Guillaume Apollinaire

Préfaces, chapitres et parutions isolées

2015
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2015.

Transcription sur les sources originales, voir cartouche bibliographique pour chaque item.

Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (Édition et correction) et Frédéric Glorieux (Informatique éditoriale).

Préfaces, chapitres et parutions isolées §

[1908-04] La Phalange nouvelle (chapitre de « La Poésie symboliste ») §

« Salon des Artistes indépendants. Troisième Entretien (25 avril 1908). La Phalange Nouvelle par Guillaume Apollinaire », in Paul-Napoléon Roinard, Victor-Émile Michelet, Guillaume Apollinaire, La Poésie symboliste : trois entretiens sur les temps héroïques (période symboliste) au Salon des artistes indépendants, Paris, L’Édition, coll. « L’Après-Midi des Poètes », avril 1908, p. 129-242. Source : Gallica.
[OP2 885-898]

Mesdames, Messieurs,

Lorsque mes amis, les poètes Roinard et Michelet m’eurent fait part du dessein qu’ils avaient pris que l’on présentât en public et en trois entretiens, non seulement l’effort poétique d’une époque de la littérature française, mais aussi sa plus jeune promesse, et qu’ils m’avaient élu pour que je tentasse d’être en quelque sorte le prophète de cet avenir, ils ne voulurent point me dissimuler les difficultés de ma tâche.

La leur était mieux définie.

Il a connu Les Maîtres et les Morts, Roinard, leur survivant, dont la face cornélienne atteste l’origine normande et pour lequel un public d’élite tresse une couronne glorieuse.

Il connaît les Survivants triomphants, Victor-Émile Michelet, dont la renommée proclame partout le nom avec les leurs.

Mais moi, je ne vous connais pas tous, jeunes poètes pour qui les temps sont encore héroïques, jeunes héros qui affrontez l’ingratitude universelle, et qui dans l’isolement vous élevez jusqu’à la poésie, au faîte de la pensée humaine.

Je ne vous connais pas tous, et, pardonnez-moi, mes inconnus, si mon ouïe n’a pas été assez fine pour percevoir le divin concert de vos voix lointaines. Pardonnez-moi, vous qui souffrez et qu’on ne console pas ; pardonnez-moi, vous qu’on ne comprend pas, vous qu’on ne veut pas comprendre ; pardonnez-moi de ne pas avoir découvert vos retraites ; pardonnez-moi d’ignorer la beauté de vos harmonies1.

Je dois m’excuser aussi d’une omission volontaire, sur laquelle je veux m’expliquer. Je ne parlerai point de nos poétesses, dont les mérites sont grands cependant, et qui sont nombreuses. Voilà justement les raisons pour lesquelles j’ai renoncé à les jeter pêle-mêle dans un discours où je serai trop injuste envers les seuls poètes pour risquer en outre de mécontenter des femmes charmantes et admirables. À aucune époque, je crois, nous n’entendîmes, comme aujourd’hui en France, tant de voix féminines former un chœur incomparable pour les ravissements que nous procurent leurs accents passionnés.

Il aurait fallu qu’une quatrième conférence fût consacrée à celles dont le cœur déborde de poésie, dont la bouche murmure ou clame des chants parfaits, et pour lesquelles je professe une admiration sans bornes.

L’année prochaine, si la Société des artistes indépendants, qui nous a si généreusement accueillis cet avril, veut bien nous convier à célébrer encore la jeune poésie chez la jeune peinture, nous ne manquerons pas d’exalter de nobles talents féminins. Mais qu’on excuse mes scrupules de cet an, qu’on veuille bien considérer l’étendue de ma tâche et combien je serai court, parlant à peine de jeunes gens en qui l’avenir reconnaîtra peut-être le génie. La brièveté est l’injustice même, et, si l’équité d’Aristide était la cause de son bannissement, injuste à souhait, je ne serai point exilé de la république des lettres.

Mesdames, Messieurs,

Avant de parler de cette nouvelle phalange de poètes qui les comprend depuis ceux qui voulurent s’appeler les naturistes jusqu’aux plus jeunes et aux plus inconnus, je veux qu’on sache bien ma pensée et ne point laisser subsister d’équivoque.

J’ai dit les raisons qui m’empêcheraient d’être juste. Eh bien, je mettrais de côté l’impartialité même plutôt que de renoncer à ce qui, étant mon goût, dépend de ma conscience. Je sacrifierai à des convenances historiques, mais avant tout j’ai consulté mes préférences.

J’en suis orgueilleux à plus d’un titre. Plusieurs des poètes que je préfère sont mes amis ; nos goûts ne diffèrent point essentiellement, et même une communauté de pensées et de méthodes nous a pour ainsi dire réunis. C’est qu’aucun parmi les jeunes poètes que j’aime, aucun, dis-je, ne se tient en dehors de la tradition poétique française.

Quelle serait la caractéristique d’une tradition, sinon la continuité ? Et, pour notre part, jeunes poètes, nous savons que nous ne nous égarons pas ; car les maîtres que nous aimons, que nous voulons continuer en conservant notre personnalité, et que, par un noble sentiment d’émulation, nous voulons surpasser, ils existent, ils vivent, ils sont en plein travail, en pleine gloire.

Entre Francis Vielé-Griffin, Gustave Kahn, René Ghil, Paul Claudel, Adrien Mithouard, Jean Moréas, Émile Verhaeren, Henri de Régnier, Francis Jammes, Maurice Maeterlinck, P.-N. Roinard, Victor-Émile Michelet et nous-même, aucune solution de continuité, la tradition est ininterrompue. Et tous ceux qui veulent créer se tournent d’abord pour saluer ces créateurs.

Au contraire, de quelle tradition peuvent se réclamer les jeunes gens qui, sans souci de création, tentent en vain de ressusciter les systèmes poétiques morts ? La tradition n’a pas eu lieu pour ceux qui se réclament du Parnasse ; la chaîne a été rompue. Où sont leurs maîtres ?

C’est aux symbolistes que Verlaine et Mallarmé ont transmis la tradition, qui un moment était devenue le Parnasse. Les symbolistes furent les premiers objets de nos enthousiasmes, et tous ceux qui, depuis 1895, ont créé de la poésie doivent de la reconnaissance aux maîtres aimés du symbolisme.

Un journal italien, la Vita letteraria, publiait, il y a quelques semaines, un article intitulé : « La poésie moderne est la poésie unique ». Et, mettant à part tout ce que cette affirmation contient d’exagéré, je ne suis pas éloigné de croire que les symbolistes n’aient vraiment donné plus de force, plus de consistance, plus d’indépendance à la pensée uniquement poétique ; je parle du lyrisme.

Les symbolistes nous ont encore donné le vers libre, que Francis Vielé-Griffin appelait récemment une conquête morale. C’est la pure vérité. Le conquérant se nomme Gustave Kahn.

Les symbolistes ont délivré la poésie captive de la prosodie, et, qu’ils le veuillent ou non, tous les poètes écrivent aujourd’hui en vers libres.

Mesdames, Messieurs,

Je n’ose point affirmer que la poésie moderne soit, en considérant les temps, la poésie unique ; mais je sais bien qu’aujourd’hui la poésie française est la poésie unique. Toutes les littératures de l’univers sont tournées vers elle, et la France doit cette supériorité à ces Morts que Roinard a commémorés, à ces Survivants qu’a exaltés Victor-Émile Michelet, à cette Phalange nouvelle qui les continue et dont je dois vous parler.

La plus importante manifestation poétique qui, frappant l’esprit des jeunes gens de ma génération, se soit opposée au symbolisme, dont elle découlait, s’est appelée : le naturisme.

Il venait à son heure et séduisit beaucoup de nouveaux poètes. C’était avant tout comme indication, car le symbolisme, à cette époque, traînait encore un encombrant bagage d’accessoires légué par le Parnasse, qui le tenait des romantiques. Les naturistes balayèrent tout cela. Puis, l’exaltation civique aidant, ils voulurent se mêler à la foule. Conscients de la nécessité d’une tradition et méconnaissant la tradition lyrique, les naturistes se découvrirent fils du naturalisme et choisirent Émile Zola pour leur maître. Roinard vous a déjà parlé de lui. Mais nos aînés, je crois, distinguent mal l’importance de cet homme.

Contraste étrange : tandis que ses nouveaux disciples, les naturistes, descendaient dans la rue, confondaient parfois le lyrisme et l’art oratoire, le père du naturalisme devenait l’ennemi du peuple — on l’en a bien vengé depuis — il s’enfermait dans la tour d’ivoire et n’en sortit plus jamais. Sans le savoir, il alla au symbolisme, dont ce n’est pas la moindre victoire, et Robert de Souza a oublié d’en écrire le bulletin. Ce n’est pas le plus petit succès des symbolistes qu’Émile Zola, dans ses derniers romans, dans ses livrets d’opéra, ait selon ses moyens recherché le lyrisme symbolique.

Je tiens à citer, parmi les poètes remarqués et aujourd’hui dispersés de l’époque naturiste : René-Albert Fleury, qui fut un des seuls vers-libristes de l’école ; Michel Abadie, dont l’inspiration pastorale a de la pureté et de la grâce ; Maurice Magre2, dont la voix grave fait retentir de mâles accents selon les vouloirs d’une muse toute latine ; et surtout, Saint-Georges de Bouhélier3, en qui les naturistes reconnaissaient leur chef et qui est un grand et noble poète.

Après ceux-là, qu’on me permette de ne plus ranger les poètes par écoles. J’ai dit d’où ils viennent et je crois qu’ils ne seront pas fâchés si je reconnais que leurs personnalités sont trop différentes pour que les manifestes qu’ils se sont plu à écrire, ou simplement à contresigner, les contraignent à conserver toute la vie des étiquettes parfois gênantes.

Paul Souchon4, qui fut un ami d’Emmanuel Signoret, acquit à ce contact une pureté sereine. Si son exaltation lyrique est moins intense que celle du Pindare provençal, il a des dons de composition plus grands et son lyrisme mesuré la place entre les naturistes et le groupe des Léo Larguier, Louis Payen, Ernest Gaubert5, auxquels on peut rattacher, sans les en faire dépendre, cet Olivier Calemard de La Fayette, qui mourut très jeune, Lucien Rolmer6, dont le charme et la grâce sont adorables et qui a trouvé des accents d’une suavité et d’une tendresse uniques, Charles Derennes, Émile Despax7. L’élégance et l’inspiration de ces deux poètes ont, à mon sens, plus d’un point de contact avec le symbolisme féminin, qui emporta si facilement l’admiration populaire, ces dernières années.

Volontiers, je rattacherais MM. Fernand Divoire8, qui compose des diatribes puissamment lyriques, Alexandre Arnoux9, Tancrède de Visan10, Maurice de Noisay à cet idéalisme anglais du xviiie siècle qui modifia si profondément la sensibilité universelle.

Le premier, j’ai déploré l’influence persistante de la littérature anglaise en France. Mais je dois avouer que, dans les cas divers des poètes que j’ai cités, elle vient imprimer son cachet à des qualités si continentales qu’elle n’est plus même en question.

M. Alexandre Arnoux, qui a erré si mélancoliquement dans le décor automnal de son Allée des mortes, est bien un Young ; mais son enthousiasme funèbre pousse vers la vie et non au suicide.

M. Tancrède de Visan, dont la piété éclairée a fait ressortir avec un tact si raisonnable toutes les beautés dans les chefs-d’œuvre de ses maîtres illustres, a conçu son art comme un grand arbre plongeant « ses racines dans la nature pour s’élancer droit vers l’absolu ».

M. Maurice de Noisay a le même idéal. Sa fraîcheur ressemble à un printemps commençant, et sa poésie est parfois comme une extase.

M. Edmond Toucas-Massillon11 possède le sens précis et très rare de la justesse rythmique.

M. Robert Maze12 a une imagination compliquée qui déforme exquisement la réalité.

L’exotisme de M. R. Vermandois est d’une nouveauté jamais irritante. Qu’il est loin de la morgue, de l’insolence de Henry J.-M. Levey, ce pâle poète malade qui envoyait à ses amis, pendant des croisières dans les mers lointaines, d’âpres Cartes postales, dont l’ironie lyrique trahissait le mal qui sans doute l’a emporté.

R. Vermandois ne connaît point non plus les terribles et rauques accents de Robert Randau, Ézéchiel de l’Algérie, qui pousse des cris effroyables et passionnés.

Mais nous aimons avant tout, dans la poésie de R. Vermandois et de Claude-Roger Marx13, une riche mélancolie, une langueur délicate et voluptueuse.

« M. Henri Strentz14, l’auteur du Regard d’ambre, a dit Victor-Émile Michelet, a décelé une sincérité ingénue et profonde, une émotion qui se mêle tendrement aux haleines de la terre et des ciels. »

André Mary15, poète sylvestre, nous convertit à sa phytolâtrie. Avec lui, nous adorons les essences forestières qu’il divinise. Il vit dans les hautes futaies, où le vent, les feuillages et les oiseaux prononcent des oracles merveilleux.

André Mary, doux bûcheron des profondeurs de la forêt, que la ramée vous favorise !

Léo Larguier et Louis Payen16 sont liés par la communauté de leur idéal un peu sévère. La raison en est la gardienne, mais le goût la commande. Pour ce qui est de Louis Payen, son art a la noblesse d’un marbre antique, d’une statue brisée. Et, le lyrisme raisonnable de Léo Larguier nous vaut la poésie la plus tendrement virile, sans doute, de cette époque.

Georges Périn17, est-ce une flûte plaintive ? Ses accents sont ravissants ; son hésitation est émouvante, et son espoir intense concentre sur chaque objet la puissance de sa prière. Ce dévot nous présente son âme comme un miroir exquis, et nous transfigurons notre espérance en l’y mirant.

Eugène Fayolle18 vit un rêve enchanté dont les visions sont si concrètes, que la rhétorique devient ici la réalité, et réciproquement.

La face des étoiles.

L’âme de Félicien Fagus19 a subi, ces dernières années, une terrible crise. Il s’est réfugié à L’Occident, revue qui, par contraste, dégage une vague odeur d’encens oriental. Ce poète a trouvé des accents puissamment lyriques pour crier le tourment de son âme, pour célébrer l’horreur sacrée des espaces inférieurs où tourne sans trêve la fatale roue d’Ixion.

M. Louis Bourny, qui va nous dire des poèmes de MM. Léo Larguier, Louis Payen, Georges Périn, Félicien Fagus, n’est pas seulement un artiste dramatique du premier ordre, mais aussi un poète dont les mérites ressortiront lorsqu’il lui plaira de publier ses vers.

On sait que les grands poètes français d’origine étrangère ne sont pas rares. Nous avons aujourd’hui : Jean Moréas, Francis Vielé-Griffin, Stuart Merrill, Émile Verhaeren, F. T. Marinetti, Ricciotto Canudo, etc.

F. T. Marinetti20 est avant tout un poète épique. Son talent ne va pas sans quelque analogie avec celui de Robert Randau, dont j’ai déjà parlé. Mais il a moins de sauvagerie, et sa sensibilité est plus voluptueuse. Il a consacré une glorieuse revue, Poesia, à l’exaltation de l’universelle poésie.

Ricciotto Canudo21 est un poète philosophe, chez qui la méditation n’apaise point l’ardeur lyrique. Épris d’art théâtral, il a tenté de réaliser dans sa Trilogie méditerranéenne une sublime conception de la tragédie. On peut ranger Ricciotto Canudo parmi les plus enthousiastes de son époque, et son courage artistique est au-dessus de tout éloge.

Paul Fargue22, de qui nous attendons depuis longtemps un livre, passe pour avoir renoncé à la poésie. Quelle erreur ! Ce poète, dont, il y a une dizaine d’années, les vers manuscrits ou dactylographiés couraient de main en main, étaient lus avec admiration, n’a point cessé d’être un poète. Plusieurs de nos aînés, André Gide, par exemple, savent par cœur des vers de Paul Fargue. Ce jeune homme a gâté plutôt la génération qui le précédait que celle qui l’a suivi, et peu d’entre nous connaissent son œuvre. Son nom paraissant dans cet entretien est comme le signe d’une résurrection.

Les vers que l’on va entendre ont été choisis parmi ceux de l’époque où, en compagnie de Maurice Cremnitz qui a trop tôt renoncé aux lettres, il plaisait à M. Paul Fargue d’inspirer de l’admiration à ses contemporains. Mais je sais que depuis il s’est recréé une prosodie semblable à l’ancienne.

Les liens d’amitié qui m’unissent fraternellement aux poètes qui suivent m’autorisent à en parler plus longuement, et c’est avec eux que, pendant un an, je pus faire paraître Le Festin d’Ésope.

On se souvient encore quelquefois, parmi les jeunes gens, de la remarquable campagne que mena M. Henri Hertz23 dans La Critique des livres. Ce poète savait parler des poètes. Sa critique des poèmes était pénétrante, écrite avec amour. Mais, avant tout, Henri Hertz est un poète, un poète marin. Son âme, que composent sans doute les âmes de Corbière et de Laforgue, a les caprices de l’Océan qui, fluide et immense, vit partout à la fois, qui dort, qui se réveille, qui court à l’assaut des récifs, qui bondit dans les abîmes. La mer n’habite pas seulement les gouffres qui lui paraissent destinés ; elle déborde et engloutira l’une après l’autre toutes les villes. Les nuages la portent et la secouent en pluie, en grêle, en neige. Elle relie la terre au ciel.

Lorsque Henri Hertz eut fait paraître son recueil de Quelques vers, il l’envoya aux poètes célèbres, aux écrivains illustres, aux critiques orgueilleux et aux revues !

C’est l’usage.

Les revues ne parlèrent point de Quelques vers, et il ne se trouva dans Paris, dans la France tout entière qu’un seul homme, M. Paul Adam, qui prît peine d’adresser à Henri Hertz sa carte de visite, sur laquelle il avait fait écrire un banal compliment. Et cependant, il s’agissait là de poèmes d’une force et d’une puissance trop rares aujourd’hui.

On n’a pas été beaucoup plus juste envers André Salmon24. À part l’exquise nouveauté de ses accents, ce poète, tour à tour charmant et étrange, a une éloquence languide qui supportera les atteintes du temps. André Salmon connaît cette ineffable union de l’harmonie de la forme et de la propriété du langage. Son lyrisme a une jeunesse que je crois éternelle. André Salmon est un des fondateurs de Vers et prose, périodique admirable, véritable monument que Paul Fort, miraculeux lyrique, élève à la gloire de la poésie contemporaine.

La poésie de Nicolas Deniker25 est comme un lac limpide et lumineux ; c’est un miroir sans tache, ou mieux encore, de la neige, de la prière, c’est une poésie angélique. Les harpes célestes sont moins harmonieuses.

La renommée viendra bientôt prendre Max Jacob26 dans sa rue Ravignan. C’est le poète le plus simple qui soit et il paraît souvent comme le plus étrange. Cette contradiction s’expliquera aisément, lorsque j’aurai dit que le lyrisme de Max Jacob est armé d’un style délicieux, tranchant, rapide, brillamment et souvent tendrement humoristique, que quelque chose rend inaccessible à ceux qui considèrent la rhétorique et non pas la poésie. Le sens que Max Jacob a de la beauté et de la bonté ne parvient pas à le rapprocher des poètes qui cherchent l’éloquence misérable, et lui reprochent de se laisser détourner de la lucidité par de spécieuses pensées.

La gloire de John-Antoine Nau grandit chaque jour. Notre aîné par l’âge, John-Antoine Nau, est regardé comme leur maître par beaucoup de jeunes poètes qui l’admirent sans l’imiter, car c’est le propre d’une telle poésie d’être inimitable. Ces ondes poétiques ont une telle pureté, que ce serait un sacrilège que d’usurper le droit sacré de John-Antoine Nau sur son art : une poésie large, humaine, grave, charmante et comme lointaine.

Jules Romains27 possède une imagination ardente dont la faculté créatrice s’est exercée et s’exercera encore, même en dehors du domaine de la poésie. Et l’unanimisme n’est pas seulement un mot qu’il a inventé pour se singulariser. C’est réellement une discipline que s’est choisie cet esprit audacieux, et je suis bien certain d’avance qu’elle ne lui causera jamais aucune gêne.

Jean Royère a réuni par deux fois déjà autour de lui l’espoir de la littérature française.

Il nous a ouvert La Phalange, cette jeune revue qui, presque seule, défend en France la cause du lyrisme.

C’est autour de Jean Royère que se sont réunis, avec quelques-uns des maîtres aimés : MM. Henri Aimé, Jean Aubry, Edgar Baes, Jacques Balder28, Léon Tonnelier, René d’Avril, Paul Briquel, etc. Presque toute la phalange nouvelle fait partie de La Phalange que mène Jean Royère. Je veux encore citer MM. Sulger Buel, l’exquis Charles-Adolphe Cantacuzène, Maurice Canu-Tassily, Francis Carco, Th. Dan Cerkez, A. Chomel, Pierre Custot, J. de Bardy, Paul Drouot, André Du Fresnois29, Serge Evans, Jean Florence, Roger Frène — qui donne une forme classique à une production d’une inspiration très moderne — , Louis de Gonzague Frick30 — à la boutonnière toujours fleurie — , Gadon, André Kahn, Jean Lahovary, Constantin Lahovary, Georges Lévy, Louis Lormel31, Louis Mandin32 — dont les rythmes savants sont très émouvants — , Stéphane Martzokis, le pur et le subtil Francis de Miomandre, Abel Léger33, Louis Norac, Michel Puy, É. de Rougemont, Émile Sicard34 — un doux et grand poète né dans le Midi, et dont l’âme est du Nord — , Émile Solari, Touny-Lérys — qui dirige si vaillamment en province Poésie, une belle revue de décentralisation — , Sébastien Voirol, Ary-René d’Yvermont35 — qui a mis au service des poètes français une publication précieuse, Isis, où il leur fait connaître aussi le lyrisme étranger — , et Julien Ochsé36, chanteur mélodieux et nostalgique, qui récemment est venu seconder Jean Royère et dirige avec lui La Phalange.

Et ce n’est pas de la reconnaissance seulement que nous professons pour Jean Royère. L’auteur de Sœur de Narcisse nue a droit à toute notre admiration, car son ouvrage s’approche tellement de la perfection que, sur ce point avant tout, il est incomparable.

La jeune renommée de Guy Lavaud37 me dispense de louer son art pur comme une claire fontaine. La Floraison des eaux, tel est le beau titre d’un recueil qui doit chanter dans toutes les mémoires de poètes.

Aidé dans sa tâche par M. Jean Veillon et par A. Toussaint Luca38 — poète trop inconnu, trop négligé — , Guy Lavaud dirige, à Nice, La Revue des lettres et des arts, qui seconde La Phalange et défend la poésie au bord de cette Méditerranée bleue et dorée, où les eaux, le ciel et la terre étalent leurs multiples floraisons d’écume, de fleurs et d’étoiles.

Il serait injuste de ne pas dire le rôle important joué ces dernières années par une revue régionaliste paraissant dans le nord de la France : Le Beffroi.

Cette revue fut fondée à Lille, en janvier 1900, par Léon Bocquet39, et quelques-uns de ses amis. On avait voulu créer, dans ce Nord seulement industriel et commercial, un mouvement littéraire.

Autour des aînés partis pour la capitale, Le Beffroi réussit à grouper tous les talents qui tendaient à se manifester, et cela sans souci d’écoles ou de théories.

Il publia aussi les premiers livres de Théo Varlet40 — cet étonnant visionnaire, dont les poèmes ont une singulière magnificence — , d’Edmond Blanguernon, de Paul Castiaux41 — inventeur de rythmes miraculeux, qui dirige une admirable chrestomathie périodique de poésie : Les Bandeaux d’or — , de Delattre, de Léon Deubel42 — qui chante douloureusement et harmonieusement comme un séraphin blessé — , de Jules Mouquet, de Roger Allard et d’Amédée Prouvost.

C’est au Beffroi, en 1905, que le doux Charles Vildrac43 publia son livre Poèmes, où il exposait son rêve d’une abbaye de poètes.

Cette utopie se réalisa ; mais le phalanstère thélémite ne dura pas assez longtemps pour qu’on distingue l’influence que la vie en commun aurait pu exercer sur l’art de ses profès.

L’Abbaye donna l’asile à quelques poètes dont l’œuvre à peine commencée s’impose à l’attention : Georges Duhamel44, en qui ses amis placent les plus fiers espoirs, René Arcos45 le cosmogonique, qui perçoit le mouvement des sphères célestes et flotte extasié entre les nébuleuses, Alexandre Mercereau46, qui vient d’abandonner le pseudonyme d’Eshmer Valdor, sont tous parmi les meilleurs esprits d’une génération qui semble avoir un grand rôle à jouer.

C’est également à l’Abbaye qu’il faut rattacher M. Fritz Vanderpijl47, dont les plaintes naïves rappellent parfois les accents douloureux d’un Verlaine ou d’un Villon.

Mesdames, Messieurs,

J’arrive au bout du programme que je me suis tracé. Vous connaissez les poètes qu’il me reste à citer : Adolphe Lacuzon, un des plus nobles et des plus modestes poètes actuels et le chef harmonieux de l’intégralisme ; Léon Vannoz, François Porcher, Charles Grolleau48, Guy-Charles Cros49, le tendre et le délicat Fernand Fleuret, Lesieutre, Louis Thomas, Émile Henriot, Valmy-Baisse, Edmond Blanguernon, Raoul Gaubert, Gaudion, Francis Bœuf, fort et mélodieux ; Achille Richard, Henry Vernot, Auguste Brunet, Jean Metzinger50, Auguste Achaume51.

Sadia Lévy52 doit à son souci de la perfection humaniste d’être moins connu à cette heure qu’un grand nombre de grimauds. Mais son lyrisme oriental ne connaît point l’ironie désabusée, souvent si pathétique et si nouvelle, d’André Spire53. Quelle émotion nous secoue, André Spire, quand nous vous lisons. Il nous semble que vos vers si légers ont le pouvoir d’ébranler les fondements des empires et même ceux des républiques.

Le siècle n’est pas juste enfin pour W. O. Milosz54, dont l’âme ardente a quelque chose de byronien. Ce Slave n’est pas désenchanté, et nous reconnaissons en lui une puissance d’images, un lyrisme si évocateur, qu’il ne faut pas hésiter à le placer entre les premiers des nouveaux poètes.

Mesdames, Messieurs,

Je n’ai point préparé de péroraison, et vous m’excuserez de conclure brièvement. Nouveaux Amphions, nouveaux Orphées, les jeunes poètes dont je viens de vous parler forceront prochainement l’admiration, rendant sensibles à leurs accents les pierres mêmes et les animaux sauvages.

[1908-06] Les Trois Vertus plastiques (préface à « Cercle de l’art moderne : 2e exposition ») §

Cercle de l’art moderne : 2e exposition (Hôtel de ville du Havre, juin 1908) : catalogue, Le Havre, Cercle de l’art moderne, 1908, p. 000.
[Non OP]

Les vertus plastiques : la pureté, l’unité et la vérité maintiennent sous leurs pieds la nature terrassée.

En vain, on bande l’arc-en-ciel, les saisons frémissent, les foules se ruent vers la mort, la science défait et refait ce qui existe, les mondes s’éloignent à jamais de notre conception, nos images mobiles se répètent ou ressuscitent leur inconscience et les couleurs, les odeurs, les bruits qu’on mène nous étonnent, puis disparaissent de la nature.

* * *

Ce monstre de la beauté n’est pas éternel.

Nous savons que notre souffle n’a pas eu de commencement et ne cessera point, mais nous concevons avant tout la création et la fin du monde.

Cependant, trop d’artistes-peintres adorent encore les plantes, les pierres, l’onde ou les hommes.

On s’accoutume vite à l’esclavage du mystère. Et la servitude finit par créer de doux loisirs.

On laisse les ouvriers maîtriser l’univers et les jardiniers ont moins de respect pour la nature que n’en ont les artistes.

Il est temps d’être les maîtres. La bonne volonté ne garantit point la victoire.

En deçà de l’éternité dansent les mortelles formes de l’amour et le nom de la nature résume leur maudite discipline.

* * *

La flamme est le symbole de la peinture et les trois vertus plastiques flambent en rayonnant.

La flamme a la pureté qui ne souffre rien d’étranger et transforme cruellement en elle-même ce qu’elle atteint.

Elle a cette unité magique qui fait que si on la divise, chaque flammèche est semblable à la flamme unique.

Elle a enfin la vérité sublime de sa lumière que nul ne peut nier.

* * *

Les artistes-peintres vertueux de cette époque occidentale considèrent leur pureté en dépit des forces naturelles.

Elle est l’oubli après l’étude. Et pour qu’un artiste pur mourût, il faudrait que tous ceux des siècles écoulés n’eussent pas existé.

La peinture se purifie, en Occident, avec cette logique idéale que les peintres anciens ont transmise aux nouveaux comme s’ils leur donnaient la vie.

Et c’est tout.

L’un vit dans les délices, l’autre dans la douleur, les uns mangent leur héritage, d’autres deviennent riches et d’autres encore n’ont que la vie.

Et c’est tout.

On ne peut pas transporter partout avec soi le cadavre de son père. On l’abandonne en compagnie des autres morts. Et l’on s’en souvient, on le regrette, on en parle avec admiration. Et si l’on devient père, il ne faut pas s’attendre à ce qu’un de nos enfants veuille se doubler pour la vie de notre cadavre.

Mais nos pieds ne se détachent qu’en vain du sol qui contient les morts.

* * *

Considérer la pureté, c’est baptiser l’instinct, c’est humaniser l’art et diviniser la personnalité.

La racine, la tige et la fleur de lys montrent la progression de la pureté jusqu’à sa floraison symbolique

* * *

Tous les corps sont égaux devant la lumière et leurs modifications résultent de ce pouvoir lumineux qui construit à son gré.

Nous ne connaissons pas toutes les couleurs et chaque homme en invente de nouvelles.

Mais le peintre doit avant tout se donner le spectacle de sa propre divinité et les tableaux qu’il offre à l’admiration des hommes leur conféreront la gloire d’exercer aussi et momentanément leur propre divinité.

Il faut pour cela embrasser d’un coup d’œil : le passé, le présent et l’avenir.

La toile doit présenter cette unité essentielle qui seule provoque l’extase.

Alors rien de fugitif n’entraînera au hasard. Nous ne reviendrons pas brusquement en arrière. Spectateurs libres, nous n’abandonnerons point notre vie à cause de notre curiosité. Les faux sauniers des apparences ne passeront point en fraude nos Statues de sel devant l’octroi de la raison.

Nous n’errerons point dans l’avenir inconnu, qui séparé de l’éternité n’est qu’un mot destiné à tenter l’homme.

Nous ne nous épuiserons pas à saisir le présent trop fugace et qui ne peut être pour l’artiste que le masque de la mort : la mode.

* * *

Le tableau existera inéluctablement. La vision sera entière, complète et son infini, au lieu de marquer une imperfection, fera seulement ressortir le rapport d’une nouvelle créature à un nouveau créateur et rien d’autre. Sans quoi, il n’y aura point d’unité, et les rapports qu’auront les divers points de la toile avec différents génies, avec différents objets, avec différentes lumières ne montreront qu’une multiplicité de disparates sans harmonie.

Car, s’il peut y avoir un nombre infini de créatures attestant chacune leur créateur, sans qu’aucune création n’encombre l’étendue de celles qui coexistent, il est impossible de les concevoir en même temps et la mort provient de leur juxtaposition, de leur mêlée, de leur amour.

Chaque divinité crée à son image  ; ainsi des peintres. Et les photographes seuls fabriquent la reproduction de la nature.

* * *

La pureté et l’unité ne comptent pas sans la vérité qu’on ne peut comparer à la réalité puisqu’elle est la même, hors de toutes les natures qui s’efforcent de nous retenir dans l’ordre fatal où nous ne sommes que des animaux.

* * *

Avant tout, les artistes sont des hommes qui veulent devenir inhumains.

Ils cherchent péniblement les traces de l’inhumanité, traces que l’on ne rencontre nulle part dans la nature.

Elles sont la vérité et en dehors d’elles nous ne connaissons aucune réalité.

* * *

Mais on ne découvrira jamais la réalité une fois pour toutes. La vérité sera toujours nouvelle.

Autrement, elle n’est qu’un système plus misérable que la nature.

En ce cas, la déplorable vérité, plus lointaine, moins distincte, moins réelle chaque jour réduirait la peinture à l’état d’écriture plastique simplement destinée à faciliter les relations entre gens de la même race.

De nos jours, on trouverait vite la machine à reproduire de tels signes, sans entendement.

[1908-11] Georges Braque (préface à « Exposition Georges Braque ») §

Exposition Georges Braque, du 9 au 28 novembre 1908, [Paris], Galerie Kahnweiler, 1908, p. 3-6. Source : Gallica.
[OP2 110-112]

Il y a peu de temps encore, les efforts auxquels se livraient un certain nombre d’artistes pour renouveler les arts plastiques étaient en butte aux moqueries non seulement du public, mais de la critique tout entière. Aujourd’hui, les plaisanteries ont cessé  ; nul n’oserait plus tourner en ridicule ces tentatives admirables sans battre en brèche du même coup l’ordre et l’harmonie, la grâce et la mesure, ces qualités sans lesquelles il n’y a point d’art, mais une furieuse tempête de tempéraments divers, plus ou moins nobles, essayant d’exprimer fiévreusement, hâtivement, déraisonnablement leur étonnement devant la nature. À ces traits, on reconnaît l’impressionnisme. Ce nom était bien choisi  ; il s’agissait de gens réellement « impressionnés » devant le ciel, devant les arbres, devant la vie, dans la lumière. C’est l’éblouissement des oiseaux nocturnes au point du jour et c’est aussi l’affolement des hommes primitifs, des sauvages épouvantés devant l’éclat d’un astre, devant la majesté d’un élément. Ni ceux-ci, ni ceux-là, toutefois, ne se sont jamais avisés de voir dans leurs terreurs une émotion immédiatement artistique. Sentant qu’elle ressortissait avant tout aux passions religieuses, ils la cultivaient, la mesuraient, l’appliquaient, dressant ensuite leurs monuments gigantesques, déduisant le style de leurs décorations, créant par la comparaison, comme Dieu même, les images expressives de leurs conceptions. Au demeurant, l’impressionnisme n’a été qu’un instant pauvrement et seulement religieux des arts plastiques. Indépendamment de quelques maîtres magnifiquement doués, sûrs d’eux-mêmes, on vit une foule de zélateurs, de néophytes manifester par leurs tableaux qu’ils adoraient la lumière, qu’ils étaient en communication directe avec elle et le prouver en ne mélangeant point les couleurs, qu’il suffisait de répandre sur la toile pour devenir peintre, comme on devient chrétien par le baptême, sans qu’il faille pour cela le consentement du baptisé. Et c’était assez de manquer de goût pour atteindre la maîtrise. Je ne parle pas de ceux qui s’improvisaient peintres, à tout âge, sans études préalables, par esprit de lucre et parce qu’il était facile d’en imposer dans un art sur qui régnait le hasard. L’ignorance et la frénésie, voilà bien les caractéristiques de l’impressionnisme. Et, disant ignorance, j’entends un manque absolu de culture dans la plupart des cas  ; car, pour ce qui est de la science, on en mettait partout, à tort et à travers  ; on s’en réclamait  ; Épicure lui-même était à la base du système et les théories des physiciens de l’époque montraient les mérites des plus misérables improvisations.

Mais ce temps est passé. Ces absurdes essais picturaux rejoignent déjà dans les musées les chefs-d’œuvre et les mal-œuvres qu’on y entasse pêle-mêle. Il y a place maintenant pour un art plus noble, plus mesuré, mieux ordonné, plus cultivé. L’avenir dira quelle part d’influence ont eue dans cette évolution des exemples magnifiques comme celui d’un Cézanne, le labeur solitaire et acharné d’un Picasso, la rencontre inopinée d’un Matisse et d’un Derain, précédée de celle d’un Derain et d’un de Vlaminck. Le succès a déjà récompensé les Picasso, les Matisse, les Derain, les de Vlaminck, les Friesz, les Marquet, les Van Dongen. Il faudra qu’il honore également les travaux d’une Marie Laurencin et d’un Georges Braque, qu’il laisse apparaître la pureté d’un Vallotton, qu’il mette à la place qui lui est due un maître comme Odilon Redon. Et la tâche que j’assigne au temps, je ne doute pas qu’il l’accomplisse.

Voici Georges Braque. Il mène une vie admirable. Il s’efforce avec passion vers la beauté et il l’atteint, on dirait sans effort.

Ses compositions ont l’harmonie et la plénitude qu’on attendait. Ses décorations témoignent d’un goût et d’une culture assurés par son instinct.

Puisant en lui-même les éléments des motifs synthétiques qu’il représente, il est devenu un créateur.

Il ne doit plus rien à ce qui l’entoure. Son esprit a provoqué volontairement le crépuscule de la réalité et voici que s’élabore plastiquement en lui-même et hors de lui-même une renaissance universelle.

Il exprime une beauté pleine de tendresse et la nacre de ses tableaux irise notre entendement.

Un lyrisme coloré et dont les exemples sont trop rares l’emplit d’un enthousiasme harmonieux et ses instruments de musique, sainte Cécile même les fait sonner.

Dans ses vallons bourdonnent et butinent les abeilles de toutes les jeunesses et le bonheur de l’innocence languit sur ses terrasses civilisées.

Ce peintre est angélique. Plus pur que les autres hommes, il ne se préoccupe point de ce qui étant étranger à son art le ferait soudain déchoir du paradis qu’il habite.

Qu’on ne vienne point chercher ici le mysticisme des dévots, la psychologie des littérateurs, ni la logique démonstrative des savants ! Ce peintre compose ses tableaux selon son souci absolu de pleine nouveauté, de pleine vérité. Et s’il s’appuie sur des moyens humains, sur des méthodes terrestres, c’est pour assurer la réalité de son lyrisme. Ses toiles ont l’unité qui les rend nécessaires.

Pour le peintre, pour le poète, pour les artistes (c’est ce qui les différencie des autres hommes, et surtout des savants), chaque œuvre devient un univers nouveau avec ses lois particulières.

Georges Braque ne connaît point le repos, et chacun de ses tableaux est le monument d’un effort que nul avant lui n’avait encore tenté.

[1909-10] Vladislav Granzow (préface à « Exposition Vladislav Granzow ») §

Exposition Vladislav Granzow, du 25 octobre au 6 novembre 1909, Galerie E. Druet… Paris, Paris, impr. de C. Berger, 1909, p. 3-6. Source : Gallica.
[OP2 124-125]

M. Vladislav Granzow ne se présente pas comme un réformateur des arts plastiques. Il a visité les musées et se flatte d’en avoir tiré un enseignement qui a pu le mettre à l’abri du paradoxe. Il n’a aucune intention d’être moderne dans le sens étroit où l’on entend parfois ce mot.

Pendant plusieurs années, il s’est efforcé de copier, au Prado de Madrid, les Vélasquez, les Titien, les Rubens, pour pénétrer quelques-uns des secrets de la peinture classique. Il a retiré de cette fréquentation le goût de la composition qui l’a au moins préservé de certains excès du réalisme.

En prêtant trop à la facilité, le réalisme, qui subordonnait, au fond, la science et le talent à l’habileté et à la sensibilité, ne menait l’artiste qu’à l’impressionnisme.

* * *

M. Granzow apporte tout son soin à construire un tableau selon des lois qui lui paraissent traditionnelles.

Au fait, personne n’a encore démontré la vanité de cette discipline ; bien au contraire beaucoup d’artistes la tiennent pour excellente et, selon leurs moyens, recommencent à l’observer. À l’encontre de tous les caprices et du culte sans mesure de la personnalité, il se fait jour maintenant pour l’honnêteté artistique.

Qu’on entende bien cela. Il ne s’agit point de méfiance à l’égard de ce que les talents peuvent avoir de personnel ; mais il paraît bon de faire le départ entre les artistes qui, étant fondés en leur art, ont le droit de l’exercer honnêtement et les ignorants qui, n’ayant pas la puissance d’exercer ce droit, se targuent simplement de leur maladresse pour imposer des fantômes plastiques là où il faudrait seulement représenter logiquement l’expression d’une culture véritable.

* * *

M. Granzow a éprouvé en Espagne des émotions qu’il croit ses meilleures. C’est à Tolède qu’il a découvert un coloris qui lui est particulier. Ailleurs, en Grèce, dans les jardins de Sicile, il a rencontré des sites dont la pureté ne lui a point échappé, en le retenant moins toutefois que les paysages brûlés de l’Espagne.

Et ce goût, joint à celui de la sobriété classique, dénote chez le peintre des tendances qu’il s’efforce de concilier en généralisant la composition dans des tonalités où se fondent les couleurs locales. Cette façon de peindre n’est point descriptive et le sentiment décoratif prime ici.

M. Granzow paraît à l’aise chaque fois qu’il dégage sa conception de l’aspect réaliste de ses modèles. Il a l’ambition de s’élever à un style, en économisant sur les détails et en ennoblissant la structure linéaire de ses tableaux où il anime les paysages par des figures indispensables à la composition.

Pour rendre complètement ce qu’a voulu M. Granzow, on peut ajouter qu’il a dirigé ses efforts vers l’équilibre des contrastes en enveloppant les parties du tableau. Cette recherche de l’harmonie picturale tend évidemment vers la noblesse de l’expression et ne peut manquer de donner du charme à la matière.

C’est ainsi que se sont exprimés de vrais peintres.

* * *

Les œuvres de M. Granzow, tout en étant variées, présentent une unité d’effort qui donne une idée de sa personnalité. On y découvre de l’émotion, une certaine gravité et parfois de l’âpreté.

[1910-06] Benjamin Rabier (préface à « Exposition Benjamin Rabier ») §

Exposition Benjamin Rabier : aquarelles inédites, du 8 juin au 4 juillet 1910, galerie d’art Deplanche, Paris, Deplanche, 1910, p. 000.
[OP2 212 VOIR AUSSI TEXTE du résumé de la conférence paru dans “L’Éducation artistique” (OP2 1561-1562). Doc : Paris-BHVP]

Avant de connaître Benjamin Rabier, je pensais qu’il fût bossu comme Ésope et distrait comme La Fontaine. Il n’est ni l’un ni l’autre. Ces défauts, utiles à des gens de lettres, comme le furent et l’esclave de Xanthus et l’ami du surintendant Fouquet, seraient fort gênants pour un dessinateur. La sveltesse de Benjamin Rabier n’est déparée par aucune gibbosité dorsale. Ses distractions les plus vives sont d’étudier les physionomies et les gestes de tous les animaux depuis ceux que l’on appelle inférieurs, jusqu’à l’homme et l’autobus, cet animal supérieur entre tous.

Au demeurant, malgré des différences très marquées, l’artiste qui nous occupe rappelle par plus d’un trait les deux fabulistes et avant tout parce que, s’ils écrivaient des fables, lui en dessine.

On m’a affirmé — mais l’on affirme tant de choses — que Benjamin Rabier avait un chien dont il entendait merveilleusement le langage.

Cette bête d’une intelligence rare se serait donné la tâche, paraît-il, de recueillir parmi les chiens ses amis et de rapporter à son maître une foule d’histoires plus extraordinaires les unes que les autres sur les bonshommes de neige, sur Azor, sur Médor ou Briffaut, sur ma mère l’Oye, sur Jeannot Lapin et même sur Chantecler…

M’a-t-on dit la vérité  ?… Il est certain que nul mieux que Benjamin Rabier ne paraît au courant de tout ce qui se passe chez les animaux, nul n’a dessiné et ne dessine de plus amusante façon les scènes de leur vie quasi humaine…

C’est avec un vif intérêt que le public regardera cette première exposition d’aquarelles du plus spirituel de nos animaliers.

[1911-06-10] Préface au Catalogue du 8e Salon annuel du Cercle d’art « Les Indépendants » §

Catalogue du 8e Salon annuel du Cercle d’art « Les Indépendants » au Musée moderne de Bruxelles, du 10 juin au 3 juillet, 1911.
[OP2 358]

Les peintres nouveaux qui ont manifesté ensemble cette année au Salon des artistes indépendants de Paris leur idéal artistique acceptent le nom de cubistes qu’on leur a donné.

Cependant, le cubisme n’est pas un système et les différences qui caractérisent non seulement le talent, mais la manière même de ces artistes en sont une preuve manifeste.

Un trait les unit toutefois, si les peintres que l’on a appelés les fauves ont eu comme principal mérite de revenir aux principes en ce qui concerne la couleur et la composition, les cubistes pour élargir encore le domaine d’un art ainsi renouvelé ont voulu revenir aux principes pour ce qui concerne le dessin et l’inspiration. Si j’ajoutais que la plupart des cubistes ont été jadis comptés parmi les fauves, je montrerais l’étendue du chemin parcouru en peu de temps par ces jeunes artistes et la logique de leurs conceptions.

De ces deux mouvements artistiques qui se succèdent en se combinant si bien, il est sorti un art simple et noble, expressif et mesuré, ardent à la recherche de la beauté, et tout prêt à aborder ces vastes sujets que les peintres d’hier n’osaient entreprendre, les abandonnant aux barbouilleurs présomptueux, démodés et ennuyeux des Salons officiels. Je crois avoir donné en peu de mots le sens véritable du cubisme : manifestation nouvelle et très élevée de l’art, mais non point un système contraignant les talents.

D’ailleurs, on ne comprendrait pas qu’à l’heure où les savants et les penseurs abandonnent les systèmes, les artistes voulussent s’adonner à ces jeux dangereux.

[1913] Le quartier Latin (préface à J.-É. Bayard, « Le Quartier Latin hier et aujourd’hui ») §

Jean-Émile Bayard, Le Quartier Latin hier et aujourd’hui, Paris, Roman nouveau, 1913 , p. 000.
[OP2 1218-1221]

Je n’ai pas connu l’ancien, le vrai quartier Latin, et c’est vers 1903 que j’ai fait apparition dans ce qui a gardé ce nom. Et, après tout, il le mérite encore en dépit de ce que prétendent les vieillards. J’ai fréquenté aussitôt les poètes et jeunes écrivains du temps, d’abord à la Closerie des Lilas, pas dans les brasseries.

Parmi eux : Paul Fort, entiché des Scandinaves, sur lesquels sa charmante femme avait fait cette chanson :

Tous ces Finlandais
Qui se figurent qu’on va lire
Du Shakespeare
—  Mais, c’est toujours ça ! — 
Ils auront du Robert de Souza.

Il y avait : Stuart Merrill, encore gai, très good fellow ; Ferdinand Herold, Despax, Salmon, Mecislas Golberg, Jean Moréas, Alfred Jarry, Derennes, Boutet, Magre, Montfort, Gaston Danville.

Aux soirées du Soleil-d’Or, reprises par Karl Boës, j’annonçais les poètes et récitais quelques-uns de mes vers, ainsi qu’en témoigne cette chanson de Cazals, aux mêmes soirées de La Plume :

Apolli-
Naire lit
Un poème fort joli.

Aussi bien, Maurice Magre, Fagus, Nicolas Deniker, Robert Scheffer, Henri Hertz, Han Ryner, A. Mercereau qui se nommait alors Eshmer Valdor, Maurice Raynal s’y montrèrent. Quelques-uns y déclamaient. Le plus souvent la soirée se terminait par une danse échevelée à la fin de laquelle René Puaux dansait le cake-walk… Plus tard, le Vevet’ bar, où se tenait en permanence le sculpteur Manolo, nous attira et non moins le Vachette où trônait jusqu’à 7 heures de l’après-midi Jean Moréas, flanqué de Baragnon et d’Albalat. Le mardi soir nous trouvait au Philosopharium du Steinbach présidé par Maurice Maindron et où hantait Meyerson, l’Emilius des poèmes de Moréas.

C’est au sortir du Steinbach que j’assistai, une nuit, à la destruction du bar de la rue R qui fut opérée par quelques jeunes poètes à la grande joie de son propriétaire, couvert par l’assurance. D’ailleurs, peu de jours après cet événement, notre « vautour » ouvrit une académie de billard à la Taverne X.

C’est au quartier Latin qu’avec André Salmon j’ai fondé Le Festin d’Ésope, 244, rue Saint-Jacques. Nous y reçûmes un jour le directeur du Journal de Salonique qui dut, comme tout le monde, traverser le toit et entrer par la fenêtre. De retour chez lui, il écrivit un article où il compara avec acrimonie notre réception avec le banquet de je ne sais quel banquet socialiste, dont le luxe lui avait tourné la tête.

Je me souviens des restaurants grecs, turcs, chinois (rue Royer-Collard), de certaines pensions ecclésiastiques. Combien je garde bonne mémoire aussi des dîners chez Cazals, dont la femme, Mme Henri, me réservait le même menu qu’à Verlaine : des haricots rouges cuits dans le vin.

Au coin de la rue Monsieur-le-Prince et du boulevard Saint-Michel, nous allions parfois avec Moréas manger des escargots. Il prononça une fois que l’escargot est à nous comme la rose aux fleurs. Je le suivis également 1, rue de la Sorbonne, dans un petit restaurant italien où, invariablement, il demandait, de sa voix tonitruante, des anchois de Castellamare !

Avec lui et Paul Fort, nous prenions l’apéritif au Gambrinus, près du Luxembourg.

Chez un collectionneur de ses amis où il déjeunait, Moréas fit enlever un portrait d’homme dont le regard, qui le fixait avec persistance, l’empêchait de manger…

Les grisettes ? — Des femmes plutôt que nous nous partageâmes ! J’ai souvenance d’une bouquetière à laquelle Moréas achetait quelquefois une rose, une fille superbe d’ailleurs, aujourd’hui à la tête d’une importante maison de fleurs naturelles. Maîtresse de son frère après avoir été celle des autres, elle s’est mise finalement et… fraternellement en ménage !

Il y avait aussi une concierge fort avenante, dont le mari se donnait pour rédacteur au Gaulois. Elle se prodigua physiquement de tous côtés, la chère créature : elle vit, je crois, maintenant, avec un musicien espagnol… La nuit, nous nous réunissions de temps à autre au jardin des Plantes où demeurait un de nos amis, le fils du conservateur. C’est là que nous conduisîmes certain soir une pauvre fille, nièce du directeur d’une revue de la Rive gauche. On la fit rechercher et, tout à coup, la police fit irruption dans le jardin, tandis que les otaries poussaient des cris épouvantables…

La demoiselle — coupable seulement d’inconséquence — n’en fut pourtant pas moins mise dans une maison de correction…

Vint la fondation de Vers et prose, rue Boissonnade. Une dame nommée « Mme Gustave-Kahn », n’ayant aucun lien de parenté avec le poète, fit la correspondance. La famille s’appelait Kalm ; elle avait attendu en vain un fils qu’elle voulait nommer Gustave. Une fille étant venue au monde, on la nomma Mme Gustave… Kahn !

Vers et prose organisa les mardis à la Closerie des Lilas, soirées inoubliables auxquelles la Rive gauche ainsi que le Montmartre artistique, musical et littéraire ne manquèrent pas d’assister. À l’une des dernières, Saint-Pol-Roux, élu « prince de la fève », se crut déjà « prince des poètes ». Mais, il en fut décidé autrement, en dépit d’un champagne préventivement offert par le candidat.

C’était le temps où Maurice Magre discutant rimes prétendait que parfeigne (parfum) pouvait rimer avec faim ; c’était le temps où F. T. Marinetti était des nôtres, un bon garçon chauve, enthousiaste mais trop sobre…

Le quartier Latin m’accapara moins ces dernières années, pourtant je fus volontiers client de çà et de là, d’une boulangerie-bar où l’on dansait, rue de l’Hirondelle, et de Bullier, en compagnie de Tudesq, de Dalize, de Derennes.

En somme, le pays Latin n’est pas mort. Il a changé. On y boit moins, on s’y intoxique davantage. Tenez… on m’a cité le cas d’un brave bouquiniste auvergnat du Quartier dont le mescal, la drogue des Indiens de l’Orénoque, est la boisson préférée… Le mescal, peu connu à Paris, fort heureusement, mais à qui tant de dames austères et les célibataires puritains de New York doivent leurs extases… et leurs cuvées, les plus « fashionables »…

[1913-06-29 Manifestes du mouvement futuriste] L’Antitradition futuriste §

Manifestes du mouvement futuriste, nº 14, Milan, Direction du Mouvement futuriste, 29 juin 1913. Source : Gallica.
[OP2 937-939]

L’ANTITRADITION FUTURISTE

Manifeste=synthèse

ABAS  LEP ominir  À liminé  SS korsusu

otalo  EIS cramir  ME nigme

ce  moteur  à  toutes  tendances  impressionnisme  fauvisme  cubisme  expressionnisme  pathétisme  dramatisme  orphisme  paroxysme  DYNAMISME  PLASTIQUE  MOTS EN LIBERTÉ  INVENTION DE MOTS

DESTRUCTION

Suppression de la douleur poétique
SUPPRESSION DE L ’HISTOIRE des exotismes snobs INFINITIF
de la copie en art
des syntaxes déjà condamnées par l’usage dans toutes les langues
de l’adjectif
Pas de la ponctuation
de l’harmonie typographique
de des temps et personnes des verbes
de l’orchestre
regrets de la forme théâtrale
du sublime artiste
du vers et de la strophe
des maisons
de la critique et de la satire
de l’intrigue dans les récits
de l’ennui

CONSTRUCTION

1 Techniques sans cesse renouvelées ou rythmes

LÀ PURETÉ Littérature pure Mots en liberté Invention de mots LÀ VARIÉTÉ
Plastique pure (5 sens)
Continuité Création invention prophétie
simultanéité Description onomatop éique
en opposition Musique totale et Art des bruits
au Mimique universelle et Art des lumières
particularisme Machinisme Tour Eiffel Brooklyn et gratte-ciels
et à la Polyglottisme
division Civilisation pure
Nomadisme épique exploratorisme urbain Art des voyages et des promenades
Antigrâce
Frémissements directs à grands spectacles libres cirques music-halls etc.

 

2 Intuition vitesse ubiquité

Livre ou vie captivée ou phonocinematographie ou Imagination sans fils
Trémolisme continu ou onomatopées plus inventées qu’imitées
Danse travail ou chorégraphie pure
Coups Langage véloce caractéristique impressionnant chanté sifflé mimé dansé marché couru
et Droit des gens et guerre continuelle
Féminisme intégral ou différenciation innombrable des sexes
Humanité et appel à l’outr’homme
blessures Matière ou trascendentalisme physique
Analogies et calembours tremplin lyrique et seule science des langues calicot Calicut Calcutta tafia Sophia le Sophi suffisant Uffizi officier officiel ô ficelles Aficionado Dona-Sol Donatello Donateur donne à tort torpilleur

 

ou ou ou flûte crapaud naissance des perles apremine

 

 

MER……….DE………

aux

Critiques Essaystes Les frères siamois
Pédagogues Nèo et post D’Annunzio et Rostand
Professeurs Bayreuth Florence Dante Shakespeare Tolstoï Goethe
Musées Montmartre et Munich Dilettantismes merdoyants
Quattroeentistes
Dixseptièmesièclistes Lexiques
Ruines Bongoûtismes Eschyle et théâtre d’Orange
Patines Orientalismes
Historiens Dandysmes Inde Égypte Fiesole et la théosophie
Venise Versailles Pompeï Bruges Oxford Nuremberg TolèdeBénarès etc. Spiritualistes ou réalistes (sans sentiment de la réalité et de l’esprit)

Scientisme

Défenseurs de paysages Académismes Montaigne Wagner Beethoven Edgard Poe Walt Whitman et Baudelaire
Philologues

R O S E

aux

Marinetti Picasso Boccioni Apollinaire Paul Fort Mercereau Max Jacob Carrà Delaunay Henri-Matisse Braque Depaquit Séverine Severini Derain Russolo Archipenko Pratella Balla F. Divoire N. Beauduin T. Varlet Buzzi Palazzeschi Maquaire Papini Soffici Folgore Govoni Montfort R. Fry Cavacchioli D’Alba Altomare Tridon Metzinger Gleizes Jastrebzoff Royère Canudo Salmon Castiaux Laurencin Aurel Âgero Léger Valentine de Saint-Point Delmarle Kandinsky Strawinsky Herbin A. Billy G. Sauvebois Picabia Marcel Duchamp B. Cendrars Jouve H. M. Barzun G. Polti Mac Orlan F. Fleuret Jaudon Mandin R. Dalize M. Brésil F. Carco Rubiner Bétuda Manzella-Frontini A. Mazza T. Derême Giannattasio Tavolato De Gonzagues-Friek C. Larronde etc.

 

PARIS, le 29 Juin 1913, jour
du Grand Prix, à 65 mètres
au-dessus du Boul. S.-Germain

GUILLAUME APOLLINAIRE.

(202, Boulevard Saint-Germain - Paris)

DIRECTION DU MOUVEMENT FUTURISTE

Corso Venezia, 61 - MILAN

[1914-03 Alexander Archipenko] Alexandre Archipenko (préface à « Alexander Archipenko ») §

Catalogue Alexander Archipenko, Berlin, Verl. Der Sturm, 1914, 19 p.
[OP2 656-660]

En sculpture, Archipenko recherche, avant tout, la pureté des formes. Il veut trouver les plus abstraites, les plus symboliques, les plus nouvelles et pouvoir les modifier à sa guise.

On perçoit dans son art une adaptation totale à la tradition. Cela peut échapper à des esprits superficiels mais paraît évident à ceux qui décident de la rechercher.

La nouveauté du tempérament d’Archipenko ne semble pas, à première vue, refléter une influence quelconque de l’art des siècles précédents. Mais il en a tiré tout ce qu’il pouvait ; il se rend compte qu’il est capable de les dépasser audacieusement.

La stupidité et l’ignorance diront toujours que le tango et la danse de l’ours sont moins esthétiques que les danses traditionnelles, alors même qu’ils renferment toute la tradition à laquelle ils s’opposent.

Archipenko a été nourri du meilleur de la tradition. Et le charme de ses œuvres tient à l’ordre intérieur qui apparaît sans qu’il le recherche ; celui-ci constitue l’ossature de ses statues étranges, d’une élégance de formes tout à fait nouvelle et exquise.

Si l’on veut réduire son art à une formule concrète, je voudrais le voir représenté par une reine magnifiquement tatouée venue des îles Marquises ; sa peau est blanchie par la baie pappa, presque comme celle d’une Européenne ; cette reine danse le bullier-cancan devant l’autel de la déesse marine Atoüa ; elle a dû l’apprendre avec un matelot français ou un forçat échappé de la Nouvelle-Calédonie.

On sent dans le caractère sacré de l’art d’Archipenko l’influence religieuse qui a joué sur son tempérament. Des images pieuses et naïves étaient sans doute un émerveillement pour ses yeux d’enfant qui les transfiguraient et les grandissaient. Je ne serais pas étonné s’il avait construit dans son enfance de petits autels de boîtes de savon et de papier en dentelle bleue et s’il avait mis là-dessus une figurine en plâtre doré de la Sainte Vierge ou l’image byzantine d’un saint et tout autour de petites bougies sur des lumignons argentés.

Comme chez tous les mystiques, ses sens s’éveillèrent de bonne heure. Est-ce que déjà s’opère à cette époque une union des deux mouvements qu’on peut appeler père et mère de son œuvre ?

Il comprenait la nécessité d’appartenir avant tout à son temps et d’intégrer la vie contemporaine dans son art.

On remarque dans son œuvre qu’il a été très tôt attiré par la nudité sacrée de l’art oriental-mythologique. Il fut nourri de sculpture grecque. Mais c’est la sculpture égyptienne, plus pure et plus mystique, qui lui révéla la plastique et le style et qui eut sur lui la plus forte influence.

Un papyrus de hiéroglyphes de Teutamoin le séduisait à cause de sa représentation érotico-symbolique du ciel et de la terre. Les stylites des prétresses, les dieux à peine vêtus de peaux de léopard, les statues des athlophores de Bérénice-Évergète et les canéphores d’Arsinoé Philadelphie ou d’Arsinoé Philopator, les danseurs religieux représentés sur les tombeaux de Thèbes ou de Beni-Hassan fertilisaient son imagination. Des visions éphémères le mettaient en transes.

Il avait été ébloui par les traits barbares des idoles de tribus africaines représentées sur les bas-reliefs du spéos de Beit-Qualli et les gestes étranges des nègres prisonniers de guerre sur le grand spéos d’Ipsamboul l’avaient passionné.

Il poursuivit ses recherches et étudia l’art chinois. Le Çakva-Mouni du musée de l’India-House lui révéla la superficialité de l’art grec.

Les représentations de la naissance de Bouddha, du jardin de bambou de Kiä-Lan-Hio et le cycle de la métamorphose avaient excité son âme pieuse. C’est maintenant qu’il comprenait sa vocation et qu’il commençait à sculpter tendrement des formes humaines. Il étudia intelligemment les procédés des maîtres modernes dont le tempérament lui semblait le plus proche du sien. Il fut influencé par la sensualité florentine et Vinci, Botticelli et Jean de Bologne lui révélèrent peu à peu les secrets de l’art. De même, Jean Goujon exerça sur lui une grande influence tout comme la sensualité française du xviiie siècle, avec Falconet et Clodion. Il apprit de ces maîtres la pratique de son métier sans, pour autant, devenir leur esclave. Toutefois, ses productions artistiques lui paraissaient vides. Les subtilités de ces maîtres ne plaisaient guère à son tempérament sauvage. Selon le mot du philosophe, il sentait qu’il fallait mêler un petit grain de folie à cette sagesse ! Il n’y voyait que dextérité manuelle et sensualité superficielle. Son sens de la beauté ne trouvait dans cet art qu’une représentation de désirs sexuels, quelque chose de mondain et de bourgeois, qui révoltait son âme. Il n’y voyait pas l’esprit.

Le besoin de croire avec toute son âme sensuelle l’émouvait autant que la nécessité de manifester ce besoin à l’extérieur. Depuis longtemps, son esprit, insatisfait, était rebuté par les tendances extrémistes des différentes écoles. Leur souci constant de morale le révoltait même comme un crime. Il avait certains désirs et éprouvait quelques inquiétudes ; il découvrait d’autres notions qui l’ébranlaient. La religion ne les lui expliquait pas, la science était muette. Maintenant, son âme curieuse et insatisfaite l’entraînait vers les plus profondes de ces idées superstitieuses qu’il trouvait riches et consolantes. L’élément de base de sa création artistique se révélait, il produisait des œuvres méprisées mais généreuses, passionnées, maladroites et pourtant parfaites. Là, dominait la superstition.

* * *

Les Atoüas de l’îlienne Nouka, les Zémes des Caraïbes, les idoles délicates mais tout de même repoussantes des nègres africains, les fétiches de l’arbre et de la maison, la multitude des dieux enfin qui reflétaient symboliquement les phénomènes de la nature attiraient son imagination nostalgique et intense. Il vécut au pied des autels de pierre, des statues des dieux et des sculptures de fétiches qui leur sont dédiées en offrandes : les dieux de la guerre et du semen avec des organes génitaux énormes, un visage féminin délicat offert par un amoureux malheureux au dieu de l’amour, une danseuse antique aux yeux creusés, surprise dans une pose sensuelle, les seins pointus et lourds, et de nombreuses autres divinités.

En examinant ces sculptures antiques, qui sont plus jeunes que nous-mêmes, Archipenko fut illumine.

En suivant seulement la conception artistique de leurs créateurs, il eut l’inspiration de ce que l’artiste peut apprendre au contact de cet art.

Il ne se contentait pas de voir dans la sculpture un art de reproduction ou de suggestion. Il créait des images votives, expression de ses idées les plus profondes, qu’il offrait à ses désirs en n’écoutant que son âme pudique, merveilleusement infantile. Il ne travaillait plus uniquement pour le plaisir des yeux, mais pour son esprit superstitieux entraîné aux abstractions formelles.

Il composait des fétiches qui le protégeaient dans les moments douloureux et d’autres qui évoquaient des souvenirs. Il sculptait des souvenirs inspirés par certaines visions ou certains gestes. Il donnait libre cours à sa fantaisie fécondée par l’orientalisme, mais en se souvenant toujours de l’enseignement de ses maîtres européens qui l’empêchaient de tomber dans l’arbitraire et qui le retenaient par des connaissances bien assimilées et une dextérité jamais outrée.

L’art du jeune Russe Archipenko, qui travaille à Paris, dévoilera des perspectives nouvelles.

J’ai été témoin de ses débuts artistiques. On trouvait déjà dans ses œuvres d’alors ce changement brusque mais doux qu’on pourrait appeler « changement de vitesse ».

Archipenko construit la réalité et son art se rapproche de plus en plus de la sculpture pure.

Archipenko possède les dons nécessaires pour réaliser une synthèse plastique.

Les seuls artistes qui vont dans ce sens sont nos jeunes peintres. La voie est libre pour une sculpture intérieure où tous les éléments de la beauté seront fondus comme la sensibilité, c’est-à-dire l’œil, les perçoit. Les constructions audacieuses d’Archipenko ne font qu’annoncer mais avec fermeté les immenses richesses de cet art.

Les rayonnements colorés se répandent sur ces formes devenues humaines et les pénètrent. Les voussures, les formes complémentaires, les différenciations des plans, les concavités et les convexités illimitées, tout cela donne une construction vivante, la vérité sculpturale.

Pensons à sa Salomé, qui se baigne, languissante, dans la lumière aveuglante, à ses Deux corps ambigus, son Silence, ses Danses rouges, où la vie se perd quelque peu, sans mourir dans les détails.

Sauf dans quelques œuvres très mouvementées et troublantes, la sculpture n’a été jusqu’à présent qu’une mélodie. Les œuvres d’Archipenko sont une harmonie, les premiers accords.

(Traduit de l’allemand.)

[1914-07] Fragonard et l’Amérique §

Fragonard and the United States, Paris, l’Union, 1914, 21 p.
[OP2 55-64]

I.
« Fragonards » d’exportation §

Depuis quelques années déjà une nouvelle branche de la curiosité a vu s’ouvrir devant elle l’Amérique collectionneuse.

Les peintres de Barbizon, qui avaient tout d’abord retenu l’attention des connaisseurs du Nouveau Monde, puis les maîtres hollandais, pour aimables qu’ils fussent, n’emportaient pas avec eux une mode générale, un goût complet comprenant l’ameublement et les bibelots.

L’art du xviiie siècle français franchit l’Atlantique et ce fut aussitôt une révélation pour les nouveaux riches de Manhattan. La plus jeune aristocratie du monde et la plus opulente trouvait enfin un style propre à la dispenser des difficultés qu’il y a d’appareiller les peintures d’un style avec les meubles d’un autre. C’était un art complet, répondant à tous les besoins de l’esthétique et de la commodité. Les œuvres d’art : peintures, dessins, gravures, meubles et bibelots, étaient chères, elles furent bientôt hors de prix ; on les paya ce qu’il fallait, c’est-à-dire leur pesant d’or ; au demeurant, elles valaient plus encore.

Comme l’Amérique est loin, qu’il est souvent difficile de reconnaître les pièces douteuses, il arriva que l’Amérique acheta des pièces qui, en Europe, étaient fort discutées.

Un maître comme Fragonard, dont les œuvres atteignent les plus hauts prix, n’échappa point au sort commun des maîtres du xviiie siècle, sort qui, comme on le sait, atteint aussi les maîtres modernes comme Corot.

Cet état de choses est déplorable, il fausse le goût des véritables amateurs et banalise les œuvres d’art en multipliant inutilement les copies plus ou moins truquées.

On sait, d’ailleurs, que beaucoup de ces trucages et les meilleurs furent exécutés au xviiie siècle. Fragonard aussi bien que Boucher, que Lancret et surtout que Watteau avaient des pasticheurs dont les ouvrages se vendaient comme des originaux.

Et aujourd’hui encore, malgré la patience et la subtilité de la critique scientifique, malgré les travaux minutieux et péremptoires des érudits, beaucoup de ces pastiches se vendent toujours comme ils se vendaient au xviiie siècle : pour des originaux.

II.
« La Bonne Mère » §

Ces réflexions m’étaient venues en lisant dans une grande revue américaine : The Lotus Magazine, un article du numéro de mars 1914, consacré à Fragonard et coïncidant avec une exposition de peintures et de dessins de ce grand artiste. Exposition qui venait de s’ouvrir à New York.

La première des huit reproductions des tableaux de Fragonard, de cette exposition, qui serve d’illustration au Lotus Magazine, se trouve être comme par hasard La Bonne Mère, le tableau si discuté de la collection de Mrs. R. Bertron (de New York) et qui provient de la collection Spitzer.

Il est vrai que le catalogue de l’exposition ne signale point les doutes qui sont venus à plusieurs personnes éclairées au sujet de ce tableau.

Toutefois, les éditeurs du catalogue, qui sont en même temps les propriétaires des galeries où a lieu l’exposition, se sont mis à couvert par une note habilement dissimulée à la fin du catalogue et dans laquelle ils déclarent que55 : « malgré les instructions aussi sévères que minutieuses données par eux au rédacteur du catalogue, ils ne peuvent, bien entendu, garantir l’exactitude de tous les faits et affirmations contenus dans leurs publications ».

Comme on le voit, les organisateurs ne garantissent aucun des tableaux exposés. Il faut ajouter que certains d’entre eux, venant de la collection Walferdin, se garantissent bien tout seuls.

Les éditeurs de The Lotus Magazine auraient bien dû être aussi circonspects que les éditeurs du catalogue. Ils reproduisent tout bonnement le tableau de la collection Bertron en indiquant simplement : « by Jean-Honoré Fragonard », alors que cette attribution est loin d’être prouvée.

* * *

En effet, le tableau La Bonne Mère, qui avait été acheté par M. Bertron, pour la somme, dit-on, de sept cent cinquante mille francs, n’est pas seulement discuté, mais encore très discutable.

Tout le monde sait, et il serait bien étonnant que les rédacteurs de The Lotus Magazine ne le sussent pas, que M. Alvin-Beaumont a publié, en juillet 1913, une brochure56 qui prouvait que le tableau acheté par M. Bertron n’était point l’original de La Bonne Mère, peint par Fragonard, original qui appartiendrait à M. Arthur Veil-Picard.

* * *

Résumons l’argumentation de M. Alvin-Beaumont ; elle est claire jusqu’à l’évidence.

La Bonne Mère, de Fragonard, fut gravée par Nicolas Delaunay, graveur du roi, avant 1789, puisque Basan, dans son Dictionnaire des graveurs, la mentionne parmi les meilleures œuvres de Delaunay. L’estampe de Delaunay porte les indications suivantes :

Peinte par Fragonard, peintre du roi — gravée par N. Delaunay, graveur du roi. — Dédiée à M. Ménage de Pressigny, fermier-général, par son très humble et très obéissant serviteur N. Delaunay — tirée du cabinet de M. Ménage de Pressigny.

Ces renseignements, confirmés dans l’ouvrage du baron Portalis : H. Fragonard, sa vie et son œuvre, sont indiscutables. Le tableau, qui a fait partie du cabinet de M. Ménage de Pressigny et qui a été gravé par Nicolas Delaunay, n’a pas quitté la France, il appartient à M. Arthur Veil-Picard, qui le tenait de M. de Charrette, qui le tenait lui-même de M. le baron d’Aubigny.

Quant au tableau qui a été exposé à New York et qui a été reproduit dans The Lotus Magazine, avec le nom du possesseur, Mrs. R. Bertron (de New York) et l’indication qu’il provient de la collection Spitzer, si l’on en croit M. Alvin-Beaumont, et il n’y a pas moyen de ne pas le croire, ce tableau n’est pas celui qui a été gravé par Nicolas Delaunay, c’est-à-dire qu’il n’est pas l’original de La Bonne Mère, puisque cet original a été gravé par Nicolas Delaunay.

Il n’est pas non plus la réplique de La Bonne Mère, qui d’après Portalis aurait été dédiée à la patrie et qui se serait trouvée à la vente Goman, en 1792.

Ce dernier tableau, d’après les indications du baron Portalis, serait un tableau en largeur ayant 28 pouces de haut sur 33 de large, c’est-à-dire 75 × 89 centimètres et ne pourrait en aucun cas être celui qui, exposé à New York, a été reproduit dans The Lotus Magazine, celui-ci étant un tableau ovale en hauteur et mesurant 64 centimètres sur 54 centimètres.

Tout cela revient à dire que le tableau reproduit dans The Lotus Magazine n’est ni celui de M. Ménage de Pressigny, gravé par Delaunay, ni sa réplique signalée à la vente Goman.

Le tableau acheté par M. Bertron présente bien des différences avec la gravure de Delaunay, tandis que celle-ci concorde parfaitement avec celui de M. Veil-Picard.

Nous n’irons pas jusqu’à reproduire ici toutes les différences du tableau de Mrs. Bertron avec la gravure de Delaunay. Elles sautent aux yeux. Il suffit de dire que les branches fleuries qui dans la gravure de Delaunay comme dans le tableau de M. Veil-Picard ornent le berceau, sont absentes du tableau de New York. D’ailleurs, la bonne mère a beaucoup plus de grâce et est beaucoup plus expressive dans la gravure de Delaunay que dans le tableau acquis par Mrs. Bertron.

Voilà ce que nous a appris M. Alvin-Beaumont, dans sa remarquable brochure.

* * *

Il convient d’ajouter à cette argumentation si patiente et si convaincante que M. Arthur Veil-Picard tenait La Bonne Mère de M. de Charrette, qui la tenait de M. le baron d’Aubigny qui lui-même l’avait héritée de M. Ménage de Pressigny. C’était donc un héritage direct. Et personne ne pourrait douter aujourd’hui que l’original de La Bonne Mère se trouve non en Amérique, mais chez M. Arthur Veil-Picard.

* * *

La démonstration cependant si claire de M. Alvin-Beaumont ne laissa point de susciter la discussion.

C’est ainsi que mon éminent confrère, M. Thiébault-Sisson crut découvrir que la gravure de Delaunay avait été faite d’après un dessin qui se trouve aujourd’hui dans la possession de M. David Weill ; il en tirait comme conclusion que le tableau acquis par M. Bertron serait La Bonne Mère de Fragonard.

Je suis certain que M. Thiébault-Sisson n’eût pas émis cette opinion s’il lui avait été donné d’avoir sous les yeux l’estampe de Delaunay, qui porte comme première mention : « peint par Fragonard, peintre du roi » ; il ne s’agit d’un dessin, fût-il gouaché.

En outre, et c’est la meilleure réponse au savant M. Thiébault-Sisson, on a quelques fortes raisons de croire aujourd’hui que le dessin gouaché de M. David Weill serait une copie faite d’après la gravure. D’ailleurs, ce dessin avant d’être acquis par M. David Weill avait été offert à M. Veil-Picard, qui après de sérieuses expertises ne voulut point l’acquérir, le considérant comme moderne.

* * *

Je crois que de la part des rédacteurs de The Lotus Magazine, une indication de ces choses s’imposait, puisqu’elles peuvent modifier l’attribution de La Bonne Mère qu’ils reproduisent, et au lieu d’en faire l’original de Fragonard, la changer par exemple en une copie de l’époque ce qui n’est pas du tout la même chose.

Mais sans doute ont-ils été induits en erreur par le catalogue de l’exposition, qui dans le paragraphe relatif à La Bonne Mère, l’indique comme l’exemplaire gravé par Delaunay. Le catalogue a beau jeu au demeurant de donner toutes sortes de renseignements, car il ne garantit aucun tableau. The Lotus Magazine, au contraire, a assumé vis-à-vis de l’opinion américaine un rôle d’informateur qu’il paraît prendre un peu à la légère.

III.
« L’Amour » et « La Folie » §

Parmi les tableaux reproduits avec tant de simplicité par The Lotus Magazine, on trouve les deux pendants, L’Amour et La Folie. Le catalogue d’exposition dit qu’ils proviennent des ventes du marquis de Veri, en 1785, de diverses autres ventes, et finalement de celle de Tabourier en 1898.

Sans répéter tous ces renseignements, The Lotus Magazine reproduit cependant les toiles.

Or, j’ai sous les yeux des reproductions de la collection Tabourier, gravées en sanguine par le procédé Hector Brame. Elles servent d’illustration dans le catalogue de la vente Tabourier, qui eut lieu le 20 juin 1898.

Ce ne sont point les tableaux reproduits dans le Lotus et qui sont dans la possession de Mrs. John W. Simpson.

C’est ainsi que L’Amour vainqueur, de la vente Tabourier, contient deux colombes qui ne se trouvent pas dans le tableau de New York ; il y a encore de très grandes différences dans les buissons, dans les nuages, etc. Pour ce qui est de L’Amour folie, ces différences sont aussi marquées sinon aussi nombreuses ; c’est ainsi que dans le tableau de la vente Tabourier il y a une écharpe et des nuages qui ne sont pas dans le tableau acquis par Mrs. John W. Simpson, où les pigeons et les grelots perdus par l’Amour sont disposés tout autrement que dans le tableau qui figurait à la vente Tabourier.

IV.
« Le Moissonneur », « Le Jardinier », « La Bergère », « La Vendangeuse » et… « La Cage » §

Il n’est pas besoin d’insister après ces quelques notes sur la légèreté des rédacteurs de The Lotus Magazine. Ils ont reproduit sans les contrôler les assertions les plus discutables d’un catalogue dont les éditeurs eux-mêmes n’avaient pas voulu garantir les affirmations.

Cependant, nous aurions voulu savoir la pensée entière de la rédaction de The Lotus Magazine sur les quatre panneaux décoratifs intitulés Le Moissonneur, Le Jardinier, La Bergère, La Vendangeuse, décrits fort élogieusement dans le catalogue qui pourtant ne dit rien de leur histoire et ne signale pas qu’ils ont passé à la vente Kraemer du 5 mai 1913.

* * *

Ils figurent dans le catalogue Kraemer sous les numéros 23, 33, 34 et 35 et de nouveau dans le catalogue de l’exposition de New York de 1914 sous les numéros 22, 23, 24 et 25. On n’indique à leur propos aucune provenance, ni aucun possesseur actuel. Il aurait suffi cependant aux rédacteurs de The Lotus Magazine de copier la notice dubitative du catalogue de la vente Kraemer qui a sans doute échappé aux éditeurs du catalogue de l’exposition de New York. Ceux-ci auraient pu rendre ainsi un signalé service aux amateurs transatlantiques qui, eux, n’ont jamais eu connaissance du catalogue Kraemer.

* * *

Celui-ci est bien nettement, si j’ose dire, dubitatif, et l’on sent que son rédacteur a voulu citer un passage du baron Portalis pour se donner du cœur, on sent bien, dis-je, que le rédacteur n’a pas eu le courage d’affirmer que ces panneaux sont de Fragonard.

Voici d’ailleurs la notice du catalogue Kraemer :

« Nous empruntons les désignations de ces quatre tableaux à un charmant opuscule que le baron Roger Portalis leur a consacré et nous devons encore en extraire ces quelques lignes qui résument l’opinion de l’éminent auteur de l’Œuvre de Fragonard :

« “Dans le goût de François Boucher par le ton général et les sujets. Bergère, Jardinier, Vendangeuse et Moissonneur, c’est Honoré Fragonard par la finesse, la subtilité de la touche, surtout dans les adorables figures de femmes et d’enfants. On dirait de Boucher trop occupé, envoyant Fragonard peindre à sa place, et c’est peut-être là qu’est la réalité. Pas de vieillesse, pas d’hiver, pas de teinte sombre, rien que la lumière jouant sur les têtes blondes des jeunes gens aux costumes roses et bleus dans rayon de soleil.”

« S’il est permis de croire que Fragonard a peint ces quatre tableaux sous l’influence de son maître Boucher, s’il est permis de croire que Boucher y travailla lui-même, et si l’on peut hésiter entre deux maîtres aussi rares, nous pouvons sans oser nous prononcer d’une façon absolue sur cette attribution, considérer sans aucun doute ces quatre admirables panneaux comme quatre chefs-d’œuvre de l’art décoratif français du xviiie siècle. »

S’il est donc permis de croire que ces panneaux sont à la fois de Boucher et de Fragonard, il est sans doute également permis de croire qu’ils ne sont ni de l’un ni de l’autre, c’est pourquoi les rédacteurs du catalogue de New York ont préféré ne pas reproduire la notice du catalogue Kraemer, dont le rédacteur avait peut-être bien ses raisons pour ne pas être plus affirmatif touchant une authenticité très discutable.

* * *

On se demande d’ailleurs à la suite de quel hasard les quatre tableaux de la vente Kraemer sont ici devenus cinq. D’où vient un cinquième panneau : La Cage ? Et pourquoi ce cinquième panneau n’a-t-il pas figuré à la vente en question ?

La préface du catalogue de l’exposition de New York nous apprend qu’il a été trouvé après coup ; on tiendrait à savoir dans quelles circonstances.

* * *

L’histoire des quatre panneaux est remarquablement instructive.

Ils avaient été vendus pour une somme que l’on dit être de 750 000 francs à une dame habitant le nord de la France. Après expertise concluante, voyant que les quatre panneaux n’étaient décidément pas de Fragonard, cette dame, en amateur éclairé, les rendit et ils lui furent repris pour la somme qu’elle en avait donnée.

J’ai d’ailleurs eu la curiosité de demander à cette dame de me confirmer ces détails et elle l’a fait avec beaucoup de bonne grâce par la lettre suivante où je n’ai supprimé que les noms et les indications d’adresse.

Ce 7 juin 1914.

Monsieur,

En réponse à votre lettre du 10 mai, Mme M*** a l’honneur de vous dire que les quatre tableaux ont été expertisés comme n’étant pas de Fragonard.

Veuillez agréer. Monsieur, l’assurance de ma considération distinguée.

Pour Mme M***.

(Ici suit la signature d’un secrétaire rédacteur de la lettre.)

Cette expertise fit sans doute du bruit à l’époque. Nous aurions aimé interviewer l’expert, mais toutes les personnes que nous avons interrogées se sont montrées d’une discrétion désespérante.

* * *

Après la lecture de la lettre suggestive reproduite ci-dessus, on est tenté de louer furieusement la rédaction de The Lotus Magazine de ne pas être tombée dans ces quatre panneaux décoratifs et l’on peut regretter que l’Amérique donne ainsi asile à des tableaux défraîchis qui ne feraient guère honneur à l’un des plus charmants génies artistiques de la France, cet Honoré Fragonard qui, s’il pouvait visiter les collections d’outre-Atlantique, serait peut-être marri de s’y voir attribuer des œuvres de second ordre auxquelles il n’a jamais mis la main.

[1916-10] André Derain (préface à « Album-catalogue de l’exposition André Derain ») §

Album-catalogue de l’exposition André Derain : Ouverte du 15 au 21 octobre 1916 à la Galerie Paul Guillaume, Paris, Galerie Paul Guillaume, 1916.
[OP2 859-861]

C’est aux esthéticiens et aux peintres allemands que nous devons l’académisme, ce faux classicisme, contre lequel lutte l’art véritable depuis Winckelmann dont on ne dira jamais assez la néfaste influence. C’est l’honneur de l’école française d’avoir toujours réagi contre elle, et les audaces des peintres français durant tout le xixe siècle sont avant tout des efforts pour retrouver la tradition authentique de l’art.

S’il est difficile de caractériser l’art de la jeune école française, on peut dire toutefois qu’elle n’a pas tendu à autre chose qu’à se plier audacieusement aux disciplines du grand art.

L’avenir dira dans quelle mesure on a réussi. Mais quoi qu’on dise, des efforts aussi sincères, aussi désintéressés, aussi hardis ne peuvent avoir été vains chaque fois qu’ils ont été servis par le talent et le savoir.

Le cas d’André Derain, qui conduit sur le front un tracteur d’artillerie lourde et que l’on considère comme l’un des peintres les plus remarquables de la jeune école française, est tout entier dans les lignes qui précèdent.

* * *

Il y a des ouvrages d’André Derain dans de nombreux musées étrangers. Il n’y en a dans aucun musée français. Il ne s’agit cependant pas là d’un inconnu.

La truculence de ses essais décoratifs que l’on vit dans les expositions d’il y a dix ans a modifié profondément avec l’esthétique d’un grand nombre de peintres, celle aussi de la rue, de l’enseigne, de l’affiche, du journal illustré en couleurs, de la gravure sur bois, de la faïence, du mobilier, de la mode même. Cette influence se fait encore sentir dans l’imagerie, l’affiche et la mode. Ailleurs, elle a cédé devant ce faux bon goût de mascarade, cette fausse élégance d’accessoires de théâtre qui venait en droite ligne de Vienne, de Munich et de Berlin.

Derain a passionnément étudié les maîtres. Les copies qu’il en a faites montrent le souci qu’il a eu de les connaître. En même temps, par une audace sans égale, il passait par-dessus tout ce que l’art contemporain comptait de plus audacieux pour retrouver avec la simplicité et la fraîcheur les principes de l’art et les disciplines qui en découlent.

Après les truculences juvéniles, Derain s’est tourné vers la sobriété et la mesure. De ces efforts sont sortis des ouvrages dont la grandeur confine parfois au caractère religieux et où quelques-uns ont voulu voir, je ne sais pourquoi, des traces d’archaïsme.

L’art de Derain est maintenant empreint de cette grandeur expressive que l’on pourrait dire antique. Elle lui vient des maîtres et aussi des anciennes écoles françaises, particulièrement celle d’Avignon, mais l’archaïsme de commande est entièrement banni de son œuvre. Dans les lettres, l’art classique d’un Racine qui devait tant aux Anciens ne porte pas non plus trace d’archaïsme.

Dans les ouvrages d’André Derain que l’on expose aujourd’hui on reconnaîtra donc un tempérament audacieux et discipliné. Et toute une partie récente de son œuvre garde la trace toujours émouvante des efforts qu’il a fallu pour concilier ces deux tendances. Il est près d’atteindre son but qui est une harmonie pleine de béatitudes réaliste et sublime.

C’est en encourageant l’audace et en tempérant la témérité que l’on réalise l’ordre. Mais il faut pour cela beaucoup de désintéressement.

André Derain est cet artiste parfaitement désintéressé. La voie qu’il a tracée a été aussitôt suivie par un grand nombre de peintres, ce qui ne signifie nullement que quelques-uns d’entre eux ne s’égareront point. Cependant, qu’ils prennent jusqu’au bout exemple sur lui et stimulent leur propre audace, car c’est l’audace même qui est la vraie mesure de la discipline.

* * *

Il faut louer aussi les organisateurs de cette exposition. L’activité artistique de la nation durant la guerre est un excellent signe.

Depuis longtemps le grand art n’a plus en Allemagne d’adepte qui compte. Et la guerre n’a pas été là-bas pour l’art un stimulant. Cette impuissance artistique de l’Allemagne contemporaine est un fait qu’on ne peut passer sous silence. On ne cite pas non plus l’activité artistique des hordes d’Attila.

[1916-10] Merveilleuse floraison de l’art français (préface à « Den franske utstilling i Kunstnerforbundet ») §

Den franske utstilling i Kunstnerforbundet, nov.-dec. 1916, Kristiania, M. Johansen, 1916.
[OP2 863-864]

Aucune époque ne peut se comparer à la nôtre. Et ceux qui ne s’en rendent pas compte n’entendent rien à leur temps. Ils ont des yeux qui ne voient pas quelle neuve perfection, quelle audacieuse beauté, quelle jeunesse délicate et forte  !

Comme fit la Grèce dans l’Antiquité, la France propose aujourd’hui à l’univers charmé des modèles qui nourriront les méditations sublimes de longs siècles et exigeront l’imitation investigatrice de milliers d’artistes de toutes nations.

Aucun pays n’est mieux préparé, semble-t-il, à communier avec l’art français que la Norvège, dont le puissant génie a rénové l’art dramatique, à la fin du siècle dernier.

Dans aucun pays, d’autre part, on ne connaît mieux qu’en Norvège notre nouvelle école plastique.

Riche depuis longtemps de peintures françaises du xixe siècle, Delacroix, Daumier et les impressionnistes, le Musée national norvégien expose déjà les œuvres des maîtres dont se réclame la jeune école : Cézanne, Gauguin, Van Gogh, Picasso, et les collections privées s’honorent de posséder des ouvrages de Seurat, Matisse, Derain, Friesz, Dufy, R. de La Fresnaye, etc..

Parodiant un vers fameux de Voltaire, je vous dirai volontiers, ô pays coloré du Nord :

« C’est de France aujourd’hui que vous vient la lumière. »

Elle joue admirablement dans les ouvrages que les organisateurs de cette exposition proposent à votre admiration passionnée. Ces organisateurs ce sont des artistes, et non seulement des jeunes, qui sont venus à Paris et connaissent bien l’art français.

Le premier résultat de leur initiative sera de créer un pont entre les artistes français et les artistes norvégiens, car jusqu’à présent les ouvrages des peintres français n’arrivaient en Norvège qu’en passant par les intermédiaires. Il y a là de la part des artistes norvégiens un témoignage d’amitié, dont on ne saurait trop les remercier.

Ils ont choisi l’époque douloureuse et glorieuse de la guerre pour vous montrer que, même dans la tourmente, sans s’être mis le moins du monde au-dessus de la mêlée, les artistes de France n’ont pas manqué au pacifique et sublime devoir que leur impose la haute civilisation française.

Cet art moderne, qui a résisté victorieusement à tant d’assauts, est bien celui qui domine aujourd’hui dans l’univers et on ne peut lui en opposer un autre.

Intelligente et ouverte, la France continue, même pendant la guerre, cette mission civilisatrice que la Grèce et Rome lui ont transmise tout naturellement comme à la nation la plus ingénieuse, la plus sensée, la plus mesurée.

Voici donc l’art de la jeune France au génie tempéré, libre et fier.

C’est une clarté qui illumine le monde, mais sans l’aveugler, car cette lumière est si douce que l’on peut à son aise en scruter la profondeur.

[1917] Préface à Élise Aubry, « L’Albanie et la France » §

Élise Aubry, L’Albanie et la France, s. l., s. n., 1917, p. 000.
[OP3 601-602]

Les Albanais sont actuellement les plus purs peut-être des Indo-Européens.

Le « nationalisme » des Albanais ne saurait être suspect pas plus que leur « nationalité » et Lord Hobhouse qui avait accompagné en Albanie Lord Byron écrivait au commencement du xixe siècle, à propos des populations dont était formé l’Empire ottoman : « Les Albanais seuls ont le sentiment de la nationalité, tous les autres peuples de l’empire ne connaissent d’autre groupement que celui de la religion. »

La nationalité hellène autant que la nationalité bulgare apparaissent à tous ceux qui sont au courant, comme de véritables spaspositi, pour employer un italianisme qui faisait déjà la joie de Saint-Simon.

La solution de la question d’Orient serait peut-être dans la création d’un royaume albanais véritable au lieu d’un fantôme d’Albanie menacée par un royaume d’Albanais déguisés en Grecs.

Une seule Albanie moderne au lieu de l’anachronisme grec réglerait la question de Constantinople par exemple, dont le nationalisme albanais (le seul que les Hellènes devraient connaître) n’aurait pas à s’inquiéter.

Mlle Aubry connaît bien cette question de l’Albanie qui, malgré l’intérêt qu’elle présente, passionne cependant beaucoup plus d’Anglais que de Français.

Il s’agit avant tout d’une race loyale, digne d’être protégée, et qui regarde avec anxiété du côté de cette France dont elle sait et admire le désintéressement.

Mlle Aubry a parfaitement indiqué cette grande tolérance religieuse qui est un trait distinctif et fort heureux du caractère albanais (on le retrouve, paraît-il, au Japon) et que s’il pouvait devenir le signe distinctif de la France, la face du monde en serait changée, bien mieux encore que, s’il eût été plus court, le nez de Cléopâtre.

Mlle Aubry note bien le caractère national de l’Albanie, dont le génie domine le monde ottoman. Elle explique pourquoi l’Albanais n’a pas pour le Turc un éloignement complet.

Le capitaine Aubrey-Herbert, membre du Parlement, fils de l’ancien vice-roi d’Irlande, Lord Carnavon, qui a eu la bonne fortune de connaître successivement tous les fronts de guerre, me disait qu’à Kut, les Turcs faisaient une guerre extrêmement humaine et il m’a cité, avec un enthousiasme qu’il faut souligner, quelques traits de leur esprit chevaleresque.

La question albanaise paraît, aux grands diplomates qui règlent les destinées du monde, fort petite au regard des questions formidables qui s’imposent à l’attention de l’univers bouleversé.

Les grands diplomates se trompent peut-être.

Peut-être, tout étonnés, iront-ils un jour à Junine ou à Croye, l’antique capitale de Scanderbeg, poser, d’une main incertaine, les fondations d’une Europe nouvelle.

[1917] Baudelaire (chapitre de E. Raynaud, « Le Cinquantenaire de Charles Baudelaire ») §

Ernest Raynaud (dir.), Le Cinquantenaire de Charles Baudelaire ; en frontispice « Statuette de Christophe » ayant inspiré à Baudelaire la « Danse Macabre », Paris, Maison du livre, 1917, p. 56-58. Source : Internet Archive.
[Non OP]

« … On peut mettre Baudelaire au rang non seulement des grands poètes français, mais des plus grands poètes universels. Il peut toujours nous apprendre qu’une attitude élégante n’est pas du tout incompatible avec une grande franchise d’expression.

Les Fleurs du Mal sont à cet égard un document de premier ordre.

La liberté qui règne dans ce recueil ne l’a pas empêché de dominer, sans conteste, la poésie universelle de la fin du xixe siècle...

De cette œuvre, nous avons rejeté le côté moral qui nous faisait du tort, en nous forçant d’envisager la vie et les choses avec un certain dilettantisme pessimiste dont nous ne sommes plus les dupes.

Baudelaire regardait la vie avec une passion dégoûtée qui visait à transformer arbres, fleurs, femmes, l’univers tout entier et l’art même en quelque chose de pernicieux.

C’était là sa marotte et non la saine réalité.

Toutefois, il ne faut point cesser d’admirer le courage qu’eut Baudelaire de ne point voiler les contours de la vie.

Aujourd’hui, ce courage serait le même.

Les préjugés vis-à-vis de l’art n’ont cessé de grandir et ceux qui osent s’exprimer avec autant de liberté que le fit Baudelaire dans les Fleurs du Mal, trouvent contre eux, sinon l’autorité judiciaire, du moins la désapprobation de leurs pairs et l’hypocrisie du public.

Le retour vers l’esclavage, que l’on décore de nos jours du nom de liberté, a déjà eu pour premier résultat, en ce qui touche les lettres (particulièrement en horreur à l’état de choses qui se décide) de supprimer l’élite indépendante et par conséquent toute critique digne de ce nom, et le peu qu’il en reste n’oserait pas parler aujourd’hui des Fleurs du Mal.

S’il ne participe plus guère à cet esprit moderne qui procède de lui, Baudelaire nous sert d’exemple pour revendiquer une liberté qu’on accorde de plus en plus aux philosophes, aux savants, aux artistes de tous les arts, pour la restreindre de plus en plus, en ce qui concerne les lettres et la vie sociale.

L’usage social de la liberté littéraire deviendra de plus en plus rare et précieux.

Les grandes démocraties de l’avenir seront peu libérales pour les lyriques, il est bon de planter très haut des poètes-drapeaux comme Baudelaire.

On pourra les agiter de temps en temps afin d’ameuter le petit nombre des esclaves encore frémissants.

Guillaume Apollinaire.

Sous ses dehors de croquemitaine futuriste dont l’insolence indispose l’opinion vulgaire, Guillaume Apollinaire dissimule une âme ingénue et sentimentale qu’apprécient ceux qui ne se laissent point duper par les apparences. C’est un cœur triste, au fond, désabusé d’avoir fait trop tôt le tour des choses, et qui cherche à s’étourdir avec l’ivresse des mots et la turbulence des images. Il a suivi l’école de Rabelais. Il ne mâche pas le mot cru à l’occasion et il habille les vérités de paradoxes (quand elles sont désagréables), pour les mieux pousser dans le monde. Ainsi, les fous jadis avaient seuls licence de faire la leçon aux rois. Avec son masque de bouffon, Apollinaire est en possession de faire la leçon à l’Hypocrisie, à l’Ignorance et à la Sottise, ces Majestés toujours régnantes. C’est encore, bien qu’il s’en défende, un écrivain de tradition. Je n’en veux pour preuve que son dernier livre le Poète Assassiné qui s’apparente aux conteurs du xviiie siècle. Guillaume Apollinaire a réédité à l’Édition nombre d’anciens livres curieux. Il est l’auteur d’un volume de vers Alcools déjà paru et d’un autre à paraître : Calligrammes.

[1917-05 Parade (présentation de « Les Ballets russes à Paris »] §

Théâtre du Chatelet, mai 1917. Les Ballets russes à Paris. Représentations exceptionnelles avec le gracieux concours des artistes de M. Serge de Diaghilew, Paris, de Brunhoff, 1917.
[OP2 865-867]

Les définitions de Parade fleurissent de toutes parts comme les branches de lilas en ce printemps tardif…

C’est un poème scénique que le musicien novateur Erik Satie a transposé en une musique étonnamment expressive, si nette et si simple que l’on y reconnaîtra l’esprit merveilleusement lucide de la France même.

Le peintre cubiste Picasso et le plus audacieux des chorégraphes, Léonide Massine, l’ont réalisé en consommant pour la première fois cette alliance de la peinture et de la danse, de la plastique et de la mimique qui est le signe de l’avènement d’un art plus complet.

Qu’on ne crie pas au paradoxe  ! Les Anciens, dans la vie desquels la musique tenait une si grande place, ont absolument ignoré l’harmonie qui est presque toute la musique moderne.

De cette alliance nouvelle, car jusqu’ici les décors et les costumes, d’une part, la chorégraphie, d’autre part, n’avaient entre eux qu’un lien factice, il est résulté, dans Parade, une sorte de surréalisme où je vois le point de départ d’une série de manifestations de cet esprit nouveau, qui, trouvant aujourd’hui l’occasion de se montrer, ne manquera pas de séduire l’élite et se promet de modifier de fond en comble les arts et les mœurs dans l’allégresse universelle, car le bon sens veut qu’ils soient au moins à la hauteur des progrès scientifiques et industriels.

Rompant avec la tradition chère à ceux que, naguère en Russie, on appelait bizarrement les « balletomanes », Massine s’est gardé de tomber dans la pantomime. Il a réalisé cette chose entièrement nouvelle, merveilleusement séduisante, d’une vérité si lyrique, si humaine, si joyeuse qu’elle serait bien capable d’illuminer, s’il en valait la peine, l’effroyable soleil noir de la Melancholia de Durer et que Jean Cocteau appelle un ballet réaliste. Les décors et les costumes cubistes de Picasso témoignent du réalisme de son art.

Ce réalisme, ou ce cubisme, comme on voudra, est ce qui a le plus profondément agité les arts durant les dix dernières années.

Les décors et les costumes de Parade montrent clairement sa préoccupation de tirer d’un objet tout ce qu’il peut donner d’émotion esthétique. Bien souvent, on a cherché à ramener la peinture à ses stricts éléments. Il n’y a guère que de la peinture chez la plupart des Hollandais, chez Chardin, chez les impressionnistes.

Picasso va bien plus loin qu’eux tous. On le verra dans Parade, avec un étonnement qui deviendra vite de l’admiration. Il s’agit avant tout de traduire la réalité. Toutefois, le motif n’est plus reproduit mais seulement représenté et plutôt que représenté il voudrait être suggéré par une sorte d’analyse-synthèse embrassant tous ses éléments visibles et quelque chose de plus, si possible, une schématisation intégrale qui chercherait à concilier les contradictions en renonçant parfois délibérément à rendre l’aspect immédiat de l’objet. Massine s’est plié d’une façon surprenante à la discipline picassienne. Il s’est identifié avec elle et l’art s’est enrichi d’inventions adorables comme les pas réalistes du cheval de Parade dont un danseur forme les pieds de devant et un autre danseur les pieds de derrière.

Les constructions fantastiques qui figurent ces personnages gigantesques et inattendus : Les Managers, loin d’être un obstacle à la fantaisie de Massine lui ont donné, si on peut dire, plus de désinvolture.

En somme, Parade renversera les idées de pas mal de spectateurs. Ils seront surpris certes, mais de la plus agréable façon et, charmés, ils apprendront à connaître toute la grâce des mouvements modernes dont ils ne s’étaient jamais doutés.

Un magnifique Chinois de music-hall donnera l’essor à leur libre fantaisie, et tournant la manivelle d’une auto imaginaire, la Jeune Fille américaine exprimera la magie de leur vie quotidienne, dont l’acrobate en maillot blanc et bleu célèbre les rites muets avec une agilité exquise et surprenante.

[1918-01 Catalogue des œuvres de Matisse et de Picasso] Henri Matisse. — Picasso (préface à « Catalogue des œuvres de Matisse et de Picasso ») §

Catalogue des œuvres de Matisse et de Picasso, exposées Galerie Paul Guillaume Paris. Du 23 janvier au 15 février 1918, Paris, s. n., 1918.
[OP2 874-875]

Henri Matisse §

Tout tableau, tout dessin d’Henri Matisse possède une vertu qu’on ne peut toujours définir, mais qui est une force véritable. Et c’est la force de l’artiste de ne point la contrarier, de la laisser agir.

Si l’on devait comparer l’œuvre d’Henri Matisse à quelque chose, il faudrait choisir l’orange. Comme elle, l’œuvre d’Henri Matisse est un fruit de lumière éclatante.

Avec une entière bonne foi et un pur souci de se connaître et de se réaliser, ce peintre n’a cessé de suivre son instinct. Il lui laisse le soin de choisir entre les émotions, de juger et de limiter la fantaisie et celui de scruter profondément, la lumière, rien que la lumière.

À vue d’œil, son art s’est dépouillé et malgré sa simplicité toujours plus grande il n’a pas manqué de devenir plus somptueux.

Ce n’est pas l’habileté qui rend ainsi cet art plus simple et l’œuvre plus lisible. Mais, la beauté de la lumière se confondant chaque jour davantage avec la vertu de l’instinct auquel l’artiste se fie entièrement, tout ce qui contrariait cette union disparaît comme il arrive aux souvenirs de se fondre dans les brouillards du passé.

Picasso §

Picasso est l’hoir de tous les grands artistes et, soudain éveillé à la vie, il s’engage dans une direction que l’on n’a pas encore prise.

Il change de direction, revient sur ses pas, repart d’un pas plus ferme, grandissant sans cesse, se fortifiant au contact de la nature inconnue ou par l’épreuve de la comparaison avec ses pairs du passé.

Dans chaque art, il y a un lyrisme. Picasso est souvent un peintre lyrique. Il offre encore à la méditation mille prétextes qu’animent la vie et la pensée et que colore avec netteté une lumière intérieure au fond de laquelle gît pourtant un gouffre de mystérieuses ténèbres.

Ici, le talent se multiplie par la volonté et par la patience. Les expériences aboutissent toutes à dégager l’art de ses entraves.

Ne serait-ce pas le plus grand effort esthétique que l’on connaisse ? Il a grandement étendu le domaine de l’art et dans les directions les plus inattendues, là même où s’agite la surprise comme un lapin d’ouate qui bat le tambour au milieu du chemin.

Et les proportions de cet art deviennent de plus en plus majestueuses sans qu’il perde rien de sa grâce.

Vous pensez à une belle perle.

Cléopâtre, ne la jetez pas dans du vinaigre !