Jules Barbey d’Aurevilly

1909

Les œuvres et les hommes : XXVI. Critiques diverses

2016
Barbey d’Aurevilly, Jules (1808-1889), Les Œuvres et les Hommes : XXVI. Critiques diverses, Paris, A. Lemerre, 1909, 366 p. Source : Gallica. Graphies modernisées.
Ont participé à cette édition électronique : Haykuhi Gzirants (OCR, Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Gérard de Nerval §

Les Illuminés.

Si Gérard de Nerval avait seulement écrit les Excentriques au front du livre où sont réunis les articles faits pour les journaux ou pour des revues, ces biographies, tout au plus spirituelles, qui n’ont que l’intérêt raccourci des anecdotes et dont le titre, souvent déplacé, semblait promettre davantage, on n’aurait peut-être rien à objecter contre son titre, quoiqu’il pût trouver sans grand peine des types d’excentricités plus frappants, plus dramatiques, plus exceptionnels enfin, que les types qu’il nous a décrits. Mais tracer le mot d’Illuminés sur la première page d’un ouvrage, c’était promettre un travail des plus graves, car il dépend de la solution de questions qui ne sont pas résolues encore ! Quelle académie, en Europe, mettra sérieusement au concours la question de savoir si l’illuminisme est un développement définitif de l’être mental, ou bien si c’en est une aberration ? Sur ce point-là, comme sur tant d’autres, il y a des jugements superficiels, des préjugés, mais nulle conclusion véritablement scientifique. Positivement, on ne sait rien, et, en attendant qu’on sache quelque chose, on insulte le mysticisme, on nie les faits de l’ordre surnaturel et on mutile la faculté de connaître !

En gardant cette forme biographique, que nous aimons, du reste, parce qu’elle rend l’idée plus personnelle et plus humaine, est-ce que Gérard de Nerval pouvait se dispenser de toucher quelque part dans son livre la question de l’illuminisme, au double point de vue psychologique et physiologique ? Cela n’était-il pas de rigueur ?… Mais que dirait-on si on montrait que dans ce livre, intitulé les Illuminés, il n’y a pas plus d’illuminés que d’illuminisme, et qu’excepté le récit d’une véritable parade chez Cagliostro et quelques mots sans aperçu et sans critique sur des hommes qu’il aurait fallu étudier il n’y a dans le titre du livre de Gérard de Nerval, rien de plus qu’une spéculation sur la curiosité publique, en ce moment fort excitée par tout ce qui pourrait amener un changement dans la philosophie d’un siècle dépassé en métaphysique par ceux même qui auraient dû le diriger ? Ainsi, par exemple, quel illuminé était-ce donc que cet aventurier d’abbé de Bucquoy dont Gérard de Nerval nous raconte la vie, que ce païen Quintus Aucler, plus Grec et plus Romain, à lui seul, que tous les révolutionnaires, et qui voulait, dans un pays chrétien de tradition séculaire, rétablir officiellement le culte de Jupiter ? Quel autre illuminé que ce Restif de la Bretonne, dont l’immoralité tua le génie en le souillant ? Étaient-ce de pareils hommes dont nous attendions les biographies, quand l’illuminisme a pour représentants dans le monde des esprits de la force de Raimond Lulle, d’Albert le Grand, de Roger Bacon, de Paracelse, de Cardan, de Van Helmont, d’Agricola, du Cosmopolite, de Price, de Swedenborg, de Bœhm, de Saint-Martin, etc., etc. ? La vie seule de Raimond Lulle est un sujet magnifique, où tout ce qui concerne cette question, obscure et brillante tout à la fois, de l’illuminisme, que la science n’a pas encore osé poser, mais qui attire et qui tourmente l’imagination moderne, trouverait aisément sa place.

Rien n’a manqué à Raimond Lulle. Chimie, physique, médecine, théologie, il a passé la main d’un maître sur tout l’écartement du clavier. À l’heure qu’il est, sa méthode étonne : « C’est lui qui chercha la pierre philosophale par la voie humide, — dit Dumas, très opposé à l’alchimie, en professeur qu’il est, — mais, en employant la distillation comme moyen, il a fixé l’attention sur les produits volatils de la décomposition des corps. » On en conviendra, quelle haute et quelle intéressante étude que celle de l’illuminisme, se produisant dans de tels cerveaux ! Nous nous étions laissé dire que Gérard de Nerval étudiait avec amour les sciences occultes et reprenait, pour savoir ce qu’elles contiennent encore, ces vieilles méthodes du Moyen Âge que Bacon et Descartes ont écrasées sous leur mépris de novateurs. Eh bien, le croira-t-on en le voyant passer si loin et si près d’un travail qui eût également passionné l’imagination et la science ?… Et notez qu’en parlant ainsi nous ne posons ni ne pressentons même aucune conclusion à l’avance sur ce sujet, d’autant plus actuel que les questions, irrépudiables maintenant, de somnambulisme, d’électricité, de magnétisme, se nouent par plus d’une racine à la question de l’illuminisme. Tout ce que nous voulons dire, c’est qu’il y avait trois manières d’en parler et que Nerval les a manquées toutes les trois. Ou bien on croit à l’illuminisme, on en cherche et on en montre les causes dans l’esprit humain et les traditions chez les peuples. On tente une science déjà tentée par des esprits pleins d’audace. On reprend, en la fortifiant des découvertes des sciences naturelles, la thèse spiritualiste et religieuse du Moyen Âge, qui, en face de la science de Dieu, dressait, avec sa logique catholique, la science du diable, quand la philosophie moderne a nié l’une et l’autre du même coup. Ou bien on ne croit pas à l’illuminisme, et on dit ses raisons pour n’y pas croire. On fait une œuvre de démonstration négative et non pas de négation pure et simple, ce qui est bien différent et, de plus, le procédé de l’ignorance. Alors, on se collète avec les difficultés qui subsistent. On répond aux questions qui vous pressent et auxquelles personne n’a répondu, ni les philosophes, qui n’ont pas encore écarté par une théorie le supernaturalisme, comme ils l’appellent, qui appuie de toutes parts sur leur malheureux cerveau révolté des faits écrasants et surnaturels, ni les historiens de la philosophie, qui ne sauraient infirmer sur ces faits les actes de tant de conciles qui les supposent ou qui les attestent ! Ou enfin, troisième parti, on ne sait qu’en penser. On s’avoue sceptique. Mais du moins il faut l’être avec une telle désinvolture, avec une telle verve, avec un tel style, que, l’œuvre d’art dominant tout, le livre ne soit plus qu’une forme, une arabesque de la pensée, une volupté littéraire, et non une prétention à la science et à l’aperçu.

Gérard de Nerval est-il un sceptique ? Sait-il ou ne sait-il pas ? Croit-il ou ne croit-il pas ? Voilà ce qu’on se demande quand on l’a lu. Mais toujours est-il que, s’il est sceptique comme le siècle dont il est le fils, il n’a pas le style qui doit embaumer cette misérable larve d’un esprit qui n’ose pas vivre, puisqu’il n’ose affirmer, et qu’il faut pourtant avoir si on est sceptique, sous peine… de n’être même pas.

On comprend Montaigne quand il doute. Il nous saisit aux cheveux de sa main inspirée et nous balance dans le vide agité de ses doutes. Le plaisir qu’on ressent est dangereux, d’autant plus dangereux qu’il est immense. Mais douter en termes d’une élégance vulgaire, c’est faire un bien petit bruit au bord du néant, pour, après, obscurément y retomber.

Charles Nisard §

Le Triumvirat littéraire.

Quand on descend de la Papauté au xive siècle, de l’altière figure de Boniface VIII et des grandes contentions du schisme d’Occident et du Concile de Constance1 au Triumvirat littéraire2 de Charles Nisard, on manque d’air et il semble que tout se rapetisse. Cependant ce mot de triumvirat littéraire est un mot qui vous envoie à l’esprit de grandes imaginations. Le triumvirat littéraire, c’est dans la littérature quelque chose comme Auguste, Antoine et Lépide dans la politique. Vous le croyez, n’est-ce pas ?… Il n’en est rien pourtant. Il n’y a dans le triumvirat de Nisard que trois Lépide (Lepida capita), et on s’étonne du choix singulier qu’il a fait des trois hommes qu’il nous donne pour le triumvirat intellectuel de leur époque. Son livre, qui trompe par la majesté de son titre, trompe aussi par ce qu’il renferme ; car les trois biographies qu’il contient n’ont point de lien large et puissant qui les rattache ensemble et leur donne cette unité que les hommes qui ont plus que de petits détails dans la tête impriment naturellement à leurs œuvres. Ces trois biographies sont celles de Juste Lipse, de Scaliger et de Casaubon. Ils furent, il est vrai, les trois plus vigoureux hommes de peine que l’érudition et la philologie aient produits au xvie siècle ; mais est-ce assez, au xixe siècle, pour qu’on leur fasse une encadrure disproportionnée avec ce qu’ils furent en réalité et ce qu’ils sont aujourd’hui dans la mémoire des hommes ? En un siècle égoïste et pressé comme le nôtre, qui s’arrête à peine devant les grandes choses et devant les grands noms, était-ce bien la peine de faire poser devant nous la figure, ou plutôt la momie, de trois scholiastes comme eux ? Cela rappelle, malgré soi, la tirade de Molière :

Il semble à trois gredins que l’on relie en veau, etc.

Tout le monde sait le reste. Ce qu’on ne savait pas, c’était l’importance que trois pédants colossaux devaient retrouver, dans ce temps, aux yeux du moins de l’écrivain qui se dévouait à écrire leur vie oubliée. Il est de singulières vocations ! En histoire littéraire comme en histoire politique, les influences sont tout. Quelle fut l’influence profonde et que nous sentions sur nous, modernes, des travaux et de la personnalité intellectuelle de Juste Lipse, Scaliger et Casaubon ? On serait bien embarrassé de le dire, même en l’exagérant. Ils travaillèrent, et qui l’ignore ? à ces exhumations des langues anciennes qui furent la furie de la Renaissance. Mais à part ce mérite, partagé par tant de savants d’alors, de déterreurs d’une société finie et de langues mortes, quoi donc pourrait recommander, à l’attention et même à la curiosité, l’existence imperceptiblement domestique ou publique d’hommes perdus dans des études effrayantes sur des vocables latins ou grecs, et dont les travaux, utiles comme le mortier et les pierres qui ont servi à bâtir un monument, ne sont pas plus regardés que ce mortier et ces pierres, quand le monument est debout ? Avec un amour de cloporte pour la poussière, Nisard a remué celle des bibliothèques ; et ce n’a point été, comme on pourrait le croire, pour nous raconter et nous montrer le vaste mouvement littéraire du siècle auquel s’associèrent Juste Lipse, Scaliger et Casaubon, mais — ô piété de ce pieux Énée de l’annotation envers ses ancêtres ! — pour nous retracer simplement les petits mouvements de l’existence trotte-menu de chacun d’eux. Il s’est retiré dans les quelques pieds d’une biographie. Or, quelle biographie utile, enseignante et féconde, y avait-il de possible quand il s’agit d’hommes qui, hors leurs écrits, ont à peine vécu ?

Vue étroite, travail insignifiant, avec de la science pourtant, une science réelle ! Nisard, qui pourrait faire un bon glossaire, n’a écrit qu’un livre ennuyeux. Il a voulu toucher à des hommes au lieu de toucher à des mots, et quoique ces hommes soient de la même nature que lui, des jaugeurs de vocables, il n’a pas réussi. La sympathie n’a pas créé l’historien. Des trois hommes dont il s’est fait le biographe, un seul aurait pu intéresser le lecteur, au point de vue de la comédie. C’est Scaliger, qui la donna à son époque, à force d’exhilarante vanité. Il prétendait, comme on sait, descendre de Totila, roi des Goths, et se faisait appeler Altesse et duc de Vérone, avec un aplomb que rien dans sa vie ne déconcerta, ni les moqueurs, ni les ennemis, ni les incrédules. Tufière énorme, qui cachait sous les rides bilieuses du front de l’érudit l’orgueil d’une naissance chimérique, plus intraitable encore que son orgueil de savant, Joseph Scaliger, dans les mains d’un écrivain moraliste et d’une certaine vigueur de pinceau, serait une figure et un caractère. Seulement, pour détacher cette étrange physionomie, la creuser et la faire se mouvoir, il aurait fallu des qualités d’observateur et d’écrivain qui n’ont point été départies à la correcte, sèche et grammaticale nature de Charles Nisard.

Rathery §

Influence de l’Italie sur les Lettres françaises, depuis le xiiie siècle jusqu’au règne de Louis XIV.

Qu’on nous permette de risquer un mot sur un livre qui n’est aussi qu’un mot, mais bien dit ! C’est l’Influence de l’Italie sur les Lettres françaises, depuis le xiiie siècle jusqu’au règne de Louis XIV3, par Rathery.

Il est mille façons d’aborder l’histoire. Voici l’histoire d’une influence. Il appartenait au spiritualisme de notre époque de faire l’histoire de ces influences, qui sont maintenant dans l’ordre des faits intellectuels ce que sont les forces dans l’ordre des faits physiques. Seulement, comme rien n’est moins tangible qu’une influence, comme rien ne peut faire plus aisément mirage à la pensée, il faut apporter dans l’étude qu’on s’en propose les qualités des esprits positifs poussées jusqu’à l’outrance. Rathery les possède ; mais on ne les a jamais assez. La thèse qu’il soutient répond très péremptoirement à un lieu commun longtemps exploité (car, si suffisants que soient les Français, ils ont des jours de singulière modestie), à savoir que, littérairement, la France doit tout à la Renaissance et à l’Italie. Rathery a fort bien montré que, si à certaines époques de notre histoire les influences italiennes ont versé leur âme dans notre génie national, avant ces époques, assez modernes du reste, l’Italie, elle, était sous le coup de l’influence française et que la littérature des troubadours se réverbérait dans toutes ses inspirations. Rien n’est plus vrai et rien n’est mieux prouvé maintenant.

Rathery n’a point inventé cette thèse ; elle est partout ; mais il l’a mise en saillie avec beaucoup de justesse et d’agréable érudition. Sans remonter bien haut, dans le Jacques Cœur4 de Pierre Clément, dont nous parlions récemment, nous nous rappelons un excellent chapitre sur la littérature du xve siècle qui prouve, avec une grande autorité, combien déjà au xve siècle le génie littéraire de la France avait de vie intime et de force, et avec quelle puissance il commençait, semblable au lion de Milton s’arrachant au chaos qui l’enveloppe encore, de se détirer des obscurités et des empâtements de sa native originalité. Rathery est d’une remarquable précision quand il fixe le point où l’influence française finit en Italie et où l’influence italienne apparaît en France. Mais n’y avait-il pas mieux à faire qu’à démêler cet écheveau brouillé, cet entrecroisement d’influences diverses et réciproques ? N’y avait-il donc pas à prendre la question dans un repli plus profond et à montrer que, malgré les différences d’idiome et les nuances de mœurs, ces toiles d’araignées dans lesquelles les petits observateurs sont arrêtés comme des insectes, il n’y a eu, à proprement parler, d’action d’une littérature sur une autre que parce qu’il y avait, au fond de toutes ces littératures, unité de génie et souche commune d’une même race d’esprits ? Qui sait ? les grandes questions littéraires, comme les grandes questions politiques, sont peut-être latines. Ce qu’on nomme les influences italiennes, françaises, espagnoles, — et, tout circonscrit qu’il est à l’Italie, Rathery est bien obligé de parler aussi de celles-là, — n’est peut-être que les transpirations d’un même génie, — le génie latin, — exposé à différentes latitudes. Grave question que Rathery, enfermé dans un programme, ne pouvait pas creuser comme elle méritait d’être creusée. Mais aussi pourquoi étrangler sa pensée dans un pareil nœud coulant quand on a assez de talent pour avoir besoin d’indépendance, quand on est fait pour nous donner un livre étoffé et corsé au lieu des maigreurs d’un Mémoire, — fût-il même couronné par l’Académie ?

Eugène Chapus §

Les Chasses royales depuis 1589 jusqu’à 1841 ; Le Turf.

Quand on a parlé du livre retrouvé de Balzac sur la vie élégante5, comment ne pas penser à un esprit charmant qui a écrit aussi autrefois une Théorie de l’élégance, véritable travail de fée que n’ont point oublié ceux qui aiment toute cette dentelle métaphysique ? Eugène Chapus est l’auteur de deux publications encore : Les Chasses royales depuis 1589 jusqu’à 1841, et Le Turf6. C’est encore de la vie élégante que ces livres ; mais ce n’en est plus la théorie : c’en est l’histoire. Personne n’était plus digne qu’Eugène Chapus de l’écrire. Chapus est un de ces rares esprits distingués par tant de tournure et une aristocratie si naturelle qu’ils doivent longtemps manquer le succès dans une société positive comme la nôtre, enragée d’égalité et d’envie, et chez qui, en fait d’appréciation des choses de goût, tout est devenu gros de ce qui était fin autrefois. Oui ! ils manquent le succès pendant longtemps, et c’est leur gloire. Mais que leur importe ! ils peuvent l’attendre. Victimes, momentanément, de ce qu’il y a d’exquis dans leurs facultés blessées par un milieu vulgaire, ils n’y périssent pas. L’acier qu’ils ont sous leur velours est d’une bonne trempe ; il résiste à tout. Diderot disait un jour, avec une justesse qui allait bien loin, « qu’un sot fortuné et un homme d’esprit malheureux étaient, en somme, deux êtres qui n’avaient pas assez vécu ». Grâce à Dieu, Chapus a maintenant assez vécu pour prendre enfin cette revanche, attestation de sa force, qu’un homme de talent finit toujours par prendre contre une société sans sympathie ! C’est devant de tels hommes, méconnus longtemps par l’opinion, qu’une critique juste doit marcher pour leur faire place et ranger l’estime ou l’admiration autour d’eux. Nous le disons avec bonheur, Chapus nous a épargné cette peine. Il s’est chargé de ce soin tout seul. Les livres que voici (livres de high life, s’il en fut jamais), quoique à l’adresse, par leur sujet et par le titre, d’un public d’élite et de choix, étendront, nous n’en doutons pas, une renommée qui avait commencé déjà, mais comme le jour commence, — en n’atteignant que les points les plus élevés de l’horizon, Jusqu’ici connu seulement des hommes de pensée et d’art, qui savaient ce qu’il en cachait et ce qu’il en faisait voir sous les formes gracieuses de l’homme du monde, Eugène Chapus ne s’était pas révélé au public véritable, à ce public qui, comme le Dauphin de la fable, porte parfois bien des singes sur son dos en croyant porter des hommes, mais qui est, en définitive, le soutien et le véhicule des talents sincères. Cette masse du public ne connaissait pas le nom de l’auteur du Turf et des Chasses royales. Maintenant, elle ne l’oubliera plus.

C’est pour elle, en effet, qu’il a écrit ces deux ouvrages. Avec tout ce que nous savions de l’auteur, nous pouvions craindre que ces livres, d’une spécialité si restreinte et d’une technologie presque savante, pensés par un talent très fin, très particulier, très genuine, — comme ils disent si bien en Angleterre, — lequel ajoutait son originalité native à tous les schibboleth d’une société très élevée qui a aussi son genre de langage, ne franchît pas les limites de cette société et y concentrât son succès. Heureusement il n’a rien été de tout cela. Chapus s’est placé plus haut que la spécialité et la manière. Il a été, avant tout, écrivain dans le sens humain de ce mot. Il a été écrivain d’instinct, naïvement, comme « de l’eau est de l’eau », dirait Diderot encore ; — il a été écrivain d’imagination et de sentiment comme on doit l’être quand on veut élargir sa renommée et donner au talent qu’on a l’air et l’espace, sans lesquels il n’est jamais qu’une fleur rare, dans un vase précieux, étiolée ! Maintenant, ce qu’à Dieu ne plaise ! les grandes Chasses et le Turf, les deux choses que Chapus sait si bien et qui passionnent tant sa pensée, disparaîtraient de ce monde que les deux livres qui en traitent ne s’en liraient pas moins avec avidité et avec plaisir, parce qu’ils sont émus, colorés, vivants ! Les Chasses royales surtout nous semblent un de ces ravissants caprices d’intelligence auxquels on revient, après les avoir lus, ramené par un charme. Le Turf, lui, est un traité complet d’hippiatrique. Il est savant, renseigné, détaillé, plein de faits qui, sous la plume pittoresque de l’auteur, deviennent des peintures : paysages ici, portraits là. C’est « le livre d’or » de la noblesse équestre. En Angleterre déjà, dans nos clubs français, ce livre est compté, parmi tous les écrits contemporains, comme faisant seul autorité, à force d’exactitude, de discernement, de compétence sur la matière. Ce sont là des mérites très positifs et très éclatants ; mais les Chasses royales ont un intérêt plus général et plus animé. Livre d’un art profond et d’une expression incomparable, ce n’est pas seulement réussi, c’est enlevé ! L’auteur y montre, entre mille autres faces d’un talent mouvementé et chatoyant, une faculté de paysagiste presque embrasée, tant elle est ardente ! Il n’a pas seulement décrit toutes les chasses qui composaient ce qu’on appelait la Chasse du Roi dans l’ancienne monarchie, et de 1589 jusqu’à 1841. Par une ingénieuse combinaison, il a, pour ainsi dire, raccourci et concentré, dans cette encadrure d’une chasse, dans cette verte bordure des bois, l’esprit de chaque règne et par là il a élevé son livre au niveau d’un livre d’histoire. C’est de la tapisserie historique, et les Gobelins, c’est Chapus ! Dans la littérature contemporaine, qui cherche des cadres et des fonds pour repousser tous les sujets et toutes les idées qui manquent de saillie, personne n’avait encore eu cette idée-là.

Nous avons beaucoup parlé de littérature fashionable. Ce sont les hommes comme Eugène Chapus qui pourraient créer dans notre pays ce genre spécial de littérature, à laquelle Balzac préludait si grandement dès 1830 par son Traité de la vie élégante. Chapus prendrait facilement la tête de la high life littéraire. Il est aussi artiste que le serait un homme exclusivement voué aux lettres, et de plus il est homme du monde. Il a la double aptitude, la double face, ce quelque chose d’hybride, — disent les pédants, — d’harmonieux et de fondu, — disent les artistes, — qui produit les œuvres d’ordre composite en littérature. Il a le détaché qui plaisait à lord Byron, l’air cavalier et la cape nonchalante sur le bras qui plaisait à Montaigne. Il brillerait au premier rang si nous avions encore une littérature de cape et d’épée, cette littérature morte maintenant et qui fut longtemps l’âme de la « France-soldat », chevaleresque, amoureuse, religieuse, convaincue comme elle ! Elle a été remplacée par une autre, dans laquelle l’homme tient moins de place et sa pensée davantage, et dans celle-là. Eugène Chapus peut se montrer puissant encore, avec la moitié seulement de ses facultés !

F. Grille §

Miettes littéraires, biographiques et morales .

Un homme qui a été mêlé à beaucoup de choses et qui a connu la plupart des personnages distingués ou célèbres de notre temps, F. Grille, vient d’offrir au public trois volumes de renseignements, de lettres et d’anecdotes, sous le titre de Miettes littéraires, biographiques et morales7. Grille est une espèce de Tallemant des Réaux de notre époque. Seulement, ce qui plaît dans Tallemant ne se trouve pas dans Grille. C’est une bêtise bien venue, complète et tranquille, la bêtise bourgeoise sans idées quelconques et l’indifférence dans la badauderie, chose nouvelle ! Car il y a toujours un fond d’optimiste et même d’enthousiaste dans le badaud. Or, Tallemant des Réaux ne croit à rien, ne s’étonne de rien, n’admire rien, ne blâme rien et rapporte tout… comme un écho. Il est aussi impersonnel qu’un historien de génie, et c’est un gazetier… une cruche à anecdotes, et qui les verse avec l’impassibilité de son grès. Grille n’a pas cette froideur ; il n’a pas non plus cette originalité de platitude. Il est spirituel, un peu trop à la manière du xviiie siècle ; il fait de petits vers, il est vif, il est jugeur, il a enfin une personnalité qui nuance les anecdotes qu’il raconte. Il y a quelque part une Fée aux Miettes, une fille folle et charmante de la sagesse de Nodier… Grille n’est pas une bien grande fée des siennes, et cependant on les lit avec plaisir, et les rats de bibliothèque, les savants, les curieux les grignoteront peut-être en 2050 comme des friandises historiques, tombées de la table du xixe siècle.

Léon Feugère ; Ambroise-Firmin Didot §

Essai sur la vie et les ouvrages de Henri Estienne, suivi de la Conformité du langage français avec le grec ; Essai sur la Typographie.

I §

L’ouvrage de Léon Feugère sur Henri Estienne est une publication d’un double intérêt, puisqu’elle renferme, à côté d’un livre nouveau, ce qu’en principe nous estimons presque autant : la réimpression d’un livre ancien. Léon Feugère, qui, par parenthèse, enseigne la rhétorique au collège Louis-le-Grand, justifie et honore sa profession par son amour et sa compétence des choses littéraires. Les divers travaux que nous devons déjà à sa plume érudite et facile attestent une sincère et courageuse aptitude à rechercher et à clarifier les sources, toujours un peu troubles, de la littérature historique. C’est un de ces esprits qui se tiennent sur la frontière de la littérature proprement dite et de la philologie, mais qui entrent également dans les deux pays. Ouvrir son livre sur Henri Estienne, comme nous le faisons aujourd’hui, c’est se placer en plein xvie siècle.

Et pourtant, malgré tout ce qui semble l’en séparer, on trouverait, en creusant, sous la préoccupation qui l’a produit, plus d’un rapport à indiquer entre les idées littéraires qui semblent n’y faire aucun bruit et les tapages politiques de notre temps. Quoique nous ne ressemblions guères aux hommes qui vivaient vers 1550 et que nous n’ayons pas dans nos chétives poitrines les gerbes de flamme qui brûlaient alors tous les esprits et tous les cœurs, nous sommes les enfants du xvie siècle bien plus qu’on ne le croit, de ce siècle de la discussion, de l’émancipation de l’esprit humain, de sa réaction indignée contre la tradition de l’autorité, toutes choses, hélas ! dont nous avons l’orgueil encore ! Qui sait ? l’admiration que nous avons montrée depuis 1830, même littérairement, au xvie siècle n’est peut-être que la piété filiale des évolutions. Homme de son temps et, il faut bien le dire, de sa fonction, Feugère n’a pas choisi par simple caprice d’intelligence cette vie d’Henri Estienne pour nous la raconter et cet ouvrage de la Conformité du langage français avec le grec8 pour nous en donner une édition qu’on ne lui demandait pas. Il a eu ses raisons sans doute, mais, quel qu’ait été son dessein, il a glissé sur la pente où la pensée contemporaine glisse encore et continue de s’égarer… La question de la Renaissance, — cette question qui est partout à cette heure, dans l’enseignement, dans l’art, dans la philosophie et dans les mœurs, — la question de la Renaissance est au fond de son livre ; elle y sommeille, mais elle y est. En vain s’y trouve-t-elle recouverte par une impartialité apparente et le calme de la pensée ; en vain s’y dissimule-t-elle assez naturellement sous un grand nombre de détails purement bibliographiques et personnels, il ne faut pas des yeux de lynx pour bien l’y voir. Et, en effet, qu’est-ce que cet Henri Estienne dont Feugère se fait aujourd’hui l’éditeur et le biographe, si ce n’est pas essentiellement l’homme de la Renaissance, ayant toutes les opinions, les erreurs, les passions, les amours et les haines de cette Renaissance, qui disait « Raca ! » au vieux catholicisme de nos pères, en s’asseyant sur le cadavre galvanisé d’une antiquité fraîchement déterrée ? Et qu’est ce livre de la Conformité du langage français avec le grec, sinon, sous la forme la plus innocente, car elle est la plus superficielle, la preuve, essayée vainement par un érudit, de cette origine et de cette descendance que les païens de la Renaissance ont toujours cherché à établir entre le monde moderne et l’antiquité ?

Oui ! telle est — qu’il le sache ou bien qu’il l’ignore — la tendance du livre de Feugère. Ce livre, dont le but était simplement littéraire, incline, par le fait, à une conclusion philosophique que l’auteur semble avoir redoutée, mais qu’il ne saurait éviter. Elle le menace et l’atteint, malgré ses efforts pour s’y soustraire. Il est évident, en effet, pour tous ceux qui savent mesurer la portée d’un livre à travers les précautions qui l’enveloppent ou le scepticisme qui l’énerve, qu’on peut déduire de la vie d’Henri Estienne des conclusions qui ne sont peut-être pas dans la pensée de son biographe, mais qui, pour n’en avoir pas été nettement et explicitement rejetées, doivent se retourner contre lui. Selon nous, il est impossible aujourd’hui, sous peine de rétrécissement d’intelligence, à un écrivain qui sent son sujet, de se montrer exclusivement littéraire quand il s’agit de la littérature du xvie siècle. Dès qu’on a jeté les yeux sur cette période de notre histoire, le xvie siècle apparaît comme un coup mortel porté par l’effort des temps et des esprits au Christianisme et à l’austère et douce civilisation chrétienne, ou comme l’impuissance démontrée de les frapper mortellement l’un et l’autre avec des armes empruntées à l’Antiquité. Quand la question est ainsi posée, et elle l’est par la nature des choses, il n’est pas permis de rester froid, de tenir en suspens la décision de sa pensée et de jouer à une impartialité supérieure qui ne serait que l’impartialité de l’embarras. Eh bien, Léon Feugère, qui est un homme d’esprit et un homme renseigné, a cependant, pour une raison qu’il sait mieux que nous, affecté, dans sa biographie d’Henri Estienne, une modération qui ressemble beaucoup au faux air de l’indifférence, et il a abandonné, pour les plus minces considérations littéraires, toutes les graves questions que la Renaissance et le xvie siècle ont soulevées et que voilà, après plus de deux siècles, pendantes et menaçantes encore ! Derrière cet Henri Estienne, qu’il suit pas à pas dans ses voyages et dans ses travaux, il n’a pas mis la société du xvie siècle pour la peindre ou pour la juger. Là où il fallait plonger la main dans les entrailles d’une époque qui se convulsait sous l’influence de doctrines nouvelles et puissantes, il n’a su mettre qu’un doigt curieux entre les pages de ces livres que l’on commençait d’éditer alors, on dirait presque avec fureur. Est-ce l’absence du regard ou le manque de hardiesse ? Toujours est-il que ce reproche que la critique est en droit d’adresser à Feugère, et qu’elle ne lui ménagera pas, implique la condamnation d’un livre qui pouvait, avec les connaissances multipliées de l’auteur, être une œuvre historique, importante et forte, et qui, dédoublée des doctrines qui sont l’âme orageuse de la littérature au xvie siècle, tombe à n’être plus qu’une critique de lexicographe et un maigre travail de grammairien !

II §

Le livre de Léon Feugère sur Henri Estienne nous conduit tout naturellement à signaler le volume qu’Ambroise-Firmin Didot a fait paraître sous le trop modeste titre d’Essai sur la Typographie. Cet essai, en effet, ressemble beaucoup à une chose complète. Henri Estienne et sa famille y occupent la place qui leur est due, et Didot a même poussé le soin du biographe jusqu’à joindre à la notice consacrée à ces célèbres imprimeurs un curieux tableau généalogique de leur race, originaire de Provence, lequel tableau s’ouvre, en 1270, à Pierre Estienne, premier du nom, seigneur de Lambesc, et se ferme, en 1806, à Paul II Étienne, directeur des presses mécaniques chez l’auteur de récrit que nous annonçons. Extrait du tome XVI de l’Encyclopédie moderne, dont Didot est l’âme et la main et dont nous parlerons un jour quand il s’agira de la juger dans son ensemble, cet Essai sur la Typographie, qui forme un volume de près de quatre cents pages sur deux colonnes, est un livre spécial qui embrasse sous toutes ses faces l’art dont il traite. Didot, obligé par le nom qu’il porte, — comme l’était la noblesse autrefois, — a condensé en ce volume, d’un caractère fin, mais étincelant de netteté et de précision, une science profonde et un détail immense. Il nous a donné la substance d’une histoire de la typographie avant et depuis Gutenberg. Il en a étudié les procédés chez tous les peuples, même en Chine, même en Australie. Rien n’a échappé à son coup d’œil et à l’inquiétude de sa recherche. Choses du métier, bibliographie, critique aiguisée d’érudition, vies des hommes illustres ou considérables dans l’art dont il raconte les développements et les découvertes, tout se trouve donc dans cette forte brochure, qui n’est pas seulement l’histoire des faits, mais, de plus, l’exposé fidèle des diverses législations qui ont, principalement en France, régi l’imprimerie, ce grand domaine matériel et intellectuel de l’État.

Assurément il n’y aurait qu’à louer dans ce patient et consciencieux travail, si l’on ne regardait qu’à l’étendue des connaissances et au fond des choses. Mais le fond des choses n’est pas tout quand on fait un livre. Il y a de plus l’intérêt de la pensée qu’on met en lumière ou des connaissances qu’on possède et qu’on a pour devoir de propager ; or, c’est là précisément ce que Didot a perdu de vue. La forme de son livre, — et c’est la seule critique que nous nous permettrons, — la forme de son livre ne popularisera pas beaucoup les rares connaissances qu’il révèle. Sous la pression de tant de détails, elle prend l’aspect d’une vaste nomenclature, abordable, sans doute, à l’énergique personnalité des gens spéciaux qui cherchent les informations dont ils ont besoin à travers toutes les broussailles, mais elle doit, par son continuel entassement et par sa sécheresse, repousser cette masse flottante de lecteurs qui, en fin de compte, est le véritable public. Puisque Didot, qui est écrivain et dont la plume expérimentée a des qualités de correction, de clarté et parfois d’élégance que nous aimons à reconnaître, trouvait utile de publier, en dehors du cadre de son dictionnaire, un Essai sur la Typographie, il devait vouloir assurer par tous les moyens dont un auteur dispose le succès possible de cet essai. Puisqu’il le détachait du travail collectif dans lequel il était placé, l’auteur de l’essai devait, ce nous semble, en modifier les formes premières et répandre dans ce squelette étiqueté de dictionnaire, auquel il ne manque, il est vrai, ni une articulation ni un os, la chair, le mouvement et la chaleur d’un livre intéressant et animé. Voilà ce qu’il a oublié de faire. Il s’est contenté de la reproduction matérielle de sa pensée, ce qui est par trop typographique, et il a cru (l’aura-t-il cru ?) que cela suffisait pour un livre. Erreur profonde, que l’expérience lui démontrerai. Quand un écrivain comme Ambroise-Firmin Didot, qui pouvait mettre dans un écrit la plénitude et l’agrément sans lesquels toute l’érudition de la terre ne vaut pas une pincée de cendres de papyrus, ne produit, en réalité, qu’une œuvre d’érudition, maniable seulement aux savants et aux esprits spéciaux, tant elle est hérissée de citations et de textes, il court grand risque d’être traité, malgré le mérite de ses renseignements, comme le porc-épic de sa propre science… On n’y touchera pas !

Le capitaine d’Arpentigny §

La Chiromancie, science de la main, ou art de reconnaître les tendances de l’inintelligence par les formes de la main.

I §

Il y a plus de dix ans, sauf erreur, que ce livre singulier parut. Qui s’en aperçut alors ? Quelques-uns de ces esprits qui sentent le style se récrièrent, dans le premier mouvement d’une sensation très vive, mais ce fut tout. On n’en parla plus. Le public n’avait absolument rien entendu. L’auteur, homme du monde et d’action, cela se devinait dans son livre, écrit d’une plume fringante comme une cravache, — la cravache qu’il portait aux Gardes du corps dont il eut l’honneur de faire partie, — l’auteur vit son malheur avec le sang-froid d’un homme de talent qui n’ignore pas que le succès ne prouve rien de plus que le succès, — un hasard dans la vie ! Spirituel comme il l’était, homme d’aperçu, distingué, sagace, amoureux des idées qu’il poursuit, mais aimé des images qui lui viennent, il pouvait recommencer une autre campagne contre la fortune littéraire, écrire un autre livre, ramener au premier par le second. Il ne le voulut pas, ou peut-être ne le put-il point. Les talents très piquants sont, en général, peu féconds. Il est des esprits bien autrement exquis que celui du capitaine d’Arpentigny (celui de Joubert, par exemple), qui manquent profondément de fécondité. Après un long silence d’une résignation presque dédaigneuse, le capitaine d’Arpentigny réimprime son livre oublié et le présente de nouveau au public, avec le calme d’un homme qui sait ce qu’on lui a refusé une première fois et qui a le droit d’insister pour qu’enfin on le prenne ! Nous aimons cette fierté. Nous aimons cet impassible joueur qui rejoue la carte sur laquelle il a perdu, et nous nous demandons avec intérêt : À présent, gagnera-t-il ?…

Mais, s’il perd encore la partie, il faut au moins que la Critique, qui aime le talent partout où il est et qui doit le montrer aux autres, sous peine de n’être qu’une grande sotte à vue basse, il faut que la Critique dise bien haut que la carte était belle et qu’il n’y avait ni obstination, ni infatuation, ni même présomption à la jouer. Quelles que soient les idées générales auxquelles l’auteur de ce livre spécial rattache ses curieuses observations de détail, c’est, après tout, un écrivain de race et d’étude. Il a du style deux fois : — il en a de spontanéité ; il en a aussi de réflexion. Il manie la langue avec une élégance forte et travaillée, et il lui communique l’éclat concentré d’une pensée souvent profonde, creusée toujours. Les écrivains au-dessus du métier, les écrivains de phrase apprise, ne sont pas déjà si communs au xixe siècle pour qu’on oublie de signaler un homme qui a un style à lui, brillant et solide. Qui a style a personnalité.

Celui du capitaine d’Arpentigny, qui s’appelle toujours capitaine et qui a bien raison, a été, par une de ces contradictions qui existent souvent entre nos instincts et notre métaphysique, mis au service d’une philosophie très peu militaire et qu’on regrette de rencontrer sous une plume qui a la beauté mâle d’une arme. Mais, comme l’auteur, ce style n’en est pas moins resté capitaine, et toute cette philosophie énervante n’a pu ni le dégrader ni même l’affaiblir.

II §

Le capitaine d’Arpentigny est le Lavater de la main humaine. Lavater était presque un génie ; il est venu le premier. D’Arpentigny n’est venu que le second. Et quand nous disons le second, nous sommes bien honnêtes. Gail et Spurzheim sont aussi les devanciers de d’Arpentigny. Que ce soient les lignes de la face, ou les protubérances du crâne, ou la conformation de la main dont il soit question pour expliquer l’homme, son génie, son caractère, sa nature et sa destinée, c’est toujours la même induction physiologique que l’on fait, c’est le même procédé qu’on emploie, c’est la même idée qu’on affirme. D’Arpentigny, qui ne répète point les observations des autres s’il en répète les procédés, a pris la main comme l’expression résumante de l’homme tout entier ; mais avec les ressources variées de son esprit, avec le sentiment des analogies, qui est en lui à une haute puissance, il aurait pu tout aussi bien prendre le pied, et pas de doute qu’il ne nous eût dit, à propos du pied comme à propos de la main, une foule de choses vraies et charmantes. Tout ce qui se voit de l’homme, en effet, est un jour sur l’homme. Tous ses organes, toutes ses manifestations l’attestent et déposent de lui dans sa variété particulière, dans son genre d’individualité. C’est là une vérité presque vulgaire. Mais affirmer que tel organe plutôt que tel autre donne la solution du problème et la donne intégrale, ainsi que Lavater et Gail l’ont affirmé, c’est là le système dans sa prétention absolue, qui veut être le dégagement d’une loi. Or, d’Arpentigny l’avoue lui-même, la physiologie n’est pas une science constituée. Une induction physiologique ne sort donc pas de l’ordre des faits. L’explication qu’à son tour il essaie de donner de l’homme manque nécessairement de rigueur scientifique, et son livre, avortant au système, n’a plus que la valeur flottante d’un aperçu.

Et il le sent si bien, cet esprit positif au fond, qui arrache un si riche lambeau de bon sens à la philosophie contemporaine dont il est féru, que, malgré sa tendance à généraliser, malgré les catégories qu’il dresse des différentes formes de la main correspondant aux différentes spécialités de l’intelligence, il n’ose pas donner à son livre un autre nom que celui d’aperçu, et qu’il dit dans l’introduction, avec une modestie antiphilosophique : « Qui n’a lu Gail et ses adeptes enthousiastes, les phrénologistes ? Mais leur étude est épineuse et leurs conclusions souvent contradictoires. Qui n’a lu Lavater et les autres physiolognomonistes ? Mais leurs indications sont vagues dans leur apparente précision, et leurs décisions souvent trompeuses. Cependant, une théorie aidant à l’autre, la physiologie a fait un pas. Ainsi la lumière s’accroît dans la crypte à mesure qu’une lampe de plus est allumée sous ses voûtes. Encore une découverte, et peut-être cette science atteindra-t-elle un degré suffisant, sinon complet, de certitude. Or, les signes indicateurs de nos entraînements et de nos instincts, que Gall a vus dans les protubérances du crâne et Lavater dans les traits de la physionomie, je crois les avoir trouvés — non pas tous, mais ceux qui ont trait à l’intelligence, — dans les formes de la main… » Posé et annoncé dans de tels termes, le livre de d’Arpentigny est certainement acceptable, et il n’est pas nécessaire de recommencer, contre des prétentions qui n’existent pas, le travail terrible que le philosophe Hamilton fit un jour, dans l’Edinburgh-Review, contre Gail. D’Arpentigny n’a pas le dogmatisme qui appelle l’exécution de l’erreur. Son livre, cependant, n’est pas un livre de pure fantaisie. Évidemment il croit à la série des observations qu’il a généralisées, mais il y croit avec les réserves d’un esprit qui prévoit très bien contre quelle objection fondamentale son château de cartes d’analogies peut se heurter et s’écrouler. Dans un tel état de choses, la Critique n’a donc pas à se préoccuper des probabilités d’une thèse qui perd son caractère en perdant sa rigueur. Elle n’a plus à juger que de l’art avec lequel l’auteur de la Chiromancie ou la science de la main9 a fait un livre d’analogies étincelant de rapprochements ingénieux, inattendus, saisissants, où la forme didactique, cette forme d’un ennui affreux, est sauvée par la qualité de l’esprit de l’auteur, dont l’expression ne faiblit jamais et qui couvre toutes les aridités et tous les pédantismes de la nomenclature avec le luxe des élégances les plus charmantes, les plus cavalières et les plus lestes !

C’est là, en effet, le mérite incontestable et presque rayonnant de ce livre étrange, souvent forcé, qui ne serait rien de plus qu’un livre excentrique et qui en aurait la destinée si le style n’y mettait pas son âme, et, par le plaisir qu’il nous donne, ne le tirait pas du cercle étroit de la pure curiosité littéraire. Le capitaine d’Arpentigny peut, avec ce style-là, être chiromancien tout à son aise, il peut être nécromancien, il peut être astrologue, il peut être tout ce qu’il lui plaira. Quand on aura commencé de le lire, on le lira toujours ; mais il faut commencer. Son essai sur la Science de la main n’a forcé celle de personne. On a laissé passer, sans y regarder, toute sa philosophie de l’homme et de l’histoire. On a cru son livre superficiel, et on s’est bien trompé ! Le capitaine est savant et profond. C’est un formicaleo d’idées, qui fait tomber toutes les notions et les connaissances qu’il a recueillies dans la théorie qu’il s’est creusée. Il voit tout dans la main humaine, comme Malebranche voyait tout en Dieu. Il la décrit, il la dissèque, il l’anatomise. Il la classe en types différents, dont il fait reluire et saillir les caractères comme des bagues. Il la dénombre en mains dures, molles, élémentaires, en spatule, en mains utiles, en mains philosophiques, en mains psychiques, en mains mixtes, en mains artistico-élémentaires. L’histoire, pour lui, la vaste et complète histoire, tient toute — le croirait-on ? — entre le petit doigt et le pouce des peuples, et il dépense de vraies facultés scientifiques — de l’aveu des savants eux-mêmes — à faire la preuve approximative de sa thèse, engendrée d’Helvétius ; car Helvétius plaçait aussi la supériorité de l’homme sur les autres espèces dans la conformation de sa main. Rien dans tout cela, pour nous, cependant, n’élève le volume de d’Arpentigny au-dessus des mille autres livres dans lesquels des esprits tenaces, et menés par un seul point de vue, comme le bison par son anneau, souples d’ailleurs et puissants à trouver des rapports éloignés ou subtils, sont arrivés, avec des facultés très positives, à la chimère. D’Arpentigny pourrait aller dormir dans les catacombes où dorment les excentriques de la bibliothèque universelle, mais, pour lui épargner ce sommeil pesant à l’amour-propre, disons qu’il est un écrivain. Prouvons que la forme de son livre mérite qu’on s’y arrête, et prenons sur elle la mesure d’un esprit que le fond de son ouvrage ne donne pas.

III §

Nous l’avons dit déjà, ce qui brille et se voit d’abord dans le style du capitaine d’Arpentigny, ce qui lui communique pour nous un charme vainqueur, — et ce mot de romance va bien ici, — c’est le reflet militaire qu’il a gardé de sa jeunesse ! Peut-être a-t-il voulu l’éteindre. Artiste en mots, qui sait donner à sa phrase tous les assouplissements et tous les enrichissements d’une étude patiente et inspirée, peut-être a-t-il voulu couvrir d’or l’éclair de l’acier ? Cet homme de civilisation raffinée et de littérature volontaire, qui, précisément dans le livre où il a cristallisé laborieusement toutes ses études, toutes ses observations, toutes ses pensées, montre, à dix reprises différentes, le mépris philosophique d’un membre du Congrès de la paix pour cette grande chose qui s’appelle la guerre, a très probablement essayé de donner à sa pensée des formes plus savantes, plus littéraires, plus mandarines ; mais il est resté, quoi qu’il ait pu faire, timbré du casque de soldat. L’élégance dans la force, qui est le caractère distinctif de sa tournure intellectuelle, il l’a, sans nul doute, acquise et développée dans sa vie aux gardes ou à l’armée, car la vie active pénètre la pensée et la trempe, et c’est un fier bonheur pour elle ! Souplesse, netteté, rapidité, légèreté altière, éclat mâle, musculature agile et svelte, toutes ces qualités d’Arpentigny les porte sur son style, et ce sont des qualités militaires. Il les a, elles le surmontent, elles le trahissent et le dominent malgré lui, malgré ses sympathies, malgré les notions qu’il se fait du beau littéraire, du beau politique et du beau moral ! Comme Iffland, le célèbre acteur allemand, qui, dans le Comte d’Essex, plumait son panache, l’ex-capitaine d’Arpentigny devenu un philosophe a beau plumer le sien, il repousse, et le voilà, ce chapeau rond de la démocratie pacifique, qui se retrouve chevaleresque comme au temps où la noble aigrette l’ombrageait ! Ce désaccord profond entre le tempérament, ou la seconde nature d’une longue habitude, et la métaphysique qu’on s’est arrangée dans l’intelligence, établit un contraste choquant entre l’esprit qui a pensé la Science de la main et le talent qui l’a écrite. Pour qui sait lire et surtout comprendre, il est évident que le plus grand ennemi que d’Arpentigny ait de son talent, c’est son esprit ; mais du moins son talent résiste ! Il est évident que l’esprit et la volonté l’entraînent dans une voie qui n’est pas la sienne. Par le relief et par le mouvement, par la sensation du pittoresque et la flamme de l’imagination, teinte de guerre depuis la jeunesse, le capitaine d’Arpentigny serait un magnifique historien militaire, et nous le croirions dans un milieu plus vrai que celui qu’il s’est choisi s’il nous écrivait quelque grand épisode de l’histoire de cet Empire pour lequel il est si dur et si injuste. Dans son livre de la Science de la main, où il risque des philosophies de l’histoire fondées sur des données physiologiques sans certitude, et où il nous bâtit — c’est le cas de le dire ! — une humanité pensante sur le bout du doigt, nous trouvons des pages d’une grande vie qu’il faut citer pour donner une idée de ce que la préoccupation de d’Arpentigny nous fait perdre. Voyez ce passage sur Murat :

« Murat, à la bataille de Smolensk, commandait un corps de grosse cavalerie. Il montait un bel étalon noir plein de force et de grâce, calme, ruisselant d’or, inondé de longs crins luisants. Le roi portait un casque à cimier d’or, orné d’une aigrette blanche. Immobile, il regardait au loin, laissant dans le fourreau, d’un air d’insouciance altière, son sabre enrichi de pierreries. Tout à coup ses yeux jettent des flammes. Il se hausse sur ses étriers, et d’une voix éclatante : “Changement de direction à gauche ! — commanda-t-il. — Au galop !” Alors la terre trembla… On entendit un bruit semblable au tonnerre, et ces noirs escadrons d’où jaillissaient des éclairs, comme entraînés par cette frêle aigrette blanche, s’écoulèrent comme un torrent.

« C’est à ce mouvement qu’on dut en partie la victoire… »

Maintenant, qu’il déclame tant qu’il voudra contre la guerre et s’enniaise de philosophie moderne, l’homme qui a écrit cette espèce de strophe, cette phrase presque plastique, ce tableau d’un si rapide mouvement et d’une si héroïque couleur, est, avant de se donner pour un Lavater de la main, un peintre militaire indestructible qui va se trouver partout : — il n’y a qu’un moment dans l’idéal, tout à l’heure dans la réalité.

« En 1823, devant Pampelune, — écrit d’Arpentigny, — l’armée espagnole dite de la Foi passait les nuits à jouer de la guitare, à fumer des cigarettes, à psalmodier des litanies en égrenant des rosaires ; le jour, couchée sur l’herbe poudreuse, elle jasait en mangeant des ciboules ou dormait au soleil. Au vol de la mitraille, vous l’auriez vue, comme une troupe d’oies effarouchées, s’enfuir en poussant de grands cris et en injuriant les saints. En vain s’efforçait-on de la contenir : vieilles capes fauves outrageusement râpées, vieux tricornes de cuir éraillés, bérets blancs à houppes rouges, chefs sans chemise et suant sous l’oripeau, aumôniers olivâtres et desséchés, vivandières hagardes, scribes rabougris, soldats en guenilles, tout disparaissait en un moment dans un nuage de poussière. Le comte d’Espagne, qui la commandait, avouait que cette canaille, tout à la fois ardente et faible, féroce et lâche, ne pouvait être redoutable à l’ennemi que par ses rapines et son génie picaresque et bohémien. Le comte d’Espagne était lui-même un petit homme trapu, crépu, râblé, taillé en garçon boucher, très actif, très cruel, très courtois, qui saluait d’un geste fanfaron chaque éclair des canons de la place, qu’on rencontrait partout tranchant du matamore et du capitan, toujours discourant, pérorant et secouant vivement son petit panache. »

Et n’allez pas croire que l’historien qui écrit ainsi n’ait que ces deux manières de peindre !

« Telles ne furent pas, — dit-il, après avoir parlé des mains pointues, — telles ne purent être les mains du peuple roi. Voués à la guerre et au mouvement par l’organisation que leur transmirent les gens de main et les héros d’audace accourus à la voix du nourrisson de la louve d’airain, les Romains reçurent en partage le génie des arts nécessaires aux hommes d’action. Ils excellèrent dans les exercices de corps et dans le maniement des armes, dans la construction des aqueducs, des ponts, des grands chemins, des camps, des machines, des forteresses. Ils n’eurent pour la poésie qu’un goût passager et de reflet, pour les beaux-arts qu’un goût de vanité, méprisant les idées spéculatives et n’ayant d’estime que pour la guerre, l’histoire, l’éloquence politique, la science du droit et les plaisirs sensuels.

« Quand leurs fortes mains, qu’ils avaient tenues si longtemps appuyées sur la terre asservie, détournées enfin de leur spécialité par le spiritualisme chrétien, voulurent se lever vers le ciel, aussitôt la terre leur échappa ! »

IV §

Les portraits abondent tellement dans ce livre qu’on se demande parfois si le sujet du livre n’est pas un prétexte, une manière de vous introduire dans une galerie très intéressante et très variée. Il n’en est rien pourtant, mais à certains moments on le croirait. Dans ces portraits de tous les genres que d’Arpentigny fait passer devant nous et où nous retrouvons cette touche particulière qu’il n’aurait point si sa main n’avait pas fait longtemps siffler une cravache ou une épée, dans ces portraits s’attestent avec éloquence toutes les qualités qui créent les grands portraitistes : la finesse des nuances, l’observation concentrée, et ce magique sentiment des analogies dont on est obligé de parler beaucoup quand on parle du capitaine d’Arpentigny, car les défauts de son esprit comme les plus brillants avantages de son talent viennent de ce sentiment puissant et dangereux :

« Chopin — dit d’Arpentigny — n’était pas de ceux-là qui ont les nerfs en harmonie avec leur tempérament. Les siens, d’une extrême ténuité, ne répondaient pas à sa forte charpente. On eût dit une basse montée avec des cordes à violon. Aussi ne rendait-il pas les sons que les physiologistes exercés sentaient qu’il eût dû rendre. On attendait de la vigueur, de l’énergie, de la précision, et il se fondait, comme les artistes aux doigts de velours, en harmonies estompées. En proie à deux tendances qui le tiraient en sens contraire, il ne savait à laquelle entendre ; ce que son sang voulait, ses nerfs ne le voulaient pas. Il aspirait au mouvement et s’affaissait dans le repos, il appelait les coursiers et chevauchait les nuages. Il eût voulu mugir comme la tempête ; mais une voix intérieure, l’éclair bleu des beaux regards, je ne sais quels appels vers les lambrequins blasonnés de la zone héraldique, lui commandaient des chants de sotto voce. Courtois et souriant, avec une ombre dans les yeux, il était de ces créatures qu’un rien fait tressaillir. Il avait vers le monde du sein de la solitude, et vers la solitude du milieu du monde, des aspirations pleines d’espérances inquiètes, de tristesses rêveuses, de prostrations attendries, qui se reproduisent avec des grâces poétiques et chastes dans ses compositions. Mieux organisé, il aurait été plus heureux, mais il eût eu moins de génie ; le charme de son talent procédait de la souffrance. Comme le principe de la vitalité est dans les nerfs, Chopin est mort jeune. »

Dans l’impossibilité de citer tout ce qui peut donner l’idée de ce talent inconnu qui a bien le droit d’une place au soleil, nous avons choisi ces lignes pénétrantes sur Chopin ; mais ceux qui liront, après nos citations, le capitaine d’Arpentigny, auront seuls la mesure de ce talent, qui peint Chopin avec cette profondeur nuancée et qui, du même pinceau, nous peint si différemment des natures différentes, — par exemple le général Rapp et le prince Jules de Polignac.

V §

Ainsi un artiste, — un peintre digne de l’histoire quand il voudra l’aborder, — voilà ce qu’est très sérieusement l’auteur de ce livre sur la main, qui, pour des gens plus graves que nous, ne serait pas sérieux. À notre avis, le capitaine d’Arpentigny a fourvoyé, dans un livre paradoxal de donnée et scientifique de développement, des facultés qu’il pouvait appliquer d’une manière plus utile pour sa renommée à des sujets plus positifs et plus hauts ; mais, tout fourvoyé qu’il puisse être, il n’en est pas moins dans son livre un esprit piquant et même un penseur, — chez qui le détail vaut mieux que l’ensemble, il est vrai, — un penseur tout en étincelles ! « L’incontinence des grands — nous dit-il quelque part — est l’engrais où se développe le germe de la liberté des petits » ; et il a beaucoup de ces pensées, qui montrent un regard résolu, une intuition claire de la vérité, mais de la vérité fragmentée, et que l’on pourrait opposer à sa philosophie générale. Avec sa manière poétique et cavalière de porter une érudition qui étonne, d’étaler un luxe de lectures qui, pour un autre, serait un luxe lourd, le capitaine d’Arpentigny est au fond un écrivain de cape et d’épée. Qu’il se déguise tant qu’il voudra, qu’il suspende l’épée à son clou, qu’il brûle sa cape ou qu’il la retourne, qu’il se fasse physiologiste et homme à système et, par-dessus tout cela, philosophe du progrès indéfini, béat de la civilisation indulgente, peu nous importe, et il en faut sourire ! Il est toujours un talent plein d’alacrité et de force, qui se moque bien, par l’attitude, des idées qu’il a l’air de respecter le plus, naturellement à cinq cents pieds de toutes les niaiseries dont sa réflexion le rapprocherait, s’il l’écoutait !

Il y a, en d’Arpentigny, les impatientants contrastes que nous ayons déjà signalés dans un esprit, parent du sien du reste, qui croyait comme lui à la physiologie, qui a voulu expliquer l’amour par elle comme lui a voulu expliquer l’intelligence, et qui, comme lui, avait vécu de cette vie militaire dont l’influence est un bénéfice pour tous les ordres d’esprits. Nous voulons parler de Stendhal-Beyle. Stendhal et d’Arpentigny sont des aristocrates de talent qui se sont mis à déroger dans le démocratisme des idées, Stendhal est plus froid, d’Arpentigny plus extérieur et plus ardent. Il a plus de piaffe, comme il dit (c’est un de ses mots !), mais tous les deux appartiennent à des opinions qui faussent leur nature et dépravent leur talent ; tous les deux ils étaient mieux faits que pour soutenir et défendre, chacun à sa manière, les doctrines avouées ou secrètes du matérialisme démocratique. Stendhal est mort, lui. Il a fait son œuvre, et son œuvre appartient au jugement des hommes. Mais le capitaine d’Arpentigny n’a jusqu’ici produit qu’un seul livre, et ce livre, frappé par son titre, est resté bien à l’écart de tous les esprits. L’auteur, qui en a peut-être un autre et même plusieurs autres dans la pensée, nous croira-t-il quand nous lui dirons que ses idées doivent nuire profondément à son genre de talent, comme elles ont nui au talent de Stendhal et l’ont fait bourgeois, ce talent d’une méprisante distinction, tout aristocratique qu’il était ?… Nous croira-t-il, et se replacera-t-il en accord parfait avec lui-même ?… Reviendra-t-il à ses tendances naturelles, qui ont raison en lui et auxquelles il s’acharne en vain à donner tort ; car, dans la sphère du talent comme dans l’autre sphère, il n’y a jamais rien de dérangé que notre conscience et de renversé que notre esprit.

Le comte Gaston de Raousset-Boulbon §

Vie et aventures du comte Gaston de Raousset Boulbon, d’après ses papiers et sa correspondance, par Henri de la Madelène.

I §

Il y a quelque chose de plus beau que les gloires heureuses, ce sont les gloires infortunées. L’homme est tellement fait pour le deuil, la tristesse, le désastre ; sa destinée est si bien l’inachèvement en toutes choses, que les grands efforts, les grands caractères, le génie, répandus en pure perte sur cette terre qui boit tout indifféremment, le sang et les larmes, nous prennent le cœur bien plus que le succès, les résultats éclatants, les fortunes ! L’Histoire n’en convient pas, la positive, l’utilitaire, la matérielle histoire ! À elle, comme aux États, dont elle est l’expression oublieuse ou reconnaissante, il faut que l’on remplisse les mains avec de l’or ou de la terre pour qu’elle se souvienne qu’on est mort pour lui en donner. Elle ne compte que ce qui est tangible. Elle a des ingratitudes et des brutalités singulières. Elle a inventé les mots d’intrigant et d’aventurier pour ceux-là qui ne réussissent pas dans leurs tentatives de grands hommes. C’est une chose féroce à penser, détestable, presque ridicule, mais certaine, que si Richelieu n’avait pu réussir à gouverner ces deux femmes vaporeuses, Louis XIII et sa mère, il n’était plus qu’un intrigant ; que si Cortez n’avait pas apporté le Mexique à l’Espagne, il n’était qu’un aventurier ! Ils auraient pourtant l’un et l’autre mis au jeu autant de génie, autant de sang-froid, autant d’audace, autant de foi en eux qu’ils en mirent ; mais ils auraient perdu !… Comme si l’on perdait toujours en raison d’une faute ! comme si nous connaissions l’affreux mystère qui nous fait échouer ! Dans les tripots on est plus juste. Un homme perd, tombe ruiné : « C’était un grand joueur, un beau joueur ! » s’écrie-t-on, et on applaudit. Mais l’histoire ne connaît de grands joueurs que ceux qui gagnent la partie. L’histoire n’eût pas écrit le mot sublime : « Ce qui fait de Colomb un grand homme, ce n’est pas d’avoir découvert l’Amérique, c’est d’être parti la chercher ! »

Eh bien, si c’est de partir, si c’est de vouloir, si c’est de deviner le vrai et le possible d’une grande chose et d’avoir sacrifié sa vie pour la conquérir, le comte Gaston de Raousset-Boulbon est un de ces touchants grands hommes que l’histoire nomme un jour entre deux de ses pages et puis finit par oublier ! Le comte Gaston de Raousset a été, comme on le sait, fusillé au Mexique, après avoir envahi la Sonora avec une poignée d’hommes résolus, gagné une bataille et tenté d’élever une barrière française contre les empiétements journaliers et maintenant assurés du gouvernement américain. Aujourd’hui nous redisons ce noble nom d’un homme doué de facultés éclatantes et que beaucoup d’entre nous ont aimé, nous le disons parce que l’air de notre temps vibre encore des coups de feu sous lesquels il s’est si magnanimement abattu. Mais ce nom, comme celui de tant d’autres vaincus du sort, le Temps l’enveloppera bientôt de son ombre et l’arrachera peu à peu à la Renommée. Seul un grand artiste, un grand peintre, aussi difficile à rencontrer que les modèles comme Gaston de Raousset-Boulbon sont rares, pourrait peut-être, à la condition d’un chef-d’œuvre, empêcher de périr la mémoire de cet aventurier à qui tout a manqué, excepté lui-même, pour être le lord Clive de son pays !

Nous avons le héros ; avons-nous le chef-d’œuvre ? Disons quelques mots du héros.

II §

Vers la fin de 1854, au milieu des préoccupations inquiètes de l’Europe, à peine rassise des coups terribles que lui avaient portés les révolutions, on apprit qu’un Français venait d’être fusillé, comme un pirate, par le gouvernement mexicain, et que ce Français, ce jeune homme, qu’on appelait au Mexique le vainqueur d’Hermosillo, du nom de sa première bataille, gagnée avec deux cent cinquante hommes contre une armée et contre une ville, avait été jusqu’au dernier moment l’honneur de la France et avait donné d’elle la grande idée qu’elle n’a pas cessé de donner au monde quand, se détournant de ses misères intérieures, elle s’est retournée vers les autres nations et leur a montré un bout d’épée. Tombé dans la fleur de sa force (il avait trente-six ans), ce jeune homme, ce Français, appartenait aux vieilles familles politiquement déchues, mais qui ont encore de ces descendants dans leur déchéance. Gaston de Raousset-Boulbon — d’une des familles les plus nobles et les plus anciennes de Provence — était le dernier rejeton d’une de ces races militaires qui, selon le mot du grand-duc de Guise, « doivent se bâtir des renommées sur les ruines de leur propre corps ». En France, qui n’est pas de grande race militaire ? Mais c’est le bénéfice de quelques familles d’avoir concentré dans le feu de leur sang l’ardeur gauloise qui nous anime tous ! Tel était le sang de Raousset. Jeté par ses folies de jeune homme et les passions d’une époque qui avait aussi ses folies sur le pavé de Paris, ce bitume d’enfer qui fond les fortunes, les caractères et les courages, Gaston de Raousset, même quand il fut le plus ce qu’on appelle un franc jeune homme, ivre de ce pauvre luxe dont il eut bientôt vu la fin, éprouva toujours ces virils tressaillements intérieurs qu’éprouvent les natures héroïques quand elles sentent que l’action leur manque, l’action pour laquelle elles sont faites ! Quoique poète, comme nous allons le voir, quoique ayant à un degré éminent les qualités qui doivent un jour produire l’écrivain, il n’avait pas, il n’eut jamais l’inquiétude du xixe siècle, le vague à l’âme des Obermann et des René, ces génies idiots de caractère, qui ont une tête, mais pas de cœur, mais pas de mains, et qui finissent par mourir d’une hypertrophie de rêveries ! Il semblait avoir été trempé par des eaux moins troubles et plus toniques. Gaston de Raousset rêvait d’action, quand il rêvait. Il était persécuté, dès sa jeunesse, par la pensée qu’il fallait faire quelque chose de grand. Or, nos désirs sont les voix secrètes de la destinée. Ruiné en très peu de temps par le train d’une vie que ne comporte plus en France la médiocrité des fortunes, il ne s’appliqua pas sur le front le pistolet qui fit long feu quatre fois sur le front prédestiné de Clive. Il eut moins de bonheur et plus de courage. Au lieu de se suicider, il passa en Algérie, où il montra une intelligence profonde de la colonisation et où il se fût créé une haute position et une vaste fortune si la révolution de 1848 n’avait renversé tous ses plans. Après 1848, il partit pour la Californie, sans dessein arrêté que d’agir encore, et c’est là qu’une idée qui pouvait valoir un empire s’empara de lui et lui fit jouer sur le dé pipé qu’on appelle le sort des armes une vie qu’il y a laissée !

Ce n’était pas une idée nouvelle. C’était la vieille idée si simple et si vraie contre laquelle la philosophie proteste et réclame, et que tous les Congrès de la paix à mourir de rire ne parviendront jamais à déshonorer ! C’était cette vieille idée de la conquête, qui fait qu’un homme, à la tête de quelques hommes comme lui, s’empare d’un pays mal gouverné, malheureux, exploité par des corrupteurs imbéciles, et le pousse dans des voies de prospérité, d’intelligence et de gouvernement. C’était la conquête au profit de ceux que l’on conquérait, ou plutôt que l’on arrachait à une domination néfaste. Cette idée, qui est celle de tous ceux qui ont aspiré à la plus grande gloire qu’il y ait parmi les hommes, depuis Fernand Cortès jusqu’à Raousset, depuis Christophe Colomb jusqu’à Lapérouse, — car découvrir des mondes, c’est toujours les prendre à quelqu’un, — cette idée que Raousset manqua, mais qui lui eût donné taille d’histoire s’il l’avait réussie, ne lui vint point comme ces bouffées d’ambition qui passent dans la tête des aventuriers et y portent parfois l’éclair… Le comte Gaston est un singulier mélange de justesse d’esprit et d’audace, d’imagination et de bon sens, de positivisme et de grandiose. Tout d’abord il ne vit pas l’immense portée d’une chose qu’au début de son action il eût pu prendre pour un rêve. Ce plan hardi de s’emparer de la Sonora, d’insurger le pays outré, presque révolté, n’en pouvant plus, et d’y établir un gouvernement quelconque, n’apparut, ne se forma et ne se clarifia dans son esprit que quand il eut vu le pays dont il était question et dont il nous a laissé, dans des pages magnifiquement rapides et caractérisées, une vue qui simplifie et justifie tous les projets. Le comte de Raousset ne fut, au commencement de son expédition, que l’agent de la maison Jecker, Torrès et compagnie. Les mines d’Arizona, depuis longtemps abandonnées à cause du voisinage affreux des Indiens Apaches, sont les plus belles et les plus aisées à exploiter de la Sonora. Raousset s’était engagé à en obtenir la concession du gouvernement mexicain, à y attirer l’émigration française, à en chasser les Indiens et à faire produire et fructifier ce sol unique que le désert reprend chaque jour. À force d’activité, de fermeté et de volonté maîtrisante, il avait obtenu la concession ; mais ce fut quand il s’agit de l’exploiter qu’il put juger de la mauvaise foi du gouvernement auquel il avait affaire et des dispositions générales du pays contre cet incroyable gouvernement. Alors, mais seulement alors, il comprit que l’exploitation régulière serait forcée, pour ne pas périr, de s’élever jusqu’à la conquête, et cette conquête, il résolut de la tenter.

Voilà l’homme dont Henri de la Madelène a entrepris de nous donner et de nous détailler la vie10. Il l’a surtout tirée de ses papiers et de sa correspondance ; car cet homme, qui savait écrire comme il agissait, a beaucoup écrit, et nous avons dans ses diverses lettres une relation vivante et presque haletante de ses efforts, de ses intentions et de ses projets, qui nous émeut, nous, les admirateurs de tant d’âme, mais que les gouvernements aux longues pensées doivent un jour méditer. Un homme meurt, tué sur son idée, cela fait engrais à l’avenir sous les gouvernements qui prévoient et qui se souviennent. Mais nous souviendrons-nous longtemps de l’idée et de la mort de Raousset ?… Si le coup d’œil, le courage, le dévouement, le bon droit, le droit de l’intelligence et du juste (car l’aventurier n’avait rien du flibustier en lui, quoiqu’on l’ait tué comme un pirate), oui ! si toutes les qualités et toutes les forces pouvaient créer les circonstances comme elles ont l’art d’en profiter, Raousset serait dans l’opinion un grand homme comme il l’est pour nous… N’est-on pas potentiellement un grand homme quand on a une grande âme, et d’ailleurs qui niera que le vainqueur d’Hermosillo n’ait agi ? Mais les circonstances ne se créent point. « Elles font le génie », disait un grand génie, qui s’est donné un démenti à lui-même en étant plus grand dans la défaite que dans la victoire. Frédéric de Prusse connaissait une majesté plus grande que la sienne : c’était Sa Majesté le hasard. Lisez cette histoire, belle jusqu’aux larmes ! Raousset, dans la conduite de ses plans, n’a commis ni faute d’attention, ni faute d’intelligence, ni faute de justice. Il a toujours été égal à lui-même. Après avoir merveilleusement commencé, il a tragiquement fini, d’une mort sublime, mais inutile. Il n’a pas réussi, parce qu’il n’a pas réussi ! Cette explication qui n’est que le pléonasme de l’ignorance, et que l’homme jette à l’événement lorsqu’il ne le comprend plus.

III §

Oui ! les faits de cette histoire sont beaux jusqu’aux larmes, et quand on les lit dans Raousset lui-même, ils doivent écraser tout autre historien. C’est la raison, sans doute, qui explique l’abandon familier de la notice d’Henry de la Madelène, lequel s’est contenté de nous raconter son héros dans un style rapide et quelquefois un peu saccadé, mais qui va de verve et rencontre çà et là des touches limpides. De la Madelène a de la facilité dans le talent. N’en aurait-il pas trop ?… Ce qu’il fallait à ce pauvre Raousset, qui n’aura qu’une médaille dans l’histoire, c’était au moins un bronze bien marqué. Il fallait appuyer patiemment, tendrement, longuement, pour les faire mieux voir, sur toutes les lignes de ce profil si fier, de cette tête ardente, énergique et fatale. De la Madelène s’est hâté. Avait-il peur d’être devancé dans son œuvre par quelque œuvre rivale ?… La biographie nous dévore, et une biographie comme celle du comte Gaston de Raousset-Boulbon, l’héroïsme des hommes n’en donne pas l’occasion tous les jours !

Quoi qu’il en soit, c’est une biographie à la manière des temps actuels bien plus qu’une vie historique composée, profonde et sévère. C’est plus un portefeuille ouvert, des documents très intéressants, souvent très pathétiques, répandus dans des pages aisées et volantes, que l’histoire du comte de Raousset comme l’imagination l’exige. Pour bien raconter cette brûlante existence, si vite foudroyée, il semble qu’on aurait besoin du sentiment du poète qui a écrit les poèmes les plus chers à l’imagination contemporaine. Il y a, en effet, quelque chose de byronien dans la destinée de Raousset ; mais il est plus beau, plus simple et plus pur que tous les héros de Byron. Il n’est point drapé comme eux. Il n’a ni le spleen de l’orgueil ni le cant du vice. Il n’est pas sombre et solitaire, — alone ! Il est cordial, il est sympathique. Il a une patrie, il aime mieux tout perdre, il aime mieux périr, que de se dénationaliser, comme le lui proposait le gouvernement mexicain. Il a bien sur le front un reflet de la féodalité qui n’est plus ! Il a bien la fierté romanesque des Conrad et des Lara ! Mais c’est un chrétien et non pas un giaour, un chrétien profond, resté tel dans les abîmes de son être, — dans le cours de son sang, — par-delà et par-dessous tous les doutes, toutes les mauvaises pensées, toutes les tentations du xixe siècle ; c’est un chrétien naïf de foi, qui écrit à son frère, avant de mourir comme il convient, disait-il, à un gentilhomme ; « Le curé de Guaymas sort d’ici : c’est un homme intelligent et doux, un homme comme il en faut pour adoucir ce qu’il y a de trop léonin et d’indompté en moi. Je suis à cette heure en capilla. Après demain matin, je verrai flamber la dernière capsule et brûler la dernière cartouche. Mes dernières heures ne devaient être que calmes, et, grâce à cet excellent prêtre, je vois qu’elles vont être douces. Mon cœur se rouvre aux idées religieuses de ma jeunesse, et je vais à la mort comme à une fête. Si le Père Deschamps était à Avignon, écris-lui de ma part, je suis sûr que tu le combleras de joie. Si les enfants tombaient quelque jour dans les idées ridiculement irréligieuses que j’ai eues quelquefois moi-même, fais-leur lire cette lettre et dis-leur que l’oncle Gaston qui, plein de vie, de force et de raison, est mort entre les mains d’un prêtre, était cependant un homme intrépide… » Comparez en beauté morale, et même en beauté dramatique, la mort de Raousset à celle de Lara, et vous verrez si la vérité historique n’est pas plus grande que l’invention du grand poète !

Ce qui vit, ce qui éclate, sourit, s’impatiente, ronge son frein, traverse tous les milieux, mais reste inaliénable chez Raousset, est un sentiment inconnu aux plus imposants héros de lord Byron : c’est le sentiment de l’honnête homme, c’est ce cœur de vieille roche d’où l’honneur jaillit comme une source ! Les brigands mexicains qui, de son vivant, osaient l’appeler « le Pirate » (et il faut dire que le gouvernement qui l’a tué a eu la pudeur, dans sa sentence de mort, de ne pas l’appeler de ce nom), les brigands mexicains savaient bien que, pour cacher leur perfidie, il était nécessaire de lui donner juste le nom qui calomniait sa loyauté. Mais qu’on lise ses admirables lettres, qu’on lise les notes qu’y a attachées de la Madelène, et l’on reconnaîtra que le fond du caractère de Raousset-Boulbon fut la probité, — une probité chevaleresque, immense, étendue sur toutes les relations de la vie. Il a préféré toujours l’intérêt des autres au sien propre. Il n’y a que son honneur qu’il ait mis au-dessus de ces intérêts ! Je l’ai dit : il pouvait être Clive ; il n’eût jamais été Hastings ! Il ne se fit envahisseur, il ne songea à être conquérant qu’à la dernière extrémité, quand on l’eut indignement trompé et que tout fût décidément perdu si le lion enfin ne s’éveillait pas ! Il ne conspira contre Santa-Anna que quand le général, comme il l’écrit lui-même, l’eut mis au nombre de ses ennemis : « Conspirer avec eux, m’unir à eux pour le renverser, c’est mon droit ! — ajoute-t-il. — La légation de France a été jouée comme moi par le général Santa-Anna. Or je ne suis pas de ceux qui plient sous une insulte… » Enfin, quand, pour la dernière fois, il courut aux armes, il vint partager le péril de ses compagnons encore plus que le leur prescrire, et il laissa le commandement qu’on lui décernait à ceux qui l’avaient, imprudence de générosité et de délicatesse qui fut peut-être sa seule faute, car le chef auquel il laissa le commandement se fit battre, et Raousset fut pris. Traduit devant un conseil de guerre, il ne chargea point ses compagnons, mais fut accusé et chargé par eux pour sauver leur vie, — plus tué par cela que par les balles, trahi par des amis, chose plus cruelle que d’être fusillé !

Toute cette partie de l’histoire du comte Gaston de Raousset est navrante et a l’intérêt passionné d’un roman magnifique et déchirant. Vus de cette hauteur, de ces cinq années passées à chercher une fortune pour la France et pour lui, les autres détails de cette biographie paraissent insignifiants, si attachants, si curieux qu’ils puissent être, et tant on est enlevé dans une sphère supérieure à ces détails ! Qu’importe, en effet, que Raousset fût un poète, lui qui fut cinq ans la Poésie, lui dont la moustache blonde faisait trembler les hommes du Mexique et rêver ses femmes, alors que les plus belles quittaient leurs mères pour venir sous sa tente et disaient de lui à leurs compatriotes irrités : « Si, quiero el conde, y lo quiero con amor ! » Qu’importe qu’il eût pu être comme nous, en travaillant, un écrivain, et gagner ainsi son morceau de pain et sa miette de gloire ! On a publié de lui un roman intitulé : Une conversion. Sa plus belle conversion fut de changer l’auteur en homme ; car il fut un homme, comme dit Shakespeare, et la Nature pourra s’en vanter ! Il fallait une époque comme la nôtre, un temps amoureux fou des mots, pour songer à introduire dans l’auréole sanglante du vainqueur d’Hermosillo et du condamné de Guaymas l’auréole, si pâle à côté, d’un talent littéraire réel, mais qui ne trouva sa sincérité et sa plénitude que dans les lettres où l’observateur politique, l’homme d’intuition et d’exécution, le lutteur contre la difficulté, dominent tout ! C’est toujours dans leurs correspondances qu’on doit chercher les hommes, même ceux qui, par état et nécessité, font des livres. Mais cela est surtout vrai des hommes d’action, qui crient sur le cœur d’un ami, dans leurs lettres, quand l’action impossible ou empêchée ne les révèle plus. Gaston de Raousset est tout dans sa correspondance. Il y est fulminant de talent, d’expression, — cent fois plus écrivain, dans sa spontanéité fougueuse, que ceux qui font métier, marchandise de littérature. Était-ce bien la peine de le chercher ailleurs ?… Aller le prendre dans les élucubrations risquées de sa jeunesse, quand toutes les jeunesses de ce temps écrivassier et uniforme ont la plume à la main, c’est peut-être trouver les vestiges d’un poète mort dans son germe, mais ce n’est pas toucher le vrai Gaston de Raousset-Boulbon.

Mais la Madelène, qui est de son temps, et de plus écrivain, n’a pu s’empêcher de découvrir ce petit côté de poésie et de phrase que le xixe siècle aime à choyer dans les plus mâles et les plus réels d’entre nous. Ce petit côté était dans Raousset. Il avait été poète, au sens littéraire syllabique du mot, comme il avait eu dix-huit ans. La Madelène cite quelques-uns de ses vers. Mais, pourquoi ne le dirions-nous pas ? ils ne dépassent pas le niveau poétique de tous ceux qui font des vers après en avoir lu beaucoup.

Dans les rouges haillons sur ses genoux drapés,
La vieille consulta les tarots fatidiques ;
Elle lut dans ma main les signes symboliques ;
Elle hocha la tête et puis elle me dit :
Ce n’est pas moi qui parle, écoute ! c’est l’esprit !
Enfant qui ne crois pas, écoute ! Quand ton heure
Plaintive aura sonné comme une voix qui pleure,
Lorsque tu sentiras plier ton front hardi,
Lorsque tu douteras si le ciel t’a maudit,
Enfant, rappelle-toi la sorcière espagnole !
Fortune, amis, jeunesse, amours, feuille qui vole
Et que le temps emporte et qu’il ne rend jamais,
Bientôt tu perdras tout ! Des jours que tu rêvais,
Des soleils appelés par ton âme ravie,
Peut-être les rayons luiront-ils sur ta vie ;
Peut-être vers le soir, lorsque la trahison,
La faim, la soif, le feu, le fer et le poison
Se seront émoussés sur ton corps et ton âme,
Alors si ton grand cœur n’a pas perdu sa flamme,
Si, mille fois trompé, tu conserves ta foi,
Si tu luttes encore… enfant, tu seras roi !
Peut-être ! mais, avant, ta tête qui s’incline
Aura longtemps saigné sous ton bandeau d’épine.
Tu souffriras ! Hélas ! chacun pourra te voir,
Comme la grappe mûre et jetée au pressoir,
Foulé par le destin…………………………
Tu souffriras ! Ton or glissera dans ta main,
Tu seras pauvre et seul, tu gagneras ton pain.
Tes jours seront mauvais sur la rive lointaine.
……………………………………………………
Reverras-tu jamais ton antique château
Et ton vieil écusson gravé sur le créneau ?
…………………… Loin, par-delà les flots,
Qui sait, qui pourra dire où blanchiront tes os ?
Est-ce la bête fauve ou la blanche colombe
Qui dans l’ombre des nuits visitera ta tombe ?…

On ne cite de tels vers que parce qu’ils s’appellent La Sorcière, — parce que cet homme qui a manqué un empire se promettait une royauté, — parce qu’il n’a pas revu son château et que nous savons à présent où ses os blanchissent… Macbeth pur, tué avant la couronne, et qui n’a sur les mains que son propre sang ! On a beaucoup remarqué aussi un couplet de chanson où le mot Qu’on me fusille ! rime à Camille ! Mais que seraient ces vers et ce couplet, sans cet écho réveillé d’un pressentiment sinistre qui revient les frapper et leur communique sa poésie !

Laissons ces bagatelles. La gloire de Raousset est plus haut. La Madelène est un biographe, c’est le soubassement de l’historien, et il a voulu nous tenir au courant de toute la vie de son héros, sachant l’intérêt qu’il inspire encore et cherchant à l’aviver par tous les moyens dont la biographie dispose. Il a pris Gaston de Raousset dès son enfance, — le petit loup, comme les paysans appelaient cet enfant à la tête fauve, dont la fierté sauvage s’adoucit, mais ne plia jamais. Il nous l’a montré fuyant le château maternel à la moindre contradiction, quittant la maison des Jésuites, qu’il aimait pourtant, parce qu’on avait voulu le faire mettre à genoux un jour de punition. À vingt ans de là il refusait encore de se mettre à genoux devant la mort ! mais il ne pouvait plus s’enfuir, et il ne l’aurait pas voulu ! Toute la vie de Raousset tient entre ces deux refus de se mettre à genoux, digne encadrure de son incoercible fierté !

Voilà qui valait mieux déjà que les vers de jeunesse qui, plus tard, devaient venir en cette tête plus poétique que poète. La véritable supériorité de Raousset est dans son caractère, et c’est ce qu’il faut surtout glorifier, car, au xixe siècle, c’est la volonté qui défaille, et les caractères sont infiniment plus rares que l’esprit. Comme la vie morale est au-dessus de la vie intellectuelle, les héros sont au-dessus des poètes, et Raousset était un héros. Il est mort jeune ; plaignons sa mère, mais ne le plaignons pas, lui ! La mort dans la jeunesse sied aux héros. Il s’est élancé dans le séjour des bienheureux du faîte de l’existence humaine, et il restera toujours jeune et fort dans la mémoire de la postérité, comme dit Goethe, si toutefois cette postérité doit avoir pour lui une mémoire. « En effet, — continue Goethe, — c’est dans la forme que l’homme avait en quittant la terre qu’il se promène parmi les ombres, et c’est ainsi qu’Achille se présente toujours à nous comme un jeune homme éternel. »

Charles Monselet §

I §

Les Oubliés et les Dédaignés [I].

Les Oubliés et les Dédaignés11 sont du moins de la littérature, et Charles Monselet est un talent d’un ordre fort distingué, et qui s’élèvera, nous en sommes sûrs, — qui s’est déjà élevé depuis qu’il a écrit ces livres. Mais lui, lui aussi, comme les de Goncourt, comme Capefigue, comme presque tous les écrivains actuels, il a été piqué de l’insecte du xviiie siècle, de la tarentule de cette poussière ! Il en porte la trace même dans son talent ; mais il guérira, à force de vitalité vraie. Seulement, puisse-t-il être assez fort pour en effacer la cicatrice ! Il a écrit autrefois M. de Cupidon. Aujourd’hui il publié Les Oubliés et les Dédaignés. C’est le bas-fond, le tréfonds et le troisième dessous du xviiie siècle. Après cela on ne peut plus creuser, la terre manque. On est à bout de médiocrité, d’efforts manqués, d’impuissances résignées ou de rages imbéciles, et nous espérons que la fosse infecte est vidée et qu’on n’y retournera plus !

Monselet a fermé l’abîme, et nous l’en félicitons. Comme les de Goncourt nous donnent les misères de l’âme et des sens, dans cette époque sans âme et sensuelle, Monselet nous donne les misères de l’intelligence. Après Arnould et la Camargo, quel matelas veut-on battre encore ?… Après Desforges, Gorgy, Dorvigny, la Moreney, Plancher-Valcour, Baculard d’Arnaud, Grimod de la Reynière, Cubières, Olympe de Gouges, le chevalier de la Molière, le chevalier de Mouhy, quel indigent, quel pauvre honteux ou effronté de la littérature du xviiie siècle, un curieux bienfaisant qui donne l’obole d’une biographie à des ombres peut-il évoquer ?

Monselet, qui doit aimer la supériorité et regarder par en haut, comme les têtes créées pour la lumière, s’est fait le Saint Vincent de Paul de tous les enfants perdus du xviiie siècle, et il en a fait inutilement des enfants trouvés. Il ne fondera pas d’établissements comme son saint et adorable devancier. Excepté Mercier et Linguet, dont il n’a pas assez longuement parlé, qui traînent aussi, dans cette peste de Jaffa de leur siècle, une pensée malade et aliénée, mais enfin une pensée, tous ces dédaignés et oubliés méritaient de l’être. Si le titre du livre est vrai, c’est une inconséquence. Ils méritaient le dédain et l’oubli. Monselet n’a pas appris son métier à la gloire. Et ne les plaignons pas, du reste ! Ils ne sont pas les plus malheureux de leur temps. Ils n’ont rien perdu à n’avoir point de renommée. Les plus malheureux du xviiie siècle ne seront pas ceux qu’on oublie, mais ceux que l’on n’oubliera pas !

II §

Portraits après décès [II-IV]

Je viens de faire une découverte. J’ai lu les Portraits après décès12 de Charles Monselet, et j’ai appris à le connaître, lui… — heureusement avant son décès !

Jusqu’ici, je ne le connaissais pas. Je connaissais l’homme sympathique, souriant, aimé de tout le monde, et dont chacun dit un peu trop camaradesquement « Monselet » tout court, dans ce café de mauvais ton qui s’appelle la Littérature. Je connaissais la vignette qui est partout, l’esprit joyeux et fin, le voluptueux embonpoint littéraire, le sensuel, le gourmand, le gourmet, — écrit ainsi et non comme cela : gourmé, car il ne l’est point, mais aimable au contraire, abandonné, facile, charmant, et, même quand il s’attendrit, toujours de la fantaisie la plus rose ! Je connaissais enfin le Monselet de la vieille note, agréable, mais monotone, que les violonistes de la publicité tiennent depuis si longtemps… et badaud, comme pas un ! Je croyais que c’était tout. Or, ceux qui ne disent et qui ne croient simplement que cela de Monselet, les dindenaudiers qui le répètent, les moutons du mot, race nombreuse ! qui sautent tous sur le même, à la queue les uns des autres, comme les moutons de Dindenaut sautaient dans la mer, vont, après le livre que voici, être encore plus attrapés que ces finauds de bal masqué qui disent aveuglément à toute femme en loup : « Je te connais, beau masque ! », avec des airs pénétrants ; car, du moins, s’ils ne savent que cela, ils savent qu’ils parlent à un masque, tandis que ceux qui croient connaître Monselet ne se doutent même pas qu’il puisse en être un… Dupes de cette opinion publique qui, une fois faite, ne se modifie pas, de cette sourde qui rabâche toujours la même chose et qu’on voudrait bien souvent, pour ce qu’elle dit, autant muette, ils ne se doutent pas, ils ne se sont jamais doutés que ce dîneur maintenant légendaire de Monselet, qui a lui-même — il faut bien le lui reprocher ! — travaillé de ses mains potelées à la réputation qu’on lui a faite, que ce Monsieur de Cupidon à l’esprit ailé et aux joues rebondies, ce sagittaire de la fourchette, tout cet éternel dessus de porte de salle à manger, pouvait bien, malgré tout, être une âme, — une âme aussi profonde qu’aucune des nôtres, et que sous ces lunettes qui rient, spirituelles comme des regards, il pût y avoir de ces larmes qui ne seraient plus des gouttes de champagne, remontées là, après souper ! Oui ! voilà ce que les plus forts et les plus sagaces d’entre nous ne savaient pas, ce que personne ne savait, ni moi non plus, et ce que ces Portraits après décès, ce nouveau livre et ce livre nouveau, m’ont appris.

Quand je dis : « moi non plus ! » j’avais bien cependant un doute, — mais un doute, un bébé de doute, gros comme rien ! Tenez ! un jour, — un soir plutôt, — à souper, — toujours le souper pour encadrure dans la vie ordinaire de Monselet ! — on le pria, si je m’en souviens bien, de nous dire des vers au dessert, et on s’attendait à quelque chose comme les Petites blanchisseuses ou toute autre gaîté un peu vive de cet esprit qui traite parfois la grâce comme lui-même… en la grisant, et qui lui fait faire… (voulez-vous que je dise : trop souvent ?… je le dirai si vous le voulez…) les petites s de l’indécence… Nous n’étions pas là — je dois le confesser — une ribambelle de bien grandes bégueules. La Pruderie, cette belle demoiselle pincée, n’était pas la maîtresse de la maison, et d’ailleurs il y avait autour de la table assez d’éventails pour cacher les embarras de tout le monde. C’était une vraie circonvallation d’éventails déployés, derrière chacun desquels je comptais régulièrement deux têtes qui s’avertissaient du regard comme on s’avertit du genou, — car il y a du genou dans le regard, à certaines heures ! — et on se disait : « C’est du Monselet que vous allez entendre, c’est-à-dire le xviiie siècle ressuscité ! » Le xviiie siècle ? Ah ! bien oui ! Qui fut, au bout de cinq minutes, bien étonné, sous les éventails ? L’historien de Grimod de la Reynière, le poète des Petites blanchisseuses, écouta sans doute plus sa pensée que la curiosité qu’il avait fait naître, et il se mit à nous dire des vers qui n’étaient pas ceux, je vous en réponds ! que nous attendions de sa Muse ; des vers qui n’étaient pas, certes ! le genre de vers pour lesquels on s’était presque accoté les uns aux autres afin de les mieux écouter et de mieux en jouir. Ceux qu’il nous dit semblaient saigner sous leur pastel lilas et rose ; c’étaient des vers qui ne pleuraient pas à force de rire, mais qui riaient… pour ne pas pleurer ! Ils étaient gais et poignants tout ensemble, amers et légers, et il les dit, ce rebondi à la face d’abbé de Lattaignant mêlé de Chaulieu, avec un accent inconnu à tous les abbés du xviiie siècle, — un accent d’Alfred de Musset étouffé ! En entendant une pareille chose, les épaules rapprochées s’espacèrent. Les yeux cachés passèrent hardiment par-dessus les éventails pour regarder le poète inconnu qui tout à coup venait d’apparaître. Les cœurs avaient reconnu le cri du cœur dans les éclats de la gaîté qui voulait le couvrir encore. Une âme qui se montrait faisait se montrer toutes les âmes ! Ce fut presque beau de gravité reprise, de pudeur revenue… Mais certainement Lamartine, qui n’était pas à ce souper, y aurait chanté une chanson à boire qu’on n’eût pas été plus surpris !

Eh bien, c’est cette sensation d’un seul soir que j’ai retrouvée, non plus à propos de quelques vers isolés et bientôt dits, mais à propos de beaucoup de pages de prose, à vingt places de ces Portraits après décès où la Critique peut constater des empreintes d’âme à renverser toutes les idées qu’on se fait de Monselet et de son talent ! L’homme, en effet, qui entre autres choses du présent volume, a écrit la grande et simple et superbe étude sur Chateaubriand, dans laquelle je rencontre des passages aussi surprenants par la gravité forte que par la profondeur de la mélancolie n’est plus, et de nature première ne saurait être uniquement ce poète léger du Plaisir et de l’Amour qui commença par les sensualités du cœur pour finir par les sensualités de l’estomac. Évidemment, il vaut mieux que cela. Ici se révèle, mêlée à ses qualités ordinaires, une supériorité de sensibilité et de sérieux qui ne s’était jamais produite, même dans les meilleures inspirations de Monselet, avec cette netteté, et qui nous a causé presque de la joie. Pourquoi ne pas le dire, puisqu’il est sauvé ? Je le croyais perdu… Ce poète qui n’avait jamais appuyé sur rien, pas même sur les lèvres et le cœur de sa maîtresse, et qui, s’épaississant, était devenu (Dieu lui pardonne !) un chansonnier du Caveau dans la langue lyrique du xixe siècle, cet esprit profondément honnête (sa seule profondeur, du moins je le pensais !), cet esprit que le xviiie siècle avait pu barbouiller de son abominable vermillon, mais qu’il n’avait pas pu pourrir, était cependant en train de cesser d’être délicat. Il avait appelé à lui l’ivresse, non l’ivresse des abbés du xviiie siècle et même celle des mousquetaires gris, mais la vilaine ivresse, celle du gin,

… Qui fait les fous,
Et du vin à quatre sous !

et les derniers vers gastronomiques de son recueil étaient des vers idolâtres « Au cochon ! », une plaisanterie dont ses amis riaient, c’est-à-dire tout le monde, mais dont moi seul je ne riais pas, car je sais trop que rien n’est impuni pour l’esprit qui se permet tout, et je connais la tyrannie d’une seule mauvaise pensée. Or bien, voilà que tout à coup le poète, qui n’est plus celui de l’Amour et du Plaisir, mais de la douleur, venue enfin, comme elle vient toujours, par la vie, s’est mêlé, en ce livre de Portraits, au critique de la réflexion, et tout cela dans une si heureuse mesure qu’on se demande maintenant si le Monselet du pâté de foie gras n’était pas un mythe… ou un mystificateur, qui nous jouait, avec sa gastronomie, une comédie littéraire, et qui avait mis, pour qu’on ne le fît pas trop souffrir, son cœur derrière son ventre, mais non dedans !

III §

J’ai signalé déjà le plus important de ces Portraits après décès, qui ne vont pas jusqu’à la douzaine et qui sont plutôt des têtes de médaillon que des portraits en buste, mais je ne peux m’empêcher d’y revenir. Le miniaturiste spirituel et fin, qui s’est tant amusé toute sa vie à nous pointiller des visages faits pour disparaître, et que le Temps indifférent devra effacer jusque de ses ivoires, à lui, Monselet, les plus soignés et les mieux peints, a compris que la miniature était chose trop petite pour contenir cette grande figure de Chateaubriand. Le ramasseur d’oubliés et de dédaignés, ensevelis pêle-mêle dans l’ombre des vieux murs en ruines de l’Histoire, et qui les prend dans son tombereau, a bien senti qu’il ne pouvait traiter le Génie et la Gloire comme l’infortune des petits talents malheureux. Digne par la proportion de son modèle, le portrait de Chateaubriand a donc été une toile à l’huile parmi les aquarelles de Monselet, et si vous ôtez quelques taches de goût, grandes comme des mouchetures sur une glace limpide13, vous avez là une pure et lumineuse peinture d’histoire littéraire dans laquelle le Monselet du xviiie siècle n’a eu absolument rien à faire ni rien à voir… On sait si le génie de Chateaubriand, à part même son christianisme, fut antipathique au xviiie siècle, et aujourd’hui que le xviiie siècle, mal mort, voudrait recommencer de vivre, Chateaubriand, moqué par Morellet et Chénier, a retrouvé dernièrement un nouveau Morellet dans Stendhal. Tous les Secs d’à présent, et Dieu sait si nous avons des Secs ! tous les Pauvres en littérature ont jeté, depuis quelque temps, à ce noble génie, abondant et luxueux, de Chateaubriand, un mépris sous lequel se cachent hypocritement toutes les bassesses de l’Envie. Mais Monselet, qui n’a aucune raison pour partager le mépris insolent de qui n’a rien pour qui a tout, n’est pas plus de ce moment du xixe siècle qu’il n’est du xviiie quand il s’agit de Chateaubriand ; et c’est là, je l’ai dit, mais il faut insister, ce qui lui fait une originalité inconnue. Il parle de Chateaubriand avec un accent presque émané de Chateaubriand lui-même, avec une mélancolie prise à la source de la sienne et qui n’a rien de la mièvrerie des tristesses de crème fouettée que je trouve dans les élégies de son recueil du Plaisir et de l’Amour, ni de celle-là, moins noble encore, qui pourrait venir de l’estomac de ce dîneur, abîmé (comme il dit) de champagne ; et ce sentiment, si étrange ici sous cette plume légère qui n’a jamais aspiré qu’à la gloire d’être de bonne humeur :

Entre les noms dont se contente,
Avec grand’peine, maint rimeur,
Il n’en est qu’un seul qui me tente :
Poète de la bonne humeur !

ce sentiment ne s’est pas épuisé dans le portrait de Chateaubriand, où il semblait comme une heureuse contagion de son génie. Je le retrouve en maint endroit de ces Portraits après décès, que la mort n’a pas seuls noircis. Je soupçonne que la vie, qui noircit aussi bien que la mort, y est pour quelque chose. Influence peut-être d’une phase nouvelle dans l’existence, qui mûrit le talent comme les fruits mûrissent, par l’accumulation des jours ! Monselet a été toujours sérieux, quand il n’a pas été triste, tout le long de ce volume, et je n’y ai guères compté qu’une anecdote vraiment gaie, et enlevée dans l’ancienne manière de l’auteur. C’est l’histoire des rapports de Balzac et de Lassailly. Excepté cela et l’analyse de Trialph, qui est Lassailly encore, ces Portraits après décès, où se rencontrent des fronts douloureux et presque égarés comme ceux de Gérard de Nerval et de Jean Journet, manquent de plaisanterie… Et si, comme en certains qui touchent à la caricature exquise, comme celui de M. de Jouy, — un petit chef-d’œuvre, — la bouche qui a tant aimé à rire s’y reprend encore, elle s’y reprend en deux fois, et je sens dans ce rire brisé, comme la corde d’un arc rompue, le commencement de l’amertume qui pourrait bien être le commencement de la sagesse… La caractéristique du talent de M. de Jouy par le carrick de l’Empire, ce carrick qui reparaît tous les cinquante ans, taillé d’une autre façon, mais absolument sur le dos du même homme, cette fatale et éternelle perruque qu’a tout front et qui fait, hélas ! bien souvent tout le pauvre et éclatant succès de la tête qui est dessous, si ce sont des gaîtés sont des gaîtés sombres, qui sont d’autant plus sombres qu’elles touchent de plus près à la vérité…

IV §

Il y a dans Shakespeare un railleur aimable, — pas si littéraire peut-être, — mais, ma foi ! aussi gai que Monselet dans sa jeunesse, dans ce magnifique temps bleu des premiers jours de la vie où tout est gai, chante et rit, même les fossoyeurs ! C’est justement le fossoyeur d’Hamlet, — un aimable et solide garçon, un good fellow s’il en fut oncques, et qui en vieillissant a continué de plaisanter, mais à la plaisanterie duquel l’habitude de creuser des trous dans la terre et d’y mettre ou d’en ôter des morts a donné une profondeur et un caractère très particuliers, mais puissants… Eh bien, est-ce que le temps du rieur d’Hamlet, de ce creuseur de fosses qui voit toutes les espèces de creux, serait arrivé pour Monselet, ce travailleur aussi après décès, comme le fossoyeur de Shakespeare ? Pour mon compte, je le souhaiterais, et aussi pour Monselet, pour Monselet que je ne croyais que spirituel, et à qui j’ai vu dans ce livre poindre une âme ! Si cela était, nous y gagnerions tous, lui, du talent, et nous, des œuvres. Charles Monselet, de la charmante famille des esprits légers, — des puissants et magnétiques impondérables dans l’ordre intellectuel, — a le bonheur d’être de ceux-là que les pédants haïssent ; mais il doit savoir à présent, et son livre le prouve peut-être, qu’il y a un autre rire que celui du Faune dans les bois, du Bacchant à souper et du Parisien dans les farces, et que c’est sur ce rire-là que nous comptons désormais pour la seconde moitié de sa vie et l’honneur de sa renommée !

Notre critique et la leur §

La critique n’existe point en France, à cette heure du xixe siècle. Des critiques, il y en a, sans doute, — et peut-être y en a-t-il trop, — mais de la critique, dans le pur et noble sens du mot, on en cherche en vain ; il n’y en a pas. Nous dirons pourquoi tout à l’heure ; mais nous commençons par l’affirmer, sans craindre qu’on le nie ou qu’on le conteste : la critique vraie, — sympathique et sévère, — qui s’adresse au public de tous les lieux et de tous les temps, et non plus au petit public du carrefour ou du quart d’heure ; la critique, ce symbole d’ordre universel, est complètement étrangère à notre temps de mœurs lâches et d’individualités mesquines. Qu’on prenne les journaux et les livres, — et les livres, au train dont nous allons, ne seront bientôt plus que des journaux accumulés, si de fortes œuvres de méditation et d’haleine ne viennent pas les arracher à la juste indifférence qu’ils inspirent, — qu’on prenne les journaux et les livres et qu’on cherche dans les uns et dans les autres cette critique nécessaire à la vie des littératures, et l’on verra si la notion même n’en périclite pas !

La preuve d’un tel fait n’est qu’une question de statistique. Les journaux qui règnent à Paris, et qui prétendent donner le mot d’ordre à tous les autres journaux de France sur ce qu’ils appellent les progrès de l’esprit humain, ne sont pas très nombreux. On peut les compter. Ils sont plus confus par leurs idées que par leur nombre, qui ne monte guères qu’à une dizaine, en comptant parmi eux deux revues ayant, comme on dit, pignon sur rue, et dont la place se voit au soleil. Le reste, feuilles éphémères, qui naissent un jour pour mourir l’autre, menu fretin de l’anarchie intellectuelle qui nous ronge, littérature d’étudiants qui n’étudient pas, appartient « à la sainte Bohème », comme dit Théodore de Banville. Cela ne se voit pas, quoique cela se sente, semblable aux insectes imperceptibles dont on ne soupçonne l’existence que quand le mal qu’ils font obscurément est accompli !

Eh bien, pour commencer par les revues, qui restent plus longtemps que les autres journaux sous l’œil du public et dont la gravité et les développements touchent au livre, la Revue des Deux Mondes et la Revue Contemporaine, ces deux solitaires, nous offrent-elles le modèle et l’exemple de la critique que nous cherchons ? Ce sont des recueils littéraires dont on peut apprécier diversement les mérites ; mais la critique est-elle entrée pour quelque chose dans le but de leur institution ? Toutes les deux ne furent-elles pas fondées dans des intérêts et dans des vues fort différents de ceux-là qui nous préoccupent aujourd’hui ?… La Revue des Deux Mondes, la plus ancienne en date, qui a été pendant vingt-cinq ans la porte cochère de tous les genres d’écrivains, depuis madame Sand jusqu’à Cousin, et depuis Cousin jusqu’à Veuillot, la Revue des Deux Mondes, ce tourne-bride du monde tout entier, dans lequel il s’est trouvé des gens de talent, mais avec d’autres, a vécu dans les grasses et tranquilles conditions d’un établissement d’hospitalité littéraire et de philosophique impartialité.

Elle n’était pas, elle ne pouvait pas être un journal de critique, c’est-à-dire de direction et d’enseignement ; car la première nécessité de l’enseignement, c’est l’unité dans la doctrine et l’autorité qui ressort toujours de cette unité fermement maintenue. Or, l’unité de la Revue des Deux Mondes, c’est l’unité du bric-à-brac. La Revue des Deux Mondes emmagasinait les choses les plus contrastantes et les plus disparates. C’est un bazar excessivement varié, où l’on trouve de tout, même de la politique de rechange dans cette chronique qui, pour ne pas mentir à son nom, a suivi les ondulations des ministères pendant dix-huit ans ! Il y avait là et il y a toujours des voyages dans le nord ou le sud de l’Amérique, des dissertations sur les nègres, des recherches sur les sources du Nil, de l’astronomie et des nouvelles. Il y eut aussi du succès, et ce fut ce succès immobilisé, passé à l’état de pagode, qui donna à la Revue Contemporaine l’envie naturelle d’exister et de s’établir sur un plan qui avait si bien réussi. Il faut donc le dire, la Revue Contemporaine n’a pas d’autre raison d’être que la Revue des Deux Mondes ; aussi lui répercute-t-elle son image avec la plus exacte fidélité. Toutes les deux sont identiques de fond, de forme et de travaux. Rien ne les sépare, que la Seine. La Revue Contemporaine est la Revue des Deux Mondes de la rive droite. La Revue des Deux Mondes est la Revue Contemporaine de la rive gauche. Quand on a dit cela, on a tout dit, et l’univers est renseigné !

Mais la critique ?… où la voyons-nous dans ces revues où passent les uns après les autres des gens d’esprit, des gens de science, des gens d’infiniment d’agrément, qui viennent tous déballer leurs petites curiosités devant le public, lequel se plaît à ces différents déballages ? La critique, la critique qui dise d’où elle vient et où elle va, la critique qui se réclame d’un principe moral plus haut qu’elle, il n’y a pas plus de cette critique-là à la Revue des Deux Mondes, veuve de Gustave Planche, qu’à la Revue Contemporaine, qui n’a plus besoin de se chercher un Gustave Planche puisque la Revue des Deux Mondes a perdu le sien. Or, même du temps de Gustave Planche, la Revue des Deux Mondes n’avait pas de critique. Elle avait un critique, comme chaque journal a le sien. Certes ! ce n’est pas la fonction qui manque au titulaire ; c’est plus souvent ce titulaire qui manque à la fonction. Gustave Planche aurait pu, si Dieu l’avait permis, être un homme d’esprit, comme Janin par exemple ; mais il ne l’était pas. C’était un bon sens très guindé dans une tête excessivement aride, un homme né podagre du cerveau, travaillé par une infécondité infiniment douloureuse, moins heureux tout le temps qu’il vécut que le lion de Milton, auquel il ne ressemblait pas, lequel finit par tirer sa croupe du chaos ; car il ne put jamais, lui, se dépêtrer des embarras obstinés de sa pensée, du vague des mots et du vide des choses au fond desquels il est mort plongé.

En effet, l’esthétique de Gustave Planche, qui l’a sue ?… Où a-t-elle nettement rayonné ? Lui, le doctrinaire de la critique, quelle fut sa doctrine ? en avait-il une ? à quelle loi supérieure remontait-il pour reconnaître toujours, à coup sûr, la beauté dégradée de ce monde, cet art puisqu’il a parlé des choses de l’art encore plus que des choses littéraires — qui se rêve dans le cerveau grec, mais qui se sent dans le cœur chrétien ?… Voyageur à travers les musées et les ateliers, il venait raconter ses impressions de voyage à la Revue des Deux Mondes, comme d’autres y revenaient du Groenland ou de Nubie raconter les leurs. Individualité pédante, qui n’a que l’empirisme de la science, qui raconte ses impressions comme si c’était la règle suprême de la beauté, et qui les raconte sans légèreté, sans bonhomie et sans grâce ! Lessing avorté, qui n’eût pas pensé une ligne du Nathan ni écrit une page du Laocoon, qui domina, non ! mais tracassa la littérature de son temps, en raison de son infirmité même. Potens quia infirmior !

II §

Tel, en deux mots, fut Gustave Planche. C’était un critique, — un des maçons de cette Babel qu’on appelle la critique en France, — mais il n’avait pas de critique au fond, pas plus que la revue magazine à laquelle il appartenait, pas plus que les autres journaux d’une époque qui, si elle continue, sera tristement remarquable dans l’histoire par l’indigence des doctrines générales et des principes absolus.

Construits autrement que les deux revues sosies l’une de l’autre dont nous venons de parler, les journaux sont-ils l’expression de la critique comme nous la concevons, impersonnelle et autoritaire, qui n’est ni d’un parti, ni d’une coterie, ni d’une boutique ?… S’élèvent-ils, dans leur jugement des choses littéraires, au-dessus des impressions plus ou moins piquantes de quelque individualité qui chante son air comme sur un théâtre, et qui s’en va, en faisant gros dos, quand l’air est chanté ?…

Est-ce de la critique, par exemple, que le feuilleton de Janin ? Car il n’y a guère qu’un feuilletoniste en France, et, il faut bien le dire, c’est Janin. Les autres, très nombreux, gens d’esprit, de talent, — et il y en a même peut-être un ou deux qui ont plus de talent que Janin, — ont été engendrés et mis au monde par ce Brahma bramant du feuilleton. Les uns sont sortis de son bonnet de nuit et les autres de ses pantoufles. Mais qu’importe leur voie de transport dans ce monde ? Ils lui appartiennent. Ils sont sortis de lui. Comme lui, ils mettent tous leur orgueil et leur gloire à refaire le premier feuilleton qu’il écrivit il y a trente ans. Or, ce feuilleton est-il de la critique ?… Est-il autre chose qu’une causerie ? — et une causerie, hélas ! à ventre trop déboutonné, sur tous les sujets qu’il lui plaît de frôler ? Est-il autre chose qu’un brillant qui badine au doigt d’une main familière et potelée ? Ah ! il s’agit bien de théâtre pour Janin ! Il s’agit de vous faire un petit conte, et il vous le fait, ce petit conte, et vous le trouvez si joli, si facile, — trop facile, — si gai parfois, — et la gaîté est un terrain où toutes les portées se rencontrent ! — que vous vous en déclarez satisfait, mais que vous n’avez, au lieu d’un jugement délibéré et déterminé sur une œuvre, que le contrecoup d’une sensation.

Le succès de Janin, individuel comme son époque, a tenté toutes les individualités d’esprit qui sont les moutons de Dindenaut en France. Elles ne se sont pas demandé si elles avaient, pour réussir comme lui, les qualités spontanées ou imitées de Janin, lequel a l’art de débrailler Diderot, si débraillé déjà, et de mettre du petit pot à la pâleur anglaise de Sterne, — cette belle pâleur qui crache du sang ! — et aussitôt toutes, voletant, se culbutant, comme les alouettes de La Fontaine, elles ont voulu dire aussi leur petit conte, et elles l’ont dit. Elles le disent toujours ; elles ne disent que cela. C’est à faire dormir debout que tous ces contes, et malheureusement nous ne dormons pas ! Le feuilleton n’est donc plus aujourd’hui qu’une ribambelle de vieilles histoires, imitées de Janin, — quand il n’est pas un daguerréotype d’après Théophile Gautier. En effet, pour être juste, Gautier est le seul des critiques actuels de théâtre qui ne ressorte pas directement de Janin, et qui ait, à côté de la sienne, son école. Seulement, cette école ne fait pas plus de critique que l’autre ; elle ne cherche qu’une occasion de décrire, comme l’autre une occasion de raconter.

III §

Mais le feuilleton n’est pas toute la critique. À côté du théâtre, il y a les livres, les livres, dont le meilleur fait moins de bruit que la plus mauvaise de toutes les pièces, car c’est encore un des caractères de ce temps contre lesquels nous voulons réagir que la gloire facile du théâtre, que cette préoccupation des spectacles qui matérialisent tous, plus ou moins, la pensée des peuples.

Eh bien, dans cette spécialité des journaux qu’on appelle le compte rendu littéraire, le mal est plus grand qu’au feuilleton même ! Au feuilleton, nous l’avons déjà dit, la critique n’est pas. Ici, elle n’est pas davantage. De plus, nous avons l’anarchie. L’examen littéraire se partageant entre plusieurs plumes, dans ce cantonnement mobile de la Variété qui devrait être une forteresse et qui n’est qu’une place publique, nous avons, sur le talent des mêmes hommes et la tendance et la portée des mêmes ouvrages, les appréciations les plus contradictoires. Où l’un a blâmé, l’autre a admiré. C’est le sic et non perpétuel, mais l’Abélard, c’est le journal, auquel on retranche sa dignité !

Parmi les critiques qui se font ainsi palinodie les uns aux autres, il y en a, les uns d’un talent qui promet, les autres d’un talent qui donne ; mais ce qu’ils promettent ou ce qu’ils tiennent n’est certainement jamais de la critique comme nous l’entendons.

Sainte-Beuve, par exemple, qui donne depuis si longtemps et qui n’a pas tout donné, car il recommence tous les jours le miracle des roses littéraires, Sainte-Beuve, d’une morbidesse de touche exquise, et qui serait le plus profond des critiques si son talent, comme le coton filé trop fin, ne cassait pas en entrant dans la profondeur, n’a point de critique, avec les qualités les plus sensibles du critique, parce qu’il n’a point de doctrine. On le résume en deux mots : Anecdotes et détails !

Pontmartin, à son tour, qui se croit, entre amis, un Sainte-Beuve chrétien, — qui est bien chrétien, mais qui n’est pas Sainte-Beuve, — aurait, lui, en sa qualité de chrétien, une doctrine… s’il savait fermement s’en servir. Oui ! Pontmartin, lequel est un mixte négatif, qui n’est pas tout à fait Gustave Planche et qui n’est pas tout à fait Janin, composé de deux choses qui sont deux reflets : un peu de rose qui n’est qu’une nuance, et beaucoup de gris qui est à peine une couleur, aurait cependant, dans l’appréciation des œuvres littéraires et de leur moralité, le bénéfice des idées chrétiennes et la facile supériorité qu’elles donnent à tous les genres d’esprit, si les partis et les relations, la politique et la politesse, n’infirmaient jusqu’à sa raison. Pontmartin a résolu le problème de Jean-Paul. Il fait tenir tout son esprit sur une carte de visite. C’est trop peu. La critique a besoin de plus de largeur, Pontmartin est de son époque. Dans les journaux, ne sait-on pas de reste que les relations de la vie l’emportent sur les intérêts de la vérité ? Les poignées de main y étouffent la conscience. Hélas ! nous portons tous plus ou moins la chaîne de quelque indigne camaraderie ; mais nous devons savoir la briser lorsque nous prétendons à l’honneur de rendre la justice littéraire. Malheureusement, nous ne la brisons pas toujours, et c’est ainsi que, les défaillances du caractère s’ajoutant au scepticisme de l’esprit, la critique non seulement n’existe pas, du fait même de ceux qui l’exercent, mais elle devient impossible.

IV §

Sera-t-elle possible en nos mains, à nous ?… Voilà la question que nous n’agitons pas aujourd’hui… Le Réveil est fondé pour y répondre, et il y répondra. Est-ce une présomption par trop forte, de la part de quelques esprits qui aiment la vérité, que de vouloir la dire à tout le monde sur les choses de la littérature, délaissées depuis longtemps parce que l’esprit de vérité ne les anime plus ? Nous voulons la dire simplement, nettement, distinctement, sans brusquerie et sans tapage.

Nous ne sommes ni les raffinés ni les bravaches de la vérité Nous ne voudrions même pas être ses bourrus bienfaisants. Mais enfin nous ne nous fondons pas aujourd’hui pour faire des madrigaux aux imbéciles et de très humbles baise mains à l’erreur. Nous n’ignorons pas que toute critique littéraire, pour être digne de ce nom, doit traverser l’œuvre et aller jusqu’à l’homme. Nous sommes résignés à aller jusque-là.

Chateaubriand disait un jour : « Pour que la France soit gouvernée, il suffit de quatre hommes et d’un caporal dans chaque localité. » Ce sont ces quatre hommes et ce caporal que nous voulons donner à la littérature.

Nous nous efforcerons de la faire rentrer dans sa double tradition morale et historique. La littérature d’une nation renferme toutes ses idées religieuses et politiques, quoiqu’elle ne prenne pas de brevet pour les exposer. Que l’on sache donc ce que nous sommes ! Ce sera bientôt dit.

En religion, nous tenons pour l’Église ; en politique, pour la monarchie ; en littérature, pour la grande tradition du siècle de Louis XIV. Unité et autorité ! Nous ne répudions aucun de nos héritages, et ne faisons de guerre qu’aux bâtards. Et encore nous ne faisons pas la guerre : nous faisons des dénombrements et des discernements, voilà tout. Nous n’avons pas assez servi, puisque nous naissons, pour mériter des armoiries ; mais, si notre critique se choisissait un symbole, elle prendrait la balance, le glaive et la croix.

Les dîners littéraires §

I §

Si les livres que l’on publie aujourd’hui sont, à bien peu d’exceptions près, des productions assez tristes et assez maussades, — comme, du reste, les gens malades, malsains ou mal faits le sont presque toujours, — la littérature, mère de ces livres, n’en vient pas moins d’écrire une des pages les plus gaies du siècle. Cette page unique et exhilarante, qui embarrassera peut-être les professeurs d’Athénée de l’avenir, si dans les athénées ou les cours publics les bons vivants ne remplacent pas les gens graves, s’appellera « les Dîners littéraires du xixe siècle » ; et elle formera, dans l’histoire des lettres de ce temps, la contrepartie de la page célèbre des banquets dans l’histoire politique, moins pourtant une révolution.

Nulle révolution, en effet, n’est encore sortie de ces dîners, vaillamment fondés dans un but d’excitation à la révolte contre la bêtise contemporaine, et pour ressusciter, dans sa jolie gloire, ce qu’on appelait autrefois l’esprit français.

Une autre différence encore qu’il faut noter entre ces dîners, dont probablement un 1858 ne sortira pas, et les banquets dont 1848 est sorti, c’est que les dîneurs intellectuels d’aujourd’hui ont sur les orateurs politiques d’autrefois l’avantage d’être beaucoup moins longs, puisqu’ils ne sont tenus qu’à un mot. Un mot et dix francs ! voilà tout le contingent obligatoire auquel sont tenus ces hommes, modestes par l’offrande, mais immenses par le dévouement, qui, de présent, se donnent la fonction de dîner chez Véfour pour ranimer, dans leurs personnes, l’esprit français, manifestement défaillant.

II §

Certes ! c’est là un singulier spectacle, une bonne bouffonnerie de haute graisse, comme dirait Rabelais. On en peut tout d’abord sourire ou rire, sans malice, comme ont fait beaucoup de gens bienveillants et doux, lesquels n’ont pas manqué de dire : « Eh ! pourquoi des gens de talent et d’esprit, fatigués d’écrire, appesantis, ne dîneraient-ils pas ensemble, pour se donner le ton qu’ils n’ont plus ? Pourquoi la fleur de la littérature et des arts, lorsqu’elle se trouve desséchée et languissante, ne s’arroserait-elle pas un peu ?… » Et nous-même nous nous serions surpris à dire comme les gens bienveillants et doux, si l’exorbitante prétention de ces repas, encore inconnus jusqu’ici et inattendus en littérature, n’attestait clairement deux ou trois choses qui ôtent le rire des lèvres et que notre devoir est simplement de signaler.

III §

Et la première, c’est la mort de l’esprit en France, ou du moins sa longue léthargie, pour parler comme ceux-là qui s’imaginent qu’en se cotisant d’un bon mot tous les mois, — ce qui n’est pas ruineux, — ils vont tout à l’heure le ressusciter et l’envoyer jouer à la fossette, comme le petit garçon de Sganarelle. De leur aveu, et c’est le nôtre aussi, l’esprit français n’est plus qu’une tradition perdue. Gauchie dans ses voies, mise hors des règles, qui sont la force, et hors des idées morales, qui sont l’honneur, la littérature de l’individualisme et de l’indépendance a tué l’esprit, qui, comme la mousse des vins pétillants, est toujours le résultat d’une compression.

Le Romantisme, qui n’eut jamais de gens d’esprit à son service (il n’eut que des gens de talent), le Réalisme, qui n’a ni les uns ni les autres, le Réalisme qui est le Romantisme du ruisseau lorsque le ruisseau n’est pas pur, sont deux faits d’ordre littéraire également mortels à plus d’une faculté de l’intelligence, et qui doivent, dans un temps donné, ruiner l’intelligence tout entière. Mais que nous le disions, nous, ici, que nous disions tristement, car c’est une chose fort triste, que l’intelligence de tout un pays est en danger de s’atrophier sous les sensations dont on l’enivre depuis trente années, et que déjà ce qu’il y avait dans cette intelligence de plus charmant, de plus fin et de plus sonore, — l’esprit, ce chant et ce coup de bec du colibri ! — n’existe plus, on verra sur-le-champ s’élever contre nous une insurrection d’amours-propres, tout autant que quand nous disons que la critique n’existe pas en France et que nous le prouvons, de la plus humble manière, par de la statistique et des faits.

Et, au contraire, qu’un homme qui voit juste en cela le dise comme nous, — mais que, pour mieux l’affirmer, il établisse une fondation de post-obit, une espèce de repas des funérailles comme les Écossais en font à la mort de leurs parents, le tout, dit-il, en se moquant un peu de nous, pour ressusciter le défunt, ce qui serait un miracle auquel ne croient pas les Écossais, ni lui non plus, tous les gens d’esprit de France et de Navarre qui l’entendent, cette redoutable impertinence, ne s’insurgent ni ne se gendarment, et disent même, en approuvant : « Tiens, c’est une idée ! » D’où vient cette différence ? Ah ! toute la différence de cet accueil vient de la gimblette. Nous, nous ne fondons pas de dîner, nous ne donnons pas le gâteau de miel à Cerbère, qui n’a pas trois gueules pour ne rien manger. Nous ne sacrifions point aux Grâces hospitalières. Nous nous appelons le Réveil ! — non le Réveillon !

IV §

Mais ceci — qu’on y prenne bien garde ! — n’est pas un simple fait à plus ou moins de drolatique physionomie. C’est un signe du temps. Le fondateur des Dîners littéraires, à bon mot et à dix francs, n’est pas seulement un professeur d’hygiène intellectuelle aussi simple que cet ivrogne de Sheridan, qui disait : « Quand la pensée est lente à venir, un verre de bon vin la stimule, et quand elle est venue, un verre de vin la récompense », c’est un homme plus profond que cela : il connaît son temps et sait jouer du vice de son temps. C’est un homme d’esprit, qui sait ce qu’il veut faire et qui réussit. Ce n’est pas lui que nous blâmons. Le matérialisme a tout envahi. Il se sert du matérialisme, dans des intérêts… spirituels. C’est bien. Il a tout calculé et tout prévu. C’est le Machiavel de la Table Ronde. Pour lui, c’était un coup d’État… ou d’éclat, de ranger autour de sa personne toute la littérature, — foule de satellites dont il serait le soleil ! — sous prétexte que l’esprit français ne bougeait plus et qu’il fallait le ranimer par des expériences culinaires, faites sur le vif des gens de lettres de tous les étages. Il s’est dit qu’aucune dissidence d’opinion, aucune répugnance, aucune animosité, aucune hauteur de caractère ne tiendrait contre le charme d’un dîner galvanisateur, et il a eu raison. Excepté Scribe, qui a répondu : Non ! avec une énergie qui n’est pas de rigueur au vaudeville, la plus grande partie de la littérature est venue à ce dîner de Lucullus chez Lucullus, puisque chacun payait son écot, et, lorsqu’elle n’est pas venue, elle a écrit, pour s’excuser, des lettres qu’on publiait, — ce qui était une manière d’y venir encore, — des lettres presque aussi travaillées, aussi brossées, aussi époussetées que les mots qu’elle y apportait… dans ses agendas !

V §

Eh bien, oui ! c’est là un spectacle qui appartient exclusivement au xixe siècle. Avant cette époque de jouissances physiques, de facilité à vivre tous ensemble, coude à coude, dans la communauté de la monarchie, et à faire un tas de toutes les individualités, rien de pareil ne s’était vu. Des dîners littéraires ! Nous avons bien lu quelque part qu’autrefois on avait soupé ou dîné à Auteuil, entre gens de lettres et de génie, et qu’au dessert chacun disait des vers, qui se sont trouvés des chefs-d’œuvre retentissants et immortels !

Intimités, confidences d’amis qui s’estiment, paix et mystère à la table de leur foyer, qu’y eut-il là qu’on puisse comparer aux agapes littéraires d’aujourd’hui ?… La postérité n’eût rien su de ces repas friands et voilés, entre quelques grands et charmants esprits, si la main toute-puissante et indiscrète de la gloire n’avait écarté le discret rideau qu’ils avaient su tirer sur eux. Encore une fois, quel rapport y aurait-il là entre ces dînettes du génie chez soi et les gros bataillons de toute une littérature s’attablant bruyamment dans un phalanstère de cuisine attrayante, et consommant matériellement, non les perles de Cléopâtre, mais dix francs, pour produire intellectuellement d’autres perles et relever victorieusement l’esprit français sur la pointe de leurs fourchettes !

Laissons à César ce qui est à César. Une telle nouveauté dans les lettres décorera et caractérisera la littérature du xixe siècle. Nos enfants liront dans nos annales que cette littérature périssait, qu’elle se sentait périr avec angoisse, mais qu’un homme décidé en organisa le sauvetage par des dîners qui n’étaient pas chers.

VI §

Mais est-elle sauvée ? Sera-t-elle sauvée ? Voilà la question. Voilà ce qu’il importe, à nous critiques, de connaître ! Nous ne disons pas que le résultat intellectuel est le premier de tous. Nous ne le croyons pas ; il n’est que le second. Ce qui passe avant, c’est la fierté, c’est la pureté, c’est la hauteur morale de la vie. Mais enfin, nous le demandons, ces dîners, entrepris dans un but un peu coquet, peut-être un peu fat, de dévouement à l’esprit français, ont-ils abouti… littérairement ? Puisque nous sortons de Cabanis, qui a fait un livre de l’influence du physique sur le moral de l’homme ; puisque c’est la plus puissante inspiration du cerveau de ce temps qu’une bonne digestion stimulée ; puisque nous appliquons en grand la doctrine de Broussais, que l’homme tout entier n’est qu’un tube ouvert aux deux bouts, nous demandons le résultat cérébral du dîner et de la doctrine. Quelle œuvre ou quel fragment d’œuvre a jailli de cette serre chaude d’un dessert entre gens de bonne humeur et qui se conviennent ? L’expérience est-elle manquée définitivement, ou doit-elle continuer ? N’y a-t-il plus d’espérance ?

Les dîners pour le réveil de l’esprit français seront-ils moins heureux que les dîners du Caveau, qui ne réveillèrent pas non plus la gaîté française, mais qui, du moins, produisirent par mois leur ration de chansons lugubres ; car nous ne savons rien de plus triste que ces flons-flons païens, bachiques et grivois, enfantés par des têtes maniaques dans l’ivresse. Des croque-morts chrétiens seraient plus gais ! Seulement les dîneurs du Caveau n’étaient, après tout, qu’une spécialité littéraire, tandis que les dîneurs de Véfour sont toutes les assises de la littérature ; et si rien ne sort de là après le dîner, faudra-t-il souper encore, et déjeuner peut-être le lendemain ?

À ce compte-là, ce n’est pas l’esprit qui y gagnerait, mais le restaurant !

Ce qui est certain, c’est que rien ne peut faire croire encore au résultat qu’on avait obtenu. Le journal, moniteur officiel du buffet de ces dîners, spiritualisés par le motif, ne nous a encore donné que le plan géométrique de la table, le nom des convives et leurs places, — plus deux à trois bons mots de quelques-uns de ces messieurs. Rari manducantes pro gurgite vasto ! Évidemment, ce n’est point assez. Nous sommes persuadés qu’une fois les convives échauffés les uns par les autres les dîners littéraires seraient bien plus spirituels que leur petit mot de rigueur. Eh bien, nous votons pour qu’on puisse les entendre et qu’ils dînent en public, — comme autrefois le Roi !

L’idolâtrie au théâtre §

De l’idolâtrie au théâtre [I-III].

I §

Un feuilletoniste célèbre disait dernièrement, à propos de je ne sais quelle actrice qui avait bien exécuté un air, que l’enthousiasme avait soulevé la salle et que la chanteuse était allée aux étoiles : alle stelle !

La plume qui écrivait cela est à la vérité une plume italienne, quoique très compétente en français, et elle se servait de l’expression de son pays, où les chanteurs et les gens de théâtre sont regardés comme les premiers des hommes. Or, chez nous aussi ils tendent à le devenir, comme en Italie, et la critique dramatique tout entière, par le ton qu’elle prend en parlant du moindre comédien, pousse à ce lamentable résultat. Le mot « aux étoiles » n’est donc pas l’hyperbole d’un écrivain isolé ; il est dans le style ordinaire de la critique et l’expression exacte d’une situation.

Ils vont en effet aux étoiles, les gens de théâtre, ou plutôt ils n’en descendent plus. Le public et la critique les y mettent également ; mais c’est la critique qui crée dans le public enivré cette prodigieuse idolâtrie. Plus coupable que le public, parce qu’elle devrait le diriger et le conduire, la critique de théâtre a fait au comédien, et surtout à la comédienne, une position exceptionnelle, anarchique et folle, à ne voir même que le théâtre et les intérêts de l’art dramatique ; car, si l’on place dans le ciel le simple interprète d’une œuvre de talent ou de génie, où placera-t-on celui qui l’a faite ?… Si Talma et Rachel sont tout, Corneille n’est plus rien.

Et comme tout se tient dans les sociétés, dans les idées et dans le langage, et que le désordre introduit quelque part amène le désordre partout, si les comédiens des sociétés modernes et chrétiennes sont mis là où la bassesse romaine et païenne mettait avant leur mort les empereurs, sous qui elle tremblait, où ces sociétés mettront-elles leurs vrais grands hommes, — ceux qui honorent, éclairent et servent la patrie, et, quand il le faut, meurent pour elle ?… Où mettront-elles, par exemple, leurs grands généraux, leurs prêtres saints, leurs juges intègres, tous ceux enfin qui sont bien plus qu’un grand génie, parce qu’ils pratiquent de grandes vertus ?…

Elles ne les mettront plus nulle part. Elles deviendront indifférentes au service rendu, à la fonction exercée, au mérite obscur, au dévouement d’autant plus sublime qu’il est plus caché. Toutes les notions seront confondues ; mais, ne vous y trompez pas ! le renversement dans l’admiration touche de près à l’ingratitude, — et les peuples ne sont vraiment plus reconnaissants pour leurs grands hommes le jour qu’ils s’avisent de dresser de tels panthéons à leurs amuseurs !

II §

Tel est pourtant l’avenir très prochain qui nous menace, si la voix de la raison ne vient nous tirer de l’ivresse où nous ont plongés de si misérables enseignements. Il faut que la critique le sache : en exaltant le comédien comme elle le fait depuis trente ans, en quintuplant son importance, en s’occupant de lui avec un dilettantisme si passionné et si exclusif, la critique n’a pas seulement montré ce genre peu touchant de reconnaissance — la reconnaissance du plaisir goûté — que des voluptueux, plus ou moins blasés, peuvent avoir pour de toutes-puissantes courtisanes, mais, à part son abaissement à elle-même, elle a exercé sur la société de son temps une action visible et funeste. Certainement, à elle seule elle n’a pas créé cet amour fiévreux du théâtre, naturel à l’homme, et qui devient la plus malsaine manie des peuples vieux, civilisés et corrompus ; mais elle l’a exaltée outre mesure, et elle en a fait à cette heure quelque chose d’inouï, — sans exemple et sans nom.

La Bruyère parle quelque part de la passion désordonnée des Romaines de la décadence pour les joueurs de flûte. Eh bien, la société du xixe siècle ressemble à ces Romaines ! mais elle a une passion plus vaste : elle n’aime pas que les joueurs de flûte ; elle adore tous les histrions. Sitôt qu’un homme monte sur le théâtre, à l’instant même, et quoi qu’il puisse être, il monte sur les épaules et presque sur le cœur de la foule. Rappelez-vous ce dauphin trompé, qui portait un singe au Pirée. C’est l’image de la critique moderne s’inclinant sous le comédien. Développement peut-être inévitable avec la civilisation qu’on nous a faite que cette idolâtrie du théâtre par laquelle les peuples finissent ! Seulement, est-ce à nous à la vouloir et à la provoquer avec cette furie imprudente, nous qui n’ignorons pas l’histoire et qui avons appris, en la lisant, que l’histrionolâtrie a souillé de ses farces grotesques les derniers moments des plus grands peuples et déshonoré leur agonie ?

Et, en effet, pour être juste il faut le reconnaître, l’amour du théâtre parmi nous n’est pas seulement le plaisir matériel des spectacles, le pain des yeux, le vin des sens, cher à tout peuple devenu intellectuellement une populace, et qui demande ses circenses. Chez nous, c’est bien plus qu’un plaisir, c’est l’envahissement de toute la vie. Le vieux mot qu’on a tant répété : « la littérature est l’expression de la société », n’est plus juste. Pour qu’il redevienne vrai, il faut qu’on le renverse. La société n’est plus comme autrefois le fond même de la littérature, c’est bien plutôt la littérature qui est devenue le fond même de la société. Élevée par des maîtres sceptiques, gouvernée longtemps par des hommes de juste milieu pour qui jamais la vérité ne fut qu’un jeu d’escarpolette, tourbillon d’individualités sans le ciment qui les relierait et leur donnerait la solidité d’un monde, la société moderne, privée du profond et sympathique intérêt des doctrines communes, n’a plus que le théâtre pour toute ressource. Quoi d’étonnant ? Que se dire dans ce monde en poudre ? Il faut bien un terrain artificiel dans lequel on se cloisonne contre des contacts violents et réciproques, et ce terrain, c’est le théâtre, le théâtre où les hommes s’assemblent pour ne pas être ensemble, et dont l’influence devient si puissante sur nos mœurs qu’on peut dire, sans exagérer, que ce n’est plus la société qui va au théâtre, mais que c’est le théâtre qui pénètre dans la société. Singulier spectacle, que l’histoire n’a pas vu encore ! Si cet incroyable mouvement continue, avant un siècle il n’y aura plus dans le monde que des comédiens !

III §

Et comment cela ne serait-il pas ?… À la nécessité d’un abri où les individualités évitent la bataille et où les opinions morcelées et contraires se taisent ou s’asseoient, s’ajoute, pour faire colossale cette idolâtrie du théâtre dont chaque jour marque le progrès, l’intérêt de l’imagination, des sens et de la vanité. La pièce est déjà une séduction, quand elle n’est pas une corruption toutefois, et le feuilleton achève l’effet de la pièce.

La critique est le plus souvent la grande niaise, molle et facile, à qui on fait dire ce qu’on veut avec deux ou trois politesses. Mais comment pourrait-on caractériser de manière à en donner l’idée la critique du feuilleton dramatique, non seulement en ce qui regarde les pièces, mais en ce qui regarde le comédien et la comédienne, ces demi-dieux auxquels on rend le plus bouffon des cultes, dans son sérieux et dans sa bonne foi ?

Pour eux, en effet, — le comédien et la comédienne, — la critique retrouve de la conscience. La sensation lui en rapporte une ; mais elle est émue et troublée. Si le comédien a été intelligent, la critique l’intitule sublime ! Si la chanteuse a bien donné son fa, la critique la proclame divine et la place, comme nous l’avons vu, alle stelle, dans les étoiles ! Elle imite en cela madame de Staël, dont le talent a bien gardé quelque peu de l’amphigouri de Thomas, qui l’avait bercée, quand elle s’écriait un beau soir, à une représentation de Talma, qu’elle « lui voyait positivement des étoiles autour de la tête ». On se moqua beaucoup, dans le temps, de cette vision ridicule. On n’en rirait plus aujourd’hui.

Aujourd’hui, le feuilleton dépasse de beaucoup sur l’imagination publique les impressions données par les pièces. Les pièces ont le prestige du costume, de l’effet théâtral, des applaudissements et de leur vertige. Mais le feuilleton creuse dans tout cela ; il est le détail, mis en lumière et jamais assez fouillé au gré de personne, de la vie, de l’esprit et jusqu’à des modes du comédien ou de la comédienne, ces deux illustrations du monde renversé ! Sous la plume de leurs historiens enthousiastes, le comédien et la comédienne deviennent des légendes et des poèmes, et les paillasses mêmes ont leur histoire. Chauffée donc à cette double flamme de la représentation avec son éclat et du feuilleton avec son incroyable lyrisme, la société, qui est une femme (car, c’est vrai, les femmes font les mœurs, mais lorsqu’elles ne les défont pas), perd chaque jour ce qui lui restait de goûts simples et de vertus fortes, et c’est ainsi que le théâtre brise deux fois la famille, — par ses pièces et par ses acteurs.

Tentées par cette gloire enivrante des Rachel et des Alboni, des jeunes filles, la tête incendiée, se jettent au théâtre, et les mères, le croira-t-on ? ne s’y opposent plus. Des hommes que leur naissance appelait à des fonctions sévères ont mieux aimé porter la toque aux Italiens et chausser la botte abricot. Lorsqu’on ne va pas jusque-là, on se contente de jouer au comédien en jouant chez soi la comédie ; car, c’est un fait, jamais les gens du monde n’ont plus raffolé de cette espèce de divertissement qu’aujourd’hui. Tel est le trouble de nos mœurs et l’idolâtrie du théâtre. Nous n’avons voulu que les signaler à ceux-là qui, par l’exagération de leur langage, augmentent le danger d’un double fléau, Lorsque la société, en trop grande partie, se rue dans un cabotinage immense, lorsque le cerveau humain a besoin d’un Dieu et qu’on l’a ouvert à tout un Olympe de farceurs et de baladines, ceux qui tiennent pour les mœurs doivent s’inscrire en faux contre l’idolâtrie des comédiens et des comédiennes. Tout ce qui a en soi une force quelconque de pensée doit s’attacher à réprimer, dans la mesure de cette force, cet histrionisme envahisseur, qui va nous déborder demain et qui a fait toujours suivre, dans l’histoire du monde, les saltimbanques par les Barbares.

IV §

De l’idolâtrie au théâtre. — II. La Comédie de société [IV-VII].

Pendant que nous parlions de l’idolâtrie au théâtre et que nous dénoncions l’histrionisme comme un des signes de la fin des temps pour les peuples, les mœurs publiques nous répondaient. Paris presque tout entier jouait la comédie. Les théâtres de société, comme on les appelle, se multipliaient. Jamais hiver n’en avait tant vu. Et non seulement ils se multipliaient, mais ils se vantaient d’exister, mais après les plaisirs de l’applaudissement dans la salle ils prétendaient à l’applaudissement dans la rue. Les journaux, ces boutiques de bruit, leur en vendaient. C’est par les journaux, par les petits Bachaumont de la chronique, que la province a pu apprendre depuis quelques jours que la société parisienne avait transformé ses salons en salles de spectacle et que cette société, faite pour donner le ton au monde, le recevait, à cette heure, de ses comédiens.

Et elle le reçoit, en effet. Nous n’exagérons pas. Elle le reçoit de toutes manières. Chaque fois qu’une maison jusque-là chastement fermée s’érige publiquement en petit théâtre, il n’y a pas que la préoccupation dramatique, l’imitation des comédiens à distance, l’étude futile du rôle ou du costume, qui en passent le seuil. Le comédien l’enjambe lui-même en personne. L’acteur ou l’actrice plus ou moins en renom sont conviés à la fête : « Peste ! — dit-on, — nous aurons monsieur ou mademoiselle une telle du Théâtre-Français ou du Gymnase ! » On va les chercher en robe détroussée, on les paye des prix fous pour avoir, dans la pièce qu’on joue, ou leur présence ou leurs conseils ; et si on ne les paye pas, c’est encor plus cher : on les considère. Ils sont réellement, dans ces soirs tristement brillants, les vrais ornements de la chose et les maîtres de la situation. Soyez-en certains ! là où il n’y aurait ni acteurs ni actrices parmi ces gens du monde en train de cabotiner quelque peu, le théâtre de société manquerait d’éclat comme art et comme luxe ; il serait inférieur et peu compté dans l’opinion. Tel est le fait incontestable et fréquent dont nous ne voulons pas tirer de conclusion, tant elle serait cruelle ! Mais Napoléon l’a tirée, lui, quand il disait, avec cette profondeur de bon sens qui caractérisait son génie, que, « toujours et partout, la main qui donne est au-dessus de celle qui reçoit ». Eh bien, c’est ce renversement volontaire, accepté et à la mode, de la main qui reçoit et de la main qui donne, c’est l’anarchie, le ridicule et le danger d’une telle situation, c’est l’abaissement moral vers lequel doucement elle nous pousse, que nous voulons seulement… indiquer ! Un mot suffit parfois. Quatre vers de Racine ont suffi pour empêcher Louis XIV de faire le saltimbanque dans des mascarades du carrousel et le ramener à ses fonctions de roi. La société, qui oublie un peu trop qu’elle est une reine, va peut-être se le rappeler en nous lisant. Qu’elle se rappelle aussi qu’elle est une mère, et que la question posée ici est une question de mère de famille à enfants.

V §

De tous les désordres, en effet, que l’histrionisme puisse produire, la comédie de société, malgré son air léger et de peu d’importance, est peut-être l’un des plus graves et des plus dangereux.

Les autres, on les connaît et personne ne les nie, depuis les moralistes qui furent des saints jusqu’à ceux qui sont des philosophes, depuis les Pères et Bossuet jusqu’à Jean-Jacques Rousseau. Tandis que la comédie de société ne paraît guère qu’une occupation innocente, un joli goût de gens bien élevés et d’instincts artistes, un passe-temps charmant pendant lequel on ne médit point du prochain, comme disent les badauds qu’on rencontre au fond de toutes les questions. Les observateurs d’épiderme ne voient dans cet amour envahissant des spectacles que le besoin d’amusement nécessaire à l’homme et à la misère de sa destinée et de son cœur. Mais ils oublient que les sociétés se jugent par leurs amusements encore plus que par leurs travaux. Elles ressemblent aux enfants, dont la supériorité réelle apparaît moins à la classe qu’aux récréations. L’occupation du loisir des peuples donne exactement leur mesure. Que penser donc d’une société si affolée de théâtre qu’elle se fait théâtre elle-même, et, lasse de son personnage vrai, entre dans des rôles qu’elle répète ? Elle était spirituelle pour son propre compte, elle ne l’est plus qu’à la manière des singes ou des perroquets. De toutes les facultés qui la distinguaient, elle n’a gardé que les inférieures, la mémoire, et cette imitation facile que les bêtes partagent avec l’homme. Dans une pareille société, que devient l’esprit ? que devient la conversation, cette chose divine, cette création spontanée, ce génie sur place, qui fut notre gloire autrefois ? et que voulez-vous qu’ils deviennent ? Une lorgnette vaut mieux (et ne donne pas tant de peine) pour distraire des hommes éreintés d’affaires, préoccupés de soucis d’argent, qui ont couru une partie de la journée et fumé l’autre. Ils ne sont réellement plus capables intellectuellement que d’écouter et de regarder un spectacle.

Entre le tabac, qui narcotise l’esprit des modernes dans des proportions que la science et l’histoire constateront plus tard, et le théâtre, cette passion de gens fatigués et de nation en décadence, l’esprit meurt, la conversation s’éteint. Un peuple aimable, et réputé le plus aimable des peuples, perd les grâces toutes-puissantes par lesquelles il a régné, et même la politesse, cette fleur de bienveillance sociale, restée la dernière de ses dons, se fane aussi sur sa couronne.

« Je m’appelle Six francs », disait un jour à l’Opéra un homme qui avait payé sa place et qui la réclamait d’une femme avec la grossièreté de l’écu et l’ardente curiosité qui ne transige pas. Et il avait raison, cet homme. Au théâtre, où l’on paye, tous les hommes s’appellent Six francs, plus ou moins, selon la place qu’ils ont achetée. Aux théâtres où l’on ne paye pas, les hommes n’ont point de personnalité davantage. Ils s’appellent des Invitations.

VI §

Ainsi, pour commencer, dégradation de l’intelligence, altération des rapports sociaux, voilà ce que les habitudes de théâtre introduites dans le monde doivent nécessairement produire et attester. Certes ! nous ne sommes pas les ennemis de la littérature dramatique. Nous pensons qu’en les dirigeant, qu’en exerçant sur eux la haute main qu’ils doivent toujours sentir, invisible et présente, sur leur tête, les théâtres peuvent servir à mieux qu’à l’amusement, c’est-à-dire à l’éducation des peuples ; seulement, ici, oserait-on vraiment nous opposer la littérature dramatique ? Ceux-là qui croient, avec la bêtise mystique des fakirs, que l’art est le but de la vie, nous parleront-ils des intérêts de l’art à propos des affectations artistiques des petits jeunes gens du temps actuel et de la comédie de société ? Mon Dieu ! à ces esprits-là tout est possible ; mais quand l’importance des vaudevilles ou des tragédies de salon paraîtrait à ces forts penseurs un droit à maintenir au génie, quand tel hôtel, à la porte blasonnée, serait devenu pour le théâtre français une succursale d’émulation honorable et utile, il resterait toujours la question qui prime toutes les autres, — la question des mœurs.

VII §

Les anciens ont aimé les spectacles ; l’Histoire nous dit avec quelle fureur. Quand les Barbares arrivaient sur l’Empire et que de tous côtés, dans les batailles, dans les compétitions pour le sceptre, dans les discordes intestines, le sang coulait et montait pour les étouffer jusqu’à la bouche des nations mourantes, il fallait encore à l’Antiquité persistante et incorrigible ses cochers, ses gladiateurs, ses histrions et ses cirques. Elle leur donnait son dernier regard, et, pour les applaudir, son dernier cri ! Les monstres mêmes qui la foulaient sous leurs pieds terribles, — ces pieds d’argile qui pèsent tant sur le cœur des peuples avant de crouler, — les monstres qui l’ont gouvernée ne la gouvernaient que par les spectacles, que parce qu’ils étaient, eux aussi, des histrions ! Ce qui explique la durée du règne de Néron, quoiqu’il ait peu duré, c’est sa lyre et sa flûte. Exaspéré vers la fin, ce goût de spectacles remontait dans la République. Crassus, faisant la guerre aux Parthes, emmenait avec lui une troupe de comédiens, et beaucoup d’autres Romains eurent à leur solde, soit dans la paix, soit dans la guerre, leur troupe de comédiens comme Crassus. Seulement, ne nous y trompons pas ! ces comédiens étaient des esclaves. C’étaient au moins des mercenaires, des affranchis, des gens de bas.

Ni Crassus ni personne, même quand Rome, comme une femme qui se jette du haut d’une tour, se précipitait dans sa dernière heure, ne songea une minute à introduire la comédie dans la famille et à la faire jouer par sa femme, ses filles et ses fils. Même dans Rome éperdue et perdue, dans Rome devenue la corybante de ses arènes et de ses jeux, une pareille idée ne put effleurer ces cerveaux corrompus, mais qui avaient appris dans la loi romaine la majesté du père et du magistrat domestique : Pater familias. Eh bien, voyez donc le progrès des peuples ! Cette idée devait venir plus tard. Elle paraissait anti-romaine. Le paganisme n’en voulait pas. Elle devait pousser, après beaucoup de siècles, il est vrai, dans le cerveau des nations chrétiennes, et nous devions la réaliser avec cette légèreté charmante « qui ne voit pas grand mal à ça », comme nous avons le droit de le dire, tant notre vieillesse, ainsi qu’on le sait, a le cœur pur !

Et nous avons donné ce dernier spectacle par amour des spectacles. Il faut y réfléchir pour y croire : ce qui scandaliserait l’Antiquité, si on la tirait du sépulcre, ne scandalise nullement le christianisme de nos mœurs. Demandez pourtant au christianisme, demandez à l’Église, et à la conscience qu’elle pénètre de son esprit, si elle ne voit nul inconvénient à ces amusements artistiques et littéraires, si c’est simplement insignifiant et destiné à nous faire passer agréablement quelques heures que ces comédies de société, qui tuent la société, et que des mères jouent devant leurs filles, quand elles ne les jouent pas en camaraderie avec elles ? Demandez à l’Église si cette mêlée des enfants et des pères, dans des amusements au moins frivoles, n’affaiblit pas l’autorité parmi les uns et le respect parmi les autres ? Demandez-lui enfin, à cette Église, qui se connaît en passions, qui jauge éternellement le cœur et les reins de l’homme de ses mains puissantes, si la pureté des cœurs et toutes les vertus de la famille ne sont pas menacées de périr dans ces comédies, qui chauffent à blanc toutes les vanités en concentrant le feu de tous les regards sur elles ? Allez ! nous sommes des chrétiens, mais nous sommes autant que tous des gens du monde et qui savent la vie. Nous ne passons pas notre temps à foudroyer des tourterelles ; seulement il nous est impossible d’admettre, et nous vous défions de la supposer, l’innocence ou la moralité de ces comédies de société où le comédien est mandé pour apprendre le rôle à monsieur, et la comédienne pour l’apprendre à madame et à mademoiselle, et où, dans le laisser-aller de la coulisse, les professeurs peuvent faire échange de fonction et intervertir leur personnage avec la souplesse de leur art et les habitudes de leur état !

Chamfort §

I §

De la bâtardise en littérature [I-VI].

En attendant les Bâtards célèbres, qu’un ancien journaliste, dit-on, va publier, il est un bâtard qu’on réédite avec beaucoup de soin, c’est Chamfort14, Chamfort, le plus spirituel et le plus malheureux peut-être de tous ces malheureux qui veulent porter aussi haut le vice de leur naissance que si c’était une vertu, et qui ne savent pas s’en faire une !

Chamfort fut en effet un bâtard, — et un bâtard modèle. Il fut la perfection du genre, et il est resté le type le plus éclatant et le plus complet de tous ces révoltés au ventre, comme l’aurait dit l’ancienne législation avec son énergie romaine, qui ne peuvent par donner à l’ordre moral et social d’avoir été violé par eux du fait même de leur naissance. De ces bâtards, de ces fils charmants de l’amour, comme disent les romanciers, Chamfort eut toutes les fortunes qui ne servent à rien, et la destinée, hélas ! presque toujours funeste. Dieu lui avait départi les plus beaux de ses dons : la force, la beauté, un esprit qui pouvait monter jusqu’au génie sans la fange qu’il se mit lui-même sur les ailes. Mais les bontés de Dieu furent inutiles, et Chamfort manqua tout, — la vie et la gloire.

II §

Sa vie fut affreuse. Ses succès du monde, plus chers à sa vanité que ses succès littéraires, ne voilèrent de leur éclat ni pour les autres ni pour lui la plaie secrète, cette suppuration d’orgueil et d’envie qu’on sent en lui malgré les soins de sa double toilette, — malgré le musc et les opinions de son temps. Les anciens ont dit quelque part que le serpent meurt lorsqu’on lui crache sur la tête. Chamfort rêva toujours un peu sur la sienne ce crachat qui tue les serpents. La peur du mépris en fit un misanthrope. Commencée donc par le vice de son père, sa vie s’acheva par les siens, et le désespoir la termina. « Il avait découvert — dit Mirabeau avec cette cruelle ironie qu’ont parfois entre eux tous ces voluptueux sans pitié — une maladie pour laquelle les médecins lui devaient des remerciements, car on la croyait tout à fait perdue. »

Mais il avait sur le cœur une bien autre lèpre, et ce fût celle-là qui le poussa à cet horrible suicide de dix-huit coups de rasoir, dont sa main enragée se hacha le cou… Quant à sa gloire, elle est légère. Nous allons en montrer le poids en soulevant ce mince volume, qu’on pouvait réduire d’un bon tiers, et qui, littérairement, fut toute son œuvre. Nous qui croyons que la vie des hommes fait leur pensée et que les livres sont, pour qui sait les entendre, la confession forcée de toute conscience, nous voulons marquer aujourd’hui les influences de la naissance sur le talent réel d’un homme qui, même comme talent, a péri par son origine. Enfin nous voulons montrer, dans ce parangon des bâtards, que toutes les bâtardises sont solidaires et que, quand on n’a pas travaillé à être un ancêtre, on n’est jamais qu’un bâtard d’homme ou qu’un bâtard de talent !

III §

Chamfort ne fut pas davantage. Pascal s’appelait avorton vis-à-vis de Dieu, et cette humilité grandit son génie. Mais Chamfort, volé de l’idée sociale à son berceau, Chamfort, dont l’orgueil ignorait qu’il était un avorton aux yeux des hommes, le fut aussi jusque dans son intelligence.

Avec des facultés très fortes, de l’acuité d’observation, de la profondeur dans l’accent, de l’emporter pièce dans l’empreinte, il voulut être un moraliste et n’y réussit pas, quoiqu’il ne se soit survécu à lui-même que sous ce nom, et quoique à cette heure il ne soit lu et compté que comme tel. Prétention et abus de langage ! Les hommes qui ne voient jamais le xviiie siècle qu’à travers un microscope peuvent trouver que Chamfort n’est pas par trop nain entre La Rochefoucauld et La Bruyère, et lui mettre son temps sous les pieds pour le hausser jusqu’à eux, en l’appelant le moraliste du xviiie siècle. Mais un tel piédestal ne le grandit pas, car le xviiie siècle, qui n’a point de morale, ne peut avoir de moraliste, et Chamfort, l’enfant naturel d’un siècle sans mœurs, ne fut jamais, ne nous y trompons pas ! que le naturaliste de la philosophie et de la nature.

IV §

Ôtez-lui deux choses, eu effet, ôtez de ce petit volume de Maximes et de Pensées la feuille de vigne de Diderot, que Chamfort retourne et chiffonne sans cesse, et la haine sociale de Jean-Jacques, concentrée en poison, et voyez ce qui vous restera ! Allez ! ignominie oblige comme noblesse. L’homme a malgré lui des blasons. Nous sortons tous d’un passé qui parfume ou souille à jamais la coupe du sang de notre vie, si nous ne mettons pas notre vertu à l’épurer.

Par cela même qu’un homme est bâtard, comme l’était Chamfort, il est en lui des propensions épouvantables et singulières, et les moralistes, qui, en définitive, doivent juger les moralistes, car on ne peut être jugé que par ses pairs, ont-ils bien réfléchi à cela ? Ceux qui disent le plus haut, avec la soif de la justice ou la sympathie pour l’infortune, que les fautes sont personnelles, ont-ils jamais pénétré dans la conscience de l’homme que les sociétés ont nommé partout du nom expiatoire de bâtard ? Fait, comme tout homme qui vient en ce monde, de mémoire, d’intelligence et de volonté, le bâtard, si loin qu’il recule en lui, trouve dans sa mémoire l’événement qui lui a retranché toute légitimité naturelle et sociale ; car le séducteur dont il est sorti n’est pas père.

En séduisant, il a engagé solitairement sa conscience ; mais un tel engagement ne regarde ni l’univers ni Dieu ! Or, l’homme se souvient d’abord, dit Platon. L’esprit est une réminiscence. La honte de la mémoire vient demander à la pensée de l’effacer. Alors les théories fourmillent, l’esprit se fausse, et la Babel des Dix décrets s’élève tout à coup dans les Politiques universelles ! Mais ce n’est point tout. Qui sait exactement la distance entre la volonté et l’intelligence, entre la théorie et l’action ; avec quelle violence la volonté entre en exercice pour abolir un état de choses qui la révolte ; avec quelle fureur elle allume le foyer des sociétés secrètes, des commandites saint-simoniennes, de toutes les prétendances en haut et en bas ? C’est ainsi que dans les bâtards les trois facultés qui constituent l’homme sont viciées, en leur à priori originel, de cela seul qu’ils sont exclus du nom, de la famille et du patrimoine. C’est ainsi qu’elles deviennent les trois furies sous le fouet desquelles va tourner ce nouvel Oreste.

V §

Vignette fatale dans la mémoire, coup de sifflet dans l’intelligence, corruption dans la volonté fourvoyée, le bâtard est la parabole de la chute, la contrefaçon du dogme qu’il repousse, et un argument vivant, dans sa propre existence, contre sa propre incrédulité ! Plus ce qu’il sait le déchire, et moins il veut y croire. Mais que peuvent ces réfutations ? Il souffre, le malheureux ! et il se raidit dans une attitude de stoïque ; mais le renard mangeait le Spartiate aux entrailles, pendant qu’il le cachait sous son manteau ! C’est héroïque et mystérieux, mais c’est insensé, et c’est de l’histoire ! Le bâtard reniera Dieu, son père suprême, parce qu’il a été renié par l’auteur de ses jours, son père inférieur et provisoire ; et le voilà avec deux bâtardises au lieu d’une ! Le voilà frappé d’une sottise incurable pour un malheur dont l’âme, quand il veut, peut guérir. Chamfort ne voulut pas, et ce fut sa sottise, comme vous allez voir !

VI §

Cette sottise, au reste, fut celle de son siècle. C’est là toujours ce qu’il faut dire quand on parle de ce malheureux temps ! Chamfort, comme le xviiie siècle, qui se fit bâtard autant qu’un siècle peut se faire tel, en rompant avec les traditions de son histoire, n’a point, au fond, de notion première : la notion du bien et du mal. Il ne l’a pas, parce qu’il est impie, de l’impiété bête de cette époque dans laquelle lui, le misanthrope cependant, s’encanailla comme s’il avait aimé et estimé les hommes ! La Bible (voir la page 11 de ses Pensées) ne fut pour lui qu’une allégorie mesquine. Cette grande scène de la chute, dont notre vie est le miroir et que nous répétons dans chacun de nos actes, il n’y comprit rien, et il en rit de ce rire amer qui, pour être amer, n’en est pas moins vide. Il ne se douta pas, l’homme d’esprit, qu’il riait de lui-même ! Or, sans vue première sur l’humanité, toute supériorité qui veut juger les hommes périt étouffée dans un horizon sans lumière. C’est là que Chamfort a péri, suicidé deux fois, dans son corps et dans sa pensée.

Il a péri, et c’est dommage ! Il avait un redoutable esprit ; mais, génie noué par la bâtardise, il n’existe déjà plus, quoiqu’on le réimprime, que pour les esprits sans famille, comme l’était le sien, lesquels confondent le moraliste, cet éclaireur du cœur humain, avec l’aveugle d’orgueil et de ressentiment qui tire sur le cœur à balles forcées. C’est là que Chamfort a souvent visé sans toucher ; esprit forcené plutôt que juste.

Littérairement aussi on l’a trop vanté. Vaniteux comme un homme d’en bas, il était plus triste encore que spirituel. Et comment ne l’eût-il pas été ? Il était pauvre et il boudait la fortune ; toujours bâtard, il se renfrognait. Mais supposez-le duc, il était gai ; et Ninon l’a dit : La gaîté de l’esprit prouve sa force.

Mais il ne fut point duc, et tout son mal vient de là, même intellectuellement. Il ne fut jamais qu’un bâtard. Il ne l’oublia point (est-ce que cela s’oublie ?), même quand le monde, trop bon pour lui, l’oubliait. Reçu par les hautes classes de son temps, comme elles recevaient, ces folles, à la veille de périr, tous ces hommes qui allaient devenir leurs bourreaux, il dut porter jusque parmi elles ces rages de déclassé vexé qu’on retrouve encore dans son livre. Du reste, fait presque tout entier avec des mots improvisés sur place et des anecdotes, ce livre, qu’on appelle des Pensées comme on appelle son auteur un moraliste, — par antiphrase, — traduit assez mal le genre d’esprit qu’il eut, car de la conversation dont on se souvient est de la conversation morte, et l’encre avec laquelle on la rapporte est le deuil de cet esprit-là.

Ce petit livre, bilieux et amer, cuit et recuit au feu d’une haine cachée, sera longtemps comme le verre d’absinthe que les révolutionnaires aimeront à boire avant le dîner, pour se donner de l’appétit ! Il leur donne de l’appétit, en effet, contre les institutions sociales, ce livre de bâtard… et voilà le secret de son succès !

L’esprit n’est pas tout, même en France. Si Chamfort n’était qu’un homme d’esprit, les dilettanti qui le publient ne se mettraient probablement pas en frais d’une édition nouvelle ; mais il fut contre la société, dans l’ordre de la plume, un précurseur de Robespierre ; et voilà l’intérêt pour eux ! Quand les 1848 avortent, on peut, pour faire un succès à Chamfort, spéculer sur les cent mille bâtards à Paris, qui renverseraient fort bien, si on les laissait faire, la marmite française, comme les janissaires la renversaient à Constantinople. Ignominie oblige, comme noblesse ! et quelquefois elle oblige aux fausses sympathies, en vue des plus mauvaises passions !

VII §

Réponse à trois cents bâtards de Paris [VII-XI].

Ils se sont levés comme un seul homme !

À propos de notre article sur la Bâtardise en littérature, beaucoup de bâtards nous ont écrit. Ils se savaient bâtards, et ils se sont crus littéraires !

Les uns l’ont fait avec colère, et c’est le plus grand nombre, — le trop grand nombre. Mais le nombre n’est pas un principe, et ne prouve pas plus que des zéros.

Les autres l’ont fait avec urbanité et convenance, sympathisant douloureusement, mais sympathisant avec nos idées, ne voulant pas — comme l’a dit un des esprits les plus éloquents de notre âge — être « les propagateurs du vice dont ils sont le produit ».

Ceux-ci pensent comme nous, disent-ils, ou à peu près. Ils voient dans leur naissance un malheur et non pas un titre, et ils le confessent avec une simplicité qui a sa noblesse et qui nous touche. Ils se promettent bien, eux ! de quitter la route qu’on a choisie pour les exposer à l’intérêt public. Leur affliction est la meilleure critique du passé dont ils sont sortis. Le conseil que nous avons donné à tout bâtard, qui, ne pouvant être un descendant, peut du moins devenir un ancêtre, — en fuyant les mœurs dont il est la première victime, — n’a point révolté leur intelligente fierté. Ils ont compris qu’on peut protester contre les résultats accoutumés d’un vice originel et même les effacer, mais à la condition d’avoir une certaine force d’âme et de la puiser aux grandes sources… Certes ! si toutes les lettres que nous avons reçues avaient été dans ce sentiment et ce style, elles auraient évidemment confirmé la justesse de nos réflexions sur ce mal indéniable de la bâtardise, et nous aurions été heureux de la voir ainsi confirmée !

VIII §

Mais c’était impossible, Les idées sociales ont pendant longtemps été trop faussées pour que cette robuste adhésion à la vérité fût commune. Les romans de madame Sand, qui ont versé depuis vingt années tant de flots de mépris sur l’institution du mariage, les drames dans lesquels l’illégitimité de la naissance est une poésie de plus sur le front des héros, depuis l’Antony, de Dumas père, jusqu’au Fils naturel, de Dumas fils, ont troublé si bien les têtes qu’ils les ont tournées, et que l’orgueil individuel et solitaire n’a jamais plus été qu’à cette heure « le roi insensé qui s’aveugle avec son diadème sur les yeux ».

La plupart des lettres que nous avons reçues devaient donc surtout attester, dans cette dépravation de toute intelligence, cet orgueil qui se vante quand il n’y a pas de quoi, l’orgueil à l’envers de la fierté vraie ! La tendance à se diviniser — cette tendance d’aujourd’hui — devait éclater en ces lettres d’autant plus haut qu’on eût dû y parler plus bas. Et cela n’a pas manqué. On s’est drapé dans sa bâtardise, comme le philosophe antique dans les haillons de son manteau. Seulement, le philosophe exprimait par là son cynisme et ne soutenait pas que de telles loques fussent de la pourpre. Mais les Don César de Bazan de la bâtardise sont plus hardis. Le croira-t-on ? ils posent en porphyrogénètes !

Ils ont été vains quand il fallait être modestes. Il y en a qui se sont dit bons gentilshommes de par la faiblesse de leurs mères. Pires que les fils de Noé, qui ne découvrirent que la honte paternelle, ils ont parlé de ce qu’ils auraient dû voiler de silence par respect de fils, — si des bâtards peuvent être des fils ! Ils ont pris au pied de la lettre brute cette cordiale plaisanterie de l’Espagne, qui fait de tout illégitime un gentilhomme ; et par cela même ils ont prouvé qu’ils n’entendaient rien à cette grande parole qui n’a de sens qu’avec la foi chrétienne et que peuvent dire seuls les bâtards pieux et fidèles qui se réclament de la légitimité divine : « Je suis enfant de Dieu et de noble maison. » Ils se sont enfin haussés jusqu’aux plus insolentes apologies, et de ces apologies jusqu’aux blasphèmes, et de tels blasphèmes que nous ne voulons ni ne pouvons les répéter.

Et ceux-là aussi — comme les premiers, qui les ont acceptées, — ont confirmé nos idées sur la bâtardise, tout en voulant les réfuter.

Nous n’en avons point été surpris, du reste. Nous n’avons pas été étonnés de cette insurrection d’amours-propres. Nous aurions même pu la prévoir. Nous la savions presque obligée, presque forcée, cette effronterie de l’orgueil exaspéré qui proclame, en se rengorgeant, les lacunes de son état civil et qui se fait un blason avec un opprobre. N’avions-nous pas déjà signalé cette préoccupation fatale du bâtard révolté, qui fausse tout dans son âme comme dans sa vie ? Pouvions-nous donc nous étonner de la retrouver jusque dans les efforts furieux tentés un jour pour s’en défendre, tant il est vrai que, quoi qu’entreprenne le bâtard contre ce qu’il appelle le préjugé, il en sent toujours le contrecoup inévitable, et que l’excès de la jactance ne prouve que le mal dont il souffre ?

IX §

« Il y a plus bête que les préjugés, — disait un homme d’esprit, — ce sont ceux-là qui les attaquent. » Le mot n’est que gai, dans sa forme concise et légère, mais creusez-le, il deviendra sérieux. Sait-on bien, en effet, ce que c’est qu’un préjugé ? Préjugé veut dire : jugé d’avance. Et qui donc a le droit de juger les faits d’avance, si ce n’est Dieu ? Dieu, qui connaît les mystères des cœurs mieux que personne, a flétri nos tristes mœurs dans leurs tristes fruits, pour nous les interdire, au nom même de nos entrailles, en nous rendant responsables des calamités que nous amassons sur la tête de nos enfants. Or, de toutes les calamités, la plus déplorable et la plus grande n’est-elle pas de se couronner le front avec la honte de sa mère ? Dans l’atmosphère de pudeur créée autour de nous par la civilisation chrétienne, ce n’est plus insensé, cela ! c’est criminel et c’est honteux.

X §

C’est criminel, en effet, gratuitement criminel, car il est toujours aisé de se tenir tranquille et de se taire, — de laisser passer, sans y répondre, une thèse vraie dans sa ferme généralité ; il est toujours aisé de vivre dans un sort honnête et obscur, ou même éclatant, si on a vraiment du mérite et si on est taillé pour la gloire, sans que l’impudence d’une révélation sinistre vienne tout à coup répandre une vile lumière autour de soi. Et qui forçait, — si ce n’est l’orgueil fourvoyé, l’orgueil de l’être faussé par la chute, — qui forçait ces trois cents Spartiates de la bâtardise à nous écrire si vaillamment qu’ils étaient bâtards ? Nous ne voulons point faire avec eux de Thermopyles. Forment-ils une Lacédémone ?… Sont-ils donc dans le monde un État dont chaque membre soit obligé de défendre l’honneur quand on le menace ? La bâtardise est-elle une patrie ? Et lorsque demain, rapprochement irrésistible, nous parlerons des maladies héréditaires qui transmettent à de malheureux fils la peine physiologique due à l’excès et à la faute des pères, tous les malades héréditaires se lèveront-ils contre nous ? Et de furie, comme les bâtards, glorifieront-ils leur maladie ? Diront-ils que leur plaie est une noble blessure et que leur mal vaut la santé ?…

Ah ! non ! nous ne leur demandions pas leur origine ! Nous ne voulions pas nous pencher, pour le plaisir d’y regarder, sur le gouffre des mauvaises mœurs dont ils sont sortis. Nous ne tenions pas à voir au fond de cet abîme les choses qu’ils savent aussi bien que nous, et que tout bâtard garde, hélas ! comme un affreux soupçon, sur son cœur ou dans sa pensée.

Le bâtard, en effet, doit se dire, malgré lui, que son père, qui n’en mérita pas le nom, et sa mère, qui déshonora ce titre sublime, ont eu, neuf mois durant, des tentations horribles, en maudissant à part eux, en leur pauvre enfant, le révélateur de leur faute. L’avortement, l’infanticide et l’abandon ont cent fois levé le poignard sur sa tête, cherché des oubliettes mystérieuses, consulté des scélérats et rêvé bien des espèces de crimes avant de le déposer dans son berceau et de l’y laisser, — pour la religion peut-être, qui l’y a trouvé et qui l’y a pris !

XI §

Le christianisme voit la faute et en suit la trace dans l’instinct, dans l’âme, dans tout, dans le génie, mais jamais il ne vous la montre que pour vous dire de l’effacer. Le christianisme pourrait, par l’enseignement, si on voulait écouter sa voix, recommencer de faire aux bâtards le bien qu’il leur fit un jour quand, par les mains de saint Vincent de Paul, il les ramassa dans la fange où ils allaient mourir. Mais les enfants, dociles par faiblesse, ne résistaient pas aux mains lumineuses qui les prirent et les essuyèrent. Ils se laissaient prendre dans leur ordure, tandis que les hommes, plus grossiers et plus forts, luttent pour rester dans la leur !

Le voltairianisme contemporain §

I §

L’ancien journal d’Arsène Houssaye annonce que le Roi Voltaire15 est déjà à sa seconde édition, et quoiqu’il faille se défier de l’annonce, cette menteuse musette, cependant un tel phénomène pourrait être une vérité. Voltaire est bien homme à emporter, sur la croupe de sa gloire et dans le bruit éternel de son nom, un livre mal fait, frivole ou ennuyeux. Il est capable de tout, ce diable d’homme, qui l’aurait été de tant de bien, s’il l’avait voulu ! Seulement ce n’est pas du mérite intrinsèque du livre de Houssaye que nous voulons parler. Il a été discuté par d’autres avec une impartialité trop sereine pour qu’il soit nécessaire d’y revenir. On ne retrouve pas les bulles de savon quand elles sont crevées ! Or, celle d’Arsène Houssaye l’a été par le bec d’une plume qui n’a pas eu pour cela besoin d’appuyer.

Mais si nous ne revenons pas sur le mérite, historique ou littéraire, d’un livre qui ne peut plus être loué que par Janin, — et dans l’Artiste, encore ! — nous voulons, du moins, parler de son succès, s’il en a un, comme dit la musette, et l’expliquer par Voltaire lui-même, qui suffit tout seul pour l’expliquer.

Il §

Voltaire, en effet, suffit seul, — et ceci, entendez-le bien ! n’est un éloge pour personne, ni pour ceux qui le vantent et marquent de son nom des livres que sans son nom on ne lirait pas, ni pour Voltaire lui-même, qu’on n’appelle que Roi aujourd’hui, et qu’on appellerait Dieu si l’on avait du cœur ! Voltaire étant donné, avec tout ce qu’il est et tout ce que nous sommes, Voltaire, résumant à lui seul tant de choses vivantes qu’il a créées, que nous n’avons pas eu la force d’arracher de nous et de faire mourir, explique profondément les admirations qu’il excite, — ou plutôt il ne les explique pas. Nous y avons bien réfléchi, et cette réflexion nous effraye. Ce n’est pas, croyez-le ! quand on sait embrasser d’un trait Voltaire et le xixe siècle, que la grandeur de son succès étonne ! mais, le croira-t-on ? malgré les livres idolâtres, les livres écrits d’à genoux, la tête dans la poussière, ou dans la position d’Alberoni devant Vendôme, c’est la petitesse de ce succès !

Nous allons donc donner une leçon d’admiration à Arsène Houssaye. Il n’a pas assez loué son héros. Il n’a pas compris que son livre, qu’il croyait être une justice, une reconnaissance et à la fois tous les sentiments prosternés, n’était pas en proportion réelle avec cet homme d’ubiquité, cet homme qu’on retrouve partout et qui s’appelle Voltaire. Il n’a pas compris qu’à part même le talent de l’exécution il ratait une apothéose. Il croyait avoir beaucoup fait — lui, le pipeau du xviiie siècle, — en s’improvisant une gravité inaccoutumée et en sacrant, sans rire, le roi Voltaire avec un vieux pot de pommade de la marquise de Pompadour. Eh bien, ce n’était point assez ! Comme tous les écrivains actuels qui ont parlé avec enthousiasme de Voltaire (et ils sont nombreux), Houssaye n’a pas dit le mot suprême, l’éloge suprême, auquel strictement, pour ceux qui l’aiment, Voltaire a droit.

Qu’on le sache bien ! Il n’y a que deux manières de parler de Voltaire. Ou l’on est son ennemi, ou on ne l’est pas ; et quand on ne l’est pas on est à lui sans réserve, sans honte et sans tiédeur ; car cet homme, qui a tant de complices dans nos cœurs et dans nos esprits, ne nous les prend pas à moitié. Positivement, il les possède. Or, s’il les possède, ce n’est plus Roi qu’il faut l’appeler : qui dit Roi des Esprits dit Dieu même ; et alors on peut demander pourquoi donc ce Dieu des Esprits souille encore de ses restes une église chrétienne, et pourquoi ses adeptes et ses disciples, en cotisant leurs admirations et leurs œuvres, ne lui élèvent pas un monument ?

III §

C’est que ses disciples lui ressemblent, à ce poltron hardi ; c’est que, s’ils osent beaucoup, ils n’osent pas tout encore ; c’est que, s’il s’agissait par trop de lui, il s’agirait d’eux ! Successeurs de cet Alexandre spirituel du xviiie siècle, ils ne se sont guères partagé que sa perruque, entre tous, mais ils ont tous, sans l’avoir partagé, son genre de courage. Ne nous y trompons pas ! les admirateurs de Voltaire ne sont, après tout, rien de plus que les exécuteurs de son testament de putréfaction, et c’est ce qu’il ne faut pas oublier quand ils parlent si haut de leurs admirations littéraires. Tartufes attendris, qui se contiennent encore au moment où ils se fâchent le plus, ils font des concessions moins à la pudeur qu’à la prudence, dans l’intérêt de leurs idées bien plus que dans celui de leur idole.

Pour eux, le voltairianisme, qu’il faut conserver et faire fleurir, importe bien plus que Voltaire ! Sans le voltairianisme et la libre pensée, peut-être même les plus badauds parmi les admirateurs à fond de train du Roi Voltaire ne s’abuseraient pas complètement sur le compte de ce caméléon moral, âme desséchée, jalouse de gloire, qui cracha sur la figure de quiconque le suivit ou le précéda, et qui se serait pris en exécration s’il se fût rencontré sur son propre chemin lui-même ; lâche pour tout braver, brave au milieu des lâches, grand dans les petites questions, petit dans les grandes ; qui réduisit tout à rien pour être quelque chose, et qui grimpa, comme un écureuil, jusqu’à la gloire, en passant par tous les degrés du mépris !

IV §

Car tel il fut, Voltaire, cet homme qu’on nous vante, et, comme l’a prouvé un des critiques du livre de Houssaye, qu’on ne lit déjà plus, même pour le vanter. On n’en a pas besoin, du reste. Il est dans l’air, il est dans le sang de la génération actuelle. Nous l’avons respiré, on ne sait à quelle heure de notre vie tant cette impression est profonde et vit profondément en nous. Lui, qu’il serait infâme de mettre aux mains de l’enfance, que toute femme laissera tomber des siennes, et dont le vieillard à cheveux blancs rougira d’avoir eu le goût… autrefois, n’en a pas moins mis sur l’esprit du temps qui a suivi le sien une empreinte qu’une moitié de siècle, avec deux Bonaparte et un Joseph de Maistre, n’a pas pu encore effacer ! Nous sommes tous plus ou moins marqués quelque part de son V honteux. Aujourd’hui plus que jamais, cet homme, dont on n’oserait peut-être pas dresser et signer le symbole, on lui refait une domination par une admiration rampante et rusée.

Voltaire revient, dit-on ; il sort de son tombeau ! Le mot est inexact : Voltaire n’était pas mort ; il n’a jamais été parti. Certes ! il y a de bonnes raisons pour qu’il soit longtemps populaire. N’a-t-il pas rassemblé, ce Protée de l’Enfer, sous sa houlette diabolique, toute cette race de béliers à qui l’admiration de l’esprit fort sert d’esprit ?… S’il ne plaisait qu’aux spirituels ! Mais ce grand seigneur de l’intelligence exerce, sur ceux qui n’en ont pas, la fascination qu’ont pour les révolutionnaires les grands seigneurs qui ont trahi leur cause et qui se sont donnés à la Révolution. Voltaire est particulièrement le séducteur des imbéciles, l’empoisonneur des gens malsains, et l’Esprit Saint de la canaille. Si les coquins ont un parti, il doit jurer par ce grand homme !

Et d’ailleurs soyons juste ! il a créé la libre pensée, et voilà encore un troupeau. Ce joujou bruyant et dont on ne fait rien qu’un indécent usage, la libre pensée, qu’on nous donne pour une philosophie et qui n’est le plus souvent qu’une lassitude anticipée d’une réflexion éteinte, la libre pensée, cette ennemie de la pensée vraie, qu’elle repousse parce que la pensée vraie oblige, comme la noblesse, et dont elle se débarrasse dans le sérail des sept péchés capitaux, voilà surtout l’œuvre de Voltaire : Hæc facit otia Voltarius ! On a beaucoup parlé, sur ce vieux thème que n’ont pas chanté les phraseurs, de l’activité imprimée par la philosophie à l’esprit humain ; mais le caractère particulier de l’action et de l’influence de Voltaire, c’est précisément d’avoir, avec de la légèreté et de l’ironie, dispensé à tout jamais l’esprit humain d’activité et de recherche.

Vous rappelez-vous le signor Pococurante, dans l’affreux roman de Candide ?… Eh bien, Voltaire a inventé aussi le pococurantisme philosophique, et il l’a nommé la sagesse ! Véritable machine pneumatique, qui a fait le vide dans le cerveau de l’homme. Avant lui, on se moquait du scepticisme. Hume était presque ridicule. Après lui, le scepticisme fut respecté. La plaisanterie, la commode plaisanterie, qui ne répond à rien et qui rit, domina l’univers. Il n’y eut plus de questions dans ce monde ; il les avait supprimées pour se dispenser de les résoudre. Quel bon débarras pour les sots !

V §

Et les sots ont été bien reconnaissants ! Ils ont été fidèles à la gloire de Voltaire. Ils ne l’ont pas faite, mais ils l’ont soutenue. Ils ont le dos bon ; ils l’ont portée. Il y a bien dans l’arche de cette gloire, çà et là, quelques hommes d’esprit, pour les orner, aux encoignures, mais ceux qui en soutiennent le lourd entablement, ce sont vraiment les sots ! les sots, aux têtes dures et pressées ! et c’est la meilleure raison de croire à la puissance actuelle et future de Voltaire. Il a les sots ! Avec les corrompus de l’esprit, il a les innocents de la bêtise, — s’il y a, dans le monde de la chute, des imbéciles qui puissent se croire, en sûreté de conscience, parfaitement innocents !

Et c’est pour cela que sur cette question de Voltaire posée hier, posée aujourd’hui, et que, n’en doutez pas ! on posera encore d’ici longtemps, les gens d’esprit, qui voient de plus haut que leur esprit même, doivent se montrer implacables, inexorables, inflexibles. Hélas ! nous l’avons dit déjà : ils portent la flèche barbelée de cet homme au milieu du cœur, cette flèche dont on aime la blessure.

Eh bien, ils doivent se l’arracher !

Qu’on nous permette un dernier mot. Depuis quelque temps il est une tendance déplorable qui se précise parmi nous et qui prouve à quel point l’homme est lâche pour ce qui lui plaît. Les hommes qui sentent le mieux le mal, l’inépuisable mal que fait Voltaire, répugnent à le traiter comme il le mérite, ce roi des élégances empestées. Le cœur, non, mais l’esprit — l’esprit qui fait de si mauvaises choses quand il est seul ! — leur défaille contre ce monstre de fausse lumière, à qui rien n’a défailli contre Dieu, et qui fit oublier une fois dans toute sa vie au grand de Maistre, monté ce jour-là à la hauteur d’un courroux de prophète, que le mépris est la colère du gentilhomme.

Jean-Jacques Rousseau §

Jean-Jacques Rousseau et son clapier.

I §

Il va bien, son clapier ! C’est-à-dire qu’il va trop ! Il croît, il multiplie, il fourmille et frétille. Chaque jour nous sommes envahis par des générations nouvelles de Jean-Jeannot, fils de Jean-Jacques. Mais ces enfants, perdus ou trouvés, d’un tel père n’en sont pas pour cela (qu’on nous passe le mot !) de plus fameux lapins ! Il y en a, dans ce clapier, de toute espèce, de tout poil et de toute catégorie. Voulez-vous seulement les compter ?

D’abord, voici la grande portée des philosophes purs, des faiseurs de sociétés comme leur propre père, la portée pesante des Saint-Simon, des Charles Fourier, des Cabet, des Proudhon, des Pierre Leroux.

Puis celle des Sismondi, des Louis Blanc, des Blanqui, — l’affreuse ventrée des économistes, — et la non moins horrible des hommes politiques, des Ledru-Rollin et des Mazzini !

Enfin il y a la portée des vrais brouteurs de thym, la portée des artistes, comme George Sand, à laquelle il faut en ajouter une autre tardivement arrivée, tardivement aperçue, mais charmante, celle des philologues comme Renan, laquelle commence à dresser de si jolies oreilles en faisant sa cour à l’Aurore.

Tous, en effet, ces fourmillants et ces frétillants dans le champ de la pensée, comme ils disent agréablement, procèdent de Jean-Jacques et en sont sortis. Ils n’existeraient pas sans Jean-Jacques. C’est lui qui leur a réellement donné leur place au soleil. Quels qu’ils soient, impuissants ou funestes, — et cela ne s’exclut point, hélas ! au contraire ! ils l’ont bien prouvé ! — ils sont tous les bâtards du génie de Jean-Jacques. Mais ceux-là, s’il avait pu les connaître, il n’eût pas voulu les étouffer !

II §

Certes ! l’individualisme était dans le monde avant Jean-Jacques Rousseau, et cette poudre-là il ne l’a pas inventée. L’anarchie de l’orgueil humain se date du même jour que la chute. Dans ce monde chrétien qui l’avait dompté, une possession d’État avait été, bien avant Rousseau, octroyée à l’individualisme ; et c’est un autre homme que Rousseau, c’était Descartes, qui avait fait le coup, lorsqu’il avait mis dans sa philosophie le Cogito, ergo sum : « Je pense, donc je suis », dont il répondra devant Dieu ! Seulement, de même que celui qui achève un homme est plus coupable que celui qui a commencé de le frapper, Rousseau acheva le mal commencé par Descartes, et le Traité de la Méthode fut complété par le Contrat social. Descartes, ce Robinson de la pensée, qui fait le désert dans l’intelligence pour s’y retrouver, fut continué effroyablement, et jusqu’à l’absurdité, par un autre Robinson sans patrie, sans principes, — la patrie de l’esprit, — échoué à Paris chez les encyclopédistes, qui lui appliquèrent le droit d’aubaine et s’en firent une de ses écrits. Eh bien, c’est ce Contrat social qui est tout Rousseau et sa descendance ! c’est ce Contrat, l’emphytéose du xixe siècle, hors duquel il n’y a de salut philosophique pour personne parmi ceux qui s’appellent de la libre pensée, mais que nous appelons, nous, de la très servile ; c’est ce Contrat social que nous demandons la permission d’analyser en quelques mots. On verra le peu qu’il faut de largeur à l’erreur pour tenir tant d’esprits sous son ombre.

III §

Jean-Jacques, dans son Contrat social, commence par se moquer de l’histoire d’Adam, qu’il ose comparer à Robinson lui-même. Voici ce texte ricaneur ; c’est le rire de Voltaire, avec des dents noires :

« Je n’ai rien dit du roi Adam, ni de l’empereur Noé, père des trois grands monarques qui se partagèrent l’univers, comme firent les enfants de Saturne, qu’on a cru reconnaître en eux. J’espère qu’on me saura gré de ma modération, car, descendant directement de l’un de ces princes, et peut-être de la branche aînée, que sais-je si, par la vérification des titres, je ne me trouverais pas le roi légitime du genre humain ? Quoi qu’il en soit, on ne peut disconvenir qu’Adam n’ait été souverain du monde, comme Robinson de son île, tant qu’il en fut le seul habitant ; et ce qu’il y avait de commode dans cet empire était que le monarque, assuré sur son trône, n’avait à craindre ni rébellions, ni guerre, ni conspirateurs. »

Telle est la froide bouffonnerie qui ouvre le Contrat social. À peine l’a-t-il risquée que le railleur d’Adam en invente dix mille d’une seule fois, après le refroidissement de la terre en fusion de Buffon, d’abord essayés, puis réussis. Dix mille Adams, ni plus ni moins, nés où ?… Sous les champignons ou dessus ? Dans les forêts ou dans l’humus en fermentation ? Immergeant un beau matin, après combien d’années ! de la putréfaction et de la moisissure de la terre ? Ou encore sortant d’un œuf ; — et l’œuf lui-même, d’où sort-il ?… Mais ceci est obscur ! passons.

Toujours est-il qu’une fois créés, ce fut un événement superbe ! Ces dix mille Adams se donnèrent, spontanément, bien entendu, un rendez-vous commun, on ne sait quand (la date est restée supra-historique et métaphysique, comme il convient à une bonne philosophie de l’histoire), on ne sait comment (car alors il n’y avait ni courriers ni télégraphie : on a mis quatre mille ans, dit Jean-Jeannot Fourier, l’aîné des fils de Jean-Jacques, pour inventer l’étrier), on ne sait où (le point est resté vague sur la mappe monde, et si ce fut partout, ce fut difficile à trouver), et enfin pourquoi ? dans quel but ?… N’avaient-ils pas l’autonomie ? Et tous et chacun de ces dix mille n’étaient-ils pas l’incarnation vivante de la justice, de la conscience et de la loi ?

IV §

Eh bien, passons encore ! Passons ! On les vit arriver sans boussole, sans route et sans itinéraire, militairement, à heure dite, polis et exacts comme des rois ! De moyen connu de s’entendre, ils n’en avaient point. La langue n’était pas faite. Mais ils n’en tinrent pas moins leur première assemblée… préparatoire. Où était-ce ? Sur la place publique ? Ces messieurs étaient nus, sans vivres, sans logements, sans ménage, sans femmes (étaient-elles nées, et comment ?), sans travaux ni chefs. Ils étaient les premiers des égalitaires. Or, en cette qualité, nul ne s’imposant, ils délibérèrent sur l’ordre social qu’ils allaient faire, au scrutin… et dans un bonnet ! Était-il phrygien, celui-là ? À cette première assemblée, fut-ce le doyen d’âge qui présida ? Les secrétaires étaient-ils les plus jeunes ? Où se trouve le procès-verbal de la séance ? Montrez ! C’est un monument. Il dut être beau !

N’oublions pas qu’il y eut aussi (préfiguration de l’avenir !) la question préalable. Pour discuter, il fallut un règlement… D’abord, et pour discuter le règlement, il fallait une langue. Par où commencèrent-ils ?… Nouvelle délibération impossible. S’ils commencèrent par la langue, il leur fallut un règlement pour commencer la discussion ; et s’ils commencèrent par le règlement, il leur fallut une langue pour en discuter les articles. Difficile de se tirer de là, et l’auteur du Contrat social ne s’en tire pas ; — il y reste !

Et vous figurez-vous le magnifique embrouillamini, comme dit M. Jourdain, qui suivit les dix jours de cette genèse grotesque ? À côté et en comparaison, Gulliver et les Mille et une nuits sont des monuments de haute évidence. À côté et en comparaison, Gargantua est sage, don Quichotte raisonnable, le Roi de Bohème et ses sept châteaux, de la lumière, et surtout de la réalité ! Mais passons toujours. L’assemblée devint permanente. Tous votèrent, et votèrent sans discontinuer. Il ne fut question ni d’enfants, ni de pères, ni de majeurs, ni de mineurs, ni de hiérarchie, ni de famille, mais de boules ; et l’honneur, la vérité, la conscience, ce fut le scrutin. Inepte et incroyable roman que Rousseau eut le front d’opposer à l’histoire ! C’est ainsi, nous dit-il, que la société débuta. Et on le crut, non parce que c’était clair, cet imbroglio d’impossibilités, cet entrechoquement de folies, mais parce que c’était insolent pour Moïse et nos livres saints ! Et on le crut, dans cette race de gens d’esprit, depuis les philosophes qui croient à tout, excepté à l’Église, jusqu’aux gamins intellectuels qui ne croient à rien. Et pour prouver qu’on le croyait, on fit une révolution avec ses idées. Et le clapier de Rousseau, ce clapier qui vit et prospère, pense peut-être à la recommencer !

V §

De telles idées (comme il arrive toujours, du reste) n’étaient en Rousseau que le reflet de ses antécédents et de ses mœurs. Dans l’homme le plus fort, et Rousseau était le plus faible, le génie n’est jamais que le vassal des mœurs. Et si sublime qu’il soit, ce génie, les mœurs ne manquent jamais de lui passer au cou ce collier de cuivre que Walter Scott met au cou de Gurth, le gardeur de pourceaux. Lumière biographique universelle ! Je conçois le mot lâche de Voltaire, qui disait : « La vie des hommes littéraires n’est que dans leurs écrits. » Il voulait y cacher la sienne. Mais il se trompait, s’il ne mentait pas ! Le talent réfléchit la vie, et il nous en renvoie toujours l’ignominie ou la noblesse. On sait ce qu’a été Rousseau. Son Contrat social fut un héritage de Genève. On a dit dernièrement qu’il ne s’appelait point Rousseau, mais Renou, et que, s’il épousa Thérèse ailleurs que devant le soleil de la forêt de Saint-Germain, c’est qu’elle l’y contraignit, la commère ! Cet être d’origine indécise, qui vida ses petits (on dispute sur le nombre en disant qu’il se vante) dans le trou creusé par l’adorable saint Vincent de Paul, qui lui épargna l’assassinat ; cet ingrat monstrueux, qui glorifia l’ingratitude et publia le Vicaire savoyard pour chasser et abolir saint Vincent de Paul, le dépositaire et le nourricier de ses enfants, dut vouloir bâtardiser l’humanité, et son Contrat social n’est que la tentative de l’orgueil malade et insensé, qui crée le monde à son image !

Heureusement, saint Vincent de Paul, chassé, en 1793, par l’école de Jean-Jacques, revint, quatre ans après, avec les enfants, catéchisés et communiants, légitimés devant Dieu par la foi, l’humilité et la pratique des vertus chrétiennes. Les petits du cynique, élevés honnêtement, balayèrent les ordures de leur père en 1804, au 2 décembre, et ses arrière-petits, à la même date providentielle, en 1851. On recommence à croire au testament d’Adam, qui est le vrai Contrat social du pouvoir, à la famille qui est le vrai Contrat social du père, des enfants, de la mère, et à l’ordre, qui est le vrai Contrat social des anciens de la famille, appelés en premier par la vocation, les études, le diplôme, et en second par le pouvoir, qui les fait officiers, évêques, magistrats !

Oui ! on reprend la Tradition chrétienne ; mais le clapier… l’ignoble clapier vit cependant toujours.

Pélisson et d’Olivet §

Histoire de l’Académie française, avec une introduction, des éclaircissements et des notes, par Ch.-L. Livet.

I §

Ce serait véritablement un beau sujet à traiter que l’histoire hardiment conçue de l’Académie française. Quelle que fût l’opinion à laquelle on appartiendrait, soit qu’on fût pour la règle, l’autorité et la tradition dans les lettres, soit, au contraire, qu’on adoptât le système de l’indépendance sans limites et de l’individualité à tous crins, il y aurait dans l’histoire de l’Académie, de cette institution d’un grand homme qui porta en toutes choses le sentiment d’un ordre impérieux, oui ! il y aurait un grand intérêt à exploiter. Mais il ne faudrait pas en faire un petit… Il y aurait, dans un pareil ouvrage, un regard profond et détaillé à porter sur les travaux d’ensemble de cette corporation littéraire à qui on avait donné la langue à garder, et sur le mérite de chacun des esprits qui à toute époque la composèrent.

Et ce n’est pas tout. Il y aurait de plus encore le jugement à prononcer sur les diverses attitudes de l’Académie, sur ses influences, et aussi, car elle en a eu parfois, sur ses prétentions. Cadre heureux et tout fait d’une histoire officielle de la littérature, l’histoire de l’Académie française serait plus qu’une histoire. Elle devrait être de la critique en dernier ressort, appliquée intrépidement aux œuvres consacrées contre lesquelles l’inscription en faux, quand elle se prouve, peut toujours venir. Et, en effet, il n’est pas plus inviolable que l’autre, le Livre d’or de l’Académie, de cette aristocratie constituée des intelligences d’une époque ! Sur ses feuilles héraldiques il y a place pour la rature, quand on a la main assez juste et assez ferme pour l’y tracer.

Si Livet avait eu quelque généreuse initiative, telle est l’histoire de l’Académie qu’il nous eût donnée. Avant d’ouvrir les deux gros volumes qu’il publie16, nous ne le connaissions pas ; mais c’est une bonne prévention, en faveur d’un homme, qu’une obscurité qui permet de tout supposer à une imagination bienveillante. Malheureusement, la lecture du livre a détruit toutes nos illusions. Le livre de Livet n’est pas de Livet. Livet n’est ni un historien, ni un critique, ni même un annotateur en son propre et privé nom. C’est tout simplement un compilateur, un Trublet quelconque ! L’histoire qu’il publie est la réimpression de deux anciennes histoires qu’on ne lit guères plus, nous dirons pourquoi tout à l’heure : l’histoire de Pélisson et celle de l’abbé d’Olivet, laquelle se ferme en 1700.

Depuis 1700 cependant, l’Académie a continué à vivre, mais Livet, n’ayant pas trouvé d’autres chroniques sur l’Académie qu’il pût réimprimer comme les deux premières, n’a pas osé continuer de son chef et de sa plume l’histoire commencée par ces illustres devanciers qui ont imposé à sa jeune modestie. Pélisson et d’Olivet étaient deux académiciens. Peut-être Livet (c’est presque d’Olivet, par le nom du moins,) attend-il d’être académicien à son tour pour reprendre l’histoire de l’Académie de 1700 jusqu’à nos jours ; mais, s’il attend cela, nous n’aurons qu’une histoire dans le genre et le goût de celles qu’il a rééditées, c’est-à-dire sans vue, sans profondeur et sans vérité.

Il §

Rien de plus insignifiant, en effet, que les histoires superstitieusement réimprimées par Livet ; rien qui ressemble moins à ce que nous autres gens du xixe siècle nous sommes accoutumés d’entendre par de la critique et de l’histoire. De ce manque de vif dans leur œuvre, de cette insignifiance qui étonne, est-ce Pélisson, est-ce d’Olivet qu’il faut accuser, ou leur temps, moins apte à creuser que le nôtre dans les œuvres et dans les amours-propres, ou enfin leur position intéressée vis-à-vis de l’Académie ?… Pélisson et d’Olivet étaient, à coup sûr, des hommes de talent, d’un talent relatif et divers, que leur tâche d’historiens de l’Académie n’aurait pas dû décontenancer à ce qu’il semble ; et pourtant, il faut bien l’avouer, ils ne se sont ni l’un ni l’autre montrés de niveau avec elle, Pélisson surtout, Pélisson, que le nouvel éditeur, dans sa préface, met bien au-dessus de d’Olivet, et que nous nous permettrons, nous, de mettre bien au-dessous. Car d’Olivet a pour le moins des velléités d’indépendance ; il a parfois de l’aperçu, de la netteté, de la lumière, tandis que Pélisson a la peur blême de l’amour-propre de sa compagnie, et s’étouffe de circonspection.

Quand il parle des académiciens en particulier : « Voilà — dit-il à l’ami auquel il a dédié sa relation — ce que j’avais à vous dire des morts — (il n’en dit pas grand-chose, allez !) — et plût à Dieu que je pusse parler des vivants avec la même liberté !… Mais il y a plusieurs raisons qui m’empêchent… et vous n’aurez pas oublié ce que je vous en disais si souvent en nos longues promenades de Roumens, où il n’y avait que des arbres et des fontaines qui nous écoutassent. » Après cet aveu dépouillé d’artifice, on comprend quelle doit être l’histoire, écrite pour le public et pour la postérité, de ce courageux historien à l’usage des arbres et des fontaines. C’est, en effet, le vide, que son livre, le vide agité par les coups de chapeau d’un homme qui salue perpétuellement, avec la plus rare politesse, et dont le langage, beaucoup trop vanté par Livet, n’a qu’une gravité monotone. En vérité, il fallait que Pélisson, qui apprivoisait les araignées, écrivît quelquefois pour elles. C’est à elles qu’on devait laisser son Histoire de l’Académie.

Écrite pour le temps où Pélisson avait vécu, elle n’avait pas duré davantage, et c’est inutilement, nous le croyons, que Livet, dans son désir d’être agréable à l’Académie d’aujourd’hui, a tiré cette histoire de l’oubli dans lequel elle était tombée. Elle y retombera. Ce n’est pas au xixe siècle, quand l’analyse des œuvres, des esprits et des caractères, a été poussée aussi loin que l’analyse scientifique, ce n’est pas quand la critique a joué aussi inexorablement du scalpel que la chirurgie elle-même, que les petites notices de Pélisson, gazées par la réserve et entrecoupées de silences, pourront intéresser la curiosité et la satisfaire.

Du temps de Pélisson, dans cette société où l’on vivait sous le despotisme d’une politesse plus absolue que Louis XIV, toute critique franche, directe et à fond de train, ressemblait à une grossièreté, et personne ne se la permettait. La Bruyère, on s’en souvient, niait que ses Caractères fussent des portraits, et Saint-Simon, insolent pour demain, gardait sous clef ses Mémoires. C’était un temps où l’on ne faisait pas quatre pas dans un menuet sans saluer jusqu’à terre, et où Louis XIV tirait son chapeau aux filles de chambre. D’académicien à académicien, l’examen hardi des mérites de chacun et de tous à pareille époque n’était donc pas possible, et, pour rester juste, on doit un peu laver Pélisson de l’innocence de son ouvrage.

Déjà nous l’avons indiqué, l’abbé d’Olivet, qui a plus d’empreinte, n’est pas soumis au même degré à cette grande loi de la politesse, qui fut la règle suprême des mœurs à cette époque du xviie siècle et qui le caractérise autant que la longue perruque et la longue phrase ; — n’était-ce pas aussi une longueur ?… Voilà probablement la raison pour laquelle l’histoire de d’Olivet vaut mieux que celle de Pélisson. Il faut se reporter aux dates. D’Olivet écrivait après 1700, et Pélisson en 1652. Malgré le fléchissement des mœurs, l’abbé d’Olivet reste toujours, il est vrai, autant que Pélisson, l’homme de sa corporation littéraire, parlant d’elle devant elle, ce qui rappelle le mot si comique de Vernet dans le Père de la Débutante : « Ma fille, dites donc quelque chose de Monsieur à Monsieur ! » Mais il vient après Pélisson ; le ton dans les relations sociales s’est détendu et s’est modifié.

Évidemment, il y a moins de cérémonies, moins de circonlocutions, moins de révérences en toutes choses, dans l’expression et dans le geste de la pensée, et la politesse, qui force souvent à être fin, quand elle n’est pas un prosternement vulgaire, donne précisément à l’abbé d’Olivet cette finesse qui pince sans avoir l’air d’y toucher, et qui est une grâce dans son hypocrisie transparente. On peut s’attester, contrairement à l’opinion du nouvel éditeur dans sa préface, la supériorité de d’Olivet, en comparant ses biographies à celles de Pélisson.

L’homme du xviiie siècle a moins de brassières, comme dit Saint-Simon, que l’homme du xviie siècle, mais cependant il en a encore. Il a l’empêchement dirimant, le vice rédhibitoire de sa condition d’académicien quand il s’agit d’une histoire de l’Académie. Il a la petite camisole de force de son habit, il la sent sur lui, et il en est gêné… Lorsque les notices qu’il s’est permises sur ses confrères morts doivent être suivies de notices sur ses confrères vivants, quand il a épuisé la liste des extraits mortuaires, il s’arrête… Il voudrait peut-être aussi, lui, comme Pélisson, pour continuer, des arbres et des fontaines, et peut-être va-t-il les chercher ; car il termine brusquement son histoire, si l’on peut nommer du nom d’histoire ces anecdotes et ces commérages, choses trop petites pour n’avoir pas passé à travers les trous de ce crible qu’on appelle la mémoire des hommes, et qu’il était si peu nécessaire de ramasser !

III §

Qu’importe, en effet, toute cette poudre de bibliothèque que Livet nous donne grain à grain, après d’Olivet et Pélisson, et à laquelle il ajoute la poudre de ses petites annotations ! Il y a des noms qui survivent à leurs œuvres, mais qu’il est impossible d’y rattacher, tant ces œuvres sont oubliées. Et tels sont, il faut bien en convenir, la plupart des noms académiques dont Pélisson et d’Olivet ont, dans leurs notices, voulu conserver la mémoire. Malheureusement, ces compotes de sucre n’ont pas réussi. Nous avons sous les yeux les catalogues des académiciens jusqu’à 1700, et ces catalogues ressemblent aux restes noirs d’un papier brûlé et consumé, sur lequel brillent encore çà et là deux ou trois étincelles. Tout cela flamba une heure, mais cela ne flambe plus ! Les étincelles qui durent toujours, dans ce néant et dans cette cendre, c’est Corneille, La Fontaine, Racine, quatre à cinq noms, et le reste est destiné aux vents… Ludibria ventis ! Laissez-les donc faire, et qu’ils soufflent ! Avons-nous besoin de savoir exactement, par pieds, pouces et lignes, la mesure de ces esprits médiocres, relativement meilleurs que les autres dans leur temps parce qu’ils furent cultivés, et à qui leur temps paya leur culture en les faisant d’une académie ? Certes ! nous ne les méprisons pas ; ils aimèrent les lettres et travaillèrent chacun comme il put et par son bout à cette trame de la langue française, plus avancée par un homme de génie, dans son inspiration solitaire et puissante, que par tous les travaux de fourmi et collectifs des académies. La vie est trop courte pour rechercher quelle fut la besogne de ces tisserands obscurs, d’Amable de Bourzeis, de Bois-Robert, de Gombauld, de Gérard, de Laugier, de Giry, de Hébert, de Servien et de tant d’autres, enterrés et ensevelis sous leur fauteuil et n’ayant plus que dans les cahiers de l’Académie leur épitaphe. La gloire est une abréviatrice. Elle écarte tout le menu fretin en histoire, et, par pitié pour les races futures, la suspend tout entière à quelques grands noms !

Hors ces noms, qui importent vraiment, il n’y a, dans l’histoire littéraire comme dans l’autre histoire, que des babioles de talent et de renommées, à la mode aujourd’hui, au rebut demain ! et dont on peut justement dire : pour la postérité indifférente, que cela ait vécu ou n’ait pas existé, c’est tout un ! Les patients, les pécheurs à la ligne de l’érudition maniaque, les curieux qui préfèrent les petites choses aux grandes, probablement parce qu’on les voit moins bien, s’acharnent quelquefois à tirer de l’oubli dans lequel ils gisent pour l’éternité tous ces morts littéraires ensevelis, et les histoires publiées par Livet sont particulièrement adressées à ces déterreurs. Seulement, ne nous y méprenons pas ! ce n’est pas, comme on pourrait le croire, pour les beaux yeux, fermés depuis longtemps, de ces cadavres intellectuels, que l’éditeur de Pélisson et de d’Olivet s’est livré à l’exhumation présente.

Catalogués et numérotés par leur date d’admission à l’Académie française, tous ces esprits, qui, dans les lettres, expriment ce que Napoléon appelait de la chair à canon dans la guerre, et forment, pour ainsi parler, l’humus d’une littérature, comme la masse des soldats tués forme celui des champs de bataille, tous ces esprits n’auraient pas l’honneur de la place qu’ils occupent au petit soleil du livre de Livet s’il s’agissait individuellement d’eux, au lieu du corps dont ils ont fait partie. Sans l’Académie, même pour Livet, le sieur de Gomberville, Parisien, comme dit le catalogue, ne serait que le sieur de Gomberville, Parisien, et le sieur Cureau de la Chambre, du Mans.

Monsieur, ils sont du Maine !

rien de plus que le sieur Cureau de la Chambre, du Mans, c’est-à-dire, tous les deux, des combinaisons plus ou moins drôlatiques d’alphabet. Mais ils sont de l’Académie, et, à l’instant, reliés ou non en veau :

Les voici dans l’État d’importantes personnes,

et faits pour l’immortalité !

IV §

Eh bien, réellement, osons le dire ! c’est trop de respect pour l’Académie. Respectons-la. C’est bien. Elle représente le niveau le plus élevé de la culture intellectuelle de chaque époque. Mais elle n’est ni un entrepôt ni une fabrique de grands hommes, et les esprits supérieurs, les transcendances, y sont autant que partout ailleurs une exception. Lorsque le cardinal de Richelieu l’organisa, il ne s’exagéra pas les conditions de son existence. Il savait bien, le grand ministre, qu’elle ne serait jamais, dans l’avenir comme dans le présent, autre chose qu’une moyenne d’intelligences distinguées de différent degré, avec, de temps en temps, l’aérolithe de quelque homme de génie qui lui tomberait du ciel, quand elle aurait l’esprit de le ramasser.

Pélisson lui-même et l’abbé d’Olivet, les historiens et les biographes de leur compagnie, en écrivant fraternellement de leurs confrères obéissaient au règlement, remplissaient un devoir d’étiquette, et probablement ce qu’ils ont écrit n’avait pas à leurs yeux plus de poids que des discours de réception ou des oraisons funèbres. C’était de la formule et du formulaire. Mais Livet ! En rééditant leurs histoires avec un impayable sérieux, en les accompagnant d’une introduction animée, d’un enthousiasme presque tendre, en devenant mélancolique lorsque son livre finit et qu’il est obligé de renoncer à cette douce familiarité avec des hommes l’orgueil, à juste titre, de la littérature, Livet, qui a quêté partout des annotations pour la plus grande gloire de l’Académie, a cru évidemment que cette assemblée discoureuse, fondée pour discourir et ouvrir ou fermer la porte aux mots nouveaux qui se risqueraient dans la langue, enfin que cet hôtel de Rambouillet sans femmes avait le privilège de créer véritablement des grands hommes, parce qu’il pouvait, pour le récompenser de son zèle, le faire un jour académicien, lui, Livet !

V §

Qu’on nous permette une dernière réflexion.

Il est pourtant un homme que cette histoire, qui ne changera rien à l’opinion et ne rallumera pas une renommée, a grandi infiniment sans le vouloir et sans y penser, quoiqu’il n’eût pas besoin d’être grandi pour être grand. Le croira-t-on ? C’est notre vieux Boileau Despréaux. À toute page du livre que voici le souvenir de Boileau s’élève, et la lecture de cette longue fadeur rappelle, par le contraste, la sévérité de ces satires dans lesquelles il a buriné la plupart de ces noms d’académiciens, qui pour la première fois frapperaient nos regards s’il ne nous les avait appris et s’il n’avait versé sur quelques-uns la gloire d’un ridicule ineffaçable. Boileau Despréaux ! voilà le véritable historien de ces anonymes, qui eurent un nom quelques jours, le temps que l’engouement de la société de leur époque mit à le répéter, et qui n’en ont plus depuis qu’elle est morte.

Lui, Boileau, le rare jugeur, l’énergique bon sens, qui ne cherchait pas des arbres et des fontaines pour dire la vérité sur ses confrères, a dit la seule qui restera ; et les compilations de Livet, qui ne sont pas les portes de l’enfer, mais les portes de l’ennui, ne prévaudront pas contre elle. Conrart, Colletet, Cotin, Chapelain et tous les autres, car ils sont tous dans les satires, avec un numéro d’ordre plus exact que celui du catalogue de l’Académie, ne gagneront rien aux petites réactions qu’on veut tenter en leur faveur. Les lettres de Chapelain communiquées à Livet par Sainte-Beuve renversent les prétentions de ceux qui les montrent. Elles attestent la vulgarité profonde et la platitude de Chapelain. On continuera donc d’apprendre correctement et suffisamment l’histoire de l’Académie en son premier âge en lisant cet homme qu’on a appelé méchant et qui l’est comme la vérité ; car la vérité parfois est féroce, mais ce n’est pas sa faute, à elle ! Jusqu’ici, sans Boileau que saurions-nous, malgré l’histoire de Pélisson, de d’Olivet et de Livet par-dessus le marché ?…

Et qui saurait, sans moi, que Cotin a prêché !

Il avait bien raison ! personne ! Je me trompe : Livet l’aurait su ; il l’aurait dit. Mais nous ne le saurions pas davantage…

Ch.-L. Livet §

Précieux et Précieuses.

I §

Ne croirait-on pas, à un pareil titre, — Précieux et Précieuses17, — que ce livre est un coup d’audace ?… Ou il doit recommencer sérieusement, ce qui ne manquerait pas de hardiesse, la comédie de Molière, cette comédie des Précieuses, qui n’a point passé comme le temps qu’elle a peint, et dans laquelle tout est resté aussi vrai et aussi réel que cet éternel bonhomme que Molière met partout, ce Gorgibus qui est Chrysale ailleurs, et Orgon, et même Sganarelle ; car Sganarelle, c’est Gorgibus avec quelques années de moins et une… circonstance de plus ; ou bien — ce qui serait beaucoup plus crâne encore — il doit être, ce livre, la défense enfin arborée des Madelon et des Cathos contre les moqueries de Molière, la négation des ridicules mortels qu’il leur a prêtés, et la cause épousée par un spiritualiste du xixe siècle de ces idéales méconnues qui tendaient à s’élever au dernier bien des choses, et voulaient des sentiments, des mœurs et une langue où tout fût azur, où tout fût éther !

Précieux et Précieuses ! Avec un pareil titre, il n’y a pas de milieu, ce semble. Ce sont les Précieuses réhabilitées et Molière sifflé qui les siffla, ou c’est le sifflet de Molière qu’on s’est permis de ramasser et dont on tire un son… posthume ! L’histoire ne s’écrit que parce qu’on hait ou qu’on aime, parce qu’on méprise ou qu’on admire. Sauf cela, qui écrirait l’histoire ? qui agiterait cette cendre de choses mortes, cette poussière d’inutilités ?…

Et pour mon compte, avant d’ouvrir ce livre, c’est à ce dernier parti que je m’arrêtais. Je le dis en toute humilité (en toute humilité, puisque je me trompais), je croyais à la réhabilitation complète des Précieuses de la part d’un homme qui s’avise d’en écrire l’histoire. Elle me semblait plus dans l’air du temps qu’autre chose. L’air du temps est aux réhabilitations. Cela donne un air de juges intègres et de Perrins Dandins aux éclectiques du xixe siècle. L’air du temps est aussi aux paradoxes, mais beaucoup moins ; car le paradoxe implique de l’invention dans l’esprit, chose rare ! Il roule aussi l’idéal (l’idéal ! comme on dit), l’air du temps. Un Allemand, un précieux moderne, — et, ma foi ! c’est M. de Schlegel, — a commencé la réaction contre Molière, qu’il accuse nettement d’abaissement et de vulgarité, et il lui préfère, l’éminent critique ! le La Grange qui a fait le Mât de cocagne, et qui n’est pas du tout ce marquis de la Grange chez lequel servait Mascarille,

D’un autre côté, Cousin, en voulant nous faire admirer les Cathos princesses, nous a autorisés, nous autres démocrates, à admirer toutes les espèces de Cathos. Il n’y eut point de ridicules au xviie siècle, Cousin l’a dit, et au xixe nous cousinons tous ! Enfin, dernière raison, et la plus puissante, quand on a mis son pied dans ce qu’on appelle présentement le réalisme, il n’est pas étonnant que d’horreur on s’en aille l’essuyer jusqu’au balai du petit laquais Almanzor ! En face de MM. Courbet, Champfleury et leurs œuvres, il n’y a plus de précieuses ridicules !

Eh bien, ce que j’imaginais n’est point arrivé, et Charles Livet a trompé ma prévoyance ! Il n’a point réhabilité bravement les précieuses, mais il ne s’est point mis non plus entièrement du côté de Molière contre elles. Il n’a point ajouté le poids de son bilboquet à la massue de cet Hercule.

Malgré les sévérités embarrassées et entortillées de son livre, il n’est pas, au fond, un méchant homme pour les dames, ce Livet. Il a sucé le lait des tendresses humaines dans la tétrelle de Cousin, et, s’il osait, il serait plus pour les précieuses que contre elles. Allez ! il voudrait bien tirer ces pauvres victimes, après tout, de dessous les plaisanteries de Molière, — ces plaisanteries gravées sur un marbre éternel, et sous lesquelles le Titan du grand rire les a écrasées ; mais il craint que le ridicule qui pèse sur elles, par ricochet ne tombe sur lui. Et il a raison ! il en attraperait quelque chose. C’est un esprit qui a la prudence de sa timidité, une jeune chauve-souris d’entre-deux, qui n’est ni souris ni oiseau dans ses jugements littéraires, et qui n’a trouvé rien de mieux, pour éviter l’inconvénient des partis extrêmes et des points de vue absolus, que de se blottir dans la toile d’araignée de cette distinction : il y a précieuses et précieuses, comme il y a fagots et fagots ! Livet s’est sauvé par cette bonne distinction, qui sauve toujours son homme, a dit Pascal, qui connaissait cette porte de derrière et cet escalier dérobé.

II §

La distinction de Livet entre les précieuses ridicules et les précieuses qui ne le sont pas, est essentiellement aristocratique. Livet est aristocrate et fortement centralisateur. Il convient d’une préciosité de bourgeoisie et de province, qui méritait, dit-il, tout sur ce point : « les piquants tableaux de Molière et de Saumaise » ; mais celle-là dont l’hôtel de Rambouillet fut le berceau et le théâtre, c’est-à-dire celle des femmes de la ville et de la cour, ne mérite que l’intérêt et le respect de l’histoire. Cette préciosité, dit toujours Livet, fut la gloire du xviie siècle, autant « que le ministère de Richelieu, les grands soumis à la loi, la maison d’Autriche abaissée, l’équilibre européen rétabli et le traité des Pyrénées ». Une femme justement vénérée exprime cette autre gloire, et c’est par cette femme, naturellement, que Livet ouvre son livre. C’était la marquise de Rambouillet, Catherine de Vivonne, qui massa autour de sa jupe les beaux esprits du temps et régna dans cet empire de l’idéal, sous l’anagramme d’Arthénice.

Certes ! ce fut un bien magnifique empire que le sien, et elle fut une bien grande reine aux yeux de ces poètes, ses sujets ; mais aucun d’eux, aucun de ces adorateurs, aucun de ces tournesols, comme on disait alors, dont elle était le soleil, ne l’a vue et ne l’a jugée de son vivant comme Livet l’a vue et l’a jugée, maintenant qu’elle est morte, mais non oubliée, car l’heure pour elle est propice ! Pendant qu’elle vivait, elle faisait chanter les Benserade, les Scudéry et les Voiture, et tous ces oiseaux légers de la fantaisie et de la flatterie toujours si près de s’envoler, en leur donnant toutes sortes de pâtées, — la pâtée de l’accueil, du sourire et des fêtes, et la pâtée de la pâtée ; car on soupait et on collationnait très bien à l’hôtel Rambouillet, et c’était assez pour qu’ils ramageassent leurs madrigaux et leurs sonnets. Mais Livet n’est point un madrigaliste ; il est un historien, et son admiration, à lui, est désintéressée. Elle est gratuite et impayable. Il mourra rêvant Rambouillet, lui qui, s’il en eût pu voir seulement la porte, serait peut-être entré dans le fameux salon bleu comme ce jeune romantique, fort connu à Paris, qui entra un jour, nageant d’admiration, dans le salon de Hugo ! Désintéressé donc et historien, Livet a compris et expliqué avec profondeur le rôle d’Arthénice. C’était mieux que de la chanter.

Homme de son temps (c’est l’éloge du temps), et voyant partout, comme les historiens de ce temps, des influences, il a pénétré celle qu’exerça la marquise de Rambouillet : « Sous cette influence — dit-il — les hommes commencèrent à rechercher la société des femmes, qu’ils n’avaient jamais recherchée jusque-là. » On le sait, ils vivaient dans les bois !… Ce n’est pas tout. En recevant chez elle des gens de lettres mêlés à des gentilshommes, elle préludait à 89. Elle était 89 autant qu’on pouvait l’être alors. Et ce n’est pas tout encore ! Elle inventait la décence et la langue française. Elle faisait venir d’Italie la délicatesse et la galanterie, inconnues totalement à Paris, et d’Espagne la noblesse et la gravité, non moins inconnues, et elle les acclimatait. Enfin (et voici son chef-d’œuvre !), sur toutes ces choses et pour les couronner, elle pondait ce bel œuf de cygne, la conversation.

Est-ce assez comme cela d’ironie, et Livet se moque-t-il de nous ?…

III §

Non ! il ne s’en moque pas. Il en est incapable. Il est très sincère, mais il voit ainsi ; c’est un malheur, ce n’est pas une impertinence. Pour lui, la marquise de Rambouillet a bien réellement cette fécondité et cette grandeur. Il oublie que la conversation est un genre de génie tout individuel, intransmissible, incommunicable, qui peut jeter sa flamme dans le monde comme elle peut la jeter partout ailleurs ; mais qu’elle ne tient à aucune atmosphère, qu’elle n’est ni une routine, ni une éducation, ni un procédé, et que quand elle devient une manière d’être générale elle n’est plus qu’une médaille effacée, tombée à l’état de monnaie qu’on se passe de main en main et que chaque main efface un peu plus ! Il oublie cela, et il la fait sortir, cette conversation, cette gloire française (comme s’il y avait une conversation française), de cette précieuse, accorte dans les riens et trônant dans le vide au milieu de ces poètes parasites, domestiques et faméliques, d’entre le bichon et la perruche, d’entre le tabouret et le perchoir.

Encore si cette sublime Arthénice avait eu l’esprit de cette bourgeoise d’esprit que Livet met parmi les précieuses, quoiqu’elle fût tout le contraire d’une précieuse, de cette madame Cornuel qui eût fait rire si elle l’eût voulu, disait-on d’elle, de la bataille de Rocroi. Mais madame de Rambouillet !… De même il croit de très bonne foi que, dans un pays qui avait dans sa tradition des siècles de chevalerie française, besoin était, à l’époque de Mazarin et de Richelieu, d’importer des pays étrangers de la galanterie et de la délicatesse, comme il était besoin aussi d’inventer une langue qui avait eu pour pères Rabelais, Montaigne et Régnier ! Il ne se doute pas, enfin, que ce commencement du xviie siècle, mis aux pieds de quelques femmes par des sigisbées littéraires, n’était, à le bien considérer, que le xvie siècle tombé en quenouille, et que l’histoire même qu’il écrit le prouve avec une invincible clarté.

En effet, les événements y sont de la même taille que les personnes. Tout y est petit de ce qui lui paraît si grand. Toute cette grave histoire, c’est celle d’une société qui passa sa vie à jouer aux petits jeux et aux petits vers, et qui eut la triste puissance de rapetisser une minute Condé et Bossuet. Il n’y a que Livet qui ne rie pas, qui ne sourie pas, qui ne bâille pas, quand il nous rapporte les insupportables descriptions de ces fêtes solennellement sottes qu’on donnait à l’hôtel de Rambouillet (exemple celle de la page 14 de l’introduction, dont il prend la relation à Voiture). Comme encore il n’y a que lui, lui, Livet, qui puisse trouver galantes, légères et agréablement mystificatrices les plaisanteries de cette société italiennement délicate, mais bouffonne, qui adorait les surprises, abandonnées depuis aux bourgeois, et vanter ces délicieuses attrapes qu’elle se permettait, comme celle de l’habit rétréci du comte de Guiche pour lui faire croire qu’il avait enflé pendant la nuit et qu’il était empoisonné. Niaiseries d’oisifs, détails inouïs de platitude recueillis avec un respect si comique, on se demande vraiment si c’est là de la littérature ou si c’est de l’esprit de société ? Alors on comprend la tristesse, encore plus comique que le respect, de l’historien quand il s’aperçoit qu’il ne sait pas plus exactement le moment où commencèrent que celui où se terminèrent de si belles choses. Perte éternellement regrettable ! « Il est aussi impossible de dire quand les réunions de Rambouillet ont commencé que quand elles cessèrent », écrit-il avec un découragement profond. C’est à se brûler la cervelle !

Cependant il y a lieu de croire que la Fronde dispersa Rambouillet et que toutes ces vessies que l’on prenait pour des lanternes crevèrent aux Barricades. Plaisirs ridicules emportés par une guerre ridicule ! Ce qui tua ne valait pas mieux que ce qui fut tué. Le dernier exploit de la divine Arthénice fut l’établissement d’un jet d’eau.

IV §

L’histoire de madame de Rambouillet, la mère fondatrice de toutes les précieuses, la plus importante de toutes les histoires du recueil de Livet parce qu’elle exprime le plus d’idées générales sur la préciosité au xviie siècle, est suivie de plusieurs autres biographies de précieux célèbres, plus ou moins rambouilletisants. Ainsi nous avons Chapelain et ses rhumes, qui importent tant à la postérité ! Ainsi Cotin, l’abbé Cotin, le faiseur de charades, ce sphinx poétique qui ne dévora jamais personne, et dont Boileau fit l’épluchette que vous savez.

Malgré la révérence que Livet a « pour la justice des siècles », il s’est risqué à louer Cotin ; mais il a fait comme cet homme, bien touchant de civilité, qui, pour se moucher et amortir le bruit trop fort de sa trompette, se tournait toujours discrètement et décemment du côté du mur. Ainsi Conrart ; mais pour Conrart il a été moins troublé et moins intimidé par la justice des siècles. J’oserai dire, fait-il, j’oserai dire que Conrart savait le latin ! Ainsi encore l’abbé d’Aubignac, le bravache Scudéry, et Bois-Robert, ce Triboulet du roi Richelieu, ce vieux matou parmi ses jeunes chats ! Je ne crois point que l’on ait écumé plus avant le fond de pot du xviie siècle. Je ne crois point que la rage de la biographie ait rattrapé plus loin ce qui s’y noyait, disparu, caricatures exhumées auxquelles il fallait un Hogarth, mais auxquelles l’Hogarth a manqué.

Parmi ces figures grimaçantes, il en est deux pourtant qui se détachent, je ne dirai pas en beau, mais en moins laid, sur la grisaille de toutes les autres. Ce sont deux femmes qui ne furent pas précieuses et qui sont là on ne sait pas pourquoi… peut-être parce qu’elles devraient n’y être pas. L’une est cette madame Cornuel dont j’ai parlé plus haut, une madame Pernelle, terrible et charmante, qui a laissé autant de mots que Rivarol, mais d’un tout autre calibre, moins fastueux, mais plus meurtriers. Livet en a cité quelques-uns. Que n’en citait-il davantage ? Son travail en eût valu mieux.

Cette madame Cornuel, bien loin d’être une précieuse, n’avait pas été prude dans sa jeunesse, et, vieille, se moquait de la quintessence. Son esprit était la diablerie du bon sens contre l’homme ou la femme qui fait l’ange et la bête. L’autre est mademoiselle de Gournay, qui, sans être une précieuse non plus, était du moins une fille savante, très ressemblante aux bleues d’à présent, mais plus aimable. Peut-être parce qu’il est plus loin, son bleu paraît plus doux…

Fille adoptive de Michel Montaigne, qui avait fourré ses jeunes mains dans le manchon du vieux sceptique, elle les en avait retirées pénétrées de son influence, et cette influence lui était restée. Elle avait l’alacrité et l’audace, le bec et les ongles, et la cape, et la canne à corbin, et les hauts talons pour marcher sur tout et s’élever jusqu’à hauteur d’homme. Elle se croyait ni plus ni moins qu’un homme… parce qu’elle s’était durcie dans la science, dans l’implacable pureté du cœur. Virginité passé au verjus, elle aurait été en 48, si elle avait vécu, du Club des femmes. Elle eût mordicus soutenu l’égalité des sexes, qu’elle soutient déjà en 1630 ; mais voyez qu’elle est peu pédante ! « Est-il rien de plus semblable à un chat sur une fenêtre qu’une chatte ?… » nous dit-elle gaiement pour appuyer sa thèse. Madame Daniel Stern n’a point certainement cette grâce-là !

Telle est la composition du volume sur les précieux et les précieuses. Ce qu’il y a de plus intéressant dans ce livre ne les concerne pas. On le conçoit très bien. Aristocratiques ou bourgeoises, provinciales ou citadines, selon la distinction de Livet, ces idéales de travers, ces bons sens renversés comme leurs noms, dont elles faisaient des anagrammes, ces précieuses enfin de l’hôtel de Rambouillet ou d’ailleurs, ne méritaient pas vraiment l’honneur d’une histoire. Si vous les regardez sérieusement, elles sont ennuyeuses comme tout ce qui est faux. Je défie bien de lire de suite sans être écœuré cette Guirlande de Julie que Livet a transcrite à la fin de son ouvrage, pour nous démontrer, sans nul doute, l’influence heureuse de ces affreuses fadeurs sur la langue et la littérature.

Ah ! le mal qu’elles lui ont fait plutôt est inexprimable ! Elles ont affaibli, amolli tout ce qui était fort avant elles, tout ce qui était primitif, familier, tout-puissant de nature et de simplicité ! Torpilles caressantes de la langue qu’elles ont engourdie, elles l’alanguissent sous prétexte de tendresse, elles la pâlissent sous prétexte de distinction, et si elles avaient pu lui soutirer tout le sang de ses veines, à cette langue généreuse qui venait de bouillonner avec les passions de deux siècles, elles l’eussent remplacé comme on remplace le sang des morts, par des infusions de parfums. Demandez-vous ce qu’elles ont fait de Benserade et de Voiture, ces embaumeuses de poètes, ces momies ? Sans elles, Voiture, oublié maintenant, d’enjouement et d’esprit aurait valu Voltaire. Ces sirènes corruptrices mirent des concetti dans le vieux Corneille, et, dans cet invulnérable de goût et de génie qu’on appelle Racine, surent trouver le tendon d’Achille, qu’elles ne coupèrent pas, mais qu’elles énervèrent.

Ah ! Rambouillet ! Rambouillet ! j’aime mieux pour mon compte le cabaret dont Faret charbonnait les murs ! Tout périssait sous cette vapeur de la serre chaude de Rambouillet, sous cette asphyxie de madrigaux et de bel esprit, sans cette charmante La Fayette, que toutes leurs mignardises n’avaient pu étioler et qui un jour balaya toutes leurs fausses fleurs avec un bouquet de fleurs vraies (la Princesse de Clèves). Alors la langue, pâle narcisse qui s’en allait mourant, reprit sur sa tige, et le naturel fut sauvé !

Mais Livet a donné dans l’erreur commune, l’erreur du moment. Il n’a pas le tempérament fanatique. Il y a donné comme il pouvait y donner. Il s’est laissé couler là-dedans… L’erreur du moment, c’est que la langue du xviie siècle doit quelque chose à cette poignée de femmelettes affectées qui faisaient les hommes et la littérature à leur image. Jugez-en par cette Guirlande de Julie ! Cette littérature n’est pas plus lisible que ne sont portables les jupons de peau d’Espagne dans lesquels elles entortillaient leurs affectations.

Les grands hommes qui donnèrent à la langue de Louis XIV, je ne dis pas son caractère définitif, — car une langue ne finit jamais que quand on ne la parle plus, — mais les chefs-d’œuvre qui l’assirent et la posèrent dans sa majesté, sont sortis des grands écrivains du xvie siècle, qui en a de si grands, et non pas des précieuses, ces bréhaignes, qui ont tué des poètes, mais qui n’en ont jamais fait un. Livet, qui veut être à la mode et, par la mode, faire son petit chemin ; Livet, qui suit ses maîtres (il est de la suite de Monseigneur, mais il ne grippe pas beaucoup de soleil !), ne pouvait pas avoir une opinion si malhonnête pour l’hôtel de Rambouillet, restauré et remis à neuf par Cousin, qui en est le peintre décorateur. Lorsqu’on réédite Cyrus, il est bien permis à Livet de gratter le papier en l’honneur de Cotin ou de tout autre cuistre du xviie siècle. Cela deviendra même une question : y avait-il des cuistres au xviie siècle ? Pour prouver qu’il n’y en avait pas, on prendra les Satires de Boileau, et on y répondra par des biographies. Aujourd’hui, voici les Précieuses ! Qu’aurons-nous demain ?

Ce qu’il y a de certain, du reste, c’est que parmi tous ces engoués du xviie siècle, qui le retournent pour y chercher quelque grimaud bien oublié à remettre en lumière et s’en faire honneur, il ne s’en trouvera pas un seul qui ait le cœur de nous donner, par exemple, la vie de saint Vincent de Paul, qui était bien aussi pourtant du xviie siècle, et qui n’a pas encore une bonne histoire. Vincent de Paul, allons donc ! l’abbé de Pure, plutôt !

Quitard §

Dictionnaire des Proverbes ; Étude sur les Proverbes, historique, littéraire et morale.

I §

Quitard s’appelle lui-même bravement « un parémiographe ». C’est, nous dit-il, d’après l’étymologie grecque, un auteur qui écrit sur les proverbes. C’est donc une science, cela ! Ne souriez pas. Quoi d’étonnant ? Dans un temps où la division du travail, qui pulvérise tout, hommes et choses, et en raffine encore la poussière, multiplie le nombre des spécialités en tout genre la parémiographie, puisqu’il faut l’appeler par son nom… comme la peste, — mais ce n’est pas la peste, — est une spécialité philologique, taillée dans un pan de la philologie générale comme une province dans un empire, et qui suffit à l’ambition d’un honnête savant. Cet honnête savant, c’est aujourd’hui Quitard, qui est spirituel aussi et même aimable dans son livre, — ce naïf et vieux sujet des proverbes le lui permettant.

Quitard sera certainement — car ses travaux ne sont pas épuisés par les deux publications qu’il nous donne — l’honneur et l’agrément de cette science, coiffée de grec, qui est, après tout, moins abstraite et moins aride que celle-là dont elle est un démembrement. La philologie s’occupe des signes et de l’anatomie du langage. Ce n’est pas de la littérature, mais de la matière à littérature. Tout au plus est-ce la connaissance, dans sa trame et dans ses mille fils, de l’étoffe dans laquelle la littérature doit un jour dessiner et broder ses chefs-d’œuvre… Mais la parémiographie (quel mot !), ce n’est plus une science de mots, mais d’idées ! Ce sont des idées générales qui furent déposées, on ne sait quand, — c’est la question ! peut-être au temps des neiges d’antan, — dans les langues quelconques, par les premiers gens d’esprit qui les parlèrent ; des idées qui adhèrent encore à ces langues, malgré les coups de hache et les coups de lime du Temps.

Oui ! voilà les proverbes ! Les pauvres chers vieux proverbes ! Des idées générales, parfois primitives, — dans tous les cas toujours anciennes, — des jugements, des sentences, des vérités, soit absolues, soit relatives, rapidement poinçonnées, — le diable sait par qui ! — en quelques mots simples et précis, et laissées dans le torrent des langues qui ont coulé et écumé par-dessus et qui les ont entraînées, mais pas de manière cependant à ce qu’on ne trouve pas, dans le lit de ces langues accrues ou taries, de ces vieilles médailles intellectuelles.

 

Tous les peuples et toutes les littératures en ont, de ces médailles fortement frappées, qui représentent soit leur originalité particulière de peuple et de littérature, soit, plus souvent, une chose beaucoup plus belle : l’unité de l’esprit humain. Seulement tout peuple et toute littérature pourrait en avoir davantage. Il ne s’agit que de les chercher. C’est à cette recherche rare et passionnée que s’est dévoué cet excellent parémiographe Quitard, qu’on ne veut plus quitter quand on le tient.

Quitard est un antiquaire à sa façon, — un antiquaire non plastique, mais verbal, — qui fait des fouilles, non dans la vile argile, mais dans l’histoire et la langue, — et encore non dans l’histoire écrite, mais dans l’histoire orale, dans la tradition par toute voie, — pour nous déterrer ces apophtegmes, ces aphorismes, ces axiomes de morale universelle qui valent mieux, à coup sûr, que des médailles de bronze, des vases étrusques, des torses de Vénus cassés ; car la plastique ne vient qu’après l’histoire, si vous voulez bien le permettre, et la forme n’emporte le fond que pour… Brid’oison !

Certes ! je me garderai bien de manquer à ces publications, d’un intérêt si vif et d’une érudition si piquante. Quitard a fait mon bonheur avec ses proverbes, et il ferait aussi celui de bien plus gros bonnets que moi. Il charmerait Rabelais, — il charmerait Shakespeare, Walter Scott, Richardson, Cervantes, La Fontaine, qui ne reviendront pas (malheureusement) pour lire ses livres, mais qui les liraient en se pourléchant, s’ils étaient revenus. Ces grands esprits aimaient les proverbes. Ils en ramassaient beaucoup, quand ils vivaient, pour en orner leurs plus belles œuvres. Ils en fourraient partout… comme les femmes des épingles. N’étaient-ce pas des esprits comme eux qui les avaient faits, dans un temps où l’imprimerie ne sauvait pas le nom de ceux qui pensaient, en écrivant ou sans écrire ? — et cela leur était une sympathie de plus. En ces proverbes, naïfs ou sublimes, brillants ou profonds, moqueurs ou tendres, ils reconnaissaient une pensée, parente de la leur mais moins heureuse, car elle était entrée sans signature dans la mémoire des hommes, et en y restant elle n’y laissait aucun nom !

Eh bien, ce sont ces inconnus, chers à tous les poètes et à tous les généreux, que Quitard ne ressuscite pas, mais qu’il range à nos yeux dans leur mérite anonyme, puisqu’il y a rangé leurs œuvres ! si l’on peut dire œuvres de ces traits marqués en quelques mots, et par cela même plus durables, d’autant plus fixes dans le souvenir qu’ils sont plus brefs, comme ces insectes lumineux qui restent mieux immobiles sur leurs courtes ailes. Tout n’est pas anonyme pourtant en ces proverbes. Il y a parfois de grands noms qui se dressent tout à coup du pied d’une maxime, comme, par exemple, Salomon dans l’Ecclésiaste, et Pythagore dans les Vers dorés. Mais la plupart de ces proverbes n’ont pas d’auteurs et font rêver à ceux-là qui les inventèrent. Voix incorporelles d’esprits disparus, chose touchante, que pour insulter à des originalités défuntes, on a l’impertinence d’appeler « la sagesse des nations » !… Qui pourrait réclamer ?…

II §

En effet, les nations ont-elles une sagesse ? C’est tout le monde qui fait courir ce bruit-là, et Quitard, qui n’est pas un humanitaire, quoiqu’il ait fait ses humanités, paraît y croire pourtant, et cela me trouble. Du haut de sa parémiographie, — et c’est très haut pour moi, — il prononce ce mot de « sagesse des nations », qu’il applique, avec toutes ses conséquences, à ses proverbes. Il ne met point en suspicion cette soi-disant sagesse, spontanée ou réfléchie, des peuples, sous la dictée de qui auraient écrit, humbles secrétaires, des inspirés comme Salomon ou des philosophes comme Pythagore. Mais, qu’il me permette de le lui dire ! pour moi, franchement, je n’y crois pas.

Je ne crois pas aux sagesses collectives travaillant, sans être des abeilles, à ces proverbes, alvéoles d’or où le génie a mis son miel, — le génie et non pas les masses ! Je n’y crois à aucune époque de l’histoire, mais je n’y crois pas surtout à l’origine des sociétés, au premier moment perceptiblement historique. La sagesse des nations ! c’est là un nom usurpé en tout temps, si ce n’est pas une ironie, mais ce l’est particulièrement quand les nations sont dans l’enfance, dans cet âge où pour l’homme lui-même, et le plus exceptionnel des hommes, hormis le petit Joas d’Athalie, la sagesse n’existe pas.

À l’origine des sociétés tout commence par des despotes, dans la pensée et dans le langage comme dans le reste des choses humaines.

Les proverbes, les sentences, toutes ces généralisations des esprits qui surent observer et réfléchir les premiers, sont du despotisme d’esprits supérieurs, s’imposant à l’esprit faible et bas des multitudes… C’est de la sagesse toute faite, non par les nations, mais pour elles. Voilà plutôt ce que je crois ! J’en suis fâché, car je voudrais véritablement faire bon ménage avec Quitard, le parémiographe, mais il m’est impossible d’accepter la grande source vague d’où il dit que viennent les proverbes qu’il a recueillis. Pour moi, ils sont les produits les plus authentiques et quelquefois les plus éclatants de l’originalité et de la supériorité humaines, — qu’elles aient gardé leurs noms propres ou les aient perdus dans les hasards bêtes de la gloire. L’esprit de tout le monde — si respecté par tout ce qui n’est personne ! — n’est jamais que l’esprit de quelques-uns que tout le monde, un jour, enfin, a ramassé !

Je sais bien que Quitard a, pour couvrir et protéger son opinion sur l’origine des proverbes, celle d’un homme dont l’esprit serait un charme encore quand il ne serait plus une puissance. Rivarol, qui avait eu un prix à l’Académie de Berlin sur une question de langue française, n’en était pas moins compétent en matière de langage et a pu n’être pas compromis par son prix. Or, Rivarol a dit, avec plus de hardiesse que Quitard qui le cite : « Les proverbes sont les fruits de l’expérience des peuples et comme le bon sens de tous les siècles réduit en formules. » Cela est incroyable, mais malheureusement textuel.

Cette phrase d’apothicaire, avec sa formule, est bien réellement de l’élégant et de l’étincelant Rivarol. Que ceux qui l’aiment se le disent ! Seulement, si cet esprit, qu’on aime toujours trop, avait laissé beaucoup de mots pareils dans l’histoire, Quitard ne le citerait pas, car ce ne serait plus Rivarol. Ce ne serait plus qu’un écrivain modeste et domestique, portant, comme Flipotte derrière madame Pernelle, son petit falot à la suite du président de Montesquieu, lequel disait, lui, que tout le monde avait plus d’esprit que Voltaire, probablement parce que Voltaire en avait un peu plus que le président de Montesquieu. Il ne serait plus enfin cet aristocrate en toutes choses, qui voulait être comte, malgré sa naissance, dans un temps où un tel titre n’allait bientôt plus rapporter que les privilèges de la prison et de l’échafaud, et on serait terriblement en droit d’accuser de pitoyable inconséquence l’homme qui, croyant au bon sens des siècles, accorda si peu au bon sens du sien.

Heureusement pour Rivarol, le mot que cite Quitard ne prouve qu’une chose, assez triste du reste : c’est que le talent le plus héroïquement et le plus fièrement spirituel put se laisser enfiler par une idée vulgaire, comme un grand homme par un goujat ; mais il ne détruit nullement cette certitude : que ce qu’on appelle le bon sens des peuples et des siècles, c’est l’intelligence des grands hommes — ignorés ou connus — qui ont fait tradition et rencontré leur écho. Qui sait si la plupart des pensées les plus individuelles de Rivarol lui-même ne passeront pas un jour dans la langue française et ne feront pas corps avec elle, comme des inscriptions sur le marbre où elles sont gravées, — et si, comme tant de mots dont le génie qui les a prononcés a été exproprié, pour cause d’utilité publique, avant le Code Napoléon, elles ne seront pas recueillies par quelque Quitard de 1990 ?

III §

Et cette objection que je commence par faire à Quitard, je ne la lui ferais pas si je l’estimais moins, si je n’éprouvais pas une sérieuse considération et une grande estime pour un homme qui, tout philologue qu’il puisse être, ne s’est pas laissé dévorer par le travail rongeur des mots, et a bien moins songé — tout en chassant aux proverbes et aux locutions proverbiales à travers les langues et les littératures — à nous donner des curiosités de formes littéraires qu’à construire une histoire de mœurs par l’expression, chose délicate et difficile ! S’il n’avait fait simplement qu’un dictionnaire, j’aurais pesé son Dictionnaire ; j’aurais dit : Il jauge tant de mots. Il y a de l’effort, de la recherche courageuse et persistante, de la patience, du dévouement, des vertus ; car on fait un dictionnaire bien plus avec des qualités morales qu’avec des qualités intellectuelles, — et c’est pourquoi il y en a si peu de bons.

Mais Quitard n’est pas du tout un Job de dictionnaire, pauvre de tout excepté de mots et de patience philologique. J’ai dit qu’il avait de l’esprit : il a aussi une bonne humeur que n’ont pas les Job de l’érudition sans idées. Il a la bonne humeur d’un esprit qui se porte bien, lorsque les Job se portent mal. Quitard n’est pas uniquement le chroniqueur et l’antiquaire de la Lettre des proverbes ; il en est de plus le grammairien, le rhéteur (mais dans le bon sens) et le philosophe. Son Dictionnaire18 était précédé, en 1842, d’une préface dans laquelle on voyait très bien qu’il sentait l’importance de la science à laquelle il s’était dévoué, mais son Étude sur les proverbes, historique, littéraire et morale19, prouve beaucoup mieux qu’il sait penser sur ce qu’il aime et ajouter à ses recherches des manières de voir toujours sensées et souvent fines… Or, c’est précisément pour cela, c’est à cause de ses perspicaces facultés historiques, qui dominent les autres chez Quitard, que je m’étonne de rencontrer dans son livre une opinion sur l’origine des proverbes plus générale qu’examinée, et plus badaude que vraiment digne de la sagacité d’un historien.

Du reste, malgré la justesse de la vue première : — faire une histoire des proverbes qui fût l’histoire des mœurs perdue par de l’expression retrouvée, — et malgré des travaux pleins d’intérêt, mais qui ne sont, après tout, que des préliminaires, cette histoire qui l’a tenté Quitard ne l’a pas faite néanmoins avec son Dictionnaire et son Étude. C’était trop peu. Il aurait fallu davantage. Il a eu l’idée d’une telle histoire et il l’a dégrossie, mais il ne l’a pas chassée, toute vibrante, du bloc de travaux où elle sommeillait renfermée, et d’où une main plus violente, sinon plus vigoureuse que la sienne, ne la tirera qu’à force d’obstination et d’effort hardi. C’est que l’effort acharné et la hardiesse ne sont peut-être pas dans la nature de Quitard, esprit avisé, curieux, ingénieux, mais placide, et qui ne nous a donné depuis son Dictionnaire que le volume de cette Étude.

Balzac dit quelque part — et je le croirais — que rêver un livre projeté est bien plus agréable que de l’écrire, et il ajoute que c’est là « fumer une cigarette enchantée ». Quitard, qui a fumé la sienne vingt ans, — et la même cigarette ! — ne nous donne pas l’idée d’un tempérament bien dévorant, bien absorbant et bien ardent. Ce n’est pas là un vampire, même de cigarettes enchantées, — ce qui doit être pourtant diablement bon et excuserait le vampire. Non ! il me fait l’effet plutôt d’un homme posé et reposé dans une érudition tranquille comme un chanoine dans sa stalle à vêpres ; d’un de ces calmes amoureux, à trois mentons, qui aime sa parémiographie sans que la tête lui tourne et qui la cultive à ses heures ; enfin d’un de ces esprits savants jusques aux dents, et ronds de la graisse des vieux livres, lesquels, quand ils trottent, trottent menu !

Je ne connais pas Quitard, mais son livre me donne, intellectuellement du moins, sa silhouette. Déjà dans la préface de son Dictionnaire il nous avait dit — et c’était à nous faire venir l’eau à la bouche, à la bouche trompée, — « qu’il avait d’abord conçu son Dictionnaire de manière à suivre la langue proverbiale des troubadours jusqu’à nos jours et à former trois gros volumes in-8o », mais que prudemment il l’a diminué de deux volumes « parce qu’il aurait été trop difficile de rencontrer un éditeur », et c’est devant cette fuite d’éditeur que son épicurisme de savant s’est déconcerté et qu’il a sacrifié deux chers volumes à cette panique. Ceci n’est évidemment pas d’un lion, mais voici bien d’une autre bête ! La peur du mauvais goût n’effarouche-t-elle pas Quitard, cette timide nature de biche académique ?… Et cette seconde peur n’énerve-t-elle et n’infirme-t-elle pas ses travaux dans leur substance même ?… « Mon intention, — dit-il, — non plus que celle d’Érasme, n’a pas été de n’admettre que des proverbes d’un tour piquant… Mais pourtant je n’ai point cherché à grossir mon recueil de ces locations traînées dans les ruisseaux des halles, de mots disgracieux et de dictons qui se trouvent souvent dans la bouche des gens mal élevés. J’ai laissé dans son bourbier natal cette phraséologie de la canaille. » Agréable aristocratie ! Je doute seulement qu’elle convienne à un chercheur comme lui, qui n’a mission que de prendre à larges et pleines mains tout ce qu’il rencontre, dans un but de renseignement et de connaissances, et non pas mission de choisir et de rejeter, au nom d’un goût qui n’a que faire ici. Hic non est locus.

Et pourquoi, puisque Quitard écrit un Dictionnaire ou rêve une Histoire des Proverbes, se priverait-il des plus énergiques, des plus pittoresques, des plus populaires, sous prétexte qu’ils sont grossiers, comme si, la grossièreté étant parfois dans l’esprit humain, elle ne devait pas avoir son expression dans le langage ? Et ce n’est pas tout. Puisque non seulement il s’occupe et se préoccupe de proverbes, mais de locutions proverbiales, pourquoi affiche-t-il un si vertueux mépris pour l’argot cette langue populaire, sinistre et masquée, aux effroyables beautés, mais aux beautés réelles, qui a déjà versé dans la langue du xixe siècle, sous la plume de quelques maîtres, des mots que le génie purifiera et qui y resteront comme des forces de plus ? Et pourquoi n’a-t-il pas fait, philologue qui veut toucher aux mœurs par la philologie, l’histoire de ces mots redoutables, Tarquins futurs d’une Académie qui n’est pas Lucrèce, et qui, pour cette raison, ne doit pas mourir… de ce que vous savez ?

IV §

Tels sont les reproches que j’ose faire à Quitard, du fond de mon indignité philologique. Ainsi qu’on le voit, ces reproches s’adressent bien plus à une manière de sentir qui nuit à la conception première de son travail qu’à sa science de parémiographe. En lisant son Étude historique, littéraire et morale, sur les proverbes, qui est un véritable traité ex professo sur la matière, et cet amusant Dictionnaire, que le duc de Richelieu n’aurait pas fait lire à son fils comme celui de l’Académie quand il le mettait en pénitence, on regrette vivement que le tempérament — sinon les connaissances — ait manqué.

Les connaissances, les notions, les rapprochements, un millier de faits et d’origines, les anecdotes, voilà les mérites excellents des deux publications de Quitard ; mais tout cela est, dans son Dictionnaire, de l’encyclopédie incomplète, — ce qui est une contradiction dans les termes, — et, dans son Étude, de la monographie, et rien de plus. Or, c’est une Histoire des proverbes et des locutions proverbiales, et une histoire écrite avec méthode, qu’il avait rêvée ; c’est cette longue cigarette, plus longue que la pipe de tous les Turcs, qu’il a fumée pendant vingt ans.

La Critique pose donc ici un desideratum, qui est une vraie condamnation. Cette Histoire des Proverbes est encore à faire par Quitard… ou par un autre. Mais Quitard la fera-t-il ?… Ce serait là un livre délicieux, à nous défrayer tous, nous qui aimons la langue et les vieilles coutumes du passé, si parfumées de naïveté, si enfumées de bonhomie. Ce serait un livre dans lequel il y aurait autant pour la poésie que pour l’histoire.

Si, comme je le crois, l’histoire des patois, ces langues roulantes qui ont précédé les langues assises et sont à ces dernières ce que sont les tentes et les quatre piquets des premiers âges aux palais des civilisations, si l’histoire des patois est un magnifique sujet à traiter en philologie, il en est un plus beau encore, c’est l’histoire des proverbes, car les patois ont été créés plus particulièrement par les besoins généraux des hommes, et les proverbes par l’intelligence individuelle de l’humanité !

Édouard Fournier §

L’Esprit dans l’histoire ; Le Vieux-neuf ; L’Esprit des autres.

I §

C’est avec le préjugé le plus favorable que nous avons accueilli ces différents ouvrages d’Édouard Fournier, et particulièrement celui-là qu’il intitule l’Esprit dans l’histoire20. L’intention qui rayonne dans les différents titres de ces livres, mais surtout dans le titre de ce dernier, semble la haine du commun, qui n’est jamais assez vigoureuse, le mépris du convenu, — je ne dis pas de la convenance, — la guerre faite à toute tradition menteuse ou frelatée, enfin la promesse d’une hécatombe des moutons de Dindenaut, ces sottes bêtes qui se suivent toujours de la même manière, en bêlant toujours de la même façon. Toutes ces choses entrevues nous paraissaient excellentes et nous rendaient, sur la foi d’autrui, mouton de Dindenaut nous-même, extrêmement sympathique aux travaux de Fournier. Il faut être d’aplomb (pensions-nous) pour oser se faire le policeman de l’histoire, et l’audace ne nous déplaît pas… Une seule chose nous tenait en défiance, c’était le succès de Fournier.

Le succès n’avait pas été contesté, — non ! pas même une pauvre minute contesté ! Fournier venait bousculer l’erreur accréditée et solidement assise dans tous les esprits. Il reprenait l’opinion en sous-œuvre et la chapitrait. Il touchait presque au paradoxe, cette crânerie détestée de tous les poltrons intellectuels, et ils ne l’avaient pas lapidé… au moins par derrière ! On ne l’avait pas traîné sur la claie ! On n’avait pas montré à ses ouvrages ce dédain et cette hostilité qu’on a pour tous les livres forts dans ce monde quand ils touchent à des idées faites ; car l’homme n’aime pas plus à être dérangé dans son esprit que dans son corps. Non ! au contraire, il avait réussi. Ses livres se lisaient comme s’ils n’avaient pas été des découvertes. Ils avaient réellement des éditions ailleurs que sur leurs couvertures, et, comme Sosie, Fournier était l’ami de tout le monde. C’est cela qui était inquiétant.

Eh bien, nous avons voulu avoir le cœur net de cette inquiétude, et nous avons ouvert ces petits livres (voyez-les, s’il vous plaît), qui font encore si joliment, en ce moment, leurs petites affaires ! Nous les avons ouverts pour, à notre tour, en rendre compte dans ce feuilleton, consacré à la littérature contemporaine, et, après les avoir lus, tout nous a été expliqué du succès facile de Fournier et du jeu sur le velours de ce novateur innocent et non scandaleux, qui ne fera, dans aucun sens, de révolution dans l’histoire. En effet, si ce n’est pas toujours très grand, c’est toujours très gros, une révolution. Or, ici, dans ces livres de Fournier, il n’y a que de très petites choses. Tout y est petit, depuis le format jusqu’à la conception première, et jusqu’à l’érudition mise au service de cette petite conception. Mais voilà ! c’est précisément le petit qu’on aime en ce pays, capable pourtant de grandes choses, et où les femmes disent gentil pour petit, dans leur langage, comme les Russes disent rouge pour beau. Et ce n’est pas tout. L’esprit mêlé à cette érudition est de la même taille. Il n’est pas plus grand. Il n’est pas violent, il n’est pas vibrant, il n’est pas éclatant. C’est un esprit doux. C’est du Charles Nodier qui rate. Du Charles Nodier rapetissé et très pâle, le fantoche de Charles Nodier ou plutôt son fantôme. Mais, certes ! ce n’est pas son revenant !

II §

C’est Charles Nodier, en effet, qu’Édouard Fournier a intellectuellement adopté pour son père ; mais je ne crois pas que Charles Nodier, qui était malin quoique bonhomme, le lui eût rendu et l’eût adopté à son tour. Ce n’est pas tout que de vouloir être le fils de quelqu’un, il faut l’être, ou du moins tellement ressembler à ce quelqu’un-là qu’on puisse le faire croire, et ce n’est pas là le cas Fournier a beau grimer son sourire, il a beau se barder de bouquins, comme disait Nodier, qui se moquait bien de cette bouquinerie et qui ne l’aimait peut-être que pour s’en moquer, — car c’est encore une des manières d’aimer de cette aimable créature qui s’appelle l’homme, — il n’a point, lui, Édouard Fournier, cette fleur de raillerie charmante, qui fait tout pardonner, que Nodier fourrait entre les feuillets de ses vieux livres et qui ne s’y dessécha jamais.

Et pourtant, oui ! le parfum de cette fleur qui ne lève point en lui Fournier l’a respiré, et c’est en ruminant le parfum que l’idée lui est venue d’imiter l’homme qu’on imite le moins, puisqu’il a été le La Fontaine de l’érudition fabuleuse. Malheureuse idée, qui, si elle ne l’a pas perdu, l’aura probablement empêché de se trouver ! Sans elle, qui sait ? Fournier se fût peut-être naturellement élevé de l’érudition à la critique ; il aurait virilement creusé le roc vif de l’histoire, et, s’il n’en eût pas percé les blocs et sondé les assises, il aurait au moins remué et retourné quelques-unes des pierres dont elle est faite, tandis qu’imitateur d’un vieillard dont les grâces séniles sont perdues, devenu sceptique… comme lui, par amour tremblant de la vérité, il ne nous a donné pour tout résultat que le petit regrattage de choses et de mots historiques qu’il appelle l’Esprit de l’histoire… L’Esprit de l’histoire ! un esprit qu’il n’y mettait pas, — dans l’histoire, — mais qu’il en ôtait !

Tel est le livre d’Édouard Fournier et tel est son travail. Il prend les mots les plus célèbres et les plus retentissants de l’histoire et il passe par-dessus son analyse, ses rapprochements de texte, ses à-peu-près d’autorité, et, après toutes ces diverses opérations, les mots s’amincissent, ils s’effacent, et finissent par entièrement disparaître. Il n’y en a plus. C’est, comme vous le voyez, un vrai regrattage, — insignifiant quand il n’est pas maladroit, — une espèce de travail semblable à celui que l’on fait parfois (et je n’ai jamais su pourquoi) sur les édifices que le temps a austèrement bistrés et qui portent, au rebord de leurs angles et sur le cordon de leurs nervures, la poussière chassée par les siècles ou la graine éclose qu’en passant l’oiseau du ciel y fit tomber.

Quel effet bizarre produit sur nous Fournier, ce singulier racleur de mots, cet effaceur d’esprit, qui semble suspendu sur une planchette d’érudition que je crois très mince et très fragile, mais pourtant avec moins de risques que ses confrères en regrattage, et dont tout le soin est d’enlever le noir et la poussière à l’histoire, d’essuyer incessamment avec son torchon d’érudit cette estompe poétique que les proprets de l’exactitude bien lavée prennent pour une tache, et de s’acharner, jusqu’à ce qu’elles soient abattues, sur ces fleurs tombées on ne sait d’où, ces traditions qui voilent moins l’histoire qu’elles ne l’ornent, et qui ne sont pas contraires à la réalité parce qu’elles sont beaucoup plus belles !

Travail qui, du reste, lui donne le vertige. Édouard Fournier, qui s’est fait sceptique par amour de la vérité, non de la vérité morale, de la grande vérité d’ensemble et d’effet, mais de la petite vérité matérielle, incertaine et pharisaïque, Édouard Fournier n’a pas même le scepticisme courageux. Voici les paroles que l’on trouve presque en tête du livre qu’il publie sous le titre un peu gascon de l’Esprit dans l’histoire : « Je me donne là, — dit-il avec un joli mouvement de faon dans les bois, — je me donne là, je le sais, un labeur rude et téméraire ; et cependant, tant est vif mon désir de démolir le faux et d’arriver au vrai, tant est grande ma haine pour les banalités rebattues, pour les raisons non prouvées, pour le scandale et pour les crimes sans authenticité, je voulais étendre mon travail au-delà des limites que je me suis assignées ; mais j’ai reculé devant cet effort après l’avoir mesuré. Toutefois j’avoue qu’il m’en coûte. Il m’eût été si doux de dauber d’importance sur ces immortelles erreurs ! » Certainement, on comprend cet éloquent regret, que Nodier aurait probablement exprimé d’une autre manière. Seulement, puisque le savant auteur en verve de démolition, ou plutôt, selon nous, de regrattage, circonscrivait ainsi son terrain, on pouvait croire que ce serait pour le creuser et le remuer mieux. Eh bien, pas du tout !

Nous avons, dès le premier pas, reculé de l’histoire à l’histoire de France, et de l’histoire de France nous sommes tombés dans des historiettes dont la plupart étaient déjà suspectes d’exagération ou d’infidélité, et quelques-unes brillaient d’une netteté d’apocryphe qui ne laissait rien à désirer bien avant que Fournier eût fait claquer son fouet… dans les airs ! Ces historiettes même ne sont pas excessivement nombreuses, et, quand nous aurons signalé les plus piquantes, on verra que l’étonnement ne doit pas exister dans le sens où croit le produire ce dénicheur d’erreurs plus ou moins déjà dénichées, mais plutôt dans le sens contraire. En effet, avec tout ce qui fausse ou entrave en toute chose le jugement des hommes, avec tout ce qui cache à leurs faibles yeux la pointe de la vérité, avec tous les impedimenta de l’histoire, et les passions, et les partis, et les dauphins, et leurs précepteurs, et les bourgeois qui ont remplacé les dauphins, et les Martin qui ont remplacé les Bossuet, ce n’est pas qu’il y ait dans l’histoire quelques déplacements d’anecdotes, quelques reflets des autres temps, quelques inventions, quelques préjugés, quelques misères, qui doit étonner, mais c’est plutôt qu’il n’y en ait pas beaucoup plus !

III §

Et d’ailleurs, dans le livre de Fournier, j’ai cherché vainement les scandales non prouvés, les crimes sans authenticité dont il se vante, c’est-à-dire, en définitive, les grandes choses qui changent l’aspect des annales du monde et importent à la morale des nations parce que ces mensonges-là sont des oppressions et des injustices, et à cela près de deux ou trois faits remis sur la pierre du lavoir et sous le battoir, comme, par exemple, l’arquebusade de Charles IX, par cette fenêtre équivoque, le jour de la Saint-Barthélemy, — ce qui ne blanchit pas beaucoup, du reste, la mémoire tachée de sang de cet insensé du fait de sa mère, — je ne vois guères que des faits de très peu d’importance et je comprends mieux le sous-titre de ce livre de l’Esprit dans l’histoire : L’Esprit dans l’histoire, ou recherches et curiosités sur les mots historiques. Évidemment, tout le livre est là. Des mots ! des mots ! des mots !

Or, ces mots, qui sont la grande affaire de Fournier, croyez-vous qu’il y en ait beaucoup qui restent à terre sous sa massue, ou qu’il nous en tire d’autres de l’obscurité qui doivent briller désormais comme les escarboucles de l’histoire ? Hélas ! non ! ces curiosités ne sont pas si curieuses que cela. Voulez-vous vous faire une idée des changements terribles pratiqués sur les mots historiques par ce grand critique désintéressé qui veut chasser l’esprit de l’histoire ? Prenez, par exemple, la lettre d’Henri IV à Crillon, la lettre qui dit : « Pends-toi, brave Crillon, nous avons combattu à Arques, etc. » ; et lisez « Pendez-vous, brave Crillon, de n’avoir pas été ici près de moi, lundi dernier, à la plus belle occasion qui se soit jamais vue, etc. » ; puis un délayage de six lignes qui ne change rien au fond des choses, mais qui emporte cette adorable forme du laconisme et du tutoiement ! Prenez encore le mot de Richelieu : « Quand j’ai une fois ma résolution, je renverse tout, je fauche tout, puis je couvre tout de ma soutane rouge. » Le peseur d’atomes, Fournier, rétablit le texte du mot : « Quand une fois j’ai ma résolution, je vais droit à mon but et je renverse tout de ma soutane rouge », et il dit que c’est bien différent. Comme si la physionomie effrayante de ce mot n’était pas dans l’effet de cette soutane rouge, qui fait penser à tout ce qui en a foncé la pourpre ! Presque tous les mots historiques restitués dans ce recueil le sont comme ces deux-là. C’est la virgule de Figaro ! « Ouvrez ! je suis la fortune de la France. » Il faut lire : « Je suis l’infortuné roi de France », dit Fournier. Quant au billet héroïque, « Tout est perdu fors l’honneur ! » que la France, qui l’aurait écrit, disait Chateaubriand, tient pour authentique, Fournier ne le nie pas, mais le reporte dans une lettre de vingt lignes où il se noie, accusant Antonio de Vera, un historien espagnol, d’avoir le premier arrangé ce billet à la laconienne, — ce qui prouve seulement que l’historien Vera est plus artiste que Fournier, qui n’est qu’un grammairien historique. La lettre du mot historique, que dis-je ? le nombre de syllabes dont il était composé, voilà ce qui importe principalement à Fournier !

Il n’a nul égard à l’accord parfait du caractère, de l’esprit, de la vie tout entière de celui à qui il est imputé, avec le mot même. Non ! il ne voit, de ses petits yeux et de ses petites lunettes, que le mot brut, uniquement le mot, et il gratte, il gratte… jusqu’à ce qu’il n’existe plus. Assurément, et surtout en histoire, tous les travaux, même les plus petits, même les plus enfantins, peuvent avoir leur utilité, même ceux de la « petite horde » dans Fourier ; mais ce grattage des mots éloquents ou expressifs dans l’histoire, lesquels, vrais ou arrangés par l’art qui suit la gloire et aime à la parer, illuminent d’un jour vrai tout un caractère, est un travail mauvais en soi et d’une tendance funeste, car on ne va à rien moins, en faisant ainsi, qu’à désillustrer l’histoire sous prétexte de la purifier !

Et ce n’est pas seulement de la puérilité d’érudition, c’est de l’abaissement dans la vue. Édouard Fournier, toujours faon dans les bois, a des tressaillements qui l’honorent sur la puérilité de son érudition. À la page 143 de son recueil, il parle avec inquiétude de sa tâche, qu’il continuera, « au risque de glaner des riens et de tondre sur des vétilles ». Mais nous voudrions que sur l’abaissement de sa vue historique il fût un peu moins rassuré. Il ne s’agit plus ici de riens savants, ce luxe des pédants, ou de vétilles innocentes. Il s’agit de l’éducation des hommes par l’histoire, par cette histoire qui nous fait aimer la patrie et qui nous l’enfonce dans le cœur à coups de grands exemples, à coups de grands hommes morts pour elle et dont l’âme vibre en certains mots qui les peignent, — ne les eussent-ils pas dits ! — aussi ressemblants que s’ils les avaient prononcés.

Et qu’on n’appelle pas ces mots fameux des impostures ! Ils sont plus vrais que la réalité même, car s’ils n’ont pas été prononcés tels que l’histoire les a gravés sur son marbre éternel, ineffaçables à tous les regrattiers de bonne volonté ou d’instinct, ils ont dû l’être, et ce n’est pas seulement la patrie qui les tient pour authentiques, comme dit Chateaubriand, c’est l’âme même de l’humanité !

IV §

Ainsi nous condamnons absolument, dans sa tendance générale et dans sa portée, le livre de l’Esprit dans l’histoire de Fournier, qui en arracherait l’âme avec l’esprit, si l’esprit et l’âme dépendaient des pinces d’un entomologiste de mots ! Au point de vue absolu de l’histoire et de sa vérité morale, comme au point de vue de son autorité et de son influence sur les imaginations et sur les cœurs, un livre pareil, nous n’hésitons pas à dire le mot, est détestable. Mais au point de vue du fait même, du fait raccourci, et de l’érudition, exacte et liardeuse, ce procès, — non, le mot est trop fort ! — mais toute cette chicane faite à l’histoire, dans les coins et recoins de ses détails, mérite-t-elle l’attention de ceux qui recherchent ces bas et petits côtés des grandes questions ?… Pour ma part, je n’ai pas très bien vu ce que l’information pure et simple a gagné au livre de Fournier ; je n’ai pas vu quelles modifications importantes en sont résultées dans l’ordre des connaissances, ordinaires ou vulgaires, — et, excepté le divertissement qui vient de toute nouveauté pour la masse des esprits ennuyés et superficiels, heureux et surpris de trouver un passe-temps dans des études qui devraient toujours rester sévères, excepté le divertissement des enfants et des femmes qui a fait son succès, je ne vois rien en l’Esprit dans l’histoire qui le recommande aux esprits seulement curieux. Ce Petit Poucet de l’érudition atomistique, qui va à la picorée des miettes de vérité semées dans les ornières des chemins, en ramasse parfois ; mais c’est là trop peu de chose pour nourrir personne.

Voulez-vous encore un échantillon de ces fières trouvailles d’érudit ? Jeanne d’Arc n’était pas bergère. Pleurez, poètes, qui la voyez ainsi dans le miroir d’argent enchanté des légendes ! Elle n’était pas bergère. Quel désespoir pour l’imagination confondue ! Mais écoutez. Consolez-vous. Il est des accommodements avec l’érudition d’Édouard Fournier. Elle n’était pas bergère quand elle fut prise (parbleu !) ; mais elle l’avait été à la première aurore de cette vie où tout fut prématuré, miraculeux et idéal ! Seulement, non, elle ne l’était plus, — nous dit le très renseigné Édouard Fournier, — depuis qu’elle était « devenue grande et fille d’entendement ».

Vous reconnaissez là, n’est-il pas vrai ? la critique ordinaire de Fournier, qui ne change qu’un grain de sable, — un infiniment petit, — une date obscure, — l’obole d’un détail, — dans une vie éclatante ou dans une immense destinée, et qui souffle et halète de ce prodigieux changement introduit par lui dans l’histoire, comme un Hercule éreinté !…

De même, laissez-moi vous faire encore cette citation dernière. Nous voici bien loin de Jeanne d’Arc. Louis XV n’a pas dit, comme on le croyait : « Après moi le déluge ! » mais c’est sa moitié d’égoïsme et de vice qui l’a dit, c’est madame de Pompadour. Chose excessivement différente. Louis XV ne l’a pas dit, mais il a souffert qu’elle le dît, et peut-être l’a-t-il répété. Qui sait ? Nous trouverons peut-être qu’il l’a répété dans le prochain ouvrage de Fournier, qui va continuer ses publications érudites, et va, je l’espère bien, continuer à râper son sucre toujours aussi fin, dans ces sucriers recherchés des dames et qui s’appellent de ces agréables noms : le Vieux-neuf21 (j’aimerais mieux du Vieux-Sèvres !) ou l’Esprit des autres22.

L’Esprit des autres ressemble infiniment à l’esprit de Fournier, qui doit être un petit neveu de l’abbé Trublet ; car c’est un recueil que ce livre de citations, faites par tout le monde, et qui vous rappelle (pour moi du moins, horrible lecture !) toutes les phrases et tous les vers des malheureux gens de génie qu’ont fanés, en les citant, tous les sots que vous connaissez. De toutes les éruditions dont Édouard Fournier a fait montre dans ces trois volumes, j’avoue que c’est la seule qu’il m’est impossible de lui pardonner.

Les autres, on les subit tout en se gardant d’elles, mais celle-ci ne peut vraiment se supporter. Elle vous rappelle, par ces citations déformées, tous les imbéciles qui les mâchonnent. Or, n’eût-on rencontré que quatre imbéciles dans sa vie, — et qui peut se vanter de n’avoir jamais connu que quatre imbéciles ? — ce serait encore quatre fois trop !

César Daly §

Des concours pour les monuments publics ; Revue générale de l’Architecture (vingt volumes in-4º) ; Idées d’esthétique.

I §

Sur les Concours pour les monuments publics, César Daly a écrit une brochure qui vaut mieux qu’un livre. C’est le programme d’une institution. Inévitable conséquence de l’esprit moderne et de notre état de société, admis par l’opinion en principe et en fait, les concours ont cependant besoin, pour mériter ce nom d’institution, qui implique l’ordre et la durée traditionnelle, d’un peu plus que d’un principe, même généralement consenti, et d’un fait irrégulier ou mal assis. Ils ont besoin d’être organisés. Voilà ce que Daly a compris.

Habile architecte, grand archéologue, et plus grand critique d’art encore, Daly avait triple mission, de par ses trois spécialités, de nous parler de cette organisation des concours, la plus grande question pratique d’art et d’État qui à cette heure puisse être agitée, et il l’a fait dans un livre que je n’appellerai pas court, puisqu’il dit tout ce qu’il faut dire et que nulle part je n’ai vu la substance tout entière du sujet qu’on traite tenir moins de place dans une langue plus forte et plus claire.

C’est à Prosper Mérimée que Daly a dédié son mémoire, et Mérimée était très digne d’un tel hommage. C’est un archéologue aussi que Mérimée, et un archéologue qui s’est taillé lui-même, un jour, dans le diamant d’un grand artiste. Pour mon compte particulier, à moi, je préférerai, je crois, toujours le grand artiste taille par Dieu à l’archéologue qui s’est taillé lui-même, quelque adroitement qu’il s’y soit pris. Mais Daly n’en a pas moins eu raison de penser que Mérimée devait prendre un intérêt très vif, soit comme artiste, soit comme archéologue, à cette passionnante question des concours, si lucidement traitée dans le livre, et peut-être encore plus au talent qui y brille, à ce genre de talent qui a — sans rien couper ! — la netteté du glaive d’Alexandre. Ce doit aller à Mérimée, cela… Daly ne sabre jamais les difficultés. Il les résout. Quoi qu’il en soit, du reste, du goût que je suppose en Mérimée pour la netteté d’acier du talent de Daly, nous croyons, nous, après avoir lu son mémoire, la question assez pénétrée de lumière pour n’en être plus une désormais. Et ce n’est pas tout. Nous espérons que les conclusions de l’auteur, mises sous ce patronage qui les éclairera en les soutenant et les fera mieux voir encore, saisiront l’attention de l’administration supérieure et pourront devenir, sous son action souveraine, comme une médaille frappée du coup de balancier définitif, toute une législation future.

Il y a là, en effet, un amour de la justice et de l’art, une élévation, une connaissance, une maîtrise de compétence enfin, qui mérite cette distinction suprême et qui n’étonnera que ceux qui ne connaissent pas Daly. Que si, par hasard, nos lecteurs étaient parmi ceux-là, nous voulons le leur faire connaître. Dans l’impossibilité où nous sommes de nous plonger dans le technique et le détail de son mémoire sans rompre le faisceau étroit de nos attributions littéraires, nous parlerons du moins de l’homme, qui mérite si bien une page dans l’histoire de la littérature contemporaine, puisque, par le style, il y entre, et qu’il y confine par les arts.

II §

J’ai dit que je voulais le faire connaître, non qu’il soit inconnu pourtant ; mais la notoriété de ses travaux, très comptés dans les hauteurs de l’art et de la science, diminue quand il s’agit de ce public dont les mille échos font surtout la gloire. La gloire ! Puisque j’ai osé écrire ce grand diable de mot, qu’on me permette d’ajouter qu’il y en a de deux espèces : celle précisément qui vient d’en haut et qui reste longtemps sans descendre, et celle qui vient d’en bas et qui ne reste pas longtemps même là.

Eh bien, de ces deux gloires, Daly a déjà la première, celle qui reste longtemps sans descendre, mais qui, une fois descendue, reste ! Il pourrait donc fort bien se passer de la seconde. Si vous parcouriez, en effet, les académies de l’Europe, et il est de presque toutes, excepté, bien entendu, de celles de son pays, et si vous leur demandiez, à ces académies, pour votre édification personnelle, ce que c’est que César Daly, ce que c’est que le fondateur et le directeur de cette encyclopédie de science et d’art qui se publie, depuis plus de vingt ans, sous le titre de Revue générale de l’Architecture et des travaux publics, vous verriez ce qu’on vous répondrait !

Sa renommée est certainement plus grande à l’étranger que chez nous, et rien d’étonnant, puisque cette renommée est particulièrement scientifique. La science, désintéressée de tout ce qui n’est pas ses résultats et ses découvertes, n’a pas de frontières et ne se cantonne pas exclusivement dans un pays.

Et, d’ailleurs, la France a le droit d’être tout ce qu’elle veut, comme les femmes qu’on aime et qui savent qu’avec un mot ou un sourire elles peuvent toujours tout effacer ! Et n’a-t-elle pas commencé de le dire, ce mot, quand un jour son gouvernement confia à Daly la réparation et l’achèvement de la cathédrale d’Albi, un des plus admirables monuments religieux qu’elle possède ? Entreprise énorme et difficile, que César Daly, après douze années et à travers tous les obstacles, a menée à bonne fin avec un talent qui tient du miracle, et qui, comme artiste réalisant, l’a, du premier coup, très grandement classé. Jusque-là, je crois, il n’avait été mis en vue que par lui-même, que par des projets plus ou moins brillants ou ingénieux, et surtout par cette Revue de l’Architecture qui est, elle aussi, un véritable monument !

L’artiste de l’esprit et de la main s’était vingt fois, cent fois, attesté dans cette revue, dont le caractère est l’universalité des notions dans la perfection du détail ; mais pour l’architecture, pour celui qui jette la pierre ou le marbre dans les airs et l’y fait rester, à l’étonnement et à l’admiration éternelle des hommes l’artiste pratique, l’artiste réalisateur, n’avait pas encore répondu à ceux-là qui, sans idées générales dans la tête, reprochaient presque à Daly les fortes spéculations de sa pensée. L’Envie et la Malveillance, ces deux retorses qui se croient tant d’esprit, avaient la bonté d’insinuer qu’il n’était capable que de critique. L’administration ne le crut pas, et le travail de la cathédrale d’Albi, accompli avec une si grande aisance dans la puissance de l’exécution, fit la preuve de ce que pourrait être Daly en dehors de ses travaux d’érudition et de critique, en dehors de cette supériorité que des génies en maçonnerie lui reconnaissent, pour n’avoir pas à lui reconnaître l’autre. Les braves gens !

Et, en effet, prendre un chef-d’œuvre où il a été laissé, le continuer ou le réparer dans ses parties endommagées ou croulantes, n’est-ce pas montrer que, si l’on n’est pas le créateur même du chef-d’œuvre, on en est aussi près que possible, puisqu’on peut le suppléer dans l’achèvement de sa création ? Il y a même ici, pour le continuateur du chef-d’œuvre, un mérite absolu qu’il ne partage plus et qui reste exclusivement à lui. C’est l’impersonnalité dans l’exécution.

Le créateur, lui, a fait ce qu’il a voulu ; il a agi en Dieu, car on est le dieu de son œuvre. Il avait son idée et son plan, dont il répondait devant la critique de son temps et dont il répond encore devant la postérité. Il s’est enfin apaisé en créant, s’il avait en lui la dévorante fécondité du génie ! Mais le continuateur, qui vient après lui et reprend en sous-œuvre la création inachevée, doit faire taire en soi sa personnalité, cette personnalité toujours si vive dans les natures d’artistes, et entrer dans la pensée d’autrui avec assez de loyauté, d’intelligence et de profondeur pour y perdre entièrement la sienne. En cela il doit ressembler au poète dramatique, dont la plus haute faculté est l’impersonnalité, qui prend tour à tour l’âme de chaque personnage pour lui faire jeter son cri le plus pathétique et le plus vrai.

Or, ce mérite absolu, qui appartient en propre au continuateur du chef-d’œuvre, la critique doit d’autant plus le reconnaître et le signaler dans Daly que c’était le seul des mérites qu’il pouvait avoir sur lequel elle n’avait pas complètement sa sécurité… Pourquoi ne dirions-nous pas ce que nous pensons ? César Daly, avec ses opinions philosophiques, le tour indépendant de son esprit et toute la vie de son impatiente originalité, interpréterait-il bien l’idée chrétienne d’un monument qui remontait à un autre âge, à un âge dont il a dit parfois que les inspirations étaient finies ? Voilà la question qui nous eût donné, à nous, si confiants en lui pour tout le reste, le léger frisson de l’inquiétude avant de l’avoir vu à l’action… Heureusement que nous l’y avons vu, et nous sommes rassuré ! Quoi qu’il entreprenne désormais, l’inquiétude n’est plus possible. Elle n’a plus le droit d’exister. Impersonnel comme j’ai dit qu’il était, Daly est entré dans le sens le plus intime d’une époque du passé, et il en a ressuscité non seulement la couleur, mais le sentiment. Dans cette organisation d’artiste qui transmue tout ce qu’elle reçoit, l’histoire, la connaissance de l’histoire a créé à un philosophe une foi catholique, — ce qu’il fallait de foi catholique pour achever une œuvre de foi catholique, et l’achever de manière à satisfaire également l’exigence des artistes et l’âme des saints !

III §

Telle a été l’œuvre pratique de César Daly. À qui peut la juger il est évident que cette œuvre, qui a demandé tant d’années, ce hardi et magnifique travail exécuté sur la cathédrale de France la plus effrayante de beauté et la plus désespérante pour qui oserait se charger d’y porter la main, peuvent faire pressentir à la critique un architecte créateur pour plus tard, un architecte, enfin, pour le propre compte de son génie ! Ce n’est encore qu’un pressentiment, il est vrai. Seulement, à côté de l’œuvre pratique, qui ne donne que le droit d’un pressentiment, c’est-à-dire pourtant de bien plus que d’une espérance, nous avons une réalité, et une réalité conditionnée, celle-là !

Nous avons l’œuvre spéculative de Daly, cette œuvre d’une haleine immense, qui respire dans les vingt volumes in-4º de la Revue de l’Architecture, et qui continuera d’y respirer pendant peut-être vingt autres encore, nous l’espérons, pour le bonheur de la science du xixe siècle, qui peut s’y voir, et le profit du xxe qui devra l’y retrouver les jours qu’il aura besoin d’elle ! À nos yeux, à nous, qui sommes surtout littéraires, et pour qui les idées, dans leur essence poétique ou rationnelle, doivent passer bien avant les formes plastiques qu’on peut leur donner, la Revue générale de l’Architecture a une importance que ne saurait avoir un monument isolé, lequel, après tout, fût-il de génie, ne nous donnerait jamais que des sentiments élevés ou de puissantes sensations.

Conçue avec une rare grandeur et un dévouement absolu à l’art et à la science, les deux choses auxquelles il croit le plus, la revue de Daly n’est pas qu’une chronique des découvertes et des travaux contemporains rédigée par des artistes ou des savants dont il serait l’inspirateur et le guide. Cela serait déjà immense, et cependant elle est bien plus que cela. Elle est une histoire de l’art même, non pas seulement dans ses produits, mais dans la loi qui régit ses développements et dans la démonstration, qui ambitionne d’être rigoureuse, de ses éléments constitutifs.

Ardemment synthétique de tendance, quand le siècle et ses misérables philosophies ne jurent que par cette Fée aux miettes de l’analyse, en avant sur toutes les idées de son temps, et, pour preuve, dès 1845 repoussant, avec un mépris mérité, cette théorie obstinée de l’art pour l’art, triomphante alors, et qui prétend encore, à l’heure qu’il est, n’être pas battue, la revue de César Daly avait, parmi les autres buts qu’elle voulait atteindre, le but plus difficile et plus spécial de dégager l’inconnue de l’art qui va naître, et de prédire, en étudiant profondément la société moderne et ses nouvelles conditions, le caractère du style architectonique de l’avenir ; car l’architecture du xixe siècle n’est pas née.

Nous avons bien senti quelques coups de talon de cet enfant enfermé dans les entrailles du siècle, mais ç’a été tout… Naîtra-t-il ? Sera-t-il vigoureux ? Cette question et cette vue très individuelles, qui rayonnent à tant de places dans la revue de Daly, sont plus particulièrement la visée (ai-je besoin de le dire ?) de cet esprit philosophique et mathématique à la fois, qui a autant d’audace dans la déduction que de prudence dans l’ordre de ses raisonnements pour ne pas manquer la vérité.

La vérité, en effet, voilà ce qui a toujours préoccupé — et à outrance — Daly, en ses efforts et ses travaux, depuis vingt ans. La vérité qui se cherche, qui se veut à tout prix, la vérité même contre soi ; car, pour la première fois, il a donné l’exemple en France, et a élevé à la rigueur d’une règle de conduite, d’ouvrir les vastes espaces de sa revue à ses adversaires d’idées sur toutes les questions qu’ils seraient tentés d’y discuter.

Je ne connais pas, pour ma part, d’esprit plus mâle et plus brave que César Daly. On a eu bien raison de l’appeler César ! C’était un éclair sur sa destinée. Lisez, dans la très curieuse dédicace à Mérimée de la brochure sur les Concours, le peu qu’il rappelle de son courageux voyage dans les parties de l’Amérique les moins explorées, et vous me direz s’il n’y a pas de l’héroïsme césarien en ce savant, qui a eu, pour le danger, sa Gaule au Mexique. Nous ne faisons pas de biographie. Nous voulons rester dans l’ordre purement intellectuel. Eh bien, Daly apporte, dans les choses de l’esprit autant que dans celles du caractère, toutes les qualités de son glorieux patron le Romain ! Il en a la générosité, la grandeur, la foi en soi, la douceur pour ses adversaires. Comme, en matière de vérité humaine, il n’y a point de dictature, il ne peut en avoir la clémence ; mais il en a l’impartialité ! L’impartialité dans l’enthousiasme, qui correspond pour l’esprit à ce qu’est la justice dans l’amour pour le caractère, tel est le trait saillant, particulier, impossible à oublier, de cette belle physionomie intellectuelle, — son fer à cheval de Redgauntlet, à ce noble front ! Et cette impartialité n’est pas uniquement une magnifique disposition générale de la pensée de Daly, mais, il faut aller jusque-là, c’est l’âme même de chacune de ses théories !

IV §

Et il en est une parmi les autres, car César Daly a la fécondité des théories, il en est une dont je veux dire un mot, d’abord parce qu’elle prouve lumineusement ce que j’avance, mais aussi parce qu’elle refait et remet vaillamment sur pied cette vieille idée faussée de l’éclectisme, à laquelle Daly a restitué sa part de vérité exacte. Cette théorie, d’une si originale simplicité qu’elle plonge l’esprit dans l’étonnement qu’inspirent ces vers qui semblent si faciles à trouver, et pour lesquels cependant il ne fallait rien moins que du génie, cette théorie, que son auteur a exposée dans son écrit intitulé : Symbolisme dans l’Architecture, est intégralement, pour qui sait l’y voir, en cet axiome, d’une concentration si profonde ; « L’art tout entier est symbolique de l’état matériel, moral et intellectuel de l’humanité aux diverses époques de son développement. » Mais, de cette profonde concentration, Daly l’a puissamment tirée.

Je n’ai point à le suivre dans ses corollaires, dont j’aime la hardiesse, d’ailleurs, car il y va jusqu’à soutenir que même la géométrie fournit des symboles à l’architecture, et dans ses développements, éclairés d’exemples qui ajoutent le jour, bon aux regards, de l’expérience, à la clarté quelquefois dure de l’abstraction. Non ! tout ce que je veux, et ce que j’ose affirmer, c’est que jamais théorie plus impartiale et plus étendue n’a été posée, en quelque matière que ce soit, et n’a mieux donné la caractéristique de l’esprit qui l’a inventée. C’est l’impartialité même de l’histoire.

On ne sait, en effet, que quand on a lu les nombreux écrits de César Daly, à quel point ce penseur hardi est historien, et cela nous charme, nous qui croyons que l’histoire est le seul garde-fou de la pensée du côté où elle peut se noyer, — du côté de la philosophie. Cela nous charme de voir le philosophe, dans Daly (malheureusement il y est), faire toujours paraître l’histoire à travers et derrière l’art, comme derrière un cristal qui la purifie et la rend plus belle ! Qui sait ? si l’on tordait un peu ses idées si pleines sur le symbolisme, ou trouverait peut-être pour conclusion que l’art n’est, après tout, qu’il en soit fier ou modeste s’il veut ! que de l’histoire idéalisée.

Et quant à moi, je ne crois pas qu’il soit davantage. Ce qu’on appelle de mots si grands, l’invention humaine, le génie, la faculté de créer, n’aboutissent jamais qu’à ce résultat : idéaliser un peu l’histoire ! Moi aussi, je pense comme Daly que l’art est un symbole, — l’expression symbolique des hautes convenances d’ordre et de vérité souveraine, la prescience universelle des choses qu’il faut nommer et connaître, l’inventaire innocent du bien et du mal, de ce qu’il faut imiter et de ce qu’il faut écarter. La Création à priori recélait ce symbole. Elle l’était pour elle-même. L’art s’y trouvait d’abord et s’y résumait de main divine ; mais, depuis que l’abus de la liberté a précipité le monde en chute, la Création n’a plus été que le miroir brisé dans lequel les objets se déforment, s’interrompent et tremblent. Et l’art a été fragmenté comme elle. Il n’a plus attesté que le suprême effort de la pensée pour atteindre, de la réalité fournie par l’histoire, à cet idéal de beauté impossible en ce monde, comme le bonheur même, qu’il voudrait, hélas ! nous donner.

Et c’est ici, on le voit, que l’opinion de Daly cesse d’être la mienne. Lui, en sa qualité de philosophe, croit au progrès indéfini et au développement toujours plus grand et plus juste de l’histoire. L’art qui l’idéalise doit en suivre la destinée. Où l’idéal se brise pour moi et devient l’impossible, il continue, pour lui, d’être à la portée de la main humaine. Historiquement je pense comme Daly, mais la théologie nous sépare. Il n’y a entre nous que cette dentelle, — l’épaisseur d’un monde tombé !

Un jour cette dentelle sera-t-elle déchirée ? Un jour César Daly perdra-t-il, sur la toute-puissance de cet art qui est une véritable religion pour sa pensée, les illusions de tous ceux qui pensent que l’absolu peut se réaliser sur la terre ? Seulement, ce jour-là, les théories esthétiques seraient finies, et il serait obligé de consacrer à d’autres spéculations la force de son infatigable esprit !

Émile Augier §

Le Fils de Giboyer.

Eh bien, est-ce fini ? Est-il épuisé, ce succès dont le meilleur claqueur fut le scandale ?

Après la satire de Laprade, à laquelle, du reste, Augier a répondu en une prose qui valait ses vers ; après ce dernier coup de pied des académiciens entre eux, que peut-il arriver à Émile Augier en fait de claque scandaleuse ?…

Ah ! qu’il demande à Dieu quelque Laprade encore » — si on peut trouver deux Laprades dans la littérature contemporaine, — ou quelque sous Laprade, — qui fasse entendre la voix d’un courroux attardé ! Sans les partis vaincus, comme les a nommés la critique, avec cette sentimentalité bête qui n’a jamais manqué son effet sur le peuple français ; sans les cléricaux, qui sont le sujet de la courageuse comédie d’Émile Augier, et sans Veuillot-Déodat, le Fils de Giboyer ne serait un chef-d’œuvre qu’entre cabotins intéressés à la chose ; mais, entre gens littéraires, on n’en parlerait déjà plus !

Oui ! ce sont eux, les partis vaincus, qui ont fait le succès d’Augier, avec leurs misérables cris d’écorchés sitôt qu’on les touche ; ce sont ceux auxquels il a consacré sa pièce. Littérairement, ne soyez rien ou ayez du génie ; mais, si vous voulez beaucoup réussir, attachez la moindre loque politique en cocarde à votre œuvre : les taureaux, et même les bœufs de tous les partis, se mettront à meugler à l’unanimité, et feront ce vacarme que nous prenons si légèrement pour de la gloire !

La chose est arrivée à Émile Augier.

Ses nombreuses comédies de mœurs lui avaient rapporté un grand nombre de feux et la flanelle de l’Académie française ; c’était déjà joli ! Mais tout cela n’a pas suffi au jeune ambitieux. Il lui fallait du bruit. Il savait que l’on en fait toujours, si médiocre soit-on, avec une comédie politique, et, du premier coup, dès qu’il a eu fait la sienne, lui, l’auteur du Gendre de M. Poirier, lui, ce vaudevilliste sec et sans gaîté, s’est entendu appeler un Aristophane et un Beaumarchais ! Aristophane-Clystorel, — c’est Veuillot qui l’a dit.

Augier, Beaumarchais !… Il faut vraiment, pour risquer pareille comparaison, que nous ayons perdu, depuis 1789, jusqu’à l’aristocratie de notre mémoire !… Il faut que nous soyons bien indignes de nos spirituels aïeux pour que le public du théâtre de Corneille, de Racine, de Molière, de Regnard et de Beaumarchais, ait, pu prendre un moment Émile Augier pour le successeur naturel de ces auteurs charmants et superbes !

Voilà pourtant ce qui s’est fait. Deux siècles à peine après Tartuffe, — Tartuffe, ce magnifique mensonge, — nous avons eu le Fils de Giboyer. Émile Augier, croyant avoir recommencé Tartuffe, ne l’a recommencé, en effet, que dans l’hypocrite préface où il essaie de s’en excuser. Voyez-vous Augier se posant en Molière ?

Vous l’avez voulu, Georges Dandins de tous les partis ! Les cléricaux, comme on dit maintenant, — puisque la littérature française parle belge et cherche ses mots dans le dictionnaire de Havin, qui les prend lui-même dans l’Indépendance, — les cléricaux se sont crus pourfendus, du ventre à la tête, par la plumette d’Augier ! Ils ont crié à la ciguë, parce que, dans cette comédie du Fils de Giboyer, plutôt scribouillée qu’écrite, l’aimable auteur a personnifié ce terrible parti catholique, qui doit avaler prochainement la civilisation si on ne se met en travers, par un marquis Samson, à voix de tabatière, par deux Putiphars, par un Prudhomme, industriel enrichi, etc. Ma foi ! par rien de plus ! Car il ne faut rien de plus, à ce qu’il paraît, pour faire la grande comédie politique de notre temps sorti de la Révolution française, et pour frapper cette mordante médaille de la comédie-pamphlet au xixe siècle.

Un marquis tarte à la crème, deux caillettes, dont l’une n’est que la Bélise de Molière servilement copiée, et un type d’Henri Monnier, à présent commun comme la borne, voilà les épouvantables éléments dont se compose le cléricalisme qui fait trembler, et auquel Augier, cette tête de linotte dramatique, oppose, pour l’aplatir, Giboyer le vénal, monsieur son bâtard et la demoiselle Fernande, née de l’adultère…

La critique, cette courtisane de tous les publics dont elle devrait être l’institutrice, a battu des mains comme un simple Gringalet du lustre, et fait ensuite, sur le tremplin du lieu commun, sa pirouette mélancolique en l’honneur des partis vaincus. Les partis vaincus, à leur tour, Goliaths enchaînés ou sans armes, ont fait hue ! à cet espiègle de petit David, dont le caillou polisson les atteignait entre les deux yeux.

Il n’y a pas jusqu’à Déodat, le redoutable fils du tonnelier, personnellement insulté là-dedans, qui n’ait levé son puissant maillet, pour le détourner, il est vrai, en voyant quelle pauvre tête il allait écraser. Par parenthèse, j’oserai blâmer cette clémence, car, en frappant sur un talent faux et perverti, on raffermit l’opinion publique, ce tonneau plein de vilaines choses qu’il est toujours bon de recercler ! Moi qui me crois clérical autant que personne, je ne me suis senti ni blessé ni vexé. Il y a plus, je trouve qu’en principe Augier avait raison de faire contre nous une comédie, puisqu’il est contre nous, Augier !

Il s’agit bien de générosité quand on veut être à tout prix un poète comique, voir le ridicule partout et le traiter avec une gaîté implacable ! Puis, des partis vaincus ! est-ce qu’il y en a ? Ils ne sont pas, d’ailleurs, désarmés de ce qui tue si bien, au théâtre. Ils ont le sifflet, et c’est assez. Demandez plutôt à About, à qui on a exécuté l’an passé un si beau nocturne !

Se lamenter, comme on l’a fait, au lieu de siffler, ce n’est pas beau, cela ! Le sifflet est un instrument tout aussi français que la trompette. Nos pères sifflaient. C’est la musique de notre pays !

Voilà pourquoi, à tous les points de vue, la critique a eu tort envers Augier dans toute cette affaire ! L’auteur du Fils de Giboyer avait le droit, sinon la puissance, d’être féroce comme Aristophane contre Socrate, comme Voltaire contre Fréron, sans avoir besoin de demander pardon pour l’atrocité de son génie dans une préface sans esprit, sans style et sans fierté.

On a toujours le droit de faire, à ses risques et périls, un chef-d’œuvre ou une sottise !

Et Émile Augier a usé de ses prérogatives de telle façon que moi, clérical, je me déclare vengé !

J’ose trouver sa comédie mauvaise, — aussi mauvaise que la préface dont il l’a fait précéder pour la défendre et dans laquelle il a tout l’air d’un tapissier maladroit qui ne sait pas planter un clou sans s’écraser les doigts. La faculté de raisonner, chez Émile Augier, est égale à sa faculté d’inventer et d’écrire. J’ai dit quels étaient les caractères de sa comédie. Mais l’idée et le canevas de cette pièce, qui, comme toutes les comédies politiques, a le tort de n’être qu’un pamphlet d’occasion, n’appartiennent pas plus à Émile Augier que ses personnages. Le Fils de Giboyer est un amalgame comme il s’en fait dans la mémoire des perroquets. C’est une imitation exténuée des deux créations les plus fortes de la littérature moderne : Le Rouge et le Noir, de Stendhal, et le Vautrin, de Balzac. Giboyer père, c’est Vautrin ramolli et tombé dans le pied plat et dans le marchand d’encre ; Giboyer fils, c’est Julien Sorel, moins l’orgueil tigre, Julien Sorel, petit drôle vertueux et sentimental. Le travail d’Augier sur ces deux grands types, transportés dans le petit cadre de sa comédie, ressemble à la petite industrie qui réduit les plus belles statues et les plus beaux bustes des musées en figurines propres à orner la canne ou le parapluie bourgeois.

Émile Augier travaille donc en vieux et en petit, mais ses nielles dramatiques ne se relèvent pas par la pureté, la précision, le vif étincelant du détail. Très inférieur à Scribe, il n’en procède pas moins de ce maître du vaudeville français : il se sert du procédé de cet homme qui savait le secret du succès, secret honteux qui consiste en ceci, au théâtre : plus une plaisanterie est connue, plus elle réussit.

Voilà pourquoi, dans le Fils de Giboyer, il n’y a pas une seule plaisanterie que l’on n’ait entendue cent fois, pas un mot cherchant à faire trait que l’on n’ait ramassé sous les pieds de tous dans les conversations !

Les marquis y disent à leur valet : « Je ne me soucie pas d’être un père in partibus infidelium. » On n’y est pas « plus royaliste que le roi ». On y mange son père à « la croque-au-sel ». On y trouve ce vieux mot, qui veut dire cette chose qui existe depuis madame Putiphar, et qui existe beaucoup trop, non seulement comme indécence, mais comme redite : « Elle ne vous a pas obligé à lui laisser votre manteau. » On y donne ceci comme une découverte : « La parole est d’argent, mais le silence est d’or. »

Enfin, les plus grandes malices et les plus grandes originalités contre Déodat : « C’est le bâtonniste devant l’arche », comme si nous étions chez les Juifs. « C’est le hussard de l’orthodoxie ; il chante le Dies iræ sur l’air du mirliton. »

Ce Giboyer est au-dessous du dernier buveur de bière de la brasserie des Martyrs !

Le public, qui se reconnaît dans ces élégances, s’applaudit, en ayant l’air d’applaudir l’auteur.

Et voilà comment Veuillot est déshonoré, le pape humilié et l’Église romaine plongée dans un bien grand chagrin, par cette belle comédie du xixe siècle jouée contre le catholicisme par un petit de la Révolution !

Buloz §

Monsieur Buloz.

I §

C’est une des plus désagréables puissances de ce temps-ci ; mais, il faut bien en convenir, quoique le cœur en saigne pour l’honneur de l’esprit français, c’est une puissance. Il a réussi et il a duré. Il a bâti ce gros pignon-sur-rue littéraire qui s’appelle la Revue des Deux Mondes, laquelle a trente ans passés d’existence, des abonnés fossiles d’une fidélité de moutons antédiluviens, et qui rapporte, tous frais couverts, quatre-vingt mille francs de rente à son directeur. Je ne compte pas les actionnaires. Quelle raison de respect pour les sots ! Ajoutez que la Revue des Deux Mondes est la seule Revue comptée par l’Opinion française. Les autres, qui ont essayé de la singer, — qui lui ont rendu ce flatteur honneur de la singerie, — ont pu se croire de la même force d’ennui, et l’étaient peut-être, mais l’Opinion, cette reine du monde, qui a ses favoris, a toujours trouvé ses bâillements infiniment plus savoureux quand ils lui venaient par la Revue des Deux Mondes que par les autres recueils, créés, à son exemple, pour entretenir les mâchoires humaines dans cette vigoureuse et morale gymnastique du bâillement. Enfin, il y a plus encore : ces Revues, qui ont dressé leurs petites têtes et leurs petites rédactions contre le ventre majestueux et prépotent de la Revue des Deux Mondes, ont fini par se taire devant elle, comme l’univers devant Alexandre. Elles ont disparu. Apprenez-moi, si vous le savez, ô antiquaires de la littérature d’hier, plus vieille que celle d’un siècle ! où sont allées et la Revue Indépendante, et la Revue Contemporaine, et la Revue Européenne, sa sœur ennemie ?… On me dit que la Revue Contemporaine n’a pas rendu l’esprit et je le crois bien, mais cela veut dire qu’elle n’est pas morte… Presque soufflée un jour par le mécontentement d’un ministre, elle a protégé assez adroitement contre ce vent tout-puissant son petit bout de bougie et elle s’obstine à existe. Patience d’insecte qui finira peut-être par triompher de la poutre, mais qui n’empêchera pas les abonnés de la Revue des Deux Mondes de demander, avec l’insolence de la victoire, combien il faut de Calonne pour composer un Buloz.

Eh bien, c’est l’histoire du succès de Buloz que je voudrais écrire ! Je voudrais vous parler un peu de cette illustration contemporaine. Je laisse les charmes de son visage aux photographes littéraires, qui peuvent le ramasser, s’ils savent par où le prendre. Moi je suis beaucoup moins frappé de la physionomie individuelle que des causes, oui ! des causes du succès solide, inébranlable, d’un homme qui a l’avantage dangereux et peu commercial de déplaire et d’être assez confortablement détesté. Là est, selon moi, un problème plus intéressant qu’un portrait. Si la figure de Buloz revient à travers cet article, tant pis ! ce sera plus fort que moi, sans doute. Mais ce que je veux surtout, c’est traiter Buloz comme une idée générale… Je veux lui faire cet honneur… Je ne connais d’ailleurs personne qui soit plus que lui sain à étudier, car le succès est peut-être la plus grande corruption de l’âme humaine, et Buloz le fait dédaigner,

II §

Il est né en 1803, à Vulbens, près de Genève, pays commerçant et puritain. Il n’est donc pas Français, ce qui, aux yeux de quelques personnes, eût pu être vexant pour la France. Mais on y a remédié. L’ingénieux Vapereau, l’historiographe de nos grands hommes, a tourné la difficulté affligeante et écrit cette phrase de consolation qui nous rend Buloz sans le prendre à la Suisse : « Buloz (François), littérateur français, d’origine étrangère. » Et c’est si bien trouvé, et c’est si joli, que tout le monde a été content, et moi surtout !!! Vapereau, dont l’honnête désir est d’entrer vraisemblablement à la Revue des Deux Mondes, et qui se sent, parbleu ! aussi littérateur, dans son genre, que Buloz, nous dit fermement, dans son Dictionnaire, que le jeune Helvétien vint à Paris — non pour être suisse — mais pour finir ses études (françaises, hein ?), et qu’il y fut d’abord prote d’imprimerie, — ce qu’il est encore, car, malgré ses transformations successives, il ne pouvait être et n’a jamais été que cela… Ce n’est pas l’avis de Vapereau, et j’en suis désolé pour le mien. « M. Buloz — dit Vapereau dans cette langue originale qu’on lui connaît — débuta dans la littérature par des traductions de l’anglais. » Mais Vapereau a oublié de nous dire les titres des ouvrages que Buloz a traduits, et dont il nous aurait été si doux de rendre compte. Ne pourrait-il pas nous les indiquer dans sa prochaine édition ?

Quel que soit le mérite, ignoré, du reste, de ces traductions que l’avenir s’arrachera peut-être, l’instinct commerçant de son pays parlant plus haut que son génie de traducteur poussa bientôt Buloz à l’entreprise littéraire qui, pour Vapereau, en a fait un littérateur. En 1831, il reprit l’idée de la Revue des Deux Monde23 de moitié avec Bonnaire, qui publiait plus tard la Revue de Paris. Rendons justice à Buloz, comme s’il était aimable ! Ce fut là certainement, du moins pour moi, l’époque qui plaît le plus de sa vie, le moment où il déploya le mieux les qualités (sans inconvénient encore !) de sa nature robuste, âpre, alpestre. Il se passa bravement autour du corps les bricoles de son entreprise et tira ferme… Un Suisse, c’est presque un Auvergnat ! Il avait le large pied des races montagnardes. Il l’utilisa. Il fut un trottin intrépide. C’est lui-même qui portait sa Revue à domicile, chez les abonnés… en espérance ! On le voyait aller de la barrière de Fontainebleau à la barrière du Trône, chargé d’exemplaires à distribuer, plié en deux sous cette chose lourde déjà, maintenant accablante, ne craignant pas la pluie et nageant dextrement dans la crotte, avec un courage que nous estimons et que nous voudrions lui voir exercer encore ! Jamais — dans aucune administration de journaux — on ne vit porteur de ce jarret, matinal et infatigable, pas même quand Victor Hugo et son frère, ces demi-dieux, Castor et Pollux des portes cochères sous lesquelles ils apparaissaient tour à tour, alternaient, comme porteurs d’un journal qu’ils avaient fondé, et par la très excellente raison qu’à eux deux ils n’avaient qu’une paire de bottes ! Buloz, lui, aurait porté le sien nu-pieds, comme un pasteur antique… Printemps attendrissant de la Revue des Deux Mondes ! Ce fut l’âge d’or de ses écrivains. Tout y était encore à sa place naturelle. Buloz portait sa Revue ; il ne la dirigeait pas !

III §

Aussi eut-elle, sinon immédiatement, un succès qui se consolida, et avec une telle force qu’on put le croire indestructible… Pendant vingt-cinq ans pour le moins, en effet, ni les fautes de Buloz, — de piéton modeste et incomparable devenu directeur assis et incompétent, — ni ses humeurs peccantes qui feraient le bonheur d’un médecin de Molière, ni sa tyrannie bourrue et tracassière, ni son orgueil durci par la fortune, ni les bornes sourdes de son esprit, ni ses procédés hérissons, ni ses grognements ursins, ni l’horreur de ses meilleurs écrivains mis en fuite par cet ensemble de choses charmantes, ni l’ennui enfin le plus compacte qui soit jamais tombé d’un recueil périodique sur le lecteur assommé, rien n’a pu le diminuer, ce succès étrange, ou l’interrompre un seul jour… C’est à n’y pas croire ! Pendant vingt-cinq ans, Buloz a pu se montrer impunément Buloz !

Fils des circonstances, comme Napoléon, ç’a été sa seule manière de lui ressembler, car il n’était guère besoin de génie pour deviner que l’établissement d’une revue était une excellente affaire au moment où il se trouva pour une moitié d’idée dans l’établissement de la sienne. À cette époque-là éclatait, dans tout son enthousiasme, la révolution romantique. On s’abreuvait à toutes les sources de la littérature étrangère, qui ne suffisaient pas… et l’exigence universelle était pour la France (pour la jeune France comme on disait alors) de n’être inférieure, en quelque production intellectuelle que ce pût être, à l’Angleterre ou à l’Allemagne. Or, justement, l’Angleterre et l’Allemagne pullulaient de revues, sérieuses et variées, véritables encyclopédies, mensuelles ou hebdomadaires, de l’esprit humain. L’Angleterre surtout s’était fait avec ce genre de composition collective une gloire à part dans sa gloire littéraire, si grande déjà… La génération de 1830, qui, comme masse de talents et somme de vie, n’a pas encore été remplacée et attend toujours ses successeurs, crut, quand la Revue des Deux Mondes parut, tenir sa Revue d’Édimbourg. Elle ne se trompait que de Jeffrey. Tout ce qui était jeune et possédait un peu d’intensité intellectuelle se précipita à y écrire. Balzac, Stendhal, Mérimée, Alfred de Vigny, Alfred de Musset, Victor Hugo, madame Sand, alors dans une fraîcheur maintenant flétrie, Sainte-Beuve, Vitet, Gustave Planche, Philarète Chasles, etc., etc., acceptèrent Bonnaire et Buloz pour les quartiers-maîtres de l’entreprise avec la naïveté de gens à talent, toujours un peu fats, et qui se croient irrésistibles. On leur prouva bientôt qu’ils ne l’étaient pas ; que cette bête de pièce de cent sous ne change pas de nature parce qu’elle s’associe avec de l’intelligence, et que les entrepreneurs de littérature sont encore au-dessous des entrepreneurs de maçonnerie… Nabuchodonosorisé par un succès dans lequel l’heure et tout le monde étaient plus que lui, Buloz devint très vite tout ce que nous l’avons vu depuis… Prote parvenu, il se crut le dictateur de la littérature française parce qu’il payait le talent, et quelquefois le génie, deux cents francs la feuille d’un texte dévorant, et, à ce prix-là, il put se venger de l’insupportable supériorité littéraire en portant ses mains d’ouvrier sur elle et en la corrigeant !

Les temps modernes ne sont pas tellement beaux pour la littérature qu’elle ne puisse supporter beaucoup de choses cruelles et qu’elle n’y soit même accoutumée ; mais la condition d’avoir Buloz pour correcteur, — non plus d’épreuves, mais de son style et de sa pensée, — lui sembla cependant trop dure pour la supporter, et on vit en très peu de temps tout ce groupe de talents que je viens de nommer se détacher de la Revue des Deux Mondes24, s’égrener et complètement disparaître d’un recueil dont la rédaction, pour qui avait le sentiment de sa valeur propre ou de son œuvre, était une douleur, quand ce n’était pas une indignité. Tous les brillants écrivains de la première heure se brouillèrent successivement avec Buloz et s’en allèrent, les uns après les autres ; les uns à travers des éclats publics, les autres discrètement, en gens fiers blessés qui avaient la fierté pudique. Ils croyaient peut-être — toujours fats ! — que leur retraite serait une vengeance. Ils jugeaient l’esprit de leur temps par le leur, et voilà pourquoi ils se trompèrent… Le public de ce temps-ci est très indifférent au talent. Il s’en passe très bien, et c’est même pour lui une volupté égalitaire… Hier (voyez !) Louis Veuillot quittait un journal que sa personnalité remplissait comme le bon vin remplit la coupe. Eh bien, pas un abonné de ce journal, dont il était la vie et la gloire, n’a bougé, et je crois même qu’il en est venu d’autres ! Taconnet a gagné à la perte d’un homme de talent qu’il fallait appointer, et qui, économiquement, s’est trouvé un luxe inutile. Buloz, vingt ans à l’avance, avait-il deviné cela ?… Il remplaça, tout aussi simplement qu’on remplace des fauteuils par des chaises, les premiers écrivains de sa Revue par des médiocrités plus commodes, qui se laissèrent manier, opérer et traiter, par ce vétérinaire d’articles, sans les cabrements du talent qui ne veut pas qu’on touche maladroitement à sa gourmette ! Mais ces médiocrités elles-mêmes, il les fatigua et elles finirent par s’insurger. Ce qui avait fait toujours horreur à ce prote, à cet homme presque de Genève, c’était la personnalité de l’écrivain quand elle était très vive ; ce que sa nature lourdaude et terne haïssait comme le bœuf hait l’écarlate, c’était l’éclat, la fantaisie, la grâce, tout ce qui fait du talent une chose qui flamboie, scintille et remue comme la lumière des astres. Seulement, au début de son entreprise, il avait pensé que le succès de son affaire dépendait des talents qu’il devait employer, et pour cette raison il avait supporté cette lumière du talent, en grommelant et en clignotant, comme une taupe offensée. Mais quand il vit que le succès de sa Revue tenait à d’autres causes que le talent des écrivains, ô bonheur ! il put se donner le plaisir d’éteindre, comme des quinquets, les écrivains de son recueil qui pouvaient avoir encore quelque étincelle, et de faire autour de lui le gris qu’il aime, ce hibou albinos ! Pour ne plus être choqué d’aucune couleur, il voulut que désormais la Revue des Deux Mondes fût revêtue, en tous ses articles, d’un uniforme qui ressemblait à l’habit des pauvres dans certains hôpitaux, et ce fut aussi chez lui l’habit des pauvres. Religion, philosophie, roman, critique, histoire, économie politique, tout dut prendre ce galant uniforme et s’en habiller, comme le Spectre d’Hamlet de sa toile cirée… Et tout cela s’est exécuté ponctuellement, et la Revue des Deux Mondes a toujours paru le même intéressant recueil à ses abonnés impassibles. Certes ! après cela, Buloz pouvait tout ; il avait le droit de toutes les impertinences et de toutes les sottises. Il était heureux ! Il aurait pu prendre au coin de la rue cinq commissionnaires, avec leur plaque, et leur faire faire sa Revue des Deux Mondes. Personne ne se serait désabonné.

IV §

Oui ! il était heureux, et c’est toujours le même mystère ! Ce qui aurait perdu un autre homme lui réussissait. Je ne connais guères qu’une personne de ce temps-ci qui ait eu un honneur égal à celui de Buloz, et c’est Véron, ce gros mauvais sujet de Philibert, devenu le docteur Véron vers le tard. Comme Buloz a fait sa fortune dans la direction de sa Revue, Véron a fait la sienne dans la direction de l’Opéra, et pour cette raison les voilà tous deux en posture d’hommes infiniment habiles, aux yeux de ces forts jugeurs qui s’imaginent que le succès fait toujours équation avec du génie !

Quant à Véron, pourtant, cette habileté a été longtemps contestée. On lui a reproché souvent d’avoir refusé d’abord, avec une sagacité à la Buloz, l’opéra de Robert le Diable, ce chef-d’œuvre qui fut depuis la cause de sa fortune. Mais ce serait une calomnie, si l’on en croit les Mémoires d’un Bourgeois de Paris. Véron ne les a écrits que pour renseigner l’opinion. Il s’y peint comme le plus intelligent et le plus patriarcal des directeurs, et il a raison, puisqu’il parle de lui !… Il n’y a que le premier pas qui coûte aux gens modestes. En ces incroyables Mémoires, qui ressemblent à un conte… des Mille et une Nuits, Véron se drape en calife qui, quand il a des actrices à dîner, offre, au dessert, à ces demoiselles, deux cent mille francs de diamants et de perles sur des assiettes qu’il fait passer, pour que chacun y prenne, comme si c’étaient de simples pralines ! Voilà un procédé qui paraîtrait encore plus insupportable à Buloz qu’une belle page. Du reste, il y a d’autres différences qu’il faut noter en ces deux favoris de la fortune. Ils n’ont pas dans l’humeur la même tonalité. Le Suisse de la Revue des Deux Mondes a le puritanisme rêche d’un homme des environs de Genève. C’est le bourru de Goldoni, sans l’épithète. Le docteur Véron, au contraire, le Bourgeois de Paris, est aimable. Il a l’onctueux de cette fameuse pâte Regnault qu’il a inventée. Buloz est toujours de l’humeur d’un portier qu’on réveille la nuit C’est le chien Brusquet avec les premiers symptômes de la rage. Véron, ce joyeux Pococurante de la médecine, ce docteur qui n’exerce pas et qui semble porter toute sa clientèle dans sa cravate, a de la rondeur pour un Turcaret. Il lui sera d’ailleurs beaucoup pardonné parce qu’il a beaucoup donné à dîner, même sans perles au dessert, et qu’il a Sophie, tandis qu’à Buloz, chez qui on ne dîne point ou chez qui l’on dîne mal, et qui n’a que de Mars pour la cuisine… de sa littérature, il ne lui sera rien pardonné du tout ! Cette ressemblance par le bonheur, malgré les différences dans la manière de s’y prendre pour y arriver, entre l’ancien directeur de l’Opéra et le directeur présent de la Revue des Deux Mondes, Véron l’a si bien sentie qu’elle a décidé de sa bienveillance pour Buloz. Véron est le seul homme, en effet, en France, avec Vapereau, qui se soit risqué à dire du bien de Buloz. Dans ses ineffables Mémoires d’un Bourgeois de Paris, il a consacré une page à l’honnête typographe, comme il l’appelle, avec une suffisance de patron satisfait et cette familiarité flatteuse qui donne une petite tape sur la joue ou sur le ventre, selon le sexe et l’âge. Certes ! je sais bien tout l’avantage qu’il y a, dans ce temps-ci, à être ouvrier, et je concevrais le mérite de Buloz s’il l’était encore ; mais il faut bien le dire ! de fait, il ne l’est pas resté.

Il ne l’est resté que d’intelligence ; mais de fonction, il ne l’est plus ! Il a été et il a voulu être ce qui demande les facultés les plus littéraires, les plus délicates, les plus élevées, et il ne les avait pas. Il a été profondément déplacé là où il s’est mis. Malgré le résultat extérieur, malgré l’abonnement et l’encaissement, il a été au-dessous de sa besogne et, chose irritante et contre laquelle il n’y a ni propriété, ni possession, ni prescription, ni succès qui tienne, il n’a pas rempli dignement son genre d’emploi. Ce n’était là nullement pour personne un vrai et grand directeur de revue. C’était un entrepreneur de littérature qui s’oubliait… Ce que je dis là publiquement ici, tout le monde le sait et se le chante à l’oreille depuis vingt-cinq ans. Les anecdotes n’ont jamais manqué sur Buloz, tout à la fois grotesques et déplorables pour la littérature et pour lui. Il y en a comme celle de Pierre Leroux, apportant un article sur Dieu à Buloz qui le rejette : « Dieu, — dit-il, — ça manque d’actualité ! » Insolence qui vous donne la mesure de l’intellectualité de cette tête, que Cousin aurait appelée une caboche. Il y en a d’autres qui vous donnent l’idée du goût péremptoire de ce châtreur, qui ne reçoit qu’à mutilation les articles qu’on lui adresse. J’ai parlé déjà de cette haine instinctive du style et de la couleur, qui est si caractéristique dans Buloz ; mais son amour de la platitude est encore plus fort que cette haine. Un jour, un rédacteur lui envoya un travail sur les sociétés littéraires. On y parlait, au début, de Platon et des siens, et le pauvre rédacteur, épris d’antiquité, disait élégamment : « Lorsque les brises de la mer Égée parfumaient l’atmosphère de l’Attique, quelques hommes, préoccupés de l’éternel mystère, venaient, dans les jardins d’Acadème, se suspendre aux lèvres de Platon, etc. » Buloz prit peur de cette phrase comme de la plus audacieuse hardiesse, et de sa patte dictatoriale et effarée il supprima le tout et mit à sa place ; « Il y eut aussi dans la Grèce des sociétés savantes. » Une autre fois, dans une étude sur la mystique chrétienne, on disait : « L’amour de la vérité cherche celle-ci dans les solitudes intérieures de l’âme » ; mais Buloz, qui ne connaît pas les solitudes intérieures de l’âme, traduisit d’autorité : « Les esprits curieux fuient les embarras des villes », qu’il connaît !

V §

Telle pourtant s’exerce, sans échouer jamais, depuis trente ans, la capacité littéraire de Buloz, de cet homme à la fois obscur et célèbre, que j’ai appelé une puissance, une puissance qui aurait pu être bienfaisante et féconde, et qui n’a été que malfaisante et stérile… Ne vous demandez pas quels sont les talents qu’il a distingués et formés, mis en évidence et en lumière, à qui on l’ait vu prêter généreusement l’épaule ou la main ! Ne vous demandez pas quel est le lord Macaulay français qui soit né de la Revue des Deux Mondes ! Demandez-vous plutôt combien de jeunes talents, qui comptaient trouver dans cette Revue une porte ouverte vers le public, ont été révoltés, dégoûtés, démoralisés. Veut-on que nous citions des noms ? Veut-on que nous parlions de ce pauvre Jules de la Madelène, cette charmante espérance littéraire, détruite dans sa fleur par le questionnaire qui ne donne pas la torture qu’aux œuvres ? Hésiode nous apprend que, de son temps, les rois s’appelaient mangeurs de présents, Δωροφαγος. Buloz est un mangeur d’écrivains. C’est une espèce de Minotaure littéraire qui a son labyrinthe de difficultés, de chicanes, d’interminables discussions. Veut-on que nous rappelions des scènes inouïes, et presque des pugilats, entre Buloz et ses propres rédacteurs ? Faut-il invoquer le témoignage de ceux qui sont sortis de sa Revue sans esprit de retour, ou de ceux qui en sont sortis pour y rentrer, sous l’empire de je ne sais quelle terreur ; car Buloz exerce sur quelques-uns de ses écrivains un véritable terrorisme. Ils savent, en effet, les traditions intérieures de la Revue des Deux Mondes. Ils savent que là l’ordre est donné d’éreinter systématiquement tous les producteurs qui ne portent pas leur miel à la ruche, et de ne plus reconnaître de talent à ceux qui l’ont abandonnée. Ils se rappellent le sort de Balzac, brouillé avec Buloz et attaqué par lui, non de son vivant, mais dès qu’il a été mort, par la main d’un avocat général que Buloz, toujours heureux, avait déterré pour cette besogne ! Ce n’est pas tout. Une revue comme celle de Buloz, à l’épreuve de l’ennui qu’elle cause, n’est pas seulement une réalité redoutable. C’est aussi un préjugé tout-puissant. On ne prend jamais les hommes pour ce qu’ils valent, mais pour ce qu’ils se donnent, et c’est là une explication de l’importance de Buloz, qui vit sur son passé et sur ses restes d’influence. Sous Louis-Philippe, il s’était donné, et on l’avait pris, comme le chef d’emploi de tous les hommes célèbres, comme le cornac de tous les éléphants littéraires, qu’il devait amener par la trompe…

Il maquignonnait pour le compte du gouvernement et pour le sien… Il laissait croire, avec des airs discrets et importants, que la Revue des Deux Mondes était le chemin qui conduisait à la députation, à la diplomatie (elle y avait conduit Lœve Vemias), à l’administration, au haut enseignement. Elle l’avait, lui, mené au Théâtre-Français en qualité de commissaire. Louis-Philippe, qui était spirituel, le mit là peut-être pour adoucir ses mœurs. Quoi qu’il en soit, il le crut utile. Il agit avec lui comme avec Armand Bertin, c’est-à-dire sans intermédiaire. Comme on disait, dans le langage mystico-politique d’alors, Buloz recevait du roi sans transmettre. Position qui n’existe plus ! beaux jours évanouis ! mais dont il reste toujours quelque chose aux yeux des hommes, tellement adorateurs du succès qu’ils en respectent le spectre encore.

Aujourd’hui, François Buloz n’est plus que le propriétaire de sa Revue, mais il sait la mettre au service des petites oppositions parlementaires et académiques du moment. Guizot, dont le genre de talent, chauve-souris pour la couleur et buffle pour la gravité, doit paraître presque auguste à un homme organisé comme Buloz, n’y a jamais écrit davantage. Michelet, avant de faire paraître chaque volume de sa scandaleuse Histoire de France, y fait des communications qui ne révoltent nullement la pudeur de Buloz, de ce farouche, comme dirait Sainte-Beuve, qui trouvait autrefois qu’un éloge de Brummell était bien léger pour sa revue, et qui ordonnait de ne pas rire, en ce grave sujet, à John Lemoine, lequel, si vous vous le rappelez, fut superbe d’indignation puritaine contre les pots de pommade du dandy et l’immoralité de ses rouleaux d’eau de Cologne ! Des écrivains de la première heure, madame Sand est le seul dont la rédaction y soit habituelle, Gustave Planche avait interrompu la sienne, puis il l’avait reprise en ses derniers jours. Émile Montégut, qui lui succéda dans la critique, après être bruyamment sorti de la Revue y est rentré silencieusement et sur la pointe du pied. Qui n’a pas entendu parler dans la littérature des démêlés éternels d’Émile Montégut avec Buloz, — avec Buloz vieillissant, devenant de plus en plus morose, de plus en plus sourd, et, comme on dit avec une énergie familière, de plus en plus mauvais coucheur ? L’humeur célèbre du directeur de la Revue des Deux Mondes est arrivée à ce point que son visage, qui n’a pas précisément la beauté de Saint-Mégrin, quoiqu’il soit borgne comme lui, ne donne point une idée de l’intérieur de son âme. Pour l’harmonie des choses, on le voudrait plus laid. Puisque Véron a tant parlé d’ouvrier et tant félicité Buloz d’en être un, disons que Buloz en a gardé l’air et la tenue. C’est un ouvrier à son dimanche. Quand vous le voyez passer, ce singulier directeur d’une revue littéraire, vous diriez quelque chose comme un scieur de long… et la physionomie n’est pas trompeuse ! Vous venez de le voir, c’en est un aussi !

Alcide Dusolier §

I §

Nos gens de lettres, leurs caractères et leurs œuvres [I].

Le livre très distingué d’Alcide Dusolier : Nos gens de lettres, leur caractère et leurs œuvres25, promet un critique de plus à cette fin de siècle, dont le caractère intellectuel, qui se précise de plus en plus, tend à devenir éminemment critique.

Nous croyons que Dusolier a la vocation qu’il faut le mieux avoir, dans ce temps, pour se classer et réussir. Son livre atteste une sensibilité littéraire des plus rares et qui n’a peut-être pas longtemps à attendre pour devenir exquise, et une justesse de sens très ferme, sous tous les sourires de l’esprit. Avec de pareilles qualités, le critique existe déjà, — mais il ne sera tout à fait venu que quand Dusolier y ajoutera ces principes sans lesquels la critique n’est jamais que les préférences de l’esprit d’un monsieur quelconque, plus ou moins bien doué… Le critique qui doit juger les autres ne peut avoir de scepticisme, car la première qualité du juge, c’est la plus inébranlable certitude qu’il est dans le droit. Et comment trouverait-il la force de rédiger son jugement avec le scepticisme, qui n’a jamais été bon à rien qu’à faire trembler la main qui écrit ?

II §

Propos littéraires et pittoresques [II-III].

Jolis propos, — et à propos ! C’est facile, animé, observé, senti, sans le moindre pédantisme, — le mal de notre âge où les plus vides sont les plus lourds. Ce n’est pas un livre, mais c’est mieux qu’un livre ; c’est la promesse de dix. Il y a, dans les Propos littéraires et pittoresques d’Alcide Dusolier26, trois sortes d’esprits, dont j’augure fort bien, et qui, plus tard, donneront des œuvres. Il y a le critique littéraire, le moraliste et le romancier.

J’ai dit ce que je pensais du critique littéraire en Dusolier, qui a débuté par un ouvrage intitulé Nos gens de lettres, un peu trop aimable pour nous tous, mais où l’œil trop bleu de l’auteur et trop noyé de bienveillance avait cependant des justesses et des pénétrations singulières. Mais le moraliste qui perce ! mais le romancier qui se révèle en ces Propos ! je ne les connaissais pas. Je ne les avais pas vus, et à présent je les vois et je vous les annonce. Renvoyons le moraliste à la maturité d’Alcide Dusolier, qui est très jeune, et qui, comme tout ce qui est distingué dans ce triste monde, accomplira la loi d’être un misanthrope à trente ans ; mais le romancier, je ne veux pas l’attendre ! Il nous faut un roman pour cet hiver !

Le romancier ! c’est là la vocation que je dégage des Propos littéraires et pittoresques. Je ne voudrais pas être trop fade, mais le romancier me semble là en bouton. Le romancier à la manière anglaise, et c’est la bonne, — le roman est la meilleure gloire de l’Angleterre, — le romancier de la vie familiale et des mœurs intimes, avec de la profondeur sous la bonhomie, de l’attendrissement sous la gaîté, il y a telles pages, comme un Paysage disparu et le Vieux salon, de ces Propos littéraires et pittoresques, que je vous donne et que vous prendrez pour des chapitres exquis — mon Dieu ! oui ! exquis déjà ! d’un roman inédit dont je ne sais encore ni la conception ni les caractères. Rien n’est plus charmant de coloris doux, de nuances fines et émues… Ce n’est, je le veux bien, que des dessus déportés, faits aux trois teintes, avec du gris de lin, du bleu de ciel et du rose pâle ; mais c’est délicieux, et qui peint ainsi le dessus de porte a droit au lambris !

III §

L’attendrissement sous la gaîté, et la gaîté, non à grands éclats, non à grandes volées, mais la gaîté contenue de l’ironie, voilà le caractère du talent de peintre de Dusolier. C’est particulièrement un descriptif que Dusolier, et je le crois même trop préoccupé (théoriquement) de description ; mais le sentiment le sauve des affreuses matérialités contemporaines… En ce moment encore, ce qui l’attendrit, il est vrai, c’est plus les choses que les personnes » Le salon de son père est plus tendrement traité que son père dans son livre, et pourtant c’est le charme du père qui fait le charme de ce salon. Mais laissez-le faire ! laissez-le vieillir (hélas ! nous ne pouvons en empêcher personne) ! et vous verrez où il ira, ce voluptueux de la description, et si l’homme, l’âme de l’homme ne finira pas par s’emparer de son pinceau, et n’y coulera pas une vie supérieure. Quand je vous dis qu’il y a ici un romancier ! Le moraliste, que j’ai vu aussi dans ces Propos littéraires et pittoresques, où l’auteur tire les petits ridicules comme les bécassines, et en entretiendrait la cuisine du Nain Jaune s’il lui plaisait, le moraliste doublera parfaitement le peintre quand Dusolier voudra sérieusement être romancier et regarder dans les cœurs et dans le sien comme il sait regarder dans les choses extérieures, — les paysages de ses campagnes ou les êtres de son logis !

Dans tous les cas, quoi qu’il fasse et quoi qu’il devienne, ce qui est acquis, ce qu’il est présentement, l’auteur de ces propos, qui ne sont pas des caquets, non ! par Dieu ! mais des originalités d’un homme ayant son indépendance et sa manière de voir, — très lisible, au fond, à travers son ironie rieuse, — ce qu’il est présentement et ce qui ne changera pas, c’est un esprit qui a horreur de la vulgarité, du bourgeois, du mesquin, de toutes les choses qui règnent en ce monde. C’est une imagination vive et tendre, — plus tendre qu’elle ne le croit elle-même. C’est un talent enfin de touche ailée, tant elle est légère, et précise aussi quand il le faut. Demandez-le plutôt aux Impassibles (voir le volume des Propos), aux Impassibles, qui, depuis ce chapitre de critique, ne le sont plus !

Édelestand du Méril §

I §

Histoire de la Comédie chez tous les peuples [I-III].

J’avais la bonne fortune récemment d’annoncer la traduction du plus beau livre de Thomas Carlyle, publiée depuis plusieurs mois à Paris absolument comme dans le fond d’un gouffre… Aujourd’hui, voici une bonne fortune, meilleure encore, car le livre que je vais signaler est français. C’est cette Histoire de la Comédie chez tous les peuples27 (rien que cela !) à laquelle, l’autre jour, l’Académie des Inscriptions, je crois, a jeté une moitié de prix ou de mention, avec la rogneuse justice d’une académie, mais dont aucune critique vulgarisatrice n’a parlé, malgré ce titre si promettant Histoire de la Comédie, qui, du moins, aurait dû piquer la curiosité d’un temps comme le nôtre, si profondément histrion !

Eh bien, quel que soit mon peu de penchant à me croiser pour les choses du théâtre, j’apprendrai cependant aux lecteurs ce que vaut le livre d’Édelestand du Méril, et, plus et mieux encore, ce que vaut l’auteur de ce livre ! J’ai souvent pensé que la critique devait ressembler à une maîtresse de maison qui a du tact et qui sait placer ses convives, disant à ceux-là qui se pressent un peu trop autour d’elle et qui croient y rester : « Descendez plus bas… » vers la porte ; et à ceux qui, plus modestes, se tiennent dans les coins de la salle : « Montez plus haut… » à la place d’honneur et dans la lumière. De la lumière ! J’en voudrais allumer un torrent sur la tête d’Édelestand du Méril.

C’est, en effet, une de ces têtes comme je les respecte et les aime… insoucieuses de tout, excepté de faire le mieux possible ce qu’elles font. Depuis plus de trente ans, il faut bien qu’on le sache ! Édelestand du Méril, l’auteur très connu en Allemagne, à peu près inconnu en France, de la Poésie scandinave, des Essais philosophiques sur les formes et sur le principe de la versification en Europe et sur la formation de la langue française, et d’une foule d’ouvrages philologiques d’une érudition très vaste et très sûre, est un des plus acharnés travailleurs de ce siècle, qui se vante de ses travailleurs ! Depuis plus de trente ans, Édelestand du Méril — un bénédictin solitaire — dépense une volonté et une intelligence de premier ordre dans le fossé de l’érudition, dont malheureusement il n’est jamais sorti ; et quand j’écris « malheureusement », je l’écris moins pour lui que pour nous, — les idolâtres de l’esprit, sans aucune conversion possible ! — qui tenons que tout un siècle d’érudition ne vaut pas une bonne heure de littérature. Organisé pour être mieux qu’un philologue, cerveau à plusieurs vocations, Édelestand du Méril, qui a débuté par un livre très pénétrant d’économie politique (la Philosophie du budget), aurait été tout aussi bien un penseur profond et un grand artiste que ce qu’il est présentement, c’est-à-dire un savant d’une science énorme…

Il ne l’a pas voulu. Pourquoi ?… La vocation du savant était-elle en lui la plus forte ?… À quoi d’impérieux a-t-il obéi en se décidant pour la science, après avoir donné à ses amis, dans des confidences qu’ils n’oublieront jamais, la preuve des plus hautes aptitudes littéraires ?… Nos esprits ont parfois des préférences aussi dangereuses que celles de nos cœurs. Du Méril s’est donné à la science en pur don, comme on se donne à tout ce qu’on aime, et la science, ingrate comme tout ce qu’on aime, ne lui a pas même rendu de la gloire.

Avec nous, aurait-il été plus heureux ? Mais ce n’est pas sa gloire que je regrette. Qu’il me permette un regret plus mâle… Ce sont ses facultés.

Il les a toujours, je le sais, et même son livre en fait foi. Elles y apparaissent vivaces, inextinguibles, y perçant tout, à bien des places, de l’obstiné rayon que tant de charretées de mots et de textes, versés par-dessus, n’ont pu étouffer. Seulement, si elles y sont encore, — et je vous garantis qu’elles y sont ! — si elles ont résisté, en raison d’une supériorité invincible, à des travaux scaligériens qui devaient les tuer après les avoir hébétées, elles y sont cependant nécessairement réduites ; car ne pas avoir employé des facultés comme elles devaient être employées constitue toujours, en plus ou en moins, une manière de les abolir. En dépit de sa force et de sa fierté, l’esprit reste toujours victime de l’habitude ou son esclave.

On ne regarde pas trente ans impunément sous des mots pour voir ce qu’ils cachent, fût-on l’esprit le plus robuste, le plus capable d’entrer dans le courant de la grande observation humaine et de produire des livres vivants. On aurait dans son âme autant de poésie que Milton qu’on ne ferait pas, sans échancrer Milton dans son âme, trente ans le métier de Saumaise. Seul, peut-être, l’auteur de l’Histoire de la Comédie pourrait nous dire à quel degré ont fléchi ses facultés premières, dont je retrouve avec tant de joie la trace étincelante dans son livre, et quel parti il pourrait en tirer encore si jamais il était las de son métier de casseur de mots, plus dur, selon moi, que celui de casseur de pierres. Qui sait (et pour mon compte je le voudrais) si cette Histoire de la Comédie, une des idées de sa jeunesse, quand il n’était pas le philologue qu’il est devenu, ne date pas un retour tardif vers les choses de la pensée et de la vie de la part de cet esprit qui était certainement né pour elles, autant et plus qu’aucun de nous ?…

II §

Et pourquoi ne le croirais-je pas ? Le livre que voici n’est pas seulement de la philologie ; c’est de l’érudition spirituelle, de l’érudition à idées ! Le linguiste y est, oui ! le linguiste renseigné, subtil, tout-puissant dans l’interprétation des textes qu’il apporte à l’appui de ses opinions ; mais il n’y est plus seul. À côté, il y a l’historien, il y a l’observateur, — un observateur d’un autre calibre que le porteur de loupe qui est le fond du philologue. Le lynx des mots est devenu le lynx des hommes ; car l’histoire de la comédie, c’est l’histoire de tous les peuples, concentrée dans le cadre de leurs théâtres, et l’inventaire des différentes civilisations.

Au premier abord et à distance, cela paraît immense, et on sent que si cela l’était on trouverait dans l’écrivain qui va écrire une telle histoire un talent digne du sujet. Dès les premières lignes de son ouvrage, en effet, Édelestand du Méril a classé, avec la prestesse du coup d’œil le plus net et le plus agile, les travaux insuffisants de ses devanciers sur la question de la comédie, et fait pressentir, par la manière dont il en parle, la supériorité des siens. Dans une introduction encore plus spirituelle qu’érudite, où il montre une aisance de généralisation qui est la grâce de la métaphysique, l’auteur de l’Histoire de la Comédie détermine, en maître, les conditions d’une pareille histoire, et il en indique les résultats. Mais, qu’il me permette de le lui demander, ces résultats sont-ils ce qu’il attendait, lui, quand, plus jeune et moins savant, il avait l’imagination saisie par un livre dont ridée était pour sa pensée tout à la fois un rêve et une caresse ?…

Cette Histoire de la Comédie, dans laquelle, comme nous le verrons, il s’est révélé historien, était-elle bien alors à ses yeux ce qu’elle est aujourd’hui ?… Mesure circonscrite d’une chose circonscrite, histoire de peu, qu’il devait écrire avec le sang-froid d’un homme calmé qui sait bien qu’il n’y a pas de quoi exciter le moindre enthousiasme dans cette besogne, car de toutes les histoires de l’esprit humain, toutes si tristes et si vite finies, la plus triste et la plus vite finie c’est encore celle-là !

Je n’en étais pas sûr avant d’avoir lu ce premier volume de l’ouvrage d’Édelestand du Méril, mais comment en douter après ce livre, qui va faire autorité désormais, après ce vigoureux coup de râteau jeté sur ce que l’auteur appelle « l’époque primitive de la comédie », et qui, passant sur la Chine, les Indes et les îles de la Grèce, ne nous ramène qu’Aristophane ! Certes ! pour ma part, je n’ai jamais été de ceux qui s’exagèrent à plaisir la puissance de l’esprit humain. J’ai toujours été, au contraire, beaucoup plus frappé de ce qu’il y a de fini, d’impatientant et de fini dans les facultés de l’homme, que de l’infini qu’on y suppose avec tant d’orgueil. Mais, franchement, puisqu’il s’agissait du génie dramatique, ou du moins de la moitié du génie dramatique de tous les peuples, je m’attendais à quelque chose de plus grand, de plus varié, de plus formidable que ce que du Méril, avec toute sa science, nous a rapporté ! L’étonnement, je l’avoue, a été profond, quand, dans un livre qui a la prétention, et selon moi la prétention aussi justifiée que le talent puisse la justifier, d’être l’Histoire de la Comédie, j’ai pu voir nettement à quoi se réduit cette grêle histoire. C’est presque une pitié. — (La pitié est pour l’histoire, non pour l’historien !). — En vain du Méril épuise-t-il toutes les ressources du génie de la recherche et du renseignement sur les pays qui sont placés le plus loin de nous, comme, par exemple, la Chine et l’Inde, il écrit bien moins l’histoire de leurs théâtres que l’histoire des impossibilités d’avoir un théâtre chez ces nations immobiles, stupéfiées par des états sociaux monstrueux…

J’ai parlé plus haut d’historien humain retrouvé dans l’historien des mots, dans l’anatomiste des langues. Eh bien, c’est surtout ici qu’il se manifeste ! c’est dans ces analyses profondes, fouillées et vivantes comme des synthèses, que je le vois ! Cela n’est pas sa faute, à cet historien qui n’oublie rien et qui pénètre tout, si l’histoire lui manque sous les pieds, si son cabestan n’enlève que des pailles au lieu d’arracher des montagnes, et si toute cette histoire de la comédie, dont l’origine est religieuse, peut s’écrire partout avec deux mots : des prêtres sur lesquels se sont entés des baladins !

Je n’ignore pas, sans doute, qu’il y a eu l’art en sus, l’art qui s’est développé dans les derniers temps et qui, plus tard, a fait ces chefs-d’œuvre dont quelques-uns nous ont rendus si fiers. Mais, après tout, l’art de l’homme se mesure à son âme, et cette âme s’agite dans des organes qui sont des bornes et qui l’étreignent comme dans un triangle de fer. C’est la mesure du fini humain. Intellectuellement, l’homme est au piquet comme la chèvre. Seulement, la chèvre et la plupart des hommes tirent sur leur corde, y mettent une ou deux fois leur dent, d’impatience, puis prennent leur parti, broutent et se couchent, tandis que les hommes de génie font des bonds magnifiques dans le rayon de leur corde, comme des lions exaspérés, et voilà l’art ! Attachés, ils secouent leurs attaches, et c’est leur manière de les secouer qui prouve leur grandeur et leur force. Mais, au fond, tout cela n’a pas besoin d’être surfait, et l’histoire en est bientôt écrite. Montrez-moi les lions bondissants ! Les œuvres, quand il y en a, voilà encore la meilleure histoire ! Mais quand il n’y en a plus, quand le temps les a émiettées et dispersées à tous les vents, est-ce bien la peine de se faire le peseur de toutes ces poussières et, une à une, de les ramasser ?…

III §

C’est là ce qu’a fait cependant Édelestand du Méril, avec la patience qui ne tient compte ni du temps ni de l’effort, et qui est une puissance ajoutée à toutes les autres. Habitué à voir avec la finesse du savant, il s’est intéressé à des ténuités pour lesquelles un autre esprit, moins discernant peut-être, aurait eu le tort, à ses yeux fins, d’un coup de balai trop rapide. Lui, toutes ces poussières, il les a pesées comme de l’or.

Son livre, écrit du style d’un homme qui a agi sur la langue qu’il parle avec la même force qu’il a pensé sur elle, fourmille de faits et de rapprochements inattendus à enchanter les scholiastes et les bibliophiles ; mais, il faut bien que la critique le lui dise : ces détails, curieux pour des… curieux, n’apprennent, en somme, rien d’important et de nouveau et qui fasse trouée de boulet dans nos esprits et dans l’ordre de nos connaissances sur l’histoire de la comédie. Avec le livre d’Édelestand du Méril, nous avons eu le superflu. Nous n’avons pas eu le nécessaire.

Le nécessaire, en matière d’histoire, consiste en des faits influents, carrés, visibles à l’œil nu, qu’on puisse affirmer et montrer dans une clarté souveraine. Or, ici, il n’y en a pas. Il n’y a, au fond, dans toute cette histoire, reprise en sous-œuvre par du Méril, que la vieille histoire connue, qui peut s’écrire en quelques mots et qu’il a mise en cinq cents pages, — si brillantes de talent, du reste, qu’il semble ne pas avoir bavardé, — de la comédie, sortant partout de la danse, sa plus profonde racine ; dérivant, en peu de temps, du langage mimique au langage religieux et processionnel ; s’imprégnant plus tard de politique dans des sociétés fortement politiques comme les sociétés grecques, et vivant ainsi jusqu’au moment où l’imagination reconquiert ses droits et crée une autre comédie, la comédie désintéressée de tout ce qui n’est pas l’observation de la nature humaine… Et, vous le voyez ! en disant cela, voilà que j’ai tout dit ! Ce peu de lignes, qui sont tout le savoir humain sur la comédie et son histoire, ont-elles été touchées et rompues par cette vaste dissertation que du Méril a publiée sous le titre d’Histoire de la Comédie, ou bien cette Histoire, qui veut être nouvelle, a-t-elle ajouté à ces lignes, pauvres et solitaires, quelques lignes de plus ?… Elle y a ajouté, et j’en ai joui plus que personne, les merveilleuses broderies du commentaire et de la biographie, comme on ajoute un feuillage à un bâton pour faire un thyrse. Mais, sous les enroulements de l’arabesque, les lignes, courtes et rares, qui sont toute l’histoire, restent toujours ce qu’elles étaient, dans leur maigre intégralité.

Tel est pourtant ce livre… Mais, en fin de compte, que nous importe ! Qu’importe que cette Histoire de la Comédie, qu’en sa qualité de savant qui ne doute de rien Édelestand du Méril a cru possible, n’aboutisse en définitive qu’à la redite de quelques faits immuables ? Ne l’en ai-je pas, du reste, déjà innocenté ?… Ne l’ai-je pas déchargé de l’insuffisance de son histoire au nom de la nature des choses, si chétive en matière de théâtre, dans cette époque primitive qu’il parcourt en son premier volume, et qu’il ferme à Aristophane ?

Dans cette histoire de la comédie inédite, qui a passé avec les hommes qui la jouaient sans laisser des œuvres après elle, ce n’est ni la comédie ni l’histoire qui m’ont le plus intéressé, mais l’auteur lui-même, cet esprit, confisqué jusqu’ici par la science, doué de tant de forces différentes, et qui, sorti enfin de ses études spéciales, me donne aujourd’hui l’occasion de parler de lui pour la première fois ! Édelestand du Méril, que personne n’a connu autrefois mieux que moi, et que je ne suis pas suspect de louer puisque je ne suis pas un savant et que je déplore qu’il en soit un, a précisément, dans cette Histoire de la Comédie, dont le fond aride ne pouvait être fécondé même par une culture comme la sienne, montré des qualités qu’on n’est pas accoutumé de rencontrer dans un homme qui s’amuse à piquer des têtes, à ne jamais retrouver, dans la métaphysique des grammaires…

Spiritualiste ferme et lumineux, esthéticien robuste et sain dans un temps où l’esthétique est devenue je ne sais quelle baveuse maladie particulière aux pédants du xixe siècle, très capable de nous donner, à propos de la comédie, cette profonde et piquante histoire du rire que j’attendais et qu’il n’a pas faite (la fera-t-il plus tard ?), Édelestand du Méril, un peu trop ascète, un peu trop loup-garou de la science, descend, comme saint Siméon styliste de sa colonne, des tours Notre-Dame de son cabinet de travail dans la rue, et s’atteste pour la première fois en dehors de la langue fermée des mandarins qu’il avait jusqu’ici parlée. Mais croyez bien que, même dans les passages les plus ingénieux et les plus brillants du livre qu’il publie aujourd’hui à notre portée, il ne donne pas toute sa mesure et qu’elle est plus longue que ce qu’on en voit.

J’ai insisté déjà. J’ai dit ce que je pensais de ses résumés historiques dont le groupement rappelle la vaste manière de Macaulay, de ses jugements, à grands coups de scalpel à fond, sur ces immenses et ruminantes pécores orientales (la Chine et l’Inde) qui n’ont ni rire ni comédie, quoiqu’elles aient des spectacles ; mais je n’ai pas dit comme je le sais la force d’imagination et d’observation équilibrées qui distingue cette encyclopédie de facultés qu’on appelle Édelestand du Méril, car peut-être ne me croirait-on pas. Je suis dans une position singulière… Je sais ce qu’il y a sous le domino d’un homme qui a masqué jusqu’aux dents son esprit, en se faisant savant, et dont le masque, qui finit par adhérer à nos fronts quand on l’a porté trop longtemps (punition légitime !), n’est pas — heureusement — devenu le visage.

Non ! le visage est par-dessous, et nous pouvons le voir encore… Édelestand du Méril peut planter là son masque et sa science ! Lui qui nous fait, à grand renfort de bésicles, des Histoires de la Comédie, pourrait nous faire des comédies et servir à l’histoire comme cela… L’histoire ! Il n’y a que les ministres renvoyés qui l’écrivent, et Édelestand du Méril n’a été renvoyé de nulle part… Détortillez-le de la science qui l’enveloppe comme un morceau de papier enveloppe un cactus, et vous verrez quelle fleur féconde et superbe d’intelligence cachait ce maudit morceau de papier ! Je parais le flatter et je ne suis que juste ; mais pourquoi ne le flatterais-je pas, moi qui voudrais lui jouer, à moi seul, la tentation de saint Antoine, au nom de la littérature ?

Assurément, je croirais bien avoir mérité de la littérature, de cette maîtresse de ma pensée, en lui rapportant la tête que voici et que j’estime le plus faite pour elle ! Quoique la science et la littérature ne soient pas intimement des amies, quel bon tour cependant ce serait de prendre Édelestand du Méril à la philologie !

D’ailleurs, excepté les plaisirs incroyables de la mystérieuse cohabitation qu’il goûte avec elle, je ne vois pas comment la philologie a payé à du Méril le dévouement de toute sa vie et le prix de ses facultés ! L’a-t-elle rendu célèbre ailleurs qu’en Allemagne, dans cette serre de savants qui ressemble à une grande cloche à cornichons ? En France, l’a-t-elle seulement fait membre de cette Académie des Inscriptions qui donne aux philologues les Invalides, mais qui ne les donne que quand on l’est, et du Méril, certes ! ne l’était pas. Le seul homme peut-être qui depuis vingt ans ait parlé avec un respect sympathique des grandes facultés scientifiques d’Édelestand du Méril et de ses travaux, c’est Philarète Chasles, un chercheur de truffes intellectuelles, qui les aime et qui sait les trouver, mais un fantaisiste, comme disent les savants, et dont, pour eux, la voix ne pèse pas une once ! Du Méril a eu encore pour lui quelquefois, pas toujours, les petites gens de la Revue des Deux Mondes, et dernièrement le suffrage de la maternelle Académie, qui lui a donné cette gimblette partagée d’un prix !

Pardieu ! s’il venait avec nous, ce que je nous souhaite, mes chers frères ! nous pourrions toujours lui donner aussi bien que cela.

IV §

Histoire de la Comédie chez tous les peuples [IV-VII].

Le second volume de l’Histoire de la Comédie chez tous les peuples, dont le premier nous a tant frappé par les qualités les plus contraires et le mieux unies, a paru, Édelestand du Méril est érudit à effrayer, et spirituel à faire pardonner son érudition aux plus frivoles. Vingt hommes en Europe, peut-être, seraient les juges compétents d’un livre comme le sien, et, quand je dis vingt, il pourrait bien se faire qu’il n’y en eût pas plus que de justes dans Sodome. En Europe, il se trouve assurément des philologues, des savants, des annotateurs, aussi abondants et redondants en notions et en connaissances qu’Édelestand du Méril ; mais, sur le sujet spécial qu’il s’est donné pour but de traiter et même d’épuiser, il n’en est probablement aucun qui soit seulement son égal. Or, le juge, pour bien faire, doit être toujours au-dessus de celui qui est jugé… La critique littéraire peut voir des choses plus ou moins réussies dans cette Histoire de la Comédie chez tous les peuples, des aperçus plus ou moins ingénieux, plus ou moins artistement présentés. La question de la forme et de la composition tombe naturellement sous des juridictions possibles. Mais le livre, le fond du livre échappe, par la profondeur de sa spécialité et de son renseignement, ou plutôt il épouvante. C’est une Méduse d’érudition… et le Persée qui lui coupera la tête, franchement, je ne le connais pas !

Et c’est cette érudition prodigieuse… et monstrueuse pour les petits galants littéraires qui s’occupent, dans les journaux, de rendre compte des livres qui traversent la publicité pour s’y éteindre comme des éclairs, c’est cette érudition, je n’en doute pas, qui a empêché le grand retentissement auquel un pareil livre avait droit. Le Journal des Savants a pu en parler sérieusement et au long. Mais les journaux, qui ne sont pas le cul d’une bouteille aussi hermétiquement bouchée que ce journal de mandarins entre eux, les journaux à conque de trompette ont-ils pour lui sonné leurs fanfares ? En ont-ils parlé comme ils auraient dû ?… Plusieurs en ont dit quelques mots. Oui ! ils en ont dit ce qu’ils ont pu… Mais du Méril, qui est un saint Siméon stylite de la science, sur sa colonne depuis trente ans, et qui n’en descend pas pour aller quémander des articles à ceux qui tiennent de cette denrée, du Méril, l’auteur de la Philosophie du budget, de l’Histoire de la Poésie scandinave, de l’Essai philosophique sur les principes et les formes de la Versification, etc., etc., et qui s’est dévoué, pour couronner tous ses travaux, à nous écrire une Histoire de la Comédie, a-t-il rencontré un seul homme, d’autorité incontestable, qui lui ait fait faire place dans la grande publicité de ce temps ?

Heureusement pour lui que peut-être il s’en moque ! Il sait que la science a le temps d’attendre son temps et qu’il vient toujours, pendant que les générations jouent à leurs fossettes ou califourchonnent leurs vélocipèdes. Un jour, quelque savant de son ordre déterrera son livre, comme un élégant monument enterré sous le sable ; car il se permet d’être élégant, ce monument, malgré sa solidité et sa masse ; il se permet d’être léger, travaillé, dentelé, d’un style délicieusement composite. Et peut-être ledit savant sera-t-il assez spirituel (cela peut se rencontrer !) pour ne pas trop s’étonner que tant d’esprit et de style n’aient pas sauvé tant d’érudition de l’oubli ou de l’inattention des têtes de linottes du xixe siècle. Quant à moi, je n’ai pas la prétention de faire connaître dans un chapitre un ouvrage qu’il faut lire tout entier, mais d’en faire venir seulement l’envie à ceux qui ne le connaissent pas.

V §

Le premier volume, en effet, ne nous avait pas mis simplement l’eau à la bouche pour le second. Il nous avait donné la mesure de ce que seraient les autres et de ce que serait l’ouvrage intégral, qui, dit-on, sera de quatre à cinq volumes. Il fut évident pour ceux qui l’ouvrirent et qui s’y risquèrent, pour ceux qui n’eurent pas peur cette marée de notes et de citations qui ronge le texte du livre et monte jusqu’à moitié, et plus, de toutes les pages, qu’on avait affaire à un esprit d’une rare puissance, puisque l’érudition, cette lourde massue, et qu’il faut être Hercule pour porter légèrement, ne l’avait pas assommé de son poids. Derrière et au-dessus de tous ces textes, fauchés, empilés, amoncelés dans ces terribles notes montantes, il était évident qu’il y avait un homme qui en valait plusieurs, — qu’il y avait un philosophe, un écrivain, et peut-être un poète dramatique ; car, pour aimer tellement l’histoire de la Comédie, il faut aimer la Comédie elle-même… L’auteur la prenait, dans une introduction d’une étreignante généralité, au plus profond de ses origines, c’est-à-dire dans la nature même de l’esprit humain, se manifestant toujours esthétiquement de la même manière : par la Poésie lyrique, l’Épopée, le Conte et le Drame. C’est là qu’on sentait d’abord le philosophe, qu’on allait retrouver partout, faisant précéder, comme tout esprit véritablement synthétique, d’une métaphysique son histoire. Mais l’historien impatient de naître, l’historien sortait vite de ces généralités fondamentales, et il recherchait alors les origines de la Comédie, non plus dans une des quatre manifestations nécessaires de l’esprit humain, mais dans les contingences et les différences des sociétés et des civilisations. Ce premier volume de l’Histoire de la Comédie telle que du Méril l’avait conçue contenait la Comédie primitive, la Comédie chinoise, le Théâtre indien et la Comédie grecque, jusqu’à celle d’Aristophane, avec toutes les questions de détail qui se rattachaient à un si vaste sujet. Ceux qui le lurent furent surtout saisis, comme d’une charmante nouveauté, de la manière dont du Méril avait envisagé, pénétré et même peint la société chinoise, et ceux-là qui aiment toutes les formes de l’histoire convinrent qu’il avait mis la main sur la plus difficile et la plus piquante. Et, de fait, quoi de plus piquant que de voir les sociétés et de juger l’homme à travers les deux ridicules qui font la comédie, — le ridicule éternel et le ridicule de chaque temps ?

Et du Méril a continué, et son second volume égale le premier. Rien n’a défailli ni dans la plume ni dans la tête de l’auteur. Il n’a pas fait ce premier pas d’un premier volume, étoffé comme le sien, pour reculer. Le premier volume, je l’ai dit, se fermait à Aristophane ; le second s’ouvre à la Comédie grecque, qui suivit celle d’Aristophane, le Rabelais scénique de l’antiquité, et devint la Comédie nouvelle, puis le Drame satyrique, et, passant de Grèce en Italie, quand il n’y eut plus de comédie en Grèce, fut la Comédie italique, la Comédie classique et la Comédie romaine. Telle la circonscription historique de ce second volume, armé, vers la fin, d’un appendice redoutable sur les acteurs italiotes, le droit des auteurs, les masques, etc., et dans lequel toutes les questions archéologiques incombant au théâtre sont agitées, et même aussi résolues qu’elles puissent être, car Édelestand du Méril, qui a pesé toute cette poussière de renseignements brisés qui nous vient de l’antiquité, n’a point la petite coquetterie du savant qui croit avoir fait une fière découverte pour en avoir ramassé quelques grains de plus… Savant ! il l’est comme on l’était du temps de Scaliger et de Casaubon ; mais qu’il est bien plus qu’un savant ! Il est moraliste et il est peintre. Moraliste à la manière de Théophraste et de La Bruyère, mais peintre avec une tout autre manière, sur laquelle je veux insister.

VI §

C’est là le côté animant, le côté vivant de son Histoire de la Comédie, et par lequel aussi elle vivra toute. Ce n’est plus ici une histoire comme celle de Signorelli, qui finit par s’évaporer à force de se généraliser dans la confusion de toutes les choses du Théâtre. Ce n’est pas non plus celle de Flœgel, qui, du moins, comme du Méril, s’est circonscrit dans la Comédie. Enfin, ce n’est pas de la polémique ardente, paradoxale, intussusceptive, comme la polémique de Schlegel ; non ! c’est mieux et c’est davantage. C’est quelque chose de mieux organisé, de plus théorique, de plus précis, de plus complet ; mais surtout, notez-le et ne l’oubliez pas ! de mieux peint. Quoique l’auteur de l’Histoire de la Comédie soit de la plus étonnante impersonnalité, quoique dans ces deux volumes il n’ait pas (si je ne me trompe) écrit le mot moi, même par distraction, une seule fois, il n’en est pas moins un peintre spirituel, ingénieux, cherché, efforcé, très intense. Il a même l’acharnement du pinceau. Il procède, en écrivant, par traits pressés, entassés comme les faits de son érudition, et tout cela, je le veux bien, peut-être trop chargé, trop compacte, mais c’est, après tout, d’un relief et d’une couleur qui vous entre dans « l’œil de la pensée », comme dit Hamlet, et qui doit y rester. J’ai parlé de l’enlevante et amusante peinture de la société et des mœurs chinoises, au premier volume de cette histoire, mais je crois supérieure encore la peinture de la société athénienne après la mort de Socrate, lors de l’invasion chez les Grecs de la Comédie nouvelle, dont Ménandre fut le poète comique, Ménandre, si compromis par les éloges des grammairiens. Je citerai aussi le grand morceau sur la décadence romaine, qui commence à la page 330 par ces mots : « Après les tueries des triumvirs et les volées d’aventuriers et de soudards qui s’étaient abattues sur les restes de la République », — un sujet, par parenthèse, usé à force de rhétorique, mais que l’auteur a su relever par des traits inattendus et hardis. Si élevé et même si tendu qu’il soit quelquefois, Édelestand du Méril ne craint pas d’employer l’expression moderne et même basse, et de rappliquer brutalement aux choses antiques, pour faire saillir les analogies qui existent entre le monde moderne et l’antiquité. On s’ouvrait les veines, dit-il quelque part, pour sauver la caisse, et c’était vrai, puisqu’en se tuant on évitait le jugement, et par conséquent la confiscation ; mais l’expression n’est-elle pas d’autant plus méprisante qu’elle est plus basse ? L’auteur de l’Histoire de la Comédie a souvent de ces expressions, dont il tire un très grand effet. Macaulay avait cela, et Édelestand du Méril a beaucoup de rapports avec Macaulay. Il a particulièrement son art du groupement et son étreinte de résumé. Comme discernement et jugement littéraire, comme caractérisation des divers génies et des diverses œuvres, dans son beau chapitre sur la Comédie italique, le plus intéressant de second volume, il vaut encore le critique anglais qu’il rappelle. Les parentés de talent s’accusent entre eux avec énergie. Ils ont l’un et l’autre le nombre dans la phrase : Macaulay, plus de franc jeu et d’opulence dans l’image, et du Méril, qui a gardé un peu du collet monté qu’ils avaient au Globe en 1828, dont il était, je crois moins de naturel et plus d’ingéniosité. Mais, critique impersonnel pour lui, Édelestand du Méril est aussi impersonnel pour les autres. Sa critique, moins sympathique et moins passionnée que celle de Macaulay, est une critique, une pure critique d’idées. On peut lui appliquer, mais en bonne part, ce qu’il dit en mauvaise du peuple d’Athènes après la mort de Socrate : — Il cherchait ses opinions dans le bleu du ciel au lieu de les chercher à ses pieds. Ce n’est pas, il est vrai, tout à fait « le bleu du ciel » que les idées, qui doivent être toujours des notions précises et des réalités ; mais ces seules réalités ne constituent pas, dans notre pays, de critique efficace. En Angleterre, qui est prévenant, disait le prince de Ligne, passe pour étranger. En France, pays de l’action, où les idées sont toujours des hommes, qui n’est pas personnel n’est pas Français. Il ne me surprend pas que la réputation d’Édelestand du Méril soit plus grande en Allemagne qu’elle n’est en France. Il est aussi Allemand, de nature, que Winckelmann et que Lessing.

Or, justement, dans ce second volume de l’Histoire de la Comédie, du Méril nous a donné un double exemple de la critique comme il l’entend, et comme même ne l’entendait pas Lessing, qui fut parfois cruel pour ses adversaires. Édelestand du Méril, pour des raisons tirées de la nature de son livre, a rencontré nécessairement sur son chemin les inévitables théories de deux hommes, de talent sans doute, mais dont l’un est gâté par l’opinion comme un vieillard, et l’autre comme un enfant, quoiqu’il ne le soit plus que dans les puériles débilités de sa théorie : Sainte-Beuve et Taine. « Il paraît que j’avais mes nerfs, ce jour-là », dit gaîment du Méril. Mais que sont les nerfs de cette imagination platonicienne, de cette intelligence qui la fait ordinairement si bien servir par ses organes ?… Ces nerfs titillés ne sont pas, en fait de critique, de cette terribilité que Sainte-Beuve pourrait craindre… Plus Français qu’Édelestand du Méril n’est Allemand, Sainte-Beuve et Taine se soucient assez peu, allez ! d’une critique d’idées qui ne va pas jusqu’à la personne et ne menace pas leur vanité. Qu’importe, en effet, à Sainte-Beuve, qu’on lui dise, avec des velours dans la voix, qu’il n’est, en critique, qu’un « physiologiste », indifférent à la cause première et à la substance, etc. ; qu’on lui dise que « les personnages de ses galeries sont des portraits sur des fonds d’or plus que des réalités historiques » ? Il y a plus, les fonds d’or sont là pour dorer la pilule, — pour faire passer le mensonge, l’erreur ou la chimère du portrait. Et qu’importe aussi à Taine d’être traité de « philosophe radical », très tranchant et très intolérant ? Il en est, qui sait ? flatté peut-être ! Dans tous les cas, qu’importe à Taine que du Méril l’accuse de spinosisme en disant, avec une malice spirituelle, que « si Spinosa n’avait pas existé il n’aurait probablement pas pensé au spinosisme, et que, pour lui comme pour les autres, tout homme étant une généralité, il n’y a pas de biographie privée, mais une histoire infinie de l’humanité » ? Selon la méthode de Taine, qui indigne du Méril, mais qui l’indigne si doux, le talent lui-même n’est plus qu’un champignon d’une espèce particulière, qui pousse tout à coup quand l’humus se trouve contenir du phosphore, qu’aucun nuage ne neutralise l’action du soleil et que l’air ambiant est suffisamment saturé d’oxygène. Cet insolent matérialisme a-t-il aussi beaucoup à se plaindre des nerfs qui le traitent avec cette placidité ? Suffit-il, quoique ce soit observé et bien dit, que Taine empâte les idées et que son style, bourré d’incises, soit trop visiblement travaillé et même un peu argileux ? Ne sommes-nous pas là un peu trop dans le bleu de l’idée, quand il s’agirait de faire d’autres bleus en réalité ? Ne ferions-nous pas bien de descendre de cet azur pour châtier ces erreurs sur la personne morale de l’homme même qui ose la systématiser ? La Critique est plus qu’une justesse : elle est une justice. Si intellectuelle qu’elle soit, et par cela même qu’elle est intellectuelle, elle est essentiellement morale et doit, en prononçant ses arrêts, faire acte de moralité. Or, les hommes qui écrivent n’ont, littérairement, que leur vanité pour répondre de leurs erreurs, et voilà comme nous arrivons forcément à la critique personnelle. Ceux qui ne veulent pas, comme Édelestand du Méril, de cette critique personnelle, ressemblent beaucoup à des criminalistes sensibles qui, commençant par réclamer l’abolition de la torture, demandent aujourd’hui celle de l’échafaud, et qui, si on les laissait aller, supprimeraient la justice elle-même, en supprimant toute espèce de pénalité !

VII §

Telle la critique que j’oserais me permettre sur la conception de la Critique comme l’entend du Méril Selon moi, il la mutile, et ce n’est pas seulement du coupant, du piquant, du perçant et de l’intéressant qu’il y perd, et tout cela pourtant est bien quelque chose ! Cette conception incomplète de la Critique d’un côté, et de l’autre un léger manque d’ordonnance et de distribution dans la composition d’un livre qui a du trop-plein, comme un flacon engorgé et dont le liquide se précipite et se répand par soubresauts au lieu d’harmonieusement couler, voilà les seuls reproches qu’on puisse raisonnablement adresser aux deux volumes actuels de cette grande Histoire de la Comédie chez tous les peuples. L’auteur est si savant, si admirablement savant, qu’on ne voudrait voir dans son livre que des choses nouvelles, et que cette nappe merveilleuse de connaissances et de renseignements ne devrait point rouler l’écume et le sable des choses connues de tout le monde. Voilà le défaut, qui tient à une qualité de force de tête et d’embrassement que nous n’avons pas comme l’auteur. Mais, malgré ce défaut, disons-le en finissant, le livre d’Édelestand du Méril est d’une telle imposance que personne n’y touchera volontiers, soit pour le critiquer, soit pour le refaire. L’Histoire de la Comédie chez tous les peuples est désormais sa chose à lui. Il l’a marquée de tels ongles qu’elle en restera marquée et qu’il peut continuer de l’écrire et être bien tranquille : personne ne sera assez hardi et assez fort pour la lui prendre. Qui donc oserait ?…

Armand Baschet §

Le Roi chez la Reine.

I §

Pendant que la comédie s’en va mourant sur tous les théâtres de l’Europe, pendant que toutes les pièces qu’on y joue ressemblent — tant elles se copient les unes les autres — au gant retourné de l’escamoteur qui a la prétention de faire des tours différents toujours avec le même gant, il se publie parfois, trop rarement, il est vrai, avec un sang-froid et un sérieux imperturbable, des livres d’un comique profond et achevé qui ne sont plus de la comédie de convention, mais de la bonne et brave comédie de nature humaine. J’avoue que je suis fort à la piste de ces livres-là. Le Roi chez la Reine28 en est un. Le Roi chez la Reine ! Titre singulier. En le voyant, la première idée qui saute au cerveau, c’est : Que faisait le Roi chez la Reine ?

Voilà toute la question. Eh bien, le Roi n’y faisait absolument rien !… et tout le monde voulait absolument que le Roi y fît quelque chose.

Tel est le sujet de la comédie politique, diplomatique et un peu physiologique, qui aurait pu être un excellent conte drolatique sous la plume rabelaisienne de Balzac, mais qui n’est point un conte, et dont le très peu drolatique Baschet nous fait le détail, — Armand Baschet, un Capefigue correct, cravaté, tiré à quatre épingles, curieux peut-être ici comme le garçon d’honneur d’une noce, mais solennel comme un notaire et impassible comme un chambellan :

Se gardant bien de rire en ce grave sujet !

Et, précisément parce qu’il n’y rit pas, ne le rendant que plus comique, son sujet, selon le précepte de tout bon comique : qu’il faut raconter gaîment les choses sérieuses, et celles qui ne le sont pas… sérieusement.

C’est une chose gaie, en effet, par elle-même, que cette donnée, hardie comme la gaîté, — de la gaîté qui va parfois jusqu’à l’audace, — d’un coquebin à trente-six carats, marié, dans la prime fleur de ses jeunes années, à la jeune fille la plus charmante, dont le cœur bat sous le buse de l’étiquette, qu’elle enverra très bien promener au fond de son alcôve quand il le faudra, et qui, devant ce buse et devant ce cœur, reste les bras croisés, froid comme un saint de pierre qui ne connut jamais la tentation. Et cela, non pas une nuit, mais des années, se faisant prier par tout le monde pour être heureux, comme un mulet obstiné qui se ferait tirer sur la bride pour passer un petit fossé de rien du tout. Oui ! ma foi ! par l’âme du vieux Poquelin ! en tout pays et sur tout théâtre, une telle donnée serait comique. Mais si vous ajoutez que ledit coquebin est un roi, et un roi de ce pays gaulois qu’on appelle la France, la France, qui ne craint pas que le ciel lui-même tombe sur sa lance ! si vous mettez encore que c’est le fils d’Henri IV, par-dessus le marché, lequel recule si fort devant ce qui eût fait si bravement avancer son père, et qu’enfin ce sont tous des grands seigneurs du pays et tous les ambassadeurs étrangers, à commencer par celui de Notre Très Saint Père le Pape, sa barrette de cardinal à la main, qui font la chaîne autour de ce coquebin de tous les diables, non pour l’éteindre, mais pour l’allumer, et pour le décider une bonne fois à ce que ce polisson de Beaumarchais appelait la consommation du badinage, est-ce que le comique ne prend pas alors des proportions incommensurables ? Et connaissez-vous dans l’histoire, si souvent bouffonne sous sa majesté, de plus magnifique bouffonnerie ?

Quant à moi, je n’en connais pas ! Ni le testament de Charles II, dont Henri Delatouche a fait une comédie, ni le renvoi de la princesse des Ursins, qui en serait une si belle s’il y avait un homme en France capable de manier un sujet de cette force-là, ni sa prise de bec à bec avec la femme qu’elle avait faite reine et qui l’en paya en la faisant jeter, sans une chemise de rechange, à la frontière, ne valent l’impayable comédie de ce mariage de Louis XIII, qui n’a besoin que de trouver un Beaumarchais pour être plus comique que le Mariage de Figaro.

II §

Figurez-vous donc qu’au lieu du précieux, compendieux et sérieux Armand Baschet, qui ne rirait pas pour un empire, nous eussions ici affaire à quelque génie plein d’abandon et de sincérité, à quelque grand caricaturiste historique, — car un caricaturiste peut être un historien, puisque la caricature n’est qu’une certaine manière de regarder la vérité, — figurez-vous donc, par exemple, un esprit comme Thomas Carlyle, que je regarde comme l’Hogarth de l’Histoire, tombant sur l’histoire de Baschet, le Dangeau posthume de Louis XIII, et demandez-vous quels effets grotesques et charmants et quelle conclusion de savoureuse moralité humaine il aurait tirés de ce conte de La Fontaine historique, qui fut une réalité, et, pour les gens intéressés à l’achèvement de ce mariage resté en l’air, la plus plaisante des mélancolies ! Comment Thomas Carlyle, qui a été si cruellement rieur dans des sujets poignants, — qui, dans son Histoire de la Révolution française nous a raconté avec la méprisante gaîté d’un fossoyeur de Shakespeare les folies d’étiquette imbécile qui perdirent tout, lors de la fuite de Louis XVI et de Marie-Antoinette à Varennes, — nous aurait-il peint cette situation, exceptionnelle, même au théâtre, — et tout ce que cette situation engendre ! et tout ce qu’elle n’engendre pas ! — de ce royal mari qui ne veut pas être le mari de sa femme, non par dévotion, comme saint Édouard le Confesseur, qui n’est pas ridicule, lui ! car il agit sous l’influence de la plus grande espérance et du plus grand enthousiasme qui puisse exister sur la terre ! mais par un sentiment ou une absence de sentiment inexplicable, même à Baschet, qui a cherché à nous donner le mot de cet incroyable phénomène et qui, malgré tous ses efforts, ne l’a pas pu.

En effet, il faut le tenir quitte et net de tout reproche, ce pauvre Baschet, ce chercheur, ce liseur, ce déchiffreur de correspondances ! Il a bien tourné, comme on dit vulgairement, autour du pot, et même de tous les pots, depuis les petits pots où buvaient les pies-grièches de cet oiseleur couronné, qui ne valait pas ses faucons, jusqu’au pot de chambre (révérence parler !) de cet inexplicable roi, qui n’était constipé que du cœur, et Baschet finit son livre, comme il l’a commencé, par une déclaration d’ignorance sur le compte de ce Louis XIII qui n’était pas véritablement digne de tant de recherche et d’anxiété ! Je n’ai donc rien à dire, sur ce point, à l’infortuné Baschet ; mais je suis plus en droit, et je me sens plus en courage, de lui faire un autre reproche : c’est de n’avoir pas su, puisqu’il touchait à ce sujet scabreux du mariage de Louis XIII, quelle riche mine de comique il avait là sous la main !

Ou plutôt, non ! Tout bien considéré, je ne le lui reprocherai point ; car, s’il n’a pas vu tout le comique de l’histoire, il a ajouté à son histoire un autre genre de comique, qui, pour le coup, est bien à lui, car c’est le sien ! Armand Baschet, qui a déjà publié la Correspondance des ambassadeurs de Venise au xvie siècle, est essentiellement un écrivain aulique de tapisserie, de cérémonial et d’étiquette. La vue d’un cachet de chancellerie, le chiffre d’une dépêche, la description d’une cérémonie, voilà qui le ravit, voilà qui lui paraît le haut intérêt de l’histoire ! Devant ces belles choses il se pâmerait de respect, si on s’en pâmait ! Pendant les trois quarts et demi de son livre du Roi chez la Reine, quand il n’y a pas encore de Reine chez laquelle puisse aller le Roi, Baschet, qui se lève de bon matin quand il s’agit de ramasser des débris d’étiquette, de la poussière de parquet royal, et, sur cette poussière, des tracés de révérences faites, nous donne déjà, avec quel soin ! avec quel pointillé d’exactitude ! les plus minutieux détails sur les jeux, les occupations et les distractions de ce petit Roi, triste déjà comme un vieux homme, et qui resta triste et petit. Mais quand la Reine paraît — apparuit dea ! — et quand la question se pose, la question qui tint près de quatre ans la France de l’étiquette attentive et haletante, ne sachant que penser de son Roi, si peu français, avec sa femme, Baschet se dignifie et s’assombrit. Le froncé de ses sourcils se creuse davantage ; on voit qu’il sent profondément l’importance de ce qu’il va nous raconter ; et c’est ici que, sans le savoir, comme M. Jourdain quand il fait de la prose, il atteint, non pour le gros public qui veut un gros comique, mais pour le public raffiné, un genre de comique que les connaisseurs sauront apprécier… On a dit que pour les duchesses de l’ancien régime il n’y avait pas d’indécences, qu’elles pouvaient, sans embarras, se mettre toutes nues devant leurs gens, parce que leurs gens n’étaient personne. Eh bien, il y a un peu de ce sentiment-là dans Baschet ! Non pour son compte, assurément ! Il ne se met pas tout nu devant nous. Mais sa rédaction s’y met nue… comme une duchesse ! À la hauteur des sociétés qu’il peint, nous ne sommes pour lui probablement personne. Une fois il nous racontera point par point, par exemple, la première nuit de noces de Louis XIII. Quand Marie de Médicis le fit coucher pour la première fois avec Anne d’Autriche, mais veilla, bien inutilement, du reste, à ce que ce ne fût là qu’une messe blanche de mariage que célébraient les jeunes époux, Baschet entre dans la ruelle, s’assied presque sur la couverture, note, note et renote, et ne se doute pas de l’indécence de son récit… Candide à force d’importance. Une autre fois, il fera mieux encore. Il citera, sans broncher, des fragments de lettres comme celle de l’ambassadeur de Venise sur le mariage du duc d’Elbeuf et de mademoiselle de Vendôme (à la page 374), mariage dont le Roi voulut être le témoin, mais pas à l’église ! Et de tels détails, impossibles à donner ici, toujours diplomate, il ne les trouvera qu’indiscrets ! La qualité des personnes dont il raconte les faits et gestes couvre tout. Quand il s’agit de la grande question politique d’intéresser les sens d’un roi, au fond bien moins niais que transi, il n’est ni grossièreté ni impudeur, présumables ou possibles. Il n’est là, pour Baschet, qu’une haute question dynastique et diplomatique. Dans un roman, s’il en faisait, il ne se permettrait pas les détails qu’il donne aujourd’hui ; mais c’est une histoire ! Le Roi chez la Reine ! C’est le Roi, et c’est chez la Reine ! Chez la Reine, tout est bien ! Et tout est bien encore pour y faire aller le Roi !

III §

Comédie excellente, je n’en démords pas ! — dans laquelle Baschet joue admirablement son rôle de mamamouchi diplomatico-littéraire, et parce qu’il ne joue pas de rôle, qu’il est naïf et convaincu ! Un autre moins respectueux que lui aurait donné une tout autre tournure à cette comédie historique, qui divertit trois ans l’Europe, comme un intermède grotesque, entre le meurtre d’Ancre et les tueries de Richelieu.

Mais, quoi qu’il en soit, prenons aujourd’hui ce qu’on nous offre, et remercions… C’est toujours cela !

Odysse Barot §

Histoire de la littérature contemporaine en Angleterre.

I §

En 1865 il parut, à la librairie de Germer-Baillière, un premier volume de l’Histoire de la Révolution française de Carlyle, traduit de manière à attirer l’attention… À cette époque, Thomas Carlyle, qui maintenant commence de faire sa gloire en France, — car la gloire est comme les chênes : elle vient lentement, — Thomas Carlyle était peu connu. Un incomparable éventeur de gibier, un admirable limier littéraire, Philarète Chasles, presque Anglais lui-même, tant il savait l’anglais l’avait un jour parlé de Carlyle et montré, dans un fragment de traduction, combien il était difficile de traduire ce rude génie saxon compliqué de germanisme ; mais il en eut bientôt assez, malgré sa vaillance, et personne, après Chasles, ne fut tenté de s’y frotter. Il fallut des années pour qu’on osât entreprendre une traduction que Philarète Chasles n’avait qu’entamée. Et encore, pour cette audace, on se mit à deux. Ces deux-là furent Élias Regnault et Odysse Barot. Ils publièrent alors le premier volume d’une traduction qu’ils devaient continuer. Mais Odysse Barot se luxa probablement le poignet où Chasles avait fatigué le sien. Toujours est-il qu’il se retira de cette traduction, si bravement entreprise, y laissant son collaborateur, qui continua avec un autre, et l’on vit bien, à cette départie, que c’était le vrai traducteur qui s’en allait.

Eh bien, c’est ce traducteur de Carlyle, qui s’est interrompu lui-même et dont la traduction étincelle des beautés de l’original, qui nous donne aujourd’hui une histoire de la littérature anglaise, et, malgré son titre, qui dit faux en disant : « de la littérature contemporaine », une histoire intégrale de la littérature en Angleterre, commençant à la première chronique saxonne et au premier poème normand, et allant jusqu’au dernier journal anglais de l’heure présente, jusqu’à la dernière feuille de chou, comme disent avec tant de distinction ces charmants journalistes, ces fameux lapins du journalisme qui se mangent leurs journaux entre eux ! Effrayant sujet pour le détail et pour l’étendue. Pensez donc ! l’histoire de tout ce qui fut écrit depuis le viie siècle et saint Colomban, le premier écrivain de l’Angleterre, jusqu’aux journaux The Circle et The Hour, qui, quand Barot écrivait, n’avait, lui, encore qu’une année d’existence dans le xixe siècle. Combien de volumes seraient nécessaires pour examiner, avec la critique obligée pour tout historien littéraire qui aurait la conscience de ce qu’il fait, une pareille masse d’œuvres et d’écrits, et pour en dresser, au point de vue de leur valeur, la hiérarchie ! Mais Odysse Barot ne s’est nullement embarrassé de la difficulté et de la longueur de pareille tâche. Il s’est rappelé le mot de Montesquieu, que « qui comprend tout peut tout abréger ». Il a tout abrégé ; mais a-t-il compris tout ?… C’est une autre affaire. Les gens de génie devraient prendre garde aux mots qu’ils disent ; car c’est souvent une autorisation pour les sots de dire ou de faire une sottise. Certes ! Odysse Barot n’est pas un sot, ni son livre une sottise ; mais Montesquieu, avec son axiome, lui a donné de la fatuité. Il en a fait un de ces simplificateurs qui croient qu’on peut mettre le globe de Charlemagne dans sa poche et l’emporter comme une tabatière. Avec cette impayable légèreté française, qui ne doute de rien, et que ses études sur les Anglais ne lui ont pas désapprise, Barot ne s’est pas troublé une minute devant l’immensité du travail qu’il avait devant lui. Il a cru qu’il n’y avait qu’à enfoncer son chapeau et piquer de l’éperon pour faire le tour de la littérature anglaise. Et il l’a fait ! Mais quel tour pour nous ! Nous le trouvons mauvais, ce tour.

Oui ! nous trouvons mauvais et déplacé de plier, d’entasser, de presser douze cents ans de littérature dans un volume qui n’a pas douze cents pages, puis qu’il n’en a qu’à peine cinq cents ! Nous trouvons cela déplacé et d’ailleurs impossible, quelle que soit la force de la main qui ose se permettre cette épouvantable compression. Quand Taine découpa son Histoire de la littérature anglaise dans l’immense étoffe que Barot emploie toute, il lui fallut plusieurs gros volumes pour y mettre cette histoire, circonscrite pourtant aux grandes figures, aux hommes de génie ou de talent supérieur ; et Odysse Barot, qui ne choisit pas, qui prend tout, qui ne pense pas comme le duc d’Albe et pêche aussi bien aux grenouilles qu’aux hures de saumon, empile toute cette multitude dans un volume in-18 de la collection Charpentier ! Assurément l’histoire ne peut, sans qu’on la brise ou qu’on l’éclope, être soumise à un orthopédisme aussi violent. Quelles que soient les prétentions ou le talent qu’elle atteste, elle se ravale alors à n’être plus qu’un manuel ou un catalogue. C’est un catalogue, en effet, que le livre de Barot, bien plus qu’une histoire. Je ne méprise pas les catalogues. Ils ont leur utilité. Mais je ne leur permets pas les grands airs de l’histoire, et Barot les a pris. C’est un historien qui juge à la course. Quand il faudrait prouver ce qu’il avance, il dit des mots qu’on prierait encore le génie de se donner la peine de justifier… Il a certainement plus de raison, plus de sérieux et de variété que celui qui dit, à propos de tout : « tarte à la crème ! » mais il n’en dit pas moins : « tarte à la crème ! » à sa façon, et franchement, pour un démocrate, je trouve cela bien marquis !

II §

Car c’est un démocrate que Barot, et, comme tout démocrate, un utilitaire. La raison même qui l’a fait procéder dans son livre comme il y a procédé est une raison d’utilité, et c’est ce qui donne à ce livre une signification bien plus politique que littéraire, malgré son couvert de littérature. Au fond, Odysse Barot se soucie bien de la littérature ! quoiqu’il ait des connaissances et des aptitudes littéraires, et même parfois, çà et là, un éclair de critique surprenant. Ce qu’il voit, en effet, dans la littérature, c’est particulièrement l’influence politique qu’elle exerce ou qu’elle peut exercer. Elle est pour lui surtout l’expression de certaines idées utiles ou pratiques, c’est-à-dire l’expression de tout ce qu’il y a au monde de moins littéraire. Par utilité, il se prive des développements qui auraient été la force et la vie de son histoire, et il bloque son énorme sujet en un volume qu’on peut avaler en quelques heures de lecture. Comme il veut l’éducation de tout le monde, en trois temps il transporte le Petit Journal dans la littérature, le Petit Journal, aimé des portiers et des cochers, et qui est leur catéchisme, sans bon Dieu. Mais la littérature est plus hautaine que cela. Elle n’entre pas dans les combinaisons de ceux qui la prennent pour un moyen d’action politique sur les hommes, ce qu’elle est parfois, mais ce à quoi elle ne pense jamais. La littérature est son but à elle-même. Elle n’est point la servante de la maison. Elle ne balaie pas pour le compte de la démocratie. Ceux qui la conçoivent ainsi l’abaissent, et malheureusement c’est ainsi qu’Odysse Barot la conçoit.

J’en suis vraiment fâché pour lui, pour nous et pour son livre. Il y a, j’aime à le répéter, en Barot une virtualité littéraire ; mais la démocratie, la démocratie radicale, matérialiste, positiviste, la vraie démocratie « de nos abominables jours », comme dirait le vieux Malherbe, l’a saisi et a rapetissé, en l’étreignant, son intelligence, comme lui, en l’étreignant, a rapetissé l’histoire… La démocratie lui a imposé ses besognes. En écrivant cette histoire de la littérature anglaise, bourrée dans un volume à l’usage de ceux qui n’ont pas le temps de lire et qui sont endiablés de savoir, il a cru faire mieux balle démocratique contre nous. La littérature anglaise n’est là qu’un prétexte. Le vrai et secret motif de ce livre, c’est de constater que le plus beau mouvement de l’esprit humain qui s’est produit en Angleterre (le plus beau, j’en conviens, mais je l’explique autrement !) est une éclosion démocratique, à l’état d’enveloppement d’abord, à l’état de développement ensuite, et qui tout à l’heure éclate de partout, comme la fleur du cactus après son incubation mystérieuse et centenaire, Odysse Barot proclame., avec la tuméfaction à la tête de l’orgueil, — car l’orgueil est hydrocéphale, — que l’esprit humain va de ce côté ; que l’avenir, ô bonheur du ciel mis sur la terre ! appartient à la démocratie absolue. Byron, l’aristocrate Byron, dans cette histoire de la littérature anglaise, est sacrifié à Shelley, l’utopiste, l’humanitaire, qui était athée, c’est-à-dire un démocrate religieux qui eût voulu couper la tête à Dieu comme on peut la couper au roi, et qui, par conséquent, était un démocrate intégral de principe et d’essence. Lord Byron, cet enfant terrible de génie, s’était fait jacobin pour faire pièce à la société élevée de son pays dont il était mécontent ; mais il n’a pas paru à Barot un jacobin assez solide. Il n’était point athée d’ailleurs, il n’était que sceptique, mais tellement poète qu’il se retrouvait catholique à certaines heures, — par exemple quand il entendait l’orgue dans les églises, — nous disent les mémoires de sa vie, — et plus profondément encore quand il écrivait ces strophes adorables (dans Don Juan) qui commencent par Ave Maria, la salutation angélique du soir, Shelley, lui, était un atheist froid, résolu, obstiné, au signe de la bête qu’il avait mis sur son front par-dessus le signe du génie ! Et ce signe de la bête est peut-être ce qu’il a de plus précieux aux yeux de Barot, qui doit à peu près croire, comme Darwin, que l’homme n’est qu’un singe qui présentement reprend ses droits… Selon lui, la gloire de lord Byron s’en va baissant ; la gloire de Shelley grandit au contraire, et, comme pour ces fiers penseurs de la démocratie, si comiquement optimistes, qui trouvent que l’humanité, composée de toutes les canailles, a toujours raison dans ce qu’elle pense et quoi qu’elle pense, Odysse Barot pense comme toute l’Angleterre actuelle sur Byron (en supposant qu’elle pense ce qu’il atteste), et sans façon il lui rogne sa gloire… C’est à Shelley qu’est l’avenir, dit-il. Je connais ce cliché insupportable. Mais le goût, l’applaudissement des masses, la popularité des œuvres, ne font rien, n’ajoutent rien à cette entité toute-puissante qui s’appelle le Génie et qui est parce qu’il est, comme Dieu. Byron tomberait dans l’oubli, le déplaisir, le mépris de toute l’Angleterre, de tous les peuples et de toutes les démocraties à la fois, qu’il n’en serait pas moins toujours ce qu’il est, — lord Byron !

III §

Mais la démocratie a déshonoré jusqu’à la gloire. Elle ne la reconnaît que quand le peuple veut bien y consentir. La démocratie ne croit point à la beauté intrinsèque des œuvres. Elle ne croit qu’à leur utilité. Et encore l’utilité, pour la démocratie, ne vous y trompez pas ! c’est la sienne. C’est l’utilité comme son front étroit et impérieux la conçoit et l’exige. Saint Vincent de Paul fut, je crois, dans son temps, quelque peu utile ; mais sous la Commune on l’aurait très bien fusillé. C’eût été un magnifique otage. Odysse Barot, qui a peut-être de discrètes entrailles pour la Commune, ne voit les choses que sous cet angle toujours aigu de l’utilité ; et ses idées politiques doivent rendre cet angle plus aigu encore. Pour cet historien de la littérature anglaise, il faut bien le dire, le vrai point de vue littéraire, qui est le point de vue esthétique, n’existe pas. Sans doute, quand il en est aux premières pages de son histoire, ou plus tard, quand il touche à cette phase historique où le génie, désintéressé de tout ce qui n’est pas l’effet esthétique, apparaît dans sa plus pure splendeur, sous Élisabeth, par exemple, — car le despotisme des rois n’a jamais empêché le génie de croître et il l’a quelquefois fait fleurir, — Odysse Barot ne peut point ne pas signaler les beautés des œuvres qu’il rencontre, surtout quand ces œuvres sont celles d’hommes comme Chaucer, Marlowe, Shakespeare, Et il les signale, et je crois même qu’il les sent avec énergie ; mais l’intérêt supérieur pour lui n’est pas là. Quelque chose domine sa sensation. Les grands esprits que je viens de nommer ne sont à ses yeux que les pierres d’attente d’une littérature plus grande que la leur, parce qu’elle sera plus pratique et plus politique, et qu’elle servira davantage à l’émancipation définitive de l’humanité.

Mais c’est là une vue erronée : la littérature et les arts, et ceux qui en écrivent l’histoire, n’ont point à se préoccuper de l’émancipation définitive de l’humanité. La littérature et les arts n’ont à se préoccuper que d’une chose, tout aussi importante d’ailleurs que l’émancipation de l’humanité : c’est de la beauté à exprimer, — à inventer ou à reproduire, — mais à exprimer dans des œuvres fortes et parfaites, si l’homme de lettres ou l’artiste peuvent atteindre jusque-là… La littérature et les arts sont désintéressés de tout, excepté de la beauté qu’ils expriment pour obéir à cette loi mystérieuse et absolue de l’humanité, qui veut de la beauté, pour le bonheur de son être, tout aussi énergiquement qu’elle veut des vêtements et du pain… Je parle, bien entendu, de l’humanité à son sommet, élevée à sa plus haute puissance ; je ne parle pas d’elle à l’époque de ses besoins inférieurs… Mais c’est le vice justement des libres penseurs, strangulés par la logique que leur a faite l’épouvantable matérialisme de ce temps, de ne voir jamais que les besoins les plus bas de l’humanité. Et je le comprends bien, du reste ! ce sont ceux-là qui les dominent. Le beau, dans sa pureté céleste, dans son incompatibilité transcendante avec les autres choses humaines, est pour eux un luxe, une inutilité. Ils ne disent pas, comme Malebranche, d’Athalie : Qu’est-ce que cela prouve ? Mais ils disent : À quoi cela sert-il ? En quoi est-ce utile ? Et comme cela n’est utile qu’à l’âme, — à l’âme immortelle à laquelle ils ne croient point, — cela semble inutile à ces jouisseurs grossiers, à ces sybarites d’auge et de chenil, et la marque d’infamie est pour eux cette inutilité. Michel-Ange et Raphaël sont donc des inutiles, non pas encore aux yeux de Barot, qui vaut mieux que ses doctrines et qui a de l’âme, malgré son matérialisme systématique, — la lèpre entre cuir et chair de son livre, — mais aux yeux de plus hardis et, dans son ordre d’idées, de plus forts raisonneurs que lui. Et c’est pour cela que leurs œuvres sublimes, à Raphaël et à Michel-Ange, sont réservées aux brasiers de l’avenir par ces bienfaiteurs de l’humanité, qui trouveront que le tableau de la Transfiguration ou tel autre chef-d’œuvre ne sont bons, en définitive, que pour chauffer, entre deux barricades, les goujats qui ont froid par une nuit d’hiver !

IV §

Voilà donc, dégagées de leur expression, qui manque d’audace, mais non de clarté pour ceux qui savent voir, les idées qui circulent et palpitent sous la peau de ce livre intitulé : Histoire de la littérature contemporaine en Angleterre29. L’auteur a écrit dans son titre : contemporaine, quoique ce fût l’histoire de toute la littérature anglaise à toutes les époques qu’il écrivait, parce que, pour lui, le démocrate et le socialiste moderne, l’important, c’est la littérature contemporaine, qui roule le socialisme, le matérialisme, le positivisme, et toutes les menaçantes horreurs de ce temps dans ses flots ! En comparaison de celle-là, que sont les autres littératures ?… Lisez attentivement Odysse Barot, car il n’a pas, comme d’aucuns, l’impudence de ses doctrines et de ses espérances. Il se boutonne par-dessus ses idées… Est-ce de peur de les compromettre, ou d’être compromis par elles ?… Lisez-le avec attention, et vous verrez que les hommes de génie, ou de talent, dont il parle dans son histoire, sont bien moins pour lui par la personnalité de leur génie ou de leur talent que par la tendance qu’ils expriment, Michelet a un jour, dans son Histoire de la Révolution française, décapité les chefs de cette révolution, ces cerveaux troublés, mais puissants, au profit de la masse acéphale. Odysse Barot n’a pas osé, lui, décapiter le génie quand il l’a rencontré dans son histoire. Mais il a gratifié de têtes de génie ceux qui représentent le mieux cette idée de démocratie dont son malheureux esprit est féru. Son volume, qui finit par une espèce d’apothéose de Stuart. Mill, — ce petit Proudhon de l’Angleterre, lequel varia savamment et parlementairement le célèbre axiome : la propriété, c’est le vol, — ne grandit pas que ce petit Proudhon ganté avec des gants anglais. Règle générale, il grandit tous ceux-là, poètes, philosophes, historiens, qui ont touché à la chose suprêmement utile pour Barot, c’est-à-dire à l’idée révolutionnaire, et révolutionnaire dans toutes les sphères ; car la Révolution va jusqu’à Dieu, quand elle ne commence pas par lui. Le moindre poète, le moindre philosophe, le moindre romancier qui se met, dans un coin de livre, en révolte contre la majestueuse société séculaire du passé que, dans les idées de Barot, le progrès est de détruire, prennent pour lui des proportions qu’en réalité ils n’ont pas. En les regardant, son regard est moins net et moins pur. Il a pour eux ce que j’appellerai des faiblesses… Savage Landor, ce républicain insensé (et c’est son excuse), qui légua sa fortune à celui qui assassinerait Napoléon III (un utilitaire de la démocratie), l’insulteur de Pitt et de Fox à la fois ; Thomas Hood, l’auteur du chant socialiste de la Chemise, que Barot nous traduit comme une merveille ; madame Browning, l’auteur du Cri des enfants, qui, par parenthèse, n’est pas naïf comme l’enfance ; Swinburne, le transfuge de l’aristocratie dans le camp populaire ; Alfred Austin, le satirique contre les rois et les prêtres ; madame George Eliot, madame Beecher-Stowe, tout ce menu fretin littéraire s’ils ne lui paraissent pas des colosses, lui paraissent cependant plus grands qu’ils ne sont en réalité. Madame Beecher-Stowe surtout, qui, littérairement, est, disons-le, une imbécile, mais qui appuya sa main bête sur cette corde du sentiment qui est toujours prête à retentir, madame Beecher-Stowe, qui « a plus fait — dit-il — pour l’émancipation des noirs que le président Lincoln et le congrès de Washington », exalte au plus haut degré le sentiment d’un philanthrope émancipateur qui voudrait émanciper jusqu’aux bêtes féroces, — pauvres bêtes ! Odysse Barot n’a pas le courage de lui accorder, à elle expressément, du génie ; mais comme on sent qu’elle est bien plus pour lui que cet Edgar Poe, par exemple, auquel il en octroie pour se débarrasser de la peine de le juger ! Et tout cela est conséquent, du reste. Indépendamment de son influence politique, madame Beecher-Stowe est une femme, et il faut émanciper la femme comme le noir ! Odysse Barot, en ceci moins énergique et moins sensé que son chef de file, Proudhon, croit à l’égalité de l’homme et de la femme, et, moins une seule, sans doute (du moins je veux le supposer), à l’identité de leurs fonctions. Trop de bonté pour un homme d’esprit ! il prend au sérieux les prétentions du bas-bleuisme, cette grimace risible de la vanité féminine de ce temps. C’est un radical qui a toutes les idées du radicalisme. Que dis-je ? il est à l’extrémité de toutes ces idées qui nous poussent aux abîmes en passant par tous les chemins du ridicule et de l’absurdité. Edgar Poe, d’ailleurs, qui n’a pas l’avantage d’être une femme, doit être le moins sympathique des hommes à Barot. Il fut certainement l’esprit le plus aristocratiquement esthétique d’un siècle et d’une nation également voués au génie bas de l’utilité, Edgar Poe n’a jamais fait, toute sa vie, que de la poésie et de la littérature inutiles, — et c’est encore un de ceux-là que les Omar de la Démocratie qui marche sur nous brûleront un jour avec le plus de plaisir, et, pour parler leur langue abjecte, comme « un faignant ! »

V §

J’ai fini. Je n’ai pas voulu entrer dans les détails de cette Histoire de la Littérature anglaise, et d’ailleurs je ne l’aurais pas pu. Il y en a quelques-uns d’heureux ; mais vouloir brasser et jauger dans un chapitre ce torrent d’ouvrages et de mérites divers que Barot précipite devant nous, ce serait faire ici ce que nous lui avons reproché. J’ai pris les choses de plus haut. Qui tient l’idée générale d’un livre tient ce loup par les deux oreilles. J’ai pris seulement la pensée qui plane sur tout ce fouillis de noms et d’œuvres, et cette pensée, toute politique, invalide pour moi le livre entier… En résumé, l’histoire littéraire ne peut et ne doit être écrite que par des plumes exclusivement littéraires. Edgar Poe, par exemple, s’il avait tourné son génie de ce côté, aurait peut-être pu écrire une histoire littéraire. Le whig Macaulay, malgré son excellent talent, ne le pouvait pas. Les partis sont les ogres de la pensée des hommes. Ils la dévorent. Le traducteur de Poe, le suggestif et perçant Baudelaire, qui vivait dans la préoccupation de la beauté des œuvres spirituelles comme Robinson en son île, mais sans vouloir jamais en sortir, Théophile Gautier, indifférent à tout excepté à la perfection de la forme, étaient aussi dans la condition nécessaire où il faut être pour écrire, sans distraction, sans adultérisation d’aucune sorte, l’histoire d’une littérature. Barot, très trempé dans la langue et la littérature anglaises, Barot, avec le don de perception critique qu’il a quelquefois, en était incapable. Il pense trop à côté, et ce qu’il pense à côté est ce qu’il estime le plus de sa pensée, il a voulu, ce benthamiste, faire de l’histoire utile ; mais son utilitarisme a été trompé. Son livre est insuffisant. Pour ceux qui savent, ce n’est pas assez, et ce n’est pas assez pour ceux qui ignorent. Ce n’est pas une histoire, c’est un manuel d’histoire. Mais quand Tennemann faisait un Manuel de l’histoire de la philosophie, il l’intitulait exactement et modestement un « manuel ».

Or, à part la démocratie qui y coule à pleins bords, — comme dit la vieille phrase consacrée, — le livre de Barot n’est que cela.

Le comte du Verger de Saint-Thomas §

Nouveau Code du Duel.

I §

C’est presque un livre de circonstance. Sous cette république, si peu romaine, dont nous avons le bonheur de jouir, — car sous la république romaine on ne se battait pas, — sous cette république inconséquente, où l’on continue de se battre comme sous la détestable monarchie, et où l’austère républicain Dufaure rumine sur le duel une loi lente à venir, voici un homme, d’une exécution plus rapide, qui publie, lui, non pas une loi, mais tout un Code nouveau du Duel30. Il y en avait d’anciens déjà et en grand nombre. Les législations n’ont jamais manqué en France sur cette chose plus forte qu’elles et contre laquelle toutes, en définitive, ont été impuissantes. Il y a eu des législations positives, émanées des pouvoirs, qui avaient droit et devoir de les promulguer, et il y a eu aussi des législations d’initiative individuelle et de bonne volonté.

Ce livre-ci est une de ces dernières. L’auteur du Nouveau Code du Duel, ancien officier supérieur de cavalerie dans l’armée piémontaise, le comte du Verger de Saint-Thomas, qui, en matière de question d’honneur et de duel, a tout à la fois l’expérience et l’autorité, a voulu traiter et réglementer à sa manière ce difficile sujet du duel, si profondément ancré dans nos mœurs qu’il a résisté à toutes les législations, et même aux plus terribles… En ces derniers temps, le comte de Saint-Thomas a été précédé par le comte de Château-Villars, qui a écrit aussi un Code du Duel, et je crois bien que, dans l’avenir, il pourra être suivi de quelque autre codificateur encore ; car le duel, en France, a la vie assez dure pour enterrer plus d’une génération d’ambitieux codificateurs.

Et Verger de Saint-Thomas doit le savoir, du reste. Avant de légiférer pour son propre compte et en son privé nom, il nous a donné, en abrégé, l’histoire du duel en France, et cette histoire démontre, à toute page, l’inanité des législations quand il s’agit de changer et de modifier des mœurs toujours victorieuses d’elles… L’esprit moderne, dont la manie est de croire aux constitutions, qui sont les créations de son orgueil et que le vent de cette girouette a bientôt emporté, l’esprit moderne, qui méprise si outrageusement et si sottement le passé, apprend ici, une fois de plus, que tout dans l’histoire ne se fait pas de main d’homme, et que les coutumes ne s’arrachent pas du fond des peuples comme une touffe de gazon du sol… Saint-Thomas, dont le bon sens (heureusement pour lui) ne me fait point l’effet d’être dévoré par l’esprit moderne, semble l’avoir compris. Son livre implique, en effet, l’impossibilité d’atteindre actuellement à la racine de ce mal social qu’on appelle le duel ; et même il en reconnaît la nécessité, puisque, législateur par supposition, dans son livre il le codifie au lieu de le supprimer.

Il a accepté la coutume sans la discuter. Ce législateur, pratique et d’une application immédiate » n’a fait du duel qu’une question d’histoire, — et peut-être, à bien y regarder, n’est-il que cela ?… Il n’a mis en tête de son livre aucun prolégomène philosophique sur la légitimité ou l’illégitimité du duel. Il l’a pris simplement où il l’a trouvé, c’est-à-dire dans des mœurs incorrigibles, et il n’a pas songé — ce n’était pas à lui, d’ailleurs, d’y songer, — à couper cette queue de monarchie qui traîne fièrement encore dans ce siècle de république si peu fière. Il ne s’est pas soulevé de l’indignation vertueuse, qui pouvait bien cacher une épouvante, contre la bête féroce, comme ce pied-plat philosophique de Rousseau. Il n’est point, lui, un philosophe, cet officier de cavalerie, qui contient très bien sa philanthropie dans son ceinturon militaire. C’est un homme d’épée et de bonne maison, élevé dans cette idée, dont Montesquieu a fait un dogme : c’est que la monarchie est fondée sur l’honneur, comme les républiques sur la vertu, — ce qui est moins sûr, car cette vertu-là n’a pas encore remplacé l’honneur monarchique, sur lequel des républicains, sans vertu, vivent toujours !

Spectacle étrange ! n’est-il pas vrai ? et frappante leçon ! Ils ont beau, en effet, s’obstiner à vouloir être des républicains de pied en cap, c’est-à-dire des hommes de la chose publique, ils restent les hommes de la chose très particulière qui se nomme la fierté, la dignité, l’honneur, — sentiments individuels qui tiennent aux racines même de l’homme, et qui furent absolument inconnus à l’Antiquité. Lorsque à Rome les Horaces se battaient contre les Curiaces, ils se battaient pour la patrie ; ce n’était là nullement un duel à la façon du duel au Moyen-Âge, où la personnalité humaine s’était agrandie et accomplie sous l’influence de ce christianisme qui a rejeté au creuset et refondu le monde déformé et usé par les siècles. Il faut bien en convenir, quelque horreur qu’il inspire à présent, le christianisme a mis dans le monde ce qui n’y était pas, c’est-à-dire des âmes. Jusqu’à lui, il n’y avait que des forces, qui s’absorbaient les unes dans les autres. Il n’y avait que le nombre, — le nombre, qui s’efforce, par ce temps de suffrage universel et de matérialisme rétrograde et païen, de reprendre la place des âmes. Mais l’âme ne se tue pas si vite qu’il n’en demeure encore dans les hommes quand on croit qu’il n’y en a plus ! Voilà pourquoi les républicains impies de l’heure présente gardent, en eux et malgré eux, non seulement quelque chose de l’honneur monarchique, mais quelque chose de chrétien, qu’ils ne sont pas capables de législativement exterminer. Ils vont essayer. Eh bien, nous allons voir !

II §

Auront-ils plus de force, ces républicains nés d’hier dans notre histoire ? atteindront-ils un résultat plus heureux et plus durable que les tout-puissants rois de France, avec l’action une et continue d’un pouvoir, sur cette question éternellement désobéie, pendant une succession de siècles ? Justement effrayés du développement que prenait cette coutume du duel, d’origine religieuse, — puisque les jugements de Dieu, qui furent les premiers duels, partaient de l’idée (mal entendue, il est vrai), mais de l’idée de sa justice, — les rois, en France, ne cessèrent, depuis Louis IX jusqu’à Louis XIV, de s’opposer à ce développement et de le combattre. Ce fut inutile. Ils ne réussirent pas à le supprimer. Une fois plantée dans les mœurs d’une race militaire, de cette race mêlée de Gaulois et de Francs, guerrière des deux côtés, cette coutume du duel, chrétienne au début, ne s’affaiblit pas quand la France, l’ardente chrétienne du Moyen-Âge, peu à peu se déchristianisa… Devenu mondain, le duel s’exaspéra, au contraire. L’homme fut plus implacablement batailleur quand il ne se crut plus le bras vivant et visible de Dieu et quand on n’eut plus affaire qu’à son orgueil. Le point d’honneur devint tout l’honneur ; — et, pour peu qu’un homme mit bravement sa vie au bout d’une épée, il avait assez d’honneur comme cela… Ce n’était pourtant pas assez, en réalité, pour qui pense ; mais c’était l’illusion d’une race si profondément militaire qu’à ses yeux la magie du combat et d’un duel brillant couvre tout encore, fait trembler le châtiment sur la tête du coupable et empêche le mépris, même mérité !

Et il n’y avait pas là que l’instinct militaire de la race dans cette persistance de la coutume du duel, en un pays où la crânerie, en toutes choses, est la poésie de l’action et du caractère. Il y avait aussi la vanité aristocratique du peuple le plus aristocratique et le plus égalitaire, par fureur d’aristocratie, qui ait peut-être jamais existé. Il y avait encore cette disposition contradictoire et indisciplinée de l’esprit d’une nation qui aime à se moquer de tout pouvoir établi, et qui fait de la France le pays de la terre le plus facilement anarchique. Tel était le faisceau de sentiments innés qu’eurent à briser les législateurs. Tous s’y efforcèrent, mais tous n’y déployèrent pas la même énergie. Même en sévissant contre le duel, ces âmes, amoureuses plus ou moins de la guerre, se sentaient pour cette coutume guerrière des entrailles. Il ne fallut rien moins que la mort de son favori La Chasteigneraie, tué par Jarnac dans un combat auquel Henri II et toute sa cour avaient solennellement assisté, pour que ce prince — tué lui-même plus tard dans un tournoi — défendît expressément le duel… Défense bientôt foulée aux pieds ! Charles IX la renouvela, mais ce forgeur d’épées ne put pas les briser, et Henri III, cette reine amazone de ses mignons, leur laissa tout faire, et on sait s’ils furent des duellistes enragés. Henri IV, plus ferme, publia l’édit de Blois contre les duels, mais ne pouvant s’empêcher d’être tendre aux braves, même quand ils abusaient de la bravoure, il infirma son édit par des Lettres de grâce qui suivaient les condamnations Depuis 1589 jusqu’en 1608, on expédia seulement sept mille lettres de grâce, ce qui suppose la mort de sept mille gentilshommes. Le règne d’après, si Richelieu, moins sentimental que Henri II, et qui n’avait pas perdu de favoris parmi les sept mille tués sous Henri IV, frappa plus cruellement le duel que personne, ce fut moins sagesse et moralité du législateur que politique à la Tarquin, qui abat les têtes de pavot aristocratiques, non plus avec une baguette, mais avec la hache du bourreau. Dans la pensée de Richelieu, le cardinal équestre du siège de la Rochelle, dont l’âme était certainement belliqueuse, le duel ne fut guères qu’un prétexte pour casser des épées toujours prêtes à sortir du fourreau contre la royauté. Seul de tous les souverains, Louis XIV, dont Richelieu et Mazarin avaient préparé la besogne de roi absolu, fut noblement désintéressé dans son action contre le duel, et seul il se montra, dans toute la prudente et sévère beauté de cette fonction auguste, un véritable législateur !

III §

En effet, il en fut un sublime. Son édit de 1679, daté de Saint-Germain-en-Laye, est un acte législatif d’une magnificence incomparable. Rien de plus médité, d’une raison plus haute, plus politique et en même temps plus chrétienne dans la pensée. Rien de plus ample et de plus élevé dans l’exposition des motifs, rien de plus généreux et de plus vigilant pour prévenir ce ravage du duel qui, depuis le xve siècle surtout, trouait la société française à la poitrine, et finalement rien de plus nettement résolu, de plus terrible mais de plus justifié, que le châtiment. Les peines édictées, qui sont « la mort et la confiscation des biens » au profit des hôpitaux, pour les DEUX combattants, pouvaient être d’autant plus sévères que, dans cet édit de 1679, le législateur créait ce fameux tribunal d’honneur composé des maréchaux de France, qui devaient juger en dernier ressort et punir les injures de l’honneur outragé… Le législateur avait fait de sa loi une espèce de filet, tissé de précautions et de peines, dans lequel il pût prendre tous ceux qui participaient à un duel d’une manière quelconque : combattants, seconds, témoins, porteurs de cartels ou d’appels, même jusqu’aux laquais qui, le sachant, porteraient une lettre de provocation de leurs maîtres, — condamnés par ce fait seul au fouet et à la fleur de lys, et, si récidive, aux galères à perpétuité ! — même jusqu’aux spectateurs volontaires du duel, privés pour toujours de leurs dignités et pensions s’ils en possédaient ! Il faut lire dans le livre de Saint-Thomas tout cet édit de 1679, qui donne plus que n’importe quel acte de sa vie la mesure de la grandeur de Louis XIV… Jamais loi ne fut plus complète, plus largement assise, plus bâtie à chaux et à sable, à ce qu’il semblait, puisque c’était Louis XIV qui tenait la truelle ! et cependant, malgré sa puissance et la splendeur de sa loi, malgré cette superbe invention d’un héroïque tribunal d’honneur qui, la France constituée comme elle l’était alors, était une idée de génie, ce tribunal d’honneur n’empêcha pas ce qu’il devait empêcher, et les épées incoercibles passèrent à travers cet édit, qui est un chef-d’œuvre, et qu’elles déchirèrent. Le duel immortel résista sous Louis XIV, qui mourut, lui… et sous Louis XV et sous Louis XVI, et jusqu’à la Révolution française, on se battit, comme si l’édit de Saint-Germain-en-Laye n’avait jamais existé !

La Révolution ne put rien non plus contre ce duel vivace. Il est vrai qu’elle en avait un avec toute l’Europe, et qu’entre ses batailles à la frontière et ses échafauds dans le cœur du pays elle était trop occupée pour penser au duel d’homme à homme, grêle chose pour elle qui tuait en masse ! Mais la patrie, qu’elle croyait avoir inventée et dont elle parlait toujours avec une si grande bouche, n’absorbait pas si bien les âmes que l’honneur, le vieil honneur à la manière de la vieille France, ne passât quelquefois par-dessus la patrie ! Quand il s’agissait de l’honneur, on n’économisait pas sa vie, on ne la gardait pas pour le service exclusif du pays, et même en face de l’ennemi les officiers et les soldats de la République se battaient très bien entre eux, comme les officiers et les soldats de la Monarchie. Révolutionnaires dans tout le reste, indestructiblement monarchistes en cela !… Quand les grandes préoccupations d’échafaud cessèrent, — sous le Directoire, par exemple, — la politique fut une cause nouvelle de duels, et depuis ce temps-là elle le fut toujours et elle l’est encore ; mais ce n’est pas pour la politique qu’on se battait, en ces duels soi-disant d’opinion, c’était pour l’injure qui s’adressait à la personne, et dont la politique n’avait été que l’occasion. On se battait pour son honneur à soi ; pas pour autre chose ! Dans ce pays, qui en avait fini avec cet abus des ancêtres, — qui se vantait de n’avoir plus d’ancêtres, — dans ce pays qui voulait tuer l’histoire du passé avec l’histoire du présent, on se battait comme les ancêtres, et pour les mêmes raisons que ces ancêtres méprisés !

Et, contradiction qui dure toujours et qui n’est pas près d’être finie ! on se battra comme eux longtemps encore, malgré les progrès, philosophique, philanthropique et patriotique, et, ce qui est une meilleure raison pour ne plus se battre que le dévouement de tout son être à la République, malgré l’affaiblissement de l’esprit militaire, depuis si longtemps insulté, et la décadence même physique de la race, visible maintenant à tous les yeux. C’est que, si décadente qu’elle soit, cette race a en elle (nous l’avons dit plus haut) ce qui ne périt pas sur les ruines de tout : la vanité, — la vanité aristocratique, et égalitaire par aristocratie, qui veut jouer encore de l’épée parce qu’il n’y avait autrefois que les gentilshommes qui pussent la porter et en jouer… Or, il n’est pas d’idée philosophique, philanthropique, patriotique, il n’y a pas d’amour de la patrie et d’amour de la République auxquels on puisse immoler cette grande ou cette petite vanité. Voilà pourquoi le duel, cette barbarie d’un siècle de ténèbres, comme disent les philosophes, subsiste et résiste dans un siècle de lumières et de progrès. Il s’y pratique moins violemment, à coup sûr, que sous la monarchie détruite. Nous n’en sommes plus aux sept mille tués du règne de Henri IV ! On se blesse maintenant plus qu’on ne se tue. On a le geste de l’épée, mais l’épée va moins à fond. Seulement, frottée par les journaux, cette bague au doigt d’un duel reluit, et on veut l’y mettre ! et les républicains de cet âge de raison ne sont ni assez conséquents ni assez virils pour se passer de ce bijou-là !

IV §

Et, s’il en est ainsi, l’auteur du Nouveau Code du Duel a eu raison de ne voir dans le duel qu’un fait historique qui défie toute législation et qui a vaincu les plus puissantes. Or, ce n’est pas à présent, quand les pouvoirs publics perdent de leur autorité et en sacrifient chaque jour davantage, ce n’est pas quand le droit criminel, si sévère autrefois, est presque devenu, à force de s’adoucir, le droit au crime, quand des législateurs collectifs ont remplacé par l’irresponsabilité du nombre la responsabilité du législateur unitaire, qu’on peut espérer contre le duel la loi efficace qui, en France, a toujours manqué. Serait-il même possible de prévoir l’espèce de loi qu’ils décréteraient contre le duel, pour rester modernes et républicains, dans ce temps si béatement humanitaire et si pourri d’indulgence, qui a aboli la confiscation comme trop dure, et qui va peut-être demain abolir la peine de mort contre les assassins ?… Aux époques, lointaines déjà, où le point d’honneur était tout et l’emportait sur tout, des penseurs qui se préoccupaient du duel, comme Verger de Saint-Thomas, inventaient contre le duel, pour le supprimer, des pénalités qu’ils infligeaient au sentiment de l’honneur même. Il y en eut, par exemple, qui proposèrent de faire souffleter l’homme qui s’était battu par la main du bourreau. Mais l’opinion et les mœurs, dans ce temps-là, auraient effacé l’infamie du soufflet et de la main qui l’aurait donné, et on l’eût porté sur sa joue comme une glorieuse balafre. Mais à une époque où le point d’honneur, qui s’obstine, a perdu néanmoins du rayonnement qu’il avait autrefois, et où l’argent, par exemple, cet instrument de toutes les jouissances et de toutes les corruptions, est plus fort que lui et règne en maître, l’amende peut-être, mais l’amende dans des proportions énormes et ruineuses, — car si elles n’étaient pas énormes l’amende ajouterait la vanité du luxe à la vanité du duel, — pourrait avoir l’efficacité si difficile à trouver et que la confiscation n’eut pas, dans un temps où l’exaltation du point d’honneur dominait toutes les autres considérations de la vie Seulement, qu’on y prenne garde ! précisément en raison de l’importance sacrée de l’argent dans nos mœurs actuelles, avides et dépensières, les législateurs, qui sentent le bonheur d’en avoir et qui ont si peur des peines sévères, oseraient-ils jamais se servir de la seule peine laissée maintenant au législateur pour réprimer et pour punir ?… L’auteur du Nouveau Code du Duel a-t-il bien agité ces questions au fond de lui-même avant de le rédiger ? S’est-il bien rendu compte des difficultés inouïes qui cernent le problème du duel ?… Il ne le dit pas ; mais c’est bien probable Aussi, démantelé de tout ce qui faisait la force des législateurs du passé, appartenant, hélas ! à une époque irréligieuse qui ne s’appuie plus sur l’autorité de l’Église, laquelle est péremptoire comme la vérité et a condamné le duel, sans rémission et sans fléchissement, par la voix de son concile de Trente, il a, lui, abandonné comme impossible la suppression du duel, et s’est réfugié dans l’empirisme consolateur de ceux qui voient que l’absolu, en tout, n’appartient qu’à Dieu !

Il n’a donc été qu’un empirique, mais avec les qualités d’observation des empiriques qui savent leur métier. Son Code du Duel est de la médecine expectante appliquée à ce mal du duel qu’il ne pense pas à guérir, mais à diminuer. Ce mal, qu’il étudie, d’ailleurs, n’est pas particulier à la France, et il en donne la nosographie partout où il existe, en Angleterre, en Belgique, en Autriche-Hongrie, en Italie, en Prusse, en Russie, et même en Amérique, où les Européens, dont elle est la fille, l’ont porté. Le remède que l’auteur du Code nouveau emploie contre ce mal du duel, qu’il étudie dans ses développements historiques et dans son état actuel, est aussi général que le mal lui-même. Le livre de Verger de Saint-Thomas, qui n’a point visé à l’extraction du duel, n’est que l’effort courageux d’un excellent esprit pour atténuer les férocités de cette coutume qui fut souvent féroce, et pour diminuer la fatalité des conséquences qu’elle peut avoir. C’est enfin, comme le code du comte de Châteauvillars, dont il invoque parfois l’autorité, un essai de moralisation par une organisation supérieure de cette institution primitivement barbare du duel, qu’il s’agit, pour l’honneur de la civilisation, de civiliser. Toutes les questions relatives au duel et qui le constituent : l’offense, l’appel, la nature des armes, les témoins et leurs devoirs, les différentes espèces de duels, les duels ordinaires et exceptionnels, sont examinées et discutées dans ce livre avec une compétence profonde.

L’idée, du reste, qui plane au-dessus du livre tient dans l’épigraphe d’un des plus importants chapitres. C’est un de ces aperçus, frappés comme une médaille par ce moraliste aigu et mordant d’Alphonse Karr, qui en a gravé ainsi quelques-uns, jetés par lui dans la circulation et qui ne doivent plus jamais en sortir. « Ce ne sont pas les épées et les balles qui tuent, ce sont les témoins. »

Cette phrase à la Montesquieu résume, en effet, tout le livre du comte de Saint-Thomas, et donne l’esprit des lois qu’il a écrites dans son Code du Duel. Verger de Saint-Thomas, qui n’est pas Louis XIV pour imposer sa législation, a ramassé en pièces l’idée de Louis XIV et l’a appliquée, comme il a pu, à une société qui n’a plus les hiérarchies sociales du temps de Louis XIV, et qui est nivelée et rongée par l’égalité et l’individualisme modernes. Il a cherché à reconstituer, avec les témoins de nos duels, le tribunal d’honneur que Louis XIV avait constitué avec les maréchaux de France… Certes ! on tombe rudement de haut, quand on tombe de ces maréchaux et de la fonction dont ils étaient investis par le Roi à l’intervention, sans caractère public et obscurément paternelle, de témoins choisis par les combattants qui se fient à eux ; mais, il faut bien le dire, c’est encore le meilleur moyen de moraliser le duel et d’en prévenir les conséquences désastreuses… Pour mon compte, à moi, j’aime à voir refaire la seule législation qui soit possible sur le duel au xixe siècle, libéral et républicain, avec les miettes de la législation brisée de ce despote de Louis XIV, comme on fait une petite maison avec les débris d’un palais… Mirabeau disait un jour, à propos d’un duel qu’il avait refusé : « J’ai refusé mieux ! » Mais ici, en matière de législation sur le duel, il n’y a pas mieux.

Le colonel Ardant du Picq §

Études sur le Combat.

I §

L’homme qui a écrit ce livre n’est plus vivant, et ce livre même n’est pas achevé. Il a été tué avec l’auteur, mort sous les murs de Metz pendant la dernière guerre, et c’est par son frère qu’ont été publiés ces fragments qui, si l’auteur avait vécu, auraient certainement fait un tout superbe. Seulement, tels que les voilà, ces fragments, ils ont trois ou quatre beautés différentes pour les esprits sensibles à tous les genres de beauté. Il faut les remarquer. Ils tirent l’œil et l’âme. Les Éludes sur le Combat31 sont un livre sur la guerre, c’est-à-dire sur la plus grande chose, et, malgré les Trissotins des congrès de la paix, la plus immortelle qui soit, depuis la création, parmi les hommes ! C’est un livre sur la guerre, écrit par un homme qui s’entendait à la guerre, qui l’avait faite et qui avait pensé sur elle. C’est un livre d’observation mâle et perçante, et, avec la très nette supériorité qu’il atteste, beaucoup plus élevé et beaucoup plus vrai dans son élévation que les idées actuelles, qui, dans la guerre comme partout, d’ailleurs, ne sont plus que le matérialisme envahissant et triomphant sous lequel, dans un temps donné, tout doit immanquablement périr de ce qui est la force et la gloire de la vie !… Ce n’est que des fragments, mais assez finis par un côté pour qu’on devine ce que serait le côté qui n’est pas fini, si la mort de l’auteur ne l’avait pas laissé pendant. Enfin, ces fragments d’une œuvre militaire à travers lesquels l’imagination perçoit un beau livre complet en puissance, sont signés du plus beau nom militaire qu’un homme puisse porter et que la Providence ait pu écrire, comme l’ordre de sa vocation et de sa destinée, sur le front et le cimier d’un soldat !

Et voilà les raisons pour lesquelles je parlerai de ce livre, qui, tout en étant un livre de métier et d’instruction pratique pour les officiers de l’armée française, entre pourtant par l’esprit qui l’anime dans la philosophie du temps ; mais, Dieu merci ! pour la souffleter ! et par sa forme, pour l’honorer, dans la littérature. Je ne sais rien personnellement du colonel Ardant du Picq, sinon qu’il est un colonel, et cela me suffit, tant j’ai de goût pour les colonels ! D’un autre côté, la seconde partie de son ouvrage, qui traite des manœuvres devant l’ennemi, ne peut être discutée et jugée que par un homme de guerre comme lui, — et j’ai le malheur de n’en être pas un, — compétent comme lui en ces matières spéciales. Mais, en fin de compte, tout livre, quel qu’il soit, donne après tout l’esprit d’un homme dans le plus pur de sa substance, à quelque chose qu’il l’ait appliqué, et c’est par l’esprit et la forme qu’il imprime toujours et forcément à la pensée que ce livre appartient à la critique générale telle qu’on s’efforce d’en faire ici… En critique, il ne s’agit jamais que de prendre la mesure d’un homme, et les livres ne servent guères qu’à cela. Dans ses Études sur le Combat, le colonel Ardant du Picq nous apparaît comme un esprit doué tout à la fois de réflexion et d’initiative, et, tour à tour, comme un historien, et, en matière de science et d’art militaire, comme un homme d’idées et un réformateur. Il est historien quand il raconte les batailles de l’antiquité, celle de Cannes et celle de Pharsale, et quand il dit par quels moyens, par quelles manœuvres elles furent gagnées ou perdues ; et il est homme d’idées et réformateur quand il dit par quelles modifications dans les manœuvres on pourra gagner les batailles dans l’avenir ; mais là l’auteur des Études sur le Combat se montre un historien encore. Comme tous les hommes d’idées, et que leurs idées mènent ou entraînent, le colonel Ardant du Picq ne verse jamais dans l’utopie, ce mal ordinaire des penseurs enivrés de leurs propres pensées. Il s’en garde, lui, comme de l’ennemi, et c’est là l’ennemi, en effet !… L’expérience, le passé, les réalités qui en sortent, ces choses éternelles contre lesquelles l’homme, eût-il du génie, n’est pas le plus fort et ne le sera jamais, maintiennent et affermissent davantage dans son équilibre ce ferme esprit, — disons-le à sa gloire ! — encore plus historique qu’il n’est historien.

Car il ne faut pas s’y méprendre, et on s’y méprend tous les jours, il est tel historien — et c’est le plus grand nombre des historiens de l’heure présente — qui n’a pas l’esprit historique, et qui ne touche à l’histoire que pour misérablement la troubler. Historien ? L’est qui veut, sans doute ! C’est une fonction qu’on choisit et qu’on se décerne ; mais, si l’on n’a pas ce que j’appelle « l’esprit historique », c’est une fonction qui se retourne contre celui qui ose la remplir avec des facultés indignes d’elle. Il y a même de très grands écrivains, de très grands artistes, qui emploient leur talent et leur art à fausser l’histoire et à faire d’elle la servante ou d’un système ou d’un parti ; par cela seul se déshonorant de ce qu’ils l’ont déshonorée… Michelet est de ceux-là, par exemple, et la critique peut pleurer sur lui, parce qu’elle sait tout ce qu’en le perdant la vérité y a perdu. C’est qu’en lui, Michelet, comme dans tous les autres, l’esprit historique n’était pas assez fort pour maîtriser et gouverner l’historien. Eh bien, c’est cet esprit-là, — l’esprit historique, — si rare dans ce siècle, où le passé est traité insolemment de vieille barbe et de vieille guitare par des polissons qui auraient méprisé le sénat romain dans sa majesté, comme les Gaulois leurs ancêtres ! c’est cet esprit-là qui ne défaille jamais dans le livre du colonel Ardant du Picq. C’est là ce qui donne à son livre une signification et une portée bien au-dessus de la signification et de la portée qu’il semble viser avec son simple et modeste titre : Études sur le Combat. C’est que le combat, ce n’est pas seulement la bataille ! ce n’est pas seulement le champ limité et physique d’une action où l’on manœuvre pour vaincre ! Le combat, c’est le monde et c’est l’âme du monde, se manifestant dans toutes les sphères de son activité comme dans la sphère de la guerre, et y dominant, à travers toutes les résistances et toutes les luttes, pour les mêmes raisons et par les mêmes moyens ! C’est enfin ce fait immense, sur lequel on n’a pas assez réfléchi, et qui prouve l’universelle et l’absolue supériorité de l’homme de guerre, que même les plus grands politiques, en histoire, c’est encore et toujours les plus grands généraux ! L’homme d’État sans épée n’est jamais qu’un homme d’État de second ou de troisième ordre. Louis XVI, ce pauvre roi qui fait honte à la royauté, ne connut jamais d’épée que le glaive innocent de son sacre ; mais le cardinal de Richelieu, tout prêtre qu’il fût, en avait une, et au siège de la Rochelle il la portait.

II §

Thèse qui se pose d’elle-même, mais impopulaire maintenant, mais inacceptable, et que ne manquera pas de discuter ou de méconnaître tout ce qui a plume, dans un temps d’engins de guerre perfectionnés où tout tremble devant la matière toute-puissante, et où l’idéal, c’est la paix entre les nations désarmées. Le colonel Ardant du Picq ne la pose pas, cette thèse, altièrement, dans ses Études sur le Combat ; mais elle en résulte et elle en sort pour les esprits qui savent déduire. Elle en sort comme le boulet du canon ! L’homme de guerre ne veut être ici que l’homme spécial, le catéchiste du combat. Mais sa manière de comprendre le combattant donne la manière dont il comprend la nature humaine, et qui la comprend comprend tout. Le colonel Ardant du Picq n’est ni un philosophe qui rêve sur elle ni un philanthrope qui en est bêtement épris. Il a toute sa vie trop touché à l’homme ; il l’a trop manié, trop commandé, surtout dans ces terribles moments où, sous la foudre du danger, il se déchire, s’entrouvre et se montre jusqu’aux racines de son être, pour ne pas le connaître à fond et pour ne pas appuyer sur cette connaissance impitoyable de la nature humaine un système de discipline qui doive la rendre héroïque, de lâche qu’elle est ordinairement devant la mort. L’auteur des Études sur le Combat excepte, il est vrai, un très petit nombre d’âmes, nées impassibles comme le bronze, et rares comme des aérolithes, car elles semblent venir directement du ciel ; mais cet homme de batailles, qui a pratiqué les batailles et qui n’est dupe d’aucune poésie faite après coup, ne croit guère aux héros que sous bénéfice d’inventaire, et sous l’action déterminée et décisive d’une discipline qui crée l’énergie et fait d’un homme cette force qu’on appelle un soldat… Observateur aiguisé par toutes les expériences de sa vie, le colonel Ardant du Picq sait que la puissance des armées est toujours en raison, non seulement directe, mais unique, de la puissance de leur discipline, et il le prouve, par tous les témoignages de l’histoire, chez les peuples que la guerre a le plus illustrés. Cette discipline transformatrice de l’homme, qui solidifie la nature humaine devant le danger et la destruction, et met une âme et une volonté à la place des frémissements et des tressaillements de la chair, tous les génies militaires qui ont paru dans le monde et y ont laissé une trace de leur passage, depuis Xénophon jusqu’à César et depuis César jusqu’à Napoléon, ont voulu la réaliser, l’exalter, la pousser jusqu’au plus haut point de perfection, — quelquefois par des moyens atroces. Et l’auteur des Études sur le Combat, en faisant comme eux aujourd’hui, n’invente pas, mais reste dans la tradition inexpugnable de tous ces génies. Seulement, dans un temps où la philosophie émet sur la nature humaine les notions les plus orgueilleusement fausses et la pousse à toutes les indépendances et à toutes les révoltes, et où la philanthropie, à son tour, bave d’attendrissement sur l’homme et sur le bonheur qui lui a toujours manqué, à ce pauvre homme ! cette tradition de tous les génies militaires sur la nécessité de la discipline, retrouvée aujourd’hui dans sa beauté sévère sous la plume du colonel Ardant du Picq, sera considérée, qui sait ? comme un outrage à cette magnifique nature humaine, qui est en train de remplacer Dieu, et, dans un siècle où toutes les législations s’énervent et où l’homme veut échapper à toutes les contraintes, paraîtra peut-être, aux ignorants contempteurs de l’histoire, quelque chose comme un stupide esclavage et comme un radotage affreux de la barbarie du passé !

Et, en effet, je l’ai dit plus haut, mais il faut le répéter à ceux qui ont appelé la guerre et son art du nom avilissant de militarisme pour mieux l’insulter, tout se passe, dans tous les mondes possibles, comme dans le monde de la guerre ; et ce que dit l’auteur des Études sur le Combat de la discipline des armées, on peut le dire de toutes les institutions de l’humanité, — religion, législation, gouvernement et art même, car l’art a ses règles, — qui toutes ont leurs disciplines, ces institutions, ou, pour parler mieux, qui ne sont que des disciplines sans lesquelles l’homme, faible créature, s’abolit, s’efface et se réduit au rien qu’il est, comme disait Bossuet ! Et tout de même que les disciplines de guerre les plus dures sont les mieux entendues et produisent toujours les résultats les plus grands, tout de même les autres disciplines, qui produisent, dans les sociétés comme dans les armées, la solidarité, la cohésion, l’efficacité du commandement et l’ascendant moral, — la seule raison véritable qu’on puisse donner de ce mystère de la victoire, — font les peuples les plus forts et les plus glorieux. Et voilà le soufflet, annoncé au commencement de ce chapitre, que le colonel Ardant du Picq allonge à la philosophie, de Samain experte et militaire ! Le livre qu’il a laissé derrière lui est d’une généralité de portée qui passe bien au-dessus de toutes les spécialités du noble métier qu’il enseigne, et répond, par le démenti le moins cruellement, mais le plus positivement donné, à toutes les idées badaudes et lâches qui règnent actuellement sur le monde dégradé…

III §

Jamais, il faut le reconnaître, homme d’action, et d’action brutale aux yeux de l’universel préjugé, n’a plus magnifiquement glorifié la spiritualité de la guerre que l’intelligent et profond soldat auquel nous avons affaire. À toutes les pages d’un livre qui, achevé, eût été certainement un chef-d’œuvre, il a affirmé cette spiritualité de la guerre comme peut-être elle ne l’avait jamais été. Chose grande encore si elle n’était pas vraie, mais d’autant plus grande qu’elle est vraie ! Quand la mécanique, l’abominable mécanique, s’empare du monde et le broie sous ses bêtes et irrésistibles rouages, quand la science de la guerre a pris des proportions de destruction inconnues, par le fait d’engins nouvellement découverts et perfectionnés qui ne font plus d’elle qu’un épouvantable massacre à distance, voici une tête assez maîtresse de sa pensée, dans ce tapage du monde moderne bouleversé, pour ne pas se laisser opprimer par ces horribles découvertes, qui rendent, à ce qu’il semble, les Frédéric de Prusse et les Napoléon impossibles, et qui dépravent jusqu’au soldat ! Le colonel Ardant du Picq nous dit quelque part qu’il n’a jamais eu une foi entière à ces gros bataillons, auxquels croyaient ces deux grands hommes, qui valaient mieux à eux seuls que les plus gros bataillons… Eh bien, aujourd’hui, cette tête vigoureuse ne croit pas davantage à la force mécanique ou mathématique qui va les supprimer, ces gros bataillons, malgré leur grosseur et leur nombre ! Calculateur et de sang-froid, qui raisonne de la guerre comme de l’âme de l’homme, parce que c’est cette âme qui fait la guerre, l’auteur des Études sur le Combat voit sûrement, comme tout le monde et mieux que tout le monde, un changement profond dans les conditions extérieures de la guerre avec lesquelles il faut compter ; mais les conditions spirituelles dans lequel elle se produit n’ont pas changé, elles ! C’est éternellement l’âme de l’homme élevée à sa plus haute puissance par la discipline, c’est le ciment romain de cette discipline qui fait des hommes d’indestructibles murs ; c’est la cohésion, la solidarité entre les soldats et les chefs, c’est l’ascendant moral dans l’impulsion, qui donne la certitude de vaincre ! « Vaincre, c’est avancer », disait un jour de Maistre, embarrassé devant ce phénomène de la victoire. L’auteur des Études sur le Combat dit plus simplement : « Vaincre, c’est être sûr de vaincre. » C’est enfin l’âme qui gagne les batailles et qui les gagnera toujours, comme elle les a gagnées à toutes les époques du monde… La spiritualité, la moralité de la guerre, n’ont pas bougé depuis ces temps-là. Les mécaniques, les armes de précision, tous les tonnerres inventés par l’homme et ses sciences, ne viendront jamais à bout de cette chose, méprisée pour l’heure, qui s’appelle l’âme humaine, mais que des livres comme celui du colonel Ardant du Picq, s’il y en avait beaucoup, empêcheraient de mépriser. Et devrait-il n’y avoir pas d’autre effet produit par ce livre de tendance sublime, que ce serait comme cela assez utile et assez beau !

Il en aura d’autres, — je n’en doute pas. Mais je n’ai voulu que signaler la sublimité de la tendance dans un livre didactique qui, pour moi, a des ailes comme une poésie céleste, et m’a ravi au-dessus et bien loin des abjections matérialistes de mon temps ! Le livre en lui-même, ce qu’il a de technique, de tactique, de savant et d’indiscutable pour moi qui ne suis pas comme l’auteur un érudit de manœuvres et de champs de bataille, je n’avais pas à m’en occuper ; mais, dans mon ignorance des choses exclusivement militaires, je n’ai pas moins senti, en lisant les démonstrations impérieuses dont il est rempli, la vérité de ces démonstrations, comme on sent la présence du soleil sous le nuage. Cet ascendant moral, qui est tout à la guerre pour en déterminer le succès, selon l’auteur de ces Études sur le Combat, son livre l’a sur le lecteur. Ce commandement qui est comme celui de la vérité elle-même, cette espèce d’ordre qu’on ne peut pas discuter, mais qui impose, venant d’un esprit supérieur en qui on a foi comme dans un chef, a, ici, pour être obéi, la forte accentuation qui pénètre… Le colonel Ardant du Picq n’est pas qu’un écrivain militaire, ayant le style de sa chose à lui. C’est un écrivain dans le sens général, rigoureux, absolu, du mot. Il a la brièveté et la concentration latines. Il retient sa pensée, la ramasse et la bloque toujours dans une phrase serrée comme une cartouche, et, quoi qu’il exprime, son style a la rapidité et la précision de ces armes à longue portée qui empêchent les balles d’être des folles, comme les appelait Souwarow, et qui ont détrôné la baïonnette… L’auteur des Études sur le Combat aurait été partout un écrivain. Il l’est de nature. Il est de la phalange sacrée de ceux qui ont un style à eux…

Cet homme de guerre, mort à la guerre, avait été pris dans toutes ses facultés par le charme de la guerre ; car elle en a un, et pour certains esprits il est immense ! Aussi, même en dehors de ce qui est l’instruction et la discussion, en ces Études où il est plus particulièrement un critique de guerre dans l’antiquité et surtout dans les temps modernes, il a laissé des pages où le penseur a fait équation avec l’écrivain. Ce colonel, à longue vue toujours comme s’il était devant l’ennemi, ne se borne pas aux détails d’un métier qu’il adore et qu’il veut rendre plus puissant par des combinaisons nouvelles. Mais, historien comme je l’ai dit, — historien à esprit historique, — il est allé, un jour, vers la fin des précieux fragments qu’on publie, jusque-là où vont tous les esprits sous la poussée d’un siècle aveugle, et il s’est demandé ce que, par ce temps de démocratie, deviendrait la guerre de demain. Esprit viril et qui ne se laisse pas empaumer par les billevesées contemporaines, il n’a pas craint d’écrire le mot terrible et haï d’aristocratie, de cette aristocratie qui est, selon lui, la force vraie de toute armée. Ici, l’homme de style qu’il est ailleurs a procédé par éclairs, comme l’épée qu’on tire du fourreau ; ce n’est là que des notes, mais quels éclairs ! et comme ils jaillissent ! et comme avec eux on pourrait composer une foudre !

« Une aristocratie — dit-il brusquement — a-t-elle une raison d’être, si elle n’est pas militaire ? Non. L’aristocratie prussienne est militaire, rien que militaire. Elle peut recevoir dans ses rangs des officiers plébéiens, mais à condition qu’ils se laissent absorber… Une aristocratie n’est-elle pas essentiellement orgueilleuse ? Si elle ne l’était pas, elle douterait d’elle-même. L’aristocratie prussienne est donc orgueilleuse ; elle veut la domination par la force, et dominer, toujours plus dominer, est dans ses conditions d’existence.

« On domine par la guerre : il lui faut la guerre (à son heure, soit : ses chefs ont le tact de choisir le moment), et elle veut la guerre ; c’est dans son essence ; c’est une de ses conditions de vie comme aristocratie. Toute nation ayant une aristocratie, une noblesse militaire, est organisée militairement L’officier prussien est officier parfait, comme gentilhomme, comme noble ; par instruction et par examen il est plus capable ; par éducation plus digne. Il est officier et commande par deux motifs ; l’officier français par un seul. La Prusse, avec tous ses voiles masquant la chose, est une organisation militaire conduite par une corporation militaire. Toute nation organisée démocratiquement n’est pas militairement organisée. Elle est vis-à-vis de l’autre en état d’infériorité pour la guerre. Une nation militaire et une nation guerrière sont deux. Le Français est guerrier d’organisation et d’instinct. Il est chaque jour de moins en moins militaire. Il n’y a nulle sécurité pour une société démocratique à être voisine d’une société militaire. Elles sont ennemies nées ; l’une sans cesse menace la juste influence, sinon l’existence de l’autre. Tant que la Prusse ne sera pas démocratique, elle sera une menace pour nous. L’avenir semble appartenir à la démocratie, mais, avant que cet avenir soit atteint par l’Europe, qui dit que la victoire, la domination, n’appartiendra pas un long temps à l’organisation militaire, qui périra ensuite faute d’aliments de vie quand, n’ayant plus d’ennemis extérieurs à vaincre, à surveiller, plus à combattre pour sa domination, elle n’aura plus sa raison d’être. Tout triomphe de la Prusse est un retard pour la démocratie allemande, forcée d’attendre que l’aristocratie périsse, alors seulement que l’orgueil qui est sa force n’aura plus sa raison d’être… »

Voilà ces notes, — ces notes qui closent le livre. Brillent-elles assez ! Ces éclairs hachent-ils !… L’homme qui les a écrites me fait l’effet d’un Montesquieu militaire, qui nous donne axiomatiquement l’Esprit des Lois des armées, comme l’autre nous a donné l’Esprit des Lois des sociétés… Il n’affirme pas, il est vrai, la nécessité des démocraties pour la destruction des armées avec l’aplomb et l’autorité qu’il met à affirmer la discipline pour leur existence et pour leur force ; mais, trempé dans l’atmosphère de son temps, il en admet l’hypothèse. Certes ! je ne crois pas, pour ma part, qu’au fond de son âme et de sa robuste pensée ce grand spiritualiste de la guerre puisse accepter sans trouble que la guerre, qui sort de l’âme de l’homme et qui se fait avec l’âme de l’homme, ne soit pas éternelle comme l’homme et sa race, et qu’un jour elle doive disparaître, comme un fétu dans les airs, sous le souffle omnipotent des démocraties. Mais, en supposant ce qui est en question et ce qui n’en est pas une pour moi, quel intermédiaire entre ce moment lointain et le moment actuel, quel intermédiaire entrevu et funeste les nations vont-elles traverser ?… Il ne l’a pas dit, l’auteur des Études sur le Combat. Mais la tristesse a dû tomber sur ce cœur de soldat, droit et ferme, en le prévoyant !… J’ai compté toutes les beautés de son livre, mais, de toutes, c’est là la plus triste, et la plus triste, pour nous autres hommes, c’est toujours la plus grande beauté !

FIN