Guillaume Apollinaire

1917

Couleur du temps : drame en trois actes et en vers

Édition de Didier Alexandre
(annotation en cours de révision)
2014
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2014, license cc.
Source : Guillaume Apollinaire, Couleur du temps : drame en trois actes et en vers, 1918.
Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (Stylage et correction) et Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale).

Couleur du temps1 : drame en trois actes et en vers §

Personnages §

  • Nyctor2
  • Ansaldin de Roulpe3
  • Van Diemen4
  • Le Solitaire5
  • Mavise6
  • Madame Giraume7
  • Une femme dans la banquise de glace8
  • Voix des morts et des vivants
    Voix des dieux9
En 1918.

Acte premier §

Scène I §

Une place publique dans la capitale d’un pays qui jouit de la paix10.
Nyctor, Ansaldin, Van Diemen

Ansaldin

Il entre suivi par ses compagnons qu’il veut entraîner tandis que Nyctor fait mine de ne pas vouloir le suivre.
Par ici par ici venez donc
Notre avion11 est prêt à voler

Van Diemen

Belles nuits de la ville natale
C’est à présent seulement
Que je sens toute votre douceur

Ansaldin

Vous verrez ce sera merveilleux
Notre voyage s’annonce bien

Van Diemen

C’est ici que j’ai vécu aimé
Et que je me suis enrichi

Ansaldin

Je crois qu’il est bien temps de partir
Car sous peu le règne de la mort
S’étendra jusqu’ici

Nyctor

                               Laissez-moi
Partez si vous voulez partez donc
                Mais moi je reste
                Oui La mort règne
                Mais cependant
                Notre patrie12
                N’appartient pas
                À ces royaumes
On y jouit en paix de la vie
Et l’on y meurt encore en paix

Ansaldin

                                                 Vite
Venez nous discuterons après

Nyctor

N’est-il pas plus dangereux encore
D’aller cueillir la rose d’azur
Dans les grands jardins aériens13

Ansaldin

Venez vite il est temps de partir
La mort vient qui ne trouve pas juste
Que quelqu’un vous vous ou bien moi
Échappe à sa domination
Il est temps encore de partir
Bientôt l’on verra bondir la mort
Oui elle bondira jusqu’ici
Comme un tigre affamé au milieu
D’un troupeau éperdu de captives
Venez vite Au sud à l’est au nord
Coule le sang des antagonistes
Et leurs grandes ombres atroces
Obscurciront bientôt l’horizon
À l’ouest c’est la mer incertaine
Que sillonnent de nouveaux poissons14
Au-dessus de nos têtes enfin
Des oiseaux de métal et de bois15
Planent menaçants il faut partir
Il essaye de les entraîner.

Nyctor

Partez si vous voulez je reste
Car il ne faut jamais déserter16

Van Diemen

Déserter le mot est un peu fort
N’avons-nous pas le droit de partir
Notre pays jouit de la paix
D’ailleurs le ministre m’a donné
Passeports autorisations
Enfin tout ce qui est nécessaire

Nyctor

Mais on peut avoir besoin de nous
Et un pressentiment me dit
Qu’en partant nous allons à la mort17

Ansaldin

À la vie

Van Diemen

             Et qu’en savons-nous donc

Ansaldin

À la vie je le jure Venez

Nyctor

Vous ne songez qu’à mon existence
Merci mais moi j’aime le danger18
Je suis un poète et les poètes
       Sont l’âme de la patrie

Ansaldin

                                           Venez

Nyctor

Platon les met hors de la République19
Ils sont au-dessus de lois et morale
Mais un tel privilège comporte
De très grandes obligations
Et notamment celle d’exprimer
Tout ce que les autres citoyens
Peuvent ressentir de sublime
C’est pourquoi il faut bien que je reste

Van Diemen

Vos scrupules je les comprends tous
Mais j’ai réfléchi à notre cas
En partant nous sauvons avec nous
L’âme même de notre patrie
Comme fit Énée en quittant Troie
Et Rome naquit de ce départ20
Une Rome nouvelle monte en nous
Pour moi j’eusse évité ce voyage
Je suis vieux c’est pour vous que je pars
Pour sauver un savant un poète21
Et plutôt qu’eux je sauve leur œuvre
Partez partez pour sauver votre œuvre
Elle est votre patrie sauvez-la
Elle appartient à l’humanité
Partez vous en êtes responsables

Nyctor

Je me rends enfin vous l’emportez
Hélas
Il pleure.

Ansaldin

         Il est grand temps de partir

Nyctor

Et voici le moment du départ
Je le considère avec angoisse
Trois hommes pour un monde nouveau
L’un riche ce qui nous a permis
De tout préparer pour ce voyage
Adieu donc monde où rien n’est gratuit
Il est tout le passé ce richard22
Le passé c’est-à-dire la mort
L’autre un savant dont les connaissances
Nous feront vivre il est le présent
C’est-à-dire la vie et la lutte
Quelque chose enfin de bien bourgeois
Et le corps oui la réalité
L’autre enfin voyageant les mains vides
Pleurera à jamais pleurera
Comme si tout était trépassé
Comme si le présent était mort
Car il est l’avenir ce poète
C’est-à-dire la crainte joyeuse
Moins que la mort et plus que la vie
L’avenir enfin ou le désir
La beauté même ou la vérité

Ansaldin

Venez

Van Diemen

          N’avez-vous rien oublié

Ansaldin

Tout est prêt

Nyctor

                    Adieu mon doux pays

Ansaldin

Mon nouveau moteur fera merveilles
Nous avons de quoi faire deux fois
Le tour du monde aérien

Van Diemen

                                       Bien

Nyctor

Et la nuit s’ouvre magiquement
Comme un porche béant entrons vite
Dans le palais inconnu

Ansaldin

                                     Venez

Van Diemen

Vous êtes sûr de votre appareil

Ansaldin

N’en doutez pas mais il faut partir

Van Diemen

Et vous saurez vous orienter

Ansaldin

Oui venez montez dans l’appareil
L’atmosphère est je crois favorable

Scène II §

Entre ciel et terre.
Les mêmes

Nyctor

Le désir infini qui nous enlève au ciel23
M’ordonne de chanter Et puis quelle douceur
J’oublie ce qui n’est pas la suave douceur
De ce voyage aérien et il me semble
Que si je chantais à présent l’hymne du ciel
Je prendrais à mon chant un si noble plaisir
Que je m’arrêterais pour l’entendre vibrer
Dans l’espace Harmonie Éblouissement d’or
Des musiques du ciel Résonances de feu
D’une ardente lumière arrivant à grands flots
Les ondes de mon chant assaillent le silence
Le silence infini et l’immobilité
               Mais quelle douceur
               La terre se creuse
               L’horizon s’élève

Ansaldin

               Il s’élève à mesure
               Que nous nous élevons

Nyctor

               Et des nuages dorés
               Folâtrent autour de nous24
Ainsi que des dauphins autour d’une carène

Van Diemen

               Nyctor ne vous penchez pas

Nyctor

Que sont ces traces ces longues traces25
Qui partout partout rayent le sol
Est-ce une région volcanique

Van Diemen

Nyctor Nyctor regardez au ciel

Nyctor

Laissez-moi le spectacle est poignant
Et descendons à une altitude
Qui me permette de regarder

Van Diemen

Nous redoublons plutôt de vitesse
Montons plus haut fuyons ces oiseaux
Qui paraissent vouloir nous poursuivre26

Nyctor

Ils poursuivent l’avion là-bas

Ansaldin

Prenez garde car d’étranges fleurs
Éclosent brusquement près de nous27

Nyctor

Avant de quitter ces régions
Je veux voir ces sites désolés
Et je veux connaître sur le sol
Le danger enivrant descendons

Ansaldin

Ce serait une grande imprudence

Nyctor

Lâches vous avez peur de la mort

Ansaldin

Je ne crains pas la mort cependant
Je ne veux pas être à sa merci

Van Diemen

Aucun de nous n’a peur
Eh bien soit descendons

Nyctor

La terrible magie28
De cette ardente lutte
Me retiendra en bas
Quelques instants à peine
Puis je romprai le charme
Et nous repartirons

Van Diemen

C’est bien

Ansaldin

                Nous descendons

Scène III §

Champ de bataille avec des croix29.
Madame Giraume puis Mavise 30

Madame Giraume

C’est ici qu’a eu lieu la bataille
Il est tombé frappé à la tête31
Elle trouve la croix sous laquelle repose son fils32.
Mon fils te voilà sous cette croix
Te voici mon joyau précieux
Te voici mon fruit blanc et vermeil33
C’est mon fils c’est mon enfant c’est lui
Fils tu n’es plus rien que cette croix
C’est mon fils c’est mon enfant c’est toi
Ô très belle fontaine vermeille34
Te voilà tarie à tout jamais
Ô toi dont la source35 était en moi
C’est mon fils c’est mon enfant c’est toi
Tu dors dans ta pourpre impériale36
Teinte du sang que je t’ai donné
Ô fils beau lys37 issu de ma chair
Floraison exquise de mon cœur
Mon fils mon fils te voilà donc mort
À ton front une bouche nouvelle
Rit de tout ce que ce soir j’endure
Parle sous terre bouche nouvelle
Que dis-tu bouche toujours ouverte
Tu es muette bouche trop rouge

Mavise

Sa mère est près de son tombeau
Ô Fiancé si beau si fort
Toi qui mourus vêtu de bleu
Un morceau de ciel enterré
Il était adroit et habile
Il était fort j’étais savante
Lui le travail moi la pensée
La Vie et l’Ordre en un seul couple38
Lui le travail moi la pensée
Il était fort j’étais savante

Madame Giraume

Et comme ton corps doit être lourd
Déjà je plie sous ton souvenir
Ô mon fils je t’ai porté jadis
Lorsque tu ne pesais presque rien
Et je n’ai plus de lait pour nourrir39
Ta mort comme j’ai nourri ta vie

Mavise

Mais ma science ne peut pas
Faire ressusciter sa force
Je veux me coucher près de lui
Près de lui dans ma robe noire
Il était bleu comme le jour
Je suis plus triste que la nuit

Madame Giraume

Parle mon fils réponds à ta mère40
C’est la voix qui t’apprit à parler

Mavise

Orgueil orgueil abaisse-toi
Orgueil qui ne sais plus souffrir
Depuis que tout le monde souffre
Mais que m’importent tous les autres
Il est là mort et bleu tel le ciel
Où rougeoient les nuées du soir

Madame Giraume

J’ai fait des démarches incroyables
Pour atteindre ce lieu prohibé
Et te voilà mort mon cher enfant
Qu’ont-ils fait de toi ils t’ont tué
Et ils s’y sont mis tous pour te tuer
Et puisqu’ils en voulaient à mon sang
Pourquoi donc pour en tarir la source
N’ont-ils pas pris ma vie ô mon fils
Pourquoi ta vie et non pas la mienne

Mavise

Mon amour pour toi contient tout
Les grandes raisons de ta mort
Et cet avenir qui naît d’elle
Mais réponds réponds que tu m’aimes
Ô mon fiancé je suis vierge
Mais tout ton sang repose en moi
Tu m’as fécondée en mourant41
Je sens en moi tout l’avenir

Madame Giraume

Que vais-je devenir douloureuse
Désolée meurtrie et tout en larmes
Écoutez mon fils mon fils est mort
Mon fils une grappe de raisin42
Dont on a exprimé tout le vin
Et ce vin précieux ils l’ont bu
Ils sont ivres voyez écoutez
Ils en sont tous ivres de ce vin
De ce vin mon sang mon sang vermeil43

Mavise

Nous sommes enfin mariés
Et l’avenir est notre fils
Voici les bataillons issus
De ton trépas de ton espoir
Savais-tu combien je t’aimais
Je baise le sol de ta tombe
Comme si je baisais tes lèvres
Ô merveille la terre m’a rendu le baiser
Madame Giraume, Mavise, Voix des morts et des vivants
ensemble

Madame Giraume

Ô mon fils ô mon fils plus blanc qu’un lys
Mon fils mon fils hiver de mon âme
Ô mon fils hostie de la patrie
Ô fils douceur et douleur immenses
Réponds réponds mon petit enfant
Réponds réponds mon petit enfant

Mavise

Mort ô mort ô vivante mort
Merveilleuse et cruelle mort
Mes larmes sang de mon esprit
Baignent le sol qui m’a rendu
Son suprême baiser ô larmes
Coulez pour ma grande douleur
Et la terre comme un anneau
T’entoure ô mon beau fiancé
C’est la bague des épousailles

Voix des morts et des vivants

C’est le crépuscule de l’amour
Et qu’importent qu’importent les hommes
Qu’importent les frelons44 à la ruche
Qu’importent gloire richesse amour
Et qu’importent qu’importent les hommes
Adieu adieu il faut que tout meure45

Scène IV §

Les mêmes, Nyctor, Van Diemen, Ansaldin de Roulpe

Van Diemen

Voici des femmes

Nyctor

                             Voici des cris

Ansaldin

C’est ici le séjour de la mort

Van Diemen

Mesdames c’est un séjour malsain
Ne restez pas ici suivez-nous

Madame Giraume

Puisque je ne verrai plus mon fils
Emmenez-moi donc où vous vous voudrez

Nyctor à Ansaldin

C’est une compagnie imprévue
Mais la femme est l’ennemie du rêve
Et je vais peut-être m’ennuyer
Moi qui jamais jamais ne m’ennuie
Hier elles s’amusaient peut-être
Aujourd’hui elles sont tout en larmes
Demain elles auront oublié
La mort pour ne songer qu’aux vivants
Et les voilà prêtes à nous suivre
Mais elles ne sont que deux tant mieux
Je pourrai s’il me plaît rester seul

Ansaldin

Nyctor vous êtes vraiment injuste
Elles ne savent pas nos desseins
Elles supposent que nous voulons
Tout simplement les éloigner
De ce dangereux champ de bataille
Et ne pensent pas que nous allons
Voir le pays divin de la paix

Nyctor

Il faut donc leur dire nos projets

Ansaldin

Mais non elles ne nous suivraient pas
Plus tard elles apprécieront mieux
L’ineffable douceur de la paix
Car elles ont souffert

Nyctor

                                  Misérable

Ansaldin

Et ce seront d’utiles compagnes

Nyctor

Si vous ne les renseignez pas

Ansaldin

                                               Non

Nyctor

Je vais leur dire ce qui en est

Ansaldin

Je le défends si vous le tentez
Je vous tuerai car je n’admets pas
Que vous contrecarriez mes projets

Nyctor

Je suis sans volonté Ansaldin
Et je me trouve à votre merci
Je vous hais voilà la paix promise
Et c’est déjà la haine entre nous

Madame Giraume

Mavise venez aussi

Mavise

                               Où ça

Van Diemen

Ailleurs

Mavise

            Mère de mon fiancé
Je vous suivrai toujours et partout

Nyctor

Et cette époque veut pour surnom
Ce terrible mot latin cruor
Qui signifie du sang répandu46

Ansaldin

Par ici il est temps de partir
J’entends les premiers éclatements
De ce qu’ils appellent aujourd’hui
Une préparation47 Venez

Voix des morts et des vivants

Adieu Adieu il faut que tout meure

Acte II §

Scène I §

Une île déserte48.
Van Diemen, Madame Giraume 49

Van Diemen

Quel agréable voyage

Madame Giraume

                                   Oui
Bien agréable où sommes-nous donc

Van Diemen

Tout près de l’Équateur dans une île africaine
Que ne hante jamais aucun navigateur
D’après ce qu’en a dit notre cher Ansaldin
C’est une île déserte à moins qu’elle ait changé
Et soit peuplée depuis son exploration
Par les grands voyageurs Livingstone et Stanley50
Et nous y rencontrerons peut-être quelques nègres
Des serpents et aussi des monstres poétiques
Que nous inventerons pour vous faire plaisir

Madame Giraume

Quoi une île déserte en Afrique
L’Équateur des serpents et des monstres
Est-ce possible mais vous riez
Vous vous moquez de moi n’est-ce pas

Van Diemen

Non c’est vrai

Madame Giraume

                       Vous souriez

Van Diemen

                                            Mais non

Madame Giraume

Nous n’avons pas quitté mon pays
Serait-ce vrai non mais il fait chaud
Oui il fait une chaleur torride
Mais non vous riez je ne vois point
De végétation tropicale

Van Diemen

C’est qu’elle ne se laisse pas voir
Dès l’abord et que pour distinguer
La végétation tropicale
De celle qui ne l’est pas il faut
S’entendre un peu à la botanique
Mais avec de l’habitude

Madame Giraume

                                      Quoi
L’Équateur la chose est incroyable
Cependant vous me l’affirmez

Van Diemen

                                                Oui

Madame Giraume

Mais quels gens êtes-vous donc

Van Diemen

Nous aimons la paix et nous fuyons
Les pays qu’elle n’habite pas
Par pitié pour votre désespoir
Nous vous avons priées de venir avec nous
Et vous êtes venues de plein gré

Madame Giraume

Ce que vous m’apprenez m’étourdit
Et il faut que je m’y habitue
Et puis oui vous avez eu raison
Qu’aurions-nous fait là-bas

Van Diemen

                                           En effet

Madame Giraume

Les femmes sont faites pour la paix
Mais où donc trouver la paix sinon
Dans une île déserte

Van Diemen

                                 C’est ça

Madame Giraume

Mais nous y serons si abandonnés
Cinq êtres tout seuls dans l’univers

Van Diemen

Unis comme les doigts de la main
Eh oui nous serons seuls

Madame Giraume

                                       Seuls tout seuls

Van Diemen

C’est l’heure pour certains
        De supporter
        La solitude
Là-bas d’où nous venons un homme n’est plus rien51
Là-bas l’individu n’est qu’une particule
D’êtres aux corps énormes anciens ou nouveaux
L’homme n’est qu’une goutte au sang des capitales
Un tout petit peu de salive dans la bouche
Des assemblées brin d’herbe au champ qu’est un pays
C’est un simple coup d’œil jeté dans un musée
La pièce de billon dans la caisse des banques
C’est un peu de buée aux vitres d’un café
Il pense mais il est l’esclave des machines52
Les trains dictent leurs lois à l’homme dans l’horaire
L’homme n’était plus rien c’est pourquoi nous fuyons
Pour retrouver un peu de liberté humaine

Madame Giraume

Je vous écoute comme on écoute
Son libérateur ce que vous dites
Me cause une allégresse infinie
Un plaisir

Van Diemen

               Prenez garde madame
Mais je ne m’habituerai jamais
À ce que vous ne soyez plus triste
Vous devez nous rappeler sans cesse
Dans le domaine heureux de la paix
Les douleurs dont on souffre là-bas

Scène II §

Ansaldin de Roulpe, Mavise 53

Mavise

Oui c’est une infamie
Vous nous avez trompées
Vous vous êtes moqués
De femmes malheureuses
Je veux voir à l’instant
Ce monsieur Van Diemen
Je veux qu’on nous ramène
Dans notre beau pays

Ansaldin

Oh je l’attendais cette colère
Cette fureur vous êtes injuste
Nous vous avons sauvées de la mort
Et de la plus affreuse tristesse
Qu’auriez-vous fait là-bas dites-moi
Simples cellules madréporiques54
Des atolls monstrueux et dolents
Qui montent à la surface affreuse
Du tragique océan humain
D’ici vous dominez l’univers

Mavise

Qu’importe le Devoir
C’est de rester là-bas
C’est le devoir des femmes
De panser les blessures
De consoler les cœurs

Ansaldin

C’est donc Nyctor qui avait raison
Il ne voulait pas que vous veniez

Mavise

Si vous aviez tout dit
Vous auriez bien agi
J’ai cru que simplement
Vous vouliez nous mener
Hors du champ de bataille
Et non à l’Équateur
Pour y chercher la paix
Mais elle est cette paix
Seulement dans les cœurs
Et c’est le savez-vous
Le devoir accompli

Ansaldin

Pardonnez-moi car en vous voyant
J’ai été séduit et attiré
Puis j’ai compris qu’ainsi que moi-même
Vous aimiez avant tout la science
Et il me sembla que vous étiez
Semblable au terrain où lentement
Par hasard et par mille chimies
Se forment ces pierres précieuses
Qui taillées et polies sont si belles

Mavise

La beauté est en tout
Le devoir accompli

Ansaldin

Voulez-vous donc n’être que l’esclave
Des grandes paroles collectives

Mavise

Mais ces grandes paroles désignent
Des êtres véritables Patrie55
Nationalités ou bien races
Dont nous sommes une particule
Que dire d’un globule du sang
D’une simple cellule du corps
Qui se refuserait à remplir
Sa fonction

Ansaldin

Soit et cependant
Hors vos États policés ou non
Du sang56 il naît un ordre nouveau
Il naît un État un grand État
La nation de ceux qui ne veulent
Plus de mots souverains plus de gloire
Et comme les premiers chrétiens
Ils sont tous prêts dans la douleur
Prêts à devenir universels
       Le Christ acquit aux hommes
       Leurs droits spirituels
       Et la France inventa
       Leurs droits philosophiques
       Dans cette île déserte
       Proclamons donc enfin
Leurs droits physiques et politiques57

Mavise

Nous n’avons pas le droit
D’abandonner ainsi
Les morts et les vivants

Ansaldin

Vous êtes esclave de paroles

Mavise

Ramenez-nous dans notre pays

Ansaldin

Il naît une catholicité58
Fondée seulement sur la science
Et sur l’intérêt immédiat
Des hommes ne serait-il pas juste
Dites-moi que leur tranquillité
Allât de pair avec les progrès
De l’industrie

Mavise

                        Ô Folie
Ramenez-nous dans notre pays
Allez chercher Monsieur Van Diemen
Je vous attends ici

Ansaldin

                               J’obéis

Scène III §

Mavise

Peut-être me trompé-je
Les femmes souffrent tant
Et moi j’ai tant souffert
Mille pensées m’assaillent
Je ne me connais plus
Je crie contre le rapt59
Qui m’a menée ici
Et au fond de moi-même
Je me sens presque heureuse
Ô vie ô vie instable
Je suis comme un jardin
Que le vent ou la pluie
Peut d’un instant à l’autre
Défleurir60 Vie passée
Violente et sublime
Et quelle fille étais-je
J’allais me marier
Et l’amour est sous terre
Mais qu’eût été l’amour
Je ne sais je ne sais
Je sais que je suis belle
Comme un champ de bataille
Tout l’amour crie vers moi
L’amour de tous les hommes
L’amour de tous les êtres
De toutes les machines
Mais puis-je puis-je aimer
Moi ivre de devoir
Ivre d’être assaillie
Par les tentations
Ivre d’y résister
À moi ivre de lutte
On voudrait imposer
La paix ignoble et triste
De cette île déserte
Non il faut que je parte
Il faut qu’on me ramène
Dans cette humanité
Pleine d’amour de haine
Mais j’hésite à partir
Comme un nouveau devoir
A surgi dans mon âme
A grandi dans mon cœur
Un devoir vis-à-vis
De cet enfant Nyctor
Qui se tient à l’écart
Honteux d’être parti
Honteux d’être poète
Honteux d’être vivant

Scène IV §

Mavise, Nyctor

Nyctor

Êtes-vous donc égarée Mavise

Mavise

Non j’ai prié monsieur Ansaldin
De retrouver monsieur Van Diemen

Nyctor

Ah vous êtes outrée de ce rapt
Je vous devine et je vous approuve
Oui vous voulez repartir là-bas
C’est juste et je suis un grand coupable
Car moi seul de mes trois compagnons
Savais quel crime nous commettions61
En vous entraînant sans vous le dire
Loin du jardin des explosions

Mavise

Votre regard m’enivre
Et vous devinez bien mes pensées
L’humanité tout entière parle
Par votre voix si harmonieuse
L’humanité dont je suis l’épouse
Depuis que mon fiancé est mort

Nyctor

Je ne suis qu’un poète une voix
De l’infini une faible voix62

Mavise

Oui il y a dans votre réserve
Dans votre goût de la solitude
Quelque chose Nyctor qui m’échappe
Et qui pourtant m’attire écoutez
Et cependant j’avais renoncé
À la chimie trompeuse des cœurs
L’amour c’était pour moi une armée
M’assaillant m’assiégeant mais vaincue
Savante je rêvais d’un bonheur
Fondé sur le devoir accompli
Et sur la liberté de chercher
La lutte mais oui toujours la lutte
De l’humanité contre mon cœur
De mon cerveau contre la nature

Nyctor

Et vous voilà réduite à la paix

Mavise

Que de sphinx63 rôdent autour de moi
Tous m’ont crié devine devine
Et à chacun d’eux je voudrais bien
Pouvoir répondre j’ai deviné
Quel monstre singulier êtes-vous
Qui ne me proposez pas d’énigme
Dites-moi voulez-vous que je reste

Nyctor

Votre devoir

Mavise

                     Je le sacrifie

Nyctor

Vos souvenirs

Mavise

                       Je les sacrifie

Nyctor

Ô femme ô femme plus mécanique
Plus mécanique que les machines
L’âme des canons est plus sensible
Que l’âme de la femme il ne crie
En elle que l’instinct de l’espèce

Mavise

Je suis une femme bien étrange
Et aussi esseulée que vous l’êtes
Je cherche la formule savante64
Qui contiendrait la toute-puissance
Permettez Nyctor que je m’éclaire
À la flamme de votre cerveau
Nous unirons si vous le voulez
La science avec la poésie
Ainsi qu’il fut au commencement65
Mais non non je m’égare Nyctor
Je ne sais plus rien Nyctor plus rien
J’ai tout oublié tout oublié
Et de plus je n’ai rien deviné
Oui il faut aimer sans rien savoir

Nyctor

Aimer c’est sans doute la formule
De la puissance absolue aimer
Mais qui peut aimer à volonté

Mavise

Celui qui ne fuit pas le danger

Nyctor

C’est vrai le danger est à la vie
Comme le sublime est au poète
Mais que cela est loin de l’amour66
Tiens voici Ansaldin il vous aime
Adieu

Mavise

           Est-ce la paix entre nous

Nyctor

Adieu

Scène V §

Les mêmes, Ansaldin de Roulpe, le solitaire

Ansaldin

J’ai parcouru toute l’île
Ne vous en allez donc pas Nyctor
Je n’ai pas rencontré Van Diemen

Mavise

Oh il ne doit pas être bien loin

Ansaldin

Voici le seul habitant de l’île

Le solitaire

Je vous le répète fuyez donc
Ce volcan le maître de cette île
Se réveille fuyez avant peu
Il dévastera tout mais fuyez
Ou bien vous périrez avec moi
Fuyez Fuyez

Scène VI §

Les mêmes, Van Diemen, Madame Giraume

Ansaldin

Oui cet homme a bien raison
En errant dans l’île j’ai bien vu
Le grave danger qu’il nous annonce
Le solitaire est sur le point de s’évanouir.

Van Diemen

Qu’avez-vous

Madame Giraume

                      Cet homme meurt de faim

Le solitaire

Non non mais laissez-moi me remettre
Depuis dix ans je n’ai pas parlé
Avec un être humain

Ansaldin

                                  Quelle paix

Le solitaire

Oui si on peut appeler ainsi
La dure lutte avec la nature
Avec les animaux les insectes

Van Diemen

Venez avec nous pourquoi rester

Nyctor

Oui venez

Le solitaire

                 Je n’en ai pas le droit
Le devoir me retient dans cette île

Ansaldin

Quel est donc cet austère devoir

Le solitaire

Le devoir d’expier un grand crime
Mais vous êtes là comme des juges
Vous qui vous envolerez bientôt
Ô multiple oiseau inattendu
Je vais vous dire ce que j’expie
Vous jugerez et vous partirez
Tandis que vous vous envolerez
Un feu mortel me purifiera

Van Diemen

Parlez

Nyctor

           Parlez

Le solitaire

                     Mes compatriotes
M’ayant accablé sous l’injustice
Je me suis vengé en trahissant
Puis je fus justement condamné
Tandis que le navire voguait
Vers le lieu où l’on me déportait
Je me suis évadé à la nage
Et je n’ai pas le droit de partir
J’ai moi-même choisi ma prison
Quand on a conscience du crime
On ne s’évade pas de prison
Tant qu’on n’a pas encore expié
Et je n’ai pas encore expié
J’ai mené une vie admirable
Dans sa sauvagerie une vie
De luttes dont je fus le vainqueur
Laissez-moi laissez-moi donc adieu
J’ai voulu choisir le châtiment
Et non l’éviter Adieu fuyez
Adieu je ne suis qu’un criminel

Nyctor

Vous le fûtes

Le solitaire

                       Qu’entends-je Merci

Van Diemen

Mais si vous tenez à expier
Vous n’avez pas le droit de mourir
Il faut vivre et souffrir

Le solitaire

                                     Est-ce vrai

Ansaldin

Venez avec nous

Le solitaire

                            Qui êtes-vous

Ansaldin

Des hommes qui voient en vous un homme
Comme les autres pendant qu’ailleurs
Les autres s’entretuent

Le solitaire

                                      Où cela

Van Diemen

Là-bas Dans tous les pays

Le solitaire

                                           Ô joie
Ô joie on peut donc verser son sang
On peut mourir honorablement
On peut mourir glorieusement
Emmenez-moi aux pays sanglants
Je mourrai pour ceux que j’ai trahis
Je réparerai enfin mon crime
Juges descendus du ciel dans l’île
Voulez-vous m’absoudre de mon crime
Et suis-je un homme comme les autres
Un homme ayant le droit de mourir
En poussant le cri de la bravoure
Un homme dont le sang peut couler
Comme un fleuve où je me laverai

Van Diemen

Oui nous vous jugeons et votre crime
Est remis mais venez avec nous
Quand nous aurons trouvé le pays
Où gît cette paix que nous cherchons
Nous vous ramènerons aux pays
Où le sang coule

Ansaldin

                            Vite venez
Vite il est grand temps d’appareiller
Nous gagnerons le pôle venez

Mavise

Ce traître a plus fortement que nous
Le sentiment de son devoir

Nyctor

Ah voyez le volcan jette des flammes
La lave jaillit c’est la nature
Qui se déclare notre ennemie

Ansaldin

Venez

Nyctor

           Voyez donc comme est terrible67
Cette paix que nous cherchons en vain

Acte III §

Scène I68 §

Entre ciel et terre.
Nyctor, Ansaldin de Roulpe, Van Diemen, Le solitaire,
Madame Giraume, Mavise
Puis Les Voix des dieux

Van Diemen

C’est un éblouissement affreux
Ansaldin vous montez bien trop haut
Le soleil aujourd’hui a vraiment
Un éclat qu’on ne peut soutenir69

Ansaldin

Il faut cependant monter encore
Voyez ces gros nuages qui montent
Et nous montons pour fuir la tempête

Mavise

Oh certains ont une forme humaine
D’autres nuages ont l’air de monstres

Nyctor

Oui vous avez raison et depuis un quart d’heure
Je les vois arriver ce sont les dieux Mavise
Les dieux oui tous les dieux de notre humanité70
Qui s’assemblent ici et c’est sans aucun doute
Bien la première fois que cela leur arrive
Les dieux de bois de pierre et d’or les dieux subtils
Et ceux de la pensée viennent vers le soleil
L’univers sous leur ombre oscille de terreur
Et l’atmosphère même en est toute troublée
Bel71 fend l’immensité avec ses douze cornes
Tous les temples se sont ouverts et tous les dieux
Sont venus de partout pour parler au soleil
Tous sont bons même ceux qui aiment les victimes
Ils ont toujours voulu la paix de leurs croyants
La plupart aiment l’homme et voudraient qu’il soit bon
Ils voudraient que jamais il ne donnât la mort
Ils veulent qu’à eux seuls s’immolent les hosties
Gages sacrés de paix entre l’homme et la vie
Les plus sanglants les plus cruels aiment la paix
Et c’est pourquoi ils viennent tous se concerter
Avec ce grand soleil qui nous vivifie tous
Voyez ces dieux ce sont une mer déchaînée
C’est un grand incendie qui s’avance et qui gronde
Voici les vieux génies taureaux au front humain72
Dont la barbe ruisselle et coiffés de la mitre
Tous ces dieux monstrueux obscurcissent l’azur
Les dieux de Babylone et tous les dieux d’Assur73
Voici Melquarth le nautonier74 et le moloch75
L’affamé qui toujours nourrit son ventre ardent
Baal au nom multiple adoré sur les côtes
Ce tourbillonnement Belzébuth Dieu des mouches
Et des champs de bataille76 écoutez écoutez
Tanit vient en criant et Lilith77 se lamente
Et sur un trône fait de flammes étagées
D’anges épouvantés et de bêtes célestes
Terrible et magnifique entouré d’ailes d’or
De cercles lumineux à la lueur mouvante
Jéhovah le jaloux dont le nom épouvante
Arrive fulgurant infini adorable
Voici des dieux toujours des dieux toujours des dieux
Tous les antiques dieux venus des pyramides
Les sphinx les dieux d’Égypte aux têtes d’animaux
Les nomes Osiris78 et les dieux de la Grèce
Les muses les trois sœurs79 Hermès les Dioscures80
Jupiter Apollon tous les dieux de Virgile
Et la tragique croix d’où le sang coule à flots
Par le front écorché par les cinq plaies divines
Domine le soleil qui l’adore en tremblant
Voilà les manitous81 les dieux américains
Les esprits de la neige et leurs mouches géniques82
Le Teutatès gaulois les walkyries nordiques
Les temples indiens se sont aussi vidés
Tous les dieux assemblés pleurent de voir les hommes
S’entretuer sous le soleil qui pleure aussi

Les voix des dieux

        Soleil ô vie ô vie
        Apaise les colères
        Console les regrets
Prends en pitié les hommes
Prends en pitié les Dieux
Les Dieux qui vont mourir
Si l’humanité meurt

Scène II §

Le pôle Sud83.
Le solitaire, Nyctor, Ansaldin de Roulpe, Van Diemen,
Madame Giraume, Mavise

Van Diemen

Nous voici au pôle mes amis
Est-ce ici le séjour de la paix
Ansaldin vous nous avez promis
De nous rendre la vie agréable
Et nous tremblons de froid et de peur84

Nyctor

Hélas

Mavise

         Parfois le sommeil me gagne
Comme si tout se glaçait en moi

Madame Giraume

Moi je regrette un petit balcon
Donnant sur une rue peu passante
Et le bruit très lointain des tramways
Banquise de souvenirs glacés

Mavise

Souvenirs Souvenirs

Le solitaire

                                 Mais j’espère
Que nous ne resterons pas longtemps
Dans ce désert vous m’avez promis
De me ramener dans les pays
Du grand courage individuel

Nyctor

La blancheur souveraine qui brille
Partout est l’image de la paix
Implacablement froide la paix
Vers laquelle monsieur Ansaldin
De Roulpe nous a enfin menés
Nous ne tarderons pas à connaître
Cette paix dans toute son horreur

Madame Giraume

La profonde et l’éternelle mort

Van Diemen

De fortes brises accompagnées
De durs flocons de neige voyez
Font rage continuellement
Et couvrent tout d’un brouillard livide
Fait d’embrun et de l’humidité
Congelée de l’atmosphère

Nyctor

                                          Hélas

Van Diemen

Mais si monsieur Ansaldin de Roulpe
Réussit ses miracles savants

Ansaldin

Mais ne vous impatientez pas
J’organiserai tout savamment
Logis chauffage éclairage tout
Et je tirerai tout de la glace

Nyctor à Van Diemen

Il ne faut pas trop compter sur lui
Je crois bien qu’il est devenu fou
Si je savais mener l’avion
Nous repartirions oui Ansaldin
Est fou et nous ne tarderons pas
À le devenir aussi nous tous
La mort nous attend Adieu Mavise
Il me semble que ma pensée se gèle

Mavise

Ma parole se glace au sortir
De ma bouche

Madame Giraume

                       Je me sens mourir

Ansaldin

Ne désespérez pas je vous prie
Mais ayez tous confiance en moi
Et je vois déjà la cité blanche85
Qui bientôt s’élèvera ici
Je ferai jaillir une lumière
Toutes les banquises brilleront
Comme des diamants

Mavise

                                   C’est fou

Ansaldin

Et des palais seront nos demeures
La terre donnera la chaleur
Des profondeurs une vie magique
Va naître ici bientôt

Le solitaire

                                Mais je veux
Aller au pays où l’on se bat
Ô souvenirs cruels souvenirs

Nyctor

Le froid augmente en mourant ici
Nous aurons la consolation
De ne point tomber en pourriture
Dans des siècles nous serons intacts
Comme si nous dormions car la mort
Ce n’est pas la putréfaction
Dans ce lieu merveilleux de la paix
Mais seulement un sommeil sans fin

Van Diemen

Allons ne nous abandonnons pas
Au désespoir et séparons-nous
Pour aller tous à la découverte
Pour ma part parmi les blocs épars
Je vais sur ces pentes de cristal
Reconnaître notre blanc royaume

Scène III §

Mavise, Nyctor

Nyctor

Leurs silhouettes dans le brouillard
Sont comme des fantômes

Mavise

                                          Hélas
Vous êtes cruel Nyctor oui vous l’êtes
Vous avez écarté tout espoir
Nous n’avons plus foi dans Ansaldin
C’est votre faute

Nyctor

                           Mais il est fou

Mavise

La folie a fait de grandes choses
Le doute est toujours cause de mort
Sachez qu’on peut tout utiliser
Même les aurores boréales
Qui splendides marchent dans le ciel
En froissant leur grand manteau de soie

Nyctor

Mais nous sommes plus près de la mort
Plus près qu’avec une mitrailleuse
Braquée sur notre poitrine

Mavise

                                         Quoi
Oh lâche je vous méprise L’homme
N’est-il pas en tous lieux et toujours
En danger Fou ou non Ansaldin
Espère Vous rêvez à la mort
Puisque vous avez votre bon sens
Sauvez-nous inventez soyez homme

Nyctor

Ô nuit ô splendide nuit où rampent
Les célestes bêtes de phosphore86
Belles musiques agonisant
Dans la rondeur de l’immensité
Je jouis pleinement de la paix
De ses splendeurs et de ses blancheurs
Et l’éternité qui les fit naître
Ne les verra jamais mourir

Mavise

                                           Ah
Il est devenu fou il est fou
Tous sont devenus fous

Nyctor

                                      C’est je crois
Une promesse d’éternité
Que mourir dans cette froide paix
Mais je vais aller me promener

Mavise

J’ai peur de lui j’ai peur d’être seule
Elle crie.
Venez tous au secours au secours

Scène IV §

Un autre site du pôle avec une banquise de glace transparente
qui renferme un corps de femme.
La femme dans la banquise de glace, Nyctor

Nyctor entrant

Comme elle est belle mais je suis fou
Est-ce possible ou n’est-ce qu’un songe
Je vois bien devant moi la beauté
L’adorable beauté de mes rêves
Elle est plus belle que dans les livres
Toutes les imaginations
Des poètes n’avaient supposé
Elle est plus belle que ne fut Ève
Plus belle que ne fut Eurydice
Plus belle qu’Hélène et Dalila
Plus belle que Didon cette Reine
Et que non Salomé la danseuse
Que ne fut Cléopâtre et ne fut
Rosemonde au Palais Merveilleux87
Ô beauté je te salue au nom
De tous les hommes de tous les hommes
C’est moi qui t’avais imaginée
C’est moi qui t’ai enfin inventée
Je t’ai créée fille de mes rêves88
Je t’adore ma création

Scène V §

Les mêmes, Ansaldin de Roulpe

Ansaldin

Que vois-je quelle est cette merveille
Mais c’est là un phénomène unique
On parle de mammouths millénaires
Retrouvés intacts en Sibérie89
C’est une femme et quelle beauté
Voilà voilà la vie immortelle
La paix harmonieusement belle
C’est la science parfaite et pure
C’est la plus belle qu’on puisse voir
Et cependant elle est plus antique
Que la plus antique des beautés
Qu’aient jamais célébrée les poètes
Elle est vraie ce n’est pas un prestige
Elle est là derrière cette glace
C’est la beauté la jeunesse même
Et c’est l’être le plus ancien

Nyctor

Ne serait-ce pas Ève elle-même

Ansaldin

Qu’importe son nom c’est la science
Celle que depuis les origines
Le froid de la paix a conservée
Belle et pure à jamais

Nyctor

                                  Et je l’aime

Ansaldin

Arrière qui donc ose l’aimer

Nyctor

Moi je l’adore et elle est à moi
À moi seul qui l’ai vue le premier

Ansaldin

Mais qu’importe elle n’est qu’à moi seul
Puisque seul je puis la conserver
Je suis seul à pouvoir assurer
La perpétuité de sa beauté

Nyctor

Et moi je l’idéaliserai

Ansaldin

Et moi je la sauvegarderai

Nyctor

C’est l’Idéal

Ansaldin

                    Non c’est la science
Mais quelle gloire pour un savant
Je la transporterai en Europe
Et quelle gloire m’entourera
La gloire même de sa beauté
Devant quoi pâliront les artistes
Devant quoi pâliront les poètes
On bâtira un musée pour elle
Ce sera son palais éternel
Où elle survivra à jamais
On y portera ce bloc de glace
Sans cesse jour et nuit des machines
Seront occupées à la garder
Froide et dure transparente comme
Un diamant oui un diamant
Un immense diamant de glace
C’est la seule splendeur qui soit digne
De sa beauté précieuse et pure

Nyctor

Mais si vous ne m’aviez pas suivi
Vous n’auriez pas trouvé cette femme
Avouez qu’elle est à moi

Ansaldin

                                        À moi

Nyctor

Elle est à moi qui l’ai inventée

Ansaldin

À moi qui peux la sauvegarder

Nyctor

Mais elle est la fille de mes rêves
Et de mon imagination

Ansaldin

Mais elle est une réalité
Elle est à la science et non pas
À l’irréelle poésie

Scène VI §

Les mêmes, Van Diemen

Van Diemen

                              Ah
Je ne rêve pas non Qu’elle est belle

Nyctor

Elle est à moi

Ansaldin

                      Non elle est à moi

Van Diemen

Elle est à moi oui elle est à moi
Car c’est moi qui suis venu ici
Et vous ne m’avez suivi que grâce
À la bonté que j’eus de vous prendre
Avec moi est-ce vrai Répondez
Sans moi vous seriez restés là-bas
La voilà la paix la belle paix
L’immobile paix de nos souhaits
Elle est à moi partez mais partez

Ansaldin

Elle est à moi

Nyctor

                      Elle n’est qu’à moi

Scène VII §

Les mêmes, le solitaire

Le solitaire

Qu’elle est belle À vous cette merveille
Non non Elle est à moi tout seul
Elle est à moi et non pas à vous
Des fous des trompeurs Je veux
Que vous vous en alliez laissez-moi
J’ai été longtemps seul laissez-moi
Avec elle je veux vivre ici
Allez-vous-en mais allez-vous-en
Je vous ai tous sauvés de la mort
Dans l’île volcanique est-ce vrai
Laissez cette femme solitaire
Au solitaire que j’ai été
Allez-vous-en donc je vous en prie
Elle est à moi et non pas à vous

Nyctor

Ève modèle de la beauté

Ansaldin

La science qui ne change pas

Van Diemen

Immobile et très belle à jamais
C’est la paix même que nous cherchons

Le solitaire

Puisque vous le voulez ce sera
Pour elle que nous nous battrons

Ansaldin

Soit

Van Diemen

Jusqu’à la mort

Nyctor

                        Oui jusqu’à la mort
Ils se battent.

Scène VIII §

Les mêmes, Madame Giraume, Mavise, Voix des morts et des vivants

Mavise

Et voilà cette paix qu’on cherchait
Cette immobile paix pour laquelle
Ils se battent ces malheureux fous

Van Diemen

Ah je meurs Assassins Assassins

Mavise

Quelle horreur et nous vivrons encore
Jusqu’à ce que le froid souverain
Faisant tourbillonner un grand vent
Sur nos silhouettes accroupies
Crie désespérément son triomphe

Nyctor

Je meurs avec joie pour sa beauté

Ansaldin

Je meurs satisfait j’ai tout connu

Le solitaire

Ah il m’a tué mon sang me lave

Mavise

Voilà cette paix si blanche et belle
Si immobile et si morte enfin
La voilà cette paix homicide
Pour laquelle les hommes se battent
Et pour laquelle les hommes meurent

Madame Giraume

Ô mon fils je t’avais oublié
Tu mourus en faveur de la vie
Nous mourons d’une paix qui ressemble à la mort

Voix des morts et des vivants

Adieu Adieu il faut que tout meure