Jules Barbey d’Aurevilly

1885

Les œuvres et les hommes : VI. Les critiques, ou les juges jugés

2016
Jules Barbey d’Aurevilly, Les Œuvres et les Hommes : VI. Les Critiques, ou les Juges jugés, Paris, Frinzine et Cie, 1885, II-407 p. Source : Gallica. Graphies modernisées.
Ont participé à cette édition électronique : Kathleen Cherry-Luchel (OCR), Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

À mon illustre ami
le comte Roselly de Lorgues §

[p.I]Permettez-moi, mon cher et noble comte, de vous dédier le sixième volume d’un ouvrage où vous teniez déjà votre place1. En ce livre des Œuvres et des Hommes, j’ai eu le bonheur de parler le premier de votre belle Histoire de Christophe Colomb, ce monument élevé à la gloire du plus grand des hommes, payé du Nouveau Monde, qu’il donna à l’Ancien, par l’ingratitude universelle. Vous seul, parmi les historiens des Deux Mondes, vous avec dissipé, au souffle tout-puissant de votre histoire, les brumes entassées par les plus basses fumées des hommes sur une gloire qu’il n’est pas plus possible d’abolir que d’arracher une étoile du ciel. En nous la faisant voir, celle-là, tout entière, dans son orbe et dans sa splendeur, vous avec partagé ses rayons

Mes rayons, à moi, mon cher comte, ce sont mes amis, je me pare avec orgueil de leur amitié. Comme une femme qui met ses diamants dans ses cheveux, j’ai toujours mis le nom d’un de mes amis à la tête de chaque volume des Œuvres et des Hommes. Je ne pouvais pas, cher comte, oublier le vôtre. Qu’il y soit donc et qu’il m’y protège, et qu’il y fasse briller aux yeux de tous l’affection, le respect et l’admiration profonde que j’ai pour vous et qui sont ma fierté !

Villemain §

I §

Choix d’études sur la littérature contemporaine [I-III].

{p. 1}Dans les derniers temps de sa vie, Villemain, qui était (en date seulement) le premier critique du siècle, a publié un choix d’études sur la littérature contemporaine, et quoique ce choix ressemble à un pêle-mêle et que la plupart des travaux qu’il remet en lumière aient déjà paru, la Critique (ce n’est point la nôtre), qui a tant de fois salué M. Villemain comme un maître, écrivit que ces redites sont un événement. Ce sera même une succession d’événements, car ces rapports annuels de 1846 à 1856, « que les conseils bienveillants de quelques amis des lettres ont engagé l’auteur à réimprimer », comme il nous le dit dans sa préface, ont tous plus ou moins produit leur effet à leur date quand ils furent lus en séance publique d’Académie, — ce genre de solennité dont nous sommes friands {p. 2}encore par un reste de nos anciennes mœurs. Villemain, pour beaucoup d’esprits auxquels il imposa, est une espèce d’archi-chancelier de la littérature française. Et il ne le fut pas seulement par ses fonctions officielles à l’Académie, il le fut de plus par le consentement de cette bonne fille d’Opinion publique, qui a parfois un jour de complaisance sur lequel un homme peut vivre aisément… une éternité.

Tel Villemain. Il a connu ce jour de faveur et de complaisance, et il a su s’éterniser. Quand il ne fut plus jeune (on pourrait même écrire un autre mot), il vécut toujours sur les premiers succès de sa jeunesse et de sa petite jeunesse, comme disait avec tant de grâce M. de Talleyrand. Vous le rappelez-vous ? Ne l’avez-vous pas lu quelque part ? il fut presque un enfant célèbre. La fortune de l’enfant fut naturellement celle de l’homme. Mais l’homme, pour sa part, y a-t-il beaucoup ajouté ?… Les contemporains de Villemain, ceux qui furent les témoins de ses succès d’université, de concours publics, d’académie, de toute cette gloire, charmante mais éphémère comme une aurore, crurent à un petit Pic de la Mirandole retrouvé. Ils se trompaient. Pic de la Mirandole, s’il avait vieilli, n’aurait peut-être été non plus que le secrétaire perpétuel de l’Académie de Florence ; mais il eut la bonne idée de mourir à vingt-quatre ans, et par là de donner à sa mémoire la beauté éternellement verte d’une espérance, tandis que M. Villemain a vécu… et probablement a mieux aimé vivre, car {p. 3}il nous a offert, pendant un demi-siècle, le spectacle de la plus inaltérable et de la plus curieuse prospérité littéraire. Rien n’a troublé ce bel azur. Personne, parmi les plus heureux d’une époque où les réputations étaient faciles, parce que l’amour des lettres, maintenant éteint, jetait sa dernière flamme, ne fut moins discuté et plus aisément accepté que Villemain. Il n’attendit pas sa renommée. Même son fauteuil d’académicien vint vers lui, à toutes roulettes, avec un empressement qui honorait ce fauteuil. De plus forts que lui avaient la peine (la force est faite pour cela, du reste), de porter comme l’orage de leur génie autour de leur nom et de leurs œuvres, lorsqu’il paissait une gloire agréable et tranquille, et, le croira-t-on ? cette agréable gloire, la révolution littéraire de 1830, qui ne l’avait pas faite, l’épargna.

Les Montagnards d’alors n’envoyèrent pas à l’échafaud ce Girondin de la rhétorique, cet esprit de milieu, cet homme de goût (le dernier degré de l’injure… pour eux !), passé classique en sortant de ses classes, et qui continuait (disait-on) de parler la belle langue du dix-septième siècle. Cette position unique vis-à-vis de tout le monde, cette grande estime des arriérés et des novateurs qui se réunissait sur sa tête, Villemain ne la compromit point. Il avait l’esprit d’un chanoine. Il se tint fort coi dans cette gloire qui lui avait si peu coûté, écrivant rarement pour qu’elle ne lui coûtât pas davantage, et aussi pour deux raisons, excellentes toutes deux : la première, c’est qu’au {p. 4}fond il était un esprit sec sous une forme péniblement travaillée, et la seconde parce que se faire rare c’est se faire précieux aux yeux des imbéciles, économisant ainsi son talent pour qu’on le crût immense, et prenant la pose, laquelle n’est pas mauvaise, d’un homme qui, malgré sa richesse, ne peut cependant pas détacher tous les matins un diamant de sa cravate pour nous le donner.

Eh bien, en quatre mots, voilà Villemain· ! Voilà cette vie, qui peut faire rêver, mais qu’après tout on explique. Les œuvres dont elle est ornée ne sont pas d’une telle splendeur qu’elles puissent faire baisser les yeux à toute une génération, suivie de ses petits, car la renommée de Villemain n’a reçu, il faut bien en convenir, aucune atteinte du temps qu’il a vécu. Si on ne se laissait pas démoraliser par cette renommée, si on osait regarder ses œuvres, on verrait bientôt que l’on s’est entendu un peu trop aisément et trop vite pour les trouver de grandeur et de force à honorer la tradition littéraire d’un pays. Nous l’avons déjà dit, mais nous le répétons : Villemain a peu écrit relativement aux années et au loisir d’un homme heureux qui ne fut que littérateur, et qui tira de sa littérature jusqu’à ses fonctions politiques ; et cependant, malgré leur petit nombre, les quelques volumes de critique et d’histoire qu’il a publiés ne justifieront point, par leur valeur, le temps qu’il lui a fallu pour les produire. Il y a des gens qui vous disent, sans se déferrer, — car ils sont ferrés, je le crois ! — que {p. 5}Villemain est un grand improvisateur ; mais c’est là encore un de ces doux mensonges de l’opinion sur le compte de son ancien et bien-aimé baby, une de ces assertions qui ne supportent pas le regard. Laissons l’illusion aux bonnes et aux mères ! Pour tous ceux qui savent ce que c’est que l’organisme d’un style et sa génération dans la pensée, Villemain est un de ces esprits qui travaillent énormément le mot-à-mot de leur phrase et en cherchent longtemps l’effet. On raconte, discrètement il est vrai, qu’il faisait à l’avance des cahiers d’expressions, qu’il emmagasinait sur de petites feuilles des alliances de mots ou des expressions qui l’avaient frappé dans ses lectures, et que, plus tard, il en saupoudrait ce qu’il avait écrit. Ainsi, il aurait eu l’art de placer ses souvenirs et aurait cru avoir des idées. Ses Mélanges littéraires, ses Éloges, ses Histoires, tout ce qu’il a jamais écrit, dépose nettement du soin et de l’effort avec lequel il invente et polit sa phrase ; et il a bien raison, du reste ! Sa phrase étant tout son talent, s’il ne l’avait pas, que lui resterait-il ?… Aurait-il l’aperçu, l’aperçu qui est de rigueur en critique et en histoire, sous peine de tomber dans le gros ou dans le menu des faits ? Aurait-il l’émotion par laquelle on arrive parfois à l’aperçu ? Aurait-il même la science, la science qu’on peut toujours avoir quand on le veut et quand toutes les bibliothèques de France s’en viennent vers vous sur un signe, comme jadis y vint votre fauteuil d’académicien ?… Ses divers ouvrages ont suffisamment répondu. Que nous a-t-il appris sur {p. 6}Cromwell que nous ne sussions ? Son cours sur la Littérature anglaise dépassa-t-il jamais, par la profondeur et le saisissement du sujet, le bout des lèvres d’une causerie ? Les Études sur les Pères de l’Église, si maigres et si superficielles, ne parurent savantes qu’aux ignorants, à ceux-là qui, nombreux alors et qui le sont encore aujourd’hui, n’avaient jamais ouvert ces livres merveilleux où l’Église a versé son génie par la plume de ses Docteurs et de ses Saints. Ce qui prouve, du reste, la triple absence de l’aperçu, de la sensibilité et de la science réelle en Villemain, c’est qu’au meilleur moment de sa jeunesse et de sa force il n’ait cherché dans les Pères et dans l’étude de leurs écrits qu’une raison et qu’un moyen d’enseigner l’éloquence, comme si l’éloquence s’enseignait ! Illusion de nature médiocre ! L’art des mots, réduit à lui-même, a préoccupé tellement, toute sa vie, ce bel esprit frivole, qu’il n’a jamais vu dans la critique et dans l’histoire qu’une occasion de les arranger. Assurément on conçoit Quintilien dans l’antiquité, au sein de ce monde extérieur et sonore où pesait tant la phraséologie romaine, mais dans une société comme la nôtre, où l’âme et la pensée n’ont plus de ressources, d’originalité et de puissance que dans la profondeur de la réflexion ou du naturel, tout Quintilien voulu tombe dans la modiste, et c’est là ce qu’est Villemain, — une modiste de mots ! Or, comme la vie des hommes les plus superficiels a beaucoup plus d’unité qu’on ne croit, Villemain est mort comme il a vécu. Il a, {p. 7}ce rhétoricien d’autrefois, toujours défendu son droit de faire des phrases… et c’est même la seule nouveauté et la seule portée du vieux livre composé avec des centons de dix ans, qu’il ne craignit pas de republier.

II §

Le sens de ce livre est dans la préface, c’est là qu’il faut aller chercher toute la pensée de son auteur. Amour-propre à part, les fragments dont il est bâti n’ont peut-être été réunis qu’en vue de cette préface, exercice d’opposition constitutionnelle à mots courtois, poison qui ne tuera personne et qui est servi à plats couverts. On y trouve, sous les ambages d’une prudence sénile, les passions de l’universitaire et de l’académicien, car nous avons des passions l’Académie !… Si, pour son malheur, et très souvent pour notre ennui, l’Académie ne s’était pas aujourd’hui volontairement placée au-dessous des visées qu’eut pour elle le grand Cardinal, il faudrait la mettre au régime des avertissements salutaires ; mais le plomb de ses taquineries les submerge. La pesanteur n’a pas de vogue en France, où la malice fut toujours une chose fine, hardie et légère. Villemain, si disert, du moins de renommée, n’a guère donné de vif et de montant aux petites rancunes et aux petites afflictions {p. 8}de la maison dont il fait partie : il est émoussé et il est triste. Laissons le bric-à-brac littéraire qui se cogne et retentit dans ses rapports de secrétaire d’académie ; laissons les airs de connaisseur qu’il doit à sa fonction officielle, et demandons-nous nettement ce qu’il veut quand, à propos de Prix, il construit des phrases de cet amphigouri, transparent pourtant : « Évidemment, — dit-il, — aux fortes études d’antiquités, de philosophie et d’histoire, fut toujours liée la maturité (une maturité liée, par parenthèse, n’est pas excessivement académique), et elle n’aurait de déclin nécessaire que par l’oubli de ce qui a fait sa force. C’était un abus de langage d’appliquer à une nation dont la vie se compose de jeunesses successives (peste ! c’est mieux que le progrès !), cette gradation inflexible de l’âge mûr, de la vieillesse et de la caducité qu’on remarque dans l’homme. Un peuple ne dépérit pas ainsi… S’il prévient, au contraire, la décadence par le travail continu des esprits, par le sentiment élevé du devoir, par quelque grandeur dans la vie publique, il ne subit pas la loi du temps et il peut compter indéfiniment sur de nouveaux âges virils. » Villemain, évidemment, a trop l’expérience de la vie pour croire à cette plaisanterie de jeunesses successives. Il sait, s’il a compris l’histoire, que l’expérience des nations ne se compose que de bâtardises ou de légitimités successives, rachitiques et dégénérées. Mais toute cette phrase ambitieuse et menteuse n’a été dressée à grand’peine sur son brodequin de Muse, que pour introduire adroitement le {p. 9}petit mot de grandeur dans ία vie publique. Là est l’intention… et c’est toujours la même histoire ! Depuis le serpent d’Ève (l’orateur d’alors), le plus rusé et le plus insidieux des animaux c’est toujours l’orateur.

Et l’orateur parlant pour lui-même, pro aris et focis, car, ne nous y trompons pas, c’est pour lui que Villemain veut de la grandeur dans la vie publique ! c’est lui qui se croit menacé dans la personne de la littérature, parce qu’au rebours d’exorbitantes prétentions trop longtemps soutenues, la littérature n’est plus considérée maintenant comme la première des forces sociales ! Il croit, avec juste raison, que le règne se passe de ceux-là qui, depuis trente ans, débitaient de la rhétorique sur toutes choses, et qu’après la tribune qu’on leur a brisée sous le pied on pourrait bien descendre, au moins d’un degré, la chaire qui leur reste… et voilà le secret de ces plaintes de Josse en déconfiture, que l’on nous soupire aujourd’hui sur le chalumeau d’une fausse nationalité. « La France. — nous dit Villemain — n’entend pas déchoir du rang éminent où l’intelligence l’a mise en Europe. » Mais qui pense à faire déchoir le pays des vainqueurs de Sébastopol ? Et cette intelligence de la France qui ne bavarde pas, mais qui travaille, et qui, au jour des périls et de l’action, fait rentrer dans le ventre des rhéteurs leurs sophismes dangereux et leurs inutiles élégances, cette intelligence, à qui la devons-nous et qui l’a créée ?… Est-ce Villemain et son enseignement ?… Quelle perspective ou quel fantôme a donc altéré la grasse paix de {p. 10}cet universitaire, qui n’avait peut-être eu jamais de souci et d’anxiété dans sa vie, si ce n’est le jour où le baron d’Echstein, ce terrible savant qui n’a pas lu les Pères de l’Église seulement pour faire la classe à des conscrits intellectuels, lui défendit, au nom du sérieux de l’histoire (telle du moins se raconte l’anecdote), de toucher à ce grand sujet du pontificat de Grégoire VII que les journaux avaient annoncé, et qui, effectivement, n’a paru qu’après la mort du baron d’Echstein. Si, de l’adjonction des capacités qu’il regrette, « on en est venu — dit Villemain — à ce qui lui ressemble le moins, le suffrage universel (nous croyons, nous, que c’est ce qui lui ressemble le plus), est-ce une raison pour ne plus souffrir dans le pays un degré supérieur, une aristocratie d’études destinée surtout à la classe aisée, et promettant, par l’habile emploi des premières années de la jeunesse, une recrue certaine d’esprits cultivés ? » Évidemment, si l’on comprend bien, c’est toujours là le gouvernement des classes moyennes, baptisé par Guizot et transporté dans l’instruction publique ; c’est toujours ce gouvernement des Montmorency de la bouteille à l’encre et des Bayards de la leçon d’une heure, qu’il faut reconstituer à tout prix et en vue duquel on demande plaintivement aujourd’hui, mais sans modification d’aucune sorte, le maintien de l’état de choses qui nous a régis tant d’années, sans nous conduire et sans nous diriger. Ici, l’Arthémise inquiète de l’Université mêle ses pleurs à ceux de l’Arthémise {p. 11}parlementaire désolée, au sein de cette pauvre Académie, devenue l’asile de toutes les afflictions contemporaines. Nous avons appelé cela de l’opposition constitutionnelle, mais c’est plutôt de l’opposition lacrymatoire. Dans tous les cas, plus poussive qu’ardente, plus mélancolique que redoutable, sa tristesse ne peut en donner. Quand, autrefois, madame de Staël faisait de l’opposition à un grand homme, elle en faisait de plus virile. Mais parce que l’Académie a des passions de femme qui boude contre un pouvoir qu’elle devrait respecter, et parce qu’elle s’imagine que le pavillon Mazarin est aussi inviolable que le château de Coppet, elle n’est pas pour cela madame de Staël,

III §

Et Villemain vient de le prouver pour sa part, — pour son quarantième de talent et de flamme inspirée. Il est au contraire impossible d’être plus lui-même qu’il ne l’est dans son livre, et plus, en même temps, la voix de ce groupe d’ombres égyptiennes qui se lamentent entre elles, enveloppées dans leurs bandelettes écrites et solennellement immobilisées dans la grimace de leur chagrin. Cette préface, sur laquelle on a tant compté, n’a pas été tracée, en effet, par une main vivante. On y sent la sécheresse et le froid du podridero d’où elle est sortie, de {p. 12}cette catacombe qui n’a pas même la majesté silencieuse des pourrissoirs de l’Escurial. Quant au livre attaché à cette préface, chiche de tout point, nul en religion, pauvre en philosophie, vide enfin, ce choix d’études, dont l’arrière-prétention est de se poser comme l’expression photographique de l’esprit moderne, n’est qu’un babillage littéraire, dénué profondément de charme. Excepté l’article sur le Milton de Chateaubriand, d’un renseignement assez agréable et luisant de plusieurs mots heureux, vous n’avez plus que l’ennui navrant et mortel d’appréciations sans saveur de livres sans saveur, comme l’Histoire littéraire de Nettement ou les élucubrations politiques de MM. de Broglie et de Rémusat.

Assurément, dans tout état de cause et dans tout autre moment nous n’aurions pas demandé à Villemain de la critique. Pour en faire, il faut un sens profond, métaphysique et rare. La Critique s’exerce en vertu d’une théorie morale plus haute quelle. Elle n’est point, comme celle de tant de gens, la bâtarde de l’esprit, née de ses jouissances et de ses manières de sentir. C’est la fille légitime de l’intelligence savante et réglée, et, dans une société chrétienne et française, elle a pour blason la croix, la balance et le glaive. Certes, nous ne pouvions pas demander une si grande chose à Villemain, mais, nous le lui dirions à lui-même, nous le croyions réservé à une moins triste fin que cette extinction de son ancien talent dans la littérature fusionniste et les fautes {p. 13}de français ! Ceux qui, depuis trente ans, l’invoquent comme un classique, ne se doutent guère des incorrections dont fourmille le livre qu’on republie aujourd’hui. Croiront-ils que cette modiste de style pour le style a des phrases attifées comme celles-ci :

« L’inexpérience et le faux zèle ont pu vouloir changer tout cela, mais le changement lui-même était un essai qui ne saurait durer longtemps. — Un souffle d’Athènes pouvait encore animer en la réglant (un souffle qui règle !) notre liberté théâtrale. — Ces résultats déjà connus d’une méthode divergente et confuse, qui étourdit l’esprit au lieu de le former et le rend inappliqué sur plusieurs points au lieu de le fixer utilement sur un seul, nous est un garant d’un retour prochain à la vérité dans une question… » La phrase est si longue qu’on l’abrège. En effet, lorsque la faute de grammaire ou d’intelligibilité n’est pas dans la langue de Villemain ; quand il a le hasard d’une pureté dont il semble avoir la recherche, il traîne toujours je ne sais quelle glaise visqueuse autour de sa pensée, et il nous empêtre dans des phrases de ce terne et de cette lourdeur : « La pensée toute française — dit-il au commencement d’un de ses rapports — qui, pour susciter d’éloquents travaux sur notre histoire, a réservé au talent une sorte de majorat annuellement électif, reçoit de nouveau la destination que lui avait indiquée dès les premiers jours le suffrage public. »

On n’a jamais attendu en se travaillant davantage {p. 14}une éloquence qui ne veut pas venir ! Quelquefois Mirabeau, perplexe et pesant, mâchait de la laine dans sa gueule de lion avant de trouver le sang de l’idée ou du sentiment qu’il allait tout à l’heure faire jaillir ; mais la laine des phrases de Villemain lui reste dans les dents, et le rhéteur en meurt étouffé.

Encore une fois, c’est là une triste fin. Le commencement paraît splendide ; le milieu brille encore des reflets d’une aurore évanouie, de ces reflets qui ne sont plus dans le ciel mais dont on garde longtemps l’impression dans les yeux ; puis vient la fin grise, déteinte, obscure : telle est l’histoire de Villemain. Il n’a pas eu le midi de sa matinée. Il n’a pas eu le soir de son jour. Son cercueil d’enfant aurait été plus vaste que son cercueil de vieillard ; mais la place littéraire de l’homme, que sera-t-elle, quand la postérité, pour laquelle il n’est pas d’enfance et qui ne se soucie que des hommes faits, aura oublié en le lisant l’enfant célèbre et trop gâté pour n’avoir pas un peu noué l’homme ? Voilà la question qui reste entière. L’avenir la résoudra, mais nous pouvons la préjuger. Rhéteur et bel esprit à force de mémoire, mais au fond trop dépourvu de ressources et de vigueur pour avoir été un sophiste, ce Gorgias manqué de notre temps passera dans l’histoire comme cette foule de beaux esprits dont les noms fatiguent, le regard sans l’intéresser. À tort ou à raison, il aura décoré son époque et il sera tombé avec elle. Pour nous, qui le coudoyons aujourd’hui dans la littérature, nous {p. 15}pouvons prendre sa hauteur de talent et en déterminer le caractère. Mais qu’est-ce que cela importera à nos neveux ? Villemain ne peut intéresser que ses contemporains. Si, pour le peindre exactement d’un mot, il fallait, le comparer à l’un d’eux, nous dirions qu’il est le Jules Janin de l’Université et de l’Académie ; et encore un Janin sérieux et guindé, par conséquent bien moins artiste à sa façon que Jules Janin ne l’est à la sienne. Comme Janin, Villemain n’a jamais mis l’effort de sa pensée que dans les artifices et les combinaisons du langage. Mais, du moins, dans le style de Janin on sent un écrivain qui aime la langue avec ses entrailles. Il a de l’Érigone ivre dans la manière ; mais l’Érigone sait se renverser sur son thyrse et rejeter, avec un geste délicieusement ivre, la coupe à laquelle elle a bu par-dessus son épaule rougie, tandis que Villemain n’a ni thyrse, ni coupe, ni feu de bacchante dans la veine. Il garde toujours son sang-froid, et nous ne voyons pas ce que son talent gagne à cette inerte solidité. Gens de forme littéraire tous les deux, l’un est une sensibilité, l’autre n’est qu’une mémoire. Artistes en mots, et, puisque nous avons écrit ce mot-là, modistes de phrases, l’un est la modiste pur sang, l’autre n’est que l’industrielle. Allez ! si l’Académie avait, plus tard, remis au concours l’éloge de Montaigne et que Janin eût concouru, ce n’est plus Villemain qui aurait eu le prix.

IV §

Essai sur Pindare [IV-IX].

Ce fut dans les derniers temps de sa vie que Villemain publia un Essai sur Pindare, qui, sous sa plume de scoliaste, devint un énorme livre de six cents pages. Singulier essai, par un homme qui devait savoir par état la valeur des termes qu’il employait, et dont le talent n’était pas d’ailleurs à l’âge timide où l’on essaye ! Un essai, c’est comme un prélude. C’est, dans l’intérêt d’un dégourdissement de facultés quelconques, l’attaque d’un sujet faite par une main audacieuse ou prudente, mais toujours rapide, car qui s’appesantit sur un sujet ne l’essaie plus.

Tenté par le sujet de Pindare, auquel il a rattaché la question de la poésie lyrique chez tous les peuples, Villemain, qui a manqué cette svelte chose qu’on appelle un essai en littérature, l’aura-t-il manquée glorieusement parce qu’il a fait davantage, parce que, de renseignement, de doctrine et d’aperçu, il nous aura donné un livre à fond, un traité complet sur Pindare et la poésie lyrique ?… Aux mains de cet habile homme, emporté par sa verve, le prélude sera-t-il devenu un concert et l’essai une œuvre accomplie ?… Casanova — si j’ai bonne mémoire — dit quelque part, en parlant de {p. 17}son adresse au pistolet, « qu’il ne mettrait pas dans· une porte cochère ». Eh bien ! ce vaste essai, ouvert à deux battants sur Pindare, me rappelle cette porte cochère dans laquelle Casanova ne mettait pas.

Et, en effet, Villemain n’y a rien mis non plus. Rien de neuf, du moins ; rien que des choses connues, dites déjà et mieux dites, même par lui. Cependant un livre pareil, un livre sur Pindare, semblait l’occasion d’un vrai chant du cygne pour une critique en train de mourir et qui devait s’y résigner. C’était l’occasion d’une belle inspiration dernière pour Villemain, cet humaniste émérite parfumé de grec depuis son enfance, plus sensible à ce grec, s’il ne le savait pas mieux, car nos souvenirs, même littéraires, nos plus pâles fleurs de rhétorique sont comme les autres fleurs et donnent un parfum plus fort-vers le soir.

V §

Pindare ! Ne touche pas qui veut à Pindare ! Pindare, dont on peut comprendre la lettre, mais dont l’esprit évaporé sous le souffle des siècles rend la gloire incompréhensible, est presque un sujet vierge en littérature Longin et Boileau l’ont touché, mais le peu qu’ils en ont dit, ces porte-respects formidables, a suffi pour {p. 18}empêcher la petite critique familière de l’approcher ; et il est resté, ce fameux Pindare, sans traduction intégrale ou convenable, sous le balustre de son texte : mystérieux, fermé, mais n’ayant plus la vie, — absolument comme un tombeau, Certes, pour qui y voit la vie encore, il n’est rien de plus attirant que ce sépulcre fermé de Pindare, qu’il s’agit d’ouvrir pour nous montrer qu’il est plein de choses immortelles et que la Gloire n’a pas menti ! Pour mon compte, je ne connais pas de difficulté plus grande que celle-là, et qui soit par conséquent plus digne d’occuper l’esprit d’un scoliaste érudit, sagace et fécond, comme Villemain a passé pour l’être — environ quarante ans. Seulement, — le livre que voici l’atteste ! — la difficulté a été plus forte que l’esprit auquel elle a eu affaire, et Pindare, en tant qu’on veuille, le faire revivre, à l’honneur d’une Académie, n’est pas encore, de cette fois-ci, ressuscité !

VI §

C’est effectivement à propos d’une traduction de Pindare, mise au concours par l’Académie française, que Villemain s’est donné la peine d’écrire à l’avance ce commentaire encourageant pour une traduction qui manque encore. Rien de plus naturel, du reste, que l’admiration {p. 19}de Villemain pour Pindare, un des poètes les mieux faits pour plaire à toutes les Académies de la terre et à leurs secrétaires perpétuels. À part, en effet, quelques mots plus profondément jaillis que les autres à travers un langage très artistement composé, Pindare est un poète essentiellement de convention, comme le sont les Académies. Cet homme, qui chantait les lauréats olympiques, était lui-même une nature de lauréat. Il fut, à quelque mille ans de distance, un Robert Southey, — le Robert Southey du roi Hiéron. C’était un poète de mœurs locales très restreintes, très grec, très thébain, et, quand il n’était pas thébain, très syracusain dans le grec. Tour à tour courtisan et presque hiératique, chanteur de temple ou de palais, il était quelque chose d’aussi particulier, à sa manière, qu’un héraut d’armes au Moyen Âge, et, dans ces derniers temps, qu’un premier violon de chapelle, comme l’a dit Voltaire, le maître de Villemain, et qui ce jour-là n’a pas, après tout, dit si mal ; car il a fait sentir d’un tel mot ce qu’il y a de local et de particulier dans Pindare.

Impossible à nier, cette particularité dans le génie de Pindare peut seule expliquer ce que j’ose appeler la mort de ses œuvres, que les traductions les mieux faites et la connaissance plus profonde et plus répandue de la langue grecque ne parviendront pas à ranimer, Il faut en prendre son parti : Pindare, malgré des qualités nettement supérieures, est un poète dont le sens intime est perdu. Il ne relève plus que des linguistes et des archéologues, et n’a de saveur appréciable que pour quelques {p. 20}dégustateurs littéraires qui démêlent, comme certains chimistes, la présence d’un arôme que le temps n’a pas encore entièrement rongé dans une liqueur vieille de plusieurs siècles. L’inspiration du poète thébain n’est plus qu’une lettre morte, d’un fini vraiment grec ; mais elle est finie dans un autre sens : elle est finie comme tout ce qui ne fut que grec, comme tout ce qui ne s’appuie point à la grande nature humaine, la seule chose qui ne périsse pas !

Et j’irai plus loin. La statuaire, cet art suprême des Anciens, avec sa nudité impassible et ses impudiques perfections, réprouvées par toute société spirituelle, est moins morte que la poésie de Pindare ; car la statuaire c’est de la nature humaine prise, il est vrai, et divinisée par son côté inférieur, mais c’est de la nature humaine, tandis qu’il n’y a plus que du convenu et de l’officiel dans les vers mythologiques de Pindare en l’honneur, qu’on me passe le mot, de boxeurs ou de basques grecs. Villemain, qui s’est fait grec le plus qu’il a pu pour admirer sans honte cette vaine poésie qui ne parle pas plus à notre pensée qu’à nos cœurs, prétend que de toute cette poussière, mêlée de sueur, foulée par la muse de Pindare, sortirent tous ces héros, beaux comme des demi-dieux, qui sauvèrent la Grèce et suivirent en Asie Alexandre. Mais cela fût-il vrai, ce qui est douteux, qu’importerait une école militaire détruite, qui faisait de l’âme avec des muscles, à nous qui avons des canons rayés et l’âme chrétienne ? La poésie de Pindare a crevé avec le dernier athlète. Pour la goûter, c’est aux athlètes qu’il faudrait {p. 21}revenir, et encore ! Je doute que le Club des Boxeurs de Londres fût très sensible aux vers de Pindare. Quitte à ne pas être entendus partout, je m’imagine qu’on y préférerait ceux de Byron, de Byron l’ami de Jackson pourtant, de Byron qui cultivait l’art de la boxe, mais qui était un trop grand poète pour la chanter !

Mais le scoliaste Villemain n’a pas voulu voir tout cela. C’est un olympique. Cet oubli tombé sur l’œuvre de Pindare, cet oubli qui lui fait demander aujourd’hui à toute la France la charité d’une traduction, dans les trente-neuf chapeaux de ses confrères d’Académie ajoutés au sien, il ne s’en explique pas la cause. Il ne cherche pas même à se l’expliquer. Il a de l’humeur contre les traductions, naïvement calomniatrices, de Pindare au xviie siècle, et il a raison d’en avoir, car elles manquent de la couleur grecque, de l’accent indigène, qui sont tout Pindare. On ne comprenait pas alors ces deux choses qu’on a comprises plus tard et que Massieu et Fraguier n’avaient pas, ces Judas benêts de traduction ! Boileau, lui, les eut davantage, mais Boileau a mieux fait que de traduire Pindare : il l’a jugé. Il lui accorde ce qu’il a, des qualités de poésie extérieure, l’harmonie et surtout le nombre, mais, malgré le prestige d’Ancien que Pindare devait exercer sur le contempteur de Perrault, le critique du xviie siècle, dont le goût ferme est une lumière qui ne vacille jamais, ne voit pas dans Pindare le poète colossal que voit Villemain dans ce Grec évidé et sonore, dont se détourna si naturellement le {p. 22}génie de Racine, grec pourtant aussi par tant de côtés, mais qu’on ne prenait pas seulement avec des sons ! Ni cette indifférence de Racine pour Pindare, ni le grand creux que trouvait Bossuet dans toutes les poésies grecques n’ont averti Villemain, et, le croira-t-on ? c’est précisément à Bossuet, au biblique et à l’homérique Bossuet, c’est-à-dire à un grand écrivain de nature humaine, qu’il ose comparer ce Pindare qui, hors de son rythme et de son haillon de couleur locale, disparaît et n’existe plus.

Et jamais comparaison ne fut moins justifiée. Elle ne l’est ni par les raisons que Villemain nous en donne, ni par les échantillons de Pindare qu’il ajoute à ces raisons, comme preuve à l’appui. Ces traductions choisies, mais qui sont faites avec la fidélité de l’expression, le respect du tour, la conservation pieuse de la couleur, auraient dû dégriser à ce qu’il semble Villemain de cette admiration démesurée pour Pindare, étonnante chez lui comme une ivresse si elle ne s’expliquait par quelque chose qui explique tout, — l’analogie de nature entre le critique et le poète, proportion gardée entre la force de l’un et de l’autre. Pindare, en effet, n’est qu’un poète de rhétorique pure, qui a trouvé dans Villemain un critique de rhétorique, d’une rhétorique aussi complète que la sienne ; et le rhéteur en prose, qui s’est cru ému ou qui a voulu faire croire qu’il l’était, a rendu hommage, comme il le devait du reste, à son prince, le rhéteur en vers.

VII §

Ainsi, voilà toute l’histoire de ce gros volume de Villemain sur Pindare : rhétorique, rhétorique, rien de plus ! Villemain a fini sa vie comme il l’a commencée, en faisant de la rhétorique qu’il croit de la littérature. Tout le monde le pense, personne ne l’a dit ; mais la Critique est tenue de l’écrire. Villemain est un rhéteur, une chose d’origine grecque, mais devenue diablement française. Seulement, il est bien ingénieux, disent les uns ; il est bien éloquent, disent les autres. Les uns et les autres amateurs du vent qu’on module, car qu’est-ce que l’ingéniosité sans idées et l’éloquence sans entrailles, sinon des études sur le vide, du vent chassé ou comprimé plus ou moins bien ? Ce vent de la parole dont Villemain a joué toute sa vie, il en joue aujourd’hui pindariquement pour Pindare ; mais une vue réelle, un mot profond, une pensée qui attire une autre pensée, voilà ce qu’en six cents mortelles pages nous défions de trouver une fois. Ces six cents pages ne sont pas même le tour de force sur le vent que nous attendions d’un si grand artiste en vide que Villemain ; car, au bout de quelques haleines, il clôt, épuisé, la dissertation sur Pindare, et se met à pourchasser la poésie lyrique partout où elle s’est montrée {p. 24}dans la littérature des peuples, afin de nous prouver (dit-il) qu’elle fut toujours en harmonie avec l’élévation morale et religieuse des nations !

C’est là la seconde prétention du livre de Villemain, et je la croirais plus aisée à justifier que celle de la supériorité absolue de Pindare ; mais cette thèse imposante, à la condition qu’elle fût tirée du lieu commun, Villemain ne la discute point. Il ne sait pas même la poser. Pour lui, cela est trop évident, l’important n’est pas, comme il devrait être, de déterminer souverainement et une fois pour toutes, avant d’arriver à ce genre de poésie qui s’appelle la poésie lyrique, l’influence de la moralité sur la pensée, et des idées religieuses, ou pour mieux dire d’une religion vraie, sur la moralité humaine. Deux grandes questions de critique qu’un jour il faudra bien résoudre, quoique les pusillanimes de ce temps n’osent y toucher, de peur de ne plus avoir ά se trouver de talent.

Non, pour Villemain, l’important n’est pas là ! Sceptique en tout, même en littérature, moitié de voltairien et de chrétien, mais de chrétien protestant, y a-t-il pour lui une religion et une morale, je ne dis pas en rhétorique, mais en réalité ? Homme de mots, qui vit par les mots et pour eux, a-t-il jamais senti la nécessité de ces notions premières, qu’il écrit aujourd’hui à la tête d’un nouvel ouvrage — comme il écrit tout — pour obtenir un effet de phrase ou un effet de lecture ? et pour lui, enfin, malgré l’emploi et le choix des mots, y a-t-il une autre idée au {p. 25}fond de son livre que celle de nous égruger ses lectures et de se balancer à l’escarpolette éternelle de sa phraséologie accoutumée ?…

Eh bien ! non, il n’y en a pas, car on ne change pas de nature avec le sujet de ses livres. Dans cette partie du livre de Villemain qui concerne la poésie lyrique, tout autant que dans celle qui regarde Pindare, Villemain est l’homme de toute sa vie, de son organisation, et, il faut bien le dire, de quarante ans de succès, car Villemain a trempé dans le succès. Depuis quarante ans, il est une de ses plus vieilles et de ses plus tranquilles compotes, et c’est un spectacle curieux offert par le temps, un spectacle triste ou gai, comme vous voudrez le prendre, mais curieux, que cette gloire facile, indiscutée, faite tout de suite et conservée à un homme qui n’a en lui pourtant, pour tout talent, que les feuilles du dictionnaire et une espèce d’art dans la manière de les tourner ! Le livre actuel de Villemain est donc à peu près tout ce qu’il doit être. C’est toujours ce dictionnaire d’où il tombe, dans un certain ordre, des mots avec lesquels on fait du style et on joue la pensée, ce qui ravit les sots de voir qu’on peut se passer d’elle !

VIII §

{p. 26}J’ai dit que, pour Villemain, la grosse question était de nous égruger ses lectures, et, de fait, jamais cours public fait par cet ancien professeur ne nous a offert le nombre de citations, de traductions et de souvenirs que nous offre aujourd’hui cet essai sur Pindare, qui est un essai sur bien d’autres. En soi, cette espèce de revue et de panorama littéraire a son intérêt, mais ce n’est pas l’intérêt élevé, profond et harmonieux d’un livre ; c’est plutôt l’intérêt dénoué, lâché, trop coulant peut-être, d’une de ces causeries qu’à une certaine heure de sa vie l’homme, hélas ! ne sait plus gouverner… Causerie donc, ou, pour mieux dire encore, notes prises en vue d’un cours qui ne fut jamais fait, et dont le professeur se débarrasse en les étiquetant d’Essai sur Pindare et la poésie lyrique, quand il aurait pu tout aussi bien les décorer de tout autre nom. C’est d’abord la poésie grecque d’avant et d’après Pindare, puis la poésie à Rome païenne, puis à Rome chrétienne, puis au Moyen Âge, et enfin dans le monde moderne. À voir seulement les têtes de chapitre, on dirait une savante, immense et majestueuse histoire ; mais en pénétrant dans chaque biographie qui en est l’objet, on se démontre facilement à soi-même combien ces notules, ramassées au courant d’une lecture {p. 27}de dilettante, sont superficielles et vulgaires, et on se dit que l’histoire littéraire ne s’écrit pas à si bon marché. En effet, à part les principes qu’il n’a point et en restant dans l’ordre abaissé des impressions personnelles, Villemain ne sait résoudre aucune des questions de critique qui se rencontrent sur son passage, et même sur celles-là qu’une érudition plus forte que la sienne a le plus discutées, l’existence d’Homère, par exemple, la moralité de Sapho, l’authenticité des Orphées, etc., etc., la décision de Villemain ne dépasse pas le doute, et il rappelle à l’esprit le mot de Goethe, que nous ne nous lasserons jamais de citer à ces sceptiques, qui devraient être les trappistes de la pensée, car qui doute n’a pas le droit d’enseigner et même de parler : « J’ai bien assez d’opinions douteuses en moi sans que vous y ajoutiez encore ! »

Villemain n’a même pas le courage des négations qu’il sous-entend. Ainsi, quand il a la bonté de constater dans les Prophètes le plus beau lyrisme qui ait jamais brillé sur la terre, il l’impute à l’amour de la patrie, à la pureté des mœurs, à la pratique des vertus les plus hautes, mais il se tait sur l’inspiration divine. À ses yeux, les Prophètes ne sont guère que des hommes parfaitement élevés. Opinion risible ! et c’est ainsi que, sans conviction et sans idées, il est entraîné par le courant du sophisme contemporain qui veut humaniser les êtres surnaturels dans l’histoire, pendant que la philosophie tend à diviniser les hommes.

IX §

Nous avons à peu près tout dit sur le Pindare de Villemain. C’est un livre qui, grâce à la renommée de son auteur, est bien heureux d’avoir sa place dans la publicité, car, s’il ne l’avait point, il ne se la ferait pas… Il est écrit comme Villemain sait écrire, de cette longue phrase cicéronienne, moins pure que l’antique et que Villemain émaille de ces prosopopées (ô Racine ! ô Bossuet !) aimées de Rousseau le rhéteur, mais qui, au moins, lui, avait quelque chose par-dessous sa rhétorique. Pour Villemain, il n’y a rien sous la sienne, et c’est là sa gloire. C’est la rhétorique même.

Nous l’avons vu, ce n’est pas la pensée, ce n’est point l’émotion, ce n’est pas la littérature : c’est la rhétorique… Mais en France, cela suffit. En France, ce pays positif, vous ne savez pas à quel point on l’aime ! La rhétorique a fait toute la vie de Villemain et elle n’est pas près de la défaire. Vous verrez qu’à propos de ce commentaire sur Pindare, écrit par un homme dont le seul mérite net et vrai fut de savoir bien le latin dans son temps, il est des gens qui parleront encore longtemps de la gloire de collège de Villemain ; et ils auront raison, car cette gloire a fait son heureuse position dans les lettres, et tous les livres qu’il a écrits depuis n’y ont pas beaucoup ajouté.

X §

La Tribune moderne [X-XII].

{p. 29}La Tribune moderne est un livre posthume de Villemain, que Mlle Geneviève Villemain, sa fille, a édité. Mlle Geneviève est l’Antigone de ce livre attardé de son père et qui soutient ses pas tremblants devant la postérité : car ils y vont trembler un peu… Elle n’a pas voulu que ce livre fût perdu, et elle l’a publié en y ajoutant deux mots d’avertissement d’une simplicité que je me plais à reconnaître, d’autant plus qu’elle était pour moi très inattendue. Cette fille d’académicien, et d’un académicien qui a passé sa longue vie à faire des éloges académiques, ne sent nullement dans cette préface son origine, et elle n’a point académisé sur son père. C’était là une bonne occasion pourtant de prouver qu’elle avait de l’encre dans les veines… Élevée probablement pour être un bas-bleu, elle ne nous a pas montré le moindre bout de l’odieuse chaussette, et elle s’est contentée de nous dire ce qu’est le livre de son père, avec la simplicité de monsieur Jourdain demandant à Nicole ses pantoufles…

À rigoureusement parler, ce livre de la Tribune moderne n’est pas un livre, mais le projet d’un livre interrompu et dont on a réuni les fragments qui ont été achevés. Villemain, le professeur qui de sa chaire (c’est l’atrium) {p. 30}avait passé à la tribune, regrettait cette tribune, si chère aux bavards politiques, que l’Empire avait supprimée pour mourir de cette même tribune qu’il avait si imprudemment rétablie ; Villemain qui, comme Montalembert, en avait la nostalgie et souffrait d’une hypertrophie de paroles, s’était dit que s’il n’y avait plus de tribune où il pût monter, il en ferait au moins l’histoire. Le professeur d’art oratoire, le rhéteur, l’ancien ministre du Juste Milieu qu’avait été quelques instants Villemain, trouvaient leur compte à cela… Seulement, il aurait fallu un esprit plus puissant que celui de Villemain pour mener à bien pareille œuvre. Son esprit, sans unité et sans métaphysique, était radicalement incapable de la moindre synthèse et de la moindre critique vue de haut. Aussi, au lieu de nous écrire une histoire, il nous écrivit des histoires. Il versa dans les biographies. Son livre d’aujourd’hui se compose de ces biographies décousues, qu’aucun lien ne rassemble et qu’aucun principe ne domine. Ce livre, qui ose s’appeler La Tribune moderne, n’est l’histoire, en somme, que de quelques tribuns, triés sur le volet par le goût individuel de Villemain et ses préférences politiques. Ni en histoire, ni en critique, il n’était de force à écrire le livre qu’il avait entrepris et qu’il a laissé là, vaincu… Dans ce livre de La Tribune moderne, qui dit pompeusement la prétention et l’impuissance de l’auteur, on ne trouve que quelques orateurs d’Angleterre et de France, et ce ne sont pas même les premiers ! Ce ne sont pas {p. 31}ceux qui devraient être à la tête de ce Livre d’or de la tribune. En Angleterre, il y a Fox et lord Grey. En France, il y a de Serres, Royer-Collard, le président Dupin, et, en descendant (de combien de degrés ?), Desmousseaux de Givré !! Mais partout, partout derrière eux, il y a Villemain, Villemain le professeur et le rhéteur, Villemain le ministre du Juste Milieu, l’académicien perpétuel aux éloges académiques éternels, Villemain célèbre un jour, mais qui commence à ne plus l’être, qui commence enfin d’entrer dans la pénombre vengeresse qui suit trop de célébrité !

Il en eut trop en effet et de trop bonne heure. On peut le dire, à présent que le temps de la Satire et de l’Épigramme est passé, qu’on ne vise plus le vieil Archer contre l’Empire et qu’on ne lui renvoie plus ses flèches retournées, la célébrité de Villemain, qui a duré cinquante ans, dépassait de beaucoup la mesure de son esprit et son mérite d’orateur et d’écrivain, qui furent deux rhéteurs en un seul. Villemain, cet écolier aux études éclatantes, eut, dans le collège (ce collège qu’il traîna toujours un peu derrière lui dans le monde), le bonheur terrible d’une célébrité prématurée que souvent on paie cher cruellement plus tard… Il fut presque un enfant célèbre, — ce prodige qui est une monstruosité tout le temps qu’il dure, mais qui, quand il n’est plus, ne laisse après lui que d’incompréhensibles médiocrités. Le bataillon des hommes de gloire n’est jamais sorti de ces enfants ! Avant Villemain, François de Neufchâteau, {p. 32}ministre comme lui, avait été, comme lui aussi, un enfant célèbre ; François de Neufchâteau, entré maintenant plus, profondément que Villemain dans cette mer d’obscurité où, comme les vivants s’enfoncent dans la mort, s’enfoncent leurs tombeaux après eux !… Villemain, lui, n’a pas disparu complètement encore. Mais ce n’est là qu’une question de temps, et le temps va vite. Il disparaîtra. Cet homme, qui a tenu une place haute dans l’opinion de la littérature de son époque et qui avait pignon sur rue inamovible dans la cour même de l’Institut, Villemain, dont par piété filiale on publie le dernier livre, que peut-être on ne lira pas, est déjà, maintenant qu’on ne sent plus le besoin d’épigrammatiser contre l’Empire, absolument indifférent, lui et ses livres, à la génération présente, — et s’il y a une place d’où on le voie encore, ce n’est pas de la niche de son buste, s’il en a un à l’Académie, mais c’est du cabinet de l’Empereur où, aux jours des désastres de ce grand homme, il eut l’honneur, adolescent, de travailler et d’écrire ce que lui dictait Napoléon !

XI §

Mais ce fut là une circonstance vaine. Le rayon du grand homme, qui y tomba une seconde, n’ouvrit pas ce front de jeune rhétoricien fermé à tout ce qui est grand. {p. 33}Il ne s’ouvrit jamais à la grandeur. Bon pour faire brillamment une classe, Villemain voulut un jour aborder l’histoire et il ne comprit rien à celle de Grégoire VII, sous laquelle sa minceur d’homme de lettres resta écrasée… Pas plus d’instinct que de réflexion, Villemain ne va à ce qui est supérieur et grand, et pas plus dans l’ordre de la parole, qui est son domaine, que dans l’ordre de l’action, qui ne l’est pas… Chose à remarquer ! dans son livre sur la Tribune moderne, il n’est allé d’emblée et de sympathie en Angleterre ni à lord Chatham, ni à Pitt, ni à Burke, ni à Sheridan quoique wigh, et, en France, il n’a pas touché à Mirabeau !… En Angleterre, c’est Fox et Grey qui l’ont séduit et qui l’entraînent, Grey, un homme médiocre qui n’eut qu’une idée et une attitude, — il n’en faut pas plus en politique, — une idée qui a triomphé moins par la force du talent que par la force d’une situation, dans un pays aristocratiquement organisé, comme l’Angleterre, et Fox, comme lord Grey, parce qu’il représentait le wighisme, qui est le libéralisme anglais, cher à tous les libéraux de France, et non pas pour les raisons humaines tirées de l’âme de Fox, et qui, eût-il tort dans ses opinions politiques, ce qu’il eut souvent, faisaient cependant de son âme une toute-puissance d’orateur ! C’est que l’âme est chose parfaitement inconnue aux rhéteurs et que Villemain, tout lettré et spirituel qu’il fût, en réalité n’avait pas d’âme. Il ne sentit jamais frissonner et palpiter quelque chose dans la fameuse {p. 34}mamelle gauche de Diderot. Villemain, c’est un livre fait avec des livres. Il ne pouvait pas comprendre la nature éloquente, violente et passionnée jusqu’aux larmes de Fox, de ce fastueux et furibond mauvais sujet de Fox, de ce Mirabeau anglais qui eut le hasard d’avoir un père aussi fou de tendresse pour son fils que le marquis de Mirabeau avait de dureté pour le sien. Le père de Fox adora les vices de son fils autant que le marquis de Mirabeau, qui, ne pouvant jeter sa monstrueuse progéniture à la rivière, comme il en fut tenté, exécrait les vices du sien, qu’il embastilla avec une prévoyance féroce. Ce fut même le père de Fox qui lui inocula ses vices, dans l’adoration d’une paternité insensée. Il le fit lui-même joueur, débauché, buveur et prodigue, dépensier à jeter des milliers de guinées par les fenêtres avant ses vingt ans, et il lui paya trente chevaux de race à la fois que montait sur le turf le jeune effréné pour gagner des paris ruineux, et qui par deux fois le ruinèrent… Fox fut par ses mœurs, dans un temps qui avait cessé d’être puritain, le plus retentissant scandale de l’Angleterre. Mais l’âme de cet éclatant mauvais sujet, que fut Fox, resta, au milieu de ses incroyables excès, indestructiblement généreuse, et c’est cette générosité indestructible qui fit son éloquence. Or, cette éloquence n’était pas celle qui dépend d’une tribune. On l’a partout, quand on l’a, et même à la tribune ; mais l’accident de la tribune n’y est pour rien. Fox l’avait avec ses palefreniers comme il l’avait au Parlement ! Ce n’est pas l’éloquence des rhéteurs ; {p. 35}c’est l’éloquence vraie, spontanée, naturelle, qui sort à tout propos du cœur comme le sang jaillit de la veine !… Disons davantage et creusons cette idée d’éloquence et de tribune. À proprement parler, il n’y a pas d’histoire de la tribune, par l’impérieuse et souveraine raison qu’il n’y a pas d’art de la parole, si ce n’est pour les rhéteurs qui se vantent de l’enseigner. L’art de la parole n’existe pas en soi. Ce n’est pas une rhétorique, c’est une faculté, et qui n’existe que quand on l’applique à quelque chose qui n’est pas elle. Elle n’est jamais la parole pour la parole, mais la parole en vue d’un but à atteindre ou d’une résistance à briser. L’histoire de la tribune moderne est donc, en fin de compte, toute l’histoire moderne, dans un pays où il y a une tribune comme l’Angleterre et comme la France. Ce n’est donc pas l’histoire détachée ni de Fox, ni de Grey, ni de Mirabeau, ni de Royer-Collard, ni de personne, et la conception de Villemain est aussi fausse qu’elle est étriquée. L’histoire de la tribune, dans les pays qui l’ont, c’est l’histoire générale, synthétique et d’ensemble, que le lettré Villemain, qui n’était que lettré, n’avait pas l’esprit assez mâle et assez décidé pour écrire, autrement qu’en la rapetissant entre les lignes de la sienne.

Car toute rapetissée, toute tassée, toute étouffée qu’elle y soit, on la sent à travers ces lignes qui la diminuent pour qu’elle y tienne. L’opinion historique et politique du rhéteur passe à travers sa rhétorique. Fox, je l’ai dit, était pour Villemain la plus belle incarnation du {p. 36}wighisme, qui est le libéralisme de l’Angleterre. Fox, c’est même mieux que le libéralisme tempéré. C’est l’enthousiaste de la Révolution française, qui eut la bravoure de son enthousiasme, et rompit pour elle avec Burke une amitié de vingt-cinq années ! Il la rompit en plein Parlement, avec des sanglots qu’on entend encore, mais qui ne lui font pas pardonner d’avoir sacrifié l’amitié d’un homme comme Burke à la Révolution française ! Fox, c’est, dans la question de la régence lors de la démence du roi d’Angleterre, l’homme des soupers du prince de Galles et l’orateur des Communes qui fit le plus d’efforts pour mettre la vieille royauté anglaise sous les pieds de son Parlement. Fox, c’est le buveur assoiffé de popularité et qui, pour l’étancher, inventa le fameux toast : « À Sa Majesté le Peuple ! » toast régicide, puisqu’il déplaçait et transportait du roi au peuple la Majesté ! Fox, c’est enfin le philanthrope exalté qui croyait, avec la candeur d’un ignorant en histoire, à la paix du monde, et que Bonaparte avait exactement toisé, sûr qu’avec celui-là il ferait mieux ses affaires qu’avec Pitt, — l’indomptable Pitt ! Et quoique Villemain, le révolutionnaire mitigé, l’homme du Juste Milieu en tout, même en littérature, n’approuve pas complètement toutes les audaces de Fox, de ce sanguin au sang bouillant et pourpré ; quoiqu’il trouve de mauvais goût peut-être tous ces déboutonnements du gilet jaune du whig, enivré de démocratie comme il l’était souvent de porto gingembré, il préfère Fox cependant avec ses débraillements démocratiques à {p. 37}des hommes bien plus grands que lui, aux deux Pitt, par exemple, et à Burke, qu’il a oubliés dans son histoire, et il nous l’a donné (le croirait-on ?) avec Grey ! comme la plus grande gloire de « la tribune moderne » en Angleterre, puisque dans son livre il n’a parlé que de ces deux-là !

XII §

Et si, moi, j’ai parlé de Fox avec cette insistance, c’est que de toutes les notices isolées que Villemain, à la vue courte et à la plume courte, prend pour de l’histoire, la sienne est la plus importante, la plus intéressante, — parce qu’après tout, Fox, qui ne fut point un homme d’État, est une des gloires incontestables de la tribune anglaise, quoique ce n’en soit pas non plus la plus grande gloire… Si ce que les rhéteurs comme l’était Villemain appellent l’art oratoire n’existe qu’appliqué à de grands sujets, on peut se demander ce qu’était Fox, l’homme le plus naturellement éloquent, quand dans toute sa vie d’orateur, sur les sujets qui l’inspirèrent, il n’a jamais vu juste et s’est toujours brillamment, mais déplorablement trompé… L’homme d’entrailles chez lui n’avait que des entrailles, et ce n’est pas avec cela qu’on mène les nations, Il est mort à temps, comme Mirabeau, pour l’honneur de sa renommée. Ce sont tous les deux — l’un moins {p. 38}que l’autre, il est vrai, — les heureux coupables de l’Histoire. Quoi qu’il en soit, il reste à savoir pourquoi l’auteur de La Tribune moderne a oublié Mirabeau. Le lettré, dans Villemain, a-t-il trouvé que cet homme qui n’avait que du génie, dans sa puissante incorrection, déconcertait par trop son bon goût et sa plume d’académicien ?… Toujours est-il que le Léviathan oratoire n’apparaît pas dans cette histoire des orateurs, et ce qui l’en a écarté ce ne sont pas les raisons politiques qui ont fait se détourner l’auteur de La Tribune moderne de Chatham, de Pitt et de Burke, et ne voir que Fox ! Pour boucher cet immense et inexplicable hiatus, dans un livre qui s’appelle La Tribune moderne, où l’on cherche Mirabeau en vain, Villemain nous a donné quatre hommes qui n’en sont pas même la petite monnaie. C’est de Serres, Royer-Collard, le président Dupin et Desmousseaux de Givré, mais à eux quatre, pauvre ciment ! ils n’ont pas bouché le trou énorme fait dans cette histoire par l’absence seule de Mirabeau.

Hommes de seconde main, ils convenaient davantage à une plume de seconde main. L’auteur de La Tribune moderne, qui les avait connus et pratiqués, était plus à l’aise avec eux. Eux, ils ne le gênaient pas par leur grandeur… Que de raisons pour les préférer ! C’étaient comme lui des gens de Juste Milieu, des moitiés de royalistes et de révolutionnaires. C’étaient, comme on le disait dans ce temps-là, de profonds constitutionnels, des précurseurs de cette politique qui nous a conduits où nous en sommes et qui nous a fait tomber dans cette {p. 39}révolution, dont le centre est partout et la circonférence nulle part, en croyant reculer habilement devant elle ! De tous ces illustrateurs de la tribune française, Royer-Collard est le seul qui eut une supériorité. Ce n’était pas un orateur dans la largeur et la fougue du mot, mais il eut des mots d’orateur. Il avait le trait, l’idée générale frappée d’un coup, comme une médaille, la sentence majestueuse qui impose. Ce janséniste de France, qui, en Angleterre, aurait été à une autre époque un puritain, était presque, de gravité et de dignité, une figure anglaise… Royer-Collard, espèce de tory solitaire sous un régime de Constitution nouvelle, n’ayant d’ambition que pour ses idées, avec un talent dans lequel il y avait de la conscience et du caractère et une parole de plus de profondeur que d’éclat, était trop au-dessus de de Serres et de Dupin, avec lesquels Villemain l’a mis, pour pouvoir leur être comparé. Royer-Collard, c’est le philosophe de la tribune. De Serres et Dupin n’en étaient que les jurisconsultes et y apportaient, à cette tribune, qui les élevait jusqu’à elle et qu’ils n’élevaient pas jusqu’à eux, des habitudes de tribunal. Mais aucun d’eux trois — même Royer-Collard, qui avait un peu de Burke en lui, du Burke moins inspiré et moins grandiose que l’ardent Prophète de la tribune anglaise, du Burke contracté et froidi, — n’égala jamais les grands orateurs d’Angleterre. Le général Foy, leur contemporain, aurait pu rappeler les orateurs anglais davantage, mais il manque aussi au livre honteusement surprenant de Villemain… Certes, s’il y a {p. 40}quelque chose qui puisse étonner après l’oubli incompréhensible qu’il a fait de Mirabeau, c’est l’oubli qu’il y ajoute du général Foy, l’honneur de la tribune française sous la Restauration, le plus vivant et le plus palpitant des orateurs que leur cœur a tués, car cet impassible au canon est mort des émotions de la tribune. On dirait vraiment qu’avec Villemain là où il y a la vie qui fait l’éloquence, la passion, l’intensité, l’enthousiasme, le rhéteur d’Académie dépaysé ne les voit pas et les méconnaît. Mais, allez ! c’est toujours le même Villemain en art oratoire qu’en littérature qui commet de ces bévues-là. Le Villemain qui a oublié Mirabeau et Foy, dans un livre sur la tribune moderne, est toujours le même Villemain qui en critique littéraire a oublié Rabelais, — « le père et la mère tout à la fois de la langue française », a dit Chateaubriand, — et daté du commencement du xviie siècle le premier livre écrit en français !

Voilà le critique dans Villemain, — qu’on pourrait appeler le Ménalque de la Critique ! Et ce n’est pas, dans son livre d’aujourd’hui, la seule chose qu’on puisse lui reprocher que ces distractions ou ces défauts de mémoire, impardonnables et déshonorants pour un historien ; il y a de plus ici le défaut d’appréciation, le manque de vue absolu, qui va jusqu’à la cécité. Villemain ne voit pas le soleil ! Mais ce qu’il voit à la place, sait-il le décrire ? Sait-il le montrer ?… Les quelques notices qu’on vient de publier nous vengent-elles, au moins, par l’expression, des oublis pires que les erreurs de ce livre sur la tribune {p. 41}moderne où l’on ne trouve ni classement, ni comparaison, ni hiérarchie établie entre les talents qu’il veut juger ?… Les biographies des hommes auxquels il a consacré ce volume sont-elles au moins des œuvres de style, si elles ne sont pas des œuvres de critique ? Ah ! le style de Villemain ! On le connaît de reste ! On n’en change pas dans un dernier livre, quand on est à l’extrémité de la vie. C’est toujours le style palement et froidement élégant de Villemain, ce style cultivé, travaillé, d’un goût sobre comme doit l’être l’indigence, ce style classique qui veut être pur comme la bégueule veut être vertueuse et qui souvent ne l’est pas plus qu’elle, ah ! enlevez la table ! nous en avons assez, de ce style-là !… Les notices de Villemain, troussées à peu près comme des éloges académiques, cette insignifiance ! ou des articles de Revue, cet ennui ! n’apprennent rien à personne et ne sortent, par aucun côté, de la médiocrité la plus accomplie. Il faut être la fille de l’auteur pour oser publier, dans une illusion de tendresse, ce livre posthume que son père avait abandonné… En littérature, ce n’est pas suffisant, les vertus domestiques ! Antigone, voulant ajouter à une gloire qui devient de plus en plus incertaine, a, de ses trop pieuses mains, enterré définitivement son père sous le livre même qu’elle vient d’exhumer.

Sainte-Beuve §

I §

Étude sur Virgile [I-IV].

{p. 43}Quand, au début de sa vie littéraire, Sainte-Beuve, grand poète à la manière moderne, écrivait les Rayons jaunes dans cette inspiration singulière, morbide et profonde, qui produisit les Poésies de Joseph Delorme, aurait-on pu prévoir qu’un jour viendrait où le même homme publierait le livre calme, lumineux et pur, sur Virgile, que nous devons à cette plume infatigablement féconde ?… Individuel comme les plus individuels de ce temps romantique, pour parler comme parlera l’histoire, bien plus près, par sa nature de talent, de Crabbe et de Wordsworth que d’André Chénier, Sainte-Beuve ne semblait pas alors avoir été créé pour faire étude de la muse antique, car c’est à elle qu’il devait revenir un jour, avec une intelligence qui est un hommage. Un tel fait doit-il nous étonner ?… Le goût {p. 44}d’un homme n’est pas toujours d’accord avec son genre de génie. Byron plaçait Pope plus haut que Shakespeare. Était-ce parce qu’il lui ressemblait moins et que nous admirons surtout ce dont nous sommes incapables ? Quelques rares esprits dans lesquels le génie exaspéré du Romantisme vit encore, appelleront peut-être le nouveau livre de Sainte-Beuve une capucinade littéraire, et ce mot, tout choquant qu’il veuille être, ne nous choque point, nous qui aimons les capucinades en toutes choses, parce qu’elles impliquent à nos yeux la reconnaissance de la vérité et le repentir de l’erreur ; Seulement, si ce mot veut dire conversion, appliqué à Sainte-Beuve c’est un mot faux et nous le repoussons. Il n’y a pas de conversion dans le critique, il y a de l’élargissement, de la franchise d’ailes, de l’élan par en haut, enfin tout le bénéfice des années, naturel dans un homme qui n’a pas la métaphysique de sa critique, mais qui s’en passe quelquefois, à force d’instinct sûr et de vive sensibilité.

C’est cette sensibilité qui a ramené Sainte-Beuve à Virgile, et on peut dire presque à l’Antiquité tout entière. Virgile, l’initiateur du Dante, ne laisse plus ceux qu’il a guidés une fois. Par lui, lorsqu’on le comprend bien, on remonte à Homère, et par Homère, le magnus parens, on tient l’origine de cette civilisation gréco-romaine dont Virgile et Auguste datent et résument le développement harmonieux et final, car le Christianisme va naître. Avec cette sensibilité qui ne fut pas toujours en lui une force saine et gouvernée, mais qui est une force puisqu’elle n’a {p. 45}pas péri dans son excès même, Sainte-Beuve, fatigué probablement de l’esprit raffiné des décadences, sybarite blessé par plus que le pli de ces monceaux de roses dans le calice desquelles nous avons écrasé tant de cantharides pour qu’elles pussent mieux nous enivrer, Sainte-Beuve, en un temps donné, devait par sensualité intellectuelle revenir aux suavités vraies, et, de cette plume qui a écrit Volupté, analyser aussi le plaisir divin que nous donne le premier des grands génies chastes.

D’un autre côté, après avoir peint tant d’esprits dont les proportions ne font du peintre qui les reproduit qu’un faiseur de pastels ou de miniatures, quelle que soit d’ailleurs la supériorité de son art, l’auteur des Portraits littéraires était digne de nous dérouler quelque grande toile où le génie épique de Virgile se fût dressé dans toute sa stature et eût respiré de vie dans sa tranquille immortalité. L’occasion de ce portrait, grand comme un tableau, — car il devait renfermer plus que Virgile, il devait renfermer l’Énéide, — avait été un cours public, malheureusement interrompu. Sainte-Beuve ne nous a offert en volume que les premières masses d’une œuvre inachevée. Si, aux yeux des rêveurs et des poètes, les torses retrouvés sont plus beaux que les statues terminées et entières., ils valent infiniment moins sans doute aux yeux de la Critique qui, comme la Politique, ne voit que les faits accomplis ; mais les masses du travail de Sainte-Beuve sont si bien liées entre elles dans l’unité d’un même dessin que, quoiqu’elles ne soient pas {p. 46}toutes sorties, l’imagination de la Critique poursuit et discerne sans peine le contour de leur achèvement.

II §

Pour tout autre que Sainte-Beuve, ce dessein avait de la hardiesse, car il avait sa difficulté. Il était plus difficile qu’on ne croit de parler de Virgile en l’an de grâce 1857, et d’intéresser en en parlant. Mais Sainte-Beuve n’a pas éprouvé cette défiance de son sujet. Il a pris ses affections pour celles du monde, et il a écrit d’une main assurée, à la première ligne de son ouvrage : « Virgile est un poète qui n’a pas cessé d’être en France dans l’usage et l’affection de tous. » Ceci n’est pas exact. S’il avait dit de quelques-uns, — mais de tous ! Quoique nous pliions sous l’influence de Goethe qui a replacé, prétend-on, les anciens dans leur vraie lumière, nous, c’est-à-dire tous, n’avons ni pour Virgile, ni pour aucun ancien, excepté Tacite qui se rapproche de nous par la haine éternelle du pouvoir chez l’homme et l’insultante manière de juger nos maîtres, l’intérêt animé et sincère qui répond par un frémissement ou une palpitation à chaque coup de scalpel porté dans l’œuvre du grand écrivain-Les raisons de cette indifférence sont nombreuses. D’abord l’imagination, qui garde longtemps, peut-être toujours, la fatigue ou la flétrissure de ce boulet des {p. 47}rhétoriques que nous avons traîné dans nos jeunesses, n’a plus de ferveur pour ces esprits avec lesquels elle a vécu dans des conditions souvent ineptes et douloureuses. D’autre part, nous sommes devenus trop individuels, trop ce qu’était Sainte-Beuve, pour nous préoccuper beaucoup des manières de voir et de sentir de l’antiquité, si loin de nous par le fond et la forme des choses, et encore plus loin par les choses que par les années ! Des gens qui, comme nous, s’américanisent chaque jour davantage de ton, d’intérêts et de mœurs, répugnent naturellement à la simplicité du génie antique, à ce génie statuaire, c’est-à-dire nu, même en vers. Enfin, nous avons si peu la tête épique, comme on l’a dit un jour avec justesse, que du temps de Racine, par exemple, et c’est Sainte-Beuve qui en fait la remarque, les esprits choisis qui goûtaient Virgile l’estimaient plus pour ce qu’il avait de poli et de suprêmement élégant que pour sa manière et ses qualités véritablement originales et grandioses. Il y a plus : dans l’admiration d’école qu’on avait pour Homère et Virgile, la gloire du premier offusquait le second et le jetait dans l’ombre ; car il faut être le premier en France pour être quelque chose. Si vous n’êtes que le second, on ne vous voit plus !

Mais Virgile n’était pas le second. Il n’est pas un imitateur, du moins ce qu’on entend ordinairement par là en littérature. Il avait en Homère un prédécesseur, mais il était et il est demeuré sans aucun rival et sans maître. La méprise qu’on faisait prouvait bien que l’on n’étudiait {p. 48}pas assez, que l’on ne pénétrait pas son génie. Homère, que nous ne connaîtrions peut-être pas sans Virgile, car l’Énéide a fait lire l’Iliade à tout ce qui n’était pas grec, Homère n’a pas été le modèle de Virgile. Cimes d’égale hauteur qui forment un sommet unique, ils sont tous les deux d’une originalité transcendante et première. Ils sont différents comme l’homme et la femme, qui, séparés et unis pourtant, font ce prodigieux Androgyne que l’on appelle l’humanité. Couple littéraire sans analogue dans la poésie du monde, car la Bible est l’esprit de Dieu et les poèmes de l’Orient ne sont guère que de l’opium fumé qui rêve et se tord au soleil, Homère et Virgile sont l’Adam et l’Ève de la poésie telle que l’homme, en possession de toutes ses puissances, la conçoit et la réalise. Homère est l’homme et Virgile est la femme… Idée bien simple, mais que, pour cette raison sans doute, tous les parallèles entre Virgile et Homère ont oubliée… Sainte-Beuve lui-même, qui darde si bien sa lancette dans la veine des sujets dont il veut nous faire voir le sang, Sainte-Beuve a omis comme les autres cette différence de sexe, dans la même nature de génie, qui pose d’un trait le rapport à établir entre Homère et Virgile et que la Critique a toujours manqué ! Il a parlé de l’originalité relative de Virgile, et cette originalité n’est pas que relative : elle est absolue. Il nous a dénombré en Virgile une foule de qualités d’un ordre élevé, mais littérairement secondaires : l’amour de la campagne et le talent spécial de décrire les choses de la {p. 49}nature, l’érudition, même celle des livres, cette triste poussière dont l’abeille romaine sut faire un miel d’or, le patriotisme tempéré par un esprit déjà moderne d’humanité universelle, etc., s’attachant avec raison à ces nuances qu’on ne pouvait pas oublier, mais n’allant pas plus loin que ces détails, extérieurs au génie, qui le parent, mais qui ne le constituent pas. Évidemment le critique, à son tour femme aussi, mais trop femme, a pris les perles pour le front. Ce qu’il aurait fallu et ce qu’il eût mieux fait que personne s’il l’avait soupçonné, c’était de nous révéler le génie-femme qui palpitait au fond de Virgile, de nous en donner l’anatomie, et par là de nous expliquer et de nous rendre tangible ce phénomène de la beauté d’un poète qui ne ressemble pas à Homère, qui est différent, mais aussi beau. Alors il l’aurait entièrement compris. Il n’en eût pas fait quelque chose d’énervé dans sa fusion et dans son harmonie, quelque chose de plus anthropomorphite que divin, comme cet Apollon du Belvédère auquel il le compare. Il l’aurait comparé plutôt à une Niobé féconde et puissante, mais restée pieuse et sauvant ses magnifiques enfants de la flèche irritée des Dieux. Il nous aurait fait sentir que ce génie-femme ne l’est pas seulement par les formes de sa beauté, par la placidité, par la tendresse, par la rêverie, par le rythme du sein sous le mouvement du cœur, mais qu’il l’est encore par son amour pour le vieil Homère et par tout ce qu’une longue intimité laisse après elle, par la pudeur discrète des plaisirs qu’il en a reçus. L’auteur de {p. 50}l’Étude sur Virgile aurait du coup, et pour la dernière fois, effacé et rendu désormais impossibles toutes ces comparaisons du plus au moins, éternisées entre Virgile et Homère. Génies bilatéraux, groupe indivisible, faces d’un même fait, œuvres inséparables que les années qui tombent entre elles ne peuvent séparer.

En effet, malgré l’intervalle chronologique, Homère et Virgile font bon ménage sur le même terrain d’histoire, et, là comme partout, ils se complètent. Nous avons dit que l’Énéide avait appris l’Iliade à tout ce qui n’était pas grec, mais ce n’est pas là assez dire : l’Énéide a fait de Rome le foyer du testament grec, et nous pouvons affirmer, nous autres modernes, que nous ne connaissons l’Archipel, qui ne fut rien, que par le Capitole, qui fut tout ! Pour Virgile, puisque l’on ose parler d’imitation, l’inspiration de l’Iliade était forcée. Dans l’Épopée romaine, Virgile n’avait pas le choix des matériaux. C’étaient, à la distance de quelques siècles, les mêmes hommes, les mêmes institutions, les mêmes temps, les mêmes mœurs qu’il avait à peindre. Il y a tout au plus un laps de sept siècles entre Virgile et Romulus. Or, à présent, nous avons à peu près tous les monuments du siècle de saint Louis sous les yeux. Palais, fondations populaires, chapelles, lois, arbres consacrés, dictons, portraits, reliques de toute espèce. Virgile, sous le coup de la tradition, n’inventait donc pas et ne pouvait pas inventer. Voltaire invente davantage, et sur un temps moins éloigné. En lisant Virgile, on voit ou l’on croit voir {p. 51}Homère mourir sur le calvaire de Troie dont il a raconté les écroulements, et ressusciter, adolescent, ombre élyséenne et prophétique, pour préluder à la splendeur de Rome en se transfigurant à son berceau !

Eh bien ! cette unité du génie épique de l’antiquité qui s’appelle tour à tour Homère et Virgile, non seulement l’auteur de l’Étude que voici ne l’a pas assez déterminée dans ce que ses éléments ont d’identique et de différent, de commun et de particulier, de contrastant et de sympathique, mais il l’a méconnue encore de fait comme d’essence, — aussi bien sur le terrain de l’histoire que dans l’intelligence des poètes qu’il avait à juger. Toujours et à propos de tout, Sainte-Beuve a trop pris Homère et Virgile à part l’un de l’autre. Lorsqu’après avoir caractérisé plus ou moins heureusement le génie de Virgile il met l’Énéide à son tour en face de l’Iliade et s’efforce de prononcer, il recommence la séparation qui lui a porté malheur une première fois, et il établit entre les deux poèmes des distinctions très subtiles et très spirituelles, mais plus spécieuses que concluantes aux yeux d’une critique large et de bon sens. « Virgile n’a voulu faire — nous dit-il — ni une Théséide, ni une Thébaïde, ni une Iliade purement grecque, en beau style latin ; il n’a pas voulu purement et simplement faire un poème à la Pharsale, tout latin, en l’honneur de César, où il célébrerait avec plus d’éloquence que de poésie la victoire d’Actium et ce qui a précédé chronologiquement et suivi ; il est trop poète par l’imagination {p. 52}pour revenir aux chroniques métriques d’Ennius et de Nævius, mais il a fait un poème qui est l’union et la fusion savante et vivante de l’une et de l’autre manière, une Odyssée pour les six premiers livres et une Iliade pour les six autres… une Iliade julienne et romaine… » Ainsi, on le voit, le critique revient sans cesse à cette idée de fusion qui calomnie Virgile et qu’il a eue déjà en voulant caractériser son génie, mais il nous est impossible, à nous, d’admettre un tel procédé dans le poète, il nous est impossible de croire à cette ingénieuse, trop ingénieuse fusion des deux poèmes d’Homère en un seul. L’Énéide n’est point une mosaïque et Virgile un génie de l’ordre composite. C’est, au contraire, un génie sui generis, — simple, spontané et profond, il a trop le cachet de la sibylle antique pour s’arranger aussi petitement que Sainte-Beuve semble le croire. Pour bien le comprendre, il faut l’élever. Virgile, est saisi, comme Homère l’avait été, par la plus grande tradition héroïque et religieuse de son temps. Cette tradition, qui pesait sur le monde romain, comme l’indique l’archéologie de son langage (le mot exil, à Rome, ne voulait-il pas dire ex ilium ?), cette tradition, en saisissant la pensée de Virgile, a l’air de cette main de Dieu qui prenait par les cheveux les prophètes et les portait au bout du monde. Comme Homère, qui, poésie à part, ne serait encore que son chef de file historique, Virgile a été l’écho de cette tradition, mais un écho avec une voix ! On trouve en lui des vibrations qui ne furent {p. 53}jamais dans Homère. Il a l’enthousiasme des choses placides. Son front porte la rêverie auguste de l’hiérophante, alors que l’auditoire se tait, et ses lèvres le sourire de la paix qui régnait dans le monde lorsque Jésus-Christ y parut. Jamais nulle part, dans l’antiquité, on n’avait vu un tel visage. C’est pour lui-même que Virgile semble avoir écrit l’incessu patuit dea ! qu’il écrivit de sa déesse, et de tels signes, oui, même en face de l’énorme Homère, ont quelque chose de si surnaturel et de si nouveau dans le poète de cette mystérieuse heure d’histoire où chantait Virgile, qu’on ne l’explique pas entièrement avec de l’analyse littéraire et le trotte-menu des petites lois qui régissent ordinairement les biographies.

III §

Mais, à part cette grande réserve que nous osons maintenir, par admiration pour Virgile, contre Sainte-Beuve lui-même, nous n’avons plus qu’à louer l’Étude qu’il a consacrée à l’immortel poète. Toutes les questions que l’immense nom de Virgile soulève ont été touchées et résolues avec le renseignement et l’art d’un connaisseur habile. Ces questions, dont plusieurs ont été tant de fois stérilement agitées, — par exemple s’il faut que le poète épique soit plus ou moins de son temps ; s’il est {p. 54}vrai que le poème épique ne soit pas le premier des genres, etc., etc. ; — toutes ces questions d’enfant passent aujourd’hui à l’état d’homme, et sous cette plume, qui grandit ce qu’elle touche, s’élèvent des grêles proportions de la rhétorique à la hauteur d’une critique ample et perçante tout à la fois. Elles sont précédées d’une biographie de Virgile que nous ne craignons pas d’appeler un chef-d’œuvre de difficulté vaincue, car ce portrait, fait ressemblant à la distance de tant de siècles, a été composé avec des nuances qu’on croyait à jamais évanouies. Sainte-Beuve a été plus que le Cuvier de Virgile. Il nous l’a reconstruit avec des riens. Pour cet esprit divinateur en tant de choses, le génie qu’il a essayé de pénétrer, quoique mollement éclairé dans sa partie centrale et profonde, a cependant des côtés mis heureusement en plus vive lumière, et l’un des plus frappants c’est le vieux Latin dans le doux Virgile, que Sainte-Beuve a très bien su voir. L’auteur de l’Étude a donné, de sa fine main, ce petit soufflet aux idées fausses. Pendant que la philosophie de notre temps ne connaît en tout que la force individuelle de l’homme, pendant qu’en politique elle efface sur la carte du monde les lignes bleues et rouges des frontières et en littérature proclame l’invention et la fantaisie comme les supériorités incontestables et souveraines, on aime à voir une fois de plus la preuve faite de l’insuffisance de l’homme et de la nature lorsqu’il s’agit de marquer le génie de son trait le plus solide et le plus beau. On aime {p. 55}que l’histoire s’y ajoute et doive s’y ajouter, — l’histoire, c’est-à-dire la patrie, la sainte nationalité ! Le meilleur du génie du chantre d’Énée, dont la conception a été du reste très bien comprise par Sainte-Beuve, c’est d’être un Latin, le génie latin dans une organisation divine. Virgile est avant tout un génie historique, comme tous les grands génies, du reste, car dans les siècles il est peu d’exception à cette loi. Montez-les, redescendez-les, vous trouverez presque toujours le génie des grands poètes plus ou moins imbibé d’histoire, comme notre cœur est imbibé de sang. Même dans les temps actuels où l’influence de la patrie et de la race paraît de plus en plus défaillir, le génie n’est pas encore devenu le prolem sine matre creatam que ses bâtards s’imaginent nous faire croire. Les esprits qui honorent le plus la pensée moderne ont gardé le goût du terroir, l’accent inaliénable de la patrie. Au moyen âge, Dante est Italien deux fois, car il est catholique, et à notre époque ce que nous avons de plus grand, Burns et Walter Scott, sont Écossais, et Byron lui-même, l’enfant magnanime sous ses bouderies et ses colères, est toujours Anglais dans la partie immortelle de ses œuvres. Si la partie qui ne durera pas est, hélas ! plus considérable que cette partie immortelle, c’est qu’il n’y est plus que Byron !

Encore une fois, voilà ce qu’à propos de Virgile Sainte-Beuve nous a montré avec une rare faculté d’observation et des accents qui montent jusqu’à l’éloquence. Encore n’a-t-il pas enfermé sa pensée dans un aperçu si {p. 56}heureux. Après avoir expliqué l’influence de la race et de la patrie sur le génie de Virgile, il nous a fait voir la même influence sur sa gloire, sur cette spontanéité d’applaudissement qui porta si haut et si vite le nom de ce poétique Phidias qui avait, pour sculpter sa statue, pris son marbre dans l’orgueil national et la mémoire de tous. Toute cette partie du travail de Sainte-Beuve est empreinte d’une grandeur morale qu’on est moins accoutumé à rencontrer en cet écrivain que ses qualités d’un autre ordre, précieuses aussi, mais moins relevées, et elles prouvent merveilleusement à quel point cette organisation, qu’on ne croyait que fine, pourrait devenir large et forte quand elle touche à des sujets grands. L’Étude sur Virgile, qui ne contient encore que le premier livre de l’Énéide, aurait pu devenir pour Sainte-Beuve, s’il l’avait continué, non pas l’Exegi de son monument littéraire, mais un monument nouveau à côté. Le poète à la bouche saignante et au front bilieux de Joseph Delorme, l’auteur de ces intailles si fouillées qu’on appelle les Portraits littéraires, peuvent s’y révéler par des qualités inattendues, par des renouvellements de manière comme il a commencé de le faire aujourd’hui, Phénix éclos d’un autre phénix, sans que le premier soit en cendres ! Pour un poète et pour un critique qui a l’expérience de la vie et qui jette sur les œuvres de la pensée le regard serein d’une maturité pleine et contenue, quelle plus belle place et quelle plus noble attitude que de faire asseoir sa renommée, en lui reployant ses longues {p. 57}ailes, aux pieds d’Homère et de Virgile, — de ce groupe souverain qui couronne le sommet de l’Histoire ; d’être à Virgile à son tour, par l’interprétation de son génie, ce que fut Virgile à Homère, et d’éclairer pieusement d’un flambeau le radieux guide qui conduit à travers les siècles le grand aveugle dans la nuit !

IV §

Malheureusement, comme on vient de le dire, ce livre de l’Étude sur Virgile n’a pas été achevé. Sainte-Beuve, l’abeille de la critique qui en eut souvent la grâce et le dard, et le vol ondoyant, Sainte-Beuve, obéissant à ses facultés mobiles d’insecte ailé, a laissé là un sujet qui eût été, s’il l’avait traité à fond, le meilleur de sa gloire. Venu après Villemain, et supérieur dans son Étude sur Virgile à ce qu’est Villemain dans son Étude sur Pindare, Sainte-Beuve retourna bientôt à la Critique, pour laquelle il n’était pas fait, car il faut à cette Critique les facultés qu’il n’a pas, la solidité, la profondeur, l’impartialité et la justice. Dans sa critique, sans principe d’ailleurs, sans métaphysique, sans absolu, toute de goût et de sensation comme celle de Villemain, Sainte-Beuve, il faut le reconnaître, est encore supérieur à Villemain, qui ne fut jamais qu’un humaniste plus ou moins vernissé par {p. 58}l’Université, tandis que lui, Sainte-Beuve, est un talent qui existait par lui-même, et ce talent nous allons le juger à distance des tapages d’une mort qui, si on se le rappelle, fut un événement.

V §

L’ensemble de ses Œuvres [V-VIII].

Il n’est plus question aujourd’hui de faire les dernières politesses à un cercueil qui passe. Tout le monde les a faites. Tout le monde a salué. Que dis-je, salué ? On a versé sur Sainte-Beuve et sur sa mémoire les tombereaux d’articles, de phrases, d’anecdotes et de détails de toute espèce qu’on a l’habitude de verser sur un homme célèbre fraîchement décédé, avant de l’oublier tout à fait… Des journaux, matassins d’enterrement, qui vivent de ces cérémonies, ont envoyé leurs commissionnaires en roulage et en publicité fureter la maison mortuaire, regarder sous le nez du défunt pour le photographier dans leurs feuilles, décrire son appartement et son ameublement, et pouvoir parler en connaissance de cause jusque de ses chattes et de ses oiseaux et plaire ainsi à la Curiosité publique, cette affreuse portière à laquelle nous faisons tous la cour… Nous en avons pour quelques jours encore de ce brocantage, et puis après ?… Puis après, plus rien ! Demandez-vous ce qu’on dit maintenant de l’adorable {p. 59}Lamartine ? Le moindre goujat littéraire debout vaut mieux que cet empereur de poésie enterré. Il en sera de même de Sainte-Beuve, — à cinq cents pieds de Lamartine, — à cinq cents pieds en descendant ! Seulement, pendant que l’on trifouille encore de partout la vie, le testament, les petits papiers de ce Tallemant des Réaux de la Critique, qui a mis au monde et à la mode les critiquaillons à petits faits et à petites histoires qui vont le montrer à la pointe de leurs aiguilles comme un insecte des plus curieux, nous voulons placer ici un mot définitif et littéraire et un jugement d’ensemble sur son esprit et ses travaux.

VI §

Il n’a jamais, lui, dit de ces mots-là, et même il ne s’en souciait guère. Le définitif, l’arrêté, le stable, le solide, tout ce qui touche à l’irrévocable dans l’ordre de la pensée, l’émeuvait peu. Il n’y croyait point. Il n’en riait point. Rire, c’était trop franc pour lui et trop appuyé, mais il en souriait. Sur quels hommes et sur quelles œuvres a-t-il conservé sans inconséquence, sans titubation, une opinion indéfectible et écrite avec la pointe du diamant, le ne varietur du critique ?… C’est qu’il n’était critique que de pure description et d’infatigable analyse niant les principes tout aussi bien en esthétique qu’en {p. 60}morale et en gouvernement, cet homme que des esprits qui ne connaissant pas plus Goethe que lui, appelaient hier le plus grand critique qui ait existé depuis Goethe… Sainte-Beuve a toujours repris toutes ses idées en sous-œuvre pour y ajouter ou y retrancher, tant elles lui semblaient incertaines ! refaisant, raturant, savetant, ajoutant de nouvelles impressions aux anciennes, à ses notes d’autres notes, fourmi de travail entassant fétus sur fétus, grains de poussière sur grains de poussière… Cela peut être intéressant à voir faire, mais assurément ce n’est pas là de la Critique, cette grande chose de mesure et de poids, de principes et de certitude. Les derniers Portraits qu’il ait retouchés sont presque des contradictions avec ce qu’ils étaient d’abord. Il aurait vieilli vingt ans encore qu’il les eût retouchés à nouveau. Composée surtout de notes ajoutées à des notes, son Œuvre critique me fait l’effet d’un interminable obélisque de notes sur notules et de notules, sur notes, sur la pointe duquel il y aura toujours de la place pour d’autres notulettes qui viendront… Sûr de rien et curieux de tout, comment voulez-vous qu’un homme puisse être jamais un critique, — un juge intellectuel de ce qui fait la beauté ou la laideur des œuvres humaines ? Comment voulez-vous que ce regardeur de près les englobe d’un regard et les voie de haut ? Comment voulez-vous que ce qui n’est pas la Force soit la Justice ? Il faut du biceps pour tenir droite cette balance. Les plus fines mains n’y suffiraient pas.

{p. 61}Et voilà la première quille que j’abats dans le jeu de ce joueur heureux avec la Gloire ! Il a fait toute sa vie ou voulu faire de la critique, mais ce n’était pas un critique. C’était, si vous le voulez, un homme d’esprit, une intelligence très sensible aux choses littéraires, qui les dégustait avec un goût plein de finesse, mais qui les dégustait comme on déguste avec sa propre sensation. Or, la Critique est placée plus haut… Elle n’est pas qu’une sensation, elle est une idée… Dormez-moi donc sur quoi que ce soit les idées générales de Sainte-Beuve ? Il n’en avait que de particulières. Tous ses procédés consistaient, — et je l’ai vu s’en vanter avec la naïveté impayable qui croit se taper agréablement sur la joue et qui s’administre d’abominables soufflets ! — tous ses procédés consistaient à décrire l’objet, c’est-à-dire le livre, c’est-à-dire l’œuvre quelconque dont il avait à rendre compte, et cela identiquement de la même façon qu’un naturaliste étudie une plante ou un animal. C’était un descripteur et un analyseur et un disséqueur, à loupe, à pincettes et à scalpel, — et qui mettait au bout de sa description, de son analyse, de sa dissection, sa petite impression personnelle et la couleur de son esprit. Mais il n’était rien de plus, et quoique cela fût, cela n’était pas le critique, car le critique conclut d’après une idée supérieure à ce qu’il vient de décrire, d’analyser, de disséquer… Et puis, je l’ai dit déjà, le critique est le Stator suprême… S’il revient sur son jugement, ce n’est plus un juge : c’est un pauvre homme qui {p. 62}s’est trompé. Sainte-Beuve le sceptique, l’ondoyant, le divers, le nuancé, n’est et ne peut pas être un critique, et c’est critique — ces livres donnés — qu’il prétend le plus être ! Il est bien moins dans l’opinion générale un poète, un romancier, un historien qu’un critique, et c’est sur le pied du plus grand critique du dix-neuvième siècle que la Postérité l’acceptera, si les rares esprits qui la devancent et quelquefois la font, ne prennent pas la peine de l’avertir.

VII §

Rien d’étonnant, du reste, à ce qu’elle y fût prise. Sainte-Beuve a des qualités, je ne veux pas le nier, qui servent beaucoup à la critique, mais qui à elles seules sont impuissantes à la constituer. Ces qualités ont séduit le dix-neuvième siècle… Et elles l’ont séduit d’autant plus que dans une certaine mesure — la mesure d’un homme à un siècle — le dix-neuvième siècle qui se croit aussi un siècle critique, les partage. Ces qualités, c’est la vivacité d’impression, l’imagination coloriante, la sensibilité nerveuse, la subtilité de l’analyse, la finesse déliée jusqu’à ce qu’elle arrive au rien, la science corrompue des décadences, que, d’ailleurs, même le critique le plus pur est obligé d’avoir dans les siècles de décadence, et enfin et surtout l’anecdote, l’amusette, la bagatelle de la porte, {p. 63}le cancan cher à mon joli siècle, voilà ce qui l’a fait proclamer si facilement et si universellement un grand critique par ceux qui ne se doutent pas de quelle pureté, de quelle fermeté et de quelle profondeur de marbre la notion de la critique est faite. Sainte-Beuve, lui, n’est qu’un critique de cire… Comment ne serait-on pas flexible lorsqu’on n’a pas d’os, quand on n’a que des cartilages ?… Comment ne se plierait-on pas à toutes les œuvres, pour en prendre souplement l’empreinte, quand on n’a ni idéal ni conviction qui vous arrêtent, et qu’on s’en va promenant sa curiosité flâneuse autour des œuvres et des hommes ?… Dans cette ferveur d’oraison funèbre qui nous transporta et dura encore quelques jours, ne transforma-t-on pas cette flexibilité que j’accorde à Sainte-Beuve, mais aux conditions où elle lui a été donnée, en une faculté qui n’est pas nécessaire au critique, la faculté d’entrer dans une autre personnalité que la sienne ?… « Entrer dans la peau du bonhomme » est une expression à la mode dans laquelle les hommes trouvent charmant d’empailler leur pensée ; mais je demande dans la peau de quel bonhomme Sainte-Beuve, qui n’en était pas un, est entré pour en sortir et rentrer dans la peau d’un autre ? Cette faculté prodigieuse qui n’est pas l’impersonnalité, mais la personnalité multiple, cette faculté de l’inventeur dramatique, quand a-t-on vu que l’ait eue Sainte-Beuve ? Pour être toujours prêt à faire le décompte des misères de position et des faiblesses de toute nature qui {p. 64}se mêlent à nos œuvres comme des pailles à l’acier, pour avoir été casuiste à ses heures et avoir entendu les formulaires de Port-Royal, Sainte-Beuve méritait-il pour cela d’être accablé, par des ours aux regrets, de cet immense pavé qu’on lui jette à la tête d’une faculté inouïe qui fut la gloire spéciale de Shakespeare, de Walter Scott et de Balzac ?… Sainte-Beuve, comme les femmes, et comme les actrices, deux fois femmes, porte le reflet des personnalités qu’il avoisine ; ne voilà-t-il pas un grand miracle ? Il est le caméléon des œuvres qu’il étudie et qu’il scrute, mais c’est tout… Il n’outrepasse jamais cette nuance. Il s’imprègne, et c’est par là que je veux finir la liste de toutes les qualités intellectuelles du critique aimé du xixe siècle… Les qualités intellectuelles ! je n’ai pas parlé des morales, dont les qualités intellectuelles doivent être doublées pour qu’il y ait un grand critique… La sincérité, la sécurité, l’autorité… Sainte-Beuve y tenait peu, et son siècle peut-être y tient encore bien moins que lui !

VIII §

Il n’est donc pas un grand critique, — il faut bien le conclure. Et s’il est le plus grand du xixe siècle, tant pis pour les autres ! Ses Portraits contemporains, qui furent d’abord de jolis ouvrages, des dessus de boîtes {p. 65}agréables, des chefs-d’œuvre de bonbonnières qu’il a depuis prosaïsés et embourgeoisés, ses Portraits contemporains n’attestent nulle part que les qualités que je viens de lui reconnaître. Il n’en est pas un seul où il se soit montré le critique, dans toute la portée et la plénitude de ce mot. Il n’en est pas un seul où il ait été, fût-ce une fois, ce qu’il a été par exemple une fois comme poète. Et de fait, il a été une fois poète. Mystère des organisations humaines ! On peut donc l’être une fois et la flamme bleue ne revenir jamais lécher le morne front abandonné ! Sainte-Beuve a fait Joseph Delorme, la poésie la plus profonde du siècle, la plus malade, la plus saignante, la plus magnifique de laideur et de réalité. Ce jour-là, il fut poète comme Lamennais fut un jour aussi écrivain de génie. Hélas ! après le premier volume de l’Essai sur l’indifférence, il y en eut un second qui n’était plus que du talent, un troisième qui n’était même plus du talent, et tout ce qui suivit fut marqué du signe vengeur de la Bête, depuis la singerie biblique des Paroles d’un Croyant jusqu’au gâchis d’une Esquisse de philosophie ! Après Joseph Delorme, après ce cri jeté de Philoctète moderne à la plaie empoisonnée et qui empoisonne tout Lemnos, nous n’eûmes plus que le Trissotin des Consolations et des Pensées d’août, où le poète creva sous une langue qui n’était même plus du français. Selon moi, le petit livre de Joseph Delorme, malgré des parties qui, ici et là, ont vieilli et qui puent l’école du temps, — l’école, qui tacherait à mes yeux le plus pur {p. 66}chef-d’œuvre, — le petit livre de Joseph Delorme est peut-être ce qui sauvera Sainte-Beuve, quand on rangera la bibliothèque, éparse et pêle-mêle en ce moment, du xixe siècle ! Assurément, si je trouvais dans ses Œuvres critiques un livre de la valeur de celui-là en sentiment et en poésie, je ne lui refuserais pas aussi nettement que je le fais le titre de critique, à cet explorateur et à cet explanateur littéraire qui rôde et bouquine et nous fait faire toutes sortes de connaissances dont l’esprit humain pouvait se passer, comme M. Vinet, par exemple, qu’il nous a apporté de Suisse comme un fromage de Gruyère. Nous avions déjà le fromage de Marolles. Il nous en a donné l’Abbé !

Mais, s’il n’est pas critique, ce qu’il est bien, ce qu’il est comme personne ne le fut avant lui, c’est un individu parfaitement de son temps, car avant son temps nous ne connaissions pas ce genre d’homme et de talent sans nom spécial auquel je me risque à donner celui-ci : un articlier. L’article de journal est devenu la grande chose de cette petite, — la littérature du xixe siècle. L’article de journal a remplacé le livre, la brochure, toutes les manifestations de la pensée qui demandaient de la largeur et de l’espace, de la réflexion et de l’exposition plus ou moins savante. L’article de journal, c’est le lingot tombé en menue monnaie ; c’est la pièce de dix sous littéraire. Eh bien, le monnayeur Sainte-Beuve, au trébuchet méticuleux, n’a pas eu d’autre occupation dans sa vie que d’arrondir et de timbrer ses {p. 67}pièces de dix sous. L’article, son article a concentré tous ses efforts, toutes ses heures ; j’allais dire tout son cœur, mais je me suis arrêté à temps. Toujours est-il qu’aucune mort que la sienne n’interrompit jamais son article. Il est sublime comme articlier ! C’était Mme de la Sablière qui appelait La Fontaine son fablier. Il porte des fables, disait-elle, comme le prunier porte des prunes. Mais ce n’est pas ainsi que Sainte-Beuve portait des articles. Il se démenait pour en produire, comme le prunier ne se démène pas… Il fleurit, lui, le prunier, et puis il bourgeonne… Sainte-Beuve se renseignait et notait, et notait, et notait pour faire son article, comme Trublet compilait, compilait, compilait. S’il sortait de chez lui ou s’il y rentrait, c’était pour son article. Sobre, s’il dînait en ville c’était pour son article. C’était pour son article qu’il conversait, cet homme qui n’aimait pas tant la conversation qu’on l’a dit, si ce n’est dans les intérêts de son article. C’est encore pour son article qu’il allait à l’Académie, et qu’il lâchait ses secrétaires, comme des rats furieux, dans les bibliothèques publiques pour y fureter dans les coins et recoins et rapporter à la maison de petites notes pour son article. Il avait poussé l’amour de son article si loin, qu’il avait pris un professeur de grec, vrai grec, pour la beauté de son article ! Enfin, il aurait gratté la terre avec ses ongles pour son article. Il en eût fait sur n’importe quoi. Il n’était pas spécialiste ; il n’était pas seulement littéraire : il était encyclopédiste ; il était tout pour son article. Son dernier article n’est-il pas sur {p. 68}le général Jomini ?… Il en aurait fait sur le diable, et même sur Dieu auquel il ne croyait pas. Depuis qu’il avait écrit, dans sa jeunesse, ce livre sans composition, ce roman de Volupté, la sœur aînée des dames Bovary et des demoiselles de Maupin, l’article l’avait saisi comme une pince et l’articlier avait poind, et il n’avait plus été qu’articlier, car Port-Royal, avec son titre et malgré son titre d’histoire, n’est pas autre chose qu’une succession d’articles, enfilés comme des cerfs-volants. Je serai juste, pourtant. Il y a deux ou trois excellents articles (puisque articles il y a) dans le Port-Royal, entre autres celui-là, que je suis tenu à citer, où l’auteur compulse tous les maux que les Provinciales, ce livre plus grand par le résultat que par le talent, firent aux Jésuites et au catholicisme, par cela même… C’est presque tout un volume sur les conséquences historiques du livre de Pascal, que je ne crains pas d’appeler le chef-d’œuvre de Sainte-Beuve, et qu’il faudrait publier à part du Port Royal et tirer de cette chiffonnière aux tiroirs brouillés… En effet, la haine a eu là le regard aussi profond que l’amour. Là, le lynx a remplacé l’aigle qui n’est point, qui ne fut jamais dans Sainte-Beuve. Seulement, prenez bien garde que cette partie supérieure du Port-Royal n’est nullement de la critique, mais une étude d’histoire très bien faite dans un espace de temps assez étroit. Supposez que le point d’histoire aperçu eût été plus vaste, son cadre moins déterminé et moins circonscrit, Sainte-Beuve l’eût manqué ; il se serait perdu dans un grand horizon. {p. 69}Comme le rat, dont il a beaucoup, mais de l’espèce de ceux qui les livres rongeant, se font savants jusques aux dents :

La moindre taupinée était mont à ses yeux !

Il était fait pour tout ce qui est petit et il n’agrandissait pas ce qu’il touchait. Chose même particulière à sa nature, c’est ce que nous avons de plus petit en nous qui était le plus grand en lui : l’amour-propre. L’amour-propre de Sainte-Beuve ! Encore un écueil au critique pour ceux qui l’en croient un et l’appellent de ce nom. L’amour-propre de Sainte-Beuve, soit qu’il eût été blessé, soit qu’il eût été flatté, était la grande raison en permanence pour qu’il ne pût pas être juste. Il aimait les lettres, même dans ses ennemis ; parce qu’il était avant tout un voluptueux de lettres ; mais, comme tous les voluptueux, écorchés par le pli de la rose du sybarite, il était cruel ; et au meilleur endroit, c’est-à-dire à celui qu’il présumait le plus sensible, il donnait son coup de dent de rat, et il attendait trente ans, s’il le fallait, pour mieux l’enfoncer. Quoiqu’il fût de la race de ces esprits sensuels, égoïstes, mais faciles et qui recouvraient de formes aimables leur égoïsme et leur absence de sens moral ; quoiqu’il fût bien de la lignée des Saint-Évremond, des Fontenelle, des Prieur de Vendôme, des Chaulieu, etc., il n’avait pas leur rondeur ou la grâce de leur négligence, à ces égoïstes spirituels ; il restait pointu et à l’affût, toujours rat, toujours un brin féroce…

{p. 70}Voluptueux qui ne lâchait jamais sa ceinture, mais qui, au contraire, la rebouclait sans cesse pour l’article, vous n’étiez jamais pour lui que l’intérêt d’un renseignement à deux pattes. Quelle que fût sa bienveillance, allez ! il avait la prudence longue et il cartonnait contre vous. Soyez sûr que vous vous trouviez, dans ces notes, poire sur la planche pour l’occasion… Il avait gardé dans son ancienne trousse de carabin le bistouri du chirurgien, et il y mettait aussi de petites flèches qui, comme celle de Pâris, se tiraient au tendon d’Achille quand on avait le dos tourné. C’était là que la fourmi du travail aimait à piquer, mais pas pour sauver des colombes ! Son amour-propre, qui a dégradé les derniers moments de sa vie, lui fit tendre la main aux gros sous de la popularité, ces gros sous qu’un mépris public immérité lui jeta un jour au visage ; mais j’abaisserai moi-même un voile sur ces abaissements. C’est l’intelligence, le talent, l’aptitude qui restera ici jugée. Fantaisiste de la Critique, bénédictin de l’anecdote, Mabillon de babioles, aiguiseur de notes en épigrammes pour les placer plus tard, commère comme trente-six langues de femmes pour en faire parler une trente-septième, le petit homme de la rue Montparnasse restera dans la mémoire des contemporains comme le touche-à-tout le plus curieux, le plus acharné et parfois le plus puéril de son siècle. Ayant vécu toute sa vie dans la poche de tout le monde, mêlé à toutes les sociétés d’une société qui en est tout à l’heure au galop de Gustave à trois heures après minuit, ce qu’il {p. 71}aurait pu nous donner comme personne, c’étaient des Mémoires. Mais ceci montre, par un dernier trait, à quel point des curiosités sans grandeur avaient réduit son esprit en miettes. Des Mémoires étaient le seul livre qu’il pouvait complètement bien faire :

Et il n’en aura pas laissé !

IX §

Lettres à la Princesse [IX-X].

Mais il nous a laissé des lettres. Words, words, words ! Des lettres, des lettres, des lettres ! car la littérature s’en va en lettres maintenant. Dans le vide universel qui se fait, je ne vois plus que cela à l’horizon. Les lettres, ces espèces de photographies dans lesquelles on est aussi laid et aussi manqué que dans l’autre, les lettres, voilà ce qui va incessamment remplacer les livres à cette époque, vouée aux moi les plus drôles et qui fait plus cas d’un autographe que de la plus belle page, car une belle page, cela est écrit pour tout le monde, et un autographe, c’est personnel !… Ô égoïsme des sots, que je vous adore ! Les lettres, ces autographes, à leur manière, qu’on imprime en attendant qu’on les lithographie ou qu’on les grave, sont, en littérature, ce que sont, en journalisme, les commérages des reporteurs. Inondation du bavardage humain ! {p. 72}À l’exception de quelques piètres romans, écrits uniquement pour ce que la copie rapporte aux faiseurs, il n’y a pas une œuvre d’haleine dans la littérature actuelle, et jamais le dessèchement cérébral n’a été plus complet que sous cette République qui n’est ni celle de Périclès, ni celle d’Auguste, ni celle des Médicis… Les lettres donc, la correspondance, cette littérature de tout le monde, est le seul intérêt d’esprit qui reste à ce monde de portiers qu’est devenue, la société française. Oui, des lettres dans lesquelles une grande célébrité, par exemple, dira comme la première venue : « Je prie Mme Feray de m’apporter mes bottines », mais c’est palpitant et c’est exquis ! et il faut tout de suite imprimer et publier cela.

Et on le publie ! Les éditeurs patentés, les légataires universels, les nièces ou les parentes quelconques, se mettent à l’ouvrage et vident exaspérément les vieux tiroirs. Tous ces braves gens tirent autant de moutures qu’ils peuvent de leurs sacs de correspondances. Ils sucent le citron jusqu’au zest. Ils font rendre sans pitié au nom qu’ils exploitent tout ce qu’il peut rendre. Ils lui font suer jusqu’au dernier sou, après lui avoir fait suer jusqu’au dernier écu ; mais ce n’est pas comme dans la gaillarde chanson de Beaumarchais :

              Je lui tordis le bec,
              Je le croyais à sec…
Il est toujours, — il est toujours le même !

Après toutes ces torsions, lui, il n’est plus le même ! Le {p. 73}Sainte-Beuve publié aujourd’hui par M. Troubat, qui vend le nom de Sainte-Beuve sous toutes les formes parce qu’il ne peut pas vendre son cadavre (cela viendra peut-être sous la prochaine Commune !), n’est plus le même Sainte-Beuve d’esprit et de talent que nous avons connu de son vivant ou dans ses écrits. Il est diminué, rapetissé jusqu’à n’être plus qu’un pauvre diseur de platitudes. Mais des platitudes du nom de Sainte-Beuve, c’est, avec ce benêt de public, de l’écoulement et du placement encore ! Aussi le légataire qui met Sainte-Beuve lui-même dans son legs, et qui avait gratté déjà le vieux tiroir et publié une série de premières lettres, l’a-t-il raclé pour le coup et a-t-il publié les Lettres à la Princesse, lesquelles ne sont pas seulement l’exploitation du nom de Sainte-Beuve qui les a signées, mais l’exploitation d’un autre nom qui n’y est pas ?… Ainsi Mme Lenormand, qui n’est pas Troubat, troubatise ; et elle, la nièce par le sang de Mme Récamier, — qui avait déjà publié un volume sur cette femme dans lequel cette Légende de Beauté et de Bonté, cette Séduction en perpétuel exercice ne semble plus rien du tout dans les riens qu’on nous donne d’elle, — Mme Lenormand a republié d’autres chiffons de sa belle tante et elle en republiera tout le temps qu’elle en aura de quoi faire, seulement, une papillote !

X §

{p. 74}Eh bien ! c’est contre ce procédé-là, — c’est contre cette immoralité littéraire : l’exploitation déshonorante, intellectuellement déshonorante des noms célèbres qui n’ont pas toujours été dans les détails de la vie privée au niveau de leur mérite et de leur célébrité, que je veux aujourd’hui réagir. Quand on tient par l’affection ou par l’admiration à la gloire d’un homme ou au charme incontesté d’une femme, il n’est permis, sous aucun prétexte, de publier des choses si évidemment, si manifestement inférieures que cette gloire et ce charme en reçoivent une profonde atteinte. À moins d’imbécillité absolue, cela est même incompréhensible. Si c’étaient des valets de chambre qui publiassent ces fonds de tiroir, je le concevrais. On n’est jamais un héros pour son valet de chambre, disait-on, même au temps où les valets de chambre pouvaient être de bons domestiques ; mais dans une société qui est rongée par l’affreux cancer de l’envie, je comprendrais encore mieux que ces êtres, pour qui on ne peut jamais être un héros, voulussent descendre leurs maîtres ou leurs maîtresses en mettant en lumière leurs misères… et, après leur mort, leurs petits papiers.

Seulement, ici ce n’est point le cas. Ici, ce n’est pas un {p. 75}valet de chambre qui publie ces Lettres à la Princesse, qu’il fallait supprimer comme la Princesse a supprimé ses réponses, c’est un légataire universel qui n’a d’existence au soleil que parce que Sainte-Beuve lui a légué son parapluie. Et, pour les lettres de madame Récamier, c’est une nièce à qui sa tante a laissé dans les cheveux, pour qu’elle fût désormais remarquée dans la vie, une feuille de rose prise à ce bouquet immortel qui a parfumé le xixe siècle à son aurore ; et en effet, s’il s’agit de notoriété et de renommée, qu’on se demande ce que sans madame Récamier serait madame Lenormand ?

Et, encore ici, pas d’excuse ! Il n’y a point l’aveugle sentiment d’amour-propre qu’on passerait à peine à l’auteur. L’amour-propre a les yeux crevés comme l’autre amour, mais l’amitié doit être clairvoyante. Et d’ailleurs l’illusion même était-elle possible pour ces deuxièmes publications ?… Quand madame Lenormand publia le premier volume : Souvenirs et Correspondances tirés des papiers de Madame Récamier, il y a déjà quelques années, elle pouvait encore rêver à ces lettres une valeur qu’elles n’avaient pas… Elle pouvait encore être fascinée par la femme récemment perdue, qui avait étendu si longtemps surtout le voile enchanté de son charme. Mais l’accueil fait à ce premier volume, mais la Critique d’alors, qui dit tristement et avec regret : « N’est-ce que cela ? » n’auraient-ils pas dû l’avertir et la faire songer quand elle a voulu publier le second ? De même, aussi, peut-on se méprendre sur le pauvre la que donnèrent les {p. 76}premières lettres de Sainte-Beuve, qui devait toujours chanter sur ce ton ; de Sainte-Beuve, cet homme de lettres qui ne l’était que dans ses livres, ou plutôt qui l’était hors de ses livres pédantesquement toujours, et, pour parler franc, qui en dehors de leur laborieuse confection n’était plus personne. Je l’ai dit un jour dans un journal, et je ne me déjugerai point. Les Lettres à la Princesse devaient être ce qu’elles sont, insignifiantes de fond et, de forme, pénibles. Sainte-Beuve, qui pour travailler, ne mettait pas de manchettes comme Buffon, n’en est pas moins de l’école de Buffon, de la patience, de la rature, de l’accouchement à l’aide des secrétaires ; Sainte-Beuve n’avait pas le génie facile de la lettre, cet abandon dans le sentiment qui insinue dans la lettre une langueur divine, ou cette impétuosité dans la sensation du moment qui la fait jaillir de la plume, comme un oiseau s’échappe de la main !

Dans ces conditions-là, on ne saurait écrire le moindre billet. Sainte-Beuve l’a bien prouvé dans ces Lettres à la Princesse. Ses plus courtes lettres y paraissent les plus longues, les plus lourdes, les plus enchevêtrées de respect embarrassé, de grandes révérences maladroites qui se cognent aux meubles. Il y est fin quelquefois, mais sa finesse y est mal à l’aise. Comme on dit vulgairement, il est gêné dans ses entournures, et n’a pas de tournure. Il lui est resté je ne sais quoi du grimaud de collège, malgré la barbe faite et le linge blanc. Rien n’a pu corriger le manque de race et la gaucherie première. C’est un {p. 77}Trissotin… supérieur, oui ! mais c’est un Trissotin ; et de fait, Sainte-Beuve l’était de nature, à travers son esprit et son goût, et il l’était tellement qu’un jour il disait devant moi à une pâtissière, chez laquelle il était entré pour manger des gâteaux : « Madame, aimez-vous les vers ?… » Il faut avoir entendu cela ! Si elle avait dit : « oui », il en disait ! Galanterie à la Trissotin plus forte en lui que son tact de critique qu’il avait pénétrant, mais bien plus dans ses livres que sur place et dans la vie. Après cela, il n’est pas besoin d’insister pour qu’on soit bien sûr qu’il n’avait pas ce qu’il faut de grâce et de légèreté et de souplesse pour enlever une lettre à une femme, — cette chose ailée qui se pose surtout et qui n’y pèse pas. Après cela, il est bien certain, pour qui connaît la loi spéciale qui gouverne chaque esprit, que qui dit à brûle-pourpoint : « Madame, aimez-vous les vers ? » à une pâtissière en fonctions, n’a pas été créé et mis au monde pour écrire comme il faudrait à des princesses.

Il ne l’était pas. C’est un malheur, mais pourquoi étaler cette indigence d’esprit épistolaire dans une publication intempestive, au-devant de laquelle personne ne courait ? Si on est vraiment désintéressé dans cette question pourquoi cette cruelle mise en lumière de pauvretés qui n’ajoutent rien à la richesse qu’on a ? Certainement, on a du talent, mais ce n’est pas ce talent naturel qui fait écrire une jolie lettre et que les études les plus attentives et les plus profondes ne peuvent donner. Tant pis si vous ne l’avez pas ! vous ne l’aurez jamais. Avec les Lettres à {p. 78}la Princesse, il reste acquis que Sainte-Beuve n’avait pas ce talent. On n’en trouve aucune trace en ces Lettres, qu’un ami eût dû avoir pudeur de publier… Et remarquez, par-dessus le marché, l’inconséquence ! Le légataire de Sainte-Beuve, qui administre son testateur lui-même comme sa fortune, — comme une propriété dont on a, aux termes de la loi, le droit d’user et d’abuser, crierait comme une oie du Capitole (il a déjà crié) si on touchait un peu rudement à son illustre maître, et qu’on discutât son talent en le réduisant à ce qu’il est, sans exagération et sans ambages. Mais lui qui fait le tendre, lui, le très humble et reconnaissant serviteur de ce maître qui l’a comblé, va bien plus loin que nous quand nous jaugeons les puissances et les impuissances de Sainte-Beuve. Nous, nous pouvons dire de simple intuition et par le fait de notre connaissance présumée du genre d’esprit de Sainte-Beuve, de cet esprit si travaillé, si tortillé, à trompe déliée d’insecte, mais d’insecte empâté souvent dans des viscosités sucrées, qu’un tel esprit n’était pas troussé lui-même pour trousser une lettre. Oui, nous pouvions le deviner, mais avec sa publication des Lettres à la Princesse, M. Troubat l’a prouvé pour nous ! Voilà ce que j’avais à dire sur ces fameuses lettres dans lesquelles on croyait trouver presque du scandale, et où l’on ne trouve que quelques petites malices qui ne sont pas bien méchantes, et cette déclaration naïve, dans laquelle le finaud d’habitude a oublié pour une fois la couarde hypocrisie de son esprit et qui le peint d’un {p. 79}trait : « Je me suis fait plus d’ennemis avec mes éloges qu’avec mes critiques. » Tout Sainte-Beuve est là, en effet. Je n’avais pas à entrer dans l’examen du fond du livre, des affirmations ou des insinuations qu’il contient. Les gens qu’il attaque, ses confrères d’institut, les ministres, auxquels il met des épingles — son seul genre de poignard — dans le dos, me sont de la plus mortelle indifférence. Je n’ai vu et n’ai voulu voir que la seule question de forme et de talent littéraire, et j’ai dit nettement : ce n’est là qu’un mauvais recueil de lettres sans agrément, sans verve, sans distinction d’élégance, n’ayant aucune des qualités que doit avoir ce genre très particulier de littérature. Vous pouviez le brûler, vous n’auriez pas brûlé l’Énéide. Vous avez mieux aimé le publier chez Lévy. Je doute que ce soit là une bien triomphante affaire. Mais moi, j’aurais jeté au feu ce paquet par intérêt pour Sainte-Beuve, dont je comprends la réputation mieux que vous !

Nisard §

I §

Études de critique littéraire ; Études de littérature et d’histoire [I-IV].

{p. 81}Pourquoi, lorsqu’on prononce le nom de M. Désiré Nisard, l’idée vient-elle d’un esprit d’élite, il est vrai, dans la littérature contemporaine, mais d’un esprit rigoureux, presque austère et même un peu sec ?… Pourquoi cette impression consolidée a-t-elle la force d’un préjugé ? Et pourquoi, moi qui vais écrire ce chapitre pour la diminuer, et, si je le pouvais, pour la détruire, l’ai-je partagée si longtemps ?… Pourquoi n’a-t-il fallu rien moins que les deux volumes que voici : — les Études de critique littéraire, — les Études de littérature et d’histoire, — pour me faire une opinion toute contraire à celle que sur des souvenirs d’articles lus en courant, ici ou là, j’avais gardée de l’écrivain qui, un jour, allongea à la littérature facile ce fameux coup de fouet qui a {p. 82}tant claqué et dont peut-être elle s’est vengée en calomniant son esprit, — en faisant de cet esprit ce qu’il n’était pas2 ?

Et, en effet, parce que M. Désiré Nisard, dans ce célèbre manifeste, avait pris parti pour la réflexion, l’étude, la volonté inspirée, contre l’improvisation, la précipitation, le gaspillage ; parce qu’il s’était rangé du côté de la conscience littéraire contre les succès à tout prix et au rabais ; parce que, là comme dans ses autres écrits, il n’avait pas sacrifié toutes les qualités de l’écrivain à ce pittoresque que nous ne haïssons pas, mais qui avait positivement alors tourné la tête à toute la littérature ; parce qu’il honorait la tradition, qu’on ne respectait plus et même qu’on insultait très bien ; parce qu’il ne concevait pas la Critique en dehors de la morale chrétienne, quand le Beau seul suffit aux âmes, disaient les délicieux Esthétiques de ce temps ; parce qu’enfin il avait en lui la faiblesse la touchante faiblesse du xviie siècle au lieu d’avoir l’orgueil insensé et insupportable du xixe, il fut bientôt classé, par les ardents et les rutilants de ce siècle-là, parmi les effacés, les chagrins, les retardataires, les professeurs d’ailleurs, les pédantisants ! On n’alla pas jusqu’à nier, de ressentiment, son talent, sa capacité, son érudition, mais tout cela manquait — disait-on et même croyait-on — de couleur, de vie, de charme, oh ! surtout de charme ! et on parlait pour lui de cette estime {p. 83}qui est presque une injure, dans ce pays de vanité folle où les moindres sots ont leurs admirateurs !

Oui, telle a été jusqu’à cette heure, devant l’opinion, la situation de M. Nisard dans les lettres. Et je dis devant l’opinion : je n’ai point à parler ici de sa situation officielle dans l’Université ou à l’Académie. Talent digne d’estime, mais sans agrément, — quand on avait dit cela de M. Nisard, on avait tout dit. On croyait avoir été juste. La littérature facile qu’il avait cinglée, pourtant, non pas avec une férule de professeur, mais avec une cravache de la plus fringante élégance et dont le manche — regardez-y ! — ne manquait d’aucune des ciselures recherchées par les amateurs d’ornements, car le manifeste en question est aussi étincelant de style qu’il est sensé de vue ; la littérature facile, ne pouvant nier la qualité des étrivières, nia celle de l’instrument avec lequel on les lui avait appliquées. Elle prévint l’opinion, et, la plume de M. Nisard, elle l’a dite pesante. Dans un sens, elle l’était ; on l’avait éprouvé, mais ce n’est pas dans ce sens-là qu’on l’entendit… On fit bien vite un plomb de ce très fin acier.

La rare pureté du style de l’écrivain, ses principes, sa forte éducation classique, passèrent, à dater de ce jour, pour de l’étroitesse d’idées, de l’aridité de sentiment, de la pruderie universitaire. M. Nisard n’était qu’une bégueule littéraire qui se révoltait, rien de plus ! Et qui se révoltait, comme toutes les bégueules se révoltent, parce qu’elles n’entendent rien, ces pauvres diablesses, indigentes d’imagination, à la grâce de certaines faiblesses {p. 84}qui font le bonheur de la vie ! Voilà comme on parlait. Et on restait, malgré des travaux importants de littérature et d’histoire qui auraient dû changer ou du moins faire réfléchir l’opinion prévenue, on restait sous cette absurde idée de bégueulisme à propos du talent le moins bégueule qui ait jamais existé, à propos de l’esprit le plus correct, c’est la vérité, mais le plus aimable, le plus doué de cet agrément que les agréables ou les formidables de la littérature contemporaine ont osé lui refuser… pendant trente ans !

II §

Ainsi, comme toujours, c’est l’opposé de ce qui est qui avait été dit avec le plus d’emphase : M. Désiré Nisard était un critique exclusif, intolérant, sans ampleur, nuancé d’un peu de pédantisme, sur les limites du désagréable s’il n’était maussade tout à fait, — je lui demande bien pardon de risquer ces impertinences ! — et il se trouvait que de tempérament, au contraire, cet exclusif et cet intolérant était l’esprit le plus comprenant et le plus doux, le plus habile à découvrir la cause des erreurs littéraires, mais l’homme du monde qui pesait le moins sur sa plume pour les expliquer. Que dis-je ? Cet écrivain sec, ce critique… n’était pas même un critique ! Il se {p. 85}trompait lui-même quand il croyait le plus l’être. Il n’avait du critique que les facultés qui tiennent à la sympathie, à l’ouverture d’esprit, à l’encourageante bienveillance du caractère ; mais les facultés qui accomplissent le critique et qui donnent à celles-là le tranchant et le fil, je les cherche en vain dans ses œuvres : il ne les avait pas !

Et ceci n’est point un paradoxe. Le paradoxe, qui est souvent une faute de sens, serait de plus une faute de goût quand il s’agit d’un homme aussi sensé que M. Nisard. Mais, de bonne foi, après avoir lu ces volumes d’aujourd’hui, dont l’importe le titre d’Études de critique littéraire, il m’est impossible de reconnaître et de consentir ce qu’il a si bien l’air de prétendre. Non, M. Nisard n’est pas ce qu’on peut appeler, dans toute la plénitude de ce mot, un critique. La Critique n’est pas seulement de comprendre. Elle n’est pas seulement de juger. Elle n’est pas seulement même de condamner ! Elle est de plus, et elle est surtout, dans l’accent avec lequel on condamne, car c’est cet accent qui punit, c’est cet accent qui est le bourreau et qui parachève la justice. Eh bien ! cet accent manque à M. Nisard.

Cet esprit, de principes si sévères qu’on l’a accusé d’être un puritain en littérature, n’a point, quand il touche aux œuvres contemporaines et aux hommes vivants, l’implacabilité qui est le caractère de toute justice qui doit frapper et courageusement frappe… Excepté ce coup de feu et de jeunesse, justifié par les guerres du {p. 86}temps, contre une masse, d’ailleurs, contre toute une littérature dans laquelle le nom d’un seul écrivain fut prononcé, et au milieu de quelle revanche d’éloges ! M. Nisard n’a jamais — est-ce une question d’esprit ou de caractère ? — refrappé personne, personne qui du moins eût pu en souffrir. Pour les morts, c’est différent.

Avec les morts, M. Nisard atteint au critique. L’homme bienveillant qui est en lui est sans doute moins gêné par des mémoires qu’on ne peut plus blesser, que par des sensibilités vivantes qu’il est si facile d’offenser. C’est ainsi qu’il a jugé Byron en maître, et peut-être, dans toutes ses œuvres, n’a-t-il été grand critique, c’est-à-dire critique complet, que cette fois-là. Partout ailleurs, il n’a osé… Il a été retenu par une incroyable délicatesse. « Attaché à un idéal sévère, j’ai toujours eu peur d’être exclusif », dit-il quelque part, et il a toujours eu trop peur. Sa conscience a tremblé comme une herbe dans la lumière. Toutes les idées générales qui sont le vrai de la Critique, il les a pourtant, mais il ne peut se décider à s’en servir contre qui que ce soit. On pourrait dire qu’il a la fleur de la Critique, mais sans la branche avec laquelle on doit châtier… Et M. Nisard le sait bien, du reste ; il sait si bien que le cœur fait défaut à la main ou la main au cœur, dans l’exécution des hautes œuvres de toute critique, qu’il n’est critique que le moins qu’il peut et qu’il en esquive l’occasion avec de singulières souplesses.

Ainsi, dans son morceau sur l’Histoire de la Convention {p. 87}par M. de Barante, par exemple, c’est le sentiment de l’historien qu’il examinera, parce qu’il le partage, ce ne sera pas l’œuvre et la forme de son histoire. Ainsi encore, si, lynx malgré lui, il voit les défauts littéraires, comme dans le livre de M. Floquet sur Bossuet, il les atténuera, les excusera et s’en détournera avec une miséricordieuse indulgence, et on pourra lui appliquer, mais en le modifiant et l’abaissant un peu, son mot superbe sur Bossuet : « Jamais regard plus hardi et plus ferme ne se baissa plus humblement devant l’invisible. » Car, lui aussi, il baisse un regard ferme, non par humilité, mais par politesse, et si ce n’est pas « devant l’invisible », pourquoi faut-il que ce soit devant l’imparfait ?

C’est que la politesse est, en effet, comme un des attributs du talent de M. Désiré Nisard, une politesse athénienne et française, et qui, comme notre littérature, est le résultat de deux ou trois civilisations. Cet épris du dix-septième siècle a la politesse des honnêtes gens de ce temps, comme on disait alors, et, transportée dans notre siècle familier, c’est là une originalité et une noblesse. Seulement, cette politesse empêche le décisif dans la rigueur du mot, la note vibrante que rien ne doit énerver dans le critique. Je sais bien que dans l’article de M. Nisard sur Tocqueville, ce Montesquieu du Journal des Débats, où le blâme cependant se joint à l’éloge, on en entend la note quoique adoucie, et que la leçon finit par arriver, mais elle arrive à travers les spirales de la politesse. Or, ce n’est pas là son chemin, et {p. 88}elle est changée du voyage. Disons donc que M. Nisard est un professeur attique du vrai littéraire, et non pas un critique en réalité. Il voit le mal, mais il le voile, et ce n’est pas, comme Sainte-Beuve, pour mieux le montrer. M. Nisard a autant de finesse que Sainte-Beuve, mais où Sainte-Beuve est fin dans l’intérêt d’une malice, M. Nisard est fin dans l’intérêt d’une gracieuseté.

Professeur, oui ! mais indulgent et charmant, qui n’aime pas tout mais qui goûte tout, et qu’on n’entend jamais parler du haut de la tête comme il l’a dit lui-même si bien de Boissonnade, M. Nisard est bien plutôt fait pour l’apologie critique proprement dite. Son vrai genre, à lui, c’est l’éloge, comme le prouvent admirablement ses discours à l’Académie, qui sont presque tous des chefs-d’œuvre !

III §

Des chefs-d’œuvre d’analyse, de sagacité, de dentelle littéraire. Lisez son discours à Alfred de Musset, son discours à Ponsard, son discours à de Sainte-Aulaire ! C’est de la Critique dans un sens, puisqu’il s’agit d’appréciations et de choses de littérature, mais c’est bien plus étonnant qu’une Critique complète qui aurait dit le {p. 89}mot suprême, qui aurait brusquement tranché, pour n’y plus revenir, dans le vif des choses et de l’amour-propre. C’est quelque chose de bien plus rare et de bien plus particulier. C’est de la sympathie critique, mais de la sympathie qui se possède et qui n’est jamais entraînée ; c’est de la vérité flatteuse, mais ce n’est pas de la flatterie ; c’est enfin un milieu pris, avec une sûreté et sur un si petit espace qu’il est inouï, et presque incroyable, que l’écrivain engagé sur ce rebord y garde sa solidité !

M. Nisard est une exception dans la littérature contemporaine. Homme de principes et de tradition en un temps où chacun culbute dans le sens de ses impressions personnelles, M. Nisard n’a jamais fait fléchir devant aucune nécessité de douceur et de politesse — et on voit maintenant si ces nécessités sont dans ses goûts naturels — une seule des religions de sa vie : soit l’autorité de l’enseignement, soit la pureté du goût, soit l’amour de la langue française, soit la morale chrétienne qui comprend tout, même en littérature. En restant fidèle à ses idées, qui ne sont pas ses maîtresses, à lui, mais ses maîtres, il a été aussi loin qu’il pouvait aller dans la bienveillance pour les hommes, dans l’accueil fait aux esprits les plus différents du sien. Seulement, disons-le, mais non pour le lui reprocher, s’il n’a pas été un délicieux inventeur de qualités, les jours de réception à l’Académie, par exemple, il faut convenir qu’il a été souvent assez ingénieux, en nous les montrant, pour nous faire croire qu’il les créait !

{p. 90}L’ingénieux donc, et l’ingénieux poussé jusqu’au génie, l’ingénieux dans l’analyse critique qui veut rester aimable sans être jamais fausse, voilà le trait caractéristique de M. Nisard, de ce faux puritain auquel tout le monde a été trompé et que je vous donne, moi, après l’avoir lu, — et avec quel plaisir ! — non comme un Cavalier… du Cromwell de M. Hugo, non, jamais ! mais comme l’esprit le moins raide et au contraire le plus souple, et le plus large, et le meilleur dans la Critique, et si j’osais — et pourquoi pas ? — je dirais presque le plus tendre. Tout universitaire qu’il soit, M. Désiré Nisard est un chrétien. Le Christianisme, qui fait des âmes tendres aux Barbares, n’a pas eu grand’peine à verser sa tendresse dans une âme qui n’eut jamais rien de bien fauve, qui d’instinct avait la droiture et la délicatesse, et qui, à toute page de ses livres, se préoccupe surtout de ce que le Christianisme a ajouté de bonté à la bonté humaine : car c’est là une des idées qui revient le plus sous la plume de M. Nisard.

Dans ces Études de critique littéraire, à propos de l’autorité, des deux morales, et particulièrement de l’aumône, vous sentez à quel point le Christianisme, compris avec cette intelligence de sa vérité la plus profonde et de ses beautés les plus secrètes, a pénétré la pensée de ce critique dont l’esprit, hier, pour vous et pour moi, paraissait rigoureux parce que la conscience était irréprochable, mais dont la politesse exquise, trouvée aujourd’hui dans ses livres, est peut-être de la charité !

IV §

{p. 91}Le Christianisme et sa morale acceptés résolument par l’auteur des Études de critique littéraire et des Études de littérature et d’histoire, voilà ce qui fait, même avant le talent de M. Nisard, l’incomparable valeur de ces deux volumes où l’écrivain a prouvé, par son exemple, que la pureté de la conscience n’impliquait la fermeture de l’esprit à aucune notion littéraire, et que l’attache aux principes — et à tous les principes — n’empêchait pas non plus d’avoir de la grâce dans l’esprit, car il en a beaucoup, et de l’agrément, puisqu’on jure par ce mot, dans une société dont le premier besoin à l’heure que voici est peut-être d’être amusée.

Spirituel, quoique très sensé ; très délié et très souple dans les mouvements de son esprit, quoique ses convictions soient très immobiles ; coloré parfois à la moderne comme dans son Manifeste contre la littérature facile, mais plus souvent sobre et concentré comme les modernes ne savent plus l’être ; ingénieux enfin, c’est là son génie, M. Désiré Nisard est un écrivain d’idées très fines et de nuances très variées, qui, de préférence et d’instinct, est allé aux hommes de nuances dans l’histoire, {p. 92}comme Mélanchton ou Érasme, pour les peindre et les expliquer.

Moitié de critique, c’est encore beaucoup, à une époque où les hommes ne sont que des fragments quand ils ne sont pas des atomes, M. Nisard, qui n’est pas un critique par les côtés que l’on croyait, les côtés répulsifs, négatifs, sourcilleux, mais par les côtés positifs, avenants, accueillants, sympathiques, M. Nisard, comme historien, comme appréciateur d’un ordre élevé en littérature, a mieux aujourd’hui que des qualités personnelles à mettre en balance avec les autres critiques contemporains. Il a le courage de se dire chrétien et de faire planer la morale chrétienne par-dessus la littérature. C’est là son honneur, c’est là sa supériorité et intellectuellement déjà sa fortune.

En effet, s’il avait été dans la Critique un simple naturaliste sorti des pieds de Goethe, le Brahma littéraire de ce temps, il n’aurait, certes ! pas écrit, dans les Études d’histoire et de littérature, les pages sur Bossuet, Bourdaloue, Massillon, les plus belles pages, sans aucun doute, qu’aient encore inspirées ces grands hommes, car qui n’est que littéraire n’aura jamais le sens réel et profond d’hommes pareils. Il faut y renoncer, ou se faire chrétien pour les comprendre. Or, M. Nisard n’est pas seulement un chrétien trempé dans la vigoureuse lecture des Pères, mais, de talent et de réflexion, c’est un moraliste bien plus qu’il n’est un critique, même quand il l’est le plus. Dans ses écrits les plus littéraires, ce n’est {p. 93}pas la grammaire, ce n’est pas même les formes de la composition qui tiennent le plus de place, c’est le cœur, le vieux cœur humain inépuisable ! Et cela, non plus, ne se sait point assez. M. Nisard a été mis un peu trop vite dans un cabinet des Antiques, sur l’étagère réservée aux puristes du xviie siècle, et il est fait pour mieux que cela.

Singulière destinée, n’est-il pas vrai ? que celle d’un homme de tant de cœur inaperçu dans son esprit, à qui on a nié la vie parce qu’il n’était pas débraillé, à qui on a nié le charme parce qu’il n’était pas une catin, mais une honnête femme littéraire, et qui a rencontré le préjugé dans toutes ses voies, et un préjugé qui ne l’insultait pas, mais qui se contentait de le classer de travers. Est-ce nous qui l’aurons remis droit à sa place ? Nous n’aurons pas cette influence, mais, du moins, nous aurons dit que cette place doit être une des plus honorables dans la littérature du temps.

V §

Shelley et Byron (Trelawney) ; Lord Byron et la société anglaise [V-X].

Ce livre de Souvenirs sur les derniers jours de Shelley et de Byron, publiés à Londres par M. Trelawney, attendait encore son traducteur, français, mais, s’il n’avait pas été {p. 94}traduit à Paris, il y était interprété et discuté, et ceux qui s’occupent de choses littéraires parlaient de cette singulière publication faite sur deux grands poètes par un corsaire retiré. Quoique le génie de lord Byron ne passionne plus l’Angleterre actuelle — l’Angleterre de Tennyson et de Carlyle — et que la gloire du pèlerin de Child-Harold ne soit plus guère, dans son pays, que le marbre officiel et guindé de beaucoup de gloires enterrées à Westminster, cette académie de tombeaux, on s’était cependant ému en Angleterre du livre de M. Trelawney. On a cru voir dans ces souvenirs (Recollections) une hostilité contre Byron ; et, de fait, si l’hostilité démontrée n’y est pas, la malveillance y est trop évidente ; pour qu’on puisse la contester. On a dit autrefois que M. Trelawney avait posé pour le Corsaire de lord Byron, et, dans ce cas, Byron l’eût furieusement idéalisé ! Mais M. Trelawney n’a pas rendu à lord Byron sa politesse… Un poète impuissant et jaloux n’aurait pas dit plus de mal de Byron que M. Trelawney, — et un mal plus petit.

Cela est étonnant pour un homme d’action, grand à sa manière, — car l’intrépidité, quand elle est complète, constitue à elle seule une grandeur ; — mais c’est particulièrement incroyable de la part d’un Anglais, de ce pays du rang et de la hiérarchie, qui aurait dû être aussi fier de son intimité avec lord Byron que le boxeur Johnson lui-même aurait pu l’être de la sienne, s’il en avait écrit. Des gens qui croient qu’avec un mot (un mot {p. 95}bégueule et indigné !) comme, par exemple : l’amour de la mauvaise compagnie, on explique un homme comme Byron, lui ont reproché, sans les comprendre, beaucoup de ses intimités, et celle qu’il eut avec M. Trelawney est, je crois, de ce nombre.

Byron, qui aimait la force physique pour trois raisons souveraines : parce qu’il était un être idéal, délicat et infirme, a toute sa vie recherché et choyé les heureuses créatures douées de cette mystérieuse puissance, si loin de lui qu’elles fussent, d’ailleurs, par la pensée, le sentiment et les autres distinctions faites par la nature ou par la société. Il aimait, avec la rage d’un homme qui n’atteindra jamais à ce qu’il aime, toutes les manifestations et les expressions de la force. En sortant du collège, il eut un ours. S’il avait pu, il aurait eu un tigre. Plus tard, il envia à Ali pacha un lion magnifique, qu’il dit dans ses Mémoires avoir été, avec un ou deux paysages et autant de femmes, une des cinq à six choses absolument belles qu’il eût jamais vues. Les armes même dont il était curieux, — mais non à la manière des artistes et des antiquaires, — il ne les aimait que parce qu’elles sont des forces ajoutées à la force humaine, dormant pour s’éveiller, quand il le faut, sous notre main. M. Trelawney, qui avait une âme ferme dans un corps robuste, M. Trelawney, trempé et carabiné comme un tromblon d’abordage, était pour Byron une fière expression de cette force qu’il adorait, et voilà pourquoi Byron vécut avec lui comme avec le lion de Janina, si Ali pacha le lui {p. 96}eût donné. Seulement, le lion d’Ali n’eût pas écrit les Recollections. Il ne se fût pas livré au plaisir d’allonger un coup de griffe posthume à une grande mémoire. Il sût méprisé cette besogne de chacal.

VI §

Il est vrai que, pour la première fois, cette besogne est plus proprement faite que les chacals ne la font d’ordinaire… Le livre des Recollections a été composé avec un soin très particulièrement anglais. Matériellement, c’est un confortable volume, délicieux de papier et de caractères, avec deux portraits à la Grévedon, l’un représentant Shelley, charmant de mollesse, de transparence et d’yeux mouillés, comme une jeune fille déguisée en adolescent, et l’autre ne représentant pas lord Byron, mais M. Trelawney (le Trelawney d’il y a trente-cinq ans), aussi beau que Byron pour le moins, ma foi ! avec un front aussi pensif et aussi sombre. On ne croirait jamais, en le voyant, que pareil livre ait pu sortir de ce front-là.

Intellectuellement, en effet, ce livre n’est qu’une relation de petits faits qui ont leur intérêt, sans doute, puisqu’ils se rapportent aux deux plus illustres poètes {p. 97}de leur temps, mais cette relation est tellement saturée de citations, de vers et d’admiration poétique, qu’on se demande, non par quel scholar, mais par quel bas-bleu ces Souvenirs ont été écrits ? Du reste, en tant qu’il convint de rapetisser Byron, et comme l’on dit, de le descendre, on ne pouvait s’y prendre avec une précaution et une adresse plus antipathiques à la force. Le diamant seul coupe le diamant. C’est avec Shelley que tout le long de ce livre on s’est efforcé d’effacer tout doucement Byron.

Et j’ai dit : on. Je n’ai pas dit et je ne veux plus dire M. Trelawney, car il est impossible, mais radicalement impossible, de reconnaître M. Trelawney, le Trelawney des Mémoires de lord Byron et de notre imagination prévenue, dans l’écrivain quelconque qui a tenu la plume et qui a osé signer du nom de Trelawney les Recollections. Que M. Trelawney les ait confiées à quelqu’un qui en a fait ces prétentieuses élégances littéraires mêlées aux vilains et méchants propos de ce volume, on y répugnerait moins peut-être, mais on ne peut admettre que M. Trelawney ait dicté ou écrit lui-même, en pieds de mouche, ces chétifs et insultants commérages. Lisez-les, vous verrez si c’est là du style ou du procédé de corsaire !

Oh non ! certes pas ! C’est du style parfaitement littéraire, d’un mérite fort mince, il est vrai, mais après tout un de ces styles convenables, corrects, comme il s’en confectionne beaucoup à Londres, et qui se ressemblent {p. 98}tous les uns aux autres, comme toutes les vignettes anglaises et toutes les écritures anglaises se ressemblent. Eh bien ! telle est ma raison de douter de l’authenticité intégrale de ce pamphlet sans accent, mais non sans perfidie : ma raison, c’est qu’il est sans accent ! Pour ma part, je ne croirai jamais que des hommes comme les Trelawney et les Surcouf manquent entièrement d’individualité quand ils ont quelque chose à dire qui leur pèse sur le cœur ou sur la pensée. Ils peuvent manquer de phrase et même d’orthographe, mais ils ne manqueront pas d’expression.

Notre glorieux maréchal Soult, qui parlait comme un corps de garde, a laissé des mots de génie qui, injustes ou non, flamberont longtemps sur la tête de ceux contre lesquels il les a dits. Dans les Recollections, au contraire, rien ne flambe. C’est de l’amadou qui n’a pas pris. Et quand on les a lues, c’est à conclure ce qu’on ne pourrait pas conclure d’un livre écrit réellement par M. Trelawney, bien ou mal, n’importe ! mais avec cette main vigoureuse de flibustier que Byron aimait à presser dans les siennes.

Il n’y a vraiment qu’un corsaire de papier mâché qui ait pu jamais écrire cela !

VII §

{p. 99}Voilà pour le style… anti-corsaire ! Quant au procédé qui est encore plus l’homme que le style, la perfidie est assez corsaire, elle ! — mais celle de ce livre, lilas et satiné comme l’album d’une jeune miss, est une perfidie par trop féminine, et, comme l’admiration de l’auteur pour la philosophie de Shelley, qui s’était noyé dans le panthéisme bête avant de se noyer, en chair et en os, dans le golfe de Spezzia, cette perfidie est aussi beaucoup plus celle d’un bas-bleu que d’un corsaire rouge. On est perfide de cette façon-là dans la meilleure société. On jabote ainsi dans le high life.

Faites-moi le plaisir d’écouter ce doux et intéressant train de langues : « Mais, mon Dieu ! oui, dans les dernières années de sa vie, lord Byron était devenu d’une sécheresse, d’un égoïsme et d’une humeur affreuse. Il avait des spasmes qu’il croyait, avec assez de raison, de l’épilepsie. Mais ce qui est bien pis que d’être épileptique, il était avare ; il empruntait et oubliait de rendre. — Avare ! vous êtes bien bonne, ma chère, c’était un pick-pocket. — Puis il aimait l’effet comme une vieille actrice elle-même ! Et, par exemple, c’est [p.100 ]ce que tout l’univers ignorait ». Enfin, car voici le coup de théâtre final… et féminin de toutes ces petites médisances qui ressemblent à des turlututus d’un sou, il n’était pas laid, lord Byron ! On ne peut pas dire qu’il fût laid. Tous les portraits qu’on a de lui sortiraient de leurs cadres pour protester.

On ne peut pas dire non plus — ce serait trop hardi et cela paraîtrait paradoxal — que sa beauté fût un masque en cire, — un chef-d’œuvre de l’industrie anglaise, qu’il s’était fait faire pour une somme folle et qu’il portait comme le Masque de fer portait le sien. — Mais voici où le machiavélisme commence et peut admirablement se risquer :

Comme lord Byron, malgré son dandysme, n’a jamais porté à ce qu’il paraît le bas de soie et la culotte aimés du prince de Galles, comme ses pantalons ressemblaient à des jupes et même, à ce qu’il paraît, ont donné l’idée des crinolines, comme il ne les a jamais ôtés ni à l’école de Harrow pour se coucher, ni pour nager dans l’Hellespont ou les autres mers qu’il a pratiquées à la nage, eh bien, nous dirons qu’il n’avait pas de mollets !

Mieux que cela, parbleu ! qu’il avait un rachis aux jambes, et même, si on nous pousse, qu’il n’avait pas de jambes du tout. Il marchera sur deux quilles de squelette. Ce sera un Érésichton sans sa voiture, un Satyre faisant bouterolle à un Apollon, une danse macabre à lui tout seul ! Et ce sera parfaitement sûr : nous aurons une histoire·

{p. 101}Trelawney aura envoyé ingénieusement chercher un verre d’eau, un innocent verre d’eau à l’office par Fletcher, qui aurait pu lui en faire un avec ses larmes, quand il gardait pieusement le corps de son maître, et pendant que le bonhomme aura le dos tourné, le malicieux M. Trelawney — cette Psyché funèbre — lèvera le linceul ni plus ni moins qu’une portière, qu’une madame Cibot qui voudrait voir si le mort a le nez pincé avant qu’on le cloue dans sa bière, et il trouvera… les jambes chimériques dont il aura l’horreur que tout corsaire, dévoué à l’esthétique, à la statuaire et à lord Byron, doit avoir naturellement, et qu’il aura naturellement aussi le besoin de communiquer. Il sera resté longtemps chargé jusqu’à la gueule de ce secret plein d’horreur, de ce dévorant secret, et il n’aura pas éclaté ! Il aura tenu bon. Il aura été plus fort que le barbier de Midas, qui creusa la terre pour y mettre sa confidence. Mais enfin tout a son terme, et l’auteur des Recollections creusera son livre, en effet assez creux, et il y déposera le secret impossible à garder que rediront toutes les plumes de l’Europe, comme les fameux roseaux :

Midas, le roi Midas a des oreilles d’âne !

et le tour sera fait !!!

VIII §

{p. 102}Il est fait, — c’est la vérité. Mais c’est à M. Trelawney que l’auteur des Recollections l’aura fait, ce tour-là, et non à Byron, qui, d’ailleurs, n’a plus besoin de jambes, car il est passé buste, comme Homère et Virgile, et Shakespeare et Dante. Ses jambes sont un socle impossible à briser sous un buste immortel ! L’auteur des Souvenirs a compté sur un grand scandale en publiant son horrible Puff si longtemps après décès. Il a compté sur le plus ignoble sentiment qui soit dans le cœur de l’homme, et qui n’est pas l’envie du génie, de la puissance, de la richesse, mais qui est l’envie de la beauté. En Angleterre, où l’on souffre les distinctions et où la beauté de Byron passa sans révolter personne, ce sentiment d’envie n’a pas donné le succès sur lequel on comptait et qu’il aurait donné en France, par exemple, dans ce pays de l’égalité, ou être plus beau que les autres est contraire à la loi et au sentiment public. Mais rassurons-nous, cependant, les âmes basses, qui sont de tout pays, ont très voluptueusement pourléché leur bassesse en pensant aux jambes de Byron, qui les ont vengées de sa beauté, encore plus insupportable que son génie !

{p. 103}Tel est le récit attardé de l’auteur des Recollections. Tel est le coup de pied ferré à la glace qu’il détache dans les jambes, non de Byron mourant, mais de Byron mort. « Ne crève pas mes pauvres yeux, Hubert ! » crie l’enfant royal dans Shakespeare ; mais voici un Hubert qui les aurait crevés sans pitié ! Bourreau biographique, qui fait le Brutus héroïque de l’exactitude. Une voix s’est élevée en France pour protester contre l’injure jetée à la forme exquise et disparue du plus beau des poètes, et cette voix a été celle de la délicatesse dans le courage, mais elle n’avait pas besoin de s’élever… Rien ne peut désormais contre l’impression que Byron a laissée de lui-même dans le monde. Comme Achille, il demeurera éternellement dans nos esprits le jeune homme à la beauté divine, vulnérable seulement au talon, comme l’était Achille, et la flèche de l’étrange Pâris que le sort aujourd’hui lui envoie ne portera pas plus coup que le trait imbécile du vieux Priam !

IX §

Et l’injure à l’âme de Byron ne montera pas plus haut non plus que celle qu’on a décochée à sa forme. Elle mourra aussi à ses pieds. L’auteur des Recollections, qui {p. 104}a ramassé des atomes pour en faire des pierres de fronde contre le géant de la poésie anglaise, n’a rien compris à l’âme magnanime de Byron. Il a recueilli des affectations d’une heure, qui ont parfois rayé ce marbre pur, comme une pluie qui passe, mais le fond de cette âme qui, en générosité, valait celle d’Alexandre, il ne l’a pas vu ! Il ne s’en est même pas douté ! Il a pris au sérieux des paroles légères. Il a cru l’homme qui a dit un jour dans son Don Juan, par fantaisie, et avec cette gaieté de misanthrope qui est la gaieté de tout homme de cœur après trente ans : « L’avarice sera le péché mignon de ma vieillesse, ma dernière ressource, ma poire pour la soif quand mes autres vices seront disparus. » Et il est parti de là, ô le candide corsaire ! pour accuser d’avarice le Byron qui a donné à pur don ses lettres et ses Mémoires à Thomas Moore, et les restes de sa fortune, les dernières gouttes du sang de sa fortune comme les dernières gouttes du sang de ses veines, à la cause des Grecs.

Les tristesses de Byron, les souffrances de cette harpe éolienne qui avait une âme sensible, qui se tordait dans chacune de ses cordes, il en a fait des tics nerveux et il leur a préféré la sérénité lymphatique de Shelley, de ce garçon qui se copiait une âme sur des livres et qui, malgré son magnifique talent de poète, ne fut jamais qu’un sublime écolier d’Oxford ! L’auteur des Souvenirs a rapetissé jusqu’au vice de Byron, car Byron avait un vice. Il n’en avait qu’un seul, mais c’était un vice-souche : c’était {p. 105}l’orgueil. L’orgueil est ce qui explique tout Byron. Appliquez l’idée de l’orgueil comme une pierre de touche à tous les actes de sa vie, sans exception, et vous verrez les résultats que vous obtiendrez !

Cet enfant gâté par sa mère et d’une race pleine de bizarrerie, c’est Ajax. Dieu l’humiliait, mais il lui revenait par la tendresse, et voilà le secret de son scepticisme, à cet orgueilleux qui avait l’âme tendre ! Cet infidèle, qui posa plus en libertin qu’il ne le fut, n’aima pourtant jamais, jamais, qu’une seule femme, et ce fut la sienne, et par l’unique raison que celle-là était plus orgueilleuse que lui ! Si sa vie fut un perpétuel combat contre les choses elles-mêmes, plus dures à vaincre que les hommes, cette audace était de l’orgueil encore. Quand les flammes du bûcher de Shelley et de Williams brûlaient : « Voyons — dit-il — ces vagues qui ont englouti nos amis ! » et il se jeta à la mer, voulant aller à la nage jusqu’à l’endroit où ils avaient péri.

C’était bien et ce fut toujours le même homme, à qui on niait la faculté de poète, et qui, de colère et de contradiction, jeta par le cerveau des chefs-d’œuvre comme l’on jette par les yeux des éclairs. Enfin, si la douleur, la douleur mortelle de sa vie, fut de boiter, de traîner son aile, c’est, qu’il ne pouvait rien à cela ; c’est que l’homme s’appelle infirme quand il a rencontré dans son corps quelque chose de plus fort que son âme, et qu’être infirme est la plus cruelle des afflictions d’une créature qui a soif d’immortalité !

{p. 106}Eh bien ! voilà une étendue, une totalité d’orgueil que l’auteur des Souvenirs quel qu’il soit, — M. Trelawney ou un autre, — n’a pas mesurée. Il a trouvé plus commode de la diminuer et d’en faire une vanité maladive. Mais avec ses vapeurs, ses spasmes et son épilepsie, le Byron qu’il nous donne n’est plus qu’un Byron d’hôpital. Ce n’est pas là notre Byron ni celui des siècles. C’est évidemment un faux Byron, arrangé dans un but de mépris. Par quel sentiment ?… Par quelle haine ?… Par quel genre d’envie ?… Par quelle rancune ?… Qui répondra à ces questions !… Byron a attendu trente ans dans sa tombe un biographe qui dévoilât au monde une misère de corps qui n’exista pas. Quand M. Trelawney sera mort, attendra-t-il aussi longtemps un biographe intime qui dévoile à son tour cette misère de cœur que l’on appelle l’ingratitude, et qui aura peut-être existé ?

X §

Du reste, ce triste livre, sans esprit, sans critique, sans moralité, mais écrit en anglais contre l’un des plus beaux génies de l’Angleterre, nous en a rappelé un autre, mais écrit en français, celui-là, qui nous montre un Byron plus vrai.

{p. 107}En France, Byron a inspiré beaucoup de phrases poétiques et quelques beaux vers, mais de jugement sensé et élevé, je ne connais que M. Nisard qui, dans ses Études de critique, en ait prononcé un sur le grand poète. M. Nisard n’a pas toujours été aussi heureux ; il n’a pas toujours eu cette critique large et cette sécurité de coup d’œil. Mais c’est encore l’honneur du génie de lord Byron que d’avoir agrandi et pénétré cette poitrine d’humaniste et d’homme de goût un peu étroit, qui semblait ne pouvoir respirer que dans l’air classique du dix-septième siècle. Dans le travail en question, M. Nisard oppose et dédouble lord Byron et la société anglaise. Étude de nuances digne de madame de Staël, et dans laquelle l’aperçu se montre à chaque mot, mais en pointes de lumière comme cette poudre du diamant qu’on fait monter en étincelles. La pensée y brille d’autant plus que le style est plus correct et plus sévère, et c’est la seule différence qu’il y aurait entre M. Nisard et madame de Staël, si elle avait, comme lui, fait cette étude. La pensée, chez madame de Staël, aurait été plus trouble et les mots auraient plus brillé…

Il faut louer sans réserve le beau travail de M. Nisard, qui démontre si bien que la Critique littéraire, quand elle entre dans l’homme par ses œuvres, est au-dessus, pour le connaître, de toutes les anecdotes de la biographie. M. Nisard nous a fait plonger dans Byron et nous l’a éclairé dans tous les problèmes de son orageuse destinée. Impossible de suivre le sagace écrivain dans tous les {p. 108}détails qu’il aborde. Mais ce qui résulte de cette étude piquante, ingénieuse et profonde, c’est un Byron qui n’est ni celui d’un corsaire comme M. Trelawney, ni celui d’une lady comme madame Blessington, ni celui d’un poète comme Lamartine, ni celui d’un poltron comme Thomas Moore, mais le Byron de la réalité jusqu’à présent si peu aperçue… M. Nisard n’a pas dans la main une de ces torchères qui jettent d’un seul flot sur une grande figure un de ces jours complets qui ressemblent à la clarté d’or de l’apothéose, mais il promène la lueur prudente de son flambeau sur toutes les parties de la fantastique et sublime image, et il les fait successivement saillir. Il vous montre, en Byron, à travers la passion de ses poèmes, le poète de la fidélité éternelle.

« Tous les héros de lord Byron, — dit M. Nisard avec une justesse d’observation qu’il a faite seul, — le Giaour, Sélim, Conrad, Lara, Hugo, sont des types de la fidélité dans l’amour. Child-Harold lui-même, qui a soupiré pour beaucoup de femmes, n’en a aimé qu’une. Enfin il n’est pas jusqu’à Don Juan qui, dans ses nombreuses amours, ne soit fidèle à sa manière. Très différent de son prototype, il n’aime qu’une femme à la fois, et s’il la quitte, c’est par nécessité, non par caprice. » Dans la vie, M. Nisard montre encore Byron, malgré ses égarements et ses fautes, l’homme de tous les hommes qui a le plus souffert peut-être de n’avoir ni foyer ni famille. Noble douleur, anglaise et chrétienne, dont il a fini par mourir (Voir dans les Recollections la lettre à sa sœur que la {p. 109}mort a interrompue, comme les stances d’André Chénier). Son amitié, charmante et toujours présente pour cette sœur, qui fut sa consolation dans l’infortune, montre à quel point Byron était organisé pour la famille. C’est encore une délicate remarque de M. Nisard : toutes ses héroïnes sont des sœurs par leurs sentiments bien plus que des maîtresses, et qui sait même si les amours de ce Lovelace faux qui cachait peut-être un Grandisson, mais poétique, au fond de son âme, ne furent pas plutôt des amours fraternels qu’autre chose ? Seulement les femmes qu’il a aimées ne nous le diront pas !

Voilà donc, quand on y regarde, ce que fut en réalité lord Byron, le ribaud, le mauvais. Il ne fut point l’immoral affreux qu’on a dit. Il eut deux ou trois de ces liaisons qui sont des torts et des faiblesses, mais il ne fut point ce désordonné de libertinage qu’on a prétendu. Comparez-le à Mirabeau ! Parce qu’il a plaisanté dans Don Juan et qu’il s’y trouve deux ou trois groupes assez ardents, mais d’une idéalité qui en épure la flamme, on a beaucoup parlé d’une corruption qui n’existe pas. Byron n’a jamais plaisanté comme Voltaire. Sous son rire à lui on sent les déchirements du cœur de Pascal. Et que sont deux ou trois groupes ardents en comparaison de toutes les adorables puretés de ses poèmes ? Qui a jamais peint comme lui les sentiments désintéressés et chastes ?…

Non content des sentiments ordinaires de la vie, Byron s’invente des sentiments extraordinaires dans lesquels {p. 110}triomphe mieux la pureté de son génie, par exemple la petite Léïla dans le Juan, et la Yanté de la dédicace d’Harold. Il cherchait son enfant Ada sur le front de toutes les petites filles, et il disait dans son génie ce que le Sauveur disait dans sa vie mortelle : « Laissez venir les petits enfants jusqu’à moi. » Qu’il le sût ou qu’il l’ignorât, c’était par tout cela qu’il était un génie chrétien, cet orgueilleux qui eut si souvent les humilités de la tendresse, et dont l’orgueil d’ailleurs, a dit magnifiquement M. Nisard, « appelle la pitié sur ses mains saignantes des coups qu’il a portés au genre humain ». Au moment où lord Byron était insulté physiquement et moralement en Angleterre, nous avons tenu à montrer que nous n’avions perdu le sens ni de l’homme ni du poète. Qu’ils soient ici salués et relevés tous les deux. Byron ne nous est pas particulièrement cher à cause de la beauté de son génie, il l’est pour des raisons plus hautes encore… Nous n’oublierons jamais, nous, que les plus beaux vers de ce protestant sont adressés à la Vierge Marie, qu’il a voulu que sa fille Allegra fût catholique, et que, dans nos églises, la force et la beauté du catholicisme lui remuaient le cœur. Ce n’est pas un fils de Voltaire, mais un fils des Croisés, Croisé lui-même ! Son passage en Grèce, c’est une prise de croix !

Philarète Chasles §

Œuvres.

I §

{p. 111}Quelques jours après sa mort, Philarète Chasles eut sa minute de bruit ; mais les nécessiteux et les furieux d’actualité, comme ils disent, qui avaient attendu sa mort pour parler de lui, dont ils ne disaient pas grand-chose quand il était vivant et qu’il lançait quelque livre du fond de sa petite catacombe de la Bibliothèque Mazarine, ne s’occupèrent bientôt pas plus de sa personne que s’il n’avait jamais existé. Cet homme, beaucoup trop littéraire pour une époque qui ne l’est plus, ne pouvait guère passionner les générations nouvelles. Quelques bas-bleus fidèles à son cours du Collège de France, à ce professeur qui avait, disons-le (c’était son défaut), un peu de bas-bleu dans l’esprit ; puis parfois un article, çà ou là, une ébullition attardée d’un talent qui avait régulièrement et vastement déferlé longtemps sur la plage du Journal des Débats, voilà tout {p. 112}ce qui restait de Philarète Chasles, l’Impossible à l’Académie ! Mais il meurt du choléra à Venise… Diable ! ceci est une nouvelle et une occasion d’articler, et aussitôt sa mort remplace la venue et le séjour du shah parti, pour les esclaves sans idées de tout fait qui passe. Et alors on s’abat sur sa mort comme des corbeaux sur un cadavre, pour croasser comme eux. Et l’on croasse sur ses livres, sur sa personne, sur sa causerie, sur ses ridicules et jusque sur ses pots de pommades et ses cosmétiques, car il fut longtemps comme Mazarin, qui ne voulait pas déchoir et mettait du rouge pour ne pas paraître mourant, ce que le marquis de Mirabeau a admiré, par parenthèse, dans une phrase magnifique. Seulement, tout ce petit détail de curiosité épuisé, tout cet inventaire d’après décès terminé, Philarète Chasles est entré tranquillement et sans effraction dans l’histoire littéraire du xixe siècle, de tous les cimetières le plus silencieux et le plus abandonné !

Eh bien ! puisqu’il y est déposé, je voudrais dire mon mot aussi sur cet homme oublié, sur ce journaliste qui n’aura qu’une gloire de journal pour sa peine de n’avoir été que cela. Il était fait pour mieux ! Ce rude travailleur en choses éphémères, ce bénédictin de robe… trop courte, avec ses vastes connaissances, son encyclopédisme littéraire, son amour des idées et de tout ce qui ressemblait à une idée, son besoin plus pressant que sûr de généraliser, son style fringant, piquant, brillant et trempé aux sources de tous les idiomes, Philarète Chasles, {p. 113}n’a pas laissé, en somme, un grand livre pense et voulu, construit avec art, ferme sur sa base, une œuvre centrale, enfin, qui eût donné exactement sa mesure et qui aurait empêché de la chercher confusément, ainsi qu’on le fait aujourd’hui, dans des travaux éparpillés, — disjecta membra poetæ. Il faudra des curieux et des travailleurs comme il l’était, des espèces de Tallemant des Réaux dans l’avenir, pour pouvoir parler, en science de cause, de cet homme qui fut un très éblouissant feu follet littéraire, lequel, comme les feux follets, errait et ne se fixait pas, et qui a oublié de laisser derrière lui le livre un, profond et complet, qu’il était très capable de faire, — le livre qui eût été un fût de colonne sur sa tombe effacée, et qui en eût marqué la place aux yeux de la Postérité !

II §

Ainsi, il aura raté la grande gloire. C’était pourtant un rare esprit. Il était de facultés, de nature, ce que j’appelle de main de Dieu, admirablement fait. Il était né littérateur et critique comme on naît poète. Il avait en littérature le génie de la recherche et de la découverte, qui est le vrai génie de la Critique. Il avait la finesse, qui ne regarde pas de trop près pour voir, comme celle, par {p. 114}exemple, de Sainte-Beuve, qui ne voyait, lui, que parce qu’il se plantait le nez sur l’objet et le regardait microscopique ment. Il avait la chaleur, l’enthousiasme, la poitrine, l’amour sacré de la chose littéraire, que Sainte-Beuve, ce froid serpent, n’avait pas. Et si, malheureusement, il n’eut pas plus que Sainte-Beuve la conscience et la conviction morale, si nécessaires pour juger sainement les œuvres de l’esprit, il s’en vengea, du moins, par l’étendue, l’horizon, le mouvement d’esprit de sa critique. Mais tous ces dons de naissance furent mis à mal par sa naissance sociale ; et, comme dans l’explication de la Princesse Palatine pour faire comprendre l’inutilité des puissantes et charmantes facultés de son fils, son père à lui, Chasles, fut la fée méchante qui frappa et faussa les siennes. Le père de Chasles, athée, révolutionnaire et régicide, éleva son fils, si même on peut dire qu’il l’éleva, dans l’atmosphère païenne du temps. Il l’appela de ce nom ridicule de Philarète qu’il lui donna sans le baptême, comme on donne le nom à un chien. J’ai ouï dire que ce fut assez tard que Philarète Chasles reçut le baptême ; mais le baptême n’efface que le péché originel dans l’homme, il ne remplace pas l’éducation chrétienne qui fait les seuls forts dans l’ordre moral comme les seuls voyants dans l’ordre intellectuel. De pensée et de vie, Philarète Chasles resta Philarète et le plus singulier des Philarète, car Philarète veut dire « amant de la·vertu », et je ne sache pas qu’il ait eu jamais de passion malheureuse pour cette dame-là ! En {p. 115}d’autres termes, il resta païen, mais païen comme on l’est dans les temps modernes, hostiles aux religions, où l’on a remplacé les mythologies par des métaphysiques, aussi bêtes et moins amusantes que les vieilles mythologies d’un monde nettement et nommément païen !

Tel fut le mal — l’irréparable mal — pour Philarète Chasles, le mal au plus profond de facultés superbes et qui les empêcha de fonctionner avec l’éclat, la précision, la gravité, la profondeur, la toute-puissance d’ensemble qu’elles auraient eues s’il eût été élevé par un autre homme que par un père, qui en lit d’abord, le croira-t-on ? un ouvrier, par égoïsme ou par ambition basse et jacobine. Car je ne pense pas que l’influence de l’âme d’un père tombe impunément sur l’âme de son fils. Je ne pense pas qu’on puisse être absolument pour rien le fils d’un régicide ou d’un athée, qui est le régicide de Dieu. Si le père de Chasles, si peu soucieux des talents futurs de son fils, l’avait jeté aux Enfants-Trouvés comme Rousseau y jeta les siens, je ne doute pas que Philarète ne fût sorti des mains de la pauvre sœur de Saint-Vincent de Paul qui l’aurait ramassé et qui lui aurait appris son catéchisme, avec des rayons de plus dans la tête, avec ces rayons qui sont les plus beaux et qui lui ont toujours manqué ! L’humble religieuse lui aurait pour toujours engravé dans l’âme ce Christianisme fécondant sans lequel il n’y a dans la vie intellectuelle ni consistance, ni force réelle, ni grandeur, ni même gravité, et il aurait plus tard retrouvé, à coup sûr, toutes ces puissances-là, {p. 116}à l’heure où se déclara son ardente vocation littéraire. Puisque, de facultés, il était destiné à être un critique, son sens de critique s’en serait fortifié et purifié. Il fût devenu certainement, s’il avait eu tout ce que le Christianisme peut donner, le premier critique d’un temps qui n’a pas de premier, et personne, incontestablement, dans ce siècle, ni Sainte-Beuve, ni Gustave Planche, ni les autres qui font de la critique, n’aurait pu lui être comparé.

De toutes les choses qu’on a dites sur Philarète Chasles depuis qu’il est mort, c’est la seule qui n’ait pas été dite. On a vu les facultés qui le distinguaient, mais on n’a pas vu ce qui les a bornées et faussées quelquefois, ce qui a souvent nui à leur jeu, ce qui leur a donné cette superficialité apparente dont son grand talent a été victime vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis des autres, car les autres ont dit souvent de lui, et bien des fois je l’ai entendu, le mot mérité, et mortel en France : « C’est un bel et grand esprit, mais il n’est pas sérieux ! »

III §

Il n’est pas sérieux, voilà l’accusation ! C’est un fantaisiste ; c’est une imagination très vive qui pousse devant elle ; c’est un esprit flaireur et, mieux que flaireur, {p. 117}c’est un esprit découvreur, mais qui se grise souventes fois avec ses découvertes ; c’est par-dessus tout, enfin, un humouriste, ayant cette faculté délicieuse de l’humour, qui tient tout à la fois de la gaieté et de la mélancolie, et qui se permet d’aller, mais en se faisant pardonner à force de grâce, jusqu’à l’extravagance.

Vous êtes, sans mentir, un grand extravagant !

comme dit Célimène. Il est tout cela, et tout cela est charmant ; mais, après tout, — il faut bien le dire, — insuffisant pour cette chose d’imposance et d’autorité qui est la Critique, et qui n’est plus la Critique si elle n’est pas chose d’autorité. Or, l’autorité ne vient jamais aux hommes que de deux manières : par la vérité des principes et la force des convictions. Or, encore, les principes de Chasles, où sont-ils ? Et ses convictions ? Je sais où sont ses préférences, ses passions, ses amours intellectuels, mais ses convictions ? Je sais où sont ses instincts, qui souvent le mènent loin, droit et heureusement, jusqu’à ce qu’il se brise pourtant contre quelque brillante erreur qui l’a séduit et enivré. Je sais encore où est sa métaphysique, car il a métaphysiqué, le pauvre Chasles ! Il a mêlé de cette nuée aussi à sa littérature, faite pour rester claire, consistante et gaie comme l’éther du ciel et le bon sens français ! Ce Français européanisé, qui toute sa vie a écrit, en anglais, des choses parfaitement et incroyablement anglaises ; qui en aurait peut-être écrit en allemand, {p. 118}s’il l’avait voulu, mais qui, du moins, a traduit en français le plus Allemand des Allemands, Jean-Paul Richter, a glissé, hélas ! à certains jours, dans ces allemanderies d’une métaphysique appliquée à la littérature, dont, avec son esprit français, il aurait dû rire. Mais ses principes, franchement, je ne les connais pas. Sainte-Beuve, qui ne voyait que le petit fait, Sainte-Beuve, l’entomologiste littéraire, positiviste de nature bien avant que la philosophie positiviste fût inventée, — bien avant de tomber dans cette croyance qu’il descendait d’un poisson métamorphosé en singe, pour culbuter de cette belle croyance dans le trou final, fait pour les bêtes, où il a voulu qu’on le mît, — Sainte-Beuve se vantait de n’avoir point de principes en critique, et même il prétendait qu’il n’en fallait pas. Philarète Chasles, rendons-lui cette justice, ne fut jamais de cette impudence de négation. Il aimait trop pour cela les idées générales. Comme les esprits de race, il portait au vent de ce côté. Mais ses principes d’esthétique et de morale, ces principes qui ne font qu’un, et sans lesquels la Critique n’est plus que l’empirisme d’une personnalité plus ou moins supérieure, ne sont pas beaucoup plus distincts que ceux de Sainte-Beuve, et je doute qu’on en pût faire sortir un seul, appuyé et déterminé, de l’universalité de ses Œuvres complètes, où le talent le plus sincère et le plus animé n’est pas capable de combler cette lacune terrible dans les œuvres d’un critique : — le manque de principes et d’autorité.

Il n’en eut donc point, et il en souffrit. Mais il recouvrit {p. 119}cette souffrance de toutes les bonnes humeurs de l’esprit le plus souple, le plus léger, le plus désinvolte, qui se consolait de ne pas imposer, en plaisant. Ce radieux Arlequin intellectuel, qui avait beau être critique et professeur se retrouvait toujours Arlequin, et jouait de la batte de son esprit avec de si brillants et de si gracieux moulinets, regrettait que cette batte ne fût pas le sceptre qu’on aurait respecté, s’il avait pesé davantage. Il payait cher sa légèreté. Il en souffrit toujours et jusque dans ses ambitions les plus extérieures. On sait la passion qu’il eut longtemps pour l’Académie. Si cette passion finit par s’exprimer comme la haine, en ses derniers jours, c’est que la haine n’était que la fureur de l’amour de toute sa vie méprisé. Eh bien ! Philarète Chasles, quarante fois littérateur, ne put entrer pour un dans cette Académie, de si bonne heure visée par lui, ajustée, aspirée et manquée toujours. À cela peut-être, comme à tout, bien des raisons, petites et honteuses, qui sait ?… Philarète Chasles, dès sa jeunesse et le long de toute sa vie, eut des fatuités de joli garçon (il l’était) qui devaient être abominablement désagréables aux affreux culs-de-jatte en fauteuil de ces Invalides de toutes manières. Ce bénédictin littéraire, à la robe trop courte, comme je l’ai dit, et qui la troussait et la retroussait comme si elle avait été trop longue, non pour passer les ruisseaux, comme Lazzara, mais parfois pour se mettre dedans, menait la vie du monde avec autant d’entrain que celle de la pensée, et ces vieux ennuyeux ne pouvaient souffrir {p. 120}qu’on ne s’ennuyât pas comme eux. Aussi fut-ce l’absence de gravité que le bossu Villemain, qui s’était fait grave, de peur de n’être rien, opposa au critique muscadin, autrement fort que lui, qu’il jalousait, et qui mettait par-dessus la plus vaste, la plus étonnante des littératures, de petits airs à la Brummell.

IV §

C’est, en effet, ce mélange de dandysme et de monde, avec les labeurs incessants de l’esprit le plus infatigable, qui fait l’originalité de Philarète Chasles, de cette personnalité singulière, — mi-partie, comme le costume des Boulions au Moyen Âge, de choses voyantes et contrastées, d’élégance, de passion, de sérieux — trop rarement ! — et de frivolité. Depuis Mme de Staël, il ne fut peut-être pas, en France, de critique plus vivant. C’est, comme pour elle, la vie qui est le caractère du talent de Philarète Chasles. Sainte-Beuve, auquel je reviens toujours parce que l’opinion de ce temps le préfère injustement à Chasles et le classe plus haut, l’éternelle sotte qu’elle est ! Sainte-Beuve n’eut jamais le flot de vie et de verve qui roule, un peu échevelé, à la manière des vagues, dans tout ce que Chasles a écrit.

Moins impétueux et moins facile dans le travail, {p. 121}Sainte-Beuve, ce lécheur qui quelquefois se débarbouillait en se léchant, et que ses secrétaires — les sages-femmes de sa pensée — accouchaient d’enfants malingres à mettre dans des bocaux d’esprit-de-vin, n’avait pas la fécondité spontanée, le jaillissement, l’improvisation bien portante et robuste de Chasles, qui lui était très nettement supérieur, hormis en un seul point : il n’avait pas fait et il n’aurait pas fait Joseph Delorme. Tous deux professeurs, ils étaient, comme professeurs, aussi différents l’un de l’autre que comme critiques. Sainte-Beuve préparait longuement sa leçon, il l’élaborait, la mâchait, la remâchait, la mastiquait et la répétait à des chaises rangées en rond, autour de lui, dans son triste salon chocolat ; tandis que Chasles jouait avec la sienne comme un chat avec un oiseau, et la débitait pétillante, avec des grâces félines et une voix qui n’était, par exemple, ni celle d’un chat ni celle d’un tigre, mais bien la voix la plus spirituelle, la plus mélodieuse et la plus caressante qu’on pût entendre. Il était plus né orateur… On a parlé aussi beaucoup de leurs deux causeries. Celle de Sainte-Beuve n’était que finesse, œil oblique embusqué dans sa patte d’oie, sourire de vieille femme d’esprit, et l’anecdote y dominait, l’anecdote ramassée partout, car Sainte-Beuve était un mendiant d’anecdotes et il ne dînait en ville que pour demander à ces dîners la charité de quelques-unes. Celle de Chasles, au contraire, était vibrante, paradoxale, bien moins en nuances et en petits faits, mais bien plus en idées.

{p. 122}Je les ai connus et pratiqués tous les deux. Sainte-Beuve, laid et d’un museau futé, me faisait l’effet d’un rat qui rongeait toujours son bout de dentelle, et Chasles, lui, d’un chat qui saute, et se roule et s’escrime ! Je l’ai déjà appelé Arlequin, Arlequin qui, avec son demi-masque, est le noir matou de Bergame. L’un, Sainte-Beuve, faisait le bonhomme auquel on ne se prenait pas. Il se vieillissait, geignait et se plaignotait avec une manière de dire : Je suis fâ-ti-gué, fâ-ti-gué que je crois entendre encore. Et Chasles se rajeunissait, s’arrangeait, s’adonisait, se peignait, comme Roqueplan, un beau sarcastique de son temps, que sa nièce, digne d’un tel oncle, par piété pour ses élégances défuntes, qu’elle aurait voulues immortelles ! mit au cercueil avec des gants lilas. Quelle opposition ils faisaient tous deux, Chasles et Sainte-Beuve ! Sainte-Beuve, avec la demi-lune rousse de sa tête, pelée comme le derrière d’un renard attaqué d’alopécie, son teint hortensia, son oreille rouge comme celle de Tartuffe et prête à chaque instant à monter au violet de la colère, le tout recouvert du vieux foulard qu’il étendait là-dessus quand il rentrait, échauffé, de l’Académie, et le beau Scaramouche de Chasles, à la face pâle, aux yeux italiens, aux moustaches callotiques, longues, peintes, relevées, qui ne devinrent que le plus tard possible la barbe blanche sans transition de gris qui apparut soudainement, comme celle d’un alchimiste, un jour, à son cours, et fut pour les femmes qui y venaient le coup de pistolet de la surprise. Masque qui reprenait sa figure parce qu’il avait le {p. 123}désespoir de l’illusion… Non, je n’ai jamais vu d’opposition plus vive qu’entre ces deux critiques et ces deux professeurs du xixe siècle, contrastant en tout, — excepté en convictions fortes et en autorité morale qu’ils n’avaient pas plus l’un que l’autre, ce qui les frappe également tous deux de néant et leur enlève, du coup et pour jamais, toute grande influence sur les hommes !

En ceci, du reste, se ressemblant encore qu’ils ne sont au fond que des esprits fragmentaires, lesquels n’ont pas su mettre un livre debout, car l’Histoire de Port-Royal n’en est, certes ! pas un. C’est le fouillis d’un tiroir curieux renversé… Et les Portraits littéraires et toutes les séries des Lundis ne sont que la rotation d’un kaléidoscope littéraire, tourné par les caprices, les engouements et surtout par les petites haines de l’auteur. Volupté est le seul livre de Sainte-Beuve, et il est mauvais. Les poésies malades de Joseph Delorme ne sont pas un livre : c’est moins ou c’est plus… Philarète Chasles n’a rien écrit, lui, que des fouilles sibyllines que le vent emportera, malgré leur beauté. Ce qu’il a fait de mieux, les volumes sur Shakespeare, l’Arétin et le Théâtre espagnol, sont de ces feuilles-là.

V §

{p. 124}Petit résultat pour de si grands travaux Les œuvres de Chasles publiées depuis sa mort, n’ajouteront rien à ce résultat. On a publié des Mémoires sur lesquels la langue des commères en littérature s’en était donné à cœur-joie, et lui-même avait été une de ces commères-là. Il avait annoncé, longtemps à l’avance, ses Mémoires comme une ménagerie qui devait être l’encagement de toutes ses haines et de tous ses ressentiments, de tous les sots, plus ou moins cruels, qui l’avaient blessé dans sa vie. Vengeance calculée d’outre-tombe ! Les deux premiers volumes de ces Mémoires, par convenance interrompus, ont, de toutes manières, trompé l’espoir qu’on pouvait avoir d’un beau massacre. Au lieu de les continuer, on a publié un livre posthume de Chasles qui n’ajoutera pas beaucoup à sa gloire. C’est un Voyage, non plus à travers ses ennemis, mais à travers sa vie et ses livres.

Comme ce titre pouvait s’appliquer à tous les ouvrages de l’auteur, qui n’a fait que voyager à travers les livres toute sa vie, et qui, même, sans les livres d’autrui, n’en aurait pas probablement écrit un seul, il s’est cru obligé, pour être clair et précis, de donner un sous-titre à son {p. 125}titre, et il a appelé son livre L’Angleterre politique, — ce qui aurait parfaitement suffi, puisqu’il ne s’agit dans ce volume que de l’Angleterre et de quelques écrivains anglais. Philarète Chasles connaissait à fond l’Angleterre. Il y avait vécu et il y avait écrit dans la langue du pays, comme Voltaire qui, jeune et fat comme un Français, s’était aussi permis d’y écrire, dans cette langue si opposée pourtant à son genre de génie. Mais Philarète Chasles y avait mieux écrit que Voltaire, et comme Voltaire, et plus profondément que ce serpent sur la peau duquel tout glissait, Philarète Chasles a gardé bien plus d’Angleterre sous la sienne.

Il se l’était inoculée. Et je ne dis pas cela pour déprécier Chasles et pour le descendre, car l’esprit anglais est un grand esprit et la littérature anglaise la plus belle, selon moi, des littératures de l’Europe. Je le dis simplement pour caractériser Chasles, et sa manière et sa critique, à lui, qui s’était plongé à plein corps dans la littérature anglaise et qui s’en est retiré ruisselant d’elle, qui était ressorti Anglais de cette littérature, comme Achille était ressorti invulnérable du Styx,

Seulement, pour Chasles, anglais ne veut pas dire invulnérable.

VI §

{p. 126}Il avait été, au contraire, étrangement vulnéré par elle. Elle lui avait donné de ses manières de voir les choses, de les préjuger et de les méconnaître. Elle lui avait donné, à lui plus brillant que solide, plus souple que fort, plus littéraire que spirituel, quoiqu’il fût spirituel et même spiritualiste, — un des derniers spiritualistes sur lesquels le vent de la mort qui maintenant s’élève souffla, comme il souffle, pour les éteindre, sur ces derniers flambeaux, — elle lui avait donné de son protestantisme irréligieux et de son utilitarisme humanitaire, et ces deux faussetés en nature humaine et ces deux disgrâces en littérature ! Chasles, élevé comme un chien, mais comme un chien savant, par un père athée et régicide, avait de par la nature intellectuelle de son esprit résisté à cette éducation abominable, et il resta toujours élevé, sinon pur, dans toutes les intempérances et les débauches de la pensée littéraire. Mais ayant vécu dès son extrême jeunesse en Angleterre, il s’y impreignit de ce pays et il y devint protestant, — non de culte (il s’en souciait bien !), mais de tendance générale et utilitaire, de spéciale préoccupation. Dans ses derniers livres, {p. 127}il est évidemment plus protestant et plus anglais que dans ses autres ouvrages. Il y voyage, en Angleterre, et pour cette raison il doit y être plus protestant, plus utilitaire et plus anglais que dans les livres espagnols ou italiens dans lesquels il a fait, selon moi, ses meilleurs voyages. Il l’est davantage et il l’est tellement son imagination s’est si trempée et retrempée dans les choses et les mœurs anglaises, que dans tout le cours de son volume il ne se sert que de comparaisons foncièrement anglaises, empruntées au jeu des machines et à la manœuvre des vaisseaux !

Et voilà le vice, car c’est plus qu’un défaut On aurait dû, en effet, finir la publication des Œuvres complètes par les Mémoires. Les Mémoires d’un homme sont le dernier mot des Œuvres de cet homme, et quand il a dit ce mot, tout est dit et on n’a plus à revenir sur rien… Dans le volume attardé, qui interrompt, on ne sait pourquoi, la publication des Mémoires de Chasles, l’auteur y est trop anglais pour un critique, car, ainsi que je l’ai dit déjà, si Chasles est bien plutôt un fantaisiste connaisseur qu’un critique intégral, transcendant, absolu, il n’en veut pas moins être un critique. Il a eu toute sa vie la prétention d’en être un, et sa gloire, s’il en était un, serait de le rester. Or, puisqu’il écrit lui-même à la tête de son livre le mot « voyage », il aurait dû se rappeler qu’un critique n’est pas un voyageur ordinaire et de ceux-là dont Sterne a donné la liste dans son Voyage sentimental. Le critique en voyage à travers les {p. 128}littératures emporte autre chose que Sterne lui-même, qui n’emportait, quand il partit pour la France, que trois chemises, une culotte de soie noire et la résolution de partout sentimentaliser… Le critique, lui, doit avoir un paquet d’idées faites en vertu desquelles il va juger les choses et les hommes, et il ne va pas se les faire, ces idées, en voyage. Il les avait avant de partir. Le pays qu’il visite ne le confisquera pas, lui et sa pensée. Confisqué, il pourra être intéressant encore, et Chasles l’est, certainement, à plus d’une place, dans son livre sur l’Angleterre, mais il n’est pas le critique sur lequel on devait compter. Il n’est pas le jugeur haut et ferme, — inconnu, d’ailleurs, à ce temps sans doctrines et sans caractères, — mais il n’est même plus la personnalité étincelante et de libre fantaisie qu’il a été quelquefois. Ici, il n’est qu’un entraîné — un entraîné pensant en anglais, tout en parlant français ; séduisant souvent, mais toujours séduit. Or, le critique doit rester au-dessus, ou du moins à côté de toutes les séductions littéraires, politiques, sociales. Il doit rester un esprit en soi, ayant sa force et ses principes, et toute une armature qui le constitue et qui le défende, et qui lui conserve, au milieu de toutes les impressions qu’il reçoit, une incommutable originalité !

Tel n’est point Philarète Chasles. Il se trouve dans ces derniers livres du talent, sans nul doute, mais du talent inférieur à celui que je lui connais ; des notions étendues sur l’Angleterre, mais superficiellement étendues. J’y trouve le {p. 129}protestantisme politique et philosophique, sans l’affreux cant, il est vrai, du protestantisme religieux. J’y trouve du benthamisme, il est vrai encore, sans l’odieuse sécheresse de Bentham. J’y trouve le reviewer que Chasles avait rapporté d’Angleterre dans sa personne ; car il fut le premier des reviewers en France et il est demeuré le plus fort de tous. J’y trouve le journaliste du Journal des Débats. J’y trouve tout cela, mais je n’y trouve pas Chasles, et c’est Chasles que j’y voudrais !!!

VII §

Il n’y est point, ou du moins il y est diminué, rongé, anglaisé. Il n’y est plus le Chasles de ses autres livres, le merveilleux caméléon de vingt-cinq littératures réfléchies dans les mille facettes diamantées d’un esprit charmant, rutilant, brillant, multiface et multicolore, italien, félin, arlequin, — tout ce que j’ai dit qu’il était, cet esprit ! C’est bien encore un caméléon, mais c’est un caméléon d’une seule teinte. Il n’a plus que la face anglaise, la couleur anglaise, le reflet anglais. L’Angleterre politique, évoquée dans ce volume et considérée dans quelques-uns de ses écrivains politiques et littéraires, a ravivé l’Anglais qui était entré dans Chasles avec la profondeur des {p. 130}premières impressions de sa jeunesse, passée à Londres, et qu’on retrouvait parfois dans les réfléchissements et les scintillements d’une nature essentiellement réverbérante, mais qui n’y était qu’à l’état de rayon, intersecté par tant d’autres rayons. Aujourd’hui il n’y a plus que celui-là, si même il peut encore s’appeler un rayon ! Rarement on vit rien de pareil. Beaucoup d’esprits, en vivant quelque temps en Angleterre, ont contracté quelque chose de l’esprit anglais. Voltaire et Montesquieu furent de ces esprits-là. Mais Chasles, lui, dans le livre sur l’Angleterre politique, est Anglais, moins la langue, presque autant que de Brosses était Romain en continuant Salluste… Il l’est depuis l’Introduction du livre jusqu’à la Lettre de Louis Blanc sur l’Angleterre et La Décadence de l’Angleterre par Ledru-Rollin, ouvrages français dont il ne s’occupe qu’au profit des idées anglaises et parce qu’on y traite de sujets anglais. L’Anglais du fond de Chasles est remonté à la surface, et il y a tout absorbé…

Et encore, si, en étant exclusivement Anglais, il eût été un historien profond comme on peut l’être partout, on accepterait son œuvre anglaise malgré le déchet de la personnalité du talent auquel on était accoutumé. Mais l’Angleterre politique n’a ni la profondeur, ni l’unité, ni les qualités nettes et absolues d’une histoire. Excepté dans deux chapitres dont je vais parler tout à l’heure, Chasles n’y griffe son sujet nulle part. Le lion s’est laissé rogner les ongles, par son amour de l’Angleterre, {p. 131}dans cette suite d’articles de revue ou de journal, réunis sous un titre commun après avoir été écrits et dispersés à des dates différentes. Besogne d’après coup, trop facile et devenue vulgaire, et dont les résultats sont mesquins. Un grand artiste qui respecterait sa pensée ne ramasserait pas à ses pieds ces feuilles d’un jour, qui n’ont plus le mérite qu’elles pouvaient avoir quand elles furent écrites sur le sable de la circonstance, maintenant effacé. D’ailleurs, encore une fois, à parler même sans rigueur, ce n’est pas là de l’histoire. Cela n’en a ni la conscience, ni la sévérité, ni la certitude. C’est de l’à peu près historique mal assuré comme on en fait dans ces revues, que Chasles, dont la gloire fut les Revues, a pourtant dans ce livre si courageusement caractérisées ! Il en connaissait les indigences… Ce sont de vagues discussions sur la presse, inspirées par l’amour de la liberté, qu’il avait, ce protestant de Chasles ! Ce sont des généralités sur les équilibres du gouvernement anglais, sur la cohésion ou l’opposition des partis, sur le mélange d’aristocratie et de démocratie qui fait — disent les doctes — la solidité de l’Angleterre, tous sujets sur lesquels on peut tirer et qu’on allonge comme du caoutchouc, quand on sait bien s’y prendre ! Questions ressassées, sans qu’on n’en ait jamais fait sortir — Chasles ni personne — une solution qui impose et fasse loi et silence autour d’elle. Rien ne montre mieux que le livre de L’Angleterre politique la misère du journalisme qui se croit tout permis, et qui écrit l’histoire de la minute qui passe, et la {p. 132}misère, plus profonde encore, d’une pareille histoire ! car le tous-les-jours de la vie des peuples est aussi bête que le tous-les-jours de la vie des hommes, et le Génie lui-même se morfondrait à la raconter.

VIII §

J’ai dit que deux chapitres (deux seulement) se détachaient en œuvre volontairement critique sur ce fond de livre trop énamouré d’Angleterre, et ce sont les chapitres sur Bacon et sur Macaulay. Bacon y est raconté à la manière de Chasles quand il est en verve, et jugé presque sans faiblesse. Ce qui est plus étonnant que de raconter l’infamie de l’homme, qui dans Bacon fut infâme, c’est d’avoir diminué le philosophe, et il l’a diminué en ne le faisant que le vulgarisateur des idées de l’autre Bacon (le moine Roger), dont la Gloire infanticide a étouffé le nom dans le nom du second. Mais ce qui est plus étonnant que le jugement de Chasles lui-même sur Bacon, c’est son jugement sur le jugement qu’a porté sur Bacon un juge bien autrement redoutable que lui, Chasles, et c’est le grand de Maistre. De Maistre est si grand que Philarète Chasles n’a pu s’empêcher d’en reconnaître la grandeur.

{p. 133}S’il est un homme cependant qui doive être antipathique, jusqu’à l’épouvante, à Chasles le protestant, le libéral moderne, le haïsseur d’absolu tout le long de son livre, c’est cet absolu de Joseph de Maistre. Eh bien ! Chasles, plus intelligent et plus impartial que je n’eusse attendu d’une sensibilité aussi vibrante que la sienne, a reconnu la supériorité du jugement de J. de Maistre dans son livre d’acharnement sublime contre Bacon, contre cet homme qui fut pis qu’un homme, car il fut l’Erreur vivante, féconde, centrifuge et malheureusement immortelle. Protestant, philosophe, Anglais, ne croyant qu’au relatif et à l’expérience, Chasles fait ses réserves quand il juge le jugement de J. de Maistre ; mais ses réserves mêmes donnent la mesure d’une justice arrachée, malgré ses réserves, à l’esprit d’un critique qui, s’il manqua souvent de l’intuition du vrai, eut presque toujours celle du beau.

Il l’eut moins, pourtant, quand il se rencontra avec un autre absolu dans son chapitre sur Macaulay. Il y trouva Jacques II (Histoire de Guillaume III), Jacques II, aussi absolu dans l’ordre de l’action que J. de Maistre dans l’ordre de la pensée, et voilà qu’après avoir reconnu la grandeur de l’un, il méconnaît inconséquemment la grandeur de l’autre. Moins critique ici que dans son chapitre sur Bacon, Chasles fut emporté, j’imagine, par l’opinion de Macaulay. J’ai toujours cru que Macaulay avait dû beaucoup agir sur Chasles, et doublement : par la similitude des opinions et des natures. Il y a, en effet, dans {p. 134}Chasles, selon moi, beaucoup de Macaulay. Ils ont des parentés intellectuelles. Ce sont des talents éclatants qui se sont occupés longtemps aux mêmes choses ; de très beaux esprits, lettrés tous deux et de la plus opulente littérature, reviewers tous deux, chacun dans son pays, et arrivés par les Revues à la renommée. Macaulay a longtemps écrit à l’Edinburg-Review, et ses articles sont, à coup sûr, ses plus belles œuvres. Dans l’histoire, la grande histoire, que Philarète Chasles n’aborda pas, Macaulay est bien au-dessous de ce qu’il fut dans la critique littéraire. Il y avait la largeur, l’épanouissement, la chaleur, le mouvement des idées, l’abondance, la plénitude et la richesse cultivée du langage, la faculté de grouper les choses les plus éloignées dans une époque de l’histoire littéraire ou politique et de les ramasser dans un centre lumineux qui les éclaire en les étreignant, toutes qualités qui se retrouvent dans Chasles à des degrés presque identiques. Critiques, tous deux, de sentiment et de sensation ; compréhensifs bien plus qu’exclusifs d’intelligence et de doctrine ; portant sur les choses de ce monde un regard curieux, ouvert et bienveillant ; ayant la même philosophie sans métaphysique, la même opinion politique, les mêmes goûts pour les lumières modernes et la même foi (un peu éblouie, selon moi) dans le progrès des sociétés, ils ne diffèrent guère que par la destinée, qui fait de ces charmants coups quelquefois : — c’est que Macaulay est monté plus haut dans son pays que Philarète Chasles dans le sien.

{p. 135}L’un a gouverné l’Inde. L’autre n’a gouverné qu’une petite bibliothèque. Il est vrai que dans l’Angleterre Whig l’un a écrit une histoire whig de ce whig couronné, Guillaume III, auquel il sacrifie Marlborough et toutes les grandes figures de l’époque ; tandis que le pauvre Philarète Chasles a continué de faire de la critique et de la littérature inutiles en ce beau pays de France où Chateaubriand se plaignait de ne pouvoir rester ministre, où le grand Balzac n’aurait jamais pu l’être, quand Disraëli, un mauvais romancier que nous mépriserions en France, l’est en Angleterre à plus de soixante-dix ans !

Dans la notice que Philarète Chasles a consacrée à Macaulay, c’est bien plus de l’auteur du Guillaume III qu’il s’est occupé que du reviewer, qui, pour les connaisseurs, valait cent fois mieux que l’historien, et il n’est pas étonnant qu’il l’ait jugé avec la bienveillance d’un whig qu’il était lui-même et qui, par conséquent, ne pouvait rien comprendre à la beauté morale de Jacques II, — méconnu par toute l’Angleterre et par la France, très humble servante de l’Angleterre, — de ce Jacques II qui aura un jour son historien si Dieu prête vie à celui qui écrit ces lignes, de ce Roi qui n’a eu que le tort grandiose de rester fièrement catholique, quand la masse imbécile — comme toute masse — ne l’était plus, et qui oppose à la grivoiserie sceptique d’Henri IV écrivant à sa maîtresse Corisandre : « Paris vaut bien une messe », le mot plus grand : « un royaume ne vaut pas une messe », et, pour une messe, perdant héroïquement le sien !

{p. 136}Ni Macaulay, le whig, ni Philarète Chasles, Anglais jusqu’aux moelles de ce livre, ne pouvaient comprendre cela… Chasles, de pénétration historique, n’est pas plus grand que Macaulay. Il n’a rien compris à Jacques II non plus. Macaulay, exagéré un moment par l’engouement de l’Angleterre, ne sera jamais que le premier des hommes secondaires. La politique, qui a fait sa fortune, — cette fortune dont ne se soucie aucunement la postérité, — aura abaissé son talent et nuira à sa gloire. C’est la politique aussi qui a, dans les dernières années de sa vie, abaissé le talent de Chasles et brouillé misérablement son sens critique. Rappelez-vous la Psychologie sociale des nouveaux peuples, et, vous qui avez aimé Chasles, attristez-vous !

Jules Janin §

Œuvres critiques.

I §

{p. 137}Quand Jules Janin mourut, je laissai passer les oraisons funèbres. J’attendis la fin de ce torrent d’éloges sans justesse, sans portée et sans… lendemain, que l’on fait d’un homme qui entre au cercueil, — qu’on ne ferait peut-être plus, s’il en sortait ! J’attendis l’épuisement de tous ces compliments mortuaires… Platon mettait, avec une couronne, tous les poètes à la porte de sa république, ne croyant pas payer trop cher, au prix d’une couronne, l’avantage d’en être débarrassé. Nous agissons un peu comme Platon quand un homme célèbre sort de la vie Nous ne lui marchandons pas sa couronne de départ. Nous lui disons : Va-t’en avec cela, mais va-t’en ! Nous chargeons le cercueil qui l’emporte d’une masse de fleurs qui ne se flétriront pas, car ce sont des fleurs {p. 138}de rhétorique, — des fleurs en papier, — et l’homme est si dupe de ses propres simagrées qu’on met à cela une espèce de générosité sentimentale. Pour beaucoup de ceux dont la vie fut une lutte et un mérite sans éclat et sans justice, on se ravise… Et c’est ainsi que, pour ceux-là, les quelques jours qui suivent immédiatement la mort sont les meilleurs de la vie. Lorsque Voltaire écrivait ces vers lestes et presque pirouettants :

Quand sur la scène de ce monde
Chaque homme a joué son rôlet,
En partant, il est à la ronde
Reconduit à coups de sifflet…

il se moquait de nous, Voltaire. Du moins, actuellement, ce n’est pas ainsi que nous faisons la dernière conduite… Ce n’est plus à coups de sifflets, mais à coups de flûtes ! Même ceux-là qui, de leur vivant, méritaient le sifflet, ont la flûte. Et je ne dis pas ceci contre Jules Janin, non, certes ! mais à propos de Jules Janin, que l’on vient assez de flûter. Il a eu ce bonheur posthume de la flûte et du tambourin ! Lui, Jules Janin, qu’on pourrait appeler Félix Janin, car il fut certainement le plus heureux des hommes de lettres de ce temps, a eu aussi cette fortune dernière, comme si à tous les autres bonheurs de sa vie il avait eu besoin d’ajouter encore celui-là.

Car je tiens qu’il n’en avait besoin d’aucune manière. Et non pas seulement parce que la vie, une bonne fille {p. 139}pour lui, avait tout donné à ce bon garçon avec la prodigalité d’une maîtresse, mais parce que de ses dons il en est un sur lequel on n’avait pas tant de frais de phrases à faire pour qu’il fût compté après sa mort et classé parmi les raretés du dix-neuvième siècle. Il suffisait tout simplement de dire pour sa gloire la place que Janin a eue et gardera dans la littérature française, et de ne pas le déplacer pour lui donner une autre place qui n’est pas la sienne. Il n’était nullement nécessaire de jouer de tant de flûtes qui ont joué faux. Il ne fallait pas, enfin (pour préciser), dire comme M. Cuvillier-Fleury, cette clarinette aveugle du pont des Arts, dans son discours funèbre, que Janin était mieux que le Prince de la Critique, mais qu’il en était le roi, — ce qui est un couac en critique comme en font les académiciens, quand ils veulent jouer, aux enterrements, de leurs vénérables clarinettes !

Non, ce ne fut point le Roi de la Critique, ni même le Prince, ni même — j’ose le dire — un critique du tout, dans le sens juste et profond de l’expression. Et c’est pour l’honneur seul de la Critique que je dis cela et que je veux le montrer aujourd’hui. Je ne fais les affaires de personne. Je ne m’occupe pas le moins du monde de savoir si les Planche, les Chasles et les Sainte-Beuve, qui furent les contemporains de Janin et qui ne furent non plus que des critiques à l’état fragmentaire, l’auraient docilement accepté pour leur Roi de la main fort peu consacrée de M. Cuvillier-Fleury, cet impertinent et {p. 140}apocryphe archevêque de Reims en littérature, lequel se permet de sacrer les Rois littéraires avec la sainte Ampoule de l’Académie, — qui est un préjugé, celle-là ! Pour mon compte, j’en doute un peu, mais je ne m’occupe pas des hommes. Je ne veux que rétablir le sens des choses et des mots. Pour qui consent à réfléchir, la Critique est le jugement d’un esprit ferme et sagace sur les œuvres de l’esprit, d’après la connaissance des lois qui le régissent et les principes qui en découlent. Or, Jules Janin, tête sans métaphysique supérieure, ayant le bon sens et le discernement mais sans haute portée et sans grande profondeur, se vengeant de cette médiocrité par une imagination adorablement colorée et par la plus vive sensibilité d’écrivain, n’avait ni cette fermeté de jugement, ni cette connaissance des lois de l’esprit, ni ces principes qui constituent la Critique et son mâle génie. Que dis-je ! Jules Janin, de nature, était presque le contraire de ce qu’il faut entendre pour être un critique. Il était autre chose. Parce qu’il rendait compte des pièces de théâtre au tout-puissant Journal des Débats, il semblait faire de la critique aux yeux superficiels, et même, à cause de l’endroit où il écrivait, de très grande critique aux yeux des imbéciles ; mais il n’en faisait que comme tout le monde en fait (sans être un écrivain ad hoc) : avec des impressions personnelles. Les siennes, je le veux bien, étaient séduisantes ; mais, au bout du compte, elles n’avaient pas plus de valeur que les vibrations d’une charmante individualité.

{p. 141}Enfin, il faut aller plus loin, il ne faut pas craindre de l’affirmer : le talent de Jules Janin était peut-être tout ce qu’il y avait de plus opposé à ce qu’on pourrait appeler « la faculté critique ». C’était suprêmement un talent d’imagination, de la fantaisie la plus entraînante, mais aussi la plus aisément entraînée, car il n’y a pas de mors possible — si moelleux qu’il soit — pour ces filles de l’air ! Cette imagination fut, du reste, la cause de son succès si instantané, si rapide au Journal des Débats, où on l’avait pris pour rendre compte des pièces de théâtre et continuer les traditions dogmatiques de la Critique d’alors, dans la rectitude de son enseignement. Ce succès y éclata comme une fusée, dès les premiers mots qu’il y écrivit, en cette pétulante et éblouissante manière qui se révélait, et qui trancha, comme un joyeux et brillant arc-en-ciel, sur la manière correcte et sévère de Geoffroy. Avant ce nouveau venu qui arrivait sans se débotter, Diderot était peut-être le seul écrivain qui eût porté dans la Critique autant d’imagination qu’on en pouvait montrer avec les habitudes didactiques du xviiie siècle ; mais il y avait, dans l’imagination de Diderot, quelque chose d’exagéré et de déclamatoire qui sentait son bourgeois et son pédant, tandis que l’imagination qu’y porta Janin était naturelle et légère. Rien n’y pesait. Rien ne l’alourdissait. Aux Débats, ils voulaient un jugeur ; ce fut un jaseur qu’ils obtinrent. Mais de quelle amusante et étincelante jaserie ! Ici, le mot de Figaro-Beaumarchais n’est plus une moquerie : Ce fut un {p. 142}danseur qu’on obtint ! car ce fut un danseur, aussi, comme on n’avait jamais dansé sur la corde de la phrase, ni sur sa corde raide, ni sur sa corde lâche, ni sur sa corde sinueuse et retortillée, et faisant cent tours ! Les blasés des La Harpe, des Chénier, des Féletz trouvèrent cela délicieux… Le vieux Bertin, ce bœuf de génie qui a laissé dans la presse française l’ineffaçable sillon du Journal des Débats, et qu’Ingres nous a si bien peint, dans sa force fatiguée, fit son favori de ce jeune homme, qu’il tutoya comme les Rois d’Espagne tutoient leurs favoris, et à qui, en dehors de ses appointements, il donnait des gratifications de mille écus pour un feuilleton qui lui plaisait !

II §

Ainsi, un homme de style, — d’un style personnel, — un fantaisiste, d’un caprice charmant et d’une bonne humeur infatigable, qui disait tout ce qui lui passait par sa bonne grosse tête, voilà tout Jules Janin et son mérite. Voyons ! y a-t-il réellement un critique dans tout cela ?… Il n’y avait là, n’est-il pas vrai ? ni Prince, ni Roi de la Critique. Le Prince de la Critique est toujours quelque peu un Prince Noir, et il n’y avait là que le {p. 143}Prince Rose du style, jeune et frais. Jules Janin Roi, le Roi de la Critique ! Allons donc ! Il en était bien plutôt le fou, — le fou du Roi, avec son esprit mi-parti de brillant et de sérieux, car les fous du Roi avaient, sous leurs joyeuses folies, quelquefois un grand bon sens et disaient juste ; et c’est ce qu’avait Jules Janin. Le Roi, partout où l’on peut être Roi, c’est toujours la majesté dans la force. Peut-on dire, si bienveillant qu’on soit pour Jules Janin, qu’il fût majestueux ?… « Il était le Roi de la Critique ! » C’est là une phrase comme les anciens professeurs de rhétorique en écrivent, sans se soucier de ce qu’il y a dedans ou de ce qu’ils croient mettre dedans. Si M. Cuvillier-Fleury avait dit de Janin : « Il fut le Roi de la littérature facile », — laquelle, croyez-moi, n’est facile que pour ceux qui savent faire de cette littérature-là, et qui est très difficile pour les lourds qui se donnent les airs de la mépriser, — M. Cuvillier-Fleury aurait dit une chose vraie, ou du moins une chose qu’il pourrait honorablement soutenir. S’il avait dit : « C’est le Roi de la phrase (comme je n’ai jamais su en faire ! — c’est M. Cuvillier-Fleury qui parle), — c’est le Roi de la phrase sonore, colorée, aérienne, — c’est le Roi de la phrase pour la phrase, du style pour le style, pour l’amour de la langue française qu’il adorait et qui le lui rendait bien, — le Roi du coloris, mettant sur des riens des touches d’Albane », eh bien, à la bonne heure ! M. Cuvillier-Fleury aurait dit une chose que n’auraient certainement pas démentie ceux qui se souviennent de ce feuilleton {p. 144}de Janin, qui n’était pas tous les lundis, mais qui était, quelquefois, incomparable ! M. Cuvillier-Fleury, qui se croit dans sa spécialité quand il parle de la Critique en disant : le Roi de la Critique ! image commune qui n’est qu’un cliché, phrase qui ne dit rien parce qu’elle dit trop, — a lancé de sa patte de rhétoricien, bête comme la patte de l’ours, un pavé à cet homme si bonhomme qui n’avait pas une prétention si hautaine, et qui ne fut jamais que le Roi des fleurs (mais pas des fleurs de rhétorique comme celles de M. Cuvillier-Fleury), — oui, le Roi des fleurs comme le papillon ! et qui en fut aussi la guêpe, car il avait du dard, quand il voulait, à son service, et où il avait fait la caresse, ce capricieux plantait très bien son aiguillon.

Il ne fut donc qu’un écrivain et qu’un feuilletoniste, Jules Janin, mais la rose est un composé de feuilles ! Il était un feuilletoniste, et pas plus, mais pas moins, et là, puisqu’on parle de royauté, était sa royauté… Le feuilleton, avant lui, était de la critique, et il peut bien en être encore. Mais avec lui le feuilleton n’était que le feuilleton, une chose en soi, qu’il a presque faite et qui n’a guère son nom que depuis qu’il a écrit les siens. Il était feuilletoniste et il le fut toujours jusque dans ses livres, car il a fait des livres, des livres où il n’a que des chapitres et des pages, enlevés comme ses feuilletons. Rappelez-vous la Fille de Séjan, dans Barnave ! Rappelez-vous son Âne mort, qui n’était qu’une moquerie de la littérature de 1830, cette coquette d’atrocité ! Est-ce qu’il y a dans {p. 145}ce petit roman autre chose qu’une parodie de feuilleton ?… D’ailleurs, tout comme il manquait du sens impersonnel de la Critique, Jules Janin manquait également du sens fécond de l’inventeur. Et on le vit bien, quand il fit ce chef-d’œuvre de style qui s’appelle La Fin d’un Monde ou la suite du Neveu de Rameau, dans lequel ce fils de Diderot — il l’était — se montra égal, si ce n’est supérieur, à son père ! Jules Janin se servit du type inventé ou observé par Diderot, pour avoir un sujet qui lui permît de déployer toutes les ressources de son style. Il avait cette familiarité avec les inventeurs de se servir de leurs inventions dans son intérêt d’écrivain : sans cérémonie de grand seigneur, qui partout se sent un peu chez soi ! Bien des années avant de prendre à Diderot son Neveu de Rameau, il avait pris à Richardson sa Clarisse, qu’il avait non pas traduite, mais concentrée dans un style autrement poignant, étincelant et beau que celui de l’auteur anglais. Il est assurément le seul écrivain qui ait eu l’audace de pareilles entreprises et à qui elles aient réussi. Il n’avait guère honte de ce procédé. Victor Cousin, qui était un styliste, et qui avait plus de style que de philosophie, s’écriait un jour qu’il donnerait le monde pour une belle phrase. Et Janin l’eût donné aussi ! Dans les sensations et les joies du style, il prenait très bien son parti de n’être pas un créateur. Et comment ne l’eût-il pas pris ? Il n’avait pas, du style, que la puissance enchantée, il en eut tout de suite le bonheur. J’ai vu dans ma jeunesse des professeurs de {p. 146}rhétorique — des Cuvillier-Fleury du temps — traiter de germanico-savoyard le style romain du grand de Maistre, — en retard de gloire, ce grand homme, parce que, de génie, il avançait trop !… Le style de Jules Janin n’eut point de ces infortunes. Il était pourtant d’une originalité dangereuse, au début, avec la routine et la vulgarité qui gouvernent le monde. Mais il n’éprouva aucun retard dans l’applaudissement et dans la renommée. On l’accepta. On en fut épris. On ne le nia pas une minute. Il ne fut jamais discuté.

III §

Homme heureux, style heureux !… Il y a des styles qui sortent de la pensée comme l’enfant du ventre de lu mère, avec des douleurs et du sang. Il y en a qui, comme un bois rugueux et dur, ne deviennent brillants et polis que sous les coups de hachette de la rature. D’autres qui sortent d’une incubation longue et pesante… Le style de Janin jaillissait à toute heure, et, comme dit Sterne, sans lui coûter un sou de réflexion et d’effort. Ses plus belles, ses plus souples, ses plus éclatantes phrases, il les écrivait : va comme je te pousse ! (aurait-il dit) et il n’avait même pas besoin de pousser beaucoup pour qu’elles {p. 147}allassent. Elles éclosaient, et s’envolaient et se succédaient, sous sa plume, comme les bulles de savon, opalisées et lumineuses, du bout du fuseau dans lequel souffle une bouche d’enfant ! Je l’ai vu souvent les écrire joyeusement, sans se prendre le front une seule fois, sans se replier sur lui-même, sans cesser de causer avec nous, qui nous abattions sur lui comme des abeilles sur une grappe de raisin, qui bourdonnions autour de lui ; car il travaillait sa chambre pleine d’amis et… d’actrices, — ses sujettes de feuilleton, — qui, certes, ne l’induisaient pas au recueillement ! Il les écrivait à travers toutes les distractions, — à travers les cris perçants de ce fameux ara jaune et bleu que tout Paris a connu, ce tigre à plumes (disait Saint-Victor), qui criait comme s’il avait été l’ara du diable ; et il faisait gaiement sa partie de cris avec ce monstre, qui aurait déchiré le tympan des plus sourds, et il la faisait sans lâcher la phrase qu’il écrivait et dans laquelle il berçait si voluptueusement sa pensée ! Il les écrivait jusque dans les douleurs de la goutte, car il avait cette croix de Saint-Louis de mademoiselle Arnoud, et il les étendait même sur ses douleurs comme un baume, pour les calmer, persuadé qu’un cataplasme de phrases bien faites devait soulager un pauvre homme ! Ainsi, positivement, en maladie comme en santé, il ne vivait que par le style ou pour le style. Et, dernier bonheur que lui donna le style, ce fut par le style qu’il se maria. Ce fut son style qui lui valut et qui lui amena une femme jeune, rose et blonde comme l’Aurore dans des épis d’or, {p. 148}riche de cent mille livres de rente, autres épis d’or ! qui ne l’avait jamais vu, mais qui l’avait lu, et le style est l’homme, a dit le naturaliste Buffon. Aussi, dès le couvent, la jeune fille qui l’a épousé avait-elle cogné, dans sa petite et jolie tête, qu’elle n’épouserait jamais que l’homme de ce style-là. Lamartine seul, dans ce siècle anti-romanesque, — le mélancolique et beau Lamartine, qui eut le don de faire rêver toutes les femmes de l’Europe et peut-être de l‘Asie, — car en Asie elles rêvent, maintenant, — avait eu la fortune d’un pareil mariage, et Janin le recommença. Il eut, lui, l’éclatant et pimpant prosateur, le même destin que le poète de la Mélancolie, et il l’eut par le charme de sa prose comme Lamartine par le charme de ses vers. Ah ! Janin, s’il avait juré comme madame Pernelle, aurait pu dire du style : « Vertu de ma vie ! » Et le style, en effet, le tenait si fort, cet homme de style, marié grâce à son style, qu’il raconta le bonheur de son mariage dans un feuilleton enivré et resté célèbre, trouvant, cet enfant gâté du bonheur, que c’était augmenter son bonheur que de récrire, tant il était écrivain !

Et, de fait, ce jour-là, ce fut l’écrivain qui le maîtrisa, qui le déborda, qui l’emporta comme toujours, et ce ne fut pas, comme on l’a cru, la fatuité, — le turcaretisme de son bonheur. Il n’était pas plus fat de son bonheur conjugal que des autres bonheurs de sa vie. Il n’avait la fatuité de rien. Cet homme de sourire et de rire épanoui, de rondeur, de bonhomie, d’enfance de caractère, de {p. 149}pleine main, cet aimable et gai garçon n’eut jamais un seul grain de fatuité dans sa personne. Il avait la simplicité qu’ont tous les hommes qui ne pensent jamais qu’à une seule chose, et pour lui c’était toujours à quelque page brillante ou charmante à écrire ! Lui qui de sa plume faisait ce qu’il voulait, qui gagnait par elle gros d’argent, — comme disent respectueusement les bourgeois, — qui en gagnait gros comme lui, et il était gros ! qui avait, de plus, en perspective, deux cent mille livres de rente, qui était connu de toute l’Europe, bien venu de ses Princes et de ses artistes, et que tous les courtisans de son feuilleton, qui étaient nombreux, appelaient le Prince de la Critique bien avant que M. Cuvillier-Fleury s’avisât de l’en nommer « le Roi », se laissait dire par la femme qui lui avait tant donné en l’épousant, et qui exerçait sur ce préoccupé du style une délicieuse petite puissance maternelle : « Tenez, voilà votre journée ! deux sous pour votre bouquet de violettes et deux sous pour le pont des Arts » (aller et retour !). Et il riait, et il emportait ses quatre sous, heureux, pour le coup, comme un Prince ! Voilà tout Janin. Sterne n’eût pas mieux fait, ni La Fontaine !

IV §

{p. 150}Oui, Sterne, dont il était le fils, — comme il était, je l’ai dit déjà, le fils de Diderot, car en littérature (et il n’y a qu’en littérature), on peut être le fils de deux pères sans inconvénient et sans immoralité, — Sterne, cet homme simple et exquis, qui n’avait pour vêtir son génie que trois chemises blanches et une culotte de soie noire !… Il ne fallait vraiment guère que cela à Jules Janin, et je crois même qu’il eût envoyé promener la culotte de soie noire. Cet homme, heureux dès sa jeunesse, qui n’eut jamais, comme les bohèmes de son temps — qui fut le temps de la Bohème — de déchirure à son coude, n’eut pas non plus pour s’en venger le luxe momentané de Balzac, aux boutons d’or pur, chez la princesse de Belgiojoso… Il ne se sentait aucun goût pour ces somptuosités d’artiste, — quoique pourtant il en fût un !

On se rappelle ce large gilet blanc croisé (son seul luxe), qui signalait la présence du feuilletoniste des Débats à toutes les avant-scènes des théâtres où il étalait sa personne, — non point comme le gentilhomme des Fâcheux :

Qui de son large dos morguait les spectateurs…

{p. 151}Jamais Janin n’a morgué personne ! — ni de son large dos ni de son large estomac, qui depuis, hélas ! devint une bedaine. À l’heure de la vie où l’on est frivole et où l’homme tient à relever ses avantages extérieurs par les soins de la mise et les détails de la toilette, à une époque où tant de gens de lettres affectaient d’être des Beaux, parmi les de Musset, les Roger de Beauvoir, les Roqueplan, les Sue, qui furent des dandies, des gants jaunes, des furieux (un mot du jargon de la mode du temps), Janin, très à la mode par l’esprit et par le talent et très en vue, Jules Janin, qui n’était pas sans beauté alors, ne pensait point à la faire valoir, cette beauté, par les ressources que la mode offre à la coquetterie. C’était en ce temps-là un joyeux garçon aux belles dents rieuses, frais comme une rose-pomme épanouie parmi tous ces pâles de Paris, au regard très doux et un peu indécis, un de ces regards qu’on appelle à la Montmorency et dont l’indécision, qui vous lutine, est plus piquante… Il avait de magnifiques cheveux noirs bouclés comme un pâtre de la campagne romaine, et qui, pour boucler, n’avaient pas besoin des papillotes que se plantait le grave Lerminier sur sa forte tête philosophique et législative. Chose étonnante, ce joufflu Gaulois, aux joues roses, avait un profil grec très pur ; et c’est pour cela probablement que ses compagnons du collège l’appelaient « Niobé ». Singulier nom donné à un homme ! à un homme qui ne devait connaître aucun des malheurs de la vie, qui ne devait pas avoir d’enfants, dont les seuls {p. 152}enfants furent ses livres, ses livres aimés d’Apollon et qui n’en sentirent jamais les flèches !… Tel il était, Janin, dans sa verte jeunesse. Eh bien ! il ne s’en souciait pas. Il oubliait parfaitement tout cela, et son brin de toilette, à lui, quand il en faisait un peu, n’était qu’un brin de muguet ou de violette à deux sous (la rente future de sa femme) qu’il passait à sa boutonnière, tout près de ce fameux gilet de piqué blanc « d’une entière blancheur », comme dit l’opéra-comique. Parfois ce n’était qu’un bluet, petite étoile de sa gloire naissante. Un jour, il y fut lumineux.

Et ce bluet, du reste, lui allait adorablement ! Il rappelait les champs, et Janin le virgilien les aimait. Il les aimait peut-être un peu comme Delille, à travers Virgile et par la fenêtre. Il les aimait à travers Horace, qu’il a trop aimé et qui ne les aimait pas, et il se plaisait à en rapporter dans les théâtres de Paris la modeste fleur étonnée ! Il avait cette fibre. Il était bucolique, mais classiquement, en cela comme en bien autre chose. Sans sa vocation d’écrivain, il aurait été comme Théodore Burette, son ami, un professeur de rhétorique, et, clichés et ficelles ! (pour jurer à la Vireloque), au lieu d’un Janin, nous aurions un Cuvillier-Fleury de plus. Foncièrement, et d’études et de goût et de tout, Jules Janin était un classique. Il n’eut jamais la grande folie de la croix romantique, et il se moqua même du romantisme (comme dans L’Âne mort) dès qu’il eut une plume à la main. Je ne suis pas bien sûr qu’il n’ait vanté Viennet… Il tenait pour {p. 153}l’Antiquité et le xviie siècle, et quoiqu’il comprît les beautés d’une littérature puisée à une autre source, il revenait toujours à ces deux sources-là. Il finit même par s’y engloutir comme dans un puits.

Un jour, comme Hylas, mais il était moins jeune, il s’en alla, l’amphore à la main, puiser à la source d’Horace, et il y tomba avec sa cruche. Les Nymphes latines ne l’y dévorèrent point… de caresses, et après une longue accointance elles nous le renvoyèrent, l’esprit troublé, latinisant toujours, ne voulant pas démordre de ce diable de latin, radotant du latin, comme Panurge, dans ce français qu’il parlait si bien et qui suffisait à sa gloire… C’est là le seul échec de la partie qu’il joua contre la vie, cette horrible joueuse qui nous triche ! Mais voyez encore le bonheur de cet homme heureux. Cet horatien, qui ne guérit jamais d’Horace, préférait sa traduction à tous les feuilletons qu’il avait écrits ! Il l’aimait, avec la sagacité paternelle que les hiboux ont pour les plus laids de leurs petits. Et peut-être n’eut-il pas d’amour plus grand que celui qu’il eut pour sa traduction d’Horace, si ce n’est son amour fou pour l’Académie.

Ce fut là son amour de la fin. L’amour de la fin, chez les hommes, est toujours terrible. Janin, l’homme de lettres qui n’avait vécu que par et pour les lettres, devait avoir l’ambition littéraire d’être de l’Académie. S’il avait été, de hauteur de pensée, supérieur à l’homme de lettres, s’il avait été un critique, il aurait méprisé l’Académie. Il aurait jugé cette vieille institution, qui n’a {p. 154}plus de sens aujourd’hui — si éventrée qu’on y fourrera des femmes demain — et qui ne tente plus que la petite et sotte vanité française, infatigablement éprise des distinctions, même bêtes, malgré ses affreux mensonges sur l’égalité… Il eût vu cela. Mais, je l’ai dit, il n’était pas un critique, si ce n’est pour M. Cuvillier-Fleury, académicien. À cet attardé du xviie siècle, l’Académie française paraissait le palais des lettres. (Ils disent le temple, eux !) Il se mit parmi les mendiants de la porte de ce palais. Il lamenta pour y entrer. Il voulait y entrer à genoux, s’il ne pouvait debout ; et quand il en fut repoussé, il fit un discours aussi bas que ceux qui y entrent. Ils furent touchés de cette humilité, ces monstres empaillés dans leur orgueil d’Académie ! Le génie de l’importunité vainquit… On fit à Janin l’aumône qu’il demandait, et cet homme obstinément heureux attendit d’être de l’Académie pour mourir… Ah ! il me plaît tant, cet homme de lettres et d’esprit, et d’esprit français, que j’ai essayé de replacer aujourd’hui dans la lumière de son mérite, qui est immense et qui est charmant, et dont la nature est de passer, — de n’être pas plus immortel que les fleurs qui passent, — il me plaît tant que j’arrête ici mon chapitre !

L’académicien me gâterait tout.

Prévost-Paradol §

Essais de politique et de littérature. — Nouveaux essais de politique et de littérature.

I §

{p. 155}Combien — s’il n’était pas mort — nous en aurait-il fait d’Essais de critique et de littérature ?… Nouveaux essais de critique et de littérature fut le titre peu original, mais modeste, sous lequel Prévost-Paradol a publié ses premières œuvres. Titre excellent, du reste, pour le succès ! Cela n’a point cette note insupportable de l’originalité qui déchire l’oreille de l’amour-propre, — cette oreille, délicate et longue, qu’il faut ménager, — et cela ne tire pas non plus brusquement les gens qui les aiment de la béatitude des idées communes… Prévost-Paradol ne sonne point du cor de Roland, en littérature ; de ce cor qu’on n’entend pas toujours, malgré sa puissance, qui meurt sans écho et qui brise les cœurs épuisés… Il joue, {p. 156}lui, d’un instrument plus commode. C’est la flûte de la rhétorique, qu’on entend très bien et dont tant de gens ont l’embouchure.

Mais, soyons juste, il en joue avec une telle supériorité qu’aux premiers sons qu’il en a tirés il s’est fait suivre, comme le plus charmant des pasteurs, par le troupeau enthousiasmé de Panurge, par tous les petits moutons de la libre pensée. À l’exception des gens d’un goût difficile qu’il faut plaindre et qu’il est encore mieux de détester, tout le monde a goûté sur-le-champ cette musiquette. Prévost-Paradol a plu à tout le monde. Il n’avait pas quitté le frac bleu de l’École normale, — ce bas bleu des hommes, seulement porté plus haut que la jarretière, — qu’il était célèbre. Quand il l’eut quitté, il mit une cravate blanche et il entra comme chez lui au Journal des Débats. Et c’était chez lui, en effet : de nature, de culture, de ture-lure, il était à tel point de ce journal, pédantesquement superficiel, que ce serait bien hardi de poser le problème : lequel des deux était le plus fait pour l’autre, de Prévost-Paradol ou du Journal des Débats ?

Ce fameux journal des rhéteurs reconnut immédiatement en Prévost-Paradol un soliste capable d’exécuter beaucoup de morceaux qui, depuis longtemps, ne pouvaient plus sortir des vieux gosiers fatigués de ses instrumentistes ordinaires… Saint-Marc Girardin ressemblait à un cachalot qui expire. M. John Lemoinne, autrefois si pimpant et si leste, ne paraissait plus qu’un simple os de seiche, ballottant dans la botte à revers {p. 157}d’un jockey. Alloury, le philosophe de son propre néant, continuait d’être ce qu’il avait toujours été : un simulacre. Rigault était mort… physiologiquement, sans avoir beaucoup vécu… intellectuellement. Prévost-Paradol, qui avait au début (je ne veux pas le nier) quelque chose de frisque dans sa rhétorique :

« Je suis Madelon Friquet ! »

Prévost-Paradol fit l’effet d’un être vivant dans le journal des gnomes et des fantômes, et on y salua son apparition comme celle de la vie. Le Lazare des Débats était ressuscité ! On investit Paradol du droit d’écrire beaucoup d’articles, et ce sont ces articles qu’il a publiés. Propre à tout, d’une facilité de rédaction qui ressemble à du mécanisme, il parla de l’Antiquité, ce sujet universitaire, ce pensum affreux qu’il faut faire aux Débats pour démontrer que l’Université en sait aussi long que les Jésuites en fait de grec et de latin. Il parla de littérature. On lui permit même la politique (sans stage !), et il fut regardé dans ce journal, dont tous les rédacteurs sont des hommes de génie… les uns pour les autres, comme l’esprit le plus savoureusement littéraire que l’on eût vu depuis Rigault, cet amour perdu de Rigault ! Jules Janin le lui dit en latin, avec une impertinence aimable ; Paradole, tu Rigaulius eris !!

Mais la littérature — quoiqu’elle lui fût si bonne et si aisée — n’était pas faite pour donner le bonheur {p. 158}à Prévost-Paradol. Accepté, non pas seulement par les Débats, mais par l’opinion, sur un pied très flatteur d’écrivain sans avoir jamais été contesté une minute par personne, lorsque le talent le plus robuste et même le génie le sont quelquefois si longtemps par tout le monde, — plus heureux en cela que M. Victor Hugo lui-même, que Théophile Gautier, que tous ceux-là enfin de notre époque qui, arrivés à la grande renommée, ont rencontré les résistances des commencements, — Prévost-Paradol n’était pas cependant ce qu’on appelle un homme heureux, et ces Essais de littérature et de politique que je tiens là, m’ont appris à mon grand étonnement son secret, et m’ont dit sa mélancolie.

Je viens de les lire, ces articles de tout genre, qui, à bien des places, pourraient être agréables, eh, oui ! s’ils étaient de meilleure humeur et si on ne trouvait pas, traînant le long de ces Variétés singulières, le sentiment du regret le plus inattendu, qui les fait ressembler à une jérémiade éternelle ! Or, savez-vous quel était ce regret qui rongeait Paradol, cet heureux littéraire, et pourriez-vous jamais vous en douter ? Allez ! je vous le donne en cent. C’était le regret tout simplement de n’être pas un homme d’État ! et non pas un homme d’État comme Montesquieu, penseur insuffisant pour une âme si haute, mais un homme d’État comme Pitt ! un homme qui mène réellement l’État. Telle était l’affliction de Prévost-Paradol. Quand on a donné aux enfants gâtés trop de confitures, ordinairement ils veulent de la lune. Eh {p. 159}bien ! la lune, pour Paradol, pour cet enfant gâté de la littérature, c’était l’influence politique ! c’était le pouvoir !

Certes, je ne trouve nullement mauvais qu’il se crût né pour l’empire. Que diable ! on est ce qu’on est, et on se sent. On se sent ministre entre cuir et chair, et on serait bien aise que la petite éruption se fît. Rien de plus naturel. On étouffe de génie comprimé et on désirerait bien qu’une soupape s’ouvrît et que le génie dont on meurt s’en allât par là et débordât un peu sur le monde ! Pour ma part, j’en serais bien aise aussi, ne fût-ce que pour le voir. Mais ce que je ne puis trouver bon, — parce que cela ne les rend pas meilleurs, — c’est que les articles de Prévost-Paradol portent partout l’empreinte et la mauvaise humeur d’une ambition que je conçois très bien et d’un génie, hélas ! opprimé par les circonstances, ces odieuses femelles ! Je ne trouve point cela bon, parce que cette mauvaise humeur ferait grimacer le talent le plus charmant, si on l’avait, et qu’elle doit horriblement fausser le regard de l’écrivain quand il s’agit de le promener avec lucidité sur le temps présent, dont on se croit franchement victime.

À mon sens, les Werther de la supériorité méconnue ou non prouvée sont aussi ennuyeux que les autres Werther, et même plus, quand, au lieu de se brûler la cervelle, ils continuent de se la vider dans une ribambelle d’articles pinces de dépit ou jaunes d’acrimonie. Se faire, à tout bout de champ, le saule pleureur d’une ambition, mieux que rentrée, car elle n’est pas sortie ; {p. 160}être né pour avoir la plaisanterie française à son service, cette bonne et jolie plaisanterie dont ils ont tant besoin pour s’égayer, ces pâles vieillards du Journal des Débats, qui, devenus culs-de-jatte, ne se lèvent plus guère devant cette Hélène ! se gaufrer le front avec les rides d’un moraliste misanthrope et catoniser quand il faudrait rire et sourire ; être, enfin, de tempérament, de l’école de Voltaire, et se faire, par déception, de celle de Rousseau : voilà ce que je reproche nettement à Prévost-Paradol et à ses livres. Je n’ai de haute main sur les ridicules de personne. Je puis trouver plus ou moins drôle… ou triste — et le garder pour moi — qu’un esprit, qui paraissait en bonne santé, en soit venu à ce point d’agacement et de révolte contre la réalité qu’il s’imagine que chaque semaine de ce temps, si peu exigeant et si tranquille ! on va lui commander quelque chose de déshonorant ou peut-être lui couper le cou… Mais, si cette hypocondrie puritaine entame jusqu’à l’homme littéraire, malgré mon respect pour les malades, je suis bien forcé d’en parler.

II §

En effet, ceci, c’est mon métier, c’est de la critique littéraire… Dans ces deux volumes de Prévost-Paradol, intitulés : Essais de littérature et de politique, j’ai cherché {p. 161}vainement le soubassement nécessaire à tout livre de littérature et de critique un peu forte, je veux dire le symbole quelconque — religieux ou philosophique, s’il n’est pas religieux, — sur lequel doivent s’appuyer les œuvres intellectuelles des hommes, et je n’en ai trouvé aucun, même à l’état d’essai. Les principes de Prévost-Paradol, je ne les connais pas. Ses goûts, c’est différent, je les connais.

Mais ses principes ! Ils sont, sans doute, restés dans leur gaine, avec cette supériorité politique qu’il n’en peut pas tirer non plus : malheureux génie cloué dans son fourreau. La seule foi bien établie en quelque chose, la seule conviction que j’aie trouvée sous les phrases légères comme le vide de Prévost-Paradol, c’est l’idée, qui brille partout dans ses livres, que par les temps actuels, — ces temps durs, ingrats, injustes, malhonnêtes, comme la fièvre de la princesse Uranie dans le sonnet de Trissotin, — Prévost-Paradol avait manqué fatalement sa gloire !

Parfaitement sûr d’avoir en lui (il les sentait remuer !) un grand ministre et un grand orateur, mais, hélas ! dans une oisiveté désolante, il ne croyait pas à autre chose qu’à ces deux messieurs en sa personne et à leurs talents cachés, qu’il eut fait reluire au soleil de la vie publique si seulement, il y a quelques années, il avait été au Journal des Débats. Avec une telle obsession, ou plutôt une telle possession de facultés doubles qu’on peut exhiber (ô amertume !), vous comprenez ce que devait être pour {p. 162}Prévost-Paradol, gros d’un grand orateur et d’un grand ministre, la petite chose qui nous suffit, à nous, et qui s’appelle la littérature. Évidemment, elle n’est plus pour lui qu’un pis-aller, une espèce de champ d’asile pour sa pensée, le refuge dans lequel il se sauve contre les rigueurs du temps présent, cet outlaw de la politique impossible ! D’écrivain donc de vocation, de devoir, de goût, d’écrivain qui aime ce qu’il fait, et pour cette raison le fait bien, il n’y en a point chez Prévost-Paradol. Et peut-être même cesserait-il d’écrire, peut-être, ennuyé des sons creux qu’il file, enverrait-il promener la flûte de sa rhétorique, s’il ne se croyait tenu d’exécuter encore quelques airs funèbres en l’honneur de ce pauvre régime parlementaire qu’il aime comme lui-même, et qui, s’il n’était pas mort, lui aurait peut-être permis d’accoucher enfin de son grand ministre et de son grand orateur !

Et il les a exécutés, ces airs-là, de manière à rendre la maison dont il est, bien contente. Jamais la rhétorique, dont le défaut, comme on sait, n’est pas la hardiesse, n’est allée plus loin sous une plume d’École normale qu’elle ne va, en ces deux volumes, sous la plume de Prévost-Paradol. Dans son enthousiasme éploré et — semble-t-il — un peu égaré pour le gouvernement parlementaire qu’il a perdu, le croirait-on ? ce pur Athénien de Prévost-Paradol s’effrène à le comparer ce gouvernement, à Vénus blessée par les Grecs !!! C’est la première fois, certainement, qu’un homme a été assez crâne — même ailleurs qu’au Journal des Débats — pour {p. 163}comparer la reine et la déesse des amours au gouvernement parlementaire ! Mais Prévost-Paradol, ce professeur trop parfumé des souvenirs de l’Antiquité (comme ils disent entre eux) pour n’en pas exhaler à chaque instant de rudes bouffées, Prévost-Paradol, qui, dans un autre endroit de ces Essais de littérature et de politique, compare Lamennais, le vieux Lamennais que nous avons tous connu, à Psyché, fait donner à certains moments à la rhétorique tout ce que la malheureuse peut donner.

Comme tous les hommes qui sont, du reste, plus des rhéteurs que des écrivains, Paradol ne se soucie point du mot nuancé qui exprime la vérité des choses, et il fausse celui qu’il emploie en croyant le rendre plus fort… L’écrivain sincèrement passionné s’y prend de tout autre manière, car il a la mesure de sa passion même, tandis que ceux-là qui travaillent à froid et n’ont rien, comme disait Diderot, sous la mamelle gauche, craignent de manquer leur coup, et le manquent de peur de le manquer. On m’a raconté (et je crois à cette anecdote) la manière frigide dont Prévost-Paradol préludait, à l’École normale, à ces exercices de style qu’il fait présentement au Journal des Débats. Ses condisciples lui donnaient soit le commencement, soit la fin d’une phrase qu’il fallait immédiatement remplir, et sur-le-champ Prévost-Paradol prenait une plume et la remplissait avec une facilité… que j’oserai appeler abominable, car c’est par elle que le rhéteur devint un sophiste plus tard !

{p. 164}Prévost-Paradol a-t-il accompli cette loi de son être ? Unit-il Isocrate à Gorgias ? Les Essais que voici semblent l’attester. J’ai dit déjà que nulle métaphysique, nulle théorie, aucun principe vaillant et ferme, ne gisait au fond de ces phrases transparentes où le moi de l’auteur se voit seul. Mais, dans le cours de ces articles sur tant· de sujets, je n’ai pas senti une seule fois l’accent ému, sincère et mâle d’un homme… L’auteur, qui ne pense qu’à une chose, — à rendre au temps présent le désagrément qu’il en reçoit, — tombe sur nous tous tant que nous sommes à coups de moralistes et de moralités. Il fait, tour à tour, le Caton, le Thraséas et le Sénèque, mais les hautes dissertations auxquelles il se livre contre nous n’ont pas plus d’action sur le lecteur que n’en auraient ses discours officiels de professeur à la distribution des prix d’un collège, s’il était possible de les relire après les avoir entendus. Elles en ont, en effet, ces dissertations, les prosopopées solennelles et les péroraisons attendries !

Eh bien ! ce n’est point cependant à travers cette phraséologie artificielle, quoiqu’il y soit reconnaissable, que le sophiste m’est le plus distinctement apparu, ce sophiste fatal que ne manque jamais, dans un temps donné, de traîner après soi le rhéteur. Je l’ai vu à un autre endroit… Prévost-Paradol a l’espèce de prudence familière à beaucoup de jeunes gens de cette génération sans jeunesse. Seulement, si bien qu’il se tienne sous la garde de cette prudence en ces deux volumes qu’il offre {p. 165}au public, il a glissé, et en glissant, dans une toute petite phrase sur Fontenelle il a montré les parties honteuses de sa pensée : — « Fontenelle — nous dit-il — respecte tout COMME IL CONVIENT, mais, partout où il est passé, rien n’est resté debout. » Sentez-vous la joie ? L’éloge indique le précepte. C’est peut-être la seule phrase pensée, la seule phrase vraie de ces deux volumes de littérature politique. Elle est vraie comme une indiscrétion.

III §

J’ai dit maintenant à peu près tout ce que j’avais à dire sur un homme qu’il m’est impossible de ne pas croire fort au-dessous de la fortune littéraire qu’on lui a faite, mais qui aurait pu la continuer, et même mieux que s’il était fort au-dessus. Nous qui savons comment se brassent les renommées, nous pensons que Prévost-Paradol avait tout ce qu’il faut — ou tout ce qu’il ne faut pas — pour étendre de plus en plus la sienne.

Homme d’esprit dans le sens le plus léger du mot, doué d’un de ces genres de talent que je ne nie point, mais qui n’était pas de nature à donner de grandes jalousies à personne, Prévost-Paradol est arrivé, dès les premiers pas qu’il a faits dans la littérature, à monter {p. 165}les trois échelons, mystérieux toujours quoique très connu, après lesquels en France, dans ce pays de la moquerie despotisé par les coutumes dont on se sera le plus moqué, il ne reste rien de bien difficile à grimper.

Comme Rigault auquel il succéda, comme Saint-Marc Girardin, comme M. Renan, comme M. Baudrillard, comme Laboulaye, comme enfin tous les heureux de la médiocrité qui se sont cantonnés dans l’immobilité de la réussite, une fois pour toutes Prévost-Paradol a passé par les trois grades de la franc-maçonnerie du succès. Il fut universitaire, lauréat d’Académie et rédacteur du Journal des Débats

J’ai raconté comme il entra dans ce journal, dont l’incroyable influence survit à tout ce qui fit autrefois le mérite incontesté de sa puissance, et qui vous prend le premier venu et, avec deux lignes de rédaction qu’il lui confie, le sacre comme homme de talent aux yeux des sots traditionnels. Prévost-Paradol n’était pas, lui, le premier venu, quand il s’en vint un jour au Journal des Débats. C’était un de ces camélias d’école normale, dont le Journal des Débats tient serre. Il y cherchait sa vitrine, et on la lui donna… Il s’y est épanoui !

Par la nature de son talent, Prévost-Paradol est peut-être, de tous les écrivains du Journal des Débats, celui qui convenait le mieux à ce journal et qui a le plus de ce qui s’appelle l’esprit de la maison.

Jeunes comme lui, Taine et Renan, qui sont certainement des esprits de plus de talent que lui, de plus {p. 167}d’impulsion et de mouvement d’idées, n’ont pas, comme lui, cette ductilité de rhétorique, et, ce qui est l’avantage suprême au Journal des Débats, la faculté de faire également dans la politique et dans la littérature, qui fut si longtemps la faculté de MM. Saint-Marc Girardin et John Lemoinne, le gros Benjamin et le petit ! Taine et Renan ne sont, d’ailleurs, que des spécialistes de critique au Journal des Débats.

Prévost-Paradol y était le critique de l’idée politique ; et, comme la femme dont Dieu a béni le ventre fécond, il y portait le grand ministre et le grand orateur dont il se croyait triplé. Je sais bien, il est vrai, qu’il ne s’en déchargea point, mais on n’en sent pas moins dans les articles qu’il y a écrits cette gestation douloureuse et puissante du grand orateur et du grand ministre, dont il n’accoucha pas, pour son soulagement et à jamais pour le nôtre, mais qui n’en communiqua pas moins une force mystérieuse dont, avait grand besoin, du reste, le pauvre Journal des Débats.

Quel malheur qu’il n’y ait pas eu aux Débats une sage-femme pour le délivrer ! Avant le coup de pistolet qui l’a tué, il était mort de sa grossesse.

Rigault §

Œuvres complètes d’Horace.

I §

{p. 169}La maison Garnier a publié, dans ces derniers temps, une singulière traduction d’Horace qui n’a pas moins que vingt-deux traducteurs, — la moitié d’une académie ! Jusque-là, on connaissait les fraternités siamoises littéraires. On savait que de forts cerveaux se mettaient à deux ou à trois, selon le tirage, pour la confection en commun d’un livre, soit roman, soit drame, — mais vingt-deux personnes à la file, toute une multitude, toute une tribu, cela ne s’était pas encore vu dans ce temps d’association facile, et on ignorait cette littérature à l’Adam Smith, où chacun faisait son vingt-deuxième de traduction. Oui, vingt-deux traducteurs, dans le même volume, pour un seul poète ! Il est vrai qu’ils ne s’étaient pas librement associés. Il est vrai qu’ils n’avaient pas mis leurs {p. 170}vingt-deux têtes dans le même bonnet, et qu’ils n’étaient, après tout, que les pierres d’une mosaïque intellectuelle, composée par un éditeur… Chacun de ces vingt-deux fragments d’un traducteur intégral avait son petit coin, son alvéole, dans la ruche, sa petite pièce sur laquelle il s’était rué et avait épuisé son petit génie, — et puisque chacun avait choisi le morceau (ode, épode, épître ou satire) qui convenait le plus à son genre d’esprit ou d’imagination, ce n’était pas peut-être, en tant qu’il faille traduire un auteur, la plus mauvaise espèce des traductions que celle qu’ils faisaient à eux tous.

Et pour mieux lancer celle traduction multiple et parcellaire, on avait mis à la tête une étude sur Horace par Rigault. Rigault, qui vivait alors, Rigault, talent tout de culture, mais qui, sans la culture, n’aurait pas été un talent du tout, était une des plus belles espérances de la littérature scolaire. Aujourd’hui qu’il est mort, il est bien plus qu’une espérance : il est un regret. Être un regret, c’est une fortune ! Il n’y a rien de plus intelligent dans ce pays-ci que de mourir.

Une fois mort, quand on a le bonheur de l’être, on ne chicane plus ni votre mérite, ni votre gloire, et si quelqu’un s’en avisait jamais, on l’accuserait bien vite, ce quelqu’un-là, de profaner la cendre des morts. Dans ce pays de Prudhommes sensibles, vous verriez une fière insurrection de générosité attendrie ! Plus tard, sans doute, la Postérité aux yeux secs ne se gêne pas infiniment avec les faire part de gloire qu’on lui adresse, et {p. 171}tranquillement elle les déchire ; mais la postérité ne commence pas le lendemain de la mort d’un homme, et c’est ce lendemain — ce bienheureux lendemain d’une épitaphe neuve — dont il semble que l’on puisse toujours profiter.

Or, voilà la question pour cette traduction des œuvres d’Horace. La mort prématurée de Rigault lui profitera-t-elle, à cette traduction, quoique l’étude qui précède ne soit pas un ouvrage posthume de cet écrivain regretté ? Déjà, en 1850, Rigault avait publié la première partie de ce morceau qu’il a complété, en 1858, par une seconde qui ne modifia en rien les jugements de cette première partie et qui ne pouvait pas les modifier. Rigault était professeur. Il avait, je crois, été coulé dans le faux bronze des écoles normales. Il avait des devoirs ! Non seulement la chaire qu’il occupait se serait d’horreur écroulée sous lui, s’il avait risqué, à propos d’Horace, — Horace ! le dieu de la poésie classique ! — un mot irrespectueux que cette chaire n’aurait pas accoutumé d’entendre ; mais, que dis-je ? il se serait écroulé lui-même. Il n’aurait plus été l’homme de goût, l’homme de tradition, le professeur d’humanités et de belles-lettres, l’écrivain des Débats ! Il n’aurait plus été M. Rigault.

On ne ment pas à sa nature. Rigault est resté fidèle à la sienne. Sa notice, sur Horace n’a eu ni aperçu hardi, ni originalité irrévérente. Écrite avec cette correction qu’on apprend aux écoles et qu’elles croient de l’élégance, elle n’est guère qu’un lieu commun renouvelé d’une {p. 172}rhétorique inépuisable. Grâce à la mort de son auteur, la seule chose dont elle soit ornée, cette notice profitera peut-être à la publicité de cette traduction d’Horace : mais profitera-t-elle à Horace lui-même, à Horace, le poète de tous les égoïstes qui veulent passer pour sages et de tous les pédants qui veulent qu’on les croie très forts en latin ?

II §

C’est par ces deux classes de gens, en effet, que la gloire d’Horace a été conservée. Ils en ont fait une gloire à part. Non une gloire de haute graisse, — comme disait Rabelais, qui n’est pas, lui, un horatien avec sa grande expression et son large rire, — mais une gloire de fin goût, une gloire qui a un schiboleth que tout le monde ne sait pas dire et n’entend pas ! Ils en ont fait enfin la gloire impertinente de gens riches et heureux ou dignes de l’être qui réussit toujours, car qui ne se croit digne, dans ce monde, d’être riche ou bien d’être heureux ?

Tels ont été les faiseurs pour le compte d’Horace… Tels les singuliers sacristains de sa petite chapelle païenne, tels les entreteneurs en huile de la petite lampe allumée sur son tombeau que le vent du Moyen Âge, cette tempête d’âmes et de choses fortes, a bien des fois {p. 173}failli souffler, mais que la robe de quelque abbé qui se trouvait là, païen littéraire ou de mœurs, sauva en se gonflant sur elle. C’est ainsi qu’elle a pu venir jusqu’à nous, cette petite lampe… et qu’elle a passé, sans s’éteindre, des abbés anonymes du Moyen Âge, friands grignoteurs d’un latin qui n’était pas latin de moines, jusqu’aux abbés scandaleux du xviiie siècle, — l’abbé Galiani, par exemple, ce sapajou fanatique d’Horace, — jusqu’à Louis XVIII lui-même, qui n’était pas abbé, mais qui aurait pu l’être… à la manière de Galiani ! Un homme seul, dans les temps modernes, faillit la renverser un jour… Et cet homme fut Byron, qui, de nature, devait peu se soucier d’Horace et de sa petite lampe, et de son petit atrium, et de sa petite salière de sel attique ; Byron, dont la gloire est une torche ! Byron, l’homme des longues galeries solitaires et qui a salé sa poésie de tout le sel de l’Océan.

Oui, lord Byron est le seul, dans ce temps, qui ait osé dire un mot cruel et insolent sur Horace (je me l’explique, il l’avait paraphrasé), sur le poète le plus accepté, le plus incontesté, le plus classique de l’antiquité tout entière ; car Horace est tout cela. Sa gloire, heureuse comme lui, n’a jamais éprouvé de choc, n’a jamais reçu d’abordage. On l’a fait passer moelleusement de la main à la main, sans qu’on ait jamais eu besoin d’écrire là-dessus le mot : fragile. Seul, le sublime écolier d’Harrow, dont la violente fantaisie avait bu l’ennui dans cette coupe correcte, et gardé en sa nature profonde l’impression et le ressentiment de cet ennui, puisé {p. 174}dans cette poésie sans âme, a osé dire le secret de beaucoup d’esprits qui se taisaient, — lâches comme toujours, devant deux mille ans de gloire consacrée et d’idolâtrie, — et sa vérité à lui, sur un poète, au fond, médiocre d’inspiration et de génie, mais adoré et gardé par tous les médiocres de la terre : et les médiocres d’imagination, et les médiocres de passion, et les médiocres de cœur. Mon Dieu ! quelle compagnie des Gardes ! Et cependant, si on y songeait, cette gloire d’Horace qui arrêtait ou refoulait le mépris était faite par les âmes vulgaires, et c’est même la raison pour laquelle elle avait toujours été si peu discutée… Les âmes vulgaires étaient enchantées de se reconnaître, dans Horace, sous cette expression artistement choisie qui ornait leur vulgarité… Mais que voulez-vous ? La foule est la foule, et c’est une force ! et il faut être presque un héros pour la braver.

Les héros, qui n’abondent pas plus en littérature qu’en histoire, ont donc, Byron excepté, manqué contre Horace. Et ce n’est pas cela qui m’étonne. C’est le contraire qui m’étonnerait plutôt. Non ! ce qui me surprendre l’avoue, n’est pas qu’on répète, millionnième écho, la gloire d’Horace, mais c’est qu’on l’explique, et, comme l’honnête Rigault, par exemple, qu’on cherche à la justifier. En vérité, c’est à se demander si Rigault s’entend lui-même lorsque, dans sa notice, il fait précisément honneur à Horace de ce dont on doit lui faire honte, lorsqu’il le glorifie de ce qui le déshonore, non seulement comme homme, comme tempérament d’homme, mais comme {p. 175}poète. Ah ! les aveux de Rigault sont· vraiment naïfs, et il est drôle, le bronze avec lequel il fait à Horace sa colonne. Mais qui le forçait à ces aveux ? Qui l’obligeait à nous montrer l’intérieur de ce carton-pâte ? Que la vulgarité de l’âme et de l’inspiration d’Horace passât à travers la pureté de sa forme littéraire, Rigault ne pouvait l’empêcher pour ceux qui savent la voir ; mais qu’avait-il besoin d’appeler distinction cette vulgarité ?

« Horace — dit Rigault — n’était pas stoïcien et ne désespérait pas de la vertu. » Je le crois bien ! il n’en avait pas. « C’était un habile par tiédeur. » Mais est-il si beau d’être tiède ? Dieu les vomit, les tièdes ! mais Rigault les avale. « Il avait l’égoïsme prudent. » Mais nous connaissons cette prudence, qui jeta son bouclier à Philippe et eût recommencé dans tous les dangers de la vie. « C’était un sceptique qui admettait des dieux pour être tranquille. » Je ne vous demandais pas le motif, monsieur ! À quoi bon peser sur tout cela ?…

Rigault s’agite comme un beau diable, pour qu’on ne s’imagine pas qu’Horace ait chanté le pouvoir absolu et qu’il eût du pouvoir la même conception que Bossuet (textuel). Mais qui serait tenté de le croire ?… Il avertit, par pure bonté (hélas ! que ce monsieur est bon !) de ne pas prendre les images des poètes pour leurs opinions, quoique cela se ressemble beaucoup, dans les poètes, et rien n’est plus comique que cette peine effrayée chez le rédacteur des Débats de voir Horace compromis avec le pouvoir impérial d’Auguste. On dirait qu’Horace est du {p. 176}journal. Enfin, à propos d’Horace, il se remet à souffler dans ce vieux cornet à bouquin qu’on appelle l’ordre et la liberté, et nous assure qu’Horace était conservateur.

Horrible et grotesque logomachie ! Horace était un lâche, voilà tout ! il voulait conserver l’état politique de son temps, parce qu’il voulait se conserver lui-même. En politique, c’était, comme en autre chose, un coquin voluptueux. C’était un coquin voluptueux qui introduisait de la sobriété dans le plaisir pour se conserver au plaisir plus longtemps, et pensait que le pouvoir, qui est un plaisir, devait faire de même. Voilà comme il était conservateur. Sa gloire elle-même est une conserve… Épicurien… mais l’épicuréisme est l’ennemi de tous les excès, dit Rigault, qui n’y répugne pas et nous lâche ce petit mot abandonné : « Eh ! qui s’oublie ? » bâtissant des éloges avec des excuses ! Qui s’oublie ? Pardieu ! tous ceux qui se dévouent, rien que ça !

Mais Horace ne se dévoue point. C’est l’anti-dévouement, l’anti-héroïsme, l’anti-excès. Il n’y a pourtant de beau dans le monde que le dévouement et que l’héroïsme, et si l’excessif n’est pas toujours sublime, le sublime est toujours excessif, depuis le : Qu’il mourût ! du grand Corneille, jusqu’à : « Je ne le dirai pas devant vous, chastes étoiles ! » du grand Shakespeare. Cet excessif-là, l’honnête modéré d’Horace ne le connaissait pas. Quelquefois le talent des hommes est meilleur que leur âme, d’autres fois leur âme meilleure que leur talent : mais le talent était fait chez Horace de la même étoffe que son âme.

{p. 177}Âme petite, talent petit, mais talent propre, nettoyé, cultivé… Nec sordidus auctor ! Pour nous, chrétiens, la propreté, c’est la dernière de nos vertus. Mais pour Horace c’est la première. Homme tout de tenue et de maintien, qui eût sauvé une bassesse non par le faste altier du cynisme, comme Mirabeau, mais à force de goût !

Le goût est la faculté supérieure d’Horace ; mais, ne l’oubliez pas ! c’est le bon sens dans les choses petites. Partout, si ce n’est par le goût, il n’était point inférieur, il était médiocre, moyen, d’entre-deux, — mais non comme le voulait Pascal : il ne couvrait pas tout l’entre-deux ! Il était « le sage ami de la médiocrité », comme dit médiocrement Walkenaër, avec la platitude de la sagesse. Seulement, il dorait sa médiocrité, aurea mediocritas ! il lui mettait un œil de poudre d’or, comme ils faisaient, au xviiie siècle, lorsque les flatteurs voulaient imiter la couleur des cheveux de la Reine. Aurea mediocritas ! C’était sa fortune, c’est aussi sa littérature.

III §

Est-ce la peine de faire tant de bruit ? Est-ce la peine, pour si peu, de faire d’Horace un génie délicieux, un esprit divin, un modèle d’élégance, d’urbanité, d’atticisme, l’Attique même, toute une Athènes à lui seul, et Athènes {p. 178}avec son Pirée, que les singes prennent toujours pour un homme ? Ce n’est pas changé. Horace n’est pas plus un homme de génie que le vermeil n’est de l’or ; c’est de l’argent doré. Pourquoi donc cette recherche et ce culte d’Horace ? Pourquoi cette adoration et presque cette dégustation ? Je crois le savoir, pour nous autres Français, du moins. C’est qu’Horace est Gaulois. Il a l’esprit gaulois, quoiqu’il soit Romain. Je suis sûr que les oies romaines, les sots capitolins, criaient toujours quand il passait… Horace est de la famille de La Fontaine ; mais un parent pauvre, car il n’a pas la naïveté, cette scélératesse de l’innocence, cette perle qu’on n’avait pas vue avant La Fontaine et qu’on n’a pas revue depuis ! C’est encore le parent pauvre, mais honnête, de La Bruyère, de Boileau, de Molière, mais tempéré de raison, de malice, de gaieté, tempéré trois fois, de sorte qu’en l’aimant les gens de peu de tempérament semblent aimer la tempérance et font ainsi de leur pauvreté une vertu.

Hélas ! souvent les goûts que nous avons sont une mesure. Pourquoi les voluptueux d’ailleurs que de l’esprit lisent-ils Horace, Horace qui est bien plus le contemplateur de l’amour que l’amoureux espèces sonnantes ? Pourquoi aiment-ils ce patito, éternellement épris de femmes qui se moquaient de lui, si ce n’est parce qu’ils s’associent aux premières mélancolies de l’impuissance, et que cette mélancolie, qui devrait être atroce à qui n’a pas en soi la ressource d’une âme, est encore chez lui tempérée ?

{p. 179}Tempéré de tout, voilà donc Horace. Il mettait dans son vin de l’eau de sa petite source. Mais qu’importe que ce fût du falerne, s’il en faisait de l’abondance ? Se tempérer soi-même quand on commence de n’en pouvoir plus, se modérer quand on ne s’emporte pas, se rasseoir quand on est cul-de-jatte, quel mérite a-t-on et quelle peine intelligente ? Voilà Horace ! Et tous les vieillissants, tous les impuissants, toute la Cour des Miracles du vice qui ne fait plus de miracles, de croire en lui et d’oublier leurs malheurs en lui demandant sa sagesse. Il a le génie de la modération, ce qui prouve qu’il est sans génie. Chantre des lieux communs (ce n’est pas moi qui le dis, c’est Rigault) : « il fuyait l’absolu », et il n’était pas « un poète individuel », ajoute-t-il d’un air pincé. Mais qu’était-il donc ? Ôtez l’individualité, il n’y a plus personne, et voilà pourtant comme des bêtises forcent à dire d’autres bêtises ; abyssus abyssum invocat. On rase le truism.

Qu’était-il donc ? Écoutez Godeau, l’évêque de Vence, qui l’aimait et le mettait au-dessus de Sapho, d’Anacréon et de Simonides. Savez-vous par quoi ? Par la… modestie ! Il était modeste, et modeste ici ne veut pas dire pudique, mais le contraire de hardi, sans doute. Ainsi sa vertu (si on peut dire jamais vertu en parlant d’Horace) était faite de négation, comme son génie. Il avait certes raison d’être modeste. « Il s’est toujours tenu loin de la perfection », dit Rigault, cet autre singulier faiseur d’éloges, et, au fait, voilà ce qu’on aime ! Ce sont nos bassesses {p. 180}et nos imperfections qui font sa gloire, et voilà aussi pourquoi elle a chance de durer !

IV §

Mais laissons la gloire, cette piperie, comme dirait Montaigne, et voyons le talent qui la mérite, et si souvent sans la donner. Poétiquement, Horace me fait l’effet d’une espèce de Ronsard romain, mais avec beaucoup plus de goût, de mesure, de tact que le Ronsard français, et avec une bien autre langue, une langue dans laquelle Virgile avait chanté ! C’était un Ronsard… réussi. Il copia les Grecs, comme Ronsard, mais il ne grécisa pas. « J’ai fait connaître au Latium — dit-il — les ïambes du chantre de Paros, imitant la mesure d’Archiloque. Je n’ai pas osé changer le mètre et la facture des vers de la mâle Sapho (elle l’était plus que lui !) et d’Alcée. » Seulement, si, dans l’imitation, il est plus habile que Ronsard, c’est que ses facultés ne remportent point et sont moindres.

Le lyrisme, qui secouait Ronsard, ne le secouait pas. Malgré la forme de ses vers, il était tout autre chose qu’un poète : il était un habile versificateur, un écrivain plein de sécurité, un linguiste, un artiste en mots ; mais ces mots n’étaient pas même poétiques, car, pour que les mots soient poétiques, a dit un adorable connaisseur, {p. 181}il faut qu’ils soient chauds du souffle de l’âme ou humides de son haleine. Chez Horace, ils sont secs et froids. Et, si l’on était franc, comme on dirait qu’on le sent bien dans ces vers mythologiques et nationaux dont la savante harmonie retentit du double vide de la religion et de la patrie ! C’est qu’il n’avait ni l’une ni l’autre, ce mal affranchi, resté âme d’esclave. Il n’avait qu’un maître, l’empereur ou le flamine Auguste, qui lui commandait des vers officiels. Du moins, l’Horace de Passy, dont la gloire est déjà baissée, sentait la patrie et pleura Sainte-Hélène… Et quant à l’autre Horace français dont Louis XIV fut l’Auguste, ce Boileau qui n’admettait pas Dieu pour être tranquille, cette âme droite, sérieuse, austère, qui tira toute sa poésie de la raison, cette maîtresse faculté de l’homme, l’Horace latin ne sert qu’à montrer combien il est grand, malgré l’imagination qui lui manque.

Comparez leurs Satires, leurs Épîtres, leur Art poétique, dont l’un est un poème et l’autre une Épître aux Pisons, et vous verrez si l’esprit, la verdeur, le mordant, la raison assaisonnée ne sont pas en de bien autres proportions dans le poète français que dans le poète latin, aux grâces si sobres qu’elles en sont maigres. D’ailleurs, Horace n’eût pas fait Le Lutrin, pas plus que La Boucle de cheveux enlevée de Pope, cet autre Horace anglais ! Il n’avait pas cette fraîche haleine de créateur qui, comme celle d’un enfant, pousse une bulle de savon dans le bleu des airs et l’y fait planer immortelle !

{p. 182}Vraiment, on cherche ce qu’il avait, cet homme dont on fait un tel poète. Et ce que l’on trouve est bien peu de chose en comparaison de tout ce que l’on a donné à ce favori de la gloire : car la gloire est la seule courtisane qui ne l’ait pas trompé et maltraité, et probablement parce qu’à celle-là il ne demanda jamais rien ! Encore une fois, tel est Horace. Si le jugement que j’ai porté sur lui paraît trop byronien aux horatiens qui vivent toujours, à cette race d’égoïstes, d’impuissants et de vulgaires qui ont pris Horace pour leur poète et croient leur fond sauvé par sa forme, j’ai gardé pour la fin un mot doux et terrible, plus terrible dans sa douceur que la brusquerie de Byron. Vous vous rappelez l’aimable Joubert, le délicat des délicats, ce platonicien meilleur que Platon, qui sentait l’antiquité en maître et qui a déjà l’air d’un ancien, quoiqu’il soit d’hier ? Eh bien ! Joubert n’a qu’un mot, un seul mot sur Horace, mais sortant du fond d’un silence, il est expressif.

Horace, dit Joubert, contente l’esprit, mais il ne le rend pas heureux. Nuance meurtrière ! Cet égoïste, qui n’a songé qu’à être heureux, garde son bonheur pour lui seul. Il n’en donne rien à ceux qui l’aiment, qui ont la faiblesse de l’aimer !

Le doux Joubert n’est pas Manfred ; il n’a point écrit Le Corsaire. C’était un bon homme. Il était un bibliophile, — un amateur d’elzévirs gaufrés. Par le goût, c’était un horatien, s’il n’avait pas eu l’âme si chrétienne ; il était même de l’Université, comme Rigault. Eh bien ! {p. 183}Joubert fait presque un aveu d’ennui comme Byron, et il vous tue Horace très bien avec sa petite goutte d’essence ; Horace ne rend pas l’esprit heureux ! Le poète de la modération est exécuté avec une critique modérée, mais c’est toujours une exécution !

Joubert §

Œuvres complètes.

I §

{p. 185}La deuxième édition des Pensées et Correspondance de Joubert a paru chez Didier. Tout le monde sait-il ce que c’est que Joubert, ce délicieux déniché d’hier matin ?… La renommée a pris son temps avec celui-là. Un jour, quand il était dans toute sa splendeur, l’heureux Chateaubriand, cet enfant gâté qui a toujours voulu de la lune, et qui a toute sa vie été triste, parce que c’est la seule chose que son époque n’a vraiment pas pu lui donner, l’insupportablement heureux Chateaubriand publia une lettre sur Rome — bon sujet de belles phrases — sur la suscription de laquelle le grand phraseur, ce Narcisse qui était son Écho amoureuse à lui-même, écrivit ce nom modeste et bourgeois (l’un ne veut pas dire l’autre) de Joubert. Ah ! bien oui ! l’opinion n’y prit seulement pas garde. Elle est {p. 186}myope comme elle est sourde, et même un peu bègue, l’opinion ! Ce fut la première fois que ce nom de Joubert, écrit pourtant par Chateaubriand, parut, pour disparaître. La seconde fois, ce fut quand Chateaubriand (toujours Chateaubriand !), devenu vieux et passé à l’état d’idole japonaise du salon-chapelle de Mme Récamier, faisait confidence de ses Mémoires d’outre-tombe à quelques adorateurs, à la condition qu’ils feraient beaucoup d’indiscrétions. Il y avait en ces Mémoires une page légère, légère comme l’amitié, mais, après tout, jolie. C’était la page sur Joubert. Cette page passa comme une brise sur l’opinion, qui coule, avec un calme si bête, entre ses deux rives, et y fit un pli, mais bientôt effacé. Le nom de Joubert s’en alla encore où s’en étaient allées les feuilles de saule dans le roman de René. L’oubli s’obstinait comme un créancier, quand enfin Chateaubriand, l’éternel Chateaubriand, qui ne s’aimait plus et qui avait raison, se dégourdit de son égoïsme pour faire une édition des Obscurités de Joubert, et y attacha dans une préface l’approbation et le privilège d’un Roi comme lui. Alors, bien entendu, Sainte-Beuve, cette Flipote de tout succès (c’en était un que d’être publié par Chateaubriand), alluma promptement sa lanterne et se mit à trottiner devant Joubert. Il fit un article dans la Revue des Deux Mondes, et il le parsema de citations si brillantes que les chandelles de sa lanterne ne parurent plus que ce qu’elles étaient, de pauvres petits lumignons.

Voilà toute l’histoire de Joubert, — de Jοubert {p. 187}qui mourut sans gloire, comme le roi d’Yvetot, mais qui n’eut ni bonnet de coton ni Jeanneton dans son affaire, car, tout comme le Cherubini d’Ingres, avec son petit carrick à collet et son jonc entre ses deux jambes, c’est une Muse qui doit le couronner ! La Gloire, cette boiteuse plus boiteuse que la Prière, la Gloire, qui ne vint pas dans sa vie, arrivera un jour sur son tombeau, avec ses pieds tardifs. Si elle est, en définitive, toujours du côté du talent, comme le Bruit, sa canaille de frère, est toujours du côté de la sottise, la Gloire viendrait plutôt sur la tête que de ne pas venir à Joubert. Nous sommes son fourrier aujourd’hui et nous déballons ses premiers bagages.

Certes, ce n’est pas pour le bruit, qu’il évita toujours, mais c’est pour la gloire comme il l’a souhaitée, s’il a jamais souhaité quelque chose, c’est pour la gloire épurée, réduite, concentrée, rectifiée, essence d’une tonne de feuilles de roses dans un flacon d’un pouce, qu’il a été créé et mis au monde, cet homme d’idées, cet adorable concentrateur ! Personne plus que lui n’a été fait pour conquérir et captiver les délicats de l’avenir, s’il y a encore des délicats dans l’avenir, si nous ne sommes pas arrivés à l’époque du gros, du grossier, de l’opaque en tout, et s’il est permis de dire que nous comprenions encore quelque chose à l’idéal, au transparent et à l’exquis !

Car telles sont éminemment les qualités de Joubert : idéal, transparent, exquis ! J’ai dit tout ce qu’il est avec {p. 188}ces trois mots. Ce littérateur amateur, qui ne fit point de littérature comme nous autres les faiseurs de livres, ce paresseux occupé, ce penseur pour la volupté pure de penser, cet écrivain qui, comme il l’a dit, et même comme il en a fait un précepte, attendait, pour écrire un mot, que la goutte d’encre qui devait tomber de sa plume se changeât en goutte de lumière, ce sybarite de l’esprit qui passa sa vie à bien déplier ses feuilles de rose pour ne pas en trouver le repli qui l’aurait fait souffrir, fut une rareté dans la littérature française en ne voulant rien être du tout. Lui, le plus français des écrivains par la beauté de la langue et ses grâces, il n’avait pas la furie française, et même il eut la qualité anti-française qu’estimait le plus Henri Beyle, son antipode : quand il faisait ou écrivait quelque chose, il ne pensait pas au voisin.

Il §

La vie d’un pareil homme est prodigieusement difficile à écrire. Comment se forment la nacre et la perle au fond de leurs mystérieux coquillages ? quel naturaliste le sait ou du moins l’a fait voir ! Comment le talent de Joubert ou plutôt son âme, cette opale humaine, s’est-elle {p. 189}formée dans le fond de ce bourgeois du xviiie siècle ? — de ce siècle de vautrerie et de ribauderies, où le porc appesanti des soupers de Louis XV et du baron d’Holbach devient le sanglier d’Érymanthe de la Révolution française. Ce n’est pas M. Paul de Raynal qui nous l’a montré. M. Paul de Raynal est un neveu de Joubert qui a le respect de son oncle, mais qui, intellectuellement, n’en a point hérité ; c’est un neveu pieux, qui a traité son oncle mort comme il l’aurait traité vivant : il lui a fait une infusion de camomille. Sa notice n’est que cela. L’excellence du neveu ne vaut pas pour nous la bonté d’une notice ; mais qu’attendre des éditeurs qui nous donnent celle-là, quand les parentés les priment et les brident ?

Joubert, qu’a pourtant vu M. de Raynal (vu ! cette chose nécessaire pour un peintre, que rien ne saurait remplacer), Joubert est moins dans cette notice douceâtre d’un neveu rangé et très flatté, et qui met son oncle sur sa poitrine comme une décoration, que sous la facette et l’angle du mot vif, irrévérent et moqueur de madame Victorine de Châtenay, cité dans les Mémoires de Chateaubriand : « M. Joubert — disait-elle — a l’air d’une âme qui a rencontré un corps par hasard, et qui s’en tire comme elle peut. » Ce corps, d’ailleurs, était à ce qu’il paraît un à peu près de corps. L’âme avait-elle eu pudeur d’en prendre davantage ? Elle n’en avait pris juste que ce qu’il lui en fallait pour s’abriter. C’était pour elle un auvent contre la vie, un auvent disjoint, à travers {p. 190}lequel il pleuvait. Voilà tout ce qu’était corporelle ment Joubert. Il avait été ébauché par un médecin maladroit ou préoccupé, car c’était un médecin que son père, un médecin qui faisait pour son compte des enfants malingres, et qui défaisait probablement, pour le compte des autres, des enfants très sains !

Depuis Fontenelle, qui n’était pas né viable, comme on sait, et qui mit cent ans à expirer, on ne vit jamais rien de plus fragile que Joubert, cette porcelaine fêlée et raccommodée dans du lait, et tenue dans la ouate de la vie la plus douce pendant soixante ans. Comme Fontenelle, il ne fut point un célibataire égoïste, s’enfermant dans son égoïsme, comme un pâté dans sa croûte, pour se conserver. Il ne fut pas non plus un célibataire orageux. Il se maria par sentiment. C’était une pâte tendre que cette porcelaine fêlée, dans laquelle Dieu mettait toutes sortes de choses suaves. Il y mettait des bouquets de fleurs avec leur rosée, des parfums d’autel, et surtout cette petite flamme de lampe du génie qui y trembla toujours et qu’on craignait toujours de voir s’évanouir.

Ce n’était là qu’un tôt, mais, par ce qu’il contenait, était un têt divin ! Ses amis et sa femme en surveillèrent quarante ans la fragilité. Ses amis, c’étaient Chateaubriand, qui n’a rien dit de son ami qu’après sa mort, l’excellent, homme ! Fontanos, le racinien, qui, grand-maître alors de l’Université, trouva plaisant de faire de cette âme en peine dans un corps un inspecteur d’académie ; c’étaient Molé, Chênedollé, l’abbé de Vitry et trois femmes {p. 191}charmantes : Mme de Châtenay, Mme de Vintimille et Mme Pauline de Beaumont. Tous, tant ils l’aimaient, ne cessèrent de craindre qu’il ne se brisât tout à fait à la chaleur continue de cette petite flamme de génie, laquelle était sa vie aussi, et menaçait à chaque instant de s’exhaler comme la lumière du flambeau épuisé s’exhale, haletante et palpitante, sur la bobèche en cristal qu’elle finit par faire éclater ! La Révolution, qui cassa tant de choses précieuses, épargna celle-ci, et plus tard, la guerre. Qu’aurait-elle fait, la guerre, de cette pauvre porcelaine ? Le terrible pot de fer contre lequel se heurtait le monde, laissa tranquille dans son coin le pot de terre, sans se douter que l’humble vase, impropre au choc, renfermait un autre génie que celui qui bouillait dans son cratère à lui, — mais qui était tout aussi sûr que le sien d’avoir son immortalité !

C’était un génie sans exemplaire. Deux à trois lueurs blanchissantes en avaient passé, un jour, sur la jeune tête de Vauvenargues, mais sans pouvoir jamais y devenir une aurore. Pour en trouver la nuance pure, peut-être faut-il remonter jusqu’à Platon. Oui, Platon !’mais sans la robe flottante, sans le cap Sunium, sans Socrate derrière et au-dessus de lui dans la nuée d’or, comme un dieu dans une apothéose, sa coupe de ciguë à la main ; Platon, enfin, sans tout cet éloignement dans l’azur éblouissant de l’Histoire grecque, qui grandit tout, qui colore tout et nous fait belles jusqu’à ses erreurs ! Cela paraîtrait-il hors de toute proportion, cette comparaison {p. 192}que je fais entre Platon, cette gloire de deux mille ans, et Joubert, cette violette, ce muguet à peine décoiffé de sa feuille, sur sa plate-bande d’obscurité ?… Je n’en serais pas étonné ; mais regardez bien ce Joubert, et voyez s’il n’est pas Platon à sa manière, — un Platon moderne, chrétien, par conséquent plus Platon, par là, que Platon lui-même. Il l’a dit : Platone platonior !

Allez ! voyez, examinez si mon muguet, cette fleur d’albâtre, n’est pas une bouture de Platon ; si ce Joubert, au nom bourgeois, n’est pas Platon, mais dans ce milieu plat et non platonique du monde moderne que nous touchons avec la main, car l’éloignement, cette perspective qui crée la poésie, rapetisse les objets comme il les grandit. Voyez si ce n’est pas Platon dans les détails vulgaires de la vie, Platon inspecteur d’université, le collègue de M. Noël, ou de M. Rousselle, on de M. Rendu ; Platon en habit gris, que nos pères ont pu coudoyer, qui faisait des visites du matin et du soir comme le premier ennuyeux venu de notre connaissance, qui allait baiser la main de Mme de Vintimille ou de Mme de Beaumont avant de rentrer chez lui baiser celle de sa femme, car il ne connaissait que d’honnêtes femmes, cet honnête homme de Platon là, et il n’allait pas comme l’autre Platon, Platon le Grand, dire ses vêpres chez ces immenses coquines, Aspasie, Phryné et Laïs.

C’était Platon qui bouquinait, qui s’en allait flânant le long des quais et toussant, à l’air de la rivière, de cette petite toux dont on aurait dit qu’elle sentait la sapinette. Et {p. 193}c’était aussi Platon dans son lit, en spencer de soie (comme l’a une fois vu M. de Raynal), la main dans le gant gommé du bibliophile, frottant, comme on frotterait un sot pour lui donner du vif, la reliure orange d’un elzévir pâli, délicieux comme une blonde passée ! Seulement, allez ! allez toujours ! ni le spencer, ni l’elzévir, ni la toux, ni la bouquinerie, ni les visites, ni la palme universitaire, ni M. Rendu, ni l’habit gris, ni la vie et les mœurs modernes, ennemies jurées de toute grandeur, n’empêchaient pas qu’il eût en lui, ce Joubert, je ne dirai point tout le Platon grec, dont le génie spacieux ne pourrait tenir dans cette bonbonnière d’homme, mais les meilleures miettes de cette substance divine qui pensait vers la 95e olympiade et qui est immortellement Platon.

III §

Et parce qu’il était de cette substance divine, nul mieux que lui n’a jamais parlé de Platonisme et de Platon. Joubert a parlé de Platon comme un génie parent, exilé dans une langue éloignée. Au nom seul, à l’idée seule de Platon, les miettes de ce beau génie grec qu’il avait dans l’esprit s’agitent, se rejoignent, deviennent {p. 194}sonores et se mettent à vibrer comme des disques d’or sur la peau frémissante d’un tambour qu’on aurait frappé, et l’on entend comme une répercussion de cette harmonie que Platon répand de lui-même comme d’une lyre qui a le son en elle… Comme Platon, Joubert n’a jamais cherché que des formes et des idées, et on peut dire de lui ce qu’il disait de Platon : « Platon a en lui plus de lumière que d’objets, plus de forme que de matière. Il faut le respirer, et non pas s’en nourrir. » L’idée, pour lui comme pour Platon, « c’est le résultat, l’esprit, l’essence des pensées. Pour la mettre au jour, il faut une notion claire et des paroles transparentes ». Et il a écrit sur bien des choses, sur lui-même, sur la création, sur l’homme, sur la religion, les beaux-arts, la poésie, l’antiquité, et toujours il n’a été préoccupé que de cette combinaison : la clarté de la pensée dans l’expression transparente. Avant tout, il aime la lumière, il en a soif, il la boit et aussi il la verse. Ses plus belles images, à cet artiste d’essence, ce sont celles où il y en a le plus ! Or, comme plus on s’élève, plus on trouve devant soi de lumière, sa mesure de tout, c’est l’élévation.

Et il l’aime au point d’en être injuste, lui, le sage, l’équilibré, l’exquis ! Il l’est pour Corneille, par exemple, quand Corneille, avec tout son génie, outre la nature humaine et échoue dans le déclamatoire. L’homme de goût glisse jusqu’à cette phrase : « Est-ce que, pour nous élever et pour ne pas être sali par les bassesses de la terre, il {p. 195}ne nous faut pas des échasses ? » Il l’est pour Bonald, non pas flatteusement comme pour Corneille, mais cruellement et pour les mêmes raisons : « Bonald — dit-il avec dédain — a besoin de la terre. (Quel mal !) Son esprit n’a point d’ailes, ou, s’il en a, elles sont fort courtes et ne lui servent qu’à marcher plus vite et mieux. (Quelle infortune !) » Il dit encore : « Il n’y a bien souvent dans Bonald que l’attitude et l’insistance d’un homme qui affirme résolument. Il se trompe avec une force !… » Remarquez-le bien, ce qui l’irrite, ce platonicien d’ordinaire si doux, ce n’est pas qu’on se trompe, mais c’est qu’on se trompe avec une force ! Ses favorites facultés, ce sont la finesse et la délicatesse, et on le conçoit. La finesse laisse passer la lumière, et la délicatesse est une dentelle. Or, pour lui, la question importante, c’est la lumière. « On imite la force, — dit-il, — la gravité, la véhémence, la légèreté même, non la délicatesse et la finesse. » Erreur de son amour pour elles ! L’homme peut faire singerie de tout, et, d’ailleurs, l’effort jamais ne fut la force. Mais la force, dans les qualités humaines, Joubert ne l’estimait pas son vrai prix. Avait-il peur de ce tonnerre ? La porcelaine fêlée tremblait-elle de se voir cassée un peu plus ?

IV §

{p. 196}Disons-le, voilà sa faiblesse, voilà par où il défaillait, ce Joubert-Platon, dont le génie discret et silencieux passa, dans l’air retentissant du siècle de Napoléon, comme ces images de femmes d’Herculanum dont il a parlé et dont il a dit : « qu’elles se coulent sans bruit dans « les airs, à peine enveloppées d’un corps ». C’était son histoire. Excepté à ces fîgures-là pour le corps et à ce Platon qu’il diminuait et qu’il embourgeoisait, il ne ressemblait à personne. Il était excellent, mais il était trop aimable et ses lèvres pâles avaient un sourire trop fin pour qu’on pût l’appeler un bonhomme. La bonhomie est une teinte brune que ne connaissait pas ce lacté de lumière, ce cristal limpide et taillé à facettes de Joubert.

On ne pouvait pas dire non plus de lui : cet ange d’homme, comme on dit : ce diable d’homme ! Il y a dans cette notion d’ange quelque chose de beau, de jeune, de guerrier, de dominateur et de rapide qui n’allait point à l’idée de cet être né sénile et resté enfant, de cette âme qui se débattait dans un homme et qui avait la voix d’androgyne de la Sagesse, car la voix de la Sagesse n’a point de sexe, comme dit Joubert lui-même {p. 197}en parlant de Fénelon… Intellectuellement, Fénelon serait peut-être la figure à laquelle Joubert, après Platon, ressemblerait le plus. Seulement Fénelon, le beau Fénelon, dont on a dit qu’il fallait faire effort pour cesser de le regarder, est un grand ondoyant aux mouvements de cygne et même de serpent… innocent, — s’il en est, et si, à la première tortuosité, à la première ramperie, on n’est pas serpent tout à fait, — tandis que Joubert a la simplicité d’Astrée.

D’ailleurs, Fénelon est un grand homme de lettres qui a laissé derrière lui de ces constructions qu’on appelle des livres, et Joubert n’a point ce génie des castors. Il ne bâtissait pas d’ouvrages. Il n’était qu’un lettré et un critique pour son propre compte, — et c’est pourquoi on le met ici. Il ne cherchait que le plaisir d’achever sa pensée pour le plaisir d’achever sa pensée. « Achever sa pensée ! — s’écrie-t-il quelque part, — cela est long, cela est rare, cela cause un plaisir extrême ! Les pensées achevées n’ont pas besoin d’être belles pour plaire. Il leur suffît d’être finies. » Lyre toujours montée, Sibylle toujours prête, mais sans l’emportement des Sibylles, il écrivait sur de petits morceaux de papier, pris partout, ce qui lui venait partout… Et ce qui lui venait, ce n’était ni des éclairs, ni des étincelles, c’étaient des rayons.

On les a ramassés tous dans deux volumes. Nous pouvons en juger. L’un de ces deux volumes est fait avec les petites feuilles de Joubert, avec toutes ces pensées détachées… détachées de quoi ? de ce tronc caché à tous, {p. 198}excepté à deux ou trois abeilles, et dont il a dit : « Je ne suis qu’un tronc retentissant, mais quiconque s’assied à mon ombre et m’entend en devient plus sage. » Est-ce bien sûr, cela ? Le croyait-il ? Il est tellement optimiste, ce Joubert, et il y a tant de bonté dans sa sagesse, quand dans la nôtre il y a tant de rage, qu’il pouvait croire à l’influence améliorante de la sienne.

Optimiste, il l’était plus que Platon lui-même et jusqu’à m’impatienter, moi qui ne croyais pas à la solution de ce problème, résolu maintenant : rester un esprit adorable et être optimiste comme un niais !

L’autre volume est la Correspondance, charmante de grâces très diverses, mais à la souple trame de laquelle j’ose préférer les pensées que Joubert y pique du bec de sa plume enchantée, comme on pique, sur la tenture en soie d’un lambris, des papillons à nuances célestes. Que la Critique ne l’oublie pas : malgré les encharmements de la Correspondance de Joubert, sa supériorité distinctive, absolue et qu’il porte jusque dans cette Correspondance, c’est la pensée, l’intuition, l’aperçu sur toutes choses, le fruit qui tombe du tronc caché, la lueur qui filtre comme d’une étoile de cet esprit haut, sans vapeur, et qui a jusque dans la rêverie la clarté du jour.

C’est ce génie de la clarté qui l’enleva, sur ses ailes de flamme, à cette métaphysique vers laquelle ses molécules platoniciennes allaient d’attrait. C’est ce génie trompé d’abord, puis rassasié, qui lui fit écrire, à lui, la miette de Platon, qu’il était plus Platon que tout Platon, {p. 199}le Platon intégral : Platone platonior, dit-il pudiquement en latin. Et en effet, il faut bien le dire en finissant, Joubert n’est pas métaphysicien, et c’est par là qu’il est au-dessus de Platon. Il a rasé de bien près cet écueil de la métaphysique, mais il ne l’a pas touché. Le flambeau du Christianisme, allumé sur cette tête que fascinait toute lumière, l’a sauvé !

Platon métaphysiquait, lui, en attendant le Christianisme. Il n’avait rien de mieux à faire. Mais supposez le Christianisme venu dans son temps, il eût renoncé, comme Joubert, à ce roman de l’esprit humain. Il aurait envoyé, sans la suivre, se promener la métaphysique dans le champ des révélations arbitraires, et il serait resté avec la théologie positive dans le champ de la révélation historique. Telle est la supériorité de Joubert le platonicien sur son maître, le grand Platon, qu’il est utile de noter dans ce temps de métaphysique, quoique cette supériorité, ce n’est pas Joubert qui l’ait faite. Le Christianisme a cela de bon qu’il élève sans peine le moindre grimaud au-dessus du plus grand homme de l’antiquité. Et Joubert, on a vu si c’était un grimaud !

Guizot §

Vie et traduction de Shakespeare.

I §

{p. 201}Ce n’est pas ici le Guizot l’historien, l’auteur de l’Histoire de la civilisation, qui trouvera prochainement sa place ailleurs, c’est le Guizot critique et biographe de Shakespeare. On l’avait oublié, mais je ne connais pas de pays où le coup de pistolet du succès éveille plus de prétentions qu’en France. Personne ne se souvenait qu’il y avait une traduction de Shakespeare par Guizot, faite en des temps anciens déjà… un à peu près de traduction, une toute de Shakespeare, le barbare chevelu, et de Le tourneur, ce second Barbare qui avait traduit le premier. Guizot, qui a bien d’autres motifs d’être heureux et tranquille, semblait depuis longtemps l’avoir aussi oublié que le public, quand le succès, très vif et très mérité, de François-Victor Hugo a réveillé tout à coup cette antique prétention de traduction et de critique, qu’on croyait morte et qui n’était qu’endormie.

{p. 202}Le Succès, qui n’est pas toujours le Jugement dernier, en a probablement la trompette. Il réveillerait les morts jusque dans leurs tombeaux. Guizot soutint que sa traduction n’était pas morte, il ne voulut pas avoir le démenti de cette traduction, il ne voulut pas qu’elle fût regardée comme non avenue. Et voilà qu’avec une ardeur et une jeunesse d’esprit retrouvées, mais trop tard, car Guizot a bien conquis le droit au repos (otium cum dignitate !) il a retouché sa traduction et il l’a fièrement publiée. Or, voici l’important : pour donner à sa traduction un intérêt nouveau, Guizot l’a fait précéder d’une Vie de Shakespeare, — et aussi d’une petite préface où il nous affirme spirituellement, par la plume de ses éditeurs, « que sa traduction ne sera pas plus shakespearienne que Shakespeare ». Quant à cela, nous le croyons bien !

C’est cette Vie de Shakespeare dont nous voulons parler exclusivement aujourd’hui. La traduction qu’elle accompagne, cette traduction même retouchée, nous la laissons de côté, quitte plus tard, s’il le fallait, à y revenir. Elle mérite d’être sévèrement caractérisée ; et à moins que dans les retouches — ce qui est peu probable — il ne soit descendu, comme le Saint-Esprit dans les langues de feu, un Guizot entièrement neuf et inconnu aux hommes, la conclusion sera facile à pressentir. Guizot, malgré les qualités de son esprit et même en raison de ces qualités qui ont leur envers, c’est-à-dire leur défaut, ne nous paraît pas apte à traduire comme il faut {p. 203}Shakespeare. Il a trop de scrupules, trop de puritanisme littéraire, Tenez ! il craint trop « d’être trop shakespearien ». Qu’il traduise Gibbon, ou Robertson, ou Hutcheson, à la bonne heure ! Mais Shakespeare ! En peinture, une traduction, c’est une copie : Ingres copierait-il bien Tintoret ?

Mais s’il n’est pas apte, de nature, à traduire Shakespeare, Guizot l’historien, qui a fait sa fortune par l’histoire, est apte au moins à nous écrire une Vie de Shakespeare, — une Vie de Shakespeare comme il nous a écrit une Vie de Washington, car il y a des hommes si grands que leur vie seule, leur simple biographie est de l’histoire dans le sens le plus majestueux du mot. Or, une Vie de Shakespeare est autrement difficile à faire qu’une Vie de Washington, qui eut, lui, la vie publique de la place publique, du champ de bataille, de la tente, des congrès, de la correspondance, et qui éclate partout comme le soleil du nouveau monde, et plus beau, car ce n’est qu’un astre ! et il était un homme. Shakespeare, à part ses œuvres, est un inconnu. Il y a un mot heureux de Guizot, et que je souligne parce que Guizot, que je voudrais entraîner, ne se permet guère l’imagination : « Comme un fanal, dans la nuit, brille au milieu des airs sans laisser apercevoir ce qui le soutient, même l’esprit de Shakespeare nous apparaît dans ses œuvres, isolé de sa personne. » Mais c’est justement à cause de la difficulté de saisir la vie de Shakespeare, d’empoigner le pied du fanal caché sous sa lumière, que la pensée la {p. 204}veut, cette vie, et qu’elle s’y obstine. On ne la sait pas, mais, à tout prix, il faut qu’on la sache ! On s’est efforcé de toutes parts de pénétrer dans cette catacombe.

Depuis que les Anglais qui avaient un Shakespeare chez eux sans se douter de ce que cela valait — un tel Koïnor ! — l’ont appris enfin, après deux siècles, ils se sont conduits en vrais Anglais et ils n’ont rien négligé pour faire à Shakespeare une histoire, et lui tailler la statue d’une biographie. Il y a eu, je crois, une société shakespearienne qui ne craignait pas, elle, de l’être trop, et qui a payé au poids de l’or tout renseignement vrai sur Shakespeare. Eh bien ! la vie privée du grand poète n’a pas pour cela été mieux connue. Le je ne sais quoi qui prend pitié du pauvre sauvage (comme dit Chateaubriand), mais qui se moque très bien du curieux civilisé, a continué de se moquer de nous. Lui qui avait mis comme un bienfait peut-être une telle obscurité sous une telle gloire, n’a pas permis que cette gloire fût comme un flambeau qu’on retourne pour voir dans cette obscurité.

On a fait des romans sur Shakespeare. Tieck en a écrit un dans son bleu3 ; du mauvais papier fabriqué à Berlin. On a fait des légendes, et sûrement on en fera encore ! Mais l’histoire est restée silencieuse ; elle est restée comme cet Amour, fils du Mystère, que l’iconologie nous représente un doigt sur les lèvres, carquois plein, arc renversé : car le silence, c’est le désarmement de l’histoire. Où mettrait-elle la flèche de ses {p. 205}condamnations quand elle ne sait pas ou qu’elle doute, cette seconde manière de ne pas savoir ? Les fautes, les vices, les vertus, les passions de Shakespeare, nous ne les savons pas avec certitude. Nous n’avons pas ce fond d’entrailles, cette substance du cœur qui est la meilleure part du génie ; car le génie, c’est l’opposé de cette affreuse petite bourgeoise du xviiie siècle, cette Geoffrin qui montrait son cœur et qui disait : « il n’y a là que de la cervelle ». Le Génie, lui, dit au contraire en montrant sa tête : « Ce que j’ai là-haut, c’est encore du cœur ! »

Le cœur de Shakespeare, son caractère, ses actes, les milieux qui ont joué sur sa pensée ou qui l’ont pénétrée, enfin tout ce qui est le secret même de son génie en en faisant l’originalité, tout cela a manqué jusqu’ici, et tellement même qu’on a fini par dire, — dogmatiquement et comme si c’était la dispense de toute découverte : « Shakespeare est le seul biographe de Shakespeare ! », ce que n’a pas cru, du reste, — et je l’en honore, — l’historien Guizot.

II §

C’est Emerson qui avait écrit cette parole, commode aux historiens, que voilà congédiés tout à coup, renvoyés chez eux avec armes et bagages. Et si ce congé aux {p. 206}historiens n’était qu’un mot de désespoir, un mot de renard qui regarde la grappe et la trouve bonne pour les goujats, je n’en tiendrais que le compte qu’il faudrait ; mais ce n’est pas cela, c’est bien autre chose, c’est tout un système que la Critique doit dénoncer et flétrir, parce qu’il est mauvais et funeste et qu’il peut devenir populaire. Oui, funeste à Shakespeare que, de fait, ce système rapetisse, dans le livre même d’Emerson ; funeste à tous les grands hommes, dont il est la décapitation évidente ; et funeste par cela seul à l’histoire, qui n’est faite qu’à coups de grands hommes, — ou du moins qu’à coups de grandes individualités. Panthéiste poétique, qui n’est ni un philosophe ni un historien et qui croit naïvement faire de la philosophie et de l’histoire, Emerson a couvert de l’éclat d’un talent qui produit l’effet d’un flot pailleté de lumière succédant éternellement à un autre flot pailleté de lumière, un système misérable qui doit plaire aux esprits abaissés d’une génération qui hait toute distinction comme une aristocratie, et aux esprits niais qui ne peuvent se tenir de tendresse et fluent dans la philanthropie.

En histoire, Emerson ne veut pas voir l’homme, du moins dans sa hauteur native et sa propre solidité. Le Représentant de l’humanité ronge, dans son livre, qui porte ce titre : The Representative Men, l’originalité de l’homme. Et d’ailleurs, pour lui, en le poussant un peu, qu’importe l’homme ! On a l’œuvre, et l’œuvre est faite toujours, même sous les mains inspirées d’un Shakespeare ou {p. 207}d’un Raphaël, du souffle de tous. Si l’on pouvait supprimer l’homme tout à fait, à raide de cette ingénieuse machine, l’humanité, Emerson le supprimerait, et il réduirait le génie à une production mystérieuse à laquelle beaucoup de choses ont obscurément, contribué, comme la perle dans le fond des mers. Certes, si les huîtres écrivaient l’histoire de la perle, elles récriraient ainsi, je n’en doute pas. Si la furie égalitaire de ce temps avait besoin d’une philosophie de l’histoire, elle n’en choisirait pas d’autre que celle d’Emerson, qui ose bien écrire cette phrase, impie au génie individuel de l’homme : « Toute originalité est relative et tout penseur rétrospectif. » Le rang et l’étendue, dit-il (the rang and extend), voilà le mérite réel et absolu, et c’est, ajoute-t-il, le mérite de Shakespeare, et non pas l’originalité.

Mais nous, et Guizot avec nous, qui maintenons l’originalité profonde et même incomparablement profonde de Shakespeare ; nous qui ne voulons pas qu’il soit seulement une perle dans une coquille d’huître, et qui ne nous sentons aucun respect pour cette huître où elle s’est formée ; nous qui ne croyons pas, comme Emerson, que le mérite inadéquate de Shakespeare ait été d’être à l’unisson de son temps et de son pays, car son pays et son temps n’ont pas dit un mot du succès de ses pièces et n’ont pas classé son génie, — ce qui prouve qu’ils ne le sentaient pas ; — nous disons, nous, que « le biographe de Shakespeare n’est pas Shakespeare », si on entend par là son œuvre. Shakespeare, seul biographe de Shakespeare, {p. 208}équivaut à la phrase de Voltaire : « La vie des hommes de lettres est seulement dans leurs écrits », et de pareilles phrases sont de ces mots (des mots, des mots, des mots !) qui faisaient éclater de rire l’insolent Hamlet.

Cela n’est pas vrai, ou, si cela l’est, cela ne l’est pas en soi, comme le pense Emerson, mais par le fait de telle ou telle circonstance qui est entre nous et le poète. Et encore cela ne l’est-il qu’à moitié, puisque déjà, à travers les romans et les légendes, il y a un récit, interrompu ou confus, mais qui est pour l’histoire la voie qu’il faut suivre ou qu’il faut rétablir, à force de sagacité.

C’est là ce que Guizot a essayé de faire aujourd’hui dans ce grand morceau de biographie et de critique qu’il a intitulé : Vie de Shakespeare, et qu’il a placé à la tête de la traduction de ses Œuvres. Ni Aubrey, le premier historien de Shakespeare, qui écrivait cinquante ans après la mort de ce grand homme, compris par le public de son temps avec la finesse et la sûreté d’appréciation ordinaires à toutes les foules et à tous les publics ; ni Nathan Drake, qui a fait un livre énorme sur Shakespeare qu’il appelle Shakespeare et son temps (Shakespeare and His Time), un titre, je crois, de la connaissance de Guizot ; ni Guizot enfin, lequel pourtant, je m’imagine, ne doit pas être l’ennemi complet du représentatif dans l’humanité, n’ont pensé comme Emerson et, comme lui, fait également bon marché de la prodigieuse originalité du génie de Shakespeare et de la vie privée de cet homme {p. 209}phénoménal, — à lui seul tout un monde perdu, qui attend encore son Cuvier !

Or, en supposant qu’il ne vint jamais, ce Cuvier de Shakespeare, ou qu’il fût simplement impossible, — par la raison que l’histoire humaine, faite avec des circonstances et du libre arbitre, déconcerte la logique de l’observateur et ne ressemble pas à l’histoire naturelle, faite avec de la pure organisation qui permet toujours de conclure, — il y aurait au moins les faits connus — si peu nombreux qu’ils soient et même si incertains qu’ils puissent être — pour intéresser l’imagination captive, cette imagination humaine qui n’est pas de l’avis d’Emerson non plus, et qui ne prendra jamais son parti de ne pas savoir l’histoire vraie et détaillée du tous les jours de Shakespeare, comme elle sait, par exemple, celle de Goethe et de lord Byron !

III §

Ce sont ces quelques faits que Guizot a racontés avec la gravité d’accent qu’on lui connaît, mais auxquels il n’en a pas ajouté de nouveaux. Guizot n’a point eu un de ces hasards d’érudition qui met en possession d’un texte ignoré, et il n’a pas non plus, à l’aide d’une critique supérieure, arraché aux chroniques des détails inaperçus. La {p. 210}Vie de Shakespeare n’a pas la longueur et les développements du Shakespeare et son temps de Nathan Drake. Esprit sobre, Guizot a ajouté la sobriété de son esprit à la pénurie de son sujet, et tout cela n’a pas fait quelque chose d’immense.

L’imagination pourra donc continuer à rêver en s’impatientant devant le mystère qui enveloppe la vie de l’homme qui l’a le plus remuée. Elle pourra continuer de se faire les questions que Guizot s’est lui-même posées, sans pouvoir y répondre, sur ce qui met en branle le génie puissant de Shakespeare et fut ce que Newton appelait, avec une familiarité presque sublime, « le coup de pied de Dieu ». La seule chose bonne et satisfaisante d’une histoire si restreinte, c’est que, sous cette plume ferme et résistante de Guizot, elle reste une histoire qui ne verse pas dans le romanesque et ne nous donne pas un Shakespeare d’invention, comme celui de ce malheureux Tieck. Si le Shakespeare de Guizot est pauvre, il est du moins exact. On sent que l’esprit prudent, magistral (un plus malin que moi dirait magister) et sceptique de l’illustre auteur, car Guizot est sceptique, sous sa forme arrêtée et décidée, — seulement il est sceptique avec réserve, — on sent que cet esprit n’a pas l’inconvénient qu’auraient eu peut-être, s’ils avaient écrit sur Shakespeare, d’autres esprits trop émus et trop fécondés par l’idée d’écrire sur ce grand homme. Sa Vie de Shakespeare est comme sa traduction.

Elle n’est pas plus shakespearienne que Shakespeare. {p. 211}Il nous le montre comme nous l’avions vu en d’autres récits démentis plus d’une fois, mais certains, et que la critique de Guizot affermit encore. Né, lui, Shakespeare, le plus idéal des hommes par la beauté du génie et la délicatesse aristocratique de la sensation, dans une condition assez basse, fils de boucher, ayant peut-être tué lui-même et mis le sang des bêtes sur ces nobles mains qui devaient écrire Juliette, Desdémone, Cordélia ; — puis braconnier comme un libre fils de Robin-Hood, un chasseur trop ardent, un vrai Saxon du temps de Guillaume le Roux ; — puis, hélas ! tenant les chevaux par la bride comme un valet de pied à la porte d’un théâtre ; — puis encore acteur, et souffrant d’être acteur comme il devait souffrir de tout, cet homme plus haut que sa vie et qui aurait été encore plus haut qu’elle quand il eût été le premier patricien d’Angleterre : car Shakespeare ne pouvait trouver son niveau que dans le rêve de Shakespeare ! — enfin, revenant, sans gloire (si la gloire est le bruit), mourir dans sa bourgade, jeune encore d’âge et inépuisable de génie, et même — ce dernier coup de l’ironie ! — sans qu’on puisse savoir de quelle mort… Voilà les faits certains, et qui seuls n’ont pas fléchi, de la vie de William Shakespeare. Tous les autres restent dans le vague : c’est de la fumée qu’on étreint.

Guizot a bien indiqué le mariage probablement troublé de Shakespeare, son éloignement et son abandon de sa femme, le silence qu’il a gardé sur elle, le legs presque injurieux qu’il lui fait, en interligne, dans son {p. 212}testament, comme s’il se la rappelait tout à coup comme on se rappelle une chose oubliée ; mais il ne va pas plus loin, il ne presse pas plus fort ce point douloureux, saignant, misérablement humain et toujours le même dans tous ces grands hommes, petits par là, qu’ils s’appellent Byron, Molière ou même Shakespeare ! C’est que, pour le presser, il faudrait avoir, plus que les autres historiens, discerné et dégagé le dessous moral de Shakespeare, et Guizot ne le pouvait pas. Il n’avait devant lui que cette vie, si cruellement humble et si courageusement muette qu’elle n’a jamais une seule fois rugi du rugissement de la force consciente dans ses œuvres impersonnelles, et troublé de son rauque éclat la sérénité de leur harmonie !

Et cette question presque insoluble de la moralité de Shakespeare, dans l’état actuel de nos connaissances, cette ignorance complète où nous sommes des vices et des vertus de cet homme dont nous ne voyons que le génie, Guizot n’en a pas souffert seulement comme historien, dans cette Vie qu’il vient de publier, mais il en a souffert aussi comme critique littéraire, et c’est ici qu’on sent doublement le faux du mot d’Emerson : « Shakespeare n’a pas d’autre biographe que Shakespeare. » S’il n’a pas d’autre biographe, il n’a pas d’autre critique non plus. En effet, si on ne veut pas rester simplement dans la contemplation extérieure, et par conséquent bornée, des chefs-d’œuvre laissés par le plus grand des poètes dramatiques, il faut pénétrer par l’analyse dans les {p. 213}profondeurs de son talent, qui s’ouvrent toutes, en tout talent, ces profondeurs, sur les choses morales de la vie. Nous l’avons dit déjà, il y a une partie du secret du génie engagée dans les questions de la conscience et du cœur. Or, si le travail intérieur qui éclaire les œuvres par les facultés, et les facultés par les influences, n’est pas plus possible ou n’est pas plus complet que la biographie de celui qui a fait ces œuvres et qui avait ces facultés, la Critique est estropiée comme l’Histoire, et c’est ce qui est arrivé à Guizot.

Parce que Guizot n’a pas d’imagination dans le style et qu’il a souvent des raideurs dans la pensée, il ne faut pas croire qu’il manque de coup d’œil littéraire. Il en a beaucoup, et il y a dans son livre d’aujourd’hui telle et telle page de critique non sur Shakespeare, mais à côté de Shakespeare, qui lui font le plus grand honneur. Si l’espace dont je dispose le permettait, j’aimerais, par exemple, à citer un aperçu sur la comédie que ne pouvait écrire Shakespeare en Angleterre, et que Molière a pu écrire en France, qui me paraît une de ces pages crevant d’idées où il y a certainement plus de choses qu’il n’y a de mots. Avec son habitude et son talent exercé d’historien, Guizot a très bien signalé les infortunes sociales qui ont été des causes ou des effets sur le génie de Shakespeare, mais les influences individuelles, les influences de cette grande individualité sur elle-même lui ont échappé forcément puisqu’il a ignoré l’action de cette vie mystérieuse.

{p. 214}On s’en aperçoit particulièrement quand il arrive à cette terrible question des sonnets de Shakespeare, et qu’il sent la nécessité d’en caractériser l’inspiration, comme on sait, d’une si effrayante ambiguïté, aussi cachée que tout est caché dans Shakespeare. Guizot l’a touchée, cette question, avec cette hauteur impassible de langage qui peut toucher hardiment à tout et voudrait bien l’amener à la lumière, mais il la laisse bientôt retomber dans les ténèbres qui l’enveloppent, — et ceux qui aiment Shakespeare restent épouvantés, ou du moins inquiets, en face de ces Sonnets, d’un sentiment et d’une expression tellement androgynes qu’on se demande si le génie qui parle ainsi est le génie de l’amour ou le génie de l’amitié…

Tel est pourtant l’incomplet de cette histoire et de cette critique que nous a donné Guizot dans cette œuvre, trop courte d’ailleurs, intitulée la Vie de Shakespeare. Quoique Guizot y ait montré un sens critique sur lequel nous reviendrons plus tard, quand nous ferons la revue de tous les critiques de Shakespeare, cependant le critique n’a pas plus triomphé que l’historien de la difficulté de ce sujet, que l’esprit humain n’a pas rejeté et ne veut pas rejeter comme impossible.

Guizot a succombé dans sa lutte avec ce sujet-sphinx, dont l’énigme est dans le silence. On dit qu’une autre illustration de ce temps se prépare à traiter ce sujet, enflammant pour les esprits ambitieux par sa difficulté même. M. Victor Hugo doit donner un volume sur {p. 215}Shakespeare, pour joindre à la traduction de son fils. Le poète le plus écarlate de la sonorité et de la couleur est trop exclusivement extérieur pour parler profondément de ce Shakespeare, qui surplombe, lui, également les deux mondes, le monde visible et l’invisible.

Certes, M. Victor Hugo pourra nous sonner un grand air de trompe en l’honneur de Shakespeare et même se servir pour cela du cor de Roland, mais, certes, il ne nous donnera pas davantage. Et après lui comme après Guizot, la Vie de Shakespeare n’en restera pas moins toujours au concours de l’Esprit humain.

Paul de Saint-Victor §

Les Deux Masques.

I §

{p. 217}Ces Deux Masques avaient été, je crois, publiés, avant de l’être en volume, dans une suite de feuilletons sous le titre de « Théâtre grec ». Mais le feuilleton haletant et qui a fait haleter toute œuvre de large poitrine et de souffle, le feuilleton, cette forme bonne, tout au plus, pour les pituiteux littéraires qui y crachotent chaque jour leurs albumineuses expectorations, ne saurait donner l’idée juste d’un ouvrage qui a les deux beautés du livre : — la beauté de l’ensemble et la beauté du détail. L’ensemble, dans le livre de Paul de Saint-Victor, ce n’est pas seulement le Théâtre grec, c’est tout l’Art dramatique, si heureusement exprimé par ce titre charmant : Les Deux Masques, puisque l’Art dramatique en a deux ! Quant au détail, en ce livre, il est si exquis et d’un {p. 218}intérêt si poétique et si raffiné, que les avaleurs de feuilletons, qui n’ont faim que des vulgaires surprises de l’aventure, n’ont su trouver probablement aucune saveur à cette littérature élevée… Pour mon compte, n’ai-je pas entendu traiter cette haute littérature d’ennuyeuse ? et cela m’a réjoui l’âme pour Saint-Victor, car l’ennui des sots, c’est divin ! C’est la gloire des gens d’esprit et leur vengeance.

Et, à cette époque, les sots, qui à toute autre n’étaient que des sots, se sont épaissis et sont devenus grossiers. Ils ont doublé de grossièreté leur sottise, et c’est une raison pour que ce livre des Deux Masques les ait maintenant contre lui deux fois plus qu’il ne les aurait eus autrefois… Ce livre, en effet, détonne de beauté sur les laideurs du temps présent. Alors que la littérature matérialisée se dit naturaliste, quand elle se fait tout bêtement abjecte et n’aspire plus qu’à donner aux hommes les plus ignobles sensations ; alors que le public, plus stupide encore qu’elle n’est abjecte, trouve cette littérature toute-puissante, un livre comme celui de Paul de Saint-Victor, haut d’inspiration, spirituel dans tous les sens du mot, idéal et grandiose, doit nécessairement avoir l’honneur de l’insuccès… Et s’il ne l’a pas, j’ose le dire ! ce ne sera pas la faute d’une supériorité trop évidente pour ne pas échapper aux vues basses d’un temps qui ne regarde plus qu’à ses pieds. Ah ! croyez-le bien, il a tout fait pour ne pas réussir, l’auteur des Deux Masques, cet écrivain de race, d’éducation, de développement continu, {p. 219}infatigable et superbe ! Il a tout fait pour être absolument insupportable à une époque où la distinction est honnie comme une aristocratie outrageante ; où, par exemple, le grand Lamartine est oublié pour les Lilliputiens du Parnasse, et où ce Flaubert, qui vient de mourir en emportant dans sa tombe la tête d’une littérature qui ne laisse plus derrière lui que ses parties honteuses, mugissait de son vivant, comme un bœuf qu’il était : « ce gueuloir de Chateaubriand ! » Certes ! si Paul de Saint-Victor, la plus éclatante phrase de la fin de ce siècle, — qui devait être aussi pour Flaubert « un gueuloir » comme Chateaubriand, — n’est pas insupportable aune époque si ravalée et si commune ; si, de hasard, son livre des Deux Masques réussit, cela n’est pas venu assurément de la beauté sentie de ce livre, mais peut-être uniquement de ce que l’auteur était, avant ce livre, en possession d’une réputation si bien faite, dans un autre temps, que tout ce qu’il fait de beau pour l’augmenter dans celui-ci n’est pas capable de la ruiner !

II §

Ce fut un maître reconnu, en effet, que Paul de Saint-Victor, un maître littéraire d’un temps qui fut littéraire, resté parmi nous, dans rabaissement universel, comme {p. 220}un obélisque isolé dans un désert où il n’y a plus que de la poussière.

De l’organisation la plus heureuse, fait essentiellement pour les lettres, il y débuta en se jetant éperdument dans le feuilleton dramatique, alors florissant, et malgré tous les Mentors, — il en avait plusieurs, — qui craignaient les Eucharis du théâtre pour ce Télémaque en plein feu d’imagination et de jeunesse… La grande littérature du milieu du dix-neuvième siècle était morte ou allait mourir : Balzac et Stendhal n’étaient plus ; Gozlan vivait encore, mais les deux plus grands poètes du siècle, de Musset et Lamartine, étaient tombés, l’un des bras d’une indigne femme dans le désespoir enivré qui devait le tuer, l’autre dans la vie politique, qu’on pourrait appeler la mort littéraire, où il s’engloutit, la lyre à la main, comme Sapho, qu’il avait chantée, dans la mer ! Jules Janin et Théophile Gautier, très différents et très inégaux de talent, l’un écrivant comme on peint au pastel, l’autre, le Benvenuto Cellini de la langue, comme on grave sur l’acier, régnaient sur le feuilleton dramatique qu’ils avaient transformé en y introduisant une imagination inconnue, quand, tout à coup, entre eux surgit et apparut un jeune homme dont le talent semblait fait de l’éclat de l’un et de l’autre, ralliés et concentrés dans le sien. C’était Saint-Victor ! Ce fut si brillant qu’on crut que cela ne durerait pas. Les envieux dont parle Brucker, « qui mettent dans le soleil les taches qu’ils ont dans les yeux », mirent leurs taches dans le {p. 221}soleil de Saint-Victor, mais il n’en continua pas moins d’aller son train, dans sa pureté de soleil ! Cela ne pâlit point. Cela fut inextinguible. L’imagination, dans l’auteur de tant d’éblouissants feuilletons écrits pendant trente ans, toutes les semaines, s’avivait et se renouvelait de la plus opulente mémoire qui ait jamais puisé au torrent de toutes les littératures… On peut dire de la mémoire de Saint-Victor ce qu’on dit de certains riches, écrasants de richesses, « qu’ils ne connaissent pas leur fortune » Chaque semaine de ces trente ans d’éblouissement dont je viens de parler, on s’attendait à l’épuisement de la sienne. Il la jetait dans ces feuilletons, qui ne durent qu’un jour, et qui sont toujours un peu la fenêtre par laquelle on jette l’argent de son esprit à cette bête de foule, qui ne le ramasse même pas !

Mais cette attente aimable fut trompée. Les feuilletons continuèrent de flamber. Ils sont magnifiques, disait-on, mais, après tout, ce n’est que des feuilletons ! En réponse, un jour, Paul de Saint-Victor publia Les Dieux et les Hommes, et, malgré la forme de cet ouvrage, on recria : Ce n’est là que des feuilletons encore ! — Eh bien, aujourd’hui, voici que Saint-Victor, impatienté, publie enfin un vrai livre, un livre avec son unité de sujet, de composition et de portée : — c’est Les Deux Masques, Il faut croire que l’on se taira, à présent !

C’est un livre en toutes ses parties ; et quoique nous n’en ayons que le premier volume aujourd’hui, nous pouvons par celui-là préjuger la haute valeur de {p. 222}l’ouvrage entier. C’est un livre qui, par la beauté, peut ressembler à beaucoup de beaux livres, mais qui, par le genre de ce qu’il contient et la spécialité de son exécution, ne ressemble absolument à rien… Il est, à proprement parler, moins et plus que de la Critique ; mais, quel que soit le nom qu’il doive porter, c’est de l’érudition dans des proportions exorbitantes et de la poésie dans de ravissantes proportions. L’auteur des Deux Masques, parmi tant d’autres facultés, n’a pas au même degré le génie sévère et perscrutant de la Critique, qui perce et déchire un sujet, et, du bec et des ongles, va au fond de ses défauts et de ses beautés. Dans cette vie de feuilletoniste dramatique qui lui a fait une gloire qu’avant lui le feuilleton n’avait faite à personne, il a toujours été moins un critique qu’un raconteur et un commentateur des plus éloquents. L’érudition, qui en effet assaisonne tout ce qu’il écrit, n’est jamais, dans de Saint-Victor, le monstrueux éteignoir qu’elle est toujours quand cette érudition est prodigieuse. Elle n’éteint jamais la flamme aérienne de sa plume. Elle n’est jamais, pour sa tête de poète inspiré, l’horrible bonnet de soie noire fait pour des caboches d’institut ! Paul de Saint-Victor est un érudit au service d’un poète, mais c’est un poète. La rime manque à sa poésie, et c’est la seule chose qui y manque, car sa prose a souvent le rythme du vers ; mais l’érudition, qui l’accompagne toujours, « est sa rime qui, comme l’autre, doit toujours obéir » ! et qui lui obéit… Ce livre des Deux Masques est de l’érudition assimilée {p. 223}au sujet comme l’aliment s’assimile au sang dans les veines. Les faits et les notions historiques ne sont pas ici les broderies du livre. Ils ne s’appliquent pas seulement au sujet. Ils entrent dedans ; ils se fondent dans son tissu pour en faire une étoffe unique. Tous ces gens des Instituts, dont Saint-Victor n’est pas et qui mériterait d’en être s’il avait le malheur d’être pédant et lourd, tous ces pauvres gens des Instituts, quand ils font un livre savant, l’embrouillent de notes. C’est leur chamarrure d’érudit. Mais Saint-Victor n’en a pas, lui, écrit une seule. Il a le dandysme de ce qu’il sait. Son érudition est profonde, certaine, indiscutable, et il ne suppose pas qu’elle puisse être discutée. On respire dans son livre. On n’y sent pas l’insupportable oppression des notes, et l’imagination, qui n’a pas ce plomb sur la gaze de ses ailes, les y étend de toute leur longueur,

III §

Car l’imagination, c’est la grande puissance de Saint-Victor, c’est le caractère original et supérieur de son livre. Ce livre qu’il écrit aujourd’hui sur les deux faces de l’art dramatique, et qu’il appelle Les Deux Masques, {p. 224}avec une ingéniosité si simple et si juste, doit avoir trois séries, nous annonce-t-il dans sa préface. La première contiendra le théâtre grec : Eschyle, Sophocle, Euripide et Aristophane, auquel il joindra une Étude sur Calidâsa, le plus célèbre poète du théâtre indien ; la seconde série renfermera Shakespeare ; et la troisième, le Théâtre-Français, depuis ses origines jusqu’à Beaumarchais. Tel est le plan de l’ouvrage, tel est le demi-cercle, comme on dit en escrime, dans lequel l’auteur des Deux Masques a vigoureusement ramassé tout l’art dramatique de l’esprit humain. Ce livre, d’une conception magnifiquement nette, avait été déjà tenté, mais dans un plan tout à la fois plus vaste et plus étroit, par un homme de ce temps qui, comme Saint-Victor, unissait l’imagination à une érudition peut-être supérieure encore à la sienne. Cet homme, mort sans la gloire et d’autant plus qu’il était fait pour elle, est Édelestand du Méril, l’auteur d’une Histoire de la comédie chez tous les peuples, livre énorme d’érudition et de sagacité littéraire, et que malheureusement la mort de l’auteur interrompit. Cet Édelestand du Méril, imbécilement oublié par l’Institut, comme le sera probablement Saint-Victor, parce qu’il ne possédait pas la faculté si grande et si respectée en France d’être un pédant solennel, avait tout ensemble rétréci et dilaté le sujet abordé aujourd’hui par Saint-Victor. Des Deux Masques, il n’en avait pris qu’un, mais son érudition l’avait dilaté outre mesure, en recherchant ce masque-là et en le signalant partout, chez tous les peuples, — qui {p. 225}ne l’ont pas aussi glorieusement porté que les nations chez lesquelles Paul de Saint-Victor a concentré l’art théâtral. Ce livre d’Édelestand du Méril, écrit particulièrement par le savant qui étouffait en lui l’homme d’imagination et d’esprit, mais qui ne put jamais le tuer, tant il était vivace ! est un livre d’érudition microscopiquement pointillée plus qu’un livre d’imagination vivifiante, tandis que Les Deux Masques, de Saint-Victor, sont absolument le contraire. L’imagination y verse à flots une vie nouvelle sur des chefs-d’œuvre immortels ! Quoique l’auteur n’ait pas inventé le sujet de son livre, et que les idées lui en aient été inspirées par ces chefs-d’œuvre dramatiques de l’esprit humain dont il fait l’analyse et raconte l’histoire, il met dans cette histoire et dans cette analyse une telle profondeur de sentiment et une telle richesse de coloris, qu’analyser et raconter ainsi, c’est presque aussi rare et aussi glorieux que de créer…· Positivement, le livre de Saint-Victor est une création. C’est une création sur des créations antérieures, les plus illustres du génie, auxquelles il s’élève par sa manière de les comprendre et de les expliquer. Son livre n’est pas un reflet, une réflexion de ces chefs-d’œuvre : — il en est la répercussion ! Et il ajoute au premier coup porté par eux dans nos âmes, la force d’un second coup, qui enfonce en nous le premier. Évidemment, c’est créer, cela ! C’est mettre quelque chose dans nos âmes qui n’y était pas… Saint-Victor, qui nous apprend Eschyle aujourd’hui, dans son premier volume, devient, en vertu de la faculté caméléonesque {p. 226}du talent regardant le génie, une espèce d’Eschyle, éclosant et fleurissant dans les racines du vieux tragique immortellement épanoui, et tellement que si, par miracle, le vieux Eschyle revenait au monde et qu’il lût le commentaire de Paul de Saint-Victor, il dirait comme Galathée, sortie de son état de marbre et touchant la poitrine de l’idolâtre Pygmalion : « C’est encore moi ! »

Et ce qu’il a fait pour Eschyle, il l’a fait pour le monde tout entier de dieux et de héros qui précéda Eschyle et qui le produisit, splendide résultante poétique ! Il l’a fait pour ce fond de croyance, de mythologies et de légendes sur lequel a poussé et s’est détachée l’immense fleur noire et de couleur de sang de la poésie d’Eschyle, de ce tragique religieux, idéal et terrible ! Le peintre est partout chez Saint-Victor, le peintre multiple du portrait, du tableau, de tous les genres de peinture. Ses commentaires, ses explications, ses analyses, les entrouvrements qu’il pratique dans l’œuvre toujours un peu mystérieuse du génie et qui, à la distance où nous en sommes, est plus mystérieuse dans Eschyle que dans aucun autre, toutes ces choses d’un travail puissant et réfléchi, mais prosaïques, deviennent poétiques dans l’œuvre de Saint-Victor en s’y embrasant d’un feu de peinture qui ne cesse jamais et dont l’intensité, sous sa plume, est presque plastique… Comment donner ridée de cela ? Quand l’auteur des Deux Masques va, par exemple, chercher l’Histoire, — dont il a besoin pour montrer jusqu’où plongent les racines du génie d’Eschyle et faire le lumineux décompte {p. 227}de ce qui est de la personnalité et de la race, — et qu’à travers l’antique Hérodote, et plus haut et plus loin qu’Hérodote, il va la chercher, cette fuyante histoire, jusque dans les derniers éloignements et les derniers effacements du passé, il la saisit et l’amène sous le regard par la force de la couleur, et il la pousse sur nous, pour ainsi dire, vainqueur des âges et des lointains ! Cette puissance du retrouvé et du rendu dans la peinture historique, personne parmi les écrivains modernes ne la possède à un plus haut degré que Saint Victor, si ce n’est Michelet. Saint-Simon est un peintre aussi, je le sais bien, — un peintre formidable, mais il est exclusivement un grand peintre de portraits, qu’il peint moins encore qu’il ne griffe, d’un pinceau tigre. Seulement Saint-Simon n’est pas, à exactement parler, un artiste d’inspiration et d’étude. Il fut même presque un écrivain malgré lui, comme Sganarelle fut médecin. Il le fut sous les coups de bâton des mépris de Louis XIV. Sans ces mépris, l’écrivain à la diable et à la haineuse âme de damné qui fut Saint-Simon, serait inconsciencieusement resté dans son brillant étui de courtisan et n’aurait jamais sauté de cette boîte à surprise. Michelet et Saint-Victor sont, au contraire, deux artistes et deux écrivains de vocation et de fonction, qu’on peut comparer pour leurs manières de peindre et d’écrire. L’auteur des Deux Masques n’a point le pinceau bondissant de l’auteur des derniers volumes de l’Histoire de France, — ce coup de pinceau heurté qui est le coup de baguette du magicien. {p. 228}Mais il n’a pas non plus la phrase incohérente, rompue, interrompue et parfois incorrecte de Michelet, dont le génie se permettait tout et y résistait, assez grand pour tout supporter ! Saint-Victor a, lui, en ses Deux Masques, la pureté et la ligne irréprochable du fini dans l’œuvre accomplie, et la certitude, que rien ne trouble plus, d’un talent au point juste de sa maturité.

IV §

C’est là le trait important à noter ! C’est le point juste dans la maturité qui est le progrès et même la nouveauté dans le livre de Saint-Victor. Ses facultés ont en effet, dans ce livre, la nouveauté d’une perfection définitivement atteinte… L’énorme talent que ses innombrables feuilletons ont prouvé vient de réaliser enfin un de ces chefs-d’œuvre qui fixera sa renommée dans le silence de l’avenir, quand les turbulents bavardages du temps présent auront passé. Ce chef-d’œuvre de pure peinture historique n’est gâté (s’en étonnera-t-on ?) par aucune des affectations et des mensonges auxquels ce pauvre temps nous a accoutumés. L’érudit grand seigneur, qui a dédaigné d’apporter une seule note justificatrice à l’appui d’affirmations qu’il n’a pas craint de voir démenties {p. 229}n’a dans son livre actuel ni théorie ambitieuse ou paradoxale, ni enthousiasme faux ou travaillé, ni impertinence de sceptique qui écrit l’histoire pour la troubler et l’ébranler. Il n’a ni dogmatisme risqué, ni scepticisme dissolvant. Il est fort, sincère et simple et d’un enthousiasme contenu, malgré le luxe de ses images, comme on était un héros, autrefois, sous une armure d’or.

Le soleil, rutilant, fourmillant et dardant qu’il a toujours été, dans tous les écrits sortis de sa plume, vient donc de toucher au point culminant de son zénith et il peut s’y maintenir longtemps. Chez les organisations supérieures, la maturité peut durer, comme la beauté chez les êtres bien nés et bien portants. Voyez Titien et voyez Ninon ! Elles peuvent durer, et c’est le phénomène ; mais le phénomène s’arrête là. On descend enfin, quelque jour, du zénith… Après ce livre des Deux Masques, je ne vois pas très bien ce que, sans se transformer, sans changer entièrement de nature, pourrait devenir maintenant le talent de son auteur.

Malheureusement, il vient de mourir !

M. Taine §

L’Idéalisme anglais, étude sur Carlyle. — Le Positivisme anglais, étude sur Stuart Mill.

I §

{p. 231}La littérature a des silences. Depuis quelque temps on n’a guère entendu sur les livres qui se publient que la vile réclame ou les quatre mots de l’amitié… Excepté le Shakespeare de M. Victor Hugo, qui nécessairement, avec le nom de son auteur, devait faire explosion, mais qui l’a faite comme un canon crevant par la culasse, la poudre du talent n’a pas parlé. Pour trouver un livre digne d’occuper la Critique et les conversations, il faut remonter jusqu’à cette Histoire de la littérature anglaise par Taine, dont la beauté d’exécution n’a cependant pu me faire oublier le vice du système sur lequel elle est appuyée… Eh bien ! c’est encore aujourd’hui M. Taine qui va troubler {p. 232}le silence momentané de la Critique et de la Littérature. Il a publié deux Études assez courtes, mais très substantielles, qu’il a dû détacher de son volume sur la littérature de l’Angleterre actuelle, et ces deux Études, dont l’une traite de l’Idéalisme et l’autre du Positivisme anglais contemporains, méritent vraiment de la Critique le coup d’œil à part, qu’à part elles sollicitent…

En effet, elles font connaître mieux que des tendances d’esprit générales, mais deux individualités fort curieuses et fort intéressantes, dont la renommée, qui n’est pas encore de la gloire, commence de s’importer chez nous… L’une de ces deux individualités intellectuelles n’est rien moins que Thomas Carlyle, l’intraduisible Carlyle, comme disent ces fats d’Anglais, lesquels croient leurs grands esprits inabordables comme leur île, mais à qui M. Taine peut renfoncer la fatuité dans le ventre en traduisant comme il sait traduire, et l’autre le philosophe Stuart Mill, dont Dupont White a, je crois, traduit la Liberté politique.

Pour nous, Carlyle, le plus connu relativement des deux écrivains en question, est celui-là qu’on voudrait le plus connaître davantage, car c’est une espèce de poète métaphysicien qui a par conséquent deux poésies l’une sur l’autre, la poésie de l’idée et la poésie de l’image, la poésie de l’abstraction profonde sous la poésie de la concrétion toute-puissante. Tandis que M. Stuart Mill est un philosophe comme on l’est en Angleterre quand on n’est que philosophe. — et encore un philosophe qui n’est pas {p. 233}un chef de file, une première tête, mais un homme de la file dans laquelle vient aussi se ranger, pour le dire en passant et à mon grand regret, son traducteur.

Car M. Taine qui est, avant tout, et sera, après tout, un écrivain, un homme littéraire, et qui, s’il entendait ses intérêts, resterait dans cette plantureuse voie de la littérature ; M. Taine, qui n’a pas écouté ses facultés et qui, se croyant ou ne se croyant pas philosophe, a débuté par cette jolie risette, son livre des Philosophes français, lequel impliquait le plus impertinent scepticisme sur le fond des choses et le doute le mieux justifié, d’ailleurs, sur le mérite et la consistance de ses maîtres qui n’avaient pas su lui bâtir dans l’âme une conviction sur quoi que ce soit ; M. Taine avait, à ce qu’il semblait, des facultés trop vives et trop indisciplinables pour qu’il put jamais emboîter le pas derrière personne.

Dans son livre des Philosophes français, il était apparu spirituel comme ce Scaramouche d’abbé Galiani, qui se disait philosophe et qui se moquait des philosophes, et comme Scaramouche, mi-parti de jaune et de noir, il s’était mi-parti de Hégel et de Condillac ; mais là-dessous il y avait une ironie à la Candide, l’ironie d’un Candide qui n’était plus l’élève d’un Pangloss optimiste, mais de l’École normale, un tas de Pangloss mécontents ! Malheureusement, M. Taine, si gentil en Scaramouche, a ajouté d’autres losanges à son costume et il les a coupés dans Montesquieu, dans Auguste Comte et dans Goethe… Or, comme la couleur mange quelquefois l’étoffe, l’esprit {p. 234}épigrammatique, le tour d’ironie ont disparu sous tout cela. L’abbé Galiani devenait un monsieur du dix-neuvième siècle, Candide était fini, et pour mon compte, je le regrettais.

Moi qui ne crois pas à l’aboutissement de la philosophie humaine, moi qui pense que hors la gymnastique qu’elle fait faire à l’esprit, exercice salubre ! cette valse sur le bord des abîmes qu’on appelle la métaphysique n’est que le danger plus ou moins crânement bravé d’une culbute, je trouvais très bon et très agréable d’avoir là sous la main, pour déshonorer de temps en temps la philosophie, un moqueur tout prêt qui régalerait de coups de sifflet les faiseurs d’embarras et de théories, et j’avais cru que je le tenais. Hélas ! la suite a trop prouvé que ce n’était là qu’une illusion produite par le début de M. Taine. L’indisciplinable s’est discipliné. Il s’est engagé pour de bon dans le régiment philosophique. Il a appris à marcher au pas. Il n’a plus été l’épigramme ou l’ironie libre, voltigeant sur les flancs de la lourde troupe dans laquelle il s’est enrôlé, et hallebardant, serre-file de la moquerie, contre les ridicules qu’il avait alors devant lui. Non ! il est entré dans le rang, et il trotte modestement avec les autres. Doué des facultés les plus personnelles, il fond son originalité dans des idées qui ne sont à lui que parce qu’il les accepte. Être le plus brillant des suivants d’Auguste Comte, ne voilà-t-il pas, pour un esprit comme M. Taine, un beau lopin !

Évidemment, M. Taine était fait pour mieux que cela, {p. 235}et j’aime à en trouver une preuve de plus dans ses Études d’aujourd’hui. La moquerie n’y est pas, la moquerie qui m’était si chère et que, dans ses Philosophes français, M. Taine m’avait fait aimer. La conception même de la Critique telle que M. Taine l’a reçue, comme une hostie, des mains de Goethe, lui interdit désormais toute moquerie. Cette jolie petite fleur de son esprit, il lui est à présent interdit de fleurir ! Mais si la moquerie n’est plus ici, il y a toujours, et plus avivé que jamais, le sentiment littéraire avec toutes ses sagacités et l’écrivain avec toutes ses fantaisies, l’écrivain qui couvre et parfois fait oublier le faux d’un système que je m’obstine à reprocher à M. Taine comme un parti pris de sa volonté, non comme une inspiration sincère et primesautière de son esprit.

De ces deux Études, la meilleure pour moi est celle qui porte le nom de Carlyle, et non seulement pour la raison que j’ai déjà signalée, c’est-à-dire les doubles facultés qui semblent s’exclure d’ordinaire et qui se réunissent dans Carlyle, cet esprit puissant et bizarre, et aussi parce que les préférences philosophiques qui me gâtent M. Taine y sont moins exprimées que dans l’étude sur Stuart Mill, mais surtout parce que, l’écrivain chauffant l’écrivain, M. Taine a parlé de Carlyle avec une passion qu’il n’a plus au même degré quand il parle de Mill et qu’il expose les idées froides (j’allais presque dire les humeurs froides) de ce matérialiste froid. Si l’artiste, comme j’en suis très sûr, ne dominait pas entièrement le philosophe en M. Taine, Stuart Mill, le positiviste, représentant {p. 236}tant aux yeux de M. Taine la vérité philosophique, devrait saisir et animer beaucoup plus sa pensée que l’idéaliste Carlyle, cet excentrique à moitié fou et à moitié sublime, et c’est justement le contraire qui est arrivé. Tour à tour éclatante et profonde, cette notice sur Carlyle serait véritablement un petit chef-d’œuvre, si l’auteur n’y posait pas abstraitement sa théorie de la critique pour, à trois pas de là, la renverser.

II §

Chose de peu d’importance pour un autre, mais grave pour M. Taine, qui n’a pris que par la Critique position dans le monde au regard de beaucoup d’esprits. Jusqu’à l’Étude sur Stuart Mill, où il s’affirme davantage, l’auteur des Philosophes français, depuis qu’il avait renoncé au scepticisme et à la moquerie, n’avait guère, en philosophie absolue, montré nettement que des tendances. Au fond, pour les lynx, c’était un positiviste, mais sans avoir jamais consenti ou accusé le positivisme tout entier.

Il l’était éclectiquement, en en prenant ceci et en en laissant cela. Il Tétait discrètement, et dans l’entre-deux des lignes plus qu’expressément dans la page.

Mais critique, critique à théorie, il l’était hardiment. {p. 237}Il prenait par là possession de l’espace et du temps, et sa théorie, qu’il n’avait pas inventée, il la proclamait avec l’aplomb de la certitude, le dernier mot de l’avenir en littérature. Cette théorie, qui admet tout et ne rejette rien, parce qu’elle ne repose sur aucun principe et qu’elle n’est qu’une description plus ou moins exacte et curieuse, est développée aujourd’hui dans la Notice sur Thomas Carlyle. Il faut, y dit M. Taine, que le critique ajoute à son âme naturelle et nationale cinq à six âmes artificielles ou acquises, et que sa sympathie flexible… (rappelez-vous le fameux vers d’Auguste Barbier, qui ne le disait pas de la Critique) :

Ouvrant à tout venant et sa jambe et son cœur,

l’introduise en des sentiments éteints ou étrangers… « Le meilleur fruit de la Critique — dit encore l’auteur du Carlyle — est de nous déprendre de nous-mêmes, de nous contraindre à faire la part du milieu où nous sommes plongés, de nous enseigner à démêler les objets eux-mêmes à travers les apparences passagères dont notre caractère et notre siècle ne manquent jamais de les revêtir… » Telles sont les propres paroles de M. Taine.

Certainement, la Critique est cela ; mais n’est-elle que cela ? Je le demande. Si elle n’est que cela, elle n’est qu’une sensation, elle n’est pas un jugement, et M. Taine l’entend si bien ainsi qu’il ajoute : « Chacun regarde avec des lunettes de portée et de couleurs diverses… Et {p. 238}l’on s’est disputé et battu, l’un disant que les choses sont vertes, d’autres qu’elles sont jaunes, d’autres enfin qu’elles sont rouges… Mais voici que nous apprenons l’optique morale… que nous découvrons que la couleur n’est pas dans les objets, mais en nous-mêmes. » Et que, par conséquent, tout le monde a raison ou tort ! C’est tout un. Voilà, en quelques mots, toute la théorie critique de M. Taine, qui est, en somme, la mort de toute critique, de toute esthétique et de toute hiérarchie dans les diverses conceptions réalisées de la beauté. Nulle théorie, du reste, plus faite que celle-là pour les lâchetés d’un temps comme le nôtre, où tous les genres de législation s’amollissent et où ce fameux mot de femme : « Tout comprendre, c’est tout pardonner », a été pourri par les hommes, qui en ont fait, jusque dans l’ordre littéraire : « Tout comprendre, c’est tout accepter ! »

Eh bien ! M. Taine, au moment où il l’a posée, a été infidèle à sa théorie. Il a été inconséquent avec elle. Le talent est plus fort que les idées fausses chez les hommes de talent. La théorie de M. Taine n’a pu gâter sa notice. Il nous a donné un Carlyle profondément creusé et éclairé vigoureusement dans toutes ses profondeurs. Carlyle est une espèce de Jean-Paul anglais, dont l’imagination, au lieu d’habiter dans les airs comme celle du Jean-Paul allemand, a les pieds sur le sol ferme de l’histoire. Comme Jean-Paul, dont il n’a pas d’ailleurs les suavités au milieu des extravagances, Carlyle est l’auteur de livres très singuliers comme le Sartor Resartus, {p. 239}Les Héros, un livre sur Cromwell, un autre sur la Révolution française, etc., etc., pleins de ténèbres et de clartés vives, d’un langage à lui comme le langage des solitaires… Intuitif et visionnaire tout à la fois, Carlyle est également mystique et grossier, ivre de ses idées comme on l’est de gin, mais voyant dans l’ivresse comme tous les ivrognes, qui ont dans l’ivresse détonnantes et d’inexplicables perceptions.

M. Taine, dans sa notice, a traduit des morceaux de Carlyle d’une grande beauté et d’une grande bizarrerie, et comme il a le génie de la traduction en toutes choses, il n’a pas traduit que la lettre de certains passages, il a traduit, pour ainsi parler, l’homme tout entier dans l’originalité de son esprit et des opérations de son esprit. Il a cherché et trouvé presque toujours les raisons déterminantes, intérieures ou extérieures de sa force et de sa faiblesse, et il nous l’a expliqué surtout par le puritanisme anglais dont Carlyle — nous apprend M. Taine — est un des derniers représentants, et M. Taine a trouvé bon, ayant des qualités, ce puritanisme, car la critique de M. Taine est de trouver tout bon, même ce qu’il n’aime pas ou ce qu’il déteste.

C’est ainsi qu’il a fait sortir des analyses les plus ingénieuses et les plus subtiles un Carlyle très complet et très contrasté, lequel, malgré tout ce qui aurait dû, dans ce vieux puritain halluciné, répugner à la raison philosophique de M. Taine, a prodigieusement inspiré l’imagination de l’écrivain ! Seulement, la compréhension {p. 240}critique de M. Taine n’a pas été aussi désintéressée qu’elle doit l’être, selon ses idées. La raison, revenant après la sympathie flexible, a durci M. Taine, qui a oublié sa théorie et a jugé, comme tous les juges, d’après des principes établis dans sa tête, qu’après tout Carlyle était au-dessous de lord Macaulay.

« Il y a peut-être moins de génie — dit-il — dans Macaulay que dans Carlyle, mais quand on s’est nourri pendant quelque temps de ce style exagéré et démoniaque, de cette philosophie extraordinaire et maladive, de cette histoire grimaçante et prophétique, de cette politique sinistre et forcenée, on revient volontiers à l’éloquence continue, à la raison vigoureuse, aux prévisions modérées, aux théories prouvées du généreux et solide esprit que l’Europe vient de perdre, qui honorait l’Angleterre et que personne ne remplacera. » Certes, je n’accepte nullement, pour mon compte, ce jugement sur Macaulay, qui tient probablement à une idée préconçue que M. Taine, en finissant ainsi sa notice sur Carlyle, n’a pas exprimée ; mais un tel jugement sort entièrement la Critique, à ce qu’il me semble, de l’explication que M. Taine avait donnée de cette optique morale qui fait que la couleur est en nous-mêmes, car, si elle n’est que cela, pourquoi M. Taine, qui a d’autres lunettes que les miennes, aurait-il la prétention de m’imposer cette couleur sur Macaulay ou du moins de me la faire respecter ?…

III §

{p. 241}Il n’y a pas que l’amour des pendentifs et de l’antithèse qui ait fait publier à M. Taine le Positivisme en regard de l’Idéalisme, et Stuart Mill en regard de Carlyle. J’ai dit qu’on pouvait lire dans l’entre-deux des lignes de M. Taine, de ce positiviste souterrain qui veut faire avancer une doctrine sans avoir, lui, l’air d’y toucher. Carlyle, en définitive, nous venons de le voir, malgré la sympathie et l’entraînement que le talent très réel de cet homme a causés à M. Taine électrisé, a été bombardé, en définitive, dans les dernières lignes de sa Notice. Et c’est l’idéalisme, c’est-à-dire le spiritualisme, c’est l’idée du devoir dans sa conception biblique et chrétienne, qui ont été bombardés dans la personne de Carlyle. Seulement, il fallait trouver une autre personnalité pour opposer à l’idéalisme dépassé, et ça été le posivitisme, qui n’est que la forme, maintenant à la mode, du matérialisme éternel. Stuart Mill, bien moins connu chez nous que Carlyle, a été cette personnalité dont il était besoin et que M. Taine s’est chargé de présenter à la France.

Poli comme un homme qui en présente un autre et qui le surfait toujours un peu en le présentant, M. Taine traite Stuart Mill de maître, de penseur, « comme on {p. 242}n’en a pas vu — dit-il — depuis Hegel ». Pour moi, c’est positivement exagéré. Je ne suis pas plus de l’avis de M. Taine sur M. Stuart Mill que sur Macaulay. Je l’ai déjà dit au commencement, de ce chapitre, Stuart Mill n’est pas une première tête en philosophie, un de ces hommes, comme on en trouve à certaines distances dans l’histoire de la pensée humaine, qui renversent l’échiquier et forcent ceux qui jouent à modifier les lois du jeu, jusqu’à ce qu’un autre, aussi puissant qu’eux, vienne les modifier à son tour.

Le philosophe en qui M. Taine a incarné le positivisme anglais (l’épithète ne fait rien à la chose), n’est rien de plus qu’un soldat de la compagnie du centre dans le régiment philosophique pour l’heure en marche, et quelque jour nous nous chargerons, ses livres en main, de le démontrer… C’est un esprit d’une certaine force d’observation et de déduction, on ne le nie pas, mais qui ne fait guère que mettre en langage moderne l’expérience de Bacon et la sensation de Locke, — ayant pour grands amis, comme dit M. Taine, Hegel et Comte. Or, on sait ce que veut dire le mot d’amis en philosophie. Ce sont des emprunteurs d’idées, lesquelles sont l’argent des philosophes.

Pour nous, qui ne sommes ni les amis d’Hegel ni les amis de Comte, un tel homme par lui-même est d’un intérêt assez mince, pour ne pas dire un mot plus dur… En exposant sa doctrine et en la vantant outre mesure, M. Taine faisait les affaires du positivisme français sous {p. 243}pavillon anglais. Mais cette exposition d’idées pures n’avait et ne pouvait avoir ni le relief, ni le piquant, ni le montant, ni la chaleur de la notice sur Carlyle, qui n’était pas, elle, seulement une exposition de système mais l’étreignement par la flamme d’un talent qu’elle allume, d’une passionnante individualité !

Et c’est là ce que j’ai voulu noter aujourd’hui, c’est cette différence entre l’intérêt de ces deux notices, dans lesquelles je me détourne du philosophe pour ne voir et n’exalter que l’écrivain. M. Taine a si bien senti, du reste le faible intérêt de sa notice sur M. Stuart Mill, qu’il a cherché pour cette notice une forme qui lui donnât ce qu’elle n’avait point, — de l’agrément et de la vie. Il a platonisé au profit du positivisme. Il a fait de la conversation contre l’Angleterre et sa philosophie officielle, et il a fini sa fusée d’abstractions, sans étincelles, dans un paysage étincelant.

Dans ces divers exercices autour d’idées que M. Taine n’aborde pas personnellement et directement pour son compte, le brillant interprète a prouvé une fois de plus sa force et les ressources de son style. Nous les connaissions… Mais, puisqu’il n’est plus le moqueur des Philosophes français et qu’il s’est fait compréhensif et grave, croyant à la philosophie dont il a commencé par douter, quand nous donnera-t-il un système qui ne soit pas la poussière du système des autres, tombée (sic) sur ses ailes… hélas ! sur ses ailes de papillon ?

Rivarol §

Œuvres de Rivarol, études sur sa vie et sur son esprit, par MM. Sainte-Beuve, Arsène Houssaye, Armand Malitourne, Léonce Curnier. — Œuvres choisies de Rivarol par M. de Lescure.

1 §

{p. 245}Voici un assez joli volume, intitulé, un peu… cauteleusement : Œuvres de Rivarol, quoiqu’il n’en soit guère qu’une faible partie. Après ce volume, les œuvres complètes de Rivarol n’en resteront pas moins à rééditer. En voyant aujourd’hui à quel poids spécifique on a réduit l’édition ancienne, on se demande si c’est par respect ou par enthousiasme pour Rivarol, que les éditeurs du présent volume se sont donné les airs de faire un choix dans ses ouvrages, de prendre ceci ou de laisser cela, au nom de leur propre goût à eux, éditeurs, et de leurs préférences, ou si c’est plutôt par mépris bien entendu pour le public, qui n’aime et ne lit que les petits livres, quand il les lit toutefois…

{p. 246}Ce qu’il y a de certain, c’est que nous n’avons pas là Rivarol ; c’est que nous n’avons en petit paquet que quelques paillettes de ce Pactole intellectuel, qui passa, en brillant, à travers le xviiie siècle. Disjecta membra poetæ ! Nous n’avons qu’un abrégé de Rivarol ; mais vous savez si Rivarol est un de ces hommes qu’on abrège ! Je m’imagine que s’il revenait au monde, lui, le superbe de son esprit, il regarderait comme une impertinence envers sa mémoire cette manière d’agir, littéraire ou commerciale, avec ses œuvres, — si on peut appeler de ce nom d’œuvres les improvisations d’un homme qui, en produisant, a si peu travaillé ! En effet, pour qui veut parler avec cette propriété qu’il aimait et qu’il appelait la probité de la langue française, les ouvrages de Rivarol ne sont pas des œuvres. Le mot œuvres sous-entend l’idée de combinaison, d’effort, de patience, de durée dans le travail, et Rivarol, c’est tout le contraire. C’est la facilité, la facilité dans la paresse, c’est la promptitude, le jaillissement, l’électricité ! Les pages que nous avons de lui ne sentent pas la lampe, comme disait cet Ancien, mais le lustre, le lustre allumé sur sa tête dans les salons du xviiie siècle et qui éblouissait moins que lui ! Les œuvres de Rivarol sont comme les reliefs d’un repas fini et splendide, offert par un dissipateur. Le plus beau, le meilleur de ce repas a été dévoré, mais à ces reliefs on peut juger encore de la magnificence de ce prodigue qui, sans avoir un sou, donna aux riches de son temps des fêtes merveilleuses avec son {p. 247}esprit seul, et y mangea sa gloire en y dépensant son génie.

Rivarol fut un dissipateur immense. Mais il était né riche comme tous les grands dissipateurs. Il avait les facultés les plus hautes, les plus profondes et les plus variées. Il aurait pu laisser après lui quelque monument immortel, mais la puissance nous ôte peut-être le désir. Voluptueux intellectuel, il se contenta de s’enivrer du plaisir qu’il donnait aux autres, et il le donnait sur place, à l’instant même, — avec l’idée, avec l’image, avec la parole, le geste, le regard, la voix, jouissant de son esprit comme les femmes jouissent de leur beauté ! Sardanapale d’un nouveau genre, couronné des roses des succès d’un jour, le malheureux brûla son génie tout entier sur le bûcher du monde, fait, comme l’autre, de bûches entassées, ces sots que son esprit savait animer tous les soirs ! Rien de plus triste en réalité que cette brillante destinée… Pour moi, du moins, qui ai la faiblesse d’aimer Rivarol lorsque je devrais le condamner, — et qui ramasserais comme un trésor les points et les virgules tombés de sa plume, persuadé que je serais qu’ils devraient pétiller de quelque chose encore, — je ne connais rien de plus lamentable que cette ruine anticipée d’une gloire qui ne se leva jamais, que cette déperdition d’un génie qui aurait pu être si beau ! Et quand l’occasion d’en parler est inévitable, c’est avec un mortel regret que j’en parle toujours.

II §

{p. 248}C’est le regret des forces perdues, ramer regret, pour qui aime les choses de l’intelligence, des chefs-d’œuvre qu’un homme pouvait faire et qu’il n’a pas faits. Je ne crains pas de l’affirmer, Rivarol était de nature, de premier jet, — hélas ! il n’en eut jamais un second, — de pure munificence divine, l’homme le plus admirablement doué du xviiie siècle, de ce temps qui fourmillait de gens d’esprit, et dans lequel planaient ces trois hommes qu’il est convenu d’appeler des génies jusqu’à nouvel ordre, Voltaire, Buffon et Montesquieu. Voltaire ! Rivarol en a l’ironie, l’épigramme, la riposte, la clarté, la grâce. Buffon ! il en a la magnificence, l’imagination dans le style, avec une chaleur que Buffon n’avait certes pas. Et Montesquieu ! il en a aussi le diamant taillé à facettes, et je crois même qu’il se reconnaît en se mirant dans la facette, ce qui explique par de la fatuité son amour si vif pour Montesquieu.

Ce n’est pas tout. À l’éloquence de Rousseau, devenue patricienne sous sa plume, de bourgeoise de Genève qu’elle est sous la plume de Rousseau, il joint une faculté de métaphysique qui, s’il l’eût prise à partie et développée {p. 249}l’eût mis bien autrement haut que Condillac. La vocation réelle de Rivarol était peut-être cette rareté, — un métaphysicien pittoresque ! Ainsi, pour qui se rend compte, à part de leur emploi, des forces vives qu’atteste ce qui nous est resté de Rivarol, il est évident que jamais personne ne fut plus apte aux choses littéraires, et dans une proportion plus considérable et plus puissante. Mais, malheureusement pour nous qui n’étions pas de son temps, et pour lui qui n’est plus d’aucun temps, il préféra le monde à la littérature et les salons à la postérité. Il avait en lui deux génies fraternels : le génie de la conversation, qui a besoin des autres pour exister, et le génie littéraire, qui n’a besoin que d’étude et de solitude pour chercher son idéal et pour le trouver.

Or, comme toujours, ce fut ce qui valait le moins qui tua ce qui valait le plus en lui. Caïn a tué toujours Abel. D’écrivain éternel qu’il aurait pu être, il devint cette charmante mais éphémère chose, un causeur, dans une société de la corruption la plus raffinée. Il fut cette flamme qui s‘éteint lorsque la vie a quitté nos lèvres. Et c’est ainsi, non pas que les salons le tuèrent, car les salons qui assassinent tant de talents n’avaient pas une atmosphère de force à tuer l’étonnant talent de Rivarol, mais qu’il se suicida lui-même en s’y épuisant de rayons !

Il y était incomparable. Ni avant, ni après Rivarol, on n‘entendit et on ne vit de conversation semblable à la sienne, car on la voyait autant qu’on l’entendait, cette {p. 250}incroyable conversation ! Voltaire ravi la comparait à un feu d’artifice perpétuel tiré sur l’eau, et Chênedollé, qui en a parlé quarante ans après l’avoir entendue, à une cascade inépuisable, éclatante et sonore, qui a ses courbes et ses arcs-en-ciel, et qui jaillit pour retomber et pour rejaillir.

Chateaubriand, après autant d’années, Chateaubriand, génie de rêverie, de mélancolie et de silence, n’avait pas pardonné à Rivarol cette supériorité de conversation écrasante qu’il avait eu à subir quand il le rencontra dans sa jeunesse, et le vaniteux des Mémoires d’outre-tombe, le jaloux de Napoléon et de lord Byron, associa Rivarol aux deux seules jalousies de son âme, et le grandit par ses ressentiments…

Quant à nous, venus longtemps après Rivarol, le piano de Liszt ou le violon de Paganini ont pu seuls nous donner la sensation de cette conversation inspirée qu’il exécutait, a dit Sainte-Beuve, à la manière d’un virtuose ; mais les idées, ces idées qu’exprime la parole et que n’exprime pas la musique, elles ne sont plus, et rien ne saurait les rappeler ! Rivarol ne les cherchait pas. Elles venaient à lui dans le regard des hommes…

Comme les lys qui ne filent point et qui ont leur blancheur, Rivarol ne travaillait jamais sa causerie comme Chamfort et comme Sheridan. Il n’était pas, comme eux, un calculateur d’effets et de mots préparés comme des coups de théâtre. Il n’aiguisait pas longtemps une épigramme pour qu’elle brillât mieux et qu’elle pénétrât {p. 251}davantage. Il ne la trempait pas à l’avance dans quelque poison concentré. Non ! Rivarol, c’est l’improvisation la plus vraie, la plus impétueuse, la plus bondissante. C’est l’éloquence donnée à pur don comme la beauté, existant comme la beauté, et qu’il avait comme la beauté, cet homme à qui Dieu avait tout donné et qui n’ajouta rien aux dons de Dieu, fascinant mais lâche génie ! Il était beau, et ce n’est pas pour lui que Jean-Paul eût fait son mot célèbre : « On ne s’aperçoit pas plus de la laideur d’un homme éloquent, qu’on ne voit la corde de la harpe quand elle commence à résonner. »

III §

Tel fut Rivarol. Tel fut son mérite et sa gloire, gloire finie, qui, au lieu de grandir comme la gloire littéraire ira chaque jour diminuant. Il en fut bientôt las, du reste. Dès vingt-huit· ans, il écrivait à un ami : « La vie que je mène est un drame si ennuyeux que je prétends toujours que c’est Mercier qui l’a fait. » Cet homme, le dandy de ce temps frivole, qui portait des habits fleur de pêcher et de la poudre de la couleur des cheveux de la Reine, regrettait de ne s’être pas fait homme des champs. Il était blasé, dégoûté de cette gloire misérable des {p. 252}salons, clinquant dont l’autre gloire est l’or. Ce Roi de la causerie savait où le blessait sa couronne. Il avait le même mal que cette autre ennuyée, la marquise du Deffand, de cette femme, charmante aussi, que le monde fais ait mourir d’ennui pour sa peine de l’avoir aimé, de l’avoir diverti, et d’avoir mis à son service un esprit fait pour monter plus haut !

Ah ! il avait voulu être un causeur ! il avait aimé mieux jouer de cette cymbale — cymbalum tinniens — que de développer, dans une généreuse et fière solitude, les facultés mères des grandes œuvres. Il avait voulu être un causeur ! Eh bien, le causeur trouvait autour de lui ce désert d’hommes, comme dit Chateaubriand, plus triste, plus désolé que l’autre désert, qui n’est que du sable et du vide. Pauvre grand homme manqué, qui s’était cassé à force de se courber sous tous ces plafonds, il rejetait loin de lui toute cette poussière humaine qu’il avait cru faire tressaillir, comme le baladin rejette de son tambour de basque les grains de sable que le bruit de l’instrument qui vibre faisait tressauter sur la peau sonore ! Ah ! il avait voulu être un causeur ! et, tout en maudissant le choix qu’il avait fait dans ses facultés et dans sa destinée, il en devait porter éternellement l’esclavage. En effet, il ne fut jamais qu’un causeur, et même quand il crut le moins l’être. Quand il écrit, il l’est encore, et il n’est pas plus. Prenez ses ouvrages, et jugez ! Qu’est-ce que son discours l’Universalité de la langue française ? Son titre le dit, un discours ! Que sont les Actes des {p. 253}Apôtres, cette causerie à bâtons rompus sur le dos de ses ennemis politiques ou littéraires ? Des improvisations de journal, qui ressemblent très fort à des improvisations de discours !

Il en est de même des articles, plus graves cependant, qu’il fit insérer dans le Journal politique. Qu’est-ce que ses Lettres à M. Necker, si ce n’est des discours avec tous les caractères du discours ? Qu’est-ce que le Petit Almanach des grands hommes, sinon des épigrammes fixées pour mémoire, qui avaient été parlées avant d’être écrites ? Et qu’est-ce enfin que la préface de ce Dictionnaire impossible, qui fut la chimère caressée de toute sa vie, sinon encore, comme toute préface, un discours préliminaire, — un discours ! C’est ainsi qu’il fut toujours cloué au discours, quand il voulut s’échapper au livre. C’est ainsi que le moule dans lequel il aimait le plus à couler sa pensée, finit par s’empreindre sur elle avec une telle force qu’elle se pétrifiait, violentée, sous ce moule fatal, et qu’en dehors de son étreinte elle ne pouvait plus exister. Voilà ce qu’il gagna à être un causeur !

IV §

{p. 254}C’est dans cette préface du dictionnaire qu’il ne fit point, et auquel il pensa toujours, que Rivarol — dit très bien Sainte-Beuve — introduisit sa politique et sa métaphysique sur lesquelles, selon moi, Sainte-Beuve, qui a vu pourtant dans Rivarol le mal que le monde fait à la pensée, l’a cependant beaucoup trop favorablement jugé. Voluptueux aussi en littérature, d’une délicatesse presque morbide, mais naturaliste de fin fond, malgré les convenances morales de la surface, Sainte-Beuve a été séduit sans nul doute par cet enchanteur de Rivarol, qu’il a classé parmi les délicats qu’il aime, et chez lequel le critique du dix-neuvième siècle, assez indifférent· aux idées, a vu surtout les grandes qualités oratoires qui auraient pu devenir si aisément de grandes qualités littéraires.

Pour l’expression et pour le geste de sa phrase, Sainte-Beuve est allé jusqu’à comparer Rivarol à Joseph de Maistre, et nous avouons que de diction, de mouvement, de sentiment parfois, le rapport paraît exister entre eux deux. Seulement, nous que l’expression si enlevante qu’elle soit n’enlève pas au fond des choses, nous trouvons Rivarol, malgré sa supériorité de nature, {p. 255}sur ce fond de choses de la plus profonde infériorité, et ce n’est pas d’une infériorité relative, mais absolue. Là, comme ailleurs, c’est l’homme de son temps, et c’en est la victime. Il n’en dépasse pas de beaucoup la philosophie, et même il y croit, ce qui est bien pis.

C’est un sceptique, qui sans la politique serait peut-être un athée, un utilitaire de religion, qui met la morale au-dessus de toute religion positive, la morale sans sanction, se payant de ses propres mains ses propres mérites, et se punissant de ces mêmes mains qui n’osent se frapper jamais.

Rivarol, avec tout son esprit, part, comme tous les imbéciles de son époque, du principe qui faussa tout au dix-huitième siècle : à savoir que l’homme est excellent ; et il ne se doute pas de la Chute, ce qui, théologie à part, est honteux pour un observateur qui doit se connaître en nature humaine et qui est aussi peu badaud qu’on peut l’être. Historiquement, il hait le Moyen Âge ; mais du moins il ne méconnaît pas ce qu’il eut de réglé, de fort et de politique, ce fier temps !

Enfin, en politique, Rivarol est un oligarque qui a pris tout ce qu’il sait dans Montesquieu, n’ayant pas une conception plus nette ou plus simple de l’organisa lion du pouvoir que la constitution d’Angleterre appliquée indifféremment à tous les peuples. Certes, il faut être terriblement Joseph de Maistre par l’expression, pour l’être au milieu de tout cela. Or, quel que soit l’accent de Rivarol à certaines places des écrits qu’il nous a laissés, il {p. 256}n’est jamais, même pour une minute, l’écrivain accompli et de tenue irréprochable que Joseph de Maistre est toujours.

V §

Je crois donc qu’il eût mieux valu laisser un si grand nom tranquille. Seulement, puisqu’il a été prononcé, j’oserai dire au critique qui n’a pas craint l’imprudence d’une comparaison entre des hommes si différents, que c’est bien moins l’idée d’une analogie qu’il fait naître que d’un contraste. À part, en effet, les idées, la conscience et les mœurs, c’est-à-dire à part ce qui est le plus important et doit être le premier chez les hommes, Joseph de Maistre s’oppose encore à Rivarol, et par d’autres côtés il le surpasse. Par exemple, comme Rivarol, il fut un grand et étincelant causeur. Il fut moins éblouissant peut-être, moins abondant, moins virtuose que Rivarol, mais il n’en fut pas moins une conversation toute-puissante, une repartie formidable. Il eut, — on le savait déjà parmi ceux qui l’avaient connu, mais ses Lettres récemment publiées l’ont appris à ceux qui ne le connaissaient pas, — il eut toutes les grâces que le monde adore et tout l’imposant qu’il respecte. Un jour, dit-on, il fit taire madame de Staël… Eh bien ! ce grand homme sut s’arracher aux enivrements {p. 257}de la causerie dans laquelle il était passé maître, et qui dévora Rivarol. Il trouva le temps de vivre tête à tête avec sa pensée, de tirer de son cerveau et de son cœur tout ce qu’il y avait de génie, et de le verser dans des œuvres qui maintenant ne périront pas !

C’était là, il me semble, ce qu’il fallait dire, puisqu’on risquait ce nom de de Maistre auprès du nom de Rivarol, il fallait tirer de la vie de Rivarol, jetée à tous les vents du monde et des ouvrages plutôt parlés qu’écrits de cet écrivain, un enseignement sévère et un avertissement utile. Mais les biographes de Rivarol sont Français, et, en France, la causerie qu’il convenait d’attaquer est sacrée. Qu’importe qu’elle énerve ou étiole le talent, qu’elle dissipe le temps nécessaire aux œuvres fortes et au développement des facultés, qu’elle tue l’originalité ! elle est la plus jolie des gloires françaises, et rien ne prévaudra contre elle. Ici, Sainte-Beuve, qui voit plus loin, n’ira pas plus loin que M. Arsène Houssaye et M. Armand Malitourne. Il y a bien encore un quatrième biographe de Rivarol ; mais à quoi bon parler de celui-là, qui n’est que solennel et vulgaire là où MM. Sainte-Beuve, Houssaye et Malitourne sont superficiels ? C’est M. Léonce Curnier, qui, pour qu’on n’en n’ignore, fait suivre son nom de son titre sur la couverture de son livre. Est-ce par faste ou par modestie ? M. Léonce Curnier est le receveur général du département du Gard ; mais il n’a pas reçu grand-chose en fait de talent littéraire… À lire son livre de critique sur Rivarol, je le crois un fameux comptable !

VI §

{p. 258}Après ce livre insuffisant sur Rivarol où ils se sont mis quatre, comme pour une contredanse, ces pauvres biographes, paillettes d’un or dont Rivarol était le lingot, on aurait pu avoir l’idée qu’il ne fallait pas toucher aux œuvres de Rivarol laissées comme elles l’étaient dans la pénombre du passé, et que rien ne valait, pour sa mémoire, l’espèce de gloire sans œuvres et sans preuves dont il avait été brillamment et vaporeusement enveloppé. La gloire de Rivarol, qui avait certainement en lui le génie littéraire et avec, bien d’autres génies encore ! cette gloire qui, dans un autre temps que le sien, aurait pu être fièrement et grandement littéraire, avait presque disparu tout entière dans une autre gloire qui semble l’avoir consumée, et c’était la gloire brûlante et sur place du causeur, et du causeur le plus spontané, le plus éclatant, le plus étonnant d’un siècle fameux surtout par la causerie. Gloire spéciale, celle-là ! plus rare que la gloire littéraire, car vous pouvez compter ce qu’il y a dans un siècle de littérateurs — et même de littérateurs de talent ! — contre un seul causeur de la force de Rivarol.

Mais, quelques années après le livre de MM. Sainte-Beuve, Houssaye, Malitourne, Curnier, un critique {p. 259}plus sérieux, et qui allait plus à fond, fit voir on Rivarol plus que le causeur. Jusque-là, pour moi aussi, Rivarol, le grand conversationniste Rivarol, était bien au-dessus du Rivarol des livres ; et c’était là sa vraie gloire, bien autrement méritée, bien autrement triomphante et poétique que la gloire positive qu’on discute pièces et livres en main… Il avait celle-là qui ne laisse rien après elle pour qu’on puisse la juger. Il avait l’idéale, l’immatérielle, l’obsédante ! la vibration puissante et mystérieuse d’une conversation évanouie, — d’une chose incomparable et absolument disparue, — mais qui résonne encore et qui résonnera toujours dans l’imagination des hommes, pour la faire éternellement rêver !

Oui, c’était là le vrai et le grand Rivarol, aussi pour moi le Rivarol impossible à retrouver, comme la beauté d’une femme morte, le Rivarol imaginé, puisque je ne l’ai pas entendu, et qui enivre toujours ma pensée comme si je l’avais entendu, et même peut-être davantage ! Mais la publication qu’a faite dernièrement M. de Lescure des œuvres choisies de Rivarol, a modifié beaucoup, j’en conviens, mon opinion sur l’autre gloire qui doit revenir à Rivarol, — à cet homme qui ne fut pas seulement, après tout, qu’un improvisateur sublime, le Génie spontané et prodigieux de la causerie, et chez qui la conversation, si feu du ciel et foudre qu’elle ait été, n’a pas cependant tout dévoré de ses autres supériorités. Seulement, M. de Lescure publia les Œuvres choisies de Rivarol. Or, pourquoi choisies ? Pourquoi pas toutes ? Pourquoi M. de Lescure, très digne {p. 260}par son érudition, par la hardiesse et la sûreté de son goût et surtout par son enthousiasme pour Rivarol, de nous le donner intégral, a-t-il imité, — avec des qualités nouvelles, je le reconnais, — mais a-t-il imité cependant les éditeurs par fragments qui l’ont précédé, au lieu de nous enrichir d’une Édition complète des Œuvres de Rivarol qui va manquer encore, — qui peut-être manquera toujours ?… Quoique j’aie cherché, sans le trouver, dans les deux trop petits volumes de M. de Lescure, l’écrivain oublié des Actes des Apôtres, de ces Apôtres moins heureux que ceux de Jésus-Christ, qui fondèrent le Christianisme, tandis qu’eux, ces nouveaux pauvres diables d’Apôtres, n’ont pu empêcher la royauté très chrétienne de s’en aller en quatre morceaux, j’y ai trouvé pourtant assez de journaliste et même, disons le mot, assez d’homme d’État dans Rivarol pour appuyer aujourd’hui sur ce qu’il fut comme journaliste, malgré le flot du temps qui remporta et qui, comme journaliste, devait l’emporter, et sur ce qu’il aurait pu être comme homme d’État, sans la faiblesse aveugle d’une Royauté vouée à toutes les fautes, et dont l’imbécillité fut le bourreau, avant le bourreau…

VII §

{p. 261}Oui, le journaliste, — et, à travers le journaliste,, l’homme d’État que le journaliste, comme on sait, n’implique pas toujours, voilà ce qu’est et ce qu’apparaît presque exclusivement Rivarol dans cette publication nouvelle de M. de Lescure. Pour l’acquit probablement de sa conscience d’éditeur littéraire, M. de Lescure a recueilli, il est vrai, comme un double échantillon des aptitudes littéraires et philosophiques de Rivarol, le Discours (si connu du reste) sur l’universalité de la langue française, couronné par l’Académie de Berlin, et le Discours (moins apprécié) sur l’homme intellectuel et moral, d’un si mâle spiritualisme encore malgré les influences de toutes les philosophies du xviiie siècle, qui tendaient à l’anéantir. Mais l’intérêt profond et presque inattendu de l’édition de M. de Lescure n’est pas là encore. Il est particulièrement dans ce Journal de Rivarol qui embrasse tout le second volume. Il est dans ces pages intitulées : Tableaux de la Révolution, journal politique national, où, sous la plume de Rivarol, le Journalisme est monté à la hauteur de l’Histoire, et, depuis un siècle tout à l’heure, n’est pas redescendu de cette hauteur… Et je ne crois pas qu’il en redescende !… Le temps a passé depuis ces « Tableaux de la Révolution » qui en {p. 262}peignirent si bien l’affreuse aurore, et qui allumèrent contre elle l’imagination du grand Burke, un des hommes qui l’ont le plus haïe et méprisée, et ces « Tableaux », qui n’ont pas perdu une nuance de leur horrible fraîcheur première, sont restés de l’histoire, — de la définitive, ineffaçable et incorruptible histoire, — quand tout est fini des exaltations et des passions contemporaines d’un journalisme qui n’est plus !

Tel est le mérite de ces pages de Rivarol, tirées si tard, mais enfin tirées de l’ombre et replacées sous nos yeux, et qui révèlent en cet homme, d’une littérature que sa phénoménale conversation a fait oublier, un autre homme qu’on n’y cherchait passait pour l’histoire et les choses sévères de l’histoire. À distance, et dans l’état de l’opinion sur Rivarol, l’aurait-on dit ?… Que lui, l’étincelant Rivarol, ce bel esprit dans toute la splendeur du mot, cette mitrailleuse d’épigrammes qui en faisait un feu roulant à propos de tout et partout, soit devenu journaliste à une époque où toute la France se ruait aux journaux et que les lettres françaises s’enfonçaient dans la fondrière de la politique, qui les souille toujours et qui les étouffe, c’était là un malheur, sans doute, mais ce n’est pas ce qui peut surprendre. Le journalisme est de la conversation encore, et quelquefois celle-là est terrible ! Elle devait tenter Rivarol. Par la sveltesse et le vif de son esprit, par cette succession d’éclairs dont il était la source, par l’armature aiguisée de ses facultés qui ressemblaient à des javelots et à des flèches, Rivarol était un journaliste né. {p. 263}Mais que, dans ce redoutable Sagittaire il y eût un historien, et précisément l’historien qui frappa tant Burke, la première fois qu’il le lut, que du coup il l’appela : « tacite », c’est là, n’est-il pas vrai ? ce qui doit étonner. On savait bien que le tourbillon d’une politique qui prenait la France aux cheveux au temps de Rivarol, faisait tourner toutes ces folles têtes qui allaient tomber. Mais on savait moins que celle de Rivarol, qui semblait de feu, eût résisté froidement à l’universel vertige et qu’il lui eût opposé, sur le bord même du gouffre, un front aussi beau et aussi impassible que le front de Séraphita sur la cime du Falberg ! Chose renversante quand il s’agit de ce volcan intellectuel de Rivarol ! lorsqu’il se met à écrire l’histoire, on trouve tout à coup en lui la froideur sublime qui est, dit-on, dans le soleil.

VIII §

Jamais, en effet, l’horreur, le mépris, l’indignation ne se sont plus contenus, plus condensés que dans ces pages d’un journalisme qui est devenu de l’histoire. Jamais impersonnalité plus détachée et plus haute, jamais sang-froid plus saisissant et plus tuant ne sont tombés d’une plume, depuis Tacite ! Burke a raison. Cette tête irlandaise, {p. 264}— exagérée comme toute tête irlandaise (toutes têtes de poètes !), — n’a ici rien exagéré. Je viens de lire ces pages concentrées, calmes et profondes, où l’éloquence toujours un peu tribunitienne du journaliste ne s’est pas montrée une seule fois, où l’homme de parti n’a pas poussé une seule fois de ces cris familiers aux partis. Et je n’ai rien vu de plus beau, je l’avoue, que cette martingale de bon sens politique mise à l’hippogriffe de l’imagination, et qui est plus forte que l’imagination et les passions d’un homme, qui avait de l‘une comme un poète, et des autres comme un homme de parti. M. de Lescure a fait précéder son édition de Rivarol d’une biographie qui ne nous laisse rien ignorer de ce qu’il fut. C’était un royaliste ardent. Il l’était de droiture d’esprit, de tempérament, de prétention et presque de fatuité. Rivarol n’était peut-être pas assez sûr de la noblesse de sa naissance pour n’avoir pas au fond du cœur la rage de l’aristocratie. En se faisant royaliste, il se classait… Les uns le disaient comte, d’une ancienne famille tombée. Les autres non, objectant comme preuve de basse extraction, ce qui n’en est pas une, — le métier de son père. Mais quoi qu’il fût d’ailleurs, il avait l’esprit, l’élégance, la tournure, la distinction, la beauté, toutes les aristocraties naturelles qui vengent de la seule qu’on n’ait pas ! Ce furent ces aristocraties naturelles qui le portèrent, d’emblée, au cœur d’une société qui avait perdu son ancienne fierté et qui ne demandait plus son blason à personne, sinon pour monter — étiquette stupide ! — {p. 265}dans les voitures du roi ! Sa beauté célèbre commença ses succès, et son irrésistible esprit les acheva. Il eut l’ivresse de cette fortune. Dandy audacieux pour un cuistre d’homme de lettres, il osa porter l’habit rouge comme le comte d’Artois, alors dans toute sa magnificence (voir leurs portraits à tous les deux), et vraiment, quand on regarde ces portraits et qu’on les compare, on ne sait trop lequel des deux est le plus prince… Il y a des femmes qui diraient que c’est Rivarol ! À la veille de la Révolution qui s’annonçait, il compta parmi les écrivains qui mirent leurs plumes, dévouées comme des épées, au service de la monarchie et d’une Cour qui ne savait plus se défendre. Il était de ces Légers terribles qui voulaient combattre les idées nouvelles avec le ridicule, cette vieille arme de France, et franchement c’était là beaucoup de raisons, à ce qu’il semble, pour que le Tacite de Burke ne pût jamais naître dans Rivarol. Toutes les ardeurs d’esprit d’un tel homme, de ce somptueux de style, de ce fulgurant, de cet Écarlate d’esprit comme d’habit, ses entraînements, son monde, ses vanités, ses mœurs frivoles (elles l’étaient, et même un peu plus…) toutes ses manières de sentir et de se produire au dehors, auraient fait croire, en Rivarol, à un tout autre historien que Tacite, et cependant ce fut celui-là qu’il devint quand il fallut écrire l’histoire ! Lui qui vivait si fort dans le bouillonnement des faits contemporains, il les a racontés comme s’il avait été à soixante ans d’eux, avec la fermeté dépensée., la possession de soi et la portée de l’homme {p. 266}d’État… Un jour, Napoléon, de la hauteur méprisante de son esprit impérial, découvrit le journaliste dans Tacite, malgré l’immortel préjuge de sa gloire d’historien, Eh bien ! on se demande ce qu’il aurait dit du Tacite de Burke, s’il avait lu Rivarol. Par contre du journaliste retrouvé dans le grand historien romain, Napoléon aurait-il trouvé, dans le journaliste français, le grand historien que Burke y a vu le premier ?…

L’histoire de ce « Tacite de la Révolution », pour lui conserver le nom de Tacite que Burke lui a donné, n’est pas très longue, mais quelle plénitude dans sa brièveté ! Elle s’arrête brusquement aux néfastes journées d’octobre… Mais pour un esprit comme celui de Rivarol, pour qui sait calculer la portée des fautes et des lâchetés du pouvoir, — encouragement des populaces ! — l’histoire de la Révolution est finie à cette date honteuse et funeste… Ce qui suivra sera le luxe inutile des atrocités et des massacres ; mais au 5 et au 6 octobre, quand la Royauté s’arrache elle-même de Versailles., aux injonctions d’une canaille devenue la Reine de France, pour passer, le front bas, sous la voûte d’acier de l’Hôtel de Ville de Paris, on peut dire que la Révolution est définitivement accomplie. Il ne faut pas s’y méprendre : avant le coup de guillotine final de Sanson, les Sansons à douze cents têtes de l’Assemblée nationale avaient bien des fois guillotiné la Royauté en détail, et même d’une façon plus définitive encore que Sanson, car leurs coups de guillotine, à eux, étaient avilissants, et le coup de {p. 267}guillotine de Sanson n’avilissait pas. Au contraire, il relevait ! Le sang de Louis XVI a refait une pourpre à la Royauté déshonorée qui n’en avait plus. Rivarol avait compris cela, et voilà pourquoi il arrêta là son histoire ! Mais, tout interrompue qu’elle ait été, cette histoire ne frappa pas uniquement, pour la féconder, que la tête politique et puissante de Burke. Elle eut le triste honneur de frapper également la tête hébétée d’un gouvernement éperdu, qui demanda toujours à tout le monde un secours dont il ne sut jamais se servir, depuis Pezay jusqu’à Mirabeau ! Les conseils demandés à son tour au royaliste Rivarol, ne furent pas plus suivis que ceux qui furent achetés et payés au démocrate Mirabeau, redevenu plus tard royaliste, et c’est alors que Rivarol émigra. Il n’émigra pas devant la quenouille que s’envoyaient chevaleresquement les gentilshommes du temps pour se décider à partir. Il émigra devant un gouvernement tombé bien plus bas qu’en quenouille… M. de Lescure, dans sa biographie, dit quelque part, pour grandir peut-être l’émigration de Rivarol, qu’il croyait mieux servir sa cause à l’étranger et qu’un moment il y noua des relations avec Pitt. Mais, pour ma part, j’ai peine à croire que le perçant historien des Tableaux de la Révolution, qui ne s’était jamais trompé sur personne dans son histoire, ni sur le Roi, ni sur la Reine, ni sur Necker, ni sur Lafayette, ni sur Mirabeau, ait été ici la dupe de quelqu’un et n’ait pas pénétré de son regard l’impuissance radicale des intrigues dans lesquelles, en {p. 268}émigration, le royalisme s’agitait, Rivarol y mourut au milieu des tronçons dispersés de ces intrigues, qui ne se rejoignirent jamais. Il mourut jeune encore. J’aimerais à penser que ce fut de mépris, mais M. de Lescure nomme la maladie qui l’emporta. Cet Alcibiade du Royalisme, par sa puissance de séduction et par sa beauté, mourut à l’étranger, comme Alcibiade chez les Perses. Chateaubriand, le rêveur ennuyé qui dans le monde ne disait mot, le rencontra et put juger, un jour, des derniers et magnifiques rayons de l’astre de conversation qu’était Rivarol, et il en a parlé dans ses Mémoires d’outre-tombe, mais avec la sécheresse d’un esprit jaloux· Ce n’était pas Chateaubriand, ce muet de génie, qui était fait pour jouir de l’esprit solaire de Rivarol et pour en être le Memnon !

IX §

Et il ne peut plus y en avoir maintenant. Chênedollé a été le dernier. Qui n’a lu ses Mémoires, personnels et passionnés ? À présent, il n’y a plus sur Rivarol que le silence. Je l’ai dit plus haut, mais avec désespoir : pour avoir ce Rivarol-là qui ne peut pas sortir des livres qu’on exhume aujourd’hui, pour avoir une idée de ce génie de la conversation évaporé avec la vie, nous {p. 269}n’avons plus que la biographie de M. de Lescure, qui ne l’a pas entendu… Insuffisante et impatientante biographie, très bien faite pourtant. Un détail piquant que j’en veux citer, c’est que le bel et éblouissant Rivarol, — ce lettré mondain et plus que mondain, dont la fatuité heureusement avait assez d’esprit pour faire une peur blême aux imbéciles, qui sans cette peur se seraient peut-être moqués d’elle, — c’est que l’homme enfin de l’habit rouge du Comte d’Artois et de la poudre, comme le Prince de Ligne, de la couleur des cheveux d’or de la Reine, avait été un instant l’abbé, le petit et modeste abbé Rivarol. Ce superbe avait commencé par porter le petit collet ! Il avait été élevé au séminaire de Bagnols. En ce temps-là, les séminaires versaient dans la plus haute société française une corne d’abondance d’esprits distingués et supérieurs. Ils en versèrent même dans la Révolution, où ce qu’il y eut encore de mieux dans le mal furent des prêtres… On y vit Talleyrand, Sieyès, Foucher et beaucoup d’autres, plus avancés dans l’Église que l’abbé Rivarol, et qui s’en échappèrent avec scandale quand lui n’y était pas entré. Est-ce à cette circonstance du séminaire et de l’éducation qu’il y reçut, que l’on doit de rencontrer dans les écrits de Rivarol un fonds d’idées qui n’est pas du xviiie siècle ? Rivarol en est par les mœurs que son biographe a drapées ; il n’en n’est point par les doctrines.

J’ai signalé déjà le spiritualisme du Discours sur l’homme intellectuel et moral. Par l’élévation et l’aristocratie {p. 270}de sa nature, Rivarol répugnait au matérialisme comme il répugnait à la canaille, et pour les mêmes raisons. S’il n’était plus chrétien comme on lui avait appris à l’être en ses premières années, il avait emporté et gardé de son christianisme ce fort déisme qui allait à son royalisme, — qui est même le royalisme en philosophie, car Dieu, en métaphysique, c’est le Roi ! Rivarol, à l’heure qu’il est venu, n’était ni le de Maistre, ni le Bonald qui allaient venir ; mais, précurseur de ces grands esprits, il devait balayer devant eux la place où ils allaient établir leurs doctrines chrétiennes. Il y a telles phrases de l’auteur des Tableaux de la Révolution qu’on pourrait recueillir, et qui sont comme des pierres d’attente de l’édifice que de Maistre et Bonald s’étaient chargés de rebâtir… Il est certainement de leur famille, comme le Fils Prodigue est le fils de son père… Il n’a ni la pureté de la vie ni la rectitude absolue d’entendement de ces deux grands esprits ; mais il est bâti sur le même axe, et la force de son esprit historique le sauve toujours des chimériques sottises de la philosophie… C’est par le sens de la politique et de l’histoire qu’il rejoignait la vérité chrétienne. Il avait l’acuité de ceux que j’ai appelés un jour : les Prophètes du passé. À distance et sans le consulter, Rivarol a dit comme de Maistre, sur Bonaparte, dont l’étoile se levait, à quelle place cette étoile devait se coucher à coup sûr, et il l’a peut-être mieux dit que de Maistre lui-même. Il a peut-être serré la réalité de plus près… « Bonaparte — écrit-il — fit réellement au 30  {p. 271}vendémiaire ce que Louis XVI fut accusé faussement d’avoir fait le 10 août. La France roulait de précipice en précipice vers un abîme, et elle s’est raccrochée aux baïonnettes d’un soldat… Quand, en 1790, on me demanda comment la Révolution finirait, je fis cette réponse bien simple : Ou le roi aura une année, ou l’armée aura un roi. Et j’ajoutai : nous aurons quelque soldat heureux, car les révolutions finissent toujours par le sabre : Sylla, César, Cromwell… Si, après la Ligue, nous n’avions pas eu un maître, c’en était fait de la Maison de Bourbon. Mais le jeune roi grandissait pour devenir grand, et tout rentra « dans l’ordre… Quel Bourbon ne faudra-t-il pas après notre affreuse Révolution ? Car la légitimité réunira les rois, et tôt ou tard elle tuera Bonaparte. »

« Je fis cette réponse bien simple. » C’est lui-même qui le dit, Rivarol ! Mais, c’est par ces simplicités toutes puissantes qu’il a toujours quand il pense ou parle en histoire, qu’il mérite le nom glorieux que Burke, critique ce jour-là, lui avait donné. Partout ailleurs, il est éclatant, débordant, imagé, asiatique, comme disaient les Latins pour marquer la magnificence de ces espèces de génies ; mais, en histoire, l’asiatique redevenait romain.

L’histoire assainissait, froidissait, purifiait l’esprit de Rivarol. C’est le contraire de Michelet, que l’histoire enivre et entraîne… — on sait bien où — comme l’enfant aveugle de Wordsworth, perdu sur la mer, dans son écaille de tortue ! En histoire, l’asiatique chez Rivarol reployait sa pourpre, laissait là ses ornements, comme {p. 272}une femme, plus belle sans eux, ôte ses bijoux quand elle est belle. Et alors il est beau, comme le Romulus nu de David dans Les Sabines, de la seule beauté de la pensée… De tous les Rivarols qui faisaient de Rivarol une gerbe de tant de couleurs différentes, c’est ce Rivarol-là que M. de Lescure a plus spécialement voulu nous faire admirer dans son édition, manifestement plus historique que littéraire· C’est le Rivarol très mâle au fond, sous son luxe de Sardanapale, qu’il savait grandement brûler comme Sardanapale brûle le sien, non pas quand il fallait mourir, mais quand il s’agissait d’écrire l’histoire. La trouvaille d’aujourd’hui de M. de Lescure, la voilà ! Il nous avait annoncé il est vrai, pour plus tard, un autre volume sur Rivarol et sur son temps, et nous l’avons eu, mais ce volume, qui est une biographie très bien faite, dans laquelle M. de Lescure a prouvé la noblesse très ancienne de Rivarol, et le titre nullement apocryphe de comte porté par lui montre l’homme et non l’écrivain. L’écrivain est surtout dans les Tableaux de la Révolution. C’est de là qu’il jaillit dans sa supériorité absolue, et le mérite de M. de Lescure, c’est de l’avoir vu.

M. Jacques Demogeot §

Tableau de la littérature française au xviie siècle avant Corneille et Descartes.

I §

{p. 273}Le livre de M. Jacques Demogeot a été parlé avant d’être écrit. M. Jacques Demogeot, agrégé de la Faculté des lettres de Paris et professeur d’éloquence française, a repris en sous-œuvre un cours fait en Sorbonne et en a tiré le livre qu’il intitule modestement : Tableau de la littérature française au xviie siècle avant Corneille et Descartes. Il y a eu donc ici extraction et arrangement. « L’auteur — nous dit-il — a fait disparaître toutes les for-« mes de l’exposition orale, supprimé les préambules et « les digressions, restreint les développements et les citations », et véritablement on le regrette.

Platon disait, quand il ne rêvait pas, que la parole était supérieure à l’écriture parce qu’elle avait toujours {p. 274}là son père pour la défendre, et il avait raison. Rien ne vaut le discours. L’impression n’est que de récriture. Mais, quand un homme a eu le bonheur de parler sa pensée au lieu de l’écrire, pourquoi, du moins, ne pas la conserver comme il l’a parlée, et lui ôter, en faisant un livre, de sa vie première et de son bouillonnement de source ? L’art ne doit jamais diminuer la vie, car il n’est après tout, lui-même, malgré ses prétentions, qu’une imitation de la vie. Nous n’avons pas entendu M. Demogeot dans sa chaire, mais à coup sûr on était plus près de son âme, quand il faisait son cours, que quand on en lit les extraits dans leur toilette de livre. En mettant son volume entre lui et nous, il nous a séparés de son âme de toute l’épaisseur de son esprit.

Ce n’est pas que cet esprit soit épais. Non, certes ! ce n’est pas là ce que nous voulons dire. La vitre non plus n’est pas épaisse, mais elle sépare aussi bien que le bois et le fer. Tel qu’il est cet esprit, du reste, et nous dirons tout à l’heure ce qu’il est, c’est de l’esprit, c’est-à-dire quelque chose de fin et de prudent, qui s’avise, qui s’observe, qui s’arrête, qui a ses précautions, ses circonspections et ses partis pris… On glace les fruits pour les rendre meilleurs, et ils ne sont pas meilleurs, ils ne sont que plus froids. C’est le procédé que semble avoir employé M. Demogeot dans le livre qu’il publie aujourd’hui. Il y a glacé des fruits savoureux encore, mais il les a glacés, et on aimerait mieux la tiédeur qu’y aurait laissée le dernier baiser {p. 275}du soleil ! Nous ne savons pas si M. Demogeot est une nature oratoire, électrique, émue, déchirant un sujet sous sa parole avec ces beaux mouvements de griffes et ces grâces de lion qu’ont parfois les hommes qui savent parler, mais ce que nous savons, c’est que dans sa chaire, s’il est tout cela, il ne l’est pas dans son livre. Quel empire sur soi ! quelle tenue ! quelle expression gouvernée et sobre ! Ce sont là des qualités, sans doute, mais s’il l’a eue, la palpitation n’y est plus.

Et l’a-t-il eue jamais ? C’est une question encore. Au fond, nous ne croyons pas beaucoup plus aux hypocrisies de la pensée qu’aux hypocrisies du cœur. L’hypocrisie est le seul vice qui soit aussi pénible, aussi difficile qu’une vertu. L’homme est trop faible pour respirer longtemps dans cet étouffoir qu’on appelle un masque. Nous aimerions mieux lire le cours sténographié de M. Demogeot qu’un livre plaqué sur ce cours ou extrait de ce cours, parce qu’il y aurait là, pour la Critique, une garantie plus grande de la sincérité du professeur et de la force pure de ce premier jet, qui est le sang de l’artère même dans le talent et de l’artère ouverte. Mais peut-être serait-ce là une exigence de précaution inutile. Peut-être ne trouverait-on pas, du cours à son livre, l’auteur du Tableau de la littérature avant Corneille et Descartes aussi différent de lui-même qu’on l’aurait pensé tout d’abord. Il est des esprits qui tendent naturellement et de primesaut à une congélation tonique et forte. Ils se cristallisent en se développant. {p. 276}C’est même leur manière, à ces esprits, de se développer. Qui sait ? Le talent de M. Demogeot n’a pas eu peut-être besoin de se glacer à la réflexion et à main posée. Il serait un fruit froid. Assurément, ce n’est pas un fruit sec. Il touche pourtant à la sécheresse, mais, Dieu merci ! il n’y entre pas.

C’est un esprit ferme, d’une grande clarté, sans aucun pédantisme, sachant peut-être trop ce qu’il fait, par conséquent manquant de spontanéité, mais non de naturel ; sans grâce, mais sans disgrâce non plus ; ayant de l’ongle, s’il n’a pas de griffe, mais très mesuré, et par-dessus tout, nous vous le répétons, de cette incroyable tenue qu’un diplomate lui envierait. Il n’y a qu’une seule chose qui puisse donner une idée juste de cet écrivain, qui ressemble au magistrat irréprochable de la chanson et qui a si bon air dans sa phrase correcte, exacte, nette comme du français, une petite phrase despote qui nous plaît, et cette chose, la voici. Vous l’apprécierez. Sans le dernier chapitre du livre de M. Demogeot, sans ce dernier chapitre qu’il aurait été si piquant d’oublier, nous ne saurions pas trop, en vérité, à quel système d’idées, à quel ordre de convictions générales ou particulières appartient l’auteur de ce livre, exclusivement littéraire. Nous aurions le plus singulier des anonymes, un anonyme d’idées et dédoublé de tout, nous n’eussions eu à vous présenter que ce phénomène d’un homme de goût qui, pendant un gros volume in-8º de cinq cents pages, à l’exception du dernier chapitre, —  {p. 277}indiscret comme le post-scriptum de la lettre d’une pauvre femme qui a fait tout ce qu’elle a pu pour bien se tenir, mais qui s’échappe, — ne se serait montré absolument rien de plus qu’un dilettante de littérature et… un homme de goût.

II §

Eh bien ! cela seul mériterait une mention honorable de la part de la Critique. N’est-ce pas une force et une rareté ? M. Jacques Demogeot est un professeur et un universitaire, mais on ne le saurait pas s’il n’avait pas écrit tous ses titres sur la première page de son livre. C’est moi qui sais Guillot, berger de ce troupeau ! Jusqu’au dernier chapitre du volume, qui finit par avoir des fentes par où fuit l’arôme captivé si longtemps, vous n’eussiez rien senti… ni rien deviné. Tout est dissimulé en grande perfection. Pas le moindre petit bout de palme, de fourrure ou de robe. Pas le moindre tintement d’opinions philosophiques, religieuses, politiques… On a étoupé, ouaté, capitonné, feutré l’intérieur de toutes les clochettes. Le ton est excellent, l’attitude des plus convenables. L’auteur est respectueux en des matières où ses confrères nous ont peu habitués au respect.

Et cependant le livre dont il est question traverse une époque délicate. Incedit per ignes !

{p. 278}Il y est parlé d’Henri IV, loué cette fois par ses côtés louables, oublié par ses côtés mauvais. Il y est parlé du protestantisme et de ces guerres de religion qui n’ont été que la première phase de nos guerres révolutionnaires, et si l’auteur n’y a pas toute la justice qui devrait suivre l’indifférence, il y a au moins l’indifférence qui la précède. Il y témoigne au catholicisme la vénération historique, qui n’est pas encore, il est vrai, celle de la foi et de l’amour, mais qui peut y conduire. Enfin, s’il n’y affirme aucun de ses symboles, le tempérament de son esprit, ce tempérament vainqueur de tout et qui donne la clef de ce qu’on tient le plus enfermé au fond de sa pensée, ferait croire qu’il est bien au-dessus des préjugés, des éducations et des opinions collectives de son métier. Politiquement, religieusement, qu’est-il ?… une espèce de domino, très silencieux et très drapé, qui passe ici dans l’attrait voilé et singulier de son mystère, mais qui lève son loup quand il s’agit de littérature et nous montre alors ce qu’il est. Or, comme l’homme est un, à moins d’inconséquence formelle et résolue, et qu’en lui un ordre de pensées bien déterminé implique assez généralement tous les autres, on est légitimement tenté de juger les opinions qu’on tait par celles qu’on avoue, et c’est ainsi que l’on refait tout le visage intellectuel de cet homme (faut-il dire habile ou contenu ?) qui se masque seulement par un côté, — on le refait avec son profil.

Littérairement, en effet, nous connaissons ses {p. 279}préférences. Littérairement, il est pour l’ordre contre la fantaisie ; il n’accepte l’imagination qu’avec la règle ; il n’est pas ivre de Renaissance. Comme tous les sensuels de ce temps-ci, il n’a pas démesurément bu à la coupe de cette Circé de la Renaissance, qui nous grise autant par le travail enchanté de sa coupe que par le philtre qu’elle y verse. Il juge Ronsard de très haut. Il ne craint pas d’appeler tout ce vaste, impétueux et puissant seizième siècle qui expire, « une littérature de transition », D’instinct et de choix, il place Malherbe, ce Richelieu littéraire, au-dessus de tout, même de Régnier, à qui il ne pardonne pas d’être le neveu de Desportes par le talent comme par le sang. Et quand il arrive à Richelieu, le Malherbe politique, il pardonne sans peine ses ridicules d’abbé Cottin au grand Cardinal, pour l’effort qu’il a fait d’organiser la littérature et pour sa volonté de la gouverner comme un État de plus. En somme, dans ce premier volume, qui doit être suivi d’un second, on voit que l’auteur sera pour Boileau plus tard On sent l’homme de grand sens, l’homme de bon sens, l’homme du pouvoir, le monarchique en littérature, très peu gâté par le langage de son temps quoique, ici ou là, il en ait encore de temps en temps les logomachies.

Ainsi, il dit sérieusement, page 205, à propos de la mort d’Henri IV : « Malheureuses les nations dont la prospérité dépend de la vie d’un seul homme ! » Et ce n’est pas là une de ces idées générales qui servent comme une transition entre deux chapitres. Non pas ! C’est bien {p. 280}l’idée commune et moderne « des institutions », cette Poétique politique inventée pour se passer de grands hommes et à laquelle l’Histoire répond par tous les siens, car il n’y a pas d’autres créateurs de prospérités publiques que quelques grandes âmes isolées, et jamais ce que l’orgueil humain appelle si plaisamment « des institutions » n’a été autre chose que la petite monnaie de ces grands hommes nécessaires, disparus !

Ainsi encore, à un autre endroit de son livre, l’auteur du Tableau nous dit que la forte poésie « exprime l’idéal d’une société », et quoiqu’on s’étonne de trouver ces vagues formules — la fumée de cigare du dix-neuvième siècle — sous la plume incisive de M. Demogeot, on y voit assez cependant sous ces formules nuageuses pour bien y discerner le faux. L’idéal d’une société, en supposant qu’on sache ce que c’est, serait au contraire une mauvaise mesure de poésie. Il donnerait des poètes de société et des hôtels de Rambouillet que, par parenthèse, M. Demogeot, si mâle souvent, n’a pas traités avec le mépris qu’ils méritent, car ils gâtent jusqu’aux grands Corneille ! Nous sommes peu exposés, il est vrai, à gâter présentement des Corneille, et nous semblons en avoir fini avec ce vieux brimborion de la Guirlande de Julie, mais il n’en faut pas moins toujours mettre le pied sur ces affectations sociales, parce que, sous une forme ou sous une autre, elles repoussent toujours.

III §

{p. 281}Tel est, dans sa tendance naturelle, le genre d’esprit qui circule à travers ce Tableau de la littérature française avant Corneille. À part les taches légères qu’on ne remarquerait pas dans un homme d’un langage moins net, c’est un esprit très sain que celui-là, très positif, très unitaire, parlant une langue nerveuse, qui a parfois de la saillie et qui a toujours, dans l’accent, de l’autocratie. M. Demogeot l’a, cet accent, parce qu’il l’aime ! C’est l’honneur de cet écrivain d’aimer l’autorité en littérature, et sur ce point il ne se dément jamais. Contradictoire quelquefois quand il raisonne, par exemple lorsqu’il nous dit que le siècle de Louis XIII, dans ses commencements, était le siècle des plus grandes âmes, qu’il l’admire et même l’admire trop, et lorsqu’à trois pas de là il ajoute que les petits vers des Voiture du temps, les billevesées des ruelles et des Samedis de chez Mademoiselle de Scudéry étaient à la taille de ce siècle si grand ! il n’est jamais inconséquent dans ses instincts et ses sensations. Là est sa force, parce que là est son tempérament, qui ne le trahit pas quand ses opinions le trahissent, qui ne bouge point quand elles oscillent… Suivez-le ! à toutes les pages de son livre vous le retrouvez. L’homme de {p. 282}Malherbe devient l’homme de Vaugelas, de Vaugelas dont les mérites si grands sont oubliés, et qu’il nous rappelle.

Les littératures sont aussi ingrates que les peuples. Mais M. Demogeot a la reconnaissance des services rendus et l’amour des maîtres. Malherbe, Vaugelas, le Cardinal de Richelieu, ces grands hommes d’État littéraires, ces Hercules qui ont balayé la place pour que le grand Corneille pût passer, et Louis XIV et tout son siècle, ces hommes qu’on pourrait appeler plus glorieusement que Pitt les Ministres des préparatifs, car ils préparèrent le dix-septième siècle en l’ouvrant, voilà les personnalités les mieux comprises de M. Demogeot, parce qu’elles sont le plus aimées, et cela nous suffit, à nous, pour le juger, lui, à travers ses réserves, et pour, malgré nos différences, l’estimer !

Nous savons bien (et c’est là une histoire éternelle) qu’il a les défauts de ses qualités, et nous, comme d’autres, nous pourrions les lui reprocher. Nous, comme d’autres, nous pourrions trouver que la main de ce peseur de mérites ne tient pas toujours la balance assez droite, non par faiblesse, mais parce qu’il met peut-être trop de force dans sa manière de l’empoigner. Si nous le suivions dans le pas à pas de son livre, nous nierions sans broncher sa justice envers un écrivain comme Mathieu (l’auteur du Louis XI, dont il ne parle pas !) et qu’on ne juge point sur une phrase tirée de l’Histoire d’Henri IV, et nous affirmerions également son injustice envers {p. 283}Desportes, qui n’est pas, après tout, seulement, qu’un imitateur de l’Italie. Nous lui dirions enfin qu’il est bien dur envers les hommes de verve et de fantaisie, bien dur envers ce charmant et pauvre Caprice qui va tout à l’heure donner La Fontaine à la France, La Fontaine, aussi étonnant que le grand Corneille ! Mais à quoi bon ? Les qualités de l’auteur du Tableau de la littérature avant Corneille et Descartes sont viriles. Dans cette littérature avant Corneille ; si effroyablement imitatrice qu’il est lui-même Espagnol, ce qui importait le plus, n’était-ce pas de sauver l’originalité de la pensée française envahie, et de fonder la nationalité littéraire ? N’était-ce pas de s’opposer aussi aux excès du Caprice ? Car, s’il est un délicieux enfant comme l’Amour, c’est un enfant que le Caprice, et il vient toujours un moment où il faut emporter les enfants pour que l’on s’entende. Or, ce moment était venu et durait depuis trop longtemps : depuis les Valois. Voilà ce qui empêche de regarder aux erreurs menues et fait applaudir à la large justice d’un écrivain qui, en jugeant la littérature d’avant Corneille, ne s’est pas rappelé assez qu’il écrit, lui, après Corneille ! et que les bénéfices du temps et la gloire pour l’historien ou le critique littéraire, c’est de voir ce que les hommes comme Malherbe, Vaugelas, le cardinal de Richelieu, pour agir comme ils ont fait, ne pouvaient pas regarder !

IV §

{p. 284}Du reste, indépendamment de ce que M. Demogeot a mis… ou n’a pas mis de lui-même et de ses propres opinions dans le fragment d’histoire qu’il vient de publier, l’agrément d’un pareil morceau de littérature historique est surtout dans les citations, et ces citations y sont faites avec beaucoup de discernement et de choix. Seulement, elles sont peut-être trop vite faites, et ici nous rentrons dans l’inconvénient général du livre en question, qu’on voudrait une histoire à fond et qui, malheureusement, n’est qu’un tableau. Les groupes qui le composent étant nombreux et surchargés de personnages ; l’auteur n’a pas la possibilité — avec les limites qu’il s’est imposées — de s’arrêter sur chaque figure qui mérite l’étude et le détail. Mais aussi pourquoi s’est-il imposé ces limites ? Qui le forçait, encore une fois, d’étriquer les vastes proportions d’un cours dans les exiguïtés d’un livre ?

Avec son érudition très variée et très sûre, son goût pur et son jugement ferme, avec ce don de se posséder, — de n’aller que là où il veut, et comme il le veut, qui est une des distinctions les plus rares de son esprit, — et de tout esprit, — M. Jacques Demogeot nous semble fait pour mieux que pour exécuter, dans un petit panneau de {p. 285}boiserie historique, des petits médaillons littéraires. Quoiqu’il ait la phrase claire et l’esprit ironique (voir ce qu’il dit de Tallemant des Réaux et de bien d’autres, dont il parle avec un pli de bouche d’une raillerie profonde), ce n’est point un voltairien que M. Demogeot. Du moins ne l’est-il pas dans les formes extérieures et les mouvements de son esprit. C’est un homme d’une tout autre constitution que Saint-Marc Girardin, par exemple, dont l’érudition a la légèreté brillante et reconfortante d’un verre d’eau. Qu’il n’ait donc pas peur de corser la sienne ! Quand on a la tête carrée, il faut faire des œuvres carrées. Il faut être hardiment soi. Un homme taillé dans l’étoffe d’un Mabillon littéraire n’aurait jamais peur d’être lourd, et celui qui serait éclos sous la perruque du docteur Johnson, non plus !

Lenient §

La Satire en France au Moyen Âge.

I §

{p. 287}Certes, on ne dira pas que celui-ci n’est point un livre de professeur ! Aux pages précédentes, nous félicitions M. Demogeot d’avoir pu se détacher, dans tout le courant de son Étude sur la littérature du xviie siècle avant Descartes et Corneille, des opinions et des préjugés du métier, pour n’écouter que la voix de son ferme tempérament littéraire. Aujourd’hui, nous ne pourrions pas en dire autant de M. Lenient. M. Lenient, qui est l’ami de M. Demogeot, qui est même, comme Sosie, l’ami de tout le monde, car, dès la préface du livre qu’il publie aujourd’hui, il commence par saluer je ne sais combien de personnes en les nommant toutes par leur nom, et il compare Villemain à ces dieux d’Homère qui en trois {p. 288}pas faisaient le tour du monde, — atroce politesse, — M. Lenient est bien évidemment un professeur, et, vous le voyez, de quelle rhétorique encore ! On peut défier de s’y méprendre. C’est un professeur sur toutes les coutures. Il a tout, enfin, du professeur, et au point de vue du talent ce ne serait pas un mal, s’il était un grand professeur. L’Université en a donné plusieurs qui ont jeté de l’éclat dans les lettres ; mais M. Lenient n’est qu’un professeur, et professeur d’ordre moyen. Il n’a que les idées de ce genre de professeur, il en a le style, mais il n’a rien de plus. L’homme de lettres, on le cherche en vain, on ne le trouve pas ; et le critique, qui est au-dessus de l’homme de lettres, naturellement encore moins.

Et en effet, s’il ne l’était pas, professeur, que serait-il ? Il n’aurait pas manqué sa vocation, il se serait manqué lui-même. Ôtez-lui sa robe, ôtez lui son bonnet, et regardez ! Ôtez-lui l’uniforme dans lequel l’École normale boutonne ses vélites, ôtez-lui enfin les bénéfices intellectuels de l’institution dont il fait partie, et demandez-vous ce qui resterait alors à M. Lenient. Vous ne le direz pas ! Un jour, dans la comédie italienne, Arlequin vide tout à coup son costume et disparaît, escamoté. Le costume reste seul, se promenant majestueusement sur la scène. Eh bien ! au contraire du chat bariolé de Bergame, M. Lenient, lui, ne resterait pas sur la scène si son costume en disparaissait, car c’est son costume qui est sa personne, c’est son costume qui est Arlequin !

Il n’est pas mal, du reste, ce costume. Il n’a pas l’éclat {p. 289}de celui d’Arlequin, ce qui serait scandaleux pour un homme de fonction si grave, mais il est fait aussi de toutes pièces, car qui dit professeur dit vêtu de réminiscences. C’est un habit de forme sérieuse, taillé sur le patron des grands modèles, mais moins grandement porté, hélas ! Très soigné, très brossé, très épousseté, très convenable, cet habit couvre proprement la nullité de la personne, quand elle est nulle (et elle peut l’être), et crée à son profit une honnête, et, pour les myopes, une forte illusion.

Je ne dis point que M. Lenient ait besoin de cette illusion charitable. Je ne dis pas qu’il soit nul ou médiocre. Je ne le sais point et son livre ne me l’apprend pas. Mais je dis que, tel qu’il soit au fond, s’il a un fond, il paraît cultivé à la surface, renseigné, orné de connaissances, fort bien appris dans les matières qu’il traite. Je ne dis pas savant ni docte. Je dis bien appris, sachant, aux termes des règlements et des programmes, ce qui convient pour être professeur. Aussi l’est-il correctement, honorablement, mais si exclusivement, qu’en faisant une étude particulière de son ouvrage on pourrait faire une étude générale du professeur, qui trouve sa chaire trop petite et veut l’élargir par un livre. Il est moins et plus qu’une individualité. Il a l’avantage d’être une moyenne et un genre à lui seul, le genre et la moyenne professeur, qui n’est que professeur, en littérature. Pourquoi, puisque l’occasion s’en présente, ne donnerions-nous pas un simple coup d‘œil à cette variété littéraire ? M. Lenient, dans sa chaire, {p. 290}ne nous regarde pas. Mais il vient à nous par le livre : qu’il nous soit permis de le regarder.

II §

Et d’abord est-ce un livre que le sien, un livre loyalement et sincèrement fait, ayant sa destination propre, et qui n’ait pas, sous une forme quelconque, été déjà servi à un public ?… Ne serait-il pas une de ces productions hybrides qui ne sont ni tout à fait des livres, ni tout à fait des cours, et qui tiennent cependant de l’un et de l’autre ? Nous avons déjà reproché à cet autre professeur, M. Demogeot, que nous estimons, d’avoir maigrement découpé un volume d’histoire dans la vaste étoffe de son cours à la Faculté. M. Lenient, à son tour, M. Lenient qui n’est, lui, que simple professeur de collège, repétrirait-il sa matière de classe dans sa Satire au Moyen Âge ? Ou plutôt ne serait-ce pas là une ancienne thèse que ce volume indigéré, de faits écourtés et de jugements trop rapides, qui a besoin de développements et de commentaires, — qui naturellement les aurait eus s’il était une thèse, mais qui ne les a point s’il est un livre, et qui, par là, manquant de solidité et d’étendue, n’est plus guère alors qu’un assez indigeste hachis ?…

{p. 291}Quoi qu’il en soit·, du reste, de ce ménage, de ce secret de composition, le défaut du livre de M. Lenient — lequel n’est pas un livre d’aperçu, qui n’a été conçu ni écrit comme les Considérations de Montesquieu sur la grandeur et la décadence des Romains, et qui embrasse toute la période du Moyen Âge, — est de n’avoir que quatre cents et quelques pages pour nous donner le train des faits intellectuels de cette époque, qui est immense. De deux choses l’une en effet : ou il y a trop de citations en ce livre, ou il n’y en a pas assez. Ou il fallait condenser l’esprit des choses dans un miroir ardent de réflexions et d’images qui nous les eût renvoyées en quelques tout-puissants rayons, ou il fallait nous montrer les choses elles-mêmes, sans omission et sans superficialité. Il fallait tout dominer, tout écraser par le résumé souverain, par la foudroyante acuité du regard, par le despotisme du talent qui sait et qui ose abréger, ou entrer rigoureusement et patiemment dans le détail et ne pas raconter des poètes comme Rutebœuf et Villon en deux lignes, ni vouloir donner une idée de leur manière avec quatre vers ! C’est ce que n’a point fait l’historien. En cela, il s’est moqué de nous… sans gaieté. Sans gaieté ! c’est là qu’est le crime.

Avec ce beau sujet de la Satire en France pendant le Moyen Âge, avec ce titre d’un bonheur terrible, car le livre doit en mourir s’il n’est pas au niveau de ce titre heureux, la Critique, qui était en droit d’exiger des généralités de génie ou une histoire à fond, ne trouve {p. 292}devant elle que les allures pressées, mal appuyées et sans trace, du tableau ou de la leçon. Et cependant, quand on écrit l’histoire de la Satire, fût-ce en France, fût-ce au Moyen Âge, c’est-à-dire, après tout, dans un assez chétif fragment de l’espace et du temps, on n’écrit pas moins que l’histoire de l’esprit humain, — et de l’esprit humain par son côté le plus varié, le plus profond, le plus mystérieux, car le rire est plus difficile à expliquer que les larmes, dont la source est si large en nous qu’on n’a pas besoin de la chercher !

III §

L’Histoire de la Satire ! Et que ce soit en France, au Moyen Âge et n’importe où, l’Histoire de la Satire ! Affriolant et mordant sujet, difficile et oublié ! Flacon de caviar à déboucher avec les dents, car il est hermétiquement fermé à l’émeri, celui-là ! L’Histoire de la Satire, en d’autres termes, l’Histoire de la comédie humaine, n’était-ce pas par une déchirante analyse du rire et de ses causes (les causes du rire, grand Dieu !) qu’il fallait la commencer ? Oui, c’était par cette grande page vierge à écrire, qu’il fallait ouvrir l’introduction de cette histoire. Excepté Beattie l’Écossais, qui n’a pas le don de seconde vue en philosophie, ni même le don de la première ; {p. 293}excepté Beattie, lequel a essayé de frotter son museau rêveur de mouton philosophique à ce sujet qui s’est moqué de lui, personne ne s’est encore douté qu’il y avait là à faire flamber une page… illuminante !

Malheureusement, M. Lenient n’a rien du redoutable métaphysicien nécessaire ici, à l’origine de cette histoire, qu’en honnête professeur de rhétorique il prend humblement et verbalement du pied des faits biographiques et littéraires, entremêlant comme une paillette, sur la trame de la notice, l’oripeau de la citation. Qu’est-ce que le rire ? Qu’est-ce que la moquerie, la moquerie éternelle ?… On a toujours ri dans l’Humanité, depuis sa chute : c’est le cri poussé par l’homme en tombant ! L’homme s’est moqué, à toute époque, de ses pouvoirs, de ses néants, de ses sentiments, de lui-même. Quelle est cette ironie fatale, qui se mêle jusqu’à ses tendresses, car il rit de la femme qu’il aime et, grâce amère de la vie ! il rit parfois d’elle sur son cœur. Questions fières ! — Énigme agaçante ! M. Lenient n’y touche pas, il ne s’en soucie. Il s’appelle Lenient.

Niente ! Niente ! qui veut dire rien !

Il n’a jamais pensé à chercher dans la nature de l’homme la racine de cette singulière plante, empoisonnée peut-être, qui fleurit en éclatant sur les lèvres humaines ! Il n’enfonce point et ne pose pas dans la psychologie le point de départ de son Histoire de la Satire, et voilà pourquoi il pousse tout droit devant lui, dès les premières pages, ce petit trot historique qui fait son bonheur sans danger, à travers les causes secondes et {p. 294}troisièmes sur lesquelles il a chance encore de se tromper. En histoire, puisqu’il se rabat sur l’histoire, M. Lenient a le bagage de l’école, ni plus ni moins. C’est un dégrossi de l’enseignement de Guizot, car la conception de l’histoire, telle que l’a faite Guizot, n’a pas été emportée par lui quand il a quitté l’enseignement. Elle y est restée et elle y règne sur la plupart des esprits. M. Lenient lui doit cette impartialité, que nous connaissons, hélas ! qui croit qu’admettre tout » c’est tout expliquer, et qui n’est que le balancement perpétuel de la pensée entre les faits contradictoires. Il lui doit encore ce scepticisme, aux formes voilées d’affirmations étranges, qui se donne avec fatuité pour de l’étendue, mais que nous ne prenons pas pour tel.

Aussi M. Lenient ne connaît-il, malgré les textes qu’il a grignotés, que très imparfaitement le Moyen Âge, et il en convient, d’ailleurs, aux premiers mots de sa préface, avec une très curieuse bonne foi. « Le procès du Moyen Âge — dit-il — n’est pas encore vidé. Instruit (seulement !) par un grave et puissant historien. Guizot ; vingt fois agité depuis au gré des aspirations libérales ou des passions rétrogrades de tel parti, il a donné lieu aux systèmes les plus opposés. »

Voilà tout ce qu’il sait du Moyen Âge ! Et il va tout à l’heure nous le professer dans sa manifestation la plus profonde, la plus compliquée, la plus fébrile : le rire aux mille faces de cette époque merveilleusement confuse et puissante, ce rire du Moyen Âge, diabolique comme la {p. 295}science ou ingénu comme l’innocence… Lequel des deux, puisque le procès n’est pas vidé ?… Le brid’oisonisme historique, s’il était conséquent, s’abstiendrait de juger, mais alors il ne serait plus cette chose moderne et ineffable, le brid’oisonisme. Nous y perdrions trop. Qu’il reste comme il est ! M. Lenient juge donc, dans ce procès non vidé qu’il ne videra pas, mais, toujours dans ses errements d’école, il reprend en sous-œuvre l’opinion de ses maîtres pour en doubler et garnir l’intérieur de ses jugements à lui.

Or, comme il n’est pas d’idée plus familière et plus chère à l’école historique, qui a fondé la théorie des classes moyennes dans l’histoire pour la réaliser dans le gouvernement, que l’invincible et l’inévitable supériorité de la bourgeoisie, M. Lenient, fidèle à ses maîtres, ne craint pas de mettre la satire au compte de la bourgeoisie au Moyen Âge, et d’en faire l’instrument et la preuve même de son émancipation. Certes, oui ! la bourgeoisie s’en servit, ce n’est pas douteux, de cette arme à toute main, de cette force humaine ; mais ne la voir que là, ne pas aller la chercher plus avant que là, dans cette société qu’on ne connaît… que comme le thème des systèmes les plus opposés, c’est être un par trop bon élève des Guizot et des Thierry, c’est par trop mériter le prix (y en a-t-il un ?) de la sobriété historique, de cette vertu qui empêche et prévient la dangereuse soif de l’originalité, laquelle certainement n’est pas défendue, comme l’absinthe, pour cause de santé, aux jeunes professeurs.

IV §

{p. 296}L’originalité ! Quel mot ! Croyez-vous donc qu’il n’y en ait que dans les œuvres de la fantaisie ? Croyez-vous qu’il n’y en ait pas une en histoire ? Croyez-vous qu’il n’y ait pas, si maintenu qu’on soit par les faits, — ces fers aux pieds et aux mains, mais qui n’empêchent pas les hommes vraiment forts de se mouvoir et de se dilater dans la beauté de leur puissance, — croyez-vous qu’il n’y ait pas, au sein de tous les esclavages de l’histoire, des manières d’ouvrir ses points de vues qui sont de la plus haute, de la plus réelle originalité ?… L’originalité en histoire, ce n’est pas de l’invention, bien entendu ! c’est toujours de la profondeur. Eh bien ! c’est ce que n’a point l’histoire de la Satire en France au Moyen Âge, par M. Lenient. Par ce côté, elle est indigente. L’auteur n’a pas un point de vue qui ne soit dans la circulation de tous les livres de ce temps.

Pour notre compte, nous avons cherché une idée à lui, l’aiguille d’une idée à lui, dans toute cette botte de foin de petits faits et de petites citations. Elle n’y est pas. Nous l’aurions trouvée. Nous savions bien qu’il n’y avait pas d’escarboucle, mais seulement long comme ça d’acier qui reluise nous aurait charmés. Le livre pourtant {p. 297}n’est pas terne. Il n’est pas plus éteint qu’il n’est éclatant. C’est cette moyenne, dont nous parlions au commencement de ce chapitre, monnaie courante de style et d’idées, mais après laquelle on ne courra pas.

De tels livres, du reste, sont la preuve de ce que l’éducation toute seule peut donner en fait d’hommes, car je ne vois dans ce livre (exécuté avec des choses purement apprises) que ce que l’éducation y a créé et y a mis. La pisciculture est plus avancée pour les hommes que pour les huîtres, qui sont une question encore, et même que pour les poissons, qui ont réussi. Or, M. Lenient et son livre forment tous deux le résultat le plus favorisé de la pisciculture intellectuelle, qui crée du talent avec un semis de connaissances, et comme elle peut, le fait lever.

Il lève ainsi, l’expérience est là. Le livre de M. Lenient est un niveau. Avec des hommes d’école n’ayant que l’individualité de leur école, vous pouvez avoir au-dessous, mais vous n’aurez rien au-dessus ! Pour avoir au-dessus, il faudrait qu’une individualité littéraire jaillît tout à coup du sein de l’individualité simplement professorale et la brisât, et rien n’annonce ce jaillissement dans cette histoire aux qualités négatives, — qui n’est point plate, non ! mais qui n’a pas de relief, et qui pourrait porter aussi bien la date du règne de Louis-Philippe, par exemple, que celle du règne de Napoléon III, l’homme qui l’a écrite étant identiquement le même professeur moyen, le même élève de l’École normale du {p. 298}milieu de la classe, qui pouvait l’écrire, il y a vingt ans, exactement de ce même style, — la construire exactement avec les mêmes renseignements, — y professer exactement les mêmes admirations pour les mêmes personnes, Casimir Delavigne et Béranger, — et, finalement, la saupoudrer de la même fleur d’érudition facile, cueillie dans tous les livres que la fonction met aux mains et force à feuilleter.

M. Lenient s’appelle légion, quoiqu’il n’ait pas l’esprit de plusieurs diables, ni même d’un seul. Il a juste de talent celui que l’Université donne, et peut donner, à force d’enseignement et d’études, mais enfin elle n’est ni le bon Dieu ni la nature, elle n’est que l’Université, et elle ne peut donner que cela. Qui sait ? M. Lenient, qui n’est, lui, qu’un de ses professeurs moyens, — utiles à leur place, mais sans supériorité accusée, — se révélera-t-il un jour à l’étonnement de tout le monde comme un écrivain ayant un style à lui, des idées à lui et une valeur propre et déterminée ? et non plus seulement comme un homme jeté dans un moule, fait à l’emporte-pièce ou obtenu à l’aide de procédés quelconques ?

Nous ne voulons désespérer personne. L’inspiration, la pensée, peuvent venir. Peut-être de cet homme raboté, vernissé par une éducation spéciale, sortira-t-il enfin quelque petite voix naturelle, quelque petite voix de génie, comme d’un étui de maroquin noir tout uni, centième exemplaire de la même boîte, peut très bien sortir une charmante mandoline dont les sons ne {p. 299}s’oublient jamais une fois qu’on les a entendus ! Tout cela certainement est possible, mais tout ce que nous devions constater, c’est que cela n’est pas encore aujourd’hui, et qu’elle dort bien profondément, notre mandoline littéraire, dans son étui… de professeur.

Si le sujet n’était pas si grave, nous dirions que c’est nous qui sommes le chagrin de cet étui-là.

M. Antoine Campaux §

François Villon.

I §

{p. 301}Ce livre n’est pas, comme on pourrait le croire, une nouvelle édition des œuvres de François Villon, mais tout simplement un mélange de critique et de biographie, entrepris dans le dessein de tirer de l’obscurité, dont elle n’est jamais suffisamment sortie, la figure originale de cet ancien poète à qui pourtant la gloire n’a pas manqué, mais une gloire coupée d’oubli, à interruptions ou à ressauts. Né dans les ruisseaux de Paris, que Madame de Staël aimait seulement rue du Bac, François Villon (qu’on me permette ce mot moderne), le voyou du xve siècle, l’escholier qui ne fut jamais maître, si ce n’est en poésie, est resté toujours un peu vautré dans la bouc noire de son origine et masqué comme un marmouset par cette {p. 302}fange, quoiqu’à plusieurs reprises un rayon d’or soit tombé sur lui.

Le premier de ces rayons, que du reste il ne vit pas luire, partit de l’œil bleu du plus beau et du plus intelligent des Valois, de ce François Ier qui un jour commanda à Marot une édition royale des poésies de l’échappé de Montfaucon. Et le dernier, de l’œil sévère, mais adouci cette fois, de ce Boileau qu’on a appelé, dans une langue que ne connaissait pas Villon, le législateur du Parnasse. Entre ces deux regards se rangèrent je ne sais combien d’éditions de Villon, plus ou moins accompagnées de vies qui n’étaient pas la sienne, ou qui, du moins, ne disaient que très peu de chose de la sienne. L’auteur du livre que voici compte vingt-deux de ces éditions dont les deux dernières furent celles de Prompsaut en 1832, et en 1854 celle du bibliophile Jacob, et, de toutes les vies, la vie qu’il consulte le plus est celle de Colletet, car Colletet a écrit une vie de Villon, Colletet qui, crotté jusqu’à l’échine,

Allait chercher son pain de cuisine en cuisine.

comme l’a dit férocement Boileau, qui savait où dîner ! De tous les hommes à quatre épingles, à pensions et à grandes perruques du xviie siècle, Colletet était le seul qui dût penser à écrire une vie de ce Villon qui, lui, n’avait pas de cuisine où il pût faire de quotidiens pèlerinages. Le hasard, si ce n’est la pitié, cette bête de {p. 303}hasard qui a parfois de l’esprit comme un dieu, fit celle harmonie de la vie d’un meurt-de-faim écrite par un autre, et aussi cette dissonance, car, excepté au point de vue famélique, Colletet et Villon se ressemblaient bien peu !

L’un était un homme de génie que La Fontaine lisait et méditait, l’autre un cuistre dont il se moquait, car il se moquait très bien, le bon La Fontaine ! Il avait le génie acéré de l’épigramme comme Racine, Racine surnommé le doux ! Et même comme écornifleurs, avec l’identité de la même faim, creusant leurs pauvres ventres à tous les deux, il y avait encore une différence notable entre Colletet et Villon, L’un nettoyait modestement les assiettes, et l’autre les cassait, quand il ne les prenait pas ! L’un en lin était un parasite honnête, une fourchette suppliante, l’autre était un Mauvais Garçon, un Ribaud, et sa fourchette était le croc menaçant qui enlevait la fortune du pot, quand le pot avait une fortune ! C’était là toute la sienne, fortune traîtresse, à laquelle il se lia trop puisqu’elle ne lui rapporta jamais que misère, anxiété, angoisse, mépris public, infamie, je ne sais combien de mois de torture et deux condamnations à mort !

Mon Dieu, oui ! la torture et deux condamnations à mort. Excusez… rien que cela ! La société d’alors ne badinait pas. La philanthropie n’était pas inventée. Les mœurs étaient fortes et la législation sévère, et les bons tours, comme ils disaient, ces joyeux compaignons, trop {p. 304}joyeux, ne coûtaient rien moins… qu’un licou. Ces bons tours, que je n’excuserai point, car ce que je trouve au monde de plus odieux, c’est de diminuer l’immoralité des actes humains avec cette chose terrible qui peut ronger tout : la plaisanterie ! la plaisanterie qui, bientôt, si on la laissait faire, ferait une dentelle d’un mur. Ces bons tours, que j’appellerai mauvais, le xviie siècle, le solennel xviie siècle les continuait, en riant, quand Scapin volait cinq cents écus à Géronte et le bâtonnait dans son sac. Mais au xve siècle, c’était différent, et, si vaurien qu’on fût, il fallait pour se les permettre au moins plus qu’une âme de valet…

Le Moyen Âge, qui a tout grandi, grandissait les petits coupables par l’atrocité du supplice. À ces indignités devant lesquelles on ne reculait pas, s’ajoutait du moins la dignité d’un grand danger… Ces condamnations à mort auxquelles je suis bien aise que Villon ait échappé, puisque cela nous a valu le Grand Testament et les meilleures de ses ballades, je ne suis point fâché qu’il en ait été frappé et qu’il ait eu à en courir les chances et les transes. Cela arrête un peu le mépris, qui, sans cela, coulerait jusque sur sa gloire.

Stendhal a dit quelque part que la seule chose qui maintenant distingue un homme, c’est une condamnation à mort. Il est vrai que Stendhal parlait dans une société égalitaire. Villon, qui ne connaissait pas ce genre de société, en a, pour sa part, empoché deux. Elles le distingueront toujours. C’est l’honneur, en effet, le seul {p. 305}honneur de la Bohème au xve siècle, d’avoir à braver plus que Clichy et la police correctionnelle, et que pour tous les genres de billets à ordre et au collet d’un temps plus près de l’action et moins facile que le nôtre, il retournât de pendaison !

Villon fut de cette Bohème osée et exposée., de cette Bohème à tempérament dans une époque où le tempérament débordait. Il n’en fut point le prince, comme l’aurait dit Balzac, mais il en fut le poète, ce qui est une autre façon d’être un prince. Il la chanta, il la plaignit, la lit rire et pleurer, ensemble ou tour à tour, dans ses vers. Il la chanta, non par affectation ou forfanterie, comme les bohèmes de notre temps, qui n’ont pas même le naturel de leurs vices, mais parce que cette Bohème était sa vie et, qui sait ? peut-être son talent.

Le talent garde le mystère des impressions dont il est formé dans nos esprits ou dans nos âmes. Sans cette vie, sur laquelle la morale a bien le droit d’allonger ses moues, qui peut dire que le talent de Villon n’aurait pas péri ?… Supposez qu’il cesse d’être un bohème comme on l’était au xve siècle, donnez-lui une place dans le classement d’un monde où chacun était classé, faites un moine, un soldat, un être quelconque de cette société féodale, qui lut un chef-d’œuvre de hiérarchie, de cet escholier indomptable qui a rompu son ban et qui est devenu un véritable outlaw en plein Paris, — autant, ma foi ! que Robin-Hood dans les forêts de l’Angleterre, — son génie primesautier va s’énerver dans la convention {p. 306}sociale et littéraire ! Il chantera plus ou moins connue Charles d’Orléans, qui était un prince de ce temps-là. Il n’aura plus toute la saveur de son génie, de ce génie si profondément gaulois qui allait commencer cette belle lignée où l’on trouve Rabelais par en haut, Marot plus bas, Régnier, qui remonte pour arriver à La Fontaine et à Molière ; Boileau de quelques degrés au-dessous ; puis Voltaire, puis Béranger, qui l’aplatit, ce génie, et qui l’embourgeoise, mais dans lequel, pourtant, on peut le reconnaître encore !

Villon, en effet, est le génie gaulois par excellence. Il en est l’aurore et l’excellence. Déjà l’aurore n’est-elle pas le jour ? C’est ce génie, plus épris de réalité que d’idéal, de nature humaine que de l’autre nature. C’est le génie de l’observation comique, mais aussi de la plus tragique sensibilité. Il a le double sel, le sel de la gaieté et le sel des larmes. Il est aussi capable de rire que de pleurer, non l’un après l’autre, comme tout le monde, non pour cacher l’un par l’autre, comme le stoïcisme, mais en même temps, ce qu’il a exprimé par un mot homérique, dit très bien M. Campaux, qui s’est rappelé Astyanax et qui a fait de ce mot de Villon l’épigraphe de son livre : Je ris en pleurs !

II §

{p. 307}Car voilà l’originalité de Villon ! Voilà le duvet de sa fleur ! Poète personnel, il ne dit pas, comme lord Byron dans le plus personnel de ses poèmes (le Don Juan), il ne dit pas, avec le cant de l’orgueil anglais : « Quand je ris, c’est pour ne pas pleurer », mais, avec la grâce et la franchise de France : « Je ris en pleurs », et, par cette naïveté de génie, il a traduit tout son génie ! M. Antoine Campaux, qui sent très bien Villon, quoique parfois, comme nous le verrons plus loin, il l’exagère, M. Campaux a mis, avec beaucoup de tact, à part de tout, dans l’analyse qu’il fait du génie de son poète, cette fusion divinement humaine du rire et des larmes qui fait tomber des pleurs dans la coupe rose des lèvres souriantes, et passer à travers les épanouissements des rires le cruel fausset des sanglots. Et il a cité dans son livre, qui est presque une édition de Villon, tant les citations sont nombreuses, maint passage dont il faut nous priver, faute d’espace, où ce charme poignant de la simultanéité du rire et des pleurs est adorablement démontré par les citations qu’il a faites.

Eh bien, en ceci M. Campaux a prouvé, selon moi, qu’il avait le sens du critique. Bien des gens seraient {p. 308}allés d’abord aux choses plus grosses, plus matériellement en vue dans Villon. Les uns, par exemple, à la langue, que Villon a maniée en maître créateur, car il la créait en la maniant, cette langue qui n’était qu’à l’état de larve quand il écrivait ; les autres, à telle ou telle spéciale inspiration qui prend le cœur ou la pensée. M. Campaux y arrive aussi, mais plus tard. Mais ce n’est ni la langue, ni telle ou telle inspiration, qui tout d’abord le frappe. Non ! c’est le fin du poète, son parfum, la note vraie de sa mystérieuse puissance. Le reste, c’est-à-dire la beauté de la langue ou la spécialité de l’inspiration, ce n’est pas ce qui fait l’individualité, l’intime individualité de Villon.

Du temps de Villon et avant Villon, il y avait des poètes naïfs, comiques, pittoresques, sensibles. Depuis Villon, en fait de langue, à la place de ce rebec, nous avons entendu l’orgue immense que Rabelais a touché de ses vastes mains enchantées. Mais ce qu’on n’a pas retrouvé, ni avant ni depuis, dans cette sincérité, ce qui fait vraiment Villon et lui étoile le front de sa Muse, c’est le pathétique poignant et charmant des larmes dans le rire et du rire dans les larmes, qui est aussi le pathétique de la nature au mois d’avril, quand il pleut et qu’il fait soleil. Et Villon, du reste, n’est-il pas le mois d’avril de la Poésie française ? Il en ouvre le printemps, et il a de ces larmes de printemps dans lesquelles se mêlent les rayons d’un soleil frais comme une aurore. Opposition qui produit des arcs-en-ciel dans la nature, mais qui, dans l’ordre du {p. 309}sentiment et de la poésie, produit des choses encore plus charmantes que des arcs-en-ciel !

Et la suite de l’analyse qui commence ainsi, vaut le commencement.

Au milieu de tant d’autres critiques qui n’auraient vu dans François Villon que l’art des vers, — naturalistes, épingliers, babiolistes, — M. Campaux a eu des soins plus mâles, une virilité de vue plus profonde. Il est le premier, que je sache, qui se soit donné la peine de rechercher les sources morales de l’inspiration dans cet immoral, ce ribaud, ce braguard qui s’appelait Villon, et qui, comme tant d’autres, valait mieux au fond que ce qu’il paraissait être. Et, le croira-t-on ? il a trouvé dans la fange de ce bohème, qui dévala jusqu’au truand, quatre sources de poésie d’une pureté de ciel. Avec une main subtilement adroite, une main de luthier, M. Campaux a détordu les cordes du vieil instrument dont la sonorité nous fait tressaillir encore, et il a trouvé que ce qui les rendait si vibrantes, c’était, en fin de compte, les plus beaux sentiments que la poésie pût exprimer ! Villon a toujours gardé en lui l’amour de sa mère, cet amour qui nous embaume si mélancoliquement la vie quand notre mère n’est plus, la foi ardente du Moyen Âge au Dieu crucifié, le sentiment de l’honneur de la France, et la fidélité dans l’amour, — même dans l’amour coupable et trahi — l’immortelle fidélité des âmes fortes !

Certes, je ne puis que féliciter M. Campaux d’avoir creusé jusque-là dans les vers de Villon, et opposé ainsi {p. 310}les sentiments à la vie du poète. C’était la seule manière qu’il y eût de relever le poète de la dégradation que lui a fait subir le jugement sommaire de la Postérité, qui n’a vu, elle, sous son tabard usé par la misère, que le maillotin, le mauvais garçon, l’enfant terrible d’un Paris terrible, et qui s’en est trop détournée. M. Campaux la rattrape aujourd’hui, et la force à regarder l’âme de l’homme empreinte dans ses vers, pour faire pardonner à sa vie. Et vraiment, si l’imagination humaine est ainsi faite que, dans les poèmes de lord Byron, par exemple, elle pardonne même au crime en faveur d’un noble sentiment que l’âme a gardé dans sa pureté première, si la fidélité de Conrad le Corsaire est plus belle enchâssée dans cette vie de bandit, comme un diamant qui rayonnerait mieux dans une monture noire, cette fidélité dans l‘amour qu’il avait, lui aussi, profitera au pauvre Villon. Et si la morale reste sévère, au moins l’imagination pardonnera !

III §

Ainsi, de la critique bien faite, de la critique qui se préoccupe avant tout de la moralité, — je ne dis pas de l’écrivain qu’elle examine, lequel n’en avait pas (il faut {p. 311}bien en convenir), mais de la moralité de son inspiration, plus importante que celle de sa vie, car un homme meurt et son scandale avec lui, mais son livre reste, scandale et danger éternels ! — tel est le livre de M. Campaux. Après la caractéristique du génie de Villon, si vite aperçue et mise en lumière, après les sources morales cherchées et découvertes à travers l’œuvre d’un porte qui a bu toutes les hontes, comme il le dit de lui-même, et qui a tant de parties grossières, mais où le talent brille encore tout en se déshonorant, vient la tâche plus facile de l’appréciation littéraire de l’œuvre entière de Villon, et M. Campaux ne s’en est pas moins bien acquitté.

Tout le monde sait que Villon est l’auteur d’un grand nombre de ballades, parmi lesquelles les deux fameuses : Les Dames du temps jadis et L’Honneur français, et de deux poèmes d’assez longue haleine : Le Petit Testament ou les Legs et Le Grand Testament, qui est vraiment une épopée personnelle. Chose naturelle ! cet homme, qui a passé toute une vie haletante et balancée entre deux condamnations à mort, comme le pendu, qu’il faillit bien être, au bout de sa corde dans les airs, est revenu deux fois à cette forme de testament fatale pour sa pensée, et antithèse que l’on comprend très bien de la part de ce hors-la-loi, de ce communiste du xve siècle, mi-parti de mendiant un peu trop brusque et de voleur un peu trop gai. Il a tiré un effet amer et comique de cette idée, qui domine son poème, de donner ce qu’il n’avait pas ! Le pauvre diable sa faisait, par là, propriétaire. L’idéal, {p. 312}je l’ai dit souvent, est toujours l’impossible, et ce dut être son idéal.

M. Campaux a divisé son livre en trois parties, correspondant aux trois parties de l’œuvre de Villon, et il en a signalé les qualités avec un sentiment très vif. Villon a une poésie qui ressemble, selon moi, à la manière de peindre de Callot, qui n’a pas peint que des mendiants comiques, originaux et prodigieusement pittoresques : Callot a la grâce après la bouffonnerie joyeuse, extravagante ou terrible, et presque l’idéalité ! Villon, qui a vécu un peu comme Callot, le rappelle deux fois, — par son genre de talent et aussi par sa physionomie.

Regardez-le bien, dans les deux portraits qu’en retrace M. Campaux, qui, je ne sais comment, a oublié cette ressemblance. Jeune, fringant, avec son bicoquet à deux plumes sur l’oreille, sa courte tunique serrée à la taille, son branc d’acier battant ses mollets, c’est un des beaux fils de Callot et presque un de ses gentilshommes, — un gentilhomme du clair de lune ! comme dirait Shakespeare. — Vieux, fripé, le tabard en loques, le nez tuberculeux, c’est un de ces Pauvres sublimes, types immortels des misères méritées, que Callot campe sur des béquilles avec des tournures qu’il est impossible d’oublier !

M. Campaux le compare, lui, aux peintres flamands, mais aux peintres flamands qui n’ont pas fait de paysages, car, particularité de son génie, par ce côté frappé de sécheresse, Villon, le racleur des pavés de Paris, qui avait voyagé pourtant de l’une à l’autre {p. 313}frontière de cette France qui eût pu lui apprendre et lui faire aimer la nature, n’en remarqua jamais la magnifique plasticité. Il ne la vit jamais, même à travers ces grandes lunettes qu’il donna, dans son Testament, aux Quinze-Vingts, — sur ce point-là, Quinze-Vingt lui-même. Paris boucha tout à cet amant de la belle Héaulmière, qui avait tant cauponisé, comme dit Rabelais, ès tabernes méritoires de la Pomme-de-Pin.

Ce peintre des charniers des Saints-Innocents qu’il hantait le soir, Hamlet en guenilles, en rêvant peut-être à la tête d’Yorick qu’il y apporterait un jour en y apportant la sienne, ce dessinateur de potences à la manière noire de Goya, Villon avait le génie manchot. Il n’embrassait pas celle que Shakespeare appelle sa déesse (my goddess), et que tous les poètes ont étreinte. Il n’avait pas le sentiment de la nature. Cette corde manquait à ce poète de sac et de corde, qui avait toutes les autres qualités du grand poète, mais qui, par là, fut incomplet.

M. Campaux l’a bien compris, — mais il n’insiste pas assez sur ce hiatus dans les facultés de Villon, tant il craint de froisser rudement l’admiration qu’il lui porte. Je l’ai dit déjà : trop de sensibilité dans l’admiration, voilà le faible du livre très délicat de M. Campaux. Grand poète, malgré le calus qu’il a à l’esprit et qui l’empêche de sentir la nature que le génie gaulois sent dans tous ses poètes, lui seul excepté, — étonnant de n’avoir pas galvaudé et perdu des facultés qu’il a traînées dans {p. 314}tous les désordres de la vie, Villon n’a pas besoin qu’on l’exagère pour qu’on reconnaisse sa réelle supériorité.

M. Campaux en a fait trop le père de tout le monde, l’ab Jove·principium de tout ce qui a suivi. Il dit, en citant un vers de Villon : « Voilà tout le Lutrin de Boileau » ; en en citant deux autres : « Voilà toute la satire de Régnier. » Il lit vraiment trop dans les germes, cet anatomiste enthousiaste ! — Tenez ! dit-il, voilà juste la molécule qui a produit tel grand homme qu’il vous nomme sans peur. Villon lui rappelle Orcagna, Cimabuë, Giotto, Van Ostade, Shakespeare, Lucrèce (le poète, bien entendu, il ne pouvait pas rappeler l’autre), Régnier, Pascal, Boileau. Ce que c’est que d’être lettré ! Il suffisait de dire que c’était Villon, et c’était assez.

M. Eugène Talbot §

Histoire d’Hérodote.

I §

{p. 315}Ohé ! Ohé ! la bonne nouvelle ! Ceci n’est point une exhumation. C’est bien mieux, c’est une résurrection ! On n’exhume que les morts, et quand c’est fait, ils sont désagréables. Or, le déterré que voici est tout simplement délicieux. Ce n’est pas un cadavre, c’est un vivant qui flaire comme baume et qui a toute la fraîcheur de la vie ! Cette adorable traduction d’Hérodote par Pierre Saliat, ensevelie sous trois ou quatre autres, avait été définitivement oubliée pour celle de Larcher. L’écrivain avait été sacrifié au pédant, le talent à la platitude.

Cela arrive parfois, dans le meilleur des mondes possibles. Saliat, enterré, était vivant, bien vivant, très vivant, comme dit si gaiement Béranger ; et c’était Larcher qui était le cadavre, un cadavre comme il y en a beaucoup, {p. 316}qui marchent la terre du Seigneur et qui s’y prélassent, au lieu d’être tranquillement et tout de leur long, à tout jamais, couchés sous elle ! Aujourd’hui, un homme d’esprit, et audacieux… pour un professeur, s’est permis de donner une édition de Pierre Saliat et de manquer ainsi au pédantisme routinier qui mène le monde.

Il a osé préférer le pauvre Pierre Saliat, qui n’était qu’un écrivain, à un puissant Monsieur de l’Académie des inscriptions comme Larcher, et quoiqu’il ait pris (il faut en convenir) bien des précautions… professorales pour toucher à ce puissant Monsieur d’Académie, car les académiciens sont pour les professeurs ce que pour les bourgeois doivent être des duchesses, M. Eugène Talbot, dont le nom rappelle celui d’un héros encore plus crâne que lui, me produit cependant l’effet d’un héros de goût d’avoir fait cela, et, pour mon compte, je lui sais un gré infini d’avoir, en publiant cette édition qui est soignée et très belle, remis les choses en leur place naturelle, — c’est-à-dire Larcher au sépulcre et Saliat hors de son tombeau !

Et d’autant que personne, avant M. Talbot, n’avait songé à l’en tirer ! Le Romantisme, ce Résurrectionniste, en ravivant, aux lueurs de son flambeau, toutes les gloires du seizième siècle, de ce siècle que le dix-septième et le dix-huitième, descendants ingrats de pères plus grands qu’eux, avaient cru pouvoir effacer, le Romantisme avait laissé dans l’ombre cette petite gloire d’une traduction qui est un bijou… Tous ou presque tous de ce siècle {p. 317}qui a la beauté d’une aurore, depuis Rabelais, Montaigne, Ronsard, d’Aubigné, Régnier, Amyot, Desportes, jusqu’à Mathieu, le splendide Pierre Mathieu, qui écrivait sous Henri IV et qui précéda immédiatement cette littérature, exécutée comme la Noblesse et dont Malherbe et Despréaux vont tout à l’heure être les Richelieu et les Louis XIV, tous avaient eu leur édition ou du moins leur page d’histoire ou de critique qui disait la nécessité ou la convenance de l’édition, comme on a la niche, en attendant la statue. Seul, le malheureux Pierre Saliat, le savoureux traducteur d’Hérodote que ce friand de Montaigne lisait dans sa bibliothèque en se pourléchant de plaisir, n’avait rien eu. Il était resté dans la bibliothèque de Montaigne. Mais voilà qu’aujourd’hui, à l’instant où l’on y pensait le moins, il va prendre place dans les nôtres ! L’éditeur nous a traités comme si nous étions des Montaigne. Est-ce assez poli ?…

Oui, on n’y pensait guère, c’est la vérité. Courier, je crois, a été le dernier mécontent qui ait parlé, en grommelant, de Larcher, qu’on laissait en son pignon sur rue d’académicien et de traducteur d’Hérodote, attitré et accrédité. Sans M. Talbot et avec l’esprit de ce pays-ci, il y en avait peut-être là pour la vie éternelle ! Je n’ai jamais eu grand goût pour Paul-Louis Courier, ce canonnier qui n’aimait pas le canon, ce voltairien en veste rousse qui riait et qui mordait avec les grandes vilaines dents jaunes de l’Envie ; mais, tout bas d’esprit qu’il fût, il s’était parfumé à respirer ce bouquet de la langue {p. 318}d’Hérodote et de la langue du seizième siècle, et l’odeur du thym virginal et du serpolet trempé de rosée n’en est pas moins l’odeur du thym et du serpolet, sur les galoches du paysan.

Courier avait deux excellentes raisons pour se gausser de Larcher, le solennel dadais au style noble. Lui, s’il affectait d’être paysan, c’était un paysan qui ne barguignait pas. Il aimait le mot net, l’emporte-pièce de la propriété du terme, et de plus il sentait le génie grec, ce vigneron au bonnet de laine grise, et le génie gaulois, et il aurait voulu les faire tenir tous deux sous ce bonnet. C’est qu’en effet ils y pouvaient très bien tenir, ces deux génies, et y faire une union charmante, comme cette traduction d’Hérodote par Pierre Saliat peut nous le prouver aujourd’hui.

II §

Elle est leur jonction dans la même œuvre. La langue gauloise du seizième siècle répond si parfaitement et si exactement à la langue grecque du temps d’Hérodote, qu’il est impossible même de supposer une traduction d’un autre temps qui puisse l’emporter sur une traduction à cette date. On peut concevoir très bien un traducteur supérieur à Saliat, un helléniste plus savant, un {p. 319}artiste plus profond et plus souple, mais, en dehors du seizième siècle, de traduction supérieure à la sienne, non ! La langue qu’écrit l’homme d’un temps l’imprègne et le pénètre de son génie et lui communique une saveur que rien, quand on n’écrit pas cette même langue, ne peut remplacer, Notez-le bien : en matière de traduction, le génie de la langue importe bien plus que le génie individuel dont se trouve doué le traducteur.

Qu’était Pierre Saliat ? On le sait à peine. M. Eugène Talbot nous dit qu’il avait traduit, avec les neuf livres de l’histoire d’Hérodote, le recueil de Georges Gémiste, dit Pléthon, l’oraison de Salluste contre Cicéron et celle de Cicéron contre Salluste, deux autres oraisons de Salluste à Jules César, un opuscule d’Aristote : du Monde, un autre (du Monde aussi) de Philon, le Songe de Scipion, etc. C’était donc un traducteur de métier. De plus, il grattait le papier chez cette noble canaille apostate de cardinal Odet de Chatillon, qui se fit protestant et que Pie IV raya du nombre des cardinaux ; mais rien n’indique qu’il fût, comme Rabelais, par exemple, la tête au-dessus de son métier et de son état.

Seulement, il savait bien cette magnifique langue du seizième siècle, qui semble avoir été creusée et arrondie comme une coupe pour y recevoir le génie grec, épanché de l’amphore maternelle, et il y reçut celui d’Hérodote, qui, lui aussi, était le génie grec avec une date, — une date après laquelle il n’y a rien de cette force de chêne en pleine terre, de cette grâce fruste et de cette naïveté !

{p. 320}En effet, le génie personnel d’Hérodote a été doublé par la langue qu’il a parlée. Comme les écrivains les plus admirés qu’il y ait dans l’Histoire littéraire, et j’oserais dire les plus immortels parmi les immortels, Hérodote écrivait à une époque où la langue avait ce degré d’accomplissement dans la jeunesse qui s’accordait le mieux avec son genre de génie. Venu plus tard, comme Thucydide, par exemple, qui vit flotter au-dessus de son jeune front la barbe de l’homme d’Halicarnasse et qui l’entendit lire son histoire aux Jeux olympiques, il n’aurait plus été, à génie égal, le même Hérodote. Il n’eût plus été un Primitif, un Naïf, un de ces grands Bonshommes qui méritent tout à la fois ce substantif et cette épithète, parce qu’ils donnent, phénomène rare, impossible dans les civilisations avancées, à la bonhomie de la grandeur.

Hérodote est encore le bon Hérodote, dans l’histoire de la littérature grecque, comme Homère est le bon Homère, comme Hésiode est le bon Hésiode. Mais, à partir d’Hérodote, le temps de la bonhomie dans l’esprit et dans la langue est passé. Sceptique, raisonneur, politique, homme d’État, Thucydide, lui, ne pourrait jamais s’appeler le bon Thucydide. Aristophane, ce roué d’esprit qui rouait les autres, ce bourreau, qui avant le serviteur des Onze fit boire la ciguë à Socrate, n’était pas, ne pouvait pas être le bon Aristophane. Mais c’est justement parce qu’Hérodote est un de ces naïfs comme on n’en doit plus revoir dans l’histoire des Lettres grecques, qu’il lui faut, pour être transbordé d’une langue dans une autre, non {p. 321}seulement un naïf pour traducteur, mais encore une langue qui soit au même point de naïveté que la sienne.

Le naïf, seul, n’aurait pas suffi… Rollin, qu’on appelle aussi le bon Rollin, et qui, dans son Histoire ancienne, a traduit bien des morceaux d’Hérodote, Rollin, l’âme simple, droite, ingénue, qui était un naïf par l’esprit, mais qui parlait la langue ordonnée et anti-naïve du dix-septième siècle, n’a jamais traduit que le sens général ou littéral d’Hérodote. Les grâces d’Hérodote, ses finesses, ses malices, car il est malicieux, tous les divins commérages de cette histoire qu’Hérodote n’appelle pas une Histoire, mais ses Histoires, échappent à Rollin et devaient lui échapper, quand il s’agissait de les reproduire. Dans ce siècle, dont la langue ressemble à une charmille taillée de Versailles, je ne connais qu’un homme qui aurait pu traduire Hérodote, s’il l’avait voulu : c’est le traducteur d’Anacréon qui, d’un coup de sa baguette gauloise, a transfiguré, à ravir les Grecs s’ils avaient pu l’entendre, L’Amour mouillé, ce chef-d’œuvre, en ce double chef-d’œuvre :

J’étais couché mollement,
Et, contre mon ordinaire,
Je dormais tranquillement,
Quand un enfant s’en vint faire
À ma porte quelque bruit :
Il pleuvait fort cette nuit, etc., etc.

En un mot, c’est ce scélérat adoré de La Fontaine, c’est cet hypocrite de naïveté, qu’on aime comme le plus vrai des hommes quand il n’est peut-être que le plus profond et le plus retors des artistes ! Seulement, il n’aurait traduit {p. 322}Hérodote qu’à la condition de mettre à ses pieds la langue de son temps et de se servir de cette langue du seizième siècle, qu’il savait parler de par la force de l’esprit gaulois qui était en lui, tandis qu’au seizième siècle, sans exception, tous pouvaient, sans être des La Fontaine, traduire avec succès l’historien grec, comme Pa fait Amyot en divers passages et Pierre Saliat intégralement. Je sais bien, il est vrai, qu’Amyot n’était pas tout le monde. Mais Saliat était le premier venu !

Et, de fait, la langue du seizième siècle allait d’elle-même, faceva da se, quand il s’agissait de traduire les ondoyances, la force tempérée de grâce, la gravité riante, toutes les poésies, tous les ionismes de ce poète en prose qui était d’Ionie, de cet Homère de l’Histoire à qui les Grecs firent cet honneur, qui fut une justice, de nommer du nom de chaque Muse les neuf chapitres de ses Histoires, pour eux, un Parnasse tout entier ! Ce rapsode, qui mérite d’autant plus son nom que les ennemis de l’histoire légendaire ont traité brutalement ses histoires de rapsodies, a d’autant plus besoin pour sa traduction d’une langue poétique qu’il est plus poète. Or, avant le dix-neuvième siècle, qui s’est réchauffé dans le giron du seizième, il n’y eut jamais en français de langue poétique que la langue du seizième siècle. Des poètes, oui ! nous en avons eu ; mais une langue poétique, non ! Il faut remonter au seizième siècle.

La langue du bon Joinville, l’Hérodote de saint Louis. — un Hérodote plus particulier et plus tendre naïf, certes ! {p. 323}autant que le grand naïf grec, — est trop nue. Ce n’est pas une langue encore. Sans l’âme de Joinville, qui s’y montre tout à la fois charmante et sublime, il n’y aurait là qu’un bégaiement. Mais, au seizième siècle, elle est formée, sa mue est faite ; elle a traversé le Moyen Âge, elle a passé à travers Froissard et Commines, puis elle s’est engouffrée dans Rabelais, dans cette espèce d’orgue immense, aux mille tuyaux redoublés et prodigieux aux mille spirales sonores, et elle en est sortie, en harmonies variées et toutes-puissantes, pour ruisseler dans les œuvres d’un temps fécond en écrivains comme ceux que j’ai nommés plus haut.

Laissons à Villemain la peine de répéter les vieilles sottises de La Harpe, cet homme de goût ! Laissons-lui dire qu’avant Descartes et Pascal la langue française n’était pas fixée, comme si la langue fluviale de Rabelais ne valait pas le petit bassin d’eau filtrée sur lequel Racine mettait à îlot et faisait manœuvrer les petites galères d’ivoire de ses tragédies… Pascal, qui est un des fïxeurs de la langue française, pour parler l’incroyable jargon des pédants traditionnels et officiels, Pascal lui-même imite Montaigne, et c’est en réunissant la langue de Montaigne à son âme à lui, à cette âme si épouvantablement passionnée, qu’il fut ce miracle… ou ce monstre, qu’on appelle Pascal !

Jugez par là de ce qu’était cette langue générale du seizième siècle, qu’imitait Pascal, puisque le pauvre secrétaire gringalet d’Odet de Chatillon, resté obscur {p. 324}comme un insecte dans sa poutre, la parlait et récrivait aussi bien que Montaigne ! « Un point qu’il importe beaucoup de constater, — dit M. Eugène Talbot dans le discours préliminaire de son édition, — c’est que le français de Saliat ne fait aucune disparate avec le français de Montaigne, et qu’il s’y fond comme dans son élément naturel… » La traduction d’Hérodote par Saliat est donc un livre comme Montaigne aurait pu l’écrire. Seulement, au lieu de trouver, sous ce style et cette langue, l’âme épicurienne, indolente et bavarde de Montaigne, nous y trouvons le génie religieux et candide, la bonhomie grandiose d’Hérodote, de ce gentilhomme grec, — comme dit Pierre Saliat dans sa dédicace au roi Henri II, — que je préfère, pour ma part, au gentilhomme périgourdin.

III §

Car il est religieux, Hérodote, et c’est par ce trait qu’il est bon de finir la médaille que j’en risque aujourd’hui d’un burin si peu appuyé et si rapide. Ce père de l’histoire avait, comme tous les pères dignes de ce titre, quelque chose de pontifical. Ce caractère religieux a frappé Pierre Saliat, qui, ramenant tout à la préoccupation de son temps comme les vieux peintres au costume du leur, quels que soient les sujets qu’ils traitent, finit par appeler {p. 325}« chrétien » Hérodote, comme il rayait appelé « un gentilhomme grec ». « Une chose que je ne veux oublier, — dit-il en son style d’une senteur antique et exquise, — c’est que les vieux historiens (comme aussi les poètes)sont dignes véritablement d’être révérés et honorés, et principalement pour cette révérence qu’ils portent à leurs Dieux, quoique feints ils soient.

« Or, connaîtront cette grande révérence ceux qui se pourront apercevoir par quels termes ils témoignent la toute-puissance de Dieu, termes, dis-je, usités en tous endroits de la Sainte-Écriture, qui, au contraire, ont été laissés et méprisés de ceux qui les ont ensuivis. Je me contenterai de deux exemples. Quel est celui qui, oyant : Dieu a mis cela en ma pensée et Dieu l’a mis entre mes mains ! ne pense ouïr un David, un Isaïe, un Jérémie, ou quelqu’autre du nombre des Prophètes, plutôt qu’un Homère, un Hésiode, ou quelque autre poète ? Or, il est bien certain que cette chose est commune à Hérodote, ancien et véritable historien, aussi bien qu’à ces poètes, afin que je passe sous silence ce qu’il a de particulier en ce qui sent à plein son vrai chrétien. »

L’expression va peut-être un peu loin, mais au fond Saliat a raison. Malgré l’enfantillage de l’anecdote et le fabuleux des récits que ce vieux rapsode d’Hérodote, qui voyageait, — vagabond moins touchant que le mendiant Homère ! qui ne tendait la main qu’au renseignement historique et non pas, comme Homère, au morceau de pain ; malgré même ce sourire malin dans sa barbe, {p. 326}quand il dit ce joli mot naïf et fin dont il excusait ses commérages : « Je suis tenu de conter ce que l’on dit et non pas de le croire du tout ! » Hérodote a sur son front païen quelque chose du rayon des prophètes, et Pierre Saliat a le mérite critique de l’avoir vu… Il a, comme un de nous, raffinés modernes qui cherchons partout des analogies, saisi ce caractère majestueux, théocratique et patriarcal qui donne à Hérodote un si grand air, auprès duquel Thucydide lui-même semble petit et mince, un maigre historien d’époque philosophique, quelque chose comme un Thiers d’Athènes.

Ce grand caractère religieux qu’a senti Saliat jusqu’à l’outrance, et qui plaisait dans Hérodote à Joseph de Maistre, ce caractère que n’aurait pas pu traduire Courier s’il avait continué sa traduction d’Hérodote, vibre au contraire dans toute sa portée en la traduction de Pierre Saliat, et ce n’est pas là une des moins fortes originalités de cette traduction, qui semblait perdue pour nous et que M. Eugène Talbot nous restitue. Dans ce temps de critique pointilleuse où l’histoire, cette riche draperie, s’effiloche sous le travail des ronge-mailles qui fendent en quatre chaque fil dont elle est faite, ce sera une originalité et un contraste qui auront leur ragoût, que cette vieille et toujours jeune histoire d’Hérodote contrastant, par le respect des traditions et le sentiment des choses divines, avec nos histoires contemporaines, qui mettent Dieu sous la remise et qui sont, elles, si jeunes et cependant si vieilles déjà !

M. Jules Girard §

Étude sur Thucydide.

I §

{p. 327}Nous aimons ces sortes d’essais ou d’études sur un grand esprit ou sur une grande œuvre. Ce pourrait être de la critique très profonde, doublée de biographie très éclairée, mais pour qu’il en fût ainsi, il faudrait une indépendance d’esprit absolue, presque aussi rare que ce diamant bien, — l’originalité ! il ne faudrait pas, par exemple, être trop professeur et maître de conférences à l’École normale, il ne faudrait pas être trop digne d’un prix à l’Académie française, et surtout l’avoir remporté. Or, M. Jules Girard a cette position et a eu cette fortune. L’École normale a ses traditions ; l’Académie, les siennes. Je pourrais écrire un mot plus vif, mais je veux être poli et je laisse « traditions ». Ces traditions, qui sont les mêmes à peu près à l’École normale et à l’Académie, et {p. 328}que comme professeur, quand on l’est, on est obligé de transborder dans d’autres esprits, qui à leur tour en seront les débardeurs sur tous les quais des écoles de France, ne sont pas des garanties d’indépendance bien souveraines quand il s’agit d’un classique aussi séculairement admiré, par exemple, que Thucydide.

Non qu’en beaucoup de points il ne mérite de l’être… Je me hâte de le dire d’abord, pour éviter le cri et le cabre ment de ces esprits qui avalent un homme en bloc et qui prennent toute gloire pour une hostie, dans chaque partie de laquelle il y a un Dieu tout entier. Thucydide est un historien qui a jeté sur les événements de son temps le regard clair d’un fils de Minerve aux yeux pers. Il a, dans le style, le mouvement et la vigueur du cheval que Neptune fit jaillir du sol de l’Attique d’un coup de trident. Le stylet dont il s’est servi pour écrire sur ses tablettes son Histoire du Péloponèse, est emmanché du bois de l’olivier que Minerve avait planté du fer de sa lance. C’est un Athénien que Thucydide, aux qualités les plus autochtoniquement athéniennes. Jamais personne, en son temps, ne fut plus digne de porter la cigale d’or dans ses cheveux — Mais parce qu’il est cela, — incontestablement, — est-ce une raison pour que la Critique n’ose pas mesurer son niveau et porter sur lui le regard qu’elle y porterait si cette œuvre paraissait aujourd’hui et fût toute neuve dans la gloire ?…

C’est une raison au contraire pour qu’elle l’ose, car, le difficile, voilà ce qui tente les esprits vraiment courageux. {p. 329}M. Jules Girard l’a bien senti, mais il ne pouvait pas, étant ce qu’il est et voulant ce qu’il a voulu, et obtenu aussi, nous donner l’essai ou l’étude de critique que, nous, nous attendons encore ! Son essai a été un éloge… complet. Spirituel souvent, mais pas assez, très fin toujours, et toujours trop, car la finesse s’en va de fin en fin jusqu’à l’imperceptibilité, M. Girard est un béat malgré ses finesses. Il admire Thucydide comme, je crois, il ne faut admirer personne, sans restriction d’aucune sorte, et plaidant — je ne veux pas dire sophistiquant — toutes les admirations de détail qui composent son ensemble d’admiration.

Non ! M. Jules Girard ne sophistique pas. Il plaide ce qu’il pense, mais au moins il le pense ! Seulement, voici qui va devenir très singulier : si ce qu’il pense est réellement ce qu’il faut penser sur Thucydide et son histoire, ce n’est pas là une justification de la gloire qu’ont faite et conservée à l’historien grec les Écoles et les Académies. Au contraire, c’en est forcément la diminution. Je ne prétends pas que les explications données par la critique de M. Girard n’expliquent pas très bien le génie et les mérites de l’historien et de l’Histoire du Péloponèse, mais je dis simplement qu’elles les expliquent en sens inverse de l’opinion de M. Girard, impossible, si on les admet, d’admettre l’historien grec et son œuvre sur le pied immense où M. Jules Girard les pose et veut nous les donner. Et en effet, en les posant, il les renverse… Et, même, de telle façon, que si jamais un téméraire en critique {p. 330}critique avait vainement cherché un moyen de ne pas trop révolter les habitudes faites en abaissant dans l’opinion, qu’il croirait mal informée ou superficielle, cette renommée effrayante de grandeur et de fixité qu’on appelle « l’histoire de Thucydide », il n’aurait, maintenant, rien de mieux à prendre que les motifs consciencieusement cherchés et savamment déduits de l’admiration de M. Girard, dans son commentaire d’aujourd’hui !

II §

Ce commentaire — car je ne veux vous priver de rien de ce qu’il nous offre d’inattendu et de frappant — est composé d’une introduction et de quatre chapitres (en tout un volume de 326 pages), dans lesquels, je le reconnais, toutes les questions critiques relatives à Thucydide et à son livre sont examinées avec soin. L’introduction contient la méthode générale de l’historien grec, et les quatre chapitres, en suivant, — les harangues, les récits et les descriptions, — l’art de Thucydide, et enfin, le fond de l’art et de l’artiste, son génie et son originalité. Dès les premiers mots de son introduction, nous savons parfaitement ce que c’est que M. Jules Girard qui va nous conduire, et dont (remarquez-le bien, je vous prie) {p. 331}nous ne nions nullement le flambeau. Il ne le voit pas, lui, et il nous le tend de sa main d’aveugle, mais nous, nous le voyons, et nous nous servirons tout à l’heure de sa lumière.

M. Jules Girard est un de ces esprits qui ne sont pas encore les plus mauvais parmi les esprits modernes, car du moins ils ont le goût, l’atticisme, l’imitation réfléchie et savante pour orner leur sécheresse ou cacher leur stérilité, mais qui se payent de tout ce que leur a coûté leur archaïsme en ne concevant rien de plus beau que l’art et la civilisation des Grecs. Il ouvre son livre par une définition du génie grec qui nous avertit suffisamment de ce qui va suivre, et qui est, dit-il crânement, le « modèle de l’avenir ». L’avenir se moque très bien de ceux qui le prédisent, mais il n’en est pas moins vrai que le génie grec est cette raison avec laquelle les têtes païennes de ce temps, qui rabâchent le mot de Socrate, prétendent expliquer l’univers. C’est cette raison humaine, philosophique, didactique, qui n’admet ou du moins ne veut admettre que ce qu’elle conçoit en elle-même ; c’est cette raison qu’il reconnaît, et qui fait la force, la beauté, la grandeur de histoire de Thucydide.

« Tout — dit-il — dans son œuvre, émane de la raison. La critique, il en soumet tous les matériaux, sans céder à aucune influence ni humaine, ni merveilleuse (lisez : religieuse), à l’idée générale à laquelle il en rapporter ensemble. — L’histoire, pour lui, — dit-il encore, — c’est le travail de l’intelligence examinant le monde des {p. 332}faits et s’y découvrant elle-même ». Selon M. Girard, si Thucydide n’est pas ce qu’on peut appeler rigoureusement un philosophe, c’est toujours cependant un esprit philosophique, une espèce de rationaliste plus ou moins athée, comme l’étaient tous les Grecs cultivés au temps de Périclès. C’est enfin un historien (un historien !) « qui estime que le culte du passé est une superstition (pages 19 et suivantes), — qui le méprise, ce passé, et l’appelle une barbarie, — qui supplée à la tradition par le raisonnement, et, — le croira-t-on ? — en la diminuant, atteint à la poésie ».

Et, hormis cette prétention dernière qui est tout une Poétique sur laquelle nous allons revenir, tout est vrai dans ce que dit là M. Jules Girard. Oui ! c’est la vérité que cette ressemblance, ou plutôt cette identité qu’il signale entre l’esprit grec et le génie de Thucydide, qui est, je le veux bien, l’expression la plus haute de l’esprit grec dans l’histoire. C’est la vérité que tout ce qui distingue l’un, l’autre le possède, en le spécialisant. Seulement, ce qui est pour M. Girard — rationaliste moderne en philosophie et archaïste en littérature — une supériorité tranchée et absolue, doit-il être pour nous une pareille supériorité ? Faire, de système et de réflexion, acte négatif de raison en histoire au lieu de faire acte positif de compréhension historique, chicaner le fait mystérieux qui est à l’origine de tout, en histoire aussi bien qu’en nature humaine et quand la chicane qu’on en fait est impuissante, le supprimer d’autorité et passer {p. 333}outre, — comme Thucydide a passé outre sur les temps barbares de la Grèce, — est-ce là réellement le dernier mot du génie humain dans une race, et du génie d’un homme qui, dans cette race, à un moment donné, écrit l’histoire ?

Que si cela est, du reste, comme l’affirme avec tant de certitude M. Jules Girard, tout ce qui suit son introduction dans les quatre chapitres de son commentaire n’est qu’une conséquence nécessaire de cette première démonstration. Si Thucydide est le génie grec dans son expression la plus pure, la plus haute, la plus complète (style d’école normale), abordant l’histoire, il l’aborde nécessairement avec toutes les idées et tous les procédés familiers au génie grec. Et voilà que nous nous retrouvons une cinquantième fois devant une vieille poétique abattue, qu’on n’oserait peut-être pas relever en littérature, mais qu’on croit pouvoir très bien relever en histoire, et qui est vraie partout, ou qui ne l’est pas plus en histoire qu’en littérature !

III §

Cette vieille poétique, qui est probablement « la poétique de l’avenir », comme la raison philosophique de la Grèce doit être « la raison de l’avenir », cette vieille poétique {p. 334}n’est autre que la littérature des Grecs passée, après coup, à l’état de théorie, et qui a droit de retour et de despotisme si elle a l’absolu d’une vérité ; Or, pour M. Girard, elle l’a certainement. Pour M. Girard l’archaïste, qui se croit un Athénien en voyage à Paris, parce qu’il est allé à Athènes et en est revenu faire des conférences à l’École normale, les us et coutumes littéraires des Grecs doivent être la vérité catholique dans le sens d’universel. Aussi les invoque-t-il pour expliquer à fond tout son Thucydide, et en cela a-t-il raison encore, comme il l’a eue déjà en disant que Thucydide n’était que l’expression du génie grec… Partout, en effet, à toutes les objections qu’on a faites ou qu’on pourrait faire contre Thucydide et la beauté littéraire de son histoire, M. Girard répond par les livres et l’exemple des Grecs.

Ainsi, les harangues, que les esprits qui croient aux genres en littérature ont tant reprochées à l’historien grec, M. Girard ne les défend guère énergiquement que par la seule raison qu’il était de tradition chez les Grecs, peuple harangueur, de faire des harangues ; qu’on tenait cela de la poésie épique, etc. Et il n’a pas même l’air de se douter qu’il est des raisons pour admettre l’emploi de tel procédé ou de telle manière, en dehors de toute tradition, que tout artiste trouve au fond de sa capacité esthétique et qui en marque même la profondeur. En d’autres termes, il n’a pas senti que si des harangues, telles que les conçoit et les réalise Thucydide dans son {p. 335}histoire, donnent à cette histoire quelque chose de plus dramatique, de plus vivant, de plus intense, de cela seul, l’histoire est plus belle et l’historien littérairement justifié.

Et il en est de même de toutes choses, des portraits, des récits, des descriptions, de la composition et du style de Thucydide. M. Girard ne défend son Grec… qu’en grec ! Il nous donne toujours la raison grecque de son faire, jamais la raison humaine, la raison profonde, la raison absolue… Et je le crois bien ! Thucydide lui-même, ce Grec, ne l’avait pas. Il n’avait non plus que la raison grecque. Or, cette raison grecque, nous la connaissons. C’est cette raison qui, dans l’art littéraire des Grecs comme dans les autres arts, retranche, combine, mesure, équilibre, sacrifie le détail vigoureux à ce qu’elle appelle un peu vaguement l’harmonie de l’ensemble, dispute enfin, dispute avec la forme, comme, en philosophie, elle dispute avec le fond, chez ce peuple disputeur par excellence, pour qui la harangue même, dont nous parlions plus haut, n’était qu’une des formes de la dispute éternelle.

C’est cette forme disputée, faite d’arrangements et surtout de retranchements, élégante, nue et souvent froide comme la statuaire (la statuaire ! l’art le plus réussi des Grecs et qui devait l’être !) c’est cette forme qui apparaît aux yeux de M. Girard comme l’idéal du génie même dans Thucydide, puisque le plus beau génie humain, c’est le génie grec, et le plus beau génie parmi les {p. 336}Grecs, Thucydide. Et, de fait, il doit avoir raison encore, notre très logique commentateur : si le génie grec est le plus beau génie qu’il puisse y avoir parmi les hommes, sa poétique doit participer de la beauté incomparable de ce génie. Seulement, si pour tout ce qui n’est pas grec comme M. Girard et comme Thucydide, cette poétique ne crée qu’un art insuffisant aux besoins de pensée, de sentiment et d’émotion des sociétés qui n’en sont plus à la civilisation de Périclès, ce ne sera plus un avantage d’être si Grec. Thucydide pourra être encore (peut-être ?) le plus parfait des historiens grecs, mais il ne sera plus toujours le plus parfait des historiens possibles, et l’admiration de son commentateur n’aura plus le droit d’exister, — du moins au même degré de chaleur Réaumur.

Et, en effet, demandons-nous-le une bonne fois, qu’est-ce que l’art grec pour nous autres modernes, chez qui le Christianisme a doublé l’âme et approfondi la pensée ? Quelle peut être sur nous l’influence vivante et sincère de cet art, extérieur je le veux bien, mais dont la prétention est la simplification dans l’harmonie, alors que l’ambition de l’art, en ces derniers temps, est une concentration, aussi profonde qu’elle puisse être, dans l’harmonie aussi, mais dans une harmonie qui ne fond rien en elle pour tout unir, et, au contraire, donne la plus violente intensité à chaque détail et voudrait décupler les forces les plus vives de la vie ! Thucydide se soucie peu du pittoresque, comme dit M. Girard, du pittoresque, ce grand souci de l’art moderne, qui ne croit pas à la vie sans la {p. 337}couleur, pas plus dans les compositions littéraires que dans les compositions plastiques, — pas plus sur la toile que dans l’histoire, — et de cette insouciance, très inférieure selon nous, M. Girard fait à l’instant même une qualité !

Il appelle cela être plus sévère, et il adore la sévérité. Il l’adore tant, que ces mots de sévère et de sévérité reviennent je ne sais combien de fois à toute page de son livre et que jusqu’à l’œil, l’œil physique, en est importuné. Cette sévérité par appauvrissement, — car toute sévérité consiste à se priver de quelque chose, — cette simplification comme l’entendent les Grecs, est toujours la diminution ou l’extinction d’une réalité dont un art plus large et plus fort ne redouterait ni la grandeur ni l’énergie. Thucydide ne l’a pas que dans son absence de pittoresque. Cette sévérité qui simplifie est le caractère principal de son œuvre tout entière. Par simplification, « il ne conçoit l’histoire — dit M. Girard — que comme un témoignage » (page 161). Par simplification, il laisse l’idée du droit se dégager toute seule du spectacle des choses, et il ne comprend pas, ce Grec qui n’est dirigé que par la raison, que la beauté de son histoire — à ne regarder que la seule beauté ! — gagnerait à ce que la morale, qui est la sainteté de l’histoire, fût plus énergiquement affirmée dans la sienne, et M. Jules Girard, qui finit par se dépraver dans ces accointances grecques, conclut au nom de cette raison, dont l’art, pour lui, relève, que l’émotion, la plus noble émotion de l’homme, n’est rien dans la recherche du vrai et dans l’histoire de l’humanité !

IV §

{p. 338}Telle est l’explication que vient de publier M. J. Girard du génie et de l’histoire de Thucydide. Au fond, une telle explication n’est qu’une affirmation redoublée. Expliquer un génie grec par le génie grec, est une tautologie qui n’explique rien. Comment est-il possible de juger un homme, si on ne se sépare pas de lui dans une atmosphère quelconque, — si on ne se place pas plus haut que lui pour l’embrasser mieux et le voir tout entier ? Si le mot superbe de Napoléon est profondément vrai : « La main qui donne est toujours au-dessus de celle qui reçoit », cela n’est-il pas bien plus vrai encore de la tête qui juge ? Hélas ! la tête de M. Girard est aux pieds de Thucydide et du génie grec, et, je le crains bien, n’en bougera pas. C’est donc sa vraie place ; mais elle est mauvaise pour les juger. Nonobstant, de cette place, naturellement ou volontaire ment prise, M. Jules Girard a mis dans son commentaire bien des observations qui font honneur à son coup d’œil. Il a la myopie juste, ce M. Girard. Il n’est aveugle que quand il conclut, — que quand il conclut les mérites transcendants et incomparables de Thucydide et de son histoire, des observations qui {p. 339}devraient justement figer sous sa plume sa conclusion.

Je l’ai dit : porte-lumière aveugle, qui nous éclairerait nous, si nous avions besoin d’être éclairés. Pour lui comme pour nous, Thucydide est un Grec très digne du temps de Périclès, mais, pour nous, c’est justement parce qu’il est un Grec de ce temps-là qu’il n’est pas le plus grand des historiens, — même de la Grèce, car dans la Grèce il faut distinguer les époques et les races. Il est de la Grèce harangueuse, disputeuse et civilisée, qui doutait au lieu d’affirmer, tandis qu’Hérodote, par exemple, le religieux et majestueux Hérodote, étant d’un temps et d’une race qui savaient affirmer, est par cela seul plus grand que lui !

À le bien prendre, ce grec d’Athènes ne fut qu’un artiste comme on l’était à Athènes du temps de Périclès et de Phidias. C’est déjà quelque chose ! Mais comme l’art littéraire tel que les Grecs le concevaient n’était pas tout, même à Athènes du temps de Périclès et de Phidias, et que la Critique y avait droit, comme en ce moment à Paris, d’y exiger plus d’un historien que de l’art, fût-il raffiné, que répondrait M. Girard à la critique d’Athènes ? Deux mots terribles, qui descendent un peu son historien du socle prodigieux où il l’a posé : rationaliste en philosophie, Thucydide, en politique, fut juste-milieu et modéré (page 283). Certes, la Critique d’Athènes, si elle croyait dans la sublimité de toute faculté en Thucydide, comme M. Girard, serait bien attrapée. Rationaliste et {p. 340}juste milieu ! Nous savons ce que c’est… dans notre pays ! — Naïf éloge ! Devient-il flatteur à l’étranger ? Couronné pour son commentaire, M. J. Girard avait droit à une couronne… de cyprès. Car il s’est enfilé lui-même sur son éloge, — un glaive bien traître, dont nous avons seulement voulu faire voir l’éclair !

M. de Lacretelle §

Lamartine et ses amis.

I §

{p. 341}Titre faux ! Il fallait écrire : Les Amis de Lamartine et Lamartine. Lamartine, en premier, n’est ici que le clou, à tête de diamant, auquel M. Henri de Lacretelle a suspendu une histoire apologétique de la République de 1848 et de ceux-là, ses amis, morts ou vivants encore, — c’est comme s’ils étaient morts ! — qui ont contribué à la faire. Il a compté sur le clou pour faire regarder le tableau. Je ne me soucie pas beaucoup des amis de Lamartine, qui avait, lui, ses raisons pour les aimer, et je crois que la Postérité s’en souciera aussi peu que moi. Mais je me soucie de Lamartine ; et quand on fait un livre qui porte son nom, on est tenu à ne voir que lui, — à ne parler que de lui, — à ne creuser que dans cette {p. 342}âme et dans ce génie. On y est tenu, pour l’honneur de l’homme dont on ose parler et pour son honneur à soi-même. Il ne s’agit d’envoyer de cartes à personne, quand il faut parler d’un homme immortel ! — parmi ceux-là qui doivent mourir.

Mais l’esprit de parti et l’esprit moderne sont plus forts que tout, — l’esprit de parti et l’esprit moderne, qui ont furieusement usurpé leur nom et qui ne sont pas l’esprit du tout ! L’esprit de parti, en effet, abaisse le livre de M. Henri de Lacretelle, en nous parlant beaucoup trop des amis de Lamartine, cette pâle constellation de médiocrités comme les hommes supérieurs en voient toujours rouler autour d’eux dans la vie, et l’esprit moderne n’oublie pas sa réclame, qui est le genre d’esprit de ce gros utilitaire ! Le livre de M. de Lacretelle fut publié en 1872. Mais il vient d’être réédité en 1878, à peu près au moment où le sculpteur Falguière finissait sa statue, et l’éditeur, qui fait son métier, envoie le livre à la Critique, pour qu’elle le mette en lumière au moment même où cette statue se dresse sur la place publique de Mâcon, et attire les regards de tous ceux qui lisent les journaux et ne voient, de près ou de loin, que par cette lorgnette. On prend aux cheveux l’occasion. On se dit qu’on en aura toujours bien pour huit jours du Lamartine, de ce poète oublié et dépassé par MM. les Parnassiens, qui se donnent des airs presque méprisants avec lui ; — de ce spiritualiste qui ne peut plus convenir à d’augustes descendants de singes, qui se vantent, comme {p. 343}des Tufières, de leur race ; — de ce sentimental enfin qui eut la faiblesse d’avoir une âme, quand la poésie actuelle, cette rimeuse à vide, a pour force de n’en mettre nulle part. On en aura bien pour huit jours du Lamartine, et c’est même là un bon sujet d’article, — facile et de circonstance, — une selle à toute bête, un de ces éclairs sur lesquels le premier venu s’affourche pour qu’on le voie mieux. Mais, après ces huit jours de tapage, le grand poète pourra très bien retomber dans le silence de sa statue et de son immortalité !

Car les statues ne parlent plus. Elles ne disent plus rien à l’imagination des hommes auxquels elles commandaient un si grand respect autrefois. Réservés alors aux êtres qui ne devaient pas mourir, le marbre et le bronze, cette aristocratie, se sont démocratisés, comme le reste, dans l’abjection universelle. Qui n’a pas sa statue à présent ?… Il y a quelques jours, on en dressait une à Courier, l’homme, certes, de toutes manières, le moins fait pour la statuaire ! Courier, ce pamphlétaire bourgeois et ce reptile… Madame Sand a la sienne, et, pour comble de drôlerie, faite par monsieur son gendre, qui de son vivant la détestait, et qui la menaçait spirituellement de la sculpter… autrement qu’il ne l’a sculptée, pour que tout le monde la reconnût !… Sans nul doute, Lamartine avec son génie, Lamartine, qui mérita autant et peut-être plus que le Tasse d’être couronné au Capitole, si en France il y avait un Capitole, pouvait, dans cette lapidation de statues, attraper la sienne tout {p. 344}comme un autre, et il l’a attrapée ! Mais cette statue ne sera pas plus une gloire pour lui que ce livre de Lamartine et ses amis, qu’il aurait mieux valu intituler : Les Amis de Lamartine, à commencer par moi, Henri de Lacretelle, et Lamartine, — par-dessus le marché !

II §

Et, du reste, qu’est-ce que tout cela peut faire, quand il s’agit de cette grande chose indestructible et qui existe par elle-même : la gloire de Lamartine ?… Elle n’est pas là, cette gloire, et elle ne dépend de personne. Pour apparaître dans sa splendeur presque mystique, tant elle est pure et religieuse aux yeux de la postérité, Lamartine n’a besoin ni d’une statue, fût-elle de Michel-Ange lui-même, ni d’une biographie, fût-elle de n’importe qui ! Sa splendeur, à lui, sort de lui-même, comme la splendeur des Séraphins, qui sort d’eux, et qu’il aurait rappelés, si un jour il n’était pas descendu de son étoile pour faire de la politique pratique, à laquelle il n’entendait absolument rien… Et il le savait ! « Où siégerez-vous ? » lui disait-on, quand il eut la fantaisie antipoétique d’entrer à la Chambre. « Au plafond ! » répondit-il, et c’est là un mot beau et vrai, car c’est là qu’avec sa nature de poète il devait siéger. Mais il essaya d’en descendre, de ce plafond {p. 345}d’Homère, et pour lui, ce fut là tomber ! Sa gloire, à laquelle de petits ouvriers d’un jour se sont mis présentement à travailler pour qu’il restât sur eux un peu de la limaille d’or de cette gloire, qu’ils frottent pour la faire reluire, comme si elle en avait besoin ! sa gloire n’est point ce qu’on peut raconter de lui ou sculpter… Non ! c’est ce qu’il a fait ou ce qu’il a sculpté lui-même tout seul, sans personne, dans l’isolement et l’individualité de son génie. Sa gloire, c’est son œuvre, l’œuvre spéciale à laquelle nul autre que lui ne mit la main et ne pouvait l’y mettre, l’œuvre pour laquelle il n’y a ni aide, ni collaborateur, ni amis comme pour faire une République, et qui était un peu plus difficile à faire qu’une République !… Et encore, quand je dis son œuvre à lui seul, entendez-moi bien ! Je ne dis pas ses œuvres, même ses œuvres, à lui seul… La Critique discerne et choisit dans ce bloc d’ouvrages, éjaculés de cette tête étonnamment féconde ! Elle ne prend pas tout, pour offrir tout à la gloire. Elle prend la poésie — exclusivement la poésie — et « c’est assez ! » comme dit Médée, car, poète, quand on l’est à ce point, on n’est jamais autre chose, quoi qu’on fasse, et d’ailleurs, à quoi bon ? On ne serait pas plus grand, et, le serait-on, que le monde fasciné ne le verrait pas. Le génie a sa destinée ! Ce n’est donc ni les Girondins, qui furent un tonnerre pour ceux qui aiment le bruit, ni tant de discours éloquents, ni ce qu’on appelle enfin les œuvres politiques ou historiques de Lamartine qui font sa gloire immobilisée, —  {p. 346}c’est-à-dire : son immortalité ! pas plus que le livre de la Monarchie du Dante et le Mare Clausum de Milton, n’ont fait celles du poète de la Divine Comédie et de l’auteur du Paradis perdu. L’épée du Gibelin et la plume du secrétaire de Cromwell pèsent assez peu, maintenant, dans la balance où se pèsent les mains qui les tinrent ! Et il faut bien le dire, à ceux qui ont l’orgueil de leur prose : quand les criailleries de la politique contemporaine seront mortes, ce qui vivra encore, et toujours, de Lamartine, ce sera… ses vers !

Ses vers !… Des vers !… Ce qu’il y a de plus beau, je ne dis pas dans la langue des hommes, mais dans toutes les langues des hommes, quelles qu’elles soient, car ni peinture, ni musique, ni statue, ni monument en pierre ou en prose, ne valent cette chose surhumainement adorable : de beaux vers ! C’est par là que Lamartine a régné — incontestable — dans un passé qui n’est pas loin de nous, et qu’il régnera de même dans l’avenir le plus éloigné. — Incontestable ! Je ne sache en aucun siècle, dans l’ordre, des poètes, d’homme plus grand. Il n’a pas le bonheur, si c’est là un bonheur que cette bonne fortune éphémère, d’être éloigné de nous et de nous apparaître avec la grandeur et le mirage des bâtons flottants ! Il n’a pas le prestige agrandissant de la perspective, mais il peut s’en passer. Il est grand de près, sans illusion, à quelques pouces de nous, — et à cette distance, et nous touchant du coude, il est écrasant de grandeur. Et je me trompe encore en disant : écrasant ! Sa grandeur n’écrase pas. {p. 347}Elle soulève, enlève et porte ! Elle ressemble à celle du géant saint Christophe, qui fit un jour passer un fleuve à Jésus-Christ sur ses épaules. Lamartine a posé sur les siennes son époque tout entière, pour lui faire passer le fleuve de poésie fausse dans laquelle elle pataugeait et se noyait, et, d’une seule haleine, il l’a portée dans l’enivrante et haute atmosphère de la Poésie vraie, — de la Poésie éternelle, qu’en France, lorsqu’il vint, on ne connaissait plus !

Ah ! ce fut bien autre chose que Malherbe ! Ce ne fut pas qu’une révolution dans le style, le rythme ou la rime ; ce fut une révolution jusqu’au fond des imaginations et des cœurs. Depuis Racine, la Poésie était morte en France. Le xviiie siècle l’avait tuée sous les flèches impies d’un esprit impie… On disait alors, des vers, quand on les trouvait beaux : « beaux comme de la prose ! » Le seul poète après Racine, André Chénier, avait poussé son mélodieux soupir païen ; mais les prosateurs de la Convention n’avaient pas voulu en écouter davantage, et le cou du cygne avait été brutalement coupé… Sous l’Empereur, l’action héroïque, qui est, certes ! une poésie aussi, avait remplacé l’autre poésie. Le canon chantait seul, sur son rythme terrible… Et quand il se tut, voilà qu’on entendit une voix céleste qui n’avait encore retenti nulle part, pas même dans les chœurs de Racine qu’elle surpassait en inspiration divine et en inspiration humaine, et ce fut les Méditations !

III §

{p. 348}Elles eurent un succès… Non ! laissons-là les mots vulgaires. Ce ne fut pas un succès, même inouï, ce fut un enchantement instantané, immense ! Il n’y avait peut-être, au commencement du siècle, que Le Génie du Christianisme qui se fût emparé de l’admiration publique avec cette puissance, mais le succès du Génie du Christianisme avait un autre caractère et une autre explication que celui des Méditations. Le succès du Génie du Christianisme tenait aux idées religieuses qui faisaient encore le fond des âmes, et que la révolution avait comprimées et blessées. Il était l’expression éloquente d’une réaction longtemps irritée, et qui allait se satisfaire, dans les opinions et dans les mœurs. La France monarchique et catholique à la vie dure vivait toujours, malgré tout ce qu’on avait fait pour la tuer… Les causes du succès du Génie du Christianisme, qui fut un triomphe et qu’on pouvait appeler : le 18 brumaire de la pensée, car ce jour-là Chateaubriand avait jeté les idées de la Révolution par la fenêtre, comme Bonaparte y avait jeté les représentants, — les causes de ce beau succès n’étaient pas toutes dans le talent, nouveau comme le Nouveau Monde, d’où il venait, et qui se révélait tout à coup avec tant d’éclat…

{p. 349}Mais le succès de Lamartine, beaucoup plus personnel, venait, lui, uniquement de son genre de génie. Chateaubriand avait eu le génie du Christianisme, avec le sien. Lamartine n’avait que son seul génie. Avec une expression incomparable, Lamartine ne s’adressait qu’à l’âme humaine, dans ses sentiments primitifs et éternels. C’était simple et profond à la fois comme jamais chants de poète ne le furent. Il aurait fallu n’avoir pas d’âme pour ne pas le comprendre, mais tout ce qui en avait fut à lui. On peut dire que son âme entra dans toutes les âmes et les fit vibrer à l’unisson de ses propres vibrations ! Et il n’y avait là-dedans rien de littéraire. C’était un pur succès de cœur, une indicible volupté ! Un succès littéraire ! on en vit un, presque dans le même temps… Ce fut celui de M. Hugo, ce fort remueur de mots, qui eut, tout de suite, la prétention d’être un maître, d’avoir une doctrine et une école, et qui les eut. Lamartine n’v pensa même pas, et il fut pourtant à sa manière un maître aussi, puisqu’il fut un adoré, mais il n’y avait pas la moindre littérature dans cette maîtrise-là. Il se contenta de chanter, — et quoi ? tous les sentiments de l’âme humaine, épanouis ou concentrés dans sa personne… Il chanta et pleura, et il fit de l’Élégie — car les classificateurs l’auraient appelé un élégiaque — quelque chose de si splendide et de si grandiose, qu’un poète épique, impossible, dit-on, en France, y aurait paru et s’y serait emparé subitement de l’imagination française, qu’il n’aurait pas produit d’effet plus grand !

{p. 350}Et il ne s’y épuisa pas. Il y a des poètes qui meurent sans mourir, — qui deviennent les sarcophages vivants de leur poésie morte et de leur âme envolée. Il y a des fleuves de poésie qui jaillissent comme ceux du Paradis terrestre, mais qui s’engouffrent et disparaissent à quatre pas de leur jaillissement. Auguste Barbier, l’auteur des Ïambes et du Pianto, a été un de ces fleuves, bouillonnants et disparus… Mais Lamartine, l’inépuisable Lamartine n’a jamais cessé d’être le grand poète des premières Méditations ; et, jusqu’à sa dernière heure, il aurait coulé, nappe éblouissante d’une inspiration et d’une expression de la plus idéale pureté, sans la politique de son temps, dans laquelle, hélas ! il se jeta, avec la passion enivrée d’un poète, et qui coupa et barra le flot superbe dont il était la source. Il n’était pas tari ; il s’était déplacé ! Après ces premières Méditations, qui ravirent le monde charmé et qui apprirent à la distraction hautaine de lord Byron l’orthographe d’un nom qui allait devenir aussi éclatant que le sien, Lamartine donna les Secondes Méditations, aussi belles que les Premières, quoi qu’on en ait dit, — car l’admiration fatigue vite l’âme faible et basse des hommes. Et après les Secondes Méditations, les Harmonies poétiques et religieuses, évidemment le chef-d’œuvre de son génie. Ici, le sublime Élégiaque fit monter l’Élégie désolée, cette douleur de la terre, sur les ailes ouvertes de l’aigle lyrique, qui pour la première fois l’emporta jusqu’au ciel ! Et si, dans ses autres poésies, — Les Recueillements, Jocelyn, La Chute d’un ange, où le poète fut l’ange {p. 351}même dans sa chute, le Dernier chant de Child-Harold, dans lequel il lutta avec ce Byron qui avait affecté de ne pas l’entendre, quand il avait parlé de lui en termes dont une fierté si royale et si satanique même qu’elle fût, aurait dû être reconnaissante, La Mort de Socrate, où la beauté du texte de Platon est vaincue et divinisée par une forme inconnue aux Grecs, — si enfin partout, dans tous ses poèmes, Lamartine se sentit au niveau du poète des premières Méditations, jamais il ne monta plus haut que dans les Harmonies. Et, pour ma part, je ne crois pas qu’humainement ou lyriquement il soit possible de plus haut monter !

IV §

Voilà Lamartine et sa gloire ! Voilà la vraie grandeur de Lamartine, quoiqu’il en ait une autre moins vraie, et que le bruit qu’elle a fait ait été grand ! Voilà, pour moi, le Lamartine que j’aurais voulu voir, dans un livre étoilé et aimanté de son nom ! Un poète n’est pas que dans ses vers. Quand on est poète au degré où le fut Lamartine, on chante encore lorsque l’on parle, et Lamartine, plus que personne, était ce poète immanent, qui poétisait tout en parlant de tout. Il était plus qu’éloquent, puisqu’il était {p. 352}poète ! Eh bien ! voilà pourquoi j’aurais voulu l’entendre mieux dans ce livre de M. Henri de Lacretelle, où, en parlant de lui, il tient plus de place que lui. « Je ne suis pas un sténographe, — dit nonchalamment M. de Lacretelle, — et je le regrette. » Ma foi ! je le regrette aussi, car s’il l’était, j’aurais plus intimement le Lamartine que j’aime. Seulement, Boswell n’était pas sténographe non plus. De son temps, la sténographie n’était pas inventée, et nous avons eu pourtant un docteur Johnson, sténographié par une admiration aussi exacte que la plus exacte des sténographies. Mais l’admiration qui l’a sténographié était humble… L’auteur du Lamartine et ses amis a la coquetterie heureuse de se faire voir, dans son livre, à côté de Lamartine, Il prend de cette lumière, il grippe de ce soleil… et Boswell, lui, s’efface, non pas devant Johnson, mais derrière ! Il n’est guère possible, du reste, de trouver mauvais que M. de Lacretelle ait l’orgueil de l’amitié de Lamartine, et que d’avoir vécu dans l’intimité d’un tel homme n’ait pas grossi, à ses propres yeux, les proportions de son individualité. Mais il devait s’arrêter à cette grosseur de lui-même, et ne pas l’étendre à tous les autres amis de Lamartine, qui empiètent trop dans le volume sur l’emplacement que Lamartine devrait occuper et remplir.

Mais c’est que M. Henri de Lacretelle est, dans son livre, comme Sosie, « l’ami de tout le monde », et que tout le monde de son livre le préoccupe bien plus que Lamartine lui-même. Tout le monde de son livre est républicain, {p. 353}et de la seconde République, — ce qui ne veut pas dire étroitement de la troisième, laquelle vient de renier la seconde, le jour même où la Bourgogne, et non pas la France, a élevé une statue à Lamartine ! M. de Lacretelle est encore plus un cockney de républicanisme qu’un admirateur du génie de Lamartine, et peut-être ne le regarderait-il pas comme un si grand poète, s’il n’était pas républicain. Puisqu’il parlait de Lamartine, il ne pouvait pas taire absolument le poète, mais le républicain l’emporte, pour lui, sur le poète, comme la forme l’emporte sur le fond. Il dit bien quelque part que Lamartine est Virgile, Cicéron et Washington tout à la fois ; mais, comme les Muets qui étouffent leur homme entre deux portes de bronze, le Virgile n’est mis là que pour être étouffé entre Cicéron et Washington. — pour M. de Lacretelle, deux portes d’or ! Tout ce que j’estime, moi, l’erreur ou l’égarement de Lamartine, la duperie de son cœur, une imagination qui n’aurait dû créer que dans l’ordre de la pensée, constitue pour M. de Lacretelle la gloire de l’homme qui n’avait plus rien à demander à la gloire après les Méditations et les Harmonies. Le Lamartine de M. de Lacretelle est presque à l’inverse du mien. Le mien, c’est le poète, — le poète irréprochable ! — non l’homme d’action, qui ne le serait pas pour l’Histoire, si on l’entendait quand il s’agit d’un si grand poète, et si sa voix pouvait rivaliser avec cette grande voix ! Les reproches que l’Histoire fera à Lamartine seront, pour la postérité, — oublieuse des fautes politiques parce que {p. 354}la politique est chose de passage, — noyés dans le sentiment de ses œuvres, qui donneront toujours à ceux qui les liront un bonheur qu’aucune forme de gouvernement ne peut donner, et elles ne feront pas plus de bruit, à quelques siècles de distance, que les gouttelettes d’eau des avirons soulevés quand la barque touche au rivage ! Le génie du poète confisquera ses fautes. Les biographies du moment parleront quelques jours, comme hier, de cette vie privée de Lamartine qui amuse le loisir des hommes qui n’ont et n’auront jamais, eux, qu’une vie privée au service de la Curiosité. Mais les biographies, le Temps les entraîne, et en les entraînant les efface de la mémoire des hommes ; elles n’existent alors que pour les chiffonniers de l’histoire. Mais ce qui restera de Lamartine, tant qu’il y aura une langue française, sera — comme je l’ai déjà dit — sa poésie seule, qu’il a faite seul, car ses fautes, il les a partagées, et il n’y a que son génie qui soit tout à lui !

Et son génie, c’est exclusivement — mais exclusivement ! — le Génie poétique, lequel dominait tellement dans sa noble nature qu’il absorbait toutes ses autres facultés ou en troublait ou en empêchait le jeu. C’est, en effet, son génie poétique qui l’abusa sur la valeur des hommes que, philanthrope par poésie et non par bêtise, comme tant d’autres, il ne sut jamais ni discerner ni juger. La Critique, le sens critique manquait absolument à Lamartine. Il n’en eut pas en politique, où ses bévues furent éblouissantes comme son talent. Il y fut « le dadais » {p. 355}que voyait en lui, un jour, Chateaubriand, et il y paraîtrait ridicule aux yeux positifs, sans l’admirable· courage qu’il y déploya et qui le couvrira toujours, comme le drapeau qu’il a sauvé ! Il n‘en avait pas, même en littérature : il insulta Rabelais, méconnut La Fontaine, s’éprit de Ponsard, traita Thiers d’esprit profond et transparent et de bon sens métallisé ! et ne prit jamais la mesure du grand Balzac, qui passa devant lui éclairé à mi-corps de cette lumière dont il resplendit, à présent, tout entier ! Il n’en eut pas plus dans sa vie que dans la conception de sa vie. Ainsi, il était né royaliste, comme ses pères, et il laissa là l’opinion de ses pères, lui, l’homme de la race et de la famille, comme si ce n’était pas le commencement d’un parricide moral, pour une âme haute, que de n’avoir plus l’opinion de son père ! Ainsi, il s’attrista d’une pauvreté tard venue, qui le faisait plus semblable encore à Milton et à Homère. Du moins il se révolta contre cette pauvreté, fille de la générosité de toute sa vie et qui peut-être le fît mourir. Du moins, il en souffrit trop pour un poète qui devait savoir que l’aumône, déshonorée par l’infernal orgueil moderne, n’abaisse, dans un pays chrétien, que ceux-là qui ne la font pas !

V §

{p. 356}On voit maintenant les différences entre ma notion de Lamartine et celle de l’auteur de Lamartine et ses amis. J’ai dit la pensée et les sentiments de ce livre : en voici maintenant le talent. C’est un talent qui voudrait bien être brillant, et qui fait tout ce qu’il peut pour cela. Il frappe comme un sourd sur toute pierre, pour en tirer l’étincelle, mais, comme le cheval qui fait feu, quand il butte il se déferre, — et ses déferrements sont nombreux. Son brillant manque de solidité. Il y a du Pelletan dans M. de Lacretelle, caméléons tous deux de l’homme dans l’air duquel ils ont vécu. Ils cherchent à se teindre de cet arc-en-ciel ! Ils ne seraient pas fâchés, je pense, d’être accouplés ici par moi et dressés comme les supports intellectuels de l’écusson de Lamartine, qui, du reste, se tiendrait très bien debout sans eux. L’enthousiasme pour Lamartine est très vrai et très honorable dans M. de Lacretelle, mais, il faut bien le dire, il côtoie souvent l’amphigouri dans l’expression et même il y entre quelquefois. Il vous parlera, par exemple, de la « sainteté dans le tumulte » (c’est un tumulte, politique, bien entendu). Il écrira des choses comme celle-ci : {p. 357}« L’intarissable courant de la verve y ciselait, malgré tout, les îlots qu’il répandait et qui s’immobilisaient dans l’admiration, comme des flots de marbre » Un jour Lamartine, au lit, renverse son encrier sur ses draps : « J’aurais voulu — crie M. de Lacretelle du haut de son front — conserver ces effluves du génie ! » Pour un pareil mot, il aurait mérité que Lamartine lui eût renversé un second encrier sur la tête…

Quant à moi, je ne conserverai pas ces effluves du génie et de l’encrier de M. de Lacretelle qui font le livre d’aujourd’hui, et je m’imagine que le public ne les conservera pas plus que moi. Oublié depuis 1872, ce livre qui se remet en position et en étalage de librairie sur le piédestal de la statue de Mâcon, y restera, jusqu’à ce qu’il disparaisse. Le papier pourrira sur le bronze. Ce n’est pas parce qu’on s’acoquine dans l’ombre d’un bronze qu’on devient bronze, quand on n’est qu’un morceau de papier !

M. Ch. de Barthélémy §

Les Confessions de Fréron.

I §

{p. 359}Ce livre, qui n’est qu’un extrait d’une chose immense, aura-t-il la puissance de faire revenir à cette chose immense oubliée ?… Fréron, le vil folliculaire Fréron, comme rappelait Voltaire, qui n’était pas vil, lui, comme on sait ! a écrit près de deux cents volumes que le xixe siècle, fils du xviiie, ne lit pas. Le xviiie siècle, parricide et infanticide à la fois, le xviiie siècle, qui a tué la tradition française, a étouffé l’œuvre de Fréron, un de ses plus nobles enfants, et qui, littérairement, représentait la tradition française. Rien de plus odieux, de plus abominable, et disons le mot, de plus assassin, que la conduite des philosophes du xviiie siècle contre Fréron. Ils le persécutèrent avec l’acharnement d’une férocité sans égale. Ces hommes qui se sont vantés d’avoir mis la liberté {p. 360}dans le monde, ces charlatans et ces menteurs, ces Tartufes de philosophie, agirent hideusement contre l’homme qui les jugea, toute sa vie, avec une indépendance lumineuse… Ils l’insultèrent ; ils le jetèrent au donjon de Vincennes ; ils finirent par faire supprimer son Année littéraire, et ils tuèrent, par là, l’œuvre et l’homme, car il en mourut… Et quand leur révolution triomphante eut passé sur cet assassinat, le xixe siècle, qui n’avait dans ses grandes oreilles d’âne que le bruit des choses de la Révolution, Pavait oublié, et il fallut… quoi ? une fantaisie de Jules Janin qui, par hasard, avait lu un peu de Fréron, comme La Fontaine avait lu un peu de Baruch, pour que ce nom de Fréron apparût, dans la littérature du xixe siècle, avec le respect qu’on lui doit.

Chose piquante, malgré sa gravité ! il fallut Janin, le superficiel, Janin, le galoubet du Journal des Débats, le spirituel, mais étourdi Janin, l’homme du « cardinal de la mer » et de cent autres bévues, mais qui, ce jour-là, n’en fit pas une, pour venger — autant que ce flageolet pouvait sonner l’heure de la vengeance — le plus grand honnête homme et le plus grand critique du xviiie siècle… Oui, cet enfant, aux rondeurs impuissantes, s’arma pour cette querelle de Fréron :

Des femmes, des enfants s’arment pour ta querelle !

Que Joseph de Maistre eût pris fait et cause pour le grand critique, étranglé par les Eunuques du xviiie siècle, {p. 361}rien de moins étonnant, et de plus naturel. Joseph de Maistre et Fréron, c’étaient gens de même race, de même religion, de mêmes principes ; mais Janin, le Janin des Débats, qui fut d’abord le petit Janin et puis après le gros Janin, ce gros petit Janin qui roulait le cerceau de sa fantaisie dans tous les chemins en spirale d’un feuilleton sans direction, — mais qui parfois rencontrait le bon sens, — et que ce fût précisément celui-là qui, comme le rat rongeant le filet du lion, se portât fort, pour Fréron contre cet énorme démon de Voltaire, c’était vraiment là de l’inattendu et du frappant ! Et Dieu, qui prit David pour tuer Goliath, ne pouvait pas faire une plus spirituelle justice.

Seulement, elle ne fut pas complète. Janin avait eu l’heureuse idée d’une édition des Œuvres de Fréron, mais cela parut bientôt trop lourd à ses mains potelées. Le livre de M. Ch. de Barthélémy ne remplacera pas l’édition qui manque, et qui sortirait la gloire et les travaux de Fréron de la crypte des bibliothèques où ils gisent ensevelis, — comme dans la crypte des monastères mérovingiens, les cadavres des fils de Roi assassinés !

II §

{p. 362}Je crois donc le livre de M. de Barthélémy insuffisant. C’était ma première impression quand j’ai ouvert le livre, et la dernière quand je l’ai fermé. Ce livre, d’une haleine très saine et très pure, ressemble à un verre d’eau versé pieusement sur une mémoire qu’on veut faire refleurir ; mais ce n’est qu’un verre d’eau, et pour faire relever la tête à cette fleur, piétinée et souillée par les boueux du xviiie siècle, il faudrait davantage. M. de Barthélemy a très bien choisi les passages de Fréron, qu’il a empruntés à tous ses ouvrages, et en particulier à L’Année littéraire, ce colossal recueil. Mais ces divers passages, qui donnent une idée fort nette du genre d’esprit de Fréron, de sa manière de penser et d’exprimer sa pensée ; ne donnent pas du tout la manière personnelle du critique… Le penseur y est. L’homme des idées générales y brille dans son éther. Mais l’homme de ces idées générales, appliquées à l’œuvre et à l’auteur que Fréron critique, n’y est pas. Pour avoir fait des encyclopédistes, et de toute la cuistrerie philosophique à la suite, les ennemis implacables qui se sont rués sur lui, comme la meute enragée des chiens de Diane sur Actéon, il y a dû avoir sous la plume de Fréron autre chose que ces placides {p. 363}citations faites par M. de Barthélemy… Admettons, si l’on veut, que cet esprit très haut eut le calme des choses très hautes, — des choses placées dans le voisinage du ciel, — admettons que ce sagittaire pour la Vérité contre l’erreur n’étendit jamais de poison sur la pointe de ses flèches, toujours est-il qu’il n’aurait pas produit de ces colères, de ces haines et de ces ressentiments personnels, s’il n’avait pas meurtri davantage les personnalités vaniteuses auxquelles il répondait en sa qualité de critique. Or, c’est cette personnalité du critique contre la personnalité des critiqués que j’aurais voulu trouver aussi dans ce livre des Confessions de Fréron, qui sont plus des extractions que des confessions… parce qu’il n’y a de critique efficace, de critique qui mérite ce nom de critique, qu’à la condition de traverser l’homme par le livre et le livre par l’homme… Je sais que le préjugé contraire court les chemins. Mais qu’importe ! L’impersonnalité n’est qu’une rêverie et une prétention de l’esprit humain. Au sens strict et métaphysiquement exact des mots, il n’y a pas d’impersonnalité. On est toujours quelqu’un ; on est donc toujours personnel… Et ceux qui veulent que la Critique fasse abstraction de la personne qui est toujours derrière un livre pour en expliquer le dedans, ou ne connaissent rien à la façon dont sont faites les œuvres des hommes, ou sont des esprits lâches, s’abdiquant eux-mêmes par lâcheté et prenant toutes les précautions de la lâcheté quand ils frappent. Eh bien ! c’est ce Fréron-là, le Fréron personnel que j’aurais voulu voir de plus près dans le {p. 364}livre de M. de Barthélemy. Il nous a donné l’homme des principes et du goût, — le législateur du Parnasse, comme on disait du temps de Boileau, — mais j’aurais voulu l’exécuteur des hautes-œuvres, dont ne peut se passer aucune législation.

Et à cette manière de citer Fréron, il n’y a d’exception, dans ce livre, où je ne vois personne, bœuf ou taureau, pris aux cornes par ce rude toucheur qui était de force à les rompre, qu’en faveur de Voltaire. Et elle était bien due, cette exception, à l’auteur de L’Écossaise et des infamies du Pauvre Diable ; elle était bien due à Voltaire, la nature la plus scélérate qui fût parmi les scélérats qui se mettaient en troupe contre Fréron. M. Charles de Barthélemy a retiré du corps de l’affreux Python immolé quelques-unes des floches lumineuses qui éclairèrent la laideur du reptile en l’atteignant, et que Fréron tant de fois lança sur Voltaire avec le calme et la sérénité d’un Dieu. Il a cité le portrait anonyme dont tout le monde, dans le temps, reconnut le modèle ; ce portrait d’une touche si ferme, si sobre et si majestueusement sévère… Il a cité l’ironique compte rendu de la première représentation de L’Écossaise, dans lequel Fréron prit dans sa main, juste comme une balance, la fange qu’on lui jetait à la figure, et pesa ce paquet de fange qui pesait trop peu pour le blesser ! Il a cité l’ingénieuse Lettre sur Saadi à M. de Voltaire, qui raconte à Voltaire, sous le nom de Saadi, sa propre histoire ; et enfin le jugement sur Voltaire, qui n’a pas bougé depuis qu’il fut écrit, et que les {p. 365}admirateurs de Voltaire lui-même sont obligés d’accepter comme le dernier mot sur un homme qui, à force d’esprit, s’est fait prendre frauduleusement pour un génie. Car Fréron, qui a été cruel pour Voltaire en disant simplement ce qu’il était sans déclamation et sans fureur d’indignation et de coloris, comme Joseph de Maistre, Fréron n’a été si impartial avec l’homme qui l’avait si perfidement et si atrocement blessé, que parce que lui, Fréron, était invulnérable !

III §

Il l’était, en effet. L’invulnérabilité, cette qualité presque surhumaine, fut le caractère de la critique de Fréron et de sa personne, — le caractère de son caractère tout entier. Cet homme, moralement et littérairement si brave, fut un Achille sans talon. Dans quel Styx sa mère l’avait-elle trempé ?… Il faut être au courant de la vie que lui firent les philosophes, qui pouvaient tout dans le temps où la France était au pillage de leurs idées et de leurs ambitions, pour savoir à quel point sublime Fréron poussa l’invulnérabilité. Je l’ai déjà dit, les philosophes l’insultèrent comme jamais personne peut-être, dans l’Histoire littéraire, ne fut insulté. Aux injures, ils {p. 366}ajoutèrent les plus monstrueuses calomnies. Voltaire pour sa part, ce singe-tigre, comme disait Alfieri des Français de 93, fit de lui un embrigadeur de coupe-jarrets littéraires. Voltaire écrivit gravement, comme si ç’avait été un point d’histoire, que Fréron sortait des galères, et les autres de rire de ce bon tour ! On l’emprisonna, comme un criminel d’État, à Vincennes. On le traîna sur le théâtre, comme Aristophane y avait traîné Socrate ; mais il fut vengé par la platitude d’une comédie, qui n’était pas d’Aristophane ! Journaliste qui défendit pendant toute une vie, qui fut longue, la Religion, la Royauté, la Morale dont on ne voulait plus, dans la démence universelle, on lui coupa, on lui hacha son journal avec les ciseaux d’une censure qui a déshonoré Malesherbes, lequel tenait, pour le compte des encyclopédistes, et faisait aller ces ciseaux, tombés depuis et lavés dans son sang, heureusement pour sa gloire ! Après vingt-trois ans de luttes, on finit par supprimer à Fréron son journal, son Année littéraire, l’illustration de toute sa vie, son mérite devant Dieu ! et cette suppression foudroya ce cœur dans lequel il n’avait jamais passé une palpitation de colère. Jusque-là, il avait mérité de s’appeler de ce beau nom qu’ils ont en Écosse, il était digne de s’appeler du nom de Marmor ; car, marbre il était, et les marbres, sur lesquels tout tombe sans rayer leur surface polie, n’avaient pas plus que lui de froide impassibilité. Il est vrai qu’il était né sur la terre des granits et des chênes. Il était Breton, il était du pays des {p. 367}dolmens immobiles et des pierres de Karnac, à la vibration continue et à l’équilibré éternel. On ne lui fit jamais perdre le sien. Regardez son portrait, à la tête du volume de M. de Barthélemy ! C’est bien là une figure celtique, avec son front étroit et dur, renflé aux tempes, le profil coupant et recourbé, cette maxillaire en saillie, — l’assise solide d’un visage qui n’exprime que la force, — tout cela porté sur de hautes épaules comme en ont les hommes faits pour la guerre, et vous reconnaissez la race opiniâtre qui ne sait pas reculer, la race héroïque qui va de Beaumanoir, du combat des Trente, jusqu’à ce Georges Cadoudal qui mourut pour avoir voulu le renouveler !

Fréron eut aussi son combat des Trente, mais il était seul et les Trente étaient contre lui… Dans l’ordre moral, Fréron fut un héros… Dans l’ordre intellectuel et littéraire, voyons ce qu’il fut, et si le talent de l’écrivain et du critique fut aussi grand que l’âme du héros.

IV §

Dans tous les cas, ce talent fut grand. Fréron est le premier critique du xviiie siècle ; c’est incontestable. Il ne fut pas un critique comme le fut Diderot, qui n’avait que des sensations et de l’enthousiasme sans profondeur. {p. 368}Fréron, lui, avait des principes, et son enthousiasme se recueillait pour être plus profond ; Diderot était un des enfants perdus d’un siècle qui allait aux abîmes, comme l’astrologue allait au puits… À proprement parler, Fréron n’était pas de ce siècle-là. Il était du siècle précédent. Il était un homme du xviie siècle tombé dans le xviiie et qui, naturellement, ne s’y trouva pas à merveille. C’était une espèce de Boileau en prose, élargi et vaste, avec plus de chaleur au cœur que Boileau et plus heureux, car les dindons auxquels il eut affaire toute sa vie ne purent jamais l’émasculer… Il a même jugé Boileau, qu’il respectait, de manière à faire croire qu’il le dominait par le sens critique. « Boileau — a-t-il dit quelque part — était idolâtre des Anciens, et devait l’être, sans doute, par goût et par reconnaissance ; mais il se mêle toujours de la superstition dans tous les cultes, et sa délicatesse en est une preuve. » Fréron, cet inconnu au xixe siècle, était une imagination puissante, réglée par une raison plus puissante encore, et qui comprenait la critique comme Louis XIV le gouvernement. Aussi pourrait-on dire de lui que de hauteur, de gravité, de tenue, de politesse même, — car cet homme insulté est toujours resté poli, — il avait la critique Louis-quatorzienne… Il n’admettait pas la critique sans maître, sans enseignement, sans tradition. Il avait été l’élève de Desfontaines, une des victimes de Voltaire, de cet égorgeur dans la boue ; et son maître ne périt jamais dans son âme. Homme de goût, — de ce goût qu’il a {p. 369}défini : « Un discernement vif et une sensation délicate, c’est le cœur éclairé » ; s’il l’avait sévère, ce goût, du moins il ne l’avait point étroit.

Il croyait la source des chefs-d’œuvre inépuisable pour le génie humain, et la beauté, comme la vérité, infinie… C’est lui qui a écrit : « Le génie a cent yeux comme Argus. L’esprit n’en a que deux. Un homme de génie peut traiter le même sujet qu’a immortalisé Molière. » Idée hardie très moderne, sur laquelle Fréron est revenu cent fois. Ce n’était pas alors le temps (son temps) de la floraison des littératures étrangères dans notre pays. Français comme Corneille et Racine, Fréron eut presque exclusivement la Critique française, mais pour être dans la tradition nationale du xviie siècle et de ses mœurs, il n’en voyait pas moins, par-dessus la frontière, les qualités de l’esprit d’une race différente de la sienne, et il l’a bien prouvé pour les Anglais, à qui il reconnaît « ces cris du cœur qui pour lui sont l’expression la plus certaine du génie ». Fréron, en dehors des justices qu’il fit sur les médiocrités de son époque, a traité toutes les questions littéraires qui incombent à la Critique et qui sont de son ressort, et il les a traitées avec la certitude d’une supériorité presque toujours infaillible. Tête synthétique que cette tête de Celte, bien au-dessus des mièvreries d’analyse de Sainte-Beuve, qu’on a trop vanté, Fréron eut le style de ses facultés, et fut, comme écrivain, ce qu’il était comme critique. Son style, très mâle, a la clarté comme il a le muscle et la carrure, et {p. 370}avec — çà et là — de grandes images qui couvrent toujours quelques forts aperçus. Sous cette plume, d’un naturel profond, et si méprisante du bel esprit qui est le laid, il a des expressions comme celles-ci, que je pourrais multiplier : « Le plat écrivain se rend intérieurement justice. Le remords de la médiocrité le déchire. — Le grand poète est un Dieu qui secoue sur tout le flambeau de la vie. » Quelle grandeur dans la simplicité ! Cherchez de ces traits dans les critiques modernes, dans Sainte-Beuve qui se tortille et dans Planche qui gèle, et qui semblent pourtant tous deux avoir découvert la Critique. C’est encore de Fréron, ce trait : « Quand un vrai génie apparaît dans le monde, on le reconnaît à cette marque : tous les sots se soulèvent contre lui. »

À ce compte, Fréron en est un.

V §

Il eut contre lui les sots, et même les spirituels, — qui sont plus sots encore que les imbéciles quand ils s‘en mêlent… Mais, comme Gilbert, cet autre accablé du xviiie siècle qui opposait à tout :

L’estime de Grillon, sa vie et le silence !

Fréron eut pour lui le Roi Stanislas de Pologne et sa fille {p. 371}Marie Lecsinska, cette chaste et noble Reine de France qui, du fond de son abandon et de son oratoire, ne pouvait pas grand-chose pour les amis qu’elle protégeait. Il eut pour lui Marie Lecsinska, et il laissa aux philosophes les Pompadour et les Dubarry. M. de Barthélemy a mêlé aux citations qu’il fait de Fréron la vie de ce Stator de la Critique, qui résista et combattit jusqu’au brisement de sa plume et de son cœur, et cette vie de Fréron, chaudement racontée, est de la même unité que ses écrits. La dignité de l’attitude ne fit jamais défaut à Fréron. Il n’était ni un bohème, ni un parvenu de ce temps de parvenus et d’aventuriers, même dans les lettres. Il était d’une naissance honorable, et, hasard charmant ! parent de Malherbe, un critique aussi à sa manière, qui ne voulait pas, en mourant, qu’on offensât devant lui la langue française. On sait qu’à moitié mort, il rouvrit les yeux pour demander qu’on la respectât… Fréron fut l’homme de la famille chrétienne, comme il avait été l’homme de la Société et de la Monarchie chrétiennes. Marié deux fois, il fut aimé jusque de son fils, qui rendit le grand nom de son père un nom funeste ! On a dit que ce régicide ne le devint que parce qu’on avait tué son père, en supprimant son Année littéraire au nom du roi, rendant ainsi, coup pour coup, à la royauté, le coup qu’il avait reçu d’elle… Crime plus grand que dans un autre, dans le fils d’un homme comme Fréron, qui dérogea si épouvantablement à sa naissance et aux vertus de son père, et à qui on pourrait appliquer le mot grandiose et terrifiant {p. 372}de Chateaubriand, parlant d’un autre fils coupable : « Si son père l’eût su dans sa tombe, il serait revenu lui casser la tête avec son cercueil ! »

Mais un autre que Fréron le père, se chargea de la punition de son fils. Ce fut l’empereur Napoléon, le terrible Pater familias de la France. Quand il fut maître, il envoya ironiquement le régicide comme sous-préfet à Saint-Domingue, pour lui apprendre, à ce souverain révolutionnaire, que les hommes n’étaient pas égaux et que c’était trop cher que de payer la mort d’un homme par la mort d’un roi… Classification par le mépris, qui remit tout à sa place !

Il n’y eut que le grand Fréron — le Fréron de L’Année littéraire — qui n’eut pas la sienne… Il avait combattu contre l’erreur, et l’erreur avait triomphé. Après sa victoire, elle le jeta à l’in-pace de l’oubli. On ne le connut guère que par les outrages immortels de Voltaire, mais la Gloire, qu’il méritait, resta comme prise sous les deux cents volumes qu’il a écrits. L’en dégagera-t-on ?… Le livre de M. de Barthélemy signale la place élevée qu’il devrait avoir dans l’Histoire littéraire… L’aura-t-il un jour ?… Pour ma part, j’en doute, et du reste, à quoi bon ? La Vérité se moque bien de la Gloire ! C’est une loi supérieure de la Providence, qu’il doive y avoir en ce monde des gloires perdue ?, pour qu’il y ait des dévouements plus beaux.

Louis Vian §

Histoire de Montesquieu, sa vie et ses œuvres, par Louis Vian, avocat.

I §

{p. 373}Mon Dieu, oui ! je vous demande bien pardon, c’est un avocat ! et pourquoi ne le dirais-je pas ? puisque lui-même s’en vante… puisque ce berger Guillot d’avocat écrit, non pas sur son chapeau ou sur sa toque, mais sur la couverture de son livre, qu’il est un avocat, et de Paris encore, et fier de l’être comme le postillon de Longjumeau était fier d’être postillon ! Singulier dandysme ! Sur ce mot d’avocat, malgré le nom de Montesquieu qui vous accroche et qui vous retient, j’aurais filé et volontiers passé outre… J’ai peu de goût pour les avocats en littérature. Ce n’est pas pour moi une recommandation très forte d’être avocat, quand on est écrivain. Les malheureux ! ils écrivent presque tous {p. 374}comme ils parlent, et c’est affreux, la grammaire du Palais ! Sur ce point, leur tradition est lamentable. Voulez-vous descendre avec moi les marchés de cet escalier ?…

Nous avons eu Patru, justement oublié, quant à ses œuvres. Nous avons eu d’Ablancourt, ce traducteur qui traduisait de travers. Nous avons eu Linguet, le paradoxal et incorrect Linguet, à qui la Révolution coupa la langue et la tête sans qu’il nous ait manqué grand-chose ! Et enfin, dans ces derniers temps, nous avons eu Dupin, ce vieux soulier ferré de Dupin, extrait des crottes du Morvan, qui n’a jamais écrit une seule phrase de langue ou de sentiment français en toute sa vie, qui fut longue ! L’avocat même a parfois gâté jusqu’au génie du grand Corneille. Que de raisons historiques pour ne pas lire les avocats ! Louis Vian, qui en est un, inconnu dans les lettres, mais très certainement ingénu, s’est imaginé probablement que ce serait très couleur locale, appropriée à son sujet, de faire écrire, sur le président de Montesquieu, un avocat. Il a cru que cet avocat allait bien à ce président et ce président à cet avocat, et voilà qu’il s’est mis à plaider sa biographie ! Certes, qui ne se serait attendu à des phrases d’avocat et à des opinions d’avocat, dans ce pourchas d’avocat ! Moi, tout le premier je m’y attendais… Mais quelle agréable surprise ! au lieu d’un avocat, j’ai rencontré un écrivain.

Et un écrivain sans la moindre déclamation sentant son fruit d’avocat ! sans la moindre bouffissure ! sans la {p. 375}moindre sueur à froid ! sans le moindre relèvement de grande manche ! sans la moindre éructation de ces gros mots vides, dont ils bourrent leurs pièces, les avocats, et qui partent avec bruit, mais sans les dégonfler jamais !! Au lieu de cela, j’ai trouvé un écrivain vif, clair, court-vêtu de phrases, preste, leste, alerte et nerveux, d’un sobre et solide langage prenant la pensée de très près, ayant dans son bronze, çà et là, des pointes et des reluisances d’or. Il a certainement quelque chose de ce Montesquieu qu’il raconte. Il a pris à son régime de Montesquieu un peu de ce tempérament du Montesquieu dont il s’est nourri longtemps, tonique nourriture ! Il a de la pointe épigrammatique de ce malin. Il dit, comme Montesquieu dirait : « Le lecteur aime les dénouements moraux, surtout dans les autres. » Il dit encore : « Il est permis aux hommes de se montrer inconséquents, pour qu’ils puissent parfois se retrouver raisonnables. » Est-ce assez Montesquieu comme cela ?… Et c’est ainsi à beaucoup de places ! Il est renseigné comme jamais biographe ne le fut. C’est le côté grave de son livre. Le côté léger, c’est l’affirmation rapide, sans pédantisme et sans endoctrinement. Il sait son sujet, il le tient, il le serre, et il sait qu’il le sait, ce qui lui donne parfois cet air de suffisance qu’avait aussi Montesquieu, le Gascon, car la suffisance n’est souvent que la conscience de la force qu’on a et qui se rengorge un peu. Voyez le beau crime ! il tranche, mais son couteau coupe. Il est sûr de son fait. Il comprend l’action et la réalité humaine, et il ne les surfait {p. 376}pas, même en Montesquieu. Il est calme. Il ne fait pas : oh ! il ne fait pas : ah ! il mêle à l’admiration un jugement libre. Quoique biographe par admiration, rien de moins badaud que lui dans un temps où tout le monde est badaud, et particulièrement les biographes, qui sont les ânes des reliques qu’ils portent et les premiers à s’agenouiller dessous, tout comme s’ils étaient devant !

C’est donc un biographe exceptionnel que Louis Vian, — ce qui vaut mieux que d’être avocat à la cour de Paris et ce qui le fait oublier. Être un biographe à cette heure, — dans une époque d’analyse et d’individualité, — c’est être un historien à la taille même de cette époque qui doit aimer mieux les portraits que les tableaux, et dont la triste histoire ne permet même plus le tableau ! À toutes les époques, du reste, les portraits sont intéressants, et il en est dans lesquels on a déployé autant de génie que dans les tableaux les plus grandioses. Malheureusement, ce ne sont pas les portraits littéraires. Nulle part, la biographie, qui est l’histoire d’un Monsieur seul, n’a donné encore de ces chefs-d’œuvre de portraiture comparables, par exemple, à la Joconde au César Borgia et à La Maîtresse de Raphaël. Boswell, au fond, n’est qu’un laquais, d’une espèce très rare, qui adore et admire son maître. La biographie de Nelson, si fort admirée en Angleterre, est moins épique que son héros et même que le visage de son auteur, la seule chose épique qu’il y eut en Southey, disait lord Byron. La biographie de Montesquieu par Louis Vian, qui se vante, comme d’être {p. 377}avocat, d’avoir été à l’École primaire de la critique de Sainte-Beuve (et il y a à peu près à se vanter de l’un comme de l’autre !) la biographie de Montesquieu par M. Vian voudrait bien être un portrait dans la manière d’Holbein, c’est-à-dire une peinture intime, attentive, familière, profonde, éclairant l’homme surpris et posé dans les plus menus détails de sa vie, le peignant jusqu’à la gaule de vigneron qu’il portait sur l’épaule, quand il se promenait à la Brède, jusqu’au déshonorant bonnet de coton dont il coiffait sa maigre tête de buste antique ! Seulement, le portraitiste que voici n’a pas la sublime et méditative bonhomie d’Holbein. Il n’a pas sa couleur reposée. Il n’a pas sa rondeur pensive. M. Louis Vian est un aigu, comme l’homme qu’il peint, — car il ne faut pas s’y tromper, le caractère distinctif et suprême de Montesquieu, ce qui le résume tout entier, c’est d’être un aigu, avant tout, un aigu et un pénétrant, qui cachait souvent sa pointe pour qu’elle pénétrât davantage, un aigu qui n’avait pas toujours la bravoure du javelot qu’il lançait, qui en eut souvent la prudence et qui parfois en eut la peur ! Montesquieu, c’est la pénétration réfléchie, c’est la volonté savante dans l’expression calculée, c’est la rétorsion la plus prudente dans la pensée, et c’est la mesure aussi et la modération, qui tue en n’ayant pas l’air d’y toucher. Le moyen donc d’être bonhomme, en peignant un homme qui l’est si peu ?

II §

{p. 378}Il ne le fut ni dans sa vie, ni dans ses œuvres. Et c’est par là que cet homme, nommé grand homme un peu trop vite, manqua, selon moi, l’absolue grandeur. La grandeur absolue, en effet, qu’elle soit intellectuelle ou morale, implique dans ceux qui l’ont une largeur, une chaleur centrifuge et — j’ai l’air de faire une tautologie, — une magnanimité dans le cœur ou dans la pensée que Montesquieu ne connut jamais. Quoique son Esprit des Lois ait trente-deux livres et un nombre infini de petits chapitres coupés comme les losanges de l’habit d’Arlequin, son esprit, à lui, très subtil, n’avait pas d’ampleur. Les facultés naïves, abondantes, plantureuses, abandonnées, confiantes, d’une grâce diffuse ou onduleuse, qui sont l’étoffe à pleine main et foisonnante du génie, firent toujours défaut à Montesquieu. Il a les qualités contraires. C’est un pinçant et un pincé. Il est étroit, mais il perce. Il perce en bas et il perce en haut. Il avait cette espèce d’étendue en long dont parlait un jour le prince de Ligne, et qui finit par une pointe, comme un obélisque. « Il a la tête petite », dit Joubert, dans un éclair qui nous le montre bien, et qui est digne de {p. 379}lui, Montesquieu ! C’est un mot qui ressentie aux siens. Et ce mot de Joubert est vrai, même physiologiquement, même sur la médaille où cette fine tête ne doit guère peser au cou décharné de vieux romain qui la porte avec tant de noblesse. On sent sous ce visage, aux fibres visibles et tendues, la contractilité d’un esprit puissant, et dont la puissance s’exerça toujours sur lui-même… Positif et pratique, Montesquieu, qui écrivait, sans métaphysiquer, sur les gouvernements, gouverna sa vie et sa maison mieux que personne. Il se possédait souverainement et ne fit jamais que ce qu’il voulut. Ses traits — c’était un sagittaire — portaient, sans dévier, où il les ajustait ; mais il ne mettait pas toujours son nom sur sa flèche. Rappelez-vous l’anonyme des Lettres persanes ! Il tirait aussi bien à l’œil de Philippe, comme l’archer d’Amphipolis, qu’au talon d’Achille comme Pâris, — au talon de ces choses qui pouvaient encore, dans ce temps-là, se croire immortelles ! mais, comme Pâris, il se cachait derrière une porte Scée quelconque. La sécheresse, d’ailleurs, qui s’accuse dans la médaille gravée et mise à la tête du livre de Vian, n’est pas un dessèchement produit par la vieillesse. C’est la sécheresse primitive et constitutive de la nature de Montesquieu. Comme tous les aigus, il était sec, et il semble le père de toute une race d’esprits secs comme lui : Goethe, cette âme de plâtre, Charles de Brosse, l’épicurien latin, Stendhal, qui avait au moins du feu dans sa sécheresse, et Mérimée qui n’avait rien, en descendent. Jusqu’à la {p. 380}bonté, chez Montesquieu, était sèche, Vian, dans sa biographie, rapporte des faits de bienfaisance qui l’honorent ; mais il ne voulait pas de ce qui acquitte les malheureux, il ne voulait pas de leur reconnaissance. Il avait le vin, mais il n’avait pas l’huile du Bon Samaritain ; homme sans onction, mais non pas sans vertu ! Une fois, il délivra un captif, non en prenant ses chaînes, comme Saint Vincent de Paul, mais en payant secrètement sa rançon, qui était considérable. Saint Vincent eût accepté les larmes reconnaissantes du captif, et Montesquieu s’en détourna. Il ne les prit pas, comme si le Christianisme, qui a dit que la main gauche doit ignorer ce que donne la droite, avait exigé cette ignorance du cœur de l’homme pour le bien qu’il a reçu ou qu’il a fait !

C’est que Montesquieu n’était pas assez chrétien. Il est mort en chrétien, c’est la vérité, affirmant, devant l’hostie que le prêtre allait lui mettre dans la bouche, que Dieu était réellement, virtuellement et substantiellement là pour lui. Mais c’était à sa mort, et toute sa vie, qui fut correcte et respectueuse pour les choses religieuses4, bafouées alors qu’elles étaient par la Philosophie, il n’eut jamais assez de ferveur pour que la foi éveillât la tendresse en son âme, qui, de nature et d’admiration, allait au Stoïcisme, — cette religion des Secs, — comme à la plus belle chose qu’on eût vue jamais parmi les hommes !

III §

{p. 381}Il n’avait pas été élevé pourtant sur les genoux de Zénon, mais sur ceux d’une mère chrétienne ; et même, par esprit de christianisme, on lui avait donné pour le tenir sur les fonts du baptême un mendiant. Coutume sublime, qui n’était pas particulière à la maison de Montesquieu, mais qui était la coutume des anciennes maisons chrétiennes d’un pays qui aimait les pauvres comme Jésus-Christ lui-même, et qui, en donnant un pauvre pour parrain à leurs enfants, croyaient leur donner Jésus-Christ Ainsi, nous apprend Louis Vian (qui nous apprend bien d’autres choses encore, dans cette biographie étincelante de mille détails neufs), fut baptisé Montaigne, le comte de Beauvais et Buffon. Une pareille éducation, qui commençait même avant que la tête de l’enfant fût ouverte aux premières impressions de l’existence, mais dont il devait plus tard recevoir, en apprenant cela, l’enseignement, n’a peut-être agi qu’à la mort sur l’âme de Montesquieu. Le stoïcien avait traversé toute la vie dans le respect historique et social des institutions et des idées chrétiennes, mais sans aller plus loin du côté du ciel, et il retrouva peut-être, à l’heure de mourir, sur son âme, la bénédiction paternelle du mendiant qui avait répondu {p. 382}de lui devant Dieu. Jusque-là, il dut opposer au Christianisme l’imperméable et native sécheresse d’une âme sans enthousiasme et d’un esprit à peu près sans foi. La preuve, c’est qu’à l’âge de vingt-trois ans il épousa une protestante avec une insouciance qu’il fit silencieuse, car l’attitude sociale, la convenance du rang et du monde élevé dont il faisait partie, furent toujours la visée et le but atteint de Montesquieu. Louis Vian a-t-il vu, comme moi, cette sécheresse à travers les faits qu’il rapporte de cette vie publique et privée, restée imposante ? Et en a-t-il tiré, comme moi, des conclusions ? Louis Vian, qui croit à Montesquieu plus de génie que moi, a vu l’acuité ; mais a-t-il vu, comme moi, la sécheresse, qui l’explique autant que l’acuité ?… Cette sécheresse n’était pas que dans son âme. Elle était dans son esprit au même degré, et c’est là ce qui l’empêcha, quand il crut l’être, d’être poète. Montesquieu, tout majestueux président qu’il pensait rester, était d’une époque où l’amour des sens, ce diable déchaîné, secouait les plus graves, et il eut comme les autres ses aventures de boudoir ; mais, de l’imagination, comme les poètes qui aiment, il montra le peu qu’il en avait dans des madrigaux absolument et détestable ment médiocres, et dans ce poème en prose du Temple de Gnide que la marquise du Deffand appelait : « l’Apocalypse de la galanterie », parce que la pauvre diablesse aveugle ne comprenait rien à celui de Saint Jean ! Contraste curieux ! Montesquieu était doublé d’un Bernis ou d’un Dorat ; c’était bien la peine d’être Montesquieu !

{p. 383}Mais il avait plusieurs autres doublures. Il était doublé d’un savant, d’un procureur (ce président !) et d’un avare. Encore un rapport avec Goethe, cet autre grand sec : il aimait la physique, la médecine, l’histoire naturelle. Vian donne la liste de ces travaux morts et ensevelis, et que la Grandeur et décadence des Romains et L’Esprit des Lois, plus tard, expièrent. C’est un discours sur la cause de l’écho ; un mémoire sur la Transparence des corps, sur le Mouvement relatif ; un Projet d’histoire physique de la terre. En procès, Montesquieu fut plus fort et plus heureux qu’en science. Il mena bien les siens, en jurisconsulte, en compétent, en romain ; car sa nature était romaine. Quant à son avarice, ce vice des secs, elle est certaine. Je crois que Vian l’a peint quelque part se promenant en carrosse éreinté, attelé de deux rosses, lui qui avait soixante mille livres de rente au beau soleil du Bordelais ! Lorsque Benoist ΧIIΙ lui octroya pour lui et ses enfants la permission de faire gras toute leur vie, il fallut payer les droits de daterie ; mais il planta là ses bulles de dispense, et plutôt que de rien payer, il aima mieux faire maigre à jamais. Il eût mieux aimé, que de payer, manger des sauterelles !

C’est ridicule, cela. Mais Vian ne dissimule rien. Il parle décemment de toutes ces misères. L’homme, mis si haut, avait dans l’esprit et dans le caractère des indigences qu’il fallait la courageuse biographie de Louis Vian pour retrouver. On ne les voyait plus. De son vivant, Montesquieu recouvrait son tuf d’une dignité extérieure due à la gravité {p. 384}de son état et à la beauté d’un talent formidable et grand. Certes, on ne peut pas dire que Montesquieu fut un hypocrite, — mais le lion a quelquefois le pas oblique, a dit Joubert, et Montesquieu avait de cette obliquité… Et d’ailleurs, a-t-on exactement mesuré la distance qu’il y a entre la convenance et l’hypocrisie ? Montesquieu était un artiste en tout, qui savait arranger sa vie comme ses phrases, d’une concentration si savante. Il faisait très bien la part du monde, tout en se faisant la sienne, à lui, lion… Rappelez-vous qu’il allait à la messe avec un livre relié comme un missel… C’était à s’y méprendre ! mais c’étaient les Éléments d’Euclide ! Ce tout petit fait éclaire tout Montesquieu. N’ayant été chrétien qu’à sa mort, il fut donc philosophe toute sa vie, mais un philosophe boutonné dans sa philosophie et ne donnant pas dans la déboutonnée et la scandaleuse du temps. On doit le louer de cette tenue et de cette fermeté. Depuis sa mort, tout a été englouti et noyé dans le flot de gloire qui a déferlé sur sa tombe pour avoir fait ses deux chefs-d’œuvre, qui ne sont pas les chefs-d’œuvre de tous les siècles, mais les chefs-d’œuvre du xviiie, et par lesquels tous les livres du xviiie siècle (par qui soient-ils faits)peuvent se tenir vaincus.

« J’ai le malheur de faire des livres, — disait-il, Montesquieu, — et d’en être honteux après que je les ai faits. » Mais ce n’était là que dandysme ! Il ne fut honteux ni de Grandeur et décadence, ni de L’Esprit des Lois… Que serait-il, sans ces deux-là ?…

{p. 385}Louis Vian, en sa biographie, nous a fait assister la conception, à la gestation et à l’accouchement de ces chefs-d’œuvre relatifs. La vie intellectuelle de Montesquieu le préoccupe autant que sa vie morale, sociale et physique. Même les méthodes de travail de Montesquieu sont détaillées par Vian, et l’on sait qu’une de ces méthodes de travail fut les voyages. Montesquieu voyagea, quand presque personne en France ne voyageait. Lui qui avait créé la théorie exagérée des milieux, il en a parcouru un grand nombre. Il vit l’Allemagne, l’Autriche, la Hongrie, l’Italie, la Hollande, mais le milieu qui lui convint le plus, à cet homme de Guyenne qui avait peut-être dans les veines quelques gouttes égarées de sang anglais, ce fut l’Angleterre. Il y passa deux ans, et son esprit y prit des lettres de naturalité. Il revint anglais dans son pays. Il y rapporta l’amour de la constitution anglaise, qu’il aurait mieux fait de laisser en Angleterre. Il fit du vieux jardin français de la Brède un parc anglais, dressa sa généalogie, — occupation anglaise ! — créa une substitution et sollicita l’érection de sa terre en marquisat, — ambition anglaise ! — enfin, exerça ses droits féodaux comme le plus féodal des terriens anglais. Il avait la qualité d’Alcibiade. Il était le caméléon des pays qu’il parcourait, il se teignait d’eux ; ce qui n’est pas français, du reste. Le Français voudrait que l’univers tout entier fût son caméléon. Mais Alcibiade resta en Angleterre. Quand Montesquieu revint en France, il était Anglais, et il ne se déteignit plus.

IV §

{p. 386}J’ai fini, parce que je n’en finirais pas de cette biographie. En aurai-je bien donné ridée, en disant celle qu’elle m’a donnée de Montesquieu ?… En cette biographie, Louis Vian s’est montré tout ce qu’il pouvait être, excepté avocat, et je ne crois pas qu’il y en ait, en France, une meilleure de Montesquieu ni de personne. L’analyse des œuvres y trouve sa place après le récit coloré des faits. C’est un livre qui transpire les bonnes doctrines, sans les exprimer, et qui vibre de bon sens. L’auteur y parle des jésuites et — comme c’est peu avocat ! — il ne les insulte pas ! Il y parle du xviiie siècle, et il ne salue pas jusqu’à terre ce gros ventre de Messaline, plein de l’enfant de tout le monde qui va sortir tout à l’heure, et qui sera la Révolution française ! La religion est ici respectée, Michelet démenti en ses histoires. Le débarbouillage de l’avocasserie est complet. Pourquoi, pendant qu’il y était, l’auteur ne s’est-il pas débarbouillé aussi de sa préface ?… Avec une incompréhensible modestie, Louis Vian a demandé à Laboulaye une préface, qu’il aurait pu faire tout seul et mieux. Montesquieu a été tenu sur les fonts par un pauvre ; Vian a peut-être voulu avoir son pauvre…

{p. 387}mais d’esprit, pour le baptiser, La préface de Laboulaye a toutes les platitudes philosophiques et politiques qui font, pour les amateurs du bouillon de poulet libéral, le genre de talent de Laboulaye. D’essence, malgré les révérences de la présentation, cette préface est un contresens avec l’esprit net, sain et vigoureux du livre de Vian, lequel sait fort bien, quoiqu’il ne le dise pas toujours, où est la vraie force de Montesquieu. Laboulaye la met, lui, dans une de ses erreurs, — l’abolition des armées permanentes, — et dans le fait de cet inexplicable mariage avec une protestante, dont Montesquieu n’a dit jamais un mot, tant il en était honteux ! Si j’avais eu à donner un conseil à Louis Vian, mort depuis la publication de son livre, c’eût été d’ôter de sa prochaine édition cette préface.

Il y a des affiches après lesquelles il faut laver le mur.

M. Ernest Hello §

Les Plateaux de la balance.

I §

{p. 389}S’il y a, comme je le crois, du génie dans M. Ernest Hello, il faut avouer cependant que ce n’est pas celui des titres… Déjà, dans ses Contes, qui certainement méritaient mieux, il avait mis à leur tête, pour les caractériser, l’épithète triviale et insuffisante d’extraordinaires. Aujourd’hui, c’est Les Plateaux de la balance, — disons-le-lui brutalement ! — une platitude. Et si ce n’était que plat, encore ! Mais c’est, tout à la fois vulgaire et précieux, sentant d’une lieue sa vieille mythologie grecque, à laquelle, moins que personne, M. Ernest Hello devrait toucher ; prétintaille de rhétorique plaquée au front du livre le plus contraire à la rhétorique, c’est-à-dire à toute convention dans les idées et dans le style… Le titre d’un livre doit engager à l’ouvrir, — comme le {p. 390}regard d’une femme inconnue doit donner l’envie de la connaître et de lire dans le cœur qui a ce regard… Tel n’est point le titre que M. Hello a choisi ; et si on n’avait que l’impression de ce titre, si on ne connaissait pas déjà l’auteur des Plateaux de la balance, si, à défaut de l’attirance de son titre, on n’avait pas l’attirance de son nom, j’imagine qu’on pourrait bien tourner le dos à cette Justice de papier timbré dont il nous rappelle l’image, et qu’on planterait là l’auteur et sa balance, comme si c’était… un épicier !

Mais, heureusement, M. Ernest Hello, quoique sa gloire ne soit pas faite encore, n’est pas un inconnu, du moins pour moi qui en ai souvent et vainement parlé, et qui aimerais tant à être le héraut de sa gloire future ! M. Ernest Hello, à chacune de ses publications, a été signalé et salué par moi comme un de ces esprits qui, dans un temps donné, — hélas, toujours trop long ! — doivent vaincre les affreux et nombreux obstacles que toute supériorité, dans quelque genre que ce soit, trouve fatalement devant elle. Excepté son dernier et son plus magnifique ouvrage, intitulé « Les Paroles de Dieu », d’une hauteur de mysticisme qui épouvante l’admiration et dont je ne me suis pas senti digne de rendre compte, j’ai toujours parlé de ses livres avec l’intérêt passionné qu’ils excitent. J’ai particulièrement montré dans M. Ernest Hello l’intuitif dans l’histoire (Physionomie de saints), et l’inventeur, l’homme d’imagination dans ses contes (les Contes extraordinaires). Aujourd’hui, c’est {p. 391}une autre face de cet esprit multiface, sur un fond identique, que je vais montrer. Aujourd’hui, je vais parler du moraliste et du critique, mais d’un moraliste et d’un critique dont on n’a plus actuellement la moindre idée, — car voilà le caractère du talent de M. Ernest Hello, c’est de ne rien faire comme personne, non par originalité littéraire ou calcul d’art, mais par une originalité bien autrement grandiose et profonde, l’embrasement d’une foi religieuse qui, dans un temps où l’enthousiasme est tué dans tous les esprits et dans tous les cœurs, est la plus étonnante, — la plus stupéfiante originalité !

II §

Et c’est aussi la plus funeste ! C’est cette sorte d’originalité qui retarde aujourd’hui M. Hello dans sa renommée, et qui empêchera peut-être… qui le sait ? pendant combien de temps ? son ascension dans la gloire. C’est, encore plus que son talent, l’originalité de son christianisme absolu, trop sublime pour intéresser la masse impie d’une époque qui ne comprend plus rien à l’enthousiasme d’une foi comme la sienne. Le génie tout seul, quand il se manifeste » sous quelque forme et sous quelque influence que ce soit, a toujours contre lui, de cela {p. 392}seul qu’il est le génie, toute la foule des médiocres et des imbéciles, qui n’en comprennent pas la beauté. Mais quand à cette épaisseur il s’en ajoute une autre, impossible à percer, celle-là ! quand à cet arcane du génie se joint l’arcane d’un sentiment religieux qui fut autrefois une chose vivante, même lorsqu’elle était haïe, mais qui est devenue une chose méprisée, indifférente, presque détruite et de plus en plus incompréhensible, on reste incompréhensible comme elle. Voilà l’histoire de M. Ernest Hello ! Il rame, depuis des années, sur les galères de la publicité, qui n’est pas pour lui comme pour nous, profanes écrivains, la publicité de l’amour-propre, mais celle de la charité, et certainement il n’a pas trouvé dans l’opinion des hommes une récompense en proportion de ses efforts et de ses travaux. Indépendamment de sa Physionomie de saints, des Paroles de Dieu et des Contes extraordinaires que je viens de rappeler, il a publié les deux traités : L’Homme et le Style, Le Jour du Seigneur ; Renan, l’Allemagne et l’athéisme au xixe siècle ; les Œuvres choisies, mises en ordre et précédées d’une Introduction, de Jeanne Chezard de Martel ; La bienheureuse Angèle de Foligno et Rusbrock l’admirable, et tout cela, qui mériterait pourtant de retentir, n’a pas rompu le silence étendu autour de cet harmonieux nom d’Hello, si bien fait, à ce qu’il semble, pour résonner comme un clairon d’or sur les lèvres de la gloire ; tout cela n’a pas mordu sur l’esprit d’un temps éperdument sorti des voies où la pensée et la piété de M. Hello se concentrent. {p. 393}Ce grand mystique, qui est un grand écrivain, ignoré et déplacé dans un temps où l’esprit humain brutalisé n’est plus fier que de son sens pratique et descend chaque jour plus bas dans sa poussière., reste donc dans le désert de l’inconnu, comme Saint Siméon Stylite sur sa colonne, mais avec cette différence que des populations tout entières allaient se grouper d’admiration et de respect aux pieds du Solitaire miraculeux, comme autour d’un Prophète, pour entendre tomber ses oracles, tandis que le Saint Siméon Stylite du xixe siècle reste sur la colonne de ses écrits, sans que la foule qui passe y prenne garde et s’aperçoive que cette colonne est rayonnante ! Triste chose ! triste temps ! temps désespérant et désespéré que celui où l’esprit humain, qui se croit entier, a fini par se mutiler de sa propre main et s’est émasculé de la plus grande de ses facultés, — la faculté religieuse. Allez ! ce n’est pas un malheur arrivé à M. Hello tout seul, que le peu de souci pris de ses œuvres par l’impiété du temps où il vit. Tout ce qui a écrit depuis trente ans avec une plume chrétienne, a subi l’outrage de cette indifférence aveugle et terrible ; et plus la plume a été chrétienne, plus l’insouciance pour l’œuvre, si belle qu’elle fût, a été complète. Brucker — le Charles-Quint de son propre esprit qu’il abdiqua — la subit, et n’en souffrit pas. Il avait pris ses précautions contre elle. Il s’était encapuchonné dans le silence résigné du moine. Mais Saint-Bonnet, qui vient de mourir et dont la mort a fait un trou dans le siècle, que personne, du reste, ne voit, ne se résigna pas {p. 394}comme Brucker, et ses Œuvres, malgré tout ce que j’en ai crié, sont à peine lues, même par les lettrés. Après eux, voici M. Hello, qui souffre à son tour de l’indifférence, maudite un jour par Lamennais, d’une époque qui n’aurait pas écouté Balzac lui-même, le Balzac qu’elle adore ! s’il n’avait pas mis le catholicisme de sa pensée sous le couvert de ses romans, ou s’il y en avait mis davantage. L’horrible et l’inepte oubli dans lequel est tombé Lamartine, le plus grand poète que la France ait jamais eu, vient de cet hébétement mortel du sens religieux. Consolation qui ne console pas ! Ni Saint Augustin, ni Saint Denys l’Aréopagite, ni Saint Chrysostôme, ni aucun des Pères de l’Église — qui furent les plus grands esprits de l’humanité — dont nous savons les noms, mais dont nous ne lisons plus les ouvrages, ne trouveraient maintenant une miette de gloire à ramasser pour leur génie, — ce génie qui fut consubstantiel à leur foi. Et leur successeur à distance, par l’inspiration et par l’enthousiasme ; cet Ernest Hello qui me fait l’effet d’un Saint Siméon Stylite au xixe siècle, par l’isolement et par la hauteur, a beau le savoir, il ne prend pas, lui, si haut qu’il soit, son parti de cette accablante destinée. L’influence qui pourrait s’échapper de lui, repoussée, revient sur lui et l’écrase… Il est souvent descendu — et dans quel trouble ! — de cette colonne où ne monte pas vers lui le regard des hommes, pour se livrer à la recherche violente, haletante, presque furieuse, d’une renommée sur le désir ambitieux de laquelle tout {p. 395}le monde s’est mépris, — et moi-même. D’aujourd’hui seulement, on ne s’y méprendra plus. Son dernier livre vient, en effet, de révéler dans un de ses plus beaux chapitres — le chapitre de la charité intellectuelle — le secret de cette ardente préoccupation de la gloire, opposée si longtemps dans M. Hello à l’humilité calme du chrétien. Et en le lisant, ce chapitre, on comprendra enfin que ce qui semblait un vulgaire sentiment humain, traînant encore dans une grande âme dévorée de Christianisme, était, au contraire, tout ce qu’il y avait au monde de plus chrétien, puisque c’était le sentiment exaspéré d’un apostolat impossible !

III §

Et cette révélation n’est pas la seule de ce livre profond, entrepris contre toutes les idées communes, et qui pourrait s’appeler, au lieu des Plateaux de la balance, le livre des révélations. Le puissant moraliste que le traité de l’Homme avait annoncé avec tant d’éclat, a persisté dans M. Ernest Hello et s’est comme spécialisé dans l’ouvrage qu’il publie. Non pas que le mystique, le mystique de ses précédentes publications s’y soit éteint ! Dans une pareille nature, il est inextinguible. Mais le {p. 396}mystique, à la parole perdue dans le désert d’hommes sans écho de ce monde ambiant, a dû nécessairement se détourner quelque peu des choses divines pour envisager les choses humaines qu’il voulait voir, et il les a percées d’un tel regard que le monde, inattentif et indifférent au mystique, prendra peut-être garde à l’observateur !

Il est redoutable, en effet, car il voit juste, et la justesse d’esprit mène à la terrible justice… mais il n’est pas cruel, comme la plupart des moralistes, et même comme ceux-là qui passent aux yeux des hommes pour les plus grands. Il n’a ni la tristesse du comique Molière, qui fait rire les cœurs désespérés comme le sien ; ni l’ironie froide de La Rochefoucauld contre l’égoïsme humain, la seule chose à laquelle il croie et veuille nous faire croire ; ni la misanthropie féroce de Chamfort, dont la bouche saigne des morsures qu’elle fait. M. Ernest Hello est un moraliste d’un autre ordre et d’un autre accent que ces moralistes blessés qui, en la jugeant, se vengent de la vie. Il n’a point à se venger d’elle. Dans l’absorption religieuse où il a vécu, il ne s’est pas, comme eux, déchiré aux dures réalités de ce monde et il n’a pas, comme eux, l’âpre ressentiment qui donne à leur talent et à leurs œuvres cette saveur amère que recherche et qui tonifie la faiblesse de nos cœurs froissés… L’auteur de ces Plateaux de la balance est bien plus le moraliste de l’esprit que le moraliste du cœur. Il s’occupe bien plus des erreurs de l’intelligence que des vices de l’âme. Il sait qu’en tombant dans la sphère de l’action {p. 397}et de la volonté, les erreurs de l’esprit deviennent toujours immanquablement les vices du cœur, et ce sont ces erreurs de l’esprit sur lesquelles il porte aujourd’hui le coup de hache de son regard.

IV §

Faits de dix-neuf chapitre s, ou, comme on dit maintenant, dans ce temps de journalisme et d’éparpillement, d’articles qui peut-être ont passé dans quelque Revue catholique où leur beauté, cette beauté fatale des choses chrétiennes, a été étouffée dans l’obscurité qui est présentement leur destin, ces Plateaux de la balance n’ont pas d’autre unité que l’âme de leur auteur, et c’est cette âme, enthousiaste comme on ne l’est plus et qui palpite partout en cette dispersion de sujets différents, qui les relie entre eux et en fait un livre. Dès la première ligne de sa préface, l’auteur des Plateaux de la balance explique ce titre, que je n’aime pas, quoique j’aime ce qu’il veut exprimer puisque c’est la Justice, « J’ai eu » — dit-il, de ce ton d’autorité majestueuse qu’il a gardé de sa familiarité avec les Livres Sacrés, réverbérés à chaque instant dans les formes de son langage, — « j’ai eu faim et soif de la Justice. J’ai voulu la faire ; j’ai voulu la {p. 398}penser ; j’ai voulu la parler ; j’ai voulu mettre à leur place les hommes et les choses ; j’ai voulu prendre leur mesure et la donner… J’ai promené la balance à travers le monde intellectuel, n’ayant qu’un poids et qu’une mesure, et j’ai laissé les plateaux monter et descendre comme ils voulaient, abandonnés aux lois de l’équilibré… Les chapitres de ce livre ne sont pas juxtaposés par une unité mécanique, mais ils sont liés, si je ne me trompe, par une unité organique, et cette unité, c’est la faim et la soif de la « Justice. » Et comme le mystique ne s’éteint jamais, ainsi que je Fai dit, dans M. Hello, même dans les sujets, à ce qu’il semble, le moins mystiques, il ajoute : « La faim et la soif courent où elles veulent, et je les ai laissées courir. La faim et la soif sont les symboles du Désir, et le Désir est le précurseur de la Justice… Quiconque a le Désir en lui, a la Justice devant lui, comme le pain de sa faim et le vin de sa soif. » Et, quelques lignes plus bas, il ajoute encore : « J’ai voulu élever la Critique assez haut pour qu’elle pût cesser d’être une irritation. » Tels l’esprit, l’essence, l’unité organique (comme dit M. Hello) d’un livre qui va nous promener parmi les hommes et les choses du monde contemporain, et nous donner sur eux et sur elles ridée qu’il faut en avoir et le sentiment qu’ils doivent inspirer.

Eh bien ! cela seul, cette visée, fût-elle chimérique, d’élever la Critique assez haut pour qu’elle cesse d’être une irritation et, comme dit encore le mystique écrivain {p. 399}dans sa langue mystique, pour que l’œuvre du Désir et de la Justice conduise à la Paix, cette visée inattendue établit d’emblée une différence des plus tranchées, — une différence absolue entre l’auteur des Plateaux de la balance et les autres critiques et moralistes connus. Ils ont aussi, eux sinon la faim et la soif, au moins le sentiment de la Justice, car on ne juge que pour faire justice, et tout moraliste est un juge ; mais pour la plupart, si ce n’est pour tous, l’arrêt une fois prononcé, le vice flétri, le faux démontré, la sottise livrée au ridicule, — son bourreau, — le moraliste, dans la mesure de son talent, a fait son œuvre. Seulement, l’auteur des Plateaux de la balance ne croirait pas pour si peu avoir fait la sienne. Il ne veut pas s’enfermer, lui, dans un si étroit horizon ; il va au-delà. Il ne s’en tient ni à la simple observation des choses humaines, si formidable qu’il puisse l’exercer, ni au sévère plaisir du penseur qui pénètre dans le fond de l’âme et lui arrache sa vérité, ni à l’art qui enchâsse cette vérité, arrachée de l’âme, dans des pages plus ou moins dignes d’être immortelles. Le chrétien, plus fort encore que l’observateur et que l’artiste, se mêle à tout, dans M. Hello, pour tout dominer. Et ce n’est point le chrétien à la manière de La Bruyère, par exemple, — cet autre moraliste, qui fut un chrétien comme les grands esprits de son temps, — qui le fut tranquillement, solidement, une fois pour toutes ? mais qui regarda souvent les choses humaines par-dessus son christianisme. Non ! c’est le chrétien comme l’est M. Hello, qui voit tout à travers le sien, le chrétien {p. 400}enflammé du livre des Paroles de Dieu et qui, pour la première fois, dans la Critique, s’efforce d’introduire l’onction, l’apaisement et le ciel de sa mysticité.

Et ne croyez pas que la sagacité de sa critique en soit diminuée ! Il n’en ôte que l’acerbité. Qu’elle soit humaine, sociale ou littéraire, la critique de M. Hello est toujours d’une vigueur de regard incomparable. Je n’en connais pas qui voie les choses sous un angle de lumière plus hardiment ouvert et plus large. Il n’y a nulle trace ici de La Rochefoucauld et de La Bruyère ; M. Ernest Hello, je l’ai dit au commencement de ce chapitre, ne procède de personne. Il ne se ramasse pas en petits pelotons d’idées et ne se condense pas en Maximes comme La Rochefoucauld, et il a plus d’étendue et de profondeur que La Bruyère, qui n’est, après tout, qu’un portraitiste, éclatant de couleur comme une tapisserie des Gobelins. M. Ernest Hello pense plus qu’il ne peint. Il est plus métaphysicien, plus théologien, plus creusé, plus à fond, d’idées générales plus hautes, plus arrêtées et plus fermes que le brillant auteur des Caractères. Dans les chapitres de son livre, qui n’a que des chapitres et dont l’unité n’existe que dans la personnalité très particulière de l’auteur, ceux-là qui sont intitulés : La Lumière et la Foule, Les Ténèbres et la Foule, Les Sables mouvants, Les Préjugés, Les Caractères, Les Passions et les Âmes, La Charité intellectuelle, sont de ces choses qu’il est difficile dénommer, parce qu’elles n’ont pas d’analogue en littérature… Le côté que j’oserai appeler le côté divin de cette critique, {p. 401}échappera sans nul doute à ceux qui ont le mépris insolent et bestial du mysticisme de l’auteur. Mais le côté humain ravira tout le monde, même les ennemis de ce mysticisme, s’ils ont quelque race et quelque aristocratie intellectuelle. Et, en effet, c’est la détestation du vulgaire et la chasse aux idées communes. Il en est fait dans ce livre une curée superbe. Jamais on ne les a mieux massacrées. Ce mystique les prend les unes après les autres, et il les creuse jusqu’au tuf, avec une verve de vilebrequin merveilleuse, jusqu’à ce qu’il n’en reste absolument rien sous son implacable vilebrequin.

V §

Cette puissance dans la critique de M. Hello serait franchement et chaudement admirée — je n’en doute pas — si elle y était seule, et si elle n’avait pas à côté d’elle une autre puissance, qui paraît aux sagesses de ce siècle une infirmité. Le mysticisme, cet état si spécialement élevé dans la croyance religieuse et ses surnaturelles illuminations, est tout ce qui doit faire le plus horreur, si ce n’est mépris, à la raison définitive de messieurs les hommes. Si, demain, M. Ernest Hello, par le fait d’une volonté qu’il n’aura pas, puisqu’il est un {p. 402}mystique, — quand Lamennais apostasia il n’en était pas un ! — pouvait soudainement renoncer à ce mysticisme qui est la vie de son cœur et de sa pensée et fouler aux pieds le flambeau à la lueur divine dont la clarté n’éclaire que lui, vous verriez le sourire s’arrêter sur les lèvres impertinentes des sceptiques, l’éclat de rire bête ravalé par la bouche ouverte des incrédules et des blasphémateurs ! Les hommes accepteraient avec applaudissement ce livre, dont il aurait éteint la flamme et enlevé la plus belle moitié, même en clairvoyance, et ils y applaudiraient d’autant plus que ce serait une apostasie ! Du coup, ce fou d’Hello, comme ils l’appellent peut-être, s’ils ont essayé de lire ses ouvrages, monterait de vingt-cinq crans dans leur estime. Il prendrait à leurs yeux des proportions incontestables, et ils en vanteraient les qualités, délicieusement goûtées par eux. Alors Hello, ce fanatique de gloire, non pour lui, mais pour ses idées, parce que la gloire serait pour elles une toute-puissante propagande, aurait de cette gloire désirée, convoitée, poursuivie en vain, autant qu’il en faudrait pour satisfaire l’orgueil d’un homme qui n’aurait plus que de l’orgueil.

Mais, malheureusement pour la sagesse et l’orgueil des hommes, l’auteur à l’enthousiasme sacré du livre Les Paroles de Dieu, cette perle jetée sur le fumier du siècle aux porcs qui ne la ramassent pas, restera le mystique Hello, dans sa nuit invisible de flamme, avec son amour, son enthousiasme et sa foi ! Il restera méconnu, inconnu ; {p. 403}connu ; et de ce que la gloire, qu’il a attendue si longtemps, ne lui vient pas, il se mettra à genoux une fois de plus, et ce sera tout ! Pourquoi ce qui fut facile au grand poète du Paradis perdu, qui prit son mâle parti de l’obscurité, ne serait-il pas facile à un mystique qui est sur la terre exclusivement le poète de Dieu ?… Et, s’il doit souffrir de ce manque de gloire comme il en a déjà souffert, eh bien ! il en souffrira ; mais qu’y faire ? Il faut avertir toute la littérature chrétienne qu’elle est livrée aux bêtes, et à des bêtes qui n’en veulent pas ! Pour les attardés qui parlent encore de Dieu, et qui bourrent leurs livres de ce vieux fagot avec lequel les hommes ne veulent plus se chauffer, il n’y a désormais, par ce temps sans Dieu, que l’enterrement vivant du silence, et le sacrifice des œuvres les plus belles et les plus pleines de lui, à brûler comme un dernier encens sur l’autel secret des Catacombes !

FIN

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