Antoine Albalat

1924

Souvenirs de la vie littéraire. Nouvelle édition augmentée d’une préface-réponse

2014
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Ont participé à cette édition électronique : Frédéric Glorieux (2013, édition TEI) et Vincent Jolivet (2013, édition TEI).

Préface-réponse §

Jamais on a tant publié de Souvenirs et de Mémoires. Les livres d’histoire rivalisent de succès avec le roman. Le public est de plus en plus curieux de détails et d’anecdotes. L’anecdote et le fait dominent le monde. S’il y a une philosophie de l’histoire, ’c’est parce qu’il existe des faits qui permettent de la dégager. Aucune conclusion n’est possible que fondée sur les faits. « Rassemblons des faits pour nous donner des idées », disait Buffon.‌

Mérimée déclarait dans sa Chronique de Charles IX qu’« il n’aimait dans l’histoire que les anecdotes et, parmi les anecdotes, qu’il préférait, celle où il imaginait trouver une peinture vraie des mœurs et des caractères, à une époque donnée. »‌

« L’anecdote qui est un fait, disait Remy de Gourmont, a un intérêt à quoi ne peut prétendre le jugement du meilleur professeur1. »

La gloire de Stendhal est précisément d’avoir créé de la psychologie vivante uniquement par l’anecdote et le menu fait. « Notez-moi sur un cahier, disait-il, tous les actes de votre journée et je vous dirai votre caractère. » C’est par le petit fait qu’il a peint la bataille de Waterloo et les amours de Clélia Conti. Après lui,Tolstoï a magistralement exploité ce genre de psychologie minutieuse et agissante. Le procédé de Stendhal est, d’ailleurs, tout entier dans la Marianne de Marivaux, son livre préféré, qu’il conseillait toujours de relire.‌

Sainte-Beuve a bien vu le précieux secours que l’utilisation du détail biographique pouvait apporter à l’étude des hommes et des œuvres. C’est par l’anecdote, bien plus que par l’analyse, qu’on dessine les caractères. La vraie psychologie réside dans les traits qui dévoilent l’âme humaine, Quel mot terriblement révélateur d’énergie que celui de Villiers de L’Isle-Adam, au moment d’entrer en agonie et disant à sa femme : « Ça va être très dur. Tiens-toi bien. » Ballanche arrive chez Mme Récamier avec une chaussure neuve qui ne sent pas bon. Mme Récamier en ayant fait la remarque, Ballanche quitte ses souliers dans l’antichambre, et les invités le trouvent au salon en chaussettes. Le trait suffit. Nous connaissons Ballanche. La jeune femme de M. de Custine, prisonnier pendant la Teneur, pénètre avec un ami dans la prison et propose à son mari de le faire évader, en laissant à sa place la femme du geôlier, qui accepte le marché et risque sa tête pour de l’argent. « Il a refusé », dit l’ami au duc de La Trémouille, qui attendait en bas, déguisé en charretier. Et La Trémouille répond simplement : « J’en étais sûr. » Quelle page peindrait plus fortement l’âme d’une race et d’une époque ? Les détails de précocité artistique que nous offre la jeunesse de Mozart ne sont-ils pas aussi souverainement significatifs ? Quand, après avoir entendu Lamartine lire en se rengorgeant ses Méditations chez Mme Récamier, Chateaubriand murmure dédaigneusement : « Quel grand dadais ! » le mot ne résume-t-il pas Chateaubriand tout entier ? Quand nous voyons, heure par heure, dans Mme de Boigne, Talleyrand préparer sa mort, de façon à éviter la confession, tout en signant sa rétractation et en mourant dans la foi catholique, quel examen psychologique nous dévoilerait plus effroyablement l’âme du vieux diplomate ?‌

L’anecdote est le fondement de l’histoire. Mœurs, portraits, événements, récits, depuis les intrigues les plus hautes jusqu’aux plus minimes personnages, l’anecdote vivifie tout, illumine tout. Voyez la portée de l’anecdote dans Saint-Simon, dans Mme de Sévigné, dans la vie et l’entourage de Napoléon à Saint-Hélène. La biographie de Corneille peut-elle se séparer de sa production ? Les rivalités de Molière avec la troupe de Montfleury ne font-elles pas partie de l’histoire de l’art dramatique ?‌

Dans certains cas, l’anecdote peut singulièrement aider la critique littéraire et l’empêcher de commettre une erreur. Ainsi on s’est demandé pourquoi Voltaire avait introduit une amourette inutile dans son Œdipe. On pourrait croire qu’il a manqué de goût. On se tromperait. Une anecdote nous apprend que ce sont les comédiens qui, pour rendre plus attrayante une tragédie sans amour, forcèrent Voltaire à ajouter ce romanesque épisode2.‌

Sans doute, on abuse de l’anecdote, on bavarde, on rabâche… Mais les messieurs à idées générales n’abusent-ils pas, eux aussi ? Philosophie de l’histoire, Évolution des littératures, Sociologies transcendantes, Métaphysique, Synthèses, que de volumes indigestes ! Quelle lourdeur et quel ennui !‌

Nos ancêtres connaissaient bien le prix du menu fait. Les titres seuls des recueils d’anas rempliraient des volumes. Il en existe à peu près sur chaque auteur un peu en vue.‌

Les esthéticiens auront beau dire, l’anecdote sera toujours à la mode et gardera toujours son prix. C’est avec les petites pierres qu’on bâtit les grands monuments. Qui dit anecdotes dit documents, renseignements, sources, érudition, et c’est avec cela qu’on a écrit et qu’on écrira toujours l’histoire littéraire, et même toute espèce d’histoire.‌

Comment les livres de Mémoires et de Souvenirs n’enchanteraient-ils pas l’imagination des hommes ? On cherche à se tromper, on a un peu l’illusion de se survivre, quand on évoque ce qui a disparu, les choses dont on a été le témoin. L’éloignement idéalise les moindres événements. La face du monde se renouvelle avec une vitesse vertigineuse. On meurt avant d’avoir eu le temps de se reconnaître. Pour mon compte, il me semble que j’ai rêvé, quand je me dis qu’il y a déjà trente ans que j’ai rencontré Heredia et plus de vingt ans que j’ai fréquenté Moréas.‌

La grande guerre de 1914 a encore reculé la distance qui nous sépare de ces réalités lointaines. Les mœurs littéraires ont changé. Les débutants ne voient plus s’ouvrir aujourd’hui devant eux des salons comme ceux d’Alphonse Daudet, Coppée ou Heredia. Il n’y a plus de figures comme l’auteur des Trophées, qui fut non seulement l’ami de ceux qui l’ont connu, mais le type même du Maître antique, tenant école de poésie, à la façon des philosophes d’Athènes. La Bohême, telle que l’a vécue Moréas, est presque aussi loin de nous que celle de Villiers de L’Isle-Adam ou Murger. Ce genre d’existence n’est plus qu’un mythe, et il y a longtemps qu’on ne fait plus des repas à dix-huit sous chez le marchand de vins. Les conditions où s’élaborait la production littéraire, à l’époque du Pèlerin passionné, n’avaient rien de commun avec l’effronterie pécuniaire des publications actuelles. Ce sont ces contrastes d’existence, de milieu, d’activité intellectuelle qui donnent aux évocations du passé ce charme disparu, cette couleur d’autrefois que recherchent les lecteurs d’aujourd’hui.‌

Rien de plus facile que d’écrire des souvenirs, pour peu qu’on ait fréquenté quelques personnes intéressantes. Il s’agit d’avoir de la mémoire ou de prendre des notes. Il est très rare qu’on songe à prendre des notes. Pour ma part, je n’en ai jamais pris une seule. On accorde, en général, très peu d’intérêt aux choses que l’on vit sur le moment. On ne prévoit pas que l’on regrettera un jour d’être obligé de demander à la mémoire ce qu’on a eu le tort de ne pas fixer par écrit.

Le système de notations, tel que le pratiquaient les Goncourt, a de graves inconvénients. Le fait et le mot perdent vite leur importance ; des déplacements de perspectives sont à craindre ; bien des détails paraissent plus tard disproportionnés ou insignifiants.

La notation sur place offre encore un autre écueil : c’est le danger de trop parler de soi, en voulant parler des autres, et de se rendre déplaisant par l’abus du moi, éternellement haïssable. Un mémorialiste ne gagne la sympathie des lecteurs que s’il donne réellement la sensation que c’est des autres et non de lui qu’il s’occupe.

Enfin le pire défaut d’un livre de souvenirs, c’est « l’éreintement ». On tombe dans le pamphlet, quand on veut critiquer les autres ; il est toujours plus facile de railler que de louer, et la satire est plus amusante que l’éloge. La médisance et le scandale ne sont pas cependant des moyens de succès infaillibles, On se lasse de tout, même de la malice et de l’esprit. La plupart du temps, le pamphlet ne survit pas à l’actualité.‌

C’est le cas de Viel-Castel. Le vieux diplomate rancuneux a mis dans ses fameux Mémoires tant de fiel et de calomnies, que la vente de ces gros volumes est interdite en France et qu’on ne peut guère utiliser les curieux renseignements qu’ils contiennent. La tentation de tout dire est si forte, que l’on compromet quelquefois, même sans méchanceté, même sans le vouloir, des familles très respectables ; et qu’on est obligé, par exemple, d’attendre la mort de certaines personnes, pour avoir le droit de publier des compilations menaçantes, comme cela est arrivé pour le Journal des Goncourt. Voilà le danger des Mémoires : ils permettent de s’embusquer derrière une tombe, pour dire du mal des vivants.‌

Le premier devoir de celui qui écrit des Souvenirs est donc non seulement, comme nous le disions, de disparaître autant que possible de son œuvre, mais de ne rien exagérer et de ne rien embellir.‌

On ne saurait mettre trop de prudence dans les choses que l’on raconte et dans la façon dont on les raconte. La véracité la plus scrupuleuse doit être la première qualité du narrateur d’anecdotes. Je me suis toujours efforcé, pour ma part, de dire ce qui est vrai et de ne dire que ce qui est vrai, persuadé que, même quand on dit ce qui est vrai et qu’on raconte les faits les plus irréfutables, la mauvaise foi trouve encore le moyen de contredire et de chicaner. Quelqu’un m’a reproché d’avoir mis dans la bouche de Mariéton des calembours qui n’étaient pas de lui. C’est très Vrai et je le savais. Non seulement Mariéton inventait des calembours, mais il ne se gênait pas pour s’approprier ceux des autres. Voulant peintre Mariéton tel qu’il était, j’ai répété simplement ce qu’il disait.

Ce qui s’est passé pour Moréas prouve une mauvaise foi encore plus criante chez les ennemis qu’on se fait en racontant la simple vérité.

Je n’ai pas parlé une seule fois de la vie privée de Moréas ; je me suis borné à raconter des anecdotes de café qui montraient son caractère et sa tournure d’esprit. On m’a traité de blasphémateur et on m’a couvert de malédictions3.

J’ai eu le tort d’ajouter que Moréas, « simple dilettante de lecture et de travail, n’aimait ni l’érudition ni l’histoire » ; qu’il « n’avait pas l’esprit philosophique » ; qu’il « était étranger à toute préoccupation philosophique et morale. » M. Paul Souday ne m’a pas pardonné ces irrévérences et m’a classé pour ce fait parmi les « ennemis de Moréas. »

« M. Ernest Raynaud, dit-il, s’émeut de propos prêtés par M. Albalat à Heredia, qui aurait déclaré: « Moréas, cela n’existe pas. » Heredia n’est plus là pour confirmer ou démentir. Au fond, peu importe. Les poètes ont parfois de ces partis pris. Qu’eût dit M. Raynaud du stupéfiant article de la Revue des Deux Mondes, paru après le sien, où M. Albalat revient à la charge et dénigre systématiquement Moréas, sous prétexte de souvenirs sur sa vie de café ? M. Albalat, lui, est un critique. Il n’a pas d’excuse, Mais il a des devanciers4. »‌

Or je n’ai dit nulle part qu’Heredia avait déclaré que « Moréas n’existait pas. » J’ai seulement dit qu’Heredia, qui était un latiniste et un lettré, répétait souvent, comme une simple constatation, cette phrase textuelle : « Moréas est un charmant garçon. Je l’aime beaucoup. Il a fait quelques beaux vers. J’ai rarement vu un cerveau aussi nul. Il ne sait absolument rien et n’a guère lu que les poètes du XVIe siècle. » Cette phrase, Heredia l’a dite et répétée à qui voulait l’entendre. M. Souday me connaît trop pour oser croire que je l’invente. Il se contente d’insinuer : «  Heredia n’est plus là pour confirmer ou démentir » et il conclut en disant que j’ai voulu « dénigrer systématiquement Moréas ».

J’ai eu beau ajouter que Moréas a fut une âme haute et un esprit très noble… qu’il avait de la poésie une conception merveilleuse » ; j’ai eu beau signaler son « talent, sa personnalité, ses surprises de style, ses sensations originales » ; j’ai eu beau affirmer que « son œuvre ne périra pas ; que c’est par là « qu’il sera toujours vivent parmi nous ; que sa vie intellectuelle fut « un exemple de désintéressement et de noblesse » ; et « qu’il eut beaucoup d’amis et méritait d’en avoir ; et que je n’en connaissais pas qui ne soit resté fidèle à son souvenir… » Rien n’y a fait, tout cela ne compte pas. J’ai « dénigré systématiquement Moréas. »

Enfin, M. Souday et ses amis me reprochent de n’avoir absolument « rien compris à Moréas », de n’avoir compris ni sa pensée, ni son âme, et, avec la courtoisie qui caractérise ces nouveaux classiques, l’un d’eux déclare que je suis tout simplement un « outrecuidant » un « imbécile » et un « âne ».

Ainsi j’ai parlé presque tous les jours pendant vingt ans avec Moréas et, au bout de ces vingt années de conversations, je n’ai compris ni ce qu’il pensait, ni ce qu’il disait, ni ce qu’il faisait ! « Il ne suffit pas, dit sévèrement M. Souday, d’avoir dégusté avec lui beaucoup d’apéritifs et de demi-tasses pour connaître le cœur d’un poète5. » Mon Dieu, oui, cela ne signifie pas grand chose que de prendre des apéritifs ; mais avec Moréas prendre des apéritifs, c’était rester longtemps avec lui ; c’était assister à des scènes et à des discussions qui se renouvelaient tous les jours ; c’était écouter les confidences, les jugements, les paradoxes d’un homme qui ne demandait qu’à s’expliquer. Si au bout de ces vingt années de conversation, je ne suis pas parvenu à connaître Moréas, comment M. Souday pourrait-il avoir la prétention de le mieux connaître ? Faut-il poser en principe qu’on ne comprend bien que les personnes qu’on ne fréquente pas ?

Ces messieurs ont beau s’indigner, non seulement je crois avoir compris Moréas aussi bien que n’importe qui ; mais je suis fermement convaincu que c’est encore dans mon livre qu’on retrouvera la plus fidèle image du poète, ses manières, sa vie, ses gestes, son vrai caractère. Je n’ai mis, quoi qu’on dise, aucune espèce de « dénigrement systématique » à raconter des faits qui se sont passés publiquement devant tous ses amis et qui n’atteignent ni la parfaite a honnêteté » de Moréas, ni son « désintéressement » ni son « âme haute » ni son « noble esprit » que j’ai loués bien sincèrement et en propres termes.

Il m’est peut-être arrivé quelquefois de ne pas tout comprendre ; mais, quand je n’ai pas compris une chose, je l’ai dit en toute franchise, au risque d’entendre mes contradicteurs s’écrier naïvement : « Vous voyez bien ! Il n’a pas compris. Il l’avoue lui-même ! Nous tenons l’aveu ! »

Je me crois en ces matières aussi délicat qu’aucun de mes confrères ; et, j’avoue que, même après quatre années de réflexions, je n’aperçois pas encore très bien en quoi les drôleries, les charges, les criailleries et les amusants paradoxes que j’ai racontés peuvent obscurcir la glorieuse physionomie de Moréas. Voudrait-on supprimer de la vie de La Fontaine les anecdotes qui nous montrent sa naïveté et sa bonhomie un peu puériles ? Méprise-t-on Ampère, en rappelant son originalité et ses distractions ? J’ai raconté les mêmes anecdotes sur Émile Faguet. M’a-t-on accusé de manquer de respect au grand critique ? Ce n’est pas en rapportant des traits de caractère qu’on diminue les grands hommes, c’est quand on fouille leur oie privée, leurs amours, leurs vices, comme on l’a fait pour Musset, George Sand, Chateaubriand ou Verlaine. Mais qui s’en est ému ? Ces messieurs ont-ils protesté ? « Ceux qui ne m’aiment pas tel que je suis n’ont qu’à ne plus venir me voir », disait Flaubert. Moréas pensait de même ; il se montrait toujours dans son naturel ; la crainte de scandaliser ses contemporains était le moindre de ses soucis.

C’est pour cela que je n’arrive pas à comprendre qu’on me reproche d’avoir « déshabillé » Moréas, parce que j’ai révélé ce que lui-même prenait si peu de peine à cacher. « Le fait est, dit Jules Véran, que M. Albalat a déshabillé Moréas assez irrespectueusement. Il le peint au vif. Mais a-t-on le droit de se servir de la familiarité où on a vécu avec un écrivain pour le livrer tout cru au public ? Voilà la question. M. Albalat n’y a pas mis de malice, mais son désir de faire vrai et vivant l’a emporté trop loin. »‌

J’eusse été, en effet, très digne de blâme, si j’avais profité de ma familiarité avec Moréas pour divulguer d’indiscrètes anecdotes sur sa vie privée ; mais est-ce vraiment a abuser de la familiarité » que de raconter ce qui s’est passé dans un café, ce que vingt personnes ont vu et entendu tous les jours ? Ceux qui ont connu Moréas savent qu’il a se livrait tout cru au public beaucoup plus librement que je ne l’ai livré moi-même.

Les personnes qui ont lu sans parti-pris mon chapitre, au moment où il paraissait dans la Revue des Deux Mondes, n’ont pas compris les cris de colère qu’il a soulevés.‌

« Cet article, dit André Billy dans l’Œuvre, a provoqué chez les fanatiques du poète un furieux scandale, si l’on doit mesurer leur émotion aux injures dont ils ont, à cette occasion, accablé l’innocent mémorialiste. Je l’ai relu, dans le volume, ce chapitre où Albalat s’est plu à inscrire pour la postérité les noms de tous ses amis, et j’avoue franchement, au risque d’attirer sur ma tête la réprobation qu’Albalat supporte d’un front si serein, que le sens général continue de m’en paraître excellent et fort respectueux, tant de la mémoire que du talent de Moréas, fort respectueux et fort juste6. »‌

Loin de me condamner, il suffisait, en effet, d’un peu de bon sens et d’impartialité pour reconnaître que j’avais parfaitement le droit de dire ce que j’ai dit.

« Sur les écrivains qu’il a fréquentés, fait remarquer M. Henri Bachelin, M. Albalat ne raconte que des anecdotes destinées beaucoup moins à les ridiculiser qu’à les situer parmi leurs contemporains. C’est un sentiment bien humain, à coup sûr, mais dont il ne faudrait pas abuser que de préférer pour soi-même le piédestal ou le pavois, et pour les autres la claie ou le pilori. M. Albalat ne me paraît point être de ces chercheurs de tares. Il laisse chaque écrivain sur le fauteuil académique ou non, sur la banquette de café, comme Moréas, voire sur l’impériale d’omnibus, comme Faguet en costume d’académicien, qu’il occupa de son vivant. Il raconte ce que ses yeux et ses oreilles ont vu et entendu. Et les spectateurs, qui assistent au défilé de la « Division des lettres », devront lire ce livre aussi intéressant que bon nombre de romans, même écrits par leurs auteurs préférés. Ils pourront le refermer en oubliant, si tant est qu’ils ont pu l’y apprendre, que l’adjudant a la manie de bomber le torse et que le cheval du capitaine rue7. »

Au fond, mon grand crime, ce qu’on ne me pardonne pas, c’est de ne pas avoir proclamé Moréas le plus grand poète de son temps ; c’est d’avoir fait des réserves ; c’est d’être de ceux qui croient qu’il entre dans son talent beaucoup de procédés de transposition et d’imitation ; c’est d’avoir rappelé ce que Moréas doit à Racine, à Lamartine, à Ronsard. C’est pour avoir dit cela surtout que je suis un « cuistre » un «  pédant », un « outrecuidant » et « un âne ».

J’avais pourtant bien le droit d’émettre une opinion sur un poète français. En tous cas, cette opinion était de celles qu’on pouvait correctement discuter entre gens bien élevés. On ne se gêne pas pour critiquer Hugo, Vigny ou Heredia. Moréas seul serait intangible !

Ces prétentieuses injures n’ont pas modifié mon appréciation. Je reste convaincu d’avoir hautement rendu justice à la mémoire de Moréas, en admirant notre ami pour le talent qu’il avait et non pour le talent qu’on lui prête, et en louant, comme nous l’avons fait, ses réelles qualités classiques, son vrai mérite, son originalité savoureuse, ses jolies créations Verbales, son archaïsme pittoresque, ses surprises d’images et de style, ses assimilations toujours si personnelles et son art parfait de mosaïste.

Cette opinion, encore une fois, ne me paraît ni extravagante ni injuste. C’est celle de bien des lecteurs et de bien des critiques, et c’est l’opinion qui prévaudra, quand l’équitable jugement de la postérité aura fait taire les dernières rumeurs d’une intolérante idolâtrie.

« Pour Charles Louis Philippe, constate Pierre Lasserre, (Portraits et discussions, p. 250) les Stances de Moréas étaient vides, insupportables d’affectation et de prétention. »‌

« Les Stances, dit Jean Carrère, ne sont classiques, dans le sens large et fort de ce mot, que par la forme. Car, pour le fond, quelle misère et quelle monotonie ! Tout un livre, toujours le même, pour s’attrister sur le mal de vieillir et sur la mort inévitable ! C’est, dans le sens le plus évident de ces deux mots, de la poésie mélancolique et individualiste, moins passionnée, mais aussi navrante, moins désordonnée, mais aussi désolante que les lamentations de Musset et les gémissements de Verlaine. Et combien au-dessous des angoisses métaphysiques ou se débat, tragiquement, l’âme tourmentée du grand Baudelaire !8 »‌

M. Pierre Lièvre, à son tour, dans deux articles publiés par le Divan s’est montré extrêmement sévère pour l’œuvre de Jean Moréas9.‌

« Rarement, dit M. Pierre Lièvre, l’alexandrin fut manié avec plus de lourdeur et de gaucherie que par l’auteur des Stances.‌

« De la règle métrique à laquelle Moréas a rêvé de se conformer, tout le gêne. Il se cogne à toutes les obligations qu’elle lui impose. Ses vers abondent en choses laides.

« Il a surchargé ses vers d’épithètes ; il les a meublés de mauvaises chevilles ou d’insupportables inversions. »

On ne peut pas nier, évidemment, que Moréas ait « l’accent » d’un vrai poète ; mais, dit M. Lièvre, « il n’a pas ce que l’accent doit faire valoir. C’est une couronne sans front pour la porter, un couronnement sans édifice pour le recevoir, ou bien, pour user d’une dernière comparaison qui, pour être d’un autre ordre ne sera pas non plus absolument adéquate, c’est la belle voix émouvante d’un chanteur qui n’est pas musicien. »

Moréas a eu certainement le goût de la perfection, et il a cherché à la réaliser autant qu’il a pu.

«  Mais, dit M. Lièvre, cet effort, cette réussite nous toucheraient bien plus, si l’on était unanimement d’accord pour reconnaître que la plupart de ses autres efforts sont vains et que ses réussites sont rares, et si, par amour de quelques beaux poèmes (ou par vénération d’une chère mémoire) on ne prétendait pas nous imposer l’admiration d’une suite insoutenable de mauvais vers. »

« A Moréas il faut toujours des couronnes. Son orgueil démesuré, l’admiration qu’il nourri/ lui-même pour tout ce qu’il produit les exigent. A force de publier qu’il est l’égal de Sophocle, il le fait admettre par son auditoire subjugué. Nous n’insisterons pas sur ce point. »

Il est très curieux, en effet, que Moréas ait réussi à se faire passer pour un maître, alors, dit M. Lièvre, « qu’il n’avait pas l’étoffe pour en être un. Il entraîna ceux qui le suivirent dans un mauvais chemin, et il criait bien fort que c’était la bonne voie. C’est lui, dont on peut dire qu’il fut un mauvais maître. L’exemple qu’a laissé ce versificateur malhabile, ce poète embarrassé, a faussé tout le mouvement néo-classique, puisque ceux de son école commirent, faute de sens critique, faute de vraie connaissance du beau, l’inconcevable erreur de prendre pour des beautés les fautes de leur maître. »

Et M. Pierre Lièvre conclut en ces termes :

«  Moréas est un aimable vignettiste, un ingénieux chansonnier, un joueur de petit air de viole10, un imitateur assez lettré, rien de plus. Il a beau donner à ses petites peintures une couleur sombre, à ses petits airs un son funèbre, il a beau par un certain roucoulement de gorge donner à entendre une sorte de sanglot étouffé, il ne nous guide jamais vers le lointain ni dans les profondeurs. Ce n’est pas un de ces esprits qui pensent avec singularité, non plus qu’un de ces cœurs qui souffrent tragiquement. Son œuvre monotone n’offre point d’aliment à la curiosité, ni de nourriture à l’esprit. Malgré ce qu’elle a de dépouillé, elle ne s’élève pas à une généralité supérieure. On n’y voit peint ni l’homme ni un homme, et c’est ce qui la fait sonner creux, ce qui la rend décevante, tandis que par cette tendance quelle avoue vers une perfection non atteinte, émane d’elle la mélancolie même des ruines d’édifices inachevés. Ce fut la fatalité de Moréas, de ne pouvoir composer quelques beaux vers qu’à condition d’en écrire nombre d’inégaux. C’est notre fatalité de ne pouvoir excuser les mauvais en faveur des bons, ni de les admirer. »

On comprend les indignations que cet article de M. Lièvre a soulevées dans le clan des frénétiques admirateurs de Jean Moréas. Si mon cas à moi était « grave », au dire de M. Paul Souday, parce que j’étais « un critique », M. Lièvre est malheureusement lui aussi « un critique ». Va-t-on à son tour le traiter de cuistre, d’âne, d’imbécile ? M. Pierre Lièvre, à notre humble avis, s’est montré beaucoup trop sévère. Je crois qu’il faut faire une part beaucoup plus large à l’originalité et au talent de Moréas. Mais, quelques soient ses raisons, on ne peut que louer M. Pierre Lièvre d’avoir dit courageusement son opinion, et d’avoir exercé, dans toute son indépendance, même à l’égard de Moréas, ce droit de critique que certains fanatiques ont la prétention de vouloir nous refuser.

A.A.

Chapitre premier11

Les Jeudis d’Alphonse Daudet‌ §

Je voudrais essayer d’expliquer à ceux qui ne sont pas de ma génération les causes profondes de l’admiration que nous ont inspirée, vers 1880, les livres et la personne d’Alphonse Daudet. Ce beau talent eut alors sur la jeunesse une influence considérable et qui est cependant peu de chose, à côté du charme que sa personne et sa conversation ont exercé sur ceux qui l’ont connu de plus près. On étonnera bien des gens, en leur disant qu’Alphonse Daudet fut très réellement supérieur à son œuvre. Romancier, il l’a été, certes, jusqu’à la maîtrise, mais c’est avec ce mot qu’on a limité les frontières d’un esprit tout en étendue et en profondeur et qui fut non seulement un créateur d’art, mais qui eut vraiment de la vie une compréhension totale, complète, atteignant tous les domaines de la sensibilité physique et morale.

A mesure que la mort fait son œuvre et que s’allonge la liste des disparus ; maintenant que j’arrive à l’âge où, selon le mot de Flaubert, on se promène dans ses souvenirs comme un spectre parmi des ruines, Alphonse Daudet est peut-être l’homme qui est resté en moi le plus vivant, le plus présent, celui dont la voix ne s’est jamais tue et qui, aux heures décourageantes, revient incessamment éclairer ma nuit du rayonnement de sa bonté. La fréquentation de pareils hommes dépasse la littérature ; elle atteint l’âme à sa source ; elle alimente les forces secrètes qui nous sont nécessaires pour entretenir en nous le culte de la foi et de l’idéal.

J’ai connu Alphonse Daudet en 1883, à l’époque où il habitait avenue de l’Observatoire, puis rue Bellechasse, et enfin rue de l’Université, où il est mort. Je venais alors une fois par an passer un mois à Paris. Je fus tout de suite un fidèle habitué de ses jeudis ; mais les meilleures visites étaient celles de la matinée, celles qu’il vous autorisait à lui faire un peu au hasard. J’arrivais de si loin et pour si peu de temps, qu’il consentait presque toujours à me recevoir. J’emportais ensuite dans ma solitude le prestige de ses encouragements et de sa parole, qui suffisaient à transfigurer ma vie de province. Il me disait quelquefois : « Que vous êtes heureux d’avoir un coin pour vous reposer et travailler ! » Il m’enviait ce lointain refuge, lui qui n’était au fond qu’un grand déraciné de Provence. Je n’ai jamais compris que cet amoureux de soleil et de lumière ne soit pas allé plus souvent revoir son pays natal, au lieu de passer ses vacances à Chambrosay, devant les pelouses bien peignées d’un grisâtre château du Nord. Comment renonçait-il si aisément au bonheur de retrouver chaque année le Rhône sonore, les pins mouvants, les beaux souvenirs de jeunesse qui eussent vivifié et renouvelé son inspiration littéraire ?

Je rencontrai chez Alphonse Daudet d’autres débutants, d’autres provinciaux qui, sinon par leur âge, du moins par leur production tardive, pouvaient encore être classés parmi les jeunes. Je me consolais facilement, quant à moi, d’être un inconnu dans ce milieu. Je jouissais même voluptueusement de mon obscurité. Ce qui nous attirait chez l’auteur du Nabab, c’était le désir d’entrer dans l’atmosphère de littérature où vivaient les maîtres, la joie de participer à cette communion d’idées qui réhabilitait à nos yeux une vocation que la province ne prend jamais tout à fait au sérieux. Je ne connaissais pas les trois quarts des gens qui venaient là. L’ennui d’être présenté, de m’informer, de n’essuyer que des phrases de politesse m’ôtait tout désir de quitter ma chaise. Je me dédommageais en écoutant beaucoup et surtout en comparant avec les miennes les opinions que j’entendais discuter. Je gardais de ma vie provinciale une timidité qui m’obligeait, malgré l’attrait de ces réunions, à faire toujours un grand effort pour accepter une invitation à dîner. Et Dieu sait si le libellé de ces invitations vous mettait à l’aise : « L’habit est proscrit », ou bien : « Pas d’habit, bien entendu ». La simplicité de ces réceptions datait de loin. On racontait que certaines personnes avaient passé la mesure, et qu’un romancier célèbre s’était présenté en robe de chambre !

La séduction que dégageait Alphonse Daudet venait surtout de sa bonté. La bonté semblait l’épanouissement de son intelligence. Il eut ce don, qui manque à la plupart des hommes : il fut bon. « La bonté, a dit son frère, c’est la lumière qui le guide, cette bonté souveraine et guérissante. Son cœur est toujours agité d’une incessante compassion pour la souffrance humaine. Il y avait chez lui comme un ardent besoin de panser les blessures et de bercer les peines ». Dans un de ses meilleurs livres, Léon Daudet a bien montré chez le grand romancier le foyer de bonté profonde qui réchauffait et illuminait tous ceux qui l’approchaient. « Il disait, raconte son fils, qu’il aurait voulu se faire marchand de bonheur  ». Vendre du bonheur à tous ! Daudet eut la passion de l’altruisme, comme d’autres ont le culte de l’égoïsme. Il aimait les gens pour leurs illusions, pour leurs souffrances. On lui reproche les ironiques chapitres de Jack contre les ratés. Il a pu railler, en effet, les paresseux et les impuissants ; mais il leur aurait tendu la main et les aurait certainement accueillis et secourus. Son premier geste était d’ouvrir son tiroir : « Vous n’avez besoin de rien ? » Il fallait une extrême délicatesse pour conjurer ses bienfaits. Son cœur, toujours aux écoutes, discernait très bien l’angoisse loyale du quémandage intéressé. Ce don particulier de sentir le malheur et la misère lui a inspiré l’idée d’un personnage où il s’est peint lui-même inconsciemment, le père Joyeuse, du Nabab, l’évocateur pessimiste, qui croit toujours ses filles en danger.‌

Cette faculté de souffrir, encore avivée pendant son affreuse maladie, n’enleva à Alphonse Daudet ni sa belle humeur ni son optimisme. Et cependant, cet homme, qui voulait vendre du bonheur aux autres, avait peur du bonheur pour lui-même. Il suffisait qu’il lui arrivât quelque chose d’heureux pour qu’il craignît une expiation. Quand la maladie s’abattit sur lui, il se déclarait justement puni pour avoir trop aimé la vie. Il appréhendait le malheur et, quand le malheur arrivait, il avait d’infinies ressources pour le supporter.

Causer avec Alphonse Daudet, c’était être traité en égal et devenir son ami. Il proposait ses idées, il ne les imposait pas. On n’avait pas la sensation de lui céder : on était naturellement convaincu. Il vous écoutait avec une attention paternelle. Il vous demandait des détails sur votre vie, vos projets, vos rêves, les vieux parents que vous aviez laissés en province. Il devenait votre guide. Il vous disait : « N’ayez pas peur de la vie. On arrive fatalement ». Lui parlait-on de quelqu’un qui n’avait pas réussi : « C’est sa faute, disait-il, il n’a pas su attendre ». Il connaissait si bien les cruels débuts, les familles pauvres, les arrivées à Paris avec deux francs dans la poche, dures expériences qui l’avaient laissé sans rancune et qu’il ne se rappelait que pour mieux aider ceux qui s’y débattaient. Sa bonté provenait de cette nature poreuse dont il parle dans Le Petit Chose et qui lui inspirait ces mots copiés par son fils sur son carnet de notes : « Celui qui n’a pas eu faim, qui n’a pas eu froid, qui n’a pas souffert, ne peut parler ni du froid, ni de la faim, ni de la souffrance. Il ne sait même pas très bien ce que c’est que le pain, ce que c’est que le feu, ce que c’est que la résignation. Dans la première partie de mon existence, j’ai connu la misère ; dans la seconde, la douleur. Aussi mes sens se sont aiguisés. Si je disais à quel point, on ne me croirait pas. Certain visage en détresse au coin d’une rue m’a bouleversé l’âme et ne sortira jamais de ma mémoire. Il y a des intonations que j’évite de me rappeler pour ne pas pleurer bêtement. Ah ! les comédiens, quel génie il leur faudrait pour reproduire ce qu’ils auraient éprouvé. Ni trémolo, ni exagération… L’accent juste… Le merveilleux accent juste, qui sort des entrailles ». ‌

Cette fièvre de bonté n’empêchait pas Alphonse Daudet d’être un terrible ironiste, — ironie sans amertume et qui ne troubla jamais le fond de son âme. On lui a reproché quelques galéjades envers ses confrères. Il est possible qu’il ait parfois plaisanté chez ses amis la drôlerie qui le frappait à première vue et qu’il découvrait partout. Je ne crois pas que la sincérité de ses sentiments en ait jamais été altéré. Il savait trop le prix des affections et il a rendu trop de services pour qu’on ait pu le croire un instant capable d’ingratitude ; et, s’il faut réfuter le reproche le plus connu, je trouve qu’il n’a même pas dépassé ses droits d’observateur et de romancier, en faisant du duc de Morny le portrait historique immortalisé par le Nabab. Quant à sa conduite avec Paul Arène, les torts qu’on lui prête sont une légende. La question a été définitivement tranchée par une lettre publiée dans le Gil Blas en décembre 1883 et reproduite par M. d’Alméras dans son livre : Avant la gloire (I., p. 60).‌

Ce qu’il faut chercher dans l’œuvre d’Alphonse Daudet, ce qu’il y a mis avant tout, c’est son âme.

Les êtres sont allés à lui bien plus qu’il n’est allé à eux. Il resta toute sa vie un grand idéaliste, et Zola s’illusionnait étrangement, quand il affirmait sur sa tombe que son ami avait collaboré à la même œuvre que lui. Les romans de Daudet n’ont rien de commun avec le Naturalisme ; ils sont avant tout des productions de sensibilité personnelle ; et c’est cette sensibilité qui explique sa passion des choses vécues, sa compréhension de la souffrance, la transposition qu’il en a faite dans ses livres et les épisodes romanesques avec lesquels il était heureux d’adoucir son observation implacable. Il a parlé comme il a écrit, et il a écrit comme il a senti, c’est-à-dire avec son âme bien plus qu’avec son talent, « J’ai trop aimé la vie, disait-il. Je l’ai aspirée par tous les pores ». Aussi les souvenirs de sa jeunesse étaient-ils restés vivaces dans sa mémoire. Il y en a un qu’il racontait souvent et que Mariéton rappelle dans sa Terre provençale ; «  Un jour, sur le pont de Trinquetaille, étant avec Mistral, Roumanille, Aubanel et Anselme Mathieu, il avait juré d’embrasser la mariée qui s’en revenait d’Arles avec son cortège fatigué, et ainsi fit-il. Tant et si bien que Mistral, « beau comme le roi David », dut invoquer la myopie de l’enfant pour empêcher qu’on ne le précipitât dans le fleuve… Un autre soir, — il le racontait cet hiver à l’un de ses jeudis chers aux fervents des lettres, — lui-même avait résolu de se jeter dans le Rhône. Et il s’y rendait, en effet, malgré les supplications, un peu vagues, de ses compagnons, quand Anselme Mathieu s’avança sur le bord et, d’un ton lamentable, commença l’oraison funèbre : « Il a assez de la vie, le pauvre enfant, laissez-le s’en aller… Adieu, Daudet, adieu. » Ces façons-là me guérirent du coup, nous dit le narrateur, subitement attendri ».

Cet optimiste, impatient de vivre, fut cependant obsédé par la pensée de la mort. « L’idée de la mort, me disait-il, a empoisonné mon existence. Chaque fois que je change d’appartement, ma première réflexion est de me dire : Comment fera-t-on pour sortir ton cercueil ? Il faudra passer par ici, tourner par là ». Il ajoutait : « L’existence est une bousculade. Il me semble que j’ai rêvé ma vie ». On retrouve la trace de cette préoccupation dès ses premières œuvres, notamment dans une des Lettres de mon moulin, La maladie du Dauphin, qui est peut-être l’écho du souvenir que rapporte Barrès : « Je ne passe pas une journée sans que se présente à mon esprit ce que m’a raconté un jour Alphonse Daudet d’un père assis au chevet de son petit garçon, très malade, et qu’il entendit soudain dire dans le silence : « Père, cela m’ennuie de mourir 12. »‌

Quoique religieux d’esprit et de cœur, Alphonse Daudet, au fond, ne croyait pas à grand chose. Mais son scepticisme était un gémissement bien plus qu’une révolte. J’entends encore de quel ton douloureux il concluait une discussion sur la destinée humaine : « La vérité, c’est qu’on ne sait rien et qu’on ne saura jamais rien ».

L’auteur du Petit Chose connut de bonne heure toutes les exaltations de la vie, et nul cependant n’en a plus rapidement senti les désenchantements anticipés. Un jour que je lui disais mon âge, il me regarda en souriant : « Est-ce possible ! Il y a encore des gens qui ont trente ans ! » Les affres de la vieillesse, ce qu’il appelait les paliers décevants de la cinquantaine, il les a décrits dans Sapho. Il a mis toute sa colère de vieillir dans la bouche du sculpteur Caoudal, qui se pétrit rageusement le visage devant la glace : « Dire que dans dix ans je regretterai ça ».‌

Daudet n’était et ne voulait être d’aucune école. Il n’admettait pas de classement en littérature. On parlait un jour des livres de Paul Bourget qui, sous le nom de romans psychologiques, obtenaient alors beaucoup de succès : « Le roman psychologique, nous dit- il, je ne connais pas. Ça n’existe pas ». Et il développait son idée, qui semblait très juste : « Où y a-t-il plus de psychologie que dans Manon Lescaut ? Est-ce du roman psychologique ? N’y a-t-il pas de la très forte psychologie dans Tolstoï, cet exclusif accumulateur de menus faits ? Où trouve-t-on plus de psychologie que dans Macbeth et Hamlet, qui sont des œuvres dramatiques ? Si le roman psychologique existe, alors tous les romans sont des romans psychologiques ».‌

Alphonse Daudet ne fut jamais ébloui par la réputation que lui valurent ses livres. Il souriait quand on lui parlait de son talent : « Oui, Daudet, disait-il, c’est entendu… un romancier… un amuseur ». Et il concluait : « C’est égal… C’est énorme que ça se vende. Voilà dix ans que Zola et moi avons du succès. C’est le moment de nous bien tenir ». Tout le monde, il faut le dire, n’avait pas la faiblesse de prendre Daudet pour un simple amuseur. J’ai moi-même prêché d’exemple, en publiant un volume, d’ailleurs médiocre, sur L’Amour chez Alphonse Daudet, titre un peu étourdi qu’Edmond Deschaumes avait raison de plaisanter dans l’Événement. Avec plus de talent et plus de lourdeur, les Allemands ont patiemment analysé l’œuvre du grand romancier. L’auteur de Sapho me montra un jour un ouvrage qu’il venait de recevoir d’Allemagne. Ce travail, le plus complet qu’on ait publié sur lui, comprend deux volumes de 500 pages et porte ce titre  : Alphonse Daudet, sa vie et ses œuvres jusqu’au mois de janvier 1883, par Adolf Gerstmann. L’existence du romancier est minutieusement étudiée, depuis les premières années de sa jeunesse à Nîmes. L’influence de la vie sur l’œuvre, l’explication de l’écrivain par l’homme, la formation, le milieu, l’époque, le caractère, tout est analysé avec une abondance d’informations qui donne à ce travail une haute valeur psychologique. Daudet était stupéfait de voir sa production traitée avec cette conscience et ce respect.‌

Malgré ses amis et ses admirateurs, l’auteur du Nabab n’évita pas toujours les coups d’épingles de certains confrères, que la gloire des autres empêche quelquefois de dormir. Ces malices d’hommes de lettres le laissaient ordinairement insensible. Il ne se fâcha qu’une fois, ce fut contre Albert Delpit, qui avait fini par l’impatienter, à force de lui reprocher ses galéjades et ses soi-disant plagiats de Dickens  : « Pour mettre fin à cette légende, dit un contemporain, il provoqua Delpit, qui fut tout étonné de voir avec quelle fougue et quelle adresse l’auteur de Tartarin se rebiffait et se battait. Ce duel, où Delpit faillit être transpercé, termina les injustes attaques que l’envie seule pouvait soutenir contre un homme dont la forte personnalité et l’indiscutable talent n’avaient besoin d’aucun parrainage ni d’aucun modèle, et qui pouvait parfaitement se permettre quelques inoffensives et fantaisistes imitations ».

Ce duel eut lieu très simplement, j’allais dire très modestement. Alphonse Daudet ne vit là qu’une leçon de correction qu’il se crut obligé de donner. Il ne mettait jamais dans ce qu’il faisait la moindre ostentation. Il se livrait tout entier dès le premier moment, selon la formule de Flaubert  : « Ceux qui ne m’aiment pas tel que je suis n’ont qu’à ne plus revenir ».‌

C’était une joie d’écouter l’auteur de Tartarin parler littérature. Il y a une chose qui m’a toujours vivement intéressé. Ce sont les procédés de style des grands écrivains, leurs méthodes de travail, leur lecture, leur formation. Alphonse Daudet, lui aussi, travaillait énormément. Il me montra, avenue de l’Observatoire, dans un tiroir de son bureau, les huit ou dix rédactions de Sapho, qui venait de paraître. Toute l’œuvre de Daudet est le résultat d’un travail constant, d’une continuelle condensation. Sa première manière, la familiarité exquise, fut celle des Lettres de mon Moulin, des Contes du Lundi, du Petit Chose. Le Nabab, les Rois en exil caractérisent sa deuxième manière, la phrase arborescente et pailletante. Enfin Sapho, L’Immortel, et l’Évangéliste représentent sa troisième manière, le raccourci lapidaire qui l’apparente à Saint Simon et dont Colette Willy a directement hérité.‌

Daudet vous expliquait comment il travaillait, la peine qu’il prenait, le sens qu’il fallait donner au reproche qu’on lui adressait  : Il n’a pas d’imagination.

« Eh oui, disait-il, je n’ai pas d’imagination. Je copie tout ». Il empruntait à la vie ses personnages et son sujet ; ses livres sont presque tous des romans à clef. Il n’était pas rare de rencontrer chez lui quelque rancunier personnage venant protester contre une ressemblance qu’il jugeait compromettante. Je fus, un jour, presque témoin d’une scène de ce genre. L’Évangéliste venait de paraître. Un monsieur réclamait au nom d’un ami qui se prétendait photographié sous les traits paradeurs et naïfs du sous-préfet Lorie. « C’est absurde, répliquait Daudet. Je fais d’après nature. Je ne m’en cache pas. Chacun peut se reconnaître dans mes bouquins, et tout le monde, à ce compte, pourrait venir protester ».‌

L’auteur de Jack copiait aussi sur place ses descriptions et ses paysages qui, transportés ensuite dans ses livres, gardaient l’émotion immédiate de la chose vue. Dans La Petite Paroisse, la maison au volet jaune, Quiberon, les rayons du phare, le milieu où Lydie tente de se suicider furent écrits au cours d’un voyage solitaire et triste. Même en songe, même en dormant, la Nature le poursuivait. « Les plus beaux paysages que j’ai vus, nous disait-il, je les ai vus en rêve ».‌

Dans une lettre écrite après une lecture de Robert Helmont et de la Chasse en Camargue, je lui exprimai un jour le désir que nous avions tous de le voir publier un livre qui serait uniquement un recueil descriptif, un simple carnet de notes, comme on en a trouvé dans ses papiers posthumes. Je regrette que la famille n’ait pas fait imprimer après sa mort un de ces carnets personnels. Il doit y avoir des notations de premier ordre.‌

Alphonse Daudet conseillait aux débutants de mettre en pratique les procédés qu’il employait. « Pour arriver à sentir son sujet, disait-il, il faut le porter longtemps. La période d’incubation est la plus dure et la plus féconde. Nous sommes littéralement en état de gestation. Nous en avons le masque. Pour moi, je suis tellement obsédé de mon sujet, que j’en parle à tout le monde. Je ne connais pas d’autre méthode. Il faut en parler, s’en saturer… »‌

Il y a un homme qui a compris dans toute sa profondeur ce qui faisait d’Alphonse Daudet un être vraiment magnifique  : c’est Baptistin Bonnet, le valet de ferme, l’auteur de deux volumes de Mémoires qui sont un chef-d’œuvre de description classique. Comment le créateur de Sapho découvrit ce pâtre ; comment il le présenta au public et traduisit son œuvre ; comment il soutint sa détresse et assura sa vie en lui trouvant une place, Baptistin Bonnet l’a raconté lui-même dans un volume débordant d’enthousiasme. J’ai connu Bonnet après la mort de Daudet. Chaque fois qu’il parlait du Maître, c’était avec des yeux pleins de larmes. Le sentiment de la nature était si vif chez ce valet de ferme, qu’il a fait de lui presque un égal de Théocrite et de Virgile. L’intensité de ces récits rustiques devait ravir un homme comme Daudet, qui avait lui aussi vécu en province, aimé le village, la terre, les paysans, « Que de fois, dit son fils Léon, avons-nous parlé ensemble de ce Bonnet, de ce don extraordinaire d’expressions, de cette richesse de vocabulaire qui lui jette à pleine brassées des mots de race venus du sol avec les fleurs et les fruits que cueillent les émotions naïves de la légende. Ce campagnard, disait-il, a été soldat, il a fait la guerre comme un lion, il a mené à Paris, dans la tristesse brumeuse, une vie de misère et de lutte, mais l’instrument est demeuré intact et il en tirera des sons éternels. »‌

Je n’ai jamais rencontré Bonnet chez le Maître. Il y a des personnes que j’ai vues chez Daudet une seule fois et qui sont cependant restées bien vivantes devant mes yeux, Leconte de Lisle, par exemple, qui ne se dérangeait pas souvent et ne sortait pas volontiers le soir. On le remercia beaucoup d’être venu. J’avais le plus grand désir de causer avec l’auteur de Kaïn, mais il était très entouré et on ne l’abordait pas facilement. Ne pouvant lui adresser la parole, je me contentai de l’écouter parler. Il allait parmi les groupes, soulevant les approbations admiratives qui montraient bien qu’il était le principal personnage de la réunion. Ce grand vieillard athlétique ressemblait à un cabotin en retraite ou à un vieux magistrat fraîchement rasé. Il avait une façon de garder le silence et d’écouter ses interlocuteurs qui lui donnait la fixité attentive d’un personnage de cabinet de cire. A un certain moment, il se trouva debout devant moi, sa tasse de thé à la main. Je profitai de l’occasion pour lui parler de sa traduction d’Homère, que je lisais alors et qui me paraît encore aujourd’hui la meilleure, malgré sa barbarie archaïque, et je lui posai la question qui me tourmentait  : « Pourquoi n’avez-vous pas aussi traduit Virgile ? L’Énéide pouvait offrir bien des beautés originales à exprimer en français ». Il arrêta une minute sur moi son monocle  : « Non, dit-il, j’ai jugé inutile de traduire Virgile. Virgile n’est pas intéressant. Il n’est que le clair de lune d’Homère… Toutes les beautés qu’il contient sont dans Homère ». J’avais pressenti cette réponse et j’aurais bien voulu échanger encore quelques mots, mais le grand poète me tourna le dos pour aller cueillir ailleurs de plus glorieux hommages.‌

Prosateur français incomparable, Alphonse Daudet n’avait pas oublié sa langue natale et ne manquait jamais de parler provençal avec ses compatriotes ou d’emprunter à cet idiome les mots qui facilitaient sa pensée. Il disait à Georges Docquois  : « Pour tout ce qui a trait à mon enfance, c’est en provençal que je suis toujours tenté d’écrire ». Le charme de ses premiers contes, les Lettres de mon Moulin, entre autres, c’est d’être précisément des récits provençaux dont Daudet a filtré la langue dans la plus spirituelle des transpositions. Chez Paul Arène, le phénomène est plus curieux encore  : il n’y a plus transposition, le provençal est intact ; la saveur du terroir a passé tout entière dans la langue française.‌

Bien que je l’aie quelquefois interrogé à ce sujet, je n’ai jamais bien pu discerner le véritable sentiment d’Alphonse Daudet sur la littérature provençale et sa portée décentralisatrice. Les dix premières années de son mariage, il retournait encore assez souvent dans son pays ; puis sa villa de Champrosay finit par le retenir, et, vers 1883, il avait tout à fait perdu le goût d’aller dans le Midi. Autant qu’il m’en souvient, je l’ai toujours entendu parler des Félibres sur un ton qui prouvait qu’il ne les prenait peut-être pas tout à fait au sérieux. Il faisait une exception pour Mistral qui, disait-il, a du talent. Il rappelait en riant les bruyantes fêtes provençales, où l’on promène la reine du Félibrige à grands renforts de tambourins et de farandoles, et tous les bons ecclésiastiques de province, qui conservent, précieusement encadré aux murs de leur salle à manger, leur diplôme de Félibre signé  : Lou capoulié Mistral. On n’avait pas encore essayé de bien définir à cette époque la signification des doctrines félibréennes, et l’éclectisme d’Alphonse Daudet n’eût certainement pas admis sans réserves les revendications séparatistes que formulaient les extrêmes enthousiastes. Il y avait chez l’auteur de Numa Roumestan un tempérament d’ironiste français que sa sensibilité provençale ne put jamais tout à fait réduire au silence et qui l’inclinait toujours un peu malgré lui à railler l’outrance méridionale. Les Tarasconnais, dit-on, lui gardèrent longtemps rancune. « Un jour qu’il se trouvait dans la gare de cette petite ville, le romancier, pour passer le temps, en attendant le train, s’approcha de la grande armoire en bois jaune, prit le Petit Marseillais et s’en alla tranquillement en laissant dix centimes sur le comptoir. Il n’avait pas fait dix pas, lorsqu’il entendit derrière lui une voix perçante. C’était la marchande qui l’interpellait, d’un ton rempli d’amertume et avec un accent qui faisait vibrer les voyelles. Elle tendait, d’un geste indigné, cinq centimes, et tous les voyageurs purent entendre cette phrase vengeresse  : « Nous ne sommes pas des voleurs à Tarascon. Voilà votre sou, monsieur… Daudet ! » Je ne vois guère, dans le répertoire classique, que les imprécations de Camille qui peuvent être comparées à la véhémente apostrophe de cette marchande de journaux13. »‌

 

Daudet voulait savoir quelquefois ce qu’on pensait en Provence de ses livres. Il y avait alors dans nos petites villes du midi un public spécial  : avocats, notaires ou jeunes gens (ce public doit encore exister) qui lisait avidement ses œuvres. Quelques-uns ne lui pardonnaient pas son indépendance et l’accusaient crûment de nous avoir trahis pour faire sa cour aux Parisiens. De tous ses Tartarin, son Tartarin sur les Alpes nous semblait le plus amusant et le plus profond. En résumé, le mal que Daudet a dit des Provençaux n’est pas bien méchant et se résume à peu de chose. Il leur est certainement arrivé de se calomnier eux-mêmes beaucoup plus cruellement.‌

Alphonse Daudet me demandait des détails sur la vie que je menais là-bas dans ma petite ville. Il me disait d’un air gourmand  : « Vous devez avoir des types autour de vous, des maniaques, des originaux. » Il les crayonnait en pensée, je lui en citai quelques-uns, entre autres un de nos amis, excellent prêtre, peintre et poète provençal, qui me disait avec une conviction profonde  : « La Fontaine manque surtout de naturel », ou bien encore  : « Ce pauvre Lamartine ! quand il entreprend une strophe, il n’en sort plus ! » ; et ce conducteur des ponts et chaussées qui me dit sérieusement  : « Vous prenez Montaigne pour un écrivain ? » Daudet riait d’un beau rire de jeunesse. Le rire et l’émotion flottaient toujours sur ses lèvres. « Nous restons tous de grands enfants, disait-il. La vieillesse ne nous change pas ». Un jour que l’on parlait du manque de sensibilité et d’imagination, il eut ce mot  : « Il y a tant d’êtres inhabités », et celui-ci, qu’il répétait souvent ; « Il y a tant de fous qui vivent en liberté ».‌

Alphonse Daudet était un enchanteur. Il racontait comme il écrivait. Qui l’a lu l’a entendu. Il parlait en souriant, les narines fiévreuses, sur un ton de confidence câline, avec des gestes enveloppeurs, s’examinant les doigts un à un, de son regard frôleur et myope, tandis qu’il maniait sa petite pipe courte, comme s’il pétrissait les mots. Ses récits étaient de véritables créations inspirées par le sens de la vie ou le sentiment de la nature, qu’il éprouvait jusqu’à la souffrance.

Il évoquait des souvenirs qu’on eût pu imprimer sans y changer un mot, entre autres une visite au bastidon de son oncle  : «  J’étais tout petit. J’allais avec lui. Il faisait une chaleur terrible. Tout brûlait. Les cigales ronflaient. J’entends encore le bruit que faisait la clef que mon oncle introduisait dans la serrure du vieux portail de fer, d’où s’envolaient des abeilles  ». Ou bien c’était un épisode de la guerre de 1870  : « De grands incendies brûlaient au loin dans le silence du crépuscule… Pour échapper aux coups de fusils, on n’eut que le temps de traverser une rivière, un étang. Arrivés à l’autre bord, qu’est-ce que nous voyons ? Un chasseur de gibier d’eau, qui nous fait tranquillement ses doléances  : « Je n’ai rien tué. C’est une guigne… Je me suis trompé … J’ai pris du plomb trop petit… »

Daudet avait une compréhension littéraire directe et sans parti-pris, qui lui faisait immédiatement toucher le fond des idées. Il haïssait l’injustice et la cuistrerie, et ne sacrifia jamais à une plaisanterie ce qu’il croyait être le vrai. Il aimait la charge, mais ne mentait jamais. Lecteur intrépide, au courant de tout, il trouvait toujours l’expression pittoresque et jugeait les œuvres avec un sens critique d’une finesse déconcertante. Ce moderne avait lu tous les classiques. On eût écrit de jolis articles rien qu’avec les remarques dont il semait sa conversation. Lui-même eût été heureux que ces copeaux tombés de l’établi eussent servi à quelque chose et donné un peu de lustre à quelqu’un.

Il définissait George Ohnet  : « Le sujet, le verbe et l’attribut ». Il disait de Mme de Staël : « C’est de la « littérature sans sexe ». Flaubert était au confluent « de Chateaubriand et de Balzac ». Il se plaignit, un jour, de n’avoir plus le même goût à lire  : « L’intelligence, disait-il, est comme le corps. Nous changeons physiquement de peau tous les cinq ou six ans. Intellectuellement, c’est la même chose. J’ai adoré Montaigne. A présent, je ne puis plus le lire ». La littérature décadente faisait alors parler d’elle. Il appelait cette prose compliquée  : « de la littérature de sourd, du style à l’émeri ». La lecture était pour lui non seulement la satisfaction de l’intelligence, mais une grande ressource morale. Quand je perdis la vieille tante qui m’a élevé, il m’écrivit : « Faites de belles lectures ».

Il disait à propos de Diderot, « L’homme du xviiie siècle, ce n’est pas Voltaire, c’est Diderot. Préférer Voltaire à Diderot, cela juge une tournure d’esprit. Diderot a promené partout son flambeau. Il y a de la fumée, du charbon, oui, sans doute, mais quelle illumination ! quels éclairs ! » Montaigne, Pascal et Rousseau « furent, nous dit son fils, les trois admirations forcenées d’Alphonse Daudet. Il était de cette grande famille. Son Montaigne ne le quittait pas, il annotait Pascal, il défendait Rousseau contre les reproches honorables de ceux qui ont honte de la honte, qui se détournent du charnier… De ces trois génies, si mûrs et si vastes, il chérissait la sincérité. Il se les proposait en exemples. A force de converser avec eux, il s’était imprégné de leur substance ».

S’il mettait la littérature au-dessus de tout, l’auteur du Nabab sentait non moins profondément la musique. Il aimait « toutes les musiques, jusqu’au son des cloches », et je l’ai entendu parler de Wagner avec un enthousiasme inépuisable, ce qui ne l’empêchait pas, d’ailleurs, de voir ses défauts. « On s’étonne, disait-il, qu’un si grand musicien ait mis dans son œuvre tarit de cartonnage et de papier peint. Il y a vraiment trop de fées, de chars et de cygnes en carton. Ce n’est pas la peine d’avoir brisé les conventions de l’ancien répertoire pour s’encombrer d’un pareil bric-à-brac ».

Daudet a toujours vécu dans les meilleurs termes avec Émile Zola, dont il ne partageait pas les idées et dont la production lui inspirait souvent de l’antipathie  : « Il n’y a pas de raison, disait-il, après la publication de la Bête Humaine, pour ne pas faire systématiquement un volume sur chaque branche du commerce et de l’industrie, un volume sur les cuirassés, un autre sur les ballons, un autre sur le Creusot ». Il ajoutait, quand on le poussait : « Oui, c’est entendu, il a du talent ». Alphonse Daudet avait trop de loyauté et de bon sens pour ne pas hausser les épaules devant les prétentions de ce fameux Naturalisme, dont Flaubert lui-même se moquait et avec lequel l’auteur de Nana s’efforçait d’accaparer si rageusement l’attention publique. La puissance descriptive de Zola séduisait alors la jeunesse. On admirait des livres comme Une page d’amour et Le Rêve. On lisait avidement les manifestes auxquels le Figaro prêtait ses colonnes et les contes réalistes comme la Mort du paysan, que le grand journal parisien publiait en première page. Remis aujourd’hui à sa place, Zola reste l’auteur de deux ou trois volumes remarquables, l’Assommoir et Germinal, qui justifieront toujours sa réputation. Je n’ai rencontré Zola que deux fois chez Daudet. C’était pendant la terrible fièvre typhoïde qui mit son fils Léon à deux doigts de la mort. L’auteur de l’Assommoir venait prendre fréquemment de ses nouvelles, et Alphonse Daudet me dit un jour combien il était profondément touché de la sollicitude que Zola lui témoignait à cette occasion.‌

C’est bien injustement qu’on a accusé l’auteur du Nabab d’indiscrétion littéraire. Personne n’eut un sentiment plus vif des convenances et ne se montra plus scrupuleux sur le chapitre des confidences autobiographiques. Il s’est constamment refusé à livrer à la publicité les lettres qu’il avait reçues de Flaubert, dont il fut certainement l’ami préféré. On peut regretter que cette correspondance n’ait pas vu le jour, et qu’un excès de délicatesse nous ait empêchés de connaître un si intéressant échange d’idées entre deux écrivains égaux en noblesse et en talent.

C’est aux jeudis d’Alphonse Daudet que j’ai connu Maurice Barrès. Ce dilettante, rassasié de littérature, venait de publier sa fameuse Journée parlementaire, pamphlet qui devait inaugurer sa prochaine carrière politique. Les premiers livres de Barrès n’eurent pas et ne pouvaient pas avoir en province le succès qu’ils obtinrent à Paris. L’influence de la vie bourgeoise et familiale empêcha les jeunes gens de province d’accueillir aussi avidement ces manifestations psychologiques d’un dilettantisme dont l’école Goncourt avait déjà tant exploité le côté purement descriptif. Je fus très surpris, quand je fis la connaissance de Barrès, de voir un grand garçon souriant et ironique, qui semblait choisir ses mots et doser ses paroles. Il avait déjà sa façon un peu impertinente de passer dans la vie en gardant pour lui le secret de ses sentiments et de ses dédains. Mon opinion s est modifiée, à mesure que je l’ai mieux connu et que j’ai mieux lu ses livres. Du Jardin de Bérénice à ses derniers volumes de guerre, nous avons eu bien des avatars de Barrès. Vouloir expliquer la cause et le lien de cette évolution est un jeu inutile et vain. Il n’y a rien à expliquer. Si exceptionnel qu’il soit, un artiste subit tout comme un autre ses métamorphoses intérieures, ses besoins de renouvellement. Après avoir débuté par l’enseignement esthétique de l’égoïsme, Maurice Barrès, comme Lamartine et Chateaubriand, fut attiré par la politique. Ses complications de sensibilité n’avaient rien d’absolument inconciliable avec le nouveau rôle de propagande patriotique qu’il a si éloquemment rempli depuis la guerre. Barrès n’est ni un politicien, ni un philosophe. Il est tout simplement un grand artiste, c’est-à-dire l’égal d’un très grand penseur. Sa gloire aura été de nous avoir donné dans plusieurs de ses livres (La Mort de Venise, Du Sang et de la Volupté, etc.), quelques accents impérissables d’une âme épuisée de satiété et d’infini. C’est en cela qu’il m’apparaît parfois comme le plus grand écrivain de notre temps. Il me dit un jour, en parlant de Chateaubriand  : « Ah ! celui-là, il nous a tous créés. » Barrès est notre Chateaubriand en réduction. Avec plus de préciosité, il a le même désabusement, et son style a souvent la même image illuminatrice et hautaine. L’homme est déconcertant. Mélange de familiarité et d’ironie, Barrès a toujours l’air de se prêter, non de se donner. Il condescend, il ne se livre pas. Il est aimable pour ceux qui l’aiment, sans que l’admiration qu’on lui témoigne l’incline à connaître de plus près ses admirateurs. Je n’ai eu avec lui, pour ma part, que des relations agréables. Il m’a même fait un cadeau qui m’a causé le plus grand plaisir. Il m’a offert les placards d’épreuves, avec corrections manuscrites, de son Voyage de Sparte. Je me propose de publier quelque jour les curieuses leçons de style que dégagent ces ratures.‌

On rencontrait chez Alphonse Daudet les gens d’opinions les plus opposées. N’attachant d’importance qu’à la question de talent, l’auteur du Petit Chose avait des relations dans tous les partis ; il était l’ami de Barrès comme il fut l’ami de Gambetta, et l’on sait dans quels termes il a parlé de la Politique  : « Ô politique, je te hais. Je te hais, parce que tu es grossière, injuste, haineuse, criarde et bavarde ; parce que tu es l’ennemi de l’art et du travail ; parce que tu sers d’étiquette à toutes les sottises, à toutes les ambitions, à toutes les paresses. Aveugle et passionnée, tu sépares de braves cœurs faits pour être unis ; tu lies au contraire des êtres tout à fait dissemblables. Tu es le grand dissolvant des consciences, tu donnes l’habitude du mensonge, du subterfuge, et, grâce à toi, on voit des honnêtes gens devenus amis des coquins, pourvu qu’ils soient du même parti. Je te hais surtout, ô politique, parce que tu en es arrivée à tuer dans nos cœurs l’idée de patrie, parce que j’ai vu des démocrates se frotter les mains en apprenant les désastres de Forbach et de Reischoffen, et des impérialistes, après le 4 septembre, ne pas essayer de dissimuler leur joie à chaque nouvelle défaite de Chanzy ou de Trochu. »‌

Les dîners du jeudi étaient, pour les débutants comme nous, une véritable fête. Edmond de Goncourt, qui avait chez Daudet la situation privilégiée d’un grand parent vénéré de toute la famille, semblait présider ces dîners avec plus d’autorité que le maître de la maison. Toujours plein d’égards pour lui, Daudet ne disait jamais que  : « Mon vieux Goncourt. » Cet ancêtre illustre, ce Chateaubriand du Réalisme, était alors en pleine renommée. On admirait la Fille Élisa, Zemganno et Chérie, et j’ai moi-même subi, à ce moment-là, comme tout le monde, le dangereux prestige de cet art d’écrire dont tous les défauts se retrouvent dans les Mémoires d’Outre-tombe, le livre de chevet des Goncourt.‌

Les témoignages de déférence qu’on lui prodiguait ne désarmaient pas l’attitude importante qu’Edmond de Goncourt semblait avoir adoptée pour parler exclusivement de lui-même et de ses propres ouvrages. Une telle vanité est toujours choquante chez un esprit supérieur. L’homme célèbre a le devoir de se montrer accueillant, s’il veut que l’on respecte sa gloire, de même que l’homme riche doit être modeste, s’il veut se faire pardonner sa richesse. Alphonse Daudet admirait loyalement Goncourt et avait pour ses faiblesses des trésors d’indulgence. « Avec Goncourt, qui en dépit de son savoir-vivre impeccable, semblait poser pour le grand homme, il lui fallait dépenser des trésors de diplomatie, afin de ne pas laisser voir les réserves que lui suggérait son esprit fin et pénétrant, chaque fois que son noble ami répétait le nous, qui à ses yeux représentait le summum du talent littéraire14. »‌

Edmond de Goncourt était, d’ailleurs, le type du parfait gentilhomme, aimable par éducation plus que par nature et sachant très bien concilier le sourire et la politesse avec son air éternel de supériorité protectrice, cet air Commodore qu’il gardait même à table et qu’a popularisé une eau-forte très ressemblante. Après sa mort, ses admirateurs se sont faits plus rares, et on peut dire que la jeunesse d’aujourd’hui tourne complètement le dos à son idéal littéraire.‌

Alphonse Daudet eut, lui aussi, ses moments de fièvre descriptive, sa passion pour la phrase vagabonde ; mais cette faiblesse fut passagère, et je ne serais pas étonné que les excès de l’école Goncourt eussent contribué à lui donner, après Les Rois en exil, ce besoin de condensation et de raccourci qui aboutit à l’Évangéliste et à l’inimitable Sapho. « Goncourt, nous dit-il, se plaint de l’école décadente. Il ne voit pas que c’est lui qui a engendré ces bistourneurs de phrases, ces paradeurs de foire, ces avaleurs d’étoupe enflammée. » Cela n’empêchait pas l’auteur du Nabab de rendre justice au talent de son « vieux Goncourt ». J’entends encore de quel ton grave il me dit à propos d’Idées et Sensations  : « Quel beau livre ! »‌

A table, on écoutait avec attention les mots prophétiques que laissait tomber la voix négligente d’Edmond de Goncourt. Il avait une conversation curieuse et, en art et en peinture, pleine de fines remarques. Sa façon de ramener toute la littérature au réalisme finissait par être amusante. C’est au nom de ces principes qu’il déclarait ne pas aimer Puvis de Chavannes, « On ne fait pas exprès de la peinture primitive, disait-il. Les peintres primitifs n’avaient rien d’archaïque. C’étaient des modernes, des gens de leur temps, des réalistes. Ils n’ont pas voulu faire de la naïveté. Il est ridicule de vouloir imiter leurs fresques naïves. »

C’était le moment où débutait avec éclat le caricaturiste Forain. « Forain, disait Goncourt, est un homme de lettres. Ses légendes sont d’un moraliste. Tout son talent est dans la légende. » Daudet ajoutait avec son sourire en continuel aparté  : « Forain a du génie  : il a créé un dos. » Et il montrait en quelques mots pittoresques l’éloquence du dos chez les vieux messieurs à cour d’assises des caricatures de Forain. L’importance de cette partie de la personne humaine frappait Alphonse Daudet. Il a peint lui-même le Nabab aux prises avec ses emprunteurs et la mimique énergique de son large dos. « Ce dos, à lui seul, était d’une éloquence ! » Et plus loin  : « C’est pour le coup qu’il y eut des colloques dans les salons écartés et que le dos du Nabab accentua sa mimique. » A cette époque, les vieux messieurs de Forain n’étaient pas encore devenus des Juifs. Après l’affaire Dreyfus, où Forain prit parti on sait avec quelle verve, ces dos de simples bourgeois se transformèrent en des Israélites ; et depuis lors, Juifs ou non, bons ou mauvais patriotes, tous ces personnages ont gardé le même dos. Forain, en faisant de la politique, n’a modifié ni ses types ni son dessin, parce qu’au fond le dessin n’est évidemment chez lui que le prétexte. Il sabre le sourire, il sabre le visage, il sabre le nez, il sabre tout. Goncourt avait raison. Ce qui compte chez Forain, ce sont les légendes. « Pourvu qu’ils tiennent… » eût pu être illustré par n’importe qui…

Edmond de Goncourt admirait sincèrement Chateaubriand et faisait de fortes réserves sur la poésie de Victor Hugo, qu’il trouvait trop bourgeoise, pas assez raffinée. Il louait la puissance verbale du grand poète qui a transformé la langue poétique française ; il lui reprochait seulement d’avoir trop peu d’images à nuances, comme en ont Baudelaire et Verlaine. « Il en a, disait-il, mais trop rarement » ; et il citait l’Arlequin à cheval sur un mur, de la Fête chez Thérèse  : « Ses jambes ébauchaient de rêveuses gambades. »‌

Après tant d’années écoulées, il me serait difficile de bien définir le genre d’impression que m’a laissée Edmond de Goncourt. J’avais beau admirer des œuvres comme Madame Gervaisais ou Renée Mauperin, je ne pouvais m’empêcher de blâmer dans la Nouvelle Revue les tics et les procédés de cette singulière prose. Je confiai à Daudet l’embarras où me mettait ce remords. « Rassurez-vous, me dit-il en souriant. Il n’a pas lu. » Il était naturel qu’un homme comme Goncourt ignorât mes critiques ; mais il eût été bien extraordinaire que l’Argus de la Presse ne le tînt pas au courant de tout ce qu’on écrivait sur son compte. Je n’étais pas le seul à éprouver à son égard ce mélange de respect et de méfiance. On ne pouvait pas dire qu’il fût antipathique, et cependant on n’était pas attiré vers lui. . On ne songeait pas à mettre en doute la parole de ceux qui vantaient la fidélité de ses affections et la sûreté de son caractère. On sentait bien qu’il méritait la confiance, mais c’est par raison qu’on la lui accordait et non par sympathie. On regrettait surtout qu’il ne fît jamais rien pour diminuer la distance qu’il semblait avoir établie en principe entre lui et le reste du genre humain. La fondation de son Académie réaliste, qu’il prétendait opposer à la bourgeoise Académie française, fut une sorte de mainmise sur la postérité . En dotant d’une rente les partisans de sa littérature, il instituait une ligue pour la défense de son nom et la protection de son œuvre. Sa fierté de gentilhomme ne lui fit jamais perdre de vue le soin de la publicité et de la réclame. Quand parut La Faustin, j’ai vu de mes yeux, boulevard des Italiens, tendue d’un arbre à l’autre, à la hauteur d’un deuxième étage, une énorme banderole portant l’inscription  : Vient de paraître. Edmond de Goncourt. La Faustin.

Jules Vallès, en refusant de faire partie de son Académie, écrivit une page qui fit scandale à cette époque. « Comment ! disait-il, Goncourt se moque de l’Académie des 40 et il veut fonder l’Académie des 10 !… Mais elle sera plus sotte et plus injuste, plus impuissante et plus lâche que celle qui loge devant le pont des Arts… Goncourt croit que la littérature se transmet comme une couronne et qu’il y a un diagnostic d’idées à défendre. Allons donc ! Le réalisme, le naturalisme crèveront après le classicisme et le romantisme. Ce serait à cracher sur la littérature, si la Révolution ne remportait pas dans son torrent ! »

Après avoir déclaré que son fameux Journal ne paraîtrait qu’après sa mort, Edmond de Goncourt ne put résister à la tentation de le publier de son vivant, ce qui déchaîna bien des froissements d’amour-propre. Alphonse Daudet lui-même eut à souffrir de ces indiscrétions. Je le vois encore, tenant à la main un numéro de l’Écho de Paris, qui donnait je ne sais plus quel passage de ces Mémoires, où l’on dépeignait Daudet content de porter un pantalon gris, et autres enfantillages de ce genre. Je me rappelle son air découragé et de quel ton sans rancune il disait  : « Que voulez-vous ! C’est ma faute… Je n’ai pas songé à lui déconseiller la publication de ce journal. Il y tenait tant ! Si j’avais su qu’il y mettrait de pareilles choses, je lui aurais dit : « Goncourt, au nom du ciel !… »‌

Ce fameux Journal contient certainement beaucoup de détails et d’anecdotes ; mais, je ne sais comment cela se fait, à force de lire tous ces riens, on a la sensation de n’avoir rien lu. C’est une immense mine d’informations, où l’on a dit que « tout doit être vérifié », un chaos de renseignements très curieux pour l’histoire des Lettres françaises au xixe siècle.‌

Il y avait aux dîners d’Alphonse Daudet des luttes d’esprit, des conversations pittoresques, quelquefois même des discussions orageuses ; le plus souvent la causerie était générale, agréable et de bon ton. On parlait un soir de Stanley et de ses voyages. C’était l’époque où l’impitoyable explorateur arrachait de force le sédentaire Emin Pacha aux délices de Khartoum. Un des convives, M. Hanotaux, qui devait bientôt, comme ministre, envoyer le commandant Marchand dans des régions où l’Angleterre guerroyante nous avait précédés, se mit à évoquer les grandes découvertes d’Afrique. Daudet, les narines frémissantes, l’imagination grisée de souvenirs, rappelait les magiques lectures d’autrefois, les traversées du Continent noir, Caillé, Speke, Nachtigal, Schweinfurth, Livingstone, Stanley. « Quelle ivresse ! disait-il. Il n’y a pas d’histoire de Simbad le marin qui vaille de pareils récits. On découvrait d’immenses pays chaque fois qu’on tournait la page. L’Afrique était une carte toujours blanche. A présent, c’est fini… L’Afrique n’a plus de mystère. Tout est découvert. L’agence Cook organise des croisières au Tanganika, et il y a des hôtels là où les indigènes dévoraient des hommes tout crus. »

Léon, le fils aîné d’Alphonse Daudet, que j’avais connu en tunique de collégien quand il venait embrasser son père, était maintenant un grand garçon achevant sa médecine et débutant dans les Lettres par des livres de saignante et truculente psychologie. C’était déjà l’homme irréductible qui entrait de plein pied dans la vie en poussant la franchise jusqu’au scandale et prêt à défendre à la pointe de l’épée ses opinions royalistes et batailleuses. Il avait déjà dans ses premiers ouvrages ce style en bistouri qui enlève le morceau et qui fait de lui un des plus remarquables journalistes de notre temps. Alphonse Daudet devina tout de suite ce que promettait ce don d’écrire violent. Il nous lisait un jour quelques passages des petites descriptions qui soulignent les dialogues de Germe et Poussière  : « Je ne sais, disait-il, si c’est parce que je suis son père ; mais je trouve ça tout à fait bien. Il a du talent. Et inutile de vous dire qu’il n’y a pas un mot de moi… » Les Morticoles et le Voyage de Shakespeare ne tardèrent pas à dessiner les contours de cette impétueuse personnalité. Je me suis souvent demandé ce que le libéral Alphonse Daudet, qui méprisait si profondément la politique, aurait pensé de son fils polémiste et royaliste. Je crois qu’il eût été fier de lui. Le fils a réalisé le réactionnaire qui sommeillait chez le père.‌

Ce fut pour tous les amis d’Alphonse Daudet une surprise poignante de constater les premiers symptômes de la maladie qui devait l’emporter après un si long martyre. Les progrès du mal, de jour en jour plus visibles, pétrirent son beau visage de marbre, et lui donnèrent cette expression de résignation radieuse, qui a si douloureusement ému ceux qu’il continuait à recevoir avec le même souriant accueil, jusqu’au moment où défaillirent ses forces physiques. Son âme de bonté grandit encore dans le sacrifice qu’il fit de sa vie, à la première atteinte d’un des plus terribles maux que la science humaine ait renoncé à guérir. Jamais son intelligence ne fut plus subtile, ni la douceur de sa nature plus touchante que dans cette lutte de tous les instants contre une torture que rien ne pouvait adoucir ni épuiser. Ses crises de souffrance ne parvenaient pas à diminuer l’attention qu’il donnait aux autres. Il déplorait l’immobilité qui le clouait dans son fauteuil et l’empêchait de s’employer pour ceux qu’il aimait, «  Hélas ! disait-il, je n’ai plus nulle part de présence réelle. » Quand on lui demandait des nouvelles de sa santé, il répondait avec son sourire désabusé  : « Toujours la même chose… Je suis las de moi… Parlons de vous. » Et il s’informait de votre vie, vous donnait des conseils, vous faisait raconter vos occupations. On était humilié de parler de soi. Quelquefois, cependant, on entrevoyait les dures étapes de sa lassitude. « Mes jours sont comptés, disait-il. J’en ai pour deux ans, pour un an, six mois, on ne sait pas… J’ai vu tous les médicastres… Ils ne savent rien et ne peuvent rien. Qu’importe ! la vie est si bête ! »

Souvent, en pleine réception du jeudi, assis dans son fauteuil, le front mouillé de sueur, il sortait, pour revenir un instant après, subitement calmé par la hâtive et bienfaisante piqûre. On avait pris l’habitude de voir ainsi vivre et parler un Alphonse Daudet tragique, marqué pour la mort, mais toujours debout, toujours vivant et résistant par toutes les puissances de l’âme, que le mal n’arrivait pas à atteindre.‌

L’indomptable malade garda jusqu’à la fin la séduction physique que la lithographie du peintre Carrière a rendue inoubliable, et Maurice Guillemot a raison de dire que, même à cette époque, l’auteur du Nabab ressemblait encore au portrait qu’a donné Théodore de Banville dans ses Camées Parisiens  : « Une tête merveilleusement charmante, la peau d’une pâleur chaude et couleur d’ambre, les sourcils droits et soyeux. L’œil enflammé, noyé, à la fois humide et brûlant, perdu dans la rêverie, n’y voit pas, mais est délicieux à voir. La bouche voluptueuse, songeuse, empourprée de sang, la barbe douce, l’abondante chevelure brune, l’oreille, petite et délicate concourent à un ensemble fièrement viril, malgré la grâce féminine. »‌

On le retrouvait ainsi tous les jours, infatigable, sa courte pipe entre ses doigts grelottants, frôlant de ses yeux myopes le papier et les livres. C’est dans cette attitude d’abandon résigné, de « déliement suprême », si bien rendue par la statue des Champs-Élysées, que les amis d’Alphonse Daudet reverront éternellement le cher grand écrivain, assis devant le bureau de travail qu’il n’abandonna jamais. Terrassé, mais non vaincu, reprenant la plume au moindre répit, il avait quitté la rue Bellechasse et venait à peine de s’installer rue de l’Université, quand un soir, pendant le repas, il eut un râle, sa tête retomba  : il était mort. (17 décembre 1897)…

Cette mort fut un immense deuil pour les lettres françaises. Personne n’a remplacé un tel homme et ne fera oublier son œuvre. Aucun écrivain ne fut plus sincèrement admiré ni plus fidèlement aimé. Ce sera l’honneur de ma vie d’avoir pu l’approcher, d’avoir entendu le son de sa voix et de son âme, et d’avoir essayé de faire revivre ici, dans de trop courtes pages, cette splendide figure…

Chapitre II

Les Samedis d’Heredia §

Vivre, c’est être quitté des autres ; mourir, c’est en être oublié. Le cœur de l’homme se révolte contre la mort et contre l’oubli, qui effacent du même dédain rapide la mémoire des grands artistes et celle des plus humbles créatures. Évoquer les êtres supérieurs qu’on a eu la joie de connaître, redonner aux autres la sensation de leur présence, c’est non seulement interrompre la prescription d’un injuste oubli et entretenir un culte pieux, mais c’est encore ajouter à leurs œuvres deux choses infiniment précieuses  : je veux dire l’enseignement de leurs confidences et l’exemple de leur vie.

J’ai connu Heredia vers 1894, voici à quelle occasion. J’avais écrit dans la Nouvelle Revue une consciencieuse étude, où je m’efforçais d’analyser l’origine, les procédés et les éléments de son talent. En réponse à cet article, Heredia m’adressa une lettre mille fois trop élogieuse, que je crois devoir néanmoins publier, parce qu’elle révèle un des beaux côtés de sa nature de poète :

Mon cher Confrère,

Je vous attendais impatiemment vers les premiers jours du mois, pour vous sauter aux mains et vous dire, dans la plus cordiale étreinte, ce qu’il serait trop long et trop difficile de vous exprimer par des mots, toute ma reconnaissance, non pas tant pour vos louanges, dont je demeure un peu confus, que pour la profonde pénétration, l’incroyable sagacité, l’intuition vraiment merveilleuse dont vous avez fait preuve dans l’analyse psychologique de ma personnalité. La plus complète sympathie d’esprit, une de ces rencontres d’âmes presque magiques et si rares, en peuvent seules expliquer la merveille. Je suis très fier, très touché et très heureux, mon cher confrère, d’avoir été si intelligemment et si généreusement compris et deviné jusque dans les arcanes les plus ignorés de l’âme, de l’esprit et de l’art. Je vous suis profondément reconnaissant de m’avoir donné ce plaisir unique, qui est pour un artiste, amoureux de la beauté profonde et vraie de son art, la récompense suprême, le laurier royal de toutes ses angoisses, la conscience désintéressée de sa vie et qui, mille fois mieux que tous les succès et les applaudissements vulgaires, lui fait comprendre par un mot qu’il a touché le but rêvé et conquis la vraie gloire, celle qu’il s’était choisie. Merci, monsieur, vous avez fait un heureux. Je vous serre les deux mains de bien grand cœur.‌

J.-M. de HEREDIA‌

On se figure la joie qu’une pareille lettre peut donner à un débutant et avec quelle impatience je pris le chemin de la rue Balzac.

En arrivant chez Heredia, j’eus une grande surprise. Je m’attendais à voir un homme appliqué et correct comme son impeccable poésie. Au lieu de cela, je suis reçu à bras ouverts par un homme d’allure très espagnole, une espèce de planteur familial, roulant ses phrases comme un galet d’orage dans la rumeur de la mer. Entré de plein pied dans son amitié, il me sembla que je le connaissais depuis des années, tant il représentait l’idéal d’accueil, de camaraderie, de bonne grâce qu’un inconnu peut rêver de rencontrer chez un maître.

Avec sa stature d’Espagnol légendaire à grande cape, Heredia était bien tel alors que M. Doumic le peignit dans les Débats, le jour de sa réception académique  : « D’une élégance vigoureuse, l’allure très jeune, en dépit des fils d’argent qui se mêlent à la barbe et aux cheveux très noirs, le teint bistré rappelant la « patrie éclatante et lointaine », la tête haute, le regard droit et franc, le son de voix d’un beau cuivre, avec parfois dans la parole une hésitation qui donne aux mots plus de valeur, l’accueil cordial, l’air heureux, et dans toute l’attitude un je ne sais quoi de conquérant, M. de Heredia, comme on l’a dit, plaît par une sorte d’exubérance tropicale, par un curieux mélange de hidalgo et de bon garçon15 »‌

Le méridionalisme d’Heredia n’avait rien de la hâblerie provençale ; le sentiment de sa supériorité ne lui inspira jamais ni une attitude ni un rôle. Il captivait par sa seule bonhomie. Le secret de son influence, je dirais même de sa popularité, venait non pas de son talent, mais d’une simplicité de caractère qui supprimait la distance et le faisait l’égal des plus humbles. Cette familiarité allait bien avec sa perpétuelle ébullition de pensée. Tout se tenait chez lui. Sa tournure d’esprit critique ne parvenait pas à refroidir son enthousiasme, et sa plus ardente admiration gardait toujours quelque chose de pondéré.

Les générations d’aujourd’hui, moins éprises de direction et d’autorité, comprendront difficilement le bonheur que nous éprouvions à aller chez Heredia. Cette journée du samedi avait pour nous l’attrait d’une journée de vacances. On se disait la veille : « A demain, chez Heredia. » On y songeait le matin  : « Aujourd’hui, on va chez Heredia. » On rentrait rue Balzac à trois heures, on y restait jusqu’à sept. L’idée d’échanger de libres sentiments et de chères opinions éveillait chez les visiteurs fraternellement mêlés une sorte de disposition intellectuelle, qui était une véritable fête de l’esprit. On éprouvait cette satisfaction, si rare à Paris, où chacun vit à peu près seul, de retrouver des confrères venus des quatre coins de la capitale et qu’en dehors de cette maison il eût été bien difficile de réunir. Jeunes ou vieux, prosateurs ou poètes, on était heureux d’aller chez l’auteur des Trophées, parce qu’il vous donnait la flatteuse illusion de faire un peu partie du monde littéraire. A force de parler littérature, on finissait par croire que la poésie était une sorte d’état social qui en valait bien un autre. Il fallait entendre de quel ton le maître disait : « Le poète fait ceci… Le poète a le droit… Le poète se moque… » On admirait sa fière allocution à l’empereur de Russie  : « Car le poète seul peut tutoyer les rois. »

Les débutants allaient demander à Heredia des lumières sur leur vocation et des conseils sur leur métier. Il était une leçon vivante. Les faux esthètes, pour qui le poète est un vaticinateur dédaigneusement debout sur son trépied, apprenaient à son école les nécessités de l’effort et les délices du travail. La jeunesse se retrempait au contact de ce grand ami, qui vous dirigeait, vous conseillait et, au besoin, vous ouvrait paternellement les yeux. Il vous prenait dans un coin, il épluchait vos vers, vous indiquait les défauts, le manque de sensibilité, l’épithète banale, le terme impropre. Comment les candidats à la gloire n’eussent-ils pas été attirés par ce grand artiste toujours prêt à mettre à leur disposition les ressources de son expérience et de son talent ? Ceux mêmes que le succès avait consacrés recherchaient auprès de lui la confirmation de leur esthétique et de leurs goûts. Combien d’écrivains pauvres n’avaient pas d’autre fréquentation que la maison de la rue de Balzac ! On allait chez lui, entraîné par son amitié personnelle autant que par cet échange de conversations spéciales, où arrivaient et pétillaient les mots, les anecdotes, les mille rumeurs de Paris, revues, journaux et théâtres…

Heredia accueillait avec le même empressement les encenseurs professionnels et les simples curieux, ceux qu’il invitait à venir le voir aussi bien que ceux qui venaient sans être invités. On lui dit un jour que quelqu’un le demandait dans l’antichambre. Il alla voir et revint effaré… « Connaissez-vous un tel ? (Il nous dit un nom inconnu). Ce doit être un pauvre diable de poète… Il est tellement minable, qu’il n’a pas osé entrer. » Et il alla causer avec lui dans l’antichambre.

Une autre fois quelqu’un fit passer sa carte  : « Faites-le entrer, dit le maître, et, se tournant vers nous d’un air confidentiel  : « C’est un tel… Un excellent homme, très bon garçon… Un raseur effréné. »

J’ai toujours été émerveillé de voir avec quelle facilité Heredia accordait sa confiance à tous ces nombreux admirateurs. Il suffisait, pour être reçu chez lui, d’avoir écrit quelques vers dans quelque lointain journal de province. Il disait à chacun sa façon de penser sur les choses et les personnes, et il était le seul à ne pas soupçonner le danger que pouvaient offrir des confidences faites non seulement à de récents amis, mais quelquefois même à des inconnus.

Heredia avait une candeur qui ne cachait rien, parce qu’elle ne redoutait rien, et je crois, en effet, qu’il n’a pas eu souvent occasion de regretter sa franchise.

A propos de cette inclination à recevoir tant de jeunes écrivains, un romancier de ses amis me dit un jour : « C’est pour ne pas être étranglé par eux ». C’était méconnaître Heredia. Bienveillant par nature, incapable d’effort ou de dissimulation, il était la sincérité même, et si l’on a toujours respecté son caractère, c’est précisément parce qu’il eut toujours avec tout son franc-parler. Il est certain qu’il ne fut jamais attaqué par les jeunes Revues. Malgré l’hostilité du mouvement symboliste contre les Parnassiens, la poésie d’Heredia fut toujours épargnée. Son œuvre a dominé les animosités d’école et les fluctuations de la mode. C’est ce que Verlaine constatait, quand il disait : « J’ai l’honneur de connaître nombre de jeunes poètes, dont la plupart ont le plus bel avenir ouvert devant eux, sur de toutes autres perspectives que le poète qui m’occupe si sympathiquement. Eh bien, leur opinion publique, coupablement indifférente à l’égard de beaucoup de Parnassiens, non des moindres, mais dont il est sage de tenir compte, grand compte, sans doute, est, en particulier, presque sans exception, favorable à Heredia, en dépit de sa versification tout à fait romantique et classique, qui doit leur paraître un peu surannée, ce dont je les blâmerais, car toute forme est bonne, du moment qu’elle est belle. Cette popularité auprès d’une jeunesse aussi difficile est bien significative et méritait une remarque. »

La conversation d’Heredia débordait de verve naturelle. Il ne cherchait pas ce genre d’esprit qui se fausse à vouloir briller et qui croit triompher de la raison quand il ne triomphe qu’avec des mots. Il avait cet autre genre d’esprit, mille fois plus précieux, qu’on pourrait appeler  : Le charme de la raison. Sa sympathie ne fut jamais hypocrite. Il racontait crûment les défauts des autres, et non moins franchement les siens, et cela ne l’empêchait pas de rendre justice à chacun. Il ne cachait ni l’excès de ses admirations ni l’excès de ses désapprobations. Il me dit un jour, en parlant de Moréas  : a C’est un charmant garçon. Je l’aime beaucoup… Il a fait quelques beaux vers ». Il ajouta, après une pause, comme une simple constatation : « J’ai rarement vu un cerveau aussi nul. Il ne sait absolument rien et n’a guère lu que les poètes du xvie siècle », ce qui ne l’empêchait pas de louer les vers de Moréas et de les citer souvent.‌

Un exemple montrera jusqu’à quel point Heredia poussait la franchise. Un homme de lettres de ses amis vint un jour lui annoncer son mariage avec une femme galante très connue  : « Mon cher Heredia, lui dit-il, je viens vous consulter… Je me marie ». « Bah ! dit le poète… Mes compliments… Et avec qui ? » — « Je fais, reprit l’écrivain, un mariage qui sera peut-être très critiqué. J’épouse… » (II nomma, la personne).  «  — Eh bien ! mais, dit Heredia, interloqué, c’est votre droit… Vous êtes libre ». — « Oui, sans doute, mais je voudrais savoir ce qu’on dira d’un pareil mariage… Parlez-moi franchement… » — « Diable ! reprit-le poète, après une minute d’hésitation. Est-ce que cette personne est riche ?… » — « Très riche… » — « Eh bien ! mon cher, c’est bien simple… On dira que vous êtes un m………. » (Il lâcha le mot). L’homme de lettres voulut protester. Heredia l’arrêta  : « Vous m’avez dit de vous parler franchement. Je vous parle franchement ».

Il nous attendait le samedi dans son cabinet de travail, qu’il ne quittait que pour faire quelques courtes apparitions au salon, où Mme Heredia recevait ses amies. Le poète commençait par vous montrer le pot à tabac toujours posé sur la cheminée. Ce cabinet de travail était un temple tabagique, d’une opacité d’atmosphère à laquelle on ne prenait pas garde tout d’abord. On parlait et on circulait, jusqu’à ce que les capacités respiratoires eussent atteint leurs extrêmes limites. Un poète a beau vivre dans les nuages, Heredia lui-même, n’y tenant plus, allait ouvrir la fenêtre, et des bouffées d’air libératrices aéraient enfin cette pièce où fonctionnaient en permanence une trentaine de fumeurs. Heredia offrait des cigares. J’ai vu des gens sortir leur pipe. De temps à autres, la porte du salon s’ouvrait, on entendait le caquetage du thé, le rire des dames, et quelquefois une grande jeune fille souriante apparaissait dans l’entrebâillement et appelait son père.

On dit que les bègues sont timides. Heredia n’était pas timide, et cependant, il bégayait. Cette hésitation, loin d’être ridicule, forçait, au contraire, agréablement l’attention. Il ne dédoublait pas les syllabes, mais les différait, les faisait attendre, et cela produisait de curieux effets. Comment dirai-je ? Heredia se servait d’un pont  : il laissait un intervalle entre les mots, et se simple artifice donnait à ce qu’il disait ou à ce qu’il lisait une sorte d’amplitude captivante. Il récitait d’abord quelques vers sans broncher ; puis, arrêté soudain, il se mettait à battre des paupières et à relever les sourcils. Grâce à quelques consonnes, il franchissait l’obstacle et repartait de plus belle. Ceux qui l’ont entendu savent avec quel plaisir on l’écoutait. Les vers prenaient dans sa bouche une sorte d’harmonie allongée, comme celui-ci, qu’il citait souvent : « Une rose d’automne… mt… mt… est plus qu’une autre… exquise », ou cet autre, de Ronsard, sur les arbres  : « Dont l’ombrage incertain… mt… mt… lentement… se remue ».

Ce genre d’hésitation choquait infiniment moins que le bégaiement de Marieton, qui se butait, fermait les yeux, frappait du pied. Heredia nous dit un jour  : « Mariéton est beaucoup plus bègue que moi. Il prétend qu’on m’appelle le Mariéton de Cuba. Je lui ai fait répondre que personne n’aura l’idée de l’appeler le Heredia de Ly on. Nous bégayons tous les deux, mais nous ne faisons pas les mêmes vers ».

Cette prononciation ne gênait en rien la conversation d’Heredia et ne lui causait un peu d’appréhension que dans certaines circonstances, par exemple le jour où il dut lire son discours à l’Académie. Or, précisément, ce jour-là, pendant toute cette lecture, le poète n’hésita pas une fois. Il fut porté, en quelque sorte, par la solennité d’une diction qui lui permit d’amplifier son débit, et personne ne s’aperçut qu’il était bègue. Il racontait fièrement cette victoire.

Heredia n’était pas superstitieux et s’occupait peu de religion ; mais, comme tous les poètes, l’énigme des choses l’attirait. Il nous racontait, à ce propos, une anecdote qui prouve bien que les phénomènes les plus mystérieux s’expliquent quelquefois le plus naturellement du monde. La famille de Callias habitait, rue Balzac, l’étage au-dessous du sien. Ces personnes furent surprises d’entendre, une nuit, deux ou trois petits coups secs, frappés quelque part dans la maison. La nuit suivante, à la même heure, les petits coups recommencèrent. Les Callias très émus racontèrent la chose à plusieurs locataires, et, ceux-ci n’y comprenant rien, on résolut d’en parler à Heredia. Le poète se mit à rire. L’explication était très simple. En proie à de fréquentes insomnies, il se levait la nuit pour aller fumer une pipe sur son balcon. Quand il avait fini de fumer, il frappait deux ou trois coups sur la balustrade pour secouer la cendre, et c’était là la cause du bruit nocturne qui faisait frissonner les voisins.

En littérature, ce qu’Heredia appréciait avant tout, c’était la sensibilité, la facilité, le naturel. Ce sculpteur laborieux parlait de Lamartine comme du plus grand des poètes. Son enthousiasme pour l’auteur des Méditations s’exprimait en phrases impératives, qui n’admettaient pas de contradictions.‌

« Victor Hugo, disait-il, est un grand poète, Lamartine est la poésie. Le Lac résume tous les chants d’amour qu’on a pu écrire. C’est beau en soi ». Cela était dit d’un ton qui eût imposé silence aux Hugolâtres les plus fanatiques. « La première fois, ajoutait-il, que j’ai vu Lamartine, j’ai eu l’impression que j’étais devant un Dieu. Quand j’ai vu Victor Hugo, j’ai eu la sensation que j’étais devant un homme qui avait très bien fait ses affaires et gagné beaucoup d’argent ». Parlant du prestige de Victor Hugo à Jersey, il soulignait finement l’influence de la politique dans l’énorme réputation du poète. « Les trois quarts de ceux qui l’acclamaient n’avaient pas lu la moitié de ses œuvres », ce qui ne l’empêchait pas d’admirer passionnément celui qu’il appelait, comme Gautier, le « père Hugo ».‌

Dès qu’on entrait chez lui, il se mettait à fumer sa petite pipe à tuyau de roseau. Sa conversation était si active, il tenait si joyeusement tête à tout le monde, interpellant, approuvant ou réfutant, qu’il était constamment occupé à rallumer cette errante pipe, adroitement maniée entre ses deux mains agiles. Heredia se prétendait fumeur. Il l’était moins qu’Alphonse Daudet, et beaucoup moins que Flaubert, qui, au milieu de sa collection de pipes, passait des journées entières « à ne pas défumer ».

Heredia eut un jour l’occasion d’exprimer publiquement son admiration pour Lamartine. Ce fut dans son discours de réception académique (30 mai 1895). Le poète des Trophées avait été nommé à l’Académie en remplacement de Charles de Mazade, qui avait écrit pendant des années la Chronique politique à la Revue des Deux-Mondes et dont il dut faire l’éloge. Tous les samedis, il nous entretenait de ce discours  : « Ça marche… Je travaille… C’est terrible ! » Le terrible, paraît-il, c’était d’être obligé de lire les volumes de M. de Mazade, qui n’étaient pas très récréatifs pour un homme doué de quelque imagination.‌

Un jour, il nous annonça qu’il avait enfin trouvé le moyen de s’intéresser à ce discours. — « Voici  : Mazade a publié un livre sur Lamartine… Je passe avec un mépris rapide sur l’œuvre de Mazade, et j’aborde tout de suite le rôle du grand poète ».

Ce discours, qui lui demanda des semaines de travail et où nous retrouvâmes les idées qu’il nous exposait dans l’intimité, obtint, comme il fallait s’y attendre, le plus vif succès. Heredia admirait l’homme et le poète en bloc, sans restriction, comme Victor Hugo admirait Shakespeare. Les travaux publiés depuis cette époque sur Lamartine n’ont fait que confirmer les opinions de l’auteur des Trophées, qui fut réellement un des premiers promoteurs de la gloire définitive où est entré le chantre de Jocelyn. « Son action, disait-il, a magnifiquement développé ses idées, ces rêves que l’avenir réalisera, en une suite de discours animés d’un souffle vraiment prophétique, sur la question d’Orient, les chemins de fer, le retour des Cendres, les fortifications de Paris, pour ne citer que les plus célèbres. Pour lui, la tribune est un trépied. Il y rend des oracles. Il a prédit, non grâce à d’obscurs ambages sybillins, mais en termes formels, l’ouverture de l’isthme de Suez, l’immense développement des voies ferrées, les difficultés actuelles entre l’Etat et les grandes Compagnies, l’unité de l’Allemagne, le siège de Paris, la guerre civile qui s’ensuivit, que sais-je ? Le premier il a agité dans les assemblées la question sociale ».

Heredia jugeait les productions de Lamartine avec une perspicacité qui d’un mot en classait les valeurs. Il appelle Jocelyn  : « l’unique, grand poème moderne, à la fois sublime et familier », et la Chute d’un Ange  : « le seul grand poème épique du siècle ». Le Lac et le Crucifix « sont les deux plus beaux chants d’amour qu’aient inspirés à l’homme éphémère l’éternité de la nature et le désir de l’immortalité ». Et il terminait par ce cri sincère  : « Que M. de Mazade soit béni pour avoir écrit ce livre sur Lamartine ! » Oui, bénissons M. de Mazade d’avoir donné à Heredia l’occasion de rendre justice au plus grand de tous nos poètes.‌

Vingt ans après, ayant à juger le même homme, M. Barthou apporte le même hommage, à peu près dans les mêmes termes  : a Lamartine est à part. Il a eu des intuitions dont la clairvoyance déconcertait les hommes d’Etat. Il a deviné la fortune mobilière, la puissance de l’Association, les chemins de fer, l’artillerie. Il a préconisé l’alliance anglaise et l’alliance russe. Il a dénoncé la Prusse : « 80 millions d’Allemands groupés en une seule puissance active contre 36 millions de Français, unité destructive de tout équilibre et de toute paix, unité de l’extermination. L’unité allemande, que serait-ce autre chose que la coalition en permanence contre la France ». Quel éclair ! Quel jugement ! Quelle formule ! »

Heredia avait le verbe haut, l’expression des yeux distraite et un peu fixe, surtout quand il vous écoutait, et Dieu sait avec quelle attention il écoutait tout le monde, jusqu’aux malheureux poètes qui venaient lui raconter leurs misères. Peu d’hommes ont été plus serviables. On n’imaginera jamais la quantité de lettres de recommandation qu’il écrivait pour ses amis. Fraîchement débarqué de province, je vivais à cette époque du seul produit des articles que je publiais dans la Revue de Mme Adam. Heredia, qui connaissait ma situation, me demanda un jour s’il ne me serait pas agréable d’être nommé inspecteur des Théâtres. Je n’avais alors sur cette lucrative fonction que les idées assez imprécises d’un ancien habitant de sous-préfecture, qui ignore à peu près tout des théâtres parisiens. Au fait, pourquoi pas ?… On me citait des noms d’inspecteurs  : « Un tel… Un idiot… Tel autre… Un imbécile… » Si ces renseignements étaient sûrs, je pouvais sans fausse modestie me mettre à mon tour sur les rangs. Quelqu’un me dit cependant : « J’ai idée qu’il doit falloir bien des protections ». ! Je le dis à Heredia. Il réfléchit une minute. « C’est évident. Voulez-vous une lettre pour Catulle Mendès ? Mendès a beaucoup de relations dans le monde des Théâtres. C’est un ami ». J’emportai précieusement la lettre qu’il griffonna devant moi, et, à quelques jours de là, je me rendis chez Catulle Mendès. L’auteur de la Maison de la Vieille habitait alors, rue Boccador, le même quartier que l’auteur des Trophées. Les moindres détails de cette mémorable visite sont restés gravés dans mon esprit. C’était en été, par une miroitante après-midi de ciel pur. Je connaissais de vue, l’ayant aperçu quelquefois sur le boulevard, le légendaire Catulle, tanguant du ventre, le menton bien assis sur sa poitrine romantique de faux Christ digérant et repu. Il me reçut, selon son habitude, très aimablement, dans une petite pièce toute intime et assourdie de tapis. Il lut la lettre et se mit à rire  : « Heredia, dit-il, est extraordinaire. Il croit qu’il suffit de faire une demande pour être inspecteur de théâtres… Il n’a pas l’air de se douter qu’il y a des centaines de concurrents. » Et, comme j’attendais la conclusion de sa surprise, il ajouta  : « Voulez-vous mon avis ?… Eh bien ! en ce moment, vous avez personnellement à peu près autant de chances d’être nommé inspecteur des théâtres que d’être président de la République ». Il entra dans les détails et m’expliqua les difficultés d’une pareille candidature, pour un provincial qui venait de quitter ses collines natales et n’avait d’autres relations que quelques bourgeois du Café du Commerce. Mais ce qui fit ma stupéfaction et ce qui rend encore aujourd’hui le souvenir de cette visite inoubliable, c’est d’avoir vu de mes yeux Catulle Mendès se promener de long en large, et, tout en parlant, s’interrompre de temps à autre pour avaler de grands bocks de bière et cracher ensuite tranquillement devant lui, sur le tapis de son propre cabinet de travail. J’emportai de ma visite ce beau trait de mœurs parisiennes.‌

Heredia, on le voit, n’était peut-être pas toujours un homme pratique ; mais il n’y avait pas de sa faute, s’il ne réussissait pas à rendre service.

L’auteur des Trophées fut l’ami et l’élève préféré de Leconte de Lisle qui, entre autres souvenirs, lui légua par testament son habit d’académicien. Heredia le fit ajuster à sa taille, et c’est sous ce costume qu’il fut reçu à l’Académie. J’allai le voir, ce jour-là, rue Balzac. Je ne me souviens plus si c’était bien un samedi ; je sais seulement qu’il me reçut et que nous restâmes seuls quelques instants. « Je suis à vous, me cria-t-il, de la pièce voisine. Je vais vous montrer mon habit ». Il entra, content comme un enfant, en grand costume vert ; et, se tournant et se retournant, il m’expliqua les transformations qu’avait subies le vêtement de Leconte de Lisle. « Vous voyez  : il me va tout à fait bien. J’en suis ravi ». Le bon conquistador était parfaitement à son aise dans cet habit brodé qui mettait en valeur sa belle stature espagnole. « Il est regrettable, me dit-il, que ces sortes de legs n’aient pas passé dans les mœurs. Chaque académicien endosserait ainsi le costume de son prédécesseur. Ce serait, pour beaucoup d’immortels, une véritable économie. Et quel orgueil de porter l’habit de Racine ou de Corneille ! »‌

Heredia ne parlait jamais de son maître Leconte de l’Isle que sur un ton de vénération ardente. Il avait à son sujet d’intarissables souvenirs, à travers lesquels la figure du grand Parnassien prenait pour nous le prestige d’un pape de la littérature, qui, du haut de son infaillible esthétique, s’était fait au-dessus de l’Humanité une place dédaigneuse et dominatrice. Heredia mettait en pratique l’idéal de travail et de perfection que Leconte de l’Isle s’efforçait d’imposer à la Poésie française. On peut discuter cet effort, mais il eut des côtés admirables. « Le Parnasse, où personne n’a pensé bassement, dit excellemment M. Maurice Barrès, doit être loué comme une école de travail minutieux et de respect. Des esprits nobles et libres s’y éveillèrent. Chez les plus modestes poètes qui apprirent de Leconte de Lisle à travailler les vers et à transformer en matière poétique les découvertes de l’archéologie et de la philologie, un anthologue peut trouver le chef-d’œuvre qui sauve un nom et enrichit une littérature ». L’auteur des Trophées fut précisément celui qui sauva ce nom et enrichit cette littérature.‌

Heredia était aussi très lié avec l’helléniste Louis Ménard, l’auteur des Rêveries d’un Païen mystique, ami de Leconte de Lisle. Par leurs formules d’art et leur conception de l’Antiquité, ces deux hommes eurent une très grande influence sur la tournure d’esprit du poète conquistador. On leur a reproché à tous les trois de s’être fait de la Grèce une idée un peu trop barbare et ne répondant peut-être pas tout à fait au véritable génie grec. Une autre école (Moréas, Desrousseaux, Maurras), nous propose une autre notion de la vérité grecque, faite surtout, selon eux, de clarté, d’harmonie et de raison. C’est ainsi que tous les dix ans se succèdent de nouvelles interprétations de ce mystérieux Hellénisme qui survit à toutes les définitions. La Grèce de Dacier n’est pas celle de Taine, et la Grèce de M. Maurras n’est pas celle de M. Barrès. La vérité est peut-être dans la conciliation de ces diverses doctrines. Je crois que l’on continuera longtemps encore à faire le tour de la Grèce, sans trop savoir au juste ce qu’elle a été. La Grèce restera toujours, pour nos imaginations occidentales, le moins assimilable des pays, comme beaucoup de civilisations étrangères, dont le recul des siècles obscurcit fatalement la notion exacte. Comment parviendrions-nous à fixer notre conception de la Grèce, quand nos théories sur la formation politique de la France changent à peu près tous les vingt ans

Quoi qu’il en soit, Heredia n’a jamais douté que Leconte de Lisle et Ménard ne représentassent la véritable tradition hellénique. L’auteur des Trophées ne tarissait pas d’anecdotes sur l’auteur des Rêveries d’un Païen mystique, qui passait pour le plus avare des hommes et qui fut bien en tous cas, le plus franc original qu’on pût voir. Heredia nous citait de lui des traits que n’eût pas dédaignés Molière pour son Harpagon ou Balzac pour son père Grandet. Le glorificateur de la Démagogie et du Polythéisme athéniens habitait alors place de la Sorbonne et fréquentait les plus modestes restaurants du quartier. « Il me forçait quelquefois, nous disait Heredia, à aller manger avec lui dans un restaurant où il prétendait, avec la meilleure foi du monde, qu’on vous servait, à dix sous la portion, de l’excellente viande de chevreuil ». Candide comme un enfant sous sa maigreur socratique de petit vieux ratatiné, Ménard avait beau vivre dans un rêve, il ne perdait jamais le sens des réalités pécuniaires. « je traversais un jour, disait Heredia, le jardin du Luxembourg avec lui et Leconte de Lisle. Ménard eut tout à coup une idée qui nous stupéfia. Il nous invita à prendre quelque chose dans un café. C’était tellement insolite, que nous attendîmes avec curiosité la fin d’une si étrange proposition. Ce fut épique. Au moment de sortir son argent, Ménard nous pria de bien vouloir payer nous-mêmes, sous prétexte qu’il n’avait que des pièces et qu’il serait obligé de changer ».‌

Heredia n’était pas seulement un poète, c’était aussi un critique et un humoriste remarquable, ayant fait de sérieuses études et passé par l’école des Chartes. Je n’ai vu chez personne un sentiment plus vif des valeurs littéraires, si peu de parti-pris dans le jugement, un don d’appréciation si exempt de paradoxe. Est-il besoin de dire qu’il mettait les Anciens au-dessus de tout ? C’était plaisir de l’entendre expliquer un vers de Virgile ou d’Horace. Joaillier vidant un écrin, il détaillait admirablement les vers de Racine et en indiquait les plus fines intentions, comme pour ce vers d’Athalie  : Et du Temple déjà l’aube blanchit le faîte.‌

« L’aurore, disait-il, éclaire l’extrémité du vers, comme elle éclaire d’abord le haut de l’édifice ».‌

André Chénier fut un des poètes préférés d’Heredia, celui dont il s’était le mieux assimilé les procédés de facture. L’introduction qu’il a mise en tête de son édition des Bucoliques est certainement la meilleure étude que nous ayons sur l’auteur de la Jeune Captive. Il nous montrait par des subtils rapprochements tout ce que Lamartine et Hugo doivent à cet étonnant précurseur, qu’il considérait comme un créateur de poésie et de langue françaises.‌

Heredia était trop épris de perfection pour ne pas admirer profondément Flaubert. La pompe de Salammbô, le côté un peu rigide de cette rhétorique réaliste ne l’empêchaient pas de reconnaître le talent de Flaubert et de voir dans Madame Bovary un chef-d’œuvre d’évocation et de style. Mais ce qu’il aimait le plus dans l’œuvre de Flaubert, c’était sa Correspondance. « Il n’a rien écrit de plus fort, disait-il. C’est là qu’il a mis le plus de talent spontané. On trouve là non seulement ses plus belles descriptions, mais un monde d’idées critiques. Le second volume, le Voyage en Orient, est un trésor de sensations et d’images et donne la mesure d’un artiste supérieur à sa réputation ».‌

Les points de contact entre Heredia et Flaubert étaient nombreux. L’auteur des Trophées a publié, en tête de sa traduction du Journal de Bernal-Diaz, un tableau du départ des Conquistadors, dont Flaubert se plaisait à déclamer des passages, debout sur une table, dans des réunions d’amis. Heredia louait ses ouvrages sans restriction et avait notamment un goût tout personnel pour Bouvard et Pécuchet. « C’est un chef-d’œuvre, disait-il. Il y a des gens qui n’aiment pas ce livre. Je le trouve prodigieusement comique. Si Flaubert eût pu l’achever, nous aurions eu notre Don Quichotte ». Ce jugement scandalisera les petits maîtres de la Critique, ceux qui font les difficiles et s’imaginent que c’est un signe de supériorité de n’être sensibles qu’aux défauts de Flaubert. Je ne pense pas, pour ma part, qu’on puisse aimer la littérature et mépriser un livre qui fait si voluptueusement sentir la vanité de l’érudition et de la lecture.‌

L’opinion d’Heredia sur Flaubert était l’impartialité même. Il faisait preuve de clairvoyance, quand il déclarait, par exemple, que tous les défauts que l’on peut reprocher au grand romancier réaliste n’arriveront pas à diminuer sa réputation. Salammbô reste réellement, comme il le disait, une belle tentative d’illusion descriptive, ayant tous les mérites, toutes les qualités que signalait Leconte de Lisle, lorsqu’il écrivait à son cher Flaubert  : « J’avais déjà lu ton livre avec la plus vive admiration. C’est plein de force et d’éclat, et pénétré partout de ce génie singulier propre à notre siècle et qui reconstruit pièce à pièce les époques passées par leurs côtés puissants et idéalement vrais. Salammbô est une œuvre moderne par excellence, quoi qu’en disent les imbéciles. Tu es un poète et un peintre comme il y en a peu. Si ta Carthage ne ressemble pas à la vieille cité punique, tant pis pour celle-ci, mais tu as vu et très bien vu ».‌

Heredia avait l’admiration franche, presque brutale ; mais il savait, quand il le fallait, faire ses réserves. Aimait-il un livre, il le criait sur les toits et vous forçait à le lire. C’est ainsi qu’il nous révéla les romans de Judith Gautier et de Léon Cahun, résurrections historiques d’une fauve intensité. « Comment ! s’écriait-il, vous ignorez Cahun et Judith Gautier ?… Lisez cela. C’est un monde !… » Ces jugements déroutaient certains jeunes gens, pour qui la littérature se résumait à Rimbaud, Tinan, Baudelaire et Verlaine.

Il nous parlait souvent aussi de l’auteur des Iambes, Auguste Barbier, qu’il avait beaucoup connu et dont il aimait sincèrement le talent. Il se plaisait à répéter les vers connus :

Ô Corse à cheveux plats, que la France était belle,
Au grand Soleil de Messidor !
C’était une cavale indomptable et rebelle,
Sans freins d’acier ni rênes d’or…

Non, non, la Liberté n’est pas une Comtesse
Du noble faubourg Saint-Germain, etc.

— « Ce sont, disait Heredia, de beaux vers, écrits dans une langue commune. Barbier est l’auteur des Iambes. Il n’a jamais plus recommencé. Cependant son recueil du Pianto contient des sonnets admirables ». Et il citait celui sur Michel Ange, qui se termine par ce vers auquel sa diction donnait une ampleur magnifique :

Tu mourus longuement, plein de gloire et d’ennui.

Il ajoutait  : « Ce Barbier était l’homme le plus bête que j’aie connu. Il était tellement bête, qu’on se demandait comment il avait pu faire de pareils vers. Il est vrai qu’on n’a pas besoin d’être intelligent pour être bon poète ».

Les sonnets du Pianto sont en effet, fort beaux. Quelques-uns peuvent passer pour les premiers modèles des grands sonnets retentissants qui font la gloire des Trophées.‌

Heredia n’éprouvait pas une grande tendresse pour l’œuvre réaliste de Zola, bien qu’il déclarât l’Assommoir et Germinal deux ouvrages de premier ordre. Au début de l’affaire Dreyfus, pendant le procès Zola, les réponses de l’auteur de Nana devant ses juges, provoquèrent ses étonnements indignés. « C’est un mégalomane ! disait-il. Il est complètement fou ».‌

Heredia ne plaçait personne au-dessus de Balzac, qu’il considérait comme le père du roman français, une puissance devant laquelle il fallait s’incliner. Parmi les classiques, ses auteurs favoris étaient Ronsard et Du Bellay. Il les citait à tout propos et, découvrait-il chez eux quelque beau vers oublié, il en faisait part à tous ses amis.‌

Il aimait la poésie de Coppée, si différente de la sienne. Il y trouvait une sensibilité réelle, malgré le légendaire mélange de prosaïsme qu’il raillait lui-même avec bonhomie, « Dernièrement, nous dit-il, j’ai assisté à un enterrement d’un bourgeois de Neuilly. Parmi les corporations qui suivaient le cortège, il y en avait une qui portait une bannière sur laquelle on lisait une inscription qui eût fait un bon vers de Coppée  :

Le cercle des joueurs des boules de Boulogne.

Il citait un autre vers  :

La Caisse des Dépôts et Consignations,‌

qui n’était pas inférieur à cet autre, que l’on attribue aussi à Coppée :

Et la Gendarmerie est un pantalon blanc.‌

Il était surtout question d’art et de littérature dans ces réunions de la rue Balzac ; mais la politique et la vie parisienne y tenaient aussi leur place. A cette époque, Heredia voyait très souvent son ami le ministre Hanotaux. Il nous dit un jour, d’un ton confidentiel  : « Vous savez que Guillaume Il est en ce moment à Paris ? La police est sur les dents, le Gouvernement est très ennuyé. Guillaume II vient quelquefois à Paris. Le rêve de ce faux Frédéric II, mâtiné de Lohengrin, serait, paraît-il, d’être populaire en France. — Qu’il nous rende l’Alsace et la Lorraine, dit quelqu’un ; on le portera en triomphe ! — Il ne demanderait peut-être pas mieux, dit Heredia ». Nous avions encore des illusions, à cette époque, sur Guillaume II.

J’ai rarement entendu Heredia parler peinture, bien qu’il aimât les enluminures et les belles illustrations. En revanche, il méprisait franchement la musique. « C’est, disait-il, en parodiant un mot célèbre, le plus cher et le plus imprécis de tous les bruits. Le même air peut être à la fois un air de fête ou une marche funèbre. La musique n’a que l’expression qu’on lui donne et dépend de la sensation de chacun. C’est un art inférieur, parce qu’il est informulé. Voyez le Lac de Lamartine. La poésie est belle. La musique en a fait une romance banale ».‌

Il n’y avait rien à objecter. Ceux qui ne comprennent pas la musique ont des raisons de ne pas la comprendre que notre raison ne comprend pas. Il faut renoncer à les convaincre, tant qu’on sera obligé de convenir que la valse de Madame Angot commence comme l’Ave Verum de Mozart et que J’ai perdu mon Eurydice est un air de mirliton, qui n’a qu’une valeur expressive.‌

Comme tous les poètes, Heredia détestait les mathématiques. J’ai connu chez très peu de gens une pareille inaptitude pour les sciences exactes. Il était positivement incapable de faire la plus petite addition. Il s’en tirait en bredouillant ou en interrogeant les autres avec une naïveté très crâne. Il citait le mot de Lamartine  : « Les mathématiques sont les chaînes de l’intelligence ».‌

L’auteur des Trophées avait beaucoup connu Barbey d’Aurevilly et évoquait souvent devant nous l’image de l’impérial bohème qui mérita d’être appelé le « Connétable des lettres ». « Il y a des gens, disait-il, qui ne peuvent pas supporter que leur barbe blanchisse. Barbey d’Aurevilly avait la manie de se teindre la barbe, non seulement en noir, mais en bleu ; quelquefois même il la poudrait avec de la poussière d’or. « Vous ne remarquez rien ? » demandait-il. On lui répondait  : Non. Il était très vexé. Je ne sais si l’anecdote est vraie. On raconte la même chose de Baudelaire, qui se teignait les cheveux en vert et qui était fort désappointé qu’on ne le remarquât pas. »‌

Heredia aimait les excentricités. Le comique des choses le ravissait. Il racontait sans rire les pires bouffonneries. « Est-ce drôle ! » répétait-il. C’était son mot  : « Est-ce drôle ! »

Familier avec tout le monde, il se faisait pourtant une très haute idée de la supériorité du poète. C’est un sujet sur lequel il n’entendait pas raillerie. On était poète ou on n’était pas poète. Il tenait la poésie pour un don que vous octroie la nature, mais que l’on développe, qu’on met en valeur par le travail. Il ne prenait pas beaucoup au sérieux les différences d’écoles et il citait volontiers le mot de Flaubert  : « Un bon vers de Boileau vaut un bon vers de Victor Hugo. » Il nous faisait constater, du reste, que Victor Hugo a toujours considéré Boileau comme un vrai poète, et que ce sont les disciples romantiques intransigeants qui ont arraché la perruque du fameux législateur du Parnasse.

Heredia n’acceptait pas souvent les invitations. Un jour, ayant remarqué qu’on ne l’avait invité que pour l’entendre dire un sonnet, il refusa en disant sérieusement  : « Ce serait avec grand plaisir, madame ; malheureusement j’ai pris l’habitude de ne jamais lire moins d’une dizaine de sonnets à la fois. Et cela nous mènerait loin ».

J’ai déjà dit qu’Heredia ne mettait aucun poète au-dessus de Lamartine. Si le culte de Lamartine avait de quoi surprendre chez ce sonore plasticien, on était plus étonné encore de voir la sympathie qu’il montrait pour l’école symbolique. Recherches subtiles, mystérieux sous-entendus, même un peu d’obscurité ne lui semblaient pas inconciliables avec la vraie beauté poétique, et il allait jusqu’à admirer certains vers de Mallarmé qui ne signifient à peu près rien. « On n’a pas besoin de comprendre, disait-il. Il y a des beaux vers qui n’ont aucun sens ». Ce maître de précision admettait les valeurs d’adoucissement, les nécessités d’ombre, les hésitations de pensée qui ont séduit de très bons poètes. « Il n’est point nécessaire, pour nous émouvoir, qu’un poème soit clair », a dit Barrès16. Mais Heredia était trop jalousement artiste pour accepter comme des principes ces pures concessions de forme. Il faisait ses réserves même sur Mallarmé, qu’il avait beaucoup connu. Il raillait notamment ses idées sur la ponctuation, et, s’il parlait de lui avec estime, certains mots ironiques montraient qu’il n’était pas éloigné de le prendre quelquefois pour le plus aimable des mystificateurs.

Parmi les poètes fidèles aux réunions du samedi, il faut citer Henri de Régnier, qui devait bientôt épouser une des filles de Heredia. Par son inspiration mythologique et son genre de talent très parnassien, Régnier s’était fait une place à part dans les prédilections du maître. La mélancolie, l’air un peu distant d’Henri de Régnier contrastaient avec l’amplitude gesticulatrice d’Heredia. Régnier causait quelque temps avec nous, puis nous quittait pour aller prendre le thé au salon et promener devant les dames la grâce nonchalante de son menton désabusé. « Il sera de l’Académie », disait Heredia. Il tint parole.

Quand Henri de Régnier publia ses poèmes libres, Heredia ne put s’empêcher d’admirer ce genre de souple production, qui était pourtant la négation de son esthétique. Je me souviens qu’il prit un jour le livre pour en lire à haute voix quelques pages. C’était une sorte de rêverie sur le bruit des vagues. « Bercez-nous, berceuses voix… etc. » Il se mit à lire, en balançant les syllabes et en levant le doigt pour accompagner le son. « C’est tout à fait à part, disait-il, mais c’est tout à fait bien. C’est d’un… vrai poète. » Heredia était très sensible à ces enchantements de mots, qui s’éloignaient et revenaient comme l’ondulation de la mer. Régnier abandonna vite ces exercices faciles, pour adopter définitivement l’irréprochable forme classique, et je crois que son talent ne s’en est pas mal trouvé.

Au fond, malgré ces légères concessions, Heredia n’aimait pas la métrique sans rimes, ce qu’il appelait si justement la poésie invertébrée. On avait beau lui dire que ces licences facilitaient l’inspiration et permettaient de préciser des sensations rares, il n’était pas dupe. « La vérité, disait-il, c’est que cette poésie-là est beaucoup plus facile à faire. Victor-Hugo, le grand emancipateur du vers français, a posé les dernières limites des libertés qu’on peut se permettre. La poésie française n’a pas d’autres raisons d’être que sa difficulté. Elle cessera d’exister, le jour où elle ne demandera plus ni effort ni règles. Il n’y a rien qu’un bon poète ne puisse exprimer avec des vers réguliers. Si vous ne voulez plus rimer, renoncez aux vers et contentez-vous de la prose harmonieuse de la Tentation de Saint Antoine. » Heredia n’a jamais transigé sur ce chapitre. L’ancien Parnassien demeurait fidèle à la rime et allait même jusqu’à déclarer que les plus belles rimes ne suffisaient pas toujours. « Voyez Sully Prudhomme, disait-il. Ses vers riment très bien. Malheureusement les mots qui sont au bout des vers sont toujours ceux qui ne devraient pas s’y trouver, car ce sont les moins expressifs. C’est ce qui fait que sa poésie est banale. »‌

A propos du sonnet et de la difficulté de cette forme poétique, Heredia citait souvent le légendaire Sonnet d’Arvers. C’est lui qui nous signala la triple répétition du verbe faire :‌

Il était surtout question d’art et de littérature dans ces réunions de la rue Balzac ; mais la politique et la vie parisienne y tenaient aussi leur place. A cette époque, Heredia voyait très souvent son ami le ministre Hanotaux. Il nous dit un jour, d’un ton confidentiel  : « Vous savez que Guillaume Il est en ce moment à Paris ? La police est sur les dents, le Gouvernement est très ennuyé. Guillaume II vient quelquefois à Paris. Le rêve de ce faux Frédéric II, mâtiné de Lohengrin, serait, paraît-il, d’être populaire en France. — Qu’il nous rende l’Alsace et la Lorraine, dit quelqu’un ; on le portera en triomphe ! — Il ne demanderait peut-être pas mieux, dit Heredia ». Nous avions encore des illusions, à cette époque, sur Guillaume II.

J’ai rarement entendu Heredia parler peinture, bien qu’il aimât les enluminures et les belles illustrations. En revanche, il méprisait franchement la musique. « C’est, disait-il, en parodiant un mot célèbre, le plus cher et le plus imprécis de tous les bruits. Le même air peut être à la fois un air de fête ou une marche funèbre. La musique n’a que l’expression qu’on lui donne et dépend de la sensation de chacun. C’est un art inférieur, parce qu’il est informulé. Voyez le Lac de Lamartine. La poésie est belle. La musique en a fait une romance banale ».‌

Il n’y avait rien à objecter. Ceux qui ne comprennent pas la musique ont des raisons de ne pas la comprendre que notre raison ne comprend pas. Il faut renoncer à les convaincre, tant qu’on sera obligé de convenir que la valse de Madame Angot commence comme l’Ave Verum de Mozart et que J’ai perdu mon Eurydice est un air de mirliton, qui n’a qu’une valeur expressive.‌

Comme tous les poètes, Heredia détestait les mathématiques. J’ai connu chez très peu de gens une pareille inaptitude pour les sciences exactes. Il était positivement incapable de faire la plus petite addition. Il s’en tirait en bredouillant ou en interrogeant les autres avec une naïveté très crâne. Il citait le mot de Lamartine  : « Les mathématiques sont les chaînes de l’intelligence ».‌

L’auteur des Trophées avait beaucoup connu Barbey d’Aurevilly et évoquait souvent devant nous l’image de l’impérial bohème qui mérita d’être appelé le « Connétable des lettres ». « Il y a des gens, disait-il, qui ne peuvent pas supporter que leur barbe blanchisse. Barbey d’Aurevilly avait la manie de se teindre la barbe, non seulement en noir, mais en bleu ; quelquefois même il la poudrait avec de la poussière d’or. « Vous ne remarquez rien ? » demandait-il. On lui répondait  : Non. Il était très vexé. Je ne sais si l’anecdote est vraie. On raconte la même chose de Baudelaire, qui se teignait les cheveux en vert et qui était fort désappointé qu’on ne le remarquât pas. »‌

Heredia aimait les excentricités. Le comique des choses le ravissait. Il racontait sans rire les pires bouffonneries. « Est-ce drôle ! » répétait-il. C’était son mot  : « Est-ce drôle ! »

Familier avec tout le monde, il se faisait pourtant une très haute idée de la supériorité du poète. C’est un sujet sur lequel il n’entendait pas raillerie. On était poète ou on n’était pas poète. Il tenait la poésie pour un don que vous octroie la nature, mais que l’on développe, qu’on met en valeur par le travail. Il ne prenait pas beaucoup au sérieux les différences d’écoles et il citait volontiers le mot de Flaubert  : « Un bon vers de Boileau vaut un bon vers de Victor Hugo. » Il nous faisait constater, du reste, que Victor Hugo a toujours considéré Boileau comme un vrai poète, et que ce sont les disciples romantiques intransigeants qui ont arraché la perruque du fameux législateur du Parnasse.

Heredia n’acceptait pas souvent les invitations. Un jour, ayant remarqué qu’on ne l’avait invité que pour l’entendre dire un sonnet, il refusa en disant sérieusement  : « Ce serait avec grand plaisir, madame ; malheureusement j’ai pris l’habitude de ne jamais lire moins d’une dizaine de sonnets à la fois. Et cela nous mènerait loin ».

J’ai déjà dit qu’Heredia ne mettait aucun poète au-dessus de Lamartine. Si le culte de Lamartine avait de quoi surprendre chez ce sonore plasticien, on était plus étonné encore de voir la sympathie qu’il montrait pour l’école symbolique. Recherches subtiles, mystérieux sous-entendus, même un peu d’obscurité ne lui semblaient pas inconciliables avec la vraie beauté poétique, et il allait jusqu’à admirer certains vers de Mallarmé qui ne signifient à peu près rien. « On n’a pas besoin de comprendre, disait-il. Il y a des beaux vers qui n’ont aucun sens ». Ce maître de précision admettait les valeurs d’adoucissement, les nécessités d’ombre, les hésitations de pensée qui ont séduit de très bons poètes. « Il n’est point nécessaire, pour nous émouvoir, qu’un poème soit clair », a dit Barrès16. Mais Heredia était trop jalousement artiste pour accepter comme des principes ces pures concessions de forme. Il faisait ses réserves même sur Mallarmé, qu’il avait beaucoup connu. Il raillait notamment ses idées sur la ponctuation, et, s’il parlait de lui avec estime, certains mots ironiques montraient qu’il n’était pas éloigné de le prendre quelquefois pour le plus aimable des mystificateurs.

Parmi les poètes fidèles aux réunions du samedi, il faut citer Henri de Régnier, qui devait bientôt épouser une des filles de Heredia. Par son inspiration mythologique et son genre de talent très parnassien, Régnier s’était fait une place à part dans les prédilections du maître. La mélancolie, l’air un peu distant d’Henri de Régnier contrastaient avec l’amplitude gesticulatrice d’Heredia. Régnier causait quelque temps avec nous, puis nous quittait pour aller prendre le thé au salon et promener devant les dames la grâce nonchalante de son menton désabusé. « Il sera de l’Académie », disait Heredia. Il tint parole.

Quand Henri de Régnier publia ses poèmes libres, Heredia ne put s’empêcher d’admirer ce genre de souple production, qui était pourtant la négation de son esthétique. Je me souviens qu’il prit un jour le livre pour en lire à haute voix quelques pages. C’était une sorte de rêverie sur le bruit des vagues. « Bercez-nous, berceuses voix… etc. » Il se mit à lire, en balançant les syllabes et en levant le doigt pour accompagner le son. « C’est tout à fait à part, disait-il, mais c’est tout à fait bien. C’est d’un… vrai poète. » Heredia était très sensible à ces enchantements de mots, qui s’éloignaient et revenaient comme l’ondulation de la mer. Régnier abandonna vite ces exercices faciles, pour adopter définitivement l’irréprochable forme classique, et je crois que son talent ne s’en est pas mal trouvé.

Au fond, malgré ces légères concessions, Heredia n’aimait pas la métrique sans rimes, ce qu’il appelait si justement la poésie invertébrée. On avait beau lui dire que ces licences facilitaient l’inspiration et permettaient de préciser des sensations rares, il n’était pas dupe. « La vérité, disait-il, c’est que cette poésie-là est beaucoup plus facile à faire. Victor-Hugo, le grand emancipateur du vers français, a posé les dernières limites des libertés qu’on peut se permettre. La poésie française n’a pas d’autres raisons d’être que sa difficulté. Elle cessera d’exister, le jour où elle ne demandera plus ni effort ni règles. Il n’y a rien qu’un bon poète ne puisse exprimer avec des vers réguliers. Si vous ne voulez plus rimer, renoncez aux vers et contentez-vous de la prose harmonieuse de la Tentation de Saint Antoine. » Heredia n’a jamais transigé sur ce chapitre. L’ancien Parnassien demeurait fidèle à la rime et allait même jusqu’à déclarer que les plus belles rimes ne suffisaient pas toujours. « Voyez Sully Prudhomme, disait-il. Ses vers riment très bien. Malheureusement les mots qui sont au bout des vers sont toujours ceux qui ne devraient pas s’y trouver, car ce sont les moins expressifs. C’est ce qui fait que sa poésie est banale. »‌

A propos du sonnet et de la difficulté de cette forme poétique, Heredia citait souvent le légendaire Sonnet d’Arvers. C’est lui qui nous signala la triple répétition du verbe faire :‌

Et celle qui l’a fait n’en a jamais rien su…‌
Et j’aurai jusqu’au bout fait mon temps sur la terre…‌
Pour elle, quoique Dieu l’ait faite douce et tendre…‌

Qu’on me permette, à propos de ce Sonnet d’Arvers, une courte digression qui eût certainement intéressé Heredia. Mon ami, l’excellent poète Ernest Jaubert, m’a écrit la lettre suivante :

« Je connais une autre version du fameux quatrain de ce célèbre sonnet. La voici :
Mon âme a son secret, ma vie a son mystère,‌
Un amour éternel en un moment conçu ;‌
Comme il est sans remède, il a fallu le taire ;‌
Celle qui l’inspira n’en a jamais rien su.‌

« Ce qui est intéressant dans cette version, c’est qu’elle comporte une répétition de moins du verbe faire, et qu’elle atténue ainsi le reproche mérité par la version usuelle que vous donnez dans votre Art d’écrire et beaucoup d’autres personnes avec vous. Evidemment vous avez tous copié la même. La mienne, je la tiens de mon cousin Joseph Pons, qui fut secrétaire de Sainte-Beuve, et Sainte-Beuve la tenait d’Arvers lui-même, paraît-il. Ce Pons fut un singulier type. Figurez-vous qu’universitaire et principal du collège de Barcelonnette, il partit brusquement, enlevant la femme du sous-préfet. Vous jugez si l’on glosa chez les Gavots. Ceci se passait en des temps lointains. J’étais alors élève au collège de Digne, où Pons avait été professeur, et c’est lui qui un jour fit part à mon frère aîné, devant moi, de la véritable version du Sonnet. Vous ferez de la présente communication, comme disent les comptes rendus des académies, l’usage qu’il vous plaira. J’ai pensé qu’elle vous amuserait, et peut-être vous sera-t-il possible de tirer la chose au clair. Le plus simple serait sans doute de consulter l’édition princeps du volume d’Arvers. A moins que même cette édition ne porte la mauvaise forme et qu’Arvers ne l’ait corrigée après coup, sans avoir le temps de reporter la correction sur un tirage ultérieur. Dans ce cas, poser la question, ne serait pas la résoudre. Resterait alors à déterminer laquelle des deux versions serait la meilleure, et je crois bien que c’est la nouvelle. Qu’en pensez-vous ? »‌

J’ai le regret de ne pas être tout à fait de cet avis. Je crois que le premier texte, malgré ses trois répétitions, est encore préférable… Mais revenons à Heredia.‌

On pense si notre grand ami fut entouré de sollicitations, quand il fut nommé directeur littéraire du Journal. Il prit d’abord ce rôle de censeur très au sérieux, mais il ne tarda pas à nous confier ses déceptions. Il avait pour mission de choisir les «  nouvelles » que le Journal devait publier ; pour tout le reste, on ne le consultait même pas, et il était là, disait-il, a comme un pavillon destiné à couvrir la marchandise ». Désespérant d’avoir aucune espèce d’autorité, il se résigna à n’avoir aucune espèce d’initiative. M. Hanotaux finit par le tirer de cette situation, en le faisant nommer Conservateur de la Bibliothèque de l’Arsenal.‌

Les réceptions du samedi prirent une physionomie nouvelle dans les appartements de Charles Nodier, que le poète des Trophées était fier d’habiter et sur lesquels il aimait à raconter d’aimables anecdotes. D’anciens amis avaient disparu ; de nouveaux survinrent. On fut d’abord un peu déçu de se trouver dans ce lointain quartier, baigné par une Seine nonchalante qui donnait à ce logement une physionomie spéciale de solitude et d’exil. C’est à l’Arsenal qu’apparurent les premiers symptômes de la maladie qui devait si rapidement emporter le poète, sans parvenir à diminuer son activité ni sa bonne humeur. Il raillait seulement avec un sourire un peu plus triste le régime auquel il était soumis, la tasse de lait chaud qu’on lui apportait régulièrement vers cinq heures. Heredia avait enfin trouvé la fonction de ses rêves dans cette bibliothèque dont il vous montrait amoureusement les hautes salles impressionantes et les précieux manuscrits à fines enluminures.‌

Là encore le bon conquistador continua à accueillir la jeunesse et à donner aux débutants ce que nous appelions des « consultations de poésie ». C’est avec la plus parfaite bonne foi qu’il louait chez les autres certains sonnets visiblement exécutés selon sa propre formule, articles d’imitation, portant la marque authentique du maître. Il ne mettait aucun amour propre à vous livrer les secrets de son métier ; il vous communiquait ses brouillons ; il vous disait le temps que lui coûtait ses vers. Il racontait qu’il gardait depuis des années sur le chantier deux ou trois sonnets qu’il ne parvenait pas à finir. « Je les quitte. Je les reprends. » Il nous récita un jour le commencement d’un sonnet sur Cicéron et les Rostres, qui était admirable de ton et de majesté antiques. Il ne cachait pas ses efforts d’assimilation et ce qu’il empruntait aux autres. Loin de s’attribuer le mérite du fameux vers final d’Antoine et Cléôpatre  : Toute une mer immense où fuyaient des galères, il nous faisait remarquer que cette image était contenue toute entière dans Plutarque.‌

La modestie d’Heredia éclate, si on peut dire, dans la qualité même de son œuvre, si scrupuleusement impersonnelle. On discute encore la question de savoir dans quelle mesure la prédominance du Moi peut accroître la sensibilité poétique. Je lui dis un jour mon étonnement qu’il eût mis si peu de confidences passionnelles dans sa poésie. Il répondit avec sa bonhomie hautaine : « C’est que les amours des autres… mt… mt… m’intéressent très peu, et les miennes… encore moins. » Il disait aussi, dans le même ordre d’idées, après avoir lu le volume d’un jeune homme qui s’est étroitement assimilé la langue de Victor Hugo  : « Remarquez-vous ?… C’est très drôle… Il parle… tout le temps de lui, et il n’a… mt… mt… aucune espèce de personnalité. »

C’est ce besoin de franchise sur les autres et sur lui-même qui lui faisait dire, en parlant de ses propres décorations : « Ne vous imaginez pas que ce soit mon talent qui m’ait valu le ruban rouge et la rosette. C’est uniquement à titre étranger. » Heredia ne tarda pas, d’ailleurs, à se faire naturaliser. « La France, disait-il, dans son discours de réception à l’Académie, la France était la patrie de mon intelligence et de mon cœur. Je l’ai aimée dès le berceau. Sa langue est la première qui m’ait charmé par la voix maternelle ». Il avouait encore que ce n’était pas son talent qui lui avait ouvert les portes de l’Académie. « Non, on m’a élu tout simplement pour faire échouer un concurrent. Je me suis aperçu, en faisant mes visites, que presque aucun de ces messieurs n’avait lu mes vers. C’est toujours ainsi que cela se passe. On vous nomme pour en écarter un autre. » Heredia, on le sait, ne publia ses Trophées en librairie que pour se présenter à l’Académie avec un bagage tangible. Près de 5 000 exemplaires s’enlevèrent en très peu de temps. Avant les Trophées il n’avait publié qu’une œuvre, la traduction française en quatre volumes de la Véridique conquête de la nouvelle Espagne par le capitaine Bernai Diaz del Castillo (1877-1881). Le grand poète a réalisé le tour de force d’écrire ces quatorze volumes dans la vieille langue française correspondant à peu près à la langue Castillane de cette époque, virtuosité littéraire à laquelle le grand Littré a rendu hautement justice.‌

Heredia nous tenait toujours au courant de ce qui se passait à l’Académie. Discussions sur le Dictionnaire, contestations aigres-douces, anecdotes, bons mots ou calembourgs, on ne se figure pas les joyeusetés que se permettent quelquefois les membres de cette docte compagnie. Il avait, notamment sur M. de Broglie et le parti des ducs, des anecdotes que je regrette de n’avoir pas notées en leur temps et qui eussent été piquantes à rappeler. Elles prouvaient que le duc de Broglie appréciait à sa valeur l’intelligence critique du poète et la libre façon dont il jugeait ses confrères. De son côté, Heredia considérait le duc de Broglie comme un historien distingué, expert à faire revivre les vieux documents dans le plus noble des styles.

Quand l’Académie décerna un prix à mon contradicteur Remy de Gourmont (pour l’ensemble de ses œuvres) en même temps qu’un prix à moi-même pour mon volume  : Le Travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains, Heredia me raconta comment cette décision avait été prise. « Nous avons été forcés, me dit-il, de donner un prix à Gourmont. Il paraît qu’il n’est pas très heureux, et qu’il a besoin qu’on lui vienne en aide. D’autre part, Brunetière a fait observer qu’on ne pouvait décerner un prix à Rémy de Gourmont sans vous en offrir un à vous, sous peine de paraître prendre parti dans une querelle littéraire. On a donc décidé de partager le prix entre vous deux 17. »‌

Il venait toute sorte de monde chez Heredia, mais surtout des gens de lettres. Il nous présenta un jour un grand garçon qui avait l’air d’un débutant, tête inclinée, mains dans les poches, cheveux bien rangés sur le front, visage souriant et des yeux bleus d’une extrême douceur. C’était Paul Hervieu. Du fond de ma province, où j’avais lu Peints par eux-mêmes, je m’étais fait une toute autre idée de Paul Hervieu. Je m’attendais à voir un ironiste jugeant les gens en sournois et d’un peu haut. Je me trouvai en face d’un homme timide, qui semblait presque rougir de sa notoriété grandissante. Chaque fois que j’ai revu Paul Hervieu, j’ai toujours subi le charme de cette mélancolie pensive, qui était comme la distinction de son âme répandue sur sa personne. « Ayez-vous lu son dernier volume ? nous dit un jour Heredia, (Il s’agissait de L’Armature). Lisez-le. C’est un des plus beaux romans qu’on ait publiés depuis vingt ans. » L’éloge n’était pas exagéré. Il y a dans ce volume un talent d’analyse de premier ordre et des scènes inoubliables, notamment l’entretien des deux époux, le mari adossé à la cheminée et comprenant qu’il est trompé rien qu’en regardant sa femme. Hervieu n’était pas encore de l’Académie et n’avait pas encore fait les sobres pièces de théâtre qui eussent suffi à établir sa réputation. La Gloire acheva bientôt de couronner sa vie de modestie et de travail, sans changer son caractère ni cette bonté discrète qui lui valut de si solides amitiés. L’admiration que j’ai toujours eue pour sa personne et pour son talent lui avait inspiré à mon égard une sympathie durable dont je lui garde une infinie reconnaissance.‌

La douceur de Paul Hervieu frappait tout le monde. Myriam Harry raconte qu’étant à Royan, durant l’été de 1915, peu de temps avant sa mort, « il vint plusieurs fois avec la baronne de Pierrebourg visiter l’hôpital des blessés. Les Arabes, qui aimaient son attentive douceur, l’avaient appelé le Cheik Kebir, et je suis sûre que les guerriers survivants se rappellent encore cette pâle silhouette distinguée, qui venait si simplement s’asseoir avec eux ».

L’auteur de l’Enigme avait parfois des réflexions de pince-sans-rire qui vous laissaient perplexes. Se moquait-il ? Etait-il sincère ? On se le demande, quand on lit certaines anecdotes, comme celle-ci, que j’emprunte aux Souvenirs de Paul Flat :

« Paul Hervieu, qui est mort prématurément de la guerre, me disait un jour avec ce sérieux qui ne l’abandonnait jamais et qui est la marque des grands ambitieux : — Croyez-vous que le théâtre de Musset vivra ?… Si j’avais eu quelque à-propos, j’aurais pu lui répondre  : — Pas autant que le vôtre, évidemment, mon cher maître, mais je n’ai jamais eu que l’esprit de l’escalier, qui contredit tout à propos. Par le silence je me contentai de marquer ma stupéfaction qu’un doute pareil pût s’offrir à la pensée d’un homme généralement considéré comme un écrivain. »‌

La vocation littéraire de Paul Hervieu datait de loin. Entré au cabinet Freyssinet et aux Affaires Etrangères vers 1880, nommé plus tard Secrétaire d’ambassade à Mexico, où il refusa de se rendre, Hervieu démissionna et alla rédiger à Melun le journal local de M. de Choiseul. Il revint bientôt à Paris et publia dans le Gil Blas un document qui fit sensation. C’était le fac-similé des notes de Jules Favre sur son entrevue à Ferrières avec Bismark.‌

J’ai le plaisir de connaître un des meilleurs amis de Paul Hervieu, M. Fernand Gavarry, ministre plénipotentiaire en retraite, auteur de quelques œuvres très humoristiques, Une maîtresse femme, l’Ultimatum, etc., et qui a bien voulu me laisser feuilleter la collection de lettres et de manuscrits écrits par son ami, au cours de longues années de correspondance et d’intimité. On y trouve des pages savoureuses. Hervieu avait débuté par faire des vers dans le genre Musset, comme ceux-ci, qui sont de 1875 : (Il était né en 1857).‌

« Ce qui est intéressant dans cette version, c’est qu’elle comporte une répétition de moins du verbe faire, et qu’elle atténue ainsi le reproche mérité par la version usuelle que vous donnez dans votre Art d’écrire et beaucoup d’autres personnes avec vous. Evidemment vous avez tous copié la même. La mienne, je la tiens de mon cousin Joseph Pons, qui fut secrétaire de Sainte-Beuve, et Sainte-Beuve la tenait d’Arvers lui-même, paraît-il. Ce Pons fut un singulier type. Figurez-vous qu’universitaire et principal du collège de Barcelonnette, il partit brusquement, enlevant la femme du sous-préfet. Vous jugez si l’on glosa chez les Gavots. Ceci se passait en des temps lointains. J’étais alors élève au collège de Digne, où Pons avait été professeur, et c’est lui qui un jour fit part à mon frère aîné, devant moi, de la véritable version du Sonnet. Vous ferez de la présente communication, comme disent les comptes rendus des académies, l’usage qu’il vous plaira. J’ai pensé qu’elle vous amuserait, et peut-être vous sera-t-il possible de tirer la chose au clair. Le plus simple serait sans doute de consulter l’édition princeps du volume d’Arvers. A moins que même cette édition ne porte la mauvaise forme et qu’Arvers ne l’ait corrigée après coup, sans avoir le temps de reporter la correction sur un tirage ultérieur. Dans ce cas, poser la question, ne serait pas la résoudre. Resterait alors à déterminer laquelle des deux versions serait la meilleure, et je crois bien que c’est la nouvelle. Qu’en pensez-vous ? »‌

J’ai le regret de ne pas être tout à fait de cet avis. Je crois que le premier texte, malgré ses trois répétitions, est encore préférable… Mais revenons à Heredia.‌

On pense si notre grand ami fut entouré de sollicitations, quand il fut nommé directeur littéraire du Journal. Il prit d’abord ce rôle de censeur très au sérieux, mais il ne tarda pas à nous confier ses déceptions. Il avait pour mission de choisir les «  nouvelles » que le Journal devait publier ; pour tout le reste, on ne le consultait même pas, et il était là, disait-il, a comme un pavillon destiné à couvrir la marchandise ». Désespérant d’avoir aucune espèce d’autorité, il se résigna à n’avoir aucune espèce d’initiative. M. Hanotaux finit par le tirer de cette situation, en le faisant nommer Conservateur de la Bibliothèque de l’Arsenal.‌

Les réceptions du samedi prirent une physionomie nouvelle dans les appartements de Charles Nodier, que le poète des Trophées était fier d’habiter et sur lesquels il aimait à raconter d’aimables anecdotes. D’anciens amis avaient disparu ; de nouveaux survinrent. On fut d’abord un peu déçu de se trouver dans ce lointain quartier, baigné par une Seine nonchalante qui donnait à ce logement une physionomie spéciale de solitude et d’exil. C’est à l’Arsenal qu’apparurent les premiers symptômes de la maladie qui devait si rapidement emporter le poète, sans parvenir à diminuer son activité ni sa bonne humeur. Il raillait seulement avec un sourire un peu plus triste le régime auquel il était soumis, la tasse de lait chaud qu’on lui apportait régulièrement vers cinq heures. Heredia avait enfin trouvé la fonction de ses rêves dans cette bibliothèque dont il vous montrait amoureusement les hautes salles impressionantes et les précieux manuscrits à fines enluminures.‌

Là encore le bon conquistador continua à accueillir la jeunesse et à donner aux débutants ce que nous appelions des « consultations de poésie ». C’est avec la plus parfaite bonne foi qu’il louait chez les autres certains sonnets visiblement exécutés selon sa propre formule, articles d’imitation, portant la marque authentique du maître. Il ne mettait aucun amour propre à vous livrer les secrets de son métier ; il vous communiquait ses brouillons ; il vous disait le temps que lui coûtait ses vers. Il racontait qu’il gardait depuis des années sur le chantier deux ou trois sonnets qu’il ne parvenait pas à finir. « Je les quitte. Je les reprends. » Il nous récita un jour le commencement d’un sonnet sur Cicéron et les Rostres, qui était admirable de ton et de majesté antiques. Il ne cachait pas ses efforts d’assimilation et ce qu’il empruntait aux autres. Loin de s’attribuer le mérite du fameux vers final d’Antoine et Cléôpatre  : Toute une mer immense où fuyaient des galères, il nous faisait remarquer que cette image était contenue toute entière dans Plutarque.‌

La modestie d’Heredia éclate, si on peut dire, dans la qualité même de son œuvre, si scrupuleusement impersonnelle. On discute encore la question de savoir dans quelle mesure la prédominance du Moi peut accroître la sensibilité poétique. Je lui dis un jour mon étonnement qu’il eût mis si peu de confidences passionnelles dans sa poésie. Il répondit avec sa bonhomie hautaine : « C’est que les amours des autres… mt… mt… m’intéressent très peu, et les miennes… encore moins. » Il disait aussi, dans le même ordre d’idées, après avoir lu le volume d’un jeune homme qui s’est étroitement assimilé la langue de Victor Hugo  : « Remarquez-vous ?… C’est très drôle… Il parle… tout le temps de lui, et il n’a… mt… mt… aucune espèce de personnalité. »

C’est ce besoin de franchise sur les autres et sur lui-même qui lui faisait dire, en parlant de ses propres décorations : « Ne vous imaginez pas que ce soit mon talent qui m’ait valu le ruban rouge et la rosette. C’est uniquement à titre étranger. » Heredia ne tarda pas, d’ailleurs, à se faire naturaliser. « La France, disait-il, dans son discours de réception à l’Académie, la France était la patrie de mon intelligence et de mon cœur. Je l’ai aimée dès le berceau. Sa langue est la première qui m’ait charmé par la voix maternelle ». Il avouait encore que ce n’était pas son talent qui lui avait ouvert les portes de l’Académie. « Non, on m’a élu tout simplement pour faire échouer un concurrent. Je me suis aperçu, en faisant mes visites, que presque aucun de ces messieurs n’avait lu mes vers. C’est toujours ainsi que cela se passe. On vous nomme pour en écarter un autre. » Heredia, on le sait, ne publia ses Trophées en librairie que pour se présenter à l’Académie avec un bagage tangible. Près de 5 000 exemplaires s’enlevèrent en très peu de temps. Avant les Trophées il n’avait publié qu’une œuvre, la traduction française en quatre volumes de la Véridique conquête de la nouvelle Espagne par le capitaine Bernai Diaz del Castillo (1877-1881). Le grand poète a réalisé le tour de force d’écrire ces quatorze volumes dans la vieille langue française correspondant à peu près à la langue Castillane de cette époque, virtuosité littéraire à laquelle le grand Littré a rendu hautement justice.‌

Heredia nous tenait toujours au courant de ce qui se passait à l’Académie. Discussions sur le Dictionnaire, contestations aigres-douces, anecdotes, bons mots ou calembourgs, on ne se figure pas les joyeusetés que se permettent quelquefois les membres de cette docte compagnie. Il avait, notamment sur M. de Broglie et le parti des ducs, des anecdotes que je regrette de n’avoir pas notées en leur temps et qui eussent été piquantes à rappeler. Elles prouvaient que le duc de Broglie appréciait à sa valeur l’intelligence critique du poète et la libre façon dont il jugeait ses confrères. De son côté, Heredia considérait le duc de Broglie comme un historien distingué, expert à faire revivre les vieux documents dans le plus noble des styles.

Quand l’Académie décerna un prix à mon contradicteur Remy de Gourmont (pour l’ensemble de ses œuvres) en même temps qu’un prix à moi-même pour mon volume  : Le Travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains, Heredia me raconta comment cette décision avait été prise. « Nous avons été forcés, me dit-il, de donner un prix à Gourmont. Il paraît qu’il n’est pas très heureux, et qu’il a besoin qu’on lui vienne en aide. D’autre part, Brunetière a fait observer qu’on ne pouvait décerner un prix à Rémy de Gourmont sans vous en offrir un à vous, sous peine de paraître prendre parti dans une querelle littéraire. On a donc décidé de partager le prix entre vous deux 17. »‌

Il venait toute sorte de monde chez Heredia, mais surtout des gens de lettres. Il nous présenta un jour un grand garçon qui avait l’air d’un débutant, tête inclinée, mains dans les poches, cheveux bien rangés sur le front, visage souriant et des yeux bleus d’une extrême douceur. C’était Paul Hervieu. Du fond de ma province, où j’avais lu Peints par eux-mêmes, je m’étais fait une toute autre idée de Paul Hervieu. Je m’attendais à voir un ironiste jugeant les gens en sournois et d’un peu haut. Je me trouvai en face d’un homme timide, qui semblait presque rougir de sa notoriété grandissante. Chaque fois que j’ai revu Paul Hervieu, j’ai toujours subi le charme de cette mélancolie pensive, qui était comme la distinction de son âme répandue sur sa personne. « Ayez-vous lu son dernier volume ? nous dit un jour Heredia, (Il s’agissait de L’Armature). Lisez-le. C’est un des plus beaux romans qu’on ait publiés depuis vingt ans. » L’éloge n’était pas exagéré. Il y a dans ce volume un talent d’analyse de premier ordre et des scènes inoubliables, notamment l’entretien des deux époux, le mari adossé à la cheminée et comprenant qu’il est trompé rien qu’en regardant sa femme. Hervieu n’était pas encore de l’Académie et n’avait pas encore fait les sobres pièces de théâtre qui eussent suffi à établir sa réputation. La Gloire acheva bientôt de couronner sa vie de modestie et de travail, sans changer son caractère ni cette bonté discrète qui lui valut de si solides amitiés. L’admiration que j’ai toujours eue pour sa personne et pour son talent lui avait inspiré à mon égard une sympathie durable dont je lui garde une infinie reconnaissance.‌

La douceur de Paul Hervieu frappait tout le monde. Myriam Harry raconte qu’étant à Royan, durant l’été de 1915, peu de temps avant sa mort, « il vint plusieurs fois avec la baronne de Pierrebourg visiter l’hôpital des blessés. Les Arabes, qui aimaient son attentive douceur, l’avaient appelé le Cheik Kebir, et je suis sûre que les guerriers survivants se rappellent encore cette pâle silhouette distinguée, qui venait si simplement s’asseoir avec eux ».

L’auteur de l’Enigme avait parfois des réflexions de pince-sans-rire qui vous laissaient perplexes. Se moquait-il ? Etait-il sincère ? On se le demande, quand on lit certaines anecdotes, comme celle-ci, que j’emprunte aux Souvenirs de Paul Flat :

« Paul Hervieu, qui est mort prématurément de la guerre, me disait un jour avec ce sérieux qui ne l’abandonnait jamais et qui est la marque des grands ambitieux : — Croyez-vous que le théâtre de Musset vivra ?… Si j’avais eu quelque à-propos, j’aurais pu lui répondre  : — Pas autant que le vôtre, évidemment, mon cher maître, mais je n’ai jamais eu que l’esprit de l’escalier, qui contredit tout à propos. Par le silence je me contentai de marquer ma stupéfaction qu’un doute pareil pût s’offrir à la pensée d’un homme généralement considéré comme un écrivain. »‌

La vocation littéraire de Paul Hervieu datait de loin. Entré au cabinet Freyssinet et aux Affaires Etrangères vers 1880, nommé plus tard Secrétaire d’ambassade à Mexico, où il refusa de se rendre, Hervieu démissionna et alla rédiger à Melun le journal local de M. de Choiseul. Il revint bientôt à Paris et publia dans le Gil Blas un document qui fit sensation. C’était le fac-similé des notes de Jules Favre sur son entrevue à Ferrières avec Bismark.‌

J’ai le plaisir de connaître un des meilleurs amis de Paul Hervieu, M. Fernand Gavarry, ministre plénipotentiaire en retraite, auteur de quelques œuvres très humoristiques, Une maîtresse femme, l’Ultimatum, etc., et qui a bien voulu me laisser feuilleter la collection de lettres et de manuscrits écrits par son ami, au cours de longues années de correspondance et d’intimité. On y trouve des pages savoureuses. Hervieu avait débuté par faire des vers dans le genre Musset, comme ceux-ci, qui sont de 1875 : (Il était né en 1857).‌

Chanterai-je l’amour ? C’est la corde sensible
Qu’il faudrait caresser d’un doigt souple et léger. ‌
Ah ! ne rougissez pas sans prétexte plausible. ‌
Je ne vois pas de mots couverts à corriger.‌

Je parlais simplement des amours platoniques
Et des amours pensifs sons les balcons dorés,
Des serments confiés aux oreilles pudiques,
Et des regards perdus dans les cœurs azurés.

En 1874, sans le connaître, il adressait les vers suivants à Victor Hugo  :

Maître, pardonnez-moi, si ma plume ose écrire
A celui qu’Appollon Musagète entretient ;
Mais je n’ai pas vingt ans, et votre fière lyre
M’a rendu fou d’amour pour le Dieu qui la tient.

Le premier roman d’Hervieu, l’Inconnu, fut présenté et refusé à l’Illustration. Son ami Gavarry lui conseilla de le porter à la Revue des Deux Mondes. Brunetière, alors secrétaire, reçut le roman et le fit publier. Hervieu n’oublia jamais cet accueil et, à la mort de Brunetière, il publia sur lui un bel article élogieux.‌

Contraste qui n’est pas rare  : Hervieu était à la fois un pessimiste effroyable et un homme très gai, aimant le rire et la malice. Hartmann, Léopardi et Shopenhauer furent ses premières lectures. Son ami Gros-Claude le ravissait par ses charges et ses coqs à l’âne transcendants. Lisant peu, pensant beaucoup, Hervieu disait quelquefois  : « Le grand défaut des pessimistes est de toujours pécher par trop d’optimisme. » Il parlait peu parce qu’il ne voulait dire que des choses intéressantes et qu’il détestait les paroles inutiles. Avant d’ouvrir la bouche, il pensait à ce qu’il allait dire, et cela explique que ses phrases fussent toujours très bien faites. Cette difficulté de s’exprimer le rendait timide et l’empêchait de parler en public. Il lisait ses discours. Un jour, étant délégué à Berlin, il prononça quelques mots choisis, qui enthousiasmèrent ses auditeurs boches  : « Dites-nous souvent de ces jolies choses. » Hervieu eût très bien pu tirer parti de ses habitudes de silence et de mutisme. Il eût été, dans une monarchie, un diplomate distingué.

Il ne se liait pas facilement ; mais, quand il se donnait, c’était la fidélité même. Son sens du comique lui faisait rechercher certains originaux. C’est ainsi qu’il connut au Helder un nommé Lebourg, disparu sans laisser de traces,

Hervieu n’aimait pas les gens ennuyeux. Il répondit à quelqu’un qui lui demandait le nom d’un individu coudoyé dans un cercle  : « C’est le seul survivant d’un groupe qui se rencontrait ici. Tous sont morts. C’est lui qui a hérité de tout. Ils avaient fondé une tontine de raseurs. »

Il écrivait un jour à son ami Gavarry  : « Je me suis livré ces jours-ci à une besogne qui t’aurait sans doute autant intéressé que moi. Après une perte de 250 francs au baccarat, qui avait précédé un gain de 140 francs, j’ai découvert un Grec. Depuis lors, sans provoquer le moindre éclat (car ce Grec était piémontais et probablement styliste, au pire sens du mot) je me suis fait l’ombre de mon bourreau devenu ma victime. Je lui ai montré que je suivais ses regards, ses mains, ses manches, ses poches. Il vient de perdre, par impuissance de réagir et pour sauver les apparences, 1.200 francs. Et, en fin de compte, je viens de le voir filer avec ses malles en tape-cul. Je couche ce soir sur les positions. Un doute seul gâte ma joie  : Ce Grec était-il vraiment un Grec ? »

Le souvenir de Paul Hervieu est resté pour moi inséparable d’Heredia.

C’est encore chez Heredia que j’ai connu André Theuriet, l’auteur de Sauvageonne et de la Princesse verte, qui fut l’ami de tous les écrivains illustres de son temps, Gautier, Banville, Leconte de Lisle, Feuillet, Anatole France, Coppée, Verlaine. Theuriet s’était acquis la sympathie des Jeunes par son amabilité placide de vieux fonctionnaire en retraite. Heredia savait sur lui une foule d’anecdotes, que Theuriet a, d’ailleurs, racontées lui-même dans ses Souvenirs de Vertes saisons. A propos des sonnets d’Heredia, Villiers de L’Isle-Adam voulut prouver un jour à l’auteur de la Maison des deux Barbeaux « que la poésie consistait uniquement dans le choix et la juxtaposition de certains mots étranges, aux sonorités bizarres, aux assonances suggestives. A ses yeux, un sonnet sans défaut était celui où l’on faisait entrer le plus possible de coupes inégales et d’épithètes rares, sans un soupçon d’émotion ni même d’idée. » Ce genre de doctrine n’enthousiasmait pas André Theuriet, qui fut toujours le moins compliqué des poètes. « Comme j’objectais, dit-il, qu’une pareille poétique devait produire des œuvres d’une froideur glaciale, Villiers me lança un regard de dédaigneuse pitié et me répondit avec une solennité hiératique  : « Monsieur, le marbre aussi est froid. »‌

La gloire de Theuriet fut comme sa personne, modeste et distinguée. Il a été le romancier des délicats, en même temps qu’un artiste de grande sensibilité descriptive, qui a passionnément aimé la nature.

On voyait aussi chez Heredia le critique royaliste Edmond Biré, destructeur sournois de légendes démocratiques, auteur d’intéressants ouvrages qui tiennent à la fois de l’histoire et du pamphlet. Ce tombeur des Girondins, toujours souriant et parlant peu, hochant la tête et mâchonnant son éternel cigare, vous donnait tout d’abord un assez médiocre impression. Il avait l’air d’un vieux bohème, barbe inculte, col sale, l’aspect râpé, mais l’œil vif et bon et le regard en attenté, un regard de rat de bibliothèque, toujours prêt à fureter et à grignoter. On ne pouvait le connaître sans l’aimer, bien que l’on soit naturellement enclin à mépriser un peu ceux qui négligent à ce point leur toilette. Une telle absence de soins personnels est un manque de respect non seulement envers soi, mais envers les autres. Je suis de ceux qui croient qu’on peut toujours concilier les exigences de la plus stricte économie avec une mise décente et correcte.

C’est aussi chez Heredia que j’ai connu Henri Bordeaux. L’auteur des Roquevillard habitait alors Thonon, où il exerçait la profession d’avocat et qu’il quittait lui aussi une fois par an pour venir respirer l’air de Paris. Heredia nous présenta l’un à l’autre comme ayant écrit sur lui les deux plus élogieux articles qu’il eût encore lus. Henri Bordeaux passait quelques heures rue Balzac et repartait ensuite pour Thonon. Grand, mélancolique, d’aspect froid, il avait un air de tristesse interrogative qui m’impressionna. Tout lui sourit aujourd’hui. Il eût pu être un critique remarquable ; il a préféré devenir un romancier très lu, l’auteur chéri de la bourgeoisie française. L’éducation familiale dont il a gardé l’empreinte lui a fait une originalité qui explique le succès de ses romans, où sont habilement mis en scène les grands conflits d’honneur, de devoir, de moralité sociale. Henri Bordeaux sait construire un livre, et il a, par dessus tout, du tact et de la mesure.‌

L’entomologiste Maurice Maindron, le brillant auteur de Saint-Cendre, venait aussi régulièrement chez Heredia. Toujours grondant contre quelque mauvais poète ou quelque romancier ridicule, Maindron était le bourru classique, parfaitement aimable et jovial, de bonne compagnie, grand travailleur et écrivain de talent. Je le vis souvent chez Heredia et plus tard au café Vachette, où il faisait, avec Moréas et ses amis, de bruyantes et interminables parties de dominos.‌

On voyait aussi rue Balzac l’explorateur Foa, le tueur de panthères, qui nous a laissé de beaux récits de chasse en Afrique, l’homme le plus doux qu’on pût rêver, avec ses lunettes d’or, sa petite voix tranquille, sa bonne figure de tout repos ; le mélancolique Pierre Louys, qui venait de publier Aphrodite et qui accueillait avec modestie l’ouragan de gloire déchaîné par l’article de Coppée ; Emile Pouvillon, charmant conteur, qui se plaignait de ne pouvoir retrouver la verve de ses premiers romans, l’Innocent et Jean de Jeanne ; Henri Mazel, qui débutait et fondait l’Ermitage en 1890, avec Laurent Tailhade et Bernard Lazare ; Le Vicomte de Guerne, auteur des Siècles morts, espèces de Légendes des Siècles écrites en vers majestueusement parnassiens ; M. d’Avenel, dont on connaît les précieux volumes de documents historiques ; Léon Baracand, qui a publié de délicats romans ; Marcel Schwob, le classique prosateur ; Maxime Formont, plus tard secrétaire de la Revue de Paris et évocateur d’archéologie amoureuse ; Alfred Poizat, roulant déjà dans sa tête les projets de traductions qui devaient le conduire à la Comédie Française ; Rémy de Saint-Maurice, qui eût de si beaux débuts à la Revue des Deux-Mondes ; le glorieux général Dodds, si simple d’accueil et de manières ; le vieux peintre Jules Breton, ami personnel d’Heredia ; Porto Riche, l’Auteur d’amoureuse, dont on nous vantait l’imagination passionnelle ; le docteur Mardrus, dont Heredia disait  : « Comment !… Vous ne connaissez pas ce Levantin… subtil ? » Musurus Bey, qui faisait lui-même de très beaux sonnets ; Auguste Angellier, auteur de parfaits poèmes ; l’historien Du Bled, le souriant conférencier, Léon Séché, l’infatigable érudit, etc.‌

Le poète et romancier Charles Le Goffic venait aussi rue Balzac. Ecrivain de talent, aujourd’hui en pleine renommée, ayant encore grandi son nom par de belles œuvres douloureuses et patriotiques Charles Le Goffic est un Breton qui incarne le type méridional. Toujours ruminant un article ou poursuivant quelque projet, il n’a aucune notion du temps, arrive en retard, tire sa montre, s’excuse et se désole. C’est un caractère, un ami sûr et un critique de goût classique.

Il venait, rue Balzac, bien des gens célèbres ; on y rencontrait aussi beaucoup d’inconnus et quelquefois des originaux de qualité rare. Heredia nous montra un jour sur son bureau un magnifique album, superbement relié. « Voici, nous dit-il, quelque chose d’extraordinaire. C’est un recueil de sonnets manuscrits, faits par un monsieur qui me l’a apporté hier et qui va venir tout à l’heure ». La singularité de ce volume consistait d’abord dans sa merveilleuse calligraphie ; mais le plus drôle, c’est que l’auteur, Edouard Callon, excellent homme, riche, lettré, bon camarade, avait écrit ces sonnets dans une langue absolument incompréhensible, termes de métier, bizarres néologismes, « tours de force d’obscurité », disait Heredia. Il fallait renoncer à comprendre un seul mot de ces rébus-sonnets. L’auteur des Trophées, grand amateur de clarté, se permit d’en faire la remarque. Edouard Gallon lui expliqua alors en souriant le sens des vers qui pouvaient sembler obscurs. Heredia se déclara satisfait et ne fit plus d’objection. Callon était un homme fort instruit, qui se donnait un mal du diable pour exécuter ces merveilleux casse-têtes, parus plus tard en volume sous le titre  : Visions et Raisons. Il habitait, rue de Birague, un bel appartement, dans un vieil hôtel donnant sur la place des Vosges. Au courant de tout ce qui touchait la librairie et l’érudition, il avait chez lui une vaste bibliothèque, uniquement composée de beaux livres reliés, qui faisaient honneur à son goût bibliophilique. Après avoir fréquenté pendant plusieurs années chez Heredia, Edouard Callon mourut d’une crise de diabète, maladie qu’il soignait avec la même application minutieuse qu’il apportait à écrire ses hermétiques sonnets. A ceux qui critiquaient son mode de travail, Callon répondait victorieusement  : « Heredia travaille bien plus que moi. » L’auteur des Trophées savait qu’on lui faisait ce reproche, et il disait avec un certain dédain  : « Il y a des gens qui ont du génie. Moi, je n’ai que du talent. C’est plus rare. » A cette époque, comme aujourd’hui, ses sonnets avaient leurs admirateurs et leurs détracteurs. On citait malicieusement les deux vers d’Henri Becque :

Monsieur Heredia est un homme qui compte ;
Il a fait deux ou trois sonnets de plus qu’Oronte.

Et ce méchant quatrain, qui n’était pas bien méchant :

Tu crois descendre d’un routier
Qui jadis conquit Carthagène ;
Détrompe-toi, noble indigène,
Tu descends de ton cocotier.

Le dénigrement et la louange sont les deux pôles oscillatoires de toute grande réputation en train de se fixer. L’œuvre de Heredia a bravé toutes les négations. Elle résistera, parce qu’elle relève des éternels principes classiques de perfection et de travail qui ont engendré les chefs-d’œuvre de toutes les littératures. On a dit que cet art resplendissant était impassible. La statue de Memmon aussi était impassible ; mais, pour qui savait écouter, elle exhalait une harmonie immortelle. L’auteur des Trophées ne périra point, parce qu’il a donné une âme retentissante au Passé, à la Mythologie et à l’Histoire.‌

Quant à l’homme, son souvenir non plus ne s’effacera pas. Ceux qui l’ont connu garderont fidèlement le culte de sa mémoire. Il fut le maître par excellence, il prodigua ses conseils, il enseigna les secrets de son art. Quand on songe à ce que lui doit la jeunesse d’il y a vingt ans, on ne peut s’empêcher de regretter que nos grands écrivains contemporains ne suivent pas ce bel exemple de confraternité littéraire, en ouvrant aussi leur salon aux jeunes gens avides d’entendre leur parole. Ce rapprochement établirait un lien durable entre ceux qui sont le passé et ceux qui seront l’avenir ; et cette union ne ferait qu’accroître la gloire et la dignité des Lettres Françaises.

Chapitre III

Jean Moréas et le Café Vachette‌ §

La vie de Jean Moréas a été pour bien des gens un sujet de scandale. Moi-même, du fond de ma province, je m’étais fait de lui et des écrivains parisiens une idée romanesque qui n’avait rien de commun avec la réalité. Je ne savais pas que le poète est un être comme les autres, et que son génie ne le sauve ni de la douleur, ni du vice, ni de la misère humaine.

L’exemple de Verlaine et de Musset suffirait à montrer le peu de rapport qui existe entre le culte de la beauté littéraire et la moralité d’un homme. On peut friser la potence, comme Villon, et faire de très beaux vers. Une certaine médiocrité d’âme n’est peut-être pas tout à fait inconciliable avec un genre de production élevée, parce que le talent est non seulement une façon de sentir, mais une façon de se faire sentir des sentiments qui ne vous sont pas habituels.

Pour beaucoup de gens, vie de bohème et vie littéraire sont synonymes. Je rencontrai un jour à Toulon un de mes anciens camarades, l’abbé Gérard, bon gros ecclésiastique, alors curé d’une paroisse du Var. « — Tiens ! te voilà ! me dit-il. Eh bien ! comment ça va ? » Et, me tapotant les mains d’un petit air de protection ironique, il ajouta : « — Tu fais toujours un peu de littérature ? — Eh oui, lui répondis-je modestement. — Ça ne m’étonne pas, reprit-il en riant. Tu as toujours été peu braque. »

Il y a encore en province des personnes qui se figurent que les écrivains mènent à Paris la vie de fêtard, alors que les trois quarts de ces messieurs vivent dans la capitale à peu près comme de bons bourgeois dans leur petite ville. Moréas passait pour un bohème. Ce n’est pas exact. Il n’avait rien du bohème légendaire à la façon de Murger ou Villiers de L’Isle-Adam. Moréas touchait de bonnes rentes familiales et non seulement il ne manquait de rien, mais il ne se privait d’aucun plaisir. Il a vécu, non pas la vie de bohème, mais la vie de café, la vie noctambule, ce qui est bien différent, et il est toujours resté une âme haute et un esprit très noble.

Le dernier bohème authentique fut Villiers de L’Isle-Adam, que Moréas avait connu et fréquenté quelque temps, je n’ai vu qu’une fois l’auteur de l’Eve future. C’était au Gaulois, boulevard des Italiens. Je causais avec un rédacteur, quand on fit passer une carte, et un moment après entra un homme maigre et timide, qui balbutia, prit rendez-vous et sortit. Je demandai qui était ce monsieur. « — Comment ! me dit-on. Vous ne le connaissez pas ? C’est Villiers, le plus grand noctambule de Paris. » Celui-là connut vraiment la bohème et la misère, qu’il résumait d’un mot si pittoresque, une nuit qu’il couchait sous les ponts avec un ami  : « — C’est égal, on s’en souviendra de cette planète. »‌

Moréas a abusé toute sa vie de la robuste santé que lui avait donnée la nature. Il est extraordinaire que son tempérament ait si longtemps résisté aux surmenages destructeurs qu’il s’imposait nuit et jour. Les médecins ne se lassaient pas de le lui répéter. Il n’en croyait rien et se moquait d’eux. Là-dessus, comme en toutes choses, il avait des théories, c’est-à-dire des paradoxes et des entêtements. « Les médecins sont des ânes, disait-il. Je sais très bien ce que j’ai. J’ai les nerfs malades depuis l’âge de quinze ans. Moi seul je sais ce qu’il me faut. Ainsi, par exemple, quand j’ai une indigestion, il n’y a qu’une chose qui me remette l’estomac d’aplomb  : c’est de manger une boîte de homard. » Il n’y avait rien à répliquer. Avec de l’hygiène, de l’air, de l’exercice, la suppression des veillées et de la boisson, Moréas eût vécu cent ans.

Il avait horreur des voyages. J’ai toujours été stupéfait de voir un habitant d’Athènes oublier si complètement son pays natal, « — Comment se fait-il, lui disais-je, que vous ayez si peu d’envie de retourner en Grèce ? Peut-on préférer Montmartre et les Halles au Parthénon, à Argos, à Aulis, à tous ces beaux pays de légende et d’histoire ? » Il répondait par des paradoxes. « C’est pour mieux aimer mon pays que je l’ai quitté ». Il retrouvait, disait-il, le ciel d’Athènes « le matin, sur les fortifications ». Les questions d’art l’intéressaient peu et là Grèce des livres lui suffisait. Il n’était retourné là-bas que deux ou trois fois, notamment pour aller voir jouer son Iphigénie. Il fut, à cette occasion, félicité par le roi, qui, étant déjà venu en France quelques années auparavant, lui exprima sa surprise de ne pas l’avoir rencontré à Paris. « Ça ne m’étonne pas, dit tranquillement Moréas, je ne vais voir personne. »‌

Quand il renonçait au paradoxe, il avait des idées droites et justes et de parfait bon sens. On disait devant lui d’un ouvrage  : « C’est sincère. » — « Etre sincère, dit Moréas, ne signifie rien. On peut écrire des banalités et être sincère. Un imbécile aussi est sincère. J’aimerais mieux qu’on ne soit pas sincère et qu’on fasse de beaux vers. »

Moréas essaya quelquefois de voyager. Il disparaissait subitement. A peine dans la banlieue, il rebroussait chemin, revenait le soir et ne parlait pas de sa tentative d’évasion. Il fit cependant une excursion dans le Midi de la France. Le pays de Bandol et de La Ciotat lui plut beaucoup. « Certes, a-t-il écrit, par un temps ensoleillé, ces collines douces que couronnent de distance en distance les pins élancés, touffus à la cime ; ces platanes fourrés de lierre au bord de la route, ces modestes maisons de plaisance d’où s’envole la fumée même de l’Odyssée, sont un régal non seulement pour les yeux, mais en même temps pour l’âme, éprise d’eurythmie. Et quant à cette blancheur éblouissante qui semble avoir frappé Stendhal, qui dira jamais tout son charme idéal et toute sa vertu philosophique ? Pourrais-je oublier ces deux petits cyprès que j’ai vus aux environs d’Aubagne ? Ils se tenaient à l’entrée d’une blanche clôture, avec l’air d’une résignation si gaie… Moi aussi, j’ai admiré le golfe de Bandol et toute cette côte aiguë. Je la préfère à la molle Riviera, riche en jardins où pendent les citrons d’or. »‌

Cette année-là, Moréas poussa jusqu’à Menton, où se trouvait alors son ami le musicien Dubreuilh. Dès son arrivée à la gare, impatient de lui montrer le pays, Dubreuilh lui demande  : « Où voulez-vous que nous allions ? Voulez-vous voir les grottes, la mer, la vieille ville ? Il y a bien des excursions à faire… Les environs sont superbes… » Moréas réfléchit un instant  : « Allons au café » dit-il. Et on alla au café. Moréas était venu passer deux mois à Menton. Il repartit le soir même.

Le « Café » représentait pour cet incorrigible bohème le rendez-vous de toute conversation, le milieu naturel de la poésie et de la littérature. Il n’était vraiment aimable et maître de lui qu’au café, de même que l’inspiration poétique ne lui venait qu’au grand air et dans la rue.

Théophile Gautier a fait des habitudes de café une peinture peu flatteuse, mais qui peut donner une idée de nos réunions à cette époque. « Régulièrement, à l’heure dite, ils arrivent, ils vont s’asseoir à leur table ; elle est retenue à côté des mêmes habitués… En face de la même sempiternelle glace, piquée de mouches, ils accrochent leurs chapeaux à la même patère, et le même garçon leur sert invariablement le même moka au jus de réglisse, dans d’horribles tasses-bocks, pareilles à des cornets de tric-trac. Pour horizons une forêt de queues de billard et, derrière, au comptoir, à demi masquée par une haie de carafons, une poupée de cire aux grâces hottentotes, au sourire étemel comme ses quarante ans, fraîchement émoulue des mains de l’artiste capillaire et pouvant lui servir de réclame, si elle tournait. Pour atmosphère, de la vapeur d’alcool sous un nuage de fumée opaque, à couper, comme on dit, au fil à beurre, mais fondue dans un goût de cuir, culottée et cuite, et où se retrouvent la pipe éteinte, l’eau grasse des cuisines et la sueur des abonnés. Pour musique, le froissement des dominos sur le marbre, les disputes aigres des joueurs et des politiqueurs, les cris exaspérés des Joseph qu’on surmène… Pour société, des fainéants braillards, vantards, envieux, tueurs de temps, forts au carambolage, réformateurs de société, connaisseurs en bières et artistes en calembours. Tu les reconnais, hein ? Eh bien, tous ces gens-là sont des pères de famille. Note qu’ils adorent leurs femmes et leurs enfants, et qu’ils sont les plus enragés d’estaminet, et que pas un ne manque à l’heure accoutumée de venir y perdre son temps et dépenser son argent. Tu ne te doutes pas de ce que c’est que l’attrait du café. Il y a des gens qui meurent d’en être sevrés, et j’ai vu dans les maisons de fous des êtres qui en rêvent, comme on rêve au Paradis… »

Théophile Gautier fait ici la peinture de l’ancien estaminet de province, qui n’existe plus. Il est plus facile de railler que de guérir l’habitude d’aller au café. Il y aurait bien des distinctions à faire dans les sentiments de réprobation que peuvent mériter les habitués de ces établissements publics. Certaines personnes vont au café pour boire ; d’autres y vont jouer et fumer ; d’autres discuter et pérorer ; il y en a qui vont au café pour retrouver leurs amis, pour savoir ce qui se dit, ce qui se passe, et parce qu’on est esclave d’un besoin de sociabilité qui est une habitude comme une autre. « On ne va pas seulement au café parce qu’on a soif, dit Maxime Rude, mais parce que chaque café est un petit Paris dans Paris, et parce qu’avec l’extension que ces établissements ont prise et la vie qu’ils absorbent, chacun de nous y a son monde, ses affaires et ses intérêts. Le boursier fait baisser ou hausser la rente dans les cafés qui avoisinent la Bourse. Le journaliste a besoin du frottement, du choc de la conversation des cafés pour être vivant, actuel, palpitant. Le café est le cercle des gens qui ne jouent pas et qui causent après avoir lu. »

Boulevardier endurci, comme on l’était sous le second Empire, Gustave Claudin, qui n’avait jamais quitté Paris, eut un jour la faiblesse de se laisser entraîner en Italie par Paul de Saint Victor. « Il y saigna, dit Bergerat, tout le sang de son corps déraciné. Paul de Saint Victor le traînait comme à la laisse. Il suivait son maître en soupirant et, devant les plus beaux Raphaëls, il gémissait en regardant sa montre  : « Midi. Qui est-ce qui me prend mon coin au Café Riche ? »18 C’est le même sentiment qui faisait dire à Verlaine causant avec un ami qui venait le voir dans son hôpital, par un beau jour, tout éclatant de soleil  : « Comme on serait bien au fond d’un café ! »‌

Le Café était pour Moréas une sorte de cercle où les autres consommateurs semblaient n’être tolérés que par pure indulgence. Il se relâcha de cette habitude vers la fin de sa vie. « Je n’appelle plus ça, disait-il, venir au café. Autrefois j’entrais au café à une heure de l’après-midi… J’y restai jusqu’à sept heures. On allait dîner… On revenait à huit heures, jusqu’à deux heures du matin…‌

C’est comme le tabac, ajoutait-il, en regardant sa pipe avec mépris… Autrefois je fumais vingt-cinq à trente pipes par jour… A la bonne heure… »

Trouvait-il peu de monde au café, Moréas fronçait les sourcils et, effilant sa moustache entre ses doigts, il finissait par dire  : « Il n’y a donc personne aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’ils peuvent bien faire ? », ne comprenant pas qu’on pût être autre part qu’au café, à jouer, à boire ou à discuter. La réunion était-elle au complet, sa satisfaction se trahissait rien qu’à la façon de dire : « Bonjour Messieurs… » Prenant sa place dans son coin, il attisait la conversation par des taquineries improvisées ou un mot aimable pour chacun. Faisait-on mine de sortir, il se fâchait  : « Où allez-vous ? Quelle bêtise ! Restez donc là !… » Et quel air penaud, si on le laissait seul ! Il ne tardait pas à quitter la place. Debout sur le trottoir, le monocle provoquant, il parcourait des yeux le boulevard et, à pas lents, il s’acheminait vers le Balzar ou les Lilas, deux établissements où il espérait trouver du monde.‌

Il avait la manie d’appeler près de lui non seulement ses amis, mais de simples connaissances  : « Tiens ! voilà M. X… Asseyez-vous donc, M. X… F ». Au bout d’un instant, il se levait et vous plantait là avec ce monsieur que vous ne connaissiez pas et qu’il oubliait de vous présenter. D’autrefois il interpellait quelqu’un de loin, et si on lui demandait qui c’était ; « Comment ! vous ne le connaissez pas ? C’est un de mes amis. Un imbécile. Je vous le présenterai. » Il avait des réflexions inattendues. Je disais un jour à son vieux camarade Durand, qui arrivait plus tôt que d’habitude : « — Eh bien, Durand, avez-vous déjeûné ? — Vous lui parlez comme à un perroquet », dit Moréas. Je rencontrai un jour « le Maître » au bas de la rue de l’Odéon. « — Venez, me dit-il. Il y a au coin un bistro où l’on boit du café comme on n’en trouve nulle part. — Pas même sur les boulevards ? »… Il leva les yeux au ciel  : « — Quelle blague, les boulevards !… » Je m’empressais d’accepter, et je dois dire que le breuvage qu’il m’offrit me parut un peu plus mauvais qu’ailleurs. Il ne fallait pas essayer de le détromper.

Quand il déjeunait au Vachette, il commençait par renvoyer tous les plats. Tout était « infect » « Le gérant s’inclinait en souriant. On faisait mine de lui changer son « infecte » côtelette, et on la lui rapportait un instant après. Il la regardait attentivement  : « A la bonne heure ! » S’il demandait de la fine champagne, il flairait la bouteille  : «  — Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? Apportez-moi de la vraie ». On tâchait de lui persuader qu’il se trompait ; mais, comme il n’entendait pas raison, le gérant finissait par aller chercher une bouteille, qu’on débouchait solennellement. Il la humait  : « Très bien !… » C’était la même.

Pendant des années il prit ses repas au premier étage d’un marchand de vin ayant pour enseigne A la côte d’or et qui se trouve en face de l’Odéon, au coin de la rue de Vaugirard et de la rue Corneille. Il y eut là des discussions qui dépassent tout ce qu’on peut imaginer. C’est là que venait Edouard Du jardin, l’auteur des Lauriers sont coupés, dont on jouait les œuvres à la Bodinière et qui, entendant un soir rire le public, s’avança vers la rampe et dit aux spectateurs  : « Je n’ai pas fait ma pièce pour faire rire. Ceux que ça amuse sont priés de sortir. »‌

Les scènes auxquelles se livrait Moréas dans les établissements publics étaient si violentes et si comiques, que je l’ai toujours soupçonné d’y mettre un peu d’exagération volontaire. Il entre un jour avec un ami chez un marchand de vin et demande la carte. « — Voyons, qu’est-ce que vous avez ? J’ai très faim ». Et, énumérant les plats sur la carte : « Sole au gratin… C’est infect… Bœuf à la mode… Très mauvais… Andouillettes grillées… Immangeables… » Et, découragé, laissant retomber la carte  : « Donnez-moi donc un petit verre de fine champagne. » Mécontent de tout, se croyant connaisseur en cuisine comme en poésie, il n’admettait aucune espèce de contestation. Il n’existait, à l’entendre, que deux ou trois établissements dans Paris, tel restaurant de carrefour, tel marchand de vin de barrière, où l’on pût boire du vrai café et manger de la vraie viande.

Moréas nous quittait parfois pour aller au café des Lilas, où trônait depuis des années le prince des poètes, Paul Fort. J’ai peu fréquenté Paul Fort, célèbre à cette époque par ses longs cheveux Valaques et la réclame que lui faisait une infatigable escorte d’amis. Je sais maintenant que c’est un homme charmant, et je rattrape le temps perdu en disant le plus de bien que je peux de ses ouvrages, qui sont des ruissellements d’images et de sensations rares. Mais pourquoi Paul Fort ne met-il pas ses vers à la ligne ? Pourquoi ce poète affecte-t-il d’écrire de la prose ? Il eût doublé sa réputation, s’il eût aligné ses vers comme de la poésie.‌

Moréas ne venait pas au Vachette le vendredi. Ce jour-là il allait au café Steinbach, un peu plus haut, boulevard Saint-Michel, retrouver un petit cercle d’amis, Golstein, Maindron, Durand, Gillouin, Dubreuilh, Meyerson, l’auteur de l’original volume ; Identité et Réalité, et quelqu’un encore dont j’ai oublié le nom, un garçon à grande barbe et longue pipe, que Moréas appelait, je ne sais pourquoi, le navigateur hollandais. On se livrait là à d’ahurissantes disputes philosophiques. Je refusai d’aller au Steinbach, parce que ces messieurs n’y arrivaient qu’à neuf heures et que j’ai pris l’habitude provinciale de me coucher tous les soirs à 9 heures et de me lever à 5 heures du matin, ce qui confondait Moréas d’étonnement  : « Avec de pareilles habitudes, me disait-il en riant, vous serez bien attrapé  : vous vous ferez très vieux. »‌

Il avait un despotisme de caractère qui eût été haïssable chez un autre et qui chez lui ne déplaisait pas. Ce barbare, avide de sociabilité, semblait rechercher les amis pour les dominer. On finissait par accepter cette tyrannie, parce qu’elle se réduisait, en fin de compte, à la manie de ne pouvoir supporter la contradiction. Au début de notre connaissance, je me laissai entraîner à discuter avec lui certaines questions littéraires dont l’évidence se fût imposée à tout esprit d’éducation intégralement française. J’eus vite la clef de ce caractère et, dès que je sus à quoi m’en tenir, il ne m’arriva plus d’être en désaccord et nous demeurâmes les meilleures amis du monde. Après quelques résistances de politesse destinées à rassurer son amour-propre, je le tins quitte de tout et lui donnai raison en tout. Tant de docilité avait fini par éveiller ses soupçons. Il se méfiait et me regardait sournoisement. Au fond, rien n’était plus aisé que de mettre au point ses négations et ses railleries. L’esprit de contradiction faisait partie de sa nature. Ils sont plus nombreux qu’on ne croit, les gens qui, selon le mot de George Sand, « cherchent à découvrir dans chaque interlocuteur quelque prétention à rabattre dans le feu roulant de leur moquerie ». Jamais ce désaccord, quel qu’il soit, ne prenait une tournure plus violente qu’au Vachette, dans les parties de dominos entre Moréas, les frères Berthelot, Durand, Desrousseaux, Bouguereau, Maindron, Chaffardet et bien d’autres. Les engueulades de Moréas faisaient la joie des consommateurs et prenaient de telles proportions, qu’il n’y avait vraiment plus moyen de se fâcher. Crétin, idiot, imbécile étaient ses mots ordinaires. Il avait toujours raison et était toujours en train de démontrer aux autres qu’ils avaient tort. On le voyait, l’œil terrible, monocle en arrêt, criant tue-tête  : « Vous me dégoûtez ! Je ne jouerai plus !… » Et, envoyant au diable les dominos, il venait s’asseoir avec vous et entreprenait de vous démontrer d’un ton confidentiel la supériorité de son jeu et l’imbécillité de ses partenaires. « On croit, disait-il, que c’est facile de jouer aux dominos. C’est une erreur. C’est très difficile. » Il finissait par son étemelle menace  : « D’abord, je ne viendrai plus au café. » Pendant des années on l’entendit répéter a qu’il ne viendrait plus… » Le lendemain, il réapparaissait, canne sous le bras, monocle à l’œil. L’irritable poète redevenait charmant.

Moréas était, au fond, un être très bon, qui affectait l’égoïsme de peur d’être dupe, « La famille, disait-il, je m’en fiche. Ça n’existe pas. » Or, un jour, raconte René Dalize, un grand acteur tragique, passant à Athènes, rendit visite à la mère du Maître dont il avait été l’ami. Ils causèrent du disparu et, à la grande stupéfaction de son hôte, la vieille dame ouvrit un bureau rempli d’une poussiéreuse correspondance. « Ce sont ses lettres, dit-elle. Chaque semaine il m’écrivait ainsi sept ou huit pages. Quand, pour la première fois depuis trente ans, le vendredi matin, je ne reçus point de lettres de Paris, je compris que mon pauvre Jean était bien malade19. »

Caractère faible, incapable de vaincre ses instincts, Moréas était, comme Rolla, la proie des puissances extérieures. Etranger à toute espèce de préoccupation philosophique ou morale, il rabaissait de parti-pris tous les sujets de conversation qui pouvaient rivaliser d’importance avec la poésie. Art, religion, science, philosophie, la poésie devait tout dominer.

Je me suis toujours beaucoup intéressé aux questions d’exégèse religieuse. Il m’arrivait quelquefois de porter avec moi, pour lire dans mes promenades, des livres sur l’évolution du dogme ou l’origine du quatrième Evangile. Moréas regardait le titre et fronçait les sourcils. Quelques jours après, me voyant dans les mains un autre livre du même genre, il parut inquiet et me dit ironiquement  : — « Alors ça vous amuse, ces histoires-là ? » — « Mais oui, lui dis-je, beaucoup. » Il renifla et ôta son monocle, n’osant dire toute sa pensée. La troisième fois qu’il me prit sur le fait, il dit en riant  : « Je crois que vous le faites exprès. »

Il niait de parti-pris tout ce qui choquait ses idées. Ainsi il savait que je faisais tous les jours, par n’importe quel temps, une dizaine de kilomètres à pied. Je le quitte un jour d’hiver à la porte du café. Le thermomètre depuis une semaine marquait huit ou dix degrés de froid et la Seine commençait à geler. « Je suppose, me dit-il, que vous n’allez pas faire vos kilomètres par un froid pareil ? » « Mais si. Parfaitement. » II se mit à rire et refusa de discuter. « Laissez-moi donc tranquille. » Or, j’allai précisément ce jour-là à pied jusqu’aux abattoirs, par la rue de Flandre ; et, pour bien lui montrer que je n’avais pas menti, je m’amusai à lui envoyer heure par heure des cartes postales, mises aux boites des débits de tabac que je rencontrai, avec un mot signé  : « Deux heures, temps vif… » « Trois heures, brise fraîche… Quatre heures, 10 degrés… » Moréas reçut tout le paquet le lendemain au café. Il n’en parla à personne, pas même à moi.

Il n’aimait que la poésie. La poésie absorbait toutes les puissances de son être. Il connaissait admirablement les poètes du XVIe siècle. Je le plaisantais quelquefois  : « Moréas, vous n’aimez pas la littérature. Vous n’aimez que la poésie. » II se contentait de sourire. Il acceptait la plaisanterie, quand il ne suspectait pas l’admiration. Je lui disais : « Vous avez fait de beaux vers, c’est entendu… Mais c’est bien sans le savoir. Un poète ne sait jamais ce qu’il fait… Il produit des vers comme le rosier donne des roses… Vous êtes certainement le seul à ne pas comprendre les Stances ». Ce paradoxe trouvait grâce à ses yeux. Il effilait sa moustache. « Après tout, c’est peut-être vrai ». Mais son sourire signifiait  : « J’en sais plus long que vous là-dessus. »‌

Moréas fut exclusivement un poète, un homme de fantaisie, de choix, d’indolence, toujours en quête de rimes, de mots et de citations. Il vous disait brusquement  : « Savez-vous de qui est ce vers ? » On cherchait, on ne trouvait pas. « — Mais vous ne savez donc rien ! Qu’est-ce que vous lisez alors ? C’est du poète Crétin… Crétin est un grand poète ! » Un jour, il se scandalisa parce que j’ignorais l’existence du frère du grand Arnault, qu’il avait découvert la veille  : « Comment ! vous ne connaissez pas Arnault le péteux ? »

Peu de chose suffisait à nourrir son esprit. Il eût été incapable de lire d’un bout à l’autre l’Histoire des Variations, l’Essai sur les Mœurs ou les Origines du Christianisme. Abeille attique, il se contentait du suc des fleurs. Quelques passages lui suffisaient pour juger un auteur avec compétence. Ce goût du rare, ce choix aux pinces fines lui donnait un genre d’esprit critique qui s’exerçait avec justesse sur les questions de forme et de style.‌

Ces habitudes d’herborisation littéraire expliquent l’évolution de son talent. Ses lectures furent la source de ses productions. Il admira Ronsard et La Pléiade, et il publia les Syrtes et les Cantilènes, qui, par l’archaïsme, le rajeunissement des mots, l’audace régressive et décadente, lui firent au quartier latin une véritable réputation. Puis le Romantisme le séduisit. Il ne jura plus que par Chateaubriand et Flaubert ; ses amis l’entendirent réciter les imprécations de Iockanann dans Herodias  : « Ah ! c’est toi, Jézabel ! Tu as pris son cœur avec le craquement de ta chaussure… Tu hennissais comme une cavale. Etale-toi dans la poussière, fille de Babylone… Tes sanglots te briseront les dents. L’Etemel exècre la puanteur de tes crimes… Maudite ! Maudite !… » Faire ainsi le tour de la littérature, c’était s’exposer à rencontrer tôt ou tard Racine et Lamartine, et c’est ce qui arriva. Cette double influence adoucit l’inspiration de Moréas, en achevant de donner à son vers ce qui lui manquait encore de pureté et de naturel. L’imitation Racinienne lui inspira l’Iphigénie ; l’imitation Lamartinienne lui inspira les Stances, C’est ainsi qu’à l’exemple de Chénier, transposant la Grèce en France, Moréas confirmait les vieilles doctrines d’assimilation littéraire et se créait une réelle originalité personnelle. Grâce à cette éducation toute aristocratique, il finit par ne plus lire que les classiques, depuis Homère et Sophocle, jusqu’à Bossuet et Racine. Il vécut peu en Grèce, mais il vécut beaucoup avec les poètes grecs. Il n’aimait pas qu’on lui rappelât ses premières admirations romantiques, celle de Flaubert surtout. Il affectait de mépriser l’auteur de Salammbô, La correspondance de Flaubert, qui enthousiasmait Heredia, lui paraissait le comble du ridicule. Il traitait Flaubert d’« imbécile »… « M. Homais, disait-il, mais c’est lui !… Flaubert a méprisé les bourgeois et n’a jamais été qu’un bourgeois… »‌

Les Halles étaient le but favori des promenades nocturnes de Moréas. En passant ses nuits aux Halles, il continuait la tradition de la vie de bohème, et c’est en souriant qu’il évoquait un soir avec nous une des jolies aventures de Gérard de Nerval, dans ce lointain quartier de restaurants équivoques. Une nuit que l’auteur de Sylvie était en train d’écrire des vers dans un cabaret, il fut pris par une rafle de police et mené au poste avec des apaches. « Quels sont vos moyens d’existence ? lui demanda le commissaire. — Je n’en ai pas », dit modestement l’incorrigible rêveur. Conduit au violon, Gérard adressa un mot à son ami Arsène Houssaye, alors directeur de la Comédie-Française, qui vint le délivrer, au grand ébahissement des policiers. Je ne jurerais pas que Moréas n’eût pas été ravi d’être traîné au poste avec des apaches. Ses amis connaissent le mot qu’il dit un soir à des gens de cette espèce » qui le regardaient de travers : « Eh bien, quoi ? Moi aussi, j’ai été souteneur. » Je ne crois pas que Moréas soit allé souvent chercher l’inspiration aux Halles et qu’il y ait composé beaucoup de vers. Un ami, qui l’accompagnait dans ces pérégrinations, avait aussi l’habitude de ne jamais se coucher avant huit heures du matin. Un jour qu’on réclamait sa signature, on courut chez cet ami à trois heures de l’après-midi. Il était encore au lit et se réveilla en colère. « Voyons, disait-il, ce n’est pas raisonnable. On ne vient pas chez les gens à une heure pareille ! » C’était de trop bonne heure pour lui.‌

Aux Halles, Moréas allait ordinairement au café des Deux Maillets. Une fois embarqué avec lui, Dieu sait à quelle heure on rentrait chez soi ! L’obligation de passer la nuit décourageant ses meilleurs amis, il finissait par y aller seul, à peu près sûr de trouver toujours quelqu’un à qui parler, ne fût-ce que l’Homme au rat. Cet homme au rat était un vieux bonhomme qui avait un rat apprivoisé. Moréas consentait à faire sa partie de dominos avec cet original, pour lequel les autres consommateurs manifestaient peu de sympathie. Le poète le trouvait « très gentil ». Un jour le bonhomme ayant gesticulé un peu brusquement, le rat, qui se promenait sur ses épaules, tomba dans le bock de Moréas.‌

A partir de ce moment, le poète déclara que l’Homme au rat « le dégoûtait ».‌

Un soir qu’il voulait être seul aux Deux Maillets, Moréas demanda à être servi dans une salle à part. On le fit monter dans une grande pièce, où il s’installa solitairement et se mit à fumer des cigares. Tout à coup, une noce envahit la salle. Moréas mit son monocle, et, sans dire un mot, toisa tout ce monde d’un si furieux froncement de sourcils, que ces gens s’en allèrent sans demander d’explication.‌

Un autre soir qu’il venait de dîner avec Paul Mounet, Mariéton, Sylvain et Baragnon, on alla au café de la Régence. A deux heures du matin la Régence ferma ses portes, malgré les protestations de Moréas  : « Voyons, c’est ridicule… Un café comme la Régence devrait rester ouvert toute la nuit… Où voulez-vous qu’on aille, si tout est fermé ?… » Naturellement on alla aux Halles. On prit deux fiacres. Moréas s’esquiva  : « Je vous rejoins ». Aux Deux Maillets, on l’attendit vainement. Les heures passent. Point de Moréas. Le jour venu, on se décide à rentrer, après être allé demander des nouvelles, place du Théâtre-Français, aux garçons de la Régence. « Ah oui, dirent-ils, ce monsieur qui avait une grande rosace rouge à la boutonnière ?… Il est allé chez lui… Il a été joliment malade… » Il fallait, en effet, que le « Maître « eût été bien malade pour s’être décidé à rentrer chez lui tout seul.‌

Ceux qui n’ont pas entendu Moréas dire des vers en fronçant les sourcils, dans une sorte de sainte colère, ne pourront jamais se figurer le retentissement que donnait aux belles phrases rythmées sa voix grondante comme un orage. Moréas avait de la poésie une compréhension merveilleuse. Sa diction prenait quelque chose de prophétique. Cet athénien portait en lui une rumeur toujours chantante, qui s’éveillait au moindre écho. Il passait des journées hanté par certaines citations et, pour peu qu’on le revît les jours suivants, or pouvait suivre ainsi la trace de ses lectures. Un mot lui suffisait. Je l’ai entendu se délecter tout un jour a un vers de Lamartine  : « Etoile de la gloire, astre de sombre augure », qu’il prononçait : « Etouâle dé la glouâre, astre dé sombre augure », et encore le morceau de Lamartine sur Rousseau  : « De son tombeau de gloire à son berceau de nuit », ou des vers de d’Aubigné, de Passerai  : « Empistolés au visage noirci… », ou d’Alfred de Musset  : « Sombre amant de la mort, pauvre Léopardi ». Certaines images de Victor Hugo ne lui plaisaient qu’à moitié. Quant on citait : « Cette faucille d’or dans le champ des étoiles » ou bien  : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn », il souriait  : « — Oui, c’est charmant, disait-il, mais c’est du romantisme… Le vrai Victor Hugo est dans les Paroles sur la Dune des Contemplations. » Et, enflant la voix, prenant son air de tempête, il déclamait le fameux morceau :

Où donc s’en sont allés mes jours évanouis ? ‌
Est-il quelqu’un qui me connaisse ?‌
Ai-je encore quelque chose en mes yeux éblouis ‌
De la clarté de ma jeunesse ?‌

Tout s’est-il envolé ? Je suis seul, je suis las ; ‌
J’appelle sans qu’on me réponde ;‌
Ô vents ! ô flots ! ne suis-je aussi qu’un souffle, hélas ! ‌
Hélas ! ne suis-je aussi qu’une onde ?…‌

Et je reste parfois, couché sans me lever, ‌
Sur l’herbe rare de la dune,‌
Jusqu’à l’heure où l’on voit apparaître et rêver
Les yeux sinistres de la lune…

« Voilà la vraie poésie, disait Moréas. Voilà le vrai Victor Hugo ! » Ce n’est pas qu’il méprisât le romantisme verbal d’Hugo. Castilbelza était un de ses thèmes favoris. Ce genre d’inspiration l’enchantait. Il récitait, en marquant partout les e muets comme des é aigus :‌

Castibelza, l’homme à la carabine,
Chantait ainsi  :
Quelqu’un a-t-il connu dona Sabine,
Quelqu’un d’ici…

Chantez, villageois, la nuit gagne
Le mont Falou…
Le vent qui souffle à travers la montagne
Me rendra fou…

Puis c’était le tour du Pas d’armes du roi Jean :

Notre Dame !
Que c’est beau !
Par mon âme ‌
De Corbeau,
Voudrais être ‌
Clerc ou prêtre ‌
Pour y mettre ‌
Mon tombeau !

Il y avait un vers de Musset, qu’il citait souvent, et toujours d’un air terrible, avec un grondement d’ouragan :

A Venise, à l’affrrreux Lido,
Mourir la pâââle Adriatique.

Moréas entreprenait quelquefois de vous expliquer ce que c’était que la poésie. Il se mettait à citer des exemples et finissait par dire  : « La poésie ! Vous ne savez pas ce que c’est ? Ce n’est rien du tout, et c’est beaucoup. » Le son des mots agissait sur lui d’une manière extraordinaire. Il répétait vingt fois par jour des titres d’ouvrages ou de simples noms propres dont l’harmonie le ravissait, comme  : « Don Diego Hurtado de Mendoza », qu’il prononçait avec une emphase provocante, ou, vous prenant par le bras, il vous interpellait par le vers de Dante  : « Sei tu, quel Virgilio » ou encore : « La bocca mi baccio, tutto tremante ». Il y a un vers de Ronsard qu’il trouvait sublime et qu’il vous jetait à la tête comme une bravade  : « Certes, je le dirais du sang Valésien ! »‌

Il avait fait de trois vers de Chapelle et Bachaumont une véritable scie  :

Pour si belle offre de service,
Grand merci, Monsieur d’Assoucy…
Monsieur d’Assoucy, grand merci…

Il les reprenait sur tous les tons ; il entrait au café en les roulant dans ses moustaches, et il les répétait encore en sortant :

Grrrand merci, Monsieur d’Assoucy.
M. d’Assoucy, grrrand merci.

Il aimait ce Voyage de Chapelle et Bachaumont, qui était un peu le modèle des causeries mêlées de citations qu’il donnait alors à la Gazette de France.‌

Moréas avait la plus grande admiration pour Malherbe, dont il savait par cœur une foule de vers, notamment ceux-ci, qu’il déclamait avec enthousiasme :

Apollon, à portes ouvertes, ‌
Laisse indifféremment cueillir ‌
Les belles feuilles toujours vertes
Qui gardent les fronts de vieillir ;
Mais l’art d’en faire des couronnes ‌
N’est pas su de toutes personnes, ‌
Et trois ou quatre seulement,
Au nombre desquels on me range,
Peuvent donner une louange
Qui demeure éternellement.‌

On ne peut pas dire que Moréas fût de ses propres vers lecteur infatigable. Il ne consentait à réciter ses poésies que chez des intimes, et encore fallait-il l’en prier. On se réunissait le soir, il y a des années de cela, rue de Rennes, chez notre ami l’éditeur Putois-Crété. Il y eut là des séances mémorables. Notre ami Desrousseaux ne faisait pas encore de la politique et vivait alors dans toute la simplicité noctambulesque du quartier latin. Doué d’un inénarrable talent d’imitation, il récitait avec l’accent anglais un certain songe d’Athalie qui avait un succès fou. Entraîné par l’exemple, Moréas se levait, se campait et, après avoir bien effilé sa moustache et remonté son épaule, il commençait quelqu’une de ses truculentes poésies, comme le Ruffian ou la Dame du vieux Tintoret :

Quelle est cette aubade câline,
Chantée on dirait en bateau ;
Et quel est ce pizzicato
De guitare et de mandoline ?
Et cette dame, quelle est-elle,
Cette dame que l’on dirait
Peinte par le vieux Tintoret
Dans sa robe de brocatelle ?

Moréas savait donner aux vers toute leur plénitude retentissante. Il en détaillait chaque mot et faisait toujours sentir les syllabes muettes. Desrousseaux avait mis en musique un de ses vers  : « La feuille des forêts, etc. » Ce n’était qu’une phrase, mais exquise, et Desrousseaux l’accompagnait au piano comme il pouvait, regrettant de ne pas être bon pianiste. Un jour qu’il essayait de jouer je ne sais plus quel air, il laissa retomber ses bras de découragement, et se tournant vers son ami le musicien Dubreuilh, il dit en martelant les mots avec conviction  : « — Je n’ai pas de fortune  : mais, si j’en avais, je la donnerais toute entière pour savoir jouer du piano. »

Ces soirées chez Putois-Crété sont restées parmi les plus gais souvenirs de cette vie du quartier latin, qui a duré quelques années et qui est si loin maintenant… Les uns sont morts, les autres dispersés, et le fougueux Desrousseaux était hier encore, sous le nom de Bracke, député socialiste et journaliste de talent.

Sans famille, sans occupation, simple dilettante de lecture et de travail, n’aimant ni l’érudition ni l’histoire, Moréas était fatalement destiné à être la proie de l’ennui. L’ennui a empoisonné sa vie. Il l’avouait et faisait tout pour échapper à la solitude, et, malgré relations et causeries, toujours l’implacable solitude revenait. L’amitié seule eût adouci son isolement, et il ne croyait plus à l’amitié. Il a écrit quelque part  : « Les âmes de La Boëtie et de Montaigne pouvaient sans doute soutenir de pareils sentiments ; mais ils logent aussi assez souvent chez les natures fort médiocres, Alors ce n’est qu’un désir de s’épancher et une sorte de nonchalance, et tout cela peut manquer de noblesse. L’amour, qui reste une aveugle fureur, malgré les enjolivures que nous y mettons, ne chicane pas tant. L’amitié est plus délicate et il faut qu’elle écoute ses scrupules. Voilà pourquoi un cœur vraiment élevé pour peu qu’un destin envieux s’en mêle, goûte à la fin les amères délices de la solitude. »

Il m’a dit souvent  : « A quarante ans, un homme ne doit plus compter que sur lui-même et doit se résigner à vivre seul. » Je n’ai jamais connu personne qui se soit si effroyablement ennuyé. « Plus rien ne m’intéresse, disait-il. Je suis dégoûté de tout ». Moréas a traîné son ennui de café en café, aux bras des amis qui voulaient bien le suivre, dans ce Paris nocturne où il semait au hasard ses vers et ses rêves. Son existence fut un long suicide moral dont il ne parlait jamais.

Rien de plus tragique que le spectacle de ce noble poète, esclave volontaire de la vie de bohème. Je lui demandais parfois  : « Pourquoi ne vous êtes-vous pas marié ? » Cette idée lui semblait baroque. « — Qu’est-ce que j’aurais fait d’une femme ? Je veux pouvoir rentrer chez moi quand ça me plaît, rester au café, manger, boire, veiller ». Nous tombions d’accord que le mariage ne convient pas à tout le monde.

L’horreur de la solitude suffirait seule à expliquer chez Moréas ce goût de noctambulisme qui, après des heures passées à Montmartre ou aux Halles, le faisait traverser Paris à cinq heures du matin et rentrer chez lui aux premières lueurs de l’aurore. Il souriait, quand on lui parlait de mauvaises rencontres. « Les apaches, disait-il, ça n’existe pas. Je rentre à toute heure. Je n’ai jamais vu d’apache et personne ne m’a jamais rien dit ».

Il haïssait les fêtes publiques et la foule ; mais, à la moindre rumeur, on le voyait errer dans la rue, à la recherche de ses amis. Une après-midi de mardi-gras, sur les boulevards noirs de monde et interdits aux voitures, au milieu des passants piétinant la cendre épaisse des confettis, je fut stupéfait de rencontrer Moréas, qui se promenait seul, à pas lents, monocle à l’œil, sac sous le bras et jetant des projectiles. « — Comment ! lui dis-je. Vous ici… ! » Il se mit à rire comme un enfant pris en faute. « — Que voulez-vous ? Il faut bien s’amuser avec ce qui vous ennuie, si on ne veut pas s’ennuyer avec ce qui vous amuse. »

Moréas montrait rarement le fond de son âme ; mais il était facile, à travers ses plaisanteries, d’entrevoir le dégoût que lui laissait parfois l’expérience sacrilège des grossières passions avec lesquelles il s’efforçait de masquer le néant de sa vie. On peut dire qu’il a gaspillé jour par jour la plus belle existence de poète  : la première moitié fut un rire d’insouciance ; la seconde molle fut un abîme que rien ne put combler. Beaucoup de ses vieux amis étaient morts et, sans le cercle de jeunes gens dont il recherchait l’admiration, il aurait eu le sort d’Aurélien Scholl, qui, survivant vieilli de générations disparues, était heureux de rencontrer et d’inviter à dîner quelque bon jeune homme, pour ne pas manger seul au restaurant.

Moréas a vécu partout à l’aise et sans gêne, dédaigneux des égards et des conventions et même quelquefois des plus élémentaires politesses. Lacuzon se plaignait que le poète ne le saluât pas. « — Evidemment, dit Moréas ; nous demeurons dans le même quartier. On se rencontre à chaque instant. On se saluerait toute la journée ». Non seulement Moréas ne répondait pas aux lettres qu’on lui adressait, mais il ne se donnait même pas la peine de les lire. On a trouvé chez lui des paquets de lettres non décachetées. Il était le plus naturellement du monde tout ce qu’il y a de plus mal élevé. Il vous coupait la parole, vous donnait des démentis, vous traitait de bas en haut. S’il toussait, c’était avec un retentissement qui frisait presque l’insolence. Il ne supportait la conversation que s’il y tenait la première place. Voulait-il vous convaincre, il vous prenait sous le bras, vous choyait, vous caressait comme un missionnaire en train de convertir un indigène. Il le disait en riant, mais il le disait  : « Je ne me trompe jamais. J’ai toujours raison ». L’événement justifiait quelquefois ce peu modeste parodoxe. Il sortait un jour du Vachette avec son ami Durand. Il s’agissait de prendre une voiture. Durand appelle un fiacre. Moréas fronce les sourcils : « — Non, pas celui-là. — Pourquoi ? — Ce cheval ne me plaît pas. Il nous arrivera quelque chose. — Quelle idée ! Voyons, décide-toi ». Moréas résistait en mâchonnant son cigare. Enfin il se résigna en disant : « — Soit ; mais nous aurons une histoire. » On monte, le cheval part ; au bout de cent mètres, la voiture oscille et dépose nos deux amis sur le trottoir. Moréas se relève sans lâcher son cigare et, debout, remettant tranquillement son monocle, il se contente de faire cette réflexion  : « — Je te l’avais bien dit »,

Il avait parfois de jolies reparties d’ironie pince-sans-rire. Un de nos amis, un peu folâtre, lui ayant offert son premier volume de poésies, Moréas le parcourt et dit en souriant : « C’est très bien… Et maintenant soyez sérieux… »

Il amenait souvent au café des jeunes gens qui étaient allés le voir chez lui ou qui l’avaient loué dans quelque Revue. Il disait  : « Je n’aime pas les jeunes gens ». Ce n’était pas vrai. Il ajoutait  : « Ils sont trop jeunes » ou bien  : « Ils sont déjà trop vieux pour être si jeunes ». Quelques-uns de ses admirateurs, en pleine maturité d’âge et de talent, devinrent ses fervents amis, le journaliste anglais Scherard, entre autres, qui venait souvent au Vachette et qui a publié à Londres un agréable livre de souvenirs parisiens. Scherard était le type de l’Anglais flegmatique, sourire rare, figure inexpressive et imberbe, bon garçon supportant la plaisanterie, mais prêt à boxer au moindre manque d’égards. Il arriva un soir au café, l’œil poché, avec des bleus aux joues ; et, comme on lui demandait des explications, il avoua que quelqu’un aux Halles ayant devant lui mal parlé de la « Reine », il s’était battu et avait passé la nuit au violon. Un autre soir, au cours d’une discussion, il balaya d’un geste tout ce qui se trouvait sur la table, verres, flacons, tasses, bouteilles ; après quoi, il s’accouda tranquillement sur le marbre, en regardant les garçons ébahis. Ce bon Scherard était capable de rester une heure à côté de vous sans vous adresser la parole. S’il offrait à boire et qu’on fît mine de payer, il reprenait votre argent des mains du garçon et allait le jeter dehors, en disant  : « Je n’aime pas ces facéties ». Son accent guttural anglais donnait une expression amusante à sa conversation monosyllabique.

Un soir, à huit heures, après un bon dîner, le grand Scherard arrive au café, s’assied avec nous et, appuyé sur ses coudes, silencieux comme d’habitude, il attend patiemment l’arrivée du Maître. La porte s’ouvre, Moréas paraît, et quel n’est pas notre étonnement de voir Scherard, cédant à une crise d’admiration, s’avancer vers le poète et fléchir le genou devant lui, en disant : « Je salue le génie. » Moréas s’empressa de relever ce suppliant. Il aimait les hommages, mais pas tout à fait sous cette forme, et il était ce soir-là tout de même un peu gêné.

Certaines personnes n’entraient au Vachette que pour rencontrer Moréas. C’est ainsi que j’ai vu Oscar Wilde, homme de lettres gentleman, qui par son seul talent eût mérité la réputation que lui valut son équivoque procès. Causeur exquis et sachant écouter, type d’Anglais aimable et souriant. Oscar Wilde me ravit par son air distingué et son beau sourire d’amertume.

Parmi ceux que j’appellerais simplement les visiteurs du Vachette ou, si l’on veut, les disciples à distance de Moréas, il y avait encore Hugues Rebell, que des romans voluptueux et fort bien écrits commençaient à mettre en lumière. La porte s’ouvrait, un grand garçon, qui ressemblait à un Renan poupin, demandait en rougissant et d’une voix craintive, comme si la police était à ses trousses  : « — Est-ce que Boylesve est là ? » On lui répondait, malgré soi, sur le même ton de frayeur et de mystère  : « — Non, Boylesve n’est pas là. » Après une rapide poignée de mains, Rebell s’esquivait à reculons. Un soir, cependant, il s’assit, et la conversation s’engagea. Ce sont les seules relations que j’ai eues avec Rebell. Il avait publié la Nitchina, les Nuits chaudes du cap français, la Femme qui a connu l’Empereur. « Quand on avait vu Hugues Rebell une fois, disait Mazel dans le Mercure, on ne pouvait plus l’oublier. C’était un gros garçon blond et rose, rasé comme un jeune lord… Son portrait crayonné par Jean Véber dans l’Ermitage de 1896, offrait un masque d’un caractère étrange. Vous auriez dit une Cambodgienne ou une Mandchoue entre deux âges. »‌

Le doux René Boylesve débutait alors comme romancier et venait assez régulièrement au Vachette. Il habitait, au coin du boulevard Saint-Germain, un appartement tranquille, qu’il fut obligé de quitter pour ne plus entendre sous ses fenêtres le cri monotone des éternels camelots  : « La Patrie… La Presse… La Presse… La Patrie… » Boylesve était déjà à cette époque le garçon silencieux et modèle que la Nature avait expressément destiné à devenir Académicien. Ses premiers romans plurent à Alphonse Daudet, qui lui prédisait, sans jeu de mots, un bel avenir. Il travaillait passionnément et ne quittait guère sa chambre que pour venir causer une heure ou deux avec nous.

Esprit pondéré, ennemi du bruit, discret de sourire et de manières, Boylesve, comme toutes les personnes bien élevées, avait des superstitions et des manies. Pour rien au monde, il n’eût pris part à un dîner de treize couverts. Il arriva un soir en retard à un repas d’amis qui comptait douze convives. On s’écria joyeusement  : « Voilà le treizième ». Boylesve ne riait pas. Il refusa de s’asseoir et se fit servir à une petite table.

Georges Doncieux doit être aussi compté parmi les amis de Moréas et les disparus du Vachette. Ironique figure de Méphisto, fils de l’ancien préfet de Vaucluse sous l’Ordre Moral, Doncieux représentait bien le type de l’homme du monde qui a fait de brillantes études et consacré à la littérature les loisirs d’une indépendance agréable. Doué d’une facilité d’élocution qui n’était jamais ennuyeuse, il avait publié un excellent recueil de chansons populaires et une thèse intéressante sur le Père Bouhours. Rien ne l’enthousiasmait comme de me voir descendre d’un tramway avec la Vie de Calvin sous le bras. Attiré par les recherches historiques, il s’était épris d’occultisme et de magie, et les œuvres d’Huysmans furent un moment ses œuvres favorites. Son amour pour les poésies fugitives lui inspira l’idée de faire l’épitaphe de tous ses amis. Le pauvre garçon mourut le premier et personne ne fit la sienne.

Doncieux se piquait de bravoure et de dandysme. Notre ami Auguste Gautier le mit un jour au défi d’entrer dans la cage aux lions du dompteur Laurent, qui fouaillait les fauves à coups de cravaches, tous les soirs à Bullier. On paria un dîner de vingt-cinq louis. Au jour fixé, Doncieux entra dans la cage aux lions avec le maître d’armes Kirschoffer et tous deux croisèrent le fer, pendant que le dompteur cinglait les bêtes hurlantes. Tous les amis assistèrent à ce spectacle, entre autres, s’il m’en souvient bien, Georges Dumas, Pierre Mille, Moréas, Pingaud, Dubreuilh, Gustave Khan et sa femme, qui s’évanouit d’émotion. Le sang-froid de Doncieux et du maître d’armes fut longuement applaudi et, à quelques jours de là, consacré par un joyeux dîner.

On a souvent signalé la vanité légendaire de Moréas et il serait assez difficile d’expliquer en quoi elle consistait. C’était un travers de caractère bien plus qu’un vice d’esprit. Moréas se croyait grand poète et ne se gênait pas pour le déclarer. Se trouvant un jour avec son ami Durand, il invita un tout jeune homme qu’on lui avait présenté  : « — Venez dîner avec moi, lui dit-il. Vous pourrez dire un jour que vous avez dîné avec un grand poète. » Et comme le jeune homme restait un peu interloqué  : « — Parfaitement, je suis un poète dans le genre d’Homère… ! — Et encore ! appuya Durand, en souriant dans sa barbe, Homère n’a peut-être pas existé ! — C’est vrai, dit Moréas. Homère, lui, n’a peut-être pas existé… tandis que moi j’existe… »

A la pension Laveur, il eut un soir pour voisin un homme de lettres qui faisait profession d’aimer la poésie. « — Ah ! dit Moréas soupçonneux. Et quel est le poète que vous préférez ? » L’autre répondit  : « — Oh ! moi, en poésie, je suis éclectique. » « — Il ne faut pas être éclectique », dit sévèrement Moréas lui tournant le dos.

Quand il avait fini de réciter une de ses poésies, il fronçait les sourcils et, avec un petit relèvement d’épaules satisfait, il vous disait confidentiellement  : « — N’est-ce pas que ce sont des vers de grand poète ? »

Il n’admettait l’éloge des autres qu’avec des réserves rassurantes pour sa propre gloire. Baragnon ayant un jour déclaré (ce que nous pensions tous) que Mistral était le plus grand poète du siècle, Moréas ne dit rien et effila sa moustache d’un air pensif ; puis, prenant Baragnon à part, la voix radoucie, insinuante  : « Alors, vraiment, dit-il, vous trouvez que Mistral est un aussi grand poète que ça ? — Mais oui, dit Baragnon, et bien plus grand encore. — Voyons… un aussi grand poète que moi ? — Oui », dit Baragnon, qui pourtant admirait Moréas. L’auteur des Stances, demi-souriant, répondit ce mot épique  : « — Vous ne le pensez pas… »‌

Il était sincère en faisant cette réponse. Personne n’a plus profondément méconnu le génie de Mistral et ne fut moins sensible aux beautés de la poésie provençale. Mistral, les Félibres, Orange, la décentralisation, les Farandoles, tout cela déconcertait son esprit classique. Cette vanité de Moréas réjouissait ses amis. Maindron, qui était la franchise même, s’étant permis de discuter quelques-uns de ses vers, Moréas souriant et indigné finit par lui dire  : « — Vous n’avez pas l’air de vous douter, Monsieur Maindron, que je n’ai fait que des chefs-d’œuvre. » Maindron, toujours malicieux, s’inclina et, écartant les bras, rendant les armes ; « — Nous savons ça, mon cher Moréas… Nous savons ça… Mais c’est toujours intéressant de l’entendre de votre bouche. »

Moréas se rendait très bien compte que les louanges qu’il s’accordait prêtaient un peu à sourire. Il en acceptait la chance, incapable de résister au besoin de se louer. Il me dit un jour, en parlant d’un jeune romancier dont le premier livre faisait quelque bruit  : « « Oui, c’est gentil… Mais qu’est-ce qu’il dirait, s’il avait fait Iphigénie ? »‌

La moindre restriction sur son talent lui était insupportable. Il fallait entendre de quel ton foudroyant il déclarait  : « — C’est un imbécile », quand on lui parlait de quelqu’un qui n’aimait pas ses poésies ou qui avait écrit quelque chose contre lui. L’unanimité des hommages lui était nécessaire. Il n’admettait pas les dissidents et se fût plutôt employé à convertir ses ennemis. Il me demanda un jour  : « — Qu’est-ce que pense Faguet ? » (Il s’agissait d’Iphigénie). « — Faguet ne m’a jamais dit que du bien de vous… » « — Oui, je sais, mais enfin ? » Il fut à peine rassuré, le jour où, rendant compte d’Iphigénie dans les Débats, Faguet citait élogieusement quelques passages de la pièce  : « Oui, dit Moréas, en fronçant les sourcils… Oui, c’est très bien », du même ton qu’il eût dit  : « De sa part, c’est déjà beaucoup ».‌

Il aurait voulu vous persuader qu’aucune supériorité ne manquait à sa poésie. Il disait à notre ami Gillouin le philosophe  : « — Vous savez qu’il n’y a rien de plus philosophique que mes vers », et à notre ami Vulliaud, qui s’occupait d’ésotérisme  : « Il y a aussi de l’ésotérisme dans mes Stances… » La vérité, c’est que personne ne fut moins que lui ce qu’on appelle un esprit philosophique, malgré le séjour qu’il avait fait dans sa jeunesse en Allemagne. Son père, vieux magistrat ennemi de la légèreté française, mort procureur général à la Cour de Cassation d’Athènes, avait envoyé son fils à Heidelberg, parce qu’il s’imaginait, comme beaucoup de personnes à cette époque, qu’on ne pouvait former un esprit sérieux qu’en Allemagne. Après y être resté quelque temps, ne pouvant supporter l’étouffante atmosphère germanique, Moréas s’évada et vint à Marseille. Il fit sa première halte d’intelligence dans la vieille cité phocéenne, qui lui redonna un instant l’illusion de la terre natale. Enfin il arriva à Paris et n’en sortit plus. Il avait gardé de son séjour en Allemagne un goût particulier pour certains écrivains, comme Hartmann et Schopenhauer, qu’il connaissait bien, non seulement le Schopenhauer essayiste, élève de Chamfort, mais le personnel et sombre théoricien de la volonté dans le monde.‌

Moréas passait pour avare, et personne n’était plus désintéressé. Cette insouciance pécuniaire ne l’empêchait pas de vous apprendre avec une fierté naïve qu’il était le poète à qui on payait les vers le plus cher. Je lui faisais observer que Delille et Coppée avaient gagné plus d’argent que lui. « — Oui, disait-il, mais ils ont plus travaillé que moi ». Les deux poèmes l’Imagination et la Conversation rapportèrent à Delille 12 000 francs. Chateaubriand raconte que la femme de Delille, avare et insupportable, enfermait son mari à clef tous les matins, et ne lui rendait la liberté que lorsqu’il avait écrit cent vers. « — Vous n’en êtes pas encore là, lui disais-je. » « — Qui sait ? répondait-il en riant… Si j’étais marié… » Nous en revenions toujours à Victor Hugo, qui s’est enrichi dans la poésie. Ce qui est vrai, c’est que les poètes, en général, gagnent difficilement leur vie à exercer une profession dont Malherbe comparait irrévérencieusement l’utilité à celle du jeu de quilles. Neuf fois sur dix, un volume de vers se publie aux frais de l’auteur, qui le distribue à la presse et aux amis. La critique n’en parle pas, et le prix de l’édition ne permet pas souvent aux débutants de recommencer la tentative.‌

Moréas, au contraire, fut toujours très bien accueilli des éditeurs. On le payait cher, comme il disait ; on lui faisait des éditions spéciales. Il n’avait, d’ailleurs, pas besoin d’argent ; s’il eût produit autant que Coppée, il eût tiré de ses vers de beaux revenus. Tout le monde sait que Moréas ne travaillait pas beaucoup et publiait peu. Tailhade l’appelait le poète au compte-goutte. Non seulement Moréas produisait peu, mais il méprisait la production considérée comme quantité, et c’est en souriant qu’il louait la fécondité de certains écrivains, comme Paul Adam, son ancien collaborateur du Thé chez Miranda, qui, du reste, à cette époque, travaillait aussi peu que lui. « C’était la faute de Moréas, dit Paul Adam. Il se levait à six heures et demie du soir. Je l’attendais devant la porte d’une pâtisserie, où il entrait vers sept heures. Il mangeait là, d’affilée, dix ou douze gâteaux. Cela fait, il disait magnifiquement à la pâtissière  : « Et maintenant, Madame, je viendrai vous payer demain. » Puis on allait au café, et, au petit jour, on parlait encore de Ronsard20. » Grand travailleur, peintre épique de notre époque industrielle, Paul Adam ne continua pas longtemps cette vie de paresse, et ne tarda pas à perdre de vue son ancien ami du boulevard Saint-Michel.‌

Moréas s’est servi de la langue française comme d’une langue morte artificiellement apprise, mêlant tour à tour les expressions du XVIe siècle et du XIXe siècle, Malherbe et Lamartine, sans jamais sentir ce qu’un pareil mélange avait de choquant. Baragnon me citait une de ses strophes qui est exactement calquée sur une Ode d’Horace. Moréas a toujours eu l’air d’écrire dans une langue qui n’était pas la sienne, et c’est, je crois, ce que lui reprochait Barrès, quand il le comparaît à un sauvage enfilant au hasard de disparates amulettes. Ce procédé de mosaïque fit la gloire de notre ami, parce qu’il sut y mettre du tact, et que cette marqueterie n’empêcha pas sa personnalité de se manifester par des surprises de style et un don de sensations tout à fait originales.

Moréas n’écrivait pas. Il dictait. Il prend un soir Baragnon par le bras. « — Je suis très ennuyé, lui dit-il, Hébrard m’a demandé pour le Temps un article sur le théâtre grec. Vous savez que je n’écris jamais rien. Il m’est impossible d’écrire … Autrefois, je dictais à Desrousseaux et à Coulon. Mais Desrousseaux fait de la politique et Coulon s’est enterré en province… Voulez-vous venir chez moi ? On boira quelque chose, et je vous dicterai. » II amena Baragnon chez lui à onze heures du soir, et il dicta jusqu’à sept heures du matin la valeur de deux gros feuilletons. Pour remercier Baragnon, il fit ce qu’il faisait rarement  : il l’invita à déjeuner chez un mastroquet. On leur servit des pommes frites brûlées que le poète déclara exquises.‌

Pendant les dernières années de sa vie, Moréas avait renoncé à dicter et écrivait lui-même ses feuilletons de la Gazette de France. Le travail lui était odieux ; il détectait toute espèce de contrainte et se contentait, selon l’antique formule, d’attendre l’inspiration, qui lui venait en plein air, dans ses promenades, au retour des Halles. La fraîcheur du matin, succédant aux brasseries étouffantes, renouvelait sa sensibilité et ravivait son amour des images et des rythmes. C’est après ces nuits de désœuvrement fumeux qu’il trouvait ses vers les plus purs. A force de les ruminer dans sa tête, il finissait par les apprendre par cœur. C’est ainsi que furent composées les Stances, son plus parfait ouvrage. Le lendemain, en arrivant au café, il se mettait à la recherche de Desrousseaux pour lui dicter le travail de la veille  : « J’ai fait deux stances hier, nous disait-il. Je vous les lirai quand Desrousseaux les aura écrites ». Il allumait sa pipe et récitait gravement les huit nouveaux vers. La même scène recommençait quelques jours après. J’ai moi-même écrit plusieurs fois sous sa dictée, en l’absence de son ami.‌

Desrousseaux arrivait au Vachette, portant sous le bras une énorme serviette, bourrée de journaux et de revues, qui le faisait boiter et qu’il déposait sur une chaise ou sur une table. Toujours prêt à répondre aux renseignements que l’on sollicitait de son inépuisable érudition, il enseignait le Grec à Moréas, qui avait oublié son grec littéraire, et, outre son aimable secours calligraphique, il rendit au « Maître » de grands services pour sa traduction d’Iphigénie.‌

Sous des dehors d’érudit distrait et un peu bourru, Desrousseaux était le meilleur garçon du monde. Professeur à l’Ecole des Hautes-Etudes, helléniste et latiniste consommé, il savait par-dessus le marché mille petites choses très précieuses, comme la ponctuation et la correction des épreuves, que Moréas dédaignait.‌

« La ponctuation, disait-il, ne signifie rien. Au XVIIIe siècle chaque auteur avait la sienne. Il y en a qui abusent des virgules, d’autres en sont avares. On rencontre chez eux à chaque page, des points ou des points virgules pour deux points ». J’avais beau lui dire que la ponctuation avait sa raison d’être, il souriait  : « — Ça m’est égal… Faites ce que vous voudrez… »

Comme J.-J. Rousseau, Moréas raturait ses brouillons dans sa tête, et ce travail lui donnait, sans qu’il l’avouât, bien des préoccupations et des scrupules. Il m’aborde un jour et, me prenant par le bras  : « — Dites-moi… Est-ce qu’il n’existe pas un mot pour désigner le sillon de pierre où tourne la meule d’un moulin ? » Je cherchai et ne trouvai rien. « C’est, me dit-il, pour un vers des Stances ». Je lui dis  : « S’il existe un mot, il doit être tellement spécial, que personne ne le comprendra et qu’il déparera vos vers. » II n’insista pas. A quelque temps de là, il nous récita la strophe où il a remplacé ce mot par deux beaux vers :

Quand le vent emplira le trou béant des portes‌
Et l’inutile espace où la meule a tourné

Il vous consultait ainsi souvent, en vous expliquant discrètement de quoi il s’agissait. Rien ne l’eût humilié comme de passer pour un travailleur. Il affectait de mépriser l’effort parnassien et, lui qui s’assimilait si adroitement les vieux poètes, il raillait la perfection d’Heredia et croyait au génie poétique fonctionnant sur un trépied divin. Cependant, sur le papier ou dans la tête, il reconnaissait avec moi la nécessité du travail ; il publia même, dans la Gazette de France, à propos d’un de mes livres, un article élogieux qui figure dans ses Esquisses et Souvenirs.‌

Sa tragédie Iphigénie fut faite selon la même lente méthode et avec les mêmes dictées au coin d’une table de café. Il nous récitait tous les jours les vingt ou trente vers composés la veille. Rien qu’à sa façon d’entrer, nous devinions qu’il y avait du nouveau. A peine assis, il se penchait vers nous et cela ne tardait pas  : « Vous savez ce qu’Iphigénie disait à son père ? — Oui, vous nous l’avez dit hier… — Eh bien, voici ce qu’il lui répond… J’ai fait ça cette nuit… » Et, sans oublier une nuance, il récitait le morceau. Les démarches, la difficulté d’être joué mirent un instant aux prises sa paresse et son ambition. Iphigénie finit par être considérée par ses admirateurs comme une œuvre absolument personnelle. On oublia que c’était une traduction d’auteur grec et l’on ne prit plus la peine de mentionner sur les affiches le nom d’Euripide. Jusqu’à sa dernière heure, Moréas fut préoccupé par le sort de cette Iphigénie qui devait, selon lui, couronner sa carrière littéraire. La veille de sa mort, il renouvelait à Barrès son désir pressant que l’œuvre fût jouée au Théâtre-Français… Après quelques représentations à l’Odéon, à Orange et en Grèce, la pièce fût enfin donnée à la Comédie-Française et n’obtint aucun succès. Il est douteux qu’on la reprenne, et c’est dommage. Il y a deux ou trois scènes remarquables et de beaux chœurs.‌

Vers la fin de sa vie, Moréas songea sérieusement à se faire naturaliser Français pour entrer à l’Académie. C’est surtout cette raison qui le poussait à présenter son Iphigénie à la Comédie-Française. Il avait beau sourire quand on lui parlait de cette candidature académique, c’était la seule perspective qui réveillât ses ambitions désillusionnées. Nous le plaisantions sur le discours qu’il prononcerait. Son ami, le musicien Dubreuilh, qui imitait à la perfection la voix du poète, avait déjà trouvé les paroles qu’il devait dire sous la coupole  : « C’est bien simple. Moréas commencera par une phrase dans ce genre  : Messieurs, Sophocle, Racine et peut-être moi… »

J’ai rarement entendu Moréas parler de la mort, de l’énigme humaine, de la vie future. Il a écrit quelque part  : « Ô monts de l’Attique, ô Phalère aux blancs rivages ! Il sied que je vous admire sans tendresse désormais. Je touche à la perfection et à la mort. Mais la mort est une sottise. » En quoi la mort est-elle une sottise ? Il ne l’expliquait pas. Il me dit un jour  : « La vie et la mort, au fond, c’est la même chose, puisque, quand on est mort, on n’en sait rien. » Un autre jour, il ajouta avec gravité  : « Vous savez ce que j’ai dit de la mort dans Feuillets ? — Non, je ne me rappelle plus. — Je dis ceci… » Et, se reculant, un doigt levé pour solenniser sa parole  : « Ô mort, je ne te crains plus. Je te connais trop bien. » Et, comme cette déclaration me laissait perplexe, il reprit en souriant  : « — Vous ne savez pas… Vous ne pouvez pas comprendre. » Il prononçait ainsi très souvent des phrases sybillines auxquelles il donnait une mystérieuse importance. L’idée ne m’était jamais venue que Moréas eût pu être tourmenté un seul instant par la pensée de la mort. Pourtant, quand je l’ai vu mourir le sourire aux lèvres, je me suis demandé si son mot n’était pas plus profond que je ne croyais, et s’il n’avait pas, en effet, regardé la mort en face, au point de se vanter de la « connaître trop bien »… D’autres fois, je persiste encore à croire que c’était pure indifférence et qu’il n’y a jamais pensé.‌

Les journées qui précédèrent sa fin furent de belles journées claires et de chaud soleil. « — Mon enterrement sera très beau, disait-il à Baragnon, le temps est superbe. Il y aura des fleurs. — Oui, dit le catholique Baragnon, votre enterrement sera très beau. Je regrette seulement que mes convictions religieuses m’interdisent d’y assister. — Pourquoi ? dit le poète. Parce que j’ai déclaré que je veux être incinéré ? Vous savez bien que je n’ai jamais été contre les prêtres… Seulement, voyez-vous, il y a la poésie ; tout le reste est de la blague. » C’était le mot qu’il disait à Mme Sylvain essayant de réveiller quelques lueurs chrétiennes dans cette tête de païen endurci  : « — Le bon Dieu… Laissez-moi donc tranquille… Ce sont des bêtises … »

J’allais le voir l’avant-veille de sa mort. Il était couché dans son lit, vaincu par le mal, mais le verbe haut, l’œil toujours vivant. Il y avait dans la chambre quelques personnes, entre autres le médecin, qui lui dit, après un moment d’entretien  : « C’est assez M. Moréas. Vous avez besoin de repos. » Le poète se releva. « Fichez-moi la paix ! Je n’ai besoin d’aucun repos. Je cause avec mes amis. C’est ça qui me repose. »

Les obsèques (2 avril 1910), eurent lieu au Père Lachaise, par une magnifique journée de soleil. Le cercueil, disparaissant sous les fleurs, fut enlevé en arrivant dans la salle du four crématoire. Debout au milieu de nous, Maurice Barrès prononça quelques paroles d’adieu, pendant que, derrière les grands murs nus, on procédait à l’incinération de notre ami. Jamais la mort ne m’a donné une telle impression de néant. Je n’eus pas le courage d’attendre la fin. Dehors délivré de l’oppression, je me retournai pour regarder un instant la haute cheminée d’usine d’où sortait une épaisse fumée noire : c’était l’âme de Moréas qui s’en allait, comme il l’avait souhaité dans les Stances  :

« Compagne de l’éther, indolente fumée,
Je te ressemble un peu…
Sans plus nous soucier et sans jamais descendre,
Evanouissons-nous… »

Oui, son être mortel s’est évanoui ; mais son œuvre ne périra pas, et c’est par là qu’il reste vivant parmi nous. Sa vie intellectuelle fut un exemple de désintéressement et de noblesse. Il eut beaucoup d’amis ; il méritait d’en avoir, et je n’en connais pas qui ne soit resté fidèle à son souvenir.

Moréas était la figure centrale, le type « représentatif » du café Vachette. On rencontrait aussi dans cet établissement non seulement les amis du poète, mais les amis de ses amis, qui finissaient tôt ou tard par prendre nos habitudes  : Henri d’Alméras, auteur d’intéressants volumes historiques et de deux précieux volumes sur les débuts de nos grands écrivains contemporains ; Guillaume Appollinaire, si rapidement disparu, bon garçon, amateur de paradoxes, empêtré plus tard dans le casse-tête cubiste ; le regretté Dupuy, mort à la guerre, toujours prêt à changer de place au moindre courant d’air ; Canudo, qui a fait des livres d’esthétique flamboyants ; Tudesque, bon poète devenu grand reporter ; le mélancolique Vitrolles ; le philosophe Gillouin, subtil vulgarisateur de Bergson ; l’insatiable producteur et aimable Ernest Gaubert ; Glorget, amateur volage et multiple ; le poète Larguier, pittoresque et puissant lyrique ; l’impénitent réaliste Paul Brulat, demeuré fidèle à Flaubert ; Léon Lafage, conteur à barbe légendaire, rival de Daudet et d’Arène ; Fréjaville, spirituel courriériste dramatique des Débats ; Gabriel Boissy, grand organisateur des dramaturgies d’Orange et illusionnant imitateur de Mounet Sully ; Paul Vulliaud, rabbinisant farouche, qui allait publier deux gros volumes sur la Kabbale ; l’ineffable Marc Legrand, entêté traducteur de Sophocle, qui ressemblait à Ménélik et avait fondé la Revue du bien ; le souriant Frédéric Lolliée, qui eut entre ses mains des trésors de documentation sur le second Empire ; le spirituel et exubérant Gautier, aujourd’hui un des maîtres du grand journalisme financier ; l’infatigable Egyptologue Boussac ; Khaller, qui renonça de bonne heure à la littérature ; Menabréa, auteur de deux bons romans ; le classique La Tailhède ; Magre, poète de sensibilité infernale ; le spirituel Toulousain Périlhou, qui dédaigna d’écrire ; le ruisselant et torrentiel Gasquet ; Le Cardonnel, qui ne transige pas non plus sur Flaubert ; André Billy, autre critique admirateur de Flaubert ; le docteur Thiercelin, qui ne jure plus que par la Grèce et l’époque Mycénienne ; l’excellent ami optimiste La Tour du Villard, qui fut longtemps secrétaire à l’Univers ; le jeune Bernard Grasset, venu à Paris pour finir son droit et qui s’improvisa éditeur en publiant une plaquette de son ami Rigal ; Durand, l’inséparable compagnon de Moréas ; le romancier Charles Derennes, maestro en prose et en vers, qui s’est fait écrivain comme on se fait notaire ; Van Bever, qui venait parler édition ; Dhumur, intransigeant libéral et auteur de truculents romans patriotiques ; le terrible Toulet, Espagnol contemporain du Gréco, qui a écrit de petits chefs-d’œuvre d’observation ultra-parisienne ; l’incorrigible bohème et bon diable La Jeunesse, qui eut son heure de célébrité ; Etienne Rey, moraliste sérieux et auteur dramatique folâtre ; les frères Tharaud, impeccables prosateurs et gais compagnons ; le caustique Dyssord, qui cherche la stabilité dans le journalisme comme on cherche la quadrature du cercle ; Raymond Clauzel, qui venait à Paris se documenter sur Robespierre et Philippe II ; Tardieu, qui a donné au Figaro de vivantes sensations de guerre ; Curnonsky, l’homme le plus spirituel et le plus sympathique que j’aie connu ; Dubreuilh, délicat musicien qui savait par cœur tous les vers de Moréas ; Guy Valvor, auteur de romans psychologico-sociaux, qui passait son temps à saluer à droite et à gauche et qui vous disait avec une fermeté souriante  : « Oh ! mais pardon… Pour moi, le grand écrivain du xvie siècle, ce n’est pas Chateaubriand, c’est Stendhal » ; Malvy, le futur ministre qui venait faire sa partie de cartes avec ses amis Toulousains ; l’extra-méridional Mistralien Jules Véran ; Paul Souday, qui devait se faire une belle place de critique au Temps ; des Gâchons, fin romancier à grande barbe ; Roger Mathieu, qui choisit finalement la Banque et la Finance pour pouvoir écrire en paix ses voyages ; le musicien Déodat de Séverac ; le fidèle Bellet, aujourd’hui juge de paix à Saint-Denis ; l’esthéticien Karl Boes, devenu lui aussi grave magistrat ; le sculpteur Manolo, qui disait à Picasso, le cubiste  : « Enfin, figure-toi que tu vas à la gare attendre tes parents… Qu’est-ce que tu dirais, si tu leur voyais des têtes comme celles que tu fais à tes personnages ? » ; Casanova, frénétique admirateur de Faguet ; Rigal, l’incorrigible bohème qui préparait un livre sur Dieu, d’après des documents nouveaux, et qui dit un jour à un ami, en montrant dans un théâtre un monsieur ayant au sommet du crâne une loupe ronde comme une boule  : « Tu vois ce monsieur ? C’est le petit-fils de Guillaume Tell. » ; l’historien Albert Pingaud, actuellement consul de France à Monaco ; Mavroudis, journaliste grec, Français de cœur ; Henri Albert, l’heureux traducteur de Nietzche ; le silencieux Quittard, l’érudit critique musical du Figaro ; Paul Souchon, poète et prosateur de la bonne école ; le sentimental toujours absent et souriant Eugène Montfort, qui fonda l’originale Revue des Marges ; le doux Mitty, qui se délectait à écrire la langue du xviie siècle ; Jean Carrère, poète et journaliste, le premier qui ait décrit les ruines de Messine dans sa tragique Terre d’épouvante et que le Matin envoya sur place suivre la guerre des Boers ; Carrère, au quartier latin, à l’époque des émeutes de 1893, acclamé par les étudiants, blessé, transporté à l’hôpital et retiré aujourd’hui à Rome comme correspondant du Temps ; Guerbert, à qui je proposai pour ses Poèmes du Monde ce vers qu’il a adopté et mis sur la couverture  : « J’habite l’infini, mais j’y suis à l’étroit » ; Jean Giraudoux, qui n’avait pas encore publié ses charmants volumes humoristiques et qui arrivait tous les jours avec une nouvelle épigramme, dans le genre de celle-ci, à propos du président Roosevelt, dont les journaux racontaient alors les chasses invraisemblables :

Roosevelt (ne parlons pas si fort)
A tué le lion de Belfort.‌

On voyait aussi quelquefois au Vachette le vaillant Henri de Bruchard, qui enfonça d’un coup de poing bien français la vitrine d’un magasin où s’étalait une odieuse caricature de Jeanne d’Arc. Royaliste zélé, Bruchard avait montré de la finesse et du sens critique, en recommandant la lecture de l’œuvre de Dumas père, comme la meilleure conseillère de droiture, de discipline et de patriotisme ; et tant d’autres, qu’on rencontrait plus rarement et qui n’ont fait que passer. Stuart Merril, Duplessis, Louis Thomas, Loyson, qui devait se révéler si ardemment patriote ; Dumas, l’homme le mieux renseigné sur Auguste Comte ; le discret Maura, aujourd’hui directeur du Conservatoire de musique de Saint-Etienne ; l’aimable et vif écrivain Casella ; Paul Morisse, traducteur de Goethe et de Novalis et alors secrétaire du Mercure, etc., etc.

Henri Mazel fut aussi un fidèle du Vachette. Amateur de calembours futiles et d’érudition sérieuse, Mazel a publié des livres de psychologie sociale et quelques drames historiques dont la réprésentation serait une tentative curieuse. Il a toujours été attiré non seulement par la vraie Histoire, mais par l’Histoire qui n’existe pas. Il voudrait savoir, par exemple, ce que serait devenu le monde sans l’invasion des Barbares ou sans la victoire de Charles Martel ; quel eût été le sort de l’Europe, si l’Islam eût triomphé et que les Maures fussent restés en Espagne. Ce genre d’hypothèses excite la curiosité de ce lettré qui a une mémoire prodigieuse et qui a lu certainement autant de volumes qu’une cervelle humaine en peut absorber. C’est la haine du pédantisme qui a rendu Mazel folâtre  : « Que voulez-vous ? disait-il. Les philosophes sont des cuistres. Il faut réagir, et le moyen de se moquer d’eux est de se moquer de ce qu’ils savent et de ce que nous savons. » Mazel est un désintéressé et un libéral.

Quand j’ai connu Mazel en 1895, il ne dirigeait déjà plus la revue l’Ermitage, qu’il avait fondée quelques années auparavant et qui tint une place importante dans le mouvement symboliste. L’Ermitage commença à paraître en avril 1890, presque en même temps que le Mercure de France, la Plume et les Entretiens politiques et littéraires. Les jeunes gens qui fondèrent l’Ermitage, en se partageant les frais d’impression, étaient de simples étudiants. Ils se réunissaient dans une salle aujourd’hui disparue du côté du Jardin des Plantes. La plupart sont devenus magistrats sérieux ou doctes médecins ; aucun d’eux n’est resté dans la littérature, à l’exception d’Henri Mazel, qui donna tout de suite à sa revue une allure sérieuse, en y publiant des articles de critique et de sociologie. Si l’Ermitage eût trouvé des ressources pécuniaires, il eût certainement pris la place que devait occuper le Mercure de France, et Mazel y eût tenu le rôle de maître de chœur, au milieu d’une pléiade de jeunes écrivains qui se sont tous fait un nom dans les Arts, la Philosophie ou la Littérature  : Régnier, Germain, Valin Bouyer, Robert Ritter, Soulier, Moréas, Merill, Viélé-Griffin, Herold, Bernard Lazare, Quillard, Pierre Louys, Retté, Dorchain, Lemoyne, Paul Masson, Jules Renard, Béranger, Boylesve, Rebell, Gide, Paul Fort, Des Gâchons, etc.‌

C’est par Mazel que j’ai connu le philosophe Gabriel Tarde. Ils arrivaient souvent ensemble au café Vachette, Mazel avec son air de plaisantin souriant, Tarde avec sa silhouette de chef d’orchestre tzigane, grand, maigre, l’air artiste, longs cheveux noirs à saule pleureur, petite moustache et des yeux étincelants derrière le lorgnon. Ce bon philosophe avait à peu près passé toute son existence à Sarlat, ville Périgourdine, où il était né, où il s’était marié et où il exerçait depuis un temps immémorial les fonctions pacifiques de juge d’instruction. Issu d’une vieille famille, Gabriel Tarde comptait parmi ses ancêtres un chanoine qui joua un rôle à la Cour des papes de la Renaissance et sur lequel il avait publié une plaquette dont il fit toujours état dans ses œuvres, tandis qu’il en avait supprimé un livre de contes et de poèmes. Tarde, en effet, n’était qu’un égaré en sociologie ; les psychologues professionnels ne venaient pour lui qu’au second plan ; il aimait par-dessus tout la belle poésie, la poésie subtile et travaillée. Il avait écrit beaucoup de vers français et périgourdins. La faiblesse de sa vue l’ayant obligé de restreindre ses lectures, Tarde ne lisait que les très bons auteurs et avait beaucoup pensé, beaucoup réfléchi par lui-même. Un mot de Taine lui fit découvrir Cournot, qui orienta ses idées vers la philosophie sociale. Au moral, Tarde était resté très jeune de caractère ; il aimait les bals, les dîners, les cercles, les théâtres et le café. Causeur charmant, il n’hésitait pas à prendre la parole et à se livrer à toutes les fantaisies de la plus chatoyante improvisation. C’était un homme charmant, très simple et très bon.

Parmi les intermittents du Vachette, il faut encore nommer le regretté Emile Dodillon, excellent camarade et un peu notre doyen, auteur de romans réalistes, provincial maniaque rabâchant toujours les mêmes histoires. Alphonse Daudet avait encouragé ses débuts. Peu soucieux d’affronter la vie de bohème, Dodillon prépara son examen de vétérinaire et alla s’installer à Provins, où il fit une petite fortune qui lui permit d’écrire des romans et de voyager. Il riait à propos de tout. Cette gaieté impatientait Moréas  : « Dodillon est amusant, disait-il, mais il est trop gai. » L’hilare vétérinaire racontait, à propos de Paul Arène, qu’il avait beaucoup connu, de piquantes anecdotes qui eussent difficilement figuré dans une biographie officielle.

Je dois un souvenir tout particulier à Charles Guérin, qui s’est assis tant de fois à notre table avec Moréas. Charles Guérin a écrit quelques œuvres de forme parfaite et de sensibilité profonde. Ce fut Boylesve qui nous révéla ce beau talent, en nous apportant un soir ses premiers vers inédits, qui allaient paraître dans le Mercure.‌

Avec son air pensif et sa barbe de collégien, l’auteur du Semeur de Cendres était bien le plus aimable et le plus mystérieux des hommes. Sa figure, son muet sourire, les demi-confidences de ses livres trahissaient une flamme intérieure, une passion dévoratrice, dont il s’imposait le devoir de ne jamais parler. Quand on faisait allusion à cet amour et qu’on tentait de soulever un coin du voile, il souriait et disait doucement  : « Chut !… chut !… ». On se fréquente, lui disais-je, on se voit tous les jours, et, au fond, on ne se connaît pas. Personne ne raconte sa vie, ses tourments, ses passions. » II eut un air effrayé et, levant les yeux au ciel, il murmura de sa belle voix grave  : « Heureusement, grand Dieu ! »‌

Charles Guérin était la bonté même. Sa fortune l’exposant à de fréquentes demandes d’argent, il secourait volontiers ses amis, mais toujours avec un peu de résistance et certaines réflexions restrictives. Quand il venait à Paris, son plaisir était de vous inviter à dîner.

La maladie dont il se savait atteint, ses habitudes d’isolement, sa tournure d’esprit pessimiste assombrissaient son caractère naturellement gai et lui donnaient quelquefois de vraies crises de désespoir. La solitude lui était alors insupportable. Il adressait un jour à un de ses amis une dépêche ainsi conçue  : « Viens me voir. Je suis malade comme un chien. J’ai besoin de voir quelqu’un ». Il avait peur de rester seul et vous retenait près de son lit. La crainte de la mort, en mettant ses sentiments catholiques aux prises avec son tempérament sensuel, lui créait, à la façon espagnole, une âme ravagée de tentations et de remords.

C’est par le travail que Charles Guérin a réalisé la perfection de forme qui étonne dans son œuvre. L’inspiration ne fut jamais pour lui qu’une sorte de mise en chantier de matériaux mal dégrossis. Toujours mécontent de son style, il passait des années à se raturer. Nous avions les mêmes idées sur cette nécessité du travail, et il approuvait sans réserves les livres d’enseignement pratique que j’ai écrits sur ce sujet. Jamais son œuvre ne lui semblait à point ; il n’était jamais pressé de la publier. Il écrivait à son ami Fréjaville  : « Mon cher ami, que la province est maussade et qu’on y est seul ! Déjà l’automne, chère aux cœurs amers, arbore ses feuillages formés de métaux inconnus. Les roses sont froides et les marrons tombent dans le silence des jardins. Pourtant ne m’espérez pas trop cet hiver ; ma lyre prend racine ici. Que voulez-vous ? Le coin du feu, une ville qu’on parcourt en dix minutes, ce sont d’invincibles attraits pour la nonchalance. Et puis, à quoi bon ? Je suis de ceux que la gloire n’excite pas. Mon prochain livre de vers ne paraîtra que dans l’automne prochain. J’y travaille fort ! Oh ! la joie, la joie de pétrir les mots, et les caresser, et leur donner de belles lignes pures… Tout ça sent le mauvais lyrisme ; il bruine dehors et la vie aussi… » (5 septembre 99)

Charles Guérin savait qu’il avait du talent, et il était même parfois très exigeant sur le chapitre des louanges qu’il attendait de ses amis. Ses vers, quand il les lisait lui-même, perdaient la moitié de leur prestige et ne provoquaient pas toujours l’enthousiasme qu’il eût souhaité. Non seulement il ne pouvait s’empêcher de laisser voir son dépit ; mais il vous gardait rancune d’avoir manqué d’admiration, et il en était si malheureux, qu’on ne savait vraiment que lui dire.

Guérin s’amusait souvent, entre deux poèmes, à rimer des fantaisies et des épigrammes qui avaient toujours un tour pittoresque, comme ces quatre vers qu’il envoyait à un ami avec une carte postale représentant le village de Mont-sur-Moselle :

Le ciel au couchant se dore ;
Un char vient, cahin caha.
J’entends le battoir sonore
De quelque Nausicaa.

Il avait fait l’épitaphe de Brunetière ; mais je crois qu’il eût été fâché qu’on la publiât. Rimée ou non, la malice n’était pas son fait. Je ne suis pas sûr que cette épitaphe n’ait pas été donnée quelque part :

Ci-gît Ferdinand Brunetière,
Avec son œuvre toute entière.

Charles Guérin n’eut que des amis, et aucun d’eux, je puis le dire, ne l’a oublié. Son doux fantôme n’a pas cessé d’errer parmi nous    …

Comment parler du Vachette sans nommer Louis Baragnon ? Il y venait souvent et il pouvait compter parmi les plus fervents admirateurs de Moréas. La vie de Baragnon fut le plus insolent démenti que l’organisme humain ait jamais donné aux lois de la santé et de l’hygiène. Vivant en Lucullus, quand il avait de l’argent et en Spartiate quand il en manquait, bohème invétéré, célèbre par son embonpoint et par son esprit, causeur exquis, ami sûr, optimiste imprévoyant, mangeur et connaisseur, capable d’hésiter entre un bon dîner et un bon livre, n’aimant pas moins les cartes que la bonne chère, Baragnon fut à la fois un journaliste de talent et un parfait poète de rondeaux et d’impromptus, — vrai type d’ancien régime, d’une truculence de conversation à épouvanter un corps de garde, et d’une délicatesse littéraire à réjouir le plus pur classique.

Les anciens habitués du Vachette conservèrent longtemps le souvenir de certaines parties de poker, qui commençaient à une heure de l’après-midi et finissaient à deux heures du matin, interrompues seulement par un dîner rapide pris au coin d’une table et dont Baragnon savait mettre à profit les trop fugitives minutes. Suprême contraste  : ce Sosie d’Armand Sylvestre, ce curé de Meudon laïque, ce Tillemont mêlé de Grammont fut non seulement un catholique sincère, mais un théologien casuiste toujours à cheval sur la doctrine. A une certaine époque Baragnon arrivait au café avec un Leibniz sous le bras et on ne le rencontrait jamais sans une Histoire des Variations dans sa vaste serviette. Le Catholicisme était chez lui un mode de penser bien plus qu’une règle de conduite. Son exemple condamnait péremptoirement les apologistes qui prétendent que les passions empêchent d’avoir la foi. Royaliste de raison et de tradition, Baragnon fut longtemps secrétaire du bureau politique de Mgr le Duc d’Orléans, poste de confiance qui lui fit bien des ennemis. Les attaques qu’il essuya ne parvinrent pas à troubler son indifférence, et sa paresse ne put jamais s’élever jusqu’à l’effort d’une rancune. Son désintéressement fera l’honneur de sa vie. Baragnon resta délibérément dans le parti des vaincus, malgré la place que son talent lui eût assuré dans le parti des vainqueurs. Il s’est consolé de ses disgrâces comme il s’est consolé de son embonpoint. L’embonpoint lui avait même donné des ennuis beaucoup plus graves. Il se laissa choir un jour maladroitement dans la salle des Pas Perdus du Palais de Justice. Comme il avait de la peine à se remettre debout, une dame charitable vint à son secours. « Madame, lui dit-il, c’est inutile. Il me faut une grue pour me relever. » La dame s’éloigna en le traitant d’insolent. Il racontait lui-même qu’il se trouva pris une autre fois dans un petit escalier à colimaçon où il ne put ni avancer ni reculer. Il ne rougissait pas de cet embonpoint compromettant. « Evidemment, disait-il, il y a des inconvénients… Ainsi, quand je veux prendre un bain… Dès que j’entre dans la baignoire, elle se vide … »‌

On ferait un recueil des mots de Baragnon. On parlait un jour d’Ardouin, célèbre par ses articles prudhommesques du Matin. Quelqu’un dit : « Il ne manque pas de talent. Il vaut Sarcey. — Non, dit Baragnon, Ardouin est à Sarcey ce que Sarcey est à Pascal. »‌

Quand on reprochait à Baragnon de n’avoir rien produit, il répondait  : « Il y a bien assez de sots ouvrages et de médiocres auteurs, sans que j’aille encore en grossir le nombre ».‌

Baragnon eût pu donner des conférences comme tout le monde, car il parlait très éloquemment. Il en donna une un jour au Cercle catholique de la rue du Luxembourg, et il s’y passa même quelque chose d’assez amusant. Le conférencier, pour montrer la mauvaise qualité du talent d’Edmond Rostand, crut devoir lire quelques tirades de Cyrano de Bergerac. Le public trouva les vers si jolis, qu’il se mit à applaudir. Baragnon fut le premier à rire de ce contre-sens ; mais je dois avouer que cela ne lui inspira pas beaucoup de goût pour les conférences.‌

Chapitre IV

Emile Faguet intime §

C’est encore au Café Vachette que j’ai connu Emile Faguet. Le célèbre critique venait là tous les jours lire ses journaux, prendre sa demi-tasse et fumer un de ces modestes cigares de deux sous dont le légendaire parfum a si fortement impressionné ses contemporains. Il mangeait à cette époque à la pension Laveur, où passèrent tant d’hommes célèbres, y compris Gambetta et Courbet. La pension Laveur avait encore en 1895 ses salles pleines d’étudiants, médecins ou futurs magistrats, qui allaient demander à sa saine cuisine l’illusion de la vie provinciale et bourgeoise. Mon désir de connaître Faguet faisait sourire mon ami Doncieux, qui mangeait à la même pension. « Vous le verrez un de ces jours, me dit-il. Vous serez déçu. Il ne parle jamais littérature. Il déjeune en vingt minutes et s’en va ». C’était vrai. Il n’y avait pas au monde d’homme plus sauvage que Faguet. On obtenait sa confiance ; on ne la lui arrachait pas. Il vous eût parfaitement salué pendant des années sans vous adresser la parole. Une fois la connaissance faite, c’était l’accueil le plus cordial, la plus aimable égalité d’humeur, des yeux tout pétillants de sympathie, l’allure empressée et familière d’un ami heureux de vous retrouver. Le plus difficile, comme disait Doncieux, était de le faire causer littérature. Cet homme, qui ne vivait que pour la littérature, avait la coquetterie de n’en jamais parler. Il connaissait trop le néant des discussions pour céder à l’envie d’exposer des idées qu’on aurait pu lui contester par ignorance ou, ce qui est pis, par défaut d’intelligence. Il fallait qu’il fût vraiment sûr d’être en communauté d’opinions avec vous pour se laisser aller à vous communiquer les siennes. Du reste, il ne recherchait pas les esprits distingués ; les plus humbles fréquentations suffisaient à l’ordinaire de sa vie.

Mon intention non plus n’est pas de faire ici de la littérature et de juger, après tant d’autres, le talent d’un homme dont les ouvrages sont entre toutes les mains. Je suis de ceux qui croient que depuis Sainte-Beuve nous n’avons pas eu un critique d’une compréhension si universelle, qui ait mis plus de pénétration et de clair génie dans l’étude vulgarisatrice des grands producteurs de la pensée française. Je ne veux, pour l’instant, que rappeler l’homme, évoquer sa présence, ajouter quelques traits aux souvenirs que ses amis ont le devoir de publier pour faire mieux connaître celui qui tint parmi nous une si haute place intellectuelle. Type peut-être unique du bourgeois-bohême, Emile Faguet a incarné dans une unité imprévue deux termes disparates que la génération de 1830 se gardait bien de confondre. Il fut à la fois bourgeois dans l’âme et bohème à l’état naturel, bohème naïf, perpétuel étudiant de quinzième année. Il a, non pas méconnu, mais radicalement ignoré les obligations d’attitude et de milieu qui accompagnent ordinairement l’accroissement d’une situation sociale. Les réalisations de la gloire et de la fortune ne donnèrent même pas à Emile Faguet le désir de prendre un appartement un peu plus convenable. Il continua, quand il fut célèbre, à vivre dans un cabinet de travail où deux personnes auraient eu de la peine à s’asseoir, et il se contenta toujours de sa salle à manger-salon pour répétiteur pauvre. Personne, depuis Gustave Planche, ne poussa plus loin le dédain de l’élégance. Emile Faguet avait à cet égard une inconscience inimaginable. Ses vestons couverts de taches, ses cravates en loques, son linge élimé, légendaires au Café Vachette, n’ont jamais gêné ce diable d’homme, jovial et partout à l’aise, qui entrait, s’asseyait et sortait sans rien voir, sans rien remarquer. Il n’est pas étonnant qu’un tel homme se soit affranchi de toute espèce de contrainte mondaine. En dehors des conférences, où il était inimitable de familiarité et de naturel, il fuyait comme la peste les soirées et les réunions, et surtout il n’acceptait jamais à dîner. Il passait cependant pour avare, malgré ses inépuisables charités envers des confrères pauvres. Comment ne pas soupçonner d’avarice un homme qui écrit sa correspondance sur les feuilles blanches des lettres qu’il reçoit, et qui fume éternellement des cigares de vendeur de contremarques ? Nous le vîmes un jour, devant le Café Vachette, descendre de l’impériale de l’ancien omnibus Place Pigalle-Halle aux vins, en habit d’académicien, sans parapluie, ruisselant sous l’averse. Il se rendait à une cérémonie de la Sorbonne !

Les biographes d’Emile Faguet sont unanimes à reconnaître que sa grande valeur intellectuelle pouvait seule faire oublier les négligences sociales avec lesquelles il semblait vouloir scandaliser les esprits bourgeois. Comment juger à la mesure commune un écrivain qui s’est délibérément mis en marge des choses de ce monde ? Il semble que les pires défauts de notre pauvre humanité n’ont pas la même importance chez un homme réellement supérieur. Emile Faguet, tel qu’il était, m’inspira toujours un grand respect et une grande admiration.

Il mangeait à une certaine époque dans un restaurant du Boulevard Saint-Michel, où quelques-uns de nos amis allaient régulièrement. Tous les jours à midi on le voyait arriver, sautillant et souriant, en veston court, la bouche en sifflet, la moustache à la Tartare, relevant les sourcils, toujours prêt à plaisanter et à rire. Avant d’entrer, s’appuyant d’une main à la porte du restaurant, il éteignait de l’autre main contre le talon de son soulier la cendre de son cigare aux trois quarts fumé ; il s’asseyait ensuite, débouchait sa bouteille de vin, mettait le bouchon sur la nappe et y déposait soigneusement son bout de cigare, qu’il reprenait à la fin du repas et qu’il rallumait en sortant. Une telle sollicitude demeurait inconcevable, quand on avait une fois respiré les émanations de ce précieux cigare. Emile Faguet accomplissait ces rites avec une candeur qui prouvait qu’il n’avait même pas conscience que ces choses pussent être remarquées.

Un de nos amis, Henri Rigal, peu intéressant bohême, qui mangeait au même restaurant, avait noué avec l’illustre académicien des relations « dont il se servait, dit un journal, pour éblouir ses créanciers. Un jour que son tailleur, à force de patience, avait réussi à le joindre pour lui réclamer un long arriéré, Rigal le fit déjeuner avec Faguet, ce dont le nouveau M. Dimanche fut si flatté, qu’il offrit le café et les liqueurs et repartit avec sa note impayée. »

Emile Faguet avait un sens des nuances extrêmement fin et qui s’exerçait surtout avec profit dans le domaine des idées. Pour le reste, il ne soupçonnait rien et vivait publiquement indifférent au ridicule ou au blâme. Les notes satiriques que certains journaux s’amusaient à publier sur cette absence de préjugés ne parvenaient pas à l’émouvoir. Ce maître de la critique n’était sensible à aucune espèce de critique. On perdait son temps à railler son style ou ses habitudes  : il ne changea jamais ni sa prose ni sa vie.

Non seulement Faguet était la simplicité même, mais il avait la manie de se plaire plus particulièrement avec des inférieurs. Je ne prétends pas que la stupidité eût le privilège de l’attirer, comme le Saint Antoine de Flaubert ; en tous cas, elle ne le gênait pas et il était avec elle parfaitement à son aise. Je l’ai vu s’entretenir complaisamment avec des gens dont la nullité eût découragé les plus intrépides, « Il se levait, dit la Vie Parisienne, été comme hiver, à sept heures, chaussait immédiatement des pantoufles et, nu-tête et en chemise de nuit, il se rendait chez un marchand de vins restaurateur, dont la boutique faisait face à son appartement, Et sur le zinc, régulièrement, Emile Faguet » de l’Académie française, commandait un « vin blanc ». Les cochers arrivaient ; des ouvriers qui se rendaient au travail venaient tuer le ver matinal. Faguet trinquait avec eux avec complaisance et les écoutait attentivement discuter de la politique. Il ne disait pas grand chose  : il s’instruisait, « C’est un bon vieux, disait de lui le cabaretier. Et il paraît que c’est un homme qui travaille à l’Académie… » Et à neuf heures, après deux heures de vin blanc et de politique démocratique, Emile Faguet montait chez lui et écrivait, sur Pascal, sur Racine ou sur M. Emile Combes, des pages parfois longues, mais toujours ingénieuses et souvent supérieures. »‌

Je ne sais si l’anecdote est vraie ; mais que Faguet allât boire du vin blanc chez le « mastroquet », rien de plus naturel, puisqu’il y allait déjeuner.‌

L’auteur de Politiques et Moralistes eut un rare mérite ou, si l’on veut, une rare originalité  : il écrivait comme on parle, j’entends comme parle un homme d’esprit qui serait écrivain. Nous sommes tous plus ou moins paralysés par l’effort d’écrire, et il y aura toujours, pour nous, entre la pensée et l’expression une distance appréciable. Cette distance n’existait pas pour Faguet. Il ne lui était pas possible de penser sans écrire. Quand je lui demandais quelquefois comment il faisait pour tant travailler, il me répondait de sa petite voix aiguë et bon enfant  : « C’est bien simple. Quand je lis un livre, j’écris mes réflexions en marge ou sur des bouts de papier ; quand ma lecture est finie, mon article est fait. » C’est dans ce sens qu’il disait  : « Je ne cesse de lire que pour écrire ». Ce procédé explique l’énorme production de Faguet, et que sa prose soit si souvent triviale. Rien n’est plus facile à pasticher que son style. Beaucoup s’y sont essayés. Il leur a manqué à tous cette sincérité d’accent de l’homme né pour ce style et qui seul avait assez de noblesse et de talent pour se faire pardonner des phrases comme celle-ci  : « Ça en bouche un coin à Racine. » Ecrivant avec cette facilité, on comprend que Faguet ait toujours à peu près écrit sans ratures, j’estime qu’il a eu tort et nous reviendrons là-dessus ; mais, en procédant autrement, il n’eût guère laissé que quelques volumes, tandis que sa méthode lui a permis de publier une centaine d’ouvrages.

Ce don d’improvisation, qui le dispensait du travail, ne laissait pas de préoccuper quelquefois cet inépuisable prosateur. Il n’était pas possible qu’un esprit si éminent restât toujours insensible aux inconvénients qui résultaient d’une production hâtive et sans discipline. Il savait, aussi bien que Montesquieu, que « rien de ce qui se fait bien ne se fait vite » et que la perfection ne va jamais sans labeur. Il s’est un jour expliqué là-dessus. « Depuis longtemps déjà, constate M. Strowski21, Faguet avait renoncé au travail délicat et minutieux du style. C’est ici même dans le Correspondant, en 1905, qu’il a fait sa profession de foi, à propos d’un livre de M. Albalat ». Et M. Strowski cite le passage suivant de l’article de Faguet dans le Correspondant :

« A ce propos, M. Albalat me raille agréablement moi-même, sachant que je ne me rature jamais. Qui est-ce qui le lui a dit ? Enfin c’est vrai, ne nous dérobons point. Et donc, il me dit, ou tout au moins il me fait entendre  : « Parce que vous avez reconnu que, comme Stendhal, vous ne gagnerez rien à vous corriger, il n’en faut pas conclure que beaucoup d’autres sont comme vous. Et qui sait si, vous-même, vous n’écririez pas un peu moins mal, si vous vous efforciez d’écrire mieux. Oui, vous-même, et par conséquent il n’est personne qui ne soit capable d’écrire un peu moins mal en se corrigeant, même ceux à qui a été le plus complètement refusé le don du style.

« Eh bien, M. Albalat a raison. Je ne me rature presque jamais, parce que j’aime mieux écrire beaucoup qu’écrire bien ; parce que je m’imagine avoir beaucoup de choses à dire ; aussi parce que j’aime remuer des idées et que, un article fini, une autre idée me sollicite tout de suite et m’interdit de m’attarder et de m’appesantir sur la précédente ; aussi, et c’est la vraie raison, parce que « faire du travail de style » m’ennuie  : or, ce n’est qu’en corrigeant qu’on fait du travail de style et uniquement du travail de style. Enfin, je n’aime pas corriger. Mais il m’est arrivé, malgré tout, deux ou trois fois, de remanier et presque de refaire un travail. Eh bien, que M. Albalat triomphe sur ce faible sujet, de mon avis et de l’avis de juges très qualifiés, c’était beaucoup moins mauvais. Qui sait ? Si au lieu d’écrire trente volumes, j’en avais écrit trois, je serais peut-être un bon écrivain. J’en doute, du reste, et maintenant il est trop tard pour faire l’épreuve. »

Non, il n’était pas trop tard, mais je me demande si Faguet eût été vraiment capable d’un effort si contraire à sa nature. Que son style y eût gagné, c’est l’évidence même. Du moins la contre-épreuve a-t-elle été faite. Si nous ignorons la valeur que le travail eût ajouté à sa prose, tout le monde a pu constater les défauts que donnait à ce style l’abus d’une improvisation qui finit par faire du grand critique un simple journaliste polygraphe.‌

Emile Faguet fut l’homme de la vocation parfaite et qui a rempli exactement toutes les conditions du métier pour lequel il était né. Lire et écrire fut sa seule occupation ; il y consacra toutes les heures de sa vie. Il se renferma dans son travail comme un moine dans sa cellule. Aucun journal, aucune revue ne fit vainement appel à sa collaboration. Il envoyait, pour un louis, à n’importe quel journal, des articles sur n’importe quoi  : chapeaux de femmes, dîners en ville, réceptions mondaines. Une telle incontinence finissait par affliger ses plus fidèles admirateurs. Les journaux avaient beau le plaisanter, l’Alexandre Dumas de la Critique n’en continuait pas moins à expédier ses « papiers » aux quatre coins de la France. Non seulement sa production allait se ramifiant en innombrables canaux ; mais il avait encore chez lui des réserves d’épandages pour faire face aux demandes les plus pressées, « Avait-on besoin de trois cents lignes, dit Adolphe Brisson, vite une dépêche au robuste écrivain, et deux heures plus tard le « papier » était fait, solidement documenté, plein de fines pensées, d’aperçus originaux, substantiels et savoureux. Comment suffisait-il à cet écrasant labeur ? Je me rappelle ma stupéfaction, lorsqu’un jour ayant grimpé les cinq étages de son ermitage de la rue Monge, je le surpris en train de classer dans des chemises une vingtaine d’articles déjà mis au point  : copie pour la Revue des Deux Mondes, copie pour le Gaulois, copie pour les Annales. L’émerveillement que j’exprimai lui arracha un sourire, « J’ai préparé cela, me dit-il, à mes moments perdus. Je ne veux pas être en retard. » Mot admirable et qui le peint tout entier. » Faguet avait toujours cent sujets en train, et un projet n’écartait pas l’autre. Un jour, l’éditeur Grasset va lui proposer de faire un petit volume sur l’Incompétence. Le critique résiste. « Oui, dit-il, le sujet est joli, mais je n’ai pas le temps. Enfin je verrai. Revenez dans trois ou quatre jours. » L’éditeur revint trois jours après. « Mon cher ami, dit Faguet, j’ai déjà écrit mille lignes. » (Il comptait toujours par lignes.)

En février 1910, le bruit courut qu’il préparait un roman. La nouvelle était inattendue, mais n’avait rien d’invraisemblable. On pouvait parfaitement admettre qu’un écrivain d’une telle fécondité voulût tenter un genre de littérature relativement facile et qu’à l’exemple de Paul Bourget, ce critique eût à son tour l’ambition de devenir un conteur. Il n’en fallait pas davantage pour attirer chez lui des reporters avides d’informations. Faguet, disait-on, composait un Arnolphe marié et mettait en lumière dans un récit satirique les conséquences du mariage d’Arnolphe de l’Ecole des Femmes avec sa pupille Agnès, élevée dans la plus stupide ignorance. Le Maître interrogé déclara qu’il avait écrit, non pas un roman, mais une simple étude. On fut déçu. Emile Faguet était un très bon psychologue ; il l’a prouvé dans‌

ses Amours d’hommes de lettres, et il nous eût certainement donné une œuvre de fine observation.‌

Je reviens à la question qui se pose toujours à propos de ses ouvrages  : Pourquoi cet homme a-t-il tant travaillé ? Etait-ce vraiment par avarice ? Il est très vrai qu’il ne refusait jamais une collaboration et qu’il ne discutait pas les prix. D’autre part, on a des preuves qu’il ne tenait pas à l’argent. Charitable et généreux, un défaut de paiement ou une perte pécuniaire le laissait à peu près indifférent. Comment donc expliquer cette rage de production ? Certains mots qu’il a laissé échapper sont peut-être de nature à jeter quelque lueur sur cette tragique énigme. Il m’a dit à moi  : « je travaille toujours pour ne pas m’ennuyer toujours ». J’ai souvent songé à cette effroyable existence de Faguet, célibataire, sans famille, vivant seul avec ses livres et sa dévouée et peu intellectuelle gouvernante. Avec quoi, sinon par le travail, aurait-il comblé cette solitude ? C’est peut-être là l’explication de cet extraordinaire labeur. Faguet aurait écrit uniquement pour s’échapper à lui-même, pour n’être pas dévoré par son propre néant. Le même drame qui oblige les gens du monde à faire des visites et à en recevoir l’obligeait à travailler sans cesse, lui qui s’était interdit toute fréquentation mondaine.

Que de fois, le trouvant assis entre ses piles de livres, j’essayais de lui faire toucher du doigt les graves inconvénients d’un pareil sédentarisme. « C’est de l’ivrognerie, lui disais-je. » Il souriait. « C’est possible ; mais je suis fait à ça ». Et, pour montrer qu’il avait chez lui de l’air et de l’hygiène, il vous menait voir à sa fenêtre le coup d’œil des arènes ombragées d’arbres. Dans ce Paris, « vaste désert d’hommes », où chacun vit seul, Faguet a vécu l’existence la plus solitaire qu’on puisse imaginer. Il n’attendait plus rien, ni des jours, ni des heures, ni du présent, ni de l’avenir, que des livres à lire et des feuilles de papier blanc à noircir. Qu’une telle existence puisse remplir un cerveau, je veux bien le croire, mais un cœur, une sensibilité ! Que cet homme n’ait pas crié de désespoir, qu’il n’ait pas pris le train pour fuir, pour voir autre chose, pour faire autre chose, il y a de quoi confondre.

Faguet trouvait encore le moyen d’aggraver sa solitude en choisissant, pour y cacher sa vie, les appartements les plus ignorés et les plus lointains. En 1892, il habitait, sur la montagne Ste Geneviève, en face de la Sorbonne et du Collège de France, une cellule de moine dont Adolphe Brisson nous a fait une description pittoresque ; « Mettons-nous en route. Montons et descendons les étages ; arpentons les petits couloirs en pierre grise, percés d’un côté de fenêtres ogivales et, de l’autre, d’étroites portes en bois de chêne, ornées d’un numéro peint en noir. Après un quart d’heure de promenade, nous nous arrêtons enfin, nous sommes au port… Toc… Toc… Un léger bruit à l’intérieur. L’huis s’entrebâille silencieusement et nous voyons apparaître le Révérend Père Faguet. Je vous assure que l’illusion est complète. Son béret noir, sa robe de chambre en bure sombre lui donnent dans l’obscurité l’apparence d’un moine de Ribeira… Je dois dire que sous ce béret luisent des yeux bienveillants, que de cette robe sort une main affectueuse et cordiale, qui vous montre le chemin. »

La méthode de travail de Faguet, qui consistait à prendre des notes en lisant et qui lui permettait d’écrire d’agréables ouvrages de vulgarisation, comme Pour lire Platon, En lisant Nietzsche, Rousseau artiste, etc., devait avoir son influence sur la qualité même de sa critique et contribua à faire de lui un examinateur pressé, un séduisant, mais trop rapide éclaircisseur d’œuvres. Faguet était passé maître dans l’art de filtrer la production des autres. Mais qu’en a-t-il gardé pour lui ? Que pensait-il pour son compte ? Quelles furent ses idées personnelles ? Avait-il une conviction, une morale, des principes ? C’est une énigme qu’il nous a laissé à résoudre. Il paraît bien réellement n’avoir jamais pensé qu’à travers autrui. Ses affirmations les plus positives semblent toujours faire partie d’un commentaire. Comme nous n’avons pas ses confidences et qu’il n’a jamais écrit qu’aux écoutes et derrière l’épaule de quelqu’un, il ne nous est pas possible de savoir s’il fut autre chose qu’un dilettante supérieurement intéressé par le spectacle littéraire de notre temps. Faguet s’est dépeint lui-même, quand il a dit de Gaston Boissier  : « Vous l’avez bien connu et vous l’avez bien aimé. Il était facile de l’aimer, quand on le connaissait, et aussi il était très facile de le connaître. Que voulez-vous que je fasse de cet homme-là, disait un moraliste raffiné, ou qui croyait l’être, il n’a pas de dessous, M. Boissier n’avait pas de dessous. Il était extérieurement ce qu’il était au plus profond de lui-même. Il pouvait être accusé par l’observateur inattentif de n’avoir pas de vie intérieure, parce qu’il n’avait pas de vie secrète. Il n’est jamais rentré en lui-même, parce qu’il n’a jamais senti le besoin d’avoir une retraite intime où il pût avoir le plaisir de se réfugier et d’où il pût avoir le plaisir de sortir. Il a vécu l’âme ouverte, et sa physionomie était bien en cela l’image de son âme. La pensée, la parole et le geste n’étaient pas pour lui trois choses ; ils étaient éminemment substantiels22. »‌

Ce manque de retraite intime ou plus simplement cette répugnance à montrer ses opinions personnelles est certainement une des causes qui épargnèrent à Emile Faguet la tentation facile de faire de la politique et de la polémique. Rien ne l’indignait. Il ne souffrait pas plus d’être persiflé que d’être rencontré dans la rue portant un paquet de carottes sous le bras. La bonhomie de son caractère, sa compréhension des doctrines, sa connaissance indulgente des hommes donnèrent à sa critique ce ton sans rancune qui faisait de lui le plus libéral et le plus aimable des contradicteurs. Trop sceptique pour avoir le courage de se fâcher, il n’en voulait à personne et n’a jamais blessé personne. Sa passion pour l’intelligere avait détruit chez lui les autres mesquines passions qui sont l’apanage du commun des hommes. « Il ressemblait aussi peu que possible à son ami Brunetière, dont l’humeur pourfendeuse excita, plus d’une fois, sa causticité. Brunetière disait un jour  : « La critique, c’est un buisson le long d’une route ; chaque mouton qui passe y laisse un peu de sa toison ». « Oui, poursuivait Faguet ; mais quand c’est un critique comme vous, c’est un buisson qui marche droit au mouton. Vous êtes un fragment de la forêt de Macbeth. » Lui, tout au contraire, c’était le buisson se retirant devant le mouton. Et si, d’aventure, quelque bélier furieux et téméraire fonçait, tête baissée, sur le buisson pour en disperser à tous les vents les branches, voici que le buisson merveilleux, pareil à celui du Moriah sous l’œil étonné d’Abraham, retenait le fier bélier par les cornes, le forçant à courber la tête, mais sans qu’il en coûtât la moindre bouffette à sa blanche toison. C’était toute sa vengeance23. »‌

N’aimant ni la nature, ni les voyages, Emile Faguet ne quittait Paris qu’une fois par an pour aller à Poitiers passer un mois en famille avec sa sœur. C’est dans cette ville qu’il avait fait ses études et exercé son premier professorat. Le Courrier de la Vienne et des Deux Sèvres a publié, le lendemain de sa mort, quelques détails qui nous le montrent vivant en province comme au Café Vachette :

« A Paris, son modeste appartement de la rue Monge, qu’il occupait depuis tant d’années, n’était considéré par lui que comme une installation d’étudiant. Sa véritable demeure, c’était Poitiers, la maison paternelle. Il y passa la plus grande partie de ses heures de liberté. Pendant les vacances, après son séjour habituel en famille à Châteleillon, il revenait à Poitiers au mois de septembre. On le voyait alors chaque soir se promener sur la place d’Armes, avant le dîner, généralement seul, fumant son éternel cigare. Plus tard, dans la soirée, il s’installait au Café de Castille, devant une consommation, noircissant de grandes pages avec son écriture droite et régulière, sans jamais raturer, sans s’arrêter, si ce n’est pour rallumer le cigare éteint. A dix heures il pliait ses papiers et se retirait aussi discrètement qu’il était venu. »

En dehors de ces vacances de Poitiers, Emile Faguet ne quittait jamais son appartement de Paris, rue Monge, au 5e étage, « la porte où le cordon de sonnette est cassé », disait la concierge. On vous introduisait dans une pièce encombrée de livres. Il y en avait partout, sur les chaises, sur le bureau, sur le parquet, dans tous les coins, au hasard ou empilés en hautes murailles. On circulait là-dedans comme on pouvait ; on allait prendre un siège ; on s’asseyait avec précaution, comme un naufragé sur un rocher, pendant que l’illustre écrivain, fumant son éternel cigare de deux sous et souriant dans sa brume tabagique, entamait avec vous une conversation à bâtons rompus, qui ne lui faisait jamais perdre de vue l’article en train, la feuille de papier prête à être pliée et envoyée, et qu’il maniait devant vous d’un doigt distrait. « Seul en son logis, dit Paul Bernard, il lisait, goûtant sa solitude, car il lui plaisait peu qu’on le dérangeât. Rien que son auteur et lui  : L’intimité. A son vieillard de Galèse, atteint lui aussi de la douce passion des livres, il recommandait, comme une mesure de salut, de fuir intrépidement les salles de lecture, les lieux où on cause et bavarde, en général toutes les bibliothèques et notamment la Bibliothèque Nationale, salle de travail pour jeunes filles et salon de conversation pour savants »,

Faguet a tenu avec Flaubert le record du sédentarisme. Cette claustration volontaire, exaspérée par la production cérébrale, devait finir par avoir raison d’une santé qui faisait l’étonnement de tous ses amis. Quelques dix ans avant sa mort, une crise d’anémie avait déjà prévenu l’entêté travailleur. Je le vois encore, dans le cabinet du directeur des Débats, venant annoncer la nécessité où il se trouvait de cesser sa chronique dramatique. Il avait l’air hagard et morne d’un homme qui se sent atteint et se voit obligé de renoncer à sa seule raison de vivre. Il surmonta, pourtant cette crise, et, au lieu de changer d’habitude, il reprit sa vie exténuante. Nous lui disions  : « Vous vous tuez ». Il souriait et s’obstinait.‌

Emile Faguet n’est pas le seul écrivain victime du sédentarisme. Les littérateurs n’ont pas beaucoup de goût pour l’exercice physique. Flaubert haïssait la locomotion et se vantait de n’être jamais allé jusqu’au bout de son jardin  : il fut emporté par une attaque d’apoplexie. Balzac travaillait dix-huit heures par jour et prenait du café la nuit  : il gagna à ce régime la maladie de cœur dont il mourut. Victor Hugo est un des rares écrivains qui ont su concilier le travail et l’hygiène et qui, couché tôt et levé tôt, atteignit une extrême vieillesse. Le Dr Brissaud, qui ne croyait qu’aux remèdes naturels, me dit un jour  : « Les trois quarts des gens se tuent parce qu’ils mangent trop et ne marchent pas assez. Aucun exercice ne vaut la marche à pied. La bicyclette essouffle et fatigue. L’escrime est de l’exercice en vase clos. Seule la marche à pied est sédative, parce qu’elle est progressive et oxygénée. » Emile Faguet était bien dans la tradition littéraire en considérant l’exercice physique comme une perte de temps. Le prix qu’il donnait au temps ne lui faisait pas néanmoins négliger sa correspondance ; il répondait aux lettres ; il lisait les manuscrits qu’on lui adressait et, jeunes gens ou jeunes filles, il accueillait aimablement tous ceux qui venaient le voir. Il ne fut jamais l’ennemi des Bas-Bleus, « La haine des Bas-Bleus, a-t-il dit dans son livre sur le Féminisme, m’a toujours paru un sentiment stupide. Elle écrit. Quelle pitié ! Aimeriez-vous mieux qu’elle fit des visites ? Elle fait des vers. C’est ridicule ! Aimeriez-vous mieux qu’elle vous ennuyât en prose ? Elle fait du roman. C’est grotesque ! Aimeriez-vous mieux qu’elle en eût ? La littérature, si elle est pour les femmes un divertissement, est le divertissement le plus délicat qu’elles puissent se donner. » Ceci explique les encouragements qu’Emile Faguet prodiguait aux femmes qui venaient lui soumettre leurs essais, romans, vers ou traductions. Il prenait souvent la peine de vous écrire pour vous recommander la lecture d’un manuscrit qu’il avait d’abord lu lui-même. Pendant les dernières années de sa vie, sa collaboration, aux Annales lui créait une situation spéciale d’oncle à consultations, qu’il prenait fort au sérieux et qui prouve la touchante bonhomie de son caractère. Il perdait son temps sans regret, dès qu’il s’agissait de littérature. Son vieil instinct de professeur se réveillait. Il eût corrigé des devoirs, si on lui en eût adressé. Il est rare qu’il ait été dans l’obligation de refuser à quelqu’un sa recommandation et son appui. Il disait qu’on le « tannait », mais il donnait tout de même la lettre ou la carte.‌

Ce qu’il n’aimait pas, c’est qu’on vînt interrompre chez lui une visite ou un entretien intéressants. Un jour qu’il causait avec le jeune éditeur Grasset, la sonnette retentit. « Allez voir, si vous voulez, dit-il à Grasset. Je n’y suis pas. » Grasset va ouvrir et se trouve en face du célèbre M. X., membre de l’Institut, qui venait faire sa visite de candidat à l’Académie et qui dut s’en retourner sans avoir vu le critique.

Un autre jour, le même éditeur va le voir et sonne comme d’habitude. Faguet arrive en pantoufles et lui dit derrière la porte  : « Désolé, mon cher ami ; la bonne m’a enfermé. Elle est allée au marché et a emporté la clef. Voyez la concierge ; elle doit en avoir une. »

Faguet avait beaucoup d’esprit, non seulement dans ses livres, mais dans sa conversation, et ses livres ou sa conversation, c’était à peu près la même chose. Etincelle d’un feu permanent, l’esprit lui venait au hasard et à brûle-pourpoint. On ferait un recueil de ses mots.

Quelques-uns sont très connus  : « Voltaire  : Un chaos d’idées claires… Michelet  : Un poète sensible et un garde national… Lamartine : Un homme de génie qui pouvait se passer d’avoir du talent… Tocqueville  : un patricien libéral… Joseph de Maistre  : un prétorien du Vatican… Stendhal  : Un Saint-Simon de table d’hôte… Balzac  : un tempérament d’artiste et un esprit de commis-voyageur… Edgar Quinet  : Un de Maistre protestant… La philosophie de Wagner  : Une philosophie de chef d’orchestre… »

Je demandai un jour à Faguet ce qu’il pensait d’un écrivain très connu, qui passe pour un insupportable cuistre. « C’est bien simple, me dit-il, de sa petite voix en fausset, c’est un homme qui est déplacé partout où il se trouve. Quand je le vois, je n’ai qu’une envie  : c’est de lui donner des gifles. Je m’en abstiens, parce que ça le fâcherait, et nous sommes très bien ensemble. » La réponse de Faguet au discours de réception de M. Doumic est un chef-d’œuvre d’esprit, dans la bonne tradition des Labiche et des Dumas fils.

Les mots de Faguet ont couru la presse le jour de sa mort. Beaucoup sont apocryphes et font honneur à l’imagination des journalistes. En voici un qu’une Revue a publié et qui a bien là marque du Maître  : « Un jour que, désireux d’incognito, il dînait dans un petit restaurant des quais avec Edmond Rostand, l’auteur de Chanteclerc eut le malheur de brûler la nappe avec son cigare. Voilà le poète fort ennuyé, car il n’aime point les observations des gérants, et qui demande à l’illustre chroniqueur, son vis-à-vis, un élégant moyen de réparer le désastre. Faguet regarde le trou, regarde Rostand et, doucement, conseille : « Signez le trou… »‌

Il aimait les plaisanteries et les relevait avec plaisir. Des amis, se trouvant à Lille le jour de son élection à l’Académie, lui adressèrent une dépêche de félicitations rédigée en latin. Faguet répondit immédiatement par une autre dépêche en latin.‌

Il poussait la modestie jusqu’à la manie. Aimant à passer inaperçu au milieu même de ses admirateurs, il ne prenait contact avec le monde extérieur qu’une fois par semaine, à ces réceptions du dimanche, qui étaient le plus souvent des distributions de secours aux confrères pauvres. Il n’est pas un quémandeur qu’il ne reçût de bonne grâce, pas de détresse qu’il n’ait secourue.

Faguet a écrit un joli petit livre sur l’amitié, et nul n’a mieux senti le charme de ce sentiment si nécessaire à l’homme et qui faisait dire à Baudelaire  : « Je souffre du manque d’amitié », et à Montesquieu  : « Je suis amoureux de l’amitié ». Je doute cependant que Faguet ait jamais eu un véritable ami, sauf peut-être Brunetière, dont il a magnifiquement parlé. En tout cas, ce n’est pas pour voir ses amis qu’il venait au café. Il se contentait d’y lire ses journaux. Trouvait-il là quelque figure de connaissance, il causait avec grand plaisir, et, si cette personne revenait le lendemain, il causait avec elle encore. Il se consolait de vivre sans amis, sachant bien qu’à Paris on a des relations et point d’amis. Il l’a dit lui-même spirituellement  : « De nos jours, la vie est trop active et la lutte pour la vie trop violente, pour que l’amitié ait beaucoup d’autels. On a des amis, mais on ne cultive plus l’amitié. Plus de longues conversations entre amis, plus de longues lettres. Les oisifs même, dans les cafés et dans les cercles, ne causent plus ensemble  : ils jouent, ce qui est une manière à peine polie de se dire qu’on n’a rien à se dire. Les autres trouvent le temps bien trop court pour en employer quelques moments à lier amitié, ou à la renouveler, ou à l’entretenir. On remet toujours cela à plus tard, à un peu plus tard, qui très probablement ne viendra pas. Les lettres de faire part vous apprennent le plus souvent qu’il a existé un ami que vous auriez pu avoir. On remet toujours à aimer… Hâtez-vous de connaître l’amitié, si vous ne voulez pas mourir sans l’avoir connue. »

Ce bon bourru, ce solitaire trépidant et souriant était, pour son compte, fidèle à ses amis et ne perdait pas une occasion de se rappeler à eux. J’ai là deux billets écrits à l’époque où il faisait la critique aux Débats et qui donnent bien le ton de son intimité sans pose :

Mon cher Albalat,

Merci de vos aimables propos des Dimanches. Vous êtes un bien bon garçon. Je vais aussi bien que possible… Amitiés à M. de Nalèche, à Ripault, à Payen, à Delzons, à Petit, à Mocquant, à Comtes, à tous les amis. Je vous serre la main très affectueusement. J’oubliais Chaumeix. Et puis, ailleurs, Grenet.‌

Em. FAGUET.

Mon cher ami,

Pourriez-vous 1° Rechercher le numéro des Débats où l’on a mis une note (Revue bibliographique, je crois) sur le dernier numéro de la Quaterly Review ? 2° Avoir la bonté de l’envoyer à M. Prothero, directeur de la Quaterly Review, 30 Afbemarle Street, Londres. Cet animal n’a pas eu l’esprit de la découvrir lui-même, et il me canule, si j’ose m’exprimer de la sorte…

Merci et au revoir. Mes amitiés à M. de Nalèche, à Ripault, à Payen, à Muret et à tous les camarades. Je vous serre la main.

Em. FAGUET.

Chroniqueur dramatique aux Débats, Faguet arrivait au journal le dimanche vers 10 heures du matin, pour corriger les épreuves de son feuilleton. Il s’asseyait au bureau du secrétariat avec les camarades, et riait et causait, tout en fumant son éternel cigare. Si une première avait eu lieu le samedi, vite, il ajoutait un paragraphe, toujours sans ratures et, comme il recevait le dimanche, il nous quittait en disant  : « Et maintenant, je vais voir mes raseurs. » Il avait la passion de son « feuilleton ». Il n’admettait aucune recommandation ; il était à ce sujet d’une indépendance chatouilleuse.‌

En résumé, Faguet représente assez exactement le type du grand honnête homme classique, en même temps qu’un très grand esprit, un esprit de vaste assimilation, qui avait tout lu, tout aimé, tout compris. Tachons donc à notre tour de le bien comprendre, et sachons l’admirer en oubliant ses défauts, qui furent peu de chose, au prix de ses qualités. Il est certainement le seul critique de notre temps qu’on puisse comparer à Sainte-Beuve, le maître des Maîtres. Faguet écrivait sans cesse, parce que son cerveau était sans cesse en ébullition. Son seul crime fut d’avoir abusé d’une vocation impérieuse et dominatrice qui l’absorba tout entier.‌

Mgr. Herscher a publié dans la Revue Hebdomadaire le récit de la mort d’Emile Faguet. D’après Mgr Herscher, le célèbre académicien aurait été « tourmenté par le besoin de religion et sincèrement passionné pour les questions religieuses, qui eurent toujours pour lui un intérêt latent. » C’est très possible. Cependant, il faut bien le dire, non seulement son œuvre ne dégage aucune préoccupation de ce genre, mais Faguet ne perdit jamais une occasion d’afficher son scepticisme et d’affirmer qu’il n’appartenait à aucune confession religieuse. Il semble notamment s’être toujours désintéressé des questions d’exégèse qui, à l’époque des livres de l’Abbé Loisy, sollicitaient si vivement l’opinion publique. Faguet n’a jamais pris part aux disputes Modernistes, et la religion ne paraît guère lui avoir inspiré qu’un sentiment très libéral de sympathie et de respect. Enfin on ne sent nulle part dans ses ouvrages une âme troublée par les angoisses et les problèmes qu’il a cependant si profondément sentis à travers Pascal. Que pensait-il réellement ? Je veux bien croire qu’il soit mort en parfait chrétien et que sa fin ait été très édifiante ; mais, si sa mort est celle d’un croyant, c’est aussi celle d’un homme d’esprit qui fait des mots. L’évêque lui disait  : « Vous avez été un grand sur la terre. Vous serez aussi un grand dans le Ciel. N’êtes-vous pas à présent un ami de Dieu ? » Faguet répondit avec malice : « Oui… Pourvu qu’il ne soit pas trop déçu à mon sujet ». Il ajouta  : « On dit bien  : In domo patris mei multæ sunt mansiones (dans la maison de mon Père, il y a plusieurs demeures) ; mais il n’y a pas de grands dans le Ciel. Le bonheur y est proportionné aux mérites de chacun. J’étais habitué à vivre ici-bas dans un modeste appartement… Je n’aimais ni le faste, ni le luxe, ni le bruit … Je préférais le veston à l’habit… et j’étais heureux. Là-haut, un tout petit coin du ciel me suffira… Je compte n’être pas loin de mes parents, de mon père surtout, auquel je dois tout. » Et comme Mgr Herscher lui disait  : « Vous serez parmi les Académiciens du ciel », il reprit  : « Forcément  : dans l’éternité tous sont immortels »…‌

On songe à la mort chrétienne de Montesquieu. « — Dieu est grand, M. de Montesquieu. Oui, Monsieur l’Abbé, et l’homme bien petit. »

Chapitre V

Les familiarités de Jules Lemaître, Frédéric Mistral et Paul Mariéton‌ §

J’ai peu connu Jules Lemaître et j’ai rarement causé avec lui. Cependant il m’a toujours inspiré une si vive admiration, que, sans faire ici de la critique littéraire, je voudrais essayer d’indiquer quelques-unes des raisons qui expliquent une séduction à laquelle personne n’a échappé. Le talent de Jules Lemaître est à la fois si profond et si subtil, qu’il faut beaucoup d’attention pour bien comprendre en quoi il consiste.

Ouvrez n’importe quel livre de critique  : vous êtes toujours en présence d’un homme qui écrit. Chez Jules Lemaître, au contraire, phrase et diction sont toujours d’un homme qui vous parle. Faguet, Brunetière et les autres disent ce qu’ils pensent ; Jules Lemaître dit ce qu’il sent. La sensibilité prenant la place du jugement, voilà son originalité. Il sent de toute la force de son être, presque en malade, et il vous dit ses sensations et ses impressions telles qu’elles sont.

Il existe un style agréable, qui est celui de tous les gens qui savent écrire. Ce style-confection est aussi bien le vôtre que celui du voisin… Mais il y a un autre style, celui qui n’est qu’à vous et qui vous fait reconnaître entre mille. C’est celui-là qui est rare et que possèdent seulement quelques privilégiés, et c’est ce style qui fait le ton extraordinaire de Jules Lemaître. Or, ce style vient uniquement chez lui d’une façon profonde d’exprimer des sensations, une façon spéciale qui rappelle la manière de Pierre Loti. Jules Lemaître serait une sorte de Pierre Loti de la critique. Je le lui dis un jour très sérieusement. Il me répondit, en riant avec un peu de malice : « Va pour Pierre Loti… Je veux bien, moi. » Plus je relis Lemaître, plus cette ressemblance me poursuit. Il a réellement parlé de certaines œuvres sur un ton de souffrance, d’obsession, j’allais presque dire de cauchemar, qui fait songer aux paysages oppressants de Loti. Relisez ce qu’il a dit de Pêcheur d’Islande, vous verrez l’affinité de ces deux talents, dans des genres pourtant très opposés.‌

C’est la sensibilité qui donne à la prose de Jules Lemaître cet air de confidence d’un homme qui parle, qui se confesse… Il a dit d’Alphonse Daudet : « Sa conversation était une fête. Il racontait avec tout lui-même, notamment avec ses fines mains. » Jules Lemaître aussi, par un geste habituel de sa main à hauteur de la tempe, semblait pétrir et caresser ce qu’il disait ; ses doigts remuaient comme pour écarter, expliquer. Je lui disais un jour  : « Puisque vous avouez que Fénelon est un mauvais peintre, un descriptif banal, si loin d’Homère, comment pouvez-vous dire qu’il a senti l’Antiquité ? — Oui, répondait-il, en fronçant les sourcils et en fermant les yeux, comme en rêve… Oui, sans doute, Fénelon n’est pas un artiste… Ses descriptions ne sont pas bonnes… Mais néanmoins… néanmoins… La lumière, l’unité, la simplicité antiques… il a senti cela… » Et ses doigts, accompagnant sa pensée, semblaient tâtonner, se promener autour de ce Fénelon invisible, qui, en effet, malgré tout, a compris l’âme antique.

Emile Faguet avait un côté, rien qu’un côté, de ce style à conversation ; il en avait l’esprit, la facilité, la camaraderie sautillante. Jules Lemaître, lui, écrit avec une étreinte, une émotion qui vient du dedans et qui vous captive, parce qu’il est pris lui-même et captivé tout entier. C’est par cette simplicité dans la profondeur qu’il a conquis le public, et aussi par d’autres contrastes de sa nature, par sa drôlerie, notamment. Il était le seul homme capable de faire une charge de la foire de Neuilly en même temps qu’une tragique évocation d’Andromaque. Il mêlait tout à coup aux plus belles expressions de style des mots d’une familiarité inattendue. Il pouvait dire à la fois des personnages de Maeterlinck  : « Ils ont une psychologie de pupazzi malades », et de Bossuet : « Pour l’autorité, il est unique. Tout ce qu’il dit a comme un air d’éternité. » En jugeant le caractère de M. Volmar, le mari de l’Héloïse de Rousseau, il fait cette brusque réflexion  : « Il en a une santé, ce Volmar ! » Il dit de Chateaubriand  : « Il se maria. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? » Ailleurs, se trouvant un peu sévère, il se reprend  : « Mais je suis bon là avec mes objections… » Ou encore  : « Voilà ce qu’ont su faire Gervex et Stevens. Tout simplement. » Un jour, dans une conférence, discourant sur la mort et le néant, il s’interrompt en disant  : « Si nous parlions d’autre chose ? » Ces familiarités ne choquent pas chez lui, parce qu’elles viennent d’une conviction profonde » et qu’elles n’ont rien de commun, encore une fois, avec la gaminerie de Faguet, écrivant dans un feuilleton des Débats, à propos de Corneille amoureux  : « Ça en bouche un coin à Racine. »‌

Jules Lemaître était un être de bonté et de malice. Un pauvre diable de bohème alla le voir un jour avec un ami — « Je vais, dit-il, lui emprunter cinq louis. Je lui dirai que c’est pour me marier. Il est très sensible à ces choses-là. Je suis sûr qu’il me les prêtera. » L’ami attend dans le vestibule. Un instant après, son compagnon redescend avec les cinq louis. — « Tu vois. J’en étais sûr. » A ce moment, on entend la voix de Jules Lemaître qui, sorti de son appartement, disait du haut de l’escalier ; — Maintenant que vous avez l’argent, ne vous croyez pas tout de même obligé de vous marier.

On a souvent reproché à Jules Lemaître son dilettantisme. Il s’est expliqué là-dessus et il a même un jour raillé Brunetière, en lui démontrant qu’il aboutissait lui aussi à la même critique d’impression personnelle. Il faut prendre l’auteur des Contemporains tel qu’il est, et ne pas lui faire un tort de ce qui fait son charme. On ne résiste pas à sa bonhomie imperturbable, à sa diction sobre, réfléchie, qui appuie et détache tout ce qu’elle exprime et sait mettre parfois tant d’émotion dans les choses les plus simples, comme dans ces lignes sur Alphonse Daudet ; « C’était un être merveilleux. Il était beau et il avait une âme infiniment tendre, frémissante, aimante. Il avait là pitié et l’intelligence la plus profonde des faiblesses et des misères… Je ne pense jamais à lui sans un mortel regret de ne pas l’avoir vu autant que j’aurais pu le voir, ni sans un serrement de cœur au souvenir de ses souffrances et de l’interruption si douloureuse d’une si éclatante fortune. Il est celui que j’ai admiré, senti, aimé le plus directement, le plus familièrement… »

Jules Lemaître a quelquefois, sans avoir l’air d’y toucher, des réflexions surprenantes. Lisez ceci sur le roman d’Halévy, L’Abbé Constantin  : « Il se fait là trop de mélanges adultères de l’amour de l’argent et de l’amour. Je dis qu’un garçon pauvre, qui aime une fille dix fois millionnaire, ne peut savoir pourquoi il l’aime ; je dis qu’un garçon pauvre, au cœur bien situé, ne doit pas épouser une demoiselle de dix millions et que, au surplus, jamais il ne se mettra dans le cas d’avoir à se prononcer sur ce point. L’aventure est si facile à éviter !… Ce n’est que dans les contes qu’un berger peut épouser une reine sans être un pleutre. Méfions-nous d’une idylle où la vertu est dépouillée de ses caractères les plus nécessaires, et où la religion consacre l’union de l’amour et de l’argent, après en avoir été l’entremetteuse. »‌

Quand il ne comprenait pas quelque chose, Jules Lemaître le disait nettement. Racontant les affres de style de Flaubert, qui « passait les nuits pour écrire en huit jours deux pages de roman », il dit ingénument  : « Cette façon de travailler est bien étrange. J’ai beaucoup de peine à comprendre qu’on puisse réellement mettre huit jours et huit nuits à écrire cinquante ou soixante lignes. Ce degré de difficulté dans le travail me paraît surnaturel. Bref, j’ai de la méfiance. J’en ai surtout quand je considère avec quelle aisance Flaubert écrivait à ses amis, en une matinée, des lettres de vingt pages, qui sont déjà vraiment d’un style assez poussé. »

Je crois que le labeur de Flaubert ne peut plus être contesté, depuis que j’ai publié dans mon Travail du style les cinq rédactions, avec ratures, d’un même morceau de Madame Bovary.‌

Malgré les ironies d’un scepticisme qui ne rougissait pas de se contredire, Jules Lemaître tenait fermement à ses opinions et quelquefois s’y entêtait. Ainsi, lui qui ne croyait pas à grand chose, il s’est montré très sévère sur la « foi religieuse » de Chateaubriand, qui était à peu près celle de son époque, une foi d’imagination et de sensibilité. Il a traité Chateaubriand comme une sorte de don Juan doublé d’un Gaudissart. Un soir, à un dîner de la Revue Hebdomadaire, je lui dis respectueusement combien sa sévérité désolait les admirateurs du grand homme. Il me répondit textuellement ce mot, qu’il applique quelque part à Sainte-Beuve  : « je n’aime pas à être dupe. »‌

D’autres fois, cependant, il reconnaissait volontiers ses erreurs. Il avait naturellement adopté l’opinion qui consiste à voir dans Chateaubriand une espèce de Tartarin inventant les étapes de son impossible voyage en Amérique. L’abbé Bertrin entreprit de réfuter cette accusation et envoya sa brochure à l’impitoyable conférencier. Jules Lemaître tint compte de ses observations et modifia son texte pour la publication de la Revue Hebdomadaire.‌

Voilà, je crois, à peu près et en raccourci, l’idée qu’on peut se faire du talent et de la sincérité de Jules Lemaître…

En racontant les derniers jours de l’illustre critique, il est regrettable que Mme Myriam Harry n’ait pas songé à nous dire dans quel état d’âme est mort ce souriant pessimiste qui avait fait le tour des idées politiques et littéraires et semblait s’être volontairement arrêté au seuil des idées religieuses. Avait-il gardé quelque chose de ses premiers sentiments chrétiens ? ou est-il mort dans la tranquille résignation d’un disciple de Marc-Aurèle ? Il est toujours intéressant de savoir de quel côté a penché la sensibilité d’un homme de valeur, et comment il a vu la vie et la mort, « à la lueur du dernier flambeau », comme dit Saint-Simon.

Jules Lemaître fait partie de ceux que j’appellerais les grands disparus emportés au début de la guerre. Peu de temps avant lui, la mort enlevait aux Lettres françaises un autre illustre patriote, Frédéric Mistral, qui s’en allait la veille de l’affreuse invasion allemande.‌

Tous ceux qui ont connu Mistral ont été frappés par l’expression de simplicité et de grandeur que dégageait sa personne. Mistral était naturellement grand et simple, et aussi, je crois, naturellement indifférent. Je suis persuadé qu’il a toujours eu le sentiment très vif de sa valeur personnelle ; mais il est également très possible qu’il ait aimé et recherché les hommages sans en avoir été tout à fait dupe. On sait qu’on lui a élevé sur une place d’Arles une statue qui n’est peut-être pas d’une inspiration très heureuse. On l’a représenté coiffé d’un chapeau de feutre, pardessus sur le bras et en tenue de voyage. Passant un jour de fête devant cette statue, Mistral fit cette réflexion : « Dire que c’est moi, cet imbécile-là !… Il ne lui manque que la valise. »

Je ne redirai pas ici les raisons de mon admiration pour Mistral. J’ai essayé d’expliquer ailleurs le génie et les procédés du divin poète provençal. En dehors de son influence littéraire, son programme de revendications décentralisatrices a le mérite de résumer les aspirations de toutes nos provinces françaises, puisque son but est de maintenir la tradition, les coutumes, les mœurs et la langue de chaque région. La centralisation démocratique a beau avoir combattu l’usage de la langue provençale, notre idiome a résisté ; après quarante ans de langue française obligatoire, nos paysans continuent à parler le provençal, les enfants des villages n’emploient le français qu’à l’école, et la Faculté des Lettres d’Aix reçoit des thèses publiquement soutenues en langue provençale.

La gloire de Mistral, et peut-être aussi son erreur, c’est d’avoir voulu transformer en langue littéraire et écrite une langue qui n’avait été jusqu’alors qu’une langue populaire et parlée. Cette tentative, malgré le talent qu’il y a mis, donne à son œuvre quelque chose d’artificiel qui choquera toujours un peu ses plus sincères admirateurs. Certes, le poète est remonté aux sources ; il a recherché les vieux mots les plus authentiques ; il s’est laborieusement renseigné sur les divers dialectes, depuis le Var jusqu’aux Pyrénées. Il a montré le même soin à bien connaître les frontières géographiques des divers territoires de Provence, leurs coutumes, légendes, mœurs et traditions. Les lettres de ses nombreux correspondants ont été conservées et doivent être, à cet égard, du plus haut intérêt. Cette langue provençale, qui était jusqu’alors seulement parlée, Mistral l’a étudiée, l’a perfectionnée ; il y a ajouté des adjectifs, des diminutifs, des participes, les créations et les surprises de style que se permettent toujours les vrais artistes, et c’est avec cette langue qu’il a écrit Mireille. Or, malgré tous ses efforts, l’instrument qu’il voulait ennoblir est resté trivial. A chaque instant dans ses poèmes se rencontrent des mots dont la familiarité jure avec la noblesse du sujet. Ces mots inférieurs, Mistral les a employés probablement parce qu’il n’en existe pas de plus relevés, ou tout simplement parce qu’ils ont le mérite d’être très vieux. Il dira, par exemple, s’escaguassa pour s’accroupir ; lou mourrê pour le visage ; il a risqué une fois ce mot  : lou mourré de la Santo Vierge, dans un discours public. L’auditoire protesta. Faute de stylisation, la langue provençale, à la suite des siècles, s’est vulgarisée au point de n’avoir pu être réhabilitée par le plus grand des poètes. Victor Gélu refusa toujours d’admettre le Félibrige, parce qu’il n’avait jamais cru à la possibilité de faire du provençal une langue littéraire. Par contre, cette langue du peuple est demeurée supérieure dans la galéjade, le conte, les récits de Roumanille, la Sinso, etc. M. Emile Ripert affirme que la production littéraire en langue provençale ne s’est jamais interrompue et qu’il y a eu des poètes avant Mistral. Oui, il y a eu avant Mistral des écrivains familiers, des poètes de forte saveur, comme Gélu. Mais y a-t-il eu beaucoup d’œuvres de littérature noble ? Pourquoi, d’ailleurs, choisir tel dialecte plutôt que tel autre ? Comment tous ces dialectes se sont-ils créés ? On retrouve le provençal dans l’Auvergnat, le Limousin, le Gascon. Où est la véritable langue provençale ? et pourquoi serait-il dans Mistral, plutôt que dans Benedit ou dans Gélu ?‌

J’admire profondément Mistral, et cependant je n’ai jamais été impatient de le connaître et je ne l’ai vu que deux fois. La première fois à la fête de Virginenco d’Arles, et l’autre fois un an avant sa mort à Maillane. La fête de la Maintenance du costume national avait attiré à Arles une foule de jeunes filles, vêtues de la toilette rustique qui fait si merveilleusement valoir une beauté de race que les siècles n’ont pu détruire. Elles vinrent en carrioles avec leurs familles et leurs amoureux. On signala l’arrivée des filles de Maillane ayant Mistral à leur tête, et ce fut un spectacle inoubliable, par un beau ciel d’Avril découpant les Arènes, lorsque, devant la foule assemblée au théâtre antique, Mistral se leva et prit la parole pour conjurer les filles du peuple de garder leur jolie robe Arlésienne, qui date d’ailieurs du 19e siècle. Je n’ai causé ce jour-là que quelques minutes avec le poète, sur la place du Forum. La pensée de réunir les jeunes filles de la région pour les supplier de garder leur costume n’était pas si naïve. En bon psychologue, Mistral savait que le vêtement fait partie non seulement de la personne physique, mais de la personne morale, et que la première condition pour ne pas changer d’âme, c’est de ne pas changer d’habit.‌

La seconde fois que je vis Mistral, ce fut chez lui à Maillane, un an avant sa mort. Le glorieux vieillard, malgré sa persistante jeunesse, me parut déjà, comment dirai-je ? un peu hors du temps, il parlait sur un ton impersonnel, détaché, un ton de constatation indifférente. Je lui rappelai la mort récente de Mariéton. — « Ah ! oui, me dit-il, ce pauvre Mariéton ! » Et ce fut tout. On sait ce que le chancelier du Felibrige a fait pour Mistral. Il fut son porte-voix, sa réclame vivante, son glorificateur inlassable, prodiguant sans compter son temps, sa santé et son argent pour la propagande de l’œuvre et des idées Mistraliennes. De loin ou de près, par son constant effort de travail et de pensée, Mariéton, on peut le dire, n’a jamais quitté Mistral… Hélas ! le pauvre garçon est mort oublié… Mistral n’est même pas venu à ses obsèques…

Je n’insistai pas et changeai de conversation. On parla de la langue provençale. J’en profitai peur poser à Mistral deux ou trois questions qui me tiennent au cœur et sur lesquelles je n’étais pas fâché d’avoir son opinion. Comment se fait-il, lui dis-je, que dans votre pays, Avignon, Arles, Nîmes, vous prononciez les rr provençales à la française, c’est-à-dire sonores et dures, tandis que la Provence d’Aix, Marseille, Toulon, prononce les rr, non pas frisées à l’Italienne, mais liquides et très adoucies ? Comment se fait-il encore qu’au lieu de prononcer les ge gi gio gie à l’Italienne (dge dgi dgio dgie) vous prononciez dze dzi dzio dzie, motmdzeito, boulandzîer, et que ce soit nous, Provençaux du littoral, qui prononcions à l’italienne boulandgier, motmdgeito ? C’est vous, Avignon, ville italienne pendant près d’un siècle, qui devriez friser les rr et les dgie comme en Italie. Votre prononciation a-t-elle précédé l’italianisation papale et est-elle réellement la vraie prononciation ? Qui a raison ? Ces questions ne me semblaient pas indignes d’être prises au sérieux par l’auteur du Trésor du Félibrige. La différence dont il s’agit est, en effet, si forte, que les Vauclusiens, à côté des habitants du Littoral, ont presque l’air des gens du Nord qui parleraient provençal. Mistral se mit à rire. Cela lui paraissait sans intérêt. Il me répondit par des plaisanteries dont le sens était que, puisqu’on parlait comme cela, c’est que cela devait être ainsi, etc. Je m’inclinai.‌

Nous reprîmes l’entretien, et il fut bientôt question de Paris. « — Paris, me dit Mistral en propres termes, est pour moi la grande capitale de la Provence. » Et, comme je le regardais un peu surpris « Eh oui ! reprit-il. Je lui dois tout, à Paris. Quand j’ai publié Mireille en 1856, j’envoyai mon poème aux journaux du Midi. Aucun n’en parla. J’envoyai le livre à Lamartine. C’est lui qui le fit connaître. Les journaux parisiens l’acclamèrent. Alors ceux de mon pays se décidèrent à en parler » Voilà pourquoi Paris est pour moi la capitale de la Provence. »‌

Mistral avait raison. C’est Paris qui a révélé son génie à la France. Si le poète n’avait eu à son service que la décentralisation provençale, sa renommée eût certainement été moins rapide. Elle rencontrait encore, il y a quarante ans, dans certaines régions du Midi, bien des résistances. On ne comprit pas tout de suite. L’entreprise du Félibrige souleva des rivalités du terroir et d’idiome ; on contesta les prétentions de Mistral, et c’est peu à peu qu’il conquit sa gloire et que l’œuvre a finalement tout emporté.‌

Il ne faut pas se le dissimuler, d’ailleurs, l’institution du Félibrige n’eut jamais rien de commun avec le peuple. Ce fut toujours une association de lettrés, dont les fêtes sont célébrées par une certaine classe d’intellectuels. Au fond, ce mouvement d’idées et de production est toujours resté complètement étranger au vrai peuple provençal. Je ne sais ce qui se passe à Avignon et à Arles ; mais Mistral a beau dire qu’il a chanté « pour les pâtres et les gens des mas », chez nous, dans le Var, de Marseille à Nice, le paysan ignore Mireille et ne l’a jamais lu ; à peine connaît-il le nom de l’auteur.‌

L’accueil que nous fit Mistral fut, à part cela, très aimable. Je lui demandai ce qu’il y avait de curieux à voir à Maillane. Il répondit  : « Il y a moi d’abord ; ensuite le Mas du Juge où je suis né, et enfin le pavillon de la Reine Jeanne, dont j’ai fait mon tombeau. Vous me permettrez de ne pas vous accompagner. » Nous passâmes dans la salle à manger ; on servit le champagne et on but à la gloire de la Provence. J’aurais voulu risquer une dernière question ; mais celle-là eût froissé le poète, parce qu’il s’agissait de son œuvre, que j’admire, et de son pays que j’aime autant que le mien. Maintenant que Mistral est mort, je n’ai aucune raison de garder pour moi les objections que je n’osais lui soumettre.

Grâce au prestige de Mireille, la région d’Arles, Avignon, la Crau a été présentée au monde entier comme la véritable Provence, au détriment de l’autre Provence, la plus ancienne et qui fut toujours à l’Est du Rhône. La vraie Provence, c’est Aix, sa capitale historique, Aix avec son roi René, son parlement, ses légendes, ses traditions, la Crèche, la Fête-Dieu, les Chivaou-Fru. La vrai Provence, c’est Brignoles, où le Parlement et les grandes familles se transportaient en temps de peste ; c’est Marseille, Toulon, le littoral, Forcalquier, patrie et résidence de Raymond Béranger, la montagne, Barjols, Cotignac, Draguignan, l’Esterel, les Maures, La Garde-Freinet, St-Tropez… Or, cette Provence-là, on l’ignore, et on l’ignore parce qu’on l’a supprimée, parce qu’elle a été remplacée par le pays de Mireille, le Comtat, les tristes plaines d’alluvions qui entourent la ville des papes de la région d’Arles. La localisation géographique imposée par Mireille a été si glorieusement irrésistible, que tous les félibres jusqu’aux plus humbles curés de nos Alpes, ont renoncé à leur dialecte pour adopter l’écriture d’Avignon  : « la proucessioun, ie digué, ie vole, ie vole pas », etc.‌

Mistral s’est cru quitte envers la Provence du Var, en insérant dans le dixième chant de Calendal la description de Cassis, Aix et les jeux de la Fête-Dieu. Le grand poète connaissait très peu notre beau pays de montagnes et ne sortait presque pas du territoire Avignonnais. Il est venu à Aix vers la fin de sa vie, pour assister à son apothéose, et il est reparti le soir même. C’est toujours avec cette hâte qu’il faisait ses voyages hors du Comtat. Supposez Mistral né à Aix ou habitant le Var, tout changeait. C’est notre Provence qu’il eût chantée ; Aix eut égalé la renommée d’Arles, et Sainte-Victoire eût été plus célèbre que les Alpilles. C’est ainsi que la terre elle-même suit les destinées de la poésie.‌

Ces réserves, encore une fois, n’ôtent rien à l’admiration que j’ai pour une œuvre qui m’apparaît parfois comme celle du plus grand poète du XIXe siècle. Je reste, malgré tout, provençal de cœur et d’âme, et j’avoue qu’il ne m’a jamais été possible de lire Mireille sans pleurer comme un enfant. J’ai passé les quarante premières années de ma vie en Provence ; j’ai vu dans ma jeunesse les villageoises danser au son du fifre et du tambourin ; et aujourd’hui encore je ne puis entendre bourdonner cette lointaine musique dans une fête félibréenne, sans agoniser de souvenir et d’émotion. Mistral a bien réellement incarné la Provence. Il a donné à ce pays ses lettres de noblesse artistique. La découverte de la Provence date de Mistral. C’est depuis cette époque et grâce à lui que l’on vient des quatre coins de la terre voir l’Italie à Avignon, la Grèce à Arles, l’antiquité à Orange.‌

A la fin de sa vie, le grand vieillard avait pris devant les générations respectueuses l’attitude d’un Goethe rustique, vers qui s’acheminaient des pèlerinages d’admiration. « La porte de la maison de Maillane était constamment ouverte, dit Marc Varenne ; il suffisait de pousser le battant de la grille, le chien aboyait et Mistral vous accueillait lui-même sur le seuil fleuri de sa calme demeure. Que voulez-vous ? me disait-il lors de notre dernière entrevue, je suis considéré comme un des monuments de la région ; on vient voir Mistral comme on va contempler les Alyscamps d’Arles ou les Antiques de Saint-Rémy. »

C’était vrai. L’auteur de Mireille était déjà plus qu’un homme. La Grèce eût divinisé cette existence miraculeusement tracée par la main des dieux. Ce sont les dieux qui ont consacré la gloire de Mistral, en l’empêchant de quitter son village pour aller vivre à Paris. Un jour un professeur de Toulouse, voyageant en Angleterre et faisant un cours à Glascow, demandait à ses auditeurs  : « Quel écrivain préférez-vous ? » Il n’y eut qu’une réponse  : « Frédéric Mistral ! »

Parler de Mariéton après avoir parlé de Mistral, ce n’est presque pas changer de sujet. L’originalité d’un homme ne réside pas toujours toute entière dans son œuvre  : elle est aussi dans son caractère, dans sa conversation et dans ses idées. Il a existé des originaux qui, par leur seule tournure d’esprit et sans l’apport d’une œuvre considérable, eurent pourtant leur influence et méritèrent de survivre. Mariéton fut un de ceux-là.

Ce lettré, auteur d’un beau livre sur la Provence, ce poète qui avait l’âme d’un Nodier romantique, était l’homme le plus tumultueux et le plus gai qu’on pût voir. Son existence fut un délire de bonne humeur » un dévergondage verbal, à travers lequel il promenait avec emphase sa flamboyante insolence, son front dominateur, sa barbe blonde, sa stature et ses bons yeux bleus de Slave. Mariéton est mort d’activité, de surmenage mondain. Une semaine avant de mourir, il disait au curé de Villeneuve  : « J’ai sept années de sommeil en retard. » Beaucoup n’ont connu que les feux d’artifice d’esprit de ce prodigieux garçon. Ses amis savent quelle sensibilité cachait cette somptueuse exubérance, dont il se servait, comme il disait, pour dégager son fluide. Ce grand plaisantin était un homme d’idéal, qui écartait par ses éclats de rire les illusions et les rêves, comme on fait le moulinet avec sa canne pour éloigner les malfaiteurs. Il avait des superstitions inexplicables, la peur des incendies surtout. Il habitait un rez-de-chaussée, au coin de la rue Richepanse, exprès, disait-il, pour pouvoir se sauver en cas d’incendie ; et il lui arrivait, en se promenant avec vous sur le boulevard, de vous quitter brusquement, pour aller voir si le feu n’était pas chez lui. Certains jours, ce forcené rieur avait des accès de tristesse dont ne parvenaient à le distraire ni les pirouettes, ni les ébrouements, ni les calembours qu’il appelait à son aide. Je le trouvai une après-midi au lit, écœuré, fulminant contre la vie. « Je suis très malheureux, me dit-il, je subis en ce moment une crise don Juanesque. J’ai trois rendez-vous pour ce soir. C’est si accablant, que je suis resté couché. Ah ! l’âne de Buridan ! Quelle belle histoire, mon cher ! »

Mariéton aimait l’esprit sous toutes ses formes, depuis les subtilités les plus folles jusqu’aux plus mauvais calembours de collège. La fatalité a ses caprices  : cet éternel parleur était affecté d’un bégaiement terrible, dont il riait lui-même, frappant du pied, enlevant de force les syllabes, les yeux fermés, la tête haute. Loin de gêner sa parole, ce bégaiement activait encore sa conversation torrentielle. Il en tirait même des effets comiques. Un soir, à table, villa Tanit, chez la nièce de Flaubert, devant dix personnes, il entame une histoire  : « LIII… » Le son se prolongeant, Mariéton s’interrompt en disant  : « Qui est-ce qui fait ça ? » Ce fut un succès. Il disait du poète Heredia, qui bégayait aussi  : « Heredia est le bègue professionnel. Moi je suis le bègue amateur. » Il fallait voir l’effet que produisaient certaines suspensions de syllabes, quand il prononçait, par exemple, des phrases comme celle-ci  : — Comment ! vous ne connaissez pas M. de M    un ?

Un jour, pour appeler un fiacre, il bégaya tellement, qu’il n’arrivait plus à donner l’adresse. Le cocher ne put s’empêcher de rire. — Riez, mon ami, dit sévèrement Mariéton. Je… je… continuerai quand vous aurez fi… fini… » Une autre fois, dans un café, il demande à son voisin, toujours en bégayant, de vouloir bien lui faire passer un journal. Le hasard voulut que le voisin fut bègue aussi. Mariéton se fâcha  : — Vous vous fff… fichez de moi !…

C’est chez la nièce de Flaubert, Mme Franklin Grout (alors Mme Commanville), que je rencontrai pour la première fois Paul Mariéton, vers 1892. Je fus abasourdi par la folâtrerie abracadabrante de ce tempétueux garçon qui, après une présentation d’un quart d’heure, sortait avec vous bras dessus bras dessous et vous racontait sa vie, ses amours et ses rêves. Il avait dans le monde des façons d’agir qu’on ne pardonnait qu’à lui. Je l’ai vu offrir le bras aux dames comme s’il jouait la comédie. Il vous interpellait d’un bout à l’autre de la table. Aucune conversation n’était possible quand il était là. C’est toujours lui qui parlait. Il rapportait tout à lui. Il disait sérieusement  : « Tous ceux qui se désorbitent de moi en meurent », et il citait les gens  : « Un tel s’est brouillé avec moi ; un an après il était mort… Un tel m’a tourné le dos ; il n’est pas mort, il est fonctionnaire, c’est la même chose… Un tel ne m’a plus fréquenté depuis deux ans, il est devenu gaga… » Il avait toute une série d’exemples…

Mariéton s’était donné le rôle d’un baladin grandiose vivant en perpétuelle mascarade. Malgré des intermittences mélancoliques, sa vie apparaissait comme un gigantesque coq à l’âne. .II faisait des calembours partout, à tout propos, sans respect pour les circonstances ou les personnes. Lui reprochait-on cette manie, il répondait  : « Je m’en f…, comme disait le pape au cardinal Rampolla. » Racontant la mort de je ne sais plus quel embassadeur, qui avait demandé à voir sa maîtresse. « Il est mort, disait-il, avec sa connaissance ». Il déclara, un jour qu’on vantait la supériorité des hôtels Suisses  : « Il ne faudrait pourtant pas nous faire prendre l’Helvétie pour des lanternes ». Il appelait le docteur Doyen  : « Le Cancer classique, le Cancer Européen. » Le surprenait-on en train de mettre de l’ordre dans ses papiers  : « je pense, disait-il, donc j’essuie ». On citait une gaffe de Massenet  : « Mauvaise note pour un musicien ». Il appelait les anarchistes des « entrepreneurs de bombes funèbres ». Il déclarait aimer les voyages, mais le Pôle Nord le laissait froid. Il disait que, « parmi les romanciers, il y en a beaucoup d’épelés et peu de lus ». Il n’oubliait jamais de répéter en s’en allant  : « Filons… historien juif ». Il dit d’un ami qui lui empruntait de l’argent avec des phrases prudhomesques  : « C’est le tapeur pompier », et, le soir, il appelait cela du tapage nocturne. Il était chauve comme un genou, et j’aurais eu mauvaise grâce à le plaisanter, faisant partie moi-même de ce qu’il appelait « les hommes de la pierre polie ». Cette calvitie inspirait sa verve  : « Les chauves sourient… Chauve qui peut… » « Quelqu’un, raconte Léon Daudet, lui conseillant un jour de porter perruque, cette proposition l’indigna  : — Vous n’y pensez pas ! dit-il. Ma calvitie fait partie intégrante de ma personne. Que dirait mon concierge ? » Le fait est que sa calvitie et son concierge jouaient un grand rôle dans sa vie. Son concierge était son valet de chambre, et la calvitie une inépuisable source de plaisanterie.

Mariéton entre un jour dans un restaurant avec un ami, à 9 heures du soir — « Quel est le prix du dîner ? demande-t-il au gérant, avec son plus beau sourire.

—    Dix francs, Monsieur. — Et le prix du déjeuner ?

—    Cinq francs — Très bien, mon ami. Servez-nous à déjeuner. Il prétendait qu’on avait voulu le marier  : « Les familles s’étaient invitées. Ça n’a pas abouti  : on a échangé deux bals sans résultat ». Il dit d’une actrice parisienne qui s’était jetée du haut d’un pont  : « Mauvaise entrée en scène ». Quelqu’un affirmait qu’il y avait toujours eu en Autriche des femmes d’Etat. « En France, dit Mariéton, il y a seulement des tas de femmes. ». Il appelait la belle Otéro « la belle Otarie » et Pierre Loti lieutenant de vaisseau « Pierre Loteau lieutenant de vessie ». Je crois que c’est lui qui lança le mot  : « Le bluff à la mode ». Il vivait en camarade avec son père et allait souvent passer quelques jours dans sa villa d’Antibes. Après son départ, son père lui télégraphiait régulièrement  : « Tu m’as encore pris des chemises ». Mariéton ayant tiré sur lui une traite un peu forte, son père lui télégraphia  : « Je reçois traite 10.000 francs. Que faut-il faire ? » Mariéton répondit par télégramme  : « Payez ». Son plus beau mot fut celui qu’il dit à son père, un jour qu’il se disputait avec lui  : « Après tout, de quoi te plains-tu ? Je t’ai donné… un nom. »‌

Incapable de faire de la peine à quelqu’un, Mariéton sacrifiait tout à un trait d’esprit. Il lançait la flèche, quitte à la retirer ensuite et à panser la plaie II dit un jour à Mme de Thèbes la célèbre divinatrice qui lisait vos destinées dans vos mains  : « Vous êtes, Madame, une manucure supérieure ». Mme de Thèbes ne trouva pas cela très drôle. Il répétait  : « Je m’extériorise. Je dis sérieusement des choses gaies et gaiement des choses tristes ».

Rien ne peut donner une idée du désorde qui régnait dans son appartement de la rue Richepanse. Les deux premières pièces étaient tellement encombrées de livres, que la chambre à coucher lui servait de cabinet de travail. A mesure qu’une pièce se remplissait, Mariéton passait dans une autre. Il fut réduit un jour à écrire dans le cabinet de toilette. Il se mettait alors au piano et chantait sur un air de complainte les poésies de Sully Prudhomme, qui prenaient, avec cette musique, un ton imprévu de prose mirlitonesque.

Il mêlait malgré lui l’émotion et le comique. A l’enterrement de Victor Hugo, s’étant hissé sur un réverbère, il eut une crise de larmes en voyant le cortège du grand poète. Il redescendit aussitôt et, se jetant dans les bras de l’ami qui l’accompagnait, il lui dit en pleurant  : « Chateaubriand est mort, Lamartine est mort, Victor Hugo est mort. Quelle solitude ! » — Il te reste moi, dit naïvement son ami — Ah ! toi, dit Mariéton, ce n’est pas la même chose.

Il ne vous quittait pas pendant des semaines ; puis tout à coup on le perdait de vue. C’est ainsi qu’il fut l’ami du colonel Marchand et de Léon Daudet. Je voyais assidûment Mariéton à l’époque où il travaillait à son livre sur Musset et George Sand. Le Figaro venait de publier des extraits de la correspondance inédite qui figure à la fin du volume. Hypnotisé par son sujet, Mariéton ne parlait plus que Musset, George Sand et Pagello. Le Dr Pagello surtout l’enthousiasmait. Il en avait des bégaiements extatiques. Au restaurant il m’interpellait  : « Vous disiez-donc, Pagello ? » Il me présenta en ces termes à plusieurs personnes, heureusement étrangères à la Littérature  : « Mon ami, le docteur Pagello ». Ces facéties lui donnaient des frénésies de rire. — « Je vous en supplie, lui disais-je, soyez sérieux ; on ne peut pas tirer de vous un mot raisonnable. » Un jour que je lui parlais de choses graves, et qu’il répondait par des calembredaines, je finis par me fâcher et gagnai la porte. — (Il était au lit). Où allez-vous ? cria-t-il. Je répondis au hasard  : — N’importe où… Dans la vie… — La vie ? bégaya-t-il. La porte à droite. En sortant.‌

Mariéton, en vrai Tartarin, se déballait aussi rapidement qu’il s’emballait et ne donnait plus alors que des signes d’approbation silencieuse.

Un jour, à propos d’une affaire d’insertion, nous déjeunâmes ensemble chez Lapérouse avec le directeur des Débats et le colonel Marchand. Mariéton, à cette époque, ne jurait que par le colonel Marchand, dont il était devenu l’intime ami. M. de Nalèche fut obligé de partir aussitôt après le repas. Personne ne me croira, si j’affirme que le bouillant Mariéton, à notre grande stupéfaction et au moment où on s’y attendait le moins, s’endormit profondément. Nous respectâmes son sommeil et Marchand se mit à causer avec moi. J’étais curieux de m’entretenir avec cet homme énergique, doublement célèbre par son voyage de trois ans en Afrique et par son refus de jouer le rôle politique qu’on lui proposait à son retour. Marchand, de son côté, fut agréablement surpris de se trouver en tête à tête avec quelqu’un qui avait lu passionnément à peu près tous les grands voyages d’Afrique, Caillé, Speke, Douls, Schweinfurth, Naghtigal, Livingstone, Stanley.‌

A ces attrayants sujets de conversation l’héroïque explorateur ajouta le charme de ses souvenirs personnels. Je ne pus m’empêcher de lui exprimer le regret qu’il n’eût pas encore publié son journal de route. Il me dit qu’il avait des notes et qu’il y songeait. Il ne s’en est jamais occupé, et c’est à ses compagnons qu’il a laissé le soin de raconter la douloureuse expédition de Fachoda. Le colonel Marchand me causa un autre étonnement. Nous avions encore une passion commune  : l’exégèse religieuse — Moi aussi, me dit-il, je suis toqué d’exégèse. Et le voilà parti sur la Foi, la résurrection, le culte de la Vierge et les Evangiles. Ironie des choses ! Cet homme d’action avait la manie de la philosophie religieuse. Il était surtout attiré par la métaphysique et l’Esotérisme, tandis que la véritable exégèse m’a toujours plutôt semblé une question positive de texte et d’histoire. Pendant ce temps le bon Mariéton continuait à dormir du sommeil du juste, genre de sommeil incomparablement plus imjposant après un bon déjeuner. On le réveilla. Marchand partit en voiture et Mariéton m’amena chez lui lire des vers. Reposées par ce sommeil digestif, ses idées recommencèrent à faire feu. Sous prétexte d’un achat problématiaue, nous entrâmes dans un magasin d’estampes de la rue de Rivoli. Une jeune personne nous montra des gravures. Mariéton lui fit un cours d’esthétique et l’appela  : « Ma belle enfant. »

Lyonnais de naissance, le chancelier du Félibrige était devenu provençal par tempérament et par goût. Une suite authentique d’ancêtres provençaux n’eût pas donné à ce fils de Fourvières une âme de méridional plus sincèrement chantante et éblouie. Sa vie fut un long dévouement à l’œuvre Mistralienne. On sait avec quel enthousiasme il organisa, avec notre ami Boissy, les premiers grands spectacles du théâtre d’Orange. En élargissant l’horizon dramatique, en inaugurant la mode des représentations en plein air, Mariéton exerça une influence incontestable sur une certaine partie de la production littéraire de son temps. Le caractère esthétique des pièces qu’il dut choisir pour ce nouveau cadre raviva le goût de la tragédie, tel qu’il régnait en France au XVIIe et XVIIIe siècle. Le Français n’a pas la tête épique, mais il a certainement la tête tragique. Drame antique, sujet antique, les Grecs et les Romains envahirent de nouveau la scène. On reprit les thèmes d’Euripide et de Crébillon. Cette renaissance de la tragédie, que Faguet appelait spirituellement le ressemelage de l’antique, fut surtout un renouveau de traduction. Au lieu d’inventer, on traduisit. Nous reprochions au XVIIIe siècle sa servile imitation des Anciens. Nous n’avons pas fait autre chose pendant les quinze années qui ont précédé la guerre. Nous avons cru mieux comprendre les Grecs parce que nous les comprenions autrement ; mais nous avons vécu encore et toujours des classiques, et nos pères eussent été heureux d’applaudi ; les pièces qu’on a jouées dans nos théâtres de plein air, Polyphème, Œdipe, Dionysos, Alceste, Iphigénie, Hélène, Electre, Hécube, le Sphinx, etc.‌

Les spectacles du Théâtre d’Orange inaugurés par Mariéton, qui a bien sacrifié à cette entreprise une trentaine de mille francs de sa fortune personnelle, eurent au début une véritable grandeur. On se mit à créer un peu partout des théâtres de verdure. Les Américains eux-mêmes parlèrent de construire une scène monstre. On raconte qu’un imprésario de Chicago, ébahi d’admiration devant le fameux mur d’Orange, disait à Mariéton  : — Voilà le mur qui nous manque. Qu’est-ce qu’il nous faudrait pour en avoir un ? — Deux mille ans, répondit le chancelier du Félibrige…

Mariéton est mort à Nice, oublié et solitaire, loin de ce Paris qu’il aimait presque autant que sa chère Provence et où il comptait de si dévoués amis. Ce fut une nature splendide, un de ces êtres de sensibilité débordante, dont la disparition laisse après eux un triple sillon de gloire, de souvenir et de regret. Je ne revois jamais le trottoir de la Madeleine et le coin de la rue Richepanse sans éprouver la sensation qu’il manque quelque chose aux boulevards, comme il nous manque quelque chose à tous, depuis que Mariéton n’est plus là.

Chapitre VI

Guy de Maupassant et sa mère. La nièce et les amis de Gustave Flaubert.‌ §

On a quelque peine aujourd’hui à se figurer le bruit que firent les premières publications de Guy de Maupassant et le prestige qu’exerça sur la jeunesse cet écrivain, d’émotion forte et de brutalité souple, qui semblait une sorte de Flaubert détendu et familier.

La façon dont je fis la connaissance de Maupassant vers 1890 mérite d’être raconté, parce qu’elle montre le côté généreux d’un caractère que l’on a trop souvent accusé d’égoïsme.

J’avais publié des nouvelles et des pages de critique qui ne lui déplurent pas et qu’il voulut bien encourager. Après un échange de deux ou trois lettres, je ne résistai pas à l’invitation qu’il me fit d’aller le voir à mon prochain voyage à Paris. Il habitait alors, rue Montchanain, au quartier Monceau, un petit hôtel tranquille où il vivait paisiblement dans la solitude et le silence. C’était au mois de mai, vers deux heures de l’après-midi. On entendait chanter les oiseaux ; les arbres avaient leurs jeunes feuilles, et le square n’était troublé que par le passage pacifique du premier tramway électrique Madeleine-Perret. Après m’avoir fait attendre un instant dans son cabinet de travail, Maupassant ne tarda pas à me rejoindre, « Puisque vous êtes là, me dit-il, nous allons prendre le café ensemble. » Son aspect physique m’était encore inconnu. Ce grand garçon, aux manières distinguées et de solide carrure normande, n’aimait pas beaucoup que l’on publiât son portrait. Je fus très impressionné par l’expression fuyante de ses yeux bleus, qui semblaient regarder plus loin que leur regard naturel. La maladie de Maupassant n’a pas surpris ceux qui ont vu de près ce regard. Chacun porte sur sa figure le masque annonciateur de ses futures déchéances.

Maupassant me reçut avec une amabilité très simple. Il me parla de la province et du bon travail qu’on y faisait. « Je vis à Paris, me dit-il, le moins possible. » Il me demanda des détails sur deux ou trois romans que j’avais donnés en librairie, et qui, faute de publicité, avaient à peu près passé inaperçus. « Vous faites, me dit-il, un travail de dupe. On donne d’abord ses ouvrages dans un journal ou une revue. Vous ne connaissez pas de directeurs de revues ? — Hélas ! lui dis-je, je connais peu de monde à Paris, où je viens seulement une fois par an et pour un mois. » Il réfléchit. « J’en parlerai à Baschet, le directeur de la Revue Illustrée ». Je le remerciai et nous parlâmes d’autre chose. Je sortis, persuadé qu’il ne fallait plus penser à cette aimable promesse. Si sincère que fût la sympathie qu’on me témoignait, je n’étais, en somme, pour Maupassant qu’un inconnu. « Il ne songera plus à moi, me disais-je, et je ne lui en voudrai pas. » je retournai donc dans ma province reprendre mon labeur stérile et mes belles lectures, sans plus m’occuper de cette visite, quand, après quelques semaines, je reçois un mot de M. Baschet, me disant à peu près ceci  : « M. de Maupassant sort de chez moi et m’a très élogieusement parlé de vous. Avez-vous quelque chose à m’envoyer ? » L’auteur de Mlle Fifi avait tenu parole. M. Baschet dirigeait alors l’élégante Revue illustrée, dont tous les artistes ont gardé le souvenir et qu’il a quittée poux prendre la direction de l’Illustration. J’écrivis à Maupassant une lettre de remerciements et je prévins M. Baschet que je n’avais pour l’instant qu’un petit roman disponible, qui était entre les mains de l’éditeur Ollendorff. Quelques jours après, le manuscrit se trouvait à la Revue illustrée, et M. Baschet m’écrivait qu’il regrettait de ne pouvoir insérer un aussi long récit, mais que je pouvais lui adresser autre chose. A partir de ce moment, je donnai à la Revue Illustrée une série de nouvelles, notamment le Mariage de Lucile, qui eut cinq numéros et fut reproduit dans le supplément du Journal, alors dirigé par M. Fasquelle.‌

Ce souvenir me revient en mémoire chaque fois qu’on dénonce l’égoïsme de Maupassant. Les faits qui composent la biographie officielle d’un auteur comptent certainement pour quelque chose ; mais on pourrait aussi facilement en trouver d’autres qui formeraient une biographie tout aussi véridique. La vie de travail que je menais en province avait intéressé l’auteur de la Maison Tellier, qui fut toujours attiré par l’étude des existences provinciales. Ce robuste Normand avouait que la peinture de la vie parisienne lui était difficile  : « Quoi que je fasse, disait-il, je n’arriverai jamais à être un romancier vraiment parisien. C’est que mon enfance et mon adolescence n’ont pas été nourries de l’atmosphère si spéciale de Paris. Il faut avoir beaucoup flâné et s’être imprégné de bonne heure du spectacle si varié des rues de cette ville, pour se révéler réellement parisien dans ce qu’on écrit. J’aurais beau connaître Paris dans tous ses recoins, avoir étudié sa vie et observé ses aspects, je ne saurais jamais rendre dans mes phrases cette vibration intérieure et caractéristique qui fait que l’on pense tout de suite en lisant une page  : « Comme c’est parisien, tout ça ! » Non, je n’aurai jamais assez de souvenirs mêlés à ma chair et à mon esprit, pour être aussi parisien que M. François Coppée, par exemple, ou que M. Anatole France. »

C’est dans la peinture des mœurs de province, en effet, que Maupassant a montré le plus de talent, et, au fond, il ne travaillait vraiment bien qu’en province. A ma première visite, comme j’admirais son active production, il me dit en souriant  : « Mais non ; je ne travaille pas énormément… Deux ou trois heures par jour, pas davantage. » L’habitude du labeur mesuré et familier lui venait de ses premières années de fonctionnarisme. Maupassant, on le sait, fut un bureaucrate modèle, qui tenait à sa place et la garda précieusement, tant que la littérature ne lui rapporta pas ce qu’il rêvait. La bureaucratie lui donna le goût du travail régulier et lui fournit les jolis types d’employés qui figurent dans son œuvre. Le surmenage littéraire ne doit donc pas être compté parmi les causes qui déterminèrent la terrible maladie à laquelle Maupassant devait succomber, malgré sa vie d’exercice, de voyage et de saines fatigues.

L’auteur de Pierre et Jean sentit de bonne heure le néant de la vie et, à peine à ses débuts, il était déjà rassasié de littérature et de gloire. « Je n’ai qu’un désir, écrivait-il après quatre ans de vie littéraire, à un directeur de Revue, c’est de ne jamais plus écrire une ligne dans aucun journal du monde… j’ai un impérieux besoin de ne plus entendre parler de littérature, de n’en plus faire, de n’en plus vivre et d’aller respirer au loin un air moins artistique que le nôtre ». Il devait lutter cinq ou six ans encore contre cette contrainte, et cet effort finit bientôt par « altérer son humeur et lui détraquer les nerfs24 ».‌

Maupassant fut un écrivain de puissance et d’audace, un de ceux qui, à l’exemple de Zola, poussèrent jusqu’à la brutalité la copie de la vie réelle. Il n’inventait rien. Il se faisait raconter des histoires par les paysans et il les écrivait presque sans ratures. A peine consentait-il à les embellir. Son intransigeant réalisme ne pardonnait pas les retouches qu’un artiste consciencieux croit pouvoir ajouter à la transposition du réel. Il publia dans le Gil Blas, contre Pêcheur d’Islande, un éreintement dont bien peu de gens ont gardé le souvenir. Il reprochait à Loti d’avoir faussé la vérité, en faisant d’un prosaïque pêcheur breton un être faussement et ridiculement romanesque.‌

Maupassant avait le travail facile et ne recommençait pas beaucoup ses phrases. Il savait cependant mettre sa matière en valeur, y revenir au besoin et souvent même utiliser plusieurs fois les mêmes morceaux, comme on peut s’en convaincre en comparant les passages du volume Le Père Milon (p. 25 à 38 ; 69 à 80 ; 123 à 133) avec les passages du roman Une vie (p. 60 à 67 ; 235 à 255 ; 215 à 218). En voici un exemple :

LE PÈRE MILON (p. 83 à 92)

Mais je retrouve dans le fouillis des bibelots usés ces vieux petits objets insignifiants, qui ont traîné pendant quarante ans à côté de nous, sans qu’on les ait jamais remarqués, et qui, quand on les revoit tout à coup, prennent une importance, une signification de témoins anciens. Ils me font l’effet de ces gens qu’on a connus indéfiniment, sans qu’ils se soient jamais révélés, et qui soudain un soir, à propos de rien, se mettent à bavarder sans fin, à raconter tout leur être et leur intimité, qu’on ne soupçonnait nullement.

Et je vais de l’un à l’autre avec de légères secousses au cœur ; je me dis  : « Tiens j’ai brisé cela, le soir où Paul est parti pour Lyon » ; ou bien  : « Voilà la petite lanterne de maman, dont elle se servait pour aller au Salut, les soirs d’hiver. »

UNE VIE (p. 294, 295)

Elle apercevait mille bibelots connus jadis et disparus tout à coup, sans qu’elle y eût songé, ces vieux petits objets insignifiants qui avaient traîné quinze ans à côté d’elle, qu’elle avait vus chaque jour sans les remarquer et qui, tout à coup, retrouvés là dans ce grenier, à côté d’autres plus anciens dont elle se rappelait parfaitement les places aux premiers temps de son arrivée, prenaient une importance soudaine de témoins oubliés, d’amis retrouvés. Ils lui faisaient l’effet de ces gens qu’on a fréquentés longtemps, sans qu’ils se soient jamais révélés, et qui soudain, un soir, à propos de rien, se mettent à bavarder sans fin, à raconter toute leur âme, qu’on ne soupçonnait pas.

Elle allait de l’un à l’autre avec des secousses au cœur, se disant  : « Tiens ! c’est moi qui ai fêlé cette tasse de Chine, un soir, quelques jours avant mon mariage. Ah ! voici la petite lanterne de mère, et la canne que petit père a cassée en voulant ouvrir la barrière dont le bois était gonflé par la pluie. »

Maupassant aimait les brimades, les farces, les grosses plaisanteries. De concert avec deux amis, Eugène Gavarry et Paul Hervieu, il a monta », comme on dit, une histoire extraordinaire à une amie galante nommée Hélène qui, paraît-il, était fort crédule. Maupassant invita la jeune femme à dîner rue Montchanin pour lui présenter un soi-disant comte italien Gavarry, archi-millionnaire, qui venait s’installer à Paris et y mener la vie à grandes guides. A ce dîner assistaient Paul Hervieu, Gros-Claude, Capus, Bonnières, Mendès, Lenôtre et Gavarry, qui joua admirablement son rôle. Ce prétendu comte italien avait des pièces de cent francs en or dans sa poche et maniait négligemment de faux billets de mille francs, tout en racontant ses folles aventures avec ses amis les souverains d’Europe. La naïve Hélène tomba dans le panneau. Maupassant riait tellement, qu’on crut qu’il allait avoir une congestion. Hélène proposa au comte italien de le mettre en rapport avec un grand tapissier qui se chargerait de son installation. Le comte Gavarry se retira vers 11 heures, feignant d’amener avec lui une femme qu’on avait fait passer pour la maîtresse d’Hervieu, ce qui fit dire à Hélène  : — Quel ignoble type, cet Hervieu ! Il a vendu son amie au comte italien !

Cette anecdote eût pu figurer dans le livre de souvenirs publiés par le valet de chambre de « M. Guy ». L’auteur de Boule de Suif passait pour un gentilhomme de lettres qui gardait généralement ses distances. Le livre de son valet de chambre nous le montre vivant familièrement et prenant son domestique pour confident de ses projets amoureux ou littéraires. Le domestique de Chateaubriand donnait des leçons d’exactitude à l’auteur d’Atala ; celui de Maupassant est un homme plein d’admiration et de respect pour son maître.‌

Il y a bien d’autres témoignages de l’esprit mystificateur de Maupassant. Il ne lui déplaisait pas, par exemple, de se faire passer pour anthropophage. « J’ai mangé de la chair de femme, c’est exquis ; j’en ai redemandé, dit-il à Mme Lecomte du Nouy. » Dans une étude physiologique publiée en 1913, le Dr Maurice Pillet épilogue avec un grand sérieux sur l’anthropophagie de Maupassant25.

On a reproché à Maupassant sa brutalité et sa vanité. On a voulu, d’autre part, suivre dans son œuvre la trace grandissante de sa folie. Il faudrait s’entendre. J’ai vu Maupassant plusieurs fois. Il ne me parut ni une brute ni un imbécile. Que l’on ait constaté chez lui des puérilités, des mensonges, des actes de mégalomanie, à mesure que se développait son terrible mai, c’est possible ; mais pourquoi l’en rendre responsable et en accuser son caractère ? Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’on peut retrouver jusque dans ses premiers récits les signes avant-coureurs de son futur état physiologique26. Une si longue évolution me paraît bien exagérée. Je me refuse surtout à voir dans ces beaux récits  : Sur l’eau, Fou et même le Horla, des manifestations positives d’une maladie quelconque. Non, l’homme qui a écrit ces pages n’avait pas perdu conscience de son être ; sa lucidité restait entière, et il n’était pas plus fou que Zola faisant dans la Joie de vivre son effroyable peinture de la peur de la mort.‌

Plusieurs années après la mort de Maupassant, la nièce de Gustave Flaubert, alors Mme Commanville, qui connaissait mon admiration pour l’auteur de la Maison Tellier, me proposa de me donner un mot d’introduction pour sa mère, qui vivait à Nice. « Elle est malade, me dit-elle ; elle ne quitte plus le lit. C’est une femme charmante. Elle sera heureuse de parler de son fils. »

De passage à Nice, je m’empressai de me rendre chez Mme de Maupassant. Elle habitait, du côté de l’avenue Mirabeau, une villa entourée d’un modeste jardin. On me fit entrer dans la chambre à coucher. Mme de Maupassant, le buste relevé contre des coussins, reposait dans son lit. Je vis une femme souriante et aimable, une bonne bourgeoise distinguée, qui des yeux me fit signe de m’asseoir et avec qui je fus tout de suite à l’aise. L’acceptation d’un irréparable deuil et d’une maladie sans remède donnait à son visage une hautaine expression de dédain et : de noblesse.

En apprenant les marques d’intérêt que son fils avait bien voulu me témoigner, elle me dit « Il fallait qu’il eût vraiment de l’estime pour vous, car il a montré cette complaisance pour bien peu de débutants. » Je retournai plusieurs fois voir Mme de Maupassant. Elle se mit peu à peu à parler en toute confiance. Je fus épouvanté par cette créature de fatalité et de douceur. Elle gardait à Guy un culte d’adoration inconsolable. Elle avait été son amie de tous les instants ; elle travaillait avec lui, elle relisait ses pages, elle discutait ses romans et ses nouvelles, fière de sa renommée, seule à savoir tout ce que ce beau talent pouvait encore réaliser de promesses ; puis, brusquement, elle avait vu ce fils bien-aimé sombrer dans la démence, se survivre un instant pour mourir de la plus lente, de la plus horrible des morts. Pourquoi lui ? Qu’avait-il fait ? Elle heurtait son âme à cette pensée, comme on heurte son front à la pierre d’un cachot. « Oui, pourquoi ? Où est la justice ? Qu’est-ce que ce Dieu qui veut de pareilles choses ? Depuis ce moment, j’ai senti que ma vie était finie. La mort me sera douce. Je l’attends tous les jours. » Clouée au lit depuis des années, essoufflée au moindre effort, elle savait que son mal ne lui pardonnerait pas et que son tour allait bientôt venir. « Je ne puis presque plus faire de mouvements, disait-elle ; mon cœur est déplacé. Il est remonté dans ma poitrine. Les médecins ne peuvent rien. Je suis résignée. Tout m’est égal. Je n’ai pas peur du néant. Le plus tôt sera le mieux. » Et, comme je hasardai des paroles d’espoir sur l’incertitude même du néant, elle haussa les épaules  : — « Non, dit-elle. Je suis bien tranquille. La vie n’aurait aucun sens, si Dieu existait. Et, s’il existe nous verrons bien. Il a des comptes à me rendre. » Elle parlait avec une implacable tranquillité, soulignant de ses mains impuissantes ses cris de révolte et de dénégation, étranges à entendre dans cette chambre, devant le beau ciel de Nice que découpaient les orangers du jardin.

J’essayai de consoler cette mère en lui faisant raconter ses souvenirs sur son fils. Avait-il commencé de bonne heure à écrire ? Que lisait-il ? Comment travaillait-il ? La mélancolie du passé ramenait un moment le sourire sur les lèvres de la malade. Elle répondait avec empressement à mes questions, parce qu’elle savait que mon admiration était sincère. Elle me confirma que Maupassant n’inventait rien ; que la plupart de ses sujets étaient des histoires racontées par des paysans. On prétendait qu’il s’était tué à force de travail et par l’abus des anesthésiques. « Rien n’est plus faux, me dit-elle. Jamais Guy n’a travaillé plus de deux heures par jour. Le reste de son temps se passait en exercices physiques. Malheureusement la préoccupation du travail le suivait partout. Il ne pensait qu’à cela. Quant à l’éther et à la morphine, il n’a commencé à en prendre qu’après les premières atteintes de son mal, après les premiers troubles cérébraux. » Mme de Maupassant ne se lassait pas de parler de ce cher fils ; puis ce furent les recherches de manuscrits. Elle m’indiquait les meubles ; je sortais les papiers ; elle choisissait ce qu’elle voulait lire, ébauches de nouvelles, plans de romans ou de pièces, beaucoup de poésies inédites.

On a dit que Mme de Maupassant aurait eu le cerveau ébranlé par la douleur que lui causait la perte de son mari. « Des amis bien intentionnés, lisons-nous dans le Mercure, signalent chez elle des appréhensions de folie, des hallucinations de la vue et différents phénomènes névropathiques, qui par la suite se reproduisirent, aggravés, lorsqu’elle tenta de s’empoisonner ou lorsqu’il fallut lui couper les cheveux afin d’éviter qu’elle ne s’étranglât. » Je ne sais ce qu’il y a de vrai dans ces rumeurs ; ce que je puis dire, c’est que Mme de Maupassant me donna l’impression d’une personne parfaitement équilibrée et qui, malgré sa cruelle maladie et son désespoir, ne songeait pas le moins du monde au suicide.‌

Je vis Mme de Maupassant pendant deux hivers à Nice. Quand je pris congé d’elle, à la fin du deuxième hiver, elle me dit en souriant  : « Vous ne me reverrez plus. » Elle vécut cependant quelques années encore, jusqu’en 1903. Son souvenir ne s’effacera jamais de ma mémoire. Je reverrai toujours, dressée sur ses coussins, cette mère tragique, à qui la mort de son fils n’inspira que des sentiments de révolte et d’incrédulité sans espoir.‌

 

Mme Franklin-Grout, la nièce de Flaubert, (autrefois Mme Commanville) qui m’avait aimablement adressé à Mme de Maupassant, est une des premières personnes que j’ai connues en arrivant à Paris. J’habitais encore la province, quand elle m’écrivit vers 1892, pour me remercier de mes articles sur Flaubert et m’engager à venir la voir. Elle avait alors, rue de Commaille et plus tard rue Alboni et avenue Victor Hugo, un salon où elle réunissait ses amis Normands et Parisiens, hommes de lettres ou artistes admirateurs de Flaubert.

Mme Franklin-Grout est une femme très distinguée, qui a toujours aimé à entretenir autour d’elle ces réunions d’amitiés et de sympathies qui sont encore la meilleure raison de vivre. Souriante, écoutant beaucoup, douée d’un esprit critique très fin, toujours prête à céder la parole aux autres, il faut la prier instamment pour qu’elle consente à évoquer devant vous des souvenirs dont sa modestie ne soupçonne pas le haut intérêt. Bien qu’elle ait passé sa jeunesse dans l’intimité de Flaubert et fréquenté ses plus illustres amis, Poitevin, Bouilhet, Du Camp, Gautier, Mme Franklin-Grout n’a jamais eu la tentation de publier ses Mémoires. La préface qu’elle a mise en tête de la correspondance de son oncle prouve qu’elle eût été parfaitement capable d’écrire un intéressant volume de souvenirs.‌

On rencontrait à ces dîners de la rue Commaille d’abord les fidèles et vieux amis, le peintre Rochegrosse, illustrateur de Salammbô, taciturne et brun Assyrien ; le père Funck-Brentano, esprit difficile et original, toujours en colère contre Taine ; le philosophe Izoulet, aimable, sursautant et empressé ; le galant conférencier Victor Du Bled ; Auguste Sabatier, le vieux camarade de Flaubert. Rédacteur au Temps, doyen de la Faculté de Théologie protestante, auteur d’ouvrages historiques remarquables, Auguste Sabatier avait l’aspect d’un bon pasteur de campagne, la douceur pensive d’un homme habitué à peser le pour et le contre et qui avait fait du libre-examen la raison et le principe de sa vie. Passionné d’exégèse comme beaucoup de mes contemporains, je recherchais avidement la conversation de ce Père de l’Eglise libérale. Ayant un soir réussi à l’accaparer sur le balcon de la salle à manger, je le priai de vouloir bien me dire ce qu’il pensait du Credo de Saint-Paul, que Renan a eu le tort, selon moi, de ne pas suffisamment expliquer. Auguste Sabatier tâcha de me résumer les idées, d’ailleurs peu précises, qu’il s’était formées sur un sujet encore bien obscur et où s’est exercée la sagacité contradictoire de nombreux exégètes. Sabatier parlait de la foi en véritable chrétien… Le ciel, ce soir-là, était magnifique ; les étoiles rayonnaient sur Paris ; je voyais dans la nuit briller les bons yeux de l’Apôtre … Je racontai le lendemain à mon père mon entretien avec ce vénérable doyen de Faculté de théologie. Ancien carliste intraitable, ne jurant que par Veuillot et le pape, mon père me dit avec une hilarité indignée  : — Quelle diable de religion peut bien enseigner ce théologien libre-penseur ?‌

Parmi les habitués du salon de la rue Commaille, je dois un souvenir spécial au prince des poètes, Léon Dierx, un des hommes les plus modestes et tes plus honnêtes que j’ai rencontrés. Artiste épris de bon style, ardent admirateur de Flaubert, Dierx incarnait le type du fonctionnaire, le bourgeois de tout repos. Sa conversation monotone vous donnait d’abord un terrible ennui ; mais on ne tardait pas à en voir l’originalité, qui consistait tout simplement dans un pessimisme effroyable. Hanté par l’idée de la mort et le néant de tout, Dierx a littéralement passé sa vie à faire le procès de la Providence. Sa voix grêle et sans colère contrastait comiquement avec les vitupérations de cet athéisme global. Dierx avait emmaganisé dans son âme le pessimisme torrentiel de Flaubert et de Leconte de Lisle, et il vous le versait sur la tête en petite pluie fine et glacée. A part cela, rien ne troublait la bonne humeur de ce brave homme, pas même l’approche de la cécité, qui finit par lui ôter la seule consolation qui lui restait en ce monde  : le plaisir de la lecture. Obligé de renoncer au tabac, il avait adopté, pour tromper son vice, une sorte de porte-cigarette contenant du goudron, qu’il gardait continuellement à la bouche, ce qui complétait son air de bourgeois mâchonnant et maniaque. Mme Franklin-Grout aimait beaucoup Léon Dierx.

Nous le vénérions tous comme le prince officiel des poètes et un des grands survivants de l’école Parnassienne. Il vécut et disparut modestement. Un matin on le trouva mort dans son lit. Il sait maintenant le mot de l’énigme qui l’a tant tourmenté, à moins que le problème ne soit beaucoup plus simple et qu’il « n’y ait point d’Inconnaissable », comme l’affirmait Rémy de Gourmont, qui devait le savoir…

Je dois mille remerciements de reconnaissance à Mme Franklin-Grout pour avoir bien voulu mettre à ma disposition les manuscrits de Flaubert, à l’époque où je préparais mon livre sur le Travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains. J’ai été, je crois, un des premiers à étudier les brouillons de Flaubert et à publier ses ratures. Ces après-midi passées dans le cabinet de travail de la rue Alboni sont un des plus vifs souvenirs de ma modeste vie littéraire. J’avais la permission de m’installer pendant l’absence de l’aimable propriétaire ; et, seul avec l’énorme manuscrit de Mme Bovary posé sur le bureau, je me livrais au terrible travail du chiffrement. Quelque chose de l’âme de Flaubert se dégageait de ces inextricables pages et m’entourait d’une ivresse intellectuelle que comprendront aisément ceux qui ont eu comme moi le culte du grand martyr de la perfection écrite. A force d’attention et de recherches, j’arrivais à découvrir les secrets de l’écrivain, les raisons de son choix, le mot biffé sous les larges barres d’encre. Il faisait chaud. On entendait sur la place de la rue Alboni les ritournelles d’un orgue de chevaux de bois, restes solitaires d’un récent 14 Juillet. Je revenais tous les après-midi goûter la même exquise jouissance. Je n’ai connu de pareilles joies qu’en relevant les ratures des Mémoires de Chateaubriand, sur le manuscrit Champion, que l’on peut considérer comme la dernière copie du célèbre ouvrage. J’ai également publié ces ratures dans mon livre sur le Travail du Style.‌

M. Louis Bertrand a poussé plus loin que moi l’étude des manuscrits de Flaubert. Il a donné le texte intégral des premières rédactions de la Tentation de Saint-Antoine. Par ses précieux ouvrages critiques, l’auteur de Saint-Augustin a supérieurement contribué à maintenir Flaubert à la place éminente que des théoriciens falots tentent chaque année de lui disputer. Causeur aimable, écrivain vivant, bel évocateur d’humanité et de paysages, M. Louis Bertrand est un solitaire qui vit à Nice, loin des coteries et des réclames, tout entier à son travail de romancier et d’historien.

Mme Franklin-Grout habite aujourd’hui, au cap d’Antibes, une très belle villa qu’elle a fait construire et qui s’appelle la villa Tanit. Du haut des balcons de pierre flagellés de mistral, le coup d’œil est d’une magnificence sans égale. D’un côté, le golfe de Nice arrondit sa courbe jusqu’aux derniers poudroiements bleuâtres du Cap St-Jean ; de l’autre, le golfe Jouan étend sa nappe lumineuse jusqu’au lointain port de Cannes.

Les habitués du salon de la rue Alboni et de l’Avenue Victor Hugo connaissent le chemin de la villa Tanit. C’est là que je vis pour la première fois le père Didon, ami de Flaubert, célèbre par son talent oratoire autant que par la soumission avec laquelle il expia ses doctrines prématurément libérales. Son crime, on le sait, fut d’avoir été démocrate et républicain et d’avoir devancé le ralliement conseillé par Léon XIII. On a accusé le Père Didon d’être un tribun plutôt qu’un apôtre et d’avoir, par ses opinions imprudentes, compromis l’ordre des Dominicains. De 1880 à 1890, on lui interdit de prêcher. Après quelques années de retraite dans un couvent italien, le hardi prédicateur reparut sur la scène parisienne comme directeur de l’Ecole de la rue St-Jacques, où il continua à enseigner à la jeunesse le Christianisme et les sports mondains. Me trouvant un hiver en visites à Antibes chez Mme Franklin-Grout, j’aperçus en entrant dans le grand salon l’impeccable dominicain assis au milieu de quelques dames attentives et ferventes. Le nouveau Lacordaire me frappa par sa ressemblance avec Coquelin ainé, un Coquelin grassouillet, qui aurait traversé le cloître et changé sa trompette nasale en une voix gutturale et chaude comme une lente sonnerie d’horloge. Son attitude, son regard tombant de haut complétaient l’air d’autorité abbatiale que lui donnait sa robe de bure, toujours si impressionnante dans un salon.

Les dames qui se trouvaient ce soir-là à la Villa Tanit entouraient le dominicain de petits soins attentifs, et le couvraient, comme avec des ailes, de leur murmure flatteur. A table, le Père fut très écouté. Il choisissait ses mots. On voyait qu’il n’était pas lui-même insensible au son de sa propre parole. De retour au salon, suivi par ces dames, il se mit à parler des bienfaits du Christianisme ; et, tout en signalant l’héroïsme quotidien qu’il faut déployer pour suivre les préceptes de l’Evangile, il alluma un excellent cigare et se mit à fumer avec une lenteur toute ecclésiastique. Il s’interrompait de temps à autres, pour lancer quelques fines bouffées, et commençait ensuite une démonstration sur la nécessité de la prière pour certaines âmes. « Ainsi moi, disait-il, je ne vous cache pas que je serai très malheureux, si j’achevais ma journée sans me mettre en présence de Dieu et sans le prier de tout mon cœur. »

Nous partîmes le soir tous les deux par le dernier train. Bien assis en face de lui dans un wagon de première classe, j’achevais de prendre des leçons de résignation chrétienne. Je me rappelle entre autres choses, avoir soumis au bon dominicain quelques objections morales qui ont dû lui paraître un peu naïves. « Il est évident, lui disais-je, que la nature a donné à certaines femmes un tempérament calme qui doit singulièrement aider leur vertu, tandis que d’autres, au contraire, ont bien de la peine à résister à leur naturel ardent. — « Oui, sans doute, me disait-il, mais je suis persuadé que Dieu, qui est la justice même, tiendra compte à chacun des difficultés de la lutte. »

Après l’avoir remercié de l’invitation qu’il voulut bien me faire d’aller le voir à Paris, je quittai à Nice le père Didon. Je le revis quelque temps après rue Saint-Jacques, à Paris. Il me reçut et m’encouragea aimablement  : « Quelle que soit, me dit-il, la part de talent que Dieu vous a donnée, suivez votre voie. Vous aimez la littérature ? Faites de la littérature. » Je ne sais si le conseil était bon ; il m’a toujours été impossible d’en suivre un autre.

Le père Didon fut le type de l’apôtre moderne, de l’éducateur nouveau jeu. Son influence sur la jeunesse a été bienfaisante. Ecrivain sans éclat, émouvant orateur, il se fit une réputation que ses démêlés disciplinaires accrurent démesurément. Sa modernité, ses cigares, les hommages féminins dont il s’entourait pourront peut-être impressionner fâcheusement les personnes anticléricales. Ceux qui connaissent de plus près le monde ecclésiastique n’auront aucune répugnance à concilier cette absence de préjugés avec les sentiments d’un Christianisme sincère.

Chapitre VII

Mme Juliette Adam et ses amis, Paul Bourget, Loti, Aicard, etc. — Mlle Read et François Coppée. — Un début au « Gil Blas ».‌ §

J’ai vu Mme Adam pour la première fois vers 1890. J’eus le plaisir d’être invité à diner avec elle chez des amis communs qui l’avaient priée de venir passer quelques jours dans leur villa de Provence. La rencontre d’une femme comme Mme Adam devait être un événement dans la vie d’un jeune homme qui « fait de la littérature » en province. Je dois avouer que la directrice de la Nouvelle Revue ne me causa ni déception ni surprise. Elle était réellement comme je l’imaginais, la plus séduisante des femmes. Ses manières simples, son accueil, sa parole dégagaient une attirante sensation d’autorité et de bonté. Cette première impression ne fit que s’accroître, à mesure que je connus mieux celle qui fut notre marraine à tous et qui devait bientôt m’appeler moi-même à Paris. Je l’écoutai beaucoup ce soir-là, sans rien lui dire de mes ambitions et sans que personne songeât à lui révéler le genre d’occupations auquel je consacrais mes loisirs. Mme Adam n’était pas encore chrétienne à cette époque, mais elle s’était déjà nettement séparée du Radicalisme sectaire dont sa soif de justice l’empêcha toujours d’adopter le programme persécuteur. « L’anticléricalisme, disait-elle, m’a brouillée avec tous mes amis. C’est un crime national. Je l’ai dit à Jules Ferry  : Vous êtes contre la religion et vous vous confesserez, tandis que moi, qui suis pour la religion, je ne me confesserai pas. » On le voit, nul n’est prophète, et c’est Mme Adam qui s’est confessée. Elle nous racontait encore ce soir-là une visite qu’elle fit dans un hôpital pendant l’épidémie cholérique de 1884, et ses efforts pour braver le fléau au milieu des bonnes sœurs sublimes. « Pourquoi, me disais-je, ma pitié et ma volonté ne me donneraient-elles pas contre la peur de la mort le courage que ces saintes filles puisent dans leur foi ? » Ces détails sont piquants à rappeler, aujourd’hui que nous connaissons la complète évolution religieuse de Mme Adam. Ce soir-là, je l’écoutai très respectueusement, et ne lui demandai rien. J’attendis qu’elle fût de retour à Paris pour lui envoyer deux courtes nouvelles. Elle les publia avec plaisir et accepta ensuite régulièrement des articles de critique. Qu’elle soit ici remerciée, non seulement en mon et pour l’intérêt qu’elle voulut bien me témoigner, mais encore au nom de tant d’autres écrivains auxquels sa main a ouvert le premier chemin de la vie littéraire. Quand Mme Adam s’est intéressée à quelqu’un, elle ne l’a pas perdu de vue, et je ne crois pas que personne ait été oublié d’elle après avoir mérité son appui. Deux ans plus tard, elle m’appelait par dépêche pour remplir l’intérim du secrétariat de sa Revue, et, quand ce temps fut expiré, elle m’assura un traitement de cent francs par mois pour la publication d’articles critiques. Enfin le Secrétariat se trouvant libre, d’accord avec Alphonse Daudet, qui m’avait recommandé auprès d’elle, elle m’offrit ce poste, que j’occupai jusqu’au moment où elle quitta la Revue pour la céder à MM. Bouniol et Gheusi.‌

Ce temps de trop rapide collaboration m’a laissé, comme à tous ceux qui ont vu Mme Adam à l’œuvre, le souvenir d’une femme extraordinaire, qui donnait au travail de propagande patriotique et littéraire française toutes les forces de son intelligence et de son cœur. Elle n’a jamais renvoyé un manuscrit sans l’avoir lu. Elle répondait ou faisait répondre à chacun. Elle corrigeait de sa main les articles à retoucher ou à refondre, et elle trouvait en même temps le moyen de recevoir de quatre à six, d’écrire dans chaque numéro son substantiel article sur la politique extérieure, et d’organiser régulièrement, boulevard Malesherbes, des réunions d’une centaine de personnes. Un pareil surmenage faillit plusieurs fois compromettre sa santé. Elle se réfugiait alors à la campagne, chez des amis de Marseille. Mais son labeur la poursuivait et elle échappait difficilement à cette obsession. C’est ainsi que, lisant, corrigeant ou écrivant, Mme Adam est arrivée à l’âge de quatre-vingt huit ans, sans que la vieillesse ait ralenti son infatigable activité. Chez elle ou chez des amis, elle n’a jamais souffert que quelqu’un l’aidât à faire sa chambre. Mme Adam a présidé à Gif des réunions aussi brillantes que celles du Boulevard Malesherbes, qui furent célèbres et où il y avait un théâtre pour donner des conférences et jouer la comédie.

 

On n’attend pas de moi un portrait en pied de Mme Adam, ni que j’apprécie en quelques mots trop rapides le rôle et les idées qui firent d’elle, à une certaine époque, une des personnalités les plus en vue du monde républicain. De toutes les qualités qui expliquent son influence, la plus personnelle, la plus précieuse, celle que nul ne lui conteste, c’est la foi patriotique, le don de vigilance et de prévoyance, le sentiment qu’elle eut toujours des nécessités que commandaient l’intérêt et l’avenir de la France. Elle a lutté pendant des années, non pas pour devancer l’heure d’une attaque aventureuse, mais pour préparer la véritable Revanche, celle qui devait être soutenue par de sérieuses alliances. Aux dons naturels de délicatesse et de sensibilité qui brillent dans ses écrits, Mme Adam joint la raison et la solidité d’un esprit mâle. Patriotiquement et politiquement Mme Adam fut un homme. Elle crut loyalement qu’on pouvait faire en France de la politique d’impartialité et de raison ; elle crut qu’on pouvait fonder une République sans persécution religieuse et sans l’article 7 ; et ce fut justement cette attitude de principes qui la contraignit à rompre avec un parti voué depuis Jules Ferry à la surenchère antireligieuse ou socialiste. Elle devint impopulaire auprès des radicaux, mais c’est elle qui a eu raison contre eux. Elle a eu raison de signaler le péril allemand au dehors et l’intolérance politique au dedans. Mme Adam s’est expliquée là-dessus dans ses Souvenirs, qui sont une œuvre documentaire très élevée de ton et de sujet. Elle n’a pas abusé des anecdotes. Elle en avait pourtant d’intéressantes à raconter, celle-ci, notamment, qui me revient à l’esprit :

Je lui demandai un jour comment elle avait connu George Sand, avec qui elle était très liée. « C’est bien simple, me dit-elle. Quand je me suis présentée chez elle, je songeai à ses livres, que j’avais tant lus, et je me mis à pleurer, et elle aussi pleurait, et nous nous sommes embrassées. » C’était à peu près de cette façon que la grand-mère de George Sand avait fait la connaissance de Jean-Jacques Rousseau, quand le sauvage philosophe consentit enfin à venir chez son mari. « Ma toilette finie, dit-elle, je vais au salon, j’aperçois un petit homme assez mal vêtu et comme renfrogné, qui se levait lourdement, qui mâchonnait des mots confus. Je le regarde et je divine ; je crie, je veux parler, et je fonds en larmes. Jean-Jacques, étourdi de cet accueil, veut me remercier et fond en larmes. Francueil veut nous remettre l’esprit et fond en larmes. Nous ne pûmes rien nous dire. »

Ce que Mme Adam n’a pas dit dans ses Souvenirs, c’est l’importance qu’a eue sa Revue et le rôle qu’elle a jouée dans le mouvement des lettres françaises de 1879 à 1890. Faire l’histoire de cette publication serait faire l’histoire littéraire de toute une époque. La plupart des écrivains aujourd’hui célèbres ont débuté dans la Revue de Mme Adam. C’est là que MM. Paul Bourget et Pierre Loti donnèrent leurs premières œuvres, l’un les Essais de psychologie, l’autre Rarahu ou le Mariage de Loti.‌

La jeunesse française de 1883 à 1887 fut très fortement influencée par les retentissants débuts de M. Paul Bourget. Les Essais et Nouveaux Essais de psychologie contemporaine provoquèrent toute une nouvelle orientation dans l’esprit de ceux qui, par des travaux d’érudition et de lecture, se préparaient alors obscurément à la production littéraire. Ces deux volumes de critique donnaient l’exemple d’une profondeur qui semblait être jusque là l’unique privilège des études de philosophie et d’histoire. La noblesse de Villemain, l’effervescence réaliste de Taine furent dépassés par cette méthode de désarticulation qui allait même bientôt renouveler le roman avec l’Irréparable et Cruelle Enigme. J’ai reçu à cette époque, au fond de ma petite ville, quelques lettres de M. Paul Bourget, qui furent pour moi le plus précieux des encouragements. C’est encore une question de savoir si l’auteur du Démon de Midi a eu raison d’appliquer au roman les procédés qui lui ont permis à la fois de publier /tant d’œuvres considérables et de faire de si mauvais disciples. L’Irréparable et Cruelle Enigme furent avant tout des livres de réaction contre le réalisme descriptif qui commençait à fatiguer le public. Après Mensonges, ce genre de roman continua d’intéresser, mais n’étonna plus, et depuis cette époque, on s’est habitué à la publication régulière de ces grandes constructions psychologiques qui procèdent pourtant du simple et pur Dominique de Fromentin, M. Paul Bourget est un homme aimable qui prodigue volontiers les conseils de son expérience. C’est lui qui me fit connaître Léon Bloy, dont il estimait le grand talent. Il me prêta même un de ses livres ; Propos d’un entrepreneur de démolitions. On sait de quelle haine le furibond pamphlétaire, d’ailleurs beau pétrisseur de style, a poursuivi M. Paul Bourget et tous ceux qui se sont fait un nom dans les Lettres.‌

J’ai revu quelquefois M. Paul Bourget dans son cabinet de travail de la rue Barbet de Jouy et aussi chez le vieux libraire Champion, où il venait parfois suivre la piste de quelque livre rare. L’auteur de Crime d’amour m’apparaît comme une des plus belles intelligences critiques que nous ayons eues depuis une soixantaine d’années. La vieillesse et le besoin de certitude l’ont peu à peu ramené, lui aussi, comme Brunetière, au Catholicisme de Pascal et de Bossuet, Il est regrettable que les écrivains de talent dédaignent de confier au public les motifs de leur conversion. Ils feraient œuvre de charité eminente, s’ils daignaient encourager par leur confession et leurs conseils d’autres âmes qui traversent peut-être les mêmes ténèbres et subissent la même crise.‌

 

Comme l’auteur des Essais de psychologie, Pierre Loti donna à la Revue de Mme Adam son premier roman à succès  : Rarahu. Bouleversée d’émotion en lisant ce récit, qui ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait lu jusqu’alors, Mme Adam courut porter le manuscrit à Alphonse Daudet. L’auteur du Nabab subit le même coup de foudre et fut d’avis d’insérer l’histoire telle quelle. Il écrivait en même temps à Loti de venir le voir. « Je voulus, m’a t-il dit, absolument connaître l’extraordinaire garçon qui me donnait une sensation pareille. »‌

Quelques jours après, Daudet voit arriver chez lui un homme heureux, souriant, plutôt timide, un marin un peu dépaysé et qui n’eut jamais sa pleine assurance que dans la solitude des grands voyages. Mme Adam devint sa marraine et publia quelques uns de ses livres, entre autres le Désert et Jérusalem. L’auteur de Pêcheur d’Islande resta toujours fidèle à l’affection que lui avait inspirée sa grande marraine. Il allait très souvent la voir à Gif ou dans le Midi. On ferait un volume avec le récit des drôleries dont la vieille abbaye fut le témoin. Mme Adam a toujours gardé ses beaux élans de jeunesse, qui sont le contrepoids nécessaire de son perpétuel labeur. Quant à Loti, son pessimisme ne l’empêchait pas d’être un grand enfant, très vivant et très gai. Il s’est passé à Gif des scènes qui sont restées légendaires. Un jour, à la suite d’une discussion, Mme Adam appelle du haut de sa fenêtre son ami Loti, dont la chambre était au-dessous de la sienne. A peine l’auteur de Mon frère Yves montrait-il sa tête, qu’il recevait sur la nuque le contenu d’un large pot à eau. Loti se vengea le lendemain d’une façon éclatante, il parvint, avec la complicité des domestiques, à accrocher au ciel de lit de Mme Adam un tampon de drap qu’on pouvait tirer à volonté avec une ficelle rejoignant la chambre du second étage où il couchait. On imagine l’effroi de la confiante marraine, quand elle sentit, au milieu de la nuit, danser sur son nez une invisible bête frôlante qu’on manœuvrait comme un pantin. Elle jette des cris, on accourt. Il ne fut pas difficile de trouver le coupable  : on n’eut qu’à suivre la ficelle… Tels étaient les aimables jeux auxquels se livrait à Gif le plus incorrigible des pessimistes.‌

J’ai peu connu Pierre Loti ; je ne l’ai vu que deux ou trois fois, rapidement, entre deux appareillages, comme il disait.

A la suite d’une étude que j’avais publiée sur son œuvre, l’auteur de Mon frère Yves me donna rendez-vous à l’Hôtel du Bon Lafontaine, rue de Grenelle, où il avait l’habitude de descendre. C’était la semaine de sa réception à l’Académie. Son discours faisait un bruit énorme. Public et journaux ne parlaient que de Loti. Je le trouvai en train de s’habiller pour la soirée et pestant contre ses boutons de chemise. Il me pria de vouloir bien excuser cette entrevue tout à fait sans façon. On jouait ce soir-là Salammbô à l’Opéra, et il devait, après le diner, rejoindre ses amis dans la loge de Reyer. Avec son sourire d’idole et ses bons yeux de navigateur qui débarque, Loti me causa une sorte de fascination. Il m’offrit des cigarettes et m’avoua que mon étude lui avait plu, parce que j’avais dit des choses qu’on ne lui avait pas encore dites. Il me parut bon garçon et sans pose. « Voilà, me disais-je, l’homme qui nous a tous bouleversés ! Chateaubriand lui-même, avec René et Atala, n’a pas donné à ses contemporains une plus formidable secousse. » Nous sortîmes pour aller prendre une voiture au coin de la rue des Saints-Pères. Loti a toujours ainsi traversé Paris comme un météore. La moitié de son prestige vient d’avoir vécu loin de Paris, invisible et exilé comme le Boudha. La fatalité des voyages, la vie de déchirements et de ruptures ont tragiquement façonné cette âme d’artiste qui s’est contenté de raconter ce qu’il a vécu et ce qu’il a souffert. Sanglots des départs, liaisons sans lendemains, séparations inexorables, il n’y a pas autre chose dans ces livres d’oppression et de cauchemar. Ce poète du néant nous a ravagés avec sa mélancolie et ses descriptions. Personne n’a parlé de la mort avec une magnificence plus désespérée. Loti aurait dû écrire un livre sur la mort. Il eût fait un chef-d’œuvre.‌

Mme Adam a eu deux filleuls littéraires, qui furent ses filleuls préférés  : Pierre Loti et son ami Jean Aicard.

J’ai connu Jean Aicard vers 1890. Je vivais alors dans une petite ville située à une cinquantaine de kilomètres de la maison de campagne où l’auteur de la Chanson de l’Enfant passait ses vacances et qui n’était pas très éloignée de la Villa Mimosa, habitée par Montenard et sa famille une partie de l’été. Nous allions quelquefois avec le grand peintre Provençal rendre visite au solitaire de La Garde. Je n’oublierai jamais ces belles promenades dans les collines, sous le bleu remous des oliviers, dans les pins sonores où les vers du poète, lancés à pleins poumons, se mêlaient aux exclamations du peintre, extasié devant un pan de mur ou un cyprès solitaire.‌

Une voix admirable, un vrai talent oratoire et surtout un inépuisable entrain méridional donnaient à Jean Aicard une séduction à laquelle n’a résisté aucun de ceux qui l’ont connu d’un peu près. Il eut cependant bien des ennemis littéraires, surtout parmi les jeunes. On ne lui pardonnait pas d’être l’homme de l’improvisation. Aicard n’a jamais travaillé et ne s’en cachait pas. Je l’ai supplié cent fois de mettre en valeur par l’effort et la retouche les qualités d’imagination et de verve que lui avait prodiguées la Nature. « C’est inutile, disait-il. Je ne peux pas. Il faut me prendre comme je suis. » Aicard écrivait ses romans d’un seul jet, la plupart du temps dans son lit ; les pages se succédaient, il changeait quelques mots et le livre était fait. Au Moyen-Age, il eût chanté, lyre en main, dans la cour des vieux manoirs, ou assis aux tables des châtelains hospitaliers. N’a-t-il pas parcouru la France en lisant ses propres vers ? Aicard voyageait, parlait sur les estrades, présidait les fêtes officielles ; c’était le poète républicain et laïque. Comment ce rôle n’eût-il pas indigné les esthètes ?

Ce qui est remarquable, c’est que Jean Aicard connaissait cette hostilité, ne s’en plaignait pas et ne disait jamais du mal de personne. Continuant sa carrière facile et vagabonde, il s’était fait le long de la route des amis fidèles, comme Pierre Loti, l’auteur de Pêcheur d’Islande, véritable Pylade de ce pacifique Oreste. A l’heure du péril, de l’aide à donner, Loti accourait. Il s’était juré qu’Aicard serait de l’Académie  : il a tenu parole. Rien n’altéra cette amitié touchante. Aicard et Loti restaient des années sans se voir et ils se retrouvaient toujours unis par la même affection, Loti aimait les livres d’Aicard ; Aicard admirait Loti.

Jean Aicard a dû certainement une partie de sa réputation à sa merveilleuse voix d’or et à sa diction dramatique de premier ordre. Il fallait l’entendre lire une pièce de théâtre, pour apprécier la magnificence de sa déclamation. Il enchantait Mounet-Sully lui-même, quand ils étudiaient ensemble le rôle d’Othello, dans la parfaite traduction que Jean Aicard fit jouer à la Comédie Française. Le poète demeurant alors rue Michelet et Mounet-Sully au coin de la rue Gay-Lussac, ils se réaccompagnaient réciproquement ; si bien qu’à deux heures du matin on entendait, le long des grilles du jardin du Luxembourg, des gémissements lamentables  : « Iâââgo… Je la tuerai !… La cause, ô mon âme, voilà la cause. » C’était le grand Mounet qui, absorbé dans ses recherches d’intonations, finissait par arrêter les rares passants qui circulaient encore  : « Pardonnez-moi, leur disait-il, je vous prenais pour cette rusée courtisane de Venise qui a épousé Othello ». Ces cris attirèrent plusieurs fois l’attention des sergents de ville. On s’expliquait, et les deux amis continuaient leur étude dans le silence nocturne.

Mounet-Sully était superstitieux et un peu maniaque. Il passait aux mêmes heures sur le même trottoir, appelant un fiacre au même endroit, levant le doigt avec la même majesté coutumière. Il avait pris l’habitude, lorsqu’il rentrait chez lui, à 2 heures du matin, de donner un petit coup de canne sur un coffre qui se trouvait sur le palier du deuxième étage. Pour rien au monde il n’eût manqué de faire ce geste. Un soir, en se couchant, il se rappela qu’il avait oublié d’accomplir ce rite. Craignant qu’un pareil oubli lui portât malheur, il se leva, s’habilla, et revint donner le coup de canne sur le coffre du palier.

Il y eut aussi de curieuses scènes de déclamation quand Novelli vint à Paris jouer en italien le Père Lebonnard, la pièce que Sylvain devait bientôt imposer à la Comédie Française. La première reprise eut lieu au Théâtre Sarah Bernardt. Ce fut un triomphe. Dans une scène du 3e acte, se disputant avec Mme Lebonnard et entraîné par la colère, Novelli soulevait par distraction une chaise dans ses mains et la présentait à sa femme, j’ai vu l’acteur italien, rappelé cinq fois, revenir trempé de sueur, pleurant comme un enfant, n’ayant plus que la force de répéter  : « Non è vero… Non è possibile… A Parigi… A Parigi… »‌

Aicard était un liseur si incomparable, que ses pièces, lorsqu’il les lisait lui-même au Comité du Théâtre français, étaient presque toujours reçues à l’unanimité. A la représentation, on les trouvait quelquefois impossibles, comme il est arrivé pour Smilis, une œuvre dont l’idéal dépasera toujours une simple salle de spectacle. Pour le Père Lebonnard, après l’avoir reçu avec empressement, les Comédiens se ravisèrent et demandèrent des corrections. Aicard refusa et fut obligé de retirer sa pièce, « La seule explication que donnent les Comédiens de leur conduite, dit Jules Lemaître, est assez plaisante. Quand M. Aicard leur reproche de s’être si complètement déjugés et d’avoir trouvé mauvaise une œuvre qui leur avait semblée excellente à la lecture  : « C’est disent-ils, votre faute. Vous avez trop bien lu ; vous nous avez mis dedans — Alors, réplique M. Aicard, jouez comme j’ai lu. » Je ne vois pas trop ce qu’ils peuvent répondre à cela. »‌

Jean Aicard n’était pas seulement comédien, mais orateur, et nul ne l’égalait pour l’improvisation et l’enthousiasme. Une année, au mois d’août, Montenard et moi nous l’accompagnâmes à Bormes, où la municipalité donnait une fête en l’honneur du poète. Bormes est un des plus vieux villages du Littoral, avec ses rues montantes et voûtées, ses maisons taillées dans le roc, ses escaliers faisant face à l’immense miroir de la mer. Des voitures vinrent nous prendre à la gare et nous menèrent, par le chemin de la colline, à l’entrée du village, qui fut autrefois, avec La Garde Freinet et Grimaud, un des derniers refuges des Sarrasins. Les rues étaient pavoisées de verdures triomphales  : Honneur au poète, Le roi de Camargue… La Chanson de l’enfant… Le cortège nous attendait, musique en tête. Le maire Vigourel, l’organisateur de la fête, souhaita la bienvenue à Aicard. Un déjeuner de deux cents couverts fut servi sur la Place, sorte de terrasse dominant du haut des montagnes la mer fourmillante de lumière. Après le déjeuner eut lieu la cérémonie de réception, une distribution de je ne sais quoi aux enfants des écoles, après laquelle Aicard devait prononcer un grand discours. Cette apothéose de gloire, de chaleur et de clarté avait une magnificence qui en relevait le côté purement primaire et laïque. « C’est énorme ! disait Aicard, faire ça pour un homme politique, passe encore, mais pour un poète qui a fait quelques méchants vers ! » Le malheureux ne songeait plus à son discours. — « Sapristi ; qu’est-ce que je vais leur dire ? » répétait-il pendant le repas. Nous jetâmes quelques idées sur un bout de papier. — Enfin, dit-il, au petit bonheur. Quelques instants après il montait sur l’estrade et soulevait la foule. Je n’ai jamais vu une telle rapidité d’improvisation. Son discours dura près d’une heure, et l’attention ne languit pas un instant. Aicard s’amusait beaucoup. Ceux qui l’ont connu savent avec qu’elle insouciance il acceptait les choses. Tout le divertissait, lui-même et les autres.‌

Le soir, après le banquet, une interminale farandole réunit sous les pins la population chantant en chœur les Matelots sont rigolos. Au loin, sous l’or remuant des étoiles, la mer se taisait, glacée de nuit et de silence. Les jeunes filles se disputaient les embrassades d’Aicard. Illuminations et feu d’artifice terminèrent la fête et, vers le matin, malgré la fatigue, nous montâmes au vieux château pour aller voir se lever le jour sur les montagnes des Maures. A mesure que le ciel blanchissait, Montenard couvrait de croquis son bloc-notes, s’extasiait sur les couleurs naissantes, qu’il indiquait sur le papier  : « Ici du bleu… Là du chrome… Mettre du blanc… Renforcer le ton… » On redescendit dans la fraîcheur de l’aurore et la fadeur du dernier cigare, et on alla se coucher, c’est-à-dire disputer aux moustiques un sommeil transparent, mélancolique et sans rêves.‌

On a reproché à Aicard de s’être posé en rival de Mistral. Rien n’est plus faux. Aicard a écrit en français et Mistral est un poète provençal. On a voulu opposer Tartarin à Maurin des Maures. Les deux ouvrages n’ont rien de commun. Même après Tartarin, Maurin des Maures reste encore une agréable peinture du caractère provençal et Maurin un type amusant et populaire. Aicard m’avait souvent parlé de ce livre, à l’époque où il songeait à l’écrire, et il a même utilisé pour son héros quelques traits que j’avais observés chez un homme très ordinaire, sorte de terrassier de l’amour et qui se croyait un don Juan. Ce garçon, commis-voyageur en librairie, me racontait ses conquêtes féminines  : « Les femmes, me disait-il, je n’ai qu’à les regarder  : elles tombent comme des mouches. » C’était déjà Maurin des Maures.‌

Jean Aicard, on le sait, fut encouragé et soutenu par la fidèle amitié de Sully-Prudhomme, qui fut son parrain, comme Mme Adam avait été sa marraine. Type de bourgeois poétique parfait, Sully-Prudhomme était un être exquis… et redoutable. Je n’ai jamais connu d’homme aussi impassiblement aimable ni plus effrontément ennuyeux. Ceux qui l’ont fréquenté savent jusqu’à quel point il poussait le scrupule littéraire et les hésitations de conduite. J’allai le voir un jour pour l’interroger sur son œuvre. Non seulement ma visite lui fut agréable, mais il me tint plus de trois quarts d’Heure à me parler de philosophie. Sully-Prudhomme avait la manie de se croire philosophe bien plus encore que poète. Une fois sur ce sujet, il ne tarissait pas  : on recevait une averse d’abstractions transcendantes dont on sortait saisi jusqu’aux os. Installé dans son fauteuil, il finissait par ne plus vous voir ; ses regards fixaient ailleurs l’auditeur invisible auquel il faisait son cours de démonstration impitoyable. On sortait de là courbaturé autant par l’effort qu’exigeaient de si obscures matières par cette voix monotone qui parlait, parlait toujours, implacablement.

Sully-Prudhomme, quand je l’ai connu, habitait un grand appartement faubourg St-Honoré et il était déjà atteint de la terrible maladie qui devait à peu près le condamner à mourir d’inanition. Je retournai deux ou trois fois chez lui. Il ne se lassait pas de m’expliquer ses principes philosophiques, sa doctrine, ses théories, ses procédés. Bon poète, ouvrier très expert en versification, ce qu’il appréciait le plus dans son œuvre, c’était la quantité de philosophie qu’il croyait y avoir mise. Cet ancien polytechnicien était très fier d’avoir réhabilité la poésie philosophique, la poésie d’idées, qu’il opposait à la poésie de couleur et d’images. Cette poésie philosophique et didactique, nous disait-il, a toute une tradition avec Lucrèce, Virgile et Hésiode chez les anciens, et chez nous Boileau, l’Art Poétique, la Religion de Louis Racine, les Saisons de Saint Lambert, les Mois de Roucher, la Navigation d’Esménard, les Trois Règnes de Delille, l’Hermès de Chenier, les Fossiles de Bouilhet. Sully-Prudhomme était de très bonne foi. Il n’a jamais pensé que la philosophie pût diminuer ou dessécher son talent, et on l’eût scandalisé en lui prédisant que sa gloire consisterait moins à avoir chanté la Science, défini le libre-arbitre ou paraphrasé des abstractions, que d’avoir, dans une langue exacte et minutieuse, exploré le monde de l’âme à des profondeurs de sensibilité jusqu’alors inconnues.‌

L’homme et le poète avaient les mêmes scrupules. Sully-Prudhomme a publié beaucoup de vers et a laissé de nombreux poèmes qu’il se proposait d’achever. « La mémoire du cœur, disait-il, la mémoire des sentiments ne change pas, ne vieillit guère, comme je l’éprouve par mon œuvre elle-même. Quand on me demande une pièce de vers inédite, comme je ne fais plus guère de vers, je prends au hasard dans un tiroir une pièce inachevée, et tout de suite les premières rimes me remettent dans l’état d’esprit où j’étais au moment où je la commençai ; ma jeunesse s’évoque et, le sentiment éprouvé jadis soudain gonfle mon cœur et ravive la source aveuglée… Et je finis facilement ces poèmes jadis entrepris, puis rejetés à cause de la moindre difficulté. Quand on est jeune, on hésite à refaire une strophe, à raturer, c’est une paresse et un scrupule. Plus tard on corrige, parce que l’on ose sacrifier et condamner le mot, le vers qui formait l’obstacle27. »

Sully-Prudhomme lui-même, malgré sa facilité, reconnaissait la nécessité du travail du style.

 

Je ne puis clore ces dernières pages, écrites à propos de Mme Adam et de Mme Franklin-Grout, sans dire un mot de Mlle Read, qui est encore, elle aussi, très vivante parmi nous.

Il y a bien une vingtaine d’années que j’ai eu l’honneur de voir Mlle Read pour la première fois. J’éprouvai d’abord, comme tout le monde, une impression presque religieuse, en entrant dans l’obscurité de ce salon mystique, où de vieilles dames, de tout jeunes gens et de placides messieurs viennent presque dévotement échanger leurs compliments et leurs souvenirs. Je ne tardai pas cependant à m’apercevoir que ce demi-jour discret était une atmosphère très douce, très apaisante, et j’ai senti, depuis cette époque, qu’il nous manquerait à tous quelque chose, si nous n’allions pas, de temps à autres, assister à ces réunions que préside si éloquemment le beau portrait de l’ancienne amie de la famille, Mme Ackermann. Le charme de bonté que dégage Mlle Read purifie ceux qui l’approchent. Les sentiments d’égoïsme tombent devant elle comme un hommage. Je ne dis pas qu’elle vous donne une autre âme, mais je crois qu’elle vous communique réellement un peu de son amour pour les autres, et qu’on la quitte avec un besoin d’indulgence et de charité qu’on n’éprouvait pas en entrant.

Mon opinion depuis vingt ans n’a pas varié. Le secret de l’affection qu’inspire Mlle Read tient en peu de mots  : Mlle Read a placé sa raison de vivre, non en elle-même, mais en autrui. On va vers elle, parce qu’on sait qu’elle vient à vous. Sa révolte contre l’horreur de la vie, le pessimisme que lui a légué Mme Ackermann n’ont jamais tari les belles sources de son âme. Elles s’est vengée du néant eh prenant au sérieux ce que la vie peut offrir de noble et de bon, et elle a renoncé à tout pour mieux se donner à tous. Si bien qu’au lieu de perdre ses amis le long de la route, des amis toujours plus nombreux se sont groupés autour d’elle pour accompagner ses derniers pas. Si c’est vraiment la bonté qui fait la supériorité, Mlle Read est la femme supérieure par excellence.

Mlle Read s’est créé la vie la plus compliquée et la plus simple qui soit au monde. Ses démarches, lettres et visites n’ont qu’un but  : assister un malheureux, soulager une infortune. Ne lui faites jamais de cadeaux  : elle en donne l’argent aux pauvres. Elle a beau, pour toutes ces raisons, n’être presque jamais chez elle, elle reçoit ses amis trois fois par semaine, dans le grand salon qu’elle habite depuis cinquante ans et où elle n’a pas encore trouvé le temps de mettre un peu d’ordre. Comme elle n’est pas riche, elle n’offre pas de thé et n’allume qu’une bougie, et on trouve cela tout naturel, parce que c’est elle. Sa présence suffit à ses amis ; ils ne lui demandent que d’être là. Elle n’a pour plaire qu’à laisser rayonner sa nature captivante et maternelle.

Mlle Read eut toute sa vie la passion des chats. Elle a hérité du beau chat siamois de Coppée, et de Démonette, la favorite de Barbey d’Aurevilly. Elle vit entourée d’une dizaine de chats, dont les mieux élevés ronronnent sur les genoux des dames ou débonnairement taquinés par les messieurs. La présence de ces bêtes frôleuses donne à l’appartement une odeur légendaire, à laquelle, avec un peu d’habitude, les visiteurs ne prêtent plus aucune attention.

Mlle Read, on le sait, fut l’amie irréprochable et maternelle de Barbey d’Aurevilly. L’auteur des Diaboliques n’a jamais cessé d’être l’objet de son culte et de ses regrets. Sa pieuse admiration, toujours préoccupée de quelque justice à lui rendre ou de quelque gloire à lui conquérir, n’arrive même pas à être choquée par le caractère plus qu’équivoque de certaines œuvres, comme Une vieille maîtresse et Ce qui ne meurt pas. En continuant la publication de ses livres posthumes, Mlle Read a sauvé Barbey d’Aurevilly de la réaction d’oubli qui scelle presque immédiatement toutes les tombes illustres. Elle a forcé la postérité à faire à son grand homme une avance de renommée à laquelle les jeunes générations n’étaient peut-être pas disposées à déjà souscrire. Ainsi exerçant la charité même par-delà la mort, Mlle Read est arrivée à l’âge de 73 ans, entourée de la vénération et de l’affection de tous. C’est une personnalité des plus originales. Son souvenir et sa présence font partie de la vie parisienne.‌

Mlle Read fut aussi l’amie et la garde-malade de François Coppée. C’est dans la tranquille maison de la rue Oudinot que je l’ai vue pour la première fois.

Je ne parlerai pas longtemps de François Coppée. Je n’ai pas la prétention d’apprendre au public quelque chose de nouveau sur un homme qui eut presque de son vivant la popularité de Bérenger. J’ai connu l’auteur du Passant un peu avant l’affaire Dreyfus. Je l’ai entendu raconter la visite que lui fit Mme Dreyfus pour l’engager à prendre l’initiative de la campagne que Zola devait pousser jusqu’au scandale. Coppée refusa de s’en mêler. L’Affaire changea totalement le caractère des réunions de la rue Oudinot. Elles prirent, à partir de ce moment, une signification politique que la fondation de la Patrie Française devait encore accentuer. Le souvenir que j’ai gardé de l’auteur de Severo Torelli, c’est le légendaire et souriant Coppée, debout en veston dans son cabinet de travail, se passant la main dans les cheveux, roulant des cigarettes, racontant d’impayables histoires, la voix caverneuse, le rire fendu jusqu’aux oreilles. Rien n’était plus drôle que sa conversation. Il avait une singulière manie  : il ne cessait pas de se regarder dans une glace. Il dit un jour à Larguier  : « Je me suis toujours déplu. » Peut-être cherchait-il tout simplement à se réconcilier avec son image.‌

J’avais publié, sur les origines de la poésie de Coppée, une étude où je tâchais de suivre à travers son œuvre l’évolution d’un genre familier qu’on découvre en germe dans Sainte-Beuve et Victor Hugo  : « L’enfant avait reçu deux balles dans la tête… Il avait dans sa poche une toupie en buis… » Coppée fut très sensible à ce que je disais de son talent, qu’on a pu trouver quelquefois prosaïque, mais auquel personne n’a jamais refusé la sensibilité et l’émotion. A partir de ce moment, j’allai régulièrement chez lui.

Les opinions littéraires de Coppée à cette époque n’eussent peut-être pas tout à fait répondu à toutes les exigences du programme essentiellement moral de la future Patrie Française. Coppée venait de soutenir à l’Académie la candidature d’Emile Zola ; il prononça même à cette occasion un discours qui fit sensation sous la Coupole. « La discussion, dit un compte rendu officiel, est constamment restée sur un terrain élevé. François Coppée a déclaré, en substance, qu’on ne pouvait, en dehors de quelques hardiesses peut-être excessives, de quelques taches dans l’œuvre du candidat, s’empêcher de reconnaître en Zola un prodigieux effort, uni à un très grand talent, consacré par un succès immense. Cet effort et ce talent méritent le respect et s’imposent à l’attention de l’Académie », Brunetière répondit à Coppée par une improvisation indignée, qui fit définitivement écarter la candidature de Zola. C’est encore à peu près à cette époque que l’auteur du Passant publia dans le Journal le fameux article qui lança le roman de Pierre Louys, Aphrodite, œuvre d’exquise diction, mais dont un chrétien nouvellement converti n’eût pu s’empêcher de blâmer l’esthétique voluptueuse. La jeunesse du quartier Latin lisait alors avidement les articles littéraires que le nouvel admirateur d’Aphrodite dormait au Journal,‌

Très lié avec Fernand Xau, directeur de cette feuille, Coppée me remit une lettre pour lui, avec prière de m’utiliser le mieux qu’on pourrait. Xau habitait avenue Victor Hugo, un luxueux appartement où il me reçut avec son amabilité attentive et discrète. Ce petit homme, qui disparaissait presque derrière son bureau de travail, venait d’acheter le Gil Blas, et il était en train de l’étouffer tout doucement pour écarter une concurrence possible. Comme on le pense, il n’y avait pas de place pour moi au Journal ; mais on pouvait toujours m’employer à prolonger le suicide du Gil Blas. Xau avertit le secrétaire de rédaction Brunières, un charmant garçon qui ressemblait à M. Paul Deschanel et avec qui j’ai eu les meilleurs rapports. Bien qu’ayant déjà publié des livres et des articles de critique, je fus modestement chargé d’arranger les faits-divers, de rédiger les nécrologies, de rajeunir l’actualité rétrospective. Je me souviens, entre autres choses, avoir écrit sur le beau temps et le mauvais temps une petite chronique quotidienne qui, par la perfection des formules, aurait dû me valoir une célébrité. Ce mérite fut méconnu et le bon Brunières, sans croire me désobliger, finit par se persuader qu’on pourrait faire de moi un excellent reporter. Comme j’avais passé l’âge de ces sortes de besognes et qu’il était formellement entendu avec Xau que je travaillerais dans les bureaux du journal, la première fois qu’on me commanda, un soir à sept heures, par une pluie battante, d’aller interviewer à Passy l’ancien ministre Rouvier, je ne refusai pas positivement d’y aller ; mais une fois dehors je rentrai tranquillement chez moi, et il ne fut plus question de reportage. Je ne suis resté qu’un mois au Gil Blas.‌

Un journal a raconté que François Coppée avait toujours sur sa table un dictionnaire de rimes, et cela a étonné les simples, qui se figurent que la poésie est une inspiration qui vous arrive sans qu’on la cherche et qu’on entretient sans travail. Coppée eût pu se passer de ce secours ; mais, comme Victor Hugo, il aimait trop son art pour négliger l’effort qui le perfectionne. Chose curieuse, le poète qui a peut-être le plus travaillé, Boileau, méprisait les dictionnaires. Un ami entre chez lui et le trouve embarrassé pour faire un vers — « Voulez-vous, lui dit-il, que j’aille chercher un dictionnaire de rimes ? — J’aimerais mieux, dit Boileau, un dictionnaire de la raison », voulant affirmer par là ce qu’il dit dans son Art Poétique, que la rime est un esclave et ne doit qu’obéir.‌

La vie a des matérialités grossissantes à travers lesquelles, il est quelquefois difficile de bien discerner la véritable valeur d’un homme. Coppée, sous son cabotinage verbal, cachait une nature royalement bonne, qu’on devinait derrière ses doux yeux d’enfant. L’affaire Dreyfus, en déchaînant son indignation, créa un autre Coppée, un Coppée cocardier et en colère, qui parlait d’embrocher tout le monde, mais qui conserva malgré tout la même bonté, la même parole amusante et vivante. Sa mort fut celle d’un saint. Quelqu’un écrira un jour la vie et le martyre de cet homme. Les regrets qu’il a laissés dans le cœur de ses amis sont un témoignage auquel on peut toujours faire appel.

Chapitre VIII

Un début dans le roman-feuilleton. — Jules Mary. — Les opinions de Remy de Gourmont. — Un correspondant original.‌ §

 

Il est rare, lorsqu’on tient une plume, qu’on n’ait pas éprouvé, au moins une fois, la tentation d’écrire un grand roman qui serait en même temps un roman littéraire et un roman-feuilleton. On ne voudrait pas cependant entreprendre une telle œuvre sans être sûr qu’elle sera publiée ; on souhaiterait seulement qu’elle vous fût commandée. C’est ce qui m’arriva. M. Touchard, l’administrateur du Petit Parisien, ayant lu un de mes romans, l’Impossible pardon, me fit indirectement demander par notre ami Chouart, qui dirigeait le Supplément illustré de ce journal, si je consentirais à lui donner un roman dramatique qui ne fut pas tout à fait un roman populaire. J’allai voir M. Touchard. Il me reçut aimablement, on discuta le projet et il fut convenu que j’apporterai d’abord un plan détaillé scène par scène. Je mis un mois à faire ce plan. M. Touchard le lut et me pria de vouloir bien rédiger les deux premières mille lignes ; après quoi on signerait le traité. Je fis les deux mille lignes et on signa le traité. Le roman devait avoir plus de 40.000 lignes et m’être payé à raison de 30 centimes la ligne, soit 13.000 frs. payables la première moitié à la remise du manuscrit, la seconde moitié à la fin de la publication. Les choses ainsi conclues, je commençai mon travail et, à raison de six pages par jour, je mis un an à écrire ce roman, qui parut sous le titre  : l’Affront, et dura près de cinq mois, du 19 Juillet au 14 Décembre 1908. Je dois dire que le Petit Parisien ne renouvela pas avec moi cette tentative. Mon œuvre ne séduisit que la moitié des lecteurs. Elle n’était pas assez dramatique et il y avait encore trop peu d’aventures. Je donne ces détails parce que je crois qu’il est intéressant de savoir comment on débute et comment on échoue, quand on veut faire du roman-feuilleton qui ne soit pas une pure absurdité. Ce genre de production demande une façon d’écrire dont l’ineptie n’est pas à la portée de tout le monde.‌

La question des écrivains populaires et du roman-feuilleton continua à me préoccuper pendant quelque temps. J’ai toujours eu l’idée de publier un travail critique sur ce genre de littérature. En admettant que ce soit là de la littérature. Je m’adressai au plus illustre d’entre eux, à Jules Mary, pour avoir des détails sur sa vocation, sa carrière et ses débuts. J’avais fait dans les Débats l’éloge d’un de ses livres ; Le fils d’un voleur, qui n’était pas un roman-feuilleton, mais un récit remarquable par les jolies notations de paysages et un sens très vif de la nature. M. Jules Mary me répondit la lettre suivante :

Mon cher Confrère,

Certes, je me rappelle la note très élogieuse que vous avez consacrée au Fils d’un voleur. Je vous ai écrit à cette époque pour vous en remercier vivement. Mes paysages surtout, autant qu’il m’en souvient, vous avaient plu. Et, puisque l’occasion s’offre de nouveau pour moi de vous remercier, je m’empresse d’en profiter.‌

Le romancier Jules Mazé, au printemps dernier, a justement fait ma biographie dans un journal de notre pays commun, les Ardennes. Je vous envoie les chroniques, en vous priant de vouloir bien me les retourner. Vous y trouverez sans doute ce que vous cherchez.

Je vous adresse également deux listes de mes romans  : l’une divisée par genres, l’autre qui vous renseignera sur les journaux où ces romans ont été publiés.

Que vous dirai-je encore ? Mes habitudes de travail ? Elles sont très régulières. D’un bout de l’année à l’autre, la matinée est pour moi une chose sacrée, intangible. Ce qui ne m’empêche pas de travailler aussi l’après-midi et le soir.

Comment je fais mes romans ? Comment je trouve mes sujets ? Je les trouve dans une lecture, dans une conversation, une réflexion, une anecdote. Je les trouve surtout lorsque je me mets à compulser l’énorme réserve des notes, observations, idées de toutes sortes, accumulées en trente ans de travail et de rêve. Le rêve pour nous, c’est le travail.

La médecine légale, les codes, les lois nouvelles ou en projets, Balzac, Sue, Soulié, Pascal, Amiel, un fait-divers, la Gazette des Tribunaux‌, une chronique, voilà où j’ai bien souvent puisé.

Tout à l’heure j’ai dit  : le hasard… Une après-midi, par un temps bien dur et bien froid, alors que je me sentais mourir de misère au quartier Latin, j’entrai pour me réchauffer à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Je commençais à m’assoupir sur le théâtre de Tirso de Molina, lorsqu’un rayon de soleil couchant vint caresser les bouquins en face de moi. La poussière dansante et lumineuse semblait rendre un peu de vie aux vieilles reliures sévères.‌

Je demandai les livres ainsi éclairés. C’étaient les trois volumes de la Médecine légale d’Orfila. Je lus. Je pris des notes. Quatre ans s’écoulèrent (de vache enragée) et j’écrivis la Faute du Docteur Madelor, mon premier roman populaire que vingt feuilles de province reproduisent encore en ce moment. — trente ans après.‌

Trouverez-vous dans tout cela matière à intéresser vos lecteurs, mon cher confrère ? Je le souhaite. Dans tous les cas, je vous sais gré infiniment de votre aimable prévenance, et je vous prie de recevoir l’expression de mes sentiments très distingués.‌

Jules MARY.‌

Cette lettre montre par quel effort de sincérité et de conscience un écrivain peut ennoblir un genre de travail qui n’est cependant pas du grand art littéraire.

J’aurais bien d’autres lettres intéressantes à publier ; mais elles sont vraiment un peu trop personnelles pour mériter de figurer dans un livre où je tiens autant que possible à très peu parler de moi. Je passerai donc sous silence l’histoire de la polémique survenue entre Remy de Gourmont et moi, à propos de la publication de mes livres, l’Art d’écrire enseigné en vingt leçons et le Travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains. Remy de Gourmont, qui était le paradoxe vivant, voulut prouver qu’on n’enseigne pas à écrire. Obligé de me lire, il ne tarda pas à s’apercevoir que mes vingt leçons n’étaient qu’un titre et que mon ouvrage avait été fait pour démontrer, au contraire, que l’art d’écrire exige des années d’efforts et de travail. Quand mon contradicteur eut tout dit, je publiai un petit livre qui est une réponse aux objections et où je crois avoir à peu près définitivement réfuté tous ces délicieux et encombrants paradoxes.28

Je n’ai jamais eu l’occasion de faire la connaissance de Remy de Gourmont. Bien que la manie de la contradiction l’ait parfois poussé jusqu’à nier l’évidence, il ne faudrait pourtant pas croire qu’il ait toujours été dupe des thèses qu’il soutenait. Il avait vu surtout, dans cette question du style, un thème de développement facile et contradictoire. « Sans les ouvrages de M. Albalat, a-t-il déclaré dans sa préface, je n’aurais peut-être jamais réfléchi sur ces questions ; ils furent mon point de départ. Je leur dois beaucoup. » Voici le mot qu’il m’écrivait en réponse à l’envoi de mon volume :

Pour remercier M. Albalat de son Art d’écrire. Sans doute ce livre m’intéresse ; je regrette même qu’il ait paru avant que j’aie écrit sur le cliché, mais j’espère qu’il me donnera l’occasion d’un second chapitre sur ce sujet, que M. Albalat traite avec une science parfaite et des arguments nouveaux et révolutionnaires.‌

Remy de Gourmont.

Il m’écrivait encore, à propos de mon Travail du Style, dont certains chapitres paraissaient alors dans les Revues :

Je lirai avec plaisir, mon cher confrère, votre prochain livre, qui s’annonce comme très curieux. Vous y apportez des documents et des idées pour l’étude si intéressante de la psychologie de l’originalité.‌

Croyez-moi votre dévoué confrère,‌

Remy de Gourmont.

En m’envoyant son volume  : Le problème du style dont les deux tiers sont consacrés à me réfuter, Gourmont m’adressait les lettres suivantes  :

Cher monsieur,

Je vous fais envoyer un exemplaire du Problème du Style en vous assurant que, obligé de vous contredire, je n’en professe pas moins une grande estime pour le caractère si littéraire de vos études. Nos deux livres, c’est le conflit de deux méthodes, et rien de plus.

Veuillez me croire votre dévoué confrère,

Remy de Gourmont.

A. M. Albalat,‌

Cujus infra pars non minima…‌

Cordial hommage.

R. G.

 

Enfin, dans son Esthétique de la langue française (p. 306), Remy de Gourmont disait en parlant de mon Art d’écrire :

Ce livre est bien meilleur que son titre, en ce sens quil soulève toutes sortes de questions de psychologie linguistiques, alors qu’on aurait pu s’attendre à un simple manuel scolaire. L’œuvre garde des parties excellentes.‌

J’ai vivement regretté que des divergences d’opinions m’aient empêché de connaître un homme dont j’ai toujours sincèrement admiré le talent et le caractère. J’ai cru devoir publier ces courtes lettres, pour montrer par quels éloges et quelles réserves Remy de Gourmont atténuait la rigueur d’une critique qu’on eût pu croire irréductible.‌

Puisque j’en suis au chapitre des correspondances, je dois dire que la publication de mes livres sur le style m’a valu d’innombrables lettres, auxquelles j’ai toujours pris la peine de répondre et qui n’ont, d’ailleurs, d’intérêt que pour moi. En voici une, néammoins, qui mérite d’être reproduite comme un curieux échantillon d’originalité macabre. Elle m’a été adressée par un inconnu qui fait appel à ma prétendue compétence littéraire pour lui rendre un service d’un genre tout à fait imprévu.

Monsieur,

Comme tous ceux qui ont lu et relu vos ouvrages, je suis un admirateur de vos œuvres. Pourquoi, pensez-vous, a-t-il fallu que ce sentiment m’ait poussé à me croire autorisé à venir vous demander un service moral ?‌

Voici les faits :

Je suis actuellement sous l’aile de la mort, impavidus paratusque. Je vais dans quelques jours me mettre entre les mains des chirurgiens, pour subir une opération dont les suites sont nulles pour le patient, en ce sens que pour lui il n’y en a pas. Vous me comprenez.

Matérialiste avéré, je me ferai incinérer, et j’ai constaté — sur d’autres — que la durée de l’opération est mortellement longue. Je viens vous demander de vouloir bien m’indiquer un morceau philosophique, traitant de la mort, en dehors de la question confessionnelle, lequel serait lu pendant l’incinération (45 minutes). Que pensez-vous de la prière sur la mort de Vauvenargues ? Je ne connais pas le morceau, mais il est signalé dans votre dernier ouvrage.‌

Je suis persuadé que vous avez compris mon désir, qui est de faire entendre post mortem à mes amis des considérations sur la mort, leur montrant que celle-ci n’est point effroyable comme chacun le croit, et que personne ne peut être plus tranquille, à aucun moment de sa vie, qu’à celui de l’homme qui va mourir quand il n’a rien à se reprocher.

Ce que faisant, cher maître, vous aurez rendu un nouveau service à celui que si souvent Vous avez déjà ravi par vos ouvrages et, jusqu’au service demandé, il vous en aura une infinie reconnaissance.

Croyez-moi votre bien dévoué,

Paul Badet, 58 ans

Je répondis à cette lettre en exprimant l’espoir que mon admirateur inconnu sortirait sain et sauf de sa terrible opération. Je lui signalais, en tous cas, les pages de Montaigne comme les plus consolantes qu’on ait écrites sur la mort, et je le priais enfin de vouloir bien le plus tôt possible, me redonner de ses nouvelles. N’ayant jamais plus rien reçu de lui, j’avais tout lieu de croire que mon courageux correspondant était mort et avait été incinéré pendant la lecture publique des pages de Montaigne, quand je reçus l’an dernier, des nouvelles de ce lointain admirateur, échappé à la mort et actuellement en très bonne santé.

FIN