D’Alembert

1759

Réflexions sur l’élocution oratoire, et sur le style en général

2016
D’Alembert, « Réflexions sur l’élocution oratoire, et sur le style en général » [Mélanges, 1759, tome II, p. 315-356], in Œuvres de d’Alembert, tome IV, première partie, Paris, A. Belin, Bossange père et fils, Bossange frères, 1822, p. 274-290. Source : Gallica. Graphies modernisées.
Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Réflexions sur l’élocution oratoire, et sur le style en général §

Ces réflexions sont destinées à développer les principes qu’on a établis sur l’éloquence dans le discours précédent ; les éloges de justice et de devoir, auxquels on a été obligé dans ce discours, et les bornes qui lui étaient d’abord prescrites, n’ont pas permis d’y traiter avec l’étendue convenable cette matière importante.

L’éloquence, fille du génie et de la liberté, est née dans les républiques. Les orateurs ont appliqué d’abord aux grands objets du gouvernement le talent de la parole ; et comme dans ces occasions il fallait en même temps convaincre et remuer le peuple, ils appelèrent l’éloquence l’art de persuader, c’est-à-dire de prouver et d’émouvoir tout ensemble.

Nos écrivains modernes, pour la plupart copistes superstitieux et serviles de l’antiquité, ont adopté cette définition, sans faire attention que les anciens qui nous l’ont laissée, y bornaient l’éloquence à sa partie la plus noble et la plus étendue, et que par conséquent la définition était incomplète. En effet, combien de traits vraiment éloquents qui n’ont pour but que d’émouvoir, et nullement de convaincre ? Penser autrement, ce serait ressembler à ce mathématicien sévère, qui après avoir lu la scène admirable du délire de Phèdre, demandait froidement, qu’est-ce que cela prouve ?

La définition que nous avons donnée de l’éloquence renferme l’idée la plus générale qu’on puisse en avoir. C’est, avons-nous dit, le talent de faire passer avec rapidité et d’imprimer avec force dans l’âme des autres le sentiment profond dont on est pénétré. Cette définition convient à l’éloquence même du silence, langage énergique et quelquefois sublime des grandes passions ; à l’éloquence du geste, qu’on peut appeler l’éloquence du peuple, par le pouvoir qu’elle a pour subjuguer la multitude, toujours plus frappée de ce qu’elle voit que de ce qu’elle entend ; enfin, à cette éloquence adroite et tranquille, qui se borne à convaincre sans émouvoir, et qui ne cherche point à arracher le consentement, mais à l’obtenir. Cette dernière espèce d’éloquence n’est peut-être pas la moins puissante ; on est moins en garde contre l’insinuation que contre la force. Néanmoins comme le talent d’émouvoir est le caractère principal de l’éloquence, c’est aussi sous ce point de vue que nous allons principalement la considérer.

Le propre de l’éloquence est non seulement de remuer, mais d’élever l’âme ; c’est l’effet même de celle qui ne paraît destinée qu’à nous arracher des larmes ; le pathétique et le sublime se tiennent ; en se sentant attendri, on se trouve en même temps plus grand, parce qu’on se trouve meilleur ; la tristesse délicieuse et douce, que produisent en nous un discours, un tableau touchant, nous donne bonne opinion de nous-mêmes par le témoignage qu’elle nous rend de la sensibilité de notre âme ; ce témoignage est une des principales sources du plaisir qu’on goûte en aimant, et en général de celui que les sentiments tendres et profonds nous font éprouver.

Nous appelons l’éloquence un talent, un art, comme l’ont appelée la plupart des rhéteurs ; car tout art s’acquiert par l’étude et par l’exercice, et l’éloquence est un don de la nature. Les règles ne sont destinées qu’à être le frein du génie qui s’égare, et non le flambeau du génie qui prend l’essor ; leur unique usage est d’empêcher que les traits vraiment éloquents ne soient défigurés par d’autres, ouvrages de la négligence ou du mauvais goût. Ce ne sont point les règles qui ont inspiré à Shakespeare le monologue admirable d’Hamlet ; mais elles nous auraient épargné la scène barbare et dégoûtante des fossoyeurs.

On rend avec netteté ce que l’on conçoit bien ; de même on énonce avec chaleur ce que l’on sent avec enthousiasme, et les mots viennent aussi aisément pour exprimer une émotion vive qu’une idée claire. Le sentiment s’affaiblirait, s’éteindrait même dans l’orateur, par le soin froid et étudié qu’il se donnerait pour le rendre ; et tout le fruit de ses efforts serait de persuader à ses auditeurs qu’il ne ressentait pas ce qu’il a voulu leur inspirer. Aimez, et faites tout ce qu’il vous plaira, dit un père de l’Église aux chrétiens, sentez vivement, et dites tout ce que vous voudrez, voilà la devise des orateurs. Qu’on interroge les écrivains de génie sur les plus beaux endroits de leurs ouvrages, ils avoueront presque toujours que ces endroits sont ceux qui leur ont coûté le moins, parce qu’ils ont été comme inspirés en les produisant. Débarrassée de toute contrainte, et bravant quelquefois les règles mêmes, la nature produit alors ses plus grands miracles ; on éprouve alors la vérité de ce passage de Quintilien : C’est l’âme seule qui nous rend éloquents, et les ignorants même, quand une violente passion les agite, ne cherchent point ce qu’ils ont à dire. Tel était l’enthousiasme qui animait autrefois le paysan du Danube, et qui le fit admirer dans le sanctuaire de l’éloquence par le sénat de Rome. C’est ce même enthousiasme, prompt à se communiquer à l’auditeur, qui met tant de différence entre l’éloquence parlée, si on peut se servir de cette expression, et l’éloquence écrite. L’éloquence dans les livres est à peu près comme la musique sur le papier, muette, nulle, et sans vie ; elle y perd du moins sa plus grande force ; et elle a besoin de l’action pour se déployer. Nous ne pouvons lire sans être attendris les péroraisons touchantes de Cicéron pour Flaccus, pour Fonteius, pour Sextius, pour Plancius et pour Sylla, les plus admirables modèles d’éloquence que l’antiquité nous ait laissés dans le genre pathétique : qu’on imagine l’effet qu’elles devaient produire dans la bouche de ce grand homme ; qu’on se représente Cicéron au milieu du barreau, animant par ses pleurs le discours le plus touchant, tenant le fils de Flaccus entre ses bras, le présentant aux juges, et implorant pour lui l’humanité et les lois ; sera-t-on surpris de ce qu’il nous apprend lui-même, qu’il fut interrompu par les gémissements et les sanglots de l’auditoire ? sera-t-on surpris que ce tableau ait séduit et entraîné les juges ? sera-t-on surpris enfin, que l’éloquence de Cicéron lui ait servi tant de fois à sauver des clients coupables ? Aussi l’Aréopage, qui ne voulait qu’être juste, avait interdit sévèrement l’éloquence aux avocats. On y demandait, comme dans nos tribunaux, plus de raisons que de pathétique ; et les juges d’Athènes, ainsi que les nôtres, eussent fait perdre à Cicéron la plupart des causes qu’il avait gagnées à Rome.

Non seulement il faut sentir pour être éloquent, mais il ne faut pas sentir à demi, comme il ne faut pas concevoir à demi pour s’énoncer avec clarté. Pleurez, si vous voulez me tirer des pleurs, dit Horace dans cet admirable Art poétique, qu’on doit appeler le code du bon goût ; on peut ajouter à ce précepte, tremblez et frémissez, si vous voulez me faire trembler et frémir : il faut avouer cependant, que si l’agitation qui anime l’orateur au moment de la production doit toujours être très vive, il n’est pas nécessaire qu’elle soit semblable par sa nature à celle qu’il se propose d’exciter. Notre âme a deux ressorts par lesquels on la met en mouvement, le sentiment et l’imagination. Le premier de ces deux ressorts a sans doute le plus de force ; mais l’imagination peut quelquefois en jouer le rôle et en tenir la place. C’est par là qu’un orateur, sans être réellement affligé, fera verser des pleurs à son auditoire et en répandra lui-même ; c’est par là qu’un comédien, en se mettant à la place du personnage qu’il représente, agite et trouble les spectateurs au récit animé des malheurs qu’il n’a pas ressentis ; c’est enfin par là que des hommes nés avec une imagination sensible, peuvent inspirer dans leurs écrits l’amour des vertus qu’ils n’ont pas. L’imagination ne supplée jamais au sentiment par l’impression qu’elle fait sur nous-mêmes ; mais elle peut y suppléer par l’impulsion qu’elle donne aux autres. L’effet du sentiment en nous est plus concentré ; celui de l’imagination est plus fait pour se répandre au dehors ; l’action de celle-ci est plus violente et plus courte, celle du sentiment est plus forte et plus constante.

Ainsi l’émotion qui doit animer l’orateur, doit réparer par sa véhémence ce qu’elle pourra ne pas avoir en durée, elle ne ressemblera pas à cette agitation superficielle que l’éloquence excite dans les âmes froides ; impression purement mécanique, produite par l’exemple ou par le ton qu’on a donné à la multitude : plus l’auditeur aura de génie, plus aussi son impression ressemblera à celle de l’orateur ; plus il sera capable d’imiter ce qu’il admire.

Si l’effet de l’éloquence est de faire passer dans l’âme des autres le mouvement qui nous anime, il s’ensuit que plus le discours sera simple dans un grand sujet, plus il sera éloquent, parce qu’il représentera le sentiment avec plus de vérité. Je ne sais par quelle raison tant d’écrivains modernes nous parlent de l’éloquence des choses, comme s’il y avait une éloquence des mots. L’éloquence, on ne saurait trop le redire, n’est jamais que dans le sujet ; et le caractère du sujet, ou plutôt du sentiment qu’il produit, passe de lui-même au discours. L’éloquence ne ‘consiste donc point, comme quelques anciens l’ont dit, et comme tant d’échos l’ont répété, à dire les grandes choses d’un style sublime, mais d’un style simple. C’est affaiblir une grande idée que de chercher à la relever par la pompe des paroles. Le psalmiste a dit : Les cieux racontent la gloire de Dieu, et le firmament annonce l’ouvrage de ses mains : voyez comment un de nos plus grands poètes a défiguré cette pensée sublime en voulant l’étendre et l’orner.

Les cieux instruisent la terre
À révérer leur auteur ;
Tout ce que leur globe enserre
Célèbre un Dieu créateur.
Quel plus sublime cantique
Que ce concert magnifique
De tous les célestes corps ?
Quelle grandeur infinie,
Quelle divine harmonie
Résulte de leurs accords ?

L’exemple, dira-t-on peut-être, est mal choisi ; cette strophe presque toute entière est mauvaise en elle-même, et indigne d’être comparée à son modèle. Prenons-en donc une autre dont on ne puisse contester la beauté, la première du cantique d’Ézéchias traduite par le même poète, et rapprochons-la de l’original.

J’ai vu mes tristes journées
Décliner vers leur penchant ;
Au midi de mes années
Je touchais à mon couchant 
La mort déployant ses ailes,
Couvrait d’ombres éternelles
La clarté dont je jouis ;
Et dans cette nuit funeste
Je cherchais en vain le reste
De mes jours évanouis.

Quelque admirables que soient ces vers, on y reconnaît encore le poète. Le midi et le couchant des années, les journées qui déclinent vers leur penchant, les ailes de la mort déployées. Ces images, belles à la vérité, mais l’ouvrage de l’esprit qui cherche à peindre, et non du sentiment qui ne veut qu’exprimer, peuvent-elles être comparées à la simplicité touchante de l’Écriture, à la tristesse profonde et vraie avec laquelle le prince jeune et mourant se présente aux portes de la mort ? J’ai dit au milieu de mes jours, je vais mourir ; et j’ai cherché le reste de mes ans.

Allons plus loin ; comparons le poète à lui-même dans le même ouvrage ; et quelque belle que soit la strophe que nous venons de citer, nous ne balancerons point à lui préférer la suivante, par cette seule raison que l’expression y est plus naturelle et moins étudiée :

Ainsi de cris et d’alarmes
Mon mal semblait se nourrir ;
Et mes yeux noyés de larmes
Étaient lassés de s’ouvrir.
Je disais à la nuit sombre,
Ô nuit ! tu vas dans ton ombre
M’ensevelir pour toujours ;
Je redisais à l’aurore,
Le jour que tu fais éclore
Est le dernier de mes jours.

Rien ne serait plus beau que cette strophe, si l’original ne l’était davantage, parce qu’il est plus simple : J’ai dit, je ne verrai plus mon peuple ; et mes yeux las de se tourner vers le ciel se sont fermés.

On connaît les éloges justement donnés par Longin à ce passage sublime de la Genèse : Dieu dit, que la lumière se fasse ; et la lumière se fit. Quelques écrivains modernes ont prétendu que ce passage, bien loin d’être un exemple sublime, en était un au contraire de simplicité ; ils prenaient pour l’opposé du sublime ce qui en fait le véritable caractère, l’expression simple d’une grande idée.

Mais passons un moment du sacré au profane, et donnons encore un exemple des avantages de la simplicité d’expression, pour rendre avec autant de vérité que d’énergie les idées nobles ou pathétiques ; rappelons-nous de quelle manière Virgile dépeint Orphée, seul avec sa douleur sur le rivage de la mer, pleurant sa chère Euridice depuis la naissance jusqu’au déclin du jour. Un poète médiocre, un grand poète même qui aurait eu moins de goût, aurait décrit dans une phrase poétique le lever et le coucher du soleil ; Ovide n’y eût pas manqué ; mais écoutons Virgile.

Te dulcis conjux, te solo in littore secum,
Te veniente die, te decedente canebat.

Si quelque chose est au-dessus de ces vers admirables, c’est peut-être le commencement du psaume qui peint d’une manière si touchante et si vraie les Juifs en captivité. Sur le bord des fleuves de Babylone, nous nous sommes assis et nous avons pleuré, en nous ressouvenant de Sion.

Le style naturel et simple, dit Pascal, nous enchante avec raison ; car on s’attendait à un auteur, et on trouve un homme. L’expression même la plus brillante perd de son mérite dès que la recherche s’y laisse apercevoir. Cette recherche nous fait sentir que l’auteur s’est occupé de lui, et a voulu nous en occuper ; et dès lors il a d’autant moins de droit à notre suffrage, que nous raccordons toujours le plus tard et le moins qu’il nous est possible. L’affectation du style nuit d’ailleurs à l’expression du sentiment, et par conséquent à la vérité. Un écrivain justement célèbre par ses ouvrages, mais modèle quelquefois dangereux et juge quelquefois suspect en matière de goût, donne des éloges à cette phrase de La Rochefoucault, l’esprit a été en moi la dupe du cœur, pour dire, j’ai cru ma maîtresse fidèle, parce que je le souhaitais. Cette dernière expression est pourtant celle de la nature ; c’est la seule qui se présente à un amant affligé : la première est d’un bel esprit qui n’aime point, ou qui n’aime plus.

Un des moyens les plus sûrs pour juger si le style a cette simplicité si précieuse et si rare, c’est de se mettre à la place de l’auteur, de supposer qu’on ait eu la même idée à rendre que lui, et de voir si, sans effort et sans apprêt, on l’aurait rendue de même :

Ô malheureux Phocas ! Ô trop heureux Maurice !
Tu retrouves deux fils pour mourir après toi,
Et je n’en puis trouver pour régner après moi.

L’homme le plus ordinaire ayant ce sentiment à exprimer, l’aurait-il énoncé en d’autres termes que Corneille ? La seule différence entre l’homme ordinaire et le grand homme, c’est que le dernier a trouvé ce sentiment dans son âme, et que l’autre aurait eu besoin qu’on le lui suggérât.

Aussi les traits vraiment éloquents sont ceux qui se traduisent avec le moins de peine, parce que la grandeur de l’idée subsiste : toujours sous quelque forme qu’on la présente, et qu’il n’est point de langue qui se refuse à l’expression naturelle et simple d’un sentiment sublime.

Les hommes, dit un philosophe moderne, ont tous à peu près le même fond de pensées ; ils ne diffèrent guère que par la manière dont ils les rendent. Il y a, ce me semble, du vrai et du faux dans cette maxime. Tous les hommes ont le même fond de pensées communes, que l’homme ordinaire exprime sans agrément, et l’homme d’esprit avec grâce ; une grande idée n’appartient qu’aux grands génies ; les esprits médiocres ne l’ont que par emprunt ; ils montrent même, par les ornements qu’ils lui prêtent, qu’elle n’était point chez eux dans son terroir naturel, et s’y trouvait dénaturée et transplantée.

Mais, dira-t-on, si l’éloquence proprement dite, celle qui se propose de nous remuer par de grands objets, a si peu besoin des règles de l’élocution, si elle ne doit avoir d’autre expression que celle qui est dictée par la nature ; pourquoi donc les anciens, dans leurs écrits sur l’éloquence, ont-ils donné tant de règles de l’élocution oratoire ? cette question mérite d’être approfondie.

L’éloquence ne consiste proprement que dans des traits vifs et rapides. ; son effet est d’émouvoir vivement, et toute émotion s’affaiblit par la durée. L’éloquence proprement dite ne peut donc régner que par intervalles, dans un discours de quelque étendue, l’éclair part et la nue se referme. Mais si les ombres du tableau sont nécessaires, elles ne doivent pas être trop fortes ; il faut sans doute à l’orateur et à l’auditeur des endroits de repos, mais dans ces endroits l’auditeur doit respirer, et non s’endormir ; et c’est aux charmes tranquilles de l’élocution à le tenir dans cette situation douce et agréable. Ainsi (ce qui semblera paradoxe, sans en être moins vrai) les règles de l’élocution ne sont nécessaires que pour les morceaux qui ne sont pas proprement éloquents, et où la nature a besoin de l’art. L’homme de génie ne doit craindre de tomber dans un style faible et négligé, que lorsqu’il n’est point soutenu par sa matière ; c’est alors qu’il doit songer à l’élocution et s’en occuper ; dès qu’il aura de grandes choses à dire, son élocution sera telle qu’elle doit être sans qu’il y pense. Les anciens, si je ne me trompe, ont senti cette vérité, et c’est pour cette raison qu’ils ont traité de l’élocution avec tant de détail ; c’est aussi dans la même idée que nous allons en tracer légèrement les principes.

L’élocution a deux parties qu’il est nécessaire de distinguer, quoique souvent on les confonde, la diction et le style. La diction n’a proprement de rapport qu’aux qualités grammaticales du discours, la correction et la clarté : le style au contraire renferme les qualités de l’élocution plus particulières, plus difficiles et plus rares, qui marquent le génie ou le talent de celui qui écrit ou qui parle ; telles sont la propriété des termes, la noblesse, l’harmonie et la facilité. Parcourons successivement ces différents objets.

Quoique la correction soit une qualité si essentielle qu’il est inutile de la recommander, l’orateur ne doit pas néanmoins s’en rendre tellement esclave qu’elle nuise à la vivacité nécessaire du discours ; de légères fautes sont alors une licence heureuse ; c’est un défaut d’être incorrect ; mais c’est un vice d’être froid. Lorsque Racine a dit,

Je t’aimais inconstant, qu’eussé-je fait fidèle ?

il a mieux aimé être inexact que languissant, et manquer à la grammaire qu’à l’expression.

La clarté, cette loi fondamentale, aujourd’hui négligée par tant d’écrivains, qui croient être profonds et qui ne sont qu’obscurs, consiste à éviter non seulement les constructions louches, et les phrases trop chargées d’idées accessoires à l’idée principale, mais encore les tours épigrammatiques dont la multitude ne peut sentir la finesse ; car l’orateur ne doit jamais oublier que c’est à la multitude qu’il parle, que c’est elle qu’il doit émouvoir, attendrir, entraîner. L’éloquence qui n’est pas pour le grand nombre, n’est pas de l’éloquence. Cependant si l’orateur doit bannir de son discours la finesse épigrammatique, qui n’est souvent que l’art puéril et méprisable de faire paraître les choses plus ingénieuses qu’elles ne sont, il est une autre espèce de finesse qui lui est permise, quelquefois même nécessaire, et qu’il ne faut pas confondre avec l’obscurité. L’obscurité consiste à ne point offrir de sens net à l’esprit, la finesse à en présenter deux, un clair et simple pour le vulgaire, un plus adroit et plus détourné que les gens d’esprit aperçoivent et saisissent ; et pourquoi n’y aurait-il pas dans un discours d’éloquence des traits uniquement réservés aux seuls hommes dont l’orateur doit réellement ambitionner l’estime ? c’est aux gens d’esprit à le juger, et à la multitude à lui obéir. Qu’il soit néanmoins sobre et circonspect dans l’usage de cette finesse même ; surtout qu’il se l’interdise sévèrement dans les sujets susceptibles d’élévation ou de véhémence, qui n’exigent qu’un coloris mâle et des traits forts et marqués ; la finesse d’expression dans ces sortes de sujets en bannirait la noblesse, et ne servirait qu’à les énerver sans les embellir. Il en est du style comme du caractère ; la grandeur et la finesse y sont incompatibles.

Si on prend à la lettre ce qui se dit communément, que le caractère de notre langue est la clarté, on croira qu’il n’en est aucune plus favorable à l’orateur ; il ne faut pour se détromper qu’avoir écrit en français, ou interroger ceux qui ont pris cette peine. Aucune langue sans exception n’est plus sujette à l’obscurité (lue la nôtre, et ne demande dans ceux qui en font usage pins de précautions minutieuses pour être entendus. Ainsi la clarté est l’apanage de notre langue, en ce seul sens qu’un écrivain français ne doit jamais perdre la clarté de vue, comme étant prête à lui échapper sans cesse. On demandera sans doute comment une langue sujette à ce défaut importun, timide d’ailleurs, sourde et peu abondante, a fait dans l’Europe une si prodigieuse fortune ? plusieurs raisons y ont contribué ; la grandeur où la France est parvenue sous le règne de Louis XIV ; la supériorité de nos bons écrivains en matière de goût sur ceux des autres nations ; et peut-être aussi cette destinée quelquefois bizarre, qui décide apparemment de la fortune des langues comme de celle des hommes.

Outre la clarté et la correction purement grammaticales, qui n’ont de rapport qu’à la diction, il est une autre sorte de clarté et de correction non moins essentielles, qui appartiennent au style ; elles consistent dans la propriété des termes. Chez les auteurs médiocres, l’expression est, pour ainsi dire, toujours à côté de l’idée ; leur lecture fait aux bons esprits le même genre de peine que ferait à des oreilles délicates un chanteur dont la voix serait entre le faux et le juste. La propriété des termes est au contraire le caractère distinctif des grands écrivains ; c’est par là que leur style est toujours au niveau de leur sujet ; c’est à cette qualité qu’on reconnaît le vrai talent d’écrire et non à l’art futile de déguiser par un vain coloris des idées communes.

C’est aussi la nécessité d’employer partout le terme propre, qui rend les bons vers si rares, par la contrainte que la poésie impose, et qui oblige à tout moment les versificateurs médiocres à ne rendre que faiblement ou imparfaitement leur pensée, quand ils ont le bonheur d’en avoir une. Mais dans ceux qui ont le talent de la poésie, cette contrainte même devient une source de beautés. L’obligation où se trouve le poète de chercher l’expression, lui fait souvent rencontrer la plus énergique et la plus propre, qu’il n’eût peut-être pas trouvée s’il eût écrit en prose, parce que la paresse naturelle l’eût porté à se contenter du premier mot qui se serait offert à sa plume. Cette contrainte et les avantages qui en naissent, sont peut-être la meilleure raison qu’on puisse apporter en faveur de la loi si rigoureusement observée jusqu’ici, qui veut que les tragédies soient en vers ; mais il resterait à examiner si l’observation de cette loi n’a pas produit plus de mauvais vers que de bons, et si elle n’a pas été nuisible à d’excellents esprits, qui, sans avoir le talent de la poésie, possédaient supérieurement celui du théâtre.

De la propriété des termes naissent la précision, l’élégance et l’énergie, suivant la nature des sujets qu’on traite, ou des objets qu’on doit peindre ; la précision dans les matières de discussion, l’élégance dans les sujets agréables, l’énergie dans les sujets grands ou pathétiques.

Ces qualités, en rendant le style convenable au sujet, lui donneront nécessairement de la noblesse, puisque l’orateur doit écarter avec soin les idées populaires et les sujets bas. Il est vrai que la bassesse des idées et des sujets est trop souvent arbitraire. Les anciens se donnaient là-dessus beaucoup plus de liberté que nous, qui, en bannissant de nos mœurs la délicatesse, l’avons portée jusqu’à l’excès dans nos écrits et dans nos discours.

Mais, quelque peu philosophe qu’une nation puisse être sur ce point, l’orateur qui veut réussir auprès d’elle, doit se conformer aux préjugés qui la dominent, et qu’on peut appeler la philosophie du vulgaire ; le génie même les braverait en vain, surtout chez un peuple léger et frivole, plus frappé du ridicule que sensible au grand, sur qui une expression sublime peut manquer son effet, mais à qui une expression populaire ou triviale n’échappe jamais, et qui à la suite de plusieurs pages de génie, pardonne à peine une ligne de mauvais goût.

Venons à l’harmonie, un des ornements les plus indispensables du discours oratoire. Demander s’il y a une harmonie du style, c’est à peu près la même chose que de demander s’il y a une musique ; et vouloir le prouver, est presque aussi ridicule que de le mettre en question. Il y a sans doute des oreilles qui ne sont pas faites pour l’harmonie oratoire, comme il en est d’insensibles à l’harmonie musicale ; mais c’est à la nature à les refaire, et non au raisonnement à les corriger. Les anciens étaient extrêmement délicats sur cette qualité du discours ; on le voit surtout par un passage de Cicéron1, où en rapportant le trait éloquent d’un tribun du peuple, qui invoquait les mânes d’un citoyen contre un fils séditieux, il paraît encore plus occupé de l’arrangement des mots que de la grande idée qu’ils expriment. Cette attention de Cicéron à l’harmonie dans un morceau pathétique, ne contredit nullement ce que nous avons avancé, que les idées fortes et grandes dispensent du soin de chercher les termes : il s’agit ici, non de l’expression en elle-même, mais de la disposition mécanique des mots. La première est dictée par la nature ; c’est ensuite à l’oreille et à l’art d’arranger les termes de la manière la plus harmonieuse. Il en est de l’orateur comme du musicien, à qui le génie seul inspire le chant, mais que l’oreille et l’art conduisent dans l’enchaînement des modulations.

Quoique notre poésie et notre prose soient moins susceptibles d’harmonie que ne l’étaient la prose ou la poésie des anciens, elles ont cependant chacune une sorte de mélodie qui leur est propre. Peut-être même celle de la prose a-t-elle un avantage, en ce qu’elle est moins monotone, et par conséquent moins fatigante. La difficulté vaincue est le grand mérite de la poésie, et la principale source du plaisir qu’elle nous cause. Ne serait-ce point par cette raison qu’il est rare de lire de suite et sans dégoût un long ouvrage en vers, et que les charmes de la versification nous touchent moins à mesure que nous avançons en âge ?

Quoi qu’il en soit, comme ce sont les poètes qui ont formé les langues, c’est aussi l’harmonie de la poésie qui a fait naître celle de la prose. Malherbe faisait parmi nous des odes harmonieuses, lorsque notre prose était encore barbare et grossière ; c’est à Balzac que nous avons l’obligation de lui avoir le premier donné de l’harmonie. « L’éloquence, dit très bien M. de Voltaire, a tant de pouvoir sur les hommes, qu’on admira Balzac de son temps, pour avoir trouvé cette petite partie de l’art ignorée et nécessaire, qui consiste dans le choix harmonieux des paroles, et même pour l’avoir souvent employée hors de sa place. » Le style de Thucydide, auquel il ne manque que l’harmonie, ressemble, selon Cicéron, au bouclier de Minerve par Phidias, qu’on aurait mis en pièces.

Deux choses charment l’oreille dans le discours ; le son, et le nombre : le son par la qualité des mots, le nombre par leur arrangement. Il est difficile à l’orateur, pour peu qu’il ait d’oreille et d’organe, de se méprendre sur ces deux points. La prononciation seule lui fera aisément distinguer les mots doux et sonores, de ceux qui sont rudes et sourds, et par la même raison les mots dont la liaison est harmonieuse et facile, de ceux dont l’union est dure et raboteuse. Mais il est dans l’harmonie une autre condition, non moins nécessaire que le choix et la succession des mots, et qui demande une oreille plus délicate et plus exercée. Comme dans la musique l’agrément de la mélodie vient non seulement du rapport des sons, mais de celui que les phrases de chant doivent avoir entre elles, de même l’harmonie oratoire (plus analogue qu’on ne pense à l’harmonie musicale) consiste à ne pas mettre trop d’inégalité entre les membres d’une même phrase, et surtout à ne pas faire ses derniers membres trop courts par rapport aux premiers ; à éviter également les périodes trop longues, et les phrases trop étranglées et pour ainsi dire à demi closes ; le style qui fait perdre haleine, et celui qui oblige à chaque instant de la reprendre, et qui ressemble à une sorte de marqueterie ; à savoir enfin entremêler les périodes arrondies et soutenues, avec d’autres qui le soient moins, et qui servent comme de repos à l’oreille. On ne saurait croire, et je ne crains point là-dessus d’être démenti par les bons juges, combien un mot plus ou moins long à la fin d’une phrase, une chute masculine ou féminine, et quelquefois une syllabe de plus ou de moins dans le corps de la phrase, produisent de différence dans l’harmonie. L’étude réfléchie des grands maîtres, et surtout un organe sensible et sonore, en apprendront plus sur cela que toutes les règles.

Au reste, l’affectation et la contrainte, ennemies des beautés en tout genre, ne le sont pas moins dans celui-ci. Cicéron, si difficile d’ailleurs sur tout ce qui avait rapport à l’harmonie du style, condamne avec raison Théopompe, pour avoir porté jusqu’à l’excès le soin minutieux d’éviter le concours des voyelles2. C’est à l’usage et à l’oreille à procurer d’eux-mêmes cet avantage sans qu’on le cherche avec fatigue. L’orateur exercé aperçoit par une espèce d’instinct la succession harmonieuse des mots, comme un bon lecteur voit d’un coup d’œil les syllabes qui précèdent et celles qui suivent.

À l’exemple des anciens, nous avons banni avec raison les grands vers de notre prose ; mais on a remarqué que la prose la plus sonore contient beaucoup de vers d’une plus petite mesure, qui étant d’ailleurs entremêlés et sans rime, donnent à la prose un des agréments de la poésie sans lui communiquer la monotonie et l’uniformité qu’on reproche à nos vers. La prose de Molière est toute pleine de vers de cette espèce : en voici un exemple tiré de la première scène du Sicilien.

Chut, n’avancez pas davantage,
Et demeurez en cet endroit
Jusqu’à ce que je vous appelle.
Il fait noir comme dans un four ;
Le ciel s’est habillé ce soir en scaramouche,
Et je ne vois pas une étoile
Qui montre le bout de son nez.
Sotte condition que celle d’un esclave !
De ne vivre jamais pour soi,
Et d’être toujours tout entier
Aux passions d’un maître, etc.

Le reste de la pièce est à peu près semblable à ce début.

L’arrangement harmonique des mots ne peut quelquefois se concilier avec leur arrangement logique ; quel parti faut-il prendre alors ? un philosophe rigide ne balancerait pas ; la raison est son maître, je dirais presque son tyran. L’orateur soumis à l’oreille autant que le philosophe l’est à la raison, sacrifie suivant les cas, tantôt l’harmonie, tantôt la justesse ; l’harmonie quand il veut frapper par les choses, la justesse quand il ne veut que séduire par l’expression. Mais ces sacrifices, quels qu’ils soient, doivent toujours être très rares, et surtout très légers.

La réunion de la justesse et de l’harmonie était vraisemblablement le talent supérieur de Démosthène. Mais, dans une langue morte, le mérite de ces deux qualités disparaît en grande partie : on le suppose plutôt qu’on ne le sent3. Il ne faut donc pas s’étonner si quelques modernes, en rendant justice d’ailleurs à l’éloquence de Démosthène, n’en ont pas paru échauffés au même degré que les Athéniens. Cette nation délicate et sensible, qui connaissait l’éloquence et sa langue, avait raison sans doute d’écouter Démosthène avec admiration ; la nôtre ne serait qu’un enthousiasme outré, si elle était au même degré que la leur. L’estime raisonnée d’un philosophe honore plus les grands écrivains que les exclamations de collège, et la prévention des pédants. Pindare fut certainement un grand poète ; plus à portée que nous d’en décider, toute l’antiquité l’a jugé tel, et elle s’y connaissait ; mais est-ce une raison pour que nous l’admirions comme des enfants jusque dans ses écarts même ? Peut-on rien lire de plus ridicule que le commentaire de Despréaux sur la première ode de cet auteur, et ses efforts pour travestir en sublime le mélange bizarre que le poète grec fait dans la même strophe, de l’eau, de l’or, et du soleil avec les jeux olympiques ? Si Perrault et Chapelain avaient fait une pareille strophe, quelle matière de plaisanterie ils eussent fournie au satirique ?

Revenons à notre sujet. Quelque agréable que l’harmonie soit en elle-même, elle perdra beaucoup de son prix, si elle n’est employée qu’à orner un style lâche et diffus. Le style serré, quand il n’est d’ailleurs ni décousu ni obscur, a le premier de tous les mérites, celui de rendre le discours semblable à la marche de l’esprit, et à cette opération rapide par laquelle des intelligences se communiqueraient leurs idées. Il arrive souvent d’être aussi obscur en fuyant la brièveté qu’en la cherchant ; on perd sa route en voulant prendre la plus longue ; la vraie manière d’arriver à un but, c’est d’y aller par le plus court chemin, pourvu qu’on y aille en marchant, et non pas en sautant d’un lieu à un autre. La brièveté ne consiste donc pas à omettre des idées nécessaires, mais à ranger chaque idée à sa place, et à la rendre par le terme convenable ; par ce moyen le style aura le double avantage d’être concis sans être fatigant, et développé sans être lâche.

On peut juger sur ces principes, combien il y a loin de la véritable éloquence à cette loquacité si ordinaire au barreau, qui consiste à dire si peu avec tant de paroles. Deux raisons contribuent à ce défaut, le plus insupportable de tous aux bons esprits ; les fausses idées qu’on donne de l’éloquence dans nos collèges, en apprenant aux jeunes gens à noyer une pensée commune dans un déluge de périodes insipides ; et si l’on ose le dire, l’exemple de Cicéron, quelquefois un peu trop verbeux. Ce qu’il a de vif et de moëlle, dit Montaigne, est étouffé par ses longueries. Il est vrai que Cicéron fait oublier ce défaut par les autres qualités de l’orateur qu’il possède au suprême degré. Mais les défauts des grands écrivains sont tout ce que les auteurs médiocres en imitent.

Il ne suffit point au style de l’orateur d’être clair, correct, noble, harmonieux, vif et serré ; il faut encore qu’il soit facile, c’est-à-dire que le travail ne s’y fasse point sentir. Cicéron, déjà tant cité, et qui ne saurait trop l’être dans un écrit sur l’éloquence, doit un de ses plus grands charmes à la facilité inimitable de son style : si on y aperçoit quelque légère étude, c’est dans le soin d’arranger les mots ; mais on sent que ce soin même lui a peu coûté, et que les mots, après s’être offerts à son esprit sans qu’il les cherchât, sont venus d’eux-mêmes, et sans effort, s’arranger sous sa plume. Le caractère de l’éloquence de Cicéron est, ce me semble, la réunion toujours heureuse de la facilité et de l’harmonie. C’est aussi cette réunion, si difficile à imiter, qui rend ce grand orateur si difficile à traduire ; surtout dans une langue comme la nôtre, où l’inversion n’est point permise, et ou l’arrangement forcé des mots est l’écueil continuel de l’harmonie.

L’habitude et l’usage d’écrire en vers produit souvent dans la prose cette empreinte d’affectation et de travail que l’orateur doit avoir tant de soin d’éviter. La plupart des poètes, accoutumés au langage ordinaire de la versification, le transportent comme malgré eux dans leur prose : ou s’ils font des efforts pour la rendre simple, elle devient contrainte et sèche ; et s’ils s’abandonnent à la négligence de leur plume, leur style est traînant et sans âme. Aussi nos poètes ont-ils pour l’ordinaire assez mal réussi dans la prose. Les préfaces de Racine sont faiblement écrites, celles de Corneille sont aussi défectueuses par le langage, qu’excellentes par le fond des choses ; la prose de Rousseau est dure, celle de Despréaux pesante, celle de La Fontaine insipide.

Rien n’est donc plus opposé au style facile, et par conséquent au bon goût, que ce langage figuré, poétique, chargé de métaphores et d’antithèses, qu’on appelle, je ne sais par quelle raison, style académique, quoique les plus illustres membres de l’Académie Française l’aient évité avec soin et proscrit hautement dans leurs ouvrages. On l’appellerait avec bien plus de raison style de la chaire ; c’est en effet celui de la plupart de nos prédicateurs modernes ; il fait ressembler leurs sermons, non à l’épanchement d’un cœur pénétré des vérités qu’il doit persuader aux autres, mais à une espèce de représentation ennuyeuse et monotone, ou l’acteur s’applaudit sans être écouté. Que dirions-nous d’un homme qui ayant à nous entretenir sur la chose du monde qui nous intéresserait le plus, s’en acquitterait par un discours étudié, compassé, chargé de figures et d’ornements ? ce rhéteur à contretemps ne nous paraîtrait-il pas jouer un rôle bien ridicule ou bien insipide ? voilà l’image de la foule des prédicateurs. Leurs fades déclamations doivent paraître encore au-dessous des pieuses comédies de nos missionnaires, où les gens du monde vont rire, et d’où le peuple sort en pleurant. Ces missionnaires semblent du moins pénétrés de ce qu’ils annoncent ; et leur élocution brusque et grossière produit son effet sur l’espèce d’hommes à qui elle est destinée4.

Faut-il s’étonner après cela que l’éloquence de la chaire soit regardée comme un mauvais genre par un grand nombre de gens d’esprit, qui confondent le genre avec l’abus ? Le Petit Carême du père Massillon suffira pour apprendre à nos orateurs chrétiens et à leurs juges, combien la véritable éloquence de la chaire est opposée à l’affectation du style ; nous les renvoyons surtout au sermon sur l’humanité des grands, que les prédicateurs devraient lire sans cesse pour se former le goût, et les princes pour apprendre à être hommes.

La simplicité et le naturel de Massillon me paraissent, si j’ose le dire, plus propres à faire entrer dans l’âme les vérités du christianisme, que toute la dialectique de Bourdaloue. La logique de l’Évangile est dans nos cœurs ; c’est là qu’on doit la chercher ; les raisonnements les plus pressants sur le devoir indispensable d’assister les malheureux, ne toucheront guère celui qui a pu voir souffrir son semblable sans en être ému ; une âme insensible est un clavecin sans touches, dont on chercherait en vain à tirer des sons. Si la dialectique est nécessaire, c’est seulement dans les matières de dogme ; mais ces matières sont plus faites pour les livres que pour la chaire, qui doit être le théâtre des grands mouvements et non pas de la discussion. La sévérité de la controverse rejette et proscrit tout ce qui n’est pas preuve et raison ; instruire et convaincre, voilà son unique objet. Ce n’est, ni dans un sermon, ni en vers, qu’il faut entreprendre de prouver aux incrédules la vérité du christianisme ; le recueillement du cabinet et l’austérité de la prose n’ont rien de trop pour une matière si sérieuse.

En exposant les règles de l’élocution oratoire, nous avons presque donné celle du style en général. L’orateur, l’historien et le philosophe (car on peut réduire tous les écrivains à ces trois genres) diffèrent principalement entre eux par la nature des sujets qu’ils traitent ; et c’est la différence dans les sujets qui doit en mettre dans leur style : l’historien doit penser et peindre, le philosophe sentir et penser, l’orateur penser, peindre, et sentir. Mais l’élocution n’a pour tous qu’une même règle ; c’est d’être claire, précise, harmonieuse, et surtout facile et naturelle. L’affectation du style, toujours pénible et choquante, l’est principalement dans les matières philosophiques, qui doivent briller de leur propre beauté, ou l’ornement est le sujet même, et qui rejettent comme indigne d’elles toute parure empruntée d’ailleurs : c’est principalement à ces matières qu’on doit appliquer le beau passage de Pétrone : Grandis, et ut ita dicam, pudica oratio, naturali pulchritudine exurgit. En un mot, la vérité, la simplicité, la nature, voilà ce que tout écrivain doit avoir sans cesse devant les yeux. Le point essentiel, pour bien écrire, est d’être riche en idées ; mais les idées sont rares, et la rhétorique commune.