D’Alembert

1767

Sur l’harmonie des langues, et en particulier sur celle qu’on croit sentir dans les langues mortes

2016
D’Alembert, « Sur l’harmonie des langues, et en particulier sur celle qu’on croit sentir dans les langues mortes ; et à cette occasion sur la latinité des modernes » [Mélanges, 1767, tome V, p. 523-568], in Œuvres de d’Alembert, tome IV, première partie, Paris, A. Belin, Bossange père et fils, Bossange frères, 1822, p. 11-28. Source : Gallica. Graphies modernisées.
Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Sur l’harmonie des langues, et en particulier sur celle qu’on croit sentir dans les langues mortes ;
et à cette occasion
sur la latinité des modernes §

On entend tous les jours des gens de lettres se récrier sur l’harmonie de la langue grecque et de la langue latine, et sur la supériorité qu’elles ont à cet égard au-dessus des langues modernes, sans compter d’autres avantages encore plus grands, qui tiennent à la nature et au génie de ces langues. L’admiration pour l’harmonie des langues mortes et savantes, se remarque surtout dans ceux qui ayant mis beaucoup de temps à les étudier, se flattent de les bien savoir, et les savent en effet aussi bien qu’on peut savoir une langue morte, c’est-à-dire très mal.

Cet enthousiasme qui n’est pas toujours d’aussi bonne foi qu’il le paraît, a sa source dans un amour-propre assez pardonnable. On s’est donné bien de la peine pour étudier une langue difficile, on ne veut pas avoir perdu son temps, on veut même paraître aux yeux des autres récompensé avec usure des peines qu’on a prises, et on leur dit avec un froid transport, ah ! si vous saviez le grec !

Ceux qui savent ou croient savoir l’hébreu, l’arabe, le syriaque, le cophte ou copte, le persan, le chinois, etc., pensent et parlent de même, et par les mêmes raisons. La langue qu’ils ont apprise est toujours la plus belle, la plus riche, la plus harmonieuse, à peu près comme les hommes en place sont toujours pour leur protégé des hommes supérieurs. Mais le degré de valeur d’un homme en place étant exposé au grand jour, les louanges qu’on lui donne, s’il en est indigne sont honteusement démenties par le public ; au lieu que les langues qu’on appelle savantes étant presque absolument ignorées, leurs panégyristes ne craignent guère d’être contredits. Ils ne pourraient l’être que par des hommes qui ont le même intérêt qu’eux à prôner l’objet de leur étude et de leur culte.

Les latinistes et les grécistes modernes ne sont pas tout à fait aussi à leur aise. Comme beaucoup d’autres qu’eux ont au moins une teinture du grec, et une connaissance assez raisonnable du latin, il est aisé de les embarrasser sur ce qui fait le sujet de leurs exclamations.

On leur dit, par exemple : les Français, les Anglais, les Allemands, les Italiens prononcent le latin très différemment les uns des autres, jusque-là qu’à peine s’entendent-ils en le prononçant, et qu’à peine croient-ils parler la même langue ; tous y trouvent pourtant de l’harmonie ; tous ensemble peuvent-ils être de bonne foi, puisque ce n’est pas proprement la même langue qu’ils prononcent ? et ce s’ensuit-il pas de là que cette prétendue harmonie, que les latinistes modernes exaltent si fort, est du moins autant dans leur imagination que dans leurs oreilles ?

Pour décider cette question, autant du moins que nous sommes à portée de la décider, il faut d’abord fixer ce qu’on entend ou ce qu’on doit entendre par l’harmonie d’une langue ; il faut examiner ensuite en quoi peut consister par rapport à nous l’harmonie des langues mortes, et surtout de la langue latine, qui de toutes les langues mortes nous est la plus familière et la plus connue.

Observons d’abord que ce qu’on appelle harmonie d’une langue devrait plutôt s’appeler mélodie. Car l’harmonie est proprement le plaisir qui résulte de plusieurs sons qu’on entend à la fois, la mélodie est celui qui résulte de plusieurs sons qu’on entend successivement ; or ce qu’on appelle harmonie d’une langue, est le plaisir qui résulte de la suite des sons dans un discours fait en cette langue ; on ferait donc mieux de donner à ce plaisir le nom de mélodie. Mais n’importe, servons-nous des termes usités, après y avoir attaché l’idée précise qui leur convient.

Pour bien analyser le plaisir qui résulte d’une suite de sons, il faut décomposer cette suite de sons dans ses parties et ses éléments. Or les phrases sont composées de mots et les mots de syllabes. Commençons donc par les syllabes. Celles-ci sont formées, ou de simples voyelles, ou de consonnes unies avec les voyelles. Or, parmi les voyelles et les consonnes, il y en a de plus ou de moins faciles à prononcer, de plus ou de moins sourdes, de plus ou de moins rudes ; et c’est la combinaison de ces consonnes et de ces voyelles qui fait qu’une syllabe est plus ou moins douce, plus ou moins rude, plus ou moins sourde. De plus, comme il y a des syllabes qu’on prononce plus ou moins aisément, il y a aussi des suites de syllabes qu’on prononce plus ou moins aisément que d’autres. Une syllabe se prononce d’autant plus aisément ou plus difficilement à la suite d’une autre, que l’organe doit conserver plus ou moins la disposition qu’il a dû prendre pour prononcer la première : sur quoi il faut remarquer, que deux consonnes de suite forment chacune une syllabe, parce qu’il y a toujours nécessairement un e muet entre deux ; et comme cet e muet passe fort vite et ne se prononce presque pas, l’organe est obligé de faire d’autant plus d’effort pour marquer la double consonne. Voilà pourquoi les langues, comme l’allemand, qui abondent en consonnes multipliées à la suite les unes des autres, sont plus rudes que d’autres langues, ou cette multiplication de consonnes est plus rare.

Une langue qui abonderait en voyelles, et surtout en voyelles douces, comme l’italien, serait la plus douce de toutes. Elle ne serait peut-être pas la plus harmonieuse, parce que la mélodie, pour être agréable, doit non-seulement être douce, mais encore être variée. Une langue qui aurait, comme l’espagnol, un heureux mélange de voyelles et de consonnes douces et sonores, serait peut-être la plus harmonieuse de toutes les langues vivantes et modernes.

La mélodie du discours a beaucoup de rapport avec la mélodie musicale. Une mélodie qui n’emploierait que des intervalles diatoniques, serait languissante ; une mélodie qui n’emploierait que les intervalles les plus consonants, comme la tierce et la quinte, serait monotone, insipide et pauvre. Il faut entremêler à propos de plus grands intervalles, et même des intervalles dissonants, pour faire naître le plaisir de l’oreille ; plaisir qui résulte de la variété, et qui n’existe jamais sans elle. Le diatonique et le consonnant doivent dominer dans la musique ; le dissonant, le chromatique doivent y être parsemés, mais avec sagesse. Par une raison semblable, la langue la plus harmonieuse sera celle où les mots seront le plus entremêlés de syllabes douces et de syllabes sonores, quand même quelques-unes de ces dernières devraient être un peu rudes ; la langue la plus dure sera celle dans laquelle les syllabes sourdes ou les syllabes rudes domineront.

Il est encore dans une langue une autre source d’harmonie ; c’est celle qui résulte de l’arrangement des mots. Celle-là dépend en partie de la langue même, en partie de celui qui l’emploie ; au lieu que l’harmonie qui résulte des mots isolés dépend de la langue seule. Il ne dépend pas de moi de changer les mots d’une langue, il dépend de moi, au moins jusqu’à un certain point, de les disposer de la manière la plus harmonieuse.

Il faut pourtant avouer que les langues se prêtent plus ou moins à cette disposition. Plus une langue a de syllabes rudes ou sourdes, plus il faut d’attention à celui qui parle ou qui écrit, pour ne pas trop multiplier dans une même phrase les mots qui renferment ces sortes de syllabes. Plus une langue a de syllabes douces, et moins elle en a de sonores, plus il faut d’attention pour que la mélodie n’en soit pas trop molle, et pour ainsi dire trop efféminée. Quand une langue a un mélange heureux d’expressions douces et d’expressions sonores, il en devient plus facile de composer dans cette langue des phrases harmonieuses.

De même une langue qui permet l’inversion, et par conséquent où l’arrangement des mots est libre jusqu’à un certain point, donne certainement plus de facilité pour l’harmonie du discours, qu’une langue où l’inversion n’est pas permise, et par conséquent où l’arrangement des mots est forcé.

Appliquons ces principes à la langue latine ; nous serons étonnés de voir combien peu ils nous seront utiles, pour déterminer en quoi peut consister, par rapport à nous, l’harmonie de cette langue.

Nous ignorons absolument comment les Latins prononçaient la plupart de leurs voyelles et de leurs consonnes ; par conséquent nous ne pouvons guère juger en quoi consistait l’harmonie des mots de leur langue. Nous avons seulement lieu de croire, que l’inversion leur donnait plus de facilité qu’à nous pour être harmonieux dans leurs phrases ; mais l’espèce d’harmonie qui résulte des mots pris en eux-mêmes et de la suite des mots, il faut convenir de bonne foi que nous ne la sentons guère.

Je dis que nous ne la sentons guère ; car je ne nie pas que nous ne puissions en sentir quelque chose ; et ce sentiment tient surtout au mélange plus ou moins heureux des voyelles avec les consonnes, soit dans les mots isolés, soit dans leur enchaînement. Mais dans ce mélange même, combien de nuances doivent nous échapper, attendu notre ignorance de la vraie prononciation ?

Nous savons de plus que les Latins, et surtout les Grecs, élevaient ou abaissaient la voix sur un grand nombre de syllabes ; ce qui devait nécessairement contribuer chez eux à la mélodie du discours, surtout quand ces élévements ou abaissements étaient distribués d’une manière agréable à l’oreille. Or, en prononçant le latin et le grec, nous ne pratiquons point du tout ces élévements et ces abaissements successifs de la voix, si familiers et si fréquents chez les anciens ; autre source de plaisir perdue pour nous dans l’harmonie des langues mortes et savantes.

Il n’y a, ce me semble, dans les phrases latines et grecques, qu’une seule espèce d’harmonie qui puisse être sensible pour nous jusqu’à un certain point. C’est celle qui résulte de la proportion entre les membres d’une même phrase et entre le nombre des syllabes qui composent chaque membre. C’est à quoi, ce me semble, se réduit presque uniquement le plaisir de l’harmonie que les phrases de Cicéron nous font éprouver ; plaisir qui ne me paraît pas tout à fait chimérique, surtout quand on compare les phrases de cet orateur à d’autres, par exemple, au style heurté et coupé de Tacite et de Sénèque.

À cette source principale du plaisir, réel ou supposé, que nous procure l’harmonie latine, on peut encore en ajouter une seconde, mais à la vérité beaucoup plus légère et plus imparfaite. C’est la différence des longues et des brèves, plus sensible dans cette langue que dans la nôtre, et peut-être que dans toutes les langues modernes, qui cependant ne sont pas à beaucoup près dépourvues de prosodie. Il faut avouer que très souvent en prononçant le latin nous estropions ces longues et ces brèves ; mais enfin nous en marquons aussi quelquefois la différence, et plus souvent même que dans notre langue, quoique nous ayons aussi nos longues et nos brèves, mais moins fréquentes : car chez les anciens presque toutes les syllabes étaient décidées brèves ou longues, chez nous le plus grand nombre n’est ni long ni bref. Or cette différence marquée des longues et des brèves doit nous faire trouver dans l’harmonie de la langue latine plus de variété que dans la nôtre, et par cela seul plus de plaisir, toutes choses d’ailleurs supposées égales. Une musique qui ne serait formée presque entièrement que de simples blanches ou de simples noires, serait certainement plus monotone, et par conséquent moins agréable, que si dans cette même musique, sans y rien changer d’ailleurs, on entremêlait avec intelligence et avec goût les noires et les blanches, et s’il résultait de là une mesure plus vive, plus marquée, et plus variée dans ses parties.

Il est aisé d’expliquer par les principes ou plutôt par les faits que nous venons d’établir, pourquoi le Français, l’Anglais, l’Italien, l’Allemand, etc., trouvent tous jusqu’à un certain point de l’harmonie dans la langue et dans la poésie latine. Mais il faut convenir en même temps et par les mêmes principes, que le plaisir que cette harmonie leur cause est bien imparfait, bien mutilé, si on peut s’exprimer ainsi, et bien inférieur au plaisir que les Romains devaient éprouver en lisant leurs orateurs et leurs poètes. Ajoutons que ce plaisir même n’est pas absolument semblable pour les différents peuples modernes ; que tel vers de Virgile doit paraître plus harmonieux à un Français, tel autre à un Allemand, et ainsi du reste ; mais que tout se compense de manière qu’il résulte en total pour chaque nation le même degré de plaisir harmonique de la lecture d’une page de Cicéron ou de Virgile. Ce sont des musiciens qui dénaturent tous à peu près également le même air, mais qui le dénaturent différemment, et qui en le dénaturant, y conservent en général et à peu près la même proportion dans la valeur des notes. Il en résulte d’abord pour eux, dans un degré à peu près égal et semblable, le plaisir qui naît de la mesure ; plaisir qui est ensuite modifié différemment par la proportion qu’ils mettent entre les notes dans chaque mesure particulière, et par la manière différente dont ils appuient sur ces notes. Mais quelle différence de ce plaisir estropié, si je puis parler de la sorte, à celui que le même air ferait éprouver, s’il était chanté dans le goût et l’esprit qui lui conviennent, et surtout exécuté par le compositeur même, et devant des auditeurs bien au fait des finesses de l’art musical ? Il arriverait la même chose qu’à la musique Italienne chantée par des étrangers ou par des Italiens. Les Italiens trouvent, et avec raison, que les étrangers l’écorchent ; un Français ou un Anglais qui chantent devant eux leur musique, leur font grincer les dents ; cependant ces étrangers, tout en écorchant la musique italienne, y éprouvent un certain degré de plaisir, et même assez vif pour affecter beaucoup ceux d’entre eux qui ne sont dénués ni de sentiment ni d’oreille. C’est le même corps, animé pour les uns, à demi-mort pour les autres, mais conservant encore pour ces derniers des traits frappants de proportion et de beauté.

Voilà, je pense, tout ce qu’on peut dire de raisonnable et d’intelligible, sur l’espèce de plaisir que nous goûtons par l’harmonie des langues mortes. Mais en savons-nous assez pour distinguer les nuances, je ne dis pas grossières, je dis seulement plus ou moins délicates, qui distinguent l’harmonie d’un auteur de celle d’un autre ? Je sais qu’il y a des auteurs où nous sentons cette différence d’harmonie jusqu’à un certain point ; que Virgile, par exemple, est plus harmonieux pour nous que les Épîtres d’Horace ; parce que le choix et la liaison des mots a plus de douceur, de mélodie et de rondeur dans le premier que dans le second. Mais la différence s’évanouit, ce me semble, presque entièrement, quand nous comparons l’harmonie de deux auteurs qui ont écrit à peu près dans le même genre ; celle, par exemple, de Virgile et d’Ovide, celle même de Virgile et de Lucain. Je ne parle ici que de l’harmonie ; je ne parle point du goût qui différencie ces auteurs, et qui étant du ressort de l’esprit seul, peut être plus aisément apprécié que le sentiment qui résulte de la cadence de leurs vers. Je doute beaucoup que nos connaissances puissent s’élever jusqu’à nous faire saisir les nuances d’harmonie dont je parle. Ce doute révoltera vraisemblablement la plupart de nos latinistes modernes ; j’en ai pourtant trouvé quelques-uns d’assez sincères sur ce sujet.

Si nous voulions l’être par rapport à l’harmonie des langues mortes, nous ferions souvent le même aveu que se faisaient réciproquement un Français et un Italien, tous deux hommes de goût, d’esprit, et surtout de bonne foi, qui discouraient ensemble sur l’harmonie réciproque de leurs langues1. Le premier avouait au second, qu’il ne pouvait sentir l’harmonie de la poésie italienne, quoi qu’il en eût lu beaucoup, et qu’il crût savoir assez bien la langue. J’ai, répondit l’Italien, les mêmes plaintes à me faire à moi-même au sujet de la poésie française ; je crois savoir assez bien votre langue ; j’ai beaucoup lu vos poètes ; cependant les vers de Chapelain, de Brébeuf, de Racine, de Rousseau, de Voltaire, tout cela est égal à mon oreille, elle n’y sent que de la prose rimée.

Ce discours m’en rappelle un autre à peu près semblable, que j’ai souvent entendu tenir à un étranger, homme d’esprit, établi en France depuis assez longtemps ; il m’a plusieurs fois avoué qu’il ne sentait pas le mérite de La Fontaine. Je n’ai pas eu de peine à le croire ; mais comment veut-on après cela que j’ajoute foi à l’enthousiasme d’un Français, qui s’extasie à la lecture d’Anacréon ? Qu’on ne m’accuse point pour cela de vouloir rabaisser le mérite de ce poète. Je ne doute pas qu’Anacréon ne fût en effet pour les Grecs un auteur charmant : mais je ne doute pas non plus que presque tout son mérite ne soit perdu pour nous, parce que ce mérite consistait sûrement presque en entier dans l’usage heureux qu’il faisait de sa langue ; usage dont la finesse ne saurait être aperçue par des yeux modernes. La plupart des étrangers qui savent le français, sentent-ils le mérite de nos chansons ?

On pourrait, ce me semble, abréger de cette manière bien des disputes sur le mérite des anciens. Ils sont certainement nos modèles à beaucoup d’égards, ils ont des beautés que nous sentons parfaitement ; mais ils en ont beaucoup plus qui nous échappent, que leurs contemporains savaient apprécier, et sur lesquelles leurs admirateurs modernes se récrient sans aucune connaissance de cause. Un philosophe, homme de goût, rira donc souvent des admirateurs, sans respecter moins réellement l’objet de leur admiration, soit par les beautés qu’il y voit réellement, soit par celles qu’il y suppose d’après le témoignage unanime des contemporains.

Ce que nous venons de dire sur l’harmonie des langues mortes et sur le peu de connaissances que nous en avons, conduit naturellement à quelques réflexions sur la prétendue belle latinité qu’on admire dans certains modernes. Quoique nous ayons déjà fait connaître en différents endroits de ces Mélanges ce que nous pensons sur ce sujet, il ne sera pas inutile de le traiter un peu plus à fond.

C’est une chose si évidente par elle-même, qu’on ne peut jamais écrire que très imparfaitement dans une langue morte, que vraisemblablement cette question n’en serait pas une, s’il n’y avait beaucoup de gens intéressés à soutenir le contraire.

Le français est une langue vivante, répandue par toute l’Europe ; il y a des Français partout ; les étrangers viennent en foule à Paris ; combien de secours pour s’instruire de cette langue ? Cependant combien peu d’étrangers qui l’écrivent avec pureté et avec élégance ? Je suppose à présent que la langue française n’existât, comme la langue latine, que dans un très petit nombre de bons livres ; et je demande si dans cette supposition on pourrait se flatter de la bien savoir, et être en état de la bien écrire ?

Il y a même ici une différence au désavantage du latin ; c’est que la langue française est sans inversions, au lieu que la langue latine en fait un usage presque continuel ; or cette inversion avait sans doute ses lois, ses délicatesses, ses règles de goût, qu’il nous est impossible de démêler, et par conséquent d’observer dans nos écrits latins. Ainsi la langue latine a tout au moins une difficulté de plus que la langue française, pour pouvoir être bien apprise et bien parlée.

Mais je veux bien même écarter cette difficulté, quoique très grande, et je l’ose dire, insurmontable. Je m’en tiens ici à la connaissance de la valeur des mots, de leur signification précise, de la nature des tours et des phrases, des circonstances et des genres de style dans lesquels les mots, les tours, les phrases peuvent être employées ; et je dis que pour arriver à cette connaissance, il faut avoir vu ces mots, ces tours et ces phrases, maniés et ressassés, si je puis m’exprimer ainsi, dans mille occasions différentes ; qu’un petit nombre de livres, quand même on les aurait lus vingt fois, est absolument insuffisant pour cet objet ; qu’on ne saurait y parvenir que par des conversations fréquentes dans la langue même, par un usage assidu, et par des réflexions sans nombre, que cet usage seul peut suggérer.

C’est en effet de cette seule manière, avec beaucoup de temps, d’étude et d’exercice, qu’on peut devenir un bon écrivain dans sa propre langue ; on sait même combien il est rare encore d’y réussir ; et on veut se flatter de bien écrire dans une langue morte, pour laquelle on n’a pas la millième partie de ces secours ?

Cicéron, dans un endroit des Tusculanes2, a pris la peine de marquer les différentes significations des mots destinés à exprimer la tristesse. Ægritudo, dit ce grand orateur, est opinio recens mali præsentis, in quo demitti contrahique animo rectum esse videatur. Ægritudini subjiciuntur, angor, mœror, dolor, luctus, ærumna, afflictatio. Angor est ægritudo premens ; mœror, ægritudo flebilis ; ærumna, ægritudo laboriosa ; dolor, ægritudo crucians ; afflictatio, ægritudo cum cogitatione ; luctus, ægritudo ex ejus qui carus fuerit interitu acerbo. Qu’on examine ce passage avec attention, et qu’on dise ensuite de bonne foi si on se serait douté de toutes ces nuances, et si on n’aurait pas été fort embarrassé ayant à marquer dans un dictionnaire les acceptions précises d’ægritudo, mœror, dolor, angor, luctus, ærumna, afflictatio. Si le grand orateur que nous venons de citer, avait fait un livre de synonymes latins, comme l’abbé Girard en a fait un de synonymes français, et que cet ouvrage vînt à tomber tout à coup au milieu d’un cercle de latinistes modernes, j’imagine qu’il les rendrait un peu confus sur ce qu’ils croyaient si bien savoir. On pourrait encore le prouver par d’autres exemples, tirés de Cicéron même ; mais celui que nous venons de citer nous paraît plus que suffisant.

Despréaux, quoique lié avec beaucoup de poètes latins de son temps, sentait bien le ridicule de vouloir écrire dans une langue morte. Il avait fait ou projeté sur ce sujet une espèce de dialogue, qu’il n’osa publier, de peur de désobliger deux ou trois régents qui avaient pris la peine de mettre en vers latins l’ode que ce poète avait faite en mauvais vers français sur la prise de Namur ; mais depuis sa mort on a publié et imprimé dans ses œuvres une esquisse de ce dialogue. Il y introduit Horace, qui veut parler français, et, qui pis est, faire des vers en cette langue, et qui se fait siffler par le ridicule des expressions dont il se sert sans pouvoir le sentir. Je sais tout cela sur l’extrémité du doigt, pour dire sur le bout du doigt ; la cité de Paris, pour la ville de Paris ; le Pont nouveau, pour le Pont neuf ; un homme grand, pour un grand homme ; amasser de l’arène, pour ramasser du sable, et ainsi du reste. J’ignore quelle réponse opposeront à Despréaux ceux que nous combattons dans cet écrit ; car Despréaux est pour eux une grande autorité, ne fût-ce que parce qu’il est mort.

M. de Voltaire, dont l’autorité, quoiqu’il soit vivant, vaut pour le moins celle de Boileau en matière de goût, pense absolument de même. Voici comme il s’exprime en parlant d’un célèbre poète latin moderne : « Il réussit auprès de ceux qui croient qu’on peut faire de bons vers latins, et qui pensent que des étrangers peuvent ressusciter le siècle d’Auguste dans une langue qu’ils ne peuvent pas même prononcer. In sylvam ne ligna feras. » Le témoignage de ce grand poète est d’autant moins suspect en cette matière, qu’il a fait lui-même en s’amusant quelques vers latins, aussi bons, ce me semble, que ceux d’aucun moderne ; témoins ces deux-ci, qu’il a mis à la tête d’une dissertation sur le feu :

Ignis ubique latet, naturam amplectitur omnem,
Cuncta parit, renovat, dividit, unit, alit.

Je ne crois pas qu’on puisse renfermer plus de choses en moins de mots ; et ce n’est pas d’ordinaire le talent de nos poètes latins modernes les plus vantés. Heureusement pour notre littérature, M. de Voltaire a fait de ce talent un meilleur usage, que de l’emprisonner dans une langue étrangère ; il a mieux aimé être le modèle des poètes français de notre siècle, et le rival de ceux du précédent, que l’imitateur équivoque de Lucrèce et de Virgile.

Mais, dira-t-on, vous ne pouvez disconvenir au moins qu’un écrivain qui n’emploierait dans ses ouvrages que des phrases entières tirées des bons auteurs latins, n’écrivît bien en cette langue. Premièrement, est-il possible qu’on n’emploie absolument dans un ouvrage latin moderne, que des phrases empruntées d’ailleurs, sans être obligé d’y mêler du moins quelque chose du sien, qui sera capable de tout gâter ? En second lieu, je suppose qu’on n’emploie en effet que de pareilles phrases ; et je nie qu’on puisse encore se flatter de bien écrire en latin. En effet, le vrai mérite d’un écrivain est d’avoir un style qui soit à lui ; le mérite au contraire d’un latiniste tel qu’on le suppose, serait d’avoir un style qui ne lui appartînt pas, et qui fût, pour ainsi dire, un centon de vingt styles différents. Or je demande ce qu’on devrait penser d’une pareille bigarrure ? Si le centon n’est que d’un seul auteur, ce qui est pour le moins fort difficile, j’avoue que la bigarrure n’aura plus lieu ; mais, en ce cas, à quoi bon cette rapsodie, et que peuvent ajouter à nos richesses littéraires ces petits lambeaux d’un ancien, ainsi décousu et mis en pièces ? Le lecteur peut dire alors comme ce philosophe, à qui on voulait présenter un jeune homme qui savait tout Cicéron par cœur ; il répondit, j’ai le livre. On peut citer aussi ce que disait M. de Fontenelle : J’ai fait dans ma jeunesse des vers grecs, et aussi bons que ceux d’Homère, car ils en étaient.

Croit-on d’ailleurs, quand on met ainsi sans pitié un écrivain latin ou grec à contribution, que tout soit également correct, également pur, également élégant dans les meilleurs auteurs anciens ? Qui nous assurera donc que la phrase que nous aurons empruntée, n’est pas une phrase négligée, traînante, faible, de mauvais goût. Tout le monde sait la patavinité qu’Asinius Pollion a reprochée à Tite-Live. Y a-t-il un seul moderne qui puisse nous dire en quoi cette patavinité consiste ? Y en a-t-il par conséquent un seul qui puisse s’assurer qu’une phrase qu’il prendra de Tite-Live, n’est pas une phrase patavinienne ?

Enfin, n’y a-t-il pas des auteurs latins, reconnus d’ailleurs pour excellents, qu’on doit s’interdire absolument d’imiter dans des ouvrages d’un autre genre que celui où ils ont écrit ? Quand je vois un orateur latin employer des mots de Térence, sur ce fondement que Térence est un auteur de la bonne latinité, c’est à peu près comme si un orateur français employait des phrases de Molière par la raison que Molière est un de nos meilleurs auteurs : « Messieurs, pourrait dire à son auditoire, ce harangueur si heureux en imitation, c’est une étrange affaire que d’avoir à se montrer face à face devant vous, et l’exemple de ceux qui s’y sont frottés est une leçon bien parlante pour moi. Cependant on entend les gens sans se fâcher, et j’oserai prendre, avec votre permission, la liberté de vous dire mon petit avis. Voulez-vous donc, Messieurs, que je vous parle net ? vous devriez mourir de pure honte d’être battus de l’oiseau pour le petit malheur qui vous est arrivé. Si vous vous êtes mis dans la tête que vous n’auriez jamais de guignon, rayez cela de vos papiers. » Je ne vais pas plus loin, pour ne pas abuser de la patience du lecteur. Voilà pourtant du Térence français tout pur ; et ce qu’il faut bien remarquer, la plupart de ces phrases sont prises du Misanthrope, c’est-à-dire de celle de ses pièces qui est dans le style le plus noble.

Cet exemple suffit, je crois, pour prouver que ce n’est pas dans Térence qu’un orateur latin moderne doit former son style. On dira peut-être qu’il doit avoir soin de n’employer aucune expression, aucune phrase de cet auteur, qui ne soit autorisée par d’autres bons écrivains ; en ce cas, et par cette raison même, il est évident que Térence ne saurait lui servir de modèle.

Mais je vais plus loin, et je demanderai si Térence peut même être un modèle dans un genre d’écrire beaucoup moins sérieux ?

On prétend que M. Nicole, pour bien traduire les Provinciales en latin, avait lu et relu Térence, et se l’était rendu si familier que sa traduction paraît être Térence même : à cela je n’ai qu’une question à faire. Croit-on que le style épistolaire doive être le même que celui de la comédie ? Et serait-ce louer un auteur de lettres écrites en français, de dire qu’en le lisant on croit lire Molière ?

J’ai entendu louer quelquefois des ouvrages latins modernes, en disant que le tour des phrases était très latin, que l’ouvrage était plein de latinismes. Je veux le croire pour un moment, quoique je doute que les modernes se connaissent en latinismes aussi parfaitement qu’ils l’imaginent. Mais Molière dont nous parlions tout à l’heure, et qu’on ne saurait trop citer ici, est plein de gallicismes ; aucun auteur n’est si riche en tours de phrases propres la langue française ; il est même, pour le dire en passant, beaucoup plus correct dans sa diction qu’on ne pense communément : d’après cette idée, un étranger qui écrirait en français, croirait, bien faire que d’emprunter beaucoup de phrases de Molière et se ferait moquer de lui ; faute d’avoir appris à distinguer dans les gallicismes, ceux qui sont admis dans le genre le plus noble, ceux qui sont permis dans le genre moins élevé, mais sérieux, et ceux qui ne sont propres qu’au genre familier. Or voilà ce qu’il me paraît impossible de démêler quand la langue n’est pas vivante. Je dis plus ; il ne serait peut-être pas difficile de montrer par des exemples, qu’un écrivain français, qui pour paraître bien posséder sa langue affecterait dans ses ouvrages beaucoup de gallicismes (même de ceux qu’on peut se permettre en écrivant), se ferait un style qu’il faudrait bien se garder d’imiter. La diction n’aurait peut-être à la rigueur rien de répréhensible, si on prenait les phrases une à une ; mais il résulterait du tout ensemble un style familier et bourgeois, sans élégance et sans grâces, qui voudrait être simple et naïf, et ne serait qu’ignoble. Le même inconvénient n’est il pas à craindre dans un ouvrage où l’on aurait affecté beaucoup de latinismes ?

Ce n’est pas tout : croit-on qu’un auteur qui n’aurait absolument formé son style, que sur le plus excellent modèle de latinité, sur les ouvrages de Cicéron, et qui n’emprunterait rien que de ce seul modèle, pût être assuré de bien écrire en latin ? Cicéron a écrit dans bien des genres, et ces genres demandaient des styles différents ; il a écrit des dialogues qui pouvaient permettre des expressions familières ou moins relevées que les harangues ; il a écrit surtout un grand nombre de lettres, où certainement il a employé bien des tours de conversation, que le style grave et soutenu n’aurait pas permis ; que faudrait-il penser d’un écrivain qui risquerait ces mêmes phrases dans un discours sérieux ?

Mais, dit-on, nous connaissons, en latin même, la différence des styles ; nous sentons, par exemple, que la manière d’écrire de Cicéron vaut mieux que celle de Sénèque, que le style de Tite-Live n’est pas celui de Tacite, et ainsi du reste ; donc nous sommes très au fait de la langue latine, et par conséquent très en état de la parler et de l’écrire. Plaisante raison ! Nous sentons, il est vrai, la différence d’un style simple à un style épigrammatique, d’un style périodique et arrondi d’avec un style coupé ; il suffit pour cela de savoir la langue très imparfaitement. Mais connaîtrons-nous la valeur et la nature des mots et des tours, connaissance absolument essentielle pour bien parler et bien écrire la langue ? Si nous savons que Cicéron a mieux parlé latin que les autres auteurs, c’est parce que toute l’antiquité l’a dit ; nous en jugeons sur la parole de ses contemporains et non d’après des nuances que nous ne pouvons sentir.

Mais, dit-on encore, nous nous apercevons que le latin du moyen âge est barbare. Donc nous en sentons la différence d’avec le bon latin, quoique le latin soit une langue morte. Autre excellent raisonnement (1) ! C’est comme si on disait : un étranger très médiocrement versé dans la langue française, s’apercevra aisément que le style de nos vieux et mauvais poètes n’est pas celui de Racine ; donc cet étranger sera en état de bien écrire en français.

Ménage, dit-on enfin pour dernière objection, écrivait parfaitement en italien ; cependant il n’avait jamais été en Italie, et jamais il n’avait parlé que français aux Italiens qu’il avait vus. Je veux croire, car je ne sais pas si les Italiens en conviendraient, que Ménage écrivait très bien en leur langue. Il n’avait jamais été en Italie ; à la bonne heure : il n’avait jamais parlé que français aux Italiens qu’il avait vus ; cela n’est guère vraisemblable, mais passe encore : on conviendra du moins qu’il avait eu avec ces Italiens de fréquentes et de profondes conférences sur leur langue ; or cela suffisait à la rigueur pour la bien savoir, et croit-on qu’il ne les consultât pas sur ses productions italiennes, et qu’il ne se corrigeât pas d’après leurs avis ? Pour moi, j’ose assurer que s’il n’avait jamais étudié l’italien que dans les livres, il n’aurait jamais écrit en cette langue que très imparfaitement. On me permettra même de douter que ses vers italiens fussent aussi bons qu’on nous l’assure, lorsque je vois que ses vers français étaient détestables. Que penser à plus forte raison de ses vers latins, et surtout de ses vers grecs ?

On peut faire à peu près la même réflexion sur tant d’écrivains modernes, qui passent pour avoir fait d’excellents vers latins. Par quelle fatalité n’ont-ils jamais pu produire deux vers français supportables ! Que faut-il pour faire un bon poète ? De l’imagination, du goût, de l’oreille ; pourquoi des Français, qui prétendent avoir eu le bonheur de posséder ces qualités en parlant une langue morte et étrangère, ne les ont-ils plus retrouvées quand ils ont hasardé de faire des vers dans la leur ? Croit-on que si Virgile, Horace, Ovide eussent été nos compatriotes, ils n’eussent pas été d’excellents poètes français ? Et croit-on que s’ils revenaient au monde, ils ne se moquassent pas des vers latins de leurs imitateurs, comme nous nous moquons des vers français que ces imitateurs ont quelquefois eu la sottise de laisser échapper ?

Il en est de la latinité moderne, comme de la versification française entre les mains d’un poète médiocre. Cette latinité ne sert souvent, si je puis m’exprimer ainsi, qu’à couvrir la nudité d’un ouvrage vide de choses, sans idées, sans âme et sans vie. Il faut avouer qu’à cet égard elle est bien commode pour un auteur qui ne sait ni penser ni sentir ; et lui, et ceux qui le lisent, sont beaucoup plus occupés des mots que des choses ; et il est bien doux en composant de n’avoir rien à produire, et de savoir que ses juges n’y seront pas difficiles. Aussi telle harangue qu’on ne pourrait pas lire, si elle était traduite en français, parce qu’elle ne contient que des idées triviales, est admirée d’un petit cercle de pédants, parce que le style leur en paraît cicéronien.

Depuis qu’on a mis en français l’Éloge de la Folie par Érasme, je ne connais personne qui ne trouve cet ouvrage fort insipide ; dans la nouveauté cependant il eut un grand succès, par la beauté prétendue de la latinité, dont tout le monde croyait être juge, quoique personne ne le pût être.

Parmi les latinistes modernes, il en est un assez peu connu, je ne sais pourquoi, qui me paraît avoir approché plus qu’aucun autre de la latinité et de la manière de Cicéron ; je dis approché, autant qu’il est possible que nous en jugions, c’est-à-dire très imparfaitement. Cet écrivain est un professeur de seconde au collège du Plessis, nommé Marin, mort il y a environ quarante ans3. (2) Ce même professeur a fait quelques épîtres dans le goût de celles d’Horace, où il paraît aussi, toujours autant qu’il nous est possible d’en juger, avoir assez bien pris le goût et la manière de ce poète. Or je voudrais que ce Protée, si habile à imiter tous les styles en latin, se fût avisé d’écrire en français, et d’imiter la manière de Racine, de Despréaux, de La Fontaine, de Corneille, de M. de Voltaire, en un mot de quelqu’un de nos bons auteurs. Je doute fort qu’il nous parût en avoir approché si heureusement. Ce qui est certain, c’est que rien n’est si rare parmi nous que de bien imiter le style d’un autre écrivain, encore moins celui de deux ou trois écrivains différents ; pourquoi voudrait-on que cela fut plus facile en latin ? Serait-ce parce que nous savons parfaitement notre langue, et très imparfaitement la langue latine ?

Je ne sais si les anciens Romains écrivaient beaucoup en grec ; ils avaient au moins cet avantage, qu’ils pouvaient se flatter de parvenir à bien écrire dans cette langue, qui de leur temps était vivante et fort répandue ; cependant je vois que les plus illustres d’entre eux se sont appliqués principalement à bien écrire dans leur propre langue ; imitons-les sur ce point. C’est déjà un assez grand inconvénient pour nous, que d’être obligés d’apprendre, bien ou mal, tant de langues différentes ; bornons notre ambition à bien posséder la nôtre, et à savoir la bien manier dans nos ouvrages. Pour peu que nous en fassions notre étude, nous y trouverons assez de difficultés pour nous occuper entièrement. Les Grecs avaient l’avantage de n’étudier que leur propre langue, aussi nous voyons à quel point de perfection ils l’avaient portée ; combien elle était riche, flexible et abondante ; en un mot combien elle avait d’avantages sur toutes les langues anciennes, et sur toutes les nôtres.

Néanmoins cette supériorité n’est pas une raison qui doive nous engager à cultiver cette langue de préférence à la française. J’ai entendu quelquefois regretter les thèses de philosophie qu’on a autrefois soutenues en grec dans quelques collèges de l’Université ; j’ai bien plus de regret qu’on ne les soutienne pas en français. D’abord on y apprendrait à parler sa propre langue, qu’on sait pour l’ordinaire très mal au sortir du collège ; ensuite on serait obligé dans ces thèses de parler raison ou de se taire. Les spectateurs trouveraient trop ridicules en français les sottises qu’on y débite gravement en latin, et auxquelles même on a fait l’honneur de les débiter quelquefois en grec.

Mais autant il serait à souhaiter qu’on n’écrivît jamais des ouvrages de goût que dans sa propre langue, autant il serait utile que les ouvrages de science, comme de géométrie, de physique, de médecine, d’érudition même, ne fussent écrits qu’en langue latine, c’est-à-dire dans une langue qu’il n’est pas nécessaire en ces cas-là de parler élégamment, mais qui est familière à presque tous ceux qui s’appliquent à ces sciences, en quelque pays qu’ils soient placés. C’est un vœu que nous avons fait il y a longtemps, mais que nous n’espérons pas de voir réaliser. La plupart des géomètres, des physiciens, des médecins, la plupart enfin des Académies de l’Europe, écrivent aujourd’hui en langue vulgaire. Ceux même qui voudraient lutter contre le torrent sont obligés d’y céder. Nous nous contenterons donc d’exhorter les savants et les corps littéraires qui n’ont pas encore cessé d’écrire, en langue, latine, à ne point perdre cet utile usage. Autrement il faudrait bientôt qu’un géomètre, un médecin, un physicien, fussent instruits de toutes les langues de l’Europe, depuis le russe jusqu’au portugais ; et il me semble que le progrès des sciences exactes doit en souffrir. Le temps qu’on donne à l’étude des mots est autant de perdu pour l’étude des choses ; et nous avons tant de choses utiles à apprendre, tant de vérités à chercher, et si peu de temps à perdre.

Notes §

(1) Ce dernier raisonnement, si péremptoire, est d’un chanoine de Rouen, qui n’ayant jamais été attaqué, ni même connu de l’auteur de cet article, a jugé à propos de lui dire beaucoup d’injures dans une critique qu’il a faite de trois ou quatre des nombreux articles donnés par cet homme de lettres à l’Encyclopédie4. Ce chanoine de Rouen est auteur, par malheur pour lui, d’une élégie latine sur la mort de M. de Fontenelle, dont on n’a pas fait, dans les collèges même, tout le cas que l’auteur aurait désiré. Personne ne serait donc plus intéressé que lui à soutenir, que s’il n’a pas mieux réussi dans ses vers latins, c’est que la chose est impossible. Mais chacun entend comme il peut ses intérêts. Quoi qu’il en soit, on profitera de cette occasion pour donner à ce chanoine quelques avis utiles. On l’avertira donc, 1°. de ne pas mettre sur le compte de l’auteur qu’il attaque, des fautes de copiste ou d’impression visibles, et dont il y en a même qui ont été corrigées dans les Errata. 2°. De-ne pas citer à deux reprises différentes (pag. 23 et 178 de sa brochure) l’article Astronomie, comme contenant des choses qui ne s’y trouvent nullement. 3°. De ne pas croire (page 23) qu’un livre n’existe point, parce qu’il ne lui est pas connu ; par exemple, l’ouvrage imprimé au Louvre en 1693, et cité partout sous le titre de Recueil des Voyages de l’Académie. L’exactitude, disait un homme d’esprit, est la vertu d’un sot ; cet homme d’esprit avait tort en cela ; mais il est au moins certain que ce devrait être la vertu d’un critique qui reprend dans un ouvrage les points et les virgules, et qui assaisonne sa censure de beaucoup d’invectives. On l’avertira 4°. de plaisanter le moins qu’il pourra ; de ne pas dire par exemple (page 167) en parlait d’un journaliste qu’il veut décrier, que c’est tout au plus un homme propre à panser la mule de Potius. 5°. De ne pas appeler (page 171) l’Imitation de J.-C. un ouvrage de goût ; de ne pas croire (page 173) qu’il faille du goût pour être érudit ; et de ne pas conclure (page 169) qu’on fait bien d’écrire en latin des ouvrages de goût, parce que de grands hommes, tels que Bayle, Newton, et beaucoup d’autres, ont écrit dans cette langue des ouvrages de science. 6°. De se borner, dans ses critiques, à relever les erreurs de dates, de noms propres, d’une lettre mise pour une autre, d’une virgule de trop ou de moins, et autres méprises de cette espèce, à condition cependant qu’il y sera fort exact, ce qui ne lui arrive pas toujours ; mais de ne pas toucher aux raisonnements bons ou mauvais, et de s’abstenir de raisonner lui-même le plus qu’il lui sera possible. On vient de voir un échantillon de sa dialectique, en faveur de la latinité des modernes. En voici un autre de cette dialectique, en faveur des moines, qu’il paraît chérir beaucoup. Il prétend (page 172) que des religieux, voués par état à la prière, doivent être plus propres par cette raison même à faire des progrès dans la physique, la géométrie et les autres sciences profanes, parce que S. Thomas nous assure qu’il avait plus appris de théologie dans la prière que dans l’étude. 7°. Enfin, on conseille à ce critique de ne point attaquer grossièrement des hommes tels que M. de Voltaire, dont toutes les satires du chanoine, latines et françaises, ne pourraient effleurer la réfutation. De plus forts que cet adversaire y ont échoué, et même s’en sont repentis.

 

(2) Voici le commencement d’une harangue de ce professeur, prononcée à la rentrée des classes, et qui a pour sujet : De hilaritate magistris in docendo necessaria.

Meditanti mihi justam orationem apud vos plenamque gravilatis, auditores, suspicio incidit, quæ me cum initio movisset parum, confidentiùs tamen existimata fecit, ut omissis gravibus et seriis, maluerim ad jucunda mentem stylumque traducere. Sic cogitabam ipse mecum, animos vestros, longa studiorum intermissione laxatos, paulatim et quibusdam quasi gradibus revocandos esse ad seria, nec protinus gravi tale sermonis alienandos, Nimirùm fastidit animus vel optima quæque, nisi tempestive se offerant ; nec facile admittit severitatem, cum semel occupavit hilaritas.

On peut s’assurer que tout le reste du discours, et même les autres harangues prononcées par ce professeur, sont dans ce goût de latinité. Voyez le recueil intitulé : Selectæ Orationes quorumdam celeberrimorum ex Universitate Parisiensi professorum. Paris, 1728. Il me semble qu’aucun moderne, autant encore une fois qu’il nous est permis d’en juger, n’a approché de si près de la manière de Cicéron. Quand on est condamné à écrire en latin, il y a certainement quelque mérite à imiter de la sorte les bons modèles. J’ignore pourquoi ce professeur n’a pas dans l’Université une réputation du moins égale à celle des Hersan, des Rollin, des Coffin et des Grenan. J’ose même le croire supérieur aux Jouvency, aux Commire et aux autres jésuites tant célébrés sur le Parnasse latin moderne. Je remarquerai à cette occasion, qu’un professeur de l’école militaire, très versé, à ce qu’on assure, dans la langue latine, a prétendu récemment, et même entrepris de prouver, qu’il y avait un grand nombre de fautes dans quelques pages du père Jouvency. Que ce professeur ait tort ou raison, voilà deux habiles latinistes modernes dont l’un reproche à l’autre des erreurs grossières ; en faut-il davantage pour prouver que les modernes savent très imparfaitement le latin ?

Quoi qu’il en soit, voici encore quelques vers d’une épître du professeur Marin, adressée à feu M. Boivin, de l’Académie Française, et qui a pour sujet : De Festivo. On jugera s’il n’y a pas autant approché, en apparence, de la manière d’Horace, qu’il a approché de celle de Cicéron dans sa prose latine.

Sæpè mihi risum, bilem propè, movit ineptus
Vatum error, qui se festivos posse videri
Quandocumque volent, sperant ; imò fore, ut ipsis
Accurrant jussi condendo in carmine risus.
« Jam sordent mihi magna poemata, Flaccius inquit,
« Nescio quæ major lepidis est gratia nugis ;
« Has curo solas deinceps, et totus in his sum. »
Si recte possis, laudo, et non est melius quid.
Verum age, dum calamos et scrinia in versibus aptas
Digna tuis, Flacci, bonus accipe, pauca loquamur.

Nous dirons aussi à cette occasion que le P. de La Rue nous paraît avoir assez bien imité, en apparence, la versification de Virgile. En voici un exemple tiré des poésies de ce jésuite.

Belgicus hos animos, et inexsuperabile robur
Nequicquam infrendens sensit leo : quique priores
Luserat ante minas, vestrisque interritus armis
Obluctari ultrò gaudebat, et obvius ire,
Ille ducum seriem egregiam, collectaque cernens
Agmina, et immensam Lodoici in pectore gentem
Horret ad aspectum, nec jam ausus sistere contrà,
Indociles iras et colla ferocia subdit.

Et dans une autre pièce :

Ultrà sidereos axes et lucida cœli
Convexa, innumeris ædes suffulta columnis,
Latior et terris et latior æquore surgit.
lllic porticibus tercentum impressa superbis
Fata hominum ; variique suo stant ordine casus,
Quæ lux quemque solo inducet, quæ tradita cuique
Sint vitæ spatia, et quæ meta nouissima vitæ.
Ast animæ illus tres, et clarum in nomen ituræ,
Seu quas imperii decus olim, orbisque regendi
Cura manet, seu quas factorum gloria, et ardens
Evehet ad superos per mille pericula virtus,
Semotæ turbâ et satis popularibus, omnes
Distinctas habuere paresque laboribus aulas.

Cette versification tient, ce me semble, à la fois de Virgile et d’Ovide, et paraît tenir plus du premier ; en tout l’imitation y semble moins exacte que dans les deux morceaux du professeur Marin, rapportés ci-dessus. Mais, encore une fois, que nous sommes peu en état d’apprécier cette sorte d’imitation !