutonné. De sa poésie, je ne connais qu’un vers que m’a cité un jour Charles Morice :

Le jet d’eau qui monta n’est pas redescendu.

J’y pense chaque fois que je lis les critiques de Charles-Henry Hirsch touchant l’obscurité en poésie et je me demande alors si ce seul vers que je sache du poète qu’il admire est plus clair ou plutôt moins abscons que la plupart des poèmes réputés obscurs.

Je ne connais pas beaucoup plus Willy. Je le rencontre tous les deux ou trois ans. J’ai causé une fois avec lui pendant cinq minutes. L’ayant vu ainsi cinq ou six fois, j’ai cependant pu apprécier les changements de sa physionomie depuis le temps où il portait l’impériale et le bord plat jusqu’à sa ressemblance actuelle avec le défunt roi d’Angleterre.

Mais je connais de Willy beaucoup plus de vers que de Catulle Mendès ; une Ode au vélocipède :

Je veux chanter, nouvel aède
Dont le Pégase est en acier.
La gloire du vélocipède.
Intrépide et noble coursier…

Un poème sur Rosita Mauriqui se termine ainsi :

Mauri, tu ris, tes saints tentent,

une fable expressdont voici la morale :

Un sot trouve toujours un puceau qui l’admire

J’apprécie comme il convient un talent spirituel, nourri de bonnes lettres. Il me plaît que Willy émaille ses écrits de citations latines. Il confectionne à souhait des acrostiches satiriques. Il défend l’hellénisme comme Moréas ou un futuriste florentin et cultive avec succès le calembour.

C’est de cet écrivain, en somme très moderne, que j’ai reçu ces jours-ci le billet suivant :

20 mai 1914.

Mon cher confrère.

Vous serait-il possible de mentionner… ces menus souvenirs sur

Mendès ? ou bien, ne rentrent-ils pas dans le cadre ? — comme on dit…

Truly yours,

willy.

Si vous ne les pouvez utiliser, renvoyez-les moi, s.v.p.

Je ne publie pas le poulet par rosserie, mais bien pour faire entrer les souvenirs en question dans le cadred’un petit papier anecdotique. Ils font suite à un discours fort ancien de Willy qui, le 2 mars 1882, parla à la conférence Olivaint sur les parnassiens.

Cette conférence où les parnassiens et particulièrement Théodore de Banville, Leconte de Lisle, Catulle Mendès étaient fort malmenés parut la même année en une mince plaquette : Les Parnassiens,par H. G.-V., Paris, Gauthier-Villars, 1882.

Mais les souvenirs suivants sont purement anecdotiques, et relatifs au seul Catulle Mendès. Les voici, tels que Willy me les a envoyés :

« L’ami Deflin continue à demander aux gens de lettres leur adhésion à la Ligue des deux plats. Et tous la donnent, car tous sont dyspeptiques.

« Cette enquête aurait fait rugir d’indignation Catulle Mendès, partisan, lui, d’une ligue des vingt plats, tous copieux et tous bien préparés car, gros mangeur, il était pourtant fin bec. Même il lui arrivait de cuisiner en personne, comme Alexandre Dumas père, non sans agrément. Toutefois, il mêlait volontiers à l’élaboration de ses chefs-d’œuvre culinaires un peu de fantaisie romantique, le vieil éthéromane inoubliablement dressé parmi les Fantômes et vivants de Léon Daudet.

« C’est ainsi qu’un soir, il convia quelques amis à déguster un plat de cèpes à la provençale préparés par ses soins et dans lesquels il entrait plus d’ail que de champignons. À table, les cheveux en désordre, sa barbe blondie toute brillante de graisse, sa lavallière de surah crème tachée de bourgogne, pérorant, la bouche pleine, sur la cuisine, la poésie et l’amour, il ne manquait pas d’allure.

« (…) Ah ! Ce n’est pas hier que se passaient ces choses ! L’automate Sadi Carnot venait de succéder à Grévy, Jurassien rapace qu’il avait fallu pousser à coups de pied dans le fondement hors de l’Élysée, transformé par le mari de sa fille en boutique à décorations. Dans la rue, les camelots antiwilsoniens s’égosillaient : “Ah ! quel malheur d’avoir un gendre !…”)

« En ce temps-là, inquiété par la popularité naissante de Papadiamantopoulos, dit Moréas, Catulle décida L’Écho de Paris à prendre pour collabo “le bel Hellène”. Ce qui devait arriver arriva. Dûment chapitré par l’astucieux Mendès, le débutant, loin de faire la moindre concession à la vile multitude, envoya au journal trois ou quatre récits dont la langue, d’un archaïsme rébarbatif, affola les lecteurs uniquement assoiffés de feuilletons populaires : les amants de “Sazie”, comme devait les appeler Romain Coolus. Il fallut se hâter de congédier cet écrivain dangereux. Le tour était joué.

« Mendès avait alors pour amie Lucy Gérard, toute blonde, toute jeune, toute mince, en l’honneur de laquelle il composait des madrigaux d’un tarabiscotage hystérique, nuance cuisse de nymphomane émue. Il ne s’adressait à elle qu’en la désignant par des périphrases qui rappelaient à la fois Gustave Aimard et Mme de Scudéry… l’idiome d’un Peau-Rouge suivant le sentier de la guerre dans le pays de Tendre.

« Et les garçons de bureau de L’Écho de Paris ouvraient des yeux grands comme des roues de bicyclette quand ils entendaient le Maître dire à l’Aimée, tout en corrigeant ses épreuves : Mignonne-oiselle-si-légère-que-vous-vous-posez-sur-un-rosier-sans-faire-plier-la-branche (ouf !), passez-moi la sébile de pains à cacheter.

« Or Mendès soupçonnait la frêle enfant de regarder sans déplaisir la cambrure héroïque de Moréas et les moustaches noires que ce palikare effilait d’un geste vainqueur. Après avoir évincé le littérateur, il s’agissait de débusquer l’amoureux : ça ne traîna pas.

« Un soir, à la brasserie Pousset, l’aède, qui avait déjà bu outre mesure chez Mendès, et que son hôte, insidieusement, poussait aux plus dangereuses vantardises, s’affirma “ingrisable”, avec, à l’appui de son dire, de mirifiques histoires de beuverie que Lucy écoutait, extasiée. Il était déjà soûl de son éloquence quand Mendès lui glissa : “À Heidelberg, nous autres étudiants en théologie ( !!!), nous confectionnions une boisson infernale : Stout, cognac et absinthe ; nul n’y résistait, et je ne sais si vous-même…”

« Déjà Moréas appelait à grands cris le garçon : on remplit une vaste chope avec l’infâme mixture et l’imprudent but… mais pas longtemps.

« Livide, il dut restituer et le flot sans honneur de ce trop noir mélange, et son dîner. Navrant spectacle !

« Il perdit du coup tout prestige aux yeux de Lucy qui, cependant qu’on fourrait dans un sapin le jouteur vaincu, murmurait au machiavélique Mendès d’un petit air dégoûté : “Vraiment, Catulle, tu ne devrais pas me mettre en contact avec des pochards aussi crapuleux !” »

L’anecdote suivante est encore plus drôle. Bien entendu j’en laisse l’entière responsabilité à Willy :

« Il y a une vingtaine d’années, peut-être un peu plus,… voyons, je venais de me marier, c’est bien ça,… j’habitais alors rue Jacob, 28, une morne maison sur laquelle on n’attend que mon décès pour apposer une plaque de marbre. Donc, en 1893, une étudiante russe, en visite chez moi, interrogea Marguerite M*** avec le nonchalant sans-gêne des Slaves ; j’entends encore rouler, pareils à ceux des gobettes amies de Claudine, les r de sa phrase au chantonnement ondulé :

« “Dites, chèrrre M***, est-ce que ce M. Mendès est vrrraiment un amant extrrraorrrdinairrre ?

« — Lui ! répondit la spirituelle actrice, c’est un charmant causeur.”

« Tout en bâclant un vague compte rendu de théâtre pendant que ces dames bavardaient, je les entendais malgré moi, et j’eus de la peine à m’empêcher de rire.

« M*** s’en aperçut et, l’étudiante russe partie, me combla des plus réjouissantes précisions : “Mon vieux Willy, tu penses bien que, devant cette vierge des steppes impolluées, je ne pouvais entrer dans des détails…

« — Je suis sûr qu’il y a de quoi faire rougir le papier de tournesol.

« — Que tu dis ! Écoute, chauve discret, pour qui je n’ai rien de caché : Mendès, toute la nuit, il me lit ses vers… et le matin, il me rate.” »

Et voilà, — le cadreest rempli.

Montjoie §

[1913-03-14 Montjoie !] Pablo Picasso §

Montjoie ! Organe de l’impérialisme artistique français, 1re année, nº 3, 14 mars 1913, p. 6.
[Non OP]

Plusieur expositions consacrent en ce moment la renommée de ce peintre, un de ceux qui ont le plus d’influence sur la conscience artistique de notre temps.

* * *

Sévèrement, il a interrogé l’univers. Il s’est habitué à l’immense lumière des profondeurs. Et parfois, il n’a pas dédaigné de confier à la clarté des objets authentiques une chanson de deux sous, un timbre-poste véritable, un morceau de journal quotidien, un morceau de toile cirée sur laquelle est imprimée la cannelure d’un siège. L’art du peintre n’ajouterait aucun élément pittoresque à la vérité de ces objets.

La surprise rit sauvagement dans la pureté de la lumière et c’est légitimement que des chiffres, des lettres moulées apparaissent comme des éléments pittoresques, nouveaux dans l’art, et depuis longtemps déjà imprégnés d’humanité.

* * *

Il n’est pas possible de deviner les possibilités, ni toutes les tendances d’un art aussi profond et aussi minutieux.

L’objet réel ou en trompe-l’œil est appelé sans doute à jouer un rôle de plus en plus important. Il est le cadre intérieur du tableau et en marque les limites profondes, de même que le cadre en marque les limites extérieures.

* * *

Imitant les plans pour représenter les volumes, Picasso donne des divers éléments qui composent les objets une énumération si complète et si aiguë qu’ils ne prennent point figure d’objet grâce au travail des spectateurs qui, par force, en perçoivent la simultanéité, mais en raison même de leur arrangement.

Cet art est-il plus profond qu’élevé  ? Il ne se passe point de l’observation de la nature et agit sur nous aussi familièrement qu’elle-même.

* * *

Il y a des poètes auxquels une muse dicte leurs œuvres, il y a des artistes dont la main est dirigée par un être inconnu qui se sert d’eux comme d’un instrument. Pour eux, point de fatigue, car ils ne travaillent point et peuvent beaucoup produire, à toute heure, tous les jours, en tout pays et en toute saison, ce ne sont point des hommes, mais des instruments poétiques ou artistiques. Leur raison est sans force contre eux-mêmes, ils ne luttent point et leurs œuvres ne portent point de traces de lutte. Ils ne sont point divins et peuvent se passer d’eux-mêmes. Ils sont comme le prolongement de la nature et leurs œuvres ne passent point par l’intelligence. Ils peuvent être émouvants sans que les harmonies qu’ils suscitent se soient humanisées. D’autres poètes, d’autres artistes au contraire sont là qui s’efforcent, ils vont vers la nature et n’ont avec elle aucun voisinage immédiat, ils doivent tout tirer d’eux-mêmes et nul démon, aucune muse ne les inspire. Ils habitent dans la solitude et rien n’est exprimé que ce qu’ils ont eux-mêmes balbutié, balbutié si souvent qu’ils arrivent parfois d’efforts en efforts, de tentatives en tentatives à formuler ce qu’ils souhaitent formuler. Hommes créés à l’image de Dieu, ils se reposeront un jour pour admirer leur ouvrage. Mais que de fatigues, que d’imperfection, que de grossièretés  !

* * *

Picasso, c’était un artiste comme les premiers. Il n’y a jamais eu de spectacle aussi fantastique que cette métamorphose qu’il a subie en devenant un artiste comme les seconds.

* * *

Pour Picasso le dessein de mourir se forma en regardant les sourcils circonflexes de son meilleur ami qui cavalcadaient dans l’inquiétude. Un autre de ses amis l’amena un jour sur les confins d’un pays mystique où les habitants étaient à la fois si simples et si grotesques qu’on pouvait les refaire facilement.

Et puis vraiment, l’anatomie par exemple n’existait plus dans l’art, il fallait la réinventer et exécuter son propre assassinat avec la science et la méthode d’un grand chirurgien.

* * *

La grande révolution des arts qu’il a accomplie presque seul, c’est que le monde est sa nouvelle représentation.

Énorme flamme.

Nouvel homme, le monde est sa nouvelle représentation. Il en dénombre les éléments, les détails avec une brutalité qui sait aussi être gracieuse. C’est un nouveau-né qui met de l’ordre dans l’univers pour son usage personnel, et aussi afin de faciliter ses relations avec ses semblables. Ce dénombrement a la grandeur de l’épopée, et, avec l’ordre, éclatera le drame. On peut contester un système, une idée, une date, une ressemblance, mais je ne vois pas comment on pourrait contester la simple action du numérateur. Du point de vue plastique, on peut trouver que nous aurions pu nous passer de tant de vérité, mais cette vérité apparue, elle devient nécessaire. Et puis, il y a des pays. Une grotte dans une forêt où l’on faisait des cabrioles, un passage à dos de mule au bord d’un précipice et l’arrivée dans un village où tout sent l’huile chaude et le vin rance. C’est encore la promenade vers un cimetière et l’achat d’une couronne en faïence (couronne d’immortelles) et la mention Mille regrets qui est inimitable. On m’a aussi parlé de candélabres en terre glaise qu’il fallait appliquer sur une toile pour qu’ils en parussent sortir. Pendeloques de cristal, et ce fameux retour du Havre.

Moi, je n’ai pas la crainte de l’Art et je n’ai aucun préjugé touchant la matière des peintres.

Les mosaïstes peignent avec des marbres ou des bois de couleur. On a mentionné un peintre italien qui peignait avec des matières fécales  ; sous la Révolution française, quelqu’un peignit avec du sang. On peut peindre avec ce qu’on voudra, avec des pipes, des timbres-poste, des cartes postales ou à jouer, des candélabres, des morceaux de toile cirée, des faux cols, du papier peint, des journaux.

Il me suffit, à moi, de voir le travail, il faut qu’on voie le travail, c’est par la quantité de travail fournie par l’artiste que l’on mesure la valeur d’une œuvre d’art.

Contrastes délicats, les lignes parallèles, un métier d’ouvrier, quelquefois l’objet même, parfois une indication, parfois une énumération qui s’individualise, moins de douceur que de grossièreté. On ne choisit pas dans le moderne, de même qu’on accepte la mode sans la discuter.

Peinture… Un art étonnant et dont la profondeur est sans limites.

[1913-03-18 Montjoie !] À travers le Salon des indépendants §

Montjoie ! Organe de l’impérialisme artistique français, 1re année, supplément au nº 3, 18 mars 1913, p. 1-4. Source : Gallica.
[OP2 529-539]

Le rôle historique du Salon des indépendants est aujourd’hui défini. L’art du xixe siècle n’est qu’une longue révolte contre la routine académique : Cézanne, Van Gogh, le Douanier Rousseau. Depuis vingt-cinq ans, c’est au Salon des indépendants que se révèlent les tendances et les personnalités nouvelles de la peinture française, la seule peinture qui compte aujourd’hui et qui poursuive à la face de l’univers la logique des grandes traditions.

Cette année, le Salon des indépendants est plus vivant que jamais.

Les dernières écoles de peinture y sont représentées : le cubisme, impressionnisme des formes, et sa dernière tendance, l’orphisme, peinture pure, simultanéité.

La lumière n’est pas un procédé. Elle nous vient de la sensibilité (l’œil). Sans la sensibilité, aucun mouvement. Nos yeux sont la sensibilité essentielle entre la nature et notre âme. Notre âme maintient sa vie dans l’harmonie. L’harmonie ne s’engendre que de la simultanéité où les mesures et proportions de la lumière arrivent à l’âme, sens suprême de nos yeux. Cette simultanéité seule est la création  ; le reste n’étant qu’énumération, contemplation, étude. Cette simultanéité est la vie même.

L’école moderne de peinture me paraît la plus audacieuse qui ait jamais été. Elle a posé la question du beau en soi.

Elle veut se figurer le beau dégagé de la délectation que l’homme cause à l’homme, et depuis le commencement des temps historiques jusqu’à nos jours aucun artiste européen n’avait osé cela. Il faut aux nouveaux une beauté idéale qui ne soit plus seulement l’expression orgueilleuse de l’espèce, mais l’expression de l’univers, dans la mesure où il s’est humanisé dans la lumière.

Salles 1 à 7. Les premières salles sont en plein désordre.

La sculpture — Archipenko, Agéro — n’est pas encore arrivée; les arts décoratifs non plus. Traversons rapidement.

Salle 7. Voilà une jolie salle, disposée avec goût. Autrefois, les salles genre « pompiers des Indépendants », genre qui ressemble comme un frère au genre « artistes français », allaient au moins jusqu’à la salle 15.

La plupart des peintures exposées dans cette salle auraient excité un très vif intérêt, il y a seulement cinq ans. Et si, dans ce Salon où il y a tant d’efforts nouveaux, on regarde avec moins d’émotion des tableaux non pas démodés mais moins audacieux, ils demeurent cependant très agréables à regarder.

Le portrait du poète André Fontainas, qui fut un défenseur avisé des jeunes peintres, occupe ici la place d’honneur. Peinture un peu lourde, mais non pas ennuyeuse de Zinoview qui, dans un paysage, semble très influencé de Friesz. Une jeune personne jouant avec un lézard a été peinte dans une manière un peu divisionniste par Maurice Lefebvre.

La femme nue de G.-K. Benda, peinture un peu désagréable, trahit l’influence de Vallotton. L’envoi le plus intéressant de la salle est celui de M. Destrem : deux curieuses marines et un portrait d’homme, ce dernier surtout mérite d’être remarqué.

Une nature morte de Pélouse, un portrait de J. Rousseau, une toile délicate de Suzanne Lenoir.

Salles 8, 9, 10. Les tableaux ne sont pas encore accrochés à l’heure où nous mettons sous presse.

Salle 11. Les danses désarticulées et pourtant très sages de Camille Schmitz.

Salle 12. C’est la salle des grandes « machines ». Miot y expose un Gorille, une Femme et une Lanterne rouge. Nous lui conseillons de continuer dans ce genre, s’il ne veut pas fatiguer le public des Indépendants.

Salle 13. Adam et Ève, de Roger Parent, symbolique.

Salle 14. C’est la première salle qui présente de l’intérêt.

Robert Mortier a de l’ardeur, il s’ingénie à noter la sensibilité d’un instant. Il sent vivement, sans avoir encore trouvé sa voie : très jolies notations.

Le Cimetière arabe, de Krieg, s’il était peint avec plus de soin, laisserait bien voir les qualités de coloriste de l’artiste.

Franck de Walque, des danseuses nues au bord d’un étang :

« Guirlandes, une flûte et le son des cymbales », un peu niais, mais par excès doux.

Les paysages — peinture aigre — de Jehan Le Liepvre sont délicats.

Un Pardon truculent, M. Hilard l’Olivier.

Enfin, des paysages raides et fougueux de Fiebig : du don, beaucoup de dons.

Salle 15. Des paysages de Jan Rubezak et de Le Serrec de Kervilly, deux portraits.

Salle 16. Ici nous remarquons des toiles que nous avons vues dernièrement chez Bernheim, à l’exposition du Groupe libre. Je me contente donc de citer les intéressantes études de Descartes, toujours fortement influencé par les fauves et un paysage assez bizarre de Jacquemot.

Salle 17. Mar-Git voudrait peindre comme Forain dessine. De Suz. Bielon, d’intéressants paysages.

Salles 18, 19. Rien d’accroché.

Salle 20. L’Apparition, de Bénoni-Auran, destinée à une église de Provence.

Salle 21. De vigoureuses paysannes de Abel Pann.

Salles 22, 23, 24. En plein désordre, ce qui n’est pas pour faciliter le rôle du critique. Je me donne la peine de retourner certaines toiles et tombe sur de très beaux paysages de Gabriel Belot.

Salle 25. Je cite les fleurs de J. Parent-Lacoste, les intérieurs mélancoliques de J. de La Hougue, un portrait élégamment peint par A. Roberty, un nu — genre fauve — de Burty, deux intérieurs d’un art très agréable par Léon Parent, coloriste doué.

Salle 26. La Cueillette des citrons, par Quesnel, semble avoir atteint l’effet décoratif qu’il cherchait. — Les trois fresques d’Alfred Pichon, délicates, forment un envoi très intéressant. (On m’avertit qu’elles ne resteront pas dans cette salle.) Ces trois œuvres expriment un sentiment assez profond de la nature.

Quelques toiles fraîches et vivantes de Sigrist, de Petitjean, de René Juste.

Il ne faut pas oublier les envois importants et qui, naguère, eussent été nouveaux, de Mme Hassenberg, de Mme Stettler et les crépuscules vert pâle de Louis Périnet.

Salle 27. De Paul Lavalley, une paire de bottines sans pieds, pour illustrer le mot de Picasso : « Il n’y a pas de pieds dans la nature. »

Salle 28. Marcel Lenoir, qui trop varie. Il a un style pour chaque exposition.

A. Altmann, grande sincérité dans ses paysages. Une gelée blanche comme toujours, exécutée largement. Notons aux Indépendants une abondance de frais et beaux paysages qui font l’originalité du Salon.

Marthe Galard promettait mieux l’an passé.

Salle 29. I. Yakimov intitule Nature morte la tête de Beethoven dans une boîte à chapeau.

Salle 30. Une des salles les plus variées. D’assez belles toiles du violent Chenard-Huché; une femme nue de Blanchet, peinture probe et d’un sentiment élevé, d’intéressants paysages de Berthold Mahn, des natures mortes de Boudot-Lamotte, des paysages sincères d’Émile Roustan et de Jacques Simonet, un vigneron de Tristan Klingsor, poète gracieux, peintre qui n’est pas sans vigueur.

Enfin, une doucereuse Annonciation d’Alfred Pichon et six portraits mélancoliques du poète Aeschimann, par Mondszajn Szamaj.

Salle 31. Une Vallée en Auvergne, de Lacoste, le peintre que préfère Francis Jammes.

Salle 32. Rien n’est accroché.

Salle 33. C'est une salle disparate.

Les études de Francis Jourdain ont des matités délicates. On dirait aussi que cet artiste, qui a de la sensibilité, fait tout pour l’exprimer le plus petitement du monde.

Le Sculpteur, de Victor Dupont, et La Fuite en Égypte ont des qualités de franchise et de force simples.

Deltombe expose un paravent : château, étang, petit pont, cygnes, arbres, chien, demoiselle en robe rose. J’aimais mieux ses envois précédents.

Mlle Charmy a plus de personnalité dans son envoi de cette année. Sa fillette en robe jaune est une toile où il y a de l’accent.

Une toile fougueuse et fouillée de Valtat — le père. Alfred Lombard n’est plus audacieux, son ardeur est tombée; un paysage du Dauphiné, influencé de Flandrin; une jeune fille en noir, très Salon de la Nationale.

Fornerod — paniers de pommes renversés, femme en vert — efforts louables pour être lumineux.

D’Asselin, une femme nue — c’est presque aussi aigre que du Puy.

Jacques Blot expose des coins de campagne et un intérieur — atelier de peintre — le tout plus calme que les envois antérieurs.

Laprade a envoyé une toile charmante : intérieur, fenêtre ouverte sur jardin, vase avec des roses roses, petite fille blonde. Ça y est. J’aime moins son bouquet de roses blanches.

Sérusier… je ne le comprends pas.

Envoi de Juliette Roché — maniérisme, mais non pas manque de talent —, de Nalevo, de Lepreux, de Werner, de Marguerite Hérold, de Traz, de Georges Dorignac, et trois natures mortes de Nalevo, le seul peintre du mouvement des Hommes nouveaux.

Salle 34. Dîner en plein air en Provence, d’Urbain, belle atmosphère d’été.

Lotiron, influencé par Delaunay avec des vues de Paris, Barat Levraux, peintre agréable, qui expose une vue de Blois, un paysage, une toilette ; Jean Deville, qui est en progrès. On voudrait aussi voir ses impressions sur étoffe, bois tirés sur une presse à eaux-fortes.

Paviot, La Cueillette des figues, toile lumineuse, et enfin des coins de nature, par Terrus.

Salle 35. C’est ici la salle des pointillistes ; ils ont été placés symboliquement dans une salle qui n’est séparée de la partie du Salon consacrée à la peinture nouvelle que par le buffet (salle 36), dans laquelle on a accumulé des toiles de grande taille, mais sans accent et qui ne tiennent ni à l’ancienne ni à la nouvelle peinture. Les pointillistes, en effet, n’ont été que jusqu’à la limite de l’art d’aujourd’hui. Leurs points atmosphériques dansent, pour ainsi dire, devant le buffet et cependant cette école qui nous paraît aujourd’hui si fermée, si bornée est peut-être celle qui a libéré le plus la conscience artistique des jeunes générations.

Paul Signac revient de La Rochelle.

Une aquarelle, prise sans doute sur le vif et d’une grande variété de couleurs, ébauche d’un grand tableau représentant le Port de La Rochelle et où le talent de l’artiste paraît être renouvelé ; il a gagné en force, les contrastes paraissent moins attendus et la toile a de la profondeur. C’est un des meilleurs morceaux de l’école néo-impressionniste.

Les ouvriers devant des maisons en construction de Maximilien Luce témoignent de sa volonté d’être moderne. On sent peut-être plus dans cette toile que dans la plupart des autres toiles du même artiste comment il tient au néo-impressionnisme. La division est: ici très apparente et ne va pas sans faire songer à certaines toiles de Seurat.

Les trois natures mortes — légumes — de Mme Lucie Cousturier semblent flamber au soleil qui les a mûries. C’est l’ivresse de la lumière, mais la composition est un peu sèche.

Les trois dessins d’Augrand sont très enveloppés et il y a une certaine ardeur dans la Maternité qui est sur la cimaise.

Les fleurs de Chauchet-Guilleré ont de la fraîcheur, mais aussi de la timidité!

Willaume jette à travers une atmosphère estivale des confettis de couleurs tendres.

Mme Georgette Agutte a beaucoup gagné en liberté — ses impressions de nature paraissent maintenant complètement dégagées de l’influence de Matisse.

La toile de Valtat (le fils), est-ce Le Jardin, semble assez vulgaire.

Jules Feron — une bonne toile, jardin ardent, du talent ; de Maurice Robin, trois études délicates et passionnées, bords de Seine à Paris.

Thorndike, de la fougue.

Deux aquarelles de Raymond — c’est finement noté.

Enfin, des arbres de Peské, des études de Jonset, de Jelka-Rozen, etc.

Salle 41. Rien n’est accroché. Vu les dessins de Théren, les Peaux-rouges de Pierre Roy.

Salle 42. Salle fauve. Études à la ménagerie, par Diane de Perceval — intéressant. Des Portraits fougueux et pénétrants de la poétesse Valentine de Saint-Point. On retrouve ici les qualités ardentes et personnelles de ses toiles du Salon d’automne.

Un intérieur éclatant de Gwozdecki.

Et la rétrospective de Pirola, jeune artiste dont on espérait beaucoup. Études sincères de nature, esquisses de compositions qui auraient été puissantes. Je signale ses belles toiles peintes à Marseille.

Salle 43. Nous entrons enfin dans le domaine de la nouvelle peinture. C’est la salle hollandaise, bien que quelques jeunes peintres français y exposent. La tendance ici est nettement cubiste. L’Atelier, d’Yves Alix, représente un gros effort. La toile est fortement construite. La personnalité est surtout dans le coloris.

La Vue de Nevers, par André Favory, est encore plus directement influencée de Gleizes. Il y manque la variété, mais le côté gauche du tableau avec le chemin de fer est supportable.

M. Gromaire est un Français du Nord. Sa toile, Le Juif errant, est un témoignage de son origine flamande, influence de Rubens, de Bruegel, mais grande personnalité. Composition pleine de bonne humeur, de bonhomie et de force.

Le cubisme très abstrait de Mondrian — Hollandais — (on sait que le cubisme a fait son entrée au musée d’Amsterdam  ; tandis qu’ici on se moque des jeunes peintres, on expose là-bas des Georges Braque, des Picasso, etc., en même temps que les Rembrandt), Mondrian, issu des cubistes, ne les imite point. Il paraît avoir avant tout subi l’influence de Picasso, mais sa personnalité reste entière. Ses arbres et son portrait de femme révèlent une cérébralité sensible. Ce cubisme suit une voie différente de celle que paraissent prendre Braque et Picasso dont les recherches de matière offrent tant d’intérêt en ce moment.

Louis Schelfhout, Paysage provençal, toile puissante et bien équilibrée. Ce paysage, imaginé, a une réalité qui manque souvent à des études prises d’après nature. Alma — hollandais comme Van Gogh dont il a un peu le tempérament  ; son petit paysage a des grandes délicatesses dans les gris et les verts, sa peinture est sérieuse et fougueuse.

Citons de Mlle Van Heemskerck de curieuses et sincères études ressortissant au cubisme  ; Van Rees, gammes de couleurs — pas négligeables  ; Makowski, coloris tout de sensibilité  ; Mme Gerebtzoff, mystique, intellectuelle, puérile. Une toile : La Communion immortelle : est-ce l’art chinois  ? Mme Vassilieff : effort, talent : que d’effort, que de talent  !

Salle 44. Le grand intérêt de cette salle réside avant tout dans l’envoi de Dufy qui n’envoyait depuis quelques années que de petites choses peintes depuis longtemps. Dufy, que l’art décoratif absorbait depuis quelque temps, est revenu avec raison à la peinture. Son influence avait été prépondérante sur l’art de Friesz, de Lhote et peut-être même sur les futuristes.

Les paysages de Roussillon, par Mme Lewitska, sont solides et pleins de poésie. Art délicat qui confine au cubisme par la vérité des derniers plans. Locquin déséquilibre avec bravoure la lumière de ses paysages.

Marchand, peintre sensible, peint avec amour des vues de Céret. Son art ne va pas sans analogie avec l’art minutieux de certains primitifs.

Mais, que de vues de Céret, ce Barbizon du cubisme  !

Lhote, très en progrès, localise des tons dans une atmosphère plutôt grise  ; il a fait de grands efforts pour rompre avec l’imagerie qui l’avait tant influencé jusqu’ici.

Utter envoie Trois grâces d’un réalisme très poussé  ; talent qui se développe.

Kisling vivifie son art selon la discipline des toiles d’André Derain. J’aime surtout sa puissante et large étude peinte à Céret d’après le chien du sculpteur Manolo.

Frank Burty est en progrès, lui aussi.

Je note encore les intéressantes études de Mme Valadon, les jolis dessins de Fauconnet et les affiches de Van Dongen.

Salle 45. C’est l’orphisme. C’est la première fois que cette tendance que j’ai prévue et annoncée se manifeste.

Delaunay est un des artistes les mieux doués et les plus audacieux de sa génération. Sa dramatisation des volumes colorés, ses ruptures brusques de perspectives, ses irradiations de plan ont eu beaucoup d’influence sur un grand nombre de ses amis. On connaît aussi ses recherches de peinture pure que j’ai signalées dans Le Temps du 14 octobre 1912. Il recherche la pureté des moyens, l’expression de la beauté la plus pure.

Avec ce dernier tableau, Delaunay est encore en progrès. Sa peinture, qui semblait intellectuelle, ce dont se réjouissaient les privat-dozents allemands, a maintenant un grand caractère populaire. Je crois que c’est un des plus grands éloges que l’on puisse faire à un peintre d’aujourd’hui.

L’Équipe de Cardiff, troisième représentation, de Delaunay. La toile la plus moderne du Salon. Rien de successif dans cette peinture où ne vibre plus seulement le contraste des complémentaires découvert par Seurat, mais où chaque ton appelle et laisse s’illuminer toutes les autres couleurs du prisme. C’est la simultanéité. Peinture suggestive et non pas seulement objective qui agit sur nous à la façon de la nature et de la poésie  ! La lumière est ici dans toute sa vérité. C’est la nouvelle tendance du cubisme et nous retrouverons cette tendance à l’orphisme dans la salle suivante, dans presque toutes les toiles, mais surtout dans les études de Fernand Léger dont il faut louer la grande conscience artistique puisque, n’ayant pas encore atteint le but qu’il poursuivait, il n’a pas voulu envoyer sa grande toile.

Picabia me paraît avoir progressé. Sa toile Procession manque de sujet véritable, tout est surfaces mortes, mais il progresse tout de même  ; ses bleus torturent l’œil, ses carrés lie-de-vin et une certaine courbe à gauche agissent avec force.

Il faut regarder cet effort incomplet d’un peintre doué, comme on regarde une machine dont nous ne connaîtrions pas l’utilité, mais dont le mouvement, dont la force nous étonnent et nous inquiètent. Tout cela paraît trop inconscient pour confiner au cubisme orphique. Cérébralité, instinct, attendons avant de louer, attendons avant de honnir.

Salle 47. Voici enfin la grande salle — le salon Carré.

Le Bal élégant, de Mlle Marie Laurencin, est l’œuvre la plus charmante et l’une des plus fortes, des plus libres de ce Salon. Il faudrait un poème pour exprimer la grâce de la composition, la délicatesse et la profondeur de ce coloris si féminin  ; il s’agit ici d’une artiste entièrement originale.

Les pivoines s’éveillent comme une aurore et tandis qu’une musicienne, assise, les jambes croisées, joue sur son petit banjo, les deux danseuses, la rose et la noire, s’en vont vers l’écharpe et l’éventail. Le dais est rose. Des profondeurs sont bleues comme le silence et l’indifférence des regards emplit d’inquiétude la verdure qu’effleure la rapidité de la danse. Non plus cubisme, mais orphisme.

L’art de Mlle Laurencin tend à devenir une pure arabesque, humanisée par l’observation attentive de la nature et qui, étant expressive, s’éloigne de la simple décoration tout en demeurant aussi agréable.

Avec ses Joueurs de football, Albert Gleizes a fait un pas énorme. C’est là sa toile la plus variée et la plus colorée. Je vois encore dans le haut quelques déplaisantes et lourdes fumées, mais la composition est neuve, diverse. Gleizes a abordé une composition difficile qu’il a su ordonner en maître. Le sujet est revenu dans la peinture et je ne suis pas peu fier d’avoir prévu le retour de ce qui constitue la base même de l’art pictural. L’élan constitue le sujet de la toile de Gleizes.

L’Oiseau bleu, la grande composition poétique de Metzinger, est l’œuvre la plus importante qu’ait encore peinte cet artiste discuté. Il est difficile d’exprimer en quelques lignes et sans méditation préalable toute l’invention, toute la féerie de cette œuvre bien peinte.

On ne peut plus dire maintenant que le cubisme c’est de la peinture triste, peinture de gala plutôt, noblesse, mesure et audace.

M. Luc-Albert Moreau suit une voie parallèle à Metzinger  ; les Idoles, une composition poétique et sensuelle qui révèle un talent doué.

Dans la Ferme de R. de La Fresnaye, règne plus de liberté que [dans] les toiles précédentes de cet artiste — c’est du progrès. Le coloris, cependant, est terne et mal distribué.

Szobotka : efforts intelligents pour sortir du dessin et du coloris de l’école.

Chagall : Adam et Ève, composition décorative qui révèle de grandes qualités de coloris.

Korody : effort très digne d’intérêt.

Bolz : effort très intéressant  ; Tobeen : efforts fervents vers le beau.

Dunoyer de Segonzac envoie en guise de carte de visite une cruche et le reste. Envoi sans prétention d’un peintre de talent qui sait être audacieux et le fut, lorsqu’il y a trois ans il exposa l’Accouchement, toile qu’il serait intéressant de revoir.

Mlle Alice Bailly s’est entièrement renouvelée. Son cubisme nuancé est une des nouveautés intéressantes de ce Salon.

Les Violons, de Marcoussis, sont peints avec une adresse joviale qui mérite l’attention.

Il faut remarquer aussi la façon dont sont disposées les toiles dans cette salle. Nouveauté dans la peinture, nouveauté dans l’accrochage. Les décorateurs ne manqueront point de s’en inspirer.

Fernand Léger expose dans cette galerie. Voir ce que j’en dis à propos de l’orphisme salle 45.

Salle 48. Giannattario : Le Tourniquet, toile futuriste qui semble venir du Manège exposé autrefois par Delaunay.

Peinture vaguement orphique de Morgan Russell, et toile vaguement cubiste d’Hugot.

[1913-03-29 Montjoie !] Le Salon des indépendants (Suite à notre numéro spécial) §

Montjoie ! Organe de l’impérialisme artistique français, 1re année, nº 4, 29 mars 1913, p. 7.
[OP2 539-540]

Des esprits maussades, qui au lieu de défendre l’art se croient obligés de faire l’histoire de la sottise humaine, ont traité de « fous » les derniers peintres français. Un peu de bonne volonté leur aurait pourtant suffi pour comprendre que ces jeunes peintres sont le produit d’une longue évolution. Si une erreur personnelle est possible, dans toute l’histoire de l’art, il ne s’est jamais vu qu’un groupement entier fasse fausse voie. Ce simple raisonnement devrait suffire pour permettre d’aborder avec plus de confiance l’œuvre hardie des derniers peintres français.

Si le cubisme est mort, vive le cubisme. Le règne d’Orphée commence.

Par tradition, les dix premières salles du Salon sont réservées à ceux qui se disent « indépendants » et qui acquièrent droit de cité en versant leur cotisation annuelle. Citons pourtant un Portrait de Brunelleschi, par F. Namur, Les Dryades, de Grégorian, une Ève de Mlle Renée Finch, Le Chemin de la vie, de Mme Dorothée George, et les Maternités, d’Irolli.

Et voici pour les dix premières salles !

Dans la salle 13 Vadimo Meller a un très beau Panneau décoratif, de Mme Polanska, des Enfants d’une rude franchise.

Dans les salles 18 et 19 voici un ensemble de Marine, de Vauthrin, et de vastes Paysage, de Marcel Bach. Mlle Yvonne Guillaumet y expose une toile qui s’intitule La Chemise sur la tête. Dusouchet attire l’attention avec ses paysages animés de nus expressifs. Pilichowski, trois figures d’une grande délicatesse. Bauche reste fidèle à Versailles. Mlle Karpelès rapporte des Vues très personnelles de Bénarès et d’Udaïpour. La Femme vert de Mérodack-Jeaneau.

Citons dans les salles 22 à 24 les vibrants Paysage de Carriot, Venise, de Mlle Dannenberg, les Danseuses espagnoles, de Castelucho ; Félix Courché, Amélie Roques, Mestrallet, Fornier, Jacques Bille, Janssaud, Roll, F. Drésel et les vitrines du céramiste Maurice Marinot.

Signalons encore les envois de M. Crotti, la sculpture élégante d’Archipenko, un des meilleurs sculpteurs d’aujourd’hui, et les intéressantes figures de Brancusi et d’Agéro.

[1913-04-14 Montjoie !] [Note de la direction] §

Montjoie ! Organe de l’impérialisme artistique français, 1re année, nº 5, 14 avril 1913.
[OP2 1602]

Dans la conclusion du compte rendu des Indépendants paru dans notre dernier numéro, une absurde coquille faisait dire à M. Guillaume Apollinaire : « le cubisme est mort, vive le cubisme », alors qu’il avait écrit : « Du cubisme sort un nouveau cubisme. »

[1913-04-29 Montjoie !] Le Salon §

Montjoie ! Organe de l’impérialisme artistique français, 1re année, nº 6, 29 avril 1913, p. 1.
[OP2 581-585]

Les écrivains d’art, mes chers confrères, ont coutume de trouver qu’il y a chaque année beaucoup trop de tableaux aux Indépendants. Chaque année, de mon côté, je demande à un jeune peintre des Indépendants de vouloir bien faire avec moi le tour des salles de peinture aux Artistes français bien peu fréquenté par les peintres modernes.

Je me souviens de la mine effarée de l’un d’eux, lorsque après tant et tant de grandes salles je lui montrai avant de visiter la sculpture et tout ce que l’on met au rez-de-chaussée l’interminable balcon.

Un autre de ces jeunes peintres, qui se flatte d’être un costaud, dut se coucher pendant deux jours  ; après sa visite aux Artistes français, il était fourbu et avait un violent mal de tête. J’en ai conclu que si les vieux critiques trouvent qu’il y a trop de tableaux aux Indépendants, les jeunes peintres trouvent qu’il y en a trop aux Artistes français. Je crois qu’on en pourrait conclure aussi qu’il y a aujourd’hui beaucoup trop de peinture. Mais ce ne serait qu’une opinion de peintre ou d’écrivain d’art, gens pour qui un tableau est le pire ennemi. Ce n’est pas l’opinion du public, qui va aussi volontiers aux Artistes français qu’aux Indépendants.

Ce sont là les Salons où règnent la franchise et le désintéressement artistiques, qui me plaisent infiniment.

Ces deux importants Salons ont des points de comparaison. Ils se ressemblent même, en ce sens, que trois cinquièmes environ des toiles qui sont exposées aux Indépendants figureraient fort bien aux Artistes français. Ces Salons diffèrent aussi, puisque dans l’art du xixe siècle, ils ont joué un rôle contraire, et le discrédit qui semble s’attacher aujourd’hui aux ouvrages exposés chaque année aux Artistes français est le témoignage que dans les luttes que se sont livrées ces deux adversaires, le plus petit vainquit souvent le plus grand.

Aux Indépendants, du moins dans quelques salles, il règne un esprit véritablement moderne, il mérite le nom de « subtilité », et dans bien des cas ce terme pourrait s’opposer à celui de « plasticité ». Cette qualité qui se retrouve aujourd’hui dans la poésie aussi bien que dans les arts et dans les sciences n’appartient à aucun ouvrage ancien ou produit d’après des principes anciens.

Ce sont ces principes que l’on applique au Salon des artistes français, non sans leur apporter les modifications les plus absurdes. Mais la vulgarité qui caractérise l’art du Salon des artistes français suffisait à ôter à ces principes toute leur efficacité. Ils ne souffrent pas la vulgarité, tandis qu’au contraire, la subtilité moderne adopte tout ce qui existe.

L’art officiel, l’art du Salon des artistes français, s’adresse en vain à l’imagination, celle-ci ne comprend plus, et le langage plastique qui se parle ici paraîtrait bien vulgaire aux anciens plasticiens.

C’est ainsi que Virgile aurait médiocrement goûté un poème de basse latinité.

Plus tard, on s’intéressera aux peintres du Salon des artistes français, comme on s’intéresse à certains poètes latins du Moyen Âge ou de la Renaissance, et Baudelaire a tiré d’eux quelques éléments de son modernisme.

Sculpture

La moitié des sculpteurs, quatre jours avant le vernissage, n’avait rien apporté. Je dois citer toutefois, parmi les œuvres déjà exposées, la Femme nue, de Grange, le Victor Hugo et le Fra Angelico, de Jean Boucher, une statue de fillette nue, œuvre intéressante dont il m’a été impossible de découvrir l’auteur, la Fontaine de Fernand David, destinée à Nantes ; une autre Fontaine intéressante, de Mme Whitney, le Monument aux héros inconnus, de Landowski, les Pêcheurs, de Bouchard.

Niclausse qui est un des sculpteurs intéressants de ce Salon, n’a rien envoyé cette année.

Peinture

Pour la peinture, je me contente de citer quelques noms : ce sont, à mon gré, les envois les plus intéressants, et j’ajoute qu’il y en a bien peu qui le soient vraiment. On voit moins de divisionnisme dans les salles que les autres années.

C’était une note moderne très agréable, et je trouve qu’elle manque beaucoup.

Je mentionne avant tout l’envoi de Guillonnet (salle 34), qui m’a paru très intéressant : La Cuve et En maraude ; voici aussi Le Retour, de Jean Roque ; les portraits de M. Henri Zo ; le Paysage de l’abbé Van Hollebeke ; la Boîte de Pandore, de M. Tribout ; le Paysage à Montreuil-sur-Mer, de M. Henry de la Fourrasse ; le Portrait de la perruche est une toile agréable de Mlle Taupenot qui, si elle consentait à ne pas imiter, mais à se laisser aller à son instinct et à son imagination, serait un illustrateur charmant ; Mlle Louise Abbéma a envoyé une Flore, M. Jules Adler, Un vieux loup de mer. Les Étoffes d’Alger, de Mlle Baconnier, sont décoratives ; voici Bail Franck-Antoine avec un Bouquet de roses, et Bail Joseph avec une Repasseuse ; le Portrait de mon fils, de Mme Bécagli, a de jolies qualités de sentiment ; un Nu de Biloul, c’est agréable à regarder ; Max Bohm est un peintre distingué, que sa « manière » désignerait pour la Nationale.

L’envoi de cette année, Femme et son enfant, renforce cette impression.

M. Léon Bonnat expose le portrait de M. Henry Deutsch (de la Meurthe), et le portrait de Mlle Kinen.

Si l’imagination est rarement excitée dans ce Salon, le jugement peut s’y exercer de façon profitable. Les nuits lunaires de M. Cachoud prennent de l’importance, dès qu’on sait que le peintre est, comme Henri Matisse, un élève de Gustave Moreau. De M. Cahun, un Intérieur. M. Calbet voit, je crois, plus grand cette année que les années précédentes.

Mme Berthe Cerny, parjules Cayron, portraitiste à la mode.

Voici des fleurs, de feu Achille Cesbron, qui fut, il faut le reconnaître, un bon peintre de fleurs ; Alphonse Chigot, Fraternité (1870), et Eugène Chigot, Floréal, fragment de tapisserie. Chocarne-Moreau : sa peinture est l’idéal de l’art que l’on rêve au Salon des artistes français, et vraiment il y a trop peu de peinture de genre et de ce genre. Georges Clairin est un heureux égyptologue. M. Léon Commerre ne se consolera jamais de ses attaches de parenté avec le cubisme. M. J.-V. Communal expose une belle étude alpestre : Glacier et cirque des Èvettes ; le Portrait de M. Déroulède, par Cormon ; M. Sabatté est un homme de talent qui continue modestement l’œuvre de Granet. Deux portraits de Roybet, nom magique, qui a été répété des milliers de fois par les jeunes peintres et depuis longtemps déjà : Bouguereau et Roybet, noms proverbiaux que les gens se lançaient volontiers à la tête il y a peu d’années. Ajoutons que la vogue de ces noms commence à décroître.

Deux portraits pénétrants et sérieux de Jean Patricot : Portrait de M. G. Alapetite, résident général de France à Tunis ; Portrait de Gaston Chérau, qui, avec son beau livre Le monstre, donne une vie nouvelle au roman.

Les paysages d’Alexandre Nozal sont les meilleurs de ce Salon.

Voici le Portrait de M. Paul Deschanel, par M. Aimé Morot. Ce portrait est sensationnel, on se presse pour le venir voir.

Maxence, toujours mélancolique ; Debat-Pousan ; Mlle Angèle Delasalle expose un portrait intéressant ; Mme Virginie Demont-Breton, très « Artiste français » ; voici le Port de pêche, et la Tête de paysan, de Louis Désiré-Lucas.

La moitié de ceux qui visitent le Salon y vont pour voir les bruyères de Didier-Pouget ; les tendresses d’Etcheverry, les portraits de MM. Gabriel Ferrier et François Flameng, et sur ces deux noms de membres de l’Institut, terminons cette rapide visite aux Artistes français, où l’on pourra revenir si on en a le goût et si l’on a des loisirs.

[1913-04-14 Montjoie !] Le 23e Salon de la Société nationale des beaux-arts. À travers le salon §

Montjoie ! Organe de l’impérialisme artistique français, 1re année, nº 5, 14 avril 1913, p. 1.
[OP2 565-570]

Notes. Ce ne sont ici que des notes hâtives prises à la Nationale avant que tout y fût installé. Les numéros n’étant pas encore fixés, j’ai dû passer nombre de toiles illisiblement ou non signées et impossibles à identifier.

Une remarque qui s’impose avant tout, c’est la rapidité avec laquelle les peintres mondains et presque pompiers de la Nationale s’assimilent les nouveautés que leur imposent les artistes d’avant-garde. Il ne faut que quatre ou cinq ans pour qu’un mouvement, parti des Indépendants, parvienne affadi et prêt à mourir au Grand Palais, où les pires ennemis des nouvelles esthétiques l’accueillent et le dorlotent jusqu’en son extrême vieillesse.

On voit cette année nombre de toiles qui ont subi l’influence de Cézanne, de Gauguin, des fauves et de Picasso même, du Picasso d’autrefois.

Tout cela est si timide que cela ne vaudrait pas la peine d’en parler. Mais la coutume existe encore d’accorder aux grands Salons annuels une importance qu’ils méritent peut-être encore au point de vue mondain, mais qu’ils ont entièrement perdue au point de vue artistique.

Sculpture

Cependant, la sculpture de la Nationale est généralement intéressante, mais le parti de la mauvaise sculpture semble l’avoir emporté cette année. Toutefois, à l’heure où j’écris, tous les envois ne sont pas encore arrivés et l’on ne peut se faire une opinion. Je cite par ordre alphabétique des noms d’auteurs les envois intéressants. Andreotti, des qualités et du mauvais goût ; Aronson ; Louis-Philippe Besnard ; Boleslas Biega ; Elisée Cavaillon, sculpteur doué ; Despiau, un des maîtres de la sculpture moderne et que l’on voudrait plus audacieux.

Léon Fagel ; Halou ; Marcel-Jacques, qui est peut-être le plus franc de nos imagistes ; Mlle Jane Poupelet, une artiste véritable ; Roche, Wittig qui modèle largement ; Wasley, Arnold ; Wlérick qui a un grand talent et à qui je souhaite de l’audace.

Beaucoup, beaucoup de talent, dans tout cela, mais d’audace point.

Le Buste et le Plâtre de Rodin, les envois de Despiau et de Marcel-Jacques ne sont pas encore arrivés.

Peinture

Salle 1. On a eu l’heureuse idée de ne pas la sacrifier et, telle qu’elle est, c’est une salle où les tableaux sont sobres, ont de l’accent et les artistes qui les ont peints sont jeunes. Quoi d’étonnant s’ils ont subi l’influence d’artistes que l’on a coutume de méconnaître dans les Salons officiels !

Voici la scène de saltimbanques de Chapuy, où l’on trouve l’influence directe des saltimbanques de Picasso. Les Paysans attablés de Charlot est sous l’influence bienfaisante de Cézanne. C’est une des meilleures toiles du Salon. Il faut le dire. L’enfant qui, à l’abord, paraît moins poussé que les autres figures, est en réalité le morceau le plus intéressant du tableau et celui qui indique la personnalité de l’artiste.

De Suréda, je note La Douleur des juives au cimetière et les Aïssaouas d’une observation un peu forcée. Amédée Ozenfant expose des Baigneuses que je n’aime guère, bien qu’il y ait dans cette toile de peintre trop lettré des qualités de coloriste.

La Mort du toréador de Vasquez Diaz. M. Armand Point, qui consacre à d’excellents pastiches une habileté et une érudition que l’on devrait utiliser dans les musées où l’on confie souvent les restaurations à des ignorants malhabiles.

Enfin Jefferies : toile en fête, aux couleurs vives et délicates : du talent.

Roby : L’Improvisateur, bonne toile, sérieuse et sincère.

Je note encore de René Carrère un portrait de l’acteur Grand dans le rôle du duc d’Enghien.

Salle 2. Un panneau est couvert par l’envoi de M. Gervex : portraits de femmes dans de beaux cadres dorés.

Robert Lemonnier : paysage impressionniste. Le Réveil de Muenier, qui peint très timidement des jeux de la lumière.

Houyoux, Dillon, Antoni.

Salle 3. Lavery, non, non et non ! Un troupeau de moutons, dans la brume, par Guignard. L’envoi important de cette salle est celui de M. A. de la Gandara qui, cette année, n’a pas envoyé de portraits de femme. Je pense qu’il a eu tort. Peut-être a-t-il suivi un mauvais conseil de son ami de Versailles, M. Jacques Garnier. Voici trois vues de Paris, d’un Paris lointain comme un souvenir. Voici encore Le Chevalier à la triste figure, autour de qui flottent tristement ses fantômes chimériques, un don Quichotte en loques et sur la tête duquel l’arme de Mambrin ne reluit pas au soleil. C’est peut-être là le Don Quichotte d’Avellaneda, ce n’est pas celui de Cervantès.

Salle 3 bis. Rusinol, Guirand de Scévola, Woog, Karpelès, André Dauchez, beaucoup de Dauchez, Lucien Siméon : Une famille bretonne et un portrait de femme en bleu qui est le meilleur de son envoi.

Salle 3 ter. Un Willette moraliste assez peu plaisant. Henry de Waroquier décorateur qui renonce aux japoneries, tant mieux.

De Dinet, orientaliste véridique, les Ouled Naïls : toile gracieuse.

Un portrait de femme par Fleury : du sentiment.

De Gabriel Biessy, un portrait solide et honnête.

Salles 4 et 5. Un plafond de Roll, plafond aussi laid que presque tous ceux que l’on peint depuis vingt ans. Peinture démocratique ? Non ! mais plutôt peinture parlementaire. Alexandre Séon : la Renaissance. Edgar de Montzaigle : la Grèce. Louis Dumoulin : la Chine. Madeleine Lemaire : le Grand Siècle. Henry-Baudot observe les fauves comme Fabre observe les insectes ; chaque métier a ses dangers.

Salle 4 bis. Maurice Éliot, Madeleine Dayot, Mlle de Boznanska et la brume de ses portraits ; le meilleur est celui de Mme Ilma Graf. René Ménard, qui voudrait être grec et païen mystique comme le fut Louis Ménard.

R.-X. Prinet.

Aman-Jean peint comme toujours des noces de malades, poitrinaires charmantes.

A. Lepère offre un des meilleurs et des plus francs envois de ce Salon.

Piet, impressionniste.

De Robert Besnard, un groupe de trois fillettes blondes.

Salle 5. Frieseke : blanc et rose.

How, des maternités trop élégantes.

Myron Barlow, des servantes qui lisent du Maeterlinck.

Salle 6. Les ciels de M. Le Sidaner ; j’aime mieux les ciels de Corot.

De Louise-Catherine Breslau, un portrait de Mme Julien Ochsé, pastel expressif et gracieux.

Cottet, peintre important des femmes de Plougastel, couleurs crues mais non vibrantes.

Salle 7. Bon envoi un peu confus de Dufresne. Décidément, Cézanne règne à la Nationale, et Gauguin s’y montre aussi.

Maurice Chabas, idéalisme.

Weerts.

La Villéon, paysages légendaires.

Migonney : une femme nue, des lynx, des cerfs, des colchiques, tout ça sous l’influence de Gauguin, et c’est beaucoup pour un seul automne.

Salle 8. Une grande décoration de Lévy-Dhurmer, Malgré les Parques.

Marret, trois bonnes fresques.

Bieler, femme en jaune, lierre et fausse orange.

Bonne salle, un peu protestante.

Salle 6 ter. Ravlin. Maurice Boutet de Monvel, le délicat illustrateur des livres de notre enfance, est mort, il n’y a pas longtemps. Voici son dernier envoi, trois décorations charmantes, tirées de la vie de Jeanne d’Arc. Belles enluminures.

De Raffaëlli un important envoi : six paysages un peu ternes mais fouillés.

Salles 9 et 10. Auburtin, qui paraît décidément tombé dans la niaiserie. Les vagues de Harrisson.

Salle 11. Les nègres de Laurent Gsell. Les portraits d’hommes de Mme Méla Muter.

Les Albert Guillaume qui seuls peut-être dans ce Salon ont eu l’honneur d’être tirés en couleurs par un photographe américain…

Et pourquoi, grand Dieu !

Une fresque du savant M. P. Baudouin. Mais était-il bien utile d’imiter la fausse tapisserie ?

Girardot orientalise comme il le fait chaque année.

Salle 12. Gustave Courtois a renoncé à peindre des Hercules.

Costeau, pas si « costeau » que cela. Rixens, Chevalier, Larrue, Leempoels.

Salle 13. Gumery. Les Moissonneurs de Lhermitte. Dagnan-Bouveret.

Abel-Truchet, futuriste, détruit Venise en quelques coups de pinceau.

Salle 14. Boldini, futuriste italien et prestidigitateur. E. Cadel, Jean Béraud et ses petites toiles de genre à intentions philosophiques ; (l’art de M. Jean Béraud n’est pas si démodé, les futuristes italiens poursuivent avec des moyens modernes un but qui est aussi le sien).

Salle 15. Jeanniot.

Montenard, ou le midi ne bouge pas… mais sa petite toile est jolie.

Alexandre Séon, ou la prière d’une vierge.

M. Carolus-Duran, avant de quitter Rome, a voulu montrer de quoi il était encore capable. Voici une Descente de croix tumultueuse, pleine du souvenir de la grande peinture… et infiniment estimable.

Salle 16. Damoye, toujours les mêmes toiles.

Roll, portrait de M. Léon Bourgeois.

Guillaume Roger, Louis Dauphin.

Salle 17, bonne salle. Albert Besnard, au moment d’aller à Rome, a exposé un excellent portrait vivant et simple : Portrait de M. Dubar, directeur de « L’Écho du Nord ».

De Gaston Latouche, quelques grandes décorations blondes dans le goût de celles qu’il expose chaque année. Un Tournés minutieux.

Salle 18. Lerolle, un nu, qui n’est pas désagréable, des portraits de Rondel. Osterlind, une belle toile franche, peinte en Bretagne, Les Servantes ; c’est lumineux et simple à souhait.

Armand Point : Saint Sébastien, copie d’un musée quelconque.

Sur le balcon, il faut signaler l’envoi de M. Flandrin, du glacial M. Flandrin…

Nord-Sud §

[1917-06 Nord-Sud] Aux grands hommes la Patrie reconnaissante §

Nord-Sud, nº 4-5, juin 1917, p. 9. Source : Blue Mountain Project (Princeton University).
[OP3 602-604]

On sait avec quelle sévérité la jeunesse italienne juge Gabriel D’Annunzio.

En France, avant de périr, les jeunes hommes n’ont senti monter que le chant intérieur des cygnes inouïs ; seul, l’un d’eux, René Dalize, mort au champ d’honneur après être entré le premier à Roye, lançait cette amère et dérisoire parodie d’un célèbre titre du plus illustre et du plus sceptique d’entre les vieillards français : « Les vieux ont soif ».

Et tandis qu’ils boivent, on ne parle pas pour eux de cartes de sang.

Cette dévotion aux vieillards est si complète que rien n’a paru si étonnant à Paris que quelques phrases irrévérencieuses pour Gabriel D’Annunzio publiées dans le Mercure de France par Giovanni Papini, un des représentants les plus autorisés de la jeunesse italienne.

Je trouve en tête du dernier numéro des Cronache letterarie de Rome le factum éditorial suivant :

Le Capitaine D’Annunzio

Il fut, il n’est plus des dix, des vingt, peut-être des cent plus grands Italiens. Et il a bien fait de partir.

Comme homme de génie, il a compris que la “belle mort” serait le couronnement le plus digne de sa « vilaine vie » d’aventurier.

Le ministre Boselli peut donc s’éviter la peine de lui interdire de s’exposer au plomb homicide. La Patrie ne peut nourrir des faiblesses pour les génialités épuisées quand les exubérantes jeunesses et génialités orgueilleuses se brisent là-bas par milliers.

Il appartient à une race de transition, à une génération précaire qu’un ouragan tragique bouleversa et dispersa pour toujours.

Il fut parmi les plus grands Italiens, il ne l’est plus. Et sa dernière production sans moelle et tautologique le confirme. Son œuvre littéraire, en fait, est un anachronisme criant dans cette époque de sang et de vengeances.

Nous tournons donc sans lamentations la page d’histoire qui l’immortalisa. Et nous saluons le capitaine D’Annunzio — officier de liaison, décoré de la médaille al valore — militairement, fiers de lui comme de quelque soldat d’Italie que ce soit, tandis que nous nous inclinons respectueusement sur le cercueil de Donna Luisa, sa mère douloureuse.

Cette liberté pleine de grandeur que la guerre laisse à l’audacieuse jeunesse italienne est d’autant plus digne qu’on la remarque qu’on serait bien en peine de citer ici un soldat parmi tous ces grands hommes qui, avant la guerre, avaient aux yeux de la foule l’importance de Gabriel D’Annunzio.

Nos grands hommes ont, certes, la langue prompte et la plume agile ; c’est vraiment tout ce dont la Patrie leur sera reconnaissante.

[1917-10 Nord-Sud] La Guerre et nous autres §

Nord-Sud, nº 8, octobre 1917, p. 10-11. Source : Blue Mountain Project (Princeton University).
[OP3 604-605]

Le devoir des Français a une supériorité sur tous les autres patriotismes : c’est que la France à toutes les époques de son histoire ne s’est jamais désintéressée des destins de l’humanité. Si bien que le devoir des Français se confond avec la grande tradition humaine. L’Amérique et l’Italie, pour ne parler que de deux grandes nations, ont éprouvé que la France attache au triomphe du droit un prix qui peut aller jusqu’au sacrifice. Après avoir combattu, à l’époque de sa grande Révolution, pour l’égalité civile des hommes, la France fait la guerre depuis trois ans pour leur égalité politique. Il semble bien que, suite à ce que la Révolution voulait faire pour les individus, la guerre actuelle le fasse pour les peuples. Et son nom le plus significatif devrait être : Guerre du droit des gens.

C’est à cette noble idée que se sont sacrifiés des milliers de héros obscurs.

Il est juste par conséquent que l’on prévoie une récompense à tant de sacrifices outre les compensations aux dommages subis.

C’est pourquoi en dépit de ses horreurs et de ses hasards, il faut que la guerre aboutisse non seulement au triomphe d’une idée et d’un système qui est celui du droit et de la justice, mais qu’elle aille jusqu’au triomphe des revendications qui existaient avant cette lutte gigantesque et de celles qui sont nées tandis qu’elle se déroulait.

Tout le reste est littérature nonobstant les plaintes légitimes que l’on est en droit de formuler à l’égard des défaillances et des incompétences qui ont pu apparaître et auxquelles il a été nécessaire de remédier.

Les autres sentiments, même lorsqu’ils sont de bonne foi, ne peuvent prévaloir contre ceux qui sont à la fois le salut de la France, de la civilisation et de l’humanité.

C’est pourquoi, souhaitant toutefois que l’idée française soit menée jusqu’au triomphe grâce aux moyens les plus modernes qui, tous fruits d’idées françaises, sont aussi les plus rapides, les plus hardis, les plus féconds, notre attitude littéraire n’a point pour objet de faire pencher la balance du côté d’une paix que nous aimons autant que quiconque, mais, tout en accomplissant fièrement et fidèlement nos devoirs de citoyens, nous portons tout notre effort intellectuel dans l’action artistique et littéraire qui est notre domaine et qui n’est pas la moindre partie du patrimoine national.

Ne l’oublions jamais cependant : la routine, la vieillesse et la vieillerie sont aussi des armées ennemies.

La Nouvelle Revue française §

[1911-04 La Nouvelle Revue française] « L’Armée dans la ville » §

La Nouvelle Revue française, nº 28, avril 1911, p. 610-612. Source : Internet Archive.
[OP2 960-963]

À la suite de la représentation de L’Armée dans la ville, M. Jules Romains a publié dans les journaux un « Appel à la jeunesse » : « Il est temps, dit-il, qu’un art à la fois classique et national, traditionnel et novateur, austère et ardent, précipite dans l’oubli les grossiers spectacles que des hommes de peu de foi confectionnent avec les défroques voyantes du romantisme. »

« Classique », qui s’oppose ici à « national », s’applique évidemment aux chefs-d’œuvre scéniques des Grecs. Mais que vient faire ce mot ?

La langue et la versification de la pièce qui a motivé l’« Appel » montrent assez que l’esprit de Jules Romains n’est pas éloigné de celui qui animait les pères d’Afrique lorsque, en haine de l’hellénisme, ils voulaient trouver dans la figure du Christ le type de la laideur.

« National » ? La pièce se passerait-elle en France ? S’agirait-il de vers français ? Qui se serait douté de tout cela ! Et pour ma part, si je n’avais été renseigné, j’aurais pensé assister à une pièce traduite du russe, à quelque épisode malvenu de la guerre russo-japonaise.

« Traditionnel » ! Jules Romains ferait bien d’indiquer ce qu’il entend par tradition. À laquelle se rattache-t-il ? Se croit-il traditionnel parce qu’on peut dire que le maître de ses images est Claudel et que sa dramaturgie est celle de Bouhélier, inconsistante, d’un réalisme incertain, d’une époque qui est peut-être contemporaine. Mais suivre Claudel et Bouhélier, ce n’est pas assez pour se réclamer de la tradition, bien que cela suffise pour enlever à Jules Romains ce titre de « novateur » qu’il ambitionne. « Austère et ardent » ! Ces qualificatifs conviennent à l’ouvrage. L’ardeur et l’austérité forment l’intérêt principal des œuvres de Romains. Ces qualités me serviraient, le cas échéant, à formuler son éloge et garantissent son avenir. Mais, fallait-il dénoncer le romantisme lorsque les seuls morceaux lyriques de L’Armée dans la ville sont tout justement plaqués, comme les tirades romantiques, et pourraient sans inconvénient être détachés de la pièce.

Le drame de Jules Romains n’est appuyé sur aucune vérité. Vainqueurs et vaincus, les personnages portent des noms français, les noms les plus courants. Le langage et les mœurs paraissent contemporains. Le merveilleux n’intervient pas. Aucune apparence légendaire. Rien par conséquent ne forçait Jules Romains à ne point situer sa pièce, à nous donner cette gêne d’un sujet historique hors de l’histoire. Et, en exceptant bien entendu la comédie et le drame bourgeois, il n’y a pas d’exemple d’un théâtre qui, destiné à la scène, se soit passé hors de l’histoire véritable ou mythique. Sans elle, les personnages perdent toute autorité, leurs paroles et leurs actes sont sans conséquence et le sujet n’ayant aucune portée est entièrement dénué d’intérêt. Je crois qu’il faut voir là avant tout un manque de travail. Le fait de dater la situation eût entraîné d’autres efforts que l’on n’aurait plus osé éviter. Or, tout paraît bâclé, fabriqué à la hâte, plus vite sans doute et avec moins de soins que les pièces contre lesquelles on doit combattre.

On a parlé d’austérité. Il n’est pas impossible qu’elle soit cause de l’inexpérience, de la méconnaissance de la vie et du cœur humain qui éclate chaque fois que le dialogue se poursuit entre individus et non plus entre groupes. Une psychologie sommaire se dégage de ceux-ci et ne suffit pas à animer ceux-là. Peut-être, faut-il y voir une trahison de la sociologie ? Quoi qu’il en soit, après les morceaux lyriques du premier acte, après une partie du second où paraissent la ferveur et les dons élevés que possède l’auteur de La Vie unanime, les personnages sans destinée de L’Armée dans la ville perdent toute humanité. Ce sont des abstractions et non des hommes, et le dramaturge accumule en vain les invraisemblances psychologiques. Il ne nous donne plus le change. La vie s’est retirée. Il reste un dialogue glacé et trop souvent ridicule. On eût pensé aussi qu’un théâtre ardent et nouveau aurait évité les ficelles chères à un Sardou. Nous les apercevons toutes et que d’accessoires ! Horloge qui sonne à minuit, armes à feu, etc.

Jules Romains a banni la rime. Il emploie le vers blanc de huit syllabes auquel s’ajoutent « à titre auxiliaire des laisses d’autres rythmes, à six, sept, et même douze syllabes ».

Ne croirait-on pas lire quelque définition moliéresque de la prose, et ainsi que M. Jourdain, Jules Romains ne ferait-il pas de la prose sans le savoir ?

Mais, dira-t-on, les personnages de la pièce dépassent ceux des pièces ordinaires, ce sont des groupes… Toutes les tragédies depuis qu’il existe un théâtre en sont là. Reprenez les exemplaires grecs, le théâtre français, Shakespeare, les pièces d’Ibsen, les mélodrames même. Il serait peut-être impossible de faire un théâtre qui ne fût pas cela et son mérite consistera toujours à concilier la grandeur sociale des héros avec leur humanité.

Pièce hybride, L’Armée dans la ville met en œuvre un sujet de tragédie avec les moyens et la psychologie grossière des mélodrames historiques. Il y a de la vigueur, mais point d’art et trop de ces singularités que l’on veut croire voulues. Elles pourraient bien être la mise en pratique des conseils que donne l’auteur dans son Manuel de déification : « Arrachez parfois les groupes à leur torpeur. Faites-leur violence. Choisissez une rue molle. Parlez tout haut ; ouvrez votre parapluie par un beau temps. » Tous les moyens d’étonner ses contemporains paraissent bons à Jules Romains qui nous prend pour des sauvages par trop naïfs.

S’il y a un esprit nouveau, qu’il se traduise autrement que par ces imitations du romantisme et du naturalisme par quoi se manifestent les incertitudes actuelles des imaginations.

Mais, qu’est donc devenue, dans tout cela, l’eurythmie, cette qualité majeure qui des Grecs avait passé aux Français ?

Paris-Midi §

[1912-06-05 Paris-Midi] [Réponse à une enquête sur Flaubert] §

Paris-Midi, 5 juin 1912.
[OP2 1499]

J’ai mis longtemps à aimer Flaubert et maintenant que je l’aime, je préfère à ses autres livres Bouvard et Pécuchet que je place au rang de Don Quichotte.

Mais ce n’est là qu’un goût d’homme de lettres et la Tentation est assurément l’ouvrage le plus achevé de Flaubert.

[1913-07-05 Paris-Midi] [Lettre à Jean de l’Escritoire (André Billy)] §

Paris-Midi, 5 juillet 1913, p. 000.
[OP2 1701]

Monsieur Jean de l’Escritoire,

Il est vrai que depuis un an j’ai souvent parlé du disque poétique, ajoutant que c’était la forme par laquelle je voudrais publier mes poèmes.

Barzun a eu raison de lancer son manifeste touchant la simultanéité poétique dont la paternité lui appartient, car je n’avais songé à confier aux disques que des poèmes personnels. Il a ainsi élargi l’idée et en a fait l’élément principal de la plus importante réforme littéraire de tous les temps. Loué soit-il !

Mais n’oublions pas que le véritable auteur de cette réforme, c’est Charles Cros, inventeur du phonographe et père du délicat poète Guy-Charles Cros.

Veuillez agréer, etc.
Guillaume Apollinaire.

[1916-12-02 Paris-Midi] Nos lectures.
« Quatorze histoires de soldats » §

Paris-Midi, 2 décembre 1916.
[OP2 1316]

Le talent varié et mystérieux de Claude Farrère s’est donné libre cours dans ces Quatorze histoires de soldats, où il a pu mettre mieux encore que dans les récits d’Extrême-Orient où il rivalisait avec Pierre Loti tout ce que son tempérament précis et nostalgique a recueilli dans cette guerre qui est elle-même pleine de nostalgie. On retrouvera ici des types nés de la guerre, comme ce fou que Balzac aurait aimé étudier.

[1916-12-09 Paris-Midi] L’art et la guerre : à propos d’une exposition interalliée §

Paris-Midi, 9 décembre 1916, p. 000.
[OP2 861-862]

Une société vient d’être fondée « pour la défense et l’affirmation des œuvres modernes ». À cette occasion, nous avons demandé à M. Guillaume Apollinaire, le porte-parole ordinaire des doctrines artistiques les plus avancées, un article que nous publions à titre documentaire. Il va sans dire, en effet, que les idées exprimées par Guillaume Apollinaire lui sont personnelles et que l’hospitalité accordée ici à son article n’implique pas que nous partageons entièrement les convictions qu’il exprime.

Ces réserves une fois faites, nous sommes heureux de mettre sous les yeux de nos lecteurs un plaidoyer qui nous paraît susceptible de les intéresser en les tenant au courant d’une des plus récentes manifestations de l’art ultra-moderne.

Une certaine presse a réussi à faire croire au public français que moderne et boche sont synonymes. Et l’on profite autant de l’union sacrée que du fait que la plupart des artistes modernes sont en âge de servir et sont mobilisés, pour leur décocher chaque fois que l’occasion se présente l’épithète de boche.

On commence cependant à en revenir. M. Raoul Ponchon lui-même, dans une boutade qui n’allait pas sans mauvaise humeur, l’a déclaré : « Le cubisme n’est pas boche » et à la suite d’articles de mon confrère Roger Allard, M. Louis Dimier, peu suspect de favoriser en France ce qui sent peu ou prou le boche, alla jusqu’à écrire dans L’Action française un article où le cubisme était traité sans antipathie.

En effet, les Allemands ont peu brillé dans l’art moderne, et pour m’en tenir à la seule peinture et même à la faction la plus moderne de l’école moderne, on ne saurait citer dans le cubisme un seul nom allemand qui vaille la peine d’être mentionné. C’est un hasard, car il y avait à Paris avant la guerre un grand nombre de rapins boches. Aucun d’eux n’est parvenu à se faire un nom même secondaire dans l’école moderne qui florissait en France.

En effet, le cubisme et son frère le futurisme ressortissent si essentiellement à la civilisation latine, que le petit nombre d’artistes qui forment ces écoles, ou plutôt cette école, appartiennent tous aux trois nations française, espagnole et italienne.

Les censeurs atrabilaires qui décernent à tort et à travers l’épithète de boche auraient pu voir que l’école moderne avait livré, avec le courage le plus admirable, un combat victorieux à l’académisme qui ne s’en relèvera pas et qui, lui, est bien d’origine boche.

Si l’on s’était aperçu de cela en haut lieu, nous n’aurions pas en ce moment au musée du Luxembourg cette regrettable exposition interalliée où l’on nous montre tout ce que l’incompétence parfois la plus ruskinienne a pu recueillir de plus académiquement winckelmannien, aussi bien en Italie qu’en Angleterre.

C’est grand-pitié de voir que les pouvoirs publics se soucient si peu de l’art qui constituait l’honneur français aux yeux des étrangers.

On doit, dit-on, organiser des expositions de propagande dans les pays neutres  ; il faudrait en profiter pour mettre à jour ce malheureux musée du Luxembourg qui faisait l’étonnement de tous les étrangers qui venaient à Paris, vraiment scandalisés du peu de cas que l’on faisait en France de la peinture française.

Aujourd’hui, après avoir parcouru les salles de notre musée des artistes vivants, on comprend qu’il se soit constitué récemment une association « Art et liberté » fondée pour l’affirmation et la défense d’œuvres modernes.

[1916-12-29 Paris-Midi] Nos échos.
Le burin §

Paris-Midi, 29 décembre 1916.
[OP2 1317]

Le graveur J. Laboureur qui occupe ses loisirs d’interprète sur le front anglais à graver au burin (métier merveilleux et trop délaissé par les jeunes) des estampes célébrant l’armée de nos alliés, le casque, la pipe et les éclatements de marmite, a envoyé à ses amis une jolie carte de Christmas pour 1917. Le burin représente un Tommy passant à travers la boue d’un village du front et ayant l’air, en mâchonnant son brûle-gueule, de dire comme nos poilus : « Service… Service… jugulaire… jugulaire… le tout c’est de ne pas s’en faire. »

[1917-02-17 Paris-Midi] Le Bloc latin.
Doit-on créer une confédération latine ? §

Paris-Midi, 17 février 1917, p. 000.
[OP3 473-476]

MM. Guglielmo Ferrero et J. Luchaire ont recueilli dans les publications de la Revue des nations latines un certain nombre d’opinions sur les formes de la collaboration entre les puissances latines après la guerre. Il semble bien que le bloc latin soit en train de se souder et qu’un impérialisme méditerranéen se prépare à affirmer sa puissance civilisatrice.

« Nous croyons le moment venu », disent les deux éminents historiens dans leur « Avant-propos » à l’enquête, « de traiter le problème directement. Notre enquête n’entend pas devancer l’opinion, mais l’aider à se révéler à elle-même et à se coordonner. »

Enquête opportune, puisque beaucoup de gens sont déjà d’accord sur quelques points que voici et dont l’importance n’échappe à personne.

C’est, avant tout, le problème de la population qui nous montre qu’aucune des nations latines n’atteint quarante millions d’habitants, ce qui en face du bloc germanique est une cause manifeste d’infériorité. Réunies, fédérées, au contraire, les nations latines peuvent s’opposer à n’importe quelle race coalisée contre elles.

Il ne faut cependant pas manquer d’observer que si la France ne paraît pas encore décidée à prendre le parti de se repeupler, l’Italie au contraire croît et multiplie de telle sorte que, dans une récente interview avec un rédacteur de la Morning Post, M. Venizelos qui observe l’Italie avec intérêt a pu dire que dans cinquante ans ce sera une nation de soixante millions d’habitants.

Le second point sur lequel, au dire de MM. Ferrero et Luchaire, on semble être d’accord c’est la similitude des langues et de tempérament, de traditions et d’aspirations, qui permet d’envisager la possibilité d’une union intime : collaboration, voire fédération.

« Et d’autre part, ajoutent les enquêteurs, l’histoire enseigne que de telles unions peuvent exister, sans léser l’indépendance matérielle et morale des peuples confédérés. »

Le troisième point qui rallie l’opinion des gens sensés c’est que :

« Pour les peuples de moyenne force que nous sommes, dans le monde tel qu’il est aujourd’hui, se refuser à examiner les moyens de tripler leur poids dans la balance des nations, de créer un organisme de première grandeur pour la production, l’exportation et l’action, de s’assurer une indépendance large et sereine — se résigner au contraire ou à devenir des satellites des plus grandes, ou à vivre dans la pénible et dangereuse tension des gens qui tiennent un rang supérieur à leurs moyens — , serait peut-être une espèce de suicide. »

Enfin, il semble aux deux observateurs de la vie politique contemporaine que si l’idée de fédération n’est pas encore du domaine de l’opinion publique, elle n’est cependant pas repoussée dans les milieux autorisés.

C’est pourquoi l’enquête comprend cinq questions. La première relative aux avantages et aux désavantages du projet, la deuxième concernant les difficultés auxquelles on se heurterait, la troisième ayant trait aux libertés, aux particularités nationales à conserver en cas de confédération, la quatrième touchant les institutions qui composeraient l’organisme commun des fédérés. La cinquième enfin, et la plus importante de ces questions, demande quelle serait la politique étrangère d’une telle fédération.

La réponse de M. Henry Simon, député et membre de la commission des Affaires étrangères, est dictée par un bon sens supérieur : « Si nous voulons aboutir à une fédération, ayons d’abord une politique italienne. » Et ce conseil est plus important qu’il n’y paraît à l’abord, car, avoir une politique italienne, c’est encore avoir une politique méditerranéenne et une politique orientale. Notre politique méditerranéenne semble se borner depuis quelques années au bassin de la Méditerranée et de l’Orient qui peut nous aider à avoir une politique italienne consciente de nos droits et de ceux de notre grande alliée.

Pour M. Adolphe Landry, « l’Union latine » doit comprendre la Belgique, la France et l’Italie.

« Quels profits n’apporterait-elle pas aux trois nations ! ajoute M. Landry.

« Tout d’abord, l’accroissement de puissance. L’avenir, il n’en faut pas douter, est aux grands États. Avec leur population énorme, l’Empire russe, l’Empire britannique, les États-Unis, lorsqu’ils auront mis en valeur les ressources immenses dont ils disposent, représenteront dans le monde des forces auprès desquelles des États de quarante millions d’habitants, comme la France et l’Italie, compteront pour peu. Mais que ces derniers États, médiocres par la population, décident d’associer leurs destinées, comme la situation change ! L’Union qu’ils forment, en tenant compte des colonies qu’ils possèdent, peut faire équilibre aux colosses dont nous parlions. Quelle sécurité dès lors pour les Français, pour les Italiens, pour les Belges ! sans parler du sentiment d’orgueil qu’ils éprouveront de se sentir membres d’une entité politique égale aux plus grandes. »

Les nationalistes italiens, comme ceux qui publient L’Idea nazionale (qui est à peu près en Italie ce qu’est en France L’Action française) sont pour la « confédération », et par la plume autorisée de Francesco Coppola ils s’expriment ainsi :

« Après cette guerre, il restera un bloc austro-germanique, dont nous connaissons désormais la force agressive ; nous verrons d’autre part, aussitôt qu’il aura l’accès à la mer libre, l’énorme bloc slave développer toutes ses valeurs ; un autre bloc énorme, l’Empire britannique, se maintiendra lui aussi et resserrera son unité intérieure. En face de ces gigantesques forces la France et l’Italie isolées seraient chacune trop petite et trop faible. Le salut et l’avenir de l’Italie et de la France sont entièrement dans leur entière solidarité. »

Et pour finir l’examen de cette enquête palpitante d’intérêt sur la formation du « bloc latin » s’opposant avant tout au bloc germanique, il convient de citer l’opinion de cet esprit à facettes qu’est le brillant M. Borgèse.

« De l’examen des défauts et des besoins de chacun résulte la proposition de l’Union latine. Il suffirait que l’Italie et la France fussent d’accord pour que la Fédération latine devînt en quelque temps un fait accompli. L’union durable de la France et de l’Italie et de l’Espagne à laquelle adhéreraient les plus petits peuples avec leurs possessions, leurs influences, leurs ressources de tout genre, satisferait les besoins des contractants, libérant chacun de la nécessité de conduire avec adresse sa manœuvre politique. Aucun d’eux n’aura à craindre le péril du satellitisme : un nouveau soleil, rayonnant de lumière autonome, resplendira parmi les soleils impériaux de la terre. » Quelqu’un qui passa en Italie en compagnie de D’Annunzio l’année 1915, m’a raconté les soirées inoubliables qui à Rome précédèrent l’entrée en lice de l’Italie.

L’opinion d’un pays qui a vécu ces heures de fièvre enthousiaste n’est pas douteuse, et l’opinion française, on le sait, est acquise, depuis le jour où, à la déclaration de guerre aucune goutte de sang ne vint rougir la candeur éternelle de la neige à notre frontière des Alpes.

[1917-02-17 Paris-Midi] Reculades allemandes.
Sur quatre points, les Allemands cèdent aux États-Unis §

Paris-Midi, 17 février 1917, p. 000.
[OP3 476-478]

On commente beaucoup la quadruple reculade de l’Allemagne qui, après s’y être longtemps refusée, a mis en liberté les soixante-douze matelots américains détenus à bord du Yarrowdale.

La longue dépêche de Schuete, un des trois journalistes restés à Berlin et correspondant des Chicago Daily News, souligne bien la reculade de l’Allemagne : « Le ministre Zimmermann, dit Schuete, est résolu à ne pas permettre qu’un fait de ce genre s’oppose à ce que les relations soient aussi amicales que possible entre deux nations qui ont rompu entre elles les relations diplomatiques ; c’est pourquoi il a ordonné la mise en liberté des Américains sans conditions. »

L’Allemagne craint les responsabilités que la guerre entraînerait pour elle. C’est pourquoi elle tente de les rejeter sur l’Amérique et fait mine de se montrer conciliante pour pouvoir répéter à ses alliés, las des guerres et des tueries : « Nous n’avons pas voulu cette nouvelle déclaration de guerre. »

M. Schuete signale bien la reculade allemande… tout en la démentant, ce qui est, sans doute, un trait unique d’humour américain :

« Les milieux gouvernementaux sont décidés à ne prendre aucune mesure qui puisse entraîner la guerre, sauf dans la zone de guerre sous-marine, où ils saisiront toutes les occasions de mettre énergiquement en pratique leur déclaration. Il n’y aura pas de reculade (es gibt kein Zurueck). »

Sur la question même du « blocus », c’est le correspondant de l’American, Hale, qui est chargé de souligner la reculade. D’après les explications que la Wilhelmstrasse lui a donné mission de fournir, il n’y a pas de « blocus » allemand par les sous-marins, mais seulement un certain nombre de zones prohibées où la navigation serait dangereuse, Sperrgebiet signifiant non pas « blocus » mais « zone fermée ».

Puisque l’Allemand est une langue aussi imprécise, pourquoi la Wilhelmstrasse n’y renonce-t-elle pas, à l’exemple de la monarchie austro-hongroise, où le français est toujours la langue diplomatique. La vérité est que l’Allemand recule, selon son habitude, pour mieux sauter.

Hale nous apprend, toujours dans l’American, que l’Allemagne recule aussi sur la question des « couleurs » qu’elle prétendait imposer aux neutres.

« Pour toutes les questions de détail, telles que les couleurs particulières dont les navires doivent être peints, la délimitation des routes maritimes, etc. , la discussion est parfaitement possible et des modifications peuvent être apportées par un accord réciproque. »

Enfin, dernière reculade, l’Allemagne n’ose, à la face des derniers neutres, entraver le ravitaillement de la Belgique et des départements français envahis et l’on a appris que l’autorité allemande laisse aux délégués américains l’autorisation de continuer l’œuvre de secours en Belgique et dans le nord de la France. Une note officielle a été adressée à cet effet, le 10 février, au protecteur diplomatique de secours.

Le ministre des États-Unis à Bruxelles aura la liberté de participer à la direction centrale de l’œuvre. Les autorités allemandes sont disposées, comme par le passé à accepter toutes les demandes de la commission de secours de la Belgique.

Mais on se demande ici jusqu’à quel point ces promesses seraient observées au cas où la guerre éclaterait, et, de plus en plus, on la sent, en Amérique, inévitable.

[1917-02-18 Paris-Midi] Mittel-Europa.
La mise en tutelle de l’Autriche.
Charles Ier pourra-t-il échapper à Guillaume II ? §

Paris-Midi, 18 février 1917, p. 000.
[OP3 478-481]

Charles Ier ou Charles IV voudrait bien sans doute qu’on l’appelât un jour Charles Quint. Mais pour que le soleil ne se couche pas sur ses États, il faut que l’Allemagne des Hohenzollern diminue au lieu de grandir et le Kaiser Guillaume II n’a pas été sans s’inquiéter du nouvel esprit philoslave et anti-allemand qui anime la politique du dualisme régi par les Habsbourg et destiné à se transformer en trialisme.

En ce qui concerne la monarchie d’Autriche, l’esprit de l’archiduc Ferdinand qui eût été empereur et qui fut tué à Sarajevo, est revenu présider à cette guerre née de son dernier soupir.

L’activité pacifiste de l’empereur Charles, de l’impératrice même, ne sont plus un mystère pour personne.

Pour sauver la maison d’Autriche et son Empire en atteignant son but de paix, l’empereur Charles a fondé sa politique sur les aspirations des Slaves dans ses États.

Sans accord véritable avec Vienne et même avec une certaine hostilité, on poursuit d’ailleurs à Berlin une politique parallèle, dont le résultat, si elle aboutissait à quelque chose, serait la balkanisation de l’Europe, c’est-à-dire la tranquillité bannie à jamais de l’univers.

Les Alliés (et les Italiens sont compris dans ce mot, car, en Europe civilisée, il ne peut y avoir deux politiques vis-à-vis de l’Autriche) doivent regarder avec une curiosité mêlée d’intérêt, les efforts que fait la monarchie austro-hongroise pour se « démitteleuropéaniser ».

Le mot est dur mais il est d’origine boche et disons, si l’on veut, « décentraliser » ; c’est la même chose ! Toutefois, il ne faudrait pas que l’Allemagne, voyant que son rêve mitteleuropéen ne se réalise pas, parvînt à balkaniser l’Europe.

On sait que la paix est voulue à Berlin comme à Vienne, mais à Vienne comme à Constantinople, ce n’est pas une paix lointaine que l’on désire, c’est une paix immédiate. Cette nécessité est, pour l’Autriche, la conséquence de sa situation intérieure, véritablement désastreuse, à un moment où sa situation militaire sur les différents fronts a besoin de tout le prestige allemand pour se maintenir.

Au reste, cette ferveur pacifiste n’est pas vue d’un très bon œil à Berlin et l’on craint que l’empereur Charles, dans son ambition (à Berlin on dit « folie ») d’être le restaurateur de la paix du monde, ne compromette gravement les intérêts germaniques et c’est pourquoi le Kaiser de Berlin a été à Vienne et toute la presse allemande s’emploie à calmer la fureur de tranquillité du jeune empereur.

Celui-ci, d’ailleurs, qui a parfaitement envoyé au pape la lettre où il l’incitait à prendre l’initiative des démarches pour la paix (mes sources sont sûres), malgré qu’il semble toujours céder à son allié, j’allais écrire son maître, ne paraît pas disposé à se laisser impressionner par les conseils de Guillaume. C’est pourquoi l’empereur Charles a évoqué à la Hofburg l’esprit de l’archiduc Ferdinand.

La victime de l’attentat de Sarajevo, suivant un bruit qui court avec persistance depuis quinze jours, hante aussi le Hradschin de Prague et ceux qui veillent peuvent la nuit voir celui qui le premier rêva de s’appuyer sur les Slaves passer et repasser, ombre blanche, devant les fenêtres de la salle de la Défénestration.

Aussi est-ce avec étonnement que les illustres interlocuteurs de la conférence de Rome ont reçu une adresse des personnalités tchèques résidant à l’étranger. Dans ce document, qui a été pris en considération, comme le démontre la réponse à M. Wilson, les Tchèques disaient qu’il était temps de s’occuper de la Bohême, qui, comme la Pologne, comme tous les peuples opprimés, revendiquait ses droits et sa liberté et appelait sur ce problème l’attention des chefs des gouvernements alliés réunis à Rome. Mais le point singulier du document résidait dans l’allusion qui était faite à la bonne volonté de l’empereur Charles vis-à-vis des Tchèques, bonne volonté contrecarrée par la pression du gouvernement berlinois.

On sent, derrière le document, la main des agents autrichiens qui fomentent l’agitation en faveur d’une paix dite « paix allemande » ou « paix austro-hongroise » mais bien « paix slave », parmi les réfugiés de Zurich… et il y en a d’importants.

D’autre part, on a lu en France les extraits des journaux socialistes d’Autriche, qui demandent qu’on évacue la Serbie et le Monténégro, au cas même où les Allemands n’évacueraient pas la Belgique et le nord de la France. On ne fait même pas allusion à la Roumanie. On reconnaît bien là l’esprit de l’archiduc slavophile que la police autrichienne, sur l’ordre du vieux slavophobe François-Joseph, fit assassiner et dont l’assassinat fut travesti en attentat slave, tandis qu’il n’en était rien.

Pendant ce temps, on traite pour la création d’un royaume slave sous la protection autrichienne, royaume fait de l’union de la Serbie et du Monténégro, partie de la Bosnie, littoral de Raguse et Cattaro, sous le sceptre du prince Mirko qui préconise ce moyen comme le seul pratique d’arriver à l’unité pour les Sud-Slaves.

Les diplomates alliés semblent d’ailleurs avoir complètement déjoué ce plan. Et on ne peut que les en féliciter car s’il est intéressant d’observer les menées de l’empereur Charles, il convient, avant tout, de ne donner dans aucun piège et de déjouer les plans ennemis si pacifiques paraîtraient-ils tout d’abord.

Berlin, d’autre part, ne perd pas de temps et, pour faire contrepoids à l’Autriche, cherche à balkaniser l’Europe et avant tout la Russie, en créant plusieurs courants en Pologne et en organisant dans les camps de prisonniers une propagande très bien faite en vue d’éveiller le sentiment national des Ruthènes et des Cosaques, qu’elle voudrait amener à se séparer de la Russie.

[1917-02-19 Paris-Midi] Nos échos

Carolus-Duran §

Paris-Midi, 19 février 1917.
[OP2 1317-1318]

Carolus-Duran était un des derniers exemples de nom romantique latinisé, comme Petrus Borel, Aloysius Bertrand, etc. Il inventa la peinture transatlantique que cultivèrent avec beaucoup d’éclat et de profit MM. Bouguereau, Benjamin Constant, Gabriel Ferrier…

Une fois, un riche israélite de Mayence, établi depuis quelques années à Paris où il avait fait fortune, vient lui commander le portrait de sa femme et laisse échapper cette réflexion :

« Comme vous êtes heureux de vous appeler Duran ! Je donnerais beaucoup pour m’appeler Duran…

— Et moi, dit le peintre, qui aimait les noms ronflants, je donnerais beaucoup pour m’appeler le chevalier de Lévis. »

C’est à Boston, croyons-nous, que l’on conserve un des premiers de ces costumes de fantaisie en velours que Carolus-Duran aimait mettre quand il était à son atelier et recevait ses riches clients d’outre-mer.

Le costume est en velours noir doublé de soie crème, les pantalons sont à sous-pied.

Depuis qu’il avait quitté la villa Médicis, on le voyait encore, vieux et vénérable, mais toujours une jolie flamme dans l’œil, arpenter lentement les salles des Artistes français, la veille de l’avant-vernissage, et il échangeait toujours avec ce charmant « maréchal Niel », qui était le doyen des critiques d’art, des propos sur Baudelaire, sur Coquelin cadet, sur l’année où l’on portait des pantalons à carreaux, etc.

[1917-02-20 Paris-Midi] L’Union des alliés.
À Pétrograd on a scellé l’alliance de l’Italie et de la Russie §

Paris-Midi, 20 février 1917, p. 000.
[OP3 481-482]

Comme aujourd’hui les Balkans n’existent pour ainsi dire pas pour l’Entente, les relations entre la Russie et l’Italie s’améliorent ou plutôt s’établissent sur des bases commerciales qui, pour les États, sont peut-être plus importantes que les relations basées sur la finance en dehors du négoce.

La restauration de la Serbie et de la Roumanie, l’anéantissement de la Bulgarie et la russification de Constantinople permettront la continuation d’une amitié italo-russe dont les premières assises furent posées à la Consulta lors de la conférence de Rome.

Mais ce qui fut discuté à Rome touchait de très près à la Russie, et la bonne volonté de l’Italie apparut si clairement aux hommes d’État russes, que ceux-ci accueillirent les délégués de l’Italie à Pétrograd avec un enthousiasme de bon augure, et il semble que lorsque le testament de Pierre-le-Grand sera exécuté en ce qui concerne l’Occident, la Russie laissera l’Italie libre de gravir à son aise les Échelles du Levant, où l’Italie n’aura aucune peine à s’entendre avec nous.

L’Italie et la Russie sont aussi les greniers à hommes qui repeupleront après la guerre les pays de l’Entente, France, Angleterre et Belgique, qui, comparativement, auront plus souffert au point de vue de la population.

L’industrie naissante et intacte de l’Italie trouvera en Russie un vaste champ ouvert à son activité.

L’industrie italienne prendra sa place à côté des industries belges et françaises qui peuvent fort bien admettre dans l’Empire des tsars un troisième concurrent.

Car il s’agit avant tout de remplacer l’Allemand, l’Allemand qui a imposé là-bas sa langue, sa marchandise et ses habitudes de crédit.

Il s’agit de prendre cette vaste clientèle et de ne pas l’abandonner aux nouvelles puissances extra-européennes.

C’est pourquoi il faut souhaiter que l’Italie se hâte de prendre sa place en Russie, et cette solidarité commerciale et industrielle des pays latins vis-à-vis des Slaves sera un premier pas et non le moins important sans doute vers la confédération des races latines.

[1917-02-20 Paris-Midi] Nos échos

Carolus-Duran §

Paris-Midi, 20 février 1917.
[OP2 1318]

On ignore généralement comment M. Charles Durand devint Carolus-Duran.

Il trouvait que son nom tel qu’il lui avait été transmis par ses ancêtres n’était pas assez ronflant pour sa clientèle d’outre-mer.

Le peintre de L’Assassiné essaya tout d’abord d’anagrammatiser, mais le résultat ne lui parut pas agréable à l’oreille. Il vit aussi quelque avantage à conserver une consonance française à son nom.

Il se contenta donc de laisser tomber le d final, ce qui enlevait de la banalité à Durand, tout en lui laissant de la familiarité.

Quant au nom de Carolus, il le trouva un jour qu’un poète de ses amis, au lieu de l’appeler simplement « Charles », le nomma en manière de plaisanterie « Carolus Magnus ». Il garda le « Carolus » et n’eut pas lieu de s’en repentir car c’est à la singularité de son pseudonyme, à la fois pédant et courant, qu’il dut une partie de son succès.

Il faut ajouter que Carolus-Duran professait sur les grands peintres, ses devanciers, des opinions le plus souvent inattendues. C’est ainsi qu’il trouvait Rubens un peu « glaireux ».

Le mot d’ailleurs n’a pas fait fortune.

[1917-02-21 Paris-Midi] L’Autriche au pied du mur §

Paris-Midi, 21 février 1917, p. 000.
[OP3 482-483]

L’Autriche qui n’avait aucune hâte de rompre avec les États-Unis va se trouver dans l’embarras du fait de la remise par M. Penfield, ambassadeur américain, au Ballplatz, d’un mémorandum dont le ton est remarquable car il pose, avec une courtoisie sans ambages, mais avec une netteté qui ne laisse pas d’échappatoire, la question de l’attitude que prendra l’Autriche-Hongrie au sujet de la guerre sous-marine à outrance.

On sait que la première note par laquelle l’Autriche s’associait à la campagne de l’Allemagne, mais sans préciser de détails relativement aux personnes, avait été remise à Vienne à l’ambassadeur. C’est pourquoi la démarche d’aujourd’hui a été faite par l’ambassadeur même et ne vient pas de Washington directement.

Cela signifie que la situation n’est pas encore tendue à l’extrême et que l’Amérique a foi en une certaine bonne volonté de la part de l’Autriche.

Cette attitude, somme toute bienveillante, est soulignée plus clairement encore s’il se peut par la récente nomination d’un nouveau chargé d’affaires américain à Vienne, nomination destinée sans nul doute à montrer qu’aucun nuage n’est encore venu voiler le ciel des relations austro-américaines.

La scène du drame qui va se jouer s’est passée jusqu’ici à Vienne. Il se peut qu’elle se passe demain à Washington et qu’au lieu d’être admis à présenter ses lettres de créance, le comte Tarnowski reçoive ses passeports.

Ce résultat paraît aujourd’hui probable. On n’en attend pas moins une réponse marquée au coin de la plus pure politesse autrichienne. Mais le président Wilson ne laissera pas s’éterniser un flirt qui peut coûter la vie à de nombreux Américains. L’Autriche devra s’expliquer ou, comme l’a laissé entendre le comte Tarnowski, l’empereur Charles, réprouvant la piraterie tirpitzienne, donnera des assurances que les vies des neutres seront respectées et que le droit d’un citoyen américain à voyager sur mer sera reconnu, ou bien, ayant cédé aux instances de Guillaume II, l’empereur d’Autriche se fera son complice.

Dans le premier cas, l’attitude de l’Autriche vaudrait la peine qu’on s’y intéressât de très près…

Dans le second, les chances de guerre entre les Centraux et l’Amérique deviendraient plus grandes à cause de l’irritation qui suivrait une désillusion.

N’oublions pas que le président Wilson croit jusqu’ici à la bonne volonté de l’empereur Charles. C’est pourquoi il le met en demeure de la montrer publiquement.

Mais, on veille à Berlin avec un soin jaloux sur les résultats que pourraient avoir les velléités pacifistes du nouveau souverain.

[1917-02-25 Paris-Midi] Nos lectures

« L’écrivain le paria » §

Paris-Midi, 25 février 1917.
[OP2 1316]

M. William Vogt ne serait-il pas un de nos meilleurs polémistes ? Il est ardent, plein de bonne humeur, de verve et de bon sens. Après avoir démasqué l’infâme rictus de Bismarck, après avoir donné un pendant moderne au célèbre Alphabet de l’imperfection et malice des femmes, le voilà qui dénonce l’injustice de la situation de l’écrivain vis-à-vis de celle qui est faite au peintre dans la société actuelle. Le salaire du premier est infime près de celui du second.

D’autre part, la liberté du peintre est énorme, celle de l’écrivain diminue de jour en jour et l’équivalent d’une Vénus du Titien en littérature suffirait à classer son auteur comme pornographe indésirable, tandis que la réputation de l’artiste ne souffre point des nudités qu’il peint, bien au contraire.

[1917-03-18 Paris-Midi] Hier et aujourd’hui §

Paris-Midi, 18 mars 1917, p. 000.

Un présage sinistre au couronnement de Nicolas II. Les pigeons de la Khodinka §

[OP3 483-485]

Nicolas II a déposé la couronne à Pskof, à deux cent soixante-quatorze kilomètres au sud-ouest de Pétrograd, dans un latifundium dont les colombiers sont renommés dans toute la Russie.

En signant son abdication, si quelque pigeon a pris son vol devant lui, le tsar s’est souvenu sans doute, des tertres de cadavres humains de la Khodinka et des cadavres ailés du tir au pigeon de la Khodinka dont le sang ineffaçable tacha son règne tout entier dès le jour du couronnement.

Le couronnement de Nicolas II eut lieu en mai 1896. Le 18, lors de la fête populaire, à la Khodinka, un accident affreux, qui était aussi un présage, fit que le sang du peuple coula abondamment en présence du tsar et de la tsarine.

Depuis la veille, la foule s’amassait à la Khodinka, elle roulait comme un torrent à perte de vue. Elle passa la nuit autour des feux, le long des baraquements à dents de scie, dont la ligne interrompue par les ouvertures à biseaux fuyait au loin, plus loin, semblait-il, que l’horizon même.

À chaque instant des déléguées chargées de vivres passaient entre les groupes qui devenaient de plus en plus compacts. Çà et là s’organisaient des rondes de jeunes gens et de jeunes filles, des hommes chantaient.

Devant les ouvertures se dressaient des bustes de cosaques, de gendarmes et parfois, un cheval s’étant cabré, des cris d’humains écrasés s’élevaient comme de sinistres croassements de corbeaux.

Le lendemain, le service d’ordre fut mal fait. À 2 heures de l’après-midi, le tsar et la tsarine parurent dans la tribune. On joua l’hymne russe de La Vie pour le tsar.

Des applaudissements frénétiques s’élevaient de la foule de cinq cent mille personnes qui ensuite se précipitèrent vers les ouvertures pour y passer une à une et y recevoir le mouchoir, le gobelet, le pain traditionnels et se répandre ensuite dans la plaine où s’élevaient des théâtres, des cirques, des estrades, des musiciens.

Hélas ! les réjouissances populaires s’achevèrent dans le sang et devant les souverains hiératiques trois mille, quatre mille, sept mille personnes, selon les diverses évaluations périrent étouffées, écrasées, et les musiques lointaines ne parvenaient pas à couvrir l’effroyable clameur de l’agonie populaire.

Après le désastre de la Khodinka on pensait que les fêtes officielles seraient interrompues.

Mais le ministre fit seulement passer à la presse l’avis suivant : « Le bureau des correspondants ne pouvant, à cause de l’encombrement, contrôler et viser la copie de tous les journalistes, leur rappelle qu’ils doivent s’abstenir de commenter le regrettable incident du 18 mai. »

Et les fêtes continuèrent.

[Le soir même eut lieu le bal de l’ambassade de France.]

Le 19 les souverains donnèrent un dîner de quatre cent trente-deux couverts.

Le 20 la fête se transporta chez le grand-duc Serge.

Le 21 eut lieu le bal de la noblesse.

Le 23 l’ambassadeur d’Angleterre donna à dîner et le lendemain ce fut au tour de l’ambassadeur d’Allemagne de donner une soirée.

Mais le 25, eut lieu la sérénade, la grande revue et le tir aux pigeons à la Khodinka.

Les cadavres étaient entassés en enfilade le long des baraquements, on les emportait entassés sur des camions. L’odeur était épouvantable et les grands-ducs, les diplomates qui se rendirent au tir au pigeon se bouchaient le nez d’horreur.

Le peuple russe pense que c’est un péché de tuer les pigeons. Ceux qui dans les tas de cadavres cherchaient un parent, un être aimé, entendaient avec une douleur sans limite la fusillade.

L’opinion populaire fut qu’après avoir tué les corps on essayait de tuer les âmes.

Philippe, le guérisseur §

[OP3 485-486]

Au moment où disparaît le tsar mystique et généreux, au moment où des souvenirs de son règne apparaissent en foule, on peut rappeler l’influence considérable dont jouit pendant quelques années et le rôle important que joua à Pétrograd, le guérisseur Philippe.

On sait que celui-ci, déjà connu en Russie, vit tout à coup sa personnalité grandir, quand se fut réalisée une prédiction qu’il avait faite. Pendant la grossesse de la tsarine, Philippe, appelé à Pétrograd, déclara que l’enfant que le couple impérial attendait serait cette fois, un héritier… À partir de ce moment, l’influence de Philippe ne cessa de grandir : il fut comblé d’honneurs ; il nous souvient d’avoir vu un portrait du guérisseur, en uniforme de général de division, grade que le tsar lui avait conféré, en même temps qu’il lui faisait octroyer, par une université russe — Moscou, si nos souvenirs sont exacts — le diplôme de docteur en médecine ; car Philippe, intelligent et habile, était pourtant presque illettré ; son écriture était abominable, son style maladroit, son orthographe extravagante…

Cette question du diplôme donna lieu à quelques incidents. Le guérisseur Philippe avait eu à plusieurs reprises maille à partir avec les autorités lyonnaises, et il fut traduit plusieurs fois devant le tribunal correctionnel pour exercice illégal de l’art de guérir : le diplôme russe à lui seul ne conférait pas le droit d’exercer la médecine, et Philippe ne se sentait pas de force à passer le moindre examen devant un jury de professeurs ; il n’hésita pas à demander au tsar — et à obtenir de son indulgente faiblesse — une démarche auprès du gouvernement français et du président de la République. Cette démarche eut lieu pendant le séjour du tsar et de la tsarine à Compiègne, et le souverain autocrate eut l’air très péniblement affecté que le président de la République ne pût faire donner à un diplôme russe une valeur effective sans passer par les formalités de la loi.

Philippe tomba en disgrâce pendant la guerre japonaise : il avait voulu faire de la haute politique ; au début de la guerre, il prédit au tsar la victoire ; celle-ci ne vint pas et la Russie conclut la paix — malgré Philippe qui ne se releva pas de l’échec de ses prédictions.

[1917-03-27 Paris-Midi] Nos échos

« La Rondine » §

Paris-Midi, 27 mars 1917.
[OP2 1319]

La Rondine ! La persistance de l’e final de ce mot dans toutes les notes qui paraissent à propos du nouvel opéra de M. Puccini montre que c’est d’un pluriel qu’il s’agit : Le Rondine, en français « Les Arondes », ou si l’on préfère : « Les Hirondelles ».

Mais qu’importe aux lanceurs de la chose une faute d’italien, voire de français !… Une hirondelle de plus ou de moins ne fait pas le printemps.

[1917-04-12 Paris-Midi] Nos échos

Napoléon à la chinoise §

Paris-Midi, 12 avril 1917.
[OP2 1319]

À la vente de la collection Meachem, composée de livres et de gravures relatifs à l’histoire de Napoléon, figurait un curieux dessin à la plume, portrait de l’Empereur, fait par un artiste chinois errant à travers l’Europe en ce temps-là et traversant Fontainebleau pendant un des séjours de l’Empereur.

Ce dessin a atteint le joli prix de 3 750 francs.

[1917-04-13 Paris-Midi] Nos échos

Les « balleteuses » §

Paris-Midi, 13 avril 1917.
[OP2 1319-1320]

Que sont devenues les ballerines auliques qui constituaient à la cour de Russie un corps de ballet qui méritait bien qu’on l’appelât un corps d’Etat, car en Russie, sous l’ancien régime, beaucoup de choses de la politique venaient de la danse et s’en retournaient par le tutu, sur les pointes ! comme dirait M. Pierre d’Alheim qui, autrefois, s’était fait l’historiographe de la chorégraphie russe.

L’aristocratie russe, qui parlait presque toujours français, avait inventé un mot franco-russe pour désigner ces danseuses : les balleteuses.

Quelques-unes, celles qui avaient des relations avec la famille impériale, ont été arrêtées.

D’autres, celles qui étaient riches, se sont retirées du mouvement et se reposent à la campagne.

Celles à qui leurs affaires ne permettaient pas semblable luxe ont embrassé la cause du nouveau régime et… n’insistions pas.

Les autres, enfin, celles qui aiment leur art avant tout, espèrent que M. de Diaghilev s’occupera d’elles et pensent, au cours de tournées, rencontrer de-ci de-là, parmi les spectateurs, quelques anciens habitués des ballets de la cour, adorateurs impénitents des balleteuses de l’ancien régime.

[1917-04-17 Paris-Midi] Hier et aujourd’hui

Entre Soissons et Reims la victorieuse avance de nos troupes. Le territoire repris à l’ennemi §

Paris-Midi, 17 avril 1917, p. 000.
[OP3 486-488]

Tandis que nos pièces d’A.L.G.P. atteignent Laon, la bataille continue et tend à s’étendre.

Nulle part depuis la Marne, la bataille n’a été aussi vaste, nulle part, depuis le commencement du monde, la lutte d’artillerie n’a été aussi gigantesque.

La préparation s’est faite silencieusement, dans un ordre parfait.

Des camps énormes bien dissimulés aux vues de l’ennemi ont été créés, des chaussées ont été construites qui resteront après la guerre, dotant cette région, si riche par elle-même, d’artères nouvelles apportant une circulation bienfaisante. Les chemins de fer à voie étroite pourront aussi rester dans ces pays de grande culture où ils rendront des services considérables.

Le tonnerre de l’artillerie retentissait comme un roulement de bon augure.

Jamais le moral du soldat n’avait été aussi élevé parce que jamais l’espoir n’avait été aussi grand.

Les résultats de la bataille de la Somme, que les armées franco-britanniques recueillent en ce moment, étaient un stimulant magique.

L’effort des Alliés est maintenant réalisé. Voici les canons, les munitions dont on manquait. L’armée allemande est désormais à notre merci, car c’est à son outillage seul qu’elle devait sa supériorité passée, la valeur des soldats allemands ayant toujours été très inférieure à celle des poilus français.

Le cran, le mordant sont des mots du français populaire qui n’ont pas d’équivalents en langue boche. Ils désignent, en effet, des qualités essentiellement françaises, aussi importantes, après tout, qu’un outillage perfectionné, puisque pendant de longs mois elles ont suffi à tenir en échec celui que les Allemands avaient mis quarante ans à préparer contre nous. Toutes les petites villes et les villages rapprochés des lignes de Soissons à Reims ont été les centres de cet agencement du front pour la grande offensive.

Jamais Fismes, par exemple, la coquette petite ville de l’Aisne, qui depuis « la Marne », attend impatiemment l’heure où nos troupes la vengeront de l’éphémère occupation allemande, n’a été le théâtre d’une circulation aussi intense.

Les notables qui ont subi l’injure d’être les otages d’une Kommandantur provisoire sont tout frémissants de fièvre patriotique.

L’un d’entre eux, érudit, déclare que sans doute, depuis le couronnement des rois qui s’arrêtaient à Fismes avant d’aller à Reims, la ville n’avait été si animée.

Et le vieux maire, M. Tourneur, indiquant le pont de Fimette : « C’est par là qu’ils ont dû s’enfuir, c’est par là que passent les troupes qui les bouteront hors de France ! »

Sur l’ordre du général Micheler, c’est l’armée de droite, commandée par le général M…l, qui s’est ébranlée la première avec une force irrésistible, si irrésistible que les Allemands, qui attendaient le choc, durent céder, et cela dans des endroits aussi bien organisés que les tranchées du bois des Buttes, à Berry-au-Bac qui, durant des mois et des mois, fut l’enfer de cette région, tandis que tout le reste du front d’attaque fut longtemps considéré comme une sorte de demi-paradis comparativement aux enfers de l’Artois et de la Champagne.

Justement, et c’est ce qui montre la perfection de notre préparation, c’est dans le secteur le plus difficile entre Craonne et Berry-au-Bac que notre avance a été le plus loin. L’ouvrage fortifié du bois des Buttes, relié par plusieurs systèmes de tranchées et des réseaux électriques aux avancées de Berry-au-Bac, a été enlevé de haute lutte. Les morts de la 55e division, du 86e territorial, du 96e sont ainsi vengés ; la Ville-au-Bois est prise, Loivre est enlevé. Nous sommes aussi aux abords immédiats de la forêt et du fort de Brimont.

À gauche, l’action s’engagea un peu après. La bataille fut une des plus violentes qui aient jamais eu lieu.

Entre Soissons et Craonne, toute la première position allemande, composée de plusieurs lignes de tranchées particulièrement perfectionnées pendant des mois et des mois de tranquillité, a été prise par nos troupes, et les réserves allemandes, sans cesse amenées sous le feu terrible de notre artillerie, n’ont pu reprendre pied dans ce que nos poilus ont pris avec l’intention d’aller beaucoup plus loin.

Une demi-heure après la bataille, les prisonniers arrivaient déjà. Leur moral paraissait très bas.

Les officiers eux-mêmes ne crânent plus.

On sent qu’il y a quelque chose de changé dans l’armée des Hohenzollern.

À cette heure, le chiffre des prisonniers faits sur le front d’attaque des quarante kilomètres dépasse douze mille. Nous avons capturé un matériel important où l’on compte des pièces d’artillerie lourde.

[1917-05-03 Paris-Midi] Nos échos

Ernest La Jeunesse §

Paris-Midi, 3 mai 1917.
[OP2 1320-1321]

Malgré sa situation importante dans la presse, Ernest La Jeunesse, qui vient de mourir, était quasi oublié de la jeune génération littéraire. Il avait cependant connu le chemin de la gloire universelle avec Les Nuits et les Ennuis de nos contemporains dont le succès fut remarquable ainsi que celui de L’Imitation de notre maître Napoléon. S’il fallait le situer littérairement on dirait qu’il appartient à l’école de Jean de Tinan, mais dans une forme dont l’exemple le plus typique restera Le Jardin de Bérénice.

De cette école, il ne reste plus aujourd’hui qu’un maître sans élèves : M. Paul Léautaud.

Ernest La Jeunesse, s’il ne fut pas un combattant de cette guerre, aura été toute sa vie un militariste averti.

Avec quelle piété il avait recueilli — dans sa chambre d’hôtel du boulevard Beaumarchais, ou à l’office du café Cardinal où il conservait ses collections — les armes, les équipements, les peintures, les miniatures se rapportant à l’armée depuis Napoléon.

C’était la chambre où il était descendu en arrivant de Lorraine pour conquérir Paris.

Il ne déménagea qu’une fois, après un succès anonyme au théâtre.

Ernest La Jeunesse était le dernier boulevardier. Il travaillait au café : le Kalisaya, le Wetzel, le Bols, le Cardinal, le Napo ont été les domaines où il régnait et il y a eu peu de silhouettes littéraires plus populaires que celles de ce grand garçon en veston gris, en chapeau mou, les doigts ornés de bagues d’évêque, et qui connaissait à fond tout l’annuaire militaire dont il précisait les renseignements d’une voix aiguë.

Le Passant §

[1911-11-18 Le Passant] Lettre de Paris.
Interview avec M. François Coppée, de l’Académie française §

Le Passant, nº 4, 18 novembre 1911, p. 5. Source : Princeton University Library.

OP1 1244-1245 ; Le Passant, nº 4, 18 novembre 1911 ; repris dans Le Poète assassiné, chap. XIV. Rencontres. PDF chargé : passant_1911-11-18_N4_005

Quand on parle du Passant, on pense tout de suite à François Coppée et, pour ma part, dès réception du premier numéro du Passant, j’ai regretté que le poète fût mort; sans quoi j’eusse aussitôt sollicité de connaître son opinion sur le Zanetto bruxellois.

Cependant, en pensant à François Coppée, je cheminais à travers Paris et me trouvai soudain au bord de la Seine. Je passai un pont, je marchai quelque temps encore, quand tout à coup j’aperçus devant moi François Coppée lui-même. La rencontre m’était agréable. Le poète fumait une cigarette noire, il était vêtu de noir ; il se tenait bizarrement sur une pierre de taille, et je vis bien à son air pensif qu’il faisait des vers. Je l’abordai et, après l’avoir salué, je lui dis à brûle-pourpoint :

« — Cher maître, comme vous voilà sombre. »

Il me répondit courtoisement :

« — C’est que ma statue est de bronze. Elle m’expose constamment à des méprises. Ainsi, l’autre jour,

Passant auprès de moi, le nègre Sam Mac Vea
Voyant que j’étais plus noir que lui s’affligea…

« Voyez comme ces vers sont adroits. Je suis en train de perfectionner la rime. Ainsi, le distique que je vous ai déclamé rime richement pour l’œil :

Passant…

« — Justement, interrompis-je, je venais vous interroger à propos du Passant… »

« — Voici quelque chose qui, sans doute, fera mieux votre affaire, répondit la statue :

Passant auprès de moi, le nègre Sam Mac Vea
Sur le socle aussitôt ses trois noms écrivit…

« Il y a là un raffinement qui doit vous séduire. C’est la rime pour l’oreille. »

« — Et le Passant, cher maître ?… »

« — C’est mon premier succès, répondit-il, cependant, je viens de composer un petit poème portant le même titre : C’est un monsieur qui passe — le Passant — à travers un couloir de wagon de chemin de fer ; il distingue une charmante personne avec laquelle, au lieu d’aller simplement jusqu’à Bruxelles, il s’arrête à la frontière hollandaise :

Ils passèrent au moins huit jours a Rosendael…
Il goûtait l’idéal, elle aimait le réel…
En toutes choses d’elle il était différent,
Par conséquent, ce fut bien l’amour qu’ils connurent…

Je vous signale ces deux derniers vers. Bien que rimant richement, ils contiennent une dissonnance [sic] qui fait contraster délicatement le son plein des rimes masculines avec la morbidesse des féminines…

« — Cher maître, repris-je plus haut, et le Passant de Bruxelles ? »

« — Mais vous m’embêtez à la fin avec votre Passant de Bruxelles, cria le maître très en colère ; est-ce qu’on me fait seulement le service ? »

— Alors, je vis qu’au soleil levant le bronze noir de la statue était devenu vert.

Tyl.

[1911-11-25 Le Passant] Lettre de Paris §

Le Passant, nº 5, 25 novembre 1911, p. 8, 10.
[OP2 381-383]

Notre correspondant à Paris a pu, grâce à son activité professionnelle, assister à la première séance du Comité pour la liberté de l’art, que notre éminent confrère Paul Reboux, a eu l’ingénieuse idée de réunir.

Notre correspondant nous envoie un compte rendu de cette séance, et ce haut fait journalistique, appelé à un retentissement universel, prend désormais place, parmi les reportages illustres, dans le livre d’or de la presse.

Pour la liberté de l’art… : Le comité se réunit dimanche dernier dans l’hôtel de M. Reboux lui-même, rue de Clichy. J’avais acheté un des domestiques de la maison, je ne dirai pas lequel par un sentiment de discrétion professionnelle que l’on comprendra. Cet être, dont je ne veux même pas dévoiler le sexe, m’avait caché à l’intérieur d’une des ingénieuses machines qui ornent le cabinet de travail de M. Reboux : la machine à lire. Grâce à quoi M. Reboux peut lire quinze bouquins à la fois, et dans le court espace de dix-huit minutes.

Les partisans de la liberté de l’art arrivèrent vers 7 heures du matin ; on forma le bureau : M. Charles-Henry Hirsch présidait, M. Reboux vice-présidait, etc.

À 8 heures, le président ouvre la séance. La parole est à M. Nénuphar Endolori, homme de lettres.

M. Endolori : Comme il est juste, je suis pour la liberté de l’art. Cependant — et je crois rallier ainsi l’avis de tous les citoyens qui m’entourent — je demande que, bien entendu, les Juifs, les étrangers, les protestants, les libres penseurs ne puissent se réclamer de cette liberté afin de propager leurs abominables idées… (Rumeurs.)

Le président agite la sonnette, puis, protestant contre les paroles de l’orateur, il se couvre comme on fait à la synagogue, pour montrer qu’en dépit de son nom il n’a aucune hostilité contre les Juifs. Finalement, on se calme et le président se découvre.

M. Ernest La Jeunesse (qu’une circoncision sans doute poussée à l’extrême a doué d’une voix fière) : À bas les Juifs26 ! Vive l’Empereur !

M. Georges de Porto-Riche dénonce à la vindicte de l’honorable assemblée l’œuvre de M. Alfred Capus… « Certes, que l’on soit gaillard, libre, obscène, je n’y vois pas d’inconvénient, mais je ne veux pas que l’on présente au public un coquin sous des traits sympathiques. Poursuivons le coquin au théâtre… » (Comme il paraît que M. de Porto-Riche est entré en fraude et qu’il appartient à la rédaction d’un journal adverse, on l’expulse à grands cris.)

M. Urbain Gohier : Certes, je suis aussi pour la liberté de l’art, mais il ne faut pas aller trop loin dans cette voie. Je demande des poursuites contre les cubistes qui heurtent trop vivement mon goût pour la peinture.

M. le vice-président Paul Reboux : Je demande des poursuites contre tous ceux qui écrivent en vers libres et, en général, contre tous ceux dont je ne comprends pas bien les livres.

M. Jean Royère : Il faudra, au contraire, poursuivre sévèrement tous ceux qui s’expriment avec clarté. Toute vérité n’est pas bonne à dire et l’œuvre d’art doit être obscure et sibylline.

M. Eugène Montfort : Poursuivons sans pitié tous ceux qui ne savent pas le latin, car ils mettent la langue française en danger.

M. Brunot : Vous n’y entendez rien. Il faut réprimer définitivement l’étude du latin, péril national.

M. Untel, père de famille, demande que la liberté des écrivains n’aille pas jusqu’à mettre les enfants au courant de ce qu’ils sauront un jour. « Les actes sexuels, messieurs, pensons-y toujours mais n’en parlons jamais. »

M. Limpuissant (lauréat de plusieurs académies) : Je propose même que l’on poursuive ces actes eux-mêmes. La pensée moderne peut se suffire, délivrons-nous de toute habitude bestiale.

Le président, voyant que la question a dévié, agite la sonnette.

Le vice-président : Il me semble que nous sommes tous d’accord. La liberté de l’art est pour nous tous un dogme intangible.

À ce moment, on apporte une lettre que le président décachète.

Le président : M. Hervé rappelle que la liberté de la presse est inséparable de la liberté de l’art… (Rumeurs, interruptions.)

Une voix : La liberté de la presse, c’était bon sous l’Empire.

Une autre voix : Nous sommes ici pour la liberté de l’art, ne nous occupons pas de la liberté de la presse. Cela ne nous regarde pas.

On introduit un messager.

Le messager : M. René Bérenger, sénateur, m’envoie pour savoir ce que vous avez décidé.

Le président : Allez dire à votre maître que nous sommes ici pour la liberté de l’art, et que nous ne sortirons pas sans avoir entrepris des poursuites contre tous ceux qui la compromettent en en faisant usage.

La séance étant levée, je sortis de la machine à lire sans être vu de personne et, quittant la foule des congressistes, je fus à un banquet littéraire.

[1911-12-09 Le Passant] Lettre de Paris.
Rencontre d’un Prophète §

Le Passant, nº 6, 9 décembre 1911, p. 6. Source : Princeton University Library.
[OP1 1246-1247]

La France possède la littérature la plus libre du monde. C’est une vérité moins contestable que deux et deux font quatre. Cependant la licence des mœurs n’est pas plus grande dans ce pays qu’ailleurs. Bien au contraire. Tous ceux qui ont un peu voyage en Europe et en Amérique seront de mon avis.

La rigidité des mœurs françaises devient singulièrement inquiétante. Les dernières gens qui osent encore satisfaire leurs vices sont punis un à un et très sévèrement.

L’autre jour, sur le boulevard, un prophète m’a abordé : « Monsieur, m’a-t-il dit, j’ai quelques prophéties à faire touchant l’incroyable pudeur des Français. Écoutez-moi, on n’a pas toujours l’occasion d’entendre un prophète.

« Mon don de prophétie me transporte brusquement en l’année deux mille quatre et, ne vous épatez pas, ce n’est pas grand-chose car ça ne fait que deux cents francs par mois.

« Cette année-là du xxie siècle, il se passera, cher monsieur, d’extraordinaires choses. Les mœurs françaises seront devenues si pudibondes, qu’un vieillard, jadis officier des haras, ayant eu l’audace de mentionner son ancienne qualité devant quelques jeunes filles sexagénaires, sera condamné à mort.

« Une loi très importante réglementera l’emploi des genres grammaticaux. L’emploi de substantifs féminins par les hommes provoquera des peines graves, pouvant aller jusqu’à vingt ans de prison.

« Il en sera de même pour l’emploi de substantifs masculins par des femmes.

« Tout cela ne manquera pas de déterminer une réforme linguistique qui enrichira la langue française sans l’embellir. Ainsi pour dire : une femme, les hommes devront dire un homme féminin et pour dire un homme, les femmes devront dire une femme masculine. Au lieu d’employer le mot tête réservé aux femmes, les hommes diront le ciboulot, et ainsi de suite.

« Un grand journal sera poursuivi pour avoir annoncé la célébration d’un mariage, fait pouvant éveiller des idées funestes à la moralité des lecteurs.

« Une loi sera proposée à l’approbation du Parlement. Elle tendra à considérer les enfants comme les produits d’actes immoraux, et comme tels, tous les enfants seront bannis de la République.

« Dans les rues, un trottoir sera réservé aux hommes et un autre aux femmes.

« Et cela jusqu’en 2005 où, se jetant de loin un regard irrité, les deux sexes mourront chacun de son côté. »

Et le prophète, prenant ses jambes à son cou, alla jusqu’au Napolitain où il s’assit et commanda un Pernod.

Tyl.

[1911-12-23 Le Passant] Passant par Paris.
Du Sultan aux Goncourt §

Le Passant, nº 9, 23 décembre 1911, p. 4. Source : Princeton University Library.
[Non OP]

Notre collaborateur Tyl empêché par ses occupations, a prié la direction du Passant de choisir un autre correspondant à Paris.

Voici la première chronique de notre nouveau collaborateur dont la noblesse et la compétence ont pour garantie Beaumarchais, Mozart et la célèbre cantatrice Adelina Patti.

L’autre jour, passant près de la Galerie Georges Petit, je m’arrêtai devant l’affiche qui annonçait la vente des bijoux du Sultan.

« Ce doit être curieux à voir, pensé-je, et peut-être y aura-t-il là matière à ma première chronique pour Le Passant de Bruxelles, savez-vous ?

Et je montai d’un pas alerte entre deux haies d’allègres sergents de ville chargés de garder les trésors qu’à célébrés en proses M. Jean Richepin de l’Académie française.

Dans la salle j’avisai une vitrine pleine de gros brillants. Un vieux petit monsieur les contemplait avec admiration : « Ils sont beaux, me dit-il.

« Superbes ! » répliquai-je.

« C’étaient là les munitions d’Abdul Hamid, lorsqu’il tirait à la cible. Un sultan ne peut tirer avec des balles en plomb, il avait des balles en diamant : Balles qui pouvaient servir indéfiniment ».

Je ne répondis rien et fus me poster devant une vitrine pleine de perles. Le vieux petit monsieur me suivit et me dit :

« C’est avec ces perles qu’Abdul Hamid assaisonnait ses salades. Il imitait en cela Cléopâtre. »

J’allai plus loin devant une vitrine pleine d’émeraudes. Le vieux petit monsieur était derrière moi. disant :

« Ces émeraudes servaient au sultan de verres à lunettes. Elles l’aidaient, étant donné la loi des complémentaires, à voir la vie en rose ou plutôt en rouge. Néron agissait de même pour se reposer la vue en regardant flamber la ville de Rome. »

Je me détournai vite et quand je m’arrêtai devant les zarfs ou supports pour tasse à café turc, le vieux petit monsieur était là qui disait :

« C’est là-dedans que le sultan servait le mauvais café ; je dois vous dire qu’il m’invitait chaque semaine à venir en prendre une tasse. Mais la nocivité de l’ingrédient n’était pas la même pour tout le monde. Ainsi, moi, qui dans mon jeune âge m’exhibais à la foire de Neuilly en homme sauvage mangeant du verre, avalant des sabres et de l’étoupe enflammée, le mauvais café me fournissait un aliment excellent et fort digestif. J’en prenais par goût et m’en trouvais fort bien. »

« Qui êtes-vous, monsieur ? lui demandais-je.

« Je suis, me répondit-il, le seul homme qui ai compris les raffinements du sultan, j’étais son ami et ensemble nous mangions ces salades aux perles, ce café au verre pilé qui ont fait tant crier les journaux. Depuis qu’on a détrôné mon vieil ami Abdul Hamid, je ne sais plus où dîner ! Tous les aliments me paraissent fades auprès des siens. »

Je quittai alors ce gastronome et fus déjeuner au Café de Paris avec ces messieurs de l’Académie des Goncourt. On servit un Châteaubriand qui fut déclaré parfait, chaque convive en reprit plusieurs fois, mais quand on apporta l’addition on constata qu’elle était salée : 5 000 francs sans compter le pourboire.

« C’est le prix, fit remarquer un académicien. Il y a peu de jours ces dames de La Vie Heureuse, ont payé tout autant une sauce Robert ou Louis de Robert. Que voulez-vous, tout augmente. »

Et après le dessert on organisa une petite sauterie afin d’attendre l’apéritif...

Le Comte Almaviva.

[1911-12-30 Le Passant] Passant par Paris.
La mode en 1912 §

[OP1 1242]
Le Passant, nº 10, 30 décembre 1911, p. 6. Source : Princeton University Library.

Elle est bizarre et familière. Elle est simple et pleine de fantaisie, je ne parle pas de la mode masculine, je ne m’intéresse qu’à la mode féminine.

Toutes les matières des différents règnes de la nature peuvent maintenant entrer dans la composition d’un costume de femme. J’ai vu une robe charmante, faite de bouchons de liège. Elle valait certainement les charmantes toilettes de soirée en toile à laver qui font fureur aux premières. Un grand couturier médite de lancer les costumes tailleur en dos de vieux livres, reliés en veau. C’est charmant. Toutes les femmes de lettres voudront en porter, et l’on pourra s’approcher d’elles et leur parler à l’oreille sous prétexte de lire les titres. Les arêtes de poisson se portent beaucoup sur les chapeaux. On voit souvent de délicieuses jeunes filles habillées en pèlerines de Saint-Jacques de Compostelle ; leur costume, comme il sied, est constellé de coquilles Saint-Jacques. La porcelaine, le grès et la faïence ont brusquement apparu dans l’art vestimentaire. Ces matières se portent en ceintures, sur les épingles à chapeaux, etc. ; et il m’a été donné de voir un réticule adorable composé entièrement de ces œils de verre tels qu’on en voit chez les oculistes. Les plumes décorent maintenant non seulement les chapeaux, mais les souliers, les gants, et l’an prochain on en mettra sur les ombrelles. On fait des souliers en verre de Venise et des chapeaux en cristal de Baccarat. Je ne parle pas des robes peintes à l’huile, des lainages hauts en couleur, des robes bizarrement tachées d’encre. Pour le printemps, on portera beaucoup de vêtements en baudruche gonflée, formes agréables, légèreté et distinction. Nos aviatrices ne porteront pas autre chose. Pour les courses, il y aura le chapeau ballon d’enfant, composé d’une vingtaine de ballons, effet très luxueux et parfois détonations bien divertissantes. La coque de moule ne se porte que sur les bottines. Notez que l’on commence à se vêtir d’animaux vivants. J’ai rencontré une dame sur le chapeau de laquelle vingt oiseaux : serins, chardonnerets, rouges-gorges, retenus par un fil à la patte, chantaient à tue-tête en battant des ailes. La coiffure d’une ambassadrice était, lors de la dernière fête de Neuilly, composée d’une trentaine de couleuvres. « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur ta tête ? » disait avec l’accent dace à la dame un petit attaché roumain qui passe pour avoir du succès auprès des femmes. J’oubliais de vous dire que, mercredi dernier, j’ai vu sur les boulevards une rombière vêtue de petits miroirs appliqués et collés sur un tissu. Au soleil, l’effet était somptueux. On eût dit une mine d’or en promenade. Plus tard il se mit à pleuvoir, et la dame ressembla à une mine d’argent. Les coquilles de noix font de jolies pampilles, surtout si on les entremêle de noisettes. La robe brodée de grains de café, de clous de girofles, de gousses d’ail, d’oignons et de grappes de raisins secs sera encore bien portée en visite. La mode devient pratique et ne méprise plus rien, elle ennoblit tout. Elle fait pour les matières ce que les romantiques firent pour les mots.

Le Comte Almaviva.

[1912-01-06 Le Passant] Passant par Paris

Marges et marches §

Le Passant, nº 11, 6 janvier 1912, p. 6. Source : Princeton University Library.
[OP1 1248-1250]

— Que l’art aujourd’hui ne soit pas très noble, c’est une de ces vérités contre lesquelles il n’y a rien à dire. Sauf, toutefois, pour la jeune peinture qui se soucie réellement et uniquement de Sublime artistique.

Mais, là où le manque de noblesse se sent le plus, c’est en littérature.

Était-ce il y a deux ou trois semaines ? Je ne sais. Je rêvais en marchant le long du quai Malaquais, quand M. Pandeloup, illustre auteur, tout jeune, m’aborda pour dire :

— Vous voilà ! Écoutez-moi ! je vais réformer les lettres. J’ai trouvé un sujet sublime : il s’agit des sensations éprouvées par un jeune bachelier bien élevé qui a laissé échapper un bruit inqualifiable dans une assemblée de dames et de jeunes personnes de qualité.

Je me récriai sur la nouveauté du sujet et je saisis combien il prêtait à mettre en valeur la sensibilité de l’auteur…

Je m’en fus… Une dame me marcha sur le pied. Elle était auteur et ne manqua point d’affirmer que cette rencontre ou collision lui fournirait un sujet de nouvelle délicate.

Je pris mes jambes à mon cou et arrivai auprès du pont des Saints-Pères où trois personnes discutaient sur un sujet de roman ; ils me prièrent de juger leur cas.

L’un d’eux voulait écrire l’histoire d’un officier.

— Beau sujet ! m’écriai-je.

— Attendez, dit le voisin, un homme barbu ; je prétends que le sujet est encore trop neuf et trop rare pour le public actuel.

Et le troisième me dit qu’il s’agissait d’un officier de restaurant, l’homme de l’office, celui qui essuie la vaisselle…

— Ah ! noblesse littéraire ! dis-je à ces messieurs. Vous n’avez point honte de vous intéresser à des choses si peu intéressantes.

Ils me regardèrent d’un air courroucé et me demandèrent conseil sur un titre de revue dans lequel ils voulaient faire entrer le mot Marches. C’est la mode. En réalité, c’est une imitation du titre des Marges, prononcé un peu plus martialement comme il sied quand il s’agit de frontière.

Mais l’un de ces messieurs qui était anglomane voulait que, pour varier, on employât le mot de Footing.

Pour ma part, je ne voulus pas marcher plus longtemps avec ces personnages. Je m’en fus visiter une ancienne cuisinière qui faisait des vers. Elle aimait les mots venant du grec et proxénète la charmait. C’est encore un mot à la mode.

Elle fait une poésie pleine de profondeur où tous les mots ont un sens nouveau. C’est ainsi que tête n’est employé par elle que dans le sens de locomotive.

Ah ! la métaphore ! Elle rend tous nos écrivains disciples de l’abbé Delille. Aimons-le bien, c’est lui le père de la poésie moderne. Et pour bien faire, il est bon de parler d’un homme en langage d’ouvrier d’automobile, d’une femme de la même façon que si on parlait d’un bateau-mouche.

Mais le plus beau, c’est quand on parvient à faire durer une métaphore pendant trois cents pages, alors on est sacré maître. On dit que c’est l’influence de Charles-Louis-Philippe [sic]. Rien d’étonnant, puisque le Louis-Philippe est à la mode, non seulement en littérature, mais encore dans le mobilier. Et encore plus dans le vêtement, à tel point que personne n’ose plus sortir sans parapluie, même quand il fait beau temps.

Le Comte Almaviva.

[1912-01-18 Le Passant] Passant par Paris

Cuisine moderne §

Le Passant, nº 13, 18 janvier 1912. Source : Princeton University Library.
[OP1 1326-1327]

La cuisine moderne va devenir scientifique, c’est-à-dire cubiste, tout comme la peinture.

On vend déjà, à Paris, du bouillon cubique et du beurre en parallélépipèdes de trois milligrammes. Au Chili, les biftecks comprimés pour dix personnes se vendent en petits dés pesant huit milligrammes. Ce qu’il y a de plus singulier, ce sont les cubes destinés à faire la soupe aux poireaux et aux pommes de terre : on les vend dans le département du Puy-de-Dôme avec les boulettes de trois grammes et quart, dont on fait la soupe aux choux. La poudre avec laquelle on prépare, en la délayant dans l’eau, d’excellentes tranches de saumon fumé, a beaucoup de succès en Norvège.

Nul doute qu’un grand succès irait à celui qui inventerait les cubes destinés à faciliter la cuisine des revues et des journaux.

L’opulent mécène, Mme la baronne X…, promet toujours 100 000 francs à celui qui lui apportera en comprimés les articles mensuels d’auteurs illustres qui lui font défaut quotidiennement.

Un inventeur lyonnais vient d’avoir une idée sublime qui le mènera rapidement à mourir de faim. Il a confectionné, au moyen de la santonine, de petites tablettes. On les avale et l’on fait des vers.

Recommandé à MM. les poètes X…, Y…, Z…, et autres lettres de l’alphabet qui trouvent nécessaire de faire un volume de vers tous les trois jours. L’ingestion de la santonine facilitera leur tâche ingrate et malodorante.

Le Comte Almaviva.

Le Pays §

[1917-06-24 Le Pays] Interviews

M. Guillaume Apollinaire et la nouvelle école littéraire §

Le Pays, 24 juin 1917, p. 000.
[OP2 988-991]

À toute personnalité son cadre. Du moment que je n’interviewais pas le sous-lieutenant dans une parallèle de combat, je ne pouvais faire mieux qu’interroger le poète au café de F***, et un mardi, jour où il retrouve ses amis.

L’extrême courtoisie de l’auteur des Alcools et l’audacieuse singularité du talent le plus violemment personnel lui ont valu des disciples qui sont tous ses amis et des amis qui sont tous un peu ses disciples. Guillaume Apollinaire allant au F***, ils ne manquèrent pas de remettre à la mode ce café ou jadis fut fondée l’école symboliste, ou Remy de Gourmont alla jusqu’aux fins de sa mort, et qui, avec la R*** de Montparnasse et le N*** des Boulevards, est aujourd’hui le type du café littéraire, institution qui a changé comme le reste de l’univers. Le mardi, les amis d’Apollinaire mènent avec eux au café leur femme et leurs enfants ; les vieux habitués ont peine à croire que ces clients du jour martial soient des poètes. Des poètes ! Ils se figurent ceux-ci encore célibataires, fort débraillés, très chevelus et surtout grands buveurs, alors qu’ils trempent seulement leurs lèvres dans une coupe de champagne lorsqu’ils ne s’arrêtent point aux douceurs de l’eau minérale. Ils parlent d’art — sans épithète ; toutefois, il s’agit, bien entendu, de cubisme, d’orphisme, de futurisme, d’impressionnisme, et de toute la séquelle des mots en « isme ». Peut-être même parle-t-on parfois — sans le nommer — du nunisme, et de son adjectif nunique — en son genre ajouterait Willy — car nous sommes au foyer même de cet esprit nouveau qu’animent Guillaume Apollinaire et ses amis.

Je lui parle, moi aussi, de ces étranges vocables.

Au fait, dis-je, laquelle des épithètes en « isme » convient-il de prononcer à votre propos ?

Peu importe ces épithètes, nous répond le poète. Le temps en décidera. Nous porterons dans l’histoire des lettres l’appellation que l’usage aura consacrée. Mais, pour ce qui me concerne, j’ai des préférences.

Et lesquelles ?

Orphisme ou surnaturalisme, c’est-à-dire un art qui n’est pas le naturalisme photographique uniquement et qui cependant soit la nature, même ce qu’on en voit et ce qu’elle contient, cette nature intérieure aux merveilles insoupçonnées, impondérables, impitoyables et joyeuses.

Il faut réagir contre le pessimisme qui depuis le début du xixe siècle n’a pas cessé de hanter nos écrivains. Il faut exalter l’homme, et non pas le diminuer, le déprimer, le démoraliser. Il faut qu’il jouisse de tout, même de ses souffrances. À cet égard, je suis antibaudelairien.

Feu Faguet, non plus, n’aimait pas Baudelaire.

Il a sa place comme Jérémie. Mais l’esprit de Baudelaire a fait son temps et le grand Pan, dont Plutarque nous avait dit la mort, nous le montre ressuscité, sa poitrine couverte d’étoffes et nous entendons partout sa voix faite de tous les cris.

Parlons de la forme du vers, voulez-vous ?

Toutes les formes sont bonnes. Le vers peut être libre, régulier, libéré, calligrammatique.

Vous supprimez toute espèce de ponctuation.

Sans doute ! Je reviens aux principes. La ponctuation permet aux mauvais écrivains de justifier leur style. Quelques tirets, une virgule par-ci par-là, et tout semble se tenir. Au reste, cette suppression donne plus d’élasticité au senslyrique des mots. Mais cette question n’aura plus d’intérêt, certes, lorsque disparaîtra le livre.

Le livre disparaîtrait ?

Il est à son déclin. Avant un ou deux siècles, il mourra. Il aura son successeur, son seul successeur possible dans le disque de phonographe et le film cinématographique. On n’aura plus besoin d’apprendre à lire et à écrire.

Quelle révolution dans la librairie ! » M. Guillaume Apollinaire veut bien en convenir. « Enfin ! reprenons-nous, un ou deux siècles ne passent pas si vite… En attendant que les petits-fils de nos petits-fils aient tous leur bibliothèque de disques, consentirez-vous à publier des livres qui soient typographies ?

Quelques-uns. Les Calligrammes,avec deux portraits de Picasso ; deux romans, Les Clowns d’Elvire ou les Caprices de Bellone,avec illustrations d’Irène Lagut, et Le Marchand d’oiseaux ;un volume de poèmes sur les peintres ; la correspondance, en vers, que nous avons échangée, mes amis et moi, lorsque j’étais au front, correspondance qui se présentera avec les lithographies de Rouveyre ; enfin, Les Mamelles de Tirésias,deux actes en vers et un prologue. »

Mais l’œuvre dramatique de M. Apollinaire sera d’abord portée à la scène, et pas plus tard que cet après-midi, rue de l’Orient, en la salle du conservatoire Maubel.

« Voulez-vous entendre le prologue ? » dit aimablement l’auteur des Mamelles de Tirésias.

Et il lit. Nous le considérons en silence. Voici donc le poète autour duquel des auteurs se groupent comme d’autres naguère, affirment-ils, autour de Verlaine. Il est le maître de toutes les questions de poésie et de peinture moderne. Il a l’un des premiers lancé ce cubisme dont le nom, même malgré lui, a fait, et plus fortement encore fera fortune. Les gazettes comme les revues sont pleines de ses propos et de ses inventions. Mais quelle silhouette à la fois sympathique et bizarre ! M. Guillaume Apollinaire est gros comme furent tels empereurs romains, comme fut Balzac. Il rappelle par sa corpulence ces puissants capitaines de la Renaissance dont le poids écrasait un cheval ordinaire, et qui aimaient se battre, faire ripaille, écrire de beaux poèmes.

Apollinaire est aussi profondément lui-même. « Il faut exalter l’homme », dit-il. Celui-ci exalte la vie, et il exalte ! C’est d’une voix de prophète, toute pénétrée des mystères de la poésie nouvelle, qu’il nous lit son prologue. Quand il eut fini :

« Mais c’est très bien ! Nous retrouvons là le poète des Alcools. Car nous n’aimons guère ces vers qu’a publiés de vous une revue dans son premier numéro :

                On veut de nouveaux sons
                       de nouveaux sons
                              de nouveaux sons
                On veut des consonnes sans voyelles
                Des consonnes qui pètent sourdement
                          Imitez le son de la toupie
                Laissez pétiller un son nasal et continu
                Faites claquer votre langue
Servez-vous du bruit sourd de celui qui mange sans civilité
Le raclement aspiré du crachement ferait aussi une belle consonne
Les divers pets labiaux rendraient aussi vos discours claironnants
Habituez-vous à roter à volonté
Et quelle lettre grave comme un son de cloche
               À travers nos mémoires

N’est-ce pas un simple amusement ?

C’est une chose très sérieuse, au contraire. Mme Lara, de la Comédie-Française, a admirablement compris ce poème qu’elle a récemment déclamé devant le public, qu’elle a empoigné. Tout le monde, même les hommes d’État et de guerre, peuvent faire leur profit des enseignements contenus dans ce poème-là. »

Les privilégiés qui assisteront à la première représentation des Mamelles de Tirésias seront initiés à l’art… dirons-nous cubiste ou futuriste, selon telles ou telles gens, ou surnaturaliste avec M. Guillaume Apollinaire ?

Nous dirons « apollinarien ».

Gaston Picard.

Le Petit Bleu §

[1912-01-05 Le Petit Bleu] L’origine de Sherlock Holmes §

Le Petit Bleu, 5 janvier 1912, p. 000.
[OP2 1208-1210]

Les romans policiers sont à la mode. Ils ont pris la place du roman d’aventures et satisfont à la fois le goût du mystère et celui de la réalité, qui ont tant de force aujourd’hui.

Un auteur anglais contemporain a imaginé Sherlock Holmes, le plus froid des « détectives » romanesques.

Ce personnage est devenu populaire. C’est le type même de l’observateur et sa méthode si amusante paraissait jusqu’ici avoir été inventée par Edgar Poe dans ses remarquables nouvelles : Le Crime de la rue Morgueet Le Scarabée d’or.

Il n’en est rien cependant. On trouve déjà, en 1815, les secrets et les procédés de Sherlock Holmes dans un aimable badinage écrit sous forme de lettre par un Français qui n’a point fait connaître son nom tout entier.

Son prénom était Eugèneet P. était la lettre initiale de son patronyme…

En 1815 paraissait le 5, 10, 15, 20, 25 et 30 de chaque mois, à Paris, place du Marché-des-Jacobins, nº 34, un petit journal politique, littéraire et moral, appelé Le Nain couleur de roseet portant cette épigraphe : « Il y aura encore du scandale dans Landerneau. »

Dans le numéro du 5 décembre on inséra sous le titre de « Parapluie trouvé », la lettre suivante :

Monsieur le Nain,

Quoique l’objet de ma lettre soit du ressort des Petites Affiches, j’ai pensé que vous ne refuseriez pas de lui donner place dans votre journal. Je vous prie donc d’annoncer que j’ai trouvé avant-hier au soir le parapluie-canne couleur de rose que je fais déposer entre vos mains, j’ignore parfaitement à qui appartient l’objet perdu, mais je crois pouvoir assurer que son propriétaire est un homme d’environ quarante ans, fort amoureux de sa personne, et grand amateur de modes et de musique. Sans avoir jamais vu ce monsieur, dont je ne sais même pas le nom, je vous dirai qu’il porte une perruque blonde, que son teint est frais ; qu’il lui manque, du côté gauche, la dent qui précède celle qu’on nomme canine, et que sa taille est d’un peu plus de cinq pieds, quatre pouces. Cet inconnu est vêtu assez ordinairement d’un habit bleu barbeau ; il portait, le jour où j’ai trouvé son parapluie, une culotte et des bas de soie noirs.

Si vous doutez un moment que je puisse ainsi dépeindre un individu dont on ne m’a jamais parlé, et que je n’ai vu de ma vie, l’inspection de l’objet perdu vous convaincra de l’exactitude de tout ce que j’avance : quelques cheveux blonds que j’ai trouvés sur le parapluie au moment où l’on venait de le perdre (car il était dans un lieu très évident) m’ont appris que la personne porte une perruque blonde ; la qualité des cheveux atteste qu’ils tenaient à une perruque ; j’en ai conclu que cette personne est d’un certain âge : la dent qui lui manque vient à l’appui de ce jugement. Tout le monde sait que l’impression de l’air et le contact de Peau produisent sur les étoffes de soie un effet différent à celui qui résulte d’une vive chaleur ; l’étoffe du parapluie étant évidemment roussie par les rayons du soleil, il est clair que ce monsieur craint le hâle, et qu’il veut ménager la fraîcheur de son teint. Pour déterminer quelle est à peu près sa taille, j’ai ouvert le parapluie ; j’ai vu en le portant à ma hauteur, que la trace laissée sur le bois, par l’humidité et la chaleur de la main, était au-dessous de l’endroit où j’avais porté naturellement la mienne ; me servant ensuite du parapluie fermé comme d’une canne, et trouvant qu’il dépassait un peu ma hauteur d’appui, j’ai facilement calculé que l’inconnu avait environ trois pouces de plus que moi : ma taille est de cinq pieds un pouce. Quant à son costume, une légère couche bleuâtre traversant la partie inférieure du parapluie ou la pression se fait sentir dès qu’on le prend sous le bras, indique, ce me semble, la couleur de l’habit qu’il porte le plus fréquemment. Pour le reste du costume, de petits brins de soie noire nouvellement appliqués par le frottement sur l’étoffe rose, tandis que la personne assise tenait le parapluie entre ses jambes, ne laissant pas douter que ce jour-là elle avait des bas de soie noirs ; il y a donc à parier que la culotte était de soie, et surtout de la même couleur. Cette mise soignée, la perruque blonde, et jusqu’à la couleur de l’objet perdu prouvent assez que l’inconnu est un élégant suranné, par conséquent un ami zélé des modes.

Si vous désirez savoir enfin comment j’ai deviné qu’il aime la musique et qu’il lui manque une dent, examinez soigneusement le bec crochu qui sert de pomme à la canne du parapluie : vous reconnaîtrez sur l’ébène l’impression bien marquée de sept dents ; les trous formés par les deux canines sont un peu plus profonds que les autres, et vous remarquerez qu’auprès de l’incision faite par la canine gauche, il reste l’espace d’une dent sans nulle empreinte jusqu’à la dent voisine. Cette pression des dents sur la pomme d’un parapluie dénote bien l’attitude d’un homme qui, étant assis et s’appuyant sur sa canne, écoute avec attention, même avec intérêt, et vous déciderez comme moi que l’inconnu est grand amateur de musique, quand vous saurez que j’ai trouvé son parapluie dans l’un des corridors du théâtre de Mme Catalani. J’ai l’honneur, etc.

Eugène P.

L’inventeur expose avec verve une méthode de laquelle ont vécu plusieurs générations de romanciers dont quelques-uns étaient de véritables écrivains.

Au demeurant, les romans policiers ont des lecteurs d’élite. Renan se passionnait, dit-on, tout comme Bismarck, pour les récits de Gaboriau, et le grand Élémir Bourges se récrée parfois en lisant les romans de Paul Féval, voire même les fascicules de Nick Carter.

[1912-01-10 Le Petit Bleu] Un amour de Dickens §

Le Petit Bleu, 10 janvier 1912, p. 000.
[OP2 1211-1213]

Dickens est encore une des modes du jour. Il n’avait point cessé d’avoir ses fanatiques. Pour ma part, je ne le goûte point. Ses personnages qui ont l’air de personnages du second plan dans les pièces de Shakespeare ont de la vie et sont vigoureusement dessinés. Néanmoins, ces romans interminables et sans composition m’ennuient plus que je ne saurais dire. Mais, je le sais fort bien, j’ai tort, et la quantité de bons esprits qui lisent et relisent Monsieur Pickwick, David Copperfieldou ce mortel Martin Chuzzlewit qui, paraît-il, est un chef-d’œuvre, m’assure de mon mauvais goût.

J’ai la faiblesse de préférer à Dickens Alphonse Daudet qui n’est pas un auteur à la mode.

On a rapporté, cette année, un très grand nombre de traits concernant la vie de Dickens. Je ne sais si les biographes se sont étendus sur son amour pour la reine Victoria. Je n’ai rien vu là-dessus.

Voici une lettre singulière où Dickens parle longuement de la folle passion qu’il nourrissait pour sa souveraine. C’est une lettre bien amusante. J’ignore si elle a été publiée dans les recueils où l’on a réuni la correspondance de Dickens. Elle a été imprimée cependant, il y a une trentaine d’années, et offerte comme prime aux acheteurs du premier numéro d’un journal hebdomadaire : The Pen, consacré à la critique littéraire ; cette lettre a été écrite en 1840, immédiatement après le mariage de la reine Victoria :

Devonshire Terrace, jeudi matin.

Mon cher Thompson,

Maclise et moi nous sommes amoureux fous de la reine ; mais notre passion est de celles qu’aucun langage ne saurait exprimer et que l’esprit humain ne saurait concevoir que difficilement. Mardi, nous allâmes à Windsor pour rôder autour du château, regarder le corridor et les chambres particulières qui y aboutissent, oui, la chambre à coucher elle-même (nous la connaissions parce que nous avions été là-bas déjà deux fois) ; elle projetait une clarté rouge qui parlait si bien d’une félicité extatique que moi, votre humble serviteur, je me couchai dans la boue au milieu de la terrasse en rejetant toute consolation, à l’étonnement prodigieux de quelques rares passants ayant surmonté l’ivresse générale de la veille. Après avoir fait encore quelques petites folies, nous retournâmes chez nous, à minuit, en voiture de poste. Depuis ce jour, nous portons chacun sur notre cœur un médaillon des noces, et nos poches sont remplies de portraits sur lesquels nous pleurons en secret. Forster nous accompagnait à Windsor, et pour ne pas rester en arrière, il contrefait aussi la même passion, mais il ne l’aime pas véritablement.

Ne parlez pas de cet attachement malheureux. Je souffre horriblement, en effet, et suis presque sur le point de quitter mon foyer domestique. Ma femme m’agace et les voix de mes petits enfants me font pleurer à chaudes larmes.

Je crains qu’il ne soit trop tard pour vous prier de prendre aujourd’hui ma maison, maintenant que vous êtes si confortablement installé à Pall Mall : mais, si vous la vouliez, vous l’auriez à très bon marché, les meubles surtout avec un très grand rabais, la question d’argent devant céder à la nécessité d’échapper à ma famille. Pour l’amour de Dieu, pensez donc un peu à cette proposition ; et demandez, en outre, au capitaine Kincaide à quel prix, mais le moins possible au comptant, il consentirait à me céder son poste de gentleman-at-arms. Il faut absolument que je sois près d’Elle, et c’est le seul moyen que je vois de m’approcher d’Elle à présent.

J’ai trois numéros faits de Master Humphrey’s Clock et les premiers chapitres de Barnaby. Seriez-vous disposé à les acheter ?

Continuer à écrire dans l’état actuel de mon esprit serait impossible.

Ces manuscrits sont passablement lisibles, et quand je serai au fond de la Serpentine, ils pourront être regardés comme des curiosités.

Fixez un prix vous-même.

Je sais que les affaires vous ennuient, et cependant j’ai résolu de vous nommer mon exécuteur testamentaire. Ce ne sera pas une besogne compliquée, parce que de l’argent il n’y en a point. Seulement, il y a une petite commission qui a rapport à Elle, et à l’exécution de laquelle vous veillerez peut-être. J’ai appris sur la foi du lord Chambellan, qu’Elle lit mes livres et qu’Elle les aime beaucoup. Je crois qu’Elle me regrettera quand je rie serai plus. Je voudrais être embaumé et déposé, si c’est possible, sur le sommet de Parc triomphal du Buckingham Palace quand Elle sera en ville, et sur les tourelles au nord-est de la Round Tower quand Elle sera à Windsor.

Flétri et dans le désespoir.

Votre ami,

C. D.

Ne montrez pas cette lettre à Wakley, si les choses arrivent à ce point.

Dickens ne se jeta point dans la Serpentine, Wakley, qui était le coroner, n’eut point à chercher au fond du lac le corps du plus grand romancier anglais et Thompson n’eut pas à déchirer la lettre.

Elle me plaît infiniment et c’est le premier écrit de Dickens qui ne m’ait pas ennuyé… ce n’était peut-être, après tout, qu’un badinage dont les circonstances et le sens véritable m’échappent… S’il était vrai, ceux qui connaissent Dickens à fond auront lieu de se moquer de moi. Tant pis ! Ils ne me forceront jamais à relire Martin Chuzzlewit.

[1912-01-18 Le Petit Bleu] Callot et les bohémiens §

Le Petit Bleu, 18 janvier 1912, p. 000.
[OP2 1213-1215]

Dans son excellent Callot, maître graveur,M. Pierre-Paul Plan s’est efforcé de détruire la croyance qui montre le jeune Callot vivant parmi les bohémiens.

Ce ne serait là qu’une légende et c’est dommage. On y voyait Callot quittant Nancy, à l’âge de douze ans, en 1604, pour gagner à pied l’Italie. En route, le petit garçon se joignait à une bande de bohémiens et passait les Alpes en leur compagnie.

« Aucun de ses biographes, dit M. Pierre-Paul Plan, n’a mis en doute cette circonstance, pas plus que la fugue de l’enfant, parce que toutes deux viennent commenter d’une manière facile et romanesque toute une partie de l’œuvre de Callot. Le moyen pour un historien de rejeter une anecdote qui tombe si bien et si à propos pour expliquer les suites des Bohémiens, des Gueux, etc. ? Ces compositions ne sont-elles pas les témoignages de la merveilleuse aventure d’enfance ?… Personne ne s’est demandé si cette aventure ne serait peut-être pas tout simplement fabuleuse. Et pourtant…

« Il est difficile, sans aucune preuve formelle, sans document péremptoire, de venir, le premier, nier une histoire qui est répétée par tous ceux qui ont écrit sur Callot. Mais on peut observer que tous les écrivains se sont répétés servilement, et qu’aucun d’eux ne cite une référence contemporaine… »

Des témoignages probants font connaître que Jacques Callot partit pour Rome, non en 1604, mais en 1608, et que, loin de cheminer au milieu de bohémiens, il était de la suite d’un ambassadeur.

On connaît les quatre pièces des Bohémiens.Elles font partie des chefs-d’œuvre de la gravure. Chacune est ornée d’un distique tel qu’en auraient voulu écrire Villon, La Monnoye ou Verlaine :

Ne voilà pas de braves messagers
Qui vont errants par pays estrangers.

Le second distique est plus narquois encore :

Vous qui prenez plaisir en leurs parolles,
Gardez vos blancs, vos testons et pistolles.

Dans le sourire du troisième, il y a une mélancolie infinie :

Ces pauvres gueux pleins de bonadventures
Ne portent rien que des choses futures.

Et le dernier distique conclut avec plus d’emphase :

Au bout du comte ils treuvent pour destin
Qu’ils sont venus d’Ægypte à ce festin.

« Ce sont elles, sans doute, ajoute M. Pierre-Paul Plan à propos des planches des Bohémiens, qui ont donné naissance à l’histoire de la fugue de Callot enfant, histoire que, malgré l’opinion reçue, nous persistons à croire imaginée de toutes pièces. »

Il est probable que le savant M. Pierre-Paul Plan, dont les travaux et tout particulièrement les études sur Rabelais ont consacré l’érudition, ait bien raison. Cependant, il n’en demeure pas moins véritable que le grand graveur lorrain s’est intéressé aux bohémiens, comme aux gueux et aux bossus, à tous les personnages enfin dont la misère pittoresque ornait de son temps les rues et les routes. Il a bien fallu qu’il les observât de près et qu’il les fréquentât.

J’ose avancer une explication du goût que montra Callot pour la gueuserie et qui l’amena à consacrer aux bohémiens une suite si merveilleuse.

Dans le langage des bohémiens, le terme de calodésigne à la fois leur langue et leur race.

On le retrouve plusieurs fois dans les ouvrages trop mal connus d’un écrivain anglais très singulier du siècle dernier, George Borrow, qui vécut longtemps parmi les bohémiens, en Angleterre comme en Espagne.

J’imagine qu’au cours de son voyage, Jacques Callot, passant près d’une halte de bohémiens et séduit par leurs haillons pittoresques, ait demandé à prendre des croquis. Il a fort bien pu apprendre alors que son nom était le mot par lequel ils se désignaient eux-mêmes et désignaient leur langage.

Le souvenir de ces pauvres gens, chassés de partout, et dont la race mystérieuse se nommait comme lui, lui a peut-être inspiré ces planches géniales que nous admirons tant.

Je donne mon explication comme une simple remarque. Après tout, elle ne mérite peut-être aucun crédit. Qu’on la regarde seulement comme le témoignage d’admiration de quelqu’un qui goûte infiniment le génie de l’illustre graveur de Nancy et aurait voulu, en passant, pénétrer une de ses intentions.

[1912-01-25 Le Petit Bleu] Choses à la mode §

Le Petit Bleu, 25 janvier 1912, p. 000.
[OP3 463-466]

Tout le monde a lu dans les journaux que les médecins considéraient maintenant les… comment dirai-je ? les… « prospectus » que les chiens déposent parfois sur la voie publique, sinon par habitude, du moins par nécessité, comme des produits extrêmement dangereux pour la santé publique.

La médecine est l’école de l’inconstance ; car il n’y a pas longtemps encore la Faculté voyait, dans la même denrée, un médicament de premier ordre. Sous le nom savant et délicat d’album bonum elle le recommandait dans un grand nombre de cas.

Cette sorte d’album-là est aujourd’hui passée de mode ; on n’admet plus que les albums de photographies et ceux d’autographes. Ces derniers surtout font fureur. Les plus singuliers sont, à mon avis, ceux qui contiennent des « signatures-pâtés » dont voici la recette. On fait signer un grand homme, et vite on plie en deux le feuillet qui contient la précieuse signature. On obtient une belle tache qui forme un dessin imprévu, dans lequel les jolies collectionneuses se plaisent à démêler les contours d’un animal fantastique, d’une lampe, d’un bouquet de fleurs ou d’un personnage bizarrement accoutré.

C’est ainsi que Léonard de Vinci examinait curieusement les taches d’humidité sur les vieux murs afin d’y reconnaître des dessins de batailles, ou bien encore d’étranges paysages.

J’ai vu le pâté formé par la signature — un peu maladroite — d’une de nos plus aimables grévistes de l’Opéra. Il en était résulté une étoile. Quel présage ! La jeune danseuse était enchantée. Elle paraissait souhaiter que la grève fût bientôt terminée sans se douter que l’imbroglio de Cagliari pourrait amener une nouvelle grève des danseuses, mais la grève forcée, cette fois. En effet, la rupture des relations diplomatiques avec l’Italie pourrait avoir comme conséquences une interruption des relations commerciales et Milan qui a le privilège de fournir des chaussons de danse aux ballerines du monde entier ne nous enverrait plus sa marchandise. Ce serait dommage…

Je connais un fanatique de la danse et des danseuses qui possède une importante collection de chaussons qu’il léguera un jour au musée Carnavalet à moins que d’ici là on n’ait créé soit un musée du théâtre, soit un musée du costume.

D’ailleurs, les chaussons de danseuses ont toujours provoqué le délire de ceux qu’en ce français savoureux et un peu singulier que l’on parle en Russie on appelle les « balletomanes ».

Quand la Taglioni fut en Russie son succès tint du délire. À Paris, en son honneur, on avait été jusqu’à l’idolâtrie, et comme elle portait le petit nom de Marie on avait parodié la plus catholique des prières. Le Salut, Marie, pleine de grâces fut chanté avec autant d’enthousiasme à Saint-Pétersbourg qu’à Paris. Mais les Russes allèrent plus loin encore, jusqu’au fétichisme, et lorsqu’elle partit quelqu’un acquit à prix d’or ses chaussons. Il en garda un devant lequel il rêvait des journées entières et fit manger l’autre par ses amis.

On aime aujourd’hui la danse comme on l’aimait autrefois. Cependant, l’on ne fait plus guère de folies pour les danseuses. Par contre, on n’exige plus d’elles qu’elles aient de la grâce et pourvu qu’elles fassent de la gymnastique suédoise sur la scène elles peuvent être assurées du plus grand succès, surtout si elles se réclament de la Grèce.

C’est aussi de la Grèce que se réclame M. Duncan pour avoir le droit de porter un costume qui offusquait ses colocataires dans la maison où il habitait.

De M. Duncan au moins célèbre Méva, il y a ainsi dans Paris plusieurs personnages pittoresques qui s’habillent avec une simplicité hellénique. Ils pourraient bien, s’ils ont de la ténacité, finir par provoquer une réforme du costume masculin.

J’ai assisté, il y a quelques années, à la réunion où l’on essaya de constituer une « Société pour la rénovation du costume » qui n’aboutit pas.

J’ai noté un passage de la conférence que j’entendis ce jour-là :

« Tous les artistes, disait l’orateur dont j’ai oublié le nom, qui professent le culte de la vraie beauté et rêvent de promener librement leur fantaisie dans l’existence, ne subissent qu’avec tristesse les modes masculines contemporaines.

« Le temps est venu pour les gens de goût de protester contre le jacobinisme et la sottise du vêtement qu’ils endossent. Imitons donc en cela l’exemple de nos grands morts, et rappelons aux timorés ces purs insoumis qui se nommaient Lord Byron, Théophile Gautier, Charles Baudelaire, Barbey d’Aurevilly, Gauguin et Eugène Carrière, “dont la cravate avait une âme”, au rebours de celle de M. Le Bargy “qui a surtout du corps”… »

Après avoir remercié l’assistance qui accueillait ces mots par une salve d’applaudissements, l’orateur ajouta, pour finir, qu’il avait un faible pour « les bords plats, la coiffure aux enfants d’Édouard, et le jabot de lingerie ».

Un vieux peintre prit ensuite la parole pour recommander le port du gilet rouge que vêtirent les Jeune-France à la première d’Hernani et protester violemment contre « les bords plats » auxquels toute sa longue jeunesse opposa la casquette des paysagistes. Ce discours se termina par l’apologie du pantalon mexicain et de la cravate lâche, blanche autant que possible.

On entendit ensuite divers orateurs, et l’un d’eux, charmant jeune homme, rappela le costume féminin du frivole abbé de Choisy. Quelqu’un émit le vœu de porter du linge blanc, selon le conseil de Verlaine aux jeunes gens. On vanta encore les canotiers de Renoir, le castor de M. La Jeunesse, les cachemires de M. Ricciotto Canudo et les tricots marins de l’illustre peintre cubiste Georges Braque…

C’est alors que le président décida de mettre aux voix.

Mais quand je quittai l’assemblée, on n’était pas encore arrivé à s’y mettre d’accord.

[1912-02-03 Le Petit Bleu] L’Art.
Les pompiers, Vallotton et le Douanier Rousseau §

Le Petit Bleu, 3 février 1912, p. 000.
[OP2 400-404]

Il y a actuellement parmi les peintres beaucoup de mécontents. Ce sont ceux à qui va la faveur gouvernementale. Ils ont à exécuter toutes les commandes officielles. Ils exposent dans tous les Salons importants, les sociétés artistiques les plus fermées. Les cercles élégants organisent des expositions où l’on ne voit que de leurs œuvres. Quelques-uns d’entre eux se donnent même le front d’exposer au Salon d’automne et aux Indépendants.

Ces mécontents sont pour la plupart de mauvais peintres qui se croient les dépositaires de la grande tradition artistique parce qu’ils appliquent à leurs pauvres compositions les formules cadavériques de l’École.

L’académisme est leur manière. C’est une façon de peindre d’après la nature sans observer la nature. C’est une façon d’avoir la probité du dessin en dessinant le plus mal du monde. C’est une manière qui a la prétention d’imiter la vie et qui n’imite que la mort.

L’académisme a toujours existé, mais il parut surtout ennuyeux lorsqu’il se manifesta par les œuvres de quelques peintres de l’école de David dont les modèles portaient le plus souvent le costume des Grecs et des Romains de théâtre. Le casque était le principal accessoire de ce travestissement. Le casque des pompiers, à cette époque, ressemblait à celui des soldats de Marathon, comme on peut le voir dans beaucoup de villages. Le pompier : ce fut d’abord le modèle, mais bientôt le même terme servit à désigner le peintre.

Pendant près d’un siècle, les peintres qui donnaient le plus dans l’académisme se défendirent d’être des pompiers. On a toujours quelqu’un de plus pompier que soi. Il y a eu des pompiers qui se réclamaient d’Ingres et d’autres qui se réclamaient de Delacroix.

Ils n’en étaient pas moins des pompiers. Le pompiérisme est comme le sacerdoce : il confère une marque indélébile.

Ces mécontents sont donc des pompiers. Mais de quoi se plaignent-ils ? Ils ont les grandes commandes, ils illustrent les beaux livres, la cimaise des grandes expositions et des Salons leur appartient. Il y a donc quelque chose qui ne va pas ?

Certes ! La faveur officielle ne suffit pas à masquer l’indigence de leur art. La jeunesse artistique, la jeunesse littéraire, les amateurs de la France et de l’étranger ne se soucient plus de l’académisme. Il n’existe plus. Tout est flambé. Les pompiers n’ont pas su éteindre l’incendie.

L’art français, depuis deux siècles — le xviiie et le xixe — domine l’art du monde entier. Mais l’académisme n’a rien à voir avec l’art français. On retrouve le même académisme, noble, froid, sans force et sans vie, parmi les peintres allemands, anglais, yankees, tandis qu’on ne trouve ni en Allemagne ni en Amérique un Delacroix, un Ingres, un Corot, un Cézanne.

On a fini par s’en apercevoir à l’étranger et on commence à le savoir en France. L’académisme triomphe encore dans l’Amérique du Sud, mais ailleurs, les amateurs et les musées ont jugé inutile d’acquérir des tableaux comme ils peuvent en trouver à bon marché, dans les ateliers de leurs nationaux.

Les Allemands ayant remarqué que, depuis une dizaine d’années, l’Amérique du Nord n’achetait presque plus de tableaux des écoles de Düsseldorf et de Munich, envoyèrent « les pompiers », les pompiers eux-mêmes aux États-Unis, une commission chargée d’examiner les causes du désastre de l’académisme germanique.

Le rapport de la commission est intéressant à lire. Il dit que les Américains, spéculateurs par nature, ayant vite remarqué que les tableaux ressortissant à l’académisme français ou allemand ne se revendaient qu’avec perte, avaient cessé d’en acheter ; et qu’ayant acquis des tableaux des écoles françaises extrêmes, ils avaient été charmés de pouvoir revendre ces tableaux au décuplé — et parfois plus encore — de leur prix d’achat.

Les pompiers, las d’être moqués, ont voulu tenter un coup d’éclat. Ce sobriquet séculaire, le nom de pompier, ils ont voulu le revendiquer.

Il y a en ce moment dans Paris plusieurs expositions où exposent des pompiers : le Cercle Volney, le Salon des artistes du département de la Seine à la galerie Brunner, le Salon d’hiver au Grand Palais, et enfin ils ont organisé leur première exposition chez Georges-Petit. Le geste n’est pas sans crânerie. « On nous appelle pompiers par dérision ; eh bien, c’est entendu, acceptons le nom de pompiers ! » M. Jean Aicard, de l’Académie française, a été choisi pour présenter au public par un sonnet qui vaut un long poème, les représentants les plus illustres de l’académisme.

Nous le savons maintenant : les pompiers ne sont pas morts, ils peignent toujours.

J’ai entendu souvent des gens de goût dire en parlant des pompiers : « C’est entendu, ce sont de mauvais peintres. Ils n’ont aucun don et sont parfaitement ennuyeux. Seulement, ils ont appris les rudiments de leur art. Ils savent, ils connaissent les règles. » Langage frivole ! M. Dorchain eût préféré tel ouvrage de tel capitaine en retraite, traducteur d’Horace en vers réguliers aux poèmes en vers libres de Moréas ou d’Henri de Régnier qui pourtant, même aux époques où ils voulaient innover, n’ignoraient point les règles de la versification française.

Ceux qui n’observent point les règles ne sont pas toujours ceux qui les connaissent le plus mal.

La plupart de nos grands pompiers manquent de science et de culture. L’académisme n’a encore quelque intérêt que parce qu’il a produit un assez grand nombre d’humoristes de talent. C’est dans l’humour, la caricature, les petits tableaux lestes, que s’est réfugiée toute la vie d’un art qui ne peut plus s’élever ni au portrait, ni à la décoration, ni au paysage.

Et je donnerais, volontiers, toutes les grandes machines de l’exposition des pompiers pour tels croquis exposés dans nos Salons humoristiques.

Si bien que, si nous n’avions point, pour sauver le grand art, nos écoles d’avant-garde dont l’audace étonne le public et fait grincer les râteliers des gens de l’Institut, la peinture, art majeur, ne serait plus aujourd’hui qu’un art mineur.

D’ailleurs, les pouvoirs publics traitent aussi mal les humoristes que les peintres les plus audacieux qui, attirant l’attention du monde entier, mériteraient que l’Administration des beaux-arts ne les négligeât point.

Lors de sa visite officielle au dernier Salon d’automne, M. Dujardin-Beaumetz parcourut toutes les salles de l’exposition, sauf la salle 8 où étaient exposés les ouvrages des cubistes qui, à ce moment-là, occupaient toute la presse.

Les musées allemands sont extrêmement riches en peintures françaises modernes, tandis que le musée du Luxembourg en est extrêmement pauvre.

Cézanne, Gauguin, Toulouse-Lautrec sont très mal représentés dans les collections nationales. Seurat, le grand Seurat n’y est pas représenté du tout. Je ne parle même pas des artistes vivants.

Celui qui visiterait le musée du Luxembourg pour avoir une idée de la peinture française moderne serait fort mal renseigné.

On dit que la situation changera dès que l’on aura transféré le musée du Luxembourg au séminaire de Saint-Sulpice. On verra alors ce qui ne s’est jamais vu : un déménagement modifier le goût d’une Administration des beaux-arts. Mais j’ai peur que l’art des pompiers ne réponde trop bien aux aspirations esthétiques de la plupart des fonctionnaires.

Au demeurant, parmi les peintres des écoles avancées, beaucoup de peintres pourraient se réclamer de l’académisme. Il y a un grand nombre de pompiers sans le savoir. D’autres, volontairement, ont voulu prendre aux pompiers quelque chose que ceux-ci pourraient avoir s’ils connaissaient vraiment ce qu’ils ont essayé d’apprendre : c’est l’ordre. De ce nombre était ce malheureux Douanier Rousseau qui, de son vivant, ne connut que les moqueries et la misère. Un feuilleton d’Arsène Alexandre, dans Comedia, quelques articles signés par moi dans L’Intransigeant furent les seuls écrits où cet homme modeste qui avait du talent et une personnalité véritablement forte était pris au sérieux. Dans certains milieux, on en fait maintenant un génie et je n’aurai aucune peine à persuader mes lecteurs que l’on exagère. Un livre de M. W. Uhde, qui vient de paraître chez l’éditeur Figuière, montre bien la place que le Douanier Rousseau occupera dans la peinture française. En attendant, son influence grandit. Je viens de voir à la galerie Druet une exposition de Félix Vallotton où plusieurs tableaux sont visiblement influencés par les ouvrages du Douanier. Je citerai Le Brouillard, tableau qui appartient à M. Joseph Reinach (et je gagerais que cet amateur doit avoir beaucoup de mépris pour le pauvre Rousseau que j’ai appelé le Maître de Plaisance). Je citerai encore les toiles intitulées Crépuscule, Le Ravin, La Charrette, Peupliers. L’imitation n’est pas niable. M. Félix Vallotton s’est mis résolument à l’école de Rousseau et il a bien fait. Mais Rousseau s’était mis, lui, à l’école des pompiers ; il me l’a dit cent fois. Il faisait mieux qu’eux, mais ce n’était pas sa faute. Sa naïveté et ses dons naturels en étaient la cause. Les pompiers sont les virtuoses de la peinture. Ils sont aux arts plastiques ce que les pianistes sont aux compositeurs. Rousseau n’était qu’un humble chansonnier. Mais les chansonniers s’élèvent parfois très haut. Et comme il n’avait qu’un souci, peindre aussi bien que les grands pompiers : Joseph Bail, Courtois, Raphaël Collin, Dagnan-Bouveret, L.-O. Merson, etc., il se trouve que les véritables maîtres de M. Félix Vallotton ce sont les pompiers.

Pendant que les peintres des écoles les plus avancées ne cherchent qu’acquérir cette qualité majeure : l’ordre, que l’académisme était censé inculquer à ses adeptes, que pensez-vous que fassent les pompiers ?

Ils font tout ce qu’ils peuvent pour sortir de l’académisme de l’École.

Peine perdue !

Ils ont fondé ainsi un académisme impressionniste qui n’est pas moins odieux que l’ancien.

Allez voir les pompiers chez Georges-Petit, au Salon d’hiver et au Cercle Volney. Cela en vaut la peine.

Et si quelqu’un m’affirmait que l’an prochain M. Luc-Olivier Merson imitera Matisse, que M. Cormon observera la nature avec l’âpreté d’un Picasso et que Mme Madeleine Lemaire copiera les tableaux de Mlle Laurencin, je le croirais sur parole.

[1912-02-09 Le Petit Bleu] Chroniques d’art.
Les futuristes §

Le Petit Bleu, 9 février 1912, p. 000.
[OP2 407-412]

M. Marinetti veut jouer de notre temps en Italie le rôle de restaurateur des arts que saint François d’Assise y joua autrefois.

Le Poverello dut sa puissance à cette foi inspirée qui éveilla dans la péninsule le sens plastique des artistes, le lyrisme des poètes et qui fit partir à travers l’Ombrie ces flagellants mystiques, ces giullari di Dio dont les dialogues récités avec une sainte folie sur les places publiques sont les plus anciens monuments dramatiques de l’Italie après la ruine de l’Antiquité. Les traits de sa vie inclinèrent les peintres à chercher plus de vérité dans l’expression des visages et des attitudes. La grande peinture naquit de l’effort que firent les peintres pour rendre la sainte beauté du saint stigmatisé.

Depuis longtemps déjà, la peinture italienne s’est figée dans cet académisme qui parfois est le sommeil de l’art et souvent est sa mort.

Après avoir été si longtemps à la tête du mouvement artistique universel, l’Italie orgueilleuse à juste titre de son passé glorieux était tombée pour les arts derrière la France, la Hollande, l’Angleterre, l’Espagne et la Belgique.

Qu’il est loin le temps où un Michel-Ange affirmait qu’il ne pouvait naître de grands peintres qu’en Italie  !…

* * *

Mais, voici qu’un jeune poète tente d’y restaurer les arts et les lettres.

M’est avis qu’en Italie les arts ont plus besoin de restauration que les lettres. Toutefois, je n’ai pas à discuter ici ce point de critique littéraire. Il est vrai que les arts sont devenus dans la péninsule seulement un exercice d’habileté professionnelle. Les divisionnistes eux-mêmes avaient conservé un dessin vulgairement académique et leur inspiration était imbécile.

F.-T. Marinetti, Italien gallicisant, veut changer cet état de choses. Il veut secouer l’Italie de sa torpeur. Il a pris la France comme modèle parce qu’elle est à la tête des arts et des lettres et sans le dire à ses compatriotes c’est elle qu’il leur présente comme exemple.

Il a trouvé des poètes, des musiciens et aussi des peintres pour le suivre. Ceux-ci jusqu’ici sont au nombre de cinq : Boccioni, Carrà, Russolo, Balla, Severini.

Il n’y a là comme futuristes de la première heure que MM. Boccioni, Carrà et Russolo.

Eux seuls parurent le 8 mars 1910 — date qui deviendrait célèbre si le futurisme devenait un grand mouvement littéraire et artistique — sur la scène du théâtre Chiarella de Turin. C’était la troisième soirée futuriste. L’une avait eu lieu à Trieste et l’autre à Milan. À Turin, les principaux futuristes firent leur apparition à côté de M. Marinetti. C’étaient MM. Boccioni, Carrà, Bonzagni, Russolo et Romani.

Ils lurent ensemble leur manifeste qui, d’après les communiqués, « est un long cri de révolte contre l’art académique, contre les musées, contre le règne des professeurs, des archéologues, des brocanteurs et des antiquaires », et un grand tumulte se déchaîna aussitôt dans la salle. On se battit à coups de poing et à coups de canne, la police intervint, etc.

Depuis ce jour-là, les peintres futuristes ont perdu deux des leurs.

Qui nous dira jamais le destin de MM. Bonzagni et Romani  ? S’est-on aperçu par hasard que le second nom était celui de Mme Juana Romani, elle-même pompière célèbre, qui s’était glissée par ruse chez les futuristes  ? M. Bonzagni a-t-il fait mine un jour d’admirer le Titien  ? Nous manquons de renseignements là-dessus. Toujours est-il que les cinq peintres des débuts futuristes sont restés cinq. Mais deux ont été changés sans que l’on nous ait renseigné sur le sort des autres : Bonzagni et Romani ont été remplacés par Balla et Severini.

Ce sont eux qui ont signé un manifeste qui, plein de pauvretés d’idées antiplastiques, peut cependant par sa violence être considéré comme un stimulant, bon pour les sens artistiques affaiblis des Italiens. De même les invectives, les folies poétiques d’un Jacopone da Todi pouvaient éveiller le sens lyrique de l’Italie et provoquer la venue d’un Dante.

* * *

L’originalité de l’école futuriste de peinture, c’est qu’elle veut reproduire le mouvement. C’est là une recherche parfaitement légitime, mais il y a belle lurette que les peintres français ont résolu ce problème dans la mesure où il peut être résolu.

En réalité, les peintres futuristes ont eu jusqu’ici plus d’idées philosophiques et littéraires que d’idées plastiques.

Ils déclarent avec une insolence qui serait peut-être mieux nommée inconscience : « Nous pouvons déclarer sans vantardise que cette première exposition de peinture futuriste à Paris est aussi la plus importante exposition de peinture italienne qui ait été offerte jusqu’ici au jugement de l’Europe. »

C’est imbécile… On n’ose même pas porter un jugement sur tant de sottise…

Plus loin, ils ajoutent : « Nous avons pris la tête du mouvement de la peinture européenne. »

Et ne connaissant de la peinture française ni Corot, ni Cézanne, ni Gauguin, ni Renoir, ni Seurat, ni Matisse, ils imitent les derniers venus parmi les peintres peignant à Paris :

Boccioni est avant tout sous l’influence de Picasso qui domine aujourd’hui toute la jeune peinture, non seulement à Paris mais dans le monde entier  ; Carrà semble avoir vu des Rouault et des Mérodack-Jeaneau. Rouault est un peintre puissant pour lequel j’ai été souvent moi-même très injuste. Carrà pouvait choisir un plus mauvais maître  ;

Russolo semble plus influencé par les peintres de Munich, de Berlin, de Vienne et de Moscou. Souhaitons-lui de bien profiter de son séjour actuel à Paris  ;

Balla n’a pas encore envoyé son tableau  ;

Severini est avec Boccioni le peintre qui me paraît avoir le plus à dire parmi les futuristes. Il est sous l’influence de Renoir, de Van Dongen et des néo-impressionnistes : Signac, Cross, Van Rysselberghe, mais il a de l’originalité et sa grande toile, la Danse du pan-pan à Monico, est jusqu’à maintenant l’ouvrage le plus important et le plus achevé qui soit sorti d’un pinceau futuriste.

Eh bien  ! ces peintres si influencés par la jeune peinture contemporaine, ces peintres dont l’un pourrait sans mentir se déclarer élève de Picasso, l’autre de Rouault, l’autre de Van Dongen, se déclarent « absolument opposés » à l’art des peintres de France.

Et là où ils se séparent des nouveaux peintres français c’est en un point qui me paraît la condamnation de l’art futuriste.

L’art des nouveaux peintres de France se distingue de l’académisme des pompiers par une observation violente, acharnée de la nature. Les jeunes peintres scrutent la nature, ils la dissèquent, ils l’étudient avec patience. Aussi ne doit-on point s’étonner que les plasticiens aussi purs ne se préoccupent point du sujet et que leurs tableaux soient maintenant intitulés : Peinture, Étude ou Paysage.

Je me suis même demandé récemment si des préoccupations aussi purement plastiques n’allaient point nous amener un art tout neuf qui serait à la peinture ce que la musique est à la littérature.

Les futuristes, eux, n’ont presque pas de préoccupations plastiques. La nature ne les intéresse pas. Ils se préoccupent avant tout du sujet. Ils veulent peindre des états d’âme. C’est la peinture la plus dangereuse que l’on puisse imaginer.

Elle amènera tout droit les peintres futuristes à n’être que des illustrateurs.

Il y a cependant parmi eux Gino Severini qui paraît décidé à s’appuyer sur des réalités sévèrement interdites par les déclarations futuristes. Il a ainsi produit l’œuvre la plus vivante, où les couleurs ne se mêlent point et donnent ainsi l’illusion du mouvement et que son auteur a intitulée la Danse du pan-pan à Monico.

* * *

Cependant, l’exposition des peintres futuristes apprendra à nos jeunes peintres à avoir encore plus d’audace qu’ils n’en ont eu jusqu’ici.

Sans audace, les futuristes n’auraient jamais osé exposer leurs essais encore si imparfaits. Elle leur servira à mesurer aussi de combien ils dépassent encore leurs rivaux d’Italie et de toutes les nations.

Elle leur apprendra encore mieux à choisir les titres pour leur peinture. Voici les titres de Boccioni : Les Adieux, Ceux qui s’en vont, ceux qui restent, La rue entre dans la maison, Le Rire, La ville monte, Visions simultanées, Idole moderne, Les Forces d’une rue, La Rafle  ; Carrà n’a pas craint de reproduire un événement auquel il a assisté : Les Funérailles de l’anarchiste Galli  ; Russolo a peint une toile intitulée La Révolte.

À côté des toiles volontairement analytiques de la plupart de nos jeunes peintres, il y a dans ces titres des indications pour une peinture plus synthétique.

En somme, l’art nouveau qui s’élabore en France semble ne s’en être guère tenu jusqu’ici qu’à la mélodie et les futuristes viennent nous apprendre — par leurs titres et non par leurs œuvres — qu’il pourrait s’élever jusqu’à la symphonie.

* * *

Mais, parmi les propositions du manifeste des peintres futuristes, il n’y en a pas qui ait paru plus sotte que celle-ci :

« Nous exigeons, pour dix ans, la suppression totale du nu en peinture. »

Elle est cependant l’affirmation inconsciente d’une entente involontaire entre tous les artistes modernes. Tandis que le vieux Renoir, le plus grand peintre de ce temps et l’un des plus grands peintres de tous les temps, use ses derniers jours à peindre ces nus admirables et voluptueux qui feront l’admiration des temps à venir, nos jeunes artistes ignorent l’art du nu qui est au moins aussi légitime qu’aucun autre.

Cela vient sans doute d’un désir de sortir en quelque sorte de l’humanité, de ne pas la prendre, elle seule, comme critère de la beauté.

Il faut bien avouer cependant que l’art moderne est d’une sévérité inconnue jusqu’ici à toutes les époques.

Quant à l’art futuriste, il fait un peu sourire, à Paris, mais il ne faudrait pas qu’il fît sourire les Italiens, ou bien ce serait tant pis pour eux.

[1912-03-13 Le Petit Bleu] Chroniques d’art.
L’art décoratif et la peinture féminine §

Le Petit Bleu, 13 mars 1912, p. 000.
[OP2 423-426]

En attendant l’exposition internationale des Arts décoratifs qui aura lieu vraisemblablement en 1915, nous avons chaque année un Salon des artistes décorateurs. Il est très instructif d’aller s’y promener. Cette année, on n’y verra pas trace de ce que l’on a appelé l’« art nouveau ». Par contre, nous assistons au commencement d’une lutte entre deux tendances décoratives qui ne pourra manquer d’être intéressante. Il s’agit du combat entre la décoration somptueuse où excellent déjà les joailliers et la décoration familière qui, reprenant la tradition sous Louis-Philippe, époque des derniers beaux meubles de style, ne tend à rien autre qu’à nous doter d’un style original. Ajoutons que dans cette dernière tendance, qui est aussi la plus nouvelle, l’art du tapissier joue un rôle très important.

Cependant, on travaille avec acharnement dans les deux écoles, et dans la première qui naquit vers 1900, il y a des audaces qui pour n’être pas toujours heureuses témoignent toutefois d’efforts qui ne seront pas perdus.

L’artiste remarquable qu’est M. Paul Follot expose un boudoir ovale en érable marqueté.

Les tentatives de M. Paul Follot pour renouveler l’art de la mosaïque sur bois sont pleines d’intérêt.

Cet art qui autrefois atteignit à la perfection dans le centre de l’Italie a produit un maître que M. Follot pourra se proposer de surpasser ; c’est Damiano de Bergame qui vivait à Bologne au xvie siècle et qui imagina de teindre le bois en toutes couleurs.

M. Paul Follot utilise dans ses marqueteries non seulement le bois mais encore la nacre. Il a imaginé un petit boudoir très riche, orné d’une cheminée en marbre sculpté conçue avec goût et très heureusement surmontée d’une niche de mosaïque et ferronnerie. Il convient d’ajouter que M. Follot est un joaillier merveilleux qui sait faire apparaître toute la beauté des gemmes qu’il emploie. Foin des lourds joyaux que portent les sultanes captives. M. Follot fait des bagues charmantes et des pendentifs adorables.

Un autre joaillier, M. Lalique, expose un salon qui est bien la chose la plus surprenante qui se trouve dans cette exposition. Il est en céramique pâle exécutée par la manufacture de Sèvres d’après un procédé personnel à l’auteur. La tapisserie n’y joue et ne doit y jouer aucun rôle, la décoration du sol et de la muraille étant composée de ronces faites de platine émaillé et incrusté dans la pierre artificielle qu’a créée l’imagination baudelairienne de M. Lalique. Certes, Baudelaire eût aimé ce rêve minéral d’un luxe inouï, car c’est sans doute la première fois que l’on prodigue le platine avec une telle profusion. Dommage qu’une fantaisie aussi singulièrement lyrique ne soit point parfaite et Baudelaire eût peut-être regretté, comme moi-même, la banalité des médaillons, des meubles et des verreries qui gênent la noble et luxueuse simplicité de cette architecture.

* * *

Voilà pour la tendance somptueuse. J’imagine qu’elle modifiera avec bonheur l’art décoratif officiel, les édifices publics, les palais et les théâtres.

Passons maintenant à l’autre tendance, la décoration familière dont les trouvailles semblent devoir remplir très bien leur but qui est de rendre les logis confortables et agréables à voir, non pas qu’il n’y ait aucune critique à exprimer. Mais je pense toutefois que des artistes comme Mare, qui n’a pas exposé, mais qui est un des principaux artisans de cette renaissance, comme Léon Jallot, comme André Groult, ont trouvé la formule qui permettra aux tapissiers, aux ébénistes de travailler en paix et de savoir ce qu’il faut faire.

Le salon de Léon Jallot qui s’inspire de ces principes est cependant plein de meubles inutilement disparates et les appliques électriques ne me paraissent pas d’une forme très heureuse.

M. André Groult a compris qu’un art mineur comme celui de fabricant de meubles devait suivre les arts majeurs tels que la peinture. La plus grande partie des peintres contemporains sont des coloristes. M. André Groult s’est fait coloriste et pendant quelques années la tendance sera chez les tapissiers décorateurs d’employer des couleurs vives. Ensuite, il faudra que l’on ait l’audace d’aller jusqu’à la dorure qui fait un peu défaut dans ces intérieurs, coquets, mais un peu bourgeois et où l’abus des rideaux verts introduit souvent comme une apparence bureaucratique qui ne se voit peut-être pas très bien aujourd’hui où ces choses sont dans leur prime nouveauté, mais dont les gens de goût s’apercevront vite. La peur de la dorure a été une des caractéristiques de l’art décoratif depuis les impressionnistes qui avaient eux-mêmes supprimé les cadres dorés pour leurs tableaux. On peut dire que cette répugnance des impressionnistes pour la dorure a été adoptée par le public bien avant leur peinture.

* * *

Il me semble que les artistes décorateurs auraient un intérêt évident à étudier de près les œuvres des artistes féminins actuels qui détiennent seuls le secret charmant de la grâce qui est une des originalités de la peinture française, soit que l’on considère les œuvres de ceux que l’on a appelés les primitifs français, soit que l’on examine ces merveilles d’un goût délicieux et qui ne pouvaient naître qu’en France et qu’ont peintes Watteau, Fragonard, Corot, Berthe Morisot, Seurat. Les artistes féminins ont apporté dans la peinture un sentiment nouveau qui n’a aucun rapport avec la mièvrerie, mais qui pourrait être défini ainsi : une certaine bravoure à regarder la nature sous ses aspects les plus juvéniles. Cette délicatesse nouvelle, qui est chez la femme française comme un sentiment inné de l’hellénisme, on la trouvera à un degré supérieur dans les œuvres que Mlle Marie Laurencin expose en ce moment à la galerie Barbazanges. Un style décoratif qui, issu des grands styles français, se plierait aux harmonies d’œuvres comme celles-là : franches, simples, éloignées de toute tendance doctrinaire ou sociale et surtout spontanées, aurait à mon sens une belle destinée et embellirait enfin l’époque où nous vivons.

[1912-03-20 Le Petit Bleu] Les Indépendants.
Les nouvelles tendances et les artistes personnels §

Le Petit Bleu, 20 mars 1912, p. 000.
[OP2 434-438]

Le Salon qui vient de s’ouvrir dans les baraquements du quai d’Orsay est un des plus importants parmi ceux qui devant la postérité seront l’honneur de la Société des artistes indépendants.

Signac m’a raconté un jour les débuts de la société dont il est aujourd’hui le président  ; c’est une histoire touchante où le beau rôle était joué par un officier de gendarmerie en retraite qui peignait à ses moments perdus.

Un beau rôle, c’était encore celui d’un jeune critique d’art, qui fut seul à visiter le Salon de la nouvelle Société, il s’appelle Arsène Alexandre, et nous avons pu le voir ces jours-ci parcourir pour la vingt-huitième fois le Salon des indépendants.

Il est très significatif, ce 28e Salon. Chaque artiste ayant dû limiter son envoi à trois œuvres n’a voulu exposer que les meilleures de ses œuvres nouvelles. L’ensemble du Salon représente donc un effort considérable dont l’importance n’échappera qu’aux critiques d’art pour qui le rang officiel d’un artiste compte plus que le talent.

Plusieurs tendances apparaissent nettement lorsqu’on traverse les salles. L’influence de Picasso est la plus profonde, elle se modifie cependant et les peintres mêmes qui en étaient le plus imprégnés ont fait de tels efforts depuis deux ans que leur personnalité se montre maintenant comme embellie et fortifiée par la rude discipline picassienne qu’ils ont subie avec amour et avec douleur.

L’influence de Matisse semble presque complètement écartée. Il faut le regretter. Un maître comme Matisse, qui a renouvelé la symbolique du coloris et dont les audaces de composition forcent l’étonnement, mérite qu’on l’étudie avec soin. Son enseignement serait utile à plus d’un et particulièrement à ces peintres de peu de foi qui se laissent aller à je ne sais quel goût facile pour l’imagerie.

Ces influences écartées, il reste deux grandes tendances bien marquées, dont l’une, s’écartant de l’anecdote, tentant de se hausser jusqu’au sublime par des efforts qui ne sont pas risibles, est l’honneur même de la peinture actuelle. Elle réunit des artistes comme Delaunay, Le Fauconnier, Metzinger, Gleizes, Marie Laurencin, Dunoyer de Segonzac, Luc-Albert Moreau, Vlaminck, Rouault, etc.

L’autre tendance que suivent ceux qui à travers Friesz ont subi l’influence mal comprise de Dufy, grand artiste méconnu, ou de Girieud me paraît déplorable. André Lhote en est aujourd’hui le représentant le plus autorisé. Sa facilité, la variété de ses talents lui ont permis de s’assimiler ce qu’il y avait d’original dans Dufy et dans Girieud, et il en a fait de l’imagerie, de l’imagerie qui a séduit nombre d’artistes que rebutait l’ascension vers les âpres sommets de la peinture pure.

C’est ainsi que Marchand, que La Fresnaye — et je cite les mieux doués, les plus fervents de ces artistes — paraissent évoluer vers une facilité qui rendrait inutiles les efforts de plusieurs générations d’artistes vers la grande peinture.

L’influence de Vallotton se fait aussi sentir. Sa formule ne se rapporte à Ingres qu’en apparence  ; Vallotton n’ayant pas de ce peintre ni l’audace du dessin ni la pureté raphaëlesque du coloris s’apparente plutôt aux Allemands italianisants des deux derniers siècles. Il fait école. Et il faut s’attendre à ce que toutes les vieilles filles du monde entier se mettent à appliquer cette formule dans toute sa sécheresse.

Parmi les jeunes artistes, Le Fauconnier me paraît être celui dont l’influence se fait le plus vivement sentir. La richesse, la diversité, la profondeur de son coloris laissaient prévoir cette influence. Cependant, je souhaite qu’elle ne se marque point trop et qu’elle n’enchaîne point un artiste qui a donné des œuvres grandement significatives et qui semble s’être décidé cette année à produire des œuvres définitives.

Il y a encore aux Indépendants la tendance impressionniste représentée par des artistes comme Marquet et Jean Puy  ; la tendance Rousseau où il ne faudrait point voir une influence directe des ouvrages du Douanier. Il s’agit d’œuvres originales, peintes par des autodidactes, mais des autodidactes de talent, comme il y en a eu de tout temps en France et qui sortent des profondeurs mêmes de la civilisation de ce pays. Ceux qui se refusent entièrement à goûter ces œuvres spontanées devraient aussi mépriser la poésie des chansons populaires desquelles au demeurant on fait peut-être trop de cas au détriment de la grande poésie. Il faut aimer ces peintures charmantes, mais sans les confondre avec celles des maîtres, car ceux-ci savent ce qu’ils font.

Enfin, une tendance en honneur aux Indépendants, c’est celle des néo-impressionnistes avec Signac, Lucie Cousturier, Antoine de La Rochefoucauld  ; c’est une école dont les limites sont tracées et qui dans ces limites un peu étroites a produit des œuvres lumineuses très remarquables et un des plus grands peintres français, Seurat.

Après avoir essayé de démêler les diverses tendances et influences qui se manifestent au Salon des indépendants, je vais dire quelles sont les œuvres maîtresses qui y sont exposées.

Tout d’abord, dans la salle 38, on trouvera le tableau le plus grand aussi bien par les proportions que par l’inspiration qui l’anime. Cette œuvre intitulée La Ville de Paris est due à un jeune peintre qui nous avait montré jusqu’ici des œuvres intéressantes certes, mais inachevées. Ses interprétations dramatiques de la tour Eiffel avaient fait voir qu’il avait de la puissance, mais on n’aurait encore osé espérer de lui une réalisation aussi complète de ses promesses. La Ville de Paris est un tableau en quoi se concentre tout l’effort de la peinture depuis peut-être les grands Italiens.

Il faut oser le dire. Il ne s’agit plus de recherches, d’archaïsme ou de cubisme.

Voilà un franc tableau, noble, exécuté avec une fougue et une aisance auxquelles nous n’étions plus accoutumés. À gauche la Seine, Montmartre, à droite la tour Eiffel et des maisons, au centre trois corps élancés et puissants que les censeurs disent copiés de Pompéi et qui sont cependant la grâce et la force françaises, comme les avait ainsi conçues Jean Goujon. La simplicité et la hardiesse de cette composition se combinent heureusement avec tout ce que les peintres français ont trouvé de neuf et de puissant depuis plusieurs générations. Aucune prétention, aucun désir d’étonner ou d’être obscur et voilà une œuvre importante qui marque une date dans la peinture moderne. Maintenant, les artistes des jeunes écoles oseront aborder des sujets et les interpréter plastiquement…

L’œuvre de Mlle Marie Laurencin, Femmes et éventails, est aussi un tableau. Il y a là un instinct de composition unique, car il ne se rapporte à aucune école connue. Tout est exécuté bravement et les détails, l’expression des visages sont d’une grâce incomparable et sans aucune mièvrerie.

Le tableau de Le Fauconnier, Le Chasseur, représente le plus grand effort de ce Salon et si son tableau ressortissait à une idée plus générale, il mériterait par la nouveauté, la puissance et la variété du coloris d’être placé au premier rang.

L’envoi de Metzinger est des plus significatifs. Ce peintre se dirige maintenant vers la grâce et la beauté. Celui-là se souvient vraiment d’Ingres et si sa sensualité se révélait il serait un grand peintre.

Les Baigneuses, de Gleizes, marquent chez cet artiste non pas un temps d’arrêt, mais un effort nouveau vers la construction, vers le dessin. Cet effort n’a pas été perdu et le tableau des Baigneuses est grand, bien que ses dimensions soient assez petites.

Le tableau de Léger ressortit à la peinture pure. Aucun sujet, beaucoup de talent. On peut craindre cependant que la veine de cet artiste si elle n’est alimentée par une pensée ne soit bientôt tarie.

L’envoi de D. de Segonzac est moins important. C’est une nature morte, d’un sentiment très raffiné. Un sentiment de raffinement anime aussi le double nu de M. Luc-Albert Moreau qui poursuit l’idéal d’un art mélancolique et sensuel.

Il y a encore aux Indépendants un grand nombre d’artistes personnels, mais il m’a paru que ceux que je viens de mentionner ont manifesté le plus vivement leur personnalité.

[1912-04-05 Le Petit Bleu] Chroniques d’art.
Les peintresses §

Le Petit Bleu, 5 avril 1912, p. 000.
[OP2 443-447]

Notre époque, de même qu’elle a permis aux talents féminins de s’épanouir dans les lettres, a produit dans les arts un certain nombre de personnalités qui ne sont pas négligeables.

Pendant la saison 1911-1912, un grand nombre d’expositions particulières nous ont montré des ensembles artistiques dus à des femmes.

Jamais, avant cet hiver, on n’avait vu, ni à Paris ni ailleurs, tant de peintres femmes prouver qu’elles ne le cèdent point aux hommes en tant qu’artistes.

Ce que les femmes apportent dans l’art, ce ne sont point des nouveautés techniques, mais plutôt le goût, l’instinct et comme une vision neuve et pleine d’allégresse de l’univers.

Il y a eu des peintres femmes à toutes les époques, et il est bien singulier qu’il n’y en ait pas eu plus.

Le xvie siècle italien a produit Sophonisba Angussola, célébrée par Lanzi et Vasari. Paul IV et le roi d’Espagne se disputèrent ses ouvrages. Il y en a à Madrid, à Florence, à Gênes, à Londres. Le Louvre n’en possède point. Née à Crémone vers 1530, elle dépassa vite son maître Bernardino et, portant loin l’art du portrait, les modernes ont parfois attribué certains de ces tableaux au Titien lui-même. Après avoir remporté les plus grands succès à la cour de Philippe II, elle finit par se retirer à Gênes, où elle devint aveugle. Lanzi dit qu’elle passait pour la personne de son siècle qui raisonnait le mieux sur les arts, et Van Dyck, qui vint l’écouter, affirma qu’il avait plus appris de cette vieille femme aveugle que du peintre le plus clairvoyant.

Le xviiie siècle ne produisit que des artistes femmes du second ordre, comme Angelica Kauffman ou Mme Vigée-Lebrun. C’est au xixe siècle que commencèrent à se révéler en France des personnalités véritables, comme Rosa Bonheur, Louise Abbéma, Berthe Morisot, qui, toutes trois, n’ont pas été sans influence sur la peinture, et dont la dernière est une des artistes les plus achevées de son temps et dont les œuvres demeureront.

Cependant, il fallait attendre l’aurore du xxe siècle pour que l’art français, qui seul compte aujourd’hui dans le monde, produisît aussi ses Sophonisba Angussola, qui forment aujourd’hui une pléiade d’artistes appréciables et qui méritent d’être étudiées à part.

Je n’ai pas l’intention de dénombrer dans cet article toutes les peintresses, et laissant de côté des artistes de talent comme Mmes Lucie Cousturier, Galtier-Boissière, Benz-Bizet, Léone Georges-Reboux, Georgette Agutte, Beaubois de Montoriol, Becagli, Montchenu-Lavirotte, etc., qui n’ont point fait, cette année, d’exposition particulière de leurs œuvres, je m’en tiendrai à celles qui viennent de nous montrer un ensemble important de leurs œuvres.

Mlle Hélène Dufau a exposé une série de portraits féminins d’un art très cérébral. La fantaisie n’y a que peu ou point de place. On sent que Mlle Dufau a subi très vivement l’influence des maîtres modernes qu’elle admirait le plus. Mlle Dufau a tenté souvent de s’élever jusqu’à l’allégorie, et elle y a réussi beaucoup mieux que la plupart de ses confrères masculins. La composition, chez elle, n’est point très personnelle, mais elle possède un don d’observation très remarquable. Les peintres ne l’ont que rarement. Si elle concentrait son talent, elle arriverait sans doute à composer des œuvres durables. En attendant, ses portraits féminins sont loin d’être négligeables. Elle a su dégager l’apparence sociale de ses modèles et, peignant des Parisiennes, ne nous a point montré des poupées, mais des figures sur lesquelles apparaît la pensée, que les femmes cachent souvent afin qu’elles ne fassent point tort à leur beauté. On voudrait cependant un dessin plus sûr, une palette plus franche, plus d’expression aussi, car un tel art, s’il n’est point bientôt soutenu par un effort de composition véritable, risque de tomber dans la banalité.

Mme Marval a offert aux amateurs de peinture un tout autre régal. Cette artiste a de l’imagination et un talent personnel. L’abstraction n’est point son fait, mais elle sait merveilleusement montrer la réalité poétique des sujets qu’elle traite. Peint-elle un Hommage à Gérard de Nerval, elle sait, du sentiment qui donne tant de charme aux vieilles chansons du Valois, tirer les éléments d’une composition agréable et qui n’est point mièvre. Les hommes échouent généralement dans ces compositions où le bon goût doit s’allier à la délicatesse. Et si Ingres sut donner à son Apothéose d’Homère tant de grandeur, c’est que le grand peintre était nourri de bonnes lettres et qu’il avait le sens de l’Antiquité. Depuis, nous avons vu des hommages moins réussis. Je me souviens d’un certain Hommage à Gauguin qui était bien la chose la plus piteuse que l’on puisse imaginer. On eût dit d’un concours de fantômes, et le métier du peintre qui avait conçu cette œuvre se trouvait gêné : il avait imaginé son tableau comme un ordonnateur des pompes funèbres peut concevoir des funérailles de troisième classe. Je me souviens aussi de ce fameux Hommage à Cézanne, de Maurice Denis, où rien ne montre qu’il s’agisse ni d’un hommage ni de Cézanne. Ouvrage sans allégresse, qui semble plutôt un document qu’une apothéose.

Dans la grande toile des Odalisques, Mme Marval a donné la mesure de son talent et a réalisé une œuvre importante pour la peinture moderne. Cette œuvre forte et sensuelle, peinte avec liberté, d’une composition, d’un dessin, d’un coloris personnels, mérite de rester.

L’exposition de Mlle Marie Laurencin a montré ce qu’on pouvait attendre de cette artiste. Elle a réalisé une œuvre qui ne s’apparente à aucune autre dans la peinture ancienne et moderne. Elle évoque avant tout l’allégresse et la puissance des poètes de la Pléiade.

Ses visages de femmes caractériseront peut-être le Style de son époque et l’on dira peut-être « une femme de Marie Laurencin » comme on dit « une femme de Jean Goujon ». Elle a participé aux deux grands mouvements artistiques de ces dernières années : celui des fauves et celui des cubistes. Mais, parmi les fauves elle était la fauvette, et si un critique d’art italien s’est plu à l’appeler Notre-Dame du cubisme, M. Fernand Fleuret qui écrivit la préface du catalogue de son exposition répondit aussitôt par un hommage qui donnait au surnom son véritable sens : « Je vous salue Marie pleine de grâce. »

La grâce, c’est la qualité artistique bien française que des femmes comme Mme Marval et Mlle Marie Laurencin ont su conserver à l’art, même lorsqu’il devenait sévère, comme dans ces dernières années où préoccupés des recherches techniques nouvelles, où se mêlaient la mathématique, la chimie, la cinématique, les peintres ne pensaient plus à charmer leurs admirateurs.

Mlle Marthe Galard, dont la première exposition se tient en ce moment, a moins d’autorité que les artistes dont nous venons de parler.

C’est une artiste de talent cependant et dont la sensualité se mêle parfois à un mysticisme qui n’est point vulgaire. Elle n’a pas cette audace singulière du dessin qui donne un style si particulier et si aigu aux ouvrages de Mlle Marie Laurencin, elle n’a pas non plus cette culture qui donne un sens profond aux compositions de Mme Marval, mais elle possède à un haut degré un sentiment mystérieux de l’univers qui lui appartient en propre. Qu’elle se défie avant tout des admirations, du métier et du sentimentalisme.

Mme Lisbeth Delvolvé-Carrière est restée fidèle à l’idéal brumeux de son père, le grand peintre Carrière, et nul n’a mieux défini son art que M. Gabriel Mourey qui écrit : « Tout enfant vous avez appris à parler bas et à comprendre la noblesse et la beauté des paroles profondes qui ne se prononcent qu’à mi-voix. »

Comme on voit, les femmes peintres ont bien travaillé cette année. On pourrait dire, sans exagération, que l’intérêt artistique de l’année a résidé tout entier dans les expositions féminines.

L’effort le plus important a été fourni par Mlle Laurencin qui non contente d’avoir organisé une exposition a envoyé aux Indépendants un tableau qui est ce qu’elle a produit de plus achevé. À propos de ce tableau, M. Mario Meunier, secrétaire de Rodin et traducteur excellent de Sapho, de Sophocle, de Platon, rapportait dernièrement une anecdote amusante. Il montrait au maître quelques photographies représentant des tableaux futuristes et cubistes, il s’y trouvait aussi la reproduction du tableau de Mlle Laurencin : « Au moins, dit le maître, en voilà une qui n’est pas futuriste ni cubiste  ; elle sait ce qu’est la grâce, elle est serpentine. »

C’est cela même, la peinture féminine est serpentine et c’est peut-être cette grande artiste de la ligne et des couleurs, la Loïe Fuller, qui fut le précurseur de l’art féminin d’aujourd’hui quand elle inventa cette chose géniale où se mêlaient la peinture, la danse, le dessin et la coquetterie et que l’on appela très justement : la danse serpentine.

Et c’est à propos d’une autre œuvre de femme que le génie de Rodin a retrouvé ce mot-là  !

Le Petit Messager des arts et des industries d’art §

[1915-03-01 Le Petit Messager des arts et des industries d’art] L’Art vivant et la guerre §

Le Petit Messager des arts et des industries d’art, 1er mars 1915, p. 000.
[OP2 857-858]

Un manifeste allemand reproduit dans les journaux italiens félicitait les artistes allemands d’avoir été enfin arrachés par la guerre à l’emprise des nouvelles idées artistiques de la France, cubisme, orphisme, etc.. Nous nous moquons des formules et des mots finissant en isme mais les artistes nous intéressent au plus haut point. Derain est motocycliste dans le Nord, Georges Braque était récemment au Havre sous-lieutenant, Fernand Léger est au front dans le train des équipages, Albert Gleizes est au front depuis le commencement des hostilités, Dufy est au Havre, où il attend : il a publié une jolie carte postale « Les Alliés » qui fera partie de cette imagerie merveilleuse que la guerre a fait éclore spontanément. R. de La Fresnaye est sans doute encore à Lisieux. Groult a été blessé au bras. Le sculpteur Duchamp-Villon est aide-major à Saint-Germain  ; le peintre et graveur Laboureur est au château de Nantes interprète à la disposition de l’armée anglaise. Tobeen, de l’armée auxiliaire, s’est exercé, corps de fer, à devenir un corps d’acier. Le futuriste italien Ugo Giannattasio et le Polonais-Autrichien Kisling sont dans les régiments de marche étrangers. Le bruit a couru que Robert D était à Saint-Sébastien, mais je ne puis me résoudre à admettre l’exactitude de cette assertion invraisemblable. Robert Mortier se remet lentement d’une douloureuse maladie. Il lui faut des soins infinis et beaucoup de calme. Édouard Férat travaille durement dans un hôpital.

Drésa est brigadier dans une batterie de 100, du 10e d’artillerie où il a été versé venant du 55e d’Orange.

Picasso trop faible de santé pour s’utiliser à autre chose que son inappréciable travail d’artiste « a », m’a écrit l’excellent préfacier anonyme du catalogue de La Peau de l’ours, « dans des dessins admirables, dépassé Ingres en se jouant ».

Natalie de Gontcharova et Michel Larionov en France au moment de la déclaration de guerre ont pu rejoindre la Russie et Larionov, sergent dans un des régiments qui envahirent la Prusse orientale, fut blessé dans les parages des lacs Masure.

Le peintre Zak dont la ville natale est encore aux mains des Prussiens se traîne, malade, au soleil de Nice où vit aussi le sculpteur Archipenko, dont la femme envoie des chandails aux soldats amis de l’armée française.

Rouveyre, après quelque temps de service armé, a été reversé malade dans le service auxiliaire : il fait des poèmes en l’honneur de ses amis canonniers. Marie Laurencin est à Madrid et y travaille.

Henri Matisse a été maintenu dans le service auxiliaire.

Ces détails se passent de commentaires, c’est pourquoi je boucle. Au demeurant, je vais bricoler.

La Phalange §

[1907-12-15 La Phalange] Henri Matisse §

La Phalange, 15 décembre 1907, p. 480-485.
[OP2 100-103]

Voici un essai craintif sur un artiste en qui se combinent, je le crois, les qualités les plus tendres de la France : la force de sa simplicité et la douceur de ses clartés.

Il n’y a pas de rapport de la peinture à la littérature, et je me suis efforcé de n’établir à cet égard aucune confusion. C’est que chez Matisse l’expression plastique est un but, de même que pour le poète l’expression lyrique.

* * *

Lorsque je vins vers vous, Matisse, la foule vous avait regardé et comme elle riait vous aviez souri.

On voyait un monstre, là où se dressait une merveille.

Je vous interrogeai, et vos réponses exprimaient les causes de l’équilibre de votre art raisonnable.

* * *

« J’ai travaillé, m’avez-vous dit, pour enrichir mon cerveau en satisfaisant les différentes curiosités de mon esprit, en m’efforçant de connaître les différentes pensées des maîtres anciens et modernes de la plastique. Et ce travail fut aussi matériel, car j’essayai en même temps de comprendre leur technique. »

Puis, m’ayant versé de ce rancio que vous avez rapporté de Collioure, vous voulûtes me retracer les péripéties de ce périlleux voyage à la découverte de la personnalité. Il va de la science à la conscience, c’est-à-dire à l’oubli complet de tout ce qui n’était pas en vous-même. Quelle difficulté  ! Le tact et le goût sont ici les seuls gendarmes qui peuvent écarter à jamais ce qu’on ne doit plus rencontrer sur le chemin. L’instinct ne guide point. Il s’est égaré, on est à sa recherche.

« Ensuite, disiez-vous, je me suis inventé en considérant d’abord mes premières œuvres. Elles trompent rarement. J’y ai trouvé une chose toujours semblable que je crus à première vue une répétition mettant de la monotonie dans mes tableaux. C’était la manifestation de ma personnalité apparue la même quels que fussent les divers états d’esprit par lesquels j’ai passé. »

L’instinct était retrouvé. Vous soumettiez enfin votre conscience humaine à l’inconscience naturelle. Mais cette opération venait à son heure.

Quelle image pour un artiste : les dieux omniscients, tout-puissants, mais soumis au destin  !

Vous m’avez dit : « Je me suis efforcé de développer cette personnalité en comptant surtout sur mon instinct, en revenant souvent aux principes  ; me disant lorsqu’en travaillant des difficultés m’arrêtaient : “J’ai des couleurs, une toile et je dois m’exprimer avec pureté, dussé-je le faire sommairement, en posant, par exemple, quatre ou cinq taches de couleurs, en traçant quatre ou cinq lignes ayant une expression plastique.” »

On vous a souvent reproché cette expression sommaire, mon cher Matisse, sans penser que vous aviez ainsi accompli un des travaux les plus difficiles : donner une existence plastique à vos tableaux sans le concours de l’objet sinon pour exciter des sensations.

L’éloquence de vos ouvrages vient avant tout de la combinaison des couleurs et des lignes. C’est ce qui constitue l’art du peintre et non, comme le croient encore certains esprits superficiels, la simple reproduction de l’objet.

* * *

Henri Matisse échafaude ses conceptions, il construit ses tableaux au moyen de couleurs et de lignes jusqu’à donner de la vie à ses combinaisons, jusqu’à ce qu’elles soient logiques et forment une composition fermée dont on ne pourrait enlever ni une couleur ni une ligne sans réduire l’ensemble à la rencontre hasardeuse de quelques lignes et de quelques couleurs.

Ordonner un chaos, voilà la création. Et si le but de l’artiste est de créer, il faut un ordre dont l’instinct sera la mesure.

À celui qui travaille ainsi, l’influence des autres personnalités ne peut pas nuire. Ses certitudes sont intérieures. Elles proviennent de sa sincérité et les doutes qui l’angoisseront deviendront la raison de sa curiosité.

« Je n’ai jamais évité l’influence des autres, m’a dit Matisse. J’aurais considéré cela comme une lâcheté et un manque de sincérité vis-à-vis de moi-même. Je crois que la personnalité de l’artiste se développe, s’affirme par les luttes qu’elle a à subir contre d’autres personnalités. Si le combat lui est fatal, si elle succombe, c’est que tel devait être son sort. »

Par conséquent toutes les écritures plastiques : les Égyptiens hiératiques, les Grecs affinés, les Cambodgiens voluptueux, les productions des anciens Péruviens, les statuettes des nègres africains proportionnées selon les passions qui les ont inspirées peuvent intéresser un artiste et l’aider à développer sa personnalité. C’est en confrontant sans cesse son art avec les autres conceptions artistiques, en ne fermant pas non plus son esprit aux arts voisins des arts plastiques, que Henri Matisse, dont la personnalité déjà si riche pouvait se développer isolément, a pris cette grandeur, cette fierté assurée qui le distinguent.

Mais, curieux de connaître les contenances artistiques de toutes les races humaines, Henri Matisse reste avant tout dévot à la beauté de l’Europe.

Européens, notre patrimoine va des jardins que baigne la Méditerranée aux mers solides, tout au nord. Nous trouvons là les nourritures que nous aimons et les aromates des autres parties du monde peuvent tout au plus nous servir d’épices. Aussi Henri Matisse a-t-il surtout considéré Giotto, Piero della Francesca, les primitifs siennois, Duccio moins puissants en volume, mais plus en esprit. Il a ensuite médité sur Rembrandt. Et, s’étant placé à ce carrefour de la peinture, il se regarda lui-même pour connaître la voie que suivrait de confiance son instinct triomphateur.

* * *

Nous ne sommes pas en présence d’une tentative outrancière ; le propre de l’art de Matisse est d’être raisonnable. Que cette raison soit tour à tour passionnée ou tendre, elle s’exprime assez purement pour qu’on l’entende. La conscience de ce peintre est le résultat de sa connaissance des autres consciences artistiques. Il doit sa nouveauté plastique à son instinct : ou connaissance de soi-même.

Lorsque nous parlons de la nature, nous ne devons pas oublier que nous en faisons partie et que nous devons nous considérer avec autant de curiosité et de sincérité que lorsque nous étudions un arbre, un ciel ou une idée. Car il y a un rapport de nous au reste de l’univers, nous pouvons le découvrir et ensuite ne plus essayer de le dépasser.

[1908-01 La Phalange] Jean Royère §

La Phalange, janvier 1908, p. 596-600.
[OP2 1003-1006]

La figure solitaire de l’auteur de Sœur de Narcisse nue27 attire l’attention à un moment où la poésie, en France, ne semble plus avoir pour but qu’un plaisir auquel s’adaptent les sentiments et le langage qui conviennent à la classe moyenne de la société.

« La poésie que j’aime, dit Jean Royère, est une quiétude intense. » Qu’en penser ? Sinon que cette quiétude est divine, qu’elle est celle du Créateur. Voici que tout est miraculeux. Cette langue est claire comme les flammes de la Pentecôte et ces poèmes sont plus beaux à cause de leur obscurité. Les mots et le poète peuvent être en même temps dans un lieu et ailleurs, comme un prêtre d’Halbarstadt, nommé Jean et surnommé le Teutonique, qui en 1271, le jour de Noël, dit trois messes à minuit : l’une à Halbarstadt, l’autre à Mayence et la troisième à Cologne. Les miracles lyriques sont quotidiens. Jean Royère connaît le passé, l’avenir et transforme le présent quand il le veut, paraissant posséder le pouvoir divin :

                 je fais le rêve de saisir
L’Essence  !
       Cécité, je veux que tu m’immoles
Des lis !

Nouveau monde harmonieux et charmant, deux alcancies et dans l’une, la cendre, mais dans l’autre, les fleurs, sœur nue de Narcisse,

Trop liliale chair sculptée aux fins du rêve

votre poète, après vous avoir guidée vers un lieu élevé d’où l’on aperçoit l’Orient et l’Occident, vous les donna, notre tyran mythique, qui ordonnez à l’automne d’effeuiller ses feuillards. Pendant votre visite, les villages, dans les regards, ont retrouvé la grâce de l’Astrée. Mais au jardin de la mort, des rosiers grimpants fleurissent tous les cyprès.

 

Archemore, laissé par sa nourrice Hypsipyle sur une touffe d’ache, fut tué par un serpent. En mémoire de quoi l’on institua les jeux néméens où les juges qui présidaient, vêtus de noir, couronnaient d’ache le vainqueur. Et, je veux aussi placer l’ache, tour à tour symbole de la mort et couronne des victorieux, sur la tête de Jean Royère. Ses poèmes ont la saveur d’une herbe semblable à l’ache et dont ceux qui y goûtent meurent en riant. Elle croît sauvage en Sardaigne. Ailleurs, les poètes seuls cultivent cette joie profondément mystérieuse. Voici des poèmes pleins de joie et de mystère. C’est l’allégresse incompréhensible de la statue de Memnon chantant à l’aurore, de la tête d’airain qui parlait dans le roman de Valentin et Orson, de celle d’argent, dite voir-disant, dans le Roman de Perce-forêt.

Ni Jean Royère, ni les autres poètes contemporains ne paraissent vouloir innover en matière de prosodie. Et de tout ce que l’on a tenté, en ce sens, au xixe siècle, que reste-t-il ? André Van Hasselt, poète belge assez médiocre et complètement oublié, était parvenu à mesurer le vers rimé, sans imiter le vers baïffin. Et certes, l’effort dépassait celui de Baïf qui pliait servilement son langage à la prosodie grecque et latine. Avec un talent digne de plus de renommée, Laurent Évrard a renouvelé une forme intéressante de la poésie française : la rime enrimée qui jusqu’alors n’avait été considérée que comme une des innombrables complications poétiques, un des mille jeux de versification auxquels se plaisaient les poètes marotiques. Mais ces nouveautés et quelques autres n’ont généralement pas plu. Le vers libre seul a réussi. Toutefois, si on le regarde parfois comme le but de la prosodie française, on l’envisage trop souvent comme sa négation. De là des malentendus, et bien des poètes écrivent en alexandrins incomplets ou prolongés. Le ragoût de beaucoup de poèmes modernes réside, il faut l’avouer, dans les fautes imprévues de versification. Les licences poétiques sont aujourd’hui au rebours des anciennes qui modifiaient l’orthographe au profit de la prosodie. Le vers boiteux, qui rebutait autrefois et semblait rude comme Vulcain, se pare aujourd’hui des grâces tremblantes d’une fille dont une jambe est plus courte que l’autre. Et qui ne sait que les boiteuses sont les plus aimables et les plus aimées des femmes ! Bref, à cette heure, la prosodie en vogue est l’ancienne dont certains transgressent les règles au hasard. Mais, ils se trompent : le vers libre n’est pas une simplification prosaïque de la poésie. Et, si l’on cherche dans l’œuvre de chaque poète une personnalité, on ne s’étonnera pas de rencontrer des prosodies personnelles. Les moins relâchés d’entre les poètes s’honoreront par des efforts qui ennobliront leur lyrisme sans choquer la métrique traditionnelle et en la dépassant. Jean Royère s’est gardé de toute facilité hâtive et choquante. Sa métrique n’est pas moins personnelle. D’autres découvriront ou renouvelleront les lois de leur enthousiasme, il a trouvé et nuance non pas les mêmes, mais d’égales à celles de ses égaux :

… Et je ferai sur vos rives la loi
Ô Seine, fleuve ami des teintes, si je livre
Autant de diamants que de mots dans mon livre !

Voilà qui ne heurte point cette tradition européenne, l’honneur du monde, qu’on appelle le goût français. Car on n’a pas à s’occuper de la clarté ; elle est indéfectible, ni qualité, ni vice, et Jean Royère la nomme précisément obscurité : « Ma poésie est obscure comme un lis. » On a trop souvent voulu nous faire croire que les Français n’aimaient pas la beauté pour elle-même, mais surtout à titre de renseignement. Le goût français est autrement raisonnable. Nous ne voulons plus d’un lakisme insensé. Sous couleur d’aimer la nature, la science et l’humanité, trop de jeunes gens ont gâté leur art par un enthousiasme écœurant. En France, plusieurs générations littéraires qui pouvaient s’approcher de la perfection en ont été écartées par l’influence de la littérature anglaise, si riche, si attrayante, mais pleine de vérités inutiles. Lessing rendit un mauvais service à l’Allemagne, lorsqu’il décréta qu’elle devait abandonner les modèles dramatiques proposés par la France et en demander à l’Angleterre. Il est responsable non seulement de la barbarie du théâtre, mais encore de l’état misérable dans lequel l’inféconde littérature allemande a toujours végété. Nous n’avons pas besoin de vérités ; la nature et la science en ont assez qui nous portent malheur. La poésie de Jean Royère est aussi fausse que doit l’être une nouvelle création au regard de l’ancienne. Quelle fausseté enchanteresse ! Rien qui nous ressemble et tout à notre image ! Jean Royère a rempli ainsi la première condition de l’art le plus pur et le moins stérile. La fausseté est une mère féconde. Les centaures étaient fils d’Ixion et d’un fantôme de nuées semblable à Junon. Et, sœur nue de Narcisse, créature certaine du poète, il ne se doutait pas de votre existence antérieure. Mais, triomphe de la fausseté, de l’erreur, de l’imagination, Dieu et le poète créent à l’envi. Pausanias raconte dans ses Béotiques que Narcisse eut une sœur jumelle qui lui ressemblait parfaitement : même face, même chevelure. Ils se vêtaient de la même façon et comme ils allaient toujours à la chasse ensemble, Narcisse, à la fin, s’éprit de sa sœur. Mais elle mourut, et lui qui ne pouvait l’oublier, une fois qu’il se penchait vers une fontaine, apercevant son reflet, crut revoir sa sœur bien-aimée et se noya dans l’espoir de la saisir. La renaissance de cette fille suscite de nouvelles amours. Nous sommes tous les rivaux de Narcisse. Elle est si belle et elle est nue…

On croyait autrefois que les yeux de la chatte croissaient avec la lune et diminuaient avec elle ; de même les facultés poétiques se trouvent toujours au niveau des passions du poète. Celles de Jean Royère ne dépassent pas sa destinée. Dans une masse d’or pur, sur le bord du chemin le moins passant, il a modelé son art d’après elles.

[1908-03 La Phalange] Chronique des romans §

La Phalange, mars 1908, p. 855-860.
[OP2 1113-1118]

Lorsque le directeur de La Phalangem’eut offert la « rubrique » des romans, je n’hésitai pas longtemps avant d’accepter. La crise du romandoit avoir pour cause, à mon sens, la frivolité de la plupart des ouvrages d’histoire, d’idées ou de science qui se publient aujourd’hui. On ne lit plus de romans parce qu’ils sont devenus le « genre » le plus sérieux de la littérature contemporaine. Je me suis imaginé tout cela. Il se peut que je me sois trompé. Mais, je ne serai pas étonné de découvrir dans les petits livres que je lirai des enseignements précieux et qu’on ne trouverait pas ailleurs.

(À propos d’un essai sur Jean Royère, M. Charles-Henry Hirsch m’accuse de corrompre la jeunesse. Dois-je, si jeune encore, me résoudre à boire la ciguë ?

En réalité, tout ce qui concerne la poésie agace M. Charles-Henry Hirsch. Il imiterait volontiers l’ange qui battit saint Jérôme parce qu’il avait lu un ouvrage poétique.

M. Charles-Henry Hirsch adjure aussi les jeunes poètes de ne pas perdre leur temps. Mais ils ne suivront pas ca mauvais conseil.)

Octave Mirbeau : La 628-E 8, Fasquelle §

M. Octave Mirbeau déteste de toutes ses forces, mais il sait louer avec enthousiasme. Il s’indigne souvent et presque toujours à propos. Lorsqu’il se trompe, ses erreurs proviennent d’une bienheureuse faculté d’exagérer. Il se crée à plaisir des ennemis dont ses amis doivent le consoler passionnément.

On a écrit beaucoup de mal sur La 628-E 8.Je gage qu’on en a pensé en même temps beaucoup de bien.

Négligé par endroits et désordonné, ce livre !… qu’importe ! Il ne s’agit que d’un carnet de voyage, de notes hâtivement complétées au retour.

Il est vrai que si M. Octave Mirbeau avait voyagé en Allemagne avant de visiter la Belgique, il eût sans doute réservé à celle-là quelques-uns de ses sarcasmes et celle-ci l’eût trouvé plus indulgent.

Mais voilà ! Après avoir quitté la France, on trouve en Belgique, avec de mauvaises routes, une culture germanique qui se manifeste dans les édifices et dans les mœurs d’autant plus fâcheusement que ce qui demeure dans le pays de culture française, de civilisation latine, en rend l’horreur plus évidente.

En Allemagne, M. Octave Mirbeau a voyagé dans une région de plaines où les chaussées napoléoniennes ont été entretenues avec soin. Mais le pays rhénan n’est pas l’Allemagne entière. Au demeurant, M. Mirbeau paraît avoir supporté très allègrement de fréquentes traversées en bac. Il ne se plaint qu’une fois de ces interminables files de pierres blanchies à la chaux qui barrent le plus souvent la moitié des chaussées, tantôt à gauche, tantôt à droite et souvent en zigzag.

Après la Belgique et la Hollande, M. Mirbeau était préparé à goûter, en Westphalie, un luxe industriel et bon marché presque écœurant. Il était prêt à regarder sans dédain une population toujours vêtue pauvrement de neuf et dont la misère intellectuelle, matérielle et morale a de quoi surprendre. Si M. Mirbeau se moque parfois des Allemands, c’est avec beaucoup de réserve : « Ils font de la pédérastie comme ils font de l’épigraphie. » Ils sont savants, musiciens, au courant de tout. M. Mirbeau nous fait savoir qu’ils goûtent la peinture de M. Vallotton. Certes, c’est un goût que je partage avec eux. M. Francis Jammes nous a appris qu’un bénédictin le lisait dévotement à Maria-Laach, dans les forêts de l’Eifel où se cacha Geneviève de Brabant. C’est que les bénédictins allemands sont bénédictins d’une façon bien moderne… Je crois avoir énuméré toutes les qualités que l’on prête aux Allemands et l’on exagère. Un bougre fameux, leur plus grand homme, Frédéric II, connaissait le vice le plus grave de son pays. On y parle l’allemand. Qu’on y apprenne donc le français. Voilà l’Allemagne sauvée et moins de médiocrité sur la terre.

Le dessein pris par M. Mirbeau de mépriser généralement le passé ne laisse pas d’être un peu agaçant. D’après lui, Cologne aurait moins de charme que Düsseldorf. C’est que Cologne est peut-être la moins modernement allemande des grandes villes de l’Empire, sans excepter Munich et Nuremberg. Mais un autre Mirbeau, le véritable, fond en larmes devant un tableau de Rembrandt. Le passé est réhabilité du coup. Et cette fougue, cette jeunesse, ces colères, ces erreurs et cette bonne foi rendent ce livre très attachant. Il a suscité en moi de nombreux souvenirs. Comme M. Mirbeau, j’ai voyagé en auto sur les bords du Rhin, j’ai été au théâtre à Düsseldorf, j’ai rêvé, la nuit, à Dordrecht, sur la terrasse de l’hôtel Bellevue, au bord de la Merwede.

Léon Frapié : La Figurante, Calmann-Lévy §

Le talent de M. Léon Frapié est fait de pitié et de bon sens. Il veut démontrer aujourd’hui que la bonne est un être sacrifié et que son rôle est pernicieux. La question des bonnes ! Elle est universelle. Lorsque je visitai l’Allemagne cette question était à l’ordre du jour. On se plaignait surtout de la difficulté de trouver des servantes. Et bien des livres se sont fait l’écho de ces doléances raisonnables. L’Amérique est plus mal partagée encore. Beaucoup de gens y vivent à l’hôtel où il n’y a point de domestiques, mais des employés. La crise n’a fait que commencer en France et déjà la banlieue de Paris réclame des bonnes et n’en trouve pas. Certes la question vaut la peine qu’on l’approfondisse.

Le nouveau livre de M. Léon Frapié n’est pas à proprement parler un roman, mais une nouvelle.

Une bonne devient la maîtresse de son maître. Un jour, elle cause la mort d’un petit enfant que sa maman laisse tomber dans la rue, du haut d’un balcon parce que, se retournant, cette dame est témoin d’un baiser que son mari donne à la servante dans la salle à manger. Ët cette histoire tragique forme le dénouement de l’ouvrage, elle en est en même temps le fait le plus précis. Il aurait mieux valu qu’elle en fût le cadre.

Le style de M. Léon Frapié est un peu maigre et un peu aigre, mais non sans saveur. Elle lui vient d’un peu de malice sans laquelle on pourrait le comparer à celui d’un romancier qui florissait au commencement du xixe siècle : Pierre Prudent Legay, auteur de L’Infidèle par circonstance, de Monsieur Gélin, de Pauline ou le Moyen de rendre les femmes heureuses, etc., etc. Mais aujourd’hui, qui donc, sauf moi, a lu les romans de Pierre Prudent Legay ?

Héra Mirtel : Loupita, E. Sansot et Cie §

Ce livre contient deux nouvelles.

La première et la plus importante : Loupita,pourrait être intitulée : La Question des bonnes au Mexique.

Ce récit ne manque point de pathétique. Le plaisir qu’on ressent à le lire n’est gâté que par le besoin qu’éprouve trop souvent l’auteur de nous aviser par des notes de l’authenticité de chaque détail, des conversations. Ce souci de la vérité est poussé à un tel point que la photographie des personnages et des sites doit nous empêcher de douter de leur réalité.

Néanmoins, cet ouvrage est précieux. Il nous fait connaître que dans certaines parties de la France on émigre volontiers. Le département des Basses-Alpes est en train de coloniser le Mexique, tout simplement. En outre, Mme Héra Mirtel fait faire un pas de bottes de sept lieues à la langue française. Les habitants des Basses-Alpes deviennent les Bas-Alpins. Aussi bien devenait-il ridicule qu’après cent ans on en fût encore réduit à appeler les Français comme au temps des anciennes provinces. Les nouveaux départements ont déjà un caractère, des traditions qu’à cause de leur nouveauté on ne reconnaît pas encore. Tout au plus accorde-t-on aux départements une réalité administrative. Mais cela changera. On ne parlera bientôt plus d’Auvergnats, de Normands, de Bretons, de Bourguignons, mais on dira : les Séquanais, les Alpins-Maritimes, les Dordignons, les Girondins, les Mortans-Mosellans, les Buccaux-Rhodanais, etc.

Princesse G.-V. Bibesco : Les Huit Paradis, Hachette et Cie §

Saadi, à qui la princesse G.-V. Bibesco a emprunté l’épigraphe de son livre délicieux, pensait comme Bailly :

Je ne suis qu’une argile sans valeur
Mais j’ai demeuré quelque temps avec la rose.

Et le maire de Paris qui tremblait de froid et non de peur a composé cette fable :

La Renoncule un jour dans un bouquet
Avec l’œillet se trouva réunie.
Elle eut le lendemain le parfum de l’œillet.
On ne peut que gagner en bonne compagnie.

Ce rapprochement entre un illustre poète oriental et un guillotiné d’Occident paraîtra imprévu. Involontairement, j’en fais un autre, entre l’auteur des Huit Paradiset l’Orient qu’elle a visité. Quel bonheur de rencontrer une âme d’Europe dans un ouvrage sur la Perse ! J’avais eu cette surprise en lisant les livres du comte de Gobineau. Je l’ai eue récemment en parcourant une Petite République parue chez les Elzevier en 1633. On y définit les Persans avec beaucoup de finesse : « Amant libros legere, et in eo gloriantur ; delectantur arte poetica, habuerunt plures in illa excellentes, et opera perquam erudita : noriint onmes scientias et artes speculativas ; et professores illarum tractant eas cum summa curiositate et subtilitate… Viri Persae admodum sunt zelosi, foeminae autern ut plurimum impudicae. » Aucun livre ne m’en apprendra davantage sur la Perse. Cependant, les poèmes, je veux dire les notes de voyage de la princesse Bibesco nous apportent de ce pays une image si colorée, si nette et si exquise qu’on ne sait plus si l’on doit préférer la Perse et ses roses ou le livre qui les célèbre. Mais, je me demande si tous ces « paradis » ne lassent pas, à la fin. Après toutes les roses persanes, la princesse, à Constantinople, voyant une pomme de pin rouler sur une pente, ne peut s’empêcher de courir à la recherche du « bizarre fruit de bois ».

Au retour de tant de « paradis » embaumés, cette pomme de pin, rose maudite, eût eu pour moi le charme d’un péché commis pour rompre l’ennui d’un trop long état de grâce.

Sur ces Huit Paradis,ceux de la Perse appartiennent aux poètes puisque les Persans delectantur arte poetica.Mais que les poètes ne s’y aventurent point. Le paradis pour un poète n’est pas différent de l’enfer. Il faut lire, à cet égard, les pages où la princesse Bibesco raconte les déceptions du poète Firdousi et l’ingratitude de Mahmoud le Ghaznévide.

Mecislas Golberg : La Morale des lignes, A. Messein §

C’est avec beaucoup d’émotion que je parle du livre de Mecislas Golberg. Je pense que ce n’est pas le dernier livre de lui qui paraîtra. C’est en tout cas le dernier paru et le dernier dont il ait corrigé les épreuves. D’autres mieux que moi diront quelles idées neuves sont contenues dans La Morale des lignes.Je veux exprimer ici l’admiration que je professe pour le style nerveux et vivant de ce livre.

Une personnalité y vibre que nous connaissions et que nous aimions. Avec quelle poignante curiosité, avec quelle moqueuse angoisse Mecislas Golberg a étudié surtout dans son âme et un peu dans les dessins de Rouveyre, ces actrices, ces académiciens, ces personnages célèbres qui tous, sauf le pape, s’agitent, grimacent, aiment, rient et souffrent à Paris. Je ne connais rien de moins frivole. Et je ne saurais comparer Mecislas Golberg qu’à son frère en douleur : Toulouse-Lautrec qui dessina des figures parisiennes avec le style, la précision et l’angoisse qu’on retrouve dans les descriptions de Golberg. Celui-ci malgré son mal a pu achever l’œuvre de dissection qu’est La Morale des lignes,parce qu’il était familiarisé avec la mort au point de ne plus la craindre. Il avait eu le courage d’écrire lui-même et depuis longtemps déjà les adresses des lettres de faire part de son décès.

Mecislas Golberg avait peu d’amis et beaucoup d’ennemis parce qu’il était pauvre et que sa vie pleine de souffrances fut tout entière consacrée à l’idéal que l’on méconnaît, à la beauté dont rient les imbéciles. J’étais un des amis de Mecislas Golberg et je ne voudrais pas être le dernier à rendre un hommage douloureux, à dire un triste adieu à un homme auquel nous devons quelques-uns des livres les plus élevés et les plus émouvants de notre temps.

[1908-04 La Phalange] Chronique des romans

Robert Randau : Les Colons, « Roman de la patrie algérienne » (Sansot et Cie) §

La Phalange, avril 1908, p 936-939.
[OP2 1118-1123]

Il y a exactement cinq ans, il m’échut de présenter aux lecteurs de La Grande Franceun curieux ouvrage de deux jeunes écrivains algériens : Onze journées en forcepar MM. Sadia Lévy et Robert Randau. J’ai relu mélancoliquement ces deux pages écrites à vingt-deux ans, émaillées de nombreuses fautes d’impression.

Je m’exprimais ainsi :

« Les talents algériens de Robert Randau et de Sadia Lévy fraternisent, je les symboliserais volontiers par la même lettre de l’alphabet hébraïque en mettant pour Randau le point virilisant appelé daghesc. »

Sadia Lévy : « cet esprit très orné où gisent des mots hébreux, lourds comme des diadèmes et des images lyriques des mallacas »n’est plus très algérien aujourd’hui.

L’a-t-il jamais été ?

Robert Randau est resté algérien de toutes ses forces et de tout son cœur.

Sadia Lévy, Robert Randau, votre collaboration est à jamais interrompue ! Les rives du lac marin qui vous sépare sont des frontières que votre esprit ne veut plus franchir.

Sadia Lévy, l’Oriental, vous avez obéi à l’instinct qui vous poussait vers l’Europe, vers Paris.

Robert Randau, l’Européen, vous vous efforcez à n’être qu’un Africain.

« Dès demain, s’ils le veulent, écrivais-je en 1903, ils seront les plus importants des écrivains coloniaux. »

Sadia Lévy ayant renoncé à partager cette gloire, Robert Randau l’accapare. Il écrit Les Colons.Il a déjà publié une nouvelle portant ce titre qui le hante, mais qu’il regrette, car il tient à le modifier en marquant bien ses intentions et il écrit en sous-titre : « Roman de la patrie algérienne ». Une colonie n’est pas une patrie et il faut prendre ce contraste comme une boutade séparatiste. Désormais Robert Randau n’est plus français, il se proclame algérien et nationaliste dans un pays où il n’y a pas encore de nation. Il est donc bien entendu que, de par la volonté de son auteur, il s’agit ici d’un ouvrage étranger. Et l’on s’explique ainsi que, malgré les mérites de ce roman, l’académie Goncourt ait renoncé à le couronner.

C’est que Robert Randau parait prévoir avec complaisance le moment où il abandonnera même la langue française, pour ne se servir plus que du langage qui s’élabore là-bas. On trouve déjà dans Les Colorisdes pages écrites dans ce dialecte algérien issu du maltais, de l’arabe, du berbère, de l’hébreu, de l’italien, de l’espagnol, du piémontais, du catalan, du grec, du provençal, de l’argot parisien, plutôt que du français. À l’abord, on serait porté à croire que ce parler infâme de bouges à matelots, de la soldatesque, de criminels et d’aventuriers peut bien intéresser un philologue, non pas tenter un artiste, un poète. Mais Robert Randau semble tenir avant tout à la truculence et je le constatai déjà dans La Grande France : « De plus, Randau est frère de ce poète bulgare, mort en 1895, Slaveycoff, qui répondait à ceux qui, sous prétexte d’expressions trop libres, tentaient de le dissuader de publier son volume de proverbes : “Que vous le vouliez ou non, il faudra imprimer mon livre avec tous ses excréments.” » Me suis-je donc trompé en écrivant au début de la petite étude sur Onze journées en force :

« Depuis l’époque où son éloge fut écrit par l’Italien Brunetto Latini, le français a prouvé une vitalité plus grande que celle de tout autre langage. Si des patries l’ont remplacé — pas entièrement — par des parlers indigènes, il n’en reste pas moins vrai que partout où le français fut langue nationale, il est encore tel en dépit des conquêtes et des gouvernements, comme on peut voir par les exemples du Canada, de la Louisiane, d’Haïti, de Saint-Maurice, de la Lorraine conquise, de la Wallonie belge et du canton de Malmédy, en Prusse. Ces exemples nous rassurent sur l’avenir du français en Algérie. Malgré les langues diverses qui luttent contre lui et au cas même où les idées séparatistes de certains Algériens se réaliseraient, la langue de l’Algérie restera le français, enrichi, il est vrai, de tout un vocabulaire africain qui nous serait inutile ici. »

Eh bien ! je ne crois pas avoir été dans l’erreur. Un jargon ne remplace pas une langue ni surtout le français qui, avant de disparaître, a encore un rôle énorme à jouer. Une langue n’est remplacée que par une langue, et s’il est possible que du jargon algérien sorte un jour une des langues vivantes qui se substitueront au français mort, il n’est rien autre en ce moment qu’un amalgame ignoble, comparable au jargon qui s’élaborait en Gaule grâce aux gosiers différents des garnisaires de toutes races, des Germains envahisseurs, etc., et qui s’il devint le français ne remplaça pas le latin.

Il n’est pas impossible qu’un colon d’Augustodunum ait écrit quelque ouvrage analogue à certaines pages du livre de Robert Randau. En ce cas on l’a complètement oublié. Voilà l’écueil que je tiens à signaler à Randau. On n’écrit pas de belles œuvres dans un langage encore informe, pas plus qu’on ne façonne des meubles solides dans le bois vert. Le nouveau dialecte algérien appartient pour l’instant à la population nouvelle du pays. Il n’est pas encore dans le domaine littéraire. Les écrivains qui voudront s’en servir avant qu’il ne soit sorti de cette période seulement populaire ne créeront que des œuvres stériles et sans durée. Car tout est variable dans un tel langage. Il se peut que dans dix ans son apparence soit très différente de celle qu’il offre aujourd’hui, et M. Randau et les autres écrivains qui naissent dans l’Afrique française ont, ce semble, mieux à faire qu’à produire des curiosités philologiques et des documents disparates destinés seulement aux grammairiens de l’avenir.

Mais Robert Randau n’en est pas encore là. Et qu’il le veuille ou non, son roman ressortit à la critique des lettres françaises.

« Voici une œuvre superbe », disent dans la préface MM. Marius-Ary Leblond. Certes, et si je me refuse à signaler l’importance que ce roman peut avoir au point de vue social et documentaire c’est que je répugne à démêler dans une œuvre littéraire les questions qui, étrangères à l’art, l’embarrassent trop souvent aujourd’hui.

Soucieux de donner sa mesure du premier coup et confiant avant tout dans sa propre puissance, Robert Randau a voulu présenter un ouvrage qui ne fût pas seulement un roman algérien, mais surtout le roman de l’Algérie. C’est que de nos jours on n’écrit plus d’épopée, mais des romans. Et cependant, je pense que, visant au même but que les poètes épiques, les romanciers devraient leur emprunter des procédés : unité des personnages collectifs et des faits généraux autour d’un seul fait, fatalité de l’action, luttes entravant l’action et peut-être le ressort le plus tragique, plus tragique qu’épique, l’abandon.

On dit communément que Balzac et Zola sont les romanciers qui ont le plus approché de l’épique. Mais combien de livres leur a-t-il fallu écrire pour donner au public la sensation de l’épopée.

Et je crains que chez Robert Randau l’effort ne soit encore plus dispersé que chez ses devanciers dont il possède cependant la plupart des qualités.

Les Colonssont une œuvre assez puissante et assez neuve pour que si un de nos écrivains illustres l’avait écrite on la vantât.

Aussi, n’eussé-je point résisté au désir que j’ai de louer Robert Randau si je n’avais eu le souci de présenter des observations que je crois sensées à un bon esprit qui ne s’égare que le voulant bien, et dont la culture générale ferait honte aux trois quarts de nos écrivains continentaux.

Malgré des images imprévues, une syntaxe souvent très volontairement barbare, l’usage courant de néologismes trop faciles, Robert Randau n’a pas encore découvert son véritable style. Mais il en possède un très beau, très neuf qu’il reconnaîtra bientôt.

Nous sommes en présence d’un noble écrivain qui se cherche à travers le fatras de ses souvenirs humanistes, de ses appétits modernes, de ses curiosités esthétiques un peu désordonnées. Fumier d’ennuis ces Colons,les perles n’y sont pas rares. Il faudra que Robert Randau se décide à beaucoup oublier, beaucoup sacrifier…

Je ne veux pas m’étendre sur le goût de Robert Randau, mais je tiens à présenter à ce propos deux remarques qui, si elles semblent à première vue sans grande importance, m’ont paru dignes cependant de lui être soumises. Rops me paraît jouir encore chez les colons algériens d’une estime que très justement on ne lui accorde plus en France. L’opinion s’était égarée sur ce graveur du dernier ordre. Il ne faudrait pas que l’on s’entêtât à l’admirer en Algérie.

Pour ce qui est de la comparaison entre Galland et le docteur Mardrus, n’est-il pas puéril de louer celui-ci au détriment de celui-là ? Je crois qu’en réalité leur mérite est égal. Galland donna en son temps la mesure d’orientalisme dont ses contemporains et lui-même étaient capables. Le docteur Mardrus n’a pas fait autre chose. Et au xviiie siècle il n’aurait pas traduit autrement que Galland. Si on doit traduire encore les contes arabes à la fin du xxe siècle, je ne doute pas qu’on ne signale à cette époque la supériorité de ce travail sur celui du docteur Mardrus. Et cette supériorité ne proviendra que de l’adaptation du nouvel ouvrage à son époque, de même que la supériorité apparente du docteur Mardrus sur Galland provient des différences qui existent entre notre goût et celui du xviiie siècle.

Je tiens à ajouter que ce rapport est constant, nonobstant les différences de personnalité des traducteurs et la supériorité que l’on pourrait accorder à l’un ou à l’autre de ces personnages.

[1908-07 La Phalange] Chronique des romans §

La Phalange, juillet 1908, p. 77-82.
[OP2 1123-1129]

Victor Litschfousse : Les Impudiques, La Phalange §

Je voulais d’abord introduire dans l’éloge du petit recueil que M. Victor Litschfousse intitule bravement Les Impudiquesquelques considérations sur ce que l’on appelle aujourd’hui la pornographie. C’est en effet l’honneur de la France d’avoir produit, à toutes les époques, une littérature dont la liberté ne peut choquer que les cuistres. On devrait s’en vanter à l’étranger. Au lieu de cela, M. Hugues Le Roux, par exemple, fait le désespéré à l’idée que les Américains aient adopté le terme frenchy pour signifier licencieux. Il y a longtemps que l’on donne à peu près le même sens, en France, aux mots gaulois, gauloiserie.Cependant j’ai pris le parti de remettre à plus tard ma défense de la liberté artistique, parce que je me suis aperçu que dans le cas présent mes démonstrations seraient sans objet. En effet, rien de moins impudique que Les Impudiques.M. Victor Litschfousse apporte dans la littérature une sensibilité presque nouvelle où la volupté devient comme une douleur presque indifférente et un plaisir presque désagréable. Existe-t-il une drogue qui provoque des visions semblables à la réalité ? Les Impudiquescontiennent une suite de ces cauchemars-là. J’ai cherché longtemps à qui comparer M. Litschfousse et je n’ai trouvé que Huysmans, celui des Sœurs Vatardet d’À vau-l’eau. Si M. Litschfousse persévère dans la voie où il s’est engagé, il nous donnera des ouvrages bien intéressants.

Je l’attends lorsque l’érudition et le folklore auront éveillé sa curiosité. Nous avons aussi une belle conversion en perspective, car M. Victor Litschfousse finira dans la peau d’un capucin.

Roger Lalli : L’Éclosion, Bruges, Arthur Herbert Ltd §

L’Éclosion ou la Première Phase de la formation amoureuse, par M. Roger Lalli, échappe aussi à tout reproche d’impudeur. Et cependant l’auteur aurait pu intituler son livre : Comment l’esprit vient aux enfants.

On sait de quelle façon La Fontaine l’entendait, quant aux filles. Mais le but que se propose M. Roger Lalli n’est pas seulement de divertir, il dédie son ouvrage sur les gosses : « Aux hommes d’esprit libre, aux pères trop sévères ou trop oublieux de leur jeunesse… afin qu’ils comprennent mieux leurs enfants et que l’indulgence pénètre en leur cœur. »

M. Roger Lalli nous promet deux suites à L’Éclosion : L’Éveil des sens et L’Éveil du cœur. J’aurai donc l’occasion d’en reparler lorsqu’elles auront paru.

Napoléon Bonaparte : Le Souper de Beaucaire, avec une notice et un appendice par José de Bérys, E. Sansot et Cie §

M. José de Bérys vient de publier une réimpression du Souper de Beaucaireque Bonaparte écrivit en Avignon au commencement d’août 1793.

Ce dialogue était son premier écrit à la fois politique et militaire. Dans un style simple, nerveux et précis, le jeune capitaine s’efforçait de réfuter les attaques de la presse anglaise.

Il traçait aussi un plan de guerre dont il ne faut pas s’étonner qu’il soit judicieux puisque ces remarques stratégiques viennent de Napoléon.

« Nous avons jugé intéressant », dit M. José de Bérys dans la notice qu’il a publiée en guise de préface du Souper de Beaucaire,« de faire relire cette brochure parce qu’elle nous offre un aspect, un moment d’une des plus étranges figures qui sollicitent notre curiosité : c’est la période où le héros, pas encore libéré de son milieu, de sa foi sociale, de sa discipline, pas encore grisé par son étoile, se concentre, trépide et se cherche. Une étape de réflexion lucide, le calme d’un travail d’attente avant l’ivresse des hauts desseins. »

Mais ce Souper de Beaucaireest autre chose aussi. C’est le testament d’un républicain mort jeune qui devait ressusciter empereur.

Tancrède de Visan : Lettres à l’élue, confession d’un intellectuel, préface de Maurice Barrès, de l’Académie française, lithographie de Maurice Denis, A. Messein §

Dans ses Lettres à l’élueM. Tancrède de Visan nous donne la Confession d’un intellectuelet, j’en suis certain, c’est la sienne. Je n’ai point trouvé de mots pour exprimer l’émotion que m’a causée tant de sincérité. Et ceux-là seuls qui les ont lues peuvent témoigner qu’un enchantement inexprimable ressort de ces lettres.

Quel heureux écrivain celui qui peut fixer si délicatement, si précisément et si vivement les souvenirs d’une enfance aussi lumineuse !

Et dans ce livre de sa jeunesse M. Tancrède de Visan a bien montré comment un esprit clairvoyant arrive à résoudre avec simplicité les problèmes qui se posent au sortir de l’adolescence.

Les Lettres à l’éluesont pleines de traits moraux qui valent la peine d’être retenus. Et le cerveau bien orné qui a conçu cet ouvrage, un des plus beaux de l’année, mérite avec mes louanges toute notre attention.

Voici un style mesuré, plein de saveur, de grâce et de fermeté.

Voici une des intelligences les mieux ordonnées de notre génération.

Maxence Legrand : La Bataille perdue, Bernard Grasset §

La tragique histoire que M. Maxence Legrand intitule La Bataille perdueest si captivante que j’ai dû la lire d’un trait. Il m’était impossible, ayant commencé la lecture de ce roman, de l’abandonner sans l’avoir terminé. Il s’agit d’un écrivain inconnu qui ne devient célèbre que grâce aux complaisances que sa femme, par dévouement, accepte de mettre en un éditeur amoureux. L’écrivain, Michel Albrien, ignore la véritable cause de sa gloire. Quel désespoir quand il l’apprend ! Et sa femme se pend.

J’ai dit combien ce roman était attachant et je veux déclarer que l’argument que je publie ne donne pas la moindre idée de l’habileté avec laquelle a été construite La Bataille perdue.On y trouvera de la douleur humaine la plus vraie, et beaucoup de pitié. Cependant, cet écrivain, sa femme et leur éditeur me paraissent des personnages exceptionnels. L’aveuglement de Michel Albrien me semble excessif. Il y a là comme quelque faute contre la psychologie de la durée. De nos jours, beaucoup de maris trompés sont fort clairvoyants et ne contrefont les aveugles que parce que le cocuage leur est profitable. On trouve peu de femmes adultères prêtes à se pendre. Et je suis bien certain qu’aucun des éditeurs qui publient les ouvrages dont je rends compte ne convoite la femme d’un de ses auteurs.

F. Sernada et M. de Vlaminck : Âmes de mannequins, Pierre Douville §

Lorsque MM. Sernada et Maurice de Vlaminck écrivaient leurs Âmes de mannequins,ils avaient pris comme principal personnage de ce roman un de leurs amis : M. Nicolas Tchernadief, plus connu dans les cirques et dans les music-halls sous le nom de Max Priatel, acrobate illusionniste. Je me plais à constater et les mauvaises fréquentations de MM. F. Sernada et Maurice de Vlaminck et leur clairvoyance. Car, à la fin de leur ouvrage ces romanciers n’avaient pas hésité à faire de leur héros un assassin et un voleur de bijoux. Et voyez la justesse de leurs déductions psychologiques ; leur modèle, M. Tchernadief est à cette heure sous les verrous pour tentative d’assassinat sur la personne d’une demi-mondaine aristocratique : Mlle Tallavigne dont il s’était en outre approprié les bijoux.

On dit que, s’appuyant sur le roman de MM. F. Sernada et Maurice de Vlaminck, l’avocat de M. Tchernadief n’aura aucune peine à obtenir l’acquittement de son client, en montrant qu’il est déséquilibré et par conséquent irresponsable.

Aussi bien, n’ai-je point trouvé une meilleure façon de faire l’éloge d’Âmes de mannequinsqu’en indiquant tout ce que ce roman, si intéressant à d’autres égards, contenait de prophétique. La prophétie n’est pas commune dans la production romanesque d’aujourd’hui et les prophéties réalisées sont encore plus rares.

Émile Bruni : Les Deux Nuits de don Juan, P. V. Stock §

Le roman de M. Émile Bruni, Les Deux Nuits de don Juan,est un des plus délicieusement voluptueux qui aient paru depuis longtemps.

La trame en est assez romantique.

Un bel adolescent égaré un soir d’orage est accueilli dans un château où il ne trouve que de belles jeunes femmes. Elles feignent de reconnaître en lui don Juan même. Vous pouvez penser quelle nuit s’ensuivit. Et le jeune homme ne sut point quelles dames l’avaient favorisé ni dans quel château il s’était réfugié. Bien des années se passèrent ; la vie ramena dans le même site l’adolescent d’autrefois. Et quelle douleur ! il dut reconnaître dans la jeune fille qu’il devait épouser sa propre fille et celle d’une des inconnues qu’il avait aimées durant la nuit d’orage. Avec quel tact M. Émile Bruni a abordé la délicate question de l’inceste ! Il n’a point osé aller jusqu’à sa consommation et il n’y a point de doute que ses lecteurs ne lui en sachent gré. Je ne sais pas s’il y a dans ce livre beaucoup de psychologie, mais je suis sûr qu’on y reconnaîtra une imagination neuve et un art exquis.

Georges de Palandrie : E or en ai dol, A. Messein §

Or en ai dol,dit le mélancolique refrain de la chanson de la belle Doette. M. Georges de Palandrie en a fait le titre d’une étrange nouvelle. C’est ici le conte de la pureté. Le héros de M. Georges de Palandrie est l’innocence même. Et dans ce récit sans hypocrisie comme sans passion sont fixés avec une rare élégance les traits d’un personnage bien moderne : le jeune littérateur chaste que sa famille envoie voyager tout seul. Celui-ci comme bien d’autres promène sa timidité et son impuissance dans les bons hôtels de la Suisse. Mais ce sont une impuissance et une timidité de bon ton, de bon goût. Voilà le snobisme devenu sympathique et un jeune snob mis au rang des personnages les plus lyriques de la littérature. Ce Chérubin exquis et inquiet ne peut aimer ni les femmes, ni les hommes, ni soi-même. Et s’il meurt c’est en s’écroulant « comme un pan de montagne, gravement, avec des pierres et des pierres en avalanche dans le champ de neige qu’Il longeait, au pied même de la grande paroi du Cervin ». Et c’était bien la neige qu’il cherchait. Il voulait cette pureté, cette blancheur éternelle « qu’à force de chercher, patient, Il avait trouvée sur son chemin ».

J’ai parlé plus haut, à propos du héros de M. Georges de Palandrie, de Chérubin, et je m’aperçois de mon erreur. C’est de l’Antiochus et de l’Hippolyte de Racine que j’eusse dû parler, je dois ajouter que ce petit roman de la pureté est de forme aussi pure que son héros virginal.

Marcel Batilliat : La Vendée aux genêts, Mercure de France §

La Vendée aux genêts,par M. Marcel Batilliat, nous montre combien la haine des temps présents est restée vivace aux cœurs des Chouans. On trouvera dans cet ouvrage émouvant quelques chapitres superbes où sont évoqués avec maîtrise sur les anciens champs de bataille de la grande guerre les fantômes têtus des Chouans qui composaient la Grande Armée catholique et royale.

Ce roman est admirablement composé. Le caractère de chaque personnage est dessiné avec fermeté et une grande précision. Un grand souffle pathétique passe à travers La Vendée aux genêts.Certes l’auteur a été ému en l’écrivant et la qualité de son émotion est des plus rares.

Ce livre est d’actualité, au moment où les haines politiques et surtout religieuses semblent chaque jour grandir. La Vendée était bien le cadre où le romancier qui oserait aborder ces questions devait situer le poignant conflit entre ceux qui regrettent obstinément le passé et les cœurs nouveaux.

Paul Bruzon : Soleil d’Islam, Union d’art et de littérature §

Il ne manque à M. Paul Bruzon qu’un peu de concision pour qu’on puisse le comparer au Boccace des contes les plus tragiques. Et Soleil d’Islamest bien une des histoires les plus dramatiques que je connaisse. Il y a là l’assassinat d’une Française par des Arabes qui est une page maîtresse. Le martyre des colons d’Afreville a je ne sais quelle effrayante beauté qu’on ne trouverait pas ailleurs. Je suis certain que si M. Paul Bruzon voulait s’efforcer de donner à son style un peu de la précision de celui de Mérimée, il écrirait des livres immortels. Les qualités que l’on doit accorder à Soleil d’Islamsont de tout premier ordre. L’auteur se hausse par endroits jusqu’à l’épopée. Il imagine avec grandeur le soulèvement toujours menaçant des Arabes de l’Algérie. M. Paul Bruzon a le don d’écrire l’animation des foules. Son talent évocateur lui permet de rendre de façon saisissante tout le tumulte d’un champ de bataille. Il sait exprimer aussi la grâce lascive de l’Orient dont il semble connaître à merveille les coutumes et les croyances. On voudrait seulement que son livre fût plus net et plus coloré.

Gabrielle Rosenthal : L’Éveil, Mercure de France §

L’Éveil,par Gabrielle Rosenthal, est le délicieux journal d’un jeune cœur qui veut aimer l’Amour. Antéros vient, d’abord, ce frère de l’Amour et qui lui ressemble, mais il fuit bientôt pour laisser la place au petit aveugle-né qui nous régente tous.

Et, tout est délicieusement lyrique dans ce petit livre ni puéril ni prétentieux.

[1908-08 La Phalange] Chronique des romans §

La Phalange, août 1908, p. 161-163.
[OP2 1129-1132]

Maurice Renard : Le Docteur Lerne, sous-dieu, Mercure de France §

Un rédacteur de La Rénovation esthétiques’en prend à M. Charles Foley parce qu’il vend sans en effacer l’ex-dono les livres qu’on lui envoie. Il n’y a cependant là rien de choquant. L’exemple de M. Charles Foley devrait être proposé à tous ceux auxquels on donne des livres et qui les vendent.

Il n’est pas malhonnête de se défaire de ce qui vous appartient.

Mais sied-il bien à quelqu’un qui aime les livres au point d’en écrire, de les mutiler, d’en arracher cet hommage souvent banal, quelquefois émouvant, qui est de l’auteur même et authentifie un ouvrage ?

La science offre à l’imagination des poètes et des conteurs un domaine nouveau. Mais la dignité du poète exige qu’il apporte à traiter les questions scientifiques un tact méticuleux.

Le poète est analogue à la divinité. Il sait que dans sa création la vérité est indéfectible. Il admire son ouvrage. Il connaît l’erreur qui anime sa créature, fausse au regard de nos visions mais qui présente aux puissances momentanées une vérité éternelle. Aussi, l’organisme d’une créature poétique ne contient-il pas moins de perfection que celui d’une de celles qui tombent sous nos sens. Et bien que le poète soit agité au hasard, la fatalité domine sa créature.

Chaque jour peut-être une volonté toute-puissante change l’ordre des choses, contrarie les causes et les effets et anéantit le souvenir et la vérité même de ce qui existait la veille pour créer une succession d’événements établissant une nouvelle réalité. Et ces nouveautés sont le mensonge de l’ancienne vérité. Tel est l’ouvrage poétique : la fausseté d’une réalité anéantie. Et le souvenir même a disparu. La comparaison est impossible. La vie et la vérité sont indéniables.

Au contraire, le conteur ne connaît point cette nécessité poétique qui vérifie l’erreur, et les fictions des romanciers peuvent très bien s’égarer dans la recherche de la solution de ces questions scientifiques qu’en employant un terme scolastique on pourrait appeler quodlibétales. L’invraisemblance, qui dans un ouvrage poétique ne sera jamais en quelque sorte traditionnelle, devient pour le romancier un ressort qu’il peut faire jouer à son gré.

À cet égard, le talent magique de M. Maurice Renard paraît destiné à avoir une grande influence littéraire. Son roman : Le Docteur Lerne, sous-dieuest véritablement une petite merveille de fantaisie gracieuse, cultivée et aisément savante. En le lisant, on va d’étonnement en étonnement. L’Allemand qui est aussi le docteur Lerne présente les apparences multiples d’un Protée. Les arbres se meuvent. Et tout se transforme selon les souhaits de l’auteur dont l’art doue de vraisemblance les miracles les plus invraisemblables.

Ce roman subdivin des métamorphoses n’est pas inférieur aux contes de Voltaire et se tient, à mon sens, au-dessus des fantaisies de l’Anglais Wells auquel il est dédié. C’est qu’il renferme un charme qui manque aux ouvrages de l’écrivain britannique, sans être moins surprenant que ceux-ci. M. Maurice Renard n’a mis qu’une bride à son imagination : le goût, et un goût qu’il n’a pas hésité à exercer, même en matière de volupté.

Plus tard, dans les Enfers, plutôt qu’en enfer, dans les Champs-Élysées, mais non au paradis, M. Maurice Renard — chassant devant soi ses arbres-fées, l’automobile intelligente, ce génie trépané et immortel, le docteur Lerne, sous-dieu, les minotaures et les autres animaux humains ou simplement hybrides — devisera avec l’Africain Apulée menant l’âne d’or brouter des roses.

Valinx Deterroac : La Joie d’être artérioscléreux, A. Messein §

La Joie d’être artérioscléreuxest un roman très ironique. M. Valinx Deterroac se classe d’emblée au premier rang de nos auteurs gais. Il prouve qu’à partir d’un certain âge, pour qu’un homme soit heureux en ménage, il est nécessaire qu’il fasse le malade imaginaire. L’auteur critique agréablement les mœurs contemporaines. Et comme il faut qu’on rie sans cesse en lisant son joyeux roman, j’imagine que M. Valinx Deterroac ne le cède en tristesse à aucun de ses devanciers.

De grâce monsieur l’hypocondre, faites-nous souvent rire.

Legrand-Chabrier : Le Livre de Claude-Alexis Brodier, L. Theuveny

Legrand-Chabrier : La Journée d’Arles, E. Sansot et Cie §

MM. Legrand-Chabrier viennent de faire paraître une nouvelle édition du Livre de Claude-Alexis Brodier. Ce bric-à-brac de la délicatesse ressortit à la poésie. La variété qui donne tant de charme à cette suite de petits poèmes en prose n’est dépassée que par la fantaisie délicieuse qui les a inspirés et par le soin qu’on a pris de les polir et de les repolir.

Le premier récit, je veux dire le premier poème de ce recueil, l’histoire de Claude-Alexis Brodier, paysan perverti, est un véritable et très habile plaidoyer contre la vie rustique.

Si ses auteurs aiment les distinctions honorifiques il faut bien qu’ils renoncent à la décoration du Mérite agricole. Mais, que chaque ville du monde s’empresse de les dédommager en leur donnant le droit de cité, car je crois qu’ils les aiment toutes et découvrent dans chacune son charme singulier. Editeur de guides, je confierais à MM. Legrand-Chabrier le soin d’en écrire. Leur Journée d’Arlesjoint à la précision descriptive d’un Le Pays le sentiment fantaisiste d’un Sterne. Je n’ai jamais été à Arles, mais la lecture de ce petit livre, ce que je connais de la Provence et le souvenir de mon passage à Trèves, « Arles-sur-la-Moselle », qui se vante d’être la plus ancienne ville du monde, me donnent, j’en suis certain, une juste et suffisante idée de « Trèves-sur-Rhône ». Et lorsque j’irai à Arles, je ne serai pas dépaysé une seule minute…

Le Vaisseau des caressesnavigue mollement vers des paradis que je ne connais pas. Ses passagers sont en proie au rut qui domine les traversées. Les captives autrefois ne devaient pas résister longtemps aux désirs des pirates qui les avaient enlevées.

Le Vaisseau des caressesenferme une foule cosmopolite.

Nul ne peut s’évader de l’arche langoureuse. Et comme tous les cœurs y battent pour l’amour, il en est de méprisés qui deviennent méprisables par la haine et dans le mal.

Jules Bois : Le Vaisseau des caresses, Eugène Fasquelle §

M. Jules Bois a voulu écrire, lui aussi, son roman de la foule. Il a choisi une foule enclose et ce minuscule État flottant ne s’est point constitué en république. C’est un royaume qu’une reine amoureuse gouverne : Glatic, la petite Hollandaise de Java.

Les savants seuls, jusqu’à présent, s’étaient occupés d’océanographie, mais M. Jules Bois est un poète…

[1908-09 La Phalange] Chronique des romans §

La Phalange, septembre 1908, p.  271-273.
[OP2 1132-1134]

Louis Bréon : Tzimin-Chac, Moin-Dic et Cie §

Diego Lopez Coculludo raconte que Cortez donna un cheval aux naturels du Yucatan qui en firent un de leurs dieux. Ils le nourrissaient délicatement et l’appelaient : « le Courrier du tonnerre ». Ce cheval trop bien nourri et trop adulé mourut bientôt. C’est ce récit qui a inspiré à M. Louis Bréon un curieux roman Tzimin-Chac.Cet ouvrage savoureux offre entre autres parties du premier ordre une description de la fameuse ménagerie de Mexico, où Montezuma avait réuni des exemplaires de toute la faune américaine. Condors du Chimborazo, jaguars des montagnes, toutes les variétés de poissons nageant dans des vasques de porphyre. Et ces bêtes étaient nourries de chair humaine, les victimes étant sacrifiées à Vitziloputchli dont l’autel dressait sa pyramide devant l’immense ménagerie.

Il faut louer les auteurs qui, ainsi que M. Louis Bréon, se préoccupent non seulement de notre émotion, mais aussi de notre étonnement. Le merveilleux devrait être le premier souci du romancier. On devrait bien laisser de côté pendant quelque temps — le temps de prendre conscience de la réalité — tout ce faux-semblant de réalisme qui nous excède dans la plupart des romans d’aujourd’hui, et qui n’est que de la platitude. Sous prétexte du naturalisme psychologique et sentimental à la mode, la plupart des auteurs n’ont plus même besoin de recourir à leur imagination. L’autobiographie suffit à tout, et ceux qui se donnent la peine d’inventer une pauvre petite histoire de rien du tout deviennent vite célèbres. Ils n’ont presque pas de concurrence à redouter. Mais il n’en sera plus de même désormais, ce semble. L’imagination paraît reprendre en littérature la place à laquelle elle a droit. Des romans comme Le Docteur Lerne, sous-dieude M. Maurice Renard et comme le Tzimin-Chac deM. Louis Bréon sont à cet égard, d’excellent augure.

Gaston Hérisson : Un jeune bourgeois, E. Sansot et Cie §

Les soldats de Napoléon portaient tous dans leur giberne le bâton de maréchal de France, tout prêtre, et particulièrement s’il est italien, peut espérer devenir pape et le cordon ombilical de chaque jeune Français peut se changer par la suite en ce grand cordon du président de la République. Aussi la carrière politique a-t-elle de grands attraits pour les jeunes bourgeois d’aujourd’hui. Comme elle est encombrée, il faut, si l’on est ambitieux, poursuivre uniquement son but. On n’a pas de temps à perdre. Si l’amour se présente au jeune bourgeois, il doit vivement s’en détourner à moins toutefois qu’il ne s’agisse d’une liaison utile, servant aux fins que l’on se propose. Et M. Gaston Hérisson, qui analyse finement le caractère machiavélique de ce personnage contemporain, le jeune bourgeois,me semble connaître à merveille cette époque et les passions qui la dominent.

Paul Fraycourt : Dupecus, P. V. Stock §

Le Dupecusde M. Paul Fraycourt est un roman anticlérical dans lequel le bon sens ne fait point défaut. Les personnages n’en sont pas très nouveaux, mais, justement, cela ne déplaît point qu’un auteur fasse semblant d’ignorer tout ce que le sujet qu’il traite peut avoir acquis de nouveauté depuis une cinquantaine d’années. Nécessairement le roman de M. Paul Fraycourt a cet air un peu vieillot que l’on découvre dans les récits anticléricaux publiés entre 1830 et 1870. C’est ainsi qu’un lecteur non averti le prendra pour la réimpression d’une publication célèbre sous le second Empire. Cela ne va pas sans charme et l’auteur me dirait que c’est ce qu’il a voulu : je le croirais volontiers.

Léopold Lekeu : Marninx, Édition générale, Bruxelles §

L’amplification de collège que M. Léopold Lekeu vient de publier sous le titre de Marninxn’offre pas le moindre intérêt. Le diable, le dragon de Rhodes, la châtelaine vertueuse et le jeune page pieux ne sont plus supportables que si l’auteur dépense du talent. Et cependant l’histoire des ordres guerriers est une mine inépuisable de faits réels ou légendaires qui peuvent inspirer un écrivain. Les chevaliers de Malte, leurs caravanes, leurs déportements, leur faste n’ont tenté personne et sont bien tentants. Mais M. Léopold Lekeu devrait se contenter d’écrire des livres de prix pour l’éditeur Marne, de Tours.

Mme Marie Dhormoy : Le Pont chinois, J. Chaume §

L’idylle que Mme Marie Dhormoy dédie à sa fille est exquise. Depuis longtemps il ne m’était point arrivé de lire un roman aussi plein de fraîcheur. Et l’on sait qu’il suffit à un livre d’avoir cette qualité pour qu’on ne s’en lasse point. Le Pont chinoispourrait bien avoir la fortune de Paul et Virginie.Il faut aussi que Mme Marie Dhormoy écrive des contes de fées. Elle y réussira fort bien. D’ailleurs son nom ne rappelle-t-il point celui de Mme d’Aulnoy ?

[1908-11 La Phalange] Chronique des romans §

La Phalange, novembre 1908, p. 461-466.
[OP2 1134-1140]

Gustave Kahn : Contes hollandais, Eugène Fasquelle §

Contes hollandais,par Gustave Kahn. Vers la fin d’un jour de l’été dernier, je m’étais arrêté sur la grand-place d’un village pimpant de la Zélande.

D’une vieille petite maison rouge aux fenêtres vertes sortit, affable, les mains tendues, celui que Marinetti a chanté :

Ô Génie africain dont l’âme ensoleillée
Pavoisa de lumière les brumes parisiennes.
Tu fus sans doute en quelque vie lointaine
Un langoureux poète arabe aux yeux mi-clos.
Assis, jambes croisées, sous un vieux sycomore,
Que le soir emplissait d’un tumulte sonore
D’étoiles et d’oiseaux.

Je le pris d’abord pour Klingsor, le magicien de la Wartburg et dont il est dit dans Titurel :

Clinzor ist er genennet,
Von Napels der geburte
Der Zaubers vil bekennet.

Et c’était ce maître auquel la poésie contemporaine doit toutes ses franchises et tant de nouveautés. Le ciel s’était couvert. Une nuée basse, sombre et métallique l’obscurcissait : un orage, un terrible orage de Zélande éclata soudain. Gustave Kahn me fit entrer dans sa petite demeure aux cuivres étincelants, embaumée par une odeur de pommes nouvellement cueillies. Il vient de publier des contes délicieux, évoquant, comme par miracle, l’âme en porcelaine de la Hollande polychrome. On dirait d’un Andersen moins triste. On éprouve de nouveau, à les lire, la bonne humeur calme qui est le trait distinctif de la vie hollandaise. Qu’on ne parle plus maintenant de Hildebrand et de ses Scènesdémodées. Elles ne montraient qu’une Hollande comme peuvent la voir les pasteurs, ennuyeuse, bête, sans grâces ni couleurs.

Voici des contes vifs et touchants, des histoires fabuleuses pleines de traits réels. Ce sont des princesses issues des vieux livres d’images, de belles demoiselles en porcelaine, des antiquaires bizarres, des rentiers hollandais dont les manies sont innocentes, mais importantes. Gustave Kahn raconte aussi, avec cette profusion d’images dont, poète, il dispose, les légendes des villes mortes du Zuiderzee. Il dit comment Stavoren florissante au commencement du xiiie siècle connut tout à coup la décadence. Dans cette ville royale on ne connaissait point de pauvres. Le luxe des habitants de Stavoren était fameux en Europe ; les colonnes des palais y étaient en or massif, au témoignage de Cornélius Kempius : « Fertur ibidem fuisse domos, quarum vectibula fuerunt deaurata et columnae aedium auro puro splendentes. »Et cette ville superbe mourut et devint un pauvre village de pêcheurs.

Au demeurant, tout est exquis dans ce recueil diapré comme un bouquet de Walcheren, coquet comme les Zélandaises, savoureux comme les hopjesde La Haye, et dont l’exotisme, par-ci, par-là, fleure fort l’arack distillé à Java.

Jean de Gourmont : La Toison d’or, Mercure de France §

La Toison d’or,par Jean de Gourmont. C’est avec une grande joie qu’ayant goûté sans réserves ce roman plein d’art et de vie, j’entreprends d’écrire ici l’éloge de son auteur.

Il dispose de la rare qualité de mettre de la réalité dans ses créations. La réalité vérifie ce qu’imagine l’écrivain. Elle est semblable au sang qui court dans les veines des vivants. Elle anime un ouvrage qui sans elle n’aurait que l’existence impersonnelle des cadavres. On pourrait, définissant la réalité, dire qu’elle est le but de l’art, en quoi je ne veux rien voir d’autre que le but de la nature.

Ce style, cette vérité, cette réalité, bienheureux ceux qui savent la mettre en branle ! Elle éclate dans les œuvres dont s’honore le génie français. Pour elle Jean de Gourmont a renoncé à cette ignorance que l’on est en droit de reprocher aujourd’hui à la plupart des gens de lettres et qui s’étend même aux notions élémentaires de leur art. Jean de Gourmont a remplacé l’ignorance par des certitudes qui, étroitement liées à son intelligence, lui donnent la liberté divine de créer à sa guise. Et son audace dans la réalité l’a amené à parler sans réticences de l’amour. Lorsqu’on en vient là, il faut bien se dire que la vérité devient un danger. On provoque partout un dégoûtant mépris. On s’expose à la haine de tous les écrivains de la dernière catégorie qui exploitent la vertu en excitant les plus vicieuses curiosités.

Une facétie délicieuse, et peu connue, d’Henri Monnier montre bien ce que je pense à ce propos.

Un négociant de Paris se trouvait de passage à Rouen. Le soir, ayant manqué le train, il revenait à son hôtel, quand une fille l’accostant, l’invite à monter chez elle. Le négociant était marié et fidèle : « Passe ton chemin », dit-il à la fille. Elle insiste : « Je te ferai le grand jeu ! » Le négociant marche plus vite. Mais la fille le suit : « Viens, tu me plais, nous ferons la diligence de Lyon. »Le bon mari refuse encore et rentre à son hôtel. La nuit, il rêve à la diligence de Lyon.En quoi consiste-t-elle ? Le lendemain, il rentre à Paris. Les caresses de sa femme ne parviennent pas à lui faire oublier l’aventure de Rouen. Il voudrait connaître la diligence de Lyonet pour trouver la paix, il prétexte une nouvelle affaire et retourne à Rouen.

Aussitôt arrivé, il parcourt la ville, sans rencontrer la fille. Il la cherche longtemps, et finit par apprendre qu’elle s’appelle Cornélie et que sa sœur venant de mourir, elle est partie au Havre sans laisser d’adresse. Aussitôt, il part pour Le Havre, d’où on l’envoie à Amiens. Il parcourt ainsi successivement Lille, Arras, Bruxelles, Anvers et arrive finalement à Gand. Il se rend à l’adresse indiquée : une maison close du Rydick. Il demande Cornélie et apprend qu’elle est dangereusement malade et que le médecin a défendu toute visite. Le négociant insiste tant qu’on l’amène auprès de Cornélie. Il demande à rester seul avec elle :

« Me reconnais-tu ? s’écrie-t-il. Il faut absolument que nous fassions la diligence de Lyon !

 Que demandes-tu là, répond Cornélie, je suis malade, à bout de forces, expirante, et tu veux une chose dangereuse, que j’hésitais à faire et n’ai fait que très rarement en bonne santé.

— Ne me refuse pas. J’en deviendrais fou. »

Et le négociant la supplie, lui fait les plus belles promesses. « Allons, tu y tiens tant, murmure Cornélie, que je vais essayer. »

Elle fait un effort pour se lever, retombe et expire emportant son secret dans la tombe28.

Que d’écrivains n’ont dû leur succès qu’à la diligence de Lyon !

Elle a mené et mènera encore à l’Académie les plus mauvais romanciers. M. Jean de Gourmont a refusé de prendre ce véhicule de la tartuferie. Sa hardiesse pleine de mesure ne recule ni devant les mots ni devant les situations. Il demeure ainsi dans la tradition littéraire de la France qui seule depuis les Anciens a su se conformer à la fois aux nécessités de l’artiste et à celles de la vie.

R. Gaston Charles : La Danseuse nue et la Dame à la licorne, Mercure de France §

La Danseuse nue et la Dame à la licorne,par R. Gaston Charles. Un tel titre suffit à la gloire de ce roman dont l’auteur manifestement est une femme. Car, pour ma part, je ne vois pas quel homme aurait pu éprouver les préoccupations combinées d’art et de morale qui dominent ici. Il me plaît que, cessant de rompre des lances pour soutenir la pureté de la nudité, on ait amené la licorne afin qu’elle combattît l’éléphant de la prude hypocrisie. On sait que la corne du monocère a une telle dureté que rien ne saurait la briser. Elle est en même temps si aiguë qu’il n’y a point de corps qu’elle ne transperce. Et, lorsque la licorne rencontre l’éléphant, son seul ennemi, elle attend, immobile, son attaque, baisse brusquement la tête au moment favorable et tue son formidable adversaire en le frappant au ventre.

Je regrette seulement que la danseuse nue et peut-être même la licorne soient ici des Américaines. On nous les donne comme des modèles d’impudeur et de chasteté. Et l’auteur se plaît à croire que les Français sont en décadence parce qu’ils forment des désirs à la vue d’une belle nudité. Autant trouver indécent et antiartistique le fait de manger de beaux fruits. Je dois ajouter que, pour ma part, je trouve bien peu artistique les soi-disant danses des femmes nues. Cette ridicule chorégraphie peut bien avoir été à la mode ; il faudra, si l’on aime l’art de la danse, revenir aux ballerines de profession qui connaissent les règles, qui sont exercées, et laisser de côté la lourdeur et les simagrées sans grâce de celles qui essayent de se faire passer pour des danseuses. Autant il faut louer une créatrice comme la Loïe Fuller, autant il faut se moquer des Isadora Duncan et autres licornes d’Amérique.

Prosper Dor : Au bord de l’idylle, E. Sansot et Cie §

Au bord de l’idylle,par Prosper Dor. Si je voyais dans ce roman autre chose que l’autobiographie de son auteur je serais tenté de répéter mon petit discours sur les licornes. Plus haut, je pouvais les donner pour des échantillons de la faune américaine. Les licornes de M. Prosper Dor, ce sont les Allemandes et surtout les Juives allemandes, qu’il oppose à la Française. Allons, le patriotisme n’est plus à la mode que dans les Balkans. En France, l’antipatriotisme prend toutes les formes, même celle de l’espérantisme. Rien n’est bien, qui soit français. L’idéal des artistes américains est plus élevé que le nôtre. N’épousez pas de Française, prenez une Juive allemande et vous m’en direz des nouvelles. Oubliez le français pour apprendre l’espéranto. Mais, M. Prosper Dor, ou plutôt son héros, a une excuse. Son mariage avec une Française l’a déçu. Ces choses-là arrivent même chez les Juifs allemands. Son bonheur a pris la forme d’une petite israélite de Bavière. Il existe des bonheurs qu’incarnent des filles de Paris. Mais, nonobstant ces réserves, je dois dire qu’Au bord de l’idylleest un très beau roman où l’observation est souvent juste, où la passion et le pathétique ne manquent point et dont l’issue tragique, racontée d’une façon simple et poignante, forcerait le plus malveillant à admirer le talent de son auteur.

Charles Dulait : Les Autres, Sainte-Catherine Press, Bruges §

Les Autres, par M. Charles Dulait. Sans doute, est-ce un ouvrage de début. Il ne faut pas s’étonner de certaines maladresses. L’auteur n’est pas toujours certain des mots qu’il emploie. « Effluve » est pour lui au féminin. La forme par lettres et le sujet font penser aux Liaisons dangereuses. D’autre part, on sent que M. Charles Dulait s’est délecté à lire les petits romans, très froids, du xviiie siècle où la fantaisie des écrivains ne s’ingéniait qu’à trouver des noms comme Zélotide, Olinde, Damon, Dorval, de façon à situer le moins possible ces productions. Les personnages de M. Charles Dulait se nomment Naxès, Chrysiane, Mérilaine. Un jardinier s’appelle Lysippe. C’est là un divertissement très raffiné. Les noms propres sont peut-être les seuls néologismes dont doive user un écrivain. Dans Les Autres, le procédé apparaît un peu trop. Il enlève toute réalité à un livre où l’on trouve cependant de belles qualités avec un style ferme, sobre et lyrique. Le grand défaut de cet ouvrage est d’avoir l’air d’un pastiche. Il est construit comme les tragédies classiques. Le récit du cinquième acte est fort bien présenté par la lettre du jardinier Lysippe qui écrit avec une noblesse au-dessus de sa condition :

« Je n’ai pas appris la philosophie dans les écoles, et je ne suis qu’un pauvre jardinier à peine lettré ; c’est tout au plus si je me complais volontiers, ma besogne finie, à lire avec respect les beaux vers, où des hommes au cœur pur ont introduit le meilleur de leurs rêves […]

« […] Vos afflictions et celles de Naxès ne furent pas stériles tout à fait : elles rendront plus sages, peut-être, les générations qui viendront après nous, en leur apprenant comment ce fut en vain que votre image adorable apparut au plus génial des poètes, descendant un matin le frêle escalier de marbre jaspé, qui sous les arceaux festonnés d’amarantes, conduit au parterre de dilection, dans le fouillis des œillets, des glycines et des lis.

« Car l’idéal que vous cherchez l’un et l’autre n’était pas en vous. »

Il faut ajouter que Chrysiane, la dame aux gages de qui se trouve le jardinier Lysippe, vient de lui écrire sur ce ton :

« Ce que vous allez lire vous jettera dans la consternation et je ne sais si vous voudrez ajouter foi aux révélations qu’il me faut vous faire. »

Qu’on ne pense pas que je veuille me moquer. Cet ouvrage représente un effort artistique très respectable. Et j’ai éprouvé plus que quiconque combien il est facile de tourner en ridicule les efforts d’un jeune homme cherchant sa personnalité. On devine que celle de M. Charles Dulait aura une grande puissance. Il possède déjà ce don de la composition dont résulte l’unité magnifique d’un ouvrage et cette sobriété sonore qui agrandit les paroles. C’est dire que les qualités de son ouvrage sont bien supérieures à ses défauts. Et je suis certain que M. Charles Dulait a la conscience qu’il sera un des plus harmonieux créateurs de sa génération.

Paul Tisseyre-Ananké : Ces messieurs et dames des grands magasins, A. Messein §

Ces messieurs et dames des grands magasins,par Paul Tisseyre-Ananké. Les typos, le prote, le correcteur et l’homme de conscience sont des gens terribles. Pour la coquille heureuse des Stances à Duperrier, de combien de fautes ne sont-ils pas responsables que l’on attribue aux écrivains ! Ayant répondu du mieux que j’avais pu à l’enquête d’Isissur le monument d’Homère, j’étais tout fier d’avoir su mettre en avant des hérétiques. Et voilà qu’à l’impression on me fait dire que « les corporations adoraient Homère et encensaient son image ». Je n’avais voulu parler que des Carpocratiens. Et, chaque fois que M. Paul Tisseyre-Ananké avait écrit « acquérir », les typographes avec une constance maligne ont imprimé « aliéner ». Mais ce n’est là qu’une petite tache sans importance dans un roman très amusant qui nous met au courant de la vie peu attrayante que mènent les employés des grands magasins de nouveautés.

[1909-01 La Phalange] Chronique des romans §

La Phalange, janvier 1909, p. 637-642.
[OP2 1140-1146]

Paul Adam : La Morale des sports, Librairie mondiale §

La Morale des sports,par Paul Adam. Je pense que si cet ouvrage s’est trouvé parmi ceux dont je dois rendre compte, c’est parce qu’il eût été facile à M. Paul Adam de relier ses articles en imaginant un personnage, un jeune homme qui, soucieux de sa beauté et de sa santé, parcourant les gymnases, les pistes, les salles d’armes, les rings, etc., aurait assez de jugement pour composer les différentes dissertations qu’a développées l’auteur en accomplissant un voyage semblable. Cela constituerait une sorte de roman didactique, qui n’irait pas sans analogie avec le Voyage du jeune Anacharsis.Ce serait le récit d’une excursion bien moderne.

Je n’entreprendrai pas d’analyser un ouvrage aussi compact, dont les beautés et la noblesse sont de premier ordre. Et, cependant, j’ose croire que parlant des sports et en tirant la morale, M. Paul Adam manque peut-être d’expérience. Si je me souviens bien, d’après Multatuli, un spécialiste n’est qu’un homme qui en sait assez sur une matière pour savoir qu’il ne la connaît pas. Et, en ce qui concerne les sports, M. Paul Adam serait tout juste un spécialiste, car je ne pieux pas croire qu’il ait pratiqué tous ceux dont il parle.

Toutefois, sa morale est très pratique, et ses conseils peuvent être fort utiles à l’occasion. Son ouvrage est un de ceux que l’on voudrait voir dans toutes les mains. Et qui pourrait regretter que grâce à quelques exercices nous ne fussions plus entourés que d’êtres pleins de beauté et de santé ?

Toutefois, les avantages de l’athlétisme me paraissent très discutables. Et la santé, sinon la beauté, ressortit à l’hygiène, plutôt qu’aux sports. Les athlètes ne vivent pas plus longtemps que les autres hommes, ils ne se portent pas mieux et ne développent certaines de leurs facultés et certains de leurs membres qu’aux dépens des autres. Les sports auxquels se livrait un athlète comme Maupassant ne l’ont pas empêché de trouver une fin déplorable. Au demeurant, c’est sans doute M. Paul Adam qui a raison et il faudrait pratiquer tous les sports si l’on avait le temps.

On trouvera pourtant celui de lire un livre aussi substantiel que celui-ci. Nous admirons tous le génie fécond de M. Paul Adam. Il est un des rares écrivains qui aient eu souci aujourd’hui de se créer une syntaxe et de l’enrichir.

Il est aussi un des esprits les plus ouverts et les plus clairvoyants qui aient jamais paru. Quelle admirable richesse verbale ! Quelle abondance d’idées souvent toutes neuves. Il faut dire nettement qu’il est le véritable inventeur de la beauté de son époque. Il a découvert le style de la société de son temps. Et la troisième République lui doit toute sa noblesse. Cet écrivain a le rare don d’élever tous les sujets qu’il traite. Il sait étaler sans pédantisme les connaissances les plus variées. Rien ne lui est étranger dans le passé, dans le présent et dans l’avenir. Et il s’efforce dans sa bonté de réconcilier les plus cruels ennemis.

Au Moyen Âge, M. Paul Adam eût été un grand pape ; il se contente d’être aujourd’hui un des grands écrivains de son époque.

Aurel : Pour en finir avec l’amant, Mercure de France §

Pour en finir avec l’amant,par Aurel. Il existe aujourd’hui un nombre considérable d’écrivains qui n’ont, sur la clarté, que les idées et les lumières les plus fausses. Lorsque le sens d’un ouvrage leur échappe, ils décrètent qu’il est incompréhensible et stupide. Pauvres gens ! Ils n’osent point déclarer que les langues étrangères qu’ils n’entendent point sont dénuées de sens, mais ils le pensent et, ceux d’entre eux qui ne savent pas le grec, si Platon revenait discourir en leur présence, ils l’enverraient promener en le traitant de fou. Le plus souvent, ces censeurs à courte ouïe sont sincères. Mais la sincérité n’a jamais été l’excuse de la sottise. La leur éclate manifestement chaque fois qu’ils ne comprennent pas ce qu’ils lisent. Et ceux même qui ne sont pas si sots sont trop ignorants tout simplement. Mais se servir de sa propre ignorance, c’est employer une arme dangereuse ; semblable au boumerang des Australiens, si elle n’a pas atteint le but, elle revient vers celui qui l’a lancée et peut bien le frapper mortellement. Les littératures du monde entier et la littérature française en particulier fourmillent d’ouvrages obscurs ou énigmatiques et ce ne sont pas les moins considérables. Le fameux vers de Boileau « ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement » nous donne prudemment la mesure de la clarté. Car ce que nous ne concevons pas bien est infini au regard de nos certitudes.

Tant pis pour ceux qui n’entendent pas le livre d’Aurel. Il est très important. Ces marivaudages tragiques compromettent ce qui subsiste encore de culture celtique. Non pas que je craigne qu’on en ait jamais fini avec l’amant ;mais je me demande s’ils n’étoufferont pas cette galanterie littéraire de la pureté qui a donné lieu en France à la plus haute civilisation moderne.

Ce livre contient un nouveau Théâtre de Madame,certes, mais qu’on est loin de la bêtise ennuyeuse de celui qui l’a précédé ! Des pièces comme L’Insocialesont au contraire très intéressantes, mais il est possible que les hommes n’entendent rien à la morale qui anime les tragédies modernes de la mystérieuse Aurel. Je suis certain que représentées elles surprendraient par la perfection scénique, l’audace et la nouveauté des sujets. Et le mystère lyrique qui revêt ces pièces comme d’un grand voile en point d’Alençon n’a rien de scandinave et ne vient même pas de Belgique.

L’art d’Aurel lui appartient. Elle ne ressemble à personne. Et si on a pu lui trouver des modèles parmi les écrivains contemporains, leurs préoccupations sont si différentes des siennes, que sans faire de rapprochements il faut seulement la louer d’avoir l’ambition d’égaler sinon de dépasser les plus pures et les plus sereines intelligences de ce temps.

Le style d’Aurel a aussi trouvé des censeurs.

Pourquoi s’en étonner ? On a aujourd’hui sur la grammaire les idées les plus fausses. Mais ce style plein d’éclairs méritait mieux que des sarcasmes et lorsqu’on sera devenu plus clairvoyant il vaudra peut-être à Aurel le surnom de « duchesse de Saint-Simon ».

Albert Erlande : Le Défaut de l’armure, E. Sansot et Cie §

Le Défaut de l’’armure,par Albert Erlande. Quel terrible livre ! Malheureux, malheureux poètes, quelle vie nous menons ! M. Albert Erlande la décrit complaisamment, mais sans pitié. Sur chacun de ses personnages on peut mettre un nom, mais je doute que Le Défaut de l’armuresoit proprement un roman à clef. Cependant, je pense que les détails le plus souvent sont authentiques. Malgré des qualités de premier ordre, malgré des trouvailles d’une nouveauté inoubliable, ce livre paraît parfois un peu terre à terre. On n’est pas sans savoir quelle crise imprévue et navrante subit aujourd’hui la production des romanciers. Le roman ne se vend plus, dit-on de toutes parts, et l’on en attribue la mévente aux publications à bon marché. Quelle erreur ! On ne lit plus les romans nouveaux parce que tels qu’ils sont ils ne plaisent plus. Il faut s’écarter maintenant de cette précision imprécise en quoi consiste l’art des naturalistes. Un Huysmans exerce encore sa déplorable influence sur les lettres. Je ne parle pas de Zola ni de Maupassant.

Puisse-t-on étrangler leur souvenir dans un cul-de-sac ! On en a assez de tout ce qui ne marque pas chez son auteur une imagination pleine d’inattendu. On ne sera jamais fatigué de la fiction, mais qu’est-ce que la fiction sans la fantaisie ?

Et M. Albert Erlande s’efforce de l’étouffer. Puisqu’il est poète qu’il se serve donc toujours de ses qualités poétiques, qu’il invente plus souvent et que la réalité ne soit pas pour lui un modèle mais tout au plus la matière dont il a besoin pour produire comme un peintre a besoin de couleurs. Le reste, M. Albert Erlande doit le créer. Il en a le pouvoir. Le public ne demande pas mieux que de se passionner, mais il faut lui en donner l’occasion et je crois que ce sont les romanciers et non pas les auteurs dramatiques qui devraient lire Shakespeare.

Rudyard Kipling : Au blanc et noir,P.-V. Stock §

Au blanc et noir,par Rudyard Kipling, traduction d’Alfred Savine. Ceux qui aiment beaucoup les nouvelles de Rudyard Kipling et qui connaissent son œuvre font un cas particulier au recueil intitulé Au blanc et noir.Pour moi, je goûte médiocrement le talent de l’écrivain le mieux payé d’aujourd’hui et les histoires contenues dans Au blanc et noirm’ont paru aussi ennuyeuses que toutes les autres Kiplingeries. Certes, Kipling tire parti de l’Inde qu’il connaît et de Maupassant qu’il a bien lu. Zola ne lui est pas étranger non plus. Mais comme l’Inde doit être belle hors de Kipling et combien Maupassant et Zola ont plus de mérites que le facile auteur des Livres de la jungle ! Il semble d’ailleurs que sa gloire décline rapidement dans les pays anglo-saxons. Kipling, pour écrire, ne peut se passer de ce qui sert de manuels Roret en Angleterre. Il doit en avoir une fameuse collection ! Il a aussi deux ou trois trucs à sa disposition et il les emploie sans cesse.

Ses nouvelles se ressemblent toutes. On y trouve : les fonctionnaires anglais dans l’Inde, les Hindous en contact avec la civilisation anglaise et quelques traits pour plaire au public de plus en plus nombreux des théosophes. C’est honnêtement industriel et péniblement industrieux. Qu’on fasse une belle salade de tous ses contes, que M. Pierre Mille en tire une pièce, qu’on la joue au théâtre des Arts et qu’on n’en parie plus. Finisse l’entente cordiale, mais assez de Kipling, j’aime mieux Jules Verne et même Buffalo Bill !

Francis Bœuf : Genres grises,La Phalange §

Gerbes grises,par Francis Bœuf. Le talent de Francis Bœuf est sobre et fort. Sa phrase est nombreuse et son imagination est puissante. Veut-on le comparer à quelqu’un, on songe aussitôt à Maupassant et vite on laisse là cette comparaison parce qu’on découvre en Francis Bœuf une originalité qui interdit toute assimilation, fut-ce avec un maître. Les nouvelles qui composent ce recueil des Gerbes grisesont quelque chose d’intensément passionné qui étonne. On dirait qu’il souffle un grand vent terrible et plein d’harmonies surprenantes. Francis Bœuf excelle aussi dans les contes où le sentiment populaire le plus délicat se mêle à la hardiesse lyrique du poète. Francis Bœuf est un écrivain fort et délicat.

Jules Huré : LesVoix de la raison,Société française d’imprimerie et de librairie §

Les Voix de la raisonpar Jules Huré. Je me demande pourquoi on me fait parler de ce livre. Mes lecteurs, si j’en ai, doivent être assez surpris de ce que cette chronique consacrée aux romans ne traite que fort rarement de ces sortes d’ouvrages. Au contraire la chronique Littératureen parle abondamment et fort raisonnablement.

Eh bien, je le déclare solennellement, Les Voix de la raisonsont de la littérature et M. Jules Huré, ingénieur civil des mines, est un littérateur. Il a beau demander des préfaces à Émile Faguet, ce n’est pas cela qui le fera sortir de la littérature.

Des pensées et des phrases comme celles-ci :

« Oppose Algésiras à Tanger, et dresse la Raison en face du Rêve ! »

« Cambronne, au siècle dernier, s’est illustré dans la littérature française par un seul mot, une épithète qui fut un geste de héros.

« Or, de ce mot, pharisiens, gardez-vous bien de rougir, car il est le mot d’ordre de la France, et il sent la poudre et l’honneur. »

« Profanes, ô mes amis, méfiez-vous des faux raisonneurs et de leur docte argumentation. »

« Il est de tradition dans les petites villes de province et surtout dans les campagnes d’aduler la fortune sans le plus souvent tenir compte du mérite personnel. »

« C’est en bras de chemise que la justice doit s’exercer. »

« L’heure n’est plus aux rêveries, car presque tous les hommes ont perdu la foi religieuse et refusent, aujourd’hui, de se laisser conduire par ce qu’ils appellent des fallacieuses promesses. »

Etc., etc.

C’est de la littérature.

Firmin Raillon : Vers les temps nouveaux par l’éducation intégrale et par la femme, V. Giard et E. Brière §

Vers les temps nouveaux par l’éducation intégrale et par la femme, par Firmin Raillon. Cet ouvrage est extrêmement ennuyeux. Ce n’est pas de la littérature mais je suis bien certain qu’il n’a rien à voir avec ce que l’on appelle communément un roman.

S’il intéresse un abonné ou une abonnée de La Phalange, je le tiens à sa disposition.

[1909-02 La Phalange] Chronique des romans §

La Phalange, février 1909, p. 743-746.
[OP2 1146-1149]

Eugène Montfort : Montmartre et les boulevards, Les Marges §

Montmartre et les boulevards,par Eugène Montfort. Ce sont des notes que l’auteur a recueillies pour elles-mêmes, et non dans le but qu’elles serviraient à ses prochains ouvrages. Insistant sur leur authenticité, il les intitule encore : « Phonographies psychologiques et morales ». Mais c’est trop de modestie ! La personnalité de M. Eugène Montfort est si forte qu’elle ne laisse point d’apparaître à travers ces simples notations, si phonographiques soient-elles ! Ce sont ici de véritables petits poèmes qui ne vont pas sans analogie avec les Mimes d’Hérondas, mais qui font songer surtout à Restif de la Bretonne.

C’est que l’auteur de La Turquene pourrait pas nier une certaine parenté spirituelle avec le sensible typographe d’Auxerre qui, improvisant d’après la réalité et dédaignant d’écrire ses ouvrages, les composait directement pour l’impression comme quelqu’un qui se sert de la machine à écrire. Au demeurant, M. Eugène Montfort a aussi imprimé lui-même un de ses livres et rien n’est remarquable comme cette conformité d’humeur entre deux personnages qui, séparés par un siècle, présentent d’autre part une très grande différence de culture. L’un d’eux n’était qu’un petit artisan provincial, sentimental et assez prétentieux. Il étalait à tout propos le peu de latin qu’il prétendait savoir. En réalité, c’était un pauvre garçon qui sans malice n’était pas toujours sans méchanceté ; ignorant tout, il était contraint de tout inventer ; il n’avait ni jugement, ni bon sens, s’efforçant d’y suppléer par un peu d’ingéniosité qu’il prenait pour de la subtilité ; la vertu lui tenait à cœur ; larmoyant, il la confondait avec la fornication et tout particulièrement avec l’inceste. Mais ses défauts mêmes lui composèrent une originalité indéniable. C’est lui qui introduisit dans la littérature cette pitié qui en est encore le trait principal. Le premier, il s’attendrit sur les prostituées devant lesquelles plus tard s’agenouillèrent les romanciers russes. D’ailleurs, ce prétendu descendant de l’empereur Pertinax, ce vertueux imprimeur d’Auxerre, a entrevu tant de nouveautés qu’on est souvent tenté de lui accorder du génie. Mais je crois que le génie n’est pas si rare qu’on veut bien le dire, que c’est la chose la plus commune du monde, à laquelle le plus souvent il ne manque pour s’épanouir que des circonstances favorables.

L’autre qui est notre contemporain, avec un talent du premier ordre, c’est-à-dire supérieur à la plupart des prosateurs du moment n’a pas encore été mis, à cause d’une modestie orgueilleuse et inaccoutumée, au rang que lui assignent ses mérites. Il peut prendre place parmi les grands écrivains français. Mais cet orgueil de la timidité lui interdit de rechercher les honneurs qu’on lui devrait. Et cependant il n’y a pas de commun entre Restif de la Bretonne et Eugène Montfort que le seul goût de la typographie : le naturisme les rapproche encore plus, car si le génie de Jean-Jacques Rousseau domina l’esprit du sensible Auxerrois, M. Eugène Montfort fut un des jeunes gens qui, à la fin du siècle dernier, s’efforcèrent d’innover en admirant la réalité. Et c’est indéniable, ces notes de M. Eugène Montfort ressemblent aux écrits de Restif de la Bretonne qui publiait aussi des notes mais des notes interminables. Car il faut indiquer ici la principale différence qu’il y a entre les deux auteurs. Chez Restif, la note n’en finit plus, elle a un caractère moral, elle est précise et exacte jusqu’à devenir fastidieuse, l’auteur laisse intervenir sa sensibilité, mais point d’art, Restif ne s’en souciait pas, il ignorait le sentiment artistique et sa précision seule a donné, le temps aidant, des couleurs si intéressantes, à ses ouvrages. C’est ainsi que le plaisir que peuvent prendre certains d’entre nous à regarder des scènes cinématographiques ne vaut rien au prix de la joie lyrique qu’éprouveront nos petits-enfants à voir se dérouler les mêmes scènes, à supposer que les films en aient été conservés. Chez M. Eugène Montfort au contraire, l’art intervient, un art exquis qui sans toucher à la « phonographie » nous la présente comme on voudrait que beaucoup de poètes présentassent leurs poèmes.

Et cet art est très expressif, car il contient en quelques lignes plus de renseignements, plus de vérité que certains livres de trois cents pages. On pourrait comparer ces notes aux inscriptions lapidaires qui fournissent souvent aux archéologues des renseignements autrement précis et autrement précieux que les amplifications rhétoriciennes des historiens. Mais la grande beauté de ces « phonographies », c’est d’être émouvantes ; l’auteur ne nous laisse pas voir s’il a eu de la pitié, il faut le louer d’avoir sans cesse résisté à cette tentation ; notre émotion peut s’épanouir et n’est pas gênée par la sienne. Héroïnes authentiques : Alice la Bordelaise ; Marguerite Caron ; Lucie, de la rue Saulnier, vous vivez encore sans doute et si nous nous rencontrons jamais, vous me parlerez du généreux Montfort qui vous a fait un sort dans la littérature et je prendrai des notes !

Lucie Delarue-Mardrus : Marie, fille-mère, Eugène Fasquelle §

Marie fille-mère,par Lucie Delarue-Mardrus. Tout dernièrement, s’exerçant à la critique de la littérature féminine, une nouvelle femme de lettres qu’on dit être aussi une poétesse très nouvelle, écrivit dans Les Marges :« En somme, il y a en ce moment parmi les femmes quelques écrivains de génie. » Mme Lucie Delarue-Mardrus est peut-être l’un des grands esprits dont parle Mlle Louise Lalanne.

C’est à cause de cette possibilité que je ne veux pas me risquer à dire tout ce que je pense d’un roman qui ne paraît être qu’un essai. Mme Lucie Delarue-Mardrus qui a écrit jusqu’ici sans se préoccuper de la vente de ses ouvrages a décidé sans doute que ce serait maintenant son unique souci. Mais nonobstant tout cela, on retrouve dans Marie fille-mèreune partie des qualités qui ont fait estimer jusqu’ici le talent de l’auteur.

Pierre Grasset : Un conte bleu, Bernard Grasset §

Un conte bleu,par Pierre Grasset. Voici un roman tendre et charmant qu’il faut lire. Il m’est impossible de mieux faire, pensé-je, que de transcrire ici quelques lignes de l’envoi :

« Je vous envoie ce petit livre ; ce n’est qu’un conte bleu.

« Ne vous étonnez pas si les gestes les plus simples y prennent un petit air de mystère et si les événements les plus graves, comme la mort et l’amour, y surviennent avec la tranquillité des choses naturelles : je vous assure que cela se passe ainsi dans les contes et dans la vie. La vie et les contes ont une forme et des couleurs claires, précises et un fond mobile, obscur, insaisissable […]

« […] Chaque chapitre de cette histoire est court, parce que je demande que votre rêverie l’augmente et le prolonge et parce que les seules pages que j’aime dans ce conte bleu sont celles que vous y ajouterez. »

[1909-03-15 La Phalange] Paul Fort29 §

La Phalange, mars 1909, p. 802-805.
[OP2 1018-1021]

Au semblant des ondines qui ne contractent que très rarement de mariage avec un homme, comme fit cette Mélusine qui épousa le comte de Poitiers, Raymondin, la poésie n’aime qu’un petit nombre de poètes.

Paul Fort est de ceux qu’elle préfère. Il a consacré sa vie entière à la défense du lyrisme, créant un théâtre, fondant une revue. Et l’on n’aurait pas à rappeler les services qu’il n’a cessé de rendre aux lettres si le désintéressement littéraire n’était aujourd’hui une vertu très démodée dont on ne sait s’il faut attribuer la disparition aux auteurs ou aux mécènes.

 

Paul Fort a publié à cette heure neuf volumes de Ballades françaises et en prépare d’autres. Cette abondance chez un poète encore jeune provient de l’art même qu’il a choisi. On a pu dire des parnassiens qu’ils étaient poètes quand ils le voulaient. Mais Paul Fort ne cesse jamais de vouloir être poète. Son art est comme un miroir où sa vie se mire toujours. La poésie est le but vers lequel tendent toutes ses facultés et tous ses mouvements. L’inspiration n’est pas ici un phénomène isolé se produisant seulement dans de certaines conditions. Paul Fort est constamment inspiré ; et rien de sa vie ne pouvant s’évanouir sans que son art apparaisse, on est fondé à dire que les choses se passent exactement comme si de la vie s’était transformée en art. Et cet art si différent de la vie dont il provient, c’était celui de Villon, du Shakespeare, de La Fontaine, de Gérard de Nerval, de Verlaine.

Par sa constance, l’inspiration de Paul Fort a acquis une unité très remarquable. L’œuvre entière forme un ensemble, un tout compact, une suite ininterrompue comme la vie même. Il est vrai que beaucoup de poètes meurent puis ressuscitent ; ils écrivent des œuvres. Paul Fort compose les Ballades françaises et c’est une œuvre unique dont on sait avec certitude qu’elle ne restera pas inachevée. Elle s’élabore en même temps que le présent disparaît. Elle est l’équivalent durable d’un

L’art poétique de Paul Fort est personnel, issu d’une tradition qui remonte bien au-delà du xviie siècle. Rien de ce qui a fait l’agrément et la noblesse de la poésie française n’a été abandonné. Au contraire, tout cela a trouvé soudain des forces nouvelles. Le poète n’a laissé de côté que les fantaisies des grammairiens qui ont fait tant de tort à la rime en la soumettant à l’orthographe, qui de l’e muet si utile se sont efforcés à faire une gêne pour la poésie.

Résolument, Paul Fort s’est d’abord préoccupé du rythme de ses strophes. Il a pensé que, dans le vers, dans la strophe, à la rime, le son des mots avait plus d’importance que les lettres qui le reproduisent. Il a jugé que l’écriture n’était qu’un moyen mnémotechnique et qu’on avait donné sans raison au sens de la vue un rôle aussi important que celui qui avait été réservé à l’ouïe. Paul Fort composa uniquement pour l’oreille. Et afin de bien marquer le rôle secondaire auquel il a condamné les peux, il a écrit ses vers comme s’ils avaient été de la prose. Cette méthode, il l’a rigoureusement observée, voulant par là, et avec raison, fortifier encore l’unité de son œuvre.

Cet art poétique n’a pas eu de précurseurs. Je ne connais pour ma part qu’un seul ouvrage où quelque chose y ressemble. Il s’agit du Procès des trois rois30, pamphlet assez bizarre que l’on a attribué tour à tour à Linguet et à un certain Bouffonidor, secrétaire du chevalier Zeno, l’ambassadeur de Venise en France. Voici un échantillon du style d’un ouvrage dont les mémoires secrets de Bachaumont disent qu’il est apocalyptique :

Tous ces Américains sont des faquins qu’on doit mener à coups de bons gros gourdins : ce sont tous vilains qu’on doit relancer dans leurs coins comme des marsouins ; ils ont de tout le monde le repos troublé et, par toute l’Europe, l’alarme jetée ; les rois qui ont donné la main à [ces] gredins sont assez mal avisés ; ils n’ont pas songé que dans quelques années au nez ils vont leur ch… Tous ces Américains sont nés pour la terre gratter, charrette comme chevaux traîner et comme nègres être sanglés. Ce sont vauriens incapables de tout bien…

Tout l’ouvrage est sur ce ton et dans ce goût. Je ne l’aurais pas cité s’il n’avait été le seul à ma connaissance où l’on pût apercevoir quelques traits d’un art poétique si particulier et plus traditionnel qu’il ne le paraît d’abord, dans lequel Paul Fort a pris pour mesure de son vers, l’alexandrin, et pour modèle de sa strophe, le couplet des vieilles chansons françaises. Il a ainsi découvert et mis en évidence les affinités qui existent entre l’humanisme qui donne une noble forme aux conceptions poétiques et l’art populaire qui les vivifie. Voilà le corps et voici l’âme des elles créations artistiques.

 

D’une œuvre aussi fortement unie, écartant tout désordre, Paul Fort a su en éloigner aussi la monotonie.

Ce que la fantaisie la plus jeune, l’imagination la plus vive ont inventé de plus nouveau et de plus charmant apparaît dans les Ballades françaises.

Le ciel, la mer, la forêt, la plaine, la montagne, la mythologie, la légende, l’histoire, Paris, les petites villes coquettes et précieuses de l’Île-de-France ont livré à Paul Fort leurs aspects les plus lyriques, leurs particularités les plus tendres. Aussi existe-t-il peu d’œuvres aussi variées. Chaque série de ballades renouvelle la nature et l’humanité.

L’art est ici le synonyme de la création. Paul Fort crée de l’histoire, de la légende, de la joie, de la mélancolie et de l’amour. Il crée tout cela avec tant d’ordre et de raison que la vraisemblance, que dis-je, la vérité n’est jamais choquée. Et d’accord avec la vie, il exprime si bien le sentiment humain qu’on pourrait affirmer qu’il crée comme si tous les hommes créaient avec lui.

 

Cette variété naturelle, cette fantaisie vivante ornent une simplicité qui est la plus rare et la plus exquise qualité poétique. Elle permet au poète de tout admettre en son art : elle lui donne une ample assurance pour se livrer à l’ivresse du lyrisme.

Ces ballades ont la légèreté de l’oiseau, leur grâce est comparable au chant du bouvreuil. Elles possèdent des qualités toutes nouvelles et notamment une gaieté dont le lyrisme malicieux se retrouve souvent en France, mais que les poètes les plus familiers eux-mêmes ont rarement exprimée. Ce n’est pas la jovialité repue des poètes bachiques ; ce n’est pas l’ironie, ni l’esprit. On ne retrouve cela que dans certaines chansons populaires.

La personnalité de Paul Fort n’est si caractéristique qu’à cause de cette bonne humeur. Elle tiendrait lieu de toutes les qualités. On la reconnaît de plus en plus libre, de plus en plus franche dans chaque recueil. Le progrès apparaît très nettement des premières ballades au tumulte joyeux du Roman de Louis XI, à la gaieté tendre de Paris sentimental, jusqu’à cette Île-de-France, chef-d’œuvre de jeune amour, de poésie romanesque et familière qu’on imaginerait conçu par les génies combinés de Cervantes et de Musset. Paul Fort est moderne comme ils le furent et non pas comme les ignorants. Il possède pleinement à cette heure les qualités poétiques les plus touchantes. Son lyrisme est semblable à un bocage où chantaient tous les oiseaux de France, ils s’y sont tus maintenant pour écouter le garrulement merveilleux du rossignol.

Paul Fort se connaît bien lui-même ; plein d’allégresse, il a dit justement :

Je fais vibrer toutes les lyres, l’âme humaine est ma religion, l’or se mêle en mes réflexions au sang, aux roses et à Shakespeare.

[1909-04 La Phalange] Chronique des romans §

La Phalange, avril 1909, p. 909-911.
[OP2 1149-1152]

Lucien Rolmer : Maïvine, édité à Marseille par l’auteur §

Maïvine,par Lucien Rolmer. La tendresse et la suavité, qui ont fait reconnaître dans le poète des Chants perdus l’une des voix les plus pures du lyrisme érotique, se retrouvent à toutes les pages du roman passionné que M. Lucien Rolmer vient d’éditer lui-même à Marseille. Maïvineressemble à un beau jardin plein d’abeilles et dans lequel, mêlant à de tendres plaintes l’allégresse éloquente de leurs raisonnements, errent Tibulle et Jean Second. Les qualités poétiques se combinent très heureusement dans ce roman avec une précision malicieuse, avec d’exquises trouvailles réalistes qui témoignent toutes de la culture, de l’ordre qui ornent le talent de Lucien Rolmer. La prose lyrique, les problèmes psychologiques, les spéculations d’une métaphysique nouvelle et pathétique ne lui font pas oublier qu’un roman vaut aussi par les qualités du récit, par l’affabulation romanesque, par la fantaisie des épisodes et par l’imprévu des détails. À cet égard, l’auteur de Maïvine est doué. On se souvient de Madame Fornoul et ses héritiers,de L’Hôtel de Sainte-Agnès et des célibataires,romans pleins de gaieté élégante et documentés avec esprit. Dans Maïvineces qualités se précisent audacieusement de la façon la plus noble.

Il faut du courage aujourd’hui pour combattre l’ignorance et la barbarie. Ceux qui veulent me faire l’honneur de me lire savent que depuis quelques années je n’ai pas cessé d’annoncer l’approche d’un art tout nouveau qui n’a rien de commun avec le « classicisme renaissant » des béjaunes. Les jeunes auteurs en préparent la venue triomphale. Le nom que portera cet humanisme, servi par l’intuition et dominé par l’instinct populaire, importe peu.

On ne le nommera peut-être que dans cent ans, et peut-être jamais. Ces tendances se manifestent semblablement dans les arts plastiques. Les peintres, cependant, reconnaissent volontiers que leur discipline actuelle est née du beau désordre de l’impressionnisme. Pourquoi les jeunes poètes renieraient-ils leurs admirations les plus récentes ?

Dans le dernier numéro des MargesEugène Montfort, dont j’ai vanté ici même le talent, me prend à partie à cause de ce titre : La Poésie symboliste,ornant un recueil qui contient les trois entretiens de l’« Après-midi des poètes » de l’année dernière. D’après Eugène Montfort j’aurais été le trouver lui, naturiste, pour m’excuser d’un terme qui pouvait lui causer du tort. Je n’ai jamais fait cette démarche. Que le titre litigieux ait été imaginé par l’éditeur ou par les auteurs des entretiens, cela n’a aucune importance. Il suffit que ce titre ait paru pour que (je ne puis parler ici qu’en mon nom) j’en prenne l’entière responsabilité. Aussi bien, le fond du volume (deux entretiens sur trois) était-il consacré presque exclusivement au mouvement symboliste. Au demeurant les opinions naturistes d’Eugène Montfort sur l’obscurité lyrique ne sont pas si « claires ». Il publie un sonnet de Gérard de Nerval qui en témoigne. Ce sonnet est obscur et Montfort peut l’aimer ! C’est qu’il y a une autre clarté qui n’éblouit ni les grammairiens ni les mathématiciens qui demandent toujours ce que celaprouve. Elle illumine Eugène Montfort malgré lui. Elle met un nimbe éclatant autour des fronts blancs des héros de Maïvine.Ce roman rythmé comme un poème contient le mouvement écumeux et régulier de la mer Méditerranée au bord de laquelle il a été médité…

Mais je voudrais bien goûter de cette liqueur nouvelle que vante Lucien Rolmer. Elle se distille à Arles et on la nomme l’arlequin.

Léon Frapié : M’ame Préciat, Calmann-Lévy §

M’ame Préciat, par Léon Frapié. Ce recueil nuancé est un ouvrage délicieux. La malice apitoyée de Léon Frapié est irrésistible. Il y a en lui un peu de Dickens, un peu d’Alphonse Daudet, mais surtout beaucoup de Töpffer. Quand Léon Frapié parle de la marmaille il trouve des accents bien émouvants et l’on devine qu’écrivant, il souriait et sanglotait en même temps. Tel de ses récits comme « La Barricade » est un fragment d’épopée où l’on sent vibrer un patriotisme nouveau et très touchant. Cette histoire qui n’a rien de tragique ni de poignant nous tire mieux les larmes que celle de la Croisade des enfants dont il faut bien la rapprocher. La bonhomie, la franchise sont au premier rang des qualités qui ont permis à Léon Frapié de nous intéresser, de nous toucher, de nous amuser par le simple spectacle d’une école maternelle qui, à l’abord, semblerait si administrative qu’on n’aurait pas l’idée de chercher à en dégager de l’émotion. C’est qu’ici la finesse de l’observateur est en complet accord avec son cœur. Sa bonté connaît toutes les indulgences sans être jamais dupe. Quels trésors d’amour maternel et de respect filial sont contenus dans ce simple et puissant récit populaire que M. Léon Frapié intitule « Le Mot filial » ! Quelle imagination, quelle fantaisie dans l’observation de la vie du peuple ! Comme ce livre me fait repentir de n’avoir pas aimé le roman que l’auteur fit paraître l’an dernier ! Et que j’aime la saine bonne humeur de son nouveau livre. « La Romance » qui termine le livre est digne de Victor Hugo, du Victor Hugo qui découvrit Gavroche et auquel M. Léon Frapié fera un jour concurrence dans l’art d’être grand-père. Il sera celui de tous les moutards de la maternelle.

La Plume §

[1905-05-15 La Plume] Les Jeunes.
Picasso, peintre §

La Plume, 17e année, nº 372, 15 mai 1905, p. 477-483. Source : Gallica.
[Non OP, variantes OP2 1521 sqq.]

Si31 nous savions, tous les dieux s’éveilleraient. Nés de la connaissance profonde que l’humanité retenait d’elle-même, les panthéïsmes adorés qui lui ressemblaient se sont assoupis. Mais malgré les sommeils éternels, il y a des yeux où se reflètent des humanités semblables à des fantômes divins et joyeux.

Ces yeux sont attentifs comme des fleurs qui veulent toujours contempler le soleil. Ô joie féconde, il y a des hommes qui voient avec ces yeux.

Picasso a regardé des images humaines qui flottaient dans l’azur de nos mémoires et qui participent de la divinité pour donner les métaphysiciens. Qu’ils sont pieux ses ciels tout remués d’envolement, ses lumières lourdes et basses comme celles des grottes.

Il y a des enfants qui ont erré sans apprendre le catéchisme. Ils s’arrêtent et la pluie se tarit : « Regarde ! Il y a des gens qui vivent devant ces bâtisses et leurs vêtements sont pauvres. » Ces enfants qu’on n’embrasse pas comprennent tant. Maman, aime-moi bien ! Ils savent sauter et les tours qu’ils réussissent sont comme des évolutions mentales.

Ces femmes qu’on n’aime plus se rappellent. Elles ont trop repassé aujourd’hui leurs idées cassantes. Elles ne prient pas ; elles sont dévotes aux souvenirs. Elles se blotissent dans le crépuscule comme une ancienne église. Ces femmes renoncent et leurs doigts remueraient pour tresser des couronnes de paille. Avec le jour elles disparaissent, elles se sont consolées dans le silence. Elles ont franchi beaucoup de portes : les mères protégeaient les berceaux pour que les nouveaux nés ne fussent pas mal doués ; quand elles se penchaient les petits enfants souriaient de les savoir si bonnes.

Elles ont souvent remercié et les gestes de leurs avant-bras tremblaient comme leurs paupières32.

Enveloppés de brume glacée, des vieillards attendent sans méditer, car les enfants seuls méditent. Animés de pays lointains, de querelles de bêtes, de chevelures durcies, ces vieillards peuvent mendier sans humilité.

D’autres mendiants se sont usés à la vie. Ce sont des infirmes, des béquillards el des bélitres. Ils s’étonnent d’avoir atteint le but qui est resté bleu et n’est plus l’horizon. Vieillissant, ils sont devenus fous comme des rois qui auraient trop de troupeaux d’éléphants portant de petites citadelles. Il y a des voyageurs qui confondent les fleurs et les étoiles.

Vieillis comme les bœufs meurent vers vingt-cinq ans, les jeunes ont mené des nourrissons allaités à la lune.

Dans un jour pur, des femmes se taisent, leurs corps sont angéliques et leurs regards tremblent.

À propos du danger leurs sourires sont intérieurs, elles attendent l’effroi pour confesser des péchés innocents.

L’espace d’une année, Picasso vécut cette peinture mouillée, bleue comme le fond humide de l’abîme et pitoyable.

La pitié rendit Picasso plus âpre. Les places supportèrent un pendu s’étirant contre les maisons au-dessus des passants obliques. Ces suppliciés attendaient un rédempteur. La corde surplombait miraculeuse, aux mansardes ; les vitres flambaient avec les fleurs des fenêtres.

Dans des chambres, de pauvres artistes-peintres dessinaient à la lampe des nudités toisonnées. L’abandon des souliers de femme près du lit signifiait une lutte tendre.

Le calme vint après cette frénésie.

Les arlequins vivent sous les oripeaux quand la peinture recueille, réchauffe ou blanchit ses couleurs pour dire la force et la durée des passions, quand les lignes limitées par le maillot se courbent, se coupent ou s’élancent.

La paternité transfigure l’arlequin dans une chambre carrée, tan­dis que sa femme, se mouille d’eau froide et s’admire svelte et grêle autant que son mari le pantin. Un foyer voisin attiédit la roulotte. De belles chansons s’entrecroisent et des soldats passent ailleurs, maudissant la journée.

L’amour est bon quand on le pare et l’habitude de vivre chez soi double le sentiment paternel. L’enfant rapproche le père, de la femme que Picasso veut glorieuse et immaculée.

Les mères, primipares, n’attendaient plus l’enfant, peut-être à33 cause de certains corbeaux jaseurs et de mauvais présage. Noël ! Elles enfantèrent de futurs acrobates parmi les singes familiers, les chevaux blancs et les chiens comme les ours.

Les sœurs adolescentes, foulant en équilibre les grosses boules des saltimbanques, commandent à ces sphères le mouvement rayonnant des mondes. Ces adolescentes ont, impubères, les inquiétudes de l’innocence, les animaux leur apprennent le mystère religieux. Des34 arlequins accompagnent la gloire des femmes, ils leur ressemblent, ni mâles, ni femelles.

La couleur a des matités de fresques, les lignes sont fermes. Mais placés à la limite de la vie, les animaux sont humains et les sexes indécis.

Des bêtes hybrides ont la conscience des demi-dieux de l’Égypte ; des arlequins taciturnes ont les joues et le front flétris par les sensibilités morbides.

On ne peut pas confondre ces saltimbanques avec des histrions. Leur spectateur doit être pieux, car ils célèbrent des rites muets avec une agilité difficile. C’est cela qui distingue ce peintre des potiers grecs dont son dessin approche parfois. Sur les terres peintes, les prêtres barbus et buvards offraient en sacrifice des animaux résignés et sans destinée. Ici, la virilité est imberbe, mais se manifeste dans les nerfs des bras maigres, des méplats du visage et les animaux sont mystérieux.

Le goût de Picasso pour le trait qui fuit, change et pénètre et produit des exemples presqu’uniques de pointes sèches linéaires où les aspects généraux du monde ne sont point altérés par les lumières qui modifient les formes en changeant les couleurs.

Plus que tous les poètes, les sculpteurs et les autres peintres, cet Espagnol nous meurtrit comme un froid bref. Ses méditations se dénudent dans le silence. Il vient de loin, des richesses de composition et de décoration brutale des Espagnols du dix-septième siècle.

Ceux qui l’ont connu se souviennent de truculences rapides qui n’étaient déjà plus des essais.

Son insistance dans la poursuite de la beauté l’a dirigé sur des chemins. Il s’est vu plus latin moralement, plus arabe rythmiquement.

Guillaume Apollinaire35.

Poème et drame §

[1913-03 Poème et drame] François Rude §

Poème et drame, vol. III, mars 1913, p. 37-41.
[OP2 518-521]

Le xixe siècle ne fut pas un grand siècle de sculpture au sens antique du mot. Le temps du marbre finissait, l’âge de pierre est déjà révolu. Cependant, tandis qu’on assistait à la genèse d’une sculpture nouvelle, faite avec des matériaux inusités encore et dont on découvre les premiers éléments dans les pièces que la vapeur douait d’une vie mouvementée, trois sculpteurs, trois tailleurs de pierre donnaient aux blocs géogéniques l’apparence même de la vie : François Rude, Barye et Carpeaux. Ce n’est pas aujourd’hui le temps de louer Carpeaux dont la grâce simple et forte se dresse en groupes agiles, dont la masse délicate contient plus d’esprit raffiné qu’aucune œuvre de relief,

Mens agitat molem.

Il faudra aussi une autre fois louer Barye qui sans aucun doute est le plus grand sculpteur du xixe siècle par ses dons d’artiste, par la puissance plastique. Mais il manque à l’un et à l’autre cette divine agitation de la nouveauté, ce frisson de l’inouï et de l’imprévu, cette préparation sublime au repos qui est la création.

Si de nouveaux sculpteurs se dressent, si des œuvres héroïques nous donnent un jour non plus le simulacre de la vie mais sa représentation même, ce n’est ni Rodin, ni Rosso, ni les sculpteurs d’autrefois qu’il faudra regarder comme les précurseurs d’un art dont les machines apportent les éléments, mais dont le sujet, c’est-à-dire la vie avec le mouvement, l’imagination et la sensibilité qui en modèle la plasticité, se trouve tout entier dans l’œuvre simple, forte et vivante de François Rude.

Je me trouvais le jour de l’élection du nouveau président de la République, Raymond Poincaré, en Allemagne, à Berlin. Tout le jour, les éditions de journaux de la Sprée se succédèrent, placards jaunes qui contenaient à peine quelques lignes  ; le soir enfin lorsque l’élection fut définitive, j’étais assis dans un des grands cafés de l’Ouest, du W. W., ce quartier entièrement neuf de la grande ville futuriste et américaine de l’Empire allemand, et aussitôt l’orchestre attaque une musique héroïque, La Marseillaise, que tout le monde écouta religieusement. Il paraît qu’il en fut ainsi par toute la ville et je pensai aussitôt à l’éloge de François Rude que je devais prononcer et dont l’échéance approchait. Je vis se dresser devant moi le dramatique relief que Rude sculpta sur l’un des piliers de l’Arc de triomphe.

En l’air, lourde et légère à la fois comme ces nouveaux simulacres aériens qui traversent les nuées au-dessus de nos têtes et semblent destinés à atteindre enfin aux étoiles, La Liberté, les ailes frémissantes, les bras levés, criait : « Aux armes citoyens, formez vos bataillons »  ; et, sous elle, qui dominait au ciel, les bataillons se formaient, hommes et enfants,

« C’est là encore, dit Rude, une véritable composition dramatique. »

Et, parlant plus tard, aux connaisseurs brandebourgeois, du dramatisme orphique qui est l’expression la plus large de notre époque, termes qui renferment la définition de toutes les tendances des arts et des lettres d’aujourd’hui, depuis le cubisme des peintres jusqu’au lyrisme de nos poèmes, le premier nom qui me vint aux lèvres fut celui de François Rude.

L’allégorie est une des formes les plus nobles de l’art. L’académisme en avait fait une déformation banale de l’imagination, tandis que rien n’est plus susceptible d’être en accord avec la nature, car notre cerveau ne peut guère se représenter les choses composées autrement qu’en allégories. Si nous voulons nous représenter le printemps, une allégorie lumineuse fait aussitôt naître devant nous les prairies, les fleurs, les frondaisons nouvelles, le soleil sur les maisons et d’éternels sujets qui, séparés de la composition, ne sont plus que des anecdotes sans importance : fiançailles, jeux d’écoliers, cloches de Pâques, nids d’oiseaux, crépuscules qu’emplissent de mélancolie les lumières naissant une à une dans les paysages, et la double note du coucou  ; charmantes fumées des villes, et l’agitation des boulevards  ; un poisson volant dans un petit havre aux Antilles et le visage argenté d’un vieux nègre dans le fond d’un puits à Tombouctou.

La Marseillaise de Rude est la première œuvre qui exprime du sublime moderne, le sujet est moderne, le mouvement, la vie y est moderne et la dramatisation synthétique de ce qui est représenté est moderne aussi.

On regrettera toujours que les passions politiques aient privé le monde d’une de ses œuvres les plus grandioses et les plus neuves, si Rude avait sculpté les reliefs des quatre jambages de l’Arc de triomphe, car, tandis que sur l’un se mêlent les corps de cette active collectivité La Guerre que domine l’effroyable ardeur dont rayonne le visage de cette belle solitude La Liberté, sur les autres piliers les froids reliefs d’Étex semblent l’illustration du paradoxe fameux de Baudelaire : « Pourquoi la sculpture est ennuyeuse. »

Cependant, la sculpture ne doit pas être ennuyeuse  ; les efforts admirables d’un Rude n’ont pu la faire sortir entièrement d’une certaine banalité où l’entraînait la connaissance profonde des maîtres qui ont tenté de dépasser l’humanité en la supposant gigantesque. On remarque des traces de cela dans cette même Marseillaise dont je viens de louer hautement la conception et la composition. Une fois qu’il tailla une seule figure, Rude fit faire un nouveau pas à la sculpture. Il dressa le monument du maréchal Ney au lieu même où les balles renversèrent le soldat désarmé. Une récente statistique somptuaire des monuments parisiens vient de fixer la valeur de ce monument à la modique somme de 9 000 francs, autant dire que le monument est inestimable, car je ne connais pas de statue plus vivante, plus moderne et plus audacieuse. Rodin s’est plu à indiquer l’invraisemblance du geste et de la position, il faudrait dire des gestes et des positions bien qu’il s’agisse d’une figure unique. Mais le maître de Meudon en a aussi loué la véracité lyrique et quand je vois cette statue de la vaillance, je vois aussi se dresser autour du hardi moissonneur dont la faucille droite est une épée la vivante et innombrable moisson des armées rangées en bataille. Rien d’ancien et de solennel dans cette œuvre éternelle et familière glorification de l’héroïsme.

Aimons l’œuvre de Rude, elle est si simple qu’elle échappe souvent à l’admiration et à son propos on peut répéter plaisamment les vers de Coppée :

                   Ces choses-là sont rudes
Il faut pour les comprendre avoir fait ses études.

Cependant, dans sa rudesse et sa simplicité, on trouvera les premiers éléments de la sensibilité contemporaine qui repousse à la fois la vulgarisation des choses vulgaires de tous les temps comme firent les romantiques, et l’anoblissement des choses nobles de tous les temps comme firent les classiques  ; mais qui veut l’anoblissement, la poétisation, la transformation lyrique, la dramatisation de tout ce qui est vrai dans tous les temps, c’est-à-dire de tout ce qui fait partie de la sensibilité.

Poésie §

[1910-10 Poésie] Le Salon d’automne §

Poésie, automne 1910, p. 000.
[OP2 228-229]

S’il comptait peu d’œuvres de premier ordre, le Salon d’automne de cette année contenait un certain nombre de tableaux très intéressants. On m’en voudrait de ne pas mentionner, dans cette revue et en première place, un beau portrait du poète Touny-Lérys, dans une attitude d’un charmant romantisme. Le peintre, Mme Van Bever de La Quintinie, a parfaitement rendu la ressemblance du modèle par un dessin gracieux et un coloris qui touche et n’est pas sans vigueur. C’est là un excellent portrait de poète et un tableau plein d’agréments.

Henri Matisse, qui déconcerte tant de regards mal éduqués, est un peintre extrêmement séduisant. La couleur très rare et très belle, voilà ce qu’il trouve plus souvent qu’aucun autre peintre, et la puissance décorative de ses ouvrages ne peut être niée à moins d’une insigne mauvaise foi. Les deux panneaux qu’il exposait cette année sont ce que, pour ma part, je préfère dans l’œuvre de cet artiste, que je suis le seul — je ne dis pas cela sans quelque coquetterie — à avoir toujours défendu.

L’œuvre la plus considérable de ce Salon, ce sont les peintures décoratives inspirées à M. Maurice Denis par le Décaméron. Maurice Denis est un grand artiste servi par une forte culture. L’esprit religieux qui l’anime donne à ses productions une grande pureté. Elle se retrouve ici, et l’on est satisfait de voir qu’aux degrés supérieurs de la culture la tendresse et la modestie chrétiennes d’un Maurice Denis pouvaient interpréter sans le trahir le paganisme humaniste d’un Jean Boccace. Il y a dans cet ensemble une musique ravissante et, lorsqu’il me fut donné de la percevoir, je m’en voulus de ne l’avoir pas entendue le premier jour.

Notons que des artistes importants, comme M. André Derain, Marie Laurencin, Puy, etc., n’avaient pas exposé. L’on a un peu parlé d’une manifestation bizarre de cubisme. Les journalistes mal avertis ont fini par y voir de la métaphysique plastique. Mais ce n’est même pas cela, c’est une plate imitation sans vigueur d’ouvrages non exposés et peints par un artiste doué d’une forte personnalité et qui, en outre, n’a livré ses secrets à personne. Ce grand artiste se nomme Pablo Picasso. Mais le cubisme au Salon d’automne c’était le geai paré des plumes du paon.

Une section importante au Salon d’automne était consacrée au mobilier. Je ne dirai plus rien de l’art munichois, qui est grotesque, au témoignage des Allemands cultivés eux-mêmes. Pour le mobilier français, il n’est guère meilleur. Toutefois, M. Süe avait organisé une exposition qui m’a paru conçue avec un goût véritable, et un boudoir décoré de la façon la plus imprévue et la plus charmante par Bonnard prouve bien que l’art décoratif peut encore donner en France des productions excellentes.

Poliche §

[1907-12-15 Poliche] La chemise d’un homme heureux §

Poliche, 15 décembre 1907, p. 000.
[OP3 1037]

J’ai de petits ennuis. Ernest Lajeunesse m’a prêté un cahier qui contient des extraits du journal de Bachaumont recopiés à la fin du xviiie siècle par un notable habitant de la Vienne. J’ai eu le tort de prêter ce cahier à Cremnitz qui ne veut pas me le rendre. Malgré cela, je ne suis pas malheureux. En réalité, j’ai beaucoup de bonheur. J’aime et il est possible que je sois aimé. C’est pourquoi afin de le dédommager, j’ai donné ma chemise à Ernest Lajeunesse qui l’a envoyé blanchir à Londres.

[1907-12-15 Poliche] Le sanatorium. La maison de Golberg §

Poliche, 15 décembre 1907, p. 000.
[OP3 1036]

Mécislas Golberg n’habite plus le sanatorium d’Avon. Il demeure maintenant dans une maisonnette devant laquelle s’étale un jardinet, tout au bout d’une rue peu passante, à Fontainebleau.

Golberg ne vit guère seul. Des centaines de lettres lui apportent chaque jour de tous les pays l’admiration du monde et l’écho de ce qui s’y passe.

Des visiteurs amis et inconnus sonnent à la grille. Et Golberg les reçoit avec une majesté un peu narquoise, une bonne humeur et une bonne grâce touchantes.

Ce pauvre est un mécène. Il protège les poètes et les artistes mieux que beaucoup d’amateurs millionnaires et de ministres éclairés. La liste de ses clients serait longue. Ce mourant a fait aimer la vie à bien des désespérés en bonne santé. Aphone, il parle avec plus d’esprit que dix auteurs bien parisiens et il déploie, impotent, plus d’activité qu’un homme d’affaires américain.

On va le voir comme on allait voir Voltaire à Ferney. Il y a plus d’un point de ressemblance entre eux. Et dans très longtemps, lorsque Golberg sera très vieux, il habitera encore sa maisonnette pleine de gardes-malades, de secrétaires, d’auteurs, d’actrices. Après la représentation du Prométhée, Mlle Piérat et M. Claretie couronneront le buste que Bourdelle a sculpté, et, l’on ne dira plus Golberg, mais le Patriarche de Fontainebleau.

[1907-12-15 Poliche] Un Hellène §

Poliche, 15 décembre 1907, p. 000.
[OP3 1037]

M. Rodin est devenu grec tout à coup. Il ne dit plus « Bonjour », mais « Kalémère » ! Parle-t-il d’un prêtre, il faut qu’il l’appelle caloyer. Montre-t-il ses dessins où les femmes sont toujours sexuées, il se plaît à indiquer du doigt la nature en s’écriant : « Quel miel de l’Hymette ! »

Le Printemps des lettres §

[1911-07 Le Printemps des lettres] L’ancien tailleur §

Le Printemps des lettres, juillet 1911, p. 000.
[OP2 1206-1208]

Je connais un jeune homme, ancien ouvrier tailleur, qui s’est lui-même endoctriné, sinon dans les sept arts, du moins dans la poésie. Cet autodidacte n’a pas eu le temps d’étudier le grec et le latin et ce défaut d’études classiques ne l’empêche pas d’avoir du goût. Il sait bien, chez un auteur, reconnaître l’élégance qui n’est rien autre que du discernement. Il ne s’en laisse point imposer par toutes les sottises systématiques d’aujourd’hui.

Quand j’ai eu l’honneur de connaître cet amateur de lettres, il avait lu en quatre ans les principaux poètes français et justement il venait d’achever la lecture des poètes modernes. Il ne me cacha point son impression et je la rapporte parce qu’elle m’a paru extrêmement curieuse.

« Les poètes d’après Baudelaire, m’a-t-il dit, m’ont semblé insipides et ennuyeux. Je les crois très loin de la véritable poésie. Ils ressemblent beaucoup aux poètes du xviiie siècle où la poésie fut si peu poétique. »

J’avoue que tout d’abord je manifestai de l’étonnement :

« Vous ne vous apercevez pas de cela, ajouta-t-il, parce que vous êtes prévenu en faveur des poètes de votre temps. Parbleu ! On ne se plaignait pas non plus au xviiie siècle de la misère poétique. Les poètes ne manquaient point, mais ils étaient plats. Pour ma part, je n’étais prévenu ni contre nos poètes d’aujourd’hui, ni en leur faveur ; je les ai lus avec attention. Ils sont aussi plats que ceux du xviiie siècle. »

Je ne veux pas rapporter ici tous les jugements de l’ancien tailleur. Ils sont d’une sévérité qui, sans doute, semblerait outrée. Dois-je dire même qu’il développa devant moi un singulier parallèle entre l’abbé Delille et Leconte de Lisle et que tout l’exotisme, toute l’archéologie pédantesque du second, mon ami les retrouvait chez le premier. Verlaine même, ce poète tant aimé, lui paraissait presque toujours d’une faiblesse déplorable.

« Comment pouvez-vous goûter cette langue lâche, vide de pensées poétiques ? Vous trouveriez facilement dans les diverses années de L’Almanach des penséesmille pièces dignes de l’avoir pour auteur. »

Et l’ancien tailleur se mit à se tordre en récitant ces deux vers de Gaspard Hauser :

À vingt ans, un trouble nouveau
Sous le nom d’amoureuses flammes…

« Ne trouvez-vous pas cela souverainement ridicule ? Je le trouve misérable,

Sous le nom d’amoureuses flammes…

— Et les jeunes poètes, demandai-je, qu’en pensez-vous ? »

Il répondit :

« Presque tous ont adopté un genre qui n’est ni nouveau ni agréable, c’est le genre ennuyeux. On dit qu’ils sont savants, qu’ils connaissent la sociologie, la biologie, la microbiologie. En somme, c’est toujours la folle du logis, puisque ces messieurs sont poètes, mais celle qui loge en leur for a l’apparence et le langage d’un médecin de Molière. Et les folies qui me plaisent ont un tout autre aspect. Ils ont des systèmes à l’heure où les savants véritables n’en veulent plus. Poètes et doctrinaires, ils me dégoûteraient de la poésie si je ne l’aimais pas tant.

« Laissez-moi répéter avec Maynard :

Il confesse que Catherine
Est scavante et n’ignore rien,
Mais un goût fait comme le mien
Aime mieux beauté que doctrine.

« Les poètes, dont vous me parlez, sont comme cette Catherine, ils n’ont pas de beauté, mais je doute qu’ils soient savants. Appelons-les savantasses, même c’est beaucoup dire. Et si le public les goûte, c’est qu’il n’aime plus la beauté… C’est cela ! c’est cela !… Le public aujourd’hui aime la platitude, les choses mal faites. Il rit de la beauté, elle le gêne quand il la rencontre, il la fuit, il voudrait la détruire, elle lui fait honte. Mais la laideur, il l’adore ; elle lui donne des frissons de plaisir. Il lui en faut, on lui en donne et c’est d’excellente laideur sociologique, biologique et microbiologique. Il y a même à côté de cette poésie sociale scientifico-lyrique une poésie connexe à tendances bigotes et cagotes. Elle est du plus pur style jésuite.

— Il se peut, dis-je à cet homme, que vous n’ayez pas entièrement tort. Mais il y a eu de vrais poètes après Baudelaire, et je suis certain qu’il y en a encore mais on ne les écoute guère.

— Lenas nomes ?

— Je vous les dirai une autre fois. »

La Publicidad §

[1918-07-24 La Publicidad] [Interview par Pérez-Jorba] §

La Publicidad, 24 juillet 1918, p. 000.
[OP2 991-995]

Nous parlâmes en toute liberté de la guerre et de son influence sur la politique internationale. Son jugement était nourri d’idées sur les sujets de l’actualité et, de surcroît, cultivé. Nous parlâmes aussi du judaïsme, sujet qu’il abordait avec une visible complaisance. Montrant une dialectique savante appuyée sur une multiplicité d’arguments, le poète soutint que les Juifs prédominaient dans toutes les sphères sociales presque dans tous les domaines. Il donnait aussi quantité d’exemples démonstratifs pour appuyer ses affirmations.

La race juive, disait-il, est une race éminemment spéculative, non seulement au point de vue intellectuel, mais aussi — et ses paroles furent soulignées d’un sourire fin, car Apollinaire ne possède pas pour rien le don picaresque du sourire parisien —mais aussi du point de vue matériel. C’est la race qui a le plus d’aptitudes pour cultiver la pensée, la raison pure.

Nous sourîmes aussi devant le parallélisme. Le poète ajouta que les Juifs s’étaient aussi répandus en Espagne, où c’est a peine s’ils se connaissent entre eux. La célèbre expulsion n’a pas empêché des rejetons de rester et de se multiplier, spécialement aux îles Baléares.

La pluie se mettait peu à peu à crépiter sur la toile qui couvrait la terrasse du café et le soleil espiègle lui disputait de temps en temps la domination du trottoir. Il y eut un moment où ce soleil espiègle, attaquant avec violence une joue du poète Apollinaire, parut triompher de l’eau du ciel. Nous profitâmes de cette occasion pour faire une promenade et respirer sur le boulevard, dans les rues voisines et au Luxembourg. Alors, seul à seul, au moment où Férat nous quittait pour se rendre chez son tailleur, nous dîmes au poète en toute sincérité l’admiration que nous éprouvions pour l’art magique de son œuvre, unique en France. Le poète, en nous entendant, devint rouge comme une jeune fille à qui on fait pour la première fois une déclaration d’amour. Nous n’en voulions pas tant ! Peut-être cette rougeur serait-elle due à un trouble de la circulation du sang ? Le poète est très robuste.

Voyez, mon ami, me disait ensuite Apollinaire d’une voix spirituelle dont mon oreille garde encore l’écho comme sans doute Platon devait garder jalousement l’écho de la voix de Socrate, je suis tout à fait hostile à l’art mercenaire de l’imitation, art qui a châtré, par exemple, la littérature chinoise et l’a rendue impuissante. Je suis, oui, partisan d’imiter la nature, mais seulement par l’imagination, pas du tout par la photographie. La création est par essence et par force le contraire de l’imitation ; la première correspond aux talents supérieurs, la seconde aux êtres subalternes. Mon esthétique ? Mon esthétique, c’est avant tout être simple et être vrai. J’estime qu’une illumination interne doit faire naître le chant quand on est poète ; mais j’estime aussi que le poète doit cimenter son goût avec une forte culture ; sans culture, il finit par se transformer en plante sauvage privée d’attraits pour les gens civilisés. Je suis partisan acharné d’exclure l’intervention de l’intelligence, c’est-à-dire de la philosophie et de la logique, dans les manifestations de l’art. L’art doit avoir pour rondement la sincérité de l’émotion et la spontanéité de l’expression ; l’une et l’autre sont en relation directe avec la vie, qu’elles s’efforcent de magnifier esthétiquement. L’intelligence arrache d’ordinaire l’art hors de ses gonds, jusqu’à le rendre hallucinant ; l’art véritable naît uniquement sous l’impulsion de l’intuition et ne résulte pas, retenez-le bien, de la réflexion. Les artistes qui veulent suivre les philosophes condamnent leur art à l’impuissance. Le philosophe Bergson — voici un exemple — ne se distingue ni par le bon goût littéraire ni par le discernement artistique ; pour Bergson, il n’y a aucun poète au-dessus de… Sully Prudhomme. »

Le sourire d’Apollinaire se fit rouge de confusion.

… ?

Nous autres, nous avons réagi précisément contre le naturalisme et contre le symbolisme, parce qu’il s’agissait de deux écoles qui se consacraient de préférence à la représentation de natures mortes.Voyez donc comme Le Ventre de Parisd’Émile Zola correspond à ceci et regardez comme l’œuvre de Mallarmé, le poète de l’impuissance, correspond à la même chose. Mais il faut bien s’entendre. Nous nous trouvons, nous, dans l’étrange situation d’avoir fondé notre esthétique sur l’étude de la saine tradition et de nous voir excommuniés par les écrivains qui cultivent servilement le mauvais côté de cette tradition. Nous sommes nouveaux et nous aimons l’ancien avec passion ; mais les anciens nous combattent parce que nous sommes nouveaux. Ils ne peuvent, par exemple, comprendre l’amour passionné que nous éprouvons pour La Fontaine…

… ?

Il n’existe pas de relations entre le cubisme et la nouvelle orientation littéraire. Les peintres cubistes se servent d’éléments accessoires, d’éléments extérieurs pour construire leurs œuvres. Leurs œuvres sont essentiellement destinées aux regards des spectateurs devant lesquels elles exhibent, pour ainsi dire, le secret de leurs volumes et le jeu de leurs dimensions. Ce sont bien plutôt des œuvres d’analyse, analyse simple chez les uns, complexe chez les autres. Les nôtres, au contraire, s’acheminent directement vers l’esprit, auprès duquel elles remplissent plutôt une fonction de synthèse ; ce n’est pas pour rien qu’elles sont lyriques.

… ?

La musique n’a pas le moindre attrait pour moi et je la tiens en peu d’estime. Quant à ce que vous me dites, j’apprends avec piacére, ajouta-t-il en clignant de l’œil vers Férat qui était revenu se joindre à nous, que Goethe lança un coup d’épingle à Beethoven.

… ?

Les œuvres dramatiques, pour pouvoir renouveler la scène tombée en décadence, doivent rechercher la simplicité et une plus grande liberté dans l’imagination. Le théâtre s’effrite sous tant d’artifices avec lesquels se fabriquent les œuvres. Leur trame habile semble avoir été tissée avec un métier mécanique duquel sortent feuilletons sur feuilletons au lieu de représentations palpitantes de la vie. Dumas est le principal responsable de cette dépravation. Il faut aussi revenir à la nature pour fonder un esprit nouveau au théâtre, mais non en imitant celle-ci photographiquement. Comme je le dis dans la préface des Mamelles de Tirésias : « Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas à une jambe. Il a fait ainsi du surréalisme sans le savoir. » Le théâtre doit avoir pour principal objet d’intéresser et d’amuser. C’est pour cela que l’auteur peut mêler le comique et le tragique, en les accentuant et en les opposant ; c’est pour cela qu’il peut se servir de tambours, de tonnerre ; c’est pour cela qu’il peut recourir spécialement au trésor de l’art populaire ; c’est pour cela qu’il peut développer des actions secondaires qui tournent tout autour du drame principal et l’ornent ; c’est pour cela qu’il peut faire parler les foules et les objets inanimés si tel est son goût ; c’est pour cela qu’il peut faire abstraction de l’espace et du temps sans être poussé par l’esprit atrabilaire de l’anarchie. Le drame doit être un univers complet ; dans Les Mamelles de Tirésias, parlant de la mission du dramaturge nouveau, je l’ai ainsi exposée :

Son univers est sa pièce
À l’intérieur de laquelle il est le dieu créateur.

… ?

Il y a possibilité, oui, d’obtenir le renouvellement du roman au moyen du renouvellement de la psychologie. La psychologie peut se régénérer en se tournant du côté de la race dont les caractères, tantôt présentant des aspects exemplaires, tantôt montrant des expressions synthétiques, n’ont pas été assez explorés jusqu’ici par les écrivains. Seuls Cervantès, Gogol, Molière, Dostoïevsky…

Pendant qu’Apollinaire développait ces idées, les rues dans l’immensité de la capitale se faisaient plus désertes, plus grises, plus muettes, plus chargées de spiritualité. Durant notre agréable conversation, les heures avaient passé plus rapides que les avions impatients de les devancer avec leur bourdonnement d’abeilles. Et quand Apollinaire eut vanté les beautés de L’Atlantide de Verdaguer et célébré l’esprit ouvert des Catalans, nous primes congé de lui pour nous rencontrer de nouveau et discuter un autre jour de « toutes ces choses-là ».

J. Pérez-Jorba.

La Revue blanche §

[1902-05-15 La Revue blanche] Gazette d’art

Le Pergamon à Berlin §

La Revue blanche, t. XXVIII, nº 215, 15 mai 1902, p. 146-147. Source : Gallica.
[OP2 67-68]

Berlin est une ville affreuse et commode. Tout ce qui tend à lui donner l’aspect d’une capitale est d’un goût détestable. Au reste, n’importe laquelle des villes de l’Empire est plus intéressante que cette cité sans églises. N’étaient les châteaux des environs, quelques tableaux de l’ancien musée, et le Pergamon récemment ouvert, un voyage à Berlin serait inutile. L’édifice appelé Pergamon situé derrière l’ancien musée contient les trouvailles rapportées des fouilles de Pergame et surtout la fameuse gigantomachie qui décorait l’autel de Jupiter. On a reconstitué cet autel et ce travail a demandé vingt-trois ans aux savants berlinois.

Mais que cela est beau  ! Quel magnifique poème de pierre  ! Les dieux olympiens terrestres, marins et infernaux, les animaux, les géants, les monstres entremêlent furieux leurs membres parfois mutilés, les torses des déesses se cabrent sur les bras des héros, des faces se crispent, des bouches mordent. Cet œuvre, que des artisans sculptèrent dans de la pierre de grain très gros, sent tellement sa divinité que le voyageur, oubliant la foule des visiteurs à moustaches en croc et des femmes laides, espère l’heure où mugiront les taureaux des hécatombes.

La gigantomachie date de la troisième période hellénique, qui s’étend de 331 à 63 avant J.-C.

À contempler des tailleurs de pierre de Pergame, des hommes deviendront peut-être sculpteurs en Allemagne. Je le souhaite, car vraiment les Allemands n’ont pas idée de ce que c’est que la sculpture. Les épouvantails de la Siegesallee, les œuvres de Begas ou du plus récent Max Klinger (n’en déplaise à M. Georg Brandès), n’ont rien qui aille à l’encontre de cette opinion.

[1903-04-01 La Revue blanche] Gazette d’art

Des faux §

La Revue blanche, t. XXX, nº 236, 1er avril 1903, p. 553-556. Source : Gallica.
[OP2 74-77]

On entendra dorénavant répéter dans tous les musées, devant les œuvres d’art les plus honorables, cette scie démodée : « On dirait du faux. » La tiare de Saïtaphernès donnera au public, j’espère, un grand mépris pour le passé. Le mépris est un sentiment libérateur. Il exalte une belle âme et l’incite aux grandes entreprises.

Un seul mépris pourtant serait déplorable, celui de la beauté. Or la tiare de Saïtaphernès est une belle chose. Ce fut mon sentiment quand je la vis, et j’ai d’ailleurs lu dans les journaux que les orfèvres sont de cet avis. Les raisons qui font que les savants l’ont maintenant en horreur sont d’ordre purement archéologique. C’est dire que ces raisons n’ont aucune importance. Et puis, au premier témoignage des savants mêmes, au moins de ceux du Louvre, la tiare est d’un travail admirable  ; j’ajoute, sans crainte d’employer une formule surannée : c’est beau comme l’antique. La tiare de Saïtaphernès n’est donc pas méprisable. Le ministre des Beaux-Arts manqua assurément d’esprit à cette occasion : une belle œuvre d’art, si digne d’être exposée dans un musée national, n’en devait pas sortir.

Tout au plus, comme il est vraisemblable que l’artiste vive encore, pouvait-on transporter cette tiare au Luxembourg et l’exposer avec cette explication qui aurait rendu à l’œuvre toute son authenticité : Maître russe inconnu, fin du xixe siècle. Au bout d’une dizaine d’années, la tiare aurait été rendue au Louvre qui l’aurait exposée comme un chef-d’œuvre de l’orfèvrerie du siècle passé. Les savants qui s’occupent d’augmenter les collections nationales avaient même le devoir d’acquérir le plus d’œuvres possible de ce grand artiste maintenant méconnu. On aurait pu le désigner sous ce sobriquet « le Maître de la tiare de Saïtaphernès », comme on a déjà, pour la peinture : le Maître de la mort de Marie, le Maître de Saint-Séverin, le Maître de l’autel de Heisterbach, le Maître de Saint-Bartholomé de la famille Boisserée (prononcez Bozré).

Les Allemands, qui, en cette circonstance, ont tenu à nous marquer une commisération imbécile et à nous assommer de pédanteries vaines, agissent ainsi à l’occasion. Une œuvre d’un de leurs musées est-elle reconnue fausse  ? les conservateurs, au lieu de se désoler et de transporter l’œuvre au grenier, ajoutent tout simplement ce petit mot : nach (d’après) devant le nom de l’artiste. Prenons, par exemple, le seul musée de Dresde. Un des ornements de cette galerie justement célèbre était jadis la Madone du bourgmestre Meyer de Bâle, par Hans Holbein le Jeune. On sait, depuis 1871, que le tableau original de Holbein est à Darmstadt dans le palais du grand-duc de Hesse. À Dresde, on a ajouté nach sur l’étiquette et le tableau est resté à la place d’honneur qu’il occupait. Pour Jan Bruegel le Vieux, même histoire. L’Adoration des rois mages est à Vienne et Le Lac de Génésareth avec le Christ prêchant est je ne sais où. Dresde qui les donnait comme originaux a ajouté nach devant le nom de Jan Bruegel. Le goût pour le faux fait partie du caractère allemand au point qu’un foulard exposé dans une boutique avec l’indication « soie » sera surtout en coton ; la véritable soie sera désignée ainsi : « soie pure ». Dans leurs musées les Allemands exposent une copie, avec l’orgueil qu’on a à montrer l’original. Les Allemands portent des bijoux faux avec autant ; de joie que s’ils étaient vrais.

Les Français regrettent que la tiare soit fausse. On croirait que c’est la première fois qu’il y a un faux en France. Les Français ont tort. D’autant que, si fausse et vilaine que fût cette tiare, on aurait pu, puisqu’il s’agit d’or, l’utiliser fort convenablement en l’offrant au président de la République, dont elle eût rehaussé la belle figure barbue.

En tout cas, les faux ne devraient plus troubler personne. Toute ville possède ses faussetés presque officielles. À Constantinople, on montre dans Sainte-Sophie, aux Anglais et autres touristes, l’empreinte de la main du conquérant et la marque d’un coup de sabre donné par lui à l’un des murs. À Munich, dans la Frauenkirche, les pieds du diable ont laissé deux traces noires sur le pavé. À Bonn, une grande taverne, qui abrita les beuveries de l’empereur au temps où il était étudiant, et naguère celles du Kronprinz, son fils, conserve les chopes où burent ces deux princes. Exposées sur de petites étagères, elles font l’admiration de tous ceux qui visitent cette taverne dans la Ville des Muses. Admettez qu’un garçon maladroit fasse tomber une de ces chopes, il y a beaucoup à parier qu’il la remplacera par une des nombreuses pareilles à celle-là et qui constituent le fonds de l’établissement.

La littérature aussi est pleine de faux. Des poètes en chantant Hélène, plus brillante que ses frères stellaires, blanche comme son père le cygne amoureux qui ne chantera jamais, et Angélique, reine de Cathay, pensèrent honorer de la jeunesse jointe à de la beauté. Or, nous le savons par Lucien : au moment de sa fuite avec le pâtre phrygien, Hélène avait près de dix lustres et un poème de Brusantini, Angelica innamorata (Angélique énamourée), nous assure que cette dame avait quarante ans quand elle aima Médor.

Ella era giunta al quadragesimo anno
Et era quasi alhor più che mai, bella.

Ces poètes furent trompés par Homère et par l’Arioste.

Les Évangiles sont postérieurs aux personnages auxquels on les attribue et n’expose-t-on pas dans quelque sanctuaire une image de la Vierge peinte par saint Luc  ? Je ne cite que pour mémoire les fausses reliques qui pullulent et les chevaux qui courent sous de faux états civils fabriqués en Belgique.

Quelqu’un doit être blasé sur les faux : c’est M. Domenech, qui baptisa dernièrement M. Gaston Pollonnais. M. Domenech publia en 1860, chez Gide, un recueil sous ce titre : Manuscrit pictographique américain précédé d’une notice sur l’idéographie des Peaux-Rouges. Le manuscrit dont il s’agit et qui est à la bibliothèque de l’Arsenal sous le nom de Livre des Sauvages est l’œuvre d’un Allemand. C’est un recueil de dessins à la mine de plomb, la plupart obscènes. Beaucoup de mots allemands vulgaires disséminés dans le recueil et écrits en caractères allemands avaient été pris pour des termes iroquois par M. Domenech.

J’ai vu travailler un faussaire à Honnef, au bord du Rhin. C’était un vieillard fort bizarre, vivant en ermite et ne voyant que les étrangers qui venaient lui acheter des antiquailles. Cet homme avait pour spécialité de fabriquer des fausses poteries de Siegburg. Il m’avait pris en amitié et je le vis une fois agenouillé dans son jardinet et salissant avec de la terre humide des poteries neuves qu’il vendit quelques mois après à un pasteur protestant amateur d’antiquités rhénanes. Ce faussaire n’était parfaitement heureux que les jours où il avait maquillé quelque fausseté. Il l’admirait ensuite en souriant et disant : « J’ai fabriqué un dieu, un faux dieu, un vrai joli faux dieu. » Puis il prenait sa guitare et chantait, en tordant sa bouche édentée, de vieilles chansons allemandes qui célébraient Kaetchen de Heilbronn ou Schinderhannes.

La Revue d’art dramatique et musical §

[1903-07 La Revue d’art dramatique et musical] Revue des revues §

La Revue d’art dramatique et musical, juillet 1903.
[OP2 1225-1228]

Rivista teatrale italiana, Naples, juillet. Gaspare di Martino analyse le Jules César d’Enrico Corradini. Ermete Novelli avait reçu le drame mais ne l’a jamais joué. Les extraits de la pièce laissent entendre que le calvus moechus y joue le rôle d’un crétin grandiloque et outrecuidant. Voici une phrase prononcée par César peu avant sa mort violente : « Que les pères sachent que s’ils veulent me nommer roi, mes commentaires suffisent et les livres sibyllins sont de trop. »

Sans commentaires n’est-ce pas ?

Le Monde musical, Paris, 30 juin, donne la suite des belles lithographies qui constituent l’œuvre musicale de Fantin-Latour.

Un article à propos du Festival Beethoven de musique de chambre à Bonn me rappelle qu’il faut vraiment aimer la musique pour l’écouter dans ce hangar hideux nommé Beethoven Halle.

Zeitschrift der internationalen Musikgesellschaft, Leipzig, juillet. M. Arno Werner catalogue les objets exposés à la section musicale de l’exposition historique et locale de Weissenfels. À noter : « Six cors russes, usités autrefois pendant les enterrements, propriété de la ville. » Nul doute que ce ne soit un Français qui ayant été se faire enterrer à Weissenfels, inventa l’expression : « faire chorus ».

M. Lionel Dauriac s’indigne au sujet de la façon de laquelle M. Raoul Gunsbourg a profané La Damnation de Faust.

Monthly Musical Record, Londres, juillet. Dans Berlioz en Russie, Mme Rosa Neumarch nous renseigne sur les relations de Berlioz avec Glinka.

La Grande France, Paris, juillet. M. Raymond Ch. Cazalys fait l’éloge du pianiste Édouard Risler et le place au-dessus de Rubinstein. La plupart des revues italiennes s’appesantissent sur un fait littéraire important. Gabriele D’Annunzio, selon un usage médiéval, a signé un ouvrage poétique, de son nom traduit en latin, « Gabriel Nuncius ».

M. D’Annunzio a voulu, sans doute, prouver qu’il connaissait aussi mal la façon d’user de la particule que M. Faguet lui-même.

Gabriel Nuncius sans particule ne traduit que vaguement Gabriele D’Annunzio où la particule était double par erreur sans doute. En effet on ne dit pas Thomas de a Kempis, mais Thomas a Kempis, simplement. Une seule particule suffit, dans tous les cas et elle n’anoblit même pas toujours.

En somme, on ne possède qu’un seul exemple d’homme anobli par deux particules au lieu d’une : celui de M. Mer auquel un roi libéral voulut à toute force accorder deux particules, une devant son nom, l’autre derrière.

Après avoir traduit son nom en latin, M. D’Annunzio voudra, je gage, le traduire en grec par Aggelos.

Gabriel ne changeant pas, cela donnerait en traduction française, Gabriel-Ange ou mieux l’Ange Gabriel.

Charivari, Berlin, 4 juillet, nous apprend que les grands succès théâtraux de la saison, pour toute l’Allemagne, ont été Monna Vanna et Madame Sherry par P. Burani et Maurice Ordonneau, traduction libre de Jacobson, vers et musique de M. Hugo Félix. Hugo est ici un prénom et Félix le nom de famille. C’est la raison pour laquelle beaucoup d’Allemands pensent que le nom patronymique d’un grand poète français était Fictor que son prénom était Hugo. La pièce de M. Maeterlinck n’a eu qu’un seul traducteur, M. Friedrich von Oppeln-Bronikowski. Et c’est fort heureux, si l’on s’en réfère au dicton : Traduttore, traditore. Les Allemands ont donc surtout goûté cette année deux ouvrages français. Je gage qu’on a fait alterner les actes du drame avec ceux de l’opérette et que ce fut du Shakespeare.

L’Européen, Paris, 18 juillet. Il paraît qu’une société musicale de Bologne avait mis au concours un hymne à Marconi. Mais les concurrents ayant été au-dessous de tout, le jury n’a pas décerné de prix et M. Marconi reste sans hymne comme nous tous.

AllgemeineMusikzeitung, Charlottenburg, 10 juillet. Un article remarquable et que tout le monde devrait lire, « Sur le premier accord dans le scherzo de la neuvième symphonie de Bruckner » par Bernhard Ziehn.

DieKultur, Cologne, juillet. Wilhelm Holzamer signale la décadence de l’art dramatique français. L’article se résume fort bien par cette phrase lapidaire en français dans le texte : « C’est idiot, mais c’est rigolo. » (Il s’agit des pièces de théâtre françaises.)

Mais, l’important, cher monsieur Holzamer, c’est le rire et quant au théâtre allemand, le plus souvent « c’est idiot » tout simplement.

Un reproche paraît assez juste pourtant : « Le drame français est sous la domination de l’acteur… Le drame français c’est Sarah Bernhardt, Réjane, Bartet, Judic, Coquelin, Antoine, Huguenet, Guitry. Les auteurs dramatiques font des pièces qui en réalité ne sont que de grands rôles pour ces personnalités. »

Neue Zeitschrift für Musik. « Devant le Beethoven de Klinger ». Madame Kate Stellmacher a vu la fameuse statue polychrome à Leipzig dans l’atelier de Max Klinger. Tout naturellement, elle a jugé que c’était un chef-d’œuvre.

J’ai eu le plaisir de voir le Beethoven-Jupin à la Sécession de Vienne, puis à l’exposition de Düsseldorf.

Je reste persuadé que cet ouvrage vaut surtout par les matières dont il a été fait et qui sont précieuses.

Klinger est évidemment un sculpteur fort habile et un graveur de premier ordre, mais ses œuvres, comme, à mon sens, toutes les œuvres artistiques allemandes, ont l’air d’objets sortant de la fabrique, on les dirait faites à la machine. Beethoven est au-dessus de cela.

[1903-08 La Revue d’art dramatique et musical] Revue des revues §

La Revue d’art dramatique et musical, août 1903.
[OP2 1228-1231]

La Grande France, août. De M. René Wisner sur Bonheur manqué par Georges de Porto-Riche :

« Et l’on pense à Musset. Et aussi à Renato, à François Prieur, à Marcel, enfin à tous les fils de G. de Porto-Riche, dont nous savons par cœur les histoires d’amour. »

Zeitschrift der internationalen Musikgesellschaft, Leipzig, août. Cette excellente revue musicale publie des articles en langues diverses. En allemand, de M. Fritz Volbach, une critique d’Ueber Harmonie und Komplikation le nouveau livre du fameux cristallographe, le professeur Victor Goldschmidt.

De M. S. C. Prod’homme un travail en français sur Ernest Legouvé et la musique. En anglais une étude de M. Charles Maclean sur « La dernière œuvre de Hubert Parry ».

M. G. Goos signale les « nouveaux drames musicaux » de l’école de Karlsruhe. L’un deux : Ilsebill ou la Légende du pêcheur et de sa femme est tiré d’un des plus beaux contes populaires allemands que je sache.

Un pauvre pêcheur capture, au lieu de poissons, un génie enfermé dans une boîte. Il le délivre et le génie, désormais à ses ordres, promet de lui accorder ce qu’il demandera.

C’est d’abord une maisonnette avec un jardinet.

Le pêcheur y vit content de son sort, mais sa femme, Ilsebill l’ambitieuse, force son mari à exiger une maison plus riche, à la ville. Le pêcheur retourne à l’étang. Il appelle le génie qui apparaît et demande :

« Was willst du denn, mein lieber Domine ? » (« Que veux-tu donc mon cher Seigneur ? »)Le pêcheur répond en hésitant :

« Meine Frau Ilsebill
Will nicht immer was ich will. »
« Ma femme, Ilsebill, ne veut pas toujours ce que je veux. »

Puis il formule le souhait que le génie comble aussitôt.

Bref, Ilsebill est bientôt lasse de n’être qu’une bourgeoise. Elle veut devenir châtelaine. Le génie exauce le vœu. Successivement, elle s’élève au rang de reine et d’impératrice. Alors son ambition n’a plus de borne. Elle commande et son mari retourne désespéré à l’étang, une dernière fois. Il appelle le génie qui apparaît :

« Was willst du denn, mein lieber Domine ? »

Comme toujours le pêcheur répond :

« Meine Frau Ilsebill
Will nicht immer was ich will. »

« Que veut-elle encore ? s’écrie le génie d’un air irrité.

— Elle veut que nous devenions Dieu. » Un formidable coup de tonnerre accueille ces paroles imprudentes et la foudre anéantit en un instant le pêcheur, Ilsebill et l’empire.

Je souhaite que le compositeur de Karlsruhe n’ait point gâté ce beau conte.

L’Européen, 15 août. D’une revue de la presse à propos de la première au théâtre Sarah-Bernhardt du Maquignon de Virgile Josz et Louis Dumur :

« Seul Le Figaro a été carrément mauvais, et c’est en quelques lignes empreintes du plus souverain mépris que — pris de quel bizarre scrupule ! et sans l’aide de la police russe — il exécuta la pièce des deux collaborateurs de L’Européen. »

On est rancunier au Figaro.

Revuebleue, 8 août. M. Beargeard-Durand publie un inédit de Beaumarchais. C’est le voluptueux portrait de Fanny, baronne de Burmane, avec laquelle l’auteur de Figaro eut une courte liaison.

Revueuniverselle, 1er août. M. Délines résume un article de M. Carlo del Balzo sur Dante dramatisé.

Les Allemands, Louis Tieck en 1799 et Ignaz Kollmann en 1826, font de Dante un personnage de leurs drames. Le Danois Molbech en 1852 écrivit une tragédie dont le sujet est la vie, très fantaisiste, du poète florentin. En France, Henri de Bornier écrivit Dante et Béatrice et tout récemment M. Sardou, Le Dante (avec article). En Italie il n’y eut pas moins de dix-neuf drames consacrés à Dante. M. del Balzo me semble fort injuste pour l’un d’entre eux, celui de Vincenzio Pieracci.

Revue du xxe siècle, juillet. M. Ch. Bernardin décrit avec assez peu de précision, la procession dansante d’Echternach.

Faut-il lui dire que l’air de saint Willibrord, « cet air moitié polka, moitié marche, toujours le même dont l’obsession hantera notre cerveau pendant des semaines entières », est un vieil air de danse, la maclotte ?

Le Guide musical, Bruxelles, août. Un excellent article de M. Daubresse : « Mignon, épisodes lyriques tirés de Wilhelm Meister, Goethe-Schumann ».

Un de nos feuilletonistes, auteur de gros romans, mués quelquefois en gros mélodrames, confiait récemment à la plus grande de nos tragédiennes : « Non seulement j’ai pénétré Goethe, mais j’y ai mis quelque chose de plus », — cette inconvenance n’a pour excuse que l’inconscience évidente du feuilletoniste en question. Mais pour Mignon l’art du musicien de Zwickau a ajouté quelque chose au poète. Et l’esquisse de M. Daubresse donnera peut-être à quelque musicien l’ignorant encore « le désir de feuilleter cette petite partition si expressive, si passionnée, si délicate, tout imprégnée du charme inoubliable qui caractérise la plupart des pages que nous laissa Robert Schumann ».

L’Ermitage, août. M. Jean Manuel publie méchamment, par anticipation, l’important travail de deux prudents érudits du xxve siècle qui attribueront « au poète Catulle Mendès (xixe-xxe siècle), les fragments du drame de Médée », presque entièrement perclus. La mauvaise fabrication du papier actuel laisse en effet prévoir que les livres contemporains n’encombreront pas longtemps les boîtes des bouquinistes.

Cronache musicali e drammatiche, 1er août. M. Giorgio Barini signale le Dictionnaire lyrique universel publié récemment par M. Carlo Dassori et auquel feront bien de ne pas se fier ceux qui voudront écrire sur la musique.

Ce dictionnaire contient de telles inexactitudes, il est si incomplet que M. Barini n’a pas eu le courage de lire au-delà de la lettre C.

Dans cet ouvrage, Les Lieds de France d’Alfred Bruneau et la musique de Mendelssohn pour L’Antigone de Sophocle deviennent des mélodrames.

[1903-09 La Revue d’art dramatique et musical] Revue des revues §

La Revue d’art dramatique et musical, septembre 1903.
[OP2 1231-1234]

Die Zukunft, Berlin, 12 septembre. Article nécrologique de Gustav Kühl sur le compositeur Hugo Wolf qu’on a appelé un nouveau Schubert. M. Kühl trouve ce rapprochement inexact. Hugo Wolf avait un goût littéraire très prudent. Il affectionnait surtout Goethe, Mœrike, Eichendorff, Keller, Reinick, Scheffet et quelques poésies italiennes ou espagnoles. L’article se termine ainsi : Hugo Wolf « est devenu le Mozart de la chanson allemande ».

Die Zeit, Vienne, 15 août. Le docteur Richard Batka, de Prague, publie un article sur le musicien norvégien, Gerhard Schjelderup.

Schjelderup a étudié à Dresde et à Paris. Depuis 1888 il habite l’Allemagne. Sa première œuvre Matin de dimanche fut représentée en 1893 à Munich, sous la direction de Hermann Levi, le même dont le portrait noirâtre, peint par Stuck, grimace au foyer de l’Hofopernhaus.

En 1900 le Deutsches Theater donna La Noce norvégienne.

Schjelderup est un musicien idéaliste. Il pense que le théâtre peut et doit exercer une action moralisatrice.

La Plume après une courte éclipse a fait sa réapparition. M. Gaubert y chante Mlle Ventura et notre ami Armory y jabote plaisamment sur les cafés-concerts.

Neue Zeitschrift für Musik. « Henry Purcell, l’Orphée anglais », par M. Lorenz. Henry Purcell, né à Londres en 1658, mort le 21 novembre 1695, eut une grande influence sur la musique. Dès dix-huit ans, il devint maître du chœur à l’abbaye de Westminster. C’était l’époque où la reine, Marie d’Este de Modène, femme de Jacques II, vint à Londres amenant avec soi des musiciens italiens. Henry Purcell étudia avec passion la musique italienne. En 1683, il publia avec succès douze sonates, puis en 1685 dix nouvelles sonates pour quatre voix, une de ces sonates, bien qu’on y sentît peut-être trop l’influence de Bassani, fut appelée « la sonate dorée ».

Ce que Purcell écrivit comme musique soit sacrée, soit théâtrale fut supérieur aux ouvrages de ses devanciers.

Das litterarische Echo, Berlin, 1er septembre. Wilhelm von Scholz, l’auteur du Miroir, signale sans les louer deux drames sur Giordano Bruno : Giordano Bruno, la tragédie de la Renaissance, par Erwin Guido Kolbenheyer (Vienne 1905), et Giordano Bruno, drame en cinq actes, par Karl Hilm (Berlin). Nous aimons tous Giordano Bruno. Il est bon d’évoquer son souvenir à une époque où les journaux semblent ne chercher à intéresser leurs lecteurs que par le récit des mômeries papales. Un jour que Giordano Bruno était à Gênes, il vit passer une procession. Des moines promenaient en grand tralala et bannières déployées une queue d’âne, en criant : « Ceci est la queue de l’âne sur lequel Jésus fit son entrée à Jérusalem ! À genoux ! À genoux devant la queue. »

Inutile de souligner l’inconvenance de ces exclamations monacales erronées d’ailleurs, puisque Jésus, aux premières Pâques fleuries, entra à Jérusalem sur une ânesse suivie de son ânon.

C’est après avoir vu défiler la procession de la queue de l’âne que Giordano Bruno composa son poème immortel : « La Louange de l’ânerie » :

Ô sainte ânerie ! Ô sainte ignorance !
Ô sainte sottise ! Ô sainte bigoterie ! etc., etc.

Dans le même numéro, du docteur Wolgang, une critique mêlée de juste et d’injuste sur le Victorien Sardou de M. Hugues Rebell.

La Renaissance latine, septembre. « Second memorandum de Barbey d’Aurevilly. » À la date du 1er septembre 1838 : « Allé au Théâtre-Français où l’on jouait La Popularité, première représentation, un monde assez brillant. La reine, la princesse Hélène et les Essler ; le haut et le bas social… la pièce correctement ennuyeuse, idées communes, mal de tête au bout. Resté près de la statue de Voltaire à voir les femmes coqueter en descendant l’escalier encapuchonnées dans leur burnous ; joli spectacle plus joli que la pièce dans laquelle, par parenthèse, Mlle Mars à un mot près a été détestable. Sa voix s’altère, il ne lui reste que de magnifiques diamants et des perles plus belles encore, qu’elle a étalées ce soir comme les empereurs s’enveloppaient dans leurs manteaux de pourpre pour mourir. Le corsage de sa robe de satin blanc était par-devant une véritable cuirasse de diamants et de rubis effrénés d’éclat. — Je crois que les femmes ravies à ce spectacle ont applaudi ces bijoux. — Dit bonsoir à Cesena et à David (l’acteur) qui venait de recevoir un soufflet de de Lireux, mais qui lui avait dit son fait mieux que Pourceaugnac en lui cassant sa canne sur la figure — gracieux préliminaire d’un duel entre gentlemen de la Presse et des Planches ! » Est-ce assez beau, incorrect et somptueux.

« Un monde assez brillant. La reine… » Essayez une phrase équivalente au sujet d’une première actuelle. Et le nom de l’auteur de La Popularité ? Quelle ironie !

Helios, Madrid, septembre. M. R. Blanco Fombona disserte sur Isadora Duncan. Il est d’avis que cette dame devrait danser toute nue. Nous ne trouvons rien à redire à cela mais protestons contre les expressions de M. Fombona qui trouve « cochon », le « déshabillé » de Miss Duncan et emploie ces termes en français.

M. Fombona nous apprend que la Duncan, « admirable Miss ! » dans un opuscule, écrit en anglais, La Danse de l’avenir, se réclame de Darwin et de Haeckel. Je ne vois pas bien ces deux maîtres de danse. À la rigueur Darwin eût pu enseigner à Miss Duncan que le cake-walk nous vient de ces gibbons dont l’un, récemment, faillit devenir pape. Cake, en effet, est mis pour macaque. Walk, il est vrai, n’est que l’abréviation de Walkyrie en hommage à Wagner. Nous aurons ainsi le mot complet terminé en grec pour les messes de l’Église romaine : Macaque Walkyrie eleison. La Duncan aurait pu choisir, au lieu de Haeckel et Darwin, les anges que le Talmud appelle : maîtres de danse.

Remarquons, en outre, que tandis qu’Isadora Duncan dansait au théâtre Sarah-Bernhardt, vêtue en aimée du Sahara, la Saharet, à Marigny, dansait le Duncancan. Ni l’une ni l’autre n’ont trouvé à Paris le succès auquel elles étaient accoutumées en Allemagne. Miss Duncan reviendra à Paris et y sera mieux accueillie. Pour la Saharet, immortalisée comme Bismarck par le pinceau de Len-bach, elle ne devrait pas omettre une tournée à Troja, capitale de l’empire au Sahara. Nul doute qu’elle n’y trouve un succès légitime.

[1903-10 La Revue d’art dramatique et musical] Revue des revues §

La Revue d’art dramatique et musical, octobre 1903.
[OP2 1234-1236]

L’Idée libre, Bruxelles, septembre. Un beau fragment de la tragédie de Péladan, Œdipe et le Sphinx. Cette scène fut supprimée lors de la représentation de la tragédie à Orange.

L’IphigénieenTauride de Goethe, traduite en prose par M. Georges Dwelshauvers.

Revue bleue. Sous ce titre « Le Théâtre idéaliste », M. Paul Flat étudie d’abord le théâtre de M. Gabriele D’Annunzio. Il ne s’agit pas comme on pourrait croire du théâtre que ce député compte fonder à Florence avec l’aide pécuniaire de l’Amérique. C’est une belle étude de la dramaturgie de M. D’Annunzio et de ses tendances idéalistes.

Sans doute, tout est beauté dans l’œuvre de cet auteur mais tout y est sanglant aussi et impur de la sueur de tant d’écrivains de tous pays qui écrivirent pour M. D’Annunzio.

Et l’on ne lit point cet italien sans songer aux vers d’Homère.

[Aimati oi deyonto komai kharitessin omoiai]
[Plokhmoi th’oi khrysô te kai argyrô esphêkonto]
(« Ses tresses enlacées de fil d’or et d’argent et ressemblant aux grâces furent baignées de sang. »)

Ce n’est d’ailleurs pas l’opinion de M. Flat qui dans les numéros suivants étudie le théâtre de M. Maeterlinck et spécialement Pelléas et Mélisande, puis enfin le théâtre de M. Péladan.

Le docteur A. Guyesse pose cette question : « Argan était-il malade ? » et répond par l’affirmative. Le malade imaginaire était un neurasthénique gastro-intestinal et Molière ne s’en douta jamais.

Signale für die musikalische Welt, Leipzig, 30 septembre.

M. Hermann Kretzschmar disserte sur « L’Utilité de la musique ». Article très intéressant d’un écrivain qui vient de publier à Leipzig un volume important : Questions musicales actuelles.

Cronache musicali et drammatiche. L’abbé Lorenzo Perosi nous renseigne sur ses relations avec le cardinal Sarto, aujourd’hui Pie X. Le patriarche de Venise a toujours eu, comme on sait, un grand désir de garder l’Église de l’exécrable musique sacrée qui l’envahissait. Ayant eu connaissance des travaux de l’abbé Perosi, il lui offrit en 1894 la maîtrise de Saint-Marc : « Ce fut ma fortune », dit l’auteur qui à cette époque n’était pas encore entré dans les ordres : « Loin de lui et sans lui, qui sait combien d’ans se seraient écoulés avant que le vœu de ma vie se fût accompli. »

Revue des études franco-russes. M. F. de Montussaint raconte l’histoire de Soukovo Kabyline, l’auteur du Mariage de Kretchinsky qui, populaire en Russie, fut aussi joué à Paris.

Voici pourquoi Soukovo Kabyline quitta la Russie. Un matin on trouva aux portes de Moscou, étranglée et jetée dans un fossé, une Française nommée Mlle Dimanche. D’après des indices compromettants, Soukovo Kabyline fut accusé d’avoir commis ce crime passionnel. On l’emprisonna. Deux partis se formèrent dont l’un pour le faire mettre hors de cause et l’autre pour soutenir qu’on ne pouvait laisser un pareil crime impuni parce que l’accusé était un homme riche. L’argent joua un grand rôle en cette affaire et même des influences toutes puissantes intervinrent pour protéger l’inculpé : « Quoi qu’il en soit, le cuisinier et le cocher de Soukovo Kabyline se déclarèrent tout à coup les seuls auteurs du crime. On les condamna à la Sibérie et leur maître fut relâché. Mais, comme les familles des deux malheureux reçurent, dit-on, chacune dix mille roubles, on supposa généralement que les deux serfs s’étaient sacrifiés pour leur seigneur. » M. de Montussaint n’ajoute pas que s’il est vrai que Soukovo Kabyline ait assassiné Mlle Dimanche, ce fut probablement parce qu’il devait de l’argent à son père, M. Dimanche, et que si les deux domestiques se sont déclarés coupables c’est que, sans doute, ils n’eurent que ce moyen pour se faire payer leurs gages.

La Settimana. La revue de Mme Mathilde Serao parle de Novelli : « On va chez Novelli, chez lui et pour lui, inutile de discuter. Il est des noms qui sont devenus plébiscitaires (?). Gare au critique qui voudrait s’expliquer la psychologie et la physiologie du succès ! Le critique a des moments pendant lesquels il ne peut rien faire d’autre qu’écarquiller les yeux admirativement et observer le plus doré des silences. »

Le Ménestrel, 11 octobre. M. Raymond Bouyer dans ses notes sans portées : « La musique française s’aperçoit enfin qu’elle parle allemand depuis trop d’années. Un vent d’est a soufflé sur elle. Berlioz puis Wagner lui ont appris l’éloquence passionnée qui lui manquait. Mais, est-ce une raison suffisante pour sacrifier l’un à l’autre ! Entre l’Allemagne philosophe et l’Italie vériste un art est possible. La France veut se ressaisir. »

Restons-en sur cette parole réconfortante.

[1903-11 La Revue d’art dramatique et musical] Revue des revues §

La Revue d’art dramatique et musical, novembre 1903.
[OP2 1236-1238]

Revue bleue, 28 novembre. M. Ernest-Charles consacre sa « Vie littéraire » à « L’aube du théâtre romantique » de M. Albert Le Roy. Il parle de la pétition des classiques que sept écrivains, la plupart oubliés, présentèrent au roi après le succès d’Henri III et sa cour. Ces auteurs s’indignaient des innovations des romantiques et priaient Charles X de forcer le Théâtre-Français à revenir à la tradition classique. Le roi répondit : « Messieurs, je ne puis rien pour ce que vous désirez, je n’ai comme tous les Français qu’une place au parterre ! »

Il y avait parmi les signataires un nommé Étienne qui écrivit la comédie des Deux Gendres selon Sainte-Beuve, la meilleure comédie en cinq actes et en vers qu’on ait donnée sous l’Empire. Malheureusement, Étienne avait copié sa pièce sur une ancienne comédie intitulée Conaxa ou le Gendre dupé dont l’auteur était un jésuite.

On parle d’une reprise de Francillon, je propose qu’on reprenne également Les Deux Gendres.

Signale für die musikalische Welt, Leipzig, 25 novembre. Le docteur Theodor Kroger publie un article sur l’opéra du regretté Hugo Wolf, Le Corregidor, tiré par Mme Rosa Mayreder d’une nouvelle espagnole d’Alarcon et qu’on vient de représenter à Munich.

Cronache musicali et drammatiche, 25 novembre, publie la conférence faite par Mascagni à l’inauguration des cours de l’Université populaire de Milan. « Je pense, a dit Mascagni, que si Wagner revenait aujourd’hui parmi les vivants, il se mettrait à crier : “Oh, assez, assez !” et détruirait sa formule lancée il y a cinquante-deux ans, en lui substituant la phrase mémorable qui semble le testament artistique de Verdi : “Retournons à l’antique !” »

La Settimana, 22 novembre. Une spirituelle comédie de Alberto et Vittorio Alberti : A e B. Il y a un médecin qui s’appelle : Faust Lombroso. Figuratevi !

Musica et musicisti, 25 novembre. Cette excellente publication donne un bel article sur sainte Cécile. « Les Bals et les Festins des Médicis » de M. Giuseppe Conti. Des illustrations, de la musique, des statistiques théâtrales, etc.

Le Luth français, novembre. M. C. Lefèvre de Perdriel publie une pastorale mythologique. Un nommé Juvénile y discute avec un grand journal du soir : Le Temps.

Die Nation, Berlin, 7 novembre. Ernst Heilborn analyse le nouveau drame de Gerhard Hauptmann, Rose Bernd. C’est l’histoire d’une malheureuse fille qui a fauté et qui tue son enfant.

14 novembre. Rudolph Lothar vante les Mémoires de l’acteur Rudolf Tyrolt qui viennent d’être publiées. Tyrolt est un acteur viennois et ses Mémoires intéresseront ceux qui ignorent la vie des comédiens allemands.

Rire et galanterie. Cet excellent hebdomadaire rétrospectif qui paraît déjà depuis quelques mois contient beaucoup d’illustrations et d’anecdotes relatives aux théâtres, aux bals publics, aux spectacles forains, etc.

Il est à consulter au sujet de la galanterie sous le second Empire.

Un seul reproche.

M. John Grand-Carteret au lieu de publier des extraits de Restif ou d’autres auteurs devrait publier des ouvrages complets, par fragments, hebdomadairement.

Des anecdotes, de petits poèmes, des chansons, des contes galants ou facétieux et une ou deux œuvres de plus longue haleine avec la mention : à suivre. Ce recueil deviendrait ainsi très utile.

L’Intermédiaire des chercheurs et des curieux, 20 novembre. Origine du mot ba-ta-clan appliqué à un concert parisien. « Bataclan » est un mot assez ancien qui signifie : attirail, objets embarrassants.

Ludovic Halévy fit une chinoiserie en un acte qu’il intitula Ba-ta-clan (en trois syllabes, ce qui est bien chinois).

Cette opérette avec musique d’Offenbach fut représentée aux Bouffes en 1855. Le succès de la pièce fut tel qu’un café-concert prit son nom.

The Onlooker, Londres, 21 novembre. Sous la signature P.H.O.W. des notes sur les spectacles actuels des music-halls londoniens. L’auteur parle d’une chanteuse française qui fait la joie des spectateurs de l’Empire, et fit ainsi la mienne.

« Mlle Juniori la nouvelle chanteuse française est tout à fait parisienne. » J’te crois ! Elle chante Viens poupoule et Non, je ne marche pas !

[1903-12 La Revue d’art dramatique et musical] Revue des revues §

La Revue d’art dramatique et musical, décembre 1903.
[OP2 1238-1241]

Deux intéressants numéros de Neue Zeitschrift für Musik, Leipzig, 9 décembre, numéro Berlioz. M. Max Puffmann parle de « Berlioz, compositeur de chant ». Hugo Hallenstein analyse l’ouverture des Francs Juges, seule partie conservée d’un opéra en trois actes que Berlioz composa pendant qu’il était élève au Conservatoire.

16 décembre, numéro de Noël.

Un article de M. Wilhelm Tappert sur les « Chants de Noël » les plus populaires d’Allemagne. Stille Nacht a pour auteur Joseph Mohr, né en 1792 à Salzbourg et fils d’un mousquetaire. Le compositeur Franz Gruber, né en 1787 à Hochbourg en Innviertel, était fils d’un tisserand. Stille Nacht fut composée en 1818 et chantée pour la première fois dans l’église d’Oberndorf, par l’auteur (ténor) et le compositeur (basse). Mohr accompagnait sur la guitare, parce que l’orgue était en réparation.

Un des plus anciens chants de Noël est le vieux Noël catholique de Trierschen.

Es ist ein Ros entsprungen
Aus einer Wurzel zart.

Ros est remplacée parfois par Roess ou même Ross, mais ces leçons sont erronées et la bonne paraît être Reis, ce qui concorderait mieux avec la prophétie Et egreditur virga de radice Jesse.

Beaucoup de ces noëls sont aujourd’hui oubliés, on ne chante plus

Revenit in laudibus
Cum jucundis plausibus.

ni

Joseph, lieber Joseph mein
Hilf mir wiegen mein Kindelein.

ni ce noël farci

In dulci jubilo
Num singet und seid froh.

pendant lequel les enfants dansaient autour de la crèche, en battant des mains.

L’Univers israélite, 18 décembre. « L’Antisémitisme au théâtre » signé « B. M. » déplore que M. Donnay dans Le Retour de Jérusalem, au lieu de railler les défauts réels des Juifs, ait préféré railler les défauts que les chrétiens leur attribuent.

L’auteur de l’article est d’avis comme M. Donnay « que les mariages mixtes ne sauraient être des mariages heureux ». L’auteur ajoute : « Ce ne sont pas des créatures humaines en chair et en os, ce sont des entités et des abstractions que M. Donnay a mises à la scène ; ce n’est pas une comédie ou un drame qu’il a fait jouer, c’est un pamphlet qu’il a lancé. »

Dans l’article suivant, « À propos de Hanouca », M. Mathieu Wolf, toujours au sujet du Retour de Jérusalem, dit : « Jusqu’à présent, la verve de nos polémistes et de nos hommes de théâtre ne s’était exercée qu’aux dépens du Juif ; toujours ils avaient ménagé la Juive, bien plus, ils l’avaient couronnée d’une sorte d’innocence et de pureté… Voilà qu’il plaît à d’aucuns de changer tout cela. Signe des temps ! »

Revue bleue, 12 décembre. Le 1er acte de L’Oasis de Jean Jullien et une étude de M. Édouard de Mornier sur « Monsieur Brieux », « le plus sincère des dramaturges ». 19 décembre, acte II de L’Oasis.

M. Georges Lecomte publie à propos du Dédale une belle étude sur Paul Hervieu, « l’écrivain logique et loyal ». M. A. Bossert étudie « Le Théâtre de la Hofburg à Vienne » d’après le livre de M. R. Lothar : Das Wiener Burgtheater.

The Weekly Critical Review. Cet excellent hebdomadaire français et anglais, dirigé par M. Arthur Bles, s’occupe beaucoup de théâtre et de musique.

22 décembre. Dans sa notice sur « Le Théâtre à Berlin », Laurence Alma-Tadema parle de Rose Bernd, le drame campagnard de Hauptmann, et d’Elektra de Hugo von Hofmannsthal.

Le Ménestrel, 20 décembre. « Berlioz et l’Exposition universelle de 1867 ». M. Arthur Pougin publie des lettres de M. J. d’Ortigue et de Mme d’Agoult desquelles il résulte qu’il fut question de donner à Berlioz la commande de l’ouverture qui devait être exécutée le jour de l’inauguration de l’Exposition universelle de 1867.

La Revue socialiste, décembre, publie la belle pièce de Brieux, Maternité, dont M. E. Fournière dit plus loin qu’elle « est simple jusqu’à la banalité, véhémente jusqu’à la brutalité, audacieuse jusqu’à la vérité… c’est un procès-verbal social ».

Le Festin d’Ésope, décembre. « Le Suicide de M. Vieux-bois », scène d’une pièce inédite de M. Alfred Jarry, « L’Objet aimé », d’après Töpffer. M. Claude Terrasse, paraît-il, écrit la musique de cette pièce tragi-comique et classique comme du Molière ; M. Thrank-Spirobeg donne sérieusement une « Esquisse d’une méthode pour se faire applaudir par les bourgeois ». Les musiciens pourront se pénétrer de cette méthode, elle est fort importante et pleine d’indications utiles.

Le Monde musical, 5 décembre. Une lettre de Vincent d’Indy confirme l’intention de la Schola cantorum de consacrer une séance à Berlioz.

Helios, Madrid, décembre. M. Carlos Navarro Lamarca publie une belle étude — déshonorée malheureusement par les fautes d’impression — du Richard II de Shakespeare.

Le Richard II est une des plus énormes tragédies de Shakespeare et la scène de la déposition du roi à Westminster n’a été dépassée par aucun dramaturge.

Pages libres, 5 décembre, publient « Prologue et intermède pour Liberté », le drame de Maurice Pottecher.

M. Maurice Kahn analyse et discute le beau livre de M. Romain Rolland consacré au Théâtre du peuple.

[1904-01 La Revue d’art dramatique et musical] Revue des revues §

La Revue d’art dramatique et musical, janvier 1904.
[OP2 1241-1244]

Le Mercure de France, janvier. Jean Marnold ne voulant pas se compromettre en vantant ni censurant L’Étranger de Vincent d’Indy s’est borné à écrire un long dialogue entre un philoxène et un xénophobe qui ne s’entendront jamais.

L’Humanité nouvelle publie Les Déblayeurs, pièce à personnages russes de Mariel.

Le Monde musical, 15 janvier. M. A. Mangeot parle de l’expérience de M. Magnin, professeur de magnétisme (?), qui met son sujet — Mme Magdeleine G*** — en état d’hypnose et interprète en sa présence une œuvre musicale absolument inconnue d’elle. L’hypnotisée en traduit le caractère par le jeu de la physionomie et les attitudes du corps. Un article anonyme : « Parsifal à New York » se réjouit de la libération de Parsifal « de la prison de Bayreuth, où les dragons deMme Wagner le gardaient enchaîné ».

Neue Zeitschrift für Musik, Leipzig. De M. Kurt Mey sur les Maîtres chanteurs et leur musique, une intéressante étude où défilent : Heinrich Frauenlob ainsi nommé parce qu’il vantait le mot Frau au détriment de Weib dans la grande querelle qui divisa les maîtres chanteurs, il mourut en 1317 ; Heinrich Moegeling ; Nicolas Klingsohr, appelé le maître de l’art libre, qui eut des relations avec Satan ; Wolfram von Eschenbach ; Poppe le fort qui alla à la cour de Bavière ; Wolfram von der Vogelwaid qui naquit entre 1160 et 1170, il est un des plus grands lyriques du Moyen Âge ; Wolfgang Rohn, un poète épique ; Hans Ludwig Marner ; Barthel Regenbogen, le forgeron, le premier ouvrier dans la poésie allemande et le premier aussi qui ait introduit des mots français et latins dans l’allemand ; Sigmar le Sage appelé le Romain de Zwickau ; Conrad Geiger appelé aussi Jaeger, musicien de Würtzburg ; Cantzler, un pêcheur dont la personnalité n’est pas encore bien connue ; Steffan Stoll un cordier ; Max Metzger d’Ulm qu’il ne faut pas confondre avec maître Ambrosius Metzger ; Hopfengart ; Zughart ; Muskatblüt, bon poète et bon musicien ; Peter Zwinger ; Engelhart ; Kaspar Singer ; etc., etc.

Le Guide musical, janvier. M. M. D. Calvocoressi parle d’« Un prédécesseur de Jean-Sébastien Bach : Jonann Kuhnau », qui fut un artiste et un savant. Il naquit vers 1660. Dans « Le Rythme tonique dans la poésie et le chant religieux d’après un livre récent », M. Michel Brenet analyse un livre de M. Pierre Aubry, Essais de musicologie comparée (Paris, Welter, in-4º, 1903), où l’auteur démontre qu’une tradition commune a dirigé à l’origine l’inspiration de tous les poètes musiciens du monde chrétien, oriental et latin et que cette tradition n’est pas celle du chronos (unité rythmique, temps musical) et de la mesure, innovations relativement modernes, mais celle du rythme tonique ou oratoire fondé sur l’accent et l’égalité des notes.

Revista musical catalana, Barcelone, janvier. Felip Pedrel parle d’un vieux musicien catalan, Pere Albert Vila, qui mourut le 16 novembre 1582 et publia en 1561 un recueil de Madrigaux, c’est ainsi qu’on appelait alors des compositions vocales à déchant.

Allgemein Musik Zeitung, Charlottenbourg, 22 janvier. « La Trompette et sa signification dans la vie populaire », par Bruno Garlepp ; une amusante étude sur la trompette à travers les âges depuis Tubalcaïn jusqu’à nos jours. Les Grecs apprirent à se servir de la trompette (salpinx) des Étrusques desquels elle était l’instrument national. Plus tard on attribua l’invention de la trompette à Pallas Athéné.

Dans la 96e Olympiade, il y eut aux Jeux olympiques un concours entre sonneurs de trompette. Un Mégarien haut de quatre pouces sonna si fort qu’on le nomma héraut. La trompette servit de signal pour les courses de chevaux et de chars, tandis qu’on se servait de la flûte pour les courses à pied. Des Jeux olympiques, la trompette passa aux champs de bataille. La salpinx avait un mètre et demi.

Visa nova. Gênes, 18 janvier. Giovanni Corvetto défend Mascagni qui dans une conférence dont j’ai parlé opposait le vérisme au wagnérisme. L’article, intitulé « La Morsure des reptiles », est une réponse à un article de La Stampa contre Mascagni.

Voyons, M. Corvetto, pensez-vous vraiment que M. Mascagni soit génial, et que M. Gabriele D’Annunzio soit divin. J’ai démontré ici même que ce dernier était l’ange Gabriel en personne, cela est plus conforme au dogme catholique et si je conteste la divinité de ce dernier je ne voudrais pas tenter un essai sur le génie du premier dont la Cavalleria jouée par tous les orgues de barbarie de l’univers est mon cauchemar.

Signale für die musikalische Welt, Leipzig, 13 janvier. M. Gustave Samazeuilh se demande si les frères Isola n’auraient pas pu au lieu de la médiocre Messaline d’Isidore de Lara (je songe à un palais princier sur les murs duquel un passant ignorant sans doute l’orthographe du nom — il est vrai que les noms propres n’ont pas d’ortho graphe — avait écrit ces mots évidemment dénués de sens, Ici, dort de Lara — ce monsieur ignorait la façon d’employer correctement la particule nobiliaire) représenter le Benvenuto Cellini de Berlioz.

20 janvier, M. Friedrich Spiro loue le motu proprio du pape à propos de la musique religieuse et ajoute que depuis Pie IV il n’y a pas eu de pape aussi versé en musique que Pi  X.

The New Liberal Review, Londres, janvier. De M. G. A. B. Dewar, « La Nature de Shakespeare ». M. Dewar a raison de dire que cela a peu d’importance que Shakespeare ait été vraiment Shakespeare du moment que l’œuvre de Shakespeare existe.

L’Art du théâtre, février. M. Mitchel raconte ingénument comment il fut amené à écrire ce chef-d’œuvre (?) qui a nom : L’Absent.

Le Conseil des femmes, 15janvier. « Splendeurs et misères des figurantes ». Article intéressant bien qu’insuffisant. C’est très bien de nous dire que les figurantes gagnent de 55 à 75 francs par mois — de nous décrire par le menu les objets de toilette qui leur sont nécessaires et aussi les loges (?) où elles s’habillent en hâte — changeant de costume en cinq minutes et quelquefois dix fois par soirée — mais il fallait nous dire aussi à quelles complaisances elles doivent consentir envers leurs « supérieurs, tous leurs supérieurs ! » et ce qu’elles doivent faire dans la journée, et le soir en quittant le théâtre, pour ajouter quelques pièces d’or à leurs honteux appointements — quelques pièces d’or qui leur assureront de quoi vivre. On ne sait pas de quelles misères, de quelle honte sont faits nos plaisirs. Au reste, on doit s’en souvenir, La Revue d’art dramatique dans son numéro du 15 janvier 1903 a déjà traité semblable sujet dans un long et documenté article intitulé « Vertu et théâtre », nous en conseillons la lecture aux abonnés du Conseil des femmes, il les édifiera.

La Revue de Bourgogne §

[1913-05 La Revue de Bourgogne] La sculpture bourguignonne.
[Réponse à l’enquête : « Peut-on, au xxe siècle, reconstituer une école, un style bourguignons ? »] §

Réponse à l’enquête « Un aspect du régionalisme. La sculpture bourguignonne. Peut-on, au xxe siècle, reconstituer une école, un style bourguignons ? », La Revue de Bourgogne, nº 3, mai-juin 1913, p. 4-5 (questionnaire), 33-34 (réponse d’Apollinaire). Source : Gallica.
[OP2 600]

[…]

— Est-il possible de reconstituer au xxe siècle une école bourguignonne de sculpture telle qu’elle exista au xve siècle avec Jean de Marville, Claus Sluter, Claus de Werve, Jean de la Huerta, Antoine le Moiturier, Jean Michel, les frères de la Sonnette, etc., école qui prépara, avant l’Italie, l’évolution de l’art gothique français vers la Renaissance et dont la technique se retrouva plus tard sous le ciseau de Rude ?

— Une telle reconstitution serait-elle utile ?

— Quels seraient les moyens d’y parvenir?

[…]

M. Guillaume Apollinaire était un critique au tempérament trop curieux pour qu’il pût être oublié dans une enquête de ce genre. Sympathique à toutes les tentatives même les plus incomprises ; favorable aux tendances parfois inquiétantes des jeunes ; toujours généreux pour quiconque donne un effort d’art, M. Guillaume Apollinaire ne réprouve pas l’intention que nous lui avons soumise, mais...

Je crois qu’on ne peut parler d’une école que si elle existe et non de ce qu’elle pourrait être si elle existait. Créez le mouvement régionaliste dont vous me parlez et il sera alors possible de le comparer à celui des Flamands-Espagnols, Hollandais et Bourguignons que j’admire avec vous.

M. Guillaume Apollinaire a tenu à rappeler — et il a eu grand-raison — la parenté de l’école bourguignonne avec l’école flamande. Elle est tout à l’honneur de notre province. […]

Revue de la vie mondaine §

[1910-05-10 Revue de la vie mondaine] Jean Moréas §

Revue de la vie mondaine, 10 mai 1910, p. 000.
[OP2 1031-1034]

Le poète qui vient de mourir laisse une des rares œuvres parfaites parmi les travaux humains. Lui-même fut un homme exquis, et tous ceux qui l’ont approché se souviennent de ses propos empreints de la plus rare et de la moins ennuyeuse sagesse.

Je ne pense pas que depuis Goethe un homme ait regardé la vie avec autant de sérénité et de clairvoyance que Jean Moréas. Ses sentiments les plus passionnés, il les amenait à un degré de culture si élevé que tout ce qu’il ressentait devenait de la poésie, et j’entends par là le classicisme, ou, si l’on veut, la perfection même.

Il en parlait souvent : « La perfection, c’est très difficile, parce qu’on ne peut pas dire en quoi elle consiste. Ce n’est rien et c’est tout. »

* * *

Cette perfection, qui donne tant de prix à l’œuvre de Jean Moréas, faut-il la chercher plutôt dans Les Stances que dans Iphigénie ? Faut-il, comme M. Maurice Barrès, se contenter d’admirer Ériphile ou bien, ainsi que M. Remy de Gourmont, être satisfait de la grâce juvénile qui paraît dans Le Pèlerin passionné ?

Je pense, pour ma part, que la perfection se trouve partout dans l’œuvre parfaite du Poète parfait. Toutefois, l’éclat de cette perfection resplendit plus dans Iphigénie que dans Les Stances. Le talent du poète avait plus de maturité, l’homme plus d’expérience. Et, si le Philotecte était achevé, ou l’Ajax, nul doute que le génie de Jean Moréas n’apparût dans ces tragédies avec plus de splendeur encore que dans l’Iphigénie.

Mais aucun des admirateurs de Moréas ne se trompe. La perfection, il s’en soucia sans cesse et elle de lui. Elle légitime ses vers libres et met dans ses vers réguliers cette audace incroyable qui provoquera toujours l’admiration de ceux qui aiment la poésie. Il convient d’ajouter qu’il ne renia jamais ses vers libres.

« On peut faire d’excellents vers libres, disait-il, et j’en ai fait. Mais, à un certain âge, il est inutile de s’occuper de ces choses. Les vers réguliers suffisent pour tout exprimer : ils sont souples, ils sont parfaits… »

* * *

Jean Moréas mérite qu’on le surnomme le Poète parfait. Nul autre que lui au xxe siècle n’a droit à un tel honneur… D’autre part, ne songeait-il pas à lui-même lorsque, à propos de Goethe, il écrivait :

« Malheur au poète qui naît dans un de ces moments équivoques où la tradition de l’art est devenue caduque, où il est nécessaire de renverser l’ordre pour chercher ensuite à le rétablir sur une base plus solide. Il est possible que la gloire de ce poète devienne enviable, mais sa vie est empoisonnée à jamais.

« L’auteur de Faust naquit dans un de ces moments misérables où le vrai talent, pour être fécond, est condamné à se livrer à mille folies. Il en fut comme ébloui tout d’abord et prit, sans songer, toutes les mauvaises occurrences du destin pour un présent du ciel. Il lui était d’autant plus facile de s’abuser que l’odieuse ivraie montait sous ses pas pareille au blé mûrissant. Il alla ainsi tout le long de ses jeunes ans jusqu’au seuil de la vieillesse. Là, un soupçon le saisit, et il jeta ses regards douloureux sur les belles ruines qu’il avait aidé à faire autour de lui. Alors il mit à les réédifier tout son amour et ses dernières forces, encore très nerveuses. De sveltes colonnes se dressèrent bientôt dans l’azur de l’art, mais le temple demeura mutilé, et ses débris continuent à écraser le chœur des Muses. »

… La perfection de Moréas éclate aussi bien dans sa prose. Lui-même affirma, à diverses reprises, qu’il la préférait à ses vers… Mais quelle prose peut valoir l’harmonie passionnée de ces Stances !

Été, tous les plaisirs que ta saison m’apporte,
Comme ceux du printemps ont perdu leur attrait.
Adieu, le tendre automne ! À présent qu’à ma porte
Vienne heurter l’hiver, j’ouvrirai sans regret.

Dans l’antique forêt, le vent et la cognée
Sèment de l’arbre fort les rameaux à ses pieds,
Et parmi les humains la juste destinée
Abat à chaque coup gloire, amour, amitiés.

Moins doucement la feuille à la brise soupire
Que la branche frappée en tombant ne se plaint,
Et lorsque le malheur s’exhale de la lyre,
Tout autre chant n’est plus qu’un écho qui s’éteint.

Vie exécrable, ô jours que corrompt l’amertume,
Je vous surmonte encore, mais mon cœur s’est brisé,
Et s’il n’a plus d’éclat, peut-être, il se consume,
Ce feu sombre et divin qui m’avait embrasé.

Solitaire et pensif, j’irai sur les chemins,
Sous le ciel sans chaleur que la joie abandonne,
Et, le cœur plein d’amour, je prendrai dans mes mains
Au pied des peupliers les feuilles de l’automne.

J’écouterai la brise et le cri des oiseaux
Qui volent par les champs, où déjà la nuit tombe,
Dans la morne prairie, au bord des tristes eaux,
Longtemps, je veux songer à la vie, à la tombe.

L’air glacé fixera les nuages transis,
Et le couchant mourra doucement dans la brume.
Alors, las de marcher, sur quelque borne assis,
Tranquille, je romprai le pain de l’amertume.

Quand je viendrai m’asseoir, dans le vent, dans la nuit,
                  Au bout du rocher solitaire,
Que je n’entendrai plus, en t’écoutant, le bruit
                  Que fait mon cœur sur cette terre,

Ne te contente pas, Océan, de jeter
                  Sur mon visage un peu d’écume ;
D’un coup de lame alors il te faut m’emporter
                  Pour dormir dans ton amertume.

Dans l’oraison funèbre qu’il prononça au Père-Lachaise, M. Maurice Barrès assigna à Jean Moréas une place honorable parmi les poètes entre Horace et Saadi.

M. Baragnon l’avait déjà comparé à Horace, et Moréas avait été flatté de cette comparaison, qu’il trouvait juste.

Pour ma part, je le mettrais volontiers entre Horace et Goethe, tout auprès de Racine et de Lamartine.

La Revue des lettres et des arts §

[1908-05-01 La Revue des lettres et des arts] Le Salon des indépendants §

La Revue des lettres et des arts, 1er mai 1908, p. 000.
[OP2 104-110]

Félix Vallotton. André Derain. Georges Braque. Friesz-Othon. Albert Marquet. Maurice De Vlaminck. Marie Laurencin. Kees Van Dongen. Jean Puy. Henri Manguin. Raoul Dufy. Pierre Girieud. Charles Camoin. Henri Rousseau. Georges Rouault. René Prath. Edward Diriks. Tristan Klingsor. Paterne Berrichon. Jean Deville. Francis Jourdain. Georges-Léon Dufrenoy. Charles Guérin. Pierre Laprade.

On a fait le moins de bruit possible autour de cette 24e Exposition des artistes indépendants. Les critiques d’art ont des raisons pour obéir à un mot d’ordre venu d’on ne sait quelles officines.

Que la paix soit avec leurs tenanciers  !

Cependant, le silence n’a pas été si bien gardé qu’on n’ait proclamé, malgré tous les bœufs qui pâturent sur la langue de la critique, les œuvres dont le succès ne pouvait se tenir caché.

M. Octave Mirbeau rapporte dans La 628 E 8 en quelle estime on tient en Allemagne M. Vallotton.

Quels singuliers Français ont pu s’opposer à ce que l’on consacrât, à Paris, le talent et la méthode de cet artiste  ? Le temps, sans doute, réparera bien des dommages.

On se défie trop en France des goûts de l’étranger. Ils pourraient au moins servir d’indication. On devrait, ce semble, considérer que l’étranger, placé en dehors des coteries parisiennes, en dehors de l’influence d’une critique souvent esclave et rarement désintéressée, va naturellement aux efforts les plus importants, aux œuvres dont la beauté lui paraît la plus nouvelle et la moins discutable. Et surtout l’étranger se dirige librement vers les peintures dont l’enseignement lui paraît le plus élevé et le plus démonstratif. Il va vers ce qui manque à son pays et ne contemple avec amour que les ouvrages imprévus. On possède à l’étranger des portraitistes, des paysagistes, etc., mais la France seule produit à cette heure des exemples de cet art probe, sain et magnifique qui s’élabore en étonnant le monde et qui sera l’honneur du xxe siècle.

Il n’y a pas à l’étranger d’artiste comparable à Félix Vallotton et s’il en est en France dont les vues soient plus élevées, il n’en est pas dont les moyens soient plus sûrs. Les Femmes au bain qu’il expose cette année sont l’illustration de ce que j’affirme ici.

On peut regretter cependant que l’artiste paraisse être arrivé au terme de son effort. On peut craindre que, désormais, le contentement que M. Vallotton ait de lui-même ne soit à la hauteur du public d’élite qui l’admire.

Que M. Vallotton se défie surtout de l’étranger  ! Car, si la critique doit tenir compte du goût des autres pays et en rechercher les raisons, je pense que l’artiste ne doit pas s’en soucier ni à plus forte raison lui obéir.

Les raisons que M. André Derain a de créer lui donnent la mesure de la perfection. On pourrait compter les peintres qui eussent une certitude à ce sujet.

Et qu’on ne parle plus d’abstraction. La peinture est bien l’art le plus concret.

Voici, réalisée dans du sublime, une des inspirations les plus pures de ce temps. L’effort de Derain ne se disperse pas à être lumineux, linéaire ou volumineux. Sa sincérité plastique se révèle autrement : par le calme terrible avec lequel il s’exprime sans passion conformément à ses passions.

La Toilette, Le Portrait et Le Paysage de cyprès sont les exemplaires de cette noble discipline qui purifie la réalité et « doue d’authenticité la nature » (Mallarmé).

La grande composition de M. Georges Braque me paraît être l’effort le plus nouveau de ce Salon. Certes, le chemin parcouru par l’artiste depuis Le Vallon plein de tendresse jusqu’à sa nouvelle composition est considérable. Et cependant ces tableaux ont été peints à six mois d’intervalle.

Il ne faut pas s’attarder à l’expression sommaire de cette composition, mais on doit reconnaître que M. Braque a réalisé sans une défaillance sa volonté de construire.

La science de la construction propose au peintre bien des problèmes non encore résolus. M. Braque en aborde courageusement quelques-uns. Ce n’est qu’une étape mouvementée de l’ascension orgueilleuse de l’artiste que bientôt, sans doute, on retrouvera moins anxieux.

Le grand tableau de M. Friesz-Othon, Travail à l’automne, a remporté le plus grand succès au Salon de cette année. Il ne m’en paraît pas moins inquiétant.

Depuis quelque temps on sentait que M. Friesz se transformait. Et s’il semble avoir reconquis tout son calme, on ne peut douter que ce ne soit au prix de compromissions regrettables avec sa conscience.

L’effort est ici rétrograde.

Sans être parvenu au terme de ses recherches, M. Friesz les a brusquement interrompues pour étaler emphatiquement ses connaissances, toutes ses connaissances et elles ne sont pas de même qualité. Aussi, son tableau abonde-t-il en disparates. Et cependant, les peintres doués comme M. Friesz sont rares.

Son ouvrage a peu de profondeur. Il nous présente en un seul morceau d’énormes dimensions plusieurs morceaux facticement soudés. Et cette ordonnance non conforme fait avant tout ressortir le caractère superficiel de la composition.

Sans doute, M. Friesz trouve la raison de ce procédé dans l’intention de ne point isoler ses effets par fragments. On dirait qu’il a voulu résumer pour conclure. Mais, forcément, cet effort, pour considérable qu’il soit, n’en est pas moins hâtif et il exclut, à cause de la minutie qu’il a exigée, toute ivresse et tout héroïsme.

Les études de M. Marquet ont bien toutes les qualités que l’on a déjà remarquées chez cet artiste. Le talent de Marquet est, à mon sens, plus grand qu’il ne le suppose lui-même. Et cette modestie n’est pas sans l’embarrasser. Elle le force en quelque sorte à se répéter par la crainte qu’il a de s’égarer.

M. de Vlaminck a un sens flamand de la joie. La peinture est pour lui une kermesse. Tout lui rit. On découvre maintenant en lui un goût d’exotisme qu’il semble avoir pris dans certaines baraques des fêtes foraines. Cela n’est pas sans saveur.

De Vlaminck n’a pas tâtonné longtemps avant de trouver sa voie. L’opulence de ses dons est manifeste. Il les prodigue sans compter. Sa curiosité ne se repose jamais. Et la peinture actuelle doit à sa sincérité et à ses émerveillements quelques nouveautés qu’elle a mises à profit sans tarder et dont l’avenir sera reconnaissant.

Je ne trouve pas de mots pour bien définir la grâce toute française de Mlle Marie Laurencin. Sans avoir aucun des défauts virils, elle est douée du plus grand nombre possible de qualités féminines. Car n’est-ce pas la plus grande erreur de la plupart des femmes artistes : elles veulent surpasser l’homme et perdent dans cet effort leur goût et leur grâce.

Chez Mlle Laurencin rien de semblable. Elle a la conscience des différences profondes qui existent entre l’homme et la femme : différence d’origine, différence idéale. La personnalité de Mlle Laurencin vibre dans l’allégresse. La pureté est son domaine, elle y évolue librement.

La femme a créé bien des mythes et bien des divinités qui ne ressortissent pas à l’évhémérisme. Diane à la chasse, Allégorie, Artémis, mouillées de larmes heureuses, sont les tendres manifestations de cette tendance enfantine et fabuleuse de l’esprit féminin.

M. Van Dongen manifeste brutalement des appétits formidables. Il se plaît dans le tumulte et semble exposer ses opinions politiques. Ce n’est pas l’amertume d’un Multatuli, ce sont bien les violences d’un Domela Nieuwenhuis.

M. Van Dongen nous transporte chez des géants qui résolvent la question sociale par l’impudeur. Il nous laisse toujours sous une impression pénible. Il prostitue ses plus nobles et ses plus belles couleurs à des hontes citadines qu’il remarque en étranger.

Le séjour de Paris n’est pas favorable à M. Van Dongen.

Il y a chez M. Puy un abandon, une nonchalance harmonieuse, une lassitude qui n’est point lassante. La Belle Nonchalante et L’Étude de nu au soleil ont des précisions bien voluptueuses dans leurs volumes.

M. Manguin tend avant tout à la correction. On doit le louer de se laisser guider ainsi par son instinct. Et si l’on ne trouve pas ici une originalité qui surprend, on trouve, du moins, un talent très cultivé, qui veut plaire et qui plaît.

M. Signac est devenu le maître d’un art trop spécial pour qu’il m’enchante. Il a volontairement limité ses moyens. Et, malheureusement peu doué de la sensibilité qui paraissait indispensable en l’occurrence, il est parvenu à force de volonté et de travail à y suppléer par l’observation. C’est un maître.

Je ne pense pas que M. Dufy soit encore satisfait de ses dessins. Son souci d’arriver dans cette voie est visible, et on ne peut que l’en féliciter. Les hésitations de M. Dufy l’honorent. Nous le retrouverons bientôt entièrement transformé.

M. Girieud a des intentions que je ne saisis pas. Je me demande si ses tableaux ne sont pas le résultat de mauvais conseils qu’il a reçus.

L’art probe de M. Camoin est assez bien représenté aux Indépendants. Mais cet artiste semble avoir renoncé à tout effort, à toute recherche et c’est avec regret que j’en fais la remarque.

L’exposition de M. Rousseau est à la fois touchante et plaisante. Cet autodidacte a des qualités naturelles indéniables et Gauguin admirait, paraît-il, les noirs de Rousseau. Mais, d’autre part, le Douanier manque trop de culture générale. On ne peut pas se laisser aller à son ingénuité. On sent trop ce qu’elle a de hasardeux et même de ridicule.

Henri Rousseau ne sait ni ce qu’il veut ni où il va. Comme Alfred Poussin, le petit poète désemparé, Rousseau pourrait prier :

Seigneur    ! éclairez ma pensée,
Et donnez un but à mes pas.
Chacun a sa route tracée :
       Je ne l’ai pas    !

Et l’on est agacé de la tranquillité de Rousseau. Il n’a aucune inquiétude, il est content, mais sans orgueil. Rousseau n’aurait dû être qu’un artisan.

M. Rouault blanchit, blanchit… Est-ce la vieillesse prématurée  ? Il paraît que M. Rouault est avant tout catholique. Ce sont bien là des motifs décoratifs d’un familier du Saint-Office. Claire ou sombre, la peinture de M. Rouault semble toujours destinée à orner le cabinet de travail de M. l’abbé Tourmentin.

M. René Prath goûte en dilettante l’aspect extérieur des objets. Il ne traduit pas picturalement les formes et les couleurs, mais les transporte en quelque sorte sur la toile. Sa conscience lui interdit de s’éloigner de la réalité la plus immédiate. Et on ne saurait lui en vouloir puisque ses dons de peintre idéalisent malgré lui sinon les formes, du moins les couleurs.

M. Diriks avec une fougue toujours juvénile et une maîtrise incontestable demeure celui qu’on a très justement nommé : « le Peintre du vent ».

Sa franchise exclut toute mièvrerie et sa force lui permet de mater les ouragans.

M. Tristan Klingsor anime sa peinture avec la même délicatesse sentimentale qui donne tant de charme à sa poésie un peu factice et un peu surannée. Mais, pour ma part, je préfère de beaucoup le poète au peintre.

M. Paterne Berrichon montre des dons très concrets. Le sentiment prime chez lui l’habileté. On sent dans ses tableaux comme une bonté intérieure qui les rend très sympathiques.

M. Jean Deville est un acharné, un convaincu. Ses tentatives sont parfois heureuses et ses défaillances même ne sont jamais méprisables.

L’estime qu’on fait de M. Francis Jourdain se justifie par les qualités qu’il manifeste. Ses visées ne sont point aussi hautes qu’on pourrait le demander à un peintre de son âge et de son talent, mais on ne saurait rester indifférent devant ses Ports, sa Baie de Saint-Tropez, ses Champs ni son Soir.

La solidité est la caractéristique du talent de M. Dufrenoy qui a beaucoup de partisans. Toutefois, ce peintre nous satisfait plus qu’il ne nous émeut. Talent négatif, en somme. On souhaiterait volontiers à M. Dufrenoy de se tromper pendant quelque temps.

M. Charles Guérin a des qualités chatoyantes de peintre et des dons de littérateur. Il en ressort des défauts qui ne sont pas désagréables.

M. Laprade est bien de son époque ; aussi son art est-il fugace comme tout ce qui ne s’appuie ni sur une connaissance profonde du passé ni sur une prescience divine de l’avenir.

En somme, le Salon des indépendants de 1908 est aussi intéressant que ses aînés. Il contient moins de nouveautés mais les tendances sont mieux tranchées, les différences s’affirment, les directions montrent mieux les buts que se proposent les jeunes penseurs de la plastique.

Ce Salon est déjà dans le passé. Et si réellement, comme je le crois, quelques peintres ont manifesté mieux que des efforts vers la beauté, il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici cette phrase de Mallarmé, belle de toute l’espérance qu’elle renferme : « … Je ne vois effacement de rien qui ait été beau dans le passé. »

[1908-12 La Revue des lettres et des arts] Théo Varlet §

La Revue des lettres et des arts, décembre 1908, p. 000.
[OP2 1014-1018]

Le vent anime les dunes. Aux crêtes des monticules sablonneux ondule la courte végétation de la stérilité.

Un grand vaisseau glisse parfois au haut des dunes. Il émerge des pauvres herbes verdâtres. Car derrière les lignes incertaines des élévations de sable, s’étend la mer sur laquelle s’étalent les îles délicieuses de la Zélande. L’agonie infinie des estuaires meurt calmement et sans trêve. Et de terribles ciels amassent des armées tumultueuses de nuages métalliques.

 

J’ai rencontré là-bas un poète que, seule, une jeune femme accompagne, un poète heureux de son exil et de ses nostalgies. La mélancolie magnifique de ses chants d’amour émeut les canaux monotones, les quais des villes mortes et tremble parmi les feuilles des peupliers :

Frété par notre amour vers l’Idylle future
Écartant les troupeaux orphelins des bélandres,
Le fier steamer des héroïques aventures
Descend un fleuve glauque et marin de Zélande.

Mais, ô Sirène — enfant ! — sur ta bouche muette
Se meurt le chant joyeux des neuves épousées,
Et le vol à fleur d’eau des lascives mouettes
N’émeut plus en ton cœur l’ivresse des baisers !

— Va ! Quand nous serons rois des ferveurs tropicales,
Au pays des destins opimes à jamais,
Nous oublierons le carillon dominical
Navrant cette trop belle après-midi de mai…

— Ô beffrois des cités glissant à la dérive !
Les crédules désirs de nos cœurs sidéraux,
Brume bleue alanguie aux peupliers des rives,
Naviguent, Ophélies, au ciel long des canaux ;

Et le sanglot d’exil qui tremble sur nos lèvres
Renie les soirs pléniers, là-bas, sur l’Océan,
Pour les Îles de paix nageant à fleur de rêve
Dans l’horizon baigné de soleil cuivroyant.

Ô soleil-ostensoir des Uniques-Zélandes !
Tu as inoculé notre belle aventure
De la mysticité des pensives bélandres
Que ne fréta d’espoir nulle Idylle future.

— Enfant ! que la suavité crépusculaire
Nous noie uniquement de sa monotonie ;
Que le repos serein du magique estuaire
Nous sature à jamais de torpeurs infinies ;

Qu’appareille sans nous l’escadre des nuages :
— À l’ancre sur le bord esseulé de ce jour,
Nos cœurs désemparés ne prendront plus le large
Dans le spleen à mourir des soirs premiers d’amour !

La déraison se met à tourner comme les bras désespérés des vieux moulins à vent. Théo Varlet connaît l’angoisse des délices. Il s’enivre du vin de l’incertitude et me fait songer à saint François d’Assise qui tomba, une fois, dans la mélancolie la plus affreuse, doutant peut-être de Dieu. Il ne pouvait parler et s’affligeait de se taire. Ses religieux tentaient en vain de le consoler et de le réconforter. Il demeura pendant deux ans dans la même inquiétude qui tient aussi ce poète contemplatif depuis beaucoup plus d’années. Et cependant les précises sonorités des formules scientifiques tintent comme un carillon au beffroi de ses heures. Voici que Théo Varlet se replie sur lui-même et s’examine intérieurement :

Berger las du troupeau sentimental des heures
Solair’s, au Brocken nu des nuits spirituelles.
Sur le fond merveilleux des cieux intérieurs
Je regarde monter mon ombre essentielle.

Il se contemple profondément. Adieu, les lyriques Zélandes ! Au-dedans de soi-même, c’est l’étincelante nuit métaphysique. Où sont donc les êtres inorganiques ? Des cadavres divins flottent dans des clartés. Et des accents ravissants se font entendre. On dirait que tous les cygnes vont mourir. C’est le chant éternel de l’unique vivante :

Ô Toi que le Désir halluciné
Fit affleurer aux faces des Sirènes
Sur les flots tournoyants du Rêve-Universel,
Toi, Sirène à mi-corps de l’Éternel-Néant,
Fille du Verbe, ô Sœur essentielle.
Authentique moi-même !…
… Ô Psyché !

— Ta voix
Plus pure fluidement que la Musique,
Plus donc que les silences des amours uniques,
Ta voix est un baiser de lumière pâmée…

Ô mon âme — moi-même au miroir du Néant !

L’ineffable et forte pureté de Théo Varlet honore cette époque bienheureuse. Il s’est attaché passionnément à rechercher de nouveaux rythmes et de nouvelles cadences. Il n’ignore rien dans l’art de versifier. Sans dédaigner les mètres connus, il s’efforce d’unir intimement le vers, la strophe et le sens qu’ils renferment. Il n’y a rien de plus louable, ni de plus légitime. Étrange contraste qu’après avoir été les plus ardents défenseurs des libertés de la musique, quelques rimeurs soient restés les derniers ennemis de la franche poésie ! Le goût musical nuirait-il au goût poétique ? — Cela se pourrait bien… Je pense qu’un abîme est creusé entre les grands poètes et les grands musiciens. Des sons mélodieux frappent le poète, le touchent, le divertissent, l’inspirent même… Mais cela n’a rien à voir avec l’allégresse, l’émotion clair-écoutantes que ressent un musicien. C’est à peine si les poètes établissent une différence entre les rumeurs des fêtes foraines et les compositions symphoniques d’un Beethoven.

On sait que ce grand homme fut navré par l’incompréhension musicale de Goethe, et, de nos jours, Jean Moréas, John-Antoine Nau, Jean Royère, André Salmon, Théo Varlet (pour ne citer que des poètes que je connais et dont je puis répondre) ignorent les lois de la pure beauté musicale, et s’en passent…

 

Théo Varlet est à peine connu à Paris où il n’est venu que peu de fois, en voyageur. Il habite un village éloigné, au bord de la mer, dans les dunes de la Flandre maritime.

Des suènesde la mer du Nord à l’azur ébloui du Bosphore, il a regardé s’ébattre les sirènes de son lyrisme. Elles chantent encore pour l’attirer de mer en mer, sur les côtes de l’Europe. Cet errant inspiré parcourt les rivages, cheveux au vent, fixant dans de belles strophes les épopées sans fin des nuées et des vagues.

Ne ménageons point notre admiration à l’égard de ce poète exilé. Qu’il sache enfin que ses chants ont ému d’autres poètes. Et que, de toutes parts, répondant à sa plainte, mille voix justes s’élèvent, attestant la puissance et la pureté du renouveau poétique de la France.

La Revue immoraliste §

[1905-04 La Revue immoraliste] Picasso, peintre et dessinateur (Galeries Serrurier) §

La Revue immoraliste, avril 1905, p. 000.
[OP2 78]

On a dit de Picasso que ses œuvres témoignaient d’un désenchantement précoce.

Je pense le contraire.

Tout l’enchante et son talent incontestable me paraît au service d’une fantaisie qui mêle justement le délicieux et l’horrible, l’abject et le délicat.

Son naturalisme amoureux de précision se double de ce mysticisme qui en Espagne gît au fond des âmes les moins religieuses. On sait que Castelar portait un chapelet dans sa poche et si Picasso est peu religieux (ce que je pense) il a dû réserver, je gage, un culte de dulie raffiné envers sainte Thérèse ou saint Isidore.

À Rome, au moment du carnaval, il y a des masques (Arlequin, Colombine, ou cuoca francese) qui le matin, après une orgie terminée parfois par un meurtre, vont à Saint-Pierre baiser l’orteil usé de la statue du prince des apôtres.

Voilà des êtres qui enchanteraient Picasso.

Sous les oripeaux éclatants de ses saltimbanques sveltes, on sent vraiment des jeunes gens du peuple, versatiles, rusés, adroits, pauvres et menteurs.

Ses mères crispent des mains fines comme en ont souvent les jeunes mères de la classe populaire et ses femmes nues sont écussonnées de la toison que dédaignent les peintres traditionnels et qui est le bouclier de la pudeur occidentale.

[1905-04 La Revue immoraliste] Livres

[« Der Spiegel », par Wilhelm von Scholz] §

La Revue immoraliste, avril 1905, p. 000.
[OP2 1111-1112]

Der Spiegel (« Le Miroir »), par Wilhelm von Scholz, chez H. Seemann, Leipzig. L’auteur de ce volume de vers était déjà connu comme poète et comme auteur dramatique.

W. von Scholz n’entend pas renoncer à ce dernier titre. Une partie du Miroir est composée de scènes qui, je suppose, se passèrent l’année que l’on voudra entre 1200 et 1550.

W. von Scholz qui habite Weimar doit y vivre en solitaire. Lorsqu’il veut voir ce qui se passe hors de sa maison, il ouvre la fenêtre, mais au lieu de s’y pencher, tourne le dos et se contente de regarder dans le miroir qu’il a eu soin de suspendre en face. Wilhelm von Scholz a vu surtout, et toujours au premier plan dans le miroir, sa propre face angoissée ; la face d’un homme à l’âme ancienne mais charmante.

Des poèmes comme « Rokoko », « Rokokonacht » rappellent les Fêtes galantes.On sent d’ailleurs l’influence exquise de Verlaine dans ce livre entier.

W. von Scholz a peur de la vie actuelle ; s’il passe sur une route, le bourdonnement des poteaux télégraphiques le déconcerte, l’effraye.

Mais ce que je préfère c’est l’ironie de cette fable :

Une mouche vola vers la lumière dans le miroir,
Elle se cogna la tête et pourtant conserva ses ailes.
Ainsi des métaphysiciens :
Ils cherchent Dieu et ne se brûlent jamais.

Le Prêteur d’amour,par M. John-Antoine Nau : 1 vol., 3,50 F. (Fasquelle, éditeur). Le nouveau roman de M. John-Antoine Nau fait songer avant tout à Candide. Elie Ménesson ou l’optimisme, voilà un titre qui eût convenu aussi bien que Le Prêteur d’amour.

Variée comme la vie, cette histoire est supérieure à cause de cette variété même à la plupart des romans actuels où l’imprévu est préparé plusieurs chapitres d’avance, où tout s’enchaîne sans raison. Les jours se suivent, dit l’autre, et ne se ressemblent pas ; vérité à double face dont l’une sourit aux malheureux, tandis que la seconde effraye ceux qui ont trop de bonheur.

Poète, comptable, commis aux vivres puis sous-commissaire à bord d’un transatlantique, garçon de café, riche héritier, Élie Ménesson déconcerte plus que Candide. Celui-ci se maria avec Cunégonde, devenue vieille et laide ; Elie, après tant de vicissitudes renonce à la femme aimée pour épouser une aïeule.

Cet optimiste est dégoûté de ce que le hasard ait du bon sens.

Mais qui prête aux vieilles donne aux jeunes. Il n’en manque pas à Saint-Tropez où le Prêteur d’amour, écrivain d’avenir, se rappelle volontiers toutes ses emprunteuses, depuis celles d’Asnières et de Bois-Colombes, jusqu’aux doudous noires des îles américaines.

On trouve aussi dans ce livre de fines observations sur les mœurs littéraires, de curieuses sensations exotiques : la Martinique et Saint-Pierre, sa capitale aujourd’hui ensevelie. Et une nouveauté qui trouvera beaucoup d’imitateurs.

Il y a un siècle, tous les romans contenaient la scène de l’amour en diligence, grâce à M. John-Antoine Nau, nous aurons désormais inévitablement la scène de l’amour en transatlantique. Je ne prétends pas qu’il l’ait inventée. Boccace, tout au moins, et La Fontaine, son imitateur inimitable, l’ont précédé. Mais c’est la première fois qu’on en parle avec précision. D’autre part, je dois dire que l’on m’a signalé les interprètes de ces vaisseaux comme des exemples très modernes d’hommes à bonnes fortunes.

Vraisemblablement par un phénomène de mimétisme moral, l’air marin donne à ces polyglottes en uniforme des allures de « scombres chevaliers », comme dit plaisamment M. Nau. Et dans les premières classes, les plus grandes dames ne résistent pas plus de quatre jours à ces messieurs qui, je le gage, sont des adversaires acharnés de l’établissement d’une langue internationale.

[1905-04 La Revue immoraliste] Marcel Schwob §

La Revue immoraliste, avril 1905, p. 000.
[OP2 1002]

L’écrivain incomparable qui vient de mourir, je le revois près du lit de mort de son oncle Léon Cahun, que l’on appelle simplement un orientaliste mais dont l’érudition était universelle et auquel il faudra bien rendre, un jour, la justice qui lui est due.

Enveloppé dans un épais manteau, Marcel Schwob était étendu dans un fauteuil, il restait muet et immobile, pareil à un Napoléon vaincu et malade. Seuls, ses yeux remuaient, l’un un pieu voilé sous la paupière épaissie par une excroissance semblable à un orgelet.

Et il songeait au mort qui l’avait engagé à étudier Villon, qui lui avait conseillé de traduire Shakespeare.

La Revue immoralistepubliera prochainement une étude sur Marcel Schwob, son éloge, dirais-je volontiers, si cette forme littéraire n’était point démodée.

[1905-04 La Revue immoraliste] Propos mensuels §

La Revue immoraliste, avril 1905, p. 000.
[OP3 372-380]

L’affaire Syveton §

Dans une brochure où il dévoilait l’agiotage de l’abbé d’Espagnac qui voulait accaparer toutes les actions de la Compagnie des Indes, Mirabeau rapportait cette anecdote.

Vers le milieu de ce siècle, de fameux scélérats anglais formèrent une association pour former des voleurs et les faire pendre sur leurs témoignages combinés, afin de recevoir la prime de cinquante livres sterling que le gouvernement donne par tête de brigand.

Ils furent découverts enfin et nulle loi ne pouvant alors les faire pendre, on les attacha au pilori où la fureur du peuple les mit en pièces.

Voilà une société bien machiavélique qu’auraient dû connaître les journalistes qui voulaient qu’on arrêtât Mme Syveton.

Ils l’eussent éduquée, endoctrinée. L’Opéra donne parfois Samson et Dalila. On y eût mené Mme Syveton qui un jour eût pu naturellement et simplement tuer son mari. La Société aurait eu beau jeu alors et ses présidents auraient avec preuves accusé la femme du député de la Seine. La prime aurait été fournie par une riche veuve nationaliste. Mais il n’est jamais trop tard pour bien faire. L’expérience pourrait être tentée sans inconvénient, je pense. Il se peut d’ailleurs que la ligue de la Patrie française ne soit comme la Société du xviiie siècle qu’une association de scélérats. On a souvent prétendu que son but est mal défini. On distingue pourtant qu’il s’agit avant tout de toucher les deniers du gouvernement et à leur défaut ceux des particuliers. Jaurès a pu croire très sincèrement que Mme Syveton sans doute poussée par la bande de la Patrie française avait assassiné son mari. Il s’est trompé et cette affaire, en somme, ne l’honore point.

Un fait est acquis. Le journalisme est une magistrature. Le journaliste a le droit de décider que tel épicier est cocu, que telle femme a empoisonné son mari et les jugements sont rendus à la face de l’univers entier. Voilà Ménard, il est touchant. Les journaux l’ont torturé sans raison. Sa femme ne semble pas non plus la coquine qu’on représente, on publie ses lettres de jeune fille mais elle ne touche point de droits d’auteur. Cela peut passer, il est vrai, pour de la réclame gratuite. On n’en fait pas à si bon compte à Mme Lebaudy.

Sans doute, Mme Ménard aurait pu pousser la chasteté jusqu’à imiter les nonnes de Coffingham. Lorsqu’en 870 les Normands ravageaient l’Angleterre, ils violaient volontiers les femmes et les filles. Leur lubricité ne respectait même pas les servantes du Seigneur. L’abbesse de Coffingham, Ébba, assembla ses religieuses en chapitre et leur fit promettre de suivre l’exemple qu’elle leur donnerait, seul moyen d’échapper à l’insolence des vainqueurs barbares.

L’abbesse était apparemment une femme à barbe, car elle possédait un rasoir.

Elle le prit et se coupa le nez et la lèvre d’en haut jusqu’aux dents.

Les nonnes l’imitèrent et les Normands qui virent le lendemain ces filles si hideuses en eurent horreur. Mais ils se vengèrent de leur déception en brûlant le monastère avec les religieuses.

Qui sait, si Mme Ménard ayant suivi cet exemple, M. Syveton n’eût point poussé la France à opérer une descente en Angleterre ?

Le sacrificateur §

Le ministre de l’Intérieur et des Cultes prit la carte que lui présentait un huissier. Il lut : « Joseph R…h. » La carte n’était pas gravée, le ministre marmotta : « Drôle d’idée, faire des économies pareilles. Enfin ! » et s’adressant à l’huissier : « Faites entrer cette personne. »

Un monsieur fut introduit. Le ministre penché sur son bureau prononça : « Bonjour mon cher » et il se leva, les mains tendues, un sourire sur les lèvres. Mais ses mains retombèrent, son sourire disparut ; il ne reconnaissait plus le visiteur. Celui-ci s’inclina jusqu’à terre et dit en se relevant : « Je vois, monsieur le ministre, que je ne suis parvenu jusqu’à vous que parce que vous avez cru qu’il s’agissait de mon illustre homonyme. Ce dernier est, à la vérité, aussi de ma parenté par un certain Baer Jacob R…h, de Mayence, le même que Schinderhannes, fameux brigand allemand qui en voulait aux israélites, attaqua le 5 janvier 1800. » Le chef des religions en France s’impatientait, il dit : « Mes instants sont précieux, pour quelle affaire venez-vous ?

— Je viens solliciter votre Excellence à propos de mes fonctions, je dirai officielles, mais, hélas ! méconnues… Je coupe… Je taille…

— Vous êtes tailleur ?… Jardinier ?…

— Non, monsieur le ministre, je suis Mohel, autorisé par le consistoire. Mais, les temps sont durs. Rares sont les personnes, même israélites, qui ont recours aux Mohelim et nous ne pouvons qu’en nous-mêmes pratiquer la circoncision de nos cœurs, peu lucrative. L’autre, la circoncision sexuelle, si importante au point de vue hygiénique, ne nourrit plus ses praticiens que chez les musulmans. »

Le ministre prit des notes en disant : « Ce que vous me dites m’intéresse fort à cause de la statistique. Mais je ne peux rien pour vous. Faites-vous garçon boucher.

— Pouah ! dit le Mohel. Je suis descendu bien bas, mais pas autant. Pour vivre, assez maigrement, j’ai été obligé de me faire professeur et qui plus est, académicien. — Foutre ! Rien que ça ! » cria le ministre en sursautant. Le Mohel précisa : « Oui ! professeur dans une académie de billard. J’ai toujours été très fort au billard. J’enseigne à toutes sortes de gens la façon de tenir la queue et des carambolages variés. J’ajouterai que le billard étant heureusement à la mode, des dames même ont recours à mes lumières. Et je vis ainsi, en déclassé, moi qui ne devrais vivre que de mon ministère sacré autant que celui de votre Excellence. » Le secrétaire d’État sembla froissé par cette dernière assertion. Il prononça durement : « Mais N. de D. foutez-moi le camp. Vous ne voudriez pourtant pas que je forçasse les gens à se laisser circoncire ? » Le Mohel fort de son droit ne se laissa pas intimider. Il décrocha un calendrier pendu au mur et cria avec toute la véhémence des convaincus : « Si fait ! Si fait ! Regardez ce calendrier, à la date du 1er janvier vous y lirez ce mot CIRCONCISION. Je suppose que ce substantif n’est pas là pour les chiens. Même, comme je tiens un calendrier chrétien, je suis certain que le mot CIRCONCISION n’y est inscrit que pour indiquer aux catholiques et en général à tous les Français, leur devoir. Au 1er janvier tous les incirconsis doivent se faire circoncire. C’est légal, officiel. Voyez cette mention Almanach des postes et des télégraphes. J’espère que vous voilà hors de doute, monsieur le ministre. Vous enverrez une circulaire aux curés catholiques et aux pasteurs protestants afin que dans les paroisses et les temples, ils rappellent aux fidèles leur devoir qui consiste à se faire circoncire. De cette façon les Mohelim pourront vivre. De plus, monsieur le ministre, au cas où vous n’auriez pas encore satisfait à ce devoir, je vous engage fort à donner l’exemple et bien que nous ne soyons pas au 1er janvier… » Mais le ministre effrayé avait pressé un bouton de sonnette. Les huissiers accourus jetèrent dehors le Mohel frénétique qui ayant tiré son instrument de sacrificateur, le brandissait en déclamant.

Le gouvernement §

J’appelle chose bonne ou bonheur ce qui est ainsi au regard de l’homme et vertu chaque passion qui, lorsqu’elle est accompagnée d’une certaine action, nommée action vertueuse, aide au bonheur de l’homme.

Le reste est chose mauvaise ou péché pour la seule raison qu’étant hommes nous jugeons en hommes. C’est ainsi que toute action en doit être appelée bonne qu’en tant qu’elle aide au bonheur de l’homme.

Les êtres semblables, ceux qui constituent les espèces, après avoir obéi à la loi générale de l’égoïsme, s’aiment entre eux.

Les naturalistes et les psychologues essaient journellement d’expliquer les raisons de cette sympathie qui est surtout compréhensible parce que les êtres semblables ne se comprennent, ne se reproduisent qu’entre eux, c’est-à-dire qu’ils ont besoin l’un de l’autre pour leur défense. Car la raison la plus grave est celle qui est énoncée par l’axiome du IVe livre de l’Éthique.

Cette sympathie des êtres semblables est bien évidente par ce fait qu’ils éprouvent leur suprême plaisir (volupté) en accomplissant l’acte de génération qui est aussi la plus grande marque d’amour qu’un être particulier puisse faire à l’espèce. Je dis que cette sympathie pour l’espèce ne doit agir qu’après avoir satisfait l’égoïsme et qu’elle ne doit agir que sur un seul être semblable à la fois. Sans cela, elle ne mène qu’au péché, c’est-à-dire au malheur de l’espèce, partant, à celui des individus.

Je prétends qu’on ne peut donner le bonheur à tous les individus qui composent l’espèce, mais il est évident que le malheur de l’espèce n’implique pas le malheur de chaque individu de l’espèce.

La commisération est une passion mauvaise lorsqu’elle a pour objet un être non semblable à celui qui a pitié. Je dis passion mauvaise et non indifférente. En effet, de ce qui est indifférent le sage doit déjà se garder, mais en somme ce qui est indifférent peut servir, serait-ce pour l’expérience ou l’exercice et même cela peut devenir au gré bon ou mauvais. Mais cette commisération dont je parle est mauvaise, car une passion ne saurait être indifférente puisque de sa nature elle est accompagnée d’une action. La commisération est la douleur qu’un être ressent à cause de la douleur d’un autre être. Comme je n’écris et ne pourrais écrire que de mes semblables on remplacera le premier mot être par le mot homme. Or, de sa nature l’homme ne peut ressentir de douleur sans chercher à y remédier36 on voit facilement que la commisération est une passion immédiatement suivie d’action. Cette action ne peut être indifférente puisque cette action dont je parle n’agit pas dans la vie intérieure, mais dans le monde et sur les actions agissant dans le monde.

Donc la commisération ne peut être indifférente. Ainsi, il n’y a pour l’homme qu’une commisération qui soit bonne, celle qui a pour objet l’homme, un homme. Comme la commisération est une douleur et que l’homme n’en peut ressentir sans désirer d’y remédier, c’est-à-dire sans rechercher la joie ou le plaisir, elle est donc le désir du plaisir ayant pour cause une douleur extérieure.

La joie ou plaisir ayant pour cause une chose extérieure, c’est l’amour37, donc la commisération engendre l’amour.

Je dis que la commisération ayant pour objet un être non semblable à celui qui a pitié est mauvaise.

La commisération est un amour engendré par une douleur extérieure. L’homme qui éprouve de la commisération pour quelque chose l’aimera donc.

En dehors de l’homme son semblable, l’homme peut éprouver de la commisération pour l’animal. Malgré le respect que l’on doit à des théories évidentes, cet amour-là se nomme bestialité.

De même qu’il est plusieurs sortes d’amours (je n’emploie le mot amour que lorsque cette passion existe entre semblables) il est aussi plusieurs sortes de bestialités. Je ne m’occupe que de la bestialité engendrée par une douleur extérieure, celle d’un animal en l’espèce, c’est-à-dire de ce qui se produit lorsque l’amour, qu’engendre la miséricorde, est de la bestialité.

Il est de certains jolis animaux pour lesquels on voudrait être un bouddha, mais défie-toi si tu veux être sage. Laisse ces animaux s’ils sont inutiles dans le privé, ne les tue pas pourtant, car en liberté ils servent le plus souvent. Mais s’il était manifeste — et cela peut être en des cas — qu’ils fussent inutiles, il faudrait les détruire. Car l’homme pour suivre son instinct qui crée les besoins, les couleurs, le froid, le chaud, l’homme qui appelle naturellement bon et mauvais ce qui est ainsi selon ses sensations, sans songer que ce qui lui est bon est mauvais au regard d’autres êtres, ne doit chercher — puisqu’il doit vivre — que son bonheur.

Des gens protègent les animaux, défendent qu’on les maltraite. Voilà de bonne bestialité. Car maltraiter les animaux domestiques c’est nuire aux hommes qui en ont besoin, cette bestialité ne l’est donc pas, c’est l’humanité. C’est le désir d’être utile à l’homme, c’est de la commisération qui a pour objet un semblable ; que ces hommes soient bénis, ils agissent bien.

D’autres hommes depuis des temps reculés crient de ne point manger la chair des animaux mangeables. La plupart ont caché et cachent leur basse bestialité sous l’apparence de l’amour humain, crainte anciennement des peines édictées par les législateurs contre le péché de bestialité, crainte aujourd’hui des médecins aliénistes dont, autre mensonge, on les menace. Les premiers proclamaient ordinairement la métempsycose, croyance honorable, évidente, mais outrée, puisqu’elle ne tient aucun compte des formes perdues et de l’éparpillement inévitable. Ce respect eût dû s’étendre aux végétaux et même aux minéraux. Car la poussière des chemins qu’est-ce autre chose que la cendre des morts ? Il est vrai que ces anciens ne prêtaient point de vie aux choses inertes. Ceux qui aujourd’hui sont enclins à la bestialité avancent des prétextes plus sots : ils prétendent que l’homme, cet omnivore, doit se passer de chair. Et pourtant l’Église elle-même voit dans la privation de viande une mortification. Cette sottise est discutée par des savants qui se nourrissent et dont les pères se sont nourris de chair d’animaux depuis des siècles.

Donc la miséricorde exercée en dehors de l’espèce est un péché, car toute miséricorde telle nuit à l’espèce en restreignant les droits de sa puissance. De plus la miséricorde pour n’être pas un péché ne doit être exercée qu’à l’égard d’un seul individu à la fois, car autrement elle nuit aussi à l’espèce.

Lorsque la miséricorde d’un homme s’exerce sur des hommes ou sur des peuples, on voit bien en effet que son sujet n’est plus un semblable, mais une congrégation d’êtres semblables. Or, la partie n’est pas semblable au tout et partant cette miséricorde est mauvaise aussi. Elle a pour effet la recherche du bonheur social. On la pratique de différentes façons dont les principales sont la charité et la politique.

Des boutiques de charité dites établissements de bienfaisance ou d’assistance publique ont été installées. Des gens enrichis par le travail des misérables ou quelquefois riches pour leur bonté, non injustement, lèguent des revenus à ces boutiques. Ces hommes croient avoir été charitables, leur miséricorde s’apaise, ils meurent en paix. Erreur, ils péchèrent. Car que savent-ils des douleurs qu’ils ont soulagées ? puisqu’ils n’ont rien fait par eux-mêmes et peut-être pas aidé de misérables. Eux-mêmes eussent agi différemment, donc leur legs fut un péché puisqu’il se peut qu’ils l’eussent distribué de façon toute contraire. Le contraire de ce qu’ils eussent regardé comme bien est le mal et ils ont péché en donnant à d’autres le moyen de faire le mal. La charité pour être bonne doit être faite non en bloc mais d’individu à individu. C’est ainsi que l’Église catholique entend que soient accomplis les actes de charité qu’elle appelle œuvre de miséricorde. L’Église n’y voit qu’un moyen de mortification. J’ai donné d’autres raisons qui n’empiètent pas sur l’égoïsme considéré comme le fondement de l’instinct humain.

La deuxième façon de pratiquer la miséricorde sur l’espèce humaine et qui a pour effet la recherche du bonheur social se nomme politique.

La charité essaie de soulager le sort des misérables en les aidant de dons et de consolations. La politique veut améliorer leur condition en les gouvernant. La charité en se pratiquant d’homme à homme devient de la miséricorde bien entendue. La politique n’a pour but, souvent oublié, que de les aider en bloc.

Autant la charité est humble, malgré l’égoïsme qui la gouverne sans l’aveugler sur les puissances en nombre infini dont chaque être est l’esclave, autant la politique est présomptueuse.

Il ne viendrait à nul médecin la pensée de guérir tous les malades à l’aide de la même drogue, ni de soins communs. La science, si elle n’a pas rendu les médecins semblables à des dieux leur a du moins prouvé que la panacée n’est qu’une bête nommée chimère. Aussi soignent-ils chaque infirme suivant sa maladie et par les médecines qu’ils jugent appropriées.

Les politiciens cherchent une panacée aussi chimérique que l’autre, car chaque homme prétend être gouverné au seul point de vue de son bonheur. Et c’est bien cela que prétend la politique. Mais de quel front supposer que le bonheur de la femme, par exemple, soit de même sorte que celui de l’homme ! Chaque homme rêve un bonheur que, le plus souvent, il n’atteindra pas ; mais qu’importe ? Qu’est-ce un bonheur dont les législateurs, sociologues et autres politiciens disent : « Le bonheur que nous vous avons dévolu est un bonheur fait à l’image de nos désirs, de nos besoins et quelquefois selon les besoins que nous vous supposons. Vivez ainsi pour être heureux, mais si vous vous écartez de ces règles de bonheur que nous appelons des lois, nous nous chargerons de vous prouver qu’il n’y a plus de bonheur.

« Les bagnes, les bourreaux prouveront aux nations que nous avions tout préparé pour que vous fussiez heureux et que vous n’avez pas voulu. » D’ailleurs si les lois des politiciens sont des péchés, leur façon d’agir est raisonnable et vertueuse. Ils obéissent à l’instinct qui crie à chaque homme les paroles des sorcières de Macbeth : « Tu seras roi. » Ils obéissent à l’égoïsme naturel qui invite chaque homme à prendre la première place sur la terre et parmi ses semblables. Ce qui est mauvais en eux, ce sont leurs prétentions à l’humanité. Car, la plupart ne se doutent pas de leur cruauté et se croient vertueux.

Or, on appelle vertu une passion accompagnée d’une action vertueuse en ce qu’elle aide au bonheur de l’homme. La miséricorde appelée politique est une passion qui n’est pas accompagnée d’action vertueuse puisque ses résultats nuisent au bonheur de certains individus. Donc, la politique est une passion mauvaise. C’est une miséricorde mal entendue. Ce n’est qu’un seul péché qui ne peut pas devenir vertueux. C’est le plus grand de tous et que rien n’atténue. Il ne saurait y avoir une pauvre idée pour l’absoudre.

[1905-04 La Revue immoraliste] Théâtre de l’Œuvre §

La Revue immoraliste, avril 1904, p. 000.
[OP2 1109-1111]

La Gioconda, la fille de Jorio,par Gabriele D’Annunzio. Gioconda, vous êtes une belle fille. Les louanges des sculpteurs vous ont rendue folle de votre corps. Mais vous êtes vulgaire, croyez-le. Vos mains sont laides et vous détestez celles des autres femmes. Oui, vulgaire, passionnée, vous êtes l’image de l’art de celui qui vous conçut. Cet Italien a deux nobles passions, communes en Italie ; il aime le vin et l’amour, quelle devise pour lui dans ces deux mots latins : Cruor, Amor !Le sang répandu et la mêlée des beaux corps éperdus. Gioconda ! Gioconda ! Pourquoi vous souciez-vous de la gloire du sculpteur Lucio. Il faut parler de haine et d’amour.

Comme vous êtes vaine ! Vous veillez sur la statue qui vous représente. C’est que vous songez à votre renommée et non à la statue, au sculpteur. Qu’espérez-vous donc ? Vous vous appelez Gioconda, le nom est pris. Leonardo da Vinci est éternisé, cette femme et ses mains sont si belles !

Quels personnages s’agitent autour de vous ! Lorsqu’ils ne sont pas pris de frénésie, ils parlent comme s’ils ne vivaient point. Leurs phrases sont les souvenirs des livres qu’ils ont lus. Hélas ! On espère parfois qu’ils vont s’excuser. Ils le pourraient ; M. de Stendhal pensait qu’il est spirituel de plagier.

Mais ces personnages ne sont pas spirituels. C’est irritant.

Pauvre Silvia ! une statue qui tombe vous estropie dans la coulisse. Cela suffisait. Votre pouvoir résidait dans vos mains pâles, comme la force de Samson était dans sa chevelure. On essaye de nous apitoyer sur votre abandon et sur la petite fille de la mère aux mains coupées. Cela aurait pu être touchant. L’abandon est en effet le ressort le plus puissant pour émouvoir l’âme des spectateurs.

Mais nous savions ce qui arriverait. Les médiocres mystères jasés dans la maison du sculpteur avaient mis dans nos âmes une certaine puissance prophétique. Nous pensions comme cette Gioconda qui aime si brutalement la gloire et l’amour : privée de vos mains vous n’êtes plus intéressante. Comment pouvez-vous être attentive aux chansons et aux discours de cette pêcheuse. Elle les apprit vraisemblablement d’une Américaine « qui suit les mouvements littéraires ». Oïmé ! Gioconda ! Lucio ! Silvia ! comment pouvez-vous parler d’art. Quelle étroitesse de vues ! cela pourrait vous causer du tort chez de vrais artistes et surtout en Italie où l’on dit aussi en parlant des serruriers, des menuisiers : « gli artisti ».

Et puis trop d’auteurs ont quelques droits sur cette pièce diaprée comme un costume d’Arlequin. Il y a les couleurs Senancour, Zola, Hauptmann, Maeterlinck, Bataille, etc., etc.

Fille de Jorio, Mila di Codra, savez-vous que dans les Pouilles lorsqu’on veut nier, on se passe rapidement et plusieurs fois la main sous le menton comme si l’on imitait quelqu’un qui se rase. Vous ne le savez pas et vous ne prétendez raser personne.

Vos gestes dénotent une grande science de la chironomie. En effet, elle ne fait point défaut aux sorcières vagabondes. Mais dans les Pouilles, Mila di Codra, on vit rarement comme vous vivez. Les bergers y sont rarement aussi mystérieux que celui que vous aimez et qui est aussi un sculpteur innocent. Son père dont j’aime la lubricité et la violence n’est pas un personnage absolument neuf, mais pardonnons-lui, sa femme et ses filles possèdent évidemment une belle éducation. Sachant le français, sans doute, elles lisent Maeterlinck et dorment mal au fond des Pouilles.

Toute la pièce, d’ailleurs, aurait pu être écrite par M. François Coppée, à l’époque où ce digne homme, jeune encore, composait Pour la couronne.

La Revue indépendante §

[1911-08 La Revue indépendante] Georges Braque §

La Revue indépendante, nº 3, août 1911, p. 000.
[Non OP]

Parmi les peintres nouveaux, Georges Braque est un de ceux qui retiennent le plus l’attention. Ses recherches ont été regardées avec soin et ont déjà une influence.

La douceur de Corot combinée avec un grand souci du renouvellement des formes plastiques, c’est là ce qui caractérise l’art de Georges Braque. Il s’est dépouillé volontairement de tout ce qui pouvait le rattacher à son temps et, revenu aux principes, il va de l’avant selon le génie qui l’inspire.

 

Il y a peu de temps encore, les efforts auxquels se livraient un certain nombre d’artistes pour renouveler les arts plastiques étaient en butte aux moqueries non seulement du public, mais de la critique tout entière. Aujourd’hui, les plaisanteries ont cessé  ; nul n’oserait plus tourner en ridicule ces tentatives admirables sans battre en brèche du même coup l’ordre et l’harmonie, la grâce et la mesure, ces qualités sans lesquelles il n’y a point d’art, mais une furieuse tempête de tempéraments divers, plus ou moins nobles, essayant d’exprimer fiévreusement, hâtivement, déraisonnablement et avec le moins d’art possible leur étonnement devant la nature. À ces traits, on reconnaît l’impressionnisme. Ce nom était bien choisi  ; il s’agissait de gens réellement « impressionnés » devant le ciel, devant les arbres, devant la vie, dans la lumière. C’est l’éblouissement des oiseaux nocturnes au point du jour et c’est aussi l’affolement des hommes primitifs, des sauvages épouvantés devant l’éclat d’un astre, devant la majesté d’un élément. Ni ceux-ci, ni ceux-là, toutefois, ne se sont jamais avisés de voir dans leurs terreurs une émotion immédiatement artistique. Sentant qu’elle ressortissait avant tout aux passions religieuses, ils la cultivaient, la mesuraient, l’appliquaient, dressant ensuite leurs monuments gigantesques, déduisant le style de leurs décorations, créant par la comparaison, comme Dieu même, les images expressives de leurs conceptions. Au demeurant, l’impressionnisme n’a été qu’un instant pauvrement et seulement religieux des arts plastiques. Indépendamment de quelques maîtres magnifiquement doués, sûrs d’eux-mêmes, on vit une foule de zélateurs, de néophytes manifester par leurs tableaux qu’ils adoraient la lumière, qu’ils étaient en communication directe avec elle et le prouver en ne mélangeant point les couleurs, qu’il suffisait de répandre sur la toile pour devenir peintre, comme on devient chrétien par le baptême, sans qu’il faille pour cela le consentement du baptisé. Et c’était assez de manquer de goût pour atteindre la maîtrise. Je ne parle pas de ceux qui s’improvisaient peintres, à tout âge, sans études préalables, par esprit de lucre et parce qu’il était facile d’en imposer dans un art sur qui régnait le hasard. L’ignorance et la frénésie, voilà bien les caractéristiques de l’impressionnisme. Et, disant ignorance, j’entends un manque absolu de culture dans la plupart des cas  ; car, pour ce qui est de la science, on en mettait partout, à tort et à travers  ; on s’en réclamait  ; Épicure lui-même était à la base du système et les théories des physiciens de l’époque montraient les mérites des plus misérables improvisations.

Mais ce temps est passé. Ces absurdes essais picturaux rejoignent déjà dans les musées les chefs-d’œuvre et les mal-œuvres qu’on y entasse pêle-mêle. Il y a place maintenant pour un art plus noble, plus mesuré, mieux ordonné, plus cultivé.

Voici Georges Braque. L’avenir dira quelle part d’influence ont eue dans cette évolution des exemples magnifiques comme celui d’un Cézanne, le labeur solitaire et acharné d’un Picasso, la rencontre inopinée d’un Matisse et d’un Derain, précédée de celle d’un Derain et d’un de Vlaminck. Le succès a déjà récompensé les Picasso, les Matisse, les Derain, les de Vlaminck, les Friesz, les Marquet, les Van Dongen. Il faudra qu’il honore également les travaux d’une Marie Laurencin et d’un Georges Braque, qu’il laisse apparaître la pureté d’un Vallotton, qu’il mette à la place qui lui est due un maître comme Odilon Redon. Et la tâche que j’assigne au temps, je ne doute pas qu’il l’accomplisse.

Voici Georges Braque. Il mène une vie admirable. Il s’efforce avec passion vers la beauté et il l’atteint, on dirait sans effort.

Ses compositions ont l’harmonie et la plénitude qu’on attendait. Ses décorations témoignent d’un goût et d’une culture assurés par son instinct.

Puisant en lui-même les éléments des motifs synthétiques qu’il représente, il est devenu un créateur.

Il ne doit plus rien à ce qui l’entoure. Son esprit a provoqué volontairement le crépuscule de la réalité et voici que s’élabore plastiquement en lui-même et hors de lui-même une renaissance universelle.

Il exprime une beauté pleine de tendresse et la nacre de ses tableaux irise notre entendement.

Un lyrisme coloré et dont les exemples sont trop rares l’emplit d’un enthousiasme harmonieux et ses instruments de musique, sainte Cécile même les fait sonner.

Dans ses vallons bourdonnent et butinent les abeilles de toutes les jeunesses et le bonheur de l’innocence languit sur ses terrasses civilisées.

Ce peintre est angélique. Plus pur que les autres hommes, il ne se préoccupe point de ce qui étant étranger à son art le ferait soudain déchoir du paradis qu’il habite.

Qu’on ne vienne point chercher ici le mysticisme des dévots, la psychologie des littérateurs, ni la logique démonstrative des savants ! Ce peintre compose ses tableaux selon son souci absolu de pleine nouveauté, de pleine vérité. Et s’il s’appuie sur des moyens humains, sur des méthodes terrestres, c’est pour assurer la réalité de son lyrisme. Ses toiles ont l’unité qui les rend nécessaires.

Pour le peintre, pour le poète, pour les artistes (c’est ce qui les différencie des autres hommes, et surtout des savants), chaque œuvre devient un univers nouveau avec ses lois particulières.

Georges Braque ne connaît point le repos, et chacun de ses tableaux est le monument d’un effort que nul avant lui n’avait encore tenté.

Revue littéraire de Paris et de Champagne §

[1905-03 Revue littéraire de Paris et de Champagne] Mécislas Golberg §

Revue littéraire de Paris et de Champagne, 3e année, nº 24, mars 1905, p. 145. Source : Gallica.
[OP2 1001]

Les belles filles de la destinée vêtues de pures draperies s’enfuient.

Cher indompté ! c’est la victoire d’Hésione qu’elles apportent à l’avenir et ta renommée.

Quel courage ! Le rocher du Caucase n’est pour toi qu’un repositorium Apollinis.

Les poètes ne savent pas quel est le père de l’Amour, mais nous sommes les fils de ton Prométhée qui annonce la mélancolique beauté de l’ombre et nous le savons.

Souffrant sur le Caucase il gouverne encore les hommes, lui que les philosophes platoniciens melliflus mais menteurs pensaient être la providence.

Et toi fils du Titan, tu penses au bord de la mer latine et de loin réalises ce vœu de Maupertuis :

« Nous n’avons reçu que depuis très peu de temps une vie que nous allons perdre. Placés entre deux instants, dont l’un nous a vus naître, l’autre nous voit mourir, nous tâchons en vain d’étendre notre être au-delà de ces deux termes ; nous serions plus sages si nous nous appliquions à en bien remplir l’intervalle. »

Salut à toi. Un vieil auteur a dit de toi sans te connaître : « Il a des yeux de lynx, qui jettent d’eux-mêmes la lumière et qui sont plus intelligents, quand l’obscurité est plus grande. »

[1906-09 Revue littéraire de Paris et de Champagne] Idées et opinions sur l’avenir littéraire de la langue française

[Réponse à une enquête] §

Revue littéraire de Paris et de Champagne, nº 34, février-mars 1906, p. 105-106 (texte de Jean-René Aubert) ; nº 42, septembre 1906, p. 330 (réponse d’Apollinaire). Source : Gallica (numéro 34 ; numéro 42)
[OP2 958-959]

La bienfaisante anarchie des temps derniers a façonné pour les nouvelles générations un outil — le verbe — d’une extrême souplesse et d’un maniement merveilleusement adéquat à l’originalité de chaque ouvrier.

D’héroïques aînés ont défriché, libéré de toutes entraves divers chemins qui ont fatalement abouti dans un labyrinthe aux circuits délicieux mais mortels.

Les jeunes ainsi armés et affranchis, ont cherché et trouvent peu à peu l’issue lumineuse.

Deux voix libres et grandioses s’ouvrent dès lors à leur inquiétude : au fond de l’une s’évoque, dans le lointain du rêve, une cathédrale idéale, — au bout de l’autre un nouveau Parthénon.

Questionnaire38

[1.] Quelle est, selon vous, l’expression la plus juste des aspirations littéraires contemporaines, et sous quelle forme doit-elle se manifester : vers libre ou classique, poésie ou prose, théâtre, poème ou roman ?

[2.] Êtes-vous pour l’art de la construction, des lignes sobres et des paroles essentielles, ou pour l’art de l’anecdote lyrique, intuitive, chargée d’images, d’inversions et d’adjectifs ?

[3.] Est-ce la raison qui doit bâtir le portique clair et aéré de l’art moderne, ou est-ce la passion qui fera surgir la cathédrale de rêve, d’encens et de pénombre ?

[4.] Êtes-vous pour l’art de la lumière et de la précision distribuées avec science, ou pour l’art de la pénombre et de la mélopée, créé par la mystique intuitive ?

[5.] Le renouveau occidental doit-il naître par la raison ou par la mystique ?

* * *

Nous commencerons au prochain numéro la publication des réponses, accompagnées chacune d’une page significative de vers ou de prose,

J. R. Aubert.

Guillaume Apollinaire

J’avoue qu’il m’est impossible de répondre utilement à votre questionnaire.

1. — Vers libre et classique, poésie et prose, théâtre, poème et roman me paraissent des formes également excellentes. Je ne pense pas qu’aucune d’elles soit sacrifiée au bénéfice des autres.

2. — Je suis pour un art de fantaisie, de sentiment et de pensée, aussi éloigné que possible de la nature avec laquelle il ne doit avoir rien de commun. C’est, je crois, l’art de Racine, de Baudelaire, de Rimbaud.

3. — Votre troisième question m’en suggère une. Pascal et Goethe étaient-ils raisonnables ou passionnés ?

4. — Évidemment, ce que vous appelez : l’art de la pénombre et de la mélopée créé par la mystique intuitive, m’inspire une défiance insurmontable.

5. — L’art naît où il peut.

Je ne possède point de composition significative et je le regrette.

J’ajoute que votre indulgence à l’égard de nos aînés n’a d’égale que l’espérance que vous fondez sur les jeunes. Je me souhaite que votre espérance se justifie mieux que votre indulgence.

La Section d’or §

[1912-10-09 La Section d’or] Jeunes peintres ne vous frappez pas  ! §

La Section d’or, 1re année, nº 1, 9 octobre 1912, p. 1-2. Source : Bibliothèque Kandinsky (Centre Pompidou).
[OP2 484-485]

Quelques jeunes gens, écrivains d’art, peintres, poètes, se réunissent pour défendre leur idéal plastique, c’est l’idéal même.

Le titre qu’ils donnent à leur publication : La Section d’or, indique assez qu’ils ne se croient pas isolés dans l’art et qu’ils se rattachent à la grande tradition. Il se trouve qu’elle n’est pas celle de la plupart des écrivains d’art populaires de notre temps. C’est tant pis pour ces écrivains d’art.

Quelques-uns d’entre eux, pour donner du poids à leur légèreté, n’ont pas hésité à demander que leurs opinions entraînassent des sanctions pénales contre les artistes dont ils n’aiment point les œuvres.

La passion aveugle ces pauvres gens. Pardonnons-leur car ils ne savent pas ce qu’ils disent. C’est au nom de la nature que l’on tente d’accabler les peintres nouveaux.

On se demande ce que la nature peut avoir de commun avec les productions de cet art dégénéré que défend la citadelle de la rue Bonaparte ou avec les peintures des piètres héritiers des maîtres impressionnistes.

Bien plutôt ramèneraient à l’étude de la nature les sévères investigations des jeunes maîtres qui, avec un courage admirable, ont relevé le nom burlesque sous lequel on avait voulu les ridiculiser.

Les cubistes, à quelque tendance qu’ils appartiennent, apparaissent à tous ceux qui ont souci de l’avenir de l’art comme les artistes les plus sérieux et les plus intéressants de notre époque.

Et à ceux qui voudraient nier une vérité aussi évidente, on répond que si ces peintres n’ont point de talent, que si leur art est indigne d’être admiré, ceux qui font métier de guider le goût du public n’ont pas à s’en occuper.

Pourquoi tant de colères, messieurs les censeurs  ?

Les cubistes ne vous intéressent-ils point  ? Ne vous y intéressez donc point. Mais voilà des cris, des grincements de dents, des appels au gouvernement.

Tant de fiel entre-t-il au cœur des critiques d’art, cette violence, ces lamentations prouvent la vitalité de la nouvelle peinture et les œuvres qu’elle produit feront l’admiration des siècles, tandis que les pauvres détracteurs de l’art français contemporain seront vite oubliés.

Il ne faut pas oublier que l’on a tiré des coups de feu sur Victor Hugo. Sa gloire n’en fut point diminuée. Au contraire.

Le Siècle §

[1912-03-11 Le Siècle] Réponse à une enquête sur le cubisme §

Le Siècle, nº 27808, 11 mars 1912, p. 4 (repris de L’Action, 10 mars 1912 ; introduction d’Olivier Hourcade, « Enquête sur le Cubisme », Le Siècle, nº 27794, 26 février 1912, p. 3). Source : Gallica (introduction ; réponse).
[OP2 423]

L’Académie « La Palette » vient de confier la direction de l’ancien atelier Jacques Blanche à M. Le Fauconnier. M. Jean Metzinger professera à la même Académie. L’événement fait le tour du Landerneau des peintres : « Une Académie cubiste ! Une Académie cubiste ! »

« Ils n’avaient pas besoin de crier contre l’École des Beaux-Arts, nous disait une notabilité du Salon d’Hiver. Ce sont aussi des académiques, les cubistes. »

Les futuristes même, au lieu d’éclipser nos peintres d’avant-garde, contribuent à les placer au premier rang de l’actualité.

Les futuristes, en effet, sont leurs disciples, tout en devant beaucoup à Signac et à… Detaille. L’influence de Picasso sur Sévérini et l’influence de Metzinger sur Boccioni sont incontestables.

Il était donc intéressant de réunir aujourd’hui, pour nos lecteurs, quelques opinions autorisées sur « le cubisme ».

 

Olivier Hourcade.

* * *

Nous avons reçu la réponse suivante de

M. Guillaume Apollinaire

Cher Monsieur,

Je suis heureux de répéter, ici, ce que je n’ai cessé d’écrire : qu’à mon sens ce qu’on a voulu appeler le « cubisme » est la manifestation artistique la plus élevée de notre époque.

L’importance considérable que la presse s’est trouvée en quelque sorte obligée d’accorder à un très petit nombre de peintres, exposant, dans la plus petite salle du Salon d’automne, les toiles les moins tapageuses de toute l’exposition, montre combien cet art a de vigueur.

Je suis encore d’avis que si, dans l’ensemble, on le compare à l’art des impressionnistes qui l’ont précédé, on trouvera que dans l’expression de la beauté l’art des cubistes s’est davantage approché d’elle.

Je dois ajouter que mes éloges, je les adresse avant tout aux tendances de la nouvelle peinture, réservant mon jugement sur le talent particulier de chacun des nouveaux peintres.

Guillaume Apollinaire.

SIC §

[1916-08 SIC] Les tendances nouvelles

Interview avec Guillaume Apollinaire §

Sic, vol. 1, nº 10, août-septembre-octobre 1916, p. 2-3. Source : Blue Mountain Project (Princeton University).
[OP2 985-987]

On dit que cet hiver, malgré eux, malgré tout, la vie des lettres et des arts va retrouver presque toute son activité. On nous annonce plusieurs expositions, on nous annonce plusieurs livres. Guillaume Apollinaire, le premier, comme toujours, se lève. Il publie Le Poète assassiné, un volume à 3,50 F, que vous trouverez chez tous les libraires ; un livre de poèmes va suivre. Nous lirons tout cela, bien entendu ; mais dès aujourd’hui j’ai voulu recueillir pour les lecteurs de SIC ses idées générales sur l’état actuel du mouvement littéraire d’avant-garde, le considérant comme le poète qualifié pour parler de ces choses difficiles. J’ajoute que, le trouvant blessé, il ne m’a pas toujours parlé avec l’abondance que j’aurais voulue. Mais ce qu’il m’en a dit suffit du moins pour nom permettre tous les espoirs.

Où en sommes-nous ?

La guerre qui a retrempé les caractères a sans doute retrempé et renouvelé les talents. Elle a déjà produit quelques livres de soldats pleins d’une mâle simplicité et d’idées neuves, ceux de ma génération doivent en être satisfaits, car nous n’avons tendu qu’à cela, poètes, prosateurs et peintres : exprimer avec simplicité des idées neuves et humaines, créer un humanisme nouveau qui, fondé sur la connaissance du passé, accordât les lettres et les arts avec les progrès que l’on remarque dans les sciences et les moyens nouveaux que l’homme a à sa disposition. La guerre a montré la nécessité de ne pas s’attarder. Le présent doit être le fruit de la connaissance du passé et la vision de l’avenir.

Pensez-vous que la guerre doive modifier les mouvements d’avant-garde et dans quel sens ?

Oui, la guerre doit modifier ces mouvements et les aiguiller vers plus de perfection. De la connaissance du passé il naît la raison, de la vision de l’avenir surgit l’audace et la prévoyance. On ne fera plus de littérature désintéressée. Car en examinant le passé on trouvera des exemples, en créant l’avenir on pensera à léguer des forces à ceux qui sont à naître.

Pensez-vous que la guerre elle-même puisse inspirer des œuvres dignes d’intérêt ?

Certes et il faut le souhaiter. Il ne faudrait pas qu’une leçon aussi violente fût perdue. Quoi de plus beau du reste que de chanter les héros et la grandeur de la patrie. Quoi de plus beau que d’inspirer de nobles sentiments aux générations à venir, quoi de plus noble qu’en rappelant les expériences de la guerre forcer les gouvernants à ne jamais oublier que nous devons être forts si nous voulons exercer librement les arts de la paix et nous élever dans ces arts.

Pressentez-vous une période épique ou lyrique ?

Lyrique ? sans aucun doute ! épique ? cela dépend du souffle des poètes. Mais il est aujourd’hui un art d’où peut naître une sorte de sentiment épique par l’amour du lyrisme du poète et la vérité dramatique des situations, c’est le cinématographe. L’épopée véritable étant celle que l’on récitait au peuple assemblé et rien n’est plus près du peuple que le cinéma. Celui qui projette un film joue aujourd’hui le rôle du jongleur d’autrefois. Le poète épique s’exprimera au moyen du cinéma, et dans une belle épopée où se rejoindront tous les arts, le musicien jouera aussi son rôle pour accompagner les phrases lyriques du récitant.

Et le théâtre ?

Question trop compliquée peut-être. Le théâtre de chambre ou de scène aura moins d’importance qu’autrefois. Peut-être qu’un théâtre de cirque naîtra plus violent ou plus burlesque, plus simple aussi que l’autre. Mais le grand théâtre qui produit une dramaturgie totale c’est sans aucun doute le cinéma. Cette opinion n’est pas seulement la mienne au demeurant et Léon Daudet l’a déjà développée maintes fois et excellemment.

Allons-nous vers un art complexe ou simple ?

Je vous ai parlé de simplicité tout à l’heure, simplicité d’expression s’entend, pour atteindre à une plus grande perfection. Mais pour ce qui est de la complexité elle sera en rapport avec la richesse intérieure du poète ou de l’artiste. Mais rien à mon sens ne fera abandonner ce que l’on a acquis dans ce domaine où la jeune littérature et la jeune peinture ont déjà poussé bien loin leurs explorations.

Vous sentez-vous vous-même porté vers une orientation nouvelle ?

Qu’importe ? Et vous pouvez en juger d’ailleurs par mes réponses précédentes. Mais l’esprit souffle où il veut. Et je m’efforcerai de faire toujours de mon mieux. »

 

Tandis qu’Apollinaire répondait à mes questions, ses yeux regardaient distraitement par la fenêtre et sa main griffonnait : il m’a paru amusant de donner ce dessin à côté des pensées nées en même temps que lui.

Les Soirées de Paris §

[1912-02 Les Soirées de Paris] Du Sujet dans la Peinture moderne §

Les Soirées de Paris : recueil mensuel, nº 1, février 1912, p. 1-4. Source : Gallica.
[Non OP]

Les peintres nouveaux peignent des tableaux où il n’y a pas de sujet véritable. Et les dénominations que l’on trouve dans les catalogues jouent désormais le rôle des noms qui désignent les hommes sans les caractériser.

De même qu’il existe des Legros qui sont fort maigres et des Leblond qui sont très bruns, j’ai vu des toiles appelées : Solitude, où il y avait plusieurs personnages.

On condescend encore parfois à se servir de mots vaguement explicatifs comme portrait, paysage, nature morte ; mais beaucoup de jeunes peintres n’emploient que le vocable plus général de peinture.

Les peintres, s’ils observent encore la nature, ne l’imitent plus et ils évitent avec soin la représentation de scènes naturelles observées ou reconstituées par l’étude. L'art moderne repousse tous les moyens de plaire mis en œuvre par les plus grands artistes des temps passés : représentation parfaite de la figure humaine, nudités voluptueuses, fini des détails, etc… L’art de maintenant est austère, et le sénateur le plus pudique n’y trouverait rien à redire.

On. sait même que l’une des raisons des succès qu’a rencontrés le cubisme dans la bonne société vient justement de cette austérité.

La vraisemblance n’a plus aucune importance, car tout est sacrifié par l’artiste à la composition de son tableau. Le sujet ne compte plus ou s’il compte c’est à peine.

* * *

Si le but de la peinture est toujours comme il fut jadis : le plaisir des yeux, on demande désormais à l’amateur d’y trouver un autre plaisir que celui que peut lui procurer aussi bien le spectacle des choses naturelles.

On s’achemine ainsi vers un art entièrement nouveau, qui sera à la peinture, telle qu’on l’avait envisagée jusqu’ici, ce que la musique est à la littérature.

Ce sera de la peinture pure, de même que la musique est de la littérature pure.

L'amateur de musique éprouve, en entendant un concert, une joie d’un ordre différent de la joie qu’il éprouve en écoutant les bruits naturels comme le murmure d’un ruisseau, le fracas d’un torrent, le sifflement du vent dans une forêt, ou les harmonies du langage humain fondées sur la raison et non sur l’esthétique.

De même, les peintres nouveaux procurent déjà à leurs admirateurs des sensations artistiques uniquement dues à l’harmonie des lumières et des ombres et indépendantes du sujet dépeint dans le tableau.

* * *

On connaît l’anecdote d’Apelle et de Protogène qui est dans Pline.

Elle fait bien voir le plaisir esthétique indépendant du sujet traité par l’artiste et résultant seulement de ces contrastes dont j’ai parlé.

Apelle aborde, un jour, dans l’île de Rhodes pour voir les ouvrages de Protogène, qui y demeurait. Celui-ci était absent de son atelier quand Apelle s’y rendit. Une vieille était là qui gardait un grand tableau tout prêt à être peint. Apelle au lieu de laisser son nom, trace sur le tableau un trait si délié qu’on ne pouvait rien voir de mieux venu.

De retour, Protogène apercevant le linéament, reconnut la main d’Apelle et traça sur le trait un trait d’une autre couleur et plus subtil encore et, de cette façon, il semblait qu’il y eût trois traits.

Apelle revint le lendemain et la subtilité du trait qu’il traça ce jour-là désespéra Protogène et ce tableau causa longtemps l’admiration des connaisseurs qui le regardaient avec autant de plaisir que si, au lieu d’y représenter des traits presque invisibles, on y avait figuré des dieux et des déesses.

* * *

Les jeunes peintres des écoles extrêmes veulent donc faire de la peinture pure. C'est un art plastique entièrement nouveau. Il n’en est qu’a son commencement et n’est pas encore aussi abstrait qu’il voudrait l’être. Les nouveaux peintres font bien de la mathématique sans le ou la savoir, mais il n’ont pas encore abandonné la nature qu’ils interrogent patiemment.

Un Picasso étudie un objet comme un chirurgien dissèque un cadavre.

Cet art de la peinture pure s’il parvient à se dégager entièrement de l’ancienne peinture, ne causera pas nécessairement la disparition de celle-ci, pas plus que le développement de la musique n’a causé la disparition des différents genres littéraires, pas plus que l’âcreté du tabac n’a remplacé la saveur des aliments.

Guillaume Apollinaire.

[1912-03 Les Soirées de Paris] Quatre lettres sur la peinture §

Les Soirées de Paris : recueil mensuel, nº 2, mars 1912, p. 42-47. Source : Gallica.
[OP2 420]

On sait quelle profonde influence le génie de Paul Cézanne a exercée sur les jeunes peintres contemporains.

Voici quatre lettres adressées par le vieux maître aixois au peintre Charles Camoin, dont les tentatives artistiques l’avaient intéressé. On trouvera dans ces courts billets la pensée intime de Cézanne sur son art, un cri d’orgueil : « Je vous parlerai plus justement que n’importe qui sur la peinture », et un enseignement que nous souhaitons profitable.

Dans ces lettres, il est souvent parlé du poète Léo Larguier qui a publié récemment ses souvenirs du grand peintre. Dans l’écriture de Cézanne les t sont barrés avec un très long trait, il employait les doubles ss dont Rétif de La Bretonne demandait la suppression en typographie et qui furent supprimés par les Didot. Il employait souvent l’accent grave pour l’accent aigu. La signature de Cézanne est ornée de paraphes entourant le P à gauche, soulignant et surmontant le nom entier.

G. Apollinaire.

Aix, 3 Février 190239.

Cher Monsieur Camoin,

J’ai reçu samedi seulement votre dernière lettre, j’ai adressé ma réponse à Avignon. Aujourd’hui 3, je trouve dans ma boîte votre lettre du 2 février, venant de Paris. Larguier fut malade la semaine dernière et retenu à l’infirmerie, ce qui explique le retard dans la transmission de votre lettre. — Puisque vous voilà à Paris, et que les maîtres du Louvre vous attirent, et si cela vous dit, faites d’après les grands maîtres décoratifs Véronèse et Rubens des études, mais comme vous feriez d’après nature, — ce que je n’ai su faire qu’incomplètement. — Mais vous faites bien surtout d’étudier sur nature. D’après ce que j’ai pu voir de vous, vous marcherez rapidement. Je suis heureux d’apprendre que vous appréciez Vollard, qui est un sincère et sérieux en même temps. Je vous félicite sincèrement de vous trouver auprès de madame votre mère, qui dans les moments de tristesse et d’abattement sera pour vous le plus sûr point d’appui moral, et la source la plus vive où vous puissiez puiser un courage nouveau pour travailler à votre art, ce qu’il faudrait tâcher d’arriver à faire, non pas sans ressort et mollement mais d’une façon calme et continue, ce qui ne peut manquer d’amener un état de clairvoyance, très utile pour vous diriger avec fermeté dans la vie. — Je vous remercie pour la façon toute fraternelle dont vous envisagez les efforts que j’ai tentés pour arriver à m’exprimer lucidement en peinture.

Dans l’espoir que j’aurai un jour le plaisir de vous revoir, je vous serre cordialement et affectueusement la main.

Votre vieux confrère,

Paul Cézanne.

 

Aix, 22 Février 190340.

Cher Monsieur Camoin,

Très fatigué, 64 ans d’âge, je vous prie d’excuser le retard très prolongé que j’ai mis à vous répondre Ce ne sera que deux mots.

Mon fils actuellement à Paris, est un grand philosophe. Je ne veux pas dire par là que ce soit ni l’égal, ni l’émule de Diderot, Voltaire ou Rousseau. Voulez-vous l’honorer de votre visite, 31, rue Ballu : près de la place Clichy, où se trouve la statue du général Moncey. — En lui écrivant, je lui dirai un mot de vous ; il est assez ombrageux, un indifférent, mais bon garçon. Son intermédiaire aplanira pour moi la difficulté que j’ai de comprendre dans la vie.

Vous remercie vivement pour votre dernière lettre. Mais je dois travailler. — Tout est, en art surtout, théorie développée et appliquée au contact de la nature.

Reparlerons de tout cela quand j’aurai le plaisir de vous revoir.

Ceci est la lettre la plus juste que je vous ai écrite jusqu’ici.

Credo

Bien cordialement à vous,

P. Cézanne.

 

Quand je vous verrai, je vous parlerai plus justement que n’importe qui, sur la peinture. — Je n’ai rien à cacher en art.

Il n’y a que la force initiale id est le tempérament qui puisse porter quelqu’un au but qu’il doit atteindre.

P. Cézanne.

 

Aix, 28 Janvier 191241 .

Cher Monsieur Camoin,

Voici déjà nombre de jours écoulés, où j’ai eu le plaisir de vous lire; J’ai peu de choses à vous dire ; on parle plus en effet de peinture et peut-être mieux en étant sur le motif, qu’en devisant de théories purement spéculatives, — et dans lesquelles on s’égare assez souvent. J’ai plus d’une fois dans mes longues heures de solitude pensé à vous. Monsieur Aurenche a été nommé receveur à Pierrelute en Dauphiné. Monsieur Larguier que je vois assez fréquemment le Dimanche surtout m’a transmis votre lettre. Il soupire après le moment de sa libération, elle arrivera dans 6 à 7 mois. Mon fils qui est ici a fait sa connaissance et ils sortent et passent souvent la soirée ensemble ; ils parlent un peu de littérature et d’avenir d’art. Son passage à l’armée fini, Monsieur Larguier retournera probablement à Paris continuer ses études (Sciences morales et politiques) rue Saint-Guillaume, où professe notamment Monsieur Hanoteau, sans abandonner néanmoins la poésie. Mon fils y retournera aussi, il aura donc le plaisir de faire votre connaissance, quand vous remonterez à la capitale. Vollard est passé par Aix, il y a une quinzaine. J’ai reçu des nouvelles de Monet, et la carte de Louis Leydet, fils du sénateur, circonscription d’Aix. Ce dernier est peintre, il est actuellement à Paris et est dans les mêmes idées que vous et moi. Vous voyez qu’une ère d’art nouveau se prépare, vous le pressentiez, continuez d’étudier sans défaillance, Dieu fera le reste. Je termine en vous souhaitant bon courage, de bonnes études, et le succès ne peut manquer de couronner vos efforts.

Croyez-moi bien sincèrement avec vous, et vive la patrie notre mère commune, et terre d’espérance, et agréez mes vifs remerciements pour votre bon souvenir.

Votre dévoué,

Paul Cézanne.

 

Aix, 13 Septembre 190342 .

Cher Monsieur Camoin,

Je suis heureux de recevoir de vos nouvelles, et vous félicite d’être libre de vous livrer entièrement à l’étude.

Je croyais vous avoir dit en causant que Monet habitait Giverny ; je souhaite que l’influence artistique que ce maître ne peut manquer d’exercer sur l’entourage plus ou mieux direct qui l’environne, se fasse sentir dans la mesure strictement nécessaire qu’elle peut et doit avoir sur un artiste jeune et bien disposé au travail. Couture disait à ses élèves « ayez de bonnes fréquentations » soit « Allez au Louvre ». Mais après avoir vu les grands maîtres qui y reposent, il faut se hâter d’en sortir et vivifier en soi, au contact de la nature, les instincts, les sensations d’art qui résident en nous. Je regrette de ne pouvoir me trouver avec vous. L’âge serait peu si d’autres considérations ne m’empêchaient de quitter Aix. J’espère néanmoins que j’aurai un jour le plaisir de vous revoir. Larguier est à Paris. Mon fils est à Fontainebleau avec sa mère.

Je dois vous souhaiter de bonnes études en présence de la nature, c’est ce qu’il y a de mieux.

Si vous rencontriez le maître que tous deux admirons43, rappelez-moi à son bon souvenir.

Il n’aime pas beaucoup je crois, à ce qu’on l’embête, mais en faveur de la sincérité, peut-être se défendrait-il un peu.

Croyez-moi bien cordialement à vous,

Paul Cézanne.

[1912-04 Les Soirées de Paris] La Peinture nouvelle.
Notes d’art §

Les Soirées de Paris : recueil mensuel, nº 3, avril 1912, p. 89-92. Source : Gallica.
[Non OP]

On a vivement reproché aux peintres nouveaux de préoccupations géométriques. Cependant les figures géométriques sont l’essentiel du dessin. La géométrie, science qui a pour objet l’étendue, sa mesure et ses rapports, ont été de tous temps la règle même de la peinture.

Jusqu’à présent, les trois dimensions de la géométrie euclidienne suffisaient aux inquiétudes que le sentiment de l’infini met dans l’âme des grands artistes, inquiétudes qui ne sont pas délibérément scientifiques puisque l’art et la science sont deux domaines distincts.

Les nouveaux peintres, pas plus que leurs anciens, ne se sont proposés d’être des géomètres. Mais on peut dire que la géométrie est aux arts plastiques ce que la grammaire est à l’art de l’écrivain. Or, aujourd’hui, les savants ne s’en tiennent plus aux trois dimensions de la géométrie euclidienne. Les peintres ont été amenés tout naturellement à se préoccuper de ces nouvelles mesures de l’étendue que dans le langage des ateliers modernes on désigne toutes ensemble et brièvement par le terme de quatrième dimension.

Sans entrer dans des explications mathématiques d’un autre domaine et en m’en tenant à la représentation plastique, telle qu’elle s’offre à mon esprit, je dirais que dans ces arts plastiques, la quatrième dimension est engendrée par les trois mesures connues : elle figure l’immensité de l’espace s’éternisant dans toutes les directions à un moment déterminé. Elle est l espace même, la dimension de l’infini ; c’est elle qui doue de plasticité les objets. Elle leur donne les proportions qu’ils méritent dans l’œuvre d’art tandis que, dans l’art grec par exemple, un rythme en quelque sorte mécanique détruit sans cesse les proportions.

L’art grec avait de la beauté une conception purement humaine. Il prenait l’homme comme mesure de la perfection. L’art des peintres nouveaux prend l’univers infini comme idéal et c’est à la quatrième dimension seule que l’on doit cette nouvelle mesure de la perfection qui permet à l’artiste de donner aux objets des proportions conformes au degré de plasticité où il souhaite amener ses objets.

Nietzsche avait deviné la possibilité d’un tel art :

« Ô Dyonisios divin, pourquoi me tires-tu les oreilles ? demande Ariane à son philosophique amant dans un de ces célèbres dialogues sur l’Île de Naxos.

— Je trouve quelque chose d’agréable, de plaisant à tes oreilles, Ariane : pourquoi ne sont-elles pas plus longues encore ? »

Nietzsche, quand il rapporte cette anecdocte, fait par la bouche de Dionysios le procès de l’art grec.

* * *

Voulant atteindre aux proportions de l’idéal, ne se bornant pas à l’humanité, les jeunes peintres nous offrent des œuvres plus cérébrales que sensuelles. Ils s’éloignent de plus en plus de l’ancien art des illusions d’optique et des proportions locales pour exprimer la grandeur des formes métaphysiques. C’est pourquoi l’art actuel, s’il n’est pas l’émanation directe de croyances religieuses déterminées, présente cependant plusieurs caractères du grand art, c’est-à-dire de l’Art religieux.

* * *

On pourrait donner de l’art la définition suivante : création de nouvelles illusions. En effet, tout ce que nous ressentons n’est qu’illusion et le propre des artistes est de modifier les illusions du public dans le sens de leur création. Ainsi, la structure générale d’une momie égyptienne est conforme aux figures tracées par les artistes égyptiens et cependant les anciens Égyptiens étaient fort différents les uns des autres. Ils se conformaient à l’art de leur époque. C’est le propre de l’Art, son rôle social, de créer cette illusion : le type. Dieu sait si l’on s’est moqué des tableaux de Manet, de Renoir ! Eh bien ! il suffit de jeter les yeux sur des photographies de l’époque pour s’apercevoir de la conformité des gens et des choses aux tableaux qu’ils en ont peints.

Cette illusion me paraît toute naturelle, les œuvres d’art étant ce qu’une époque produit de plus énergique au point de vue de la plastique. Cette énergie s’impose aux hommes et elle est par eux la mesure plastique d’une époque. Ainsi, ceux et celles qui, dans le public, se moquent des nouveaux peintres, se moquent de leur propre figure, car l’humanité de l’avenir se représentera l’humanité d’aujourd’hui d’après les représentations que les artistes de l’art le plus vivant, c’est-à-dire le plus nouveau, en auront laissé. Ne me dites pas qu’il y a aujourd’hui d’autres peintres qui peignent de telle façon que l’humanité puisse s’y reconnaître peinte à son image. Toutes les œuvres d’art d’une époque finissent par ressembler aux œuvres de l’art le plus énergique, le plus expressif, le plus typique. Les poupées qui sont un art populaire semblent toujours inspirées par les œuvres du grand art de la même époque. C’est une vérité qu’il est facile de contrôler. Et cependant qui oserait dire que les poupées que l’on vendait dans les bazars vers 1880 ont été sculptées avec un sentiment analogue à celui de Renoir quand il peignait ses portraits ? Personne alors ne s’en apercevait. Cela signifie cependant que l’art de Renoir était assez énergique, assez vivant pour s’imposer à nos sens tandis qu’au grand public de l’époque où il débutait ses conceptions apparaissaient comme autant d’absurdités et de folies.

Guillaume Apollinaire.

[1912-05 Les Soirées de Paris] La Peinture nouvelle.
Notes d’art §

Les Soirées de Paris : recueil mensuel, nº 4, mai 1912, p. 113-115.Source : Gallica.
[Non OP]

Le grand public d’aujourd’hui résiste aux œuvres des jeunes peintres, de même façon que le public de 1880 aux œuvres de Renoir. Il va jusqu’à les traiter de farceurs et c’est tout au plus s’il condescend parfois à dire qu’ils se trompent.

Or on ne connaît pas dans toute l’histoire des arts une seule mystification collective, non plus une erreur artistique collective. Il y a des cas isolés de mystification et d’erreur, mais il ne saurait en exister de collectifs. Si la nouvelle école de peinture nous présentait un de ces cas, ce serait un événement si extraordinaire qu’on pourrait l’appeler un miracle. Concevoir un cas de cette sorte, ce serait concevoir que brusquement dans une nation donnée tous les enfants naîtraient privés de tête ou d’une jambe ou d’un bras, conception évidemment absurde. Il n’y a pas d’erreurs ni de mystifications collectives en art, il n’y a que diverses époques et diverses écoles de l’art. Toutes sont également respectables et selon les idées que l’on se fait de la beauté, chaque école artistique est successivement admirée, méprisée et de nouveau admirée.

* * *

Pour ma part, j’admire à l’extrême l’école moderne de peinture parce qu’elle me paraît la plus audacieuse qui ait jamais été. Elle a posé la question du beau en soi.

Elle veut se figurer le beau dégagé de la délectation que l’homme cause à l’homme et depuis le commencement des temps historiques jusqu’à nos jours, aucun artiste européen n’avait osé cela. Il faut aux nouveaux artistes une beauté idéale qui ne soit plus seulement l’expression orgueilleuse de l’espèce.

* * *

L’art d’aujourd’hui revêt ses créations d’une apparence grandiose, monumentale, qui dépasse à cet égard tout ce qui avait été conçu par les artistes des époques précédentes et cependant il n’y a dans cet art aucune trace d’exotisme. Certes nos jeunes artistes connaissent les œuvres d’art chinois, les simulacres des Nègres et des Australiens, les minuties de l’art musulman, mais on ne trouve trace d’aucune de ces influences dans leurs œuvres, non plus que des peintures primitives italiennes ou germaniques. L’art français d’aujourd’hui est né spontanément sur le sol français. Et cela prouve la vitalité de la nation française et qu’elle est loin de la décadence. On pourrait facilement établir un parallèle entre cet art français contemporain et l’art gothique qui a semé d’admirables monuments sur le sol de France et de toute l’Europe. Finies les influences grecques et italiennes. Voici la renaissance de l’art français, c’est-à-dire de l’art gothique et spontanément, sans apparence de pastiche. L’art d’aujourd’hui se rattache à l’art gothique à travers tout ce que les écoles intermédiaires ont eu de véritablement français, de Poussin à Ingres, de Delacroix à Manet, de Cézane à Seurat, de Renoir au Douanier Rousseau, cette humble, mais si expressive et poétique expression de l’art français.

La vitalité de cet art énergique et infini qui est issu du sol de la France nous offre un merveilleux spectacle. Mais nul n’est prophète en son pays et c’est pourquoi il rencontre ici plus de résistances que partout ailleurs.

Guillaume Apollinaire.

[1912-09 Les Soirées de Paris] Petites recettes de magie moderne §

Les Soirées de Paris : recueil mensuel, nº 7, septembre 1912, p. 210-213. Source : Gallica.

Non OP ; attention, repris dans Le Poète assassiné (OP1 365-368)

 

Le manuscrit suivant a été trouvé devant le bureau d’omnibus de la place Perdre, le 10 juillet de cette année.

Nous le tenons à la disposition de son propriétaire s’il peut nous en faire la description exacte.

Nous n’avons aucune idée de la valeur des recettes que l’on va lire. Mais elles nous ont paru suffisamment singulières pour exciter la curiosité.

 

L’industrie du MAGICIEN qui de nos jours s’élève aux proportions de l’un des arts les plus agréables, je dirais presque les plus utiles au monde élégant, la MAGIE a dû subir de nombreuses transformations pour sortir de l’ornière que le charlatanisme et la routine lui avaient tracée. L’abus que dans le dernier siècle on avait vu faire des tables tournantes, des médiums de toutes sortes, de l’hypnotisme, des caries, de la chiromancie impromptue, du marc de café souvent nuisible à la santé comme en Turquie par exemple, avait fait naître des préventions fâcheuses et souvent exagérées. Le MAGICIEN avait été remplacé par la tireuse de cartes quand ce n’était pas par la voyante.

Mais depuis que le MAGICIEN dédaignant de rivaliser avec ces concurrents ridicules demande à la science et aux beaux-arts des combinaisons surprenantes, se préoccupe avant tout de l’hygiène, étudie les matières premières, les coordonne d’une manière rationnelle, depuis enfin que la MAGIE a revêtu des formes nouvelles en parfaite harmonie avec le bon goût et la raison, ces préventions ont beaucoup diminué.

Elles disparaîtront complètement quand on voudra distinguer les créations à l’usage des théâtres et des fêtes travesties de celles destinées à la bonne compagnie. A ceux-là, les recettes à résultat immédiat, mais trop violent pour être durable. Aux salons les combinaisons simples et suaves, les méthodes sérieuses qui, sans qu’il y paraisse, domptent le destin, qui, en un mot confèrent la puissance et le talent.

L’art du MAGICIEN considéré à ce double point de vue, mérite l’estime et l’intérêt des gens sensés. J’espère en apporter une preuve dans ces recettes choisies à l’usage des gens du monde.

Pommade pour éviter les pannes en automobile

Elle est très facile à faire. On prend plusieurs écorces de melon — il n’est pas besoin d’acheter de chapeaux neufs, les vieux étant excellents pour cet usage — ces melons doivent être très mûrs en effet. Évitez le plus possible que les écorces ne s’imprègnent de votre odeur en les épluchant et pour cela trempez au préalable vos mains dans de la farine. Coupez les écorces par morceaux et mettez-les dans une corbeille au four. Quand elles auront perdu toute leur humidité, pilez-les dans un mortier et passez la poussière dans un tamis très fin. Mélangez enfin à une solution de graisse personnelle. Vous m’en direz des nouvelles.

Santonine des poètes

Il arrive parfois que tel ou tel jeune homme — presque un enfant — obtient un grand succès dans les salons avec ses vers ou ceux des autres, et l’on voudrait en faire autant.

Prenez un peu de santonine et vous ferez des vers ; si la recette ne vous réussit point allez à l’Institut Pasteur où l’on a étudié très sérieusement les helminphes et en général tout ce qui se rapporte à la versification.

Autre recette pour la poésie

On doit toujours porter avec soi un parapluie que l’on n’ouvrira point. Cette recette dévoilée par M. André B. lui aurait été confiée par notre cher M. P. F. prince des poètes.

N. B. — Cette recette des plus efficaces ne s’utilise pas facilement.

Vinaigre pour trouver les pièces de cent sous

Vous prendrez trois livres de glace en branches fraîchement cueillies. Vous les éplucherez et les étalerez pour les faire un peu sécher, ayant soin de les remuer de temps à autre de crainte qu’elles ne s’échauffent. Vous les mettrez ensuite infuser dans douze litres de bon vinaigre blanc d’Orléans. Puis vous distillerez au bain-marie, feu modéré en commençant. Vous tirerez aisément huit litres de cette opération et les pièces de cent sous afflueront à merveille.

Poudre antihygiénique pour avoir beaucoup d’enfants

Haricots de l’année en poudre  3 kg.

Sucre tamisé        1 kg.

Magnésie        11 centig.

Parfumez le tout avec des pétales de roses sèches. Saupoudrez les draps de votre lit et ne vous levez point avant d’avoir réussi.

Eau-de-vie pour bien parler

Cresson de Para (spilanthus oleiacenus) fleuri et émondé de sa tige  125 gr.

Alcool à 33 degrés                  500 gr.

Macaroni                    10 gr.

Agiter avant de s’en servir, puis s’en bien laver les pieds.

Conjuration pour gagner à la Bourse

Mangerez chaque matin un hareng saur en prononçant quarante fois avant et après l’opération, « Pèse et chique, trinque et bois ». Et au bout du dixième jour, le diable sortira de la Bourse.

Recette pour la gloire

Portez sur vous quatre stylographes, buvez eau claire, ayez le miroir d’un grand homme et regardez- vous souvent dedans sans sourire.

Remède pour les arthritiques

Buvez gin à l’eau et en verrez l’effet avant deux mois.

Fin de la petite méthode

Pour copie conforme :
Guillaume Apollinaire.

[1912-12 Les Soirées de Paris] Notes [Réalité – Peinture pure] §

Les Soirées de Paris : recueil mensuel, nº 11, décembre 1912, p. 348-349. Source : Gallica.
[OP2 494-496]

On connaît les recherches de peinture pure faites par Robert Delaunay.

REALITÉ — PEINTURE PURE. — Dernièrement, montrant ses dernières œuvres où la réalité est aussi mouvementée que la lumière vivante, il expliquait son point de vue sur ses découvertes et l’on a pensé qu’il serait utile de noter ses déclarations esthétiques sur la construction de la réalité dans la peinture pure.

« Le réalisme est pour tous les arts la qualité éternelle qui doit décider de la beauté de sa durée et qui lui est adéquate.

« Dans le domaine de la peinture, recherchons la pureté des moyens, l’expression de la beauté la plus pure.

« L’impressionnisme nous mettait devant la nature immédiate, loin des styles.

« Ce fut une grande époque de préparation  ; la recherche de la seule réalité.

« Le fonctionnement de la lumière nécessaire à toute expression vitale de la beauté est resté le problème de la peinture moderne. De la lumière, Seurat a dégagé le contraste des complémentaires.

« Ce peintre fut un des premiers théoriciens de la lumière. Le contraste devint moyen d’expression, la mort prématurée de Seurat a peut-être interrompu la suite de ses découvertes.

« Sa création reste le contraste des couleurs complémentaires (le mélange optique par points, n’étant que technique, n’a pas l’importance du contraste, moyen de construction à l’expression pure).

« Ce premier moyen lui servait dans la traduction scénique de la nature les tableaux qu’il peint sont des sortes d’images fugaces.

« Le contraste simultané n’a pas été découvert, c’est-à-dire réalisé, par les plus audacieux des impressionnistes, et cependant il est la seule base de toute expression pure en peinture actuelle.

« Le contraste simultané assure le dynamisme des couleurs et leur construction, c’est-à-dire leur profondeur, leurs limites dans le tableau, et il est le moyen le plus fort d’expression de la réalité.

« La simultanéité des couleurs, par le contraste simultané et toutes les mesures (impaires) issues des couleurs selon leur expression dans leur mouvement représentatif, voilà la seule réalité pour construire en peinture.

« Nous arrivons à un art de peinture purement expressive.

« La lumière n’est pas un procédé et elle nous vient de la sensibilité. Sans la sensibilité (l’œil) aucun mouvement. Nos yeux sont la sensibilité essentielle entre la nature et notre âme. C’est dans nos yeux que se passe le présent et par conséquent notre sensibilité.

« Nous ne pouvons rien sans la sensibilité, donc sans lumière. Par conséquent, notre âme maintient sa vie dans l’harmonie et l’harmonie ne s’engendre que de la simultanéité où les mesures et proportions de lumière arrivent à l’âme, sens suprême, par nos yeux.

« Et l’âme juge les figures de l’œuvre naturelle en comparaison (critique pure) avec la nature et commande à l’inventeur. L’inventeur tient compte de ce qui est dans l’univers par essence, fréquence, imagination et simultanéité.

« La nature engendre donc la science de la peinture.

« Les premières peintures furent seulement une ligne qui entourait l’ombre d’un homme faite par le soleil sur le sol.

« Mais combien sommes-nous loin, par les moyens actuels, de ces simulacres, puisque nous avons la lumière (couleurs claires, couleurs foncées, leurs compléments, leurs intervalles et leur simultanéité) et toutes les mesures de couleurs issues de l’intelligence à créer l’harmonie.

« L’harmonie en peinture c’est le sujet, c’est-à-dire la proportion harmonique : cette proportion est composée de divers membres simultanés dans une action.

« Cette proportion harmonique est créée d’un côté par la sensibilité  ; de l’autre elle est ordonnée par le créateur qui doit s’évertuer de donner le plus d’expression réaliste.

« Le sujet est “éternel” dans l’œuvre d’art et doit apparaître à l’initié dans tout son ordre et dans toute sa science. Ce sujet est tout plastique dans la peinture et ressort de la vision et doit être l’expression pure de la nature humaine, l’éternel sujet est trouvé dans la nature même  ; l’inspiration et la claire vision appartiennent à celui qui découvre les limites les plus belles et les plus fortes. »

[1913-11-15 Les Soirées de Paris] Chronique mensuelle §

Les Soirées de Paris : recueil mensuel, nº 18, 15 novembre 1913, p. 2-6. Source : Gallica.
[OP2 621-624 + OP2 969]

Le premier Salon d’automne de Berlin, organisé par la revue Der Sturm, s’est ouvert au mois de septembre. Le but des organisateurs, ainsi que le dit M. Herwarth Walden dans la préface au catalogue, a été de donner un aperçu de ce que sont aujourd’hui les arts plastiques dans le monde entier. Il serait plus juste de prétendre que ce Salon représente les nouvelles tendances des arts plastiques.

La place d’honneur a été réservée au regretté Henri Rousseau qui figure ici avec vingt et une toiles et un dessin à la plume. Cet hommage des Berlinois à la peinture française me paraît extrêmement touchant. Rousseau, bien qu’il n’appartînt pas par naissance ni par son éducation aux hautes sphères intellectuelles, participait cependant de la culture française générale. Il représentait, avec un extrême bonheur, le plus complètement et le plus gentiment du monde ce naturel orné, délicat, ingénu, mêlé d’enjouement et d’une ironie avertie et naïve qui n’appartint jamais en propre qu’à quelques Français artistes ou poètes. Ainsi furent Villon, Restif de La Bretonne…

Le Douanier n’aurait pas pu naître en Allemagne, où les mieux doués, pour se livrer aux arts, doivent avoir étudié. C’est le pays des professeurs et des docteurs. Et l’hommage rendu au Douanier s’adresse aussi à la France, seul pays où il pouvait naître.

L’ensemble du Salon d’automne berlinois est une exaltation des tendances des jeunes peintres français ou peignant à Paris et tout particulièrement de l’orphisme. Les futuristes y ont pris part, mais les futuristes ressortissent aussi au mouvement artistique qui a Paris comme capitale.

Les mentions du catalogue concernant l’envoi de Delaunay ont tant de saveur qu’on regrettera toujours de ne pas avoir vu ce qu’il expose :

« Contraste simultané mouvement de couleur profondeur ;

« Contraste simultané mouvement de couleur profondeur prisme soleil 1 ;

« Contraste simultané mouvement de couleur profondeur prisme lune 2 ;

« Soleil 1 ;

« Soleil 2 ;

« Soleil 3 ;

« Soleil 4 ;

« Soleil Tour Aéroplane simultané ;

« Soleil Lune simultané 1 ;

« Soleil Lune simultané 2 ;

« Lune 1 ;

« Lune 2 ;

« Lune 3 ;

« Seine Tour Roue Ballon Arc-en-ciel simultanés ;

« 4e Représentation Simultanée : Paris New York Berlin Moscou La Tour Simultané, crayons de couleurs la représentation pour le livre des couleurs de la Tour Simultanée à Tout.

« 3e Représentation simultanée : L’Équipe de Cardiff.

« Le Manège des cochons.

« Portrait d’Henri Rousseau le Douanier. »

Delaunay, qui par son insistance et son talent a fait sien le terme de simultané qu’il a emprunté au vocabulaire des futuristes, mérite qu’on l’appelle désormais ainsi qu’il signe : le Simultané.

Première présentation des prismes, Sculpture Simultanée.

Dont il expose trois exemples :

« Cheval prisme Soleil Lune ;

« Parisienne prisme électrique ;

« Oiseau prisme du matin. »

L’idée, due à l’auteur, avait été communiquée à Delaunay, Gleizes, Léger, Duchamp-Villon, Marcel Duchamp, quelques mois avant l’exposition de Boccioni. Il s’agissait d’organiser une exposition de sculptures nouvelles avant tout le monde. L’auteur est heureux que quelqu’un l’ait enfin compris.

L’exposition de Mme Sonia Delaunay-Terck n’est pas moins attachante. Ce sont : la première affiche simultanée, les premières reliures simultanées, les premiers objets usuels ressortissant à la décoration simultanée :

« Halo profondeur (lampe et abat-jour) ;

« Profondeur Mouvement (rideaux) ;

« Voir Mouvement couleurs profondeur (coussin) ;

« Astral (coussin) ;

« Lune Absinthe (coupe) ;

« Eau Vin (coupe) ;

« Vin (coupe). »

Et cette ivresse de la couleur simultanée, si elle est une des tendances neuves de la peinture, est encore la tendance la plus neuve et peut-être la plus intéressante de l’art décoratif. Il nous manque encore une architecture polychrome. Celle des Grecs l’était.

Albert Gleizes figure à Berlin avec ses Joueurs de football.

Kandinsky est un des rares peintres peignant à l’étranger (il peint à Munich) qui, s’il a étudié la peinture française nouvelle, s’est le mieux dégagé d’elle pour suivre une voie personnelle. Il figure ici avec quelques tableaux.

Fernand Léger a envoyé neuf toiles et des dessins.

Metzinger a envoyé l’Oiseau bleu, et il aurait pu mieux choisir.

Picabia a exposé deux toiles orphiques.

Balla, Russolo, Ardengo Soffici, futuristes.

Je mentionne encore Boccioni, Severini et le vomissant Carrà, futuristes.

Le Salon berlinois n’est point complet puisqu’il y manque Matisse, Picasso, Derain, Braque, Marie Laurencin, Dufy, etc., et bien d’autres. Cependant c’est là une exposition historique et si l’orphisme s’est révélé la première fois aux Indépendants, c’est ici le premier Salon de l’orphisme.

D’autre part, nous recevons de Berlin la lettre suivante :

« Il est ennuyeux d’être d’accord, ne serait-ce qu’une fois, avec des esprits bas comme par exemple M. Westheim, critique d’art de la Frankfurter Zeitung. Mais le Salon d’automne de Berlin, organisé par M. Walden, directeur du Sturm, a été une déception. L’exposition rétrospective de Rousseau a eu un grand succès et ce succès a été, en somme, le triomphe de l’esprit réactionnaire en art. Nous nous en réjouissons en ce sens que c’était le triomphe du goût français, et les autres peintres français comme

« Gleizes, Léger, Metzinger, qui participent du goût français, paraissaient des esprits pondérés, simples et raffinés auprès des révolutionnaires allemands. Nous avons quitté cette exposition avec la conviction que les peintres d’avant-garde allemands ou italiens sont comme ces juifs convertis qui gardant toutes leurs qualités ou défauts deviennent du catholicisme le plus intolérant.

« Tout ce qui ressortissait au goût français et même au goût slave, comme Kandinsky, choquait Berlin, mais choquait par sa distinction. »

* * *

On nous écrit de Vienne :

« On pense généralement que l’Allemagne parisienne est le grand foyer de l’architecture moderne; on pourrait -citer des Parisiens avertis qui font venir leurs maçons de Berlin, de Leipzig ou de Munich. Un manque de goût aussi complet ne saurait être trop moqué, trop censuré.

« Au contraire, il y a en Autriche, à Vienne, une école d’architecture qui mérite d’attirer l’attention de tous les jeunes architectes d’Europe. Trois tendances s’y manifestent : celle de Wagner, de Hoffman et de Loos. La dernière oppose à l’ornementation des deux premières un style très sobre. L’architecte Adolf Loos vient de construire un café en bois et en marbre d’Algérie qui, sans ornements, est d’une fantaisie très nouvelle. L’intention de Loos est de faire une architecture qui permette l’utilisation des anciens meubles de style, si beaux et si précieux. On espère voir l’année prochaine, au Salon d’automne, l’exposition des maquettes de Loos accompagnées d’œuvres peintes d’un curieux artiste, de Kokoschka. C’est un écrivain français, établi à Vienne, M. Marcel Ray, l’esprit le plus averti sur les choses allemandes, qui s’occupe d’organiser cette exposition. »

* * *

Tandis que Marinetti souhaite l’ouverture d’un Théâtre de Variété où les acteurs ne seraient qu’acrobates, clowns et danseurs, tandis que les spectateurs s’y démèneraient, y crieraient, jouant chacun un rôle improvisé, à l’instar de la Commedia dell’ Arte, M. Jacques Copeau vient d’ouvrir le Théâtre du Vieux-Colombier. Ses intentions sont si nobles et si raisonnables que tous ceux qui aiment ou croient aimer l’art dramatique l’encourageront et le soutiendront au début. Toutefois, son but et son programme sont si modérés que s’il n’accentue point ce qu’il peut y avoir de nouveautés dans ses tendances, il n’aura bientôt plus avec lui que les plus tièdes et les plus mesquins des auteurs, peintres, musiciens et spectateurs.

Le danger pour une entreprise de ce genre est de tomber dans cette tiédeur raffinée, pauvre et prétentieuse, mi-munichoise, mi-salon d’automne, qui est bien ce qu’il y a de plus odieusement pompier de nos jours.

* * *

Si M. Copeau veut renouveler l’art dramatique, qu’il ait le courage d’avoir parfois du mauvais goût; car pour ce qui est du bon, la bonne volonté ne suffit pas toujours à en montrer.

[1913-11-15 Les Soirées de Paris] Chronique mensuelle §

Les Soirées de Paris : recueil mensuel, nº 18, 15 novembre 1913, p. 2-6. Source : Gallica.
[OP2 621-624 + OP2 969]

Le premier Salon d’automne de Berlin, organisé par la revue Der Sturm, s’est ouvert au mois de septembre. Le but des organisateurs, ainsi que le dit M. Herwarth Walden dans la préface au catalogue, a été de donner un aperçu de ce que sont aujourd’hui les arts plastiques dans le monde entier. Il serait plus juste de prétendre que ce Salon représente les nouvelles tendances des arts plastiques.

La place d’honneur a été réservée au regretté Henri Rousseau qui figure ici avec vingt et une toiles et un dessin à la plume. Cet hommage des Berlinois à la peinture française me paraît extrêmement touchant. Rousseau, bien qu’il n’appartînt pas par naissance ni par son éducation aux hautes sphères intellectuelles, participait cependant de la culture française générale. Il représentait, avec un extrême bonheur, le plus complètement et le plus gentiment du monde ce naturel orné, délicat, ingénu, mêlé d’enjouement et d’une ironie avertie et naïve qui n’appartint jamais en propre qu’à quelques Français artistes ou poètes. Ainsi furent Villon, Restif de La Bretonne…

Le Douanier n’aurait pas pu naître en Allemagne, où les mieux doués, pour se livrer aux arts, doivent avoir étudié. C’est le pays des professeurs et des docteurs. Et l’hommage rendu au Douanier s’adresse aussi à la France, seul pays où il pouvait naître.

L’ensemble du Salon d’automne berlinois est une exaltation des tendances des jeunes peintres français ou peignant à Paris et tout particulièrement de l’orphisme. Les futuristes y ont pris part, mais les futuristes ressortissent aussi au mouvement artistique qui a Paris comme capitale.

Les mentions du catalogue concernant l’envoi de Delaunay ont tant de saveur qu’on regrettera toujours de ne pas avoir vu ce qu’il expose :

« Contraste simultané mouvement de couleur profondeur ;

« Contraste simultané mouvement de couleur profondeur prisme soleil 1 ;

« Contraste simultané mouvement de couleur profondeur prisme lune 2 ;

« Soleil 1 ;

« Soleil 2 ;

« Soleil 3 ;

« Soleil 4 ;

« Soleil Tour Aéroplane simultané ;

« Soleil Lune simultané 1 ;

« Soleil Lune simultané 2 ;

« Lune 1 ;

« Lune 2 ;

« Lune 3 ;

« Seine Tour Roue Ballon Arc-en-ciel simultanés ;

« 4e Représentation Simultanée : Paris New York Berlin Moscou La Tour Simultané, crayons de couleurs la représentation pour le livre des couleurs de la Tour Simultanée à Tout.

« 3e Représentation simultanée : L’Équipe de Cardiff.

« Le Manège des cochons.

« Portrait d’Henri Rousseau le Douanier. »

Delaunay, qui par son insistance et son talent a fait sien le terme de simultané qu’il a emprunté au vocabulaire des futuristes, mérite qu’on l’appelle désormais ainsi qu’il signe : le Simultané.

Première présentation des prismes, Sculpture Simultanée.

Dont il expose trois exemples :

« Cheval prisme Soleil Lune ;

« Parisienne prisme électrique ;

« Oiseau prisme du matin. »

L’idée, due à l’auteur, avait été communiquée à Delaunay, Gleizes, Léger, Duchamp-Villon, Marcel Duchamp, quelques mois avant l’exposition de Boccioni. Il s’agissait d’organiser une exposition de sculptures nouvelles avant tout le monde. L’auteur est heureux que quelqu’un l’ait enfin compris.

L’exposition de Mme Sonia Delaunay-Terck n’est pas moins attachante. Ce sont : la première affiche simultanée, les premières reliures simultanées, les premiers objets usuels ressortissant à la décoration simultanée :

« Halo profondeur (lampe et abat-jour) ;

« Profondeur Mouvement (rideaux) ;

« Voir Mouvement couleurs profondeur (coussin) ;

« Astral (coussin) ;

« Lune Absinthe (coupe) ;

« Eau Vin (coupe) ;

« Vin (coupe). »

Et cette ivresse de la couleur simultanée, si elle est une des tendances neuves de la peinture, est encore la tendance la plus neuve et peut-être la plus intéressante de l’art décoratif. Il nous manque encore une architecture polychrome. Celle des Grecs l’était.

Albert Gleizes figure à Berlin avec ses Joueurs de football.

Kandinsky est un des rares peintres peignant à l’étranger (il peint à Munich) qui, s’il a étudié la peinture française nouvelle, s’est le mieux dégagé d’elle pour suivre une voie personnelle. Il figure ici avec quelques tableaux.

Fernand Léger a envoyé neuf toiles et des dessins.

Metzinger a envoyé l’Oiseau bleu, et il aurait pu mieux choisir.

Picabia a exposé deux toiles orphiques.

Balla, Russolo, Ardengo Soffici, futuristes.

Je mentionne encore Boccioni, Severini et le vomissant Carrà, futuristes.

Le Salon berlinois n’est point complet puisqu’il y manque Matisse, Picasso, Derain, Braque, Marie Laurencin, Dufy, etc., et bien d’autres. Cependant c’est là une exposition historique et si l’orphisme s’est révélé la première fois aux Indépendants, c’est ici le premier Salon de l’orphisme.

D’autre part, nous recevons de Berlin la lettre suivante :

« Il est ennuyeux d’être d’accord, ne serait-ce qu’une fois, avec des esprits bas comme par exemple M. Westheim, critique d’art de la Frankfurter Zeitung. Mais le Salon d’automne de Berlin, organisé par M. Walden, directeur du Sturm, a été une déception. L’exposition rétrospective de Rousseau a eu un grand succès et ce succès a été, en somme, le triomphe de l’esprit réactionnaire en art. Nous nous en réjouissons en ce sens que c’était le triomphe du goût français, et les autres peintres français comme

« Gleizes, Léger, Metzinger, qui participent du goût français, paraissaient des esprits pondérés, simples et raffinés auprès des révolutionnaires allemands. Nous avons quitté cette exposition avec la conviction que les peintres d’avant-garde allemands ou italiens sont comme ces juifs convertis qui gardant toutes leurs qualités ou défauts deviennent du catholicisme le plus intolérant.

« Tout ce qui ressortissait au goût français et même au goût slave, comme Kandinsky, choquait Berlin, mais choquait par sa distinction. »

* * *

On nous écrit de Vienne :

« On pense généralement que l’Allemagne parisienne est le grand foyer de l’architecture moderne; on pourrait -citer des Parisiens avertis qui font venir leurs maçons de Berlin, de Leipzig ou de Munich. Un manque de goût aussi complet ne saurait être trop moqué, trop censuré.

« Au contraire, il y a en Autriche, à Vienne, une école d’architecture qui mérite d’attirer l’attention de tous les jeunes architectes d’Europe. Trois tendances s’y manifestent : celle de Wagner, de Hoffman et de Loos. La dernière oppose à l’ornementation des deux premières un style très sobre. L’architecte Adolf Loos vient de construire un café en bois et en marbre d’Algérie qui, sans ornements, est d’une fantaisie très nouvelle. L’intention de Loos est de faire une architecture qui permette l’utilisation des anciens meubles de style, si beaux et si précieux. On espère voir l’année prochaine, au Salon d’automne, l’exposition des maquettes de Loos accompagnées d’œuvres peintes d’un curieux artiste, de Kokoschka. C’est un écrivain français, établi à Vienne, M. Marcel Ray, l’esprit le plus averti sur les choses allemandes, qui s’occupe d’organiser cette exposition. »

* * *

Tandis que Marinetti souhaite l’ouverture d’un Théâtre de Variété où les acteurs ne seraient qu’acrobates, clowns et danseurs, tandis que les spectateurs s’y démèneraient, y crieraient, jouant chacun un rôle improvisé, à l’instar de la Commedia dell’ Arte, M. Jacques Copeau vient d’ouvrir le Théâtre du Vieux-Colombier. Ses intentions sont si nobles et si raisonnables que tous ceux qui aiment ou croient aimer l’art dramatique l’encourageront et le soutiendront au début. Toutefois, son but et son programme sont si modérés que s’il n’accentue point ce qu’il peut y avoir de nouveautés dans ses tendances, il n’aura bientôt plus avec lui que les plus tièdes et les plus mesquins des auteurs, peintres, musiciens et spectateurs.

Le danger pour une entreprise de ce genre est de tomber dans cette tiédeur raffinée, pauvre et prétentieuse, mi-munichoise, mi-salon d’automne, qui est bien ce qu’il y a de plus odieusement pompier de nos jours.

* * *

Si M. Copeau veut renouveler l’art dramatique, qu’il ait le courage d’avoir parfois du mauvais goût; car pour ce qui est du bon, la bonne volonté ne suffit pas toujours à en montrer.

[1913-11-15 Les Soirées de Paris] Salon d’automne §

Les Soirées de Paris : recueil mensuel, nº 18, 15 novembre 1913, p. 6-10. Source : Gallica.
[OP2 615-619]

Henri Matisse §

Le portrait de femme d’Henri Matisse est la meilleure chose du Salon, plus que faible, de cette année. C’est, à mon sens, avec la Femme au chapeau, de la collection Stein, le chef-d’œuvre de l’artiste. Jamais, je crois, on n’avait donné tant de vie à la couleur. L’art intérieur qu’est l’art d’aujourd’hui, après avoir affecté une austérité qu’on n’avait pas vue dans les arts depuis la réforme de David ne dédaigne plus de paraître agréable et l’orphisme de quelques peintres est une sainte et admirable ivresse de la couleur. Henri Matisse a toujours eu une conception hédonique de l’art, mais en même temps il a porté très haut l’enseignement de Gauguin. Il n’est pas resté esclave de la vraisemblance et autant que personne il a compris la nécessité proclamée par le solitaire océanien d’une double déformation objective et subjective. Son grand mérite et la caractéristique de sa personnalité c’est qu’il n’y a dans son œuvre, outre le symbolisme des couleurs, aucune trace de mysticisme. Cette santé morale s’allie chez lui à un merveilleux instinct qu’il a su respecter. Son art est tout sensibilité. Ce peintre a toujours été voluptueux. Toutefois, dans ses œuvres anciennes, on était pris avant tout par l’éloquence des teintes, par le choix raffiné des formes. La figure qu’il expose, chargée de volupté et de charme, inaugure pour ainsi dire une nouvelle époque de l’art matissien et peut-être même de l’art contemporain d’où la volupté avait presque entièrement disparu, puisqu’on ne la retrouvait plus guère que dans les magnifiques et charnelles peintures du vieux Renoir.

Hodler §

L’Unanimité, sorte de Serment du Grütli, qu’expose le peintre suisse ou plutôt germanique Hodler, ressortit à cet art municipal qui a produit en Hollande des chefs-d’œuvre de réalisme. Eh bien  ! c’est qu’aujourd’hui l’art municipal se confond avec l’art de brasserie, et je n’hésite pas à le dire, je préfère Willette à Hodler.

Albert Gleizes §

Les toiles de Gleizes sont des œuvres cubistes dont la brutalité s’oppose à la délicatesse et au raffinement de la plupart des peintres de son école. C’est sa principale qualité. Il doit s’efforcer, avec raison, de la conserver. Elle se manifeste avec force dans son Portrait de l’éditeur Figuière, dont la fantaisie insolente et bouffonne est une merveilleuse manifestation de joie robuste et saine au milieu de l’esthétisme périmé de ce Salon trop automnal.

Cependant, son meilleur tableau, c’est le Port de la première salle, une des meilleures toiles du Salon et celle qui marque le mieux les progrès du peintre.

Jean Metzinger et Vallotton §

Je ne crois pas que le public résiste, cette année, au charme que dégage la Femme à l’ombrelle de Metzinger. Si l’on est sensible à la beauté de la matière, à la variété des formes, à la souplesse des lignes, à la fantaisie de la composition, on ne peut regarder avec indifférence cette toile délicieuse.

Qu’on la compare à la sombre Lutte du funèbre M. Vallotton et l’on n’aura plus aucun scrupule à faire passer au cubiste Jean Metzinger les qualités ingresques que l’on accordait si légèrement à M. Vallotton. J’aime la délicieuse chinoiserie de votre toile, mon cher Metzinger, presque autant que les contours chinois de M. Ingres.

Marie Laurencin §

Dans un paysage qui contient tous les traits d’Athènes, de Rome, de Paris, de Melbourne, de Timgad, des villages congolais et des grandes villes américaines qui ont à peine un an ou deux, un fleuve où se mêlent les grandes ondes des fleuves illustres qui ne se trompent point de direction, un arbre qui chante les poèmes fatals d’Homère, arbre plus antique que les énormes séquoias, supportant les légendes de toutes les phytolâtries et qui, tandis que tout l’avenir est dans ses fruits, qui trop mûrs tombent un à un sur le sol, fait à ceux qui l’interrogent des réponses pleines d’à-propos, danse le démon de l’arabesque. C’est Marie Laurencin. Elle expose une amazone délicate et tendre comme un adieu.

Francis Picabia §

Edtaonisl et Udnie, c’est ainsi que sont intitulées les grandes toiles de Francis Picabia. Elles peuvent se réclamer de l’affirmation du Poussin : « La peinture n’a pas d’autre but que la délectation et la joie des yeux. » Ce sont des œuvres ardentes et folles qui narrent les étonnants conflits de la matière picturale et de l’imagination.

La Fresnaye §

Dans le très petit nombre de toiles intéressantes, figure, dans le premier rang, La Conquête de l’air, de Roger de La Fresnaye, lucidement composée et distinguée. Aussi influence de Delaunay. Dans ce tableau simple et clair, je rencontre un souci bien héroïque aujourd’hui de ne pas chercher à étonner. Pour ne rien celer de son inspiration, La Fresnaye expose aussi l’esquisse de son tableau. J’aime moins les autres aquarelles.

Boussingault §

Une grande toile, où il y a plusieurs beaux morceaux : une femme assise tournant le dos, des escaliers, des chiens. Un grand effort et peut-être le plus grand de cet artiste. Je crois que réduite, cette composition serait beaucoup plus agréable.

* * *

Je dois mentionner encore quelques œuvres : Les Lavandières, de Marchand, toile contenue  ; Le Hamac, d’Othon Friesz, qui semble enfin sortir de cette imagerie où il était tombé ces dernières années, dommage, car Friesz est un peintre doué qui a, j’imagine, été souvent la victime d’un milieu de peintres où il n’avait que faire  ; une toile jolie et vide de Bonnard  ; les brumes attendries de M. de Chamaillard  ; la composition de Girieud qui n’est pas encore aussi habile qu’Armand Point  ; une Annonciation de Maurice Denis de la qualité des fresques du Vésinet  ; une Mise au tombeau de Marcel Lenoir qui s’efforce de faire ressortir ce qu’il y a de plus pompier dans la peinture de M. Maurice Denis  ; un portrait de Chabaud  ; les paysages métaphysiques de M. De Chirico  ; les Fantaisies équestres de la Dame Rose, de Mlle, Alice Bailly  ; Le Repos, de M. Luc-Albert Moreau  ; L’Été, de Dunoyer de Segonzac  ; une tête d’homme, de Kisling  ; des Éplucheuses de citrons, de Kars  ; un Chat, de Fauconnet  ; l’envoi de Jacques Villon, qui est à la recherche de sa personnalité, ainsi que Lhote qui de plus a de l’habileté  ; Charles Guérin, Van Dongen, etc.

La sculpture est encore moins riche que la peinture. J’ai remarqué les grandes figures austères du relief que Wittig a fait fondre pour un tombeau et les fines statuettes de Nadelman qui rappellent à la fois l’art du Greco et celui du Primatice.

[1913-12-15 Les Soirées de Paris] Chronique mensuelle

Un livre de M. Antoine Albalat §

Les Soirées de Paris : recueil mensuel, nº 19, 15 décembre 1913, p. 1-2. Source : Gallica.
[OP2 1178-1180]

Sous le titre de Comment il faut lire les auteurs classiques de Villon à Victor Hugo,M. Antoine Albalat vient de publier un livre dont on goûtera avant tout l’indépendance. Cette qualité si rare prend ici une importance plus grande encore puisqu’elle se joint à une grande sûreté de jugement.

En étudiant les auteurs, M. Albalat s’est efforcé tout d’abord de savoir s’ils avaient réalisé leurs intentions et il les loue dans la mesure où ils ont manqué, atteint ou dépassé le but qu’ils s’étaient proposé.

Les lectures de M. Albalat sont très étendues et selon une méthode dont on a contesté la valeur, mais dont les résultats, dans cet ouvrage, paraissent excellents ; il a approfondi le métier des écrivains desquels il parle, si bien que ce livre présente un véritable et précieux tableau du style dans la littérature française.

Cet ouvrage sera très utile à ceux qui s’intéressent à la versification. Les recherches de M. Albalat n’étant point seulement théoriques nous renseignent de façon très précise sur les étapes du vers français jusqu’à sa transformation contemporaine.

Il faut lire les chapitres sur Malherbe : « Cette ampleur, cette sûreté, ce ton inconnu à Marot, purs de tout alliage et qui font de Malherbe le Bossuet de la poésie, voilà ce qui était nouveau dans notre littérature » ; sur Racine et la décadence de la tragédie ; sur Boileau ; sur André Chénier : « Sa versification a beau représenter le dernier état de la souplesse et de la perfection du vers racinien, il y a dans Chénier un Delille irrécusable, un Delille artificiel et banal, avec ses clichés puérils et ses éternelles rimes en adjectifs » ; sur le romantisme : « Le romantisme fut un mouvement de sincérité et d’enthousiasme, une révolution créatrice et féconde qui, en renouvelant la poésie dramatique et en créant la poésie lyrique, a changé de fond en comble toute notre littérature. La publication des Méditations est un fait beaucoup plus considérable que l’avènement de Ronsard et de Malherbe. »

Et plus loin : « Le réalisme ne fut pas une réaction contre le romantisme, mais son aboutissement logique ; et il n’y a eu, au fond, qu’une école et qu’un romantisme, dont l’évolution, depuis 1820, se poursuit encore de nos jours. »

Et encore : « On présente le romantisme comme contraire à la tradition française et au génie de notre race. Oui, à peu près comme la démocratie et la Révolution sont contraires aux anciennes traditions monarchiques de la France. Il était dans le génie de notre race de faire la révolution. L’incrédulité voltairienne est tout aussi conforme au caractère français que la littérature classique ou la religion de Bossuet. »

Et aussi : « La culture du sens religieux que nous a léguée le romantisme vaut bien l’incrédulité du xviiie siècle. »

Il a parlé d’Hugo avec force et mesure : « chantre de l’infini, visionnaire colossal, l’Ézéchiel de la poésie française, ce qui ne s’était pas encore vu ; si bien que ce qu’on appelle sa décadence est une sorte d’originalité effrayante et exceptionnelle. »

Il parle encore du « cornélianisme à outrance » de ses drames.

M. Albalat a mis à sa place Marivaux, ce Shakespeare, qui ne doit rien à Shakespeare ni aux Anglais. Il a encore réhabilité la prose de Lamartine.

Il y a de la verve et de l’esprit dans l’ouvrage de M. Albalat, dont le bon sens rappelle hors de toute comparaison — et toutes proportions gardées — celui de La Fontaine.

On peut souhaiter qu’un amateur de lettres aussi sagace et aussi impartial que M. Albalat ne borne point ses investigations à la littérature classique. Il a un rôle à jouer en étudiant de près la production contemporaine et peut-être est-il le seul aujourd’hui qui puisse jouer un rôle que rempliront toujours mal ceux dont les opinions sont préconçues.

Les conseils d’un homme avisé et désintéressé comme M. Albalat peuvent être profitables à tout le monde.

[1913-12-15 Les Soirées de Paris] Sur l’Albanie §

Les Soirées de Paris : recueil mensuel, nº 19, 15 décembre 1913, p. 50-56. Source : Gallica.
[OP3 466-473]

Cette lettre, d’un homme d’État du nouveau royaume d’Albanie, écrite en septembre 1904, était restée inédite. Elle nous parait avoir gagné en actualité.

N.D.L.R.

Les Albanais, qui ont été convertis au christianisme dès le premier siècle, ont formé au huitième siècle une hérésie connue sous le nom d’albanisme. Mais bientôt l’union religieuse était rétablie. Au neuvième siècle, un grand nombre d’Albanais suivirent le schisme de Photius, tandis que les autres continuaient à rester dans la communion de Rome. Quand les Turcs sont arrivés en Albanie, ils ont donc trouvé le peuple albanais divisé en deux grands groupements religieux ; et, au point de vue politique, ils se sont trouvés en face d’un pays organisé féodalement. Un écrivain anglais pense judicieusement qu’il faut chercher dans l’organisation féodale des Albanais la cause de la conversion d’un grand nombre d’entre eux à l’islamisme. En effet, les populations slaves n’avaient rien à gagner en embrassant la religion des vainqueurs, parce que chez elles le système féodal était inconnu, elles n’étaient composées que d’une infinité de petits propriétaires. Au lieu que les Albanais perdaient tous leurs privilèges en conservant une religion mal vue des Turcs. Un certain nombre de grandes familles albanaises furent obligées d’émigrer — telle la famille des princes Albani en Italie, qui a donné à Rome le pape Clément XI, auteur de la bulle Unigenitus ; telle encore l’illustre maison de La Chambre, aujourd’hui éteinte, et qui compte parmi ses membres un maréchal de France. Des Albanais restés dans le pays, un grand nombre furent donc obligés de passer à l’islamisme ; quelques familles, comme la maison princière catholique des Capitaines Héréditaires de la Mirdite, réussirent à sauvegarder à la fois leurs privilèges et leur foi. De sorte que le peuple était divisé, non plus en deux, mais en trois groupes religieux. Enfin, du contact de l’islamisme avec le christianisme est sortie une religion hybride, le bektachisme albanais. Ajoutez à cela quelques communautés qui pratiquent un certain christianisme en secret et l’islamisme en public ; ajoutez aussi que dans plusieurs localités de l’Albanie centrale l’on ne pratique d’autre religion que le folklore ; enfin, tenez compte de la petite communauté protestante — et vous arriverez en réalité à trouver en Albanie sept cultes différents.

Or, malgré tant de vicissitudes et de divisions, le peuple albanais n’a jamais perdu conscience de son unité. À quelque culte qu’un Albanais appartienne, la même langue et les mêmes coutumes lui rappellent les liens indissolubles qui l’unissent à la grande famille commune. Le cas est extraordinairement rare d’Albanais épousant une femme grecque ou turque. En ce moment, il n’existe qu’une seule Albanaise musulmane ayant épousé un Turc : c’est une dame de la famille Vrion, mariée au littérateur turc Abbou-Zia Tewfik bey, propriétaire de la plus grande imprimerie de Constantinople. Aussi, l’éminent anthropologue berlinois, Dr P. Träger a pu constater, à la suite de trois voyages d’études dans le nord, le centre et le sud de l’Albanie, l’unité de la race. L’ami de Byron, Lord Hobhouse, qui avait accompagné le poète en Albanie, écrivait, dans un ouvrage connu, paru au commencement du dix-neuvième siècle, que « les Albanais seuls ont le sentiment de la nationalité » en Turquie, « tous les autres peuples de l’Empire ne connaissent d’autre groupement que celui de la religion ».

*
*  *

Aujourd’hui, vous le savez, les Bulgares sont arrivés, eux aussi, à la notion de nationalité. Mais les Grecs sont encore loin de ce point d’évolution. Leur mentalité est celle des gens du dixième siècle. Pour eux, la religion — ou, comme ils disent pittoresquement, la rélizione — remplace l’idée de nation et d’État. C’est pourquoi, ils n’arrivent pas à comprendre que des individus professant la religion grecque soient cependant, nationalement, albanais, bulgares ou valaques. Remarquez que les Grecs ne considèrent pas les insurgés bulgares comme des adversaires, mais bien comme des traîtres. Pourquoi traîtres ? Parce que les Bulgares, professant la même rélizione que les Grecs, ne peuvent être que des Grecs. Pour qui ignore la mentalité grecque, le mécanisme de ce raisonnement semblera des plus bizarres. On comprendra mieux en transposant : sachez donc que, dans l’opinion des Grecs, tout Français protestant a cessé d’être Français pour devenir Anglais ; cet ancien député français dont j’ai oublié le nom et qui s’était fait mahométan, était devenu à la minute arabe ; et le chef des catholiques anglais, le duc de Norfolk, doit être un Irlandais. C’est peine perdue de vouloir détromper un Grec là-dessus…

Les Grecs abusent un peu trop du silence dédaigneux des Albanais devant leurs commérages fades et vides. Mais qu’ils sachent, une fois pour toutes, que si leurs criailleries dans les journaux nous laissent froids, par contre nous surveillons très attentivement leurs machinations en Albanie. Nous savons très bien à quoi les Grecs voudraient en venir. Mais jamais nous ne permettrons qu’on importe en Albanie l’abject fanatisme de la cléricaille byzantine, de même que nous avons montré aux Turcs l’inutilité de tenter d’importer chez nous les délires du fanatisme musulman.

On sait que l’albanais forme — avec le sanskrit, l’iranien, le celtique, les diverses branches germaniques et letto-slaves, le grec, le latin, l’arménien et le bohémien — la grande famille des langues indo-germaniques, comme on dit en Allemagne (car, en France, on préfère les appeler indo-européennes et, en Angleterre, aryennes, mais le nom donné à ce groupe linguitisque par les Allemands me semble plus propre). L’albanais est donc une langue des plus anciennes. Malheureusement, les Albanais, attirés de tout temps par le métier des armes, ont négligé d’écrire leur langue. La littérature, consistant exclusivement en chants transmis de siècle en siècle par la tradition, a été recueillie en partie et publiée par un lettré albanais nommé Mitko. Plusieurs de ces petits poèmes, notamment ceux groupés sous le titre « chants archaïques » sont d’une grande perfection de forme. Quant à la littérature écrite, elle est de date récente. Le premier livre imprimé en albanais ne date que du dix-septième siècle : c’est un ouvrage de l’évêque Pjéter Budus, publié à Rome en 1621, et dont l’unique exemplaire connu se trouve à la Bibliothèque Mazarine. Avant ce livre, il n’existe d’autre document écrit de la langue qu’un petit vocabulaire albanais-flamand composé au quinzième siècle par un pèlerin de passage en Albanie, le chevalier van Harff, et dont le manuscrit fut découvert par l’érudit allemand Hopf. Depuis Budus, plusieurs livres ont été publiés ; il faut citer, pour sa valeur littéraire, une Vie de la Sainte-Vierge, en vers, de Giulio Variboba, qui vivait au dix-huitième siècle ; Gustav Meyer — le regretté professeur de philologie comparée à l’Université de Gratz, et qui était une grande autorité en matière d’albanais — a déclaré le poème de Variboba « classique ». Malheureusement, les auteurs albanais n’ont jamais réussi à se mettre bien d’accord sur la question de l’orthographe de la langue. Aussi, la Société Biblique de Londres, en confiant à Kristoforith le soin de traduire la Bible en albanais, lui avait demandé, dans le but de faciliter la propagande, de donner deux éditions de ses traductions, l’une en caractères grecs pour les Albanais du Sud, l’autre en caractères romains pour l’Albanie du Centre et du Nord. En effet, la Société ne se trouvait pas devant un système établi pour l’adopter ; elle a donc préféré ce compromis. N’a-t-elle pas publié des bibles en langue turque avec des caractères arméniens ?

*
*  *

Je voudrais, pour finir, dire un mot sur « les liens qui, de tout temps, ont uni les deux races sœurs », albanaise et « grecque ». S’il existait vraiment une race grecque, notre parenté avec elle serait aussi grande, mais pas plus, que celle qui nous unit aux autres races aryennes : aux Allemands, aux Slaves, aux Latins, etc. Il est bien vrai, pourtant, que notre lien avec les habitants de la Grèce est beaucoup plus étroit, simplement parce que les prétendus Grecs ne sont que des Albanais masqués. La Grèce formait, dès le moyen âge, une contrée peuplée d’Albanais. Les historiens byzantins n’en parlent pas autrement, et les chroniqueurs occidentaux sont d’accord là-dessus. Commines donne la Morée comme albanaise. Au quatorzième siècle, la Grèce n’était qu’un fief de la maison princière albanaise des Bua, dont le chef portait le titre de Baron de la Morée, comme vous pouvez le voir dans le recueil de Chroniques Gréco-Romanes publié par Hopf, en français, à Berlin. Lors de la fondation du royaume grec, ce fut une désillusion pour les hellénistes. Le grand écrivain anglais Thomas de Quincey ne s’en était jamais consolé. En 1842, il revenait sur la question, et, constatant que « pas une goutte » de sang hellénique ne coulait dans les veines des prétendus Grecs, il remarquait avec amertume que même les adversaires de cette théorie étaient cependant forcés d’admettre qu’à Athènes et dans toute l’Attique il n’existait « pas une seule famille qui ne fût albanaise ». Voici d’ailleurs le texte : « Many who think Famereyer in excess, make these unpleasant concessions, viz., that in Athens and throughout Attica, where, by special preference, one would wish to see the Grecian cast of face predominating, there (c’est Quincey qui souligne), to a single family almost, you may affirm all to be Albanian44. » On doit rendre cette justice aux « Grecs », qu’ils ne nient point ces faits. Que de fois n’ai-je pas lu, dans leurs journaux, des appels à l’amitié albanaise, au nom des « neuf cent mille Albanais de Grèce ». D’après eux, donc, un peu moins de la moitié de la population du royaume seraient des Albanais. Quant au reste, nous aurions là des descendants des « Hellènes » ; — mais cette fantaisie ne tient pas devant les faits, et la population du royaume est, en réalité, composée d’un fonds albanais, avec d’importantes contributions valaques et bulgares (sans compter quelques autres éléments, peu nombreux).

Quand l’indépendance de la Grèce fut reconnue, les Albanais, qui avaient su se rendre libres, n’étaient malheureusement pas préparés à se gouverner. Très peu d’entre eux savaient écrire leurs noms. C’est alors qu’on vit accourir de toutes parts, de Constantinople, de Smyrne et d’ailleurs, une foule d’aventuriers louches, byzantins de qui sait quelle race mais parlant grec. Cette clique de gens sans aveu essaya de mettre aussitôt la main sur l’administration du pays ; et quand Othon de Bavière eut pris tous ses secrétaires d’État parmi des Bavarois, la haine des aventuriers lui était déjà acquise. L’idée du roi était pourtant excellente. Les indigènes étaient tous illettrés, et puisque, en attendant la formation d’une nouvelle génération instruite, le pays avait besoin d’être gouverné par des étrangers, les compatriotes du roi étaient tout désignés ; on ne pouvait décemment appeler au pouvoir du gibier de potence venu on ne sait d’où. Les secrétaires d’État bavarois se trouvaient en Grèce dans la position de Mazarin en France. Malheureusement, ils n’ont pas su gouverner avec la fermeté nécessaire à un pays qui sortait d’une longue période d’agitations et de luttes. Au lieu d’expulser tous les Byzantins, et de réduire à l’impuissance les professionnels naissants du charlatanisme politique, ils ont préféré les demi-mesures. C’est pourquoi, Othon, qui aurait pu fonder une dynastie brillante avec un royaume albanais allant d’Antivari au cap Matapan, n’a fondé rien du tout.

Le roi George, lui aussi, a commencé par des fautes. D’abord, les malheurs de son prédécesseur auraient dû lui profiter : la plus élémentaire prudence exigeait, avant tout, un grand nettoyage du pays. Le roi, en outre, aurait dû prendre comme secrétaires d’État des Danois. Placés en dehors de toute intrigue locale, les Danois se seraient occupés tranquillement du développement économique et moral du pays. Formés à leur école, les Albanais de Grèce eussent appris à se gouverner en hommes d’affaires froids, et le royaume, dont les ressources autorisent à peine soixante millions de dépenses par an, n’aurait pas aujourd’hui un budget de plus de cent millions. Après tant d’erreurs, il est difficile de croire que le roi George puisse fonder une dynastie. Sans les Albanais de Grèce demeurés tels, qui font contre-poids aux Albanais de Grèce convertis aux méthodes et aux vues des aventuriers byzantins, le roi Georges eût déjà été forcé de reprendre définitivement le chemin de Copenhague. En effet, ce que la clique des politiciens-tyrans, qui exploitent le royaume, voudraient, c’est l’absence de toute autorité au-dessus d’eux : ils pourraient alors tripler le nombre des fonctionnaires, écraser la population d’impôts, porter le budget à quatre cents millions, et déclarer tous les ans la guerre aux voisins. Le roi George sait bien qu’il n’a à compter que sur l’élément albanais, c’est pourquoi Sa Majesté ne lui ménage pas sa sympathie. Mais, prisonnier de la bande des politiciens-brigands, il ne peut donner à sa sympathie aucune direction pratique. Je crois que les aventuriers ont tout fait pour empêcher le roi d’apprendre l’albanais, que son prédécesseur parlait fort bien. Car, au début les grammairiens et les politiciens venus du dehors n’osaient pas s’attaquer à la nationalité albanaise : ils disaient seulement que le terme grec étant le seul mot admis dans le style diplomatique pour signifier albanais, et la langue grecque étant seule possible dans l’Église et dans l’administration, « albanais » et « grec » étaient des mots équivalents. Bientôt, l’audace venant avec le succès, le parti grécisant affirmait que c’était honteux de se dire Albanais et qu’à l’étranger on n’estimait que les Grecs. Hypnotisés ainsi par des charlatans, les Albanais de Grèce ont commencé à se dire « Hellènes ». Mais il s’en faut que tous soient dégénérés. Un Albanais de l’entourage du roi disait récemment à un Albanais d’Albanie : « Nous sommes de cœur avec vous, nous suivions avec la plus vive sympathie votre mouvement. Mais vous comprenez qu’Eux (en albanais Keta, c’est le nom qu’en Grèce les Albanais restés tels donnent aux Albanais déguisés en Grecs) ne nous épargneraient aucune persécution si nous manifestions nos sentiments. Cependant, travaillez sans relâche, et nous vous montrerons un jour que, nous aussi, nous sommes avant tout Albanais. »

Maintenant, les « Grecs » nous parlent, tous les jours, d’« union ». C’est parfait mais il me semble que c’est à eux d’ôter le masque grec et de redevenir ce qu’ils sont, des Albanais ; ce n’est pas à nous d’imiter leur mascarade et de nous déguiser en Grecs. Qu’ils mettent dans l’administration la langue de leurs pères, la langue albanaise à la place de l’idiome grotesquement conventionnel, faux et obscur, imposé par des grammairiens sans goût.

Grecs, Bulgares et autres encombrent les journaux de leurs plaintes et de leurs discussions. Nous sommes plus sobres, et nous n’entretenons jamais le public de nos affaires. Et cela, simplement parce que la question albanaise, nous le savons, sera réglée entre l’Autriche-Hongrie et l’Italie d’une part, et l’une de ces deux puissances et les Albanais de l’autre. Nous n’avons donc aucun intérêt à nous soucier de ce qu’on peut dire ou penser de nous en dehors de l’Autriche-Hongrie et de l’Italie. Mais quand il nous arrive de parler, nous tenons à appuyer toutes nos affirmations de documents irréprochables, comme la lettre que je vous envoie peut en témoigner. C’est pourquoi, et malgré sa longueur, j’espère que vous voudrez bien l’insérer. En présence de la rareté des informations authentiques touchant les choses d’Albanie, vos lecteurs auront ici une foule de renseignements qui les guideront dans l’intelligence d’événements futurs.

[1913-12-15 Les Soirées de Paris] Le Salon d’automne (Suite) §

Les Soirées de Paris : recueil mensuel, nº 19, 15 décembre 1913, p. 46-49. Source : Gallica.
[OP2 619-621]

Aucune école depuis le Romantisme n’avait autant remué le monde que la nouvelle école de peinture. Ce succès est cause de la résistance qu’on lui oppose de toutes parts. Et cette résistance va devenir plus violente encore. Les philosophes ont rempli, paraît-il, en vue de combattre l’art moderne, tout un arsenal de sophismes, comme disait mon ancien ami Delormel.

Les philosophes, avant tout et d’après ce que j’ai lu, confondent toute la nouvelle peinture avec la peinture futuriste. Or, il n’y a pas, en France, de peintre futuriste au sens des manifestes publiés à Milan45.

J’en ai publié un qui n’était pas spécialement futuriste, exaltant différentes tentatives nouvelles et, en le publiant, les futuristes ont simplement montré qu’ils tenaient à n’être pas mis à l’écart de l’effort général de modernité qui s’est manifesté dans le monde entier, mais plus particulièrement en France.

Le futurisme n’est pas sans importance et ses manifestes rédigés en français n’ont pas été sans influence sur la terminologie qu’on emploie aujourd’hui parmi les peintres les plus nouveaux.

Au point de vue artistique, il est un témoignage de l’action exercée dans le monde entier par la peinture française, de l’impressionnisme au cubisme inclusivement.

Mais les futuristes n’ont trouvé ici personne pour les suivre et cette peinture du mouvement rapide est demeurée stationnaire où elle est née.

Les peintres ont toujours philosophé. L’habitude qu’ils ont de regarder de près la nature les amène à raisonner sur elle  ; mais s’ils philosophent souvent, les nouveaux peintres ne sont point des philosophes, ni surtout des philosophes modernes. Goethe et Victor Hugo ont souvent philosophé et ce ne sont point des philosophes. Les formes et la matière, voilà les objets et les sujets des meilleurs d’entre les peintres d’aujourd’hui, sans qu’ils s’embarrassent du mouvement, du devenir et autres fluidités qui conviennent seulement à la musique. Si quelques-uns d’entre eux ont été amenés à inventer, à créer, sans paraître imiter la nature, ils ont inauguré un nouvel art qui peut être à l’ancienne peinture d’imitation ce que la musique est à la littérature, mais cette peinture n’a aucune autre ressemblance avec la musique, car dans la peinture tout se présente à la fois, l’œil peut errer sur le tableau, revenir sur telle couleur, regarder d’abord de bas en haut, ou faire le contraire  ; dans la littérature, dans la musique, tout se succède et l’on ne peut revenir sur tel mot, sur tel son au hasard. Que la peinture nouvelle soit différente de l’ancienne, c’est évident  ; qu’elle soit plus humaine, c’est bien possible  ; mais que cela fasse courir à l’art le moindre danger, je n’en crois rien. Les études éclatantes, surprenantes et sévères des nouveaux peintres sont profondément réalistes. Cet art n’éloigne point de l’étude de la nature ceux qui s’y livrent si préoccupés à fixer, à combiner toutes les possibilités esthétiques.

Que les philosophes aillent donc visiter le Salon d’automne, ils n’y recevront pas une leçon complète d’art moderne, bien s’en faut, mais voyant comme MM. Maurice Denis, Vallotton et Desvallières, mystiques dissidents de la grande religion de l’Institut, s’acharnent à avilir les derniers vestiges du grand art classique, ils connaîtront qu’il était peut-être nécessaire de ramener la peinture à ses stricts éléments. C’est ce qu’on a tenté de faire de nos jours, et, s’il y a eu des erreurs, elles étaient inévitables, mais l’effort qu’elles ont coûté servira au développement de l’art.

Excès de nouveauté  ? qui sait  ? je le répète, elle n’est pas dangereuse pour l’art, mais seulement pour les artistes médiocres. Et ceux-là, quoi qu’ils fassent, resteront médiocres  ; qu’importe, après tout, qu’en outre ils soient absurdes  !

[1914-01-15 Les Soirées de Paris] Chronique mensuelle

Le Baladin du monde occidental §

Les Soirées de Paris : recueil mensuel, nº 20, 15 janvier 1914, p. 1. Source : Gallica.
[OP2 970]

Le théâtre de l’Œuvre s’est honoré en donnant The Playboy of the Western World,de John Millington Synge. Cette pièce a été jouée à merveille, c’est-à-dire que, pour ma part, je n’y ai rien trouvé à redire.

Peut-être n’y a-t-il rien eu au théâtre de plus réaliste et de plus parfait depuis Molière et Gogol et c’est à dessein que je les cite, car je ne vois personne d’autre avec lequel on oserait comparer l’auteur irlandais.

De ce réalisme d’une perfection sans cesse inattendue se dégage une poésie si forte et d’une si rare qualité que je ne m’étonne pas si elle a choqué.

À New York, cette pièce causait des émeutes parmi les Irlandais, qui ne voulaient point reconnaître dans ces personnages si singulièrement lyriques des âmes irlandaises et c’étaient les agents de police, presque tous irlandais, qui devaient intervenir pour faciliter la représentation d’une pièce qu’ils détestaient autant que faisaient les autres spectateurs, leurs compatriotes.

À Paris, ce fut de l’indifférence, sauf de la part des poètes, qui furent vivement frappés par ce rire tragique si nouveau ; c’est que les poètes ont toujours plus ou moins tenté de tuer leur père, mais c’est une chose bien difficile, témoin le playboy,et voyant la salle le jour de la générale, je me disais : « Trop de pères, pas assez de fils. »

[1914-01-15 Les Soirées de Paris] Le Douanier §

Les Soirées de Paris : recueil mensuel, nº 20, 15 janvier 1914, p. 7-29. Source : Gallica.
[OP2 627-641]

Henri-Julien Rousseau fut surnommé le Douanier parce qu’il avait été employé de l’octroi et qu’en effet douanier peut être considéré comme le terme noble qui désigne cette qualité.

Le Douanier avait été découvert par Alfred Jarry, dont il avait beaucoup connu le père. Mais pour dire le vrai, je crois que la simplicité du bonhomme avait tout d’abord beaucoup plus séduit Jarry que les qualités du peintre. Plus tard cependant l’auteur d’Ubu roi devint très sensible à l’art de son ami qu’il appelait le mirifique Rousseau. Celui-ci fit son portrait, où étaient représentés aussi un perroquet et ce fameux caméléon qui fut quelque temps le compagnon d’Alfred Jarry. Ce portrait fut brûlé en partie  ; il n’en restait en 1906, où je le vis, que la tête très expressive.

Celui qui, le premier, encouragea les essais du peintre de Plaisance fut incontestablement M. Remy de Gourmont. Il commanda même à Rousseau une lithographie, Les Horreurs de la guerre, qui fut publiée dans L’Ymagier. Elle est fort rare et peu de personnes l’ont vue. Remy de Gourmont avait su par Jarry que le Douanier peignait avec une pureté, une grâce et une conscience de primitif. Il avait vu quelques-unes de ces gerbes qu’il peignait pour les boulangeries de son quartier et il lui arrivait de le rencontrer parfois à certains carrefours de la Rive gauche où le vieux Rousseau jouait, sur le violon, des mélodies de sa composition et faisait chanter aux petites ouvrières l’air en vogue. Il jouait aussi, en ce temps-là, aux concerts des Tuileries. La musique nourrissait la peinture, et si le violon d’Ingres a passé en proverbe, sans le violon du Douanier, nous n’aurions point ces décorations étranges qui sont l’unique chose que l’exotisme américain ait fournie en France aux arts plastiques.

C’est qu’en effet Rousseau avait été à l’Amérique, ayant servi pendant la guerre du Mexique.

Quand on l’interrogeait sur cette époque de sa vie, il ne paraissait se souvenir que des fruits qu’il avait vus là-bas et que les soldats n’avaient pas le droit de manger. Mais ses yeux gardaient d’autres souvenirs : les forêts tropicales, les singes et les fleurs bizarres…

Les guerres ont tenu une place importante dans la vie du Douanier. En 1870, la présence d’esprit du sergent Rousseau épargna à la ville de Dreux les horreurs de la guerre civile. Il aimait à détailler les circonstances de ce haut fait et sa vieille voix avait des inflexions singulièrement orgueilleuses quand il en venait à dire que le peuple et l’armée l’avaient acclamé en criant : « Vive le sergent Rousseau  ! »

* * *

Ceux qui ont connu Rousseau se souviennent du goût qu’il marquait pour les fantômes. Il en avait rencontré partout et l’un d’eux l’avait tourmenté pendant plus d’une année, au temps où il était à l’octroi.

Le brave Rousseau était-il en faction, son revenant familier se tenait à dix pas de lui, le narguant, lui faisant des pieds de nez, lâchant des vents puants qui donnaient la nausée au fonctionnaire. À plusieurs reprises, Rousseau essaya de l’abattre à coups de fusil  ; mais un fantôme ne peut plus mourir. Et s’il essayait de le saisir, le revenant s’abîmait dans le sol et reparaissait à une autre place…

Rousseau affirmait encore que Catulle Mendès avait été un grand nécromant :

« Il vint me chercher un jour à mon atelier, disait-il, et m’amena dans une maison de la rue Saint-Jacques, où, au troisième étage, se trouvait un moribond dont l’âme flottait dans la chambre sous la forme d’un ver transparent et lumineux… »

Il est bien possible qu’après tout Rousseau attigeât la cabane et que l’histoire n’eût rien d’authentique, mais il la racontait telle que je la rapporte et ses récits de revenants étaient innombrables.

Rousseau n’était pas seulement peintre et musicien  ; il était encore auteur. Et il a laissé des fragments de Mémoires, des drames et des poèmes.

On n’aurait peut-être pas de peine à retrouver dans ses papiers de gentils morceaux de poésie, aussi bien tournés que ceux qu’on connaît de lui.

* * *

À la suite d’une affaire compliquée de chèque, qu’il n’avait pas très bien comprise, Rousseau fut une fois condamné par la cour d’assises. On lui appliqua cependant la loi Bérenger. On aurait bien dû l’acquitter, car il avait été imprudent mais non criminel, ayant été roulé par un ancien élève à lui auquel il avait donné des leçons de clarinette.

Quand il apprit qu’il bénéficiait de la loi de sursis, le Douanier ne se tint pas de joie et dit poliment : « Mon président, je vous remercie, et, si vous voulez, je ferai le portrait de votre dame. »

Cette affaire ne laissa pas de gâter ses vieux jours. Il avait aimé toute sa vie, d’abord une Polonaise, Yadwigha, qu’il n’oublia jamais et qui lui inspira Le Rêve, son chef-d’œuvre, et ensuite ses deux femmes, dont il a laissé les simples et gracieuses effigies.

À soixante-quatre ans il s’amouracha d’une veuve de cinquante-quatre ans, qu’il voulut épouser. Il alla chez les parents solliciter la main de leur fille. Mais ceux-ci ne voulurent rien entendre, disant qu’il avait été condamné et qu’il était un peintre ridicule.

Voilà le pauvre Douanier désolé.

Il alla chez ses amis solliciter des certificats de talent et d’honnêteté. C’est tout attendri que je lui en rédigeai un. Son marchand de tableaux, M. Vollard, lui en écrivit un autre sur papier timbré. Mais rien n’y fit. Et je pense aussi que la demoiselle ne l’aimait point. Il lui acheta un jour pour cinq mille francs de bijoux, et elle ne vint même pas à son enterrement.

* * *

Rousseau, depuis qu’il s’était adonné à la peinture, vivait misérablement et laborieusement. Il faisait beaucoup de tableaux de famille pour les petits commerçants du quartier de Plaisance, où il habitait.

Pendant les dernières années de sa vie, des étrangers distingués s’étaient mis à lui acheter de la peinture. Des amateurs français, des marchands, lui commandèrent des tableaux et le Douanier connut une petite aisance, mais pendant fort peu de temps, l’amour l’ayant rendu magnifique et l’obligeant à dépenser tout ce qu’il avait mis de côté.

* * *

Le Douanier fut une des illustrations de la Société des artistes indépendants, où, en 1911, la jeunesse artistique a tenu à l’honorer en organisant pieusement une exposition rétrospective de ses œuvres. Devant ces toiles on prononça les noms de Taddeo Gaddi, de Paolo Uccello, de Cézanne, de Poussin, on mentionna les primitifs siennois, pisans et les Hollandais…

Mais il est vain de faire ces rapprochements, car Rousseau avait une personnalité trop forte pour ressembler à quelqu’un, au cas même où il l’aurait imité, que dis-je, au cas où il l’aurait copié, et lui-même est inimitable.

* * *

Rousseau aimait à donner des soirées où il invitait des gens de lettres, quelques peintres, de belles étrangères et les demoiselles de son quartier. Ses élèves donnaient un petit concert, on récitait des vers, Rousseau chantait gaiement les chansonnettes de sa jeunesse, et après avoir bu un verre de vin, l’on s’en allait tout content d’avoir passé quelques heures en compagnie d’un brave homme.

Voici, par exemple, la teneur d’une invitation lancée par Rousseau pour une de ses soirées.

M. Rousseau vous prie de vouloir bien honorer de votre présence et prêter votre concours à la soirée toute familiale et artistique qui aura lieu le samedi 10 juillet 1909, rue Perrel, 2 bis.

H. Rousseau.

 

Faire part aux amis.

Il dessinait lui-même les programmes de ses soirées qui, polycopiés en rouge et en violet sur la gélatine, constituent de précieuses et rares images. J’ai recueilli quelques-uns de ces programmes.

soirée du 14 novembre 1908
donnée par M. HENRI ROUSSEAU en son Atelier
2 bis, rue Perrel

 

ORCHESTRE

L’Ave Maria              Gounod

La Marche des Pierrots          Bosc

Réginette             

Babillage              Gillot

Les Deux Frères            Rousseau

 

    LA MARSEILLAISE

Madame Fister dans son répertoire.

Mademoiselle Jeanne * * *.

M. Rousseau (solo de violon) dans ses œuvres et créations.

 

    La Scène est mise à la disposition de tous les invités.

Voici le programme de la soirée du 25 février 1909 :

Programme

 

Orchestre

La Marseillaise

Cécilette

Martha

Les Clochettes

Sur la plage

Réginette

 

M. Henri Rousseau prie ses nombreux invités de bien vouloir prêter leur gracieux concours à la présente.

Soirée

Chant — Diction

Voici enfin le programme de la soirée du 1er avril 1909, où étaient présents M. Durtain et sa femme, Marie Laurencin, Mme Blanche Albane, Georges Duhamel, Max Jacob, Jules Romains, René Arcos, etc., etc.

Programme

 

Cécilette (polka)

Les Clochettes (mazurka)

Églantine (valse)

Polka des Bébés

Rêve d’un ange (mazurka)

Clémence (valse)

 

Atelier de

M. Henri Rousseau

2bis, rue Perrel, Paris, le 1-4-09

Un autre programme est composé de quatre pages. Sur la première :

Programme

 

La Marseillaise              Orchestre

La Paloma

Babillage

Cécilette

Le Tam-Tam                Solo

Réginette

 

19 décembre 1908. 2bis, rue Perrel

Sur la deuxième page :

SOIREE DONNÉE

en

l’honneur des adieux

de

M. WEBER

M. Weber était un jeune peintre américain qui eut l’honneur d’organiser, à New York, la première exposition des œuvres du Douanier.

Sur la troisième page on lit :

M. Weber              Ténor

Madame Fister              Chant

M. Van Hecthel            Chant

Mlle Lescafette              Récit

M. L. Van Hecthel            Chant

Mme Queval              Chant

M. Dispieglar              Mandoloniste

Mlle G. Parin              Chant

M. Henri Rousseau            Chant

Sur la quatrième page :

M. HENRI ROUSSEAU

Académie de

Dessin, Peinture et Musique

 

COURS A DOMICILE

Prix modérés

Comme l’on a donné les programmes des soirées de Rousseau, il ne sera peut-être pas non plus sans intérêt de publier les cartes d’adresse du Douanier. Voici d’abord sa carte de visite :

HENRI ROUSSEAU

Artiste peintre

Professeur à l’Association philotechnique

 

2 bis, rue Perrel, Paris

Voici encore l’adresse de son cours de dessin :

Cours de dessin, peintures en aquarelle

Leçons particulières

————

HENRI ROUSSEAU

Professeur des Cours philotechniques de la Ville de Paris

2bis, Rue Perrel ( 14 ème ), dans la Rue Vercingétorix

Pour tous ses cours le professeur désirant des progrès rapides
le nombre des élèves sera limité

COURS MIXTE
pour enfants et jeunes gens, le samedi de 2 à 5 heures

Pour adultes à partir de 16 ans

Académie, Modèle Vivant
Jeudi soir de 8 h à 10 heures

Prix des cours 8 francs par mois

Pour les Cours du Jour et ceux du Soir, les Parents
peuvent assister aux leçons

Plus tard, le prix des cours fut élevé à 12 francs par mois.

Le Douanier fit deux fois mon portrait dans une composition ayant pour titre La Muse inspirant le Poète  ; la réplique est plus grande que le premier tableau, où il y avait des giroflées au premier plan, tandis que dans le second tableau des œillets de poète ont pris la place des giroflées.

Lorsque le tableau aux giroflées eut paru au Salon des indépendants, la presse tout entière se réjouit de mon portrait, qui fut reproduit dans Comœdia.

La presse tout entière fut unanime dans ses conclusions  ; ce portrait ne me ressemblait en aucune façon. Les uns trouvaient que le tableau était touchant, les autres qu’il confinait au grotesque, mais pour ce qui regardait la ressemblance tout le monde est tombé d’accord : elle était nulle. De mon côté, je m’étonnai. Comment se faisait-il, puisque ce portrait ne me ressemblait pas, que l’on m’eût reconnu  ? J’avais prié le Douanier de ne pas mettre mon nom en avant, le peintre avait donc manqué à sa parole  ! Mais je dus rendre hommage à sa bonne foi lorsque, ayant consulté le catalogue de l’Exposition, je constatai qu’il portait seulement cette indication : La Muse inspirant le Poète.

D’autre part, ni moi ni le Douanier ne fréquentions les salles de rédaction et nous connaissions peu de journalistes.

Ils ne faisaient alors et ne font encore pas grand cas de moi, et le méprisaient, lui, complètement. Comment, dans ces conditions, avait-on pu me reconnaître assez pour trouver que je n’étais pas ressemblant  ? Comment, malgré la mention du catalogue, tous les journaux intitulèrent-ils le tableau : La Muse d’Apollinaire ou Apollinaire et sa Muse ou bien Le Poète Guillaume Apollinaire inspiré par la Muse  ? Tout cela est encore bien mystérieux et les moyens d’information dont disposent les journaux sont insondables.

* * *

Je suis disposé à admettre que ce portrait était d’une ressemblance si frappante et si nouvelle qu’elle a ébloui malgré eux ceux qui ne s’en rendaient pas compte et n’y voulaient pas croire. La peinture est l’art le plus pieux. Nous avons assisté, en 1909, à un fait de suggestion collective pareil à ceux qui ont donné naissance aux religions les plus pures. C’est une sublime aventure qui valait la peine d’être vécue. Ma face a servi à une expérience unique, que je n’oublierai pas.

* * *

Au demeurant, il eût été impossible que le portrait en question ne fût pas très ressemblant. J’ai posé un certain nombre de fois chez le Douanier et avant tout il mesura mon nez, ma bouche, mes oreilles, mon front, mes mains, mon corps tout entier, et ces mesures, il les transporta fort exactement sur sa toile, les réduisant à la dimension du châssis. Pendant ce temps pour me récréer, car il est bien ennuyeux de poser, Rousseau me chantait des chansons de sa jeunesse.

Moi je n’aim’ pas les grands journaux
Qui parl’ de politique
Qu’est-c’ que ça m’fait qu’les Esquimaux
Aient ravagé l’Afrique

Ce qui m’faut à moi c’est l’ P’tit Journal,
La Gazett’ la croix d’ma mère
Tant plus qu’y a d’noyés dans l’canal
Tant plus qu’ c’est mon affaire.

ou bien :

Aïe  ! aïe aïe que j’ai mal aux dents.

Et je restais immobile, admirant avec quelles précautions il s’opposait à ce qu’aucune fantaisie autre que celle qui caractérisait sa personnalité ne vînt détruire l’harmonie de son dessin mathématiquement semblable à la figure humaine qu’il voulait représenter. S’il ne m’avait pas peint ressemblant, le Douanier n’aurait fait aucune erreur, les chiffres seuls se seraient trompés. Mais l’on sait que même ceux qui ne me connaissaient pas m’ont immédiatement reconnu…

Et ce tableau, si longtemps médité, tirait à sa perfection. Le Douanier avait fini de plisser la robe magnifique de ma Muse, il avait achevé de teindre mon veston en noir, ce noir que Gauguin déclarait inimitable  ; il s’apprêtait à terminer un ouvrage qui est de la peinture sans aucune littérature quand il eut tout à coup, pour me faire honneur, une idée nouvelle, une idée charmante, celle de peindre au premier plan une rangée délicate d’œillets de poète. Mais grâce à la science incertaine des botanistes de la rue Vercingétorix, la peinture pieuse et pure l’emporta encore sur la littérature, et pendant mon absence, le Douanier se trompant de fleurs peignit des giroflées.

Il répara son erreur dans le courant même de l’année en tirant de nouveau mon portrait aux œillets de poète.

* * *

C’est à propos de ce portrait que M. Arsène Alexandre, qui devait plus tard publier une curieuse relation de sa visite chez le Douanier, écrivit :

« Mais il va sans dire que de toutes ces manières de dessiner ou de déformer, la seule qui ait une réelle valeur, c’est celle du Greco, de Delacroix, et de Toulouse-Lautrec, qui est plus exactement une impulsion d’exprimer la forme telle qu’on la ressent, et avec des moyens que l’on trouve directement, involontairement en soi, sans y penser le moins du monde, car dès qu’on y pense, on devient soit médiocre, soit excessif.

« Or, la plus grande partie de la production que l’on voit aux Indépendants a justement ce défaut : les exposants y ont pensé. Seul, le bon Douanier Rousseau aurait été incapable de vouloir ce qu’il a fait. S’il avait écouté, le voulant, ces touchantes allégories, s’il avait tiré cette forme, cette couleur d’un système calculé, arrêté à froid, il serait le plus dangereux des hommes, alors qu’il en est le plus sincère et le plus candide. Si elles ne valaient pas si cher, on aimerait à posséder de ses œuvres, non pour les accrocher à la muraille, car elles exerceraient sur nos esprits une dangereuse fascination, mais pour les regarder de temps en temps lorsqu’on aurait besoin d’être rappelé à la bonne foi. S’il avait eu ce qui lui manque totalement : la science, et qu’il eût pu, en même temps, conserver cette fraîcheur de conception, Rousseau serait le Paolo Uccello de notre siècle » (Comœdia, feuilleton du 3 avril 1909).

* * *

Il y a quelque chose à redire dans cette appréciation, par ailleurs si compréhensive. Le défaut de science était, chez Rousseau, grandement compensé par l’abondance des qualités artistiques et par une force qu’il empruntait sinon à la science des professeurs, du moins à sa conscience, à la connaissance qu’il avait des choses, et tout de même quand on peint quarante ans durant, comme fit Rousseau, on serait un phénomène si on n’arrivait pas à une certaine maîtrise, et l’on avouera qu’entre la peinture des dix dernières années de Rousseau et celle de tels exposants de la Nationale ou du Salon d’automne, qui peignent depuis un an ou deux, et l’on sait avec quel succès, il y a une certaine différence tout en faveur du merveilleux et gentil Douanier.

Il avait un sentiment si fort de la réalité, que quand il peignait un sujet fantastique, il s’épouvantait parfois et, tremblant, il était obligé d’ouvrir la fenêtre.

Lorsqu’il tirait le portrait de quelqu’un, il était plus calme. Il prenait avant tout les mesures de son modèle et, comme il le fit pour moi, les inscrivait fort exactement sur sa toile les réduisant à la dimension du châssis. Pendant ce temps, pour se récréer, le Douanier chantait des chansons de sa jeunesse et aussi du temps où il était employé de l’octroi. Il chantait les chansons que j’ai mentionnées plus haut et encore Le Vin de Suresnes, La Puce, etc…

Et il s’arrêtait parfois, pour prendre un peu de café.

* * *

La jeunesse artistique a, non seulement en France, mais encore en Allemagne, en Russie, en Angleterre, en Amérique même, où peu de temps après sa mort fut organisée la première exposition de ses œuvres, a maintenant témoigné de l’honneur où elle tient les œuvres de ce pauvre vieil ange qu’était Henri Rousseau le Douanier. On pourrait aussi l’appeler le Maître de Plaisance, tant à cause du quartier où il demeurait, qu’en raison de ce qui rend ses tableaux si agréables à regarder.

Peu d’artistes ont été plus moqués durant leur vie que le Douanier, et peu d’hommes opposèrent un front plus calme aux railleries, aux grossièretés dont on l’abreuvait. Ce vieillard courtois conserva toujours la même tranquillité d’humeur et par un tour heureux de son caractère, il voulait voir dans les moqueries mêmes l’intérêt que les plus malveillants à son égard étaient en quelque sorte obligés de témoigner à son œuvre. Le Douanier avait conscience de sa force. Il lui échappa, une ou deux fois, de dire qu’il était le plus fort des peintres de son temps. Et il est possible que sur bien des points il ne se trompât point de beaucoup. C’est que s’il lui a manqué dans sa jeunesse une éducation artistique, il semble que, sur le tard, lorsqu’il voulut peindre, il ait regardé les maîtres avec passion et que presque seul d’entre les modernes, il ait deviné leurs secrets.

Ses défauts consistent seulement parfois dans un excès de sentiment, presque toujours dans une bonhomie populaire au-dessus de laquelle il n’aurait pu s’élever et qui contrastait un peu fort avec ses entreprises artistiques et avec l’attitude qu’il avait pu prendre dans l’art contemporain.

Mais à côté de cela que de qualités  ! Et il est bien significatif que la jeunesse artistique les ait devinées  ! On peut l’en féliciter surtout si son intention n’est pas seulement de les honorer, mais encore de les recueillir.

Le Douanier allait jusqu’au bout de ses tableaux, chose bien rare aujourd’hui. On n’y trouve aucun maniérisme, aucun procédé, aucun système. De là vient la variété de son œuvre. Il ne se défiait pas plus de son imagination que de sa main. De là viennent la grâce et la richesse de ses compositions décoratives. D’avoir servi pendant la campagne du Mexique, il avait gardé un souvenir plastique et poétique très précis de la végétation et de la faune tropicales.

Il en est résulté que ce Breton, vieil habitant des faubourgs parisiens, est sans aucun doute le plus étrange, le plus audacieux et le plus charmant des peintres de l’exotisme. La Charmeuse de serpents le montre assez. Mais Rousseau ne fut pas seulement un décorateur, ce n’était pas non plus un imagier, c’était un peintre. Et c’est cela qui rend la compréhension de ses œuvres si difficile à quelques personnes. Il avait de l’ordre, et cela se remarque non seulement dans ses tableaux, mais encore dans ses dessins ordonnés comme des miniatures persanes. Son art avait de la pureté, il comporte dans les figures féminines, dans la construction des arbres, dans le chant harmonieux des différents tons d’une même couleur, un style qui n’appartient qu’aux peintres français, et qui signale les tableaux français où qu’ils se trouvent. Je parle bien entendu des tableaux de maîtres.

La volonté de ce peintre était des plus fortes. Comment en douter devant ses minuties qui ne sont pas des faiblesses, comment en douter quand s’élève le chant des bleus, la mélodie des blancs dans cette Noce où une figure de vieille paysanne fait penser à certains Hollandais.

Comme peintre de portraits, Rousseau est incomparable. Un portrait de femme à mi-corps, avec des noirs et des gris délicats, est poussé plus loin qu’un portrait de Cézanne. J’ai eu deux fois l’honneur d’être peint par Rousseau, dans son petit atelier de la rue Perrel, je l’ai vu souvent travailler et je sais quel souci il avait de tous les détails, quelle faculté il avait de garder la conception primitive et définitive de son tableau jusqu’à ce qu’il l’eût achevé et aussi qu’il n’abandonnait rien au hasard et rien surtout de l’essentiel.

Parmi les belles esquisses de Rousseau, rien de si étonnant que la petite toile intitulée La Carmagnole. C’est l’esquisse d’un Centenaire de l’Indépendance, sous lequel Rousseau avait écrit :

Auprès de ma blonde
Qu’il fait bon, fait bon, fait bon…

Un dessin nerveux, la variété, l’agrément et la délicatesse des tons font de cette esquisse un petit morceau excellent. Ses tableaux de fleurs montrent les ressources de charme et d’accent qui étaient dans l’âme et la main du vieux Douanier.

* * *

Rousseau peignait avec un soin extrême. C’est ainsi que lorsque la belle saison était venue, il allait dans les bois, aux environs de Paris, cueillir des feuilles en très grand nombre qu’il copiait ensuite.

Ses études d’après nature sont très émouvantes et très intéressantes. Il y en avait tout autour de son atelier mêlées à ses tableaux. Elles donnaient un air riant à ce pauvre intérieur où il dormait, et à quelqu’un qui lui demandait s’il n’était pas gênant de dormir dans un atelier, il répondait : « Tu comprends, quand je me réveille, je peux faire risette à mes tableaux. »

* * *

J’ai dit qu’à l’âge de soixante-quatre ans, Rousseau s’était épris d’une veuve de cinquante-quatre ans, pour laquelle il dépensa sans compter le peu qu’il gagnait  ; peu de jours avant de mourir il lui adressait une belle lettre très touchante, et dès 1909, il avait préparé une donation à son profit, mais cette donation resta sans effet, car la veuve refusa de se marier et Rousseau ne signa ni ne data sa donation dont voici la teneur :

DONATION

Je donne par la présente à Mlle Eugénie Léonie V…, veuve en premières noces de M. Auguste V… (épouse en deuxièmes de M. Henri Rousseau, artiste peintre), ma meilleure amie, à qui je dois une grande reconnaissance éternelle, tout ce qui restera après moi, meubles, bijoux, argent, tableaux. De plus, je l’autorise à réclamer un droit de 20 % aux marchands de tableaux ou autres qui en feront une vente. Ma chère Léonie voudra bien accorder la moitié de ce qu’il y aura à ma fille, Julia Rousseau, femme Bernard, habitant Angers, département de Maine-et-Loire.

Paris, le      1909.

Rousseau mourut le 2 septembre 1910. M. Uhde, qui devait plus tard écrire un bon livre sur lui, alla le voir et, comme beaucoup de ses amis étaient absents de Paris, il n’y eut que sept personnes à son enterrement, parmi lesquelles le peintre Paul Signac, président de la Société des artistes indépendants.

Ce n’est qu’après les obsèques que nous reçûmes le faire-part suivant :

 

Vous êtes prié d’assister aux Convoi, Service et Enterrement de

Monsieur Henri Julien ROUSSEAU
Artiste Peintre

décédé le 2 septembre 1910 à l’Hôpital Necker à l’âge de 66 ans.

Qui se feront le Dimanche 4 septembre à 3 h et demie précises en l’Église de Saint-Jean Baptiste de la Salle rue Dutot.

De Profundis

On se réunira impasse de l’Enfant Jésus 146, rue de Vaugirard

De la part de : Monsieur et Madame Bernard, ses fille et gendre  ; Mademoiselle Bernard, sa petite-fille et Madame Rousseau et leur fils, de Monsieur et Madame Henri Bridel, ses neveux et nièces, ses frères, belle-sœur, neveux, nièces et de ses nombreux amis.

En cas d’oubli, prière d’en faire part.

L’inhumation aura lieu au cimetière de Bagneux.

En 1911, grâce à Robert Delaunay et au propriétaire du Douanier, M. Queval, on acquit une concession de trente ans et l’on posa la pierre tombale sur laquelle s’érige un médaillon représentant le défunt qui repose ainsi non loin de son ami Alfred Jarry.

En 1913 enfin, le sculpteur Brancusi et le peintre Ortiz de Zarate gravèrent sur la pierre tombale cette épitaphe que j’y avais inscrite au crayon :

Gentil Rousseau tu nous entends
Nous te saluons
Delaunay sa femme Monsieur Queval et moi
Laisse passer nos bagages en franchise à la porte du ciel
Nous t’apportons des pinceaux des couleurs des toiles
Afin que les loisirs sacrés dans la lumière réelle
Tu les consacres à peindre comme tu tiras mon portrait
La face des étoiles.

[1914-02-15 Les Soirées de Paris] Nos amis les futuristes §

Les Soirées de Paris : recueil mensuel, nº 21, 15 février 1914, p. 78-79. Source : Gallica.
[OP 970-972]

La nouvelle technique des mots en liberté sortie de Rimbaud, de Mallarmé, des symbolistes en général et du style télégraphique en particulier, a, grâce à Marinetti, une grande vogue en Italie ; on voit même quelques poètes l’employer en France sous forme de simultanéités semblables aux chœurs qui figurent dans les livrets d’opéra. Cette dernière façon de poétiser pourrait trouver son précurseur dans la personne de Jules Romains, qui, en 1909, fit répéter, en vue d’une récitation pendant une conférence des Indépendants, un poème intitulé « L’Église ». Il devait se réciter à quatre voix qui se répondaient, se mêlaient en d’authentiques simultanéités, irréalisables autrement que dans la récitation directe, ou sa reproduction par le moyen du phonographe.

Avant peu, les poètes pourront, au moyen des disques, lancer à travers le monde de véritables poèmes symphoniques. Grâces en soient rendues à l’inventeur du phonographe, Charles Cros, qui aura ainsi fourni au monde un moyen d’expression plus puissant, plus direct que la voix d’un homme imitée par l’écriture ou la typographie. Grâces en soient rendues aux musiciens, grâces en soient rendues à Jules Romains qui tenta une symphonie récitée en faisant répéter son poème symphonique « L’Église », au mois d’avril 1908, par Mlles Jane Eyre et Maud Sterny, MM. Marcel Olin et Aulanier.

À la poésie horizontale que l’on n’abandonnera point pour cela, s’ajoutera une poésie verticale, ou polyphonique, dont on peut attendre des œuvres fortes et imprévues.

Les mots en liberté, eux, peuvent bouleverser les syntaxes, les rendre plus souples, plus brèves ; ils peuvent généraliser l’emploi du style télégraphique. Mais quant à l’esprit même, au sens intime et moderne et sublime de la poésie, rien de changé, sinon qu’il y a plus de rapidité, plus de facettes descriptibles et décrites, mais tout de même éloignement de la nature, car les gens ne parlent point au moyen de mots en liberté. Les mots en liberté de Marinetti amènent un renouvellement de la description et à ce titre ils ont de l’importance, ils amènent également un retour offensif de la description et ainsi ils sont didactiques et antilyriques.

Certes, on s’en servira pour tout ce qui est didactique et descriptif, afin de peindre fortement et plus complètement qu’autrefois. Et ainsi, s’ils apportent une liberté que le vers libre n’a pas donnée, ils ne remplacent pas la phrase, ni surtout le vers : rythmique ou cadencé, pair ou impair, pour l’expression directe.

Et pour renouveler l’inspiration, la rendre plus fraîche, plus vivante et plus orphique, je crois que le poète devra s’en rapporter à la nature, à la vie. S’il se bornait même, sans souci didactique, à noter le mystère qu’il voit ou qu’il entend, il s’habituerait à la vie même comme l’ont fait au xixe siècle les romanciers qui ont ainsi porté très haut leur art, et la décadence du roman est venue au moment même où les écrivains ont cessé d’observer la vérité extérieure qui est l’orphisme même de l’art.

[1914-03-15 Les Soirées de Paris] Chronique mensuelle

Sur la représentation de « l’Échange » §

Les Soirées de Paris, nº 22, 15 mars 1914, p. 129. Source : Gallica.
[OP2 972]

L’Échange,de Paul Claudel, est une pièce sommaire où Shakespeare se débat en vain contre Ibsen. On y a métamorphosé la princesse Ophélie en je ne sais quelle invraisemblable furie de bas étage.

Cette pièce a cependant, hors de la poésie factice qui l’embarrasse, de vigoureuses et saines qualités.

Elle ne dépasserait point le recueil que Mérimée attribuait à l’imaginaire Clara Gazul.

De même, je crois que le style naturel à Claudel serait un style vif et précis, qui s’apparenterait assez bien à celui de Mérimée.

Au lieu de mettre en valeur cette belle simplicité, il s’efforce de la voiler, de la masquer de symboles, de moralités, de parallèles, d’explications sentencieuses, qui sentent plus le prédicant presbytérien que le croyant catholique.

C’est mon sentiment. Il vaut ce qu’il vaut. Mais le théâtre est tombé si bas, que celui de Claudel reste encore la seule chose qui vaille, aujourd’hui, la peine qu’on s’en occupe, et le théâtre du Vieux-Colombier ne pouvait mieux faire que de nous montrer une pièce de l’unique dramaturge vivant, qui ne soit pas un tireur de ficelles.

[1914-03-15 Les Soirées de Paris] Le 30e Salon des indépendants §

Les Soirées de Paris : recueil mensuel, nº 22, 15 mars 1914, p. 183-188. Source : Gallica.
[OP2 652-656]

Le rôle historique du Salon des Indépendants commence à être facile à définir.

L’art du dix-neuvième siècle — l’art par lequel s’est manifestée l’intégrité du génie artistique français — n’est qu’une longue révolte contre la routine académique à laquelle les vrais artistes opposent les traditions authentiques qui échappent aux maîtres de cet art dégénéré qui depuis un siècle au moins a toujours joui des faveurs officielles.

Delacroix, Corot, Courbet, Manet, Cézanne et même Rodin furent tour à tour « refusés » aux « Salons » par des « maîtres » comme Cabanel, Bouguereau, Jérôme, Benjamin Constant, fonctionnaires d’un art officiel, voués pendant leur vie aux tares administratives, après leur mort à l’oubli de tous.

Le Salon des Indépendants joue depuis sa fondation un rôle prépondérant dans l’évolution de l’art moderne et tour à tour il nous révèle les tendances et les personnalités qui depuis trente ans font corps et âme avec l’histoire de la peinture française, la seule qui compte en Europe et qui, poursuivant à la face de l’univers la logique des grandes traditions, manifeste encore une grande intensité de vie.

Il convient d’ajouter que les grotesques et les maniaques ne paraissent pas au Salon des Indépendants dans une proportion supérieure à celle où ils se montrent avec un art soi-disant légitime dans les Salons officiels.

Du reste, la culture artistique, de nos jours ne relève plus d’une discipline sociale. Elle autorise par conséquent les artistes à s’exprimer comme il leur plaît, dussent leurs œuvres être taxées d’extravagance.

Dans un tel état de choses, les talents se révèlent difficilement au public qui, en fait, ne sait point se guider au milieu d’une production disparate où l’égarent encore les fonctionnaires de l’incompétence gouvernementale en art.

* * *

Cette année le Salon des Indépendants n’est pas inférieur à sa tâche, bien que l’on distingue çà et là des signes de lassitude et qu’il se soit formé au sein de ce Salon anti-académique une sorte de pompiérisme anarchique qui n’est pas moins nuisible à l’art que le pompiérisme académique. Il faut le dire, les succès de ce Salon et la façon dont se recrutent les exposants y amènent des artistes qui, il y a dix ans seulement, auraient tenu à honneur de figurer dans les Salons officiels et qui modifient désagréablement dans le sens mondain l’esprit de la Société des Indépendants fondée par un gendarme retraité, Dubois-Pillet, et dont l’illustration la plus caractéristique fut l’ancien employé d’octroi Rousseau le Douanier.

D’autre part, il manque Henri Matisse, Marie Laurencin, Friesz, Marquet, Guérin, etc., qui l’an dernier exposaient encore.

Cette année le futurisme a commencé d’envahir le Salon et tandis que les futuristes italiens paraissent, d’après les reproductions qu’ils publient, subir de plus en plus l’influence des novateurs (Picasso, Braque) de Paris, il semble qu’un certain nombre d’artistes parisiens se soient laissé influencer par les théories des futuristes. Outre cette influence caractéristique, qui modifie l’aspect général du Salon dans le sens impressionniste, on distingue les influences de Picasso (sur la sculpture aussi bien que sur la peinture), de Van Gogh, d’André Derain, d’Henri Matisse, de Marie Laurencin, d’Henri Rousseau.

On retrouve un grand nombre de jolis paysages impressionnistes, qui pour ainsi dire anonymes sont peut-être le meilleur de la production des Indépendants et seront considérés plus tard comme une des gloires incontestées de l’école française de ce temps.

Cependant, pour dire le vrai, le Salon n’apporte point cette année de révélation sensationnelle, comme en 1909, en 1910, en 1911 et en 1912.

* * *

Les statues polychromes et de matières variées présagent l’affranchissement complet du talent d’Archipenko. Elles sont encore la nouveauté la plus frappante de l’exposition de 1914.

Dans ses aquarelles, Asselin montre une assez grande puissance de coloris.

Mlle Alice Bailly exprime, dans une technique moderne, beaucoup de fraîcheur de sentiment. M. Teldo Barbey expose de la peinture sage et agréable.

Avec M. Bolz nous voici revenus à ces toitures, à ces fumées que M. Léger exposait il y a trois ans.

M. Bruce nous entraîne dans le domaine coloré de l’abstraction réaliste. Cependant sa composition, si elle est même moins plaisante que celle du Salon d’automne, est plus personnelle.

Chagall est un coloriste bien doué qui se laisse aller à tout ce que son imagination mystique et païenne lui suggère. Son art est très sensuel.

L’enseignement de Gauguin se montre dans les paysages de M. de Chamaillard, artiste d’une sensibilité très délicate. On retrouve dans les paysages du Morvan, de Charlot, le caractère du pays qui les a inspirés.

Claude Chéreau a noté avec une malice presque japonaise des mouvements de chevaux.

L’étrangeté des énigmes plastiques que nous propose M. De Chirico échappe encore au plus grand nombre. C’est au ressort le plus moderne, la surprise, que ce peintre a recours pour dépeindre le caractère fatal des choses modernes.

Mme L. Cousturier s’exprime toujours avec joie dans la technique après tout traditionnelle et déjà presque conventionnelle du néo-impressionnisme.

M. Crotti est un artiste qui, sans visées bien définies, ne manque pas de fantaisie.

Sensuel et sûr de lui Van Dongen arrive à imposer ici un art sommaire mais agréable.

Il est assez curieux de constater que l’enseignement cézannien ait ramené, pour ainsi dire, M. Dunoyer de Segonzac vers des recherches qui rappellent l’atelier de Thomas Couture.

L’envoi de Raoul Dufy est toujours parmi les plus intéressants, art substantiel qui à travers Cézanne rejoint les primitifs et les peintres populaires.

M. Égozcue manifeste sans effort un talent de primitif sensible et expressif.

Le tableau de Mme Exter est plein de qualités.

Mme Rousseau, MM. Nadelmann, Marcoussis, Gala-nis, E. de Fiori, Tobeen, Valensi, Jean Deville, Victor Dupont, Zawadowski, Zadkin, Kisling, Roustan, Forne-rod, Giannattasio, Marthe Galard, Gonzalez, Bénoni-Auran, Utter, Granzow, Gwozdecki, Hayden, Tristan Klingsor, Lewitzka, Lhote, Lotiron, Picart Le Doux, Pichot, Rossiné et Mlle Lodron sont des chercheurs dont les œuvres ont toujours du charme et de l’intérêt.

M. Favory a fait de grands progrès sur tout ce qu’il a montré lors de son exposition.

Le Piano de M. Jules Flandrin n’est pas à mon gré une œuvre significative.

R. de La Fresnaye s’attache à harmoniser sa composition par des simplifications savantes.

Les synchromies de Morgan Russell ont une vie et un mouvement qui doivent attirer l’attention sur ce jeune coloriste.

Mme Gérébtzoff est une artiste de talent dont les œuvres n’ont ni visée décorative, ni visée caricaturale, ni visée expressive, mais dont la fantaisie mystérieuse ne manque pas d’intérêt.

Les paysages d’Alfred Veillet sont délicats comme les sites séquaniens qui les ont inspirés.

M. Albert Gleizes est un artiste volontaire qui a heureusement échappé à la systématisation. Il est en pleine possession d’un talent robuste et sain.

Mme Halicka a des dons virils et réalistes qui lui permettent de construire savamment un tableau sans déformer la composition.

Il y a dans le tableau de M. Laboureur des délicatesses de sensibilité que l’on ne s’attendait pas à trouver chez cet artiste, qui n’avait exposé jusqu’ici que des gravures sur bois.

Lacoste, Laprade, Mme Agutte, Signac, Bonnard, dont l’éloge n’est plus à faire, manifestent toujours dans leurs tableaux bien ordonnés des talents très français.

Marc Delmarle a fait preuve d’habileté en conciliant la technique ancienne et une composition moderne.

Mme Merval expose une œuvre sensuelle, Les Frivoles, qui est une de ses meilleures compositions. Il faut remarquer combien chez les peintres femmes, depuis un an ou eux, la personnalité s’affirme, je crois, plus que chez les peintres hommes, préoccupés avant tout de nouveautés techniques.

Jean Metzinger est, parmi les peintres qui exposent aux Indépendants, un de ceux dont l’art est le plus varié et le plus constamment renouvelé. Et il s’exerce aux choses les plus difficiles de la peinture.

L’art orphique de Picabia grandit, plus concret, plus précis, plus fort et plus délicat que l’an dernier46.

Luc-Albert Moreau fait des efforts attachants pour sortir d’une sombre peinture d’atelier.

M. Boussingault n’est pas conventionnel dans des œuvres où il semble avoir mis plus d’audace que dans ses œuvres précédentes.

Dans cet art sévère et dépouillé où Édouard Férat a de grands prédécesseurs, il manifeste une véritable et intéressante personnalité.

Rivera n’est pas du tout négligeable.

Les enluminures décoratives de Mme Riera sont de curieuses compositions populaires.

Les natures mortes de Pierre Roy, déjà anciennes, dénotent un talent délicat et sérieux.

Les envois de Goull’ard, Bonnamy, Utrillo, Urbain contiennent de jolis paysages.

Sans grandes nouveautés, le Salon des indépendants de 1914 est très vivant et la façon dont s’y affirment les talents et les styles semble déjà indiquer aux artistes prochains une discipline nouvelle hors de toutes les routines.

[1914-05-15 Les Soirées de Paris] Chronique mensuelle.
Les Arts §

Les Soirées de Paris : recueil mensuel, nº 24, 15 mai 1914, p. 250. Source : Gallica.
[OP2 704]

L’exposition des peintures de Roger de La Fresnaye a remporté un grand succès à la galerie Levesque. Il y manquait cependant les deux meilleures œuvres du peintre, La Conquête de l’air et une Nature morte exposée aux Indépendants. L’ensemble de l’exposition était peu expressif, parce que la technique de l’artiste est hésitante. Trop de surfaces mortes. Les proportions, les compositions manquent. Il lui faut renoncer au goût, au charme et qu’il trouve lui-même ses propres qualités dans ses meilleurs ouvrages. C’était cependant là la plus importante exposition jeune de cette année.

À la galerie B.-Weill, Diego H. Rivera a exposé des études qui le montrent vivement ému par l’art moderne. Une singulière préface ornait le catalogue. L’auteur y dépréciait tout ce qu’aime l’artiste qu’il s’était chargé de présenter.

André Favory a orné de bois curieusement travaillés un intéressant petit volume de George T. Franchi : Proses.

À la galerie Rosenberg a lieu une importante exposition de Girieud.

À Düsseldorf, M. Flechtheim a réuni vingt-neuf tableaux du peintre des ouvriers, Maximilien Luce, qui fut un des premiers divisionnistes.

[1914-06-15 Les Soirées de Paris] Chronique mensuelle §

Les Soirées de Paris : recueil mensuel, nº 25, 15 juin 1914, p. 302-303 (Stendhal), 304-305 (Gogol, Wells). Source : Gallica.
[OP2 1216-1217 + OP2 969-974]

À propos de Stendhal §

(1) Dans le Divan, M. Henri Debraye publie un fragment inédit du « Journal » de Stendhal, à la fin de l’avant-dernier paragraphe de quoi on lit cette amusante phrase trilingue :

« Je pourrai have a fair woman of the society, this is necessary for loving absolutely Vict., même in the case nel quale troverei in lei quel alma grande e veramente amante, che forse ho sagnata. »

En note, M. Henri Debraye a traduit :

« Je pourrai avoir une jolie femme de la Société, cela est nécessaire pour aimer tout à fait Vict., même au cas où je trouverais en elle cette âme grande et vraiment aimante que peut-être j’ai arrêtée. »

Sagnata ne veut rien dire et selon toute vraisemblance, il ne faut pas lire stagnata qui ne signifie arrêter que dans le sens d’étancher : stagnare il sangue, arrêter le sang.

Il vaut mieux, à mon avis, lire sognata et traduire ainsi : « Que peut-être j’ai rêvée. »

(2) Dans le même numéro du Divan, on signale un exemplaire de l’édition originale d’H. B…, celui de Délécluze, appartenant à M. J.-L. Vaudoyer. Je n’ai pas lu ce que disent MM. Paupe et Cordier touchant les quatre exemplaires d’H. B..., connus d’eux. Nul doute qu’ils n’aient noté l’exemplaire de Mme Ancelot avec dédicace de Mérimée à Mme Ancelot. Il se trouve, à Chantilly (fonds Spœlberg de Lovenjoul), et l’exemplaire qui se trouve a la cote L. N. 27, 1911, Réserve de la Bibliothèque Nationale. On se demande, d’autre part, pourquoi un exemplaire d’une autre édition d’H. B… est à l’Enfer de la même bibliothèque ?

N’est-ce pas une rigueur excessive contre cette réimpression. Et cette mesure est d’autant plus ridicule que par la grotesque pudibonderie de son bibliothécaire actuel, l’Enfer est rigoureusement fermé à tous les travailleurs. Il faut la croix et la bannière pour pénétrer dans cet Enfer-là. Laissez donc se damner ceux qui le veulent bien ou tirez la réimpression d’H. B… de sa froide géhenne, afin d’épargner l’exemplaire de l’édition originale que, sous condition d’aller le lire à la table de la Réserve, on prête à tous ceux qui le demandent.

Voici, d’ailleurs, une description de l’exemplaire de la réimpression coté Enfer 383 :

H. B..., par Un des Quarantes. Avec un frontispice stupéfiant dessiné et gravé par S. P. Q. R. Eleuthéropolis, an MDCCCLXIV de l’imposture du Nazaréen.

Un volume gr. in-8º de 1 feuillet non chiffré et 62 pages. Tirage à 140 exemplaires. C’est un des 30 exemplaires grand in-8º sur Chine (exemplaire nº 130), cartonné sous couverture imprimée avec un frontispice libre de Félicien Rops, à l’eau-forte en deux états, noir et bistre.

(3) J’ai possédé un exemplaire de Lucien Leuwen, publié par Jean de Mitty, sous couverture, non pas des éditions de la Revue Blanche, mais, je crois, de la librairie Dentu. La couverture était jaune. Elle portait sur le feuillet blanc avant le faux-titre un long ex-dono de Jean de Mitty à l’ambassadeur du Japon, dont le nom m’échappe, mais qui était le prédécesseur de l’ambassadeur actuel, et, d’après Jean de Mitty, un Stendhalien convaincu. Sur un feuillet de garde, d’un autre papier que celui du livre, entre la couverture imprimées et le feuillet dédicatoire, Jean de Mitty avait écrit ensuite : À Guillaume Apollinaire, beyliquement.

Je serais bien en peine de dire aujourd’hui à qui. voici un an ou deux, j’ai donné ce livre signalé ici uniquement à cause de l’adverbe beyliquement, néologisme que les Stendhaliens trouveront peut-être digne d’intérêt.

Gogol, Wells §

La Nouvelle Revue françaisepublie de bons comptes rendus de livres récents par M. Camille Vettard, notamment sur le Nicolas Gogolde M. Louis Léger. Cependant quand M. Vettard veut faire la différence du réalisme français et du réalisme de Gogol, il se demande s’il faut songer à Cervantès, comme le veut Vogüé : « ou ne sommes-nous pas plutôt en présence de quelque chose de spécifiquement, de strictement russe ». Non, nous sommes en présence de quelque chose de petit-russien, mais de qualités qui entrent tout droit dans l’humanisme, cela saute au yeux dans Le Reviseur etl’on a souvent exprimé en Russie l’idée que Le Reviseur où Gogol s’égale à Molière en l’imitant a eu une influence très marquée sur le théâtre de M. Tristan Bernard. À propos du sous-titre des Âmes mortes,« poème », M. Vettard ajoute judicieusement : « Je ne sais évidemment pas le motif exact, la pensée secrète qui a pu inciter Gogol à choisir cette étiquette. Mais quand je sors d’une lecture de son livre, lorsque j’ai vu se substituer peu à peu dans mon esprit à mesure que je tournais les pages, au héros principal Tchitchikov, à cette multitude de comparses, si fortement individualisés, à Manilov, à la dame Korobotchka, à Sobakiévitch, à Nozdrev, au prodigieux Pluchkine, à tant d’autres, l’image de la Russie, de la Sainte Russie chargée de maux, de souffrances et d’iniquités, et que pourtant telle que la brichka de Tchitchikov, elle brûle l’espace, dépassant tout ce qu’il y a sur la terre, devant les autres peuples et les autres empires effacés pour lui livrer passage. Quand il me semble entendre s’élever de ces pages les voix, la voix qui chante dans le prélude de Boris Godounov de Moussorgski, alors je comprends que Gogol ait appelé son livre un poème. Au même titre que Don Quichotte, que Le Moulin sur la Floss, que Madame Bovary, que Guerre et paix. Les Âmes mortes sont une des plus belles rivières épiques de la littérature. »

Toutefois, je suis loin d’être de l’avis de M. Vettard, quand il souscrit à ce jugement qu’il a lu sur Wells : « Son imagination, abstraite s’il en fut, se projette aussitôt sous une apparence concrète sans effort, naturellement. » Il m’a paru qu’au contraire chez Wells l’imagination devenait malaisément concrète et que, même vive, il ne savait nullement la conduire, la développer pour la réaliser. Rien de mieux imaginé que le sujet de La Machine à explorer le temps.Au contraire, quoi de plus banal que les développements infligés par l’auteur à ce merveilleux sujet et particulièrement toute la partie qui concerne l’humanité à venir est d’une platitude remarquable. Jules Verne, dont l’imagination scientifique, fantastique et même satirique valait celle de Wells, dont il est le maître, avait, sans prétention, le don de mener jusqu’au bout le développement de ses récits. Puisque je parle de Wells, j’observerai qu’il semble avoir pris le sujet de son Île du docteur Moreau dans une nouvelle intitulée Le Faiseur de monstres,dont l’auteur, W.-C. Morrow, est américain, mais descend d’une famille française émigrée aux États-Unis lors de la révocation de l’édit de Nantes, et dont le nom évidemment s’écrivait autrefois Moreau comme celui du fameux médecin de Wells. Le Faiseur de monstresse trouve dans un volume qui a été traduit par George Elwall et publié aux Éditions de la Revue blanche, en 1901.

[1914-06-15 Les Soirées de Paris] Simultanisme-Librettisme §

Les Soirées de Paris : recueil mensuel, nº 25, 15 juin 1914, p. 322-325. Source : Gallica.
[OP2 974-979]

C’est insupportable, véritablement dans cette marche hollandaise on passe son temps à changer d’uniforme. (Fantômas, xxvi, p. 168.)

Le nombre des écoles poétiques augmente chaque jour. Il n’en est guère dans lesquelles on ne m’ait mis un temps bon gré ou mal gré. Je suis cependant d’une époque où mes camarades et moi nous n’aimions point nous ranger ni à la suite de quelqu’un ni en groupes arrivistes.

Nous n’avons point changé et tous tant que nous sommes, ni moins cultivés que les autres, ni moins poètes que quiconque, ni moins modernes que tous les poètes du monde entier, nous ne restons pas longtemps dans ces écoles que l’on appelle encore de petites chapelles. Il était donc inutile que M. Barzun, sous prétexte que hors de sa chapelle il n’y aurait point de salut, se donnât la peine de m’excommunier de son simultanisme, duquel je n’ai jamais fait partie.

Assurément, c’est un personnage atrabilaire. Sa manie d’avoir tout inventé n’égale que l’outrecuidance fantomatique avec laquelle il s’en vante.

Le voilà plein de ressentiment contre moi à cause de ce que j’ai écrit ici même du phonographe. Dans un pneumatique adressé à André Billy, j’ai donné raison à M. Barzun d’avoir publié son Manifeste sur le simultanisme poétique, dont la paternité lui appartient. Que veut-il de plus ? J’ai ainsi montré clairement mes intentions. Elles étaient de laisser M. Barzun développer librement ses théories. Il me répond par des paroles bien peu aimables. Je lui répondrai en négligeant celles-ci et en examinant celles-là.

Le simultanisme poétique de M. Barzun ne peut s’exprimer qu’au moyen de plusieurs voix combinées. C’est du théâtre. Dans le livre à un lecteur ces voix ne peuvent être que successives, donc si M. Barzun veut une poésie effectivement simultanée, il faut qu’il fasse appel à plusieurs récitants ou qu’il se serve du phonographe, mais tant qu’il se servira d’accolades et des lignes typographiques habituelles, sa poésie restera successive. Pour ce qui concerne la polyphonie, j’ai dit que Jules Romains en avait tenté un essai chez moi, en 1909, cela n’enlève aucun mérite à M. Barzun, qui a codifié depuis cette importante réforme théâtrale.

Bien avant, Villiers de L’Isle-Adam avait publié une pièce où un grand nombre de voix parlaient en même temps, disant des choses différentes.

Et M. Barzun peut y regarder, il y verra l’accolade, la fameuse accolade qui n’est qu’une indication pour la représentation et non pas une simultanéité dans le livre où les voix, comme chez M. Barzun, restent successives.

Voix simultanées encore dans L’Armée dans la ville de Jules Romains.

On chercherait en vain de ces voix simultanées dans les œuvres de M. Barzun avant la fin de 1913 et si on en trouve des exemples à partir de cette date, il ne s’agit toujours que de simultanéité réalisable ou scéniquement ou phonographiquement, et nullement autrement.

Pour ce qui concerne la récitation du poème « L’Église », que M. Barzun ne s’y trompe point, la déclamation que Jules Romains avait tenté de faire réaliser en 1909 ne constituait nullement « l’expression par quatre, six ou huit voix, d’une seule phrase poétique ». Les voix des quatre récitants se mêlaient, s’élevaient, parfois seules, parfois ensemble, et disant chacune des Strophes différentes, s’enlaçaient en une véritable polyphonie.

Mais M. Barzun, d’autre part, peut-il croire que cette transformation théâtrale du lyrisme soit la seule forme par laquelle s’exprimera la simultanéité lyrique ? Il sait bien que non, puisque cette forme laisse au livre un caractère nettement successif.

On a donné ici des poèmes où cette simultanéité existait dans l’esprit et dans la lettre même puisqu’il est impossible de les lire sans concevoir immédiatement la simultanéité de ce qu’ils expriment, poèmes-conversation où le poète au centre de la vie enregistre en quelque sorte le lyrisme ambiant.

Et même l’impression de ces poèmes est plus simultanée que la notation successive de M. Barzun.

C’est ainsi que si on a tenté (L’Enchanteur pourrissant, « Vendémiaire », « Les Fenêtres », etc.) d’habituer l’esprit à concevoir un poème simultanément comme une scène de la vie, Biaise Cendrars et Mme Delaunay-Terck ont fait une première tentative de simultanéité écrite où des contrastes de couleurs habituaient l’œil à lire d’un seul regard l’ensemble d’un poème, comme un chef d’orchestre lit d’un seul coup les notes superposées dans la partition, comme on voit d’un seul coup les éléments plastiques et imprimés d’une affiche.

Dans l’entourage de M. Barzun, M. Sébastien Voirol a fait lui-même faire un pas à ce simultanisme figuré qui peut exister dans le livre aussi bien que par le phonographe.

(Je demande pourquoi, à propos de cet instrument, M. Barzun dit : « Mais le poème original n’en restera pas moins exigible, au même titre que la toile du peintre et la partition du compositeur. » Comme si le poète ne pouvait pas faire enregistrer directement un poème par le phonographe et faire enregistrer en même temps des rumeurs naturelles ou d’autres voix, dans une foule ou parmi ses amis ?)

M. Voirol, donc, en écrivant son Sacre du printemps en encres de couleurs différentes, était plus près de la simultanéité figurée que M. Barzun, dont l’esthétique reste uniquement une esthétique de théâtre et qui, si on en retire les indications scéniques, ne serait plus après tout qu’une chose à l’instar des Paroles en liberté de Marinetti, lequel, d’ailleurs, dans un de ces manifestes, a indiqué, en tout cas, avant M. Barzun, la possibilité de la simultanéité impressive.

Ici même, après s’être efforcé de simultanéiser l’esprit et la lettre des poèmes, de leur donner, si j’ose dire, le don d’ubiquité, on s’efforcera aussi de faire faire un pas à cette question de l’impression nouvelle qui ne doit nullement être confondue avec la poésie scénique de M. Barzun, dont il trouvera encore de bons exemples dans les anciens canons comme Frère Jacques, dormez-vous ?

D’ailleurs, si la paternité du Manifeste sur le simultanisme poétique appartient à M. Barzun, ce simultanisme ne lui appartient nullement.

L’idée de simultanéité préoccupe depuis longtemps les artistes ; en 1907 déjà, elle préoccupait un Picasso, un Braque, qui s’efforçaient de représenter des figures et des objets sous plusieurs faces à la fois. Elle a préoccupé ensuite tous les cubistes et vous pouvez demander à Léger quelle volupté il éprouvait à fixer un visage vu à la fois de face et de profil. Cependant, les futuristes étendirent le domaine de la simultanéité et en parlèrent nettement mettant le mot lui-même dans la préface de leur catalogue.

Duchamp, Picabia explorèrent un moment les abords de la simultanéité ; ce fut alors Delaunay qui s’en déclara le champion, qui en fit la base de son esthétique. Il opposa le simultané au successif et y vit le nouvel élément de tous les arts modernes : plastique, littérature, musique, etc. C’est chez lui un terme de métier, car si ce n’avait été pour faire allusion à un métier nouveau, on aurait aussi bien choisi un des nombreux mots en isme qui, jusqu’au dynamisme de Guilbeaux, expriment la volonté d’être modernes chez les générations actuelles.

Il est inutile de demander à M. Barzun d’où il tient la dénomination de simultanisme ; l’a-t-il trouvée lui-même, ou lui vient-elle de Delaunay ?

Barzun a remarqué lui-même que sa méthode concernait le théâtre, l’opéra et ne représentait rien de simultané à l’impression, et il a agi à son ordinaire, en suivant le vent. Dans un écho de Poème et drame, « Du descriptif à l’impressif », il nous parle de poèmes donnant une impression plastique visuelle.

Libre à lui de faire des poèmes peints, de s’essayer désormais non plus dans le simultanisme dramatique, mais dans le simultanisme impressif, toutefois qu’il ne dise pas ensuite qu’il l’a inventé, car il a été précédé là-dedans par les nouveautés typographiques de Marinetti et des futuristes qui même sans couleurs firent ainsi faire un pas à la couleur et inaugurèrent la simultanéité typographique entrevue par Villiers, par Mallarmé, et non encore entièrement explorée ; par le poème en couleurs contrastées simultanément de Biaise Cendrars et Mme Delaunay-Terck, La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France ; par Le Sacre du printemps, de Voirol ; par mes poèmes différents par l’expression et l’impression de ceux qui précèdent et que mes amis ont vus et lus chez moi ; par les poèmes peints par Picabia, différents encore de tous les précédents.

Toutes ces choses sont visibles chez leurs auteurs, quelques-unes se peuvent acheter. M. Barzun est libre maintenant de s’en déclarer l’inventeur.

Abbaye, unanimisme, simultanisme, tout lui appartient.

Pour ma part, je me déclare enchanté qu’il m’ait emprunté le terme d’orphique dans le sens où je l’ai employé.

J’en abandonne bien volontiers la paternité à M. Barzun qui me l’a réclamée un jour sous prétexte qu’il avait eu, en 1907, l’intention d’écrire une Orphéide, et l’annonce de cette intention lui donne, paraît-il, un droit incontestable sur le sens de tous les mots qui s’approchent de celui-là.

À son propos, j’ai publié, dans le courant de 1912, des notes sur la simultanéité dans Der Sturm, dans Les Soirées de Paris (décembre 1912) et enfin, en janvier 1913, j’ai fait à Berlin une conférence sur le sujet même, et les journaux berlinois en ont publié des comptes rendus. C’est ensuite que M. Barzun, ayant rencontré Delaunay, a pris l’habitude de se croire l’inventeur de cette simultanéité dont il n’est pas sûr qu’il ait encore une idée nette aujourd’hui même.

[1914-07 Les Soirées de Paris] Chronique mensuelle

Expositions Natalie de Gontcharowa et Michel Larionow §

Les Soirées de Paris : recueil mensuel, nos 26-27, juillet-août 1914, p. 370-371. Source : Gallica.
[OP2 798-800]

Le peintre des décors du Coq d’or, à l’Opéra, Mme Natalie de Gontcharowa, et M. Michel Larionow, initiateur du mouvement rayonniste en Russie, ont fait une importante exposition de leurs œuvres à la galerie Paul-Guillaume, 6, rue de Miromesnil.

Natalie de Gontcharowa a accepté bravement les influences des grands peintres français ou peignant en France, qui seuls depuis une vingtaine d’années maintiennent très haut la tradition de l’art. Ce contact sublime avec la vraie tradition occidentale a donné à la grande artiste russe le goût et le secret de la riche tradition orientale qui paraissait s’être fixée définitivement dans l’art populaire de l’Empire russe.

L’œuvre très nombreuse de cette artiste féconde est donc une exaltation des desseins artistiques infiniment nobles et infiniment vrais qui, grâce à Cézanne, ont succédé en France à l’impressionnisme. Il est aussi la révélation de cette merveilleuse liberté décorative qui n’a jamais cessé de guider les peintres orientaux parmi le somptueux trésor des formes et des couleurs.

Voilà donc Natalie de Gontcharowa en possession d’une esthétique où les grandes vérités de l’art scientifique d’aujourd’hui si satisfaisantes pour l’esprit s’allient aux subtilités attrayantes de l’art oriental. Elle y a ajouté tout d’abord cette brutalité moderne qui est l’apport du futurisme métallique de Marinetti et aussi la lumière raffinée de ce rayonnisme qui est l’expression la plus dépouillée et la plus nouvelle de l’actuelle culture russe.

La personnalité de Natalie de Gontcharowa se révèle dans tous ses ouvrages. Don unique à découvrir sans cesse de nouveaux éléments décoratifs et à évaluer l’importance artistique des objets et des sentiments les plus modernes.

Le mouvement dans son art est une danse rythmée par l’enthousiasme.

Michel Larionow, d’autre part, a apporté non seulement à la peinture russe mais encore à la peinture européenne un raffinement nouveau : le rayonnisme.

Ici, la lumière qui constitue les œuvres d’art arrive à exprimer les sentiments les plus subtils, les plus hilares, les plus cruels de l’humanité moderne.

L’art de Michel Larionow révèle une personnalité extrêmement forte qui arrive à exprimer les nuances des sentiments et des sensations éprouvés par l’artiste avec une rigueur qui font de son art lumineux, extrêmement sobre et précis, une véritable découverte esthétique, et certaines de ses œuvres compteront dans l’art contemporain.

L’œuvre d’art telle que la conçoivent Larionow et les rayonnistes des arts plastiques ou des lettres russes est comme un aimant vers quoi convergent toutes les impressions, toutes les lumières, toute la vie ambiante.

Cet art est en accord avec les audaces les plus nouvelles auxquelles on se soit livré en France.

Elles montrent assez qu’il se constitue un art universel, où se mêleront la peinture, la sculpture, la poésie, la musique, la science même sous ses apparences multiples.

Et nombre de poèmes parus dans cette revue n’étaient que des efforts pour pénétrer les arcanes de cette synthèse.

Le nom que portent les écoles n’a aucune importance sinon celle de désigner tel ou tel groupe de peintres et de poètes. Mais, chez tous, il y a le même désir de renouveler notre vision du monde et de connaître enfin l’univers.

Der Sturm §

[1913-02 Der Sturm] La peinture moderne (« Die moderne Malerei ») §

Der Sturm, 3e année, nº 148-149, février 1913, p. 271-272. Source : Blue Mountain Project (Princeton University).
[OP2 501-505]

La France a produit au xixe siècle les mouvements artistiques les plus variés et les plus nouveaux, qui, tous ensemble, constituent l’impressionnisme. Cette tendance est le contrepoint de l’ancienne peinture italienne basée sur la perspective. Si ce mouvement dont on peut déjà noter les origines au xviiie siècle semble se limiter à la France, c’est parce qu’au xixe siècle Paris était la capitale de l’art. En réalité, ce mouvement n’est pas exclusivement français, mais européen. Des Anglais comme Constable et Turner, un Allemand comme Marees, un Hollandais comme Van Gogh, un Espagnol comme Picasso ont tous joué un grand rôle dans ce mouvement qui n’est pas tant une manifestation du génie français que de la culture universelle.

Néanmoins, ce mouvement a pris pied tout d’abord en France et les Français s’exprimèrent plus heureusement et en plus grand nombre dans cet art que les peintres des autres nations. Les plus grands noms de la peinture moderne, de Courbet à Cézanne, de Delacroix à Matisse, sont français.

Du point de vue de la culture artistique, on peut affirmer que la France joue le rôle que l’Italie a joué pour la peinture ancienne. Plus tard, on étudia ce mouvement en Allemagne avec presque autant d’ardeur qu’en France avant les fauves. À ce moment-là, l’impressionnisme commence à se réfracter en tendances personnelles qui, après quelques tâtonnements, ont maintenant pris chacune une voie individuelle pour arriver à une expression vivante du sublime.

* * *

La même chose s’est produite dans la littérature française  ; chaque nouveau mouvement groupe des tendances diverses. Son nom, « dramatisme », n’exprime pas cette opposition à la description qui domine dans les œuvres des poètes et des écrivains. Parmi ces derniers, on compte Barzun, Mercereau, Georges Polti et moi-même.

* * *

De même, il y a dans la peinture moderne de nouvelles tendances  ; les plus importantes me semblent être, d’une part le cubisme de Picasso, d’autre part l’orphisme de Delaunay. L’orphisme jaillit de Matisse et du mouvement des fauves et en particulier de leurs tendances lumineuses et antiacadémiques.

Le cubisme de Picasso a pris sa naissance d’un mouvement qui sort d’André Derain.

André Derain, personnalité tourmentée, amoureuse de la forme et de la couleur, a donné, une fois né à l’art, bien plus que des promesses, car il révélait leur propre personnalité à ceux qu’il rencontrait : le sens des couleurs symboliques à Matisse, celui de nouvelles formes sublimes à Picasso. Par la suite, Derain vécut solitaire et oublia pendant un certain temps de participer à l’art de son époque. Les plus importantes de ses œuvres ce sont les toiles calmes et profondes (jusqu’en 1910) qui ont exercé une grande influence et des gravures sur bois qu’il a réalisées pour mon livre L’Enchanteur pourrissant. Celles-ci suscitèrent une renaissance de la gravure sur bois grâce à une technique plus souple et plus large que, par exemple, celle de Gauguin  ; cette renaissance de la gravure sur bois affecta l’Europe entière.

* * *

Passons aux tendances principales de la peinture moderne. Le cubisme authentique — si l’on veut s’exprimer d’une manière absolue — ce serait l’art de peindre de nouvelles compositions avec des éléments formels empruntés non à la réalité de la vision mais à celle de la conception.

Cette tendance mène à une peinture poétique qui est indépendante de toute perception visuelle  ; car, même dans le cas du cubisme simple, le dépliage de la superficie géométrique nécessaire forcerait l’artiste, désireux d’assurer la représentation complète d’un objet, surtout des objets dont la forme n’est pas tout à fait simple, à en donner une image, qui, même si l’on se donnait la peine de la comprendre, éloignerait complètement de l’objet dont on a voulu donner une idée, c’est-à-dire sa vérité objective.

La légitimité d’une telle peinture est hors de question. Chacun doit admettre qu’une chaise, de quelque côté qu’on la voie, ne cesse jamais d’avoir quatre pieds, un siège et un dossier et que si on la prive d’un de ces éléments, on la prive d’un élément essentiel. Les primitifs peignaient une ville non comme les personnes au premier plan l’auraient vue mais comme elle était en réalité, c’est-à-dire complète, avec des portes, des rues et des tours. Un grand nombre d’innovations introduites dans ce genre de tableaux confirment chaque jour ce caractère humain et poétique.

* * *

Picasso et Braque introduisaient dans leurs œuvres d’art des lettres d’enseignes et d’autres inscriptions, parce que, dans une ville moderne, l’inscription, l’enseigne, la publicité jouent un rôle artistique très important et parce qu’elles s’adaptent à cette fin. Picasso a parfois renoncé aux couleurs ordinaires pour composer des tableaux en relief, en carton ou des tableaux de papiers collés  ; il suivait alors une inspiration plastique et ces matériaux étranges bruts et disparates devenaient nobles parce que l’artiste leur insufflait sa personnalité à la fois robuste et délicate.

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À ce mouvement appartiennent Georges Braque, Jean Metzinger, Albert Gleizes, Juan Gris et certaines œuvres de Marie Laurencin.

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Un autre courant secondaire se forme au sein de ce courant principal : le cubisme physique qui consiste à créer de nouvelles combinaisons, avec des éléments empruntés à la réalité de la vision. Ce n’est pas un art pur et ce mouvement n’appartient au cubisme que par son aspect constructif.

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Une autre direction de l’impressionnisme s’élève au sublime, à la lumière. Les efforts des impressionnistes les avaient conduits à peindre le simulacre de la lumière. Puis vint Seurat : il découvrit le contraste des couleurs complémentaires, mais il ne pouvait pas se détacher de l’image, car un contraste ne peut exister qu’en soi. Mais ces recherches étaient considérables, elles eurent surtout le mérite d’avoir pavé la route à nombre de nouveaux chercheurs.

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Delaunay croyait que si vraiment une couleur simple conditionne sa couleur complémentaire, elle ne la détermine pas en brisant la lumière, mais en suscitant à la fois toutes les couleurs du prisme. Cette tendance, on peut l’appeler l’orphisme. Ce mouvement, je crois, est plus proche que les autres de la sensibilité de plusieurs peintres allemands modernes.

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Ce mouvement dramatique dans l’art et la poésie devient de plus en plus fort en France  ; il est surtout représenté dans les œuvres de Fernand Léger dont les recherches sont très appréciées par les jeunes peintres  ; puis, dans quelques tableaux de Mlle Laurencin, dans les récentes œuvres de Picabia qui par leur franche violence révoltent le public du Salon d’automne et la Section d’or et enfin dans les étranges tableaux de Marcel Duchamp qui essaye de symboliser le mouvement de la vie, etc.

* * *

À ce mouvement appartiennent instinctivement encore les plus intéressants des peintres allemands : Kandinsky, Marc, Meidner, Macke, Jawlensky, Münter, Otto Freundlich, etc. À cet orphisme appartiennent également les futuristes italiens qui, issus du fauvisme et du cubisme, estimaient injuste d’abolir toutes les conventions perspectivistes ou psychologiques.

* * *

Ces deux mouvements sont de l’art pur parce qu’ils déterminent uniquement le plaisir de notre pouvoir visuel. Ce sont des mouvements de l’art pur parce qu’ils s’élèvent au sublime sans s’appuyer sur aucune convention artistique, littéraire ou scientifique. Nous sommes ivres d’enthousiasme. Nous nous élevons ici vers le lyrisme plastique.

* * *

Parallèlement, le nouveau mouvement poétique que nous connaissons en France sous le nom de « dramatisme » s’élève vers ce lyrisme concret, direct, auquel des auteurs descriptifs ne sauraient atteindre.

* * *

Cette tendance créatrice s’étend maintenant à l’univers. La peinture n’est pas un art reproducteur mais créateur. Avec ces mouvements, orphistes et cubistes, nous arrivons en pleine poésie à la lumière.

J’aime l’art des jeunes peintres parce que j’aime avant tout la lumière.

Et comme tous les hommes aiment avant tout la lumière, ils ont inventé le feu.

(Traduit de l’allemand.)

[1913-03 Der Sturm] Lettre de Paris (« Pariser Brief ») §

Der Sturm, 3e année, nº 150-151, p. 283. Source : Blue Mountain Project (Princeton University).
[OP2 966-968]

Ce qu’il y a de plus rare en ce moment parmi les nombreux livres qui paraissent, ce sont les romans. C’est pourquoi j’ai le grand plaisir de vous signaler les Tendres canaillesd’André Salmon. Sur la rive gauche entre le quartier Latin et le faubourg Saint-Germain, entre la Seine et l’Odéon se trouvent quelques rues pittoresques aboutissant au carrefour de Buci. Il y a une rue de Buci, mais il n’y a pas de carrefour de Buci. N’importe on l’appelle ainsi et l’on dit même abréviativement la Buci, c’est ce quartier pittoresque fréquenté par les élèves des Beaux-Arts, quelques littérateurs, des camelots, des Polonais équivoques et des filles qu’André Salmon a entrepris de décrire et il a singulièrement bien réussi son entreprise. Le pittoresque évoqué par la sensibilité devient une fantaisie pleine de vérité. C’est la définition de l’art — art qui a produit Tendres canailles.C’est un livre vivant et un livre touchant écrit par un poète.

J’ai quelque pudeur à parler de l’important petit livre d’Henri-Martin Barzun L’Ère du drameparce que dans cet essai touchant les conditions modernes de l’art vivant, il a bien voulu me faire l’honneur de me ranger parmi les sept écrivains dans les œuvres de qui il a distingué les indices les plus probants, les plus vigoureusement dessinés de cette évolution des lettres et des arts. Le dramatisme, puisqu’il faut l’appeler par son nom, exprime notre époque où l’universel et l’individuel se répondent, conflit permanent et admirable.

La dramatisation crée l’harmonie ou chant dramatique. Citons M. Barzun :

« Transformation du chant monodique en chant polyphonique, où des voix, présences, volontés, forces essentielles, expriment et manifestent les ordres psychologiques du drame permanent de la vie et de l’univers »

Le dramatisme n’est pas une théorie a priori, mais une définition issue des tendances actuelles des arts et des lettres. Aussi plusieurs œuvres des aînés parmi les aînés dans le monde entier annoncent-elles l’« ère du drame ». Les principales parmi ces œuvres prophétiques sont pour la France : La Dame à la faulxde Saint-Pol-Roux, Les Aubesde Verhaeren, Phocas le jardinierde Vielé-Griffin, L’Arbrede Paul Claudel, La Nefd’Elémir Bourges, L’Or et le Silexde Gustave Kahn, Les Miroirsde P.-N. Roinard, Le Prométhée mal enchaînéd’André Gide, Lilithde Remy de Gourmont. Cependant ce ne sont là des œuvres prophétiques, ce ne sont pas des modèles et, dit M. Barzun : « Les citer, c’est les écarter » et il ajoute aussitôt : « Parmi les plus neuves réalisations de notre génération indiquerai-je librement : Les Cuirs de bœuf de Georges Polti, Augurales et talismans de Sébastien Voirol, Contes des ténèbres d’Alexandre Mercereau, Dieudonné Tête de Pierre Jaudon, Paysages introspectifs de Tancrède de Visan et L’Enchanteur pourrissant de Guillaume Apollinaire. »

Il convient d’ajouter à cette liste L’Hymne des forcesde Barzun lui-même.

Cette liste comprend les artisans les plus conscients du dramatisme. On la compléterait aisément pour ce qui concerne la poésie en consultant l’Anthologie des poètes nouveauxqui vient de paraître chez Figuière avec une préface de M. Gustave Lanson, professeur à la Sorbonne. On y trouve des poèmes de Roger Allard, Guillaume Apollinaire, H.-M. Barzun, Nicolas Beauduin, Paul Castiaux, Jean Clary, Émile Cottinet, Florian-Parmentier, Henri Hertz, Guy Lavaud, Louis Mandin, F. T. Marinetti, Alexandre Mercereau, Jacques Nayral, Georges Périn, Jean Royère, André Salmon, Jean Thogorma, Théo Varlet, Tancrède de Visan.

Les Paroles devant la vie,la nouvelle œuvre d’Alexandre Mercereau, est justement la première œuvre ressortissant au dramatisme parue depuis que les poètes dramatistes ont pris conscience de leurs tendances. C’est un ouvrage profond et polyphonique où les mille voix de l’univers soufflant dans Alexandre Mercereau comme dans de grandes orgues l’aident à exprimer ses nobles méditations. « La Vie », « Le Poète », « La Fiancée », « La Femme enceinte », « La Mère », « Soi-même », « La Demeure », « La Mort », dans ces huit chapitres on trouvera les plus nouvelles, les plus vastes, les plus claires notions de la sagesse universelle. Hésiode intérieur, Alexandre Mercereau a chanté les travaux et les jours de la conscience.

L’Art d’inventer les personnagesde Georges Polti ressortit encore à ce dramatisme contemporain. Polti est même un des actifs artisans du dramatisme. De cet ouvrage savant, lyrique on voit sortir des sciences nouvelles que le xxe siècle étudiera : l’hérédité comparée, les rythmes de l’histoire, les lois mathématiques de la composition narrative, poétique, artistique ou dramatique, la littérature comparée, la biographie comparée et avant tout et surtout la plus neuve des sciences, la science du coeur humain.

Parmi les curiosités littéraires parues récemment on doit mentionner une nouvelle édition revue et augmentée de La Négresse blonde, dont les poèmes facétieux ou satiriques eurent une grande vogue au moment du symbolisme il y a une vingtaine d’années.

Ces vers pleins de verve appartiennent pour la plupart à ce symbolisme burlesque dont les Déliquescences d’Adoré Floupettesont l’exemple le plus célèbre. La Négresse blonde a une célébrité presque semblable. C’est que Fourest est un poète véritable qui se moque de lui-même et des autres avec un art très délicat. Il nous parle joyeusement de son enterrement où son corbillard sera traîné par

Dix cochons peints en vert comme des perroquets et laissons-le chanter sur un ton comique et désespéré les boissons des grands bars :

Gin ! Hydromel !! Kümmel !!! Whisky !!!! Zythogola !!!!!

[1913-03 Der Sturm] Pour Kandinsky (« Für Kandinsky ») §

Der Sturm, 3e année, nº 152-153, mars 1913, p. 288. Source : Blue Mountain Project (Princeton University).
[OP2 526]

J’ai commenté souvent l’œuvre de Kandinsky à l’occasion de son exposition à Paris. Je suis heureux d’avoir cette occasion d’exprimer toute mon admiration pour un artiste dont l’art me semble être aussi sérieux qu’il est significatif.

(Traduit de l’allemand.)

[1914-03 Der Sturm] Alexandre Archipenko (« Alexander Archipenko ») §

Der Sturm, 4e année, nº 200-201, mars 1914, p. 194. Source : Blue Mountain Project (Princeton University).
[OP2 660-661]

Ce sont les forces créatrices qui déterminent l’orientation de l’art d’Archipenko. Déjà, dans les premières compositions, exposées par ce jeune sculpteur russe à Paris, se trouvaient des changements d’orientation, changements à la fois abrupts et délicats qu’on pourrait appeler, si Archipenko continue comme il a fait jusqu’à présent, des changements de vitesse (pour emprunter ce terme au nouveau langage né de l’industrie).

Archipenko construit des réalités. Son art se rapproche de plus en plus de la sculpture absolue qui, un jour, devrait se confondre avec la peinture et l’architecture absolues pour ressusciter comme une plastique pure, au-delà de tous les styles, de toutes les techniques et moyens.

Archipenko possède des forces nécessaires pour atteindre ce but de l’unité plastique intérieure.

Les seuls, parmi tous les artistes, qui ont sérieusement essayé d’atteindre ce but, ce sont nos peintres modernes. Les sculpteurs n’y ont pas pensé, sauf peut-être le génial Rude qui est le plus grand d’entre eux. Les autres, Carpeaux, Rodin, Schnegg, Despiau, remarquaient la force plastique de la lumière, libéraient les formes, les laissaient jouer et se colorer, les soumettaient à la sensualité de l’œil. Nadelman, par contre, tentait, quoique timidement, des constructions musicales, dépassant les Grecs et les Égyptiens. Il cherchait à rapprocher la plastique de l’architecture (cubisme scientifique). Ainsi s’ouvre la voie pour un art qui unit la structure plastique intérieure au charme suprême d’une surface sensuellement belle.

Les constructions audacieuses d’Archipenko annoncent timidement mais fermement la singularité de ce nouvel art.

Couleurs et lumières jouent sur les formes devenues humaines et semblent les pénétrer. Les voussures, les formes complémentaires, la différenciation des plans, les creux et les reliefs, jamais brusquement opposés, se soulèvent en pierre vivante, à qui un coup de ciseau passionné a donné une expression sculpturale.

Regardons cette Salomé, ses désirs languissants presque brutalement éclairés, cette Baigneuse qui, toujours changeante, paraît toujours changée, ce Silence ou la Femme assise qui annonce un fragment de vie sans le raconter.

Jusqu’à présent la sculpture s’est presque toujours contentée de n’être que mélodie. Dans l’art d’Archipenko dont les premiers accords montent ici, elle devient une grande harmonie. La force du créateur sculpte l’œuvre, le moyen et l’expression ; ce qui l’anime, ce que ses œuvres révèlent, c’est le grand talent et la structure délicate de la personnalité de l’artiste, ce qu’il cherche, c’est le réalisme. Avec passion, il travaille à la genèse de son idéal : la « réalité ».

(Traduit de l’allemand.)

Tabarin §

[1901-08-10 Tabarin] L’inventeur de la pédale §

Tabarin, 10 août 1901, p. 000.
[OP3 311-312]

Les mécaniciens, les ingénieurs, les fabricants et les marchands de cycles, doivent tout à Michaux, l’inventeur de la pédale.

Les cyclistes lui doivent le plaisir que leur procure la « petite reine ». L’invention de Michaux a donné des ailes aux hommes ; elle fait vivre des légions d’ouvriers et d’industriels sur toute la terre. La gloire de Michaux, universelle aujourd’hui, lui a valu un buste à Bar-le-Duc, grâce à l’initiative de M. A. de Ricaudy. L’industrie des cycles qui fait la fortune de tant d’hommes de toutes les classes de la société n’a cependant pas enrichi Michaux. Il ne laisse à sa nombreuse famille que l’héritage d’un nom glorieux. Ses fils, Ernest, Henri et Francisque luttèrent. Mais la vie fut injuste pour ces artisans héroïques. Pourtant c’étaient aussi d’habiles praticiens, des inventeurs et des perfectionneurs. Ils créèrent des maisons aujourd’hui prospères dont les possesseurs ne leur doivent rien, à cette heure, ou du moins le croient. Ainsi, n’est-ce pas Henri Michaux qui apprit à Clément maintenant millionnaire et décoré à fabriquer des bicyclettes ?

Elles pesaient vingt-cinq kilogs en ce temps-là !

Franchement le sort a d’étranges fantaisies. Lorsqu’on songe à la masse d’or que la petite invention de Michaux a remuée et remuera toujours, et qu’on la compare à ce qui en est revenu aux Michaux dont l’état est plutôt précaire, on ne s’étonne pas, mais l’on médite. On finit par reconnaître qu’un chiffonnier vaut peut-être plus qu’un homme de génie. Des chiffonniers deviennent millionnaires, l’homme de génie ne laisse même pas à ses enfants une partie du profit de ce génie. Et dire que c’est Henri Michaux qui a amené à M. Clément son premier commanditaire.

[1901-08-17 Tabarin] Lettre ouverte à Monsieur Develle, ancien ministre des Travaux publics §

Tabarin, 17 août 1901, p. 000.
[OP3 312-313]

Monsieur,

J’ai l’honneur d’appeler votre attention sur le cas de Francisque Michaux, dernier survivant de cette glorieuse famille dont le père, Pierre Michaux, de Bar-le-Duc, inventa la pédale.

Pierre Michaux et ses quatre fils : Ernest, Edmond, Henri et Francisque, ses collaborateurs, sont les causes de tout cet or qui vient aux caisses des États sous forme d’impôts sur les bicyclettes. Ils sont cause aussi des millions gagnés dans les industries cyclistes par des messieurs importants qui ignorent l’importance de la gratitude.

Sans parler de toutes les personnes à qui la bicyclette profite comme moyen de transport rapide et peu coûteux ou simplement comme passe-temps agréable, les ingénieurs et ouvriers doivent aux Michaux un gagne-pain productif. Pour cela, on a élevé un monument à Pierre et Ernest Michaux, dans Bar-le-Duc, grâce au dévouement les nombreuses personnes et surtout de M. Pierre Giffard, directeur du Vélo. C’était fort bien, mais pas assez ; car si la reconnaissance mondiale s’est arrêtée là, la munificence les Michaux n’avait pas tari après l’invention de la pédale. C’est Ernest Michaux, qui, le premier, donna une voiture à vapeur, marchant sur route d’une façon utile, c’est-à-dire à la vitesse de 30 kilomètres à l’heure. J’en atteste M. de la Bouglyse, ingénieur de la Société Petit, qui assista aux expériences en 1870.

Or, de toutes ces richesses, les Michaux n’ont point profité. Francisque, dernier survivant de la famille, praticien habile, vit péniblement. Si la reconnaissance des particuliers n’est que désirable, celle des gouvernements est exigible, ce me semble. Le gouvernement à qui sa famille et lui-même ont livré une nouvelle source de richesses doit avoir à cœur de montrer à Francisque Michaux que la République n’est point ingrate.

Il y a tant de places pour des inutiles, en France. Vraiment si les Hébreux ont cru que les fautes étaient punies dans les fils, il n’est point juste qu’un fils, ayant aidé son père en une œuvre, on peut dire sociale, soit oublié. Car il est clair que l’inventeur de la pédale a changé les conditions de l’existence.

Je pense, Monsieur, que l’instant était on ne peut mieux choisi pour reparler de l’affaire Michaux dont l’Auto-Vélo avait, je crois, déjà dit un mot.

Le succès de la compagnie Gérard à la revue du 14 Juillet dernier, à Longchamp, donne un regain d’actualité à l’invention de Pierre Michaux. Ce serait le moment de se souvenir qu’un de ses fils vit encore et que tandis que l’invention du père fait tant d’heureux, le fils n’est pas heureux.

J’espère, Monsieur, que votre bienveillance vous fera prendre intérêt à la cause de Francisque Michaux et que votre sollicitude pour vos compatriotes de Bar-le-Duc vous fera agir auprès des autorités compétentes.

Agréez, Monsieur, l’assurance de mes sentiments très distingués.

[1901-08-24 Tabarin] Calino-État §

Tabarin, 24 août 1901, p. 000.
[OP3 314]

Un de nos lecteurs nous communique l’avis ci-après que le chemin de fer de l’État vient de lui adresser :

République française

Chemin de fer de l’État                                 Litiges

Exploitation

Doss ; 1808.                                             M.X…, rue X…, Paris

N° 329 M.R.

Notre service de camionnage a voulu vous livrer un panier de vin ; vais comme à l’adresse ci-dessus vous êtes inconnu, la livraison n ‘a pu être effectuée.

Je vous serais obligé de me faire connaître votre adresse exacte, pour nous permettre de vous faire présenter la marchandise.

Veuillez agréer. Monsieur, etc.

Or, la lettre est bien arrivée à son adresse. Le Calino qui l’a écrite a droit à un avancement sérieux.

Non, mais écrire à un monsieur pour lui demander son adresse dans une lettre dont la suscription porte précisément cette adresse… C’est le comble de la parfaite administration.

[1901-08-24 Tabarin] Les ingrats §

Tabarin, 24 août 1901, p. 000.
[OP3 313-314]

J’ai fait une erreur dans un de mes précédents articles. Ce n’est pas Henri Michaux qui a appris à M. Clément qui est aussi décoré que Dufayel, l’art de construire des bicyclettes. C’est Ernest Michaux lui-même. Remarquons pourtant que c’est bien Henri Michaux qui amena au décoré Clément son premier commanditaire. Si M. Clément prétendait n’être pas autant obligé envers la famille Michaux, je fournirais des preuves qui signifieraient « Clément comme un arracheur de dents », c’est ainsi qu’à la vue d’une des innombrables affiches du susdit fabricant de cycles, s’exprimait notre joyeux directeur Eugène Gaillet.

Mais M. Clément fera la sourde oreille tout en « Clémentendant » fort bien, il doit pourtant se souvenir que Francisque Michaux dernier survivant de la famille a aussi travaillé chez lui.

Les Michaux ne sont d’ailleurs pas les seuls qui aient pâti de la courte mémoire de M. Clément. Je ne crois pas que le directeur de la grande marque cycliste se soit beaucoup souvenu de Truffault, l’inventeur de la jante creuse. Celui-ci s’est heureusement tiré d’affaire tout seul.

Pierre Michaux, inventeur de la pédale vient de triompher encore par le succès de la course Paris-Brest. Son fils est dans la dèche, et ce fils fut son collaborateur.

On attend une réponse du gouvernement et l’on espère que M. Develle, de Bar-le-Duc, ancien ministre des Travaux publics fera en sorte qu’elle soit prompte ? [sic]

[1901-09-07 Tabarin] Le champagne du Luxembourg §

Tabarin, 7 septembre 1901, p. 000.
[OP3 315-316]

C’est du champagne Mercier que je veux parler. Ce champagne-là se champagnise à Luxembourg, capitale du Grand-Duché.

On se souvient de l’énorme tonneau qui fut un des clous de la très éloignée Exposition de 1889. C’est depuis lors que date la fortune du champagne Mercier, faite à grand renfort de réclame.

Ce champagne, fait avec des raisins de je ne sais où, se champagnise à Luxembourg. C’est la vraie champagnisation ça !

Donc la spécialité de Luxembourg, c’est le champagne Mercier. En Champagne, mon Dieu, la spécialité est peut-être le champagne, qui sait ? Et puis, les spécialités sont souvent mal nommées. Ainsi, la spécialité de Mantes, c’est le saucisson d’Arles, tandis que celle d’Arles, c’est les pastilles de menthe.

[1901-09-07 Tabarin] Pour Francisque Michaux §

Tabarin, 7 septembre 1901, p. 000.
[OP3 315]

Lorsque j’ai commencé ces articles pour émouvoir quelques personnes sur le sort injuste de Francisque Michaux, fils de Pierre Michaux, inventeur de la pédale, certes je savais que, bien que drapé superbement dans ma tabare, je ne recommencerais pas l’Affaire. Pourtant, j’espérais en tabarinant, émouvoir quelques personnes qui devaient s’émouvoir. Ainsi les directeurs de journaux sportifs.

Pour moi, le soleil m’a maintenant tant hâlé que, ma foi, je ressemble assez à un nègre, aussi je continue.

Remarquons, que si tout le monde, puis le père, est inventeur dans la famille, Francisque Michaux l’est aussi. Il a pris brevet d’un frein puissant, qui je crois a la terre pour point d’appui. Je ne veux pas parler chaque fois des mérites de Francisque Michaux, ceux qui doivent les connaître, les connaissent.

Allons, messieurs, Develle, un bon mouvement, souvenez-vous que vous êtes Parisiens, et n’oubliez pas Francisque Michaux, ce descendant du premier grenadier de France, La Tour d’Auvergne, et de Pierre Michaux.

[1901-09-21 Tabarin] Encore pour Francisque Michaux §

Tabarin, 21 septembre 1901, p. 000.
[OP3 316]

Quand on frappe longtemps sur un clou il finit par entrer, à moins qu’il se courbe. Mais mon clou est fort bon, la cause que je plaide est juste. Dans mon dernier article (malheureusement plein de fautes d’impression), j’expliquai que Francisque Michaux comme tous les hommes de sa famille est un inventeur en même temps qu’un praticien.

L’ingrate fortune l’a frustré du fruit des inventions de son père et de son frère. La France lui doit une compensation. L’aura-t-il ?

À propos, que devient l’idée d’élever un petit monument aux Michaux, à la porte Maillot, là où passent tous les cyclistes ?

[1901-10-18 Tabarin] Deux travailleurs §

Tabarin, 18 octobre 1901, p. 000.
[OP3 316-317]

M. Millerand prétend prendre en main les intérêts de tous les travailleurs. Quand un homme a travaillé de ses mains toute sa vie, qu’il a collaboré à l’invention et au perfectionnement de la bicyclette, qu’il est inventeur lui-même, et qu’il n’est pas riche, a-t-il, oui ou non, droit à ce que l’on s’intéresse à lui ?

« Monsieur le baron de Millerand », basilodémocrate, dont le cœur ne balance pas entre les crachats précieux que lance toujours autour de soi un souverain, et les larmes des travailleurs vieillis ou infirmes, ne connaît probablement pas le nom de Pierre Michaux et d’Ernest, père et frère de Francisque, dernier survivant de cette noble famille d’artisans. Parions que le ministre à l’épouse adamantine qui connaît parfaitement son Gotha a oublié le nom de La Tour d’Auvergne, premier grenadier de France, dont descendent les Michaux.

Parions même que le socialiste Millerand, au lieu de s’occuper de Michaux, fera plutôt une pension au poisson volant, le fameux Dufayel, qui, lui, descend peut-être de cette dame De Faïel, à qui le sire de Couci envoya jadis son cœur sur un plateau.

C’est fort juste, d’ailleurs, car le roi de Montmartre fut aussi un travailleur, au temps — ça ne le rajeunit pas — où il lavait le cul des chevaux et la voiture de Crespin.

[1901-10-26 Tabarin] Les mauvaises routes en Allemagne §

Tabarin, 26 octobre 1901, p. 000.
[OP3 317]

Les Français se plaignent toujours de leur voirie. Les journaux, à Paris et en province, n’ont pas assez d’invectives contre les ingénieurs des Ponts et Chaussées. Les Allemands trouvent que tout va très bien chez eux. Pourtant, les Français possèdent des routes excellentes, propres, larges. En Allemagne, au contraire, sauf les routes construites par Napoléon,

Nous l’avons eu, votre Rhin allemand !

les chemins actuels sont tous étroits. De plus, toutes les voies sont sales, assez mal entretenues, car ce sont les voitures elles-mêmes qui doivent suppléer à l’insuffisance du nombre des locomobiles ; à cet effet, tous les vingt mètres, sont disposés, du côté de la route où les voitures ne doivent pas rouler, trois cailloux peints à la chaux. La plupart du temps même, ces cailloux sont placés une fois à droite, l’autre à gauche, de façon à ce que les voitures, roulant en zigzags, aplatissent partout la route nouvellement empierrée. Voyez d’ici les malheurs qui peuvent arriver la nuit, si l’on ne s’aperçoit pas de ces cailloux, dont la pluie a souvent effacé la couleur blanche.

Nous ne saurions trop recommander à nos amis les chauffeurs, qui mènent des autos dans ces parages, de se munir des meilleurs phares et d’éviter les charrettes, car les autos sont responsables de tout accident, et les charretiers allemands sont, à leurs pareils de France, ce que le tigre est au chat domestique.

[1901-10-26 Tabarin] Une audience §

Tabarin, 26 octobre 1901, p. 000.
[OP3 318]

Hier je fus reçu en audience privée par M. Millerand. « Vous venez, me dit-il dès mon entrée, m’entretenir et peut-être m’engueuler au sujet d’un certain Mich Michet ? — En fait des Michets, Excellence, je crois que les républicains en sont de fameux. — Enfin, ce Mich Michée, je vais examiner son cas. C’est un Juif, n’est-ce pas ? — Mais non, qu’est-ce qui vous fait supposer ? — Mais c’est qu’un des douze petits prophètes d’Israël se nommait Michée. — Bon ! mais le mien, un Parisien, fils de Parisien, n’est pas juif du tout et se nomme Francisque Michaux. — Pour un Michet, j’aurais tout fait, me dit sèchement le ministre, pour un Michaux, je crois, cher monsieur, que nous sommes bien débordés. » Et il me laissa à ma confusion. Tandis que je me disposais à sortir, j’entendis que M. Millerand disait à son secrétaire : « Surtout n’oubliez pas de porter dans ma prochaine liste de Légion d’honneur le fameux Maxime Lisbonne, sauveteur d’une de nos plus éminentes personnalités du commerce parisien, M. Dosdufayel » : sauvetage que le Tabarin a rapporté dernièrement. D’ailleurs, pour ce haut fait, M. Lisbonne a reçu une canne à pêche superbe, don de M. Waldeck-Rousseau, passionné, on le sait, pour la pêche à la ligne, et une médaille de la Société protectrice des animaux.

[1901-11-02 Tabarin] Géographie orléaniste §

Tabarin, 2 novembre 1901, p. 000.
[OP3 319]

Les journaux allemands se gaussent avec raison des connaissances géographiques des rédacteurs du Gaulois. Dans le numéro du dimanche 8 septembre, un écrivain, mettons illustre, car tous les collaborateurs du Gaulois sont au moins illustres, un écrivain nommé Louis Lambert, qui, s’il était plus célèbre, serait certainement illustrissime, écrit dans un long article au sujet des congrégations : « On a dit que les chartreux iraient en Autriche. C’est par suite d’une confusion née de la construction actuellement en cours d’un couvent dans l’Esclavonie, qui, situé entre Düsseldorf et Cologne, était insuffisant. »

On sait qu’après Le Figaro, c’est Le Gaulois qui est le plus lu en Prusse. On s’imagine les rires qui ont accueilli cette phrase de charabia et galimatias plus qu’épatants ; car je vous défie de me dire ce que Louis Lambert, cher à Gamelle, a voulu écrire. Mais les bons habitants des villes susnommées n’ont pas ri à cause du mauvais français de l’article en question, mais tout simplement parce qu’ils étaient bien étonnés de voir qu’un magicien malin avait, une nuit sans lune, transporté Düsseldorf et Cologne des bords du Rhin vert aux rives du beau Danube bleu.

Tout le monde sait que l’Esclavonie ou Slavonie est une province d’Autriche : tandis que Düsseldorf et Cologne sont deux grandes et belles villes de la Prusse rhénane. On voit les commentaires qui accompagnent cette citation dans les journaux prussiens au sujet de l’ignorance française en fait de géographie. La Gazette de Cologne va jusqu’à prétendre qu’au début de la guerre en 70, les officiers français, certains de la victoire, avaient déjà des cartes des provinces allemandes et que, au lieu de cartes du Palatinat, ils avaient tous des Cartes de Palestine ?!!!!?

[1901-11-02 Tabarin] Pour Francisque Michaux §

Tabarin, 2 novembre 1901, p. 000.
[OP3 318-319]

Les Develle qui font la sourde oreille et les Millerand qui arrondissent leur panse se moquent bien de Michaux, car il ne leur serait d’aucune utilité de lui rendre justice. Mais est-il bien compréhensible que les journaux sportifs naguère si chauds pour les Michaux ne s’occupent pas d’une affaire qui les regarde, en somme.

Francisque Michaux, fils et collaborateur de l’inventeur de la pédale est, je crois, aussi digne d’estime que le vaincu de la course Paris-Brest. On organise des souscriptions fructueuses au profit de Lesna, et quand on parle de Michaux, on répond : « Je m’en bats les flancs ! »

[1901-11-23 Tabarin] Les mauvaises routes d’Allemagne §

Tabarin, 23 novembre 1901, p. 000.
[OP3 320-321]

Dans mon premier article, je parlais des pierres chaulées qui barrent les routes nouvellement empierrées d’Allemagne. Il faut que j’ajoute qu’elles doivent être retirées à la tombée de la nuit. Mais combien de fois arrive-t-il qu’elles y soient encore à minuit !

Vive la France pour ses bonnes routes, les plus belles du monde !

[1901-11-23 Tabarin] Puerilia verba §

Tabarin, 23 novembre 1901, p. 000.
[OP3 320]

Mademoiselle Gabrielle est une jolie petite fille de neuf ans. Elle et l’Infante Marguerite par Vélasquez, au Louvre, se ressemblent comme deux gouttes d’eau.

Mlle Gabrielle qui est née en Normandie n’aime pas beaucoup Paris. Pourtant si vous lui demandez quelle différence il y a entre midi et minuit, elle vous répondrait : « Midi, c’est l’heure où l’on mange et minuit, celle où l’on sort du théâtre. »

Elle a encore d’autres reparties fort jolies. N’appelle-t-elle pas petit cœur, la boîte d’allumage électrique de l’automobile de sa maman ? Et, en effet, cette boîte a la forme d’un cœur.

Mais ce que la petite vicomtesse Gabrielle fait de plus gentil, ce sont des compositions littéraires. Elles ne brillent ni par l’orthographe ni par la syntaxe qui ne sont rien, mais bien par une imagination charmante, ce qui est beaucoup. Elle fait maintenant un voyage en Allemagne avec sa maman et sa grand-maman. Voici une lettre qu’elle écrit des bords du Rhin ;

Au bord du Rhin, il y a des fleurs. J’aime tant y vivre ; surtout où sont les sept montagnes. C’est mon rêve d’être au bord du Rhin. J’ai été sur les sept montagnes qui sont très belles et aussi sur le rocher de la Lorely (sic). C’est si beau au bord du Rhin. Il y a beaucoup de poissons dans le fleuve. On voit des chevreuils quand on se promène sur les chemins. On en voit souvent plusieurs ensemble. Il y a aussi des écureuils charmants et rouges comme le soleil. On voit beaucoup de gros lièvres qui ressemblent à des chiens sales ; des grenouilles qui ont l’air bête. On trouve aussi des champignons très bons que nous mangeons et les lièvres aussi.

GABRIELLE.

[1901-12-07 Tabarin] Lettre ouverte à Francisque Michaux §

Tabarin, 7 décembre 1901, p. 000.
[OP3 321]

Mon cher Michaux, tout le monde est muet. Tous ont oublié de nom de Michaux. Et lorsque, dans votre modeste appartement de Neuilly, vous regardez les photographies de votre noble père et de vos frères, vous devez vous dire que vos compatriotes sont bien ingrats. Que voulez-vous ? Les inventeurs n’ont pas la bosse du commerce. Voyez Dufayel, il a la bosse du commerce ; aussi, malgré ses nageoires, est-il prisé bien plus qu’un humble inventeur et artisan comme vous, qui n’avez que vos deux bras pour vivre et la gloire d’un grand nom à porter. Ne vous faites pas d’illusion ; on ne pense pas à vous. Les ministres réunis autour du grand pêcheur à la ligne Waldeck ne songent qu’à pêcher dans les eaux troubles, où nage le fameux poisson Dos-Dufayel. Pour vous, c’est bien assez que vous ayez des fayots à manger (Waldeck bouffe chez Dufayel) et bénissez le Seigneur de ne pas en être encore aux briques.

[1902-05-24 Tabarin] Trarbach sur la Moselle §

Tabarin, 24 mai 1902, p. 000.
[OP3 321-322]

Une ville de deux mille cinq cents habitants et pourtant son commerce la place au soixante et treizième rang en Allemagne. Son commerce se monte annuellement à cent vingt-cinq millions de francs. L’industrie de Trarbach, ce sont naturellement les vins de la Moselle. Et quels vins ! Si vous y allez n’oubliez pas de vous arrêter chez M. Adolph et de goûter du Trarbacher Schlossberg (château de Trarbach). La situation de Trarbach est unique. La petite ville est située au bord de la Moselle, au pied de falaises boisées et de vignobles en pente, bien exposés. Elle est dominée par la gracieuse ruine de la Gralfinburg.

En face, la Moselle entoure de sa courbe verte le Montrogal sur lequel se dressent encore les restes des fortifications que Vauban y fit élever.

Gœthe vint passer des vacances à Trarbach. Mais ce que cette petite ville a de meilleur, ce sont ses vins blancs renommés.

Les vins du Rhin sont absolument en décadence, mais grâce à leur travail les habitants de la Moselle conservent à leurs vins leur antique célébrité.

C’est à Trarbach que sont les meilleurs de ces vins et rien n’est curieux comme ces caves qui contiennent trois mille foudres.

Je crois qu’il n’est pas de plus belle villégiature pour le mois de mai que d’aller à Trarbach à l’hôtel Adolph quand la violette et la vigne fleurissent et d’y boire du vin doux de mai où trempe l’herbe aromatique appelée Waletmeister. Il y a d’ailleurs à Trarbach une source minérale excellente contre les rhumatismes, maux de reins, maladies des femmes, etc.

On voit que, en plus des beautés de la nature, on peut aussi trouver à Trarbach la santé. Des cures merveilleuses ont été faites à Trarbach à l’établissement nommé Wild-bad. Les gens qui comme Waldeck-Rousseau aiment pêcher à la ligne le pourront des fenêtres de l’hôtel Adolph qui se mire dans la Moselle. Ajoutons que les ruisseaux des environs sont pleins de truites.

[1902-12-20 Tabarin] Au sujet de l’humanisme §

Tabarin, 20 décembre 1902, p. 000.
[OP2 957-958]

M. Gregh vient de s’affirmer victorieusement en publiant dans Le Figarole manifeste d’une nouvelle école qu’il appelle l’humanisme. Voudrait-il permettre à ma faible voix de présenter quelques observations.

L’humanisme sera traditionnel. Soit. Pourtant les gens qui ont rompu la tradition classique se défieront de ce mot, je ne dirai pas scholastique, mais en somme rhétoricien. S’il tenait à la finale hélas ! traditionnelle isme, que n’a-t-il choisi homoïsme, de même que nous avions héroïsme et que récemment on lançait avec succès gagaïsme, tandis que moi-même plus obscurément, je plaçais babaïsme dans LePet,journal des barytons ?

La tendance n’est plus à la contrainte. Les poètes ne veulent plus être ni écolâtres, ni escholiers, ni écoliers, ni élèves, ni disciples : ni esclaves en un mot.

M. de Bouhélier a raison lorsqu’il proclame en deuxième page du Figaro — le pauvre petit — avoir lancé avant M. Gregh ces mêmes idées,

Ces catins que tout le monde engrosse.

Qu’a-t-on besoin d’écoles ? Le plus grand poète des temps présents, Jammes, est-il d’une école ? Et Mlle Antonine Coullet qui n’est pas la moindre rimeuse, bien que la plus jeune, est-elle d’une école ?

Voyons, grand poète, vous qui êtes un Lamartine, faites des vers, ne faites pas l’école et

Que la plume en vos mains soit la sœur de nos rêves.
Pascal Hédégat.

Madame M***, à Chartres — merci de vos appréciations. Il s’agissait de MM. M. A. Leblond. Je vous engage à lire leurs Vies parallèles (Fasquelle). C’est mieux que bien. J’ai blagué ces littérateurs que je connais mieux qu’ils ne me connaissent. Il faut les louer et surtout les acheter.

P. H.

Le Temps §

[1912-10-14 Le Temps] Art et curiosité.
Les commencements du cubisme §

Le Temps, nº 18730, 14 octobre 1912, p. 5. Source : Gallica.
[OP2 1514]

Lecubisme dont on parle beaucoup a-t-il un sens ? Quelles théories professent les cubistes, et dans quelles conditions le mouvement a-t-il pris naissance ? Nous l’avons demandé à M. Guillaume Apollinaire, l’un des premiers défenseurs du cubisme, qui fournit ici quelques renseignements curieux :

En 1902, au commencement de l’automne, un jeune peintre, de Vlaminck, installé dans l’île de la Grenouillère, peignait le pont de Chatou. Il peignait vite, employant des couleurs pures, et sa toile était presque achevée lorsqu’il entendit tousser derrière lui. C’était un autre peintre, André Derain, qui examinait son travail avec intérêt. Le nouveau venu s’excusa de sa curiosité sur ce qu’il était peintre, lui aussi, et se nomma. La glace était rompue. On parla de peinture. Maurice de Vlaminck connaissait les œuvres des impressionnistes : Manet, Monet, Sisley, Degas, Renoir, Cézanne, que Derain ignorait encore. On parla aussi de Van Gogh et de Gauguin. La nuit arriva, et dans le brouillard qui s’élevait les deux jeunes artistes continuant à deviser ne se séparèrent qu’à minuit.

Cette première entrevue fut le point de départ d’une amicale et sérieuse liaison.

Toujours à l’affût de curiosités esthétiques, de Vlaminck avait acheté chez les brocanteurs, durant ses randonnées à travers les villages des bords de la Seine, des sculptures, des masques, fétiches taillés dans le bois par des artistes nègres de l’Afrique française et rapportés par des marins ou des explorateurs. Sans doute trouvait-il dans ces œuvres grotesques et grossièrement mystiques des analogies avec les peintures, les gravures et les sculptures que Gauguin avait exécutées en s’inspirant soit des calvaires bretons, soit des sculptures sauvages de l’Océanie où il s’était retiré pour fuir la civilisation européenne.

Quoi qu’il en soit, ces singuliers simulacres africains causèrent une profonde impression sur André Derain, qui les considérait non sans complaisance, admirant avec quel art les imagiers de la Guinée ou du Congo arrivaient à reproduire la figure humaine en n’utilisant aucun élément emprunté à la vision directe. Le goût de Maurice de Vlaminck pour les sculptures barbares des nègres et les méditations d’André Derain sur ces objets bizarres, à une époque où les impressionnistes avaient enfin délivré la peinture des chaînes académiques, devaient avoir une grande influence sur les destinées de l’art français.

Vers le même temps vivait à Montmartre un adolescent aux yeux inquiets, dont le visage rappelait à la fois ceux de Raphaël et de Forain. Pablo Picasso qui, dès l’âge de seize ans, avait connu une quasi-célébrité avec des toiles où l’on voyait justement quelque parenté avec les cruelles peintures de Forain avait brusquement renoncé à cette manière pour peindre des œuvres mystérieuses d’un bleu profond. Il habitait cette bizarre maison de bois de la rue Ravignan, où vécurent tant d’artistes aujourd’hui célèbres ou en passe de le devenir. Je l’y connus en 1905. Sa renommée ne dépassait pas encore les limites de la Butte. Sa cotte bleue d’ouvrier électricien, ses mots parfois cruels, l’étrangeté de son art étaient réputés dans tout Montmartre. Son atelier, encombré de toiles représentant des arlequins mystiques, de dessins sur lesquels on marchait et que tout le monde avait le droit d’emporter, était le rendez-vous de tous les jeunes artistes, de tous les jeunes poètes.

Cette année-là, André Derain rencontra Henri Matisse, et de cette rencontre naquit cette fameuse école des fauves à laquelle appartinrent un grand nombre de jeunes artistes destinés à devenir des cubistes.

Je note cette rencontre parce qu’il n’est pas inutile de préciser le rôle qu’André Derain, artiste originaire de Picardie joua dans l’évolution de l’art français.

L’année suivante, il se lia avec Picasso et cette liaison eut pour effet presque immédiat la naissance du cubisme qui fut l’art de peindre des ensembles nouveaux avec des éléments empruntés, non à la réalité de vision, mais à la réalité de conception. Tout homme a le sentiment de cette réalité intérieure. Il n’est pas besoin en effet d’être un homme cultivé pour concevoir, par exemple, qu’une chaise, de quelque façon qu’on la place, ne cesse point d’avoir quatre pieds, un siège et un dossier.

Les toiles cubistes de Picasso, Braque, Metzinger, Gleizes, Léger, Jean Gris, etc., provoquèrent la verve d’Henri Matisse qui, vivement frappé de l’aspect géométrique de ces peintures où les artistes avaient voulu rendre avec une grande pureté la réalité essentielle, prononça ce mot burlesque de cubisme qui devait si vite faire son chemin dans le monde. Les jeunes peintres l’adoptèrent aussitôt parce qu’en représentant la réalité conçue l’artiste peut donner l’apparence des trois dimensions. Il ne le pourrait pas en rendant simplement la réalité vue à moins de faire du trompe-l’œil en raccourci ou en perspective, ce qui déformerait la qualité de la forme conçue.

Bientôt de nouvelles tendances se manifestèrent au sein du cubisme. Picabia, rompant avec la formule conceptionniste, s’adonnait, en même temps que Marcel Duchamp, à un art que n’enferme plus aucune règle. Delaunay, de son côté, inventait dans le silence un art de la couleur pure. On s’achemine ainsi vers un art entièrement nouveau qui sera à la peinture, tel qu’on l’avait envisagée jusqu’ici, ce que la musique est à la poésie. Ce sera de la peinture pure. Quoi qu’on puisse penser d’une tentative aussi hasardeuse, on ne peut nier qu’on ait affaire à des artistes convaincus et dignes de respect.

Vers et prose §

[1908-06 Vers et prose] André Salmon47 §

Vers et prose, 4e année, t. XIV, juin-juillet-août 1908, p. 118-124. Source : Gallica.
[OP2 1007-1014]

Le ver Zamir qui sans outils pouvait bâtir le temple de Jérusalem, quelle saisissante image du poète ! Et cet André Salmon, dont l’avenir se souviendra, crache des constructions plus solides sur leurs bases mentales que les monuments de pierre. Ses paroles ont plus de réalité que les objets mêmes du sens qu’elles expriment. Son souffle anime des personnages dont la vérité corporelle est la conséquence de l’existence qu’il leur donne. Ceux qu’il imagine, on les a vus, la nuit, mêler leurs ombres déformées. Errons, comme ils le font, dans la ville nocturne. Les poètes y veillent dans des mansardes de maisons à six étages, et, près du ciel, les lampes sont analogues aux étoiles. Voici, sur la place, une sinistre taverne ouverte toute la nuit. Les putains diaprées se consolent l’une l’autre, assises sur les banquettes cramoisies. Enfants dorés de Danaé, les assassins, une rose à la bouche, dorment dans les encoignures. Et comme Osée s’alliant avec une prostituée par ordre du Seigneur, André Salmon pleure d’amour dans les bras de la publique et criminelle douleur, au nom de cette nuit qui nous effraye. L’incolore déité dirige par les rues les monstres au chant pur. Ils dévorent incontinent les passants qui leur ressemblent. Et les flammes aux becs de gaz s’épanouissent en une floraison plus vernale que ne l’est la grâce solennelle des fleurs, pendant chaque printemps.

Depuis Théodore de Banville, nul n’a mis plus d’esprit au service du lyrisme, et, n’était la technique moderne de l’exemple suivant, on pourrait facilement établir une confusion touchant son auteur :

Mister Clown assis sur un tambour
Fume la pipe,
Il est lugubre avec humour.
Mais sa lippe
Divertit Dolorès la danseuse de corde
Et ce leur est un sujet de discorde.

Pourtant, huissier hippique à l’œil loyal,
Cet excellent Monsieur Loyal
Dans ses mains grasses a trois fois frappé.
L’orchestre polonais y va d’un air huppé
Et Dolorès sur la corde s’élance,
Lors il se fait un grand silence.

Et Mister Clown assis sur son tambour
Suit du fond des tristes coulisses
Sa vie, sa foi, son âme, son cœur et son amour
Qui glissent
Et tourbillonnent dans la lumière
Selon les lois mathématiques
Dont s’émerveille le vulgaire
Ahô yes ! les jolis yeux du Cirque !

Voici que ces amours se posent
La jambe en l’air, en maillot rose
Et Miller Clown, homme précis, constate,
En bien considérant la pose
Que son amour, sa foi que rien ne peut abattre,
Sa vie, son cœur, son âme tiennent dans le chiffre 4…

Depuis Théodore de Banville aucun poète n’a exprimé, avec plus d’intensité, cette fantaisie féerique qui sans jamais s’arrêter sur une idée, les résume toutes et présente leur excellence comme un bouquet assemble toute la beauté du jardin :

Je vis de ma folie et meurs de ma raison,
Et dédaignant chanter de purs épithalames,
Je sais pour excuser toutes les trahisons
Des mensonges jolis qui séduisent les femmes.

Et les femmes toujours aimant les jeux cruels
M’ont souvent caressé d’un baiser fraternel,
Heureuses de m’avoir vu railler ce que j’aime,
Et m’ont lamé plus triste, hélas, que mes poèmes.

… Je suis le chevalier servant de l’Infortune,
Je suis le Chasseur d’Ombre et mes chiens rubanés,
Effarés des rayons glauques du clair de lune,
Ont des abois qui font gémir les nouveau-nés.

Je suis le baladin qui danse sur la corde,
Heureux de son vertige et de ses oripeaux,
Et je suis quelquefois l’innocent au berceau
Que le Rêve exaspère et que la Peur déborde.

… Et je suis de ceux-là qu’on trouve un soir d’hiver,
Quand le vent fait sombrer le clair espoir des voiles,
Blêmes, la corde au col et les yeux grands ouverts,
Ivres de la clarté magique des étoiles.

Mais lorsque André Salmon hausse sa voix, il s’ensuit un chant plus harmonieux qu’aucun poème banvillesque :

Lorsqu’elle s’éveilla, de tranquilles roseaux
Abritaient son repos de captive et de veuve,
Lorsqu’elle s’éveilla, c’était au bord d’un fleuve,
Mais une voix soudain monta du fond des eaux :

« Ma sœur, j’ai bien souffert jadis de ta folie,
T’apportant le désir, l’extase et l’anathème,
Je connais ta douleur, viens à moi car je t’aime,
Meurs et tu connaîtras le baiser d’Ophélie.

Ils n’ont rien de moi-même au tombeau d’Elseneur,
Ils ont le blanc manteau d’une vague épousée,
Mais l’eau garde mon corps et j’ai gardé mon cœur,
Mes rêves un à un reviennent en rosée.

Victime, rien d’ici-bas n’est bon pour nos cœurs.
J’habite le royaume des âmes choisies,
Le soleil m’a donné ses rayons les meilleurs,
Loin des mauvais Hamlets aimons-nous, ma chérie. »

Se souvient-on encore de ces affirmations désolantes et déconcertantes que le plus délicieux poète du xixe siècle écrivait sérieusement dans son Petit traité de versification française ?

La rime est l’unique harmonie du vers et elle est tout le vers… Le reste… ce que le poète doit rajouter pour boucher les trous avec sa main d’artiste et d’ouvrier est ce qu’on appelle les chevilles.

Aussi ce poète ne s’efforça-t-il qu’à être un rimeur. C’est pourquoi un André Salmon dont la riche grâce est égale à celle de Banville le dépasse à tous égards avec un lyrisme aisé, libre de hanter où bon lui semble, sur la terre, dans les cieux, plus loin encore, mais non engoncé dans une pesante armure de rimes inéluctables. La prosodie d’André Salmon est plus raisonnable. Le plus souvent, elle s’approche davantage de celle des classiques dont sa langue cependant s’éloigne avec une sincérité romantique :

Je me souviens d’un soir triste entre les meilleurs,
Une lune éclatante au ciel d’apothéose
Sur le sommeil des lys et sur la paix des roses
Étendait ses rayons aux gestes enchanteurs.

C’était un de ces soirs qui font croire au génie,
Je t’ai chanté des vers et ne m’en souviens plus,
Parce qu’ils étaient fous ou qu’ils ne t’ont pas plu,
Parce que tu rêvais à d’autres harmonies,

Parce qu’un chant cruel montait du fond des nuits,
Imposant le silence aux rossignols eux-mêmes
Et parce qu’il jetait dans nos cœurs l’anathème,
L’éternel châtiment des larrons d’infini.

Depuis, rien en effet de vivant qui m’émeuve,
Je suis le chantre obscur des jours qui n’ont pas lui,
Toi-même n’as laissé que ton ombre à celui
Qui veuf porte le deuil obstiné de la veuve.

Je me souviens du chant qui nom fit trop rêver,
C’était d’un art flottant, vagabond et fragile,
C’était d’un art flétri et triste qui s’exile
Et qui fut cher jadis à quelque réprouvé.

C’était d’un art défunt, douloureux et très calme,
Sa perfide langueur a pu nous envoûter
Et nous avons perdu l’anneau d’or et la palme,
Pour ce chant qui berça d’autres humanités.

Sa prosodie est parfois voisine de celle grâce à quoi les symbolistes, créant le vers libre par un coup de génie, donnaient l’expression la plus lyrique et la plus difficile de toutes les prosodies possibles en les conciliant éternellement :

Les anges se sont enfuis à la première étoile.
Une à une, et dans l’ordre où notre œil les attend,
Au ciel apparaissaient les premières étoiles
Et les derniers rayons tonnant sur les bluets
Mourants
—  Sortilège ! — mêlaient
En un seul cri de joie
L’Azur et les Étoiles !

Certes, cette conformité spirituelle qui unira les noms de Théodore de Banville et d’André Salmon est remarquable. Qu’on ne s’étonne point cependant parce que je place l’auteur des Féeries parmi ces poètes qui, premiers nés du symbolisme, préparent le grand renouveau du classicisme français, pour la gloire de ce xxe siècle que ceux à venir honoreront (nous le pressentons légitimement), avant le xviie. Théodore de Banville se rattache au symbolisme par plus d’un point, et je me représente aussi ce prince des rimeurs naissant en retard pour inventer le vers libre vers 1875. Mais il n’a pas plu à André Salmon d’innover d’une façon éclatante touchant le métier poétique. Il s’est contenté d’imprimer le cachet de sa vive personnalité à la partie en quelque sorte matérielle de son ouvrage. Au contraire, la nouveauté de son inspiration le distingue de tous les poètes qui l’ont précédé. C’est le propre et la grande louange des maîtres du symbolisme que chacun d’eux se soit aussi complètement mis à part de ses contemporains. La personnalité d’André Salmon n’est pas moins marquante. S’il se rattache aux grands poètes de son époque, c’est à travers ce symbolisme populaire dans lequel il puise souvent son inspiration48 et qui est la source la plus limpide où puisse s’étancher la soif lyrique.

Mais qu’on ne s’attende point à trouver ici de la poésie artificielle composée sous prétexte de folklore. Toute affectation savante est bannie des poèmes d’André Salmon. Une chanson précise et mystérieuse rechante dans sa mémoire, au rythme des battements de son cœur, une de ces chansons qui, malgré les transformations qu’elles ont subies à travers les âges, les voyages et les langages, sont peut-être les plus anciens monuments de la pensée poétique, une de ces chansons que l’on chante parfois encore aux enfants et qu’on recueille de la bouche des vieilles femmes, revient l’émouvoir et de la bouche d’André Salmon il sort alors, parce que ce thème l’a inspiré, une chanson nouvelle, ni moins pure, ni moins précise, ni moins mystérieuse :

L’épouse a perdu son anneau
Et l’horloge est ensorcelée,
Quand la fosse sera comblée,
Chante, coucou, sur mon tombeau.

Mais la partie surprenante de l’œuvre d’André Salmon, celle où éclate la nouveauté de cet esprit original, se compose de ces poèmes49 dans lesquels un lyrisme qui ne connaît point la vulgarité saisit les aspects et les personnages les plus singuliers de notre époque. C’est un attrayant et inquiétant mélange de vie européenne et de spectacles exotiques. Tziganes, popes, moujiks, étudiants allemands, nègres d’Afrique et d’Amérique s’agitent, parfois le jour et plus souvent la nuit, mêlant le bruit de leur existence à la cadence des trains en marche et aux longs soupirs que font les sirènes des paquebots en partance.

Si la mulâtresse qui peigne
Ses crins, de nuit, sous les thuyas
Aime le marin c’est qu’il a
Le poil solaire quand il baigne
Sa chair forte dans le delta.

Et si l’enfant blanc de l’Europe
Aime l’amante de couleur
C’est pour sa nouvelle saveur,
Comme il aima le fils d’un pope
Et l’épouse d’un grand seigneur.

Ce soir, dans la case fleurie
Chacun apaisera sa faim ;
Sur des peaux aux rauques parfums
Ils connaîtront en des féeries
Selsibil et Paris lointain.

Qu’on ne se trompe point touchant ces bigarrures et ce bariolage. Cet exotisme est singulier ; on pourrait le qualifier d’européen.

Europe, André Salmon vous aime avec une ardeur unique et il est né dans ce Paris qu’adore le monde entier !

Il y chante50 la vie moderne du poète. Le soir, des cafés aux longues façades, s’exhalent la fumée du tabac et l’odeur forte de l’alcool. Ces bouches sont ouvertes aux rez-de-chaussée. Elles éclatent de rire. Il y brille une lumineuse dentition d’ampoules électriques. Le jour, il y a des rues pleines de fruits et de fleurs, et, le poète, en passant, peut aimer

… d’un amour qu’elle ne peut comprendre
La fille au fichu bleu qui vend de la lavande.

En dehors de ces poèmes dans lesquels un profond sentiment populaire s’allie à une inspiration personnelle d’une pureté miraculeuse, André Salmon a composé quelques morceaux lyriques qui ne peuvent être dépassés, si l’on s’en tient à l’insurmontable hauteur jusqu’où ils nous soulèvent, ni si l’on considère l’idéal enchantement qu’ils procurent, ni si on se laisse aller à la parfaite harmonie de leurs accents. À cet égard, la Féerie, qui met en branle tout ce qu’une imagination peut concevoir de merveilles, demeurera comme une des plus admirables créations de la sensibilité humaine.

Voici donc un poète uniquement doué. Le suivant, sans sortir de ce monde, don Sylvio de Rosalva, vous auriez chevauché dans « le vieux pays des romans ». Shakespeare y corrige sans cesse ses drames inimitables, tandis que lassé des féeries, Wieland étudie la sorcellerie à la façon de M. Oufle. Les poèmes d’André Salmon nous donnent de l’univers une vision essentielle, concrète et merveilleuse. Il a achevé son lyrisme par une ironie qui si on la changeait en fleur deviendrait, sans doute, un myosotis. Et lui-même, une sublime ivresse le transportant quelque soir dans ces plaines du firmament que les nuits illuminent, il chassera, à cor et à cri, les ourses étincelantes et les autres constellations bestiales, jusqu’à l’heure où pour dernière féerie il créera encore lyriquement les astres de sa propre transfiguration. Alors les hommes s’étonneront du miracle de ces yeux stellaires admirant le monde et des doigts étoilés faisant vibrer la Lyre qui constelle le ciel et l’espoir des poètes.

La Vie §

[1913-02-08 La Vie] Méditations esthétiques §

La Vie, 8 février 1913.
[Non OP]

Les peintres nouveaux peignent des tableaux où il n’y a pas de sujet véritable. Et les dénominations que l’on trouve dans les catalogues jouent alors le rôle des noms qui désignent les hommes sans les caractériser.

De même qu’il existe des Legros qui sont fort maigres et des Leblond qui sont très bruns, j’ai vu des toiles appelées : Solitude, où il y avait plusieurs personnages.

Dans les cas dont il s’agit, on condescend encore parfois à se servir de mots vaguement explicatifs comme « portrait », « paysage », « nature morte »  ; mais beaucoup de jeunes artistes-peintres n’emploient que le vocable général de peinture.

Ces peintres, s’ils observent encore la nature, ne l’imitent plus et ils évitent avec soin la représentation de scènes naturelles observées ou reconstituées par l’étude. La vraisemblance n’a plus aucune importance, car tout est sacrifié par l’artiste aux vérités, aux nécessités d’une nature supérieure qu’il conçoit. Le sujet ne compte plus ou s’il compte c’est à peine.

L’art moderne repousse tous les moyens de plaire mis en œuvre par les plus grands artistes des temps passés : représentation parfaite, cette austérité.

Si le but de la peinture est toujours comme il fut jadis : le plaisir des yeux, on demande désormais à l’amateur d’y trouver un autre plaisir que celui que peut lui procurer aussi bien le spectacle des choses naturelles.

On s’achemine ainsi vers un art entièrement nouveau, qui sera à la peinture, telle qu’on l’avait envisagée jusqu’ici, ce que la musique est à la littérature.

Ce sera de la peinture pure, de même que la musique est de la littérature pure.

L’amateur de musique éprouve, en entendant un concert, une joie d’un ordre différent de la joie qu’il éprouve en écoutant les bruits naturels comme le murmure d’un ruisseau, le fracas d’un torrent, le sifflement du vent dans une forêt, ou les harmonies du langage humain fondées sur la raison et non sur l’esthétique.

De même, les peintres nouveaux procurent déjà à leurs admirateurs des sensations artistiques uniquement dues à l’harmonie des lumières et des ombres indépendantes du sujet dépeint dans le tableau.

On connaît l’anecdote d’Apelle et de Protogène qui est dans Pline.

Elle fait bien voir le plaisir esthétique indépendant du sujet traité par l’artiste et résultant seulement de ces contrastes dont j’ai parlé.

Apelle aborde, un jour, dans l’île de Rhodes pour voir les ouvrages de Protogène, qui y demeurait. Celui-ci était absent de son atelier quand Apelle s’y rendit. Une vieille était là qui gardait un grand tableau tout prêt à être peint. Apelle au lieu de laisser son nom, trace sur le tableau un trait si délié qu’on ne pouvait rien voir de mieux venu.

De retour, Protogène apercevant le linéament, reconnut la main d’Apelle, et traça sur le trait un trait d’une autre couleur et plus subtil encore, et, de cette façon, il semblait qu’il y eût trois traits.

Apelle revint encore le lendemain sans rencontrer celui qu’il cherchait et la subtilité du trait qu’il traça ce jour-là désespéra Protogène. Ce tableau causa longtemps l’admiration des connaisseurs qui le regardaient avec autant de plaisir que si, au lieu d’y représenter des traits presque invisibles, on y avait figuré des dieux et des déesses.

* * *

Les jeunes artistes-peintres des écoles extrêmes ont pour but secret de faire de la peinture pure. C’est un art plastique entièrement nouveau. Il n’en est qu’à son commencement et n’est pas encore aussi abstrait qu’il voudrait l’être. Les nouveaux peintres font bien de la mathématique sans le ou la savoir, mais ils n’ont pas encore abandonné la nature qu’ils interrogent patiemment à cette fin qu’elle leur enseigne la route de la vie.

Un Picasso étudie un objet comme un chirurgien dissèque un cadavre.

Cet art de la peinture pure s’il parvient à se dégager entièrement de l’ancienne peinture, ne causera pas nécessairement la disparition de celle-ci, pas plus que le développement de la musique n’a causé la disparition des différents genres littéraires, pas plus que l’âcreté du tabac n’a remplacé la saveur des aliments.

On a vivement reproché aux artistes-peintres nouveaux des préoccupations géométriques. Cependant les figures géométriques sont l’essentiel du dessin. La géométrie, science qui a pour objet l’étendue, sa mesure et ses rapports, a été de tout temps la règle même de la peinture.

Jusqu’à présent, les trois dimensions de la géométrie euclidienne suffisaient aux inquiétudes que le sentiment de l’infini met dans l’âme des grands artistes.

Les nouveaux peintres, pas plus que leurs anciens, ne se sont proposé d’être des géomètres. Mais on peut dire que la géométrie est aux arts plastiques ce que la grammaire est à l’art de l’écrivain. Or, aujourd’hui, les savants ne s’en tiennent plus aux trois dimensions de la géométrie euclidienne. Les peintres ont été amenés tout naturellement et, pour ainsi dire, par intuition, à se préoccuper de nouvelles mesures possibles de l’étendue que dans le langage des ateliers modernes on désignait toutes ensemble et brièvement par le terme de quatrième dimension.

Telle qu’elle s’offre à mon esprit, du point de vue plastique la quatrième dimension est engendrée par les trois mesures connues : elle figure l’immensité de l’espace s’éternisant dans toutes les directions à un moment déterminé. Elle est l’espace même, la dimension de l’infini  ; c’est elle qui doue de plasticité les objets. Elle leur donne les proportions qu’ils méritent dans l’œuvre, tandis que dans l’art grec par exemple, un rythme en quelque sorte mécanique détruit sans cesse les proportions.

L’art grec avait de la beauté une conception purement humaine. Il prenait l’homme comme mesure de la perfection. L’art des peintres nouveaux prend l’univers infini comme idéal et c’est à la quatrième dimension seule que l’on doit cette nouvelle mesure de la perfection qui permet à l’artiste de donner à l’objet des proportions conformes au degré de plasticité où il souhaite l’amener.

Nietzsche avait deviné la possibilité d’un tel art :

« Ô Dionysos divin, pourquoi me tires-tu les oreilles  ? demande Ariane à son philosophique amant dans un de ces célèbres dialogues sur l’Île de Naxos. — Je trouve quelque chose d’agréable, de plaisant à tes oreilles, Ariane : pourquoi ne sont-elles pas plus longues encore  ? »

Nietzsche, quand il rapporte cette anecdote, fait par la bouche de Dionysos le procès de l’art grec.

Ajoutons que cette imagination : la quatrième dimension, n’a été que la manifestation des aspirations, des inquiétudes d’un grand nombre de jeunes artistes regardant les sculptures égyptiennes, nègres et océaniennes, méditant les ouvrages de science, attendant un art sublime, et qu’on n’attache plus aujourd’hui à cette expression utopique, qu’il fallait noter et expliquer, qu’un intérêt en quelque sorte historique.

Voulant atteindre aux proportions de l’idéal, ne se bornant pas à l’humanité, les jeunes peintres nous offrent des œuvres plus cérébrales que sensuelles. Ils s’éloignent de plus en plus de l’ancien art des illusions d’optique et des proportions locales pour exprimer la grandeur des formes métaphysiques. C’est pourquoi l’art actuel, s’il n’est pas l’émanation directe de croyances religieuses déterminées, présente cependant plusieurs caractères du grand art, c’est-à-dire de l’art religieux.

La nouvelle école de peinture porte le nom de cubisme  ; il lui fut donné par dérision en automne 1908 par Henri Matisse qui venait de voir un tableau représentant des maisons dont l’apparence cubique le frappa vivement.

Cette école que je dus longtemps défendre seul, eut comme fondateur Pablo Picasso dont les inventions corroborées par le bon sens de Georges Braque qui exposa, dès 1908, un tableau cubiste au Salon des indépendants, se trouvèrent confirmées par les études de Jean Metzinger qui exposa le premier portrait cubiste (c’était le mien) au Salon des indépendants en 1910 et fit admettre aussi, la même année, des œuvres cubistes par le jury du Salon d’automne. C’est en 1910 également que parurent aux Indépendants des tableaux de Marie Laurencin, qui ressortissaient à la même école, et de cette année-là date l’adhésion du peintre Albert Gleizes qui allait prendre une part prépondérante à ce nouveau mouvement, et celle des peintres Le Fauconnier, Robert Delaunay et Fernand Léger.

La première exposition d’ensemble du cubisme dont les adeptes devenaient plus nombreux, eut lieu en 1911 aux Indépendants, où la salle 41 réservée aux cubistes causa une profonde impression. On y voyait des œuvres savantes et séduisantes de Jean Metzinger  ; des paysages, l’Homme nu et la Femme aux phlox d’Albert Gleizes  ; le Portrait de Mme Fernande P… et les Jeunes Filles par Mlle Marie Laurencin, la Tour Eiffel de Robert Delaunay, l’Abondance de Le Fauconnier, les Nus dans un paysage de Fernand Léger.

La première manifestation des cubistes à l’étranger eut lieu à Bruxelles, la même année, et dans la préface de cette exposition j’acceptai, au nom des exposants, les dénominations : « cubisme » et « cubistes ».

À la fin de 1911, l’exposition des cubistes au Salon d’automne fit un bruit considérable, les moqueries ne furent épargnées ni à Gleizes (La Chasse, Portrait de Jacques Nayral), ni à Metzinger (La Femme à la cuiller), ni à Fernand Léger. À ces artistes s’étaient joints un nouveau peintre, Marcel Duchamp, et un sculpteur-architecte, Duchamp-Villon.

D’autres expositions collectives eurent lieu en novembre 1911 à la Galerie d’art contemporain, rue Tronchet, à Paris  ; en 1912, au Salon des indépendants qui fut marqué par l’adhésion de Juan Gris  ; au mois de mai, en Espagne, où Barcelone accueille avec enthousiasme les jeunes Français  ; enfin au mois de juin, à Rouen, exposition organisée par la Société des artistes normands et qui fut marquée par l’adhésion de Francis Picabia à la nouvelle école. (Note écrite en septembre 1912.)

Ce qui différencie le cubisme de l’ancienne peinture, c’est qu’il n’est pas un art d’imitation, mais un art de conception qui tend à s’élever jusqu’à la création.

En représentant la réalité-conçue ou la réalité-créée, le peintre peut donner l’apparence de trois dimensions, peut en quelque sorte cubiquer. Il ne le pourrait pas en rendant simplement la réalité-vue, à moins de faire du trompe-l’œil en raccourci ou en perspective, ce qui déformerait la qualité de la forme conçue ou créée.

Quatre tendances se sont maintenant manifestées dans le cubisme tel que je l’ai écartelé. Dont deux tendances parallèles et pures.

Le « cubisme scientifique » est l’une de ces tendances pures. C’est l’art de peindre des ensembles nouveaux avec des éléments empruntés, non à la réalité de vision, mais à la réalité de connaissance.

Tout homme a le sentiment de cette réalité intérieure. Il n’est pas besoin d’être un homme cultivé pour concevoir, par exemple, une forme ronde.

L’aspect géométrique qui a frappé si vivement ceux qui ont vu les premières toiles scientifiques venait de ce que la réalité essentielle y était rendue avec une grande pureté et que l’accident visuel et anecdotique en avait été éliminé.

Les peintres qui ressortissent à cet art sont : Picasso, dont l’art lumineux appartient encore à l’autre tendance pure du cubisme, Georges Braque, Metzinger, Albert Gleizes, Mlle Laurencin et Juan Gris.

Le « cubisme physique », qui est l’art de peindre des ensembles nouveaux avec des éléments empruntés pour la plupart à la réalité de vision. Cet art ressortit cependant au cubisme par la discipline constructive. Il a un grand avenir comme peinture d’histoire. Son rôle social est bien marqué, mais ce n’est pas un art pur. On y confond le sujet avec les images.

Le peintre physicien qui a créé cette tendance est Le Fauconnier.

Le « cubisme orphique » est l’autre grande tendance de la peinture moderne. C’est l’art de peindre des ensembles nouveaux avec des éléments empruntés non à la réalité visuelle, mais entièrement créés par l’artiste et doués par lui d’une puissante réalité. Les œuvres des artistes orphiques doivent présenter simultanément un agrément esthétique pur, une construction qui tombe sous les sens et une signification sublime, c’est-à-dire le sujet. C’est de l’art pur. La lumière des œuvres de Picasso contient cet art qu’invente de son côté Robert Delaunay et où s’efforcent aussi Fernand Léger, Francis Picabia et Marcel Duchamp.

Le « cubisme instinctif », art de peindre des ensembles nouveaux empruntés non à la réalité visuelle, mais à celle que suggèrent à l’artiste l’instinct et l’intuition, tend depuis longtemps à l’orphisme. Il manque aux artistes instinctifs la lucidité et une croyance artistique  ; le cubisme instinctif comprend un très grand nombre d’artistes. Issu de l’impressionnisme français, ce mouvement s’étend maintenant sur toute l’Europe.

Les derniers tableaux de Cézanne et ses aquarelles ressortissent au cubisme, mais Courbet est le père des nouveaux peintres et André Derain, sur qui je reviendrai un jour, fut l’aîné de ses fils bien-aimés, car on le trouve à l’origine du mouvement des fauves qui fut une sorte de préambule au cubisme et encore à l’origine de ce grand mouvement subjectif, mais il serait trop difficile aujourd’hui de bien écrire touchant un homme qui volontairement se tient à l’écart de tout et de tous.

L’école moderne de peinture me paraît la plus audacieuse qui ait jamais été. Elle a posé la question du beau en soi.

Elle veut se figurer le beau dégagé de la délectation que l’homme cause à l’homme, et depuis le commencement des temps historiques aucun artiste européen n’avait osé cela. Il faut aux nouveaux artistes une beauté idéale qui ne soit plus seulement l’expression orgueilleuse de l’espèce, mais l’expression de l’univers, dans la mesure où il s’est humanisé dans la lumière.

L’art d’aujourd’hui revêt ses créations d’une apparence grandiose, monumentale, qui dépasse à cet égard tout ce qui avait été conçu par les artistes de notre âge. Ardent à la recherche de la beauté, il est noble, énergique et cette réalité qu’il nous apporte est merveilleusement claire.

J’aime l’art d’aujourd’hui parce que j’aime avant tout la lumière et tous les hommes aiment avant tout la lumière, ils ont inventé le feu.

[1914-06 La Vie] Réponse à une enquête §

La Vie, juin 1914, p. 000.
[OP2 984-985]

Mon idéal d’art : mes sens et mon imagination, point d’idéal, mais la vérité toujours nouvelle.

Point d’hypocrisie, mais vérité du moment, point d’idéal, mais invention.

Vérité : authentiques faussetés, fantômes véritables.

Point d’idéal : mais tout ce qui existe : moi-même, mes sens, mon imagination ; les autres, leurs sens, leur imagination ; les choses, leurs aspects, leurs propriétés ; les surprises, les êtres qu’elles engendrent et ce qu’elles modifient.

Point d’idéal : la surprise, l’invention, c’est-à-dire le bon sens toujours surprenant, toujours imprévu, c’est-à-dire la vérité.

Point d’idéal : moi-même, les autres, les choses, la vérité.

Moi-même : l’inquiétude, l’épreuve, rire aux larmes, la liberté, le présent.

Les autres : les gestes, les goûts, les coutumes, les actes méprisés et sans importance, les voix, les langages, le passé.

Les choses : les fantômes, l’inconnu, l’avenir.

La surprise : la vérité, l’éternité.

La Vie de Paris §

[1905-10-05 La Vie de Paris] Les ordres de chevalerie du Saint-Siège §

La Vie de Paris, 5 octobre 1905, p. 000.
[OP3 385-390]

On a tant parlé ces temps derniers, de la noblesse du pape qu’il convient de parler un peu de sa chevalerie.

Il ne sera pas question des croix, médailles et autres insignes d’honneur conférés par Sa Sainteté. C’est menue monnaie qui abonde, mais ne compte guère. Aussi bien, est-ce de la monnaie du pape. Parmi ces insignes on peut ranger la croix d’honneur : Pro ecclesia et pontífice, fondée par Léon XIII en 1890. Nous n’en parlerons pas. Il ne s’agit en effet ici que des ordres de chevalerie proprement dits, conférés actuellement par Pie X. Il faut excepter toutefois, l’ordre du Saint-Sépulcre qui est conféré par le patriarche de Jérusalem au nom de Sa Sainteté le Pape. L’attribution de chaque ordre comporte certains droits de chancellerie souvent assez élevés qu’il faut acquitter. On reçoit alors du cardinal des brefs et de tous les ordres de chevalerie, un décret avec la description illustrée du costume et les décorations de son ordre, selon la classe à laquelle on a été promu. Il arrive très rarement, l’on peut dire jamais, que quelqu’un soit dispensé de payer les droits de chancellerie.

La nomination des chevaliers des ordres pontificaux ne donne plus lieu à une cérémonie spéciale, sauf pour l’ordre du Saint-Sépulcre, et encore le Patriarche de Jérusalem laisse-t-il le choix au nouveau chevalier, soit de venir en personne recevoir un coup du plat de l’épée de Godefroy de Bouillon, soit d’être armé par procuration. Mais la cérémonie a toujours lieu et en ce dernier cas le fait est mentionné dans le décret.

L’ordre du Christ est le plus ancien des ordres pontificaux.

Lorsqu’en 1312, le pape Clément voulut supprimer l’ordre des Templiers, le roi de Portugal Denis Ier s’opposa à l’exécution du décret et laissa cet ordre en possession de ses biens et privilèges. Les dissensions qui surgirent entre les deux cours ne prirent fin que lorsque le pape Jean XXII consentit à ce que l’ordre du Christ — fondé le 14 août 1318 par Denis, pour animer la noblesse contre les Maures — continuât à exister. Cela fit l’objet d’une bulle en 1320. Mais le pape Jean XXII se réservait le droit de nommer des chevaliers. Ainsi cet ordre est le plus ancien des ordres pontificaux. Mais autrefois, il était peu prisé et on ne pouvait le comparer à celui de Portugal. Ses chevaliers ne bénéficiaient d’aucun des privilèges qu’on ne marchandait pas aux ordres fondés au xvie siècle, comme l’ordre de Saint-Pierre-Saint-Paul, de l’Éperon d’or, de Lorette, etc.

Au xviie siècle, Rome abusait de cet ordre et Salvatore Rosa s’en moque dans ses satires sur la peinture ! Au xviiie siècle, les abbés Sabatier et de Préfort disaient dans leur Dictionnaire des origines : « Il y a aussi un ordre militaire de Christ en Italie institué par Jean XXII à peu près dans le même temps que celui de Portugal commença. Ses chevaliers ne font point preuve de noblesse ; ils ont cependant été agrégés à ceux de Portugal, mais sans pouvoir prétendre à leurs commanderies. »

Aujourd’hui, l’on se moque volontiers, surtout en France, du Christ de Portugal, déchu de sa splendeur, tandis que le Christ romain est devenu le plus élevé des ordres pontificaux.

Il ne comprend qu’une seule classe et se confère seulement à des personnages de très haut rang.

La décoration consiste en une croix d’or émaillée de rouge, dont la pointe des bras s’écarte. Cette croix est surmontée d’une couronne. Le raccord entre la croix et le ruban est composé d’emblèmes militaires.

L’étoile de l’ordre est en argent à huit rayons. Au centre, est une croix émaillée de rouge. Elle se porte sur le téton gauche. Le ruban est rouge et se porte en cravate avec la croix.

Cette décoration est autorisée en France.

L’ordre équestre de Pie IX fut créé par ce pape, le 17 juin 1847. À cette époque, les États de l’Église existant encore, l’ordre n’était conféré qu’aux dignitaires des États pontificaux.

Il est divisé en deux classes, dont la première conférait autrefois à son titulaire, la noblesse pour lui et sa descendance. La seconde classe ne comportait que la noblesse personnelle. Maintenant, il n’en est plus de même. La noblesse se paie à part, en cour de Rome, et l’ordre équestre de Pie IX ne se donne qu’aux titulaires des ordres inférieurs.

La décoration de chevalier de 1re classe, plus grande que celle de 2e classe, consiste en une étoile d’or émaillée. Les pointes sont entourées de rayons d’or. Le centre de l’étoile porte sur fond d’émail blanc le nom du fondateur « Pie IX ». Ce fond blanc est entouré d’émail bleu sur lequel se lit la devise de l’ordre : Virtuti et merito, en lettres d’or. Derrière, se trouve sur fond d’émail blanc, la date de la fondation : MDCCCXLVII.

Le ruban est bleu foncé, à deux liserés rouges. La première classe porte le ruban sur l’épaule droite ou bien l’insigne de l’ordre en cravate.

La seconde classe le porte sur le téton gauche.

Cet ordre comporte aussi un costume qui est bleu sombre, avec des parements rouges. Les deux classes se distinguent par la richesse des broderies. Cet ordre n’est pas reconnu en France.

L’ordre de Saint-Grégoire le Grand, fondé le 1er septembre 1831 par le pape Grégoire XVI, dans la première année de son règne, comportait d’abord quatre classes, mais en 1834 le fondateur modifia les statuts et ne laissa subsister que trois classes.

Pour donner à l’ordre plus de lustre, Grégoire XVI limita à trente le nombre des grand-croix, à soixante celui des commandeurs et à trois cents celui des chevaliers. Mais cette ordonnance est maintenant lettre morte. Elle ne comptait que pour les États de l’Église. À l’étranger, le nombre des membres de l’ordre restait illimité. Les États pontificaux ont disparu et le nombre des chevaliers de Saint-Grégoire est resté illimité.

La croix de l’ordre est une croix de Malte à huit branches en or émaillée de rouge. Les pointes sont garnies de petites boules d’or. L’écran rond du centre porte sur un fond émaillé de bleu clair le portrait de saint Grégoire le Grand avec l’inscription : St Gregorius Magnus ; au dos, on lit sur le fond bleu : Pro Deo et Principe. Le raccord entre la croix et le ruban est composé, pour les décorations décernées aux militaires, d’emblèmes militaires en or, pour les croix décernées aux civils, d’une couronne d’olivier émaillée de vert.

Le ruban est rouge ponceau, liseré orange. Il se porte avec la croix en travers de l’épaule droite au côté gauche pour les grand-croix, en cravate pour les commandeurs. La croix des chevaliers se porte sur le téton gauche, l’étoile de l’ordre a huit pointes, en argent. Le costume de l’ordre est vert foncé, culottes blanches avec broderies d’argent, etc.

Cet ordre n’est point autorisé en France, mais il semble l’avoir été implicitement par l’ordonnance de 1882, qui, rappelant que depuis longtemps le conseil de l’ordre de la Légion d’honneur, dans le but d’éviter toute confusion, a décidé que les ordres du Christ du Portugal, de « François-Joseph » et du « Mérite » d’Autriche, dont le ruban est rouge, ne seraient jamais portés sans la décoration, fait connaître que pour compléter cette mesure, une décision approuvée par le président de la République étend cette prescription à d’autres décorations qui, comme l’ordre de Saint-Grégoire le Grand, comportent du rouge.

En conséquence, les titulaires de cet ordre doivent suspendre à leur ruban ou rosette, une croix de la largeur du ruban ou de la rosette et ne pouvant être de moins d’un centimètre, sous peine du retrait de l’autorisation et, en cas de récidive, de l’application de l’art. 259 du code pénal.

L’ordre de Saint-Sylvestre ou de l’Éperon d’or réformé fut fondé par Grégoire XVI, le 31 octobre 1841. Il remplaça l’ordre de l’Éperon d’or que les familles princières de Rome distribuaient avec profusion par un droit qu’elles s’étaient arrogé. En considérant cet ordre comme n’étant qu’une transformation de l’Éperon d’or, on peut en faire remonter l’origine à l’année 1359. Les historiens, d’ailleurs, ne sont pas d’accord sur cette date.

L’ordre de l’Éperon d’or était aussi appelé : ordre des Chevaliers dorés ou des chevaliers Pie ou de la Milice dorée.

Les auratæ militiæ equites jouissaient de privilèges considérables. Plus tard, l’ordre fut conféré parfois par des princes étrangers et, d’après Berouins, l’empereur Frédéric fit en une seule fois 265 chevaliers dorés, à Rome même, au sortir d’une cérémonie à Saint-Jean de Latran.

Cet ordre se vulgarisa et perdit peu à peu ses privilèges. Maintenant même, après la réforme de Grégoire XVI, beaucoup de chevaliers de Saint-Sylvestre, sont aussi chevaliers d’industrie et mériteraient que, bottés et éperonnés, on les dégradât publiquement en leur brisant les éperons d’or sur les talons, à coups de hache.

La croix de l’ordre est une croix de Malte en or, émaillée de blanc, entre les rayons de laquelle montent des rayons courts.

Entre les pointes des branches inférieures se trouve un petit éperon d’or. Au milieu de la croix se trouve un médaillon rond, émaillé de bleu et portant les traits de saint Sylvestre. Autour on lit : Sanct. Sylvestre P. M., au dos se trouvent ces mots : Gregorius XVI restituit MDCCCXLI.

Les membres sont divisés en deux classes : commandeurs et chevaliers. La croix des premiers est plus grande et se porte en cravate. Les seconds la portent sur le téton gauche.

Le ruban est noir avec trois raies rouges, deux en bordure, une au milieu.

L’habit de parade est un vêtement militaire rouge avec deux rangs de boutons d’or, épaulettes dorées, parements vert et or, culottes blanches et galons d’or, bottes et éperons d’or, épée et bicorne à plumes d’autruche. Les commandeurs portent un costume plus riche. Leur croix pend à des emblèmes militaires attachés à une double chaîne d’or.

Bien que n’étant pas le plus ancien des ordres pontificaux, l’ordre du Saint-Sépulcre serait le plus ancien de tous, puisqu’il aurait été institué par le premier évêque de Jérusalem, saint Jacques, en l’an 69.

Godefroy de Bouillon le réforma après la conquête de Jérusalem. Il était conféré aux nobles qui faisaient le pèlerinage au tombeau du Christ afin de s’y faire armer chevaliers.

Lorsque les infidèles eurent reconquis la Palestine, l’ordre se réfugia à Pérouse en Italie, où il fut supprimé, puis rétabli par Alexandre VI.

En 1516, le pape Léon X laissa la disposition de cet ordre au père gardien du tombeau sacré, sans que l’ordre cessât toutefois d’être sous le haut patronage des papes.

Depuis le 10 décembre 1847, la disposition de cet ordre a passé au patriarche de Jérusalem qui le confère encore aujourd’hui. Le patriarche Joseph Varerga décida aussitôt de créer trois classes dans cet ordre qui n’en comportait que deux. La première classe ou grand-croix ne se confère qu’à des personnages de rang très élevé.

L’insigne de l’ordre est une croix potencée d’or, émaillée de rouge, cantonnée de quatre croisettes semblables. Elle se porte à la boutonnière, suspendue à un ruban noir.

Les chevaliers qui ont fait le pèlerinage de Jérusalem portent en outre une plaque sur le téton gauche.

Le costume de l’ordre est blanc avec rabat, col et broderies noires.

Les membres ecclésiastiques portent des franges d’or au chapeau.

Cet ordre n’est pas reconnu en France.

J’ai connu un chevalier de cet ordre qui se parait aussi du ruban vert liséré de rouge de l’Osmanié, conféré par le sultan infidèle.

La Vie parisienne §

[1915-03-13 La Vie parisienne] On dit… On dit…
Au pays de Vélasquez §

La Vie parisienne, 13 mars 1915.
[OP2 1315]

Au pays de Vélasquez. Depuis le commencement de la guerre, Madrid est redevenu un centre important de peinture. Il y a Z.loaga, il y a M.rie Laur.nc.n, il y a encore un peintre simultaniste tenu à l’écart et avec raison, car ce triste personnage a quitté la France pour n’être point soldat. Sauf le simultaniste déserteur, les peintres madrilènes se réunissent chez miss H.rvey, descendante du savant illustre qui découvrit la circulation du sang.

L’atelier de miss Harvey est le plus beau de toute la Castille et cette brave « miss » s’y démène comme un clown, elle pousse des cris bizarres et est toute couverte d’engelures qui la font atrocement souffrir. Mais c’est une fille héroïque qui travaille la peinture depuis le matin jusqu’au soir. Les Titien, les Greco lui ont tourné la tête. Un superbe torero pose en ce moment et il est impossible d’imaginer de combien d’aventures ahurissantes les journées de travail sont remplies !

The Weekly Critical Review §

[1903-12-08 The Weekly Critical Review] [Réponse à une enquête : « Le Roman contemporain »] §

Jean de Gourmont et Pierre de Querlon, « Notre enquête — Le Roman contemporain », The Weekly Critical Review, vol. 2, nº 47, 8 décembre 1903, p. 502.
[OP2 1738-1739]

Nous avons cru qu’il était intéressant de demander aux romanciers, ainsi qu’aux poètes, à tous les écrivains de goût, aux érudits et même à quelques amateurs distingués et désintéressés :

1º Que pensez-vous du roman contemporain, de son influence sociale et intellectuelle ?

2º Comment le classer par rapport au roman réaliste ; en est-il la réaction ou le prolongement ?

3º La grande liberté avec laquelle les mœurs y sont décrites correspond-elle à la liberté des mœurs d’aujourd’hui ou est-elle seulement indice d’un secret désir de renverser les anciennes valeurs morales ?

4º Quels sont, parmi les « romanciers français et vivants » celui ou ceux que vous estimez le plus ? Leur préférez-vous certains romanciers étrangers ?

Monsieur,

1º Le roman contemporain reflète la vie actuelle et ne l’influence pas. En tout cas, s’il y a influence, elle est due autant à la science et aux arts qu’à la littérature.

2º La place tenue aujourd’hui dans la littérature par le roman est si considérable qu’on y rencontre toutes les tendances. Tel romancier continue le réalisme, tel autre réagit, tandis qu’un autre resté en dehors des mouvements entend encore le roman à la façon d’Eugène Sue.

3º Les mœurs ne sont pas décrites avec assez de liberté, mais avec hypocrisie, par des sous-entendus ! Quelques exceptions honorables mises à part, les écrivains sont plutôt poussés par le désir d’obtenir une vente considérable que par celui de renverser les anciennes valeurs morales !

Avec la quatrième question, nous tombons dans les personnalités et elles ne m’intéressent pas.

Guillaume Apollinaire
Rédacteur en chef du Festin d’Ésope.

Die Weltsprache §

[1909-03 Pan] À propos de deux ouvrages sur la question des langues artificielles51 §

Pan, mars 1909, p. 000.
[OP2 1152-1156]

Le docteur Ostwald est physico-chimisteet professeur de sciences à l’université de Leipzig. La question de la langue universelle lui paraît dépasser le domaine étroit de la philologie. Il s’en est occupé comme faisant partie du problème des relations universelles au même titre que le télégraphe et le chemin de fer ; et je constate avec étonnement que le docteur Ostwald a oublié de citer ici l’automobile et l’aéroplane. Dans son enfance, outre le latin, le grec, le français et l’anglais, il a appris le russe, le letton et l’esthonien. Avec l’allemand cela fait huit langues :« Je suis certain, dit le docteur Ostwald, que cette Babel m’a seulement embarrassé sans m’apporter aucune aide, ni aucune culture. » Le docteur Ostwald est bien modeste.

Pyrrhus Bardyli ne l’est pas moins et dans un erratum cartonné après la préface de son ouvrage, il se déclare tout bonnement « un pédant ». Mais il exagère.

Pyrrhus Bardyli, a dit M. Remy de Gourmont dans La Revue des idées,« est un savant albanais qui semble familiarisé avec “la plupart des grandes langues européennes ou asiatiques”, et d’abord avec la langue française qu’il écrit purement ». Nous voilà loin du docteur Ostwald.

Le chevalier Frédéric Adelung a publié en allemand un Catalogue de toutes les langues connues et de leurs dialectes(Pétersbourg, 1820), où il énumère pour l’Asie : 987 langues ou dialectes et pour l’Europe : 587. Cela fait 1574 langages. Assurément, le polyglottisme de M. Pyrrhus Bardyli ne va pas jusqu’à les connaître tous. Il est vrai qu’il ne paraît familiarisé qu’avec les principales langues d’Europe ou d’Asie et en nous en tenant à celles-ci nous trouvons d’après les Linguarum totius orbis vocabularia,etc. (Pétersbourg, 1786-1789) un total de 200 langages principaux d’Asie et d’Europe.Ce chiffre, pour deux parties du monde seulement, paraîtra suffisant si l’on songe que la British and foreign Bible Societyn’a encore fait traduire la Bible qu’en 358 langages pour les cinq parties du monde.

Il n’est pas étonnant, après cela, qu’avec ses huit langues (dont deux sont des langues mortes) le Dr Ostwald soit souvent embarrassé. Aussi préférerait-il ne connaître qu’une bonne langue universelle, sans se douter que dans le système de Fourier son désir ressortit à la passion que ce philosophe nomme l’unitéisme.

Au contraire, M. Pyrrhus Bardyli est rarement dans le cas de ne pouvoir se faire entendre et tout langage artificiel lui est en horreur. C’est que ce savant est, en son genre, monstrueux au double d’Argus et de Briarée ; au témoignage de Remy de Gourmont, Pyrrhus Bardyli connaît environ « deux cents langages ». Mais son livre est d’un érudit. Il ne ménage point les citations en grec, latin, sanscrit, anglais, etc. et allègue aussi bien Cardan que Scaliger qui dans ses écrits a tant maltraité l’auteur du De subtilitate rerum.Les opinions de M. Pyrrhus Bardyli sur la traduction sont remarquables. Cette partie de son ouvrage issue des théories de M. Remy de Gourmont sur les images et les métaphores devrait être familière à tous les traducteurs. « Le titre si touchant et si synthétique d’un chef-d’œuvre allemand, Les Souffrances du jeune Werther, écrit M. Pyrrhus Bardyli, est devenu en français Werther tout court », et il ajoute en note : « Si le mot “passion” avait conservé dans le langage courant le sens qu’on lui assigne encore dans l’expression “la Passion de Jésus-Christ”, alors le titre du livre de Goethe aurait trouvé un merveilleux équivalent dans La Passion du jeune Werther. » Il est vrai qu’Aubry (Paris, Didot le jeune, 1797) et La Bédoyère (Paris, an XII) traduisirent par Wertherle titre de l’ouvrage de Goethe. Cependant, il existe une traduction, la première sans doute, sans nom d’auteur ni de traducteur, intitulée : Passions du jeune Werther(à Paris, chez Le Prieur, 1793). À traducteur, traducteur et demi.

Il se dégage de l’Essaide M. Pyrrhus Bardyli, que chacun a une prédisposition héréditaire à parler sa langue originelle ; mais les faits cités à l’appui de cette hypothèse ont-ils été vérifiés scientifiquement ? M. Pyrrhus Bardyli en tire argument contre la langue universelle qui, artificielle et sans milieu caractéristique, n’aura jamais la force nécessaire pour oblitérer la langue atavique. Mais, si la prédisposition héréditaire n’existe pas, on peut la créer. M. Pyrrhus Bardyli ne pense-t-il pas que MM. Bollack et Zamenhoff puissent devenir des ancêtres ? Seulement, pour créer une prédisposition atavique, il faudrait des siècles ; ce qui retarderait singulièrement la diffusion de la langue universelle. Et ce retard ne conviendrait pas au docteur Ostwald dont l’avis est que dès maintenant il faut apprendre une langue internationale. Il est bon toutefois qu’il n’y ait point de malentendu : chacun doit apprendre deux langues, sa langue maternelle et la langue universelle. Être bilingue est une qualité pour le docteur Ostwald, mais nous savons ce qu’il pense des gens qui parlent huit langues.

Pyrrhus Bardyli énumère contre la langue artificielle, dix objections qu’il développe longuement. Résumons-les. 1º La disposition héréditaire de chacun à parler sa langue originelle sera en conflit incessant avec la langue universelle adoptée. 2º Le rythme, produit de la race, de la tradition, de l’habitude fera défaut à une langue fabriquée et impersonnelle. 3º et 4º Cette langue n’échappera pas à la loi de l’évolution et formera bientôt plusieurs langages, si elle échappe à cette loi, elle ne pourra longtemps suffire aux besoins de l’humanité. 5º II n’y aura plus de littérature, qui est une collection d’individualités caractéristiques. 6º Le style, synthèse de la race, de la catégorie de lecteurs et de la personnalité de l’écrivain ne sera plus possible. Les trois dernières objections sont des nuances des cinquième et sixième.

M. Pyrrhus Bardyli est dans le vrai. Cette institution d’un langage intangible ne lui dit rien qui vaille. Et quelle langue choisira-t-on ? Pour Pyrrhus Bardyli l’espéranto ne vaut rien ; au contraire la langue bleue a une apparence scientifique et sentimentale qui séduit. Il n’existe pas moins de deux cents langues universelles et il n’y a place que pour une sur la terre. La présomption monoglotte n’a réussi qu’à élever une tour de Babel autour de laquelle personne ne parle la langue qu’il voudrait imposer aux autres.

Cependant, beaucoup d’auteurs entrevoient la possibilité d’un idiome reliant les membres de la famille humaine. Un littérateur comme l’Anglais Wells prévoit la prépondérance du français. M. Adolphe d’Amier dans sa Physiologie du langage phonétique(1868) pense que la lutte aura lieu entre le russe et l’anglais. M. Pyrrhus Bardyli reconnaît au français, à l’allemand et à l’anglais un ensemble de conditions qui les place hors de toute atteinte éliminatoire. M. Remy de Gourmont semble écarter l’anglais qui en se répandant s’est modifié et donne naissance à de nouveaux langages en Amérique, dans l’Afrique du Sud, en Océanie. À cette incertitude parfois froissante pour certaines nationalités, les panglottistes apportent un remède : leurs langues universelles. Mauvaise médecine ! la lutte entre les langues artificielles compliquera la lutte naturelle entre les idiomes nationaux ! Il est vrai que beaucoup de panglottistes dans un désir de conciliation louable et pour hâter l’avènement d’une langue internationale s’étaient ralliés à l’espéranto qui prétend avoir emporté tous les suffrages. Avec une modestie peut-être excessive, M. Léon Bollack lui-même abandonnerait la langue bleue pour la lingua internancia. Mais cette unanimité est au fond très incertaine, surtout si l’on s’en rapporte à une enquête sur le latin comme langue internationale, parue dans la Revue [littéraire] de Paris et de Champagne.Beaucoup de littérateurs et de savants de tous pays se sont prononcés nettement pour un latin qui serait la plus artificielle des langues universelles. Le volapük et bien d’autres langues secondes ont encore leurs partisans. On ne peut donc entrevoir le moment où les panglottistes s’entendront. Mais, qu’ils se consolent. Si l’on ne peut admettre que même sous un prétexte utilitaire l’humanité veuille s’imposer la torture d’une langue universelle ; si à cause du grand nombre de langues, de dialectes, de patois qui persistent, se transforment, se créent ou renaissent, on n’ose prédire que l’idiome l’emportera, un travail latent s’accomplit. Il est secondé par la facilité des relations entre les peuples. La science, il est vrai, n’apporte que peu d’aide à cet effort inconscient. Chaque savant crée des mots à son usage. Il est rare que ces mots soient adoptés. Car les savants ont le tort d’accorder une trop grande importance à la précision étymologique. Ils l’atteignent rarement et cela nuit en outre à la vulgarisation de ces mots aussi bien qu’à celle de la science à laquelle ils paraissent nécessaires. Mais il se forme un vocabulaire international puisé dans les termes scientifiques, commerciaux, argotiques, militaires, théâtraux, etc. qui peut-être se substituera, lentement et sans heurt, aux idiomes nationaux et continuera à évoluer parmi les langues, les dialectes, les patois, les argots et les jargons.