D’Alembert

1760

Réflexions sur la poésie

2016
D’Alembert, « Réflexions sur la poésie, écrites à l’occasion des pièces que l’Académie française a reçues en 1760 pour le concours » [Mélanges, 1767, tome V, p. 431-450], in Œuvres de d’Alembert, tome IV, première partie, Paris, A. Belin, Bossange père et fils, Bossange frères, 1822, p. 291-298. Source : Gallica. Graphies modernisées.
Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Réflexions sur la poésie,
écrites à l’occasion des pièces que l’Académie française a reçues en 1760 pour le concours §

On voit tous les jours des gens d’esprit, et même des gens de goût, qui ayant été dans leur jeunesse enthousiastes de la poésie, et ayant fait leurs délices de cette lecture, s’en dégoûtent en vieillissant, et avouent franchement qu’ils ne peuvent plus lire de vers. Ce refroidissement est-il la faute de l’âge ou celle de la poésie ? Prouve-t-il qu’avec les années on devient plus raisonnable, ou seulement plus insensible ? Plaisante question, s’écrieront les versificateurs ! Il n’appartient qu’à un géomètre de la faire, et d’ignorer qu’un des objets de la poésie étant de flatter l’oreille, elle doit produire moins d’effet sur des fibres usées, et des organes endurcis. À la bonne heure. Mais pourquoi ces mêmes oreilles, qui se dégoûtent de la poésie en vieillissant, ne se dégoûtent-elles pas de même de la musique ? C’est pourtant un plaisir qui dépend aussi des organes, et même qui en dépend uniquement. Osons en dire davantage, et parler avec vérité. On n’accusera pas notre siècle d’être refroidi sur la musique, si ce n’est peut-être sur le plain-chant de nos anciens opéras : cependant on ne saurait se dissimuler le peu d’accueil que fait ce même siècle au déluge de vers dont on l’accable. Ceci ne regarde pas nos grands poètes vivants ; leur génie, leur succès, la voix publique les exceptent et les distinguent : mais pour la foule qui se traîne à leur suite, la carrière est devenue d’autant plus dangereuse, que la plupart des genres de poésie semblent successivement passer de mode. Le sonnet ne se montre plus, l’élégie expire, l’églogue est sur son déclin, l’ode même, l’orgueilleuse ode commence à déchoir ; la satire enfin, malgré tous les droits qu’elle a pour être accueillie, la satire en vers nous ennuie pour peu qu’elle soit longue ; nous l’avons mise plus à son aise en lui permettant la prose ; c’est le seul genre de talent que nous ayons craint de décourager.

Ce qu’on appelle surtout petits vers a prodigieusement perdu de faveur ; pour se résoudre à les lire, il faut être bien averti qu’ils sont excellents. J’en appelle à ceux de nos écrivains périodiques, qui ont pour objet de recueillir ou d’enterrer les pièces fugitives, et qui à ce titre doivent tous les mois un tribut de vers au public. Combien de fois lui paient-ils cette redevance, sans qu’il daigne s’en apercevoir ?

Le peuple des versificateurs voit avec chagrin le progrès sensible du discrédit où il tombe. Pour soulager l’humeur qu’il en a, et qu’il serait barbare de lui reprocher, il s’en prend à ce pernicieux esprit philosophique, déjà chargé d’iniquités beaucoup plus graves ; car il faut bien que l’esprit philosophique ait encore ce tort-là.

Peut-être notre siècle mérite-t-il beaucoup moins qu’on ne pense, l’honneur ou l’injure qu’on prétend lui faire, en l’appelant par excellence ou par dérision le siècle philosophe : mais philosophe ou non, les poètes n’ont point à se plaindre de lui, et il sera facile de le justifier auprès d’eux.

Si la philosophie inspire le goût des lectures utiles, le plus grand mérite auprès d’elle est de joindre l’agrément à l’utilité ; par là on rend nos plaisirs plus réels et plus durables. Les ouvrages philosophiques, quand ils réunissent ces deux avantages, sont peut-être les plus propres à maintenir le bon goût dans l’art d’écrire : ils nous font sentir combien des idées nobles et grandes, revêtues d’ornements simples et vrais comme elles, sont préférables à des riens agréables et frivoles.

C’est avec cette sévérité que le philosophe examine et juge les ouvrages de poésie. Pour lui le premier mérite et le plus indispensable dans tout écrivain, est celui des pensées : la poésie ajoute à ce mérite celui de la difficulté vaincue dans l’expression ; mais ce second mérite, très estimable quand il se joint au premier, n’est plus qu’un effort puéril dès qu’il est prodigué en pure perte et sur des objets futiles. Un de nos grands versificateurs se félicitait, dit-on, d’avoir exprimé poétiquement sa perruque. Mais pourquoi se donner la peine d’exprimer une perruque poétiquement ? N’est-ce pas avilir la langue des dieux, que de la prostituer à des choses si peu dignes d’elle ?

La vraie poésie, celle qui seule mérite ce nom, dédaigne non seulement les idées populaires et basses, mais même les idées riantes et agréables, si elles sont triviales et rebattues. Rien n’est plus plein de finesse et de vérité que les fictions de la poésie ancienne ; mais rien n’est aujourd’hui plus usé que ces fictions. Celui qui le premier a peint l’amour sous les traits d’un enfant, avec des ailes, un bandeau, et des flèches, a montré beaucoup d’esprit : il n’y en a point à le répéter. Anacréon nous plaît avec justice, parce qu’il est ou qu’il passe pour le créateur de son genre : mais dans un petit genre tel que le sien, où celui qui invente, épuise, l’original est quelque chose, et les copies ne sont rien.

Puisque la poésie est un art d’imagination, il n’y a donc plus de poésie, dès qu’on se borne à répéter l’imagination des autres. Nos meilleurs écrivains conviennent que les phrases, et si on peut parler ainsi, les formules du langage poétique sont insipides dans la prose. Pourquoi ? parce que ce langage est inventé depuis près de trois mille ans, et que le genre d’idées qu’il renferme est devenu fastidieux. En poésie même, les auteurs de génie n’en font plus aucun usage ; ils n’osent toutefois le condamner ouvertement dans les vers, à cause de la possession immémoriale où il est d’y régner ; mais en prose le même droit de prescription ne les arrête pas, et ils en font justice sous un autre nom.

Il en est de même de plusieurs genres de poésie. Le genre pastoral, par exemple, peut encore nous plaire sur la scène, et principalement sur le théâtre lyrique, par les accessoires qui l’accompagnent, le spectacle, l’action, la musique et les danses. Mais dépouillé de ces ornements, et réduit à lui-même, ce genre est devenu bien froid sur le papier. Théocrite, Virgile, et Fontenelle ont épuisé tout ce qu’on peut dire sur les bois, les fontaines et les troupeaux. Les sentiments tendres, simples et naturels, faits pour nous intéresser partout où ils se trouvent, n’ont pas besoin, pour augmenter cet intérêt, d’être attachés au nom d’Idylle ; pour remplir et pénétrer l’âme, il leur suffit d’être exprimés tels qu’ils sont ; les prairies et les moutons n’y ajoutent rien. Avouons même que ces détails rustiques, déjà peu piquants par eux-mêmes, ont encore quelquefois l’inconvénient de trancher avec le sujet, et d’y être ridiculement déplacés. De toutes les églogues de Virgile, la meilleure peut-être, sinon comme églogue, au moins comme pièce, est celle de Corydon et d’Alexis ; et assurément on ne dira pas que ce soit là un sujet pastoral.

Mais pourquoi notre siècle, en se refroidissant sur l’églogue, semble-t-il se refroidir aussi sur le genre le plus opposé au bucolique, sur le genre de l’ode ? Le même dégoût pour les peintures et les idées communes produit ces deux effets contraires. Ce qui fait le caractère de la poésie lyrique, c’est la grandeur et l’élévation des pensées ; toute ode qui remplira cette condition, est assurée d’enlever les suffrages. Mais les pensées sublimes sont rares, et ne peuvent être suppléées, ni par la magnificence des mots, cette magnificence si pauvre quand celle des choses n’y répond pas, ni par ce beau désordre qu’on n’a pu jusqu’ici bien définir, ni par des invocations triviales qui ne sont point exaucées, ni par un enthousiasme de commande qui semble annoncer une foule d’idées et qui n’en produit pas une seule.

Eu un mot, voici, ce me semble, la loi rigoureuse, mais juste, que notre siècle impose aux poètes ; il ne reconnaît plus pour bon en vers que ce qu’il trouverait excellent en prose. Ce n’est pas à dire pour cela que des vers prosaïques, fussent-ils d’ailleurs bien pensés, puissent obtenir son suffrage. L’homme de goût est encore bien plus difficile sur la diction dans les vers que dans la prose. Il se contente presque dans celle-ci d’un style coulant et naturel, qui n’ait rien de bas ni de choquant ; il exige de plus dans les vers une expression noble et choisie sans être recherchée, une harmonie facile, et où la contrainte ne se fasse point sentir ; il veut enfin que le poète soit précis sans être décharné, naturel et aisé sans être froid et lâche, vif et serré sans être obscur. Il ne donne pas même le nom de poète au versificateur qui a souvent rempli ces conditions, s’il ne les a remplies beaucoup plus souvent qu’il ne les a violées ; et tel de nos écrivains qui a excellé dans la prose, qui a beaucoup pensé dans ses vers, qui en a fait beaucoup de bons, aurait doublé sa réputation en jetant au feu les trois quarts de ses poésies, et ne donnant le reste que par fragments. En vain un de nos plus beaux esprits a-t-il prétendu, qu’on ne doit avoir égard dans les vers qu’à la beauté du sens, à la clarté et à la précision avec laquelle il est rendu ; et que ces conditions une fois remplies, on doit se consoler que l’harmonie en souffre. Il est facile de lui répondre par l’exemple des grands maîtres, qui ont su allier dans leurs vers la beauté du sens à celle de l’harmonie. En un mot, quand on prend la peine de lire des vers, on cherche et on espère un plaisir de plus que si on lisait de la prose ; et des vers durs ou faibles font au contraire éprouver un sentiment pénible, et par conséquent un plaisir de moins.

Cette manière de penser, si j’ose rendre compte ici de la disposition unanime de mes confrères, dirigera dans la suite plus que jamais le jugement de l’Académie Française sur les pièces de poésie qu’on lui adresse pour le concours. Tant qu’elle a proposé et fixé les sujets de ces pièces, si elle a eu quelque chose à se reprocher dans ses décisions, ce n’est pas d’avoir usé d’une rigueur excessive ; elle a quelquefois encouragé le germe du talent, plutôt que le talent même ; et le bas peuple des critiques, qui se plaît à déchirer lourdement les ouvrages couronnés, et qui ne remporterait pas même le prix de la satyre s’il y en avait un, doit être persuadé, sans craindre d’avoir trop bonne opinion de l’académie, qu’elle a pu donner le prix à certaines pièces, et les croire en même temps fort éloignées de la perfection. Cependant, pour acquérir le droit d’être plus sévère à l’avenir, elle a pris le parti, depuis quelques années, de laisser aux poètes le choix des sujets, mais elle voit avec peine que les auteurs semblent se négliger à proportion de la liberté qu’elle leur laisse, et de la rigueur qu’elle a résolu de mettre dans ses jugements. Ce n’est pas que l’académie n’ait remarqué du talent, et même des étincelles de génie, dans quelques-unes des pièces qu’elle a reçues ; mais ce n’est point à quelques vers détachés, et flottant pour ainsi dire au hasard, c’est à l’ensemble d’un ouvrage qu’elle accorde le prix. Celui-ci, sans dessein et sans objet, se perd en écarts continuels, et étouffe quelques pensées heureuses sous un monceau de décombres ; celui-là a plus de suite et de plan, mais n’a presque point d’autre mérite, et délaie des idées communes dans des vers froids ou boursouflés. En un mot, aucune des pièces n’a paru propre à faire sur le public assemblé cette impression de plaisir, qu’il est en droit d’attendre d’un ouvrage couronné par le jugement d’une société de gens de lettres. Chacun des concurrents en particulier, trouve cette sévérité très juste à l’égard de ses rivaux ; mais plusieurs la jugent inique et barbare pour ce qui les concerne. Il en est même de plus mécontents, qui n’attendent que le jour de leur arrêt pour lancer contre l’académie quelque épigramme qu’elle ignore ; ils se font d’ailleurs célébrer par des journalistes, car il y en a qu’on fait taire et parler comme on veut ; et si leur amour-propre n’est pas satisfait, il croit du moins être bien vengé. Quelques années se passent ; l’amour paternel s’affaiblit, la vanité offensée s’apaise ; ils relisent leur ouvrage de sang-froid, et ils trouvent que leurs juges ont eu raison.

Il semble que le même esprit de sagesse qui a présidé à la formation de notre langue, a présidé aussi aux règles de notre poésie française. Nous avons senti que la poésie étant un art d’agrément, c’était en diminuer le plaisir que d’y multiplier les licences, comme ont fait dans la leur la plupart des étrangers. Les Anglais et les Italiens ont des vers sans rime, des inversions fréquentes et de toute espèce, des ellipses multipliées, la liberté d’accourcir et d’allonger les mots selon le besoin qu’ils en ont, enfin une grammaire beaucoup plus relâchée pour la poésie que pour la prose. Chez nous la grammaire des poètes est aussi rigoureuse que celle des prosateurs ; l’inversion est rarement permise, elle nous déplaît pour peu qu’elle soit extraordinaire ou forcée ; et celui qui a dit que le caractère de la poésie française consistait dans l’inversion, n’avait apparemment jamais lu de vers, ou n’en avait lu que de mauvais. Enfin nous croyons la rime aussi indispensable à nos vers que la versification à nos tragédies : que ce soit raison ou préjugé, il n’y a qu’un moyen d’affranchir nos poètes de cet esclavage, si s’en est un ; c’est de faire des tragédies en prose, et des vers sans rimes, qui aient d’ailleurs assez de mérite pour autoriser cette licence. Jusque-là tous les raisonnements de part et d’autre seront en pure perte ; les uns croyant avoir la raison pour eux, et les autres réclamant l’usage et l’habitude, devant lesquels la raison doit se taire.

Je ne sais ce qui arrivera des vers sans rime ; mais je ne désespère pas que s’ils s’établissent jamais, l’usage ne commence par nos vers lyriques, par ceux qui sont faits pour être chantés. Autant la mesure et la cadence sont nécessaires à ces sortes de vers, autant la rime l’est peu ; la lenteur du chant l’empêche presque toujours d’être sensible, et par conséquent détruit son effet. Oserait-on conclure de là qu’on pourrait faire de très bonne musique sur de la prose française, pourvu que cette prose fut harmonieuse et cadencée ? Quelles clameurs cependant contre le malheureux qui oserait tenter cette innovation ! Il me semble entendre déjà l’anathème lancé contre lui de toutes parts, et surtout par cette espèce de connaisseurs qu’on appelle gens de goût par excellence, gens de goût tout court, qui jugent de tout sans rien produire, et qui en matière de plaisir protègent les anciens usages. Malheureusement ces gens de goût, qui déclameraient le plus contre la nouveauté que nous proposons, ne s’apercevraient pas qu’ils entendent tous les jours au Concert Spirituel de la prose latine à demi barbare, sans que leurs oreilles délicates en soient offensées.

Quoi qu’il en soit, moins nous adoucirons la rigueur de nos lois poétiques, plus il y aura de gloire à la surmonter. Ne craignons pas d’assurer qu’il y a plus de mérite dans dix bons vers français, que dans trente Anglais ou Italiens. Ceux que l’impulsion de la nature aura forcé d’être poètes, sauront bien nous plaire malgré tous ces liens dont nous les avons chargés ; les autres auraient mauvaise grâce à se plaindre des entraves qu’on leur donne ; ils n’en marcheraient pas mieux quand ils auraient leurs membres libres.

Si donc on se refroidit sur les vers à mesure qu’on avance en âge, ce n’est point par mépris pour la poésie, c’est au contraire par l’idée de perfection qu’on y attache. C’est parce qu’on a senti par les réflexions, et connu par l’expérience, la distance énorme du médiocre à l’excellent, qu’on ne peut plus souffrir le médiocre. Mais l’excellent gagne à cette comparaison ; moins on peut lire de vers, plus on goûte ceux que le vrai talent fait produire. Il n’y a que les vers sans génie qui perdent à ce refroidissement, et ce n’est pas là un grand malheur.

Par la même raison, quoiqu’on reconnaisse tout le mérite de la poésie d’image, quoique dans la jeunesse, où tout est frappant et nouveau, on préfère cette poésie à toute autre, on lui préfère dans un âge plus avancé la poésie de sentiment, et celle qui exprime avec noblesse des vérités utiles. Le poète qui n’est que peintre, traite ses lecteurs comme des enfants de beaucoup d’esprit ; le poète de sentiment, ou le poète philosophe, traite les siens comme des hommes.

Voilà pourquoi, sans passer ici en revue tous nos grands poètes, Racine et La Fontaine plairont toujours dans tous les temps et tous les âges. L’un est le poète du cœur, l’autre est celui de l’esprit et de la raison. La Fontaine surtout, qu’on regarde assez mal à propos comme le poète des enfants, qui ne l’entendent guère, est à bien plus juste titre le poète chéri des vieillards : il l’est même plus que Racine. Entre plusieurs raisons qu’on en pourrait apporter, et qui se présentent assez facilement, en voici une que je soumets au jugement des maîtres qui m’écoutent.

L’esprit exige que le poète lui plaise toujours, et il veut cependant des repos : c’est ce qu’il trouve dans La Fontaine, dont la négligence même a ses charmes, et d’autant plus grands que son sujet la demandait. Dans Racine au contraire, toute négligence serait un défaut ; et cependant l’exactitude et l’élégance continue de ce grand poète, deviennent à la longue un peu fatigantes par l’uniformité ; il a, selon l’expression d’un homme de beaucoup d’esprit, la monotonie de la perfection.

On peut expliquer, si je ne me trompe, par ce même principe, l’impossibilité presque générale de lire de suite et sans ennui un long ouvrage en vers. En effet un long ouvrage doit ressembler, proportion gardée, à une longue conversation, qui pour être agréable sans être fatigante, ne doit être vive et animée que par intervalles ; or dans un sujet noble les vers cessent d’être agréables dès qu’ils sont négligés, et d’un autre côté le plaisir s’émousse par la continuité même.

D’après ces principes, et d’après le témoignage presque général de tous les gens de lettres, j’ai bien de la peine à croire qu’Homère et Virgile aient jamais été lus sans interruption et sans ennui par leurs plus grands admirateurs. Il est vrai qu’indépendamment de la versification, il y a une autre raison du refroidissement nécessaire qu’on éprouve en les lisant, c’est le peu d’intérêt qui règne (au moins pour nous) dans ces longs ouvrages ; et ce qui le prouve, c’est l’impossibilité absolue de les lire dans la meilleure traduction. Il n’y a, ce me semble, qu’un seul poète épique parmi les morts, dont la lecture plaise et intéresse d’un bout à l’autre ; j’en demande pardon à l’ombre de Despréaux, mais je veux parler du Tasse : il est vrai qu’il a plusieurs siècles de moins qu’Homère et Virgile, et j’avoue que c’est là un grand défaut. Peut-être y a-t-il un autre poème épique qui peut jouir du rare avantage d’être lu de suite, sans ennui et sans fatigue ; mais l’auteur a encore un plus grand défaut que le Tasse ; il est français et vivant.

Lettre à un journaliste §

Mes Réflexions sur la Poésie, approuvées, monsieur, par nos meilleurs poètes, ont excité la colère et les cris de quelques rimailleurs. Je n’en suis ni surpris ni offensé ; je devais m’attendre à l’intérêt qu’ils marqueraient pour leurs mauvais vers ; intérêt d’autant plus excusable, que personne ne le partage avec eux. Mais je ne m’attendais pas, je l’avoue, à celui qu’ils prennent au latin des Psaumes : ils m’accusent d’impiété, pour avoir osé dire que ce latin est à demi barbare ; je croyais la chose incontestable, et même généralement reconnue par ceux qui avec raison respectent le plus dans ces poésies sacrées le fond des choses. Si mes scrupuleux et redoutables censeurs veulent prendre la peine de lire le second discours sur l’histoire ecclésiastique, par M. l’abbé Fleury, que personne, je pense, n’accusera d’impiété ; ils y trouveront au chapitre XVI, ces propres paroles : St. Paul parlant un grec demi barbare, ne laisse pas de prouver, de convaincre, d’émouvoir, etc. Or il me semble que j’ai bien pu dire sans scandale du latin des Psaumes, ce qu’un écrivain plus grave et plus pieux que moi a dit du grec de St. Paul.

De toutes les sottises que ces rimailleurs m’ont imputées, et de toutes celles qu’ils ont dites à cette occasion, le reproche auquel je réponds ici, monsieur, est le seul qui mérite d’être relevé, parce qu’il tient à un objet respectable. C’est uniquement, ce me semble, sur de pareils motifs qu’on doit prendre la peine de répondre aux critiques, et surtout à des critiques comme les miens.

Je suis, etc.