Jules Barbey d’Aurevilly

1861

Les œuvres et les hommes : II. Les historiens politiques et littéraires

2016
Jules Barbey d’Aurevilly, Les Œuvres et les Hommes : II. Les Historiens politiques et littéraires, Paris, Amyot, 1861, 462 p. Source : Gallica. Graphies modernisées.
Ont participé à cette édition électronique : Iris Genoux (OCR et stylage sémantique), Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

I. Historiographes et historiens §

I §

{p. 1}Il fut un temps où c’était une fonction publique que d’écrire l’Histoire. Les gouvernements nommaient à cette fonction sacrée les hommes qu’ils croyaient le plus dignes de cette judicature de la tombe, de cette magistrature de la vérité. La Couronne, qui signifiait l’État, avait alors ses historiographes. Elle pensait sans doute, et avec raison, que rien n’était d’une importance sociale plus profonde que d’écrire l’histoire, et qu’il en fallait défendre le droit par une institution contre les atteintes du premier venu, qui se délivre à lui-même mandat et brevet d’historien. Idée juste qui eût pu être une idée grande ! Mais pourquoi ne le dirions-nous pas ? La Couronne {p. 2}n’entoura jamais d’assez d’éclat ceux qu’elle appelait ses historiographes.

Elle commettait bien à cette charge, selon nous, immense, d’écrire l’histoire, des hommes éprouvés et capables, qui semblaient avoir conquis une telle position, de haute lice, par l’élévation du talent et du caractère et cette conséquence de l’esprit qu’on ne connaît plus et qui est autant l’honneur de la vie que de la pensée. Louis XIV, par exemple, investissait bien deux des plus honnêtes grands hommes de son temps, Boileau et Racine, du soin de raconter une des campagnes qu’il menait en personne. Henri IV choisissait, pour rendre témoignage de son règne, Mathieu, l’écrivain de génie, que, par parenthèse, on devrait bien rééditer. Mais si de tels choix étaient excellents, les attributs de la fonction, relevés encore par le choix des hommes, devaient être plus éclatants et plus comptés. La charge d’historiographe n’était guère que la bague au doigt d’un homme de lettres, — une charge modeste. Il aurait fallu en faire une charge splendide.

Il aurait fallu placer dans l’État à la même hauteur de respect, l’historiographe et le juge ; il aurait fallu assimiler, dans la considération publique, le juge des morts et des intérêts généraux et politiques, comme l’historiographe, et le juge des vivants et des intérêts privés et civils, comme le magistrat ; car l’honneur et la sécurité des sociétés reposent également sur cette double justice. De tous les intérêts sur lesquels il est besoin de fixer l’opinion des hommes, c’est, après tout, l’intérêt de nos mémoires qui importe le plus. De toutes les propriétés de la vie, la plus chère {p. 3}et la plus sacrée, c’est cet éternel patrimoine de la gloire ou de l’infamie, pour lequel il n’y a ni prescription ni exhérédation possible, et que nous léguons à nos enfants, sans qu’ils puissent jamais le répudier !

Mais les gouvernements anciens n’eurent que la moitié d’une grande pensée. Ils laissèrent l’histoire à leurs ennemis, et l’on sait comment leurs ennemis s’en servirent… Plus tard, non plus, l’empereur Napoléon Ier, qui prenait et relevait les idées d’ordre partout où il les trouvait renversées, sans se soucier de l’opposition et des indignes cris de l’esprit révolutionnaire, Napoléon, qui fit un Grand-Juge, ne refit point d’historiographe. Il ne reprit point en sous-œuvre l’idée de l’ancienne Monarchie pour l’empreindre du cachet de son génie à lui, et pour donner à cette idée tout son accomplissement et toute sa force ; et l’organisateur par excellence, qui a laissé même jusqu’à ce mot d’organiser dans la langue du xixe siècle, oublia d’organiser l’Histoire et la laissa aux partis qu’il avait vaincus !

II §

Et Dieu sait comme ils s’en saisirent ! Dieu sait, et nous savons aussi, comme ils sont entrés dans ce champ, ouvert à tout venant, qui devrait avoir ses sentinelles aux frontières comme la Patrie, car c’est la Patrie aussi que l’Histoire. Ce champ, ils l’ont assez retourné, assez saccagé… Ils n’ignoraient {p. 4}pas ce qu’en France, le pays du bon sens et du fait, on peut toujours tirer de l’histoire, et que faussée, c’est l’arme la plus terrible encore, comme la balle qui, mâchée, fait les coups plus mortels… Trafiquants libres de l’histoire, plus libres que l’homme qui vend la plus chétive denrée et qui pour cela est obligé à prendre patente, ils ne se contentèrent point de cette liberté, et ils versèrent le mépris de l’historien libre sur le fonctionnaire de l’histoire, — sur l’historiographe. Ils se moquèrent, avec le rire de ce singe de Voltaire, des histoires à l’usage des Dauphins… ad usum Delphini.

Ils opposèrent aux annales du pays, écrites par une plume officielle et choisie, précisément, — le croira-t-on ? — que cette plume était officielle et choisie ; et le préjugé révolutionnaire contre toute institution du Pouvoir est si fort, que ce qui aurait dû être une raison d’authenticité et de créance, fut une raison de croire à l’imposture de l’historiographe ou de douter de la probité de son récit. Et ce travail, que nous avons vu se poursuivre, ce travail critique de la libre pensée appliqué à l’histoire, a tellement mordu sur nous tous, esprits contemporains, que nous ne lisons plus aujourd’hui nos anciens historiographes déconsidérés et que nous ignorons profondément les mérites de ces hommes, à qui nous serons obligés d’aller redemander quelque jour la vraie trame de l’histoire, disparue sous les festons dont on l’a brodée et les couleurs menteuses dont on l’a peinte.

L’histoire, en effet, l’histoire écrite de nos jours, a tout été, excepté l’histoire. Elle a été, tour à tour, philosophique, doctrinaire, socialiste, démocratique. {p. 5}impie, fantastique, druidique, pittoresque, pamphlétaire, pamphlétaire surtout, interprétée enfin et tordue par l’interprétation de chacun, comme une Bible protestante. Elle a été une des Babels les plus confuses de ce temps, si fécond en Babels ! Littérairement chacun a fait sur le monument de notre histoire sa petite arabesque, mais ce qui n’est, au point de vue intellectuel, qu’une profanation, amoindrie par le ridicule, socialement et politiquement est devenu bientôt dangereux ! Allez ! ce n’est jamais impunément pour les États qu’on fait de l’anarchie en histoire, et nous en avons fait dans des proportions exorbitantes. Aussi, nous ne craignons pas de l’affirmer, les corrupteurs les plus profonds de la pensée publique, en ces derniers temps, n’ont pas été les Philosophes, mais les Historiens.

III §

Ce sont eux qui ont écrit… non ! mais qui ont historié l’histoire (est-ce pour cela qu’ils s’appellent historiens ?) au profit des plus égoïstes passions ou des plus ineptes systèmes ; mais ce n’est pas tout : ils en ont faussé la notion même… L’histoire, proprement dite, devait être un monument de bronze érigé par l’État, et sur lequel une main éprouvée, assez forte et assez honorée pour tenir le burin de l’Ordre social, écrirait les actes législatifs, les faits d’armes {p. 6}et les faits de conscience des personnalités caractéristiques du temps présent ou du passé. Évidemment à cette hauteur, l’Histoire revêt le plus auguste caractère. Elle n’est plus l’ondoyante et mobile interprétation individuelle, faite, avec plus ou moins de talent ou de prestige, par un écrivain quelconque, entré dans nos archives, comme dans un bois.

Elle devient presque un sacerdoce, et l’on ne voit guère d’analogue à lui comparer que dans les Paralipomènes. Évidemment aussi cependant, il n’y a rien d’impossible à réaliser dans cette majestueuse et si simple utopie de l’histoire, et l’État moderne qui l’essayerait, même en laissant le flot méprisé de la libre histoire battre le pied de son monument, aurait du moins mis sous la garde d’une fonction, dont on descendrait en déméritant, le trésor de renseignements et de faits qu’il faut toujours remettre pur aux générations qui nous suivent, et arracherait la Nationalité, cette chose sacrée, aux mains humanitaires et cosmopolites des historiens de la Libre Pensée, qui si on les laisse faire, en auront fini avec cette chose sacrée, demain !

IV §

Car voilà toute la question, en définitive ! Voilà toute la question pour nous et pour tous ceux qui ont encore dans la tête une idée sociale, échappée à l’universelle pourriture de l’individualisme contemporain. {p. 7}L’histoire, pour nous, c’est la nationalité, la nationalité, inviolable et violée chaque jour, par les historiens au nom de sentiments que nous ne connaîtrons jamais, jamais pour être plus grands qu’elle ! Toute la question de l’histoire, pour nous, c’est la question de l’histoire de France. Voilà qui nous passe près du cœur ! Le reste n’est que curiosité littéraire, vanité de savant ! occupation d’oisif heureux ! mais l’Histoire de France, c’est nous tous, c’est notre blason de peuple, ce sont nos ancêtres, c’est l’honneur. Et quand ce n’est pas l’honneur, car quel peuple n’eut pas ses erreurs et ses fautes ? ce sont les torts de nos pères à expier et à réparer ! ce sont nos vertus !

Que le premier occupant s’établisse dans les hiéroglyphes égyptiens ou dans les antiquités mexicaines, qu’est-ce que cela nous fait ? et quel inconvénient y a-t-il pour la vie morale des générations qu’il se trompe ? Un jour, un autre savant redressera l’innocente erreur qui peut attendre, mais l’histoire du pays, c’est l’Arche sainte, et nous souhaiterions que la première main qui s’étend vers elle ne pût la toucher ! Nous souhaiterions qu’en matière d’histoire de France, l’État prît l’initiative d’une réserve, et qu’en créant des fonctions d’Historiographes, ces Gardes-nobles de l’Histoire, il sauvât notre histoire à nous, cette dernière forteresse morale de tout peuple, et empêchât qu’elle ne fût prise d’assaut par la tourbe des pamphlétaires contemporains, démagogues, fonctionnaires expulsés, prétendants anonymes, transfuges colères qui s’y cachent, la mettent au pillage et s’en font un asile !

Oui, que la Libre Pensée ait ses historiens, mais {p. 8}que la France ait ses Historiographes ! Que la Libre Pensée ait ses historiens, qui font leur histoire comme leurs romans et leurs romans comme leur histoire, mais que nous ayons, nous, un domaine public de vérité inaliénable ; que l’on puisse retrouver toujours une tradition visible et vivante, au milieu de nous, et qui puisse résister au travail dépravant et effréné de la Libre Pensée ! En un mot que la mémoire de nos grands hommes ne soit pas la proie banale de l’ignorant ou du mauvais qui vient jeter dessus son jour, sa passion, son manque de principes, son ignorance ou sa haine !

II. M. Capefigue §

Madame de Pompadour §

I §

{p. 9}C’est par M. Capefigue et M. Michelet que nous allons ouvrir cette première série des historiens du xixe siècle, et nous allons dire tout à l’heure pourquoi. M. Capefigue promit un jour, sans le lui tenir, un véritable historien à la France. Nous n’avons point à le comparer à M. Michelet, qui n’a pas tenu davantage des promesses, bien plus éclatantes encore. Nous savons trop ce qui les sépare. Seulement nous savons aussi ce qui les unit. Quelles que soient les différences profondes de talent et de principes de ces deux historiens, ils n’en représentent pas moins, l’un et l’autre, ce que nous méprisons le plus, l’individualisme dans l’histoire, c’est-à-dire l’historien sans mandat supérieur, {p. 10}sans charge publique, sans fonction ! Ils expriment, chacun à sa manière, et par leur contraste, ce développement fatal et suprême de la Libre Pensée, — la fantaisie, qui se joue de tout, à cette heure, dans les arts, la philosophie et les lettres ! M. Capefigue et M. Michelet sont, pour leur compte, le dernier degré de la fantaisie dans l’histoire et le commencement de l’ivresse. S’ils faisaient encore un pas de plus du côté où ils penchent, ils ne relèveraient plus de la Critique, mais de la Médecine. Il n’y aurait plus chez eux qu’un cas pathologique à constater, l’intoxication et le délire.

Et justement pour cette raison et parce qu’ils s’arrêtent à temps pour rester littéraires, c’est par eux, tout naturellement, que nous ouvrirons cette Revue des diverses écoles historiques du xixe siècle, ce grand corrupteur par l’Histoire. Écoles, du reste, est bien le mot, car dans ce pays de moutons de Dindenaut, tout historien a derrière soi son imitateur et son écolâtre. Nous nous placerons le plus bas possible pour remonter. Nous commencerons par les derniers échelons de cette échelle de Jacob de l’histoire, qui ne conduit pas au ciel, quoiqu’elle soit fort longue, et sur laquelle on voit peu d’anges monter ou descendre Nous irons des petits aux grands, ou des plus faibles aux plus forts, dans cette tournée critique que nous voulons faire, à travers les œuvres historiques de ce temps. Ce sera le contraire du précepte « Ab Jove principium. »

Nous commencerons donc par MM. Capefigue et Michelet.

M. Capefigue n’est pas un Jupiter. S’il y avait eu {p. 11}quelque chose d’inférieur à la notion que l’auteur du Maréchal de Richelieu et de Madame de Pompadour nous donne présentement de l’histoire, ah ! certainement, nous l’aurions choisi, pour mieux montrer, du premier coup, à quel degré de déchéance et de radotage, l’Individualisme, qui écrit l’histoire, peut tomber.

L’École historique à laquelle s’est laissé entraîner M. Capefigue, cette école qui nous bâtit aujourd’hui le Roi Voltaire, qui nous a donné dernièrement les Dédaignés de M. Monselet, et qui, éprise, ou plutôt grise du xviiie siècle, baguenaude éternellement avec lui, la main indécente, les yeux troubles, n’est pas, malgré son air niais, aussi innocente qu’on pourrait le croire, mais de toutes les Écoles historiques dangereuses, — rendons-lui cette justice, — c’est la plus innocente. Nous l’appellerons l’École-trumeau.

II §

En effet, elle peint un trumeau, voilà tout, et quand elle l’a peint et suffisamment vermillonné, son œuvre est achevée et elle est contente. Tout est pour elle affaire de trumeau. Vertu, vice, religion, politique, art, industrie, les plus hautes sphères de l’activité humaine ne sont pour elle que des sujets, plus ou moins heureux, de trumeaux à badigeonner.

Les principes, la conscience, les questions morales qui dorment sous le sol de l’histoire, et qui en sont {p. 12}le feu central et la vie, tous ces profonds problèmes, qui forment le sens même de la Destinée humaine, ne lui importent guère. Elle s’en soucie bien ! Est-ce avec cela qu’on peint un trumeau ? « Si le beau éternel est ennuyeux », comme l’a dit franchement, toute honte bue, l’auteur de Madame de Pompadour, et s’il n’y a que la fantaisie qui soit digne de plaire, le licou de la théorie conduira bientôt l’historien à l’histoire de… fantaisie, et il y est allé ! Si Watteau, nous a-t-il dit encore, est le plus admirable des créateurs, dans son ordre d’idées et de faits, l’historien aspirera à devenir un Watteau à sa manière. » Et cela n’a pas manqué ! L’auteur de Madame de Pompadour est un avortement de Watteau. Voilà la raison de cet amour dont il est transporté pour les figures, les choses et les mœurs du xviiie siècle ; car, ne l’oublions pas, l’amour idolâtre, l’amour fétichiste pour le xviiie siècle est la caractéristique de l’École-trumeau !

III §

Et si nous la nommons, nous n’inventons pas cette École. Elle existe, allez ! Elle n’est pas organisée, avec chefs et soldats. Qui est organisé, dans ce temps d’anarchie intellectuelle, d’individualités jalouses ? Mais elle existe, florissante, agissante, influente ; elle ne nous donne pas que des livres comme Madame de Pompadour, elle en a d’autres, qui sont plus dangereux, parce {p. 13}qu’ils sont pires et plus spirituels. C’est elle qui publiait hier les gravelures du président de Brosses ; c’est elle qui publie aujourd’hui les ignobles Mémoires de Lauzun, et qui, demain, nous donnera quelque autre putridité de ce temps, dont nous ramassons et pressons les dernières écorces.

Légère, spirituelle, — quand elle l’est, — curieuse du vice autant que du bric-à-brac de l’époque dont elle est affolée, parce que ce bric-à-brac profané l’a fait penser au vice dont il semble porter l’empreinte, cette école historique enfantine, mais gâtée, nous l’avons dit, n’est pas et ne saurait être, à cause même de sa frivolité, la plus dangereuse des écoles d’histoire, vouées à la glorification du xviiie siècle. Après celle des enfants, nous trouverons un jour celle des hommes. Après les amateurs de magots, de dessus de portes, de cruchons de Sèvres, nous trouverons les amateurs de Contrats Sociaux et de Philosophies naturelles, et vous verrez la différence ! Mais telle qu’elle est pourtant, dépravée, enthousiaste du petit et badaude, elle abaisse, jusqu’au jouet, la notion de l’Histoire. Elle apprend la corruption, en vantant les formes que cette corruption a revêtues pendant quelques jours ; et comme tout le monde n’a pas le cerveau historique pour résister aux mauvaises influences des historiens de la fantaisie, elle pénètre des siennes les esprits faibles, extérieurs, ignorants, sensibles, c’est-à-dire le plus grand nombre, car tout le monde comprend un trumeau !

Et même quand le trumeau pécherait par l’art, — l’art chétif, rabougri, ratatiné, Chinois, qu’ils admirent et qu’ils préfèrent, dans l’horreur fade de son {p. 14}joli, aux lignes simples et grandes de la vraie beauté, — il n’en serait que mieux compris et plus goûté peut-être, — le rayonnement probable de toute œuvre d’art ou de littérature étant bien plus souvent en raison de l’abaissement du génie, qui l’a produite, que de sa hauteur.

IV §

Nous avons dit que M. Capefigue avait, il y a bien longtemps, promis un historien à la France, et c’est cet historien possible autrefois et tué sur pied de son vivant, qu’on est tenté de regretter plus que jamais en lisant Madame de Pompadour. Il y a en effet à deux ou trois places de ce livre frivole, — dans tout ce fusain historique que le premier souffle doit emporter, — des miettes d’un bon sens rare et d’un mépris bien employé1 qui attestent encore ce qu’étaient, avant d’être altérées et faussées, les aptitudes de M. Capefigue aux choses de l’histoire. Or, cette altération de son être, cet amollissement d’un esprit qui eût pu aisément rester ferme, bien des choses tristes, bien des choses de ce temps les auront causées ; et parmi elles, il faut signaler l’excès de la production et l’abus de sa propre pensée, mortels à tant d’autres esprits.

{p. 15}Cependant, quoique à chaque ouvrage qui paraissait, il y eût un dépouillement plus profond des qualités qu’on pouvait remarquer encore dans l’ouvrage qui avait précédé, c’est particulièrement dans ces dernières années que M. Capefigue a perdu toute autorité et toute créance… Il le doit au xviiie siècle. L’amour du xviiie siècle s’est emparé de lui comme une passion tardive et que rien n’aurait pu faire pressentir. M. Capefigue avait toujours été un homme de catholicisme et d’ordre social. Qu’y avait-il donc de fascinateur et d’entraînant pour lui dans une époque où le Catholicisme s’appelait l’infâme, et où l’état social était, tous les matins, théoriquement renversé ? Qu’y avait-il ?… Mon Dieu, la pensée d’un homme défaille comme son âme ! Il y avait des femmes, des élégances et des mœurs qui saisirent son imagination et, il faut bien dire le mot, qui la corrompirent. Il écrivit son Siècle de Louis XV et son Maréchal de Richelieu, mais ce n’était point assez, et comme M. Cousin, cet autre vieillard d’une autre Suzanne, qui avait fait Madame de Longueville, il fit Madame de Pompadour.

« Je ne défends pas sa chasteté », dit M. Capefigue quelque part, dans sa Madame de Pompadour, en parlant du Roi Louis XV, et cela lui semble héroïque de dévouement à la vérité ! et il ne défend pas plus celle de madame de Pompadour, ni celle du xviiie siècle tout entier ! Il n’entre pas encore, mais plus tard il y entrera, dans un paradoxe de réhabilitation aussi formidable, et les nuances qu’il se permet ont plus de finesse. Il aime mieux dire plutôt avec une incroyable sincérité, en parlant de ces mœurs dont les hautes {p. 16}classes en délire donnaient le spectacle à tout un peuple, qui les regardait à travers la grille de Trianon : Certes, non ! ils n’étaient pas de la première pureté, ces gens-là, et la calomnie est allée plus loin que leurs excès encore. Mais, après tout, ils étaient bien aimables ! ils avaient tant d’esprit ! ils étaient si charmants ! ils entendaient si bien la vie ! Et le voilà qui devient lui-même du xviiie siècle, et qui voudrait entrer dans le trumeau qu’il peint. Évidemment il veut souper. Toutes les idées de ce pauvre historien, qui se lèche les lèvres à la porte de ses descriptions, toutes ses idées sur l’art, le ton et la politique du xviiie siècle sont dominées par cette irrésistible envie de souper, et cela seul explique tout ce livre, d’une si naïve indulgence, où le cynisme a des douceurs de pastel, et le regret de ne pas souper, de si drôles de larmes…

Impayable spectacle que l’impudeur qui veut être décente, sans renoncer à ses petits profits d’impudeur ! C’est, intellectuellement, toute l’originalité de la Madame de Pompadour de M. Capefigue. Moraliste vaincu par le rococo, qui parle de Dieu et de l’ordre, en regardant le médaillon de madame de Pompadour et en trouvant Louis XV diablement heureux, il résume cependant, un peu trop comiquement pour un écrivain qui depuis trente ans s’efforce d’être grave, la pensée qui est le fond de la lâcheté humaine : Si on pouvait se sauver en se damnant, je serais canonisé demain !

Tel est, dans son esprit et son inspiration générale, ce livre sur madame de Pompadour, qui a pour objet de laver un peu (le croira-t-on ?) le xviiie siècle et de lui refaire un à peu près de moralité. L’historien {p. 17}y a bien regardé. Il a mis la main et le nez sur tous ces débris, dont l’ambre révèle l’infection, et il vous affirme sur l’honneur que tout cela n’est si sale ni si pourri qu’on le croyait et qu’il faut beaucoup en rabattre… Ah ! Watteau fera toujours des bergeries ! Les mauvaises mœurs du xviiie siècle ne seront jamais pour M. Capefigue qu’une bergerie historique Nous n’avions pas à analyser un tel livre. Nous n’avions qu’à le caractériser, et nous l’avons fait dans un but placé plus haut qu’un livre isolé.

Et M. Capefigue n’est pas, certes, le plus mauvais des écrivains qui ont pris pour leur idéal le xviiie siècle. Il n’est pas le plus osé de cette école-trumeau, que nous vous donnons aujourd’hui pour le plus bas côté de l’histoire contemporaine. Il en est d’autre qui ne blanchissent pas, mais qui salissent, — qui saliraient même le xviiie siècle ! Il est des gens qui tacheraient la boue, disait Rivarol. M. Capefigue nous en sommes convaincu, n’ira pas beaucoup plu loin que Madame de Pompadour. Il se devait à Madame Du Barry encore, et, vous le verrez, il s’y est donné ; mais d’autres que lui, encouragés par son succès, s’il en avait un avec de telles histoires, publieraient peut-être demain quelque livre d’histoire intitulé : Madame Gourdan.

Le Siècle de Louis XV §

V §

Mais, encore une fois, car nous l’avons déjà dit, M. Capefigue n’est pas plus coupable que tout le {p. 18}monde dans son goût pour le xviiie siècle. Cet aimable goût scélérat est universel.

S’il est un règne dans les annales de la maison de Bourbon qui ait, plus que tout autre, éveillé d’insensées tendresses dans les faibles cœurs de la génération présente, c’est à coup sûr le règne de Louis XV, de Louis XV, toujours le Bien-Aimé, car, malgré la grande rupture de la Révolution française, qui fait deux rivages dans l’histoire de ce qui aurait dû rester le même sol, Louis XV et sa société sont encore, tous deux, très bien vus de la société démocratique du xixe siècle, qui n’est pas puritaine au point de ne pas aimer les coquines !

Pour peu qu’on en doutât, on n’aurait qu’à feuilleter la littérature de ces trente dernières années. On y verrait, à toutes les pages, si l’on n’a pas fait plus que d’excuser les erreurs et les corruptions d’une époque où mœurs et monarchie achevaient de se précipiter, par la même pente, au même abîme ! On y verrait si on ne l’a pas ressuscitée autant qu’on l’a pu, cette société morte ; si on ne l’a pas exaltée comme un idéal fini, il est vrai, mais charmant et toujours délicieux à contempler dans les petits trumeaux de placage qu’on lui a dressés de toutes parts ! Louis XV et le xviiie siècle ! Drames, romans, nouvelles, beaux-arts et jusqu’aux modes, tout, depuis trente ans, a porté, plus ou moins, l’empreinte de ce règne dont l’abbé Galiani disait avec son filet de voix claire : « Il y a des empires qui ne sont jolis que dans leur décadence », et pour lequel les Austères révolutionnaires de l’histoire, séduits comme des bourgeois par des duchesses, se sont parfois senti une {p. 19}indulgence, — que l’on comprend très bien, du reste, quand on regarde ce règne et ce temps, entre leurs trois grandes cariatides, Rousseau, Montesquieu et Voltaire.

Mais ce que l’on comprend très bien, venant de ceux-là qui ont salué l’aurore d’un pouvoir nouveau dans le déclin de cette royauté des Bourbons qui éteignit, on sait comment, le soleil de son Louis XIV, le comprend-on au même degré venant de ceux qui ont gardé au fond de leur âme l’amour espérant ou désespéré de cette malheureuse royauté, coupable et perdue ? En d’autres termes, si l’on conçoit sans peine que les ennemis de la vieille monarchie puissent rétrospectivement s’intéresser à ce roi, suicide de sa race, qui l’a frappée en sa personne, à cette fête de Sardanapale incendiaire qui a dévoré ses convives, à ce souper de soixante ans qu’on appelle le règne de Louis XV et qui semblait rendre après lui tout règne de ses descendants impossible, conçoit-on aussi facilement que les hommes, vassaux fidèles du passé, qui ont reconnu que ce n’était pas le passé seul, mais l’avenir pour eux, qui périssait dans un tel désastre ; puissent en parler autrement que pour le déplorer et le maudire ? Eux, les chevaliers déshérités de l’Histoire, les Ivanhoë sans tournoi, doivent-ils, royalistes quand même, pousser le respect pour la royauté jusqu’à l’applaudir de leurs mains aveugles, jusqu’à la glorifier de ses fautes ? Grave question que le livre nouveau de M. Capefigue soulève ; ce livre à outrance, écrit, malgré l’abandon de sa forme littéraire, avec une hardiesse d’admiration pour Louis XV et son temps, qui n’est pas de l’indulgence, même plénière, mais {p. 20}une manière de voir et de montrer les choses qui a raison d’être, sans nul doute, et que pour cela importe à la Critique de pénétrer !

En effet, jusqu’à cette histoire de Louis XV qui commencé la série des publications de son auteur sur le xviiie siècle, M. Capefigue, — quelles que fussent d’ailleurs les opinions politiques de l’homme privé et la portée de l’écrivain, — était resté un historien qui voyait plus haut que l’intérêt des partis et même des dynasties. À tout moment de notre histoire, dans les nombreux ouvrages sortis de sa plume, la question dominante, pour lui, était la question monarchique, qui est de fait, pour les esprits sensés, toute la question de l’histoire de France. Qu’il la touchât avec plus ou moins de vigueur, cette question qui renferme les autres, nous n’avons pas à l’examiner, mais il la posait, mais pour lui elle effaçait tout sous son importance, et c’était toujours de cette question suprême, c’était toujours de l’intérêt absolu du Gouvernement et du Pouvoir, quels qu’en fussent momentanément les titulaires, qu’il écrivait l’histoire et qu’il en jugeait les événements.

Tel, pendant toute sa vie, avait été l’honneur de sa pensée, et voilà ce qui rachetait à nos yeux les défauts d’un écrivain sur lequel notre sympathie ne nous a jamais fait illusion ! Né avec des aptitudes pour l’histoire dont il n’a pas tiré le grand parti qu’on pouvait attendre, élevé d’horizon, mais superficiel ; d’un coup d’œil pressé comme l’est le coup d’œil d’un homme du xixe siècle, d’un de ces hommes chauffés à la vapeur de leur temps, qui manquent le fini dans les arts et, {p. 21}dans l’histoire, brusquent l’exactitude et atteignent rarement la profondeur, M. Capefigue était, du moins pour nous, à une époque où le Scepticisme amollit et détrempe les plus fortes pensées, un historien qui, sur le fonds vital de l’histoire, n’avait pas fléchi, et nous admirions cette tenue. Oui, nous admirions dans cet esprit méridional, vibrant et sensible, dupe de la couleur et de la surface, amoureux de la forme ; comme un Phocéen, — mais ne la réalisant pas comme un Grec, — cette pérennité d’une idée vraie, cette impersonnalité du point de vue, qui est peut-être toute l’impartialité permise à nos chétifs esprits d’un jour ! Malheureusement, à dater de Louis XV, c’est de cette hauteur d’horizon, c’est de cette impersonnalité de point de vue, que M. Capefigue se mît à descendre. L’historien monarchique, qu’il a été si longtemps, ne fut plus dans ce panégyrique de Louis XV qu’un homme lige, l’historien lige du roi qui a le mieux résumé, en sa personne, les vices qui ont flétri la gloire de toute sa race et qui l’ont renversée du trône !

Et nous serons juste jusqu’au bout. M. Capefigue est de très bonne foi dans le livre, qui nous étonna tant quand il parut. Ce panégyrique universel qui va de Louis XV à Mme de Pompadour, de Mme de Pompadour à Mme Du Barry, et qui glisserait jusqu’à M. Le Bel, si l’auteur, qui ne se retiendra pas plus tard, ne se retenait encore ; cette absolution qui tombe sur tout le monde et sur toutes choses avec une largeur de bonté qu’on voudrait moins inépuisable, n’est point un parti pris ou une de ces combinaisons de l’esprit de parti, une de ces tentatives comme l’esprit de parti s’en permet quelquefois, et qui {p. 22}serait d’ailleurs malheureuse… Non, l’auteur est séduit ! Il est entraîné ! Il est sincère. En écrivant son livre, il a cédé très naïvement (trop naïvement !) à l’influence de la royauté personnelle et à cet optimisme béat, d’un éternel sourire, que nous connaissons, et que le grand Moqueur des cieux grave parfois à la lèvre des partis qui ne croient pas à leur défaite. M. Capefigue, qui a montré, dans quelques-uns de ses ouvrages, le don précieux et rare de l’initiative ; qui a souvent touché le premier, quand personne n’y pensait ou n’osait, à des réhabilitations d’hommes ou de choses qui se sont achevées depuis, sous des plumes plus creusantes que la sienne, n’a même pas songé à justifier, par une discussion préalable, tout ce qu’il nous dit de Louis XV et de la société du xviiie siècle.

Il ne s’est nullement pris pour un Hercule chargé de nettoyer les étables d’Augias de la calomnie et du pamphlet. Il n’a pas cru, lui qui a touché pourtant à tout le bagage de fétidités, laissé par cette société pourrie et parfumée, qu’il y eût une lessive à faire pour blanchir le linge de ce siècle, taché du vermillon de tous les excès. S’il ne l’avait démenti depuis, on dirait qu’il croit à son innocence ! Et voilà comment, pour la première fois, la philosophie du Mondain :

Il n’est jamais de mal en bonne compagnie,

s’est introduite dans l’histoire sous une plume que le catholicisme de l’auteur (car l’auteur a toujours respecté le catholicisme dans ses ouvrages) aurait dû rendre plus sévère. Voilà comment M. Capefigue a oublié ce que les Royalistes, tels que les a faits la maison de {p. 23}Bourbon, ne manquent jamais d’oublier non plus dans leurs appréciations raccourcies, — l’importance des mœurs dans la politique des gouvernements et dans la destinée des peuples !

Car c’est là la faute ! et elle est immense ! Elle n’est pas d’hier. Elle est traditionnelle. Elle vient moins de M. Capefigue que d’un parti qui semble lui avoir donné ses manières de sentir et de voir les choses. La maison de Bourbon, brillante de qualités qu’il faut reconnaître, malgré le prestige d’une attitude chevaleresque et l’éclat de l’épée, qui sera toujours la fascination irrésistible dans une nation de soldats, la maison de Bourbon est morte… de ses mauvaises mœurs. Laissons les Don Juan de la Philosophie et les Jocrisse du machiavélisme profond sourire quand nous écrivons ce mot-là… Mais pour nous, qui savons le néant de toutes les formules auxquelles croient les sots, ce qu’on appelle la politique n’existe plus que dans la moralité de l’homme, depuis qu’il existe du christianisme sur la terre, et le crime chrétien, le grand crime que la maison de Bourbon paie encore et expie, c’est le coup porté par elle au cœur de la famille et aux mœurs. Qui ne voit point cela ne voit rien. On dirait du reste qu’elle s’en est doutée le jour que, voulant réagir contre les bâtardises qui l’avaient frappée, elle inventa le mot inconséquent, mais instructif, de légitimité. Révolutionnaire en ceci qu’elle n’était pas assez chrétienne, cette maison qui devait, comme toute famille royale, parmi les peuples chrétiens, représenter l’essence de la société, c’est-à-dire la famille, la tua au contraire, la famille, et par Henri IV, et par Louis XIV, et par Monsieur le Régent, et par Louis XV ; {p. 24}et, par le massacre sans cesse renouvelé de l’adultère et des bâtardises, elle créa le monstre de l’individualisme dans l’État, comme le Protestantisme avait créé le monstre de l’individualisme dans les doctrines. Elle détruisit le peuple, dont les mœurs étaient la sauvegarde, et nous légua ses traditions ! Grâce à elle, le vice devint tout à la fois royal et populaire ; et voyez les conséquences ! il l’est si bien devenu, que nous n’en apercevons plus les inconvénients et les dangers, et que nous trouvons charmante cette tête de Méduse et en caressons les serpents. Propagateurs des vices dont nous sommes le produit (comme disait un jour un homme éloquent)2, nous n’en avons pas plus de repentir que nos pères, si bien qu’un écrivain, religieux pourtant, comme M. Capefigue, a écrit un livre pour les poétiser !

En vérité ! tout ceci est plus grave que le livre même et que l’historien ; mais que ce soit du moins pour nous une occasion de proclamer bien haut l’imprudence des écrivains qui seraient tentés de l’imiter, en essayant d’identifier les mœurs d’un peuple avec sa gloire. On se perd dans de telles confusions. M. Capefigue, dans ce tableau sincèrement flatté du règne de Louis XV, ne montra que le côté qui lui plaît, le côté brillant, étincelant, élégant, pourpré, d’une société qui avait sur le front les reflets encore chauds du grand siècle et dans le cœur, cette chose qui chez nous ne meurt point, quelles que soient les souillures de l’autel, le feu de Vesta du courage ! Mais il n’a pas plongé une seule fois dans les entrailles de cette société corrompue {p. 25}et à la corruption de laquelle ses chefs ont si misérablement travaillé !

VI §

Quoique Louis XV ne fût ni un Louis XIV, ni un Henri IV, sinon par les vices de tous les deux, qu’il multiplia les uns par les autres, et qui furent les siens, cependant il eut aussi son rayon de gloire, cette rose d’honneur militaire, cette enivrante rose qui sent la poudre et que la Postérité n’oubliera pas sur sa poitrine, à côté de son cordon bleu. Seulement, pour les rois comme pour les peuples, la Gloire ne vaut contre les Mœurs. Elle n’en voile pas plus la perversion qu’elle n’en arrête les effets terribles. C’est un ornement de la vie. Ce n’est pas la vie. La vie se compose de vertus. Quand, au lieu du rayon de Fontenoy, Louis XV aurait eu de la gloire, à périr par elle, comme Napoléon, dans une hémorragie sublime, ces torrents d’un noble sang versé par le glaive n’auraient pas guéri du mal de ses mœurs la famille de ces rois très-chrétiens dont la conduite avait été païenne, hélas ! pendant des siècles. Pour eux et pour leur infortunée descendance, 93 n’aurait pas moins sonné, et il importe de le crier aux esprits imbéciles qui croient qu’on paradoxe contre les grands hommes de la France, parce qu’on ose embrasser et juger leur vie ! Ceux qui disent qu’un peu de gloire lave tout pour les races que Dieu a punies, malgré la gloire de leurs {p. 26}pères, demandent, sans le savoir, pour elles plus que l’échafaud de Louis XVI, c’est-à-dire leur effacement absolu de l’Histoire, dans un exil sans épée et sans repentir !

Assurément, telle n’a point été la pensée de M. Capefigue. Il n’a pas mesuré, nous le savons bien, la redoutable portée des préférences et des apologies de son livre. La société du xviiie siècle, à laquelle il eût résisté, s’il ne l’avait vue que dans les doctrines de ses philosophes, l’a enivré de sa propre ivresse, de ses manières, de son esprit et jusque de ses costumes, et le grave historien a écouté le chant de la trompeuse Sirène qui, depuis, l’a fait si tristement naufrager ! En la peignant comme Boucher l’aurait peinte, il a cessé d’être grave ; il a été passionné, tendre, approbateur, courtisan, justaucorps bleu ; il a trouvé tout exquis ou à peu près… Et quand (ce qui est rare) le vieux instinct de l’écrivain politique ou du moraliste chrétien s’est réveillé, et qu’il a fallu, sous peine de se renier soi-même, blâmer quelque chose dans cette société qui, après tout, a quelquefois de de grisantes odeurs de cloaque et d’effroyables réalités, il n’a pas appuyé, il a glissé, un mot a suffi, et il est retourné vite au bonheur de ses admirations. Il en a qui semblent s’exclure, mais qu’il allie. Ainsi, par exemple, il a vanté également la chaste Marie Lecsinska et Mme de Pompadour. Le croira-t-on ? il a osé comparer cette dépravante courtisane, qui a coûté trente-six millions à la France, trente-six millions d’écus et de hontes, à la grande reine, sous couronne de marquise, qui fut la femme légitime et voilée de Louis XIV et sauva l’honneur de sa vieillesse.

{p. 27}Après Mme de Pompadour, c’est Mme Du Barry qu’il exalte : Mme de Pompadour et Mme Du Barry, ces deux femmes qu’il a reprises plus tard comme s’il n’avait pas assez appuyé cette bouche d’historien qui doit rester chaste sur la main de ces prostituées ! Dans cet énervement de sa raison historique, il perd jusqu’à la fermeté de la langue de l’histoire. Il s’effémine… Il y a un autre mot pour cela. Son livre, qui n’a pas de nerf, a de la grâce et du chiffon, mais plus de chiffon que de grâce. Tenez ! on le dirait écrit par Mme Du Barry elle-même, Mme Du Barry vieillissant, qui songe à bien finir, mais qui hésite… C’est spirituel quoiqu’un peu fade ; c’est un peu libertin, un peu sentimental, mais c’est encore joli. Joli ! Et il y avait un beau livre à faire, sévère et pur, sur le xviiie siècle, et dont M. Capefigue ne s’est pas douté !

Richelieu §

VII §

Tel est cependant le Louis XV de M. Capefigue, dépassé en mollesse et en indulgence par le Maréchal de Richelieu qui vint après. Indulgent, trop indulgent déjà, dans son Louis XV, pour des excès qui devaient tuer la monarchie dans la famille, comme on tue l’enfant dans le lait de la mère, M. Capefigue, qui n’y a pas assisté pourtant, s’est laissé enivrer aux soupers divins, comme il dit, où l’on buvait et l’on mangeait l’honneur de la France, et d’ivresse en ivresse, il a fini par épouser des deux mains et les yeux fermés {p. 28}la honteuse époque qu’un esprit comme le sien aurait dû répudier avec le mépris qu’elle inspire. Comme les femmes tombées qu’on a le malheur d’adorer, il ne l’a plus vue, cette époque, il ne l’a plus comprise, il ne l’a plus jugée, et devant elle il a perdu toute raison et même tout libre arbitre. La chose en est arrivée jusqu’au phénomène. L’historien du Maréchal de Richelieu n’a plus aperçu le dix-huitième siècle qu’à travers un pastel d’innocence qu’il s’en va veloutant de plus en plus, et les mirages d’un optimisme enchanté. Ce peintre d’un roué (mais y avait-il vraiment des roués au dix-huitième siècle ?), ce peintre qui veut blanchir son modèle, met à ce travail qui semble horrible, au lieu de peine, la plus négligente candeur. Quand il a dit que Richelieu, le régent et ses filles, Mme de Prie, Mme de Pompadour, Mme Du Barry, tout le monde enfin de ce temps calomnié et… infortuné, sont les pauvres petites victimes des Mémoires d’alors, il se repose dans le bonheur et l’ingénuité de sa découverte et il n’a rien à dire de plus ! Les Mémoires, sont pour lui ce qu’est pour Crispin : C’est votre léthargie ! Quand il s’agit de cette masse immense de témoignages et d’accusations qui pèsent sur la moralité d’un homme comme Richelieu et l’accablent : Je ne veux m’informer, dit-il, ni de leur valeur ni de leur vérité. Plaisant historien qui ne s’informe pas ! Il explique Richelieu par un type. Il en devient le Strauss. « Les générations aiment les types… Richelieu le fut de la galanterie comme le marquis de Bièvre du calembour et Roquelaure des bons mots et des aventures burlesques… » Mais d’être types, cela a-t-il empêché l’un de faire ses {p. 29}calembours, l’autre de dire ses bons mots ?… Certes ! on n’a jamais défendu personne avec une superficialité plus distraite… et distraite par excès de préoccupation ! Jamais on n’a secoué plus indolemment un grain de tabac sur son jabot de dentelles… mais aussi les grains d’infamie qui criblent la mémoire du dix-huitième siècle y resteront, et ce n’est pas en s’y prenant ainsi qu’on les fera tomber ! « Le régent pouvait aimer le plaisir et les distractions, nous dit M. Capefigue (il n’en est pas bien sûr), mais c’est un esprit sérieux en politique… » Mme de Prie fut une grande femme sérieuse. On ne vit jamais tant de gens sérieux que sous la Régence et peut-être n’y a-t-on pas ri une seule fois. Madame de Châteauroux fut, elle, plus que sérieuse ! elle était chevaleresque. Mme la duchesse de Berry, « fine et charmante de caractère » (surtout !) aimait le plaisir (pour celle-là, il en est plus sûr !) et les arts. Elle s’y livrait avec une ardeur qui compromettait sa santé, « et, comme elle faisait tout avec passion » (c’est un bien gros mot que tout !), les arts l’ont tuée. Telle est la curieuse manière dont M. Capefigue, jusque-là sérieux, lui aussi ! perçoit maintenant, affirme et rétablit les faits historiques. Évidemment il est devenu la proie d’une hallucination complète ! Évidemment il est entré dans quelque chose qui peut avoir son agrément, mais qui n’est plus l’histoire et qu’il est difficile de déterminer. « Chevalier (s’appelle-t-il lui-même) des temps écoulés, il défend ces gracieux et beaux portraits de marquises, chefs-d’œuvre de Boucher, de Lencret et de Greuze. » Mais une raison de cette maigreur, l’amour d’une fausse élégance dans les arts, pouvaient-ils voiler à un esprit qui eut {p. 30}longtemps le sentiment de l’histoire, cette autre corruption dans les mœurs, bien plus épouvantable, qui allait faire tomber à quelques années de là toute cette société pourrie sur la planche de l’échafaud et devant laquelle l’historien, l’historien politique, devait enfin se dégriser et se retrouver ?

VIII §

Lorsque M. Capefigue écrivait son Maréchal de Richelieu, il semblait dire et disait aussi : Vous verrez prochainement mieux encore. Vous verrez la Mme Du Barry que je vous prépare. Ce sera le bouquet. Et de fait, pour M. Capefigue et même pour tout le monde, Mme Du Barry est bien l’idéal, fait femme, du xviiie siècle. Ce règne de toute jupe se résume et s’incarne assez exactement dans ce dernier cotillon.

Puisque M. Capefigue fait une série d’œuvres, entreprises à l’honneur calomnié d’une époque plus pure qu’on ne croit, selon M. Capefigue, l’histoire de Mme Du Barry devrait être l’œuvre suprême, le dernier mot du temps, et M. Capefigue ne paraissait avoir vécu jusque-là et affiné ses facultés d’historien que pour mieux l’écrire. Comme on aurait dit dans la langue des petits soupers qu’il regrette et qui le font rêver, il l’avait gardée pour la bonne bouche, cette intéressante histoire. Il l’avait longtemps savourée, et, puisqu’il la publiait enfin, nous étions en droit de nous attendre à quelque chose de hardi et de distingué, par {p. 31}son audace même, de toutes les autres hardiesses auxquelles l’auteur nous avait accoutumés. Et, il n’y avait pas de milieu, ce devait être quelque chose de fièrement campé et de terriblement retroussé dans le leste, ou quelque chose de bien nouveau et de renversant d’innocence !

C’est même pour l’innocence que nous aurions parié. Qui sait ? Mme Du Barry était peut-être une rosière qui avait combattu et qui n’avait pas succombé. Eh bien ! non ! Pourquoi ne pas le dire ? Elle a succombé. Cela est à peu près sûr. M. Capefigue ne le nie pas. Son livre, plus modeste que son héroïne, son livre indécis, manque déplorablement de ce relief paradoxal qui convenait à ce grand nom de Du Barry, — grand dans le mépris, et qui probablement y restera. Nous avons été trompé et surpris. L’auteur n’a plus été au niveau de lui-même dans un sujet où il aurait dû se surpasser. Il a fléchi. Il s’est troublé. Un sentiment inattendu s’est tout à coup éveillé dans sa vieille conscience d’historien religieux, de moraliste, d’homme d’autorité, et l’a saisi à la fin de sa tâche, l’inquiétant, pour la première fois, sur la valeur de travail de blanc forcé auquel il s’est livré depuis longtemps pour le compte du xviiie siècle.

Tel est le changement qu’il faut constater dans M. Capefigue. Tout l’ensemble de ce dernier livre l’atteste, mais sa préface l’exprime avec une netteté qui ne permet plus aucun doute. Cette préface, malgré une mise en scène assez rusée et assez joliette, cette préface est, d’un bout à l’autre, le cri d’une conscience inquiète qui croit s’imposer silence à elle-même en se parlant haut. Il est évident, pour {p. 32}qui la lit, que les reproches élevés de toutes parts, depuis quelques années, contre M. Capefigue, finissant sa carrière d’historien sensé, grave et religieux, par des amours de jeune homme, ont porté coup à son aplomb et à sa confiance, et que ces reproches venant jusque de voix amies (car nous aimons M. Capefigue et nous ne les lui avons pas épargnés), il les entend toujours, il se débat contre eux, car il leur répond et il les discute. Or, qui parlemente se sent vaincu. Aujourd’hui M. Capefigue ne défend pas uniquement Mme Du Barry contre ceux qui l’attaquent, il se défend de la défendre… Premier mouvement d’un esprit qui s’ébranle pour revenir peut-être, mais, tentative inutile ! les raisons qu’il se donne pour s’excuser dans une matière qui n’admet pas d’excuse ne sont assez bonnes pour convaincre personne, pas même lui. Il y a plus : elles sont assez mauvaises pour qu’il ait l’embarras de leur vide et qu’il renonce un de ces jours à l’opinion qui voudrait animer son livre et qui, par faiblesse, le trahit.

IX §

En effet, il faut réhabiliter Mme Du Barry de la tête aux pieds, avec une autorité souveraine, — faire resplendir ce qu’elle fut, c’est-à-dire le contraire de ce que croient les hommes et de ce que dit l’histoire, — préciser avec une rigueur qui rende toute contestation impossible l’action qu’elle eut, si elle en eut {p. 33}jamais de profitable à la monarchie, ou ne pas s’en mêler du tout et la laisser oubliée, — si tant est qu’on puisse l’oublier — dans ce tas de chiffons souillés qui finissent par devenir sanglants et qui furent le dix-huitième siècle. Si la réhabilitation d’une pareille femme n’est pas complète et reste équivoque, elle n’a pas de sens, ou, ce qui est pis, elle en aura un qui sera dangereux. Nous ne taisons point de puritanisme. Nous savons bien que gouverner n’est pas le métier des hermines.

« Souvenez-vous — disait hier M. de Maistre, trop fort sur les choses de la vie pour avoir le bégueulisme de ceux qui les ignorent — que, dans toute affaire politique, il y a une femme. On ne l’y voit pas toujours, mais, regardez-y, elle y est. »

Et c’est la vérité ; mais Mme Du Barry et ses pareilles ne sont pas seulement de ces influences ou de ces instruments nécessaires dont les têtes politiques les plus pures sont parfois obligées de jouer : elles sont plus que cela, elles ! elles sont quelque chose d’absolument mauvais en soi et d’un vice hors de proportion avec tout autre. Être la maîtresse reconnue d’un roi corrompu, qui donna fastueusement à toutes les familles d’un pays l’exemple honoré de l’adultère, voilà un de ces crimes irréductibles pour lequel on n’a pas le droit de réclamer les circonstances atténuantes devant l’histoire : car rien ne saurait atténuer, pas même la passion, que n’eut d’ailleurs jamais Mme Du Barry pour Louis XV, le crime de l’adultère public et royal. Ni donc, en ces sortes de femmes, le degré plus ou moins profond de corruption, ni même des qualités restées saines et charmantes, {p. 34}ne peuvent entrer en considération avec le mal absolu d’un vice élevé jusqu’à la hauteur d’une fonction !

Sans doute, ceux qui eurent un intérêt quelconque à calomnier Mme Du Barry purent aussi bien la calomnier que si elle fût demeurée vertueuse, mais en dehors de toutes les lettres, de toutes les horreurs, de toutes les chansons, de tous les mémoires que M. Capefigue a signalés contre elle, subsiste toujours cet adultère royal, certain, authentique, ineffaçable, qui suffirait seul pour interdire jusqu’à l’idée d’une réhabilitation à tout esprit droit. M. Capefigue a ajouté, il est vrai, à cette masse compacte de calomnies, l’injure abjecte de Fouquier-Tinville dans un de ces rapports où il éructait le sang qu’il avait bu ; mais cette injure, pour sortir de cette bouche basse et atroce, était-elle moins pour cela une vérité ! Enfin vouloir, comme le prétend en dernière analyse M. Capefigue, faire bénéficier de l’échafaud cette femme, qui ne fut jamais plus qu’une courtisane, même dans sa dernière terreur avec le bourreau, n’est-ce pas confondre toutes les notions et surtout oublier que tout le prestige de l’échafaud n’a jamais pu couvrir les fautes de Louis XVI aux yeux sévères de l’histoire et les lui faire pardonner, quoique, lui, il eût vécu chaste et soit mort avec la sérénité d’un martyr ?

Car voilà les trois espèces de raisons invoquées par M. Capefigue dans sa préface : les calomnies des pamphlétaires, un mot qui est une faute de français de l’horrible Fouquier, mais qui n’est pas une faute de justesse, et en dernier lieu l’échafaud. Ajoutez à tout cela une espèce de déclamation sur l’hypocrisie dont {p. 35}M. Capefigue prie Dieu de nous garder, afin qu’il puisse écrire en paix, et sans qu’on y trouve à redire, l’histoire de Mme Du Barry, vous aurez toutes les justifications assez embarrassées de la préface et les motifs de sentiment que l’auteur de Madame la comtesse Du Barry se donne à lui-même encore plus qu’à nous pour écrire l’histoire d’une femme qu’on trouve bien à une certaine place de l’histoire, mais qui ne mérite pas l’honneur qu’on lui fait aujourd’hui d’un livre d’histoire. « Anachorètes de bals publics, s’écrie M. Capefigue de la voix qu’on a quand on chante dans la nuit, trappistes de théâtre, puritains de spéculation et de Bourse, avons-nous bien le droit, au milieu de nos Thébaïdes de plaisir, de nous montrer si impitoyables pour le siècle de nos aïeux ? Appartient-il bien à nos critiques, feuilletonistes spirituels (merci ! c’est toujours cela !), gazouilleurs de romans adultères (il ne gazouille pas, lui, M. Capefigue !), de s’ériger en saint Jérôme pour déclamer contre les vices des temps passés ? Prenons garde à l’hypocrisie !… » Et toute cette tirade contre l’hypocrisie possible de notre temps, refaite cent fois par tous les sacripants littéraires qui se font une vertu à eux du vice de Tartuffe et très indigne, d’ailleurs, d’un écrivain qui se connaît en choses sociales et qui n’a pas le droit de conclure contre les doctrines vertueuses de l’absence de nos vertus, montre mieux que tout le reste à quel point d’anxiété l’auteur de Madame la comtesse Du Barry en est arrivé, le malheureux ! pour s’établir sur la conscience le calmant de raisons pareilles !

L’inconséquence entre les opinions qu’on a et la {p. 36}vie qu’on mène est bien plus commune que l’hypocrisie, ce vice des sociétés fortes, qui gêne comme un masque et suppose une volonté et un caractère inconnus aux sociétés faibles, lâchement et cyniquement sincères, mais cette inconséquence ne fausse pas la vérité des principes, parce qu’en pratique elle les viole, et tout au contraire, elle la proclame de plus haut ! Cela a aussi son éloquence que l’histoire de Mme Du Barry puisse encore paraître un scandale dans le siècle de la Dame aux Camélias, et que M. Capefigue en ait si peur que, dans sa préface, il soit obligé de s’en aller à Luciennes, de s’asseoir, morbleu ! sur le même banc de pierre que Louis XV, et d’appeler le fantôme charmant de la comtesse « à travers les vapeurs de la colline embaumée », pour se rassurer et pour se décider enfin à en publier la galante histoire.

X §

Cette histoire, du reste, puisque M. Capefigue l’a abordée, malgré les petits tremblements de conscience qui lui restent, continue, sans beaucoup les varier, les justifications pâlottes et impuissantes de la préface. C’est toujours, ou à peu près, de la part de M. Capefigue, ce causeur historique qui nous donne maintenant, hélas ! la petite monnaie de son ancien talent d’historien, c’est toujours, ou à peu près, la même manière de tirer de sa poche la bonbonnière {p. 37}où elle est peinte sur ivoire, cette coqueluche de roi, avec tous les détails de sa toilette biographique, et de vous dire, la perle d’une larme à l’œil : « Elle était bien charmante, et ils l’ont bien calomniée ! » Sans doute, elle l’a été, et qui ne l’est pas dans le monde ? Mais la calomnie, toute calomnie qu’elle soit, est parfois une large justice, comme lord Bacon disait de la vengeance. Le fait qu’on nous impute est faux, mais il entre dans la donnée générale de notre caractère et de nos habitudes, et voilà pourquoi il est admis. Les légendes de la calomnie, car elle a ses légendes, sont des médailles frappées à notre propre image. On a exagéré bien probablement sur Cartouche, mais il n’en reste pas moins un coquin assez complet, et si on a exagéré sur Mme Du Barry, nous croyons qu’elle restera aussi une coquine assez complète. L’histoire de M. Capefigue changera peu de chose à cela, et comment le pourrait-elle ? À part l’admiration pour la femme et l’attendrissement continu pour sa destinée, il n’y a pas un fait ou une manière de regarder les faits qui puisse modifier d’un iota l’opinion générale sur une femmelette dont M. Capefigue avait cru repétrir la statuette, j’imagine, pour le seul plaisir d’y toucher. M. Capefigue qui, depuis longtemps, n’appuie plus l’histoire, n’avait pas le pouce qu’il fallait pour laisser n’importe quelle empreinte sur ce petit bronze libertin du xviiie siècle, dans lequel la Postérité continuera de voir — tout simplement — l’image à voiler de la Frétillon d’un roi qui ne pétillait plus, de l’indécente Sunamite d’un Salomon qui ne fut jamais Salomon que par la vieillesse !

Et pourtant c’était cette insignifiante et assez {p. 38}honteuse physionomie que la visée de l’auteur de ce livre au titre respectueux et qui fait presque la révérence, Madame la comtesse Du Barry, était de changer ! Ce n’est pas tout qu’elle fût jolie, qu’elle eût les yeux de son état et les épaules de sa situation, ce n’est pas même tout qu’elle fût indignement calomniée comme si elle eût été une vertu et qu’elle valût mieux que sa fonction officielle : il fallait qu’elle fût encore quelque chose de plus pour M. Capefigue. Il fallait qu’elle cumulât les supériorités de tous les genres, et que la femme politique, se trouvant au fond de l’odalisque, emportât le cœur de l’historien ! Et cela n’a pas manqué. Le cœur de l’historien est parti, mais la femme politique est-elle venue ? Voilà la question ! Y avait-il vraiment l’étoffe d’une femme politique dans cette jupe relevée ? Parce que M. de Maupeou soupait à Luciennes, parce que les coups d’État se brassaient devant elle, parce qu’elle avait la hardiesse de bec qu’on laisse prendre aux oiseaux de son espèce, parce qu’elle jonglait avec les oranges, saute, Choiseul ! saute, Praslin ! et peut-être pour mieux montrer ses bras ! avait-elle vraiment l’aptitude aux choses de gouvernement que M. Capefigue a mise en elle ? Eut-elle l’importance et l’influence qu’il prétend, et dans cette alcôve de maîtresse qu’il a voulu entrouvrir et qu’il eût été mieux de tenir fermée, pouvait-on réellement trouver cette femme que M. de Maistre voit au fond de toute affaire, et dont il a dit : « On ne l’y voit pas toujours, mais regardez-y. Elle y est ! »

M adame Du Barry §

XI §

{p. 39}Elle y était peut-être, mais passive et secondaire, instrument du règne en des mains plus fortes que sa tête, à elle, ployée par ces mains dans des intérêts plus grands que les siens. C’est le destin commun à toutes ces femmes que les rois subissent plus qu’ils ne les choisissent, dans cette sphère inouïe où ils vivent, et où tout, jusqu’au hasard même, est organisé autour d’eux, d’être les pions, plus ou moins sensibles, avec lesquels on perd ou l’on gagne des parties sur un échiquier mystérieux. Pas de doute que Mme Du Barry n’ait été un de ces pions sensibles et qu’avec la souplesse de la courtisane, qui n’est que la souplesse cultivée de la femme, elle ne se soit mêlée fort bien aux mouvements de la main qui jouait avec elle : main multiple ! la main de toute la coterie d’Aiguillon, qui voulait renverser Choiseul et le tenir renversé sous elle ! L’arme qui menaçait Choiseul, toujours chargée sur le cœur de Louis XV, était précisément elle, la favorite, cette faiseuse d’amour sans amour ! Dressée à cette politique de l’intrigue et de la coterie, comme un faucon qui n’a pas même besoin du sifflet de ses fauconniers pour obéir, ils la lançaient et la ramenaient à leur gré… Elle avait la souplesse, la docilité et les jolis mouvements de la femme qui reste femme. Sa correspondance avec {p. 40}Voltaire en fait foi. Elle y fut plus spirituelle que lui qui y aplatit son génie ; mais l’esprit politique n’est pas seulement la faculté de câliner les amours-propres pour les conduire, c’est du coup d’œil à soi et une habileté plus profonde. En vérité, la bayadère du vieux roi Louis XV n’est pas si compliquée que cela, et il ne pouvait y avoir au monde que M. Capefigue pour voir en cette entretenue de Luciennes, en cette bonne fille des chansons de Maurepas, une Maintenon (qu’on pardonne le mot !), une Maintenon jeune, légère et joyeuse, tombée dans le xviiie siècle où tout se rapetisse en tombant, se casse et se souille, et y devenant une Du Barry !

Car voici ce qui serait le crime d’insolence du livre de M. Capefigue, si ce n’en était pas la folie : à plus d’une page de son histoire, l’historien de Madame la comtesse Du Barry a, en tremblant plus que jamais, il est vrai, et ici il y avait de quoi ! comparer Mme Du Barry, la maîtresse en titre et passionnée du roi Louis XV, à cette grande et sévère Mme de Maintenon, qui ne fut pas la maîtresse du roi Louis XIV. Pour tirer Mme Du Barry du mépris où elle est plongée, malgré la pitié que sa mort inspire, M. Capefigue n’a imaginé rien de mieux que de rappeler Mme de Maintenon et son influence sur un roi vieux et ennuyé, et les calomnies dont elle aussi fut abreuvée, et l’obscurité de sa jeunesse, quand elle était Mme d’Aubigné ou Mme Scarron, et que de chercher dans tout cela des analogies ! Certes, nous ne croyons pas que jamais démence ait été plus complète et qu’il soit besoin de faire saillir, même pour des enfants, s’il en est qui nous lisent, les différences de moralité, de situation {p. 41}et de génie, qu’on verra toujours entre ces deux femmes, dont l’une est la gloire de son sexe et dont l’autre… assurément n’en est pas l’honneur !

Mme de Maintenon ne faisait point d’adultère et le titre légitime qu’elle aurait pu porter, elle ne le prenait pas. La couronne de cette reine de France anonyme est restée cachée sous le voile noir qui convenait si bien à l’austérité de sa vie. Il serait tout aussi violent et messéant de comparer Louis XV à Louis XIV que Mme Du Barry à Mme de Maintenon, car Mme de Maintenon ressemblait à Louis XIV, ou Louis XV lui ressemblait, comme Mme Du Barry ressemblait à Louis XV, ou comme Louis XV ressemblait à Mme Du Barry, nos maîtresses étant presque toujours faites à notre image ou nous étant faits à la leur. Cette idée, du reste, de chercher des rapports autres que des contrastes entre Mme de Maintenon et Mme Du Barry possède tellement M. Capefigue, que les faits qu’il raconte et qui devraient l’avertir ne l’avertissent pas. C’est ainsi, par exemple, qu’il nous parle, à deux reprises, de ce projet qu’on eut dans les dernières années du règne de Louis XV de faire cesser par un mariage le scandale public que le roi donnait à ses peuples. Mais il se garde bien de dire pourquoi cette négociation, confiée aux soins du cardinal de Bernis, ne réussit point à Rome, parce que, s’il l’avait dit, il n’eût pu s’empêcher de voir la différence fondamentale de situation devant laquelle il ferme obstinément les yeux. En effet, Mme Du Barry était mariée, et casser son mariage eût été presque, au sens léger des peuples, consacrer l’adultère pour éviter le concubinage, c’est-à-dire éviter un mal déjà effroyablement {p. 42}grave, par un mal plus grand. Rome s’abstint. Elle est éternelle. Le roi, qui ne l’était pas, fut bientôt arraché par la mort aux bras impurs que l’Église avait refusé de bénir.

XII §

Et maintenant nous avons à peu près tout dit sur le livre de M. Capefigue, sur cette réhabilitation historique osée et manquée à la fois, — en même temps poltronne et audacieuse, car l’auteur a peur de son audace ou plutôt de l’effet de son audace sur le public scandalisé. Il veut être moral ; le sujet qu’il traite ne l’est point. Il y avait, pour un esprit qui se serait piqué de moralité, un beau livre à écrire sous ce titre : « Les Maîtresses de Roi », mais ce ne serait la biographie d’aucunes d’elles. Il faudrait laisser ces choses-là où elles sont et où elles doivent rester, — dans les bas-côtés de l’histoire.

M. Capefigue, qui n’a pensé, lui, qu’à faire de la biographie, n’a pas, en nous donnant l’histoire de Mme Du Barry, ajouté beaucoup à ce qu’on savait sur cette maîtresse babiole de la vieillesse de Louis XV, Si le livre de M. Capefigue avait un intérêt, il devrait se trouver non dans des détails et des faits nouveaux qu’il ne découvre pas, mais dans les raisons qu’il expose pour ne pas admettre ou pour suspecter les faits connus. Malheureusement, toutes ces raisons, nous en avons vu la faiblesse.

{p. 43}Elles ne soutiendront pas une minute l’édifice fragile de cette fantaisie amoureuse et historique que M. Capefigue a intitulée : Madame la comtesse Du Barry. En effet, quand on a été la maîtresse publique d’un roi de France et qu’on a vécu plusieurs années de son état, nul historien n’est capable de vous refaire une innocence avec des calomnies de journalistes ou des insultes de bourreaux.

Et, d’ailleurs, dans l’histoire de cette grisette royale que M. Capefigue se donne tant de peine pour anoblir, et qui n’en fut pas moins une mésalliance pour le gentilhomme qui l’épousa et pour le roi qui ne l’épousa pas, tout n’est pas insultes et calomnies, mais tout le serait-il qu’il resterait toujours la vérité de ces quatre mots d’histoire : « Elle fut la maîtresse du roi de France de 1770 à 1774 », et cela seul suffirait pour la honte que M. Capefigue veut lui éviter aujourd’hui ! Cela seul suffirait pour qu’elle eût droit, comme concubine adultère d’un roi, à tout le mépris de l’histoire, et comme victime parmi les trente mille victimes (plus ou moins peut-être) que la Révolution égorgea, à son trente millième de pitié !

XIII §

Il faut pourtant en finir avec le dix-huitième siècle ! Ce perpétuel déterrement de toute cette vieille société, que nous connaissons suffisamment et pour tout le mal qu’elle a fait, et pour le profit qu’on en {p. 44}retire, n’est pas seulement malsain, il est nauséabond. L’histoire en sait assez pour l’enseignement des hommes. Elle a dans les mains assez de faits nombreux, éclatants et certains, pour poser maintenant des conclusions inébranlables et éternelles. On ne replaide pas tous les matins des causes jugées et perdues. La dignité de la justice en recevrait une trop profonde atteinte. Il en est de même de la dignité de l’histoire, cette justice qui n’est pas le jeu sans fin de la curiosité et du scepticisme, et qui coupe nettement avec le glaive quand elle a pesé.

Le dix-huitième siècle est un siècle déshonoré. Il l’est au premier et à tous les chefs, ou bien l’honneur n’est donc plus ce que jusqu’ici l’ont fait les hommes ! Qu’on ébranle tant qu’on voudra le sens des mots, le nom du dix-huitième siècle n’en dira pas moins toujours à la pensée : corruption de mœurs, mépris du passé, c’est-à-dire de la paternité sociale, révolte de l’orgueil, impiété, vice du corps, abaissement de l’esprit et prostitution du génie. Ôtez-en les résistances de Louis XIV à la coalition européenne, les deux gouttes de sang versées à Fontenoy, l’épisode de Suffren aux Indes, et les magnifiques années de victoires expiatrices que Bonaparte, qui date le dix-neuvième siècle par une si fière rupture avec le siècle qui l’a précédé, mit par-dessus une tombe qui, sans cela, serait un cloaque, et le dix-huitième siècle vous paraîtra ce qu’il est réellement, un crime et une honte de cent ans. Il ne saurait être innocenté et même excusé devant l’histoire, si ce n’est par ceux-là qui veulent en continuer les destructions. Pour ceux-là, en effet, nous comprenons très bien qu’incessamment {p. 45}ils y reviennent, qu’ils essaient d’en recommencer la chronique glorieuse, selon eux, ou charmante, qu’ils expriment jusqu’à la dernière goutte le suc enivrant et mortel de ce fruit monstrueux et empoisonné. Ils ont leurs raisons et ils en ont la logique, mais que des écrivains de religion et de monarchie comme M. Capefigue, par exemple, fassent un effort, un effort suprême, pour infirmer une condamnation prononcée, voilà ce qui doit étonner ! Quant aux autres moins graves de visée et d’études, qui ne sont plus des historiens, et qui, comme MM. de Goncourt, passent leur vie à racler le pavé du dix-huitième siècle pour y trouver quelque loque oubliée qu’ils puissent suspendre à leur ficelle, ou comme M. Monselet, qui consacre une plume faite pour mieux que cela à des biographies de médiocrités frelatées, nous disons que c’est moins dangereux, sans doute, mais non plus utile ou plus juste. À quoi bon, en effet, ces fouilles acharnées qui asphyxient l’esprit quand ce n’est pas la conscience ? À quoi bon ces exhibitions des dernières misères ? Pourquoi donc souiller, en le remuant, l’oubli ? Quel est le sens de cette chasse aux impurs fantômes ?… The table is full, comme dit Macbeth, la table est pleine ! Il n’y a point de place pour un spectre de plus !

III. M. Michelet §

Histoire de France ; Richelieu §

I §

{p. 47}Nous avons souvent recherché avec un grand soin, à chacune de ses publications historiques, dans quelle école historique de ce temps on devait classer M. Michelet, et, nous l’avouerons en toute humilité, notre recherche a été vaine : il n’y en a pas. M. Michelet ne se réclame d’aucune école. Il est lui-même, et ne dépend que de ses facultés. C’est un solitaire historique, et c’est même un bonheur que sa solitude. Si beaucoup d’historiens d’un talent, sinon égal au sien, mais au moins plus attesté et plus compté que celui des quelques grimauds qui l’imitent, entendaient et abordaient l’histoire comme M. Michelet l’entend et l’aborde, quel désastre ! La vérité de nos Annales serait {p. 48}faussée à une telle profondeur que, pendant bien longtemps peut-être, la Critique la plus savante et la plus sagace serait impuissante à la rétablir. Ne soyons pas dupe de M. Michelet. Malgré ses prétentions et ses coquetteries d’historien, malgré des attitudes qui ne sont pas des aptitudes, M. Michelet est, selon nous, le plus grand ennemi qu’ait jamais eu l’Histoire. Il ne sait pas la respecter. Fait par elle et créé pour elle, cet enfant ingrat et terrible manque perpétuellement à sa mère, — à cette mère dont il tient sa renommée, et dont, s’il eût voulu, il aurait pu tenir sa gloire ! Est-il besoin de le rappeler ? Est-ce que M. Michelet n’est pas populaire ? Depuis quinze ans et plus, ne l’avons-nous pas vu traiter l’histoire comme une servante ? Ne l’a-t-il pas condamnée et ployée à un double servage ? N’en a-t-il pas fait, ensemble ou tour à tour, l’esclave de ses passions ou de ses caprices ?… Or, s’il y a pis que de tuer sa mère, n’est-ce pas de la déshonorer ?…

Oui ! des passions et des caprices ! Voilà, en effet, et sans plus. M. Michelet en deux seuls mots ! Malheureusement ces deux mots expriment deux choses bonnes partout ailleurs, mais mauvaises, détestables en histoire. M. Michelet a les caprices d’un homme, poète jusqu’à l’insanité, et les passions (de tête, bien entendu) d’un révolutionnaire jusqu’au crime. Nous n’avons pas peur de ce que nous écrivons, et nous avons écrit : jusqu’au crime. Il est telles pages de M. Michelet (la mort de la princesse de Lamballe, dans l’Histoire de la révolution, par exemple), qui sont aussi criminelles que tout ce qui peut sortir d’une plume. Ceux qui, comme nous, lisent M. Michelet, {p. 49}avec un désespoir qui s’accroît à chacune de ses publications nouvelles, connaissent suffisamment ces passions affreuses, qu’on ne saurait défendre ni même excuser, dans le coupable historien, si ce n’est en les couvrant de l’inconsistance naturelle à sa pensée ou des ardeurs fébriles d’un tempérament trop nerveux et trop aisément enivré pour écrire décemment l’histoire. Ce n’est véritablement qu’en pensant à ce tempérament de giboulées, à cette verve étincelante de caprices qui fait de M. Michelet, non pas un historien correct et sérieux, mais un prestigieux dessinateur d’arabesques historiques, qu’on est tenté de lui pardonner les passions mauvaises qui viennent incessamment enrouler leurs têtes de couleuvres autour de ces merveilleuses arabesques, dont elles compromettent l’innocence. Là est l’originalité de M. Michelet. C’est un esprit haletant et à deux pistes, qui oublie sa passion révolutionnaire pour courir après sa fantaisie de poète, et qui, bientôt après, délaisse sa fantaisie pour courir après sa passion. Cela, sans doute, anime le talent. Mais, à ce jeu, que devient la conscience et que devient la vérité ? Que deviennent aussi la dignité, la gravité, « qui sont la vie même de l’histoire » ? a dit un grand écrivain et un grand honnête homme… Eh bien ! elles deviennent ce qu’elles peuvent ; M. Michelet ne les connaît pas. Les partisans de M. Michelet, — et il en a, comme un artiste qui donne des plaisirs extrêmement vifs à ceux qui l’aiment, — lui trouvent toutes les qualités, les unes après les autres, excepté cependant celles-là. Ils le disent, et nous en convenons avec eux, éloquent, éblouissant, fulminant, incisif, ému et émouvant, et {p. 50}grand même quelquefois ! attrapant la grandeur pour une minute ou pour une page, par ce miracle d’un talent qui a ses bonds aussi et ses illuminations soudaines, et qui saute jusqu’au sublime ; mais ils ne lui reconnaissent ni la simplicité dans la force, ni la gravité, ni la dignité, ces qualités continues et rassises qui donnent à l’historien cet air auguste du bas-relief antique, de l’Homme qui s’appuie sur un lion. Pour eux, ils ont un autre mot quand ils en parlent et qu’ils l’exaltent : « Dieu ! qu’il est amusant ! » disent-ils avec idolâtrie, et ils ont raison dans leur éloge ; — mais il en reste dégradé.

II §

Ce n’est donc pas, — osons le dire, — un historien que M. Michelet. Il écrit sur l’histoire, il n’écrit pas l’histoire. Ce n’est pas un historien, dont le premier devoir est d’être juste, et le second, d’avoir dans le ton de ses arrêts la majesté de la justice. M. Michelet n’est qu’un fantaisiste, j’allais presque dire un fabuliste, plein de génie, et un fantastique qui se prend à l’illusion qu’il a créée, comme on s’enferre sur le glaive qu’on a forgé. L’appeler seulement un historien libre penseur, ne serait point une distinction suffisante, car presque toutes les écoles historiques de ce temps sont filles de la Libre Pensée, et ce n’en serait pas une non plus que de l’appeler historien révolutionnaire. Il l’est, sans doute, et déplorablement ! Il {p. 51}l’est partout, et surtout dans ce livre sur le xviie siècle, où il s’est fait de gaieté de cœur l’avilisseur des gloires de France. On sent toujours, chez M. Michelet, la rage du révolutionnaire repoussé du présent, et qui s’en venge sur le passé ; qui fait payer les déceptions du présent à la grandeur du passé ; vipère glissée dans les caveaux de Saint-Denis, exaspérée par la houssine et affamée à mordre… des marbres ! Mais avant d’être révolutionnaire, M. Michelet est fantaisiste et fantastique, et, s’il doit laisser jamais une École, ce sera l’École du fantastique dans l’histoire. Or, ne vous y méprenez pas, le fantastique dans l’histoire ne veut pas dire le faux dont tout le monde a la triste puissance ou plutôt la triste infirmité, mais c’est le faux qui fait l’effet du vrai, tant le talent lui a communiqué de mouvement, de couleur et de vie ! Seulement M. Michelet créera-t-il une École ? Nous ne le croyons pas. Aspasie doit être stérile.

C’est une Aspasie, en effet. L’âme a son sexe, et M. Michelet n’est qu’une femme. Être juste, être grave, être digne, sont réellement des qualités d’homme, et qui ne les a point manque évidemment de virilité. M. Michelet qui est amusant, intellectuellement, n’a rien d’un homme. C’est une femme, charmante si l’on veut, même quand elle est perverse, mais c’est une femme, et ce n’est pas nous qui avons inventé cette comparaison de M. Michelet et de la femme. Ce sont les amants de son talent, car son talent a des amants ! Écoutez-les ! Ils vous parleront de sa grâce, même dans ses colères ; de sa sensibilité éolienne, de sa souplesse, de sa morbidesse, de son intuition parfois divinatoire, et de ses égarements {p. 52}aussi, de ses beaux désordres, comme on dit des femmes et des odes, et surtout et toujours de sa fascination, car il en a, la malheureuse ! Serpent charmeur de la Critique elle-même, il la corromprait, ou plutôt il l’enivrerait, si elle ne se tenait le cœur ferme, si elle ne se raidissait pour le juger. Les littérateurs de sensation qui, pour une volupté d’esprit, brûleraient la vérité comme Néron brûla Rome, sont incapables de juger sévèrement M. Michelet. Leur pitié en serait inquiète. Ils se paraîtraient trop cruels. J’ai ri, me voilà désarmée, dit la Comédie. J’ai joui, me voilà désarmé, disent les Épicuriens littéraires. Mais si on aimait mieux le vrai que le beau, on ne désarmerait pas, même contre la beauté entraînante, et on la frapperait, en se détournant, quand cette beauté coupable aurait, comme la courtisane de l’Antiquité, compté sur la splendeur du sein qu’elle découvre pour se faire tout pardonner !

III §

Et d’ailleurs, en y regardant d’un peu près, cette beauté est-elle aussi incontestable que le disent ceux-là qui l’adorent ? M. Michelet, pris une minute, et par hypothèse, en dehors de la vérité qui est de rigueur en histoire, de la gravité qui est de rigueur, de la dignité qui est de rigueur, en dehors enfin des trois nécessités sine quâ non de la fonction de l’historien, M. Michelet a-t-il réellement dans ses œuvres la {p. 53}valeur de forme que certains esprits veulent y voir ? Pour nous, c’est une question. Quand on n’a pas le langage de la chose qu’on fait, ou l’accent de la langue qu’on parle, quand on n’a pas précisément la qualité essentielle à son art, est-on déjà si grand, littérairement, ou si beau ? Quand M. Michelet serait un génie ailé comme Ariel, bon à monter, bon à descendre, aurait-il le droit de se jeter dans l’histoire avec des étourderies d’oiseau, et devrait-il s’y jouer, comme on a dit que Voltaire s’était joué dans la lumière, pour la briser et en éparpiller les rayons, avec les instincts d’un méchant ? M. Michelet, qui n’est pas un méchant, a brisé, émietté et dispersé le style unitaire de l’histoire, et il en a vautré la noblesse dans des indécences positives ou des familiarités insupportables comme toutes les familiarités. Nous reviendrons sur le fond des choses, nous tâterons à loisir l’étoffe de son histoire ; mais quant à la forme aujourd’hui, et en mettant à part l’amusement, qui est l’absolution de tout pour des ennuyés de Décadence, lesquels veulent que les livres les chatouillent un peu, quant à la forme de l’histoire de M. Michelet, est-ce que le fantastique historien ne l’a pas aussi, cette forme comme le fond, avilie ?… N’a-t-il jamais fait de Clio, cette Muse sévère, une caillette ? Et ce n’était pas assez, ne l’a-t-il pas faite souvent, qu’on nous passe le mot, cancanière ? Les Mémoires de l’homme ont un langage, mais l’Histoire générale en a un autre. Eh bien ! nuls mémoires, ni ceux de la princesse Palatine, qui ont des inflexions souvent terriblement grossières, ni ceux de Tallemant des Réaux, qui sont bourrés, jusqu’à la gueule, des plus infects commérages, n’ont un {p. 54}langage plus cyniquement sans façon que l’histoire générale, telle que l’entend et que l’écrit M. Michelet. Il y a dans les derniers volumes qu’il vient de publier tels détails que nous n’oserions citer ici ni pour le fond ni pour la forme, et pour lesquels le fond et la forme font équation d’ignobilité.

Rien d’étonnant pour nous, du reste, que cette dégradation congénère de la pensée et de la forme.

Quand l’œil est ténébreux, tout le corps s’obscurcit !

Mais ce n’est pas en vertu d’une théorie ou d’une méthode à lui appartenant, que M. Michelet introduit dans l’histoire des manières de dire que l’histoire jusqu’à lui ne connaissait pas. En agissant ainsi, il porte simplement la peine de la conception historique qu’il s’est faite, si toutefois il s’en est fait une, si tant est qu’il soit autre chose que ce qu’il a été, d’organisation spontanée et viciée, depuis qu’il descend jusqu’à nous la longue chaîne des siècles et des événements. Arrivé aujourd’hui au commencement du dix-septième, nous le retrouvons tel que nous l’avons connu dans les publications précédentes : historien effaré, qui ne veut pas se donner la peine de faire bien ; qui sait, mais qui met sa haine au-dessus de la science ; coquet dans cette haine comme la femme que nous avons dit qu’il était ; artiste en blessures, travaillant ses assassinats comme des bijoux. Aujourd’hui, c’est Richelieu qu’il assassine, et demain ce sera Louis XIV, Louis XIV auquel il se vantait l’autre jour « d’arracher sa perruque », croyant ainsi, pauvre fantastique ! qu’il pourrait scalper le grand Roi ! Ici comme plus haut, {p. 55}et à toutes les époques de ses travaux historiques, c’est toujours le pamphlétaire rétrospectif contre l’histoire de France, et principalement contre les hommes qui honorent plus que leur pays, en honorant, par leur effort de volonté ou de génie, ces choses que les âmes basses méprisent : le Pouvoir, le Gouvernement, l’Autorité. Nous ne suivrons point pied à pied M. Michelet dans la phase d’histoire qu’il parcourt. Nous ne montrerons pas ce frondeur frondant si singulièrement la Fronde. Nous n’entrerons pas dans le détail de cet historien qui dit ce qu’on ne dit pas, qui dédit ce qu’on dit, dont l’inspiration est la contradiction, qui ne respecte que les autorités suspectes. Nous le laisserons retourner l’histoire entre ses mains, costume montré par la doublure. Comme la femme de Loth qui ne voyait que Sodome, M. Michelet ne voit dans l’histoire que les turpitudes du passé. Nous ne regarderons pas avec lui de ce côté dans son horizon ordinaire. Seulement voulez-vous voir comme il exécute les grands hommes qui le gênent, comment il décapite la patrie ? prenons Richelieu pour en juger.

IV §

Dieu a livré le monde aux sages. Eh bien ! après cette ironique destination de l’univers, nous ne connaissons rien de plus beau dans le même sentiment {p. 56}d’ironie que les jugements contradictoires prononcés sur les plus grands hommes par les historiens de la Libre Pensée, toujours libres de se tromper, et nous ne connaissons pas non plus de grand homme qui ait plus essuyé de ces jugements contradictoires, dont la gloire est faite, que le cardinal de Richelieu. Voici pourquoi, du reste : il ne s’est pas créé lui-même. Pas plus que les autres grands hommes, ces fils des circonstances, comme a dit d’eux tous Napoléon, Richelieu n’a choisi sa place dans l’histoire ; il l’a subie. Il venait, après l’invasion du protestantisme, dans une monarchie catholique de quatorze siècles. Il venait après les déchirements d’une guerre religieuse et civile, et enfin il arrivait après Henri IV, dont le mérite, pour ceux qui l’admirent, est de s’être retourné après son abdication et son sacre.

Ces précédents historiques terribles, accablants pour un prêtre et un cardinal, qui n’oublia jamais, du moins politiquement, qu’il était cardinal et prêtre, firent de la situation de Richelieu quelque chose d’effroyablement compliqué, où un homme seul, de son agilité et de sa force, pouvait se mouvoir et agir. Quand Ximenès menait l’Espagne, elle était catholique et une ; mais quand Richelieu prit la France, la France n’avait plus d’unité !

C’est cette maîtresse difficulté qui a réduit le cardinal de Richelieu à une duplicité d’action inévitable et nécessaire, et permis aux langages les plus opposés d’aller leur train sur ce grand homme. Dans les hommes comme Richelieu, il y a en effet pour la faim et la soif ; pour la faim, de l’admiration ; et pour la soif, de la calomnie ; car tout involontaire qu’elle soit, {p. 57}l’erreur est encore une calomnie : seulement c’est celle des honnêtes gens !

Que n’a-t-on pas écrit sur Richelieu ! Les uns l’ont traité brutalement de despote, faisant du despotisme pour l’apaisement de son âme orgueilleuse, et les autres le lui ont pardonné, parce que, clairvoyant ou aveugle, ce despotisme préparait, de longue main, les affaires de la liberté. Il balayait les princes, les nobles, les inégalités sociales, et même se souciait peu qu’il y eût du sang au balai. Beaucoup aussi, et parmi les esprits qui aiment la monarchie et respectent le passé de notre histoire, ont reproché à Richelieu d’avoir frappé trop fort sur la noblesse et rabaissé les parlements, si bien que quand les révolutions se sont levées, la Royauté n’avait plus ses défenses et qu’elle se trouva esseulée dans un État vide sur les débris de ses antiques constitutions. Pour cette sorte d’esprits, Richelieu coudoie de son bras droit Louis XI, et du gauche, Robespierre.

Enfin, un jour qui n’est peut-être pas si loin, Richelieu essuiera sa dernière injure. Comme il a été obligé toute sa vie de dominer deux courants contraires, qu’il a été, sans être différent, catholique en France et protestant en Allemagne, il se trouvera, je le crains bien ! quelque plume dégradante, qui l’appellera un juste milieu ! En attendant, voici M. Michelet qui va nous dire aussi son mot sur le grand ministre ; et comme M. Michelet est un poète, son mot ne sera rien de plus qu’un lieu commun poétique. Richelieu est un sphinx en robe rouge, nous annonce-t-il pompeusement, et comme ce serait par trop Marion Delorme, si cela restait uniquement ainsi, il ajoute « qu’au rebours du sphinx {p. 58}antique, qui mourait si on le devinait, celui-ci (Richelieu !) semble dire : “Quiconque me devine en mourra.” »

Nous pouvons être parfaitement tranquilles, M. Michelet ne mourra pas.

V §

Mais le lieu commun cache un mensonge. Il n’y a rien de plus clair, rien de plus aisément intelligible, au contraire, que l’action de Richelieu dans l’histoire. Pour qui veut ouvrir sur le xviie siècle une autre fenêtre que la lucarne de Tallemant des Réaux, il est facile d’expliquer nettement tout ce que Richelieu y a fait. Mais pour voir cela et le comprendre, il faut être un peu plus qu’un poète qui se contente d’une fausse image, ou bien qu’un révolutionnaire, dont l’idée est plus fausse encore. Il faut savoir se détourner de toute cette creuse rhétorique, fausse par le sens et par le ton, vulgaire, indigne pour la première fois de la plume brillante de M. Michelet. Certes non, il n’est pas vrai de dire que Richelieu propose, sous peine de mort, l’énigme de sa propre pensée à l’histoire.

Quelquefois, pendant qu’il vivait, il s’est servi de la peine de mort, cet homme clair, mais il a toujours dit, ce semble, assez distinctement pourquoi. Alors on n’a pu s’y méprendre. On ne le peut pas davantage aujourd’hui. Richelieu n’est pas plus sphinx qu’il n’est fantôme, car M. Michelet l’achève en fantôme {p. 59}après l’avoir posé en sphinx, et le fantastique est complet ! « Fantôme à barbe grise, dit-il, aux yeux gris terne, aux fines mains maigres…, qui marché sans marcher, qui s’avance sans qu’il y paraisse, et sans faire bruit, comme on glisse sur un tapis sourd… »

À ce portrait des contes de Perrault, qui pourrait jamais reconnaître l’homme de la force positive, le ministre-roi et l’esprit ardent et intense qui put bien emporter dans la mort la plus haute moitié de ses pensées, mais qui en a laissé assez de réalisées sur la terre, pour qu’on ne puisse pas accuser son fier et vigoureux génie, de pâleur ou d’ambiguïté ?

Il est en effet translucide, ce génie ferme et français de Richelieu, qui a toujours voulu la même chose : refaire, coûte que coûte, sur un plan nouveau, la France qu’on lui avait brisée ; guérir de son énorme plaie un État qu’il avait reçu déchiré, et dont l’effort de toute sa vie fut d’en rapprocher, comme il put, et d’en ressouder les morceaux. Empirique sublime, qui sacrifia tout à cette idée, les autres et lui-même, de faire une France avec deux Frances, puisque le protestantisme en avait fait deux ! Qu’y a-t-il donc là de douteux, d’équivoque ou d’embarrassé pour l’histoire ? Mais cela éclate comme la foudre ou comme le soleil ! Lui, le cardinal de Richelieu, l’homme écarlate de pensée, de dessein, d’action comme de robe, un génie fourbe qui cache son secret ! un espèce de sournois atroce et féroce ! ou encore une apparition indécise, chez qui le terrible ne serait plus que le vague, sans réalité humaine, sans cœur, sans entrailles, voilà donc à quoi, avec ses grisailles, M. Michelet réduirait l’un des plus grands hommes de l’Histoire de {p. 60}France, et celui-là précisément dont la vie fut le plus navrée, car la toute-puissance n’en cache qu’aux vues faibles les humiliations, les dévouements et les douleurs !

VI §

Malheureusement, les vues faibles sont un peu tout le monde en histoire, et M. Michelet a bien compté sur elles lorsque, de son pinceau perfide, il nous a éteint ce grand cardinal de Richelieu, et l’a montré (ou caché plutôt) dans une pénombre artificielle, moitié monstre et moitié fantôme. Pour accomplir son énervement et son effacement d’un si grand homme, pour lui ôter le cœur de la poitrine avec cette main révolutionnaire accoutumée à ces besognes, et pour dire hypocritement après : « Voyez ! il n’avait pas de cœur ! » M. Michelet a parfaitement compté sur le préjugé, qui nous empêche de demander à la Puissance ce que lui coûte son apparente félicité. Dans la perspective de l’histoire, qui est parfois une fausse optique, Richelieu nous paraît si fort, si impérieux, si au-dessus des autres âmes, qu’on incline peu à supposer que la douleur soit jamais montée sur cette cime, ou bien qu’elle ait pu l’abaisser. Au premier abord, de la pitié pour Richelieu semblerait une impertinence ! Parce qu’il a pris le pouvoir et qu’il l’a gardé toute sa vie, parce que sa litière orgueilleuse entrait dans les villes par la brèche, parce {p. 61}que notre esprit le revoit toujours montant ou descendant le Rhône sur les coussins de sa barque dorée, comme un Satrape appesanti ou rêveur, nous nous imaginons qu’il avait la joie disputée, conquise et superbe des possesseurs de ce qu’ils aiment, et cependant il ne l’eut jamais ! Et ce cœur, que lui refuse M. Michelet, fut la proie de toutes les douleurs qui peuvent dévorer une grande âme.

La plupart des hommes faits pour le pouvoir, mais qui ne l’ont pas trouvé, comme un jouet qui attendait leur main, sur la descente de leur berceau, connaissent la cruauté des premières luttes. Tous, parmi eux, n’ont pas, pour atteindre au faîte, comme Cromwell ou Napoléon, l’échelle de feu des grandes batailles. Eh bien, justement, aussi grand que ces âmes immenses, Richelieu, lui, fut obligé, non seulement pour avoir la puissance, mais même encore pour la garder, de plier sa fierté jusqu’aux plus effroyables bassesses. Tel fut le mal de ce cœur altier et la torture de toute sa vie.

Dans l’histoire que M. Michelet lui a consacrée, si on peut appeler de l’histoire toutes ces inconséquences bouffies et bouffonnes, on suit la trace de cette douleur, quoique l’historien la rapetisse et qu’il en parle avec un geste et un accent à la Callot ! Pour Richelieu, ce grand malheureux que nul n’oserait plaindre, l’amertume des derniers jours fut aussi grande que celle des premiers. Jamais pour lui ne s’épuisa la ration obligée des bassesses. Il les faisait, le cœur saignant, quitte à les faire payer plus tard aux hommes ou à la destinée, courbé dans ses intrigues de cour comme un géant enchaîné sous une porte basse, descendant aux plus {p. 62}vils procédés avec une nature héroïque, amant réel ou joué des reines qui l’avaient en mépris, pourvoyeur de favoris afin de tenir mieux contre les pourvoyeuses de maîtresses, vivant avec ce roi ennuyé qui le détestait, comme on vit en tête-à-tête avec un tigre, quand on n’a pas de pistolets, mais acceptant tout cela, et ces indignités, et ces ravalements, et ces abaissements, et ces étouffements pour le service de son idée et de la France, et pour donner à un pays qui s’en allait à l’anarchie par toutes ses pentes, la solidité d’un État !

VII §

Car, voilà en définitive la vraie gloire du cardinal de Richelieu, voilà ce qui le classe parmi les hommes politiques les plus complets qu’ait eus l’histoire, aussi bien par le cœur que par le cerveau. Le cerveau, personne n’en doutait ; mais le cœur, on le savait moins, et on le déniait à cet homme qui avait, en réalité, trop de génie pour n’avoir pas aussi du cœur. Tous les ennemis de Richelieu, — et comment ne seraient-ils pas nombreux ? — tous les incrédules qui ne voient en lui que le Cardinal, les duellistes vexés de son temps, les courtisans mâles ou femelles, les jansénistes qu’il emprisonna, les belles coureuses qu’il fit fouetter dans les carrefours, ont formé sur son compte une espèce d’opinion publique, qui dure {p. 63}encore, le croira-t-on ? et qui intercepte sa vraie physionomie.

Lui, Richelieu, le passionné serviteur de la royauté, ainsi qu’il aimait à signer, le grand artiste en magnanimité, qui grava, avec tant de soin, sur la pierre poreuse et ramollie que Louis XIII avait en place de cœur, le chef-d’œuvre de noble sentiment qu’on appela depuis l’honneur de la couronne, n’a plus été, grâce à cette tourbe d’ennemis, que le bourreau traditionnel et glacé de tant de Mémoires écrits par la rancune ou l’épouvante, l’exécuteur impassible et patibulaire des hautes œuvres du despotisme personnel ; et M. Michelet venant après eux, ce grand peintre ! a repris en sous-œuvre pour toute nouveauté cette vieille figure qu’il a seulement rendue plus blême, plus inanimée, plus exsangue… Quoi d’étonnant, du reste ? Était-ce M. Michelet, le dernier venu parmi les haïsseurs de la royauté absolue, ramassant contre elle toutes les haines qui coulent de tous les tombereaux historiques pour ajouter à la sienne, qui pouvait restituer sa véritable, hautaine et douloureuse figure au cardinal de Richelieu ?…

Oui, douloureuse, eu effet. Regardez-la bien ! Douloureuse, malgré l’auréole, malgré la souveraine rigidité de l’attitude, malgré le sourire de la force consciente, qui se joue sous ses moustaches de tigre, malgré la pénétration suraiguë de ce regard félin que rien au monde ne fit baisser. Figure épuisée d’un martyr dans la pourpre, mais d’un martyr qui a pris son parti avec le supplice, qui juge et méprise son bourreau. Richelieu a souffert pour la Fonction, pour l’État qu’il a créé, pour la Royauté dont il fut {p. 64}l’homme-lige et inviolablement fidèle. Richelieu est un martyr terrible. Tiré, tout le temps qu’il vécut, aux quatre chevaux des choses les plus contraires, c’est un sublime écartelé ! Il le fut par son temps, scindé lui-même en deux tendances ennemies. Il le fut par son âme, si fière de nature, et basse d’actes par nécessité. Il le fut par sa situation dans la vie. Prêtre, avec l’instinct des races militaires, il se trouva placé entre ses goûts et la convenance. Il le fut enfin par les résultats qu’il obtint, et qui furent certainement moins grands que ce qu’il avait dans la pensée.

Résumez son règne en quelques mots ! Il arrêta au bord du néant Louis XIII, qui allait y tomber, et couvrit d’une Mairie de palais, comme on n’en avait pas vu depuis les premières races, ce Fainéant qui jouait aux pies-grièches et aux faucons ! Il n’expulsa point les protestants, parce que c’était impossible, mais il les contint et leur rasa leurs forteresses. Cardinal, il résista à Rome sans manquer à sa foi ; et féodal de naissance, il n’abaissa point les féodaux, comme on l’a dit étourdiment, pas plus que Louis XI, son aïeul, dont on l’a dit aussi ; mais il frappa les nobles qui avaient failli, en s’appuyant pour cela sur la conscience même de la noblesse ! Trop haut pour être d’un parti ou d’une nationalité qui n’était pas la sienne, il ne fut ni Romain, ni Espagnol, mais Français ; et il dit à Rome et à l’Espagne le mot de bonne humeur de la femme légitime à la concubine étrangère : « Pour ce que vous faites ici, je le ferai bien moi-même ! » Et il le fit. Personne ne coucha plus dans le lit de la France. Constructeur de l’équilibre européen, mais créateur de l’ordre, lucidus ordo, qui {p. 65}vaut mieux que tous les équilibres, il rendit possible Louis XIV ; dictateur, par-là, de l’espérance, et non pas, comme l’a dit M. Michelet, du désespoir !

Certes ! c’est assurément là de la grandeur et de la gloire pour plus d’un homme ; mais il y a deux hommes pourtant qui ne se contentent pas à un tel prix, c’est M. Michelet et le cardinal de Richelieu ! Pour Richelieu, c’est une raison de l’admirer encore. Atteint par la mort dans son travail interrompu, il mesura ce qu’il avait fait à la grandeur de ce qu’il avait médité de faire, et dans son idéal de grand homme, il trouva sans doute que c’était peu ; — mais M. Michelet n’est pas si grandiose. Il n’a rien comparé, ni rien vu. Il n’a vu ni le Richelieu qui fut, ni le Richelieu qui eût pu être ; injuste pour l’un, il a été aveugle pour l’autre, et par cela seul, autant de fois qu’on peut se tromper sur un homme, M. Michelet s’est trompé. Si Richelieu eût été protestant, ou seulement n’eût pas été prêtre, l’historien de la Révolution dans l’histoire se serait, n’en doutez pas, découvert des entrailles pour lui, ou du moins lui en eût trouvé : mais laïque et protestant, Richelieu avec son même génie, ne serait pas Richelieu.

En dehors de cette soutane rouge qu’on aperçoit de si loin dans l’histoire, Richelieu périrait ou diminuerait. On ne reconnaîtrait plus si bien l’homme de toutes les autorités qui soient sur la terre, — qui fit de l’autorité une religion, et qui eut la religion de l’autorité. Richelieu doit donc rester tout entier ce qu’il est dans l’histoire, et se consoler de n’être que cela aux yeux de ceux qui, en toutes matières, ont juré la mort de l’autorité ! Qu’il se console dans son {p. 66}cercueil de cette misérable gloire. Il a contre lui les Michelet et les Guy-Patin ; mais il a pour lui Pierre le Grand !

Histoire de la Révolution §

VIII §

Les sixième et septième volumes de l’Histoire de la Révolution française, par M. Michelet, ont paru déjà depuis quelque temps, et si nous n’en avons pas parlé plus tôt, c’est que ces deux volumes n’accusent aucun changement dans les opinions de l’auteur et dans sa manière d’exposer les faits, de les interpréter et de les traduire. Dans ces deux volumes, comme dans les précédents, c’est toujours le même homme et le même écrivain que M. Michelet ! C’est toujours le révolutionnaire dont la tête sans vigueur, incapable de se gouverner, est entraînée misérablement de sophisme en sophisme et d’énormité en énormité, par le parti qu’elle croit avoir pris et qui est devenu son maître. Glissant comme une chose matérielle sur le plan incliné de l’erreur, boule de neige de toutes les doctrines fausses, niaises ou perverses qu’elle a ramassées en traversant la fange et le sang de la Révolution française, cette tête ardente et faible, dans laquelle beaucoup de talent n’a pu rien sauver, vient de descendre, en ces deux volumes récemment publiés, les dernières marches qui mènent à l’abîme… aussi peu libre de s’arrêter dans sa descente que les têtes {p. 67}coupées de ce temps, dont M. Michelet fait l’apothéose, quand elles roulaient sur l’escalier de l’échafaud.

Triste spectacle, en vérité, qu’un tel spectacle, que cette décapitation de la pensée d’un homme de talent sous la guillotine morale d’un parti qui a tué sous lui, comme des chevaux de bataille, ses plus affreux grands hommes, et qui tuera aussi intellectuellement ses écrivains. À dater de cette histoire de la Révolution française, M. Michelet, s’il reste dans les conclusions de cette histoire, peut être regardé comme fini, comme irrévocablement fini. Ce n’est pas nous qui l’avons frappé, c’est lui-même. C’est lui-même qui vient de s’enterrer avec Robespierre, qu’il proclame « un grand citoyen ». Le cycle de la hideuse histoire qui se ferme enfin au 9 thermidor a dévoré l’historien dans M. Michelet comme la chaux vive de sa pensée.

Si sa plume a des démangeaisons encore, M. Michelet peut trier de petits faits sur le volet des commérages et raconter des anecdotes (hélas ! il était né pour mieux que cela !), mais il ne doit plus toucher à l’histoire. Que nous dirait-il à présent que nous ne sussions ? Que peut-il maintenant nous apprendre ? Comme penseur historique, n’avons-nous pas son dernier mot, le mot transparent à travers lequel on voit le fond dans sa pensée : « Robespierre est un grand citoyen ! » Avec ce mot-là nous lui recommencerons toujours la scène de Figaro : « Allez vous coucher, Bazile ! vous sentez la fièvre ! » Robespierre est un grand citoyen ! Quand un homme a dit ce mot-là, il le porte toute sa vie comme une torche liée à sa tête, et il ne peut plus éteindre à son front la lumière inévitable sous laquelle on le voit toujours !

{p. 68}Oui, c’est là un triste spectacle, et qu’il est inattendu, lorsqu’on se reporte aux premiers écrits de M. Michelet ! Quand nous lisions les livres qui commencèrent sa renommée, pouvions-nous prévoir qu’en quelques années il atteindrait un tel résultat ?… Lorsque ce bel esprit de l’histoire, plus femme qu’homme, il est vrai, dans ses facultés, introduisait une imagination vive et jeune alors dans l’âpre domaine qu’il se chargeait de cultiver, et que nous lui laissions nouer, comme à un bel enfant grec, l’éclatant feston autour du chapiteau sévère, nous doutions-nous que le temps viendrait où, flétrie par les partis et parlant leur langage, cette imagination n’aurait plus souci, nous ne disons pas de la Vérité, — amour trop fort et trop viril pour elle, — mais de la Forme même dont elle était la noble esclave, et qu’elle la perdrait comme on perd tout, — en s’abaissant ? Pouvions-nous croire que le chrétien d’instinct et de lait maternel qui, dans son histoire du Moyen Âge, avait au moins le respect de l’Église romaine, devenu sur le tard de sa vie le jouet d’une philosophie parricide, mordrait le sein de cette mère de nos âmes et que quinze ans de travaux dussent aboutir à une apologie de la Terreur, à cette chose infirme et monstrueuse qui n’est de l’histoire ni par le fond ni par la forme, mais une espèce de carmagnole historique, chantée d’un ton d’énergumène devant la lanterne (renversée, Dieu merci !) à laquelle on pendait les aristocrates, et que les Mystiques de l’Anarchie voudraient bien nous faire prendre encore pour le soleil de l’Avenir !

Car, il faut bien le dire et très haut à ceux qui la vantent ou aux intéressés qui s’en servent, la Nouvelle {p. 69}histoire de la Révolution française, par M. Michelet, n’est pas plus que cela ! Est-elle sérieuse ? elle est insensée ; mais si elle n’était pas même sincère ?… Nous n’avons jamais lu de plus noir pamphlet sous prétexte d’histoire, et un pamphlet dont, malgré soi, on suspecte plus les passions ! Évidemment c’est une thèse à outrance soutenue par un esprit éperdu qui, sous les effroyables coups d’une logique bousculante, ne sait ni se retourner ni s’échapper et va jusqu’au bout — oui, jusqu’à l’abattoir de toute raison et de toute fière indépendance ! En tenant compte, bien entendu, de la différence de nature qu’il y a entre Proudhon et M. Michelet, en appréciant la distance qu’il y a entre un fort de la halle aux idées et un homme qui n’est qu’un artiste gracieux et vibrant, ce que Proudhon a fait pour la métaphysique et l’économie politique, on peut dire que M. Michelet l’a fait pour l’histoire. Ne vous y trompez pas, c’est la même audace à froid, la même haine de la vérité chrétienne, la même négation, le même athéisme philosophique, et j’insiste sur ce nom d’athée que je justifierai tout à l’heure et que je donne hardiment à M. Michelet, lequel, de son propre aveu, ne reconnaît d’autre Dieu que la Révolution et que sa justice ! (la justice de la Révolution !)… Certes, si la critique est quelque chose de plus qu’une leçon d’anatomie donnée sur le cadavre d’un livre mal fait, si elle a le droit et le devoir de remonter du livre à l’homme, et de regarder dans le cœur et sous l’écorce de l’arbre qui a distillé un pareil poison, il peut être utile de rechercher quelles causes mystérieuses ont pu placer un écrivain à contre-sens de sa nature d’intelligence, de son talent, de ses {p. 70}premiers ouvrages ; car, ironie d’un Dieu qui a d’épouvantables plaisanteries ! (subsannabit et irridebit Dominus !), nos fautes nous placent souvent à rebours de nos facultés, comme ces condamnés du Moyen Âge dont on tournait le visage du côté de la queue de l’âne qui les conduisait au supplice. Avec son histoire révolutionnaire, triviale et lyrique à la fois, sera-ce dans une pareille posture que M. Michelet apparaîtra à la postérité ? Grand artiste fourvoyé et puni !

Du reste, le secret d’un tel contre-sens et d’une telle punition est-il si difficile à trouver ? Nous l’avons dit déjà, M. Michelet est une nature de poète. Il en a les nerfs, ces nerfs qui sont les cordes de la lyre, qui, tendus, donnent les sons purs des cordes d’argent et les sons pleins des cordes d’or, mais qui se relâchent ou se brisent au moindre contact, à l’impression du moindre souffle. Si vous les ôtiez, ces nerfs, à M. Michelet, vous emporteriez son talent ! Poète donc en prose et sans rythme, il n’en est pas moins poète et il a du poète les pusillanimités, les ivresses faciles et par-dessus tout, les vanités. Plus élevé que Jean-Jacques, je le reconnais, et pourtant ayant du Jean-Jacques au fond de son âme (hélas ! il y a de cet homme fatal dans l’âme même du xixe siècle, dans cet immense miasme d’envie étendu autour de nos têtes et que, malgré nous, nous respirons tous !) M. Michelet, comme la plupart des hommes nés dans le pêle-mêle social qui suit toujours les révolutions, et placé bien plus près de ce qui est en bas que de ce qui est en haut par les hasards de sa destinée, a dû se pencher avec les avides aspirations du désir et de l’orgueil souffrant vers la popularité, ce souffle qui {p. 71}nous vient de la terre, mais qui nous enlève. Or, on sait à quel prix, il y a douze ans, on l’achetait, cette popularité. Le livre du Prêtre et de la Femme, ce placard d’un Orgon plus tartuffe que Tartuffe, fut le prix qu’y mit M. Michelet. Grâce à ce livre qui parlait aux plus mauvaises et aux plus ignorantes passions d’une époque viciée, il recruta autour de sa chaire un public qui lui donna le vertige, — en l’applaudissant.

Mme de Staël raconte quelque part que pendant la révolution française, et précisément sous cette Convention que M. Michelet appellerait la gloire de la conscience humaine, chaque orateur, surexcité par ces battements de main corrupteurs qui développent dans l’âme de l’homme, toujours si faible, l’horrible et cruelle maladie qu’on pourrait appeler la fringale des applaudissements, était obligé de forcer sa pensée et de la distendre jusqu’aux exagérations les plus monstrueuses pour obtenir des Tricoteuses, déjà blasées, les bravos, aumône de chaque jour ! C’est ce qui explique même, — ajoute justement Mme de Staël, — tant d’incompréhensibles atrocités dites alors par d’assez innocents nigauds qui n’avaient pas l’âme de leurs paroles. Eh bien ! ce qui eut lieu pour les déclamateurs enragés de la Convention sur la plus gigantesque échelle, a eu lieu aussi pour M. Michelet dans les grêles proportions de son importance. Pour n’être pas réduit à la mendicité de quelques applaudissements, quand la soif et la faim de popularité dévorent, lui aussi a forcé sa pensée. Nous croyons qu’il vaut mieux qu’elle encore !… Moins terriblement enivré sans doute que ceux qui avaient bu à cette {p. 72}cervoise, mêlée de sang, de l’applaudissement des Tricoteuses, et qui croyaient entendre retentir au fond de leurs hurlements d’enthousiasme la colossale et lointaine approbation de la France, M. Michelet, qui n’est pas taillé pour boire à de telles coupes, et qui n’a eu besoin, pour se griser, que de la première tasse de café du succès, a pris aussi pour la France entière le public qui assistait à son cours ! Il a cru que la Démocratie française se composait de quelques nobles jeunes gens, innocents à force de jeunesse, et d’une poignée de dévoyés de l’Ordre et de la Famille, étudiants de quinzième année, réfugiés politiques, cherchant le grain de la révolte n’importe où il tombe, le tout orné d’une guirlande fanée de bas-bleus, bons à mettre aux Incurables de l’Adultère et aux Impossibles de la Maternité. Et le croirait-on si on ne l’avait vu ? C’est pour donner des titillations à ce monde-là que lui, M. Michelet, le professeur élégant, coloré, svelte, magnétique, a dépravé des facultés plus charmantes que puissantes, il est vrai, mais réelles, et a sacrifié ce qu’on doit respecter jusqu’à la dernière heure, l’austère vérité de l’histoire, l’impartialité de l’enseignement !

Certes, après cela, on comprend aisément tout ce qui peut suivre et jusqu’à l’histoire elle-même que M. Michelet publie aujourd’hui ! Oui ! on la comprend ! Quand, après avoir mis une moitié de son être moral dans l’engrenage de cette logique révolutionnaire qui ne lâche plus ceux qu’elle a pris, on met l’autre moitié restante dans la gueule de la bête populaire, à tout crin ou peignée, à laquelle il faut son morceau de mensonge ou sa ration de paradoxes à {p. 73}dévorer tous les matins, l’homme rongé par les deux côtés tombe en lambeaux sous la double force qui le tue ; c’est son talent aujourd’hui, c’est son cœur demain, après-demain c’est son caractère, et il disparaît bientôt tout entier. Il disparaît. Cherchez donc dans ces sept gros volumes sur la Révolution française l’identité de l’historien qui écrivit l’Histoire romaine et même cette Histoire de Louis XI déjà inférieure, mais belle encore ; cherchez-la, vous ne la trouverez pas ! Non seulement l’historien actuel de la Révolution française n’a point d’analogue dans les historiens qui ont touché le sujet qu’il traite, mais il n’en a pas avec lui-même dans son passé. Assurément, avant la sienne, les histoires sur la Révolution ne nous manquaient pas. C’est la grande préoccupation contemporaine. Du reste, n’était-ce pas tout simple que dans une époque d’égalité et d’orgueil chacun cherchât ses titres de noblesse sous les débris que la Révolution a faits ? Aussi avions-nous sur elle toutes sortes d’histoires. Nous en avions de fatalistes, et ce sont même les plus communes, dans lesquelles l’innocentation des crimes et des criminels était admise en vertu de l’irrésistible force des choses et d’une négation, en hypocrite sourdine, de la liberté morale et de la divine Providence. Nous en avions qui se disaient chrétiennes et dans lesquelles les Jacobins étaient représentés avec un sérieux qui aurait été bien comique s’il n’avait pas été si ennuyeux, comme les successeurs des douze Apôtres et les réalisateurs politiques de l’Évangile et de sa loi de fraternité. Nous en avions enfin de soi-disant politiques où la plume, autrefois trempée dans l’encre du chroniqueur {p. 74}Froissart, la trouvant sans doute par trop sèche, s’était plongée dans l’encre de M. Guizot. Ainsi rationalisme impuissant et pédantesque, scepticisme lâche ou détraqué, néo-christianisme hérétique et blasphématoire, fatalisme qui peut se passer de tout, car il est le mutisme du Matérialisme devant les faits, nous avions répercuté dans l’histoire de la Révolution française toutes les faces de cette Erreur multiple, qui se décompose comme la lumière, en tombant dans les esprits brisés de ce temps. Une seule manquait, une seule qui n’aurait pas manqué au xixe siècle, mais qui effrayait les hypocrisies philosophiques de celui-ci. Nous n’avions pas la face de l’athéisme, net et hardi, qui s’affirme et se pose, et dit : « Va te promener ! » à la honte. Maintenant nous l’avons… nous l’avons, grâce à M. Michelet. Dans l’orgie des idées comme dans l’autre orgie, il n’y a rien comme ces natures de femmes lancées, pour aller plus loin que les hommes et jeter leur verre au plafond !

Et c’est là le point qu’il faut mettre aujourd’hui en lumière, c’est là ce qu’il faut dégager des deux volumes de M. Michelet. Ils sont athées, ouvertement, effrontément athées, sans demi-masque, sans éventail et sans garde-fou. C’est là une saveur nouvelle dans la littérature historique. M. Michelet n’est point un métaphysicien. Il n’y a pas de place dans sa fine et spirituelle tête de couleuvre pour cette chose large, opaque, carrée, qui s’appelle la métaphysique. Fris sous le panthéisme de Hegel, il n’en reviendrait pas, il y périrait. Même dans l’Éclectisme, qui n’est pas, comme l’on sait, une bien grosse montagne philosophique, il y a plus que ne pourrait porter M. Michelet. S’il {p. 75}est athée, ce n’est donc pas à la manière des grands penseurs hégéliens, spinosistes, qui ont de ces têtes puissantes, comme parle Joubert : « organisées pour écraser des œufs d’autruches ». S’il est athée, c’est comme on l’était au xviiie siècle, dans un temps où le perruquier de Chamfort disait avec la modestie de son état et le sentiment d’un homme qui sent où commence la dignité humaine : « Je ne suis qu’un pauvre merlan ; mais, après tout, il ne faut pas s’imaginer que je croie plus en Dieu qu’un autre ! » Son athéisme n’est pas une philosophie, c’est une ivresse ; c’est toujours cette même et éternelle ivresse qui l’a fait révolutionnaire et qui, d’excès en excès, développant en lui je ne sais quelle violente hystérie, a métamorphosé la bouquetière historique, charmante au début, quoique trop fleurie, et qui a laissé tomber toutes les roses de sa corbeille dans le sang, en une fausse Théroigne de Méricourt, l’amazone écarlate de l’histoire !

Après avoir, dans les autres volumes de son livre, insulté cette grande sainte de la Fierté et de la Pureté humaines, Marie-Antoinette, et profané l’Ange de l’amitié, massacré pour n’avoir pas voulu la maudire (Madame de Lamballe), à qui pouvait s’en prendre M. Michelet, si ce n’est à Dieu lui-même ? Et il s’en est pris à Dieu ! Pour lui, la grande faiblesse de Robespierre et le reproche que l’avenir élèvera contre sa mémoire, c’est d’avoir de lui-même rappelé au peuple, qui n’y pensait plus, ce vieux Dieu déchu et vaincu qui avait asservi l’univers. M. Michelet, malgré son enthousiaste admiration pour le grand citoyen Robespierre, ne lui pardonne pas l’institution de la {p. 76}fête de l’Être suprême, et il tient contre elle avec Chaumette, le fondateur plus philosophique de la fête de la Raison ! Quand Couthon disait : « Nous préparons un rapport sur une fête à l’Éternel », il y eut des grincements de dents parmi les montagnards. Tous odorèrent le catholicisme qui venait derrière… Et M. Michelet, « qui l’odore aussi », pour cette raison, repousse la fête et la condamne. « Robespierre, dit-il, ailleurs, avait du prêtre dans sa nature… Né dans une ville de prêtres, élevé par les prêtres, qui même dès qu’il fut homme le prirent encore à eux et le firent juge d’église… dépassé par la Commune dans la question religieuse (la Commune, c’étaient Chaumette et la fête de la Raison), il devint l’homme d’Arras et de ses tristes précédents. Il pencha d’instinct à droite. Il encouragea les ennemis du xviiie siècle et attaqua le Philosophisme. » Et pour qu’on ne se méprenne pas sur son idée, M. Michelet ne dit même pas la philosophie. La philosophie, ce serait aussi le déisme de Rousseau. Mais le philosophisme, c’est la religion de Diderot et de Danton, c’est l’athéisme, c’est la Nature, voilà la chose sacrée, la vraie religion des penseurs de l’avenir, voilà le progrès !

Et qu’on ne dise pas que nous tirons des déductions par trop dures de tel passage échappé à la plume titubante de M. Michelet. Partout, à chaque page de son histoire, c’est le même langage, c’est la même idée fixe, car l’idée fixe, on peut la retrouver aussi bien dans l’ivresse que dans la folie, c’est la même peur du Dieu personnel et vivant du catholicisme, de ce splendide revenant qui hante la raison de l’historien malgré lui, et qui, aperçu incessamment à {p. 77}travers le pâle fantôme du dieu philosophique, réduit toujours le même visionnaire au même effort et à la même convulsion de raisonnement pour le repousser. « Pas de milieu (s’écrie-t-il dans le sixième volume), pas de milieu entre le Dieu du Moyen Âge (le Dieu du Moyen Âge, c’est le nôtre, c’est N.-S. Jésus-Christ), entre l’injuste Dieu qui sauve les élus, ceux qu’il aime et qu’il préfère, les favoris de la grâce, et le dieu de justice, le dieu de la révolution, duquel dérive une société juste, démocratique, égale (c’est le paradis de la Sociale avec l’abolition de l’enfer) ! Il faut confesser l’un ou l’autre, ou reculer dans le passé, comme l’Empire l’a fait franchement, ou suivre la voie révolutionnaire contre la théologie arbitraire de la grâce et du privilège, et mettre en tête de la loi le nom du Dieu nouveau : Justice. » La Révolution l’y mit en effet, mais en lui donnant une sanction permanente et active : le couperet de Guillotin.

Et qu’importe ! elle en avait le droit, si elle était la seule vérité, la seule religion, comme M. Michelet nous l’affirme. Sur ce point-là, du reste, il ne se dément pas une seule fois. « L’église de Saint-Vincent, dit-il, achetée par Chaux (un sans-culotte du temps) pour la société des Jacobins de Nantes, devint une vraie église où vinrent jurer les martyrs. » Traduisons cela. La vraie église était un club et les républicains qui partaient pour la Vendée y venaient chanter la Marseillaise devant un sanhédrin de bonnets rouges ! Tel était le culte et l’une des formes de la nouvelle religion. Quant aux autres, M. Michelet n’est pas très solidement fixé. En parlant de la concubine de Marat, {p. 78}qu’il ose appeler la veuve Marat, au front souillé de laquelle il ose attacher ce noble voile de veuve, le plus beau qu’après son voile de vierge une femme puisse jamais porter, il écrit sans rire les mots suivants : « On trouva dans les papiers de Marat une promesse de mariage à Catherine Éverard. Il l’avait épousée devant le soleil et devant la Nature. » Plus loin, il reproche à la Commune d’avoir refusé un foyer toujours allumé au culte public : idée nullement idolâtrique, ajoute-t-il avec un sérieux de théologien guèbre convaincu. Mais ces éclairs de naturalisme s’éteignent vite. Même l’adoration de la Nature et de ses forces est encore trop pour M. Michelet. Quand il faut enfin serrer son idée et se prendre à une réalité, même la religion de Chaumette, le culte de la Raison, pour lequel, on le sait, il avait incliné d’abord et montré une respectueuse tendresse, est abandonné, et il revient à cet athéisme plus franc, qui ne voit de Dieu que dans la Révolution, dont « la France, dit-il, est le prêtre armé dans l’Europe, et qui doit évoquer du tombeau tous les peuples ensevelis ».

Ainsi, comme on le voit, par de telles paroles que nous avons voulu citer, nous n’avions rien exagéré au commencement de ce chapitre. M. Michelet a mis dans l’histoire ce qu’avant lui on n’y avait pas vu encore (on l’avait vu ailleurs !) : l’athéisme du xviiie siècle et la haine du catholicisme, contractés par un système nerveux trop sensible, en regardant les épilepsies de Proudhon. C’est l’épileptique Proudhon qui fait tomber M. Michelet de haut mal. Le livre qu’il publie aujourd’hui sous le titre d’Histoire de la Révolution la raconte bien moins qu’il ne la déifie, {p. 79}et c’est par là que ce livre ressort et se détache de tous les livres contemporains sur le même sujet. Bien des hommes qui portent dans les sources de leur vie morale et intellectuelle le venin du xviiie siècle n’oseraient ainsi le dégorger dans une œuvre retentissante et faite pour la publicité. Mais M. Michelet n’a pas de ces prudences supérieures, de ces machiavélismes de discrétion. Enfant terrible de son parti, il dit tout ce qui peut lui nuire en croyant le servir et l’honorer. Il a vécu cinquante ans en vain. Un demi-siècle, qui a brisé sous son pied justement méprisant la philosophie du dix-huitième, n’a pu mûrir cette tête qui (Diderot l’aurait dit !) pourrira avant de mûrir, et qui unit aujourd’hui, dans une histoire criminellement innocente, les enfantillages à tous les sophismes et l’enthousiasme d’un Eliacim des Fêtes de la Fédération aux atrocités impies d’un Jacobin des derniers temps !

Diderot l’aurait dit ! Mais nous, nous ne le dirons pas ! Où il y a tant de talent fourvoyé, sali, mais où la lumineuse empreinte est si visible encore, il y a toujours de l’espérance. C’est une question de temps, peut-être, mais les hommes de talent doivent un jour ou l’autre revenir à la vérité. De naissance ils lui appartiennent. Nous ne voulons pas croire que M. Michelet demeure dans la fausse et horrible voie où il s’est engagé pour s’ensevelir, s’il y reste. Nous voulons croire qu’il en sortira. Notre espoir, c’est la mobilité de sa nature, ce sont les entrailles même de son talent, c’est cette faculté d’entraînement qui vient de le perdre et qui pourrait le sauver. Malgré les enivrements auxquels il est en proie, M. Michelet ne doit {p. 80}pas manquer de générosité courageuse, quand il est de sens rassis, et il n’aura pas peur de se relever dans l’estime des hommes, car, lorsqu’on s’y relève, on monte toujours plus haut que la place d’où l’on était tombé !

Les Femmes de la Révolution §

IX §

C’est toujours une bonne idée, pour qui tient à être lu et à faire son petit bruit immédiat, que d’écrire un livre sur les femmes… les femmes quelconques ? Que ce soient les femmes de telle société, de telle époque ou de telle autre dont on s’occupe et dont on jase, que ce soient les femmes de l’Antiquité ou du Moyen Âge, de la Renaissance ou des temps Modernes, de la Régence ou de la Révolution, peu importe ! mais que ce mot de femmes miroite dans le titre du livre qu’on publie, et les hommes s’y jetteront… quittes à être attrapés ! Par tout pays, c’est un prestige. Mais en France, c’est un talisman.

M. Michelet l’a pensé comme nous. M. Michelet n’a pas toujours feuilleté l’histoire pour y porter le trouble ou pour l’y trouver… Celle du passé a dû lui apprendre que la France, selon l’heureuse expression d’un moraliste anglais, n’a jamais eu de salique que sa monarchie, et l’histoire du présent a dû ajouter à cette notion vraie : que sur cette vieille terre du Vaudeville et de la galanterie, la femme continue d’être {p. 81}pour les hommes, malgré l’épaisseur de leurs manières et la gravité de leurs cravates, la première et la plus chère de toutes les préoccupations. M. Michelet sait donc à merveille de combien de bonnets de femmes se compose, en France, l’opinion publique. À son cours, quand il pérorait en public, il avait l’art de grouper beaucoup de ces bonnets-là autour de sa chaire. C’est sans nul doute à ces reines de l’opinion, à ces belles affligées, veuves de sa parole, qu’il a dédié l’ouvrage intitulé : les Femmes de la Révolution.

Mais pourquoi les femmes de la Révolution ? Quand on s’appelle M. Michelet et quand on a fait un livre dans lequel on a poussé le panthéisme historique jusqu’à dépouiller de leur personnalité les chefs de la Révolution française au profit du peuple anonyme et de la chose révolutionnaire, pourquoi l’inconséquence d’un livre intitulé : les Femmes de la Révolution ? Pourquoi les femmes, quand on ne croit pas même aux hommes de la Révolution ? À quoi bon ces biographies individuelles ? Dans quel but cette aristocratie féminine ? Pourquoi ce Livre d’Or d’une noblesse recherchée et retrouvée dans cette foule que le poète Barbier appelle une sainte canaille et qui est bien au-dessus de tous les blasons du génie, de la gloire et du caractère, privilèges insolents de toutes les grandes personnalités de l’histoire ? Selon M. Michelet, c’est la masse acéphale, c’est le peuple obscur qui l’emporte sur tous les états-majors de la Révolution, en instincts, en vertus, en dévouements, et, qu’on nous passe le mot, en spiritualité révolutionnaire ; c’est le peuple qui est le vrai chef dans cette terrible campagne contre les principes éternels des sociétés et contre Dieu ; c’est le {p. 82}peuple qui est le grand et, de fait, l’unique acteur de ce vaste drame, le bourreau masqué de sa masse même, comme le bourreau de Whitehall l’est de son voile noir ! Voilà l’opinion de M. Michelet, et c’est aussi la nôtre. Nous la partageons, mais en l’expliquant. Oui, pour nous aussi, le peuple est tout dans ce renversement d’une société. Les plus forts, les plus gigantesques de ses chefs apparents, qu’il poussait devant lui sous le coup de fourche de son inflexible volonté, ne furent, entre ses mains de Briarée, que d’énormes pantins qu’il fît jouer et qu’il brisa. Ni Danton, ni Robespierre, ni Marat, ni celui qui devait se mettre en travers du boulet qui l’eût coupé en deux, si la mort, venue à temps, ne lui eût épargné cette leçon cruelle, ni Mirabeau, ce Pitt manqué de la Monarchie française, qui a ressuscité sans lui, ni aucun de ceux qui se sont taillé un bout de renommée dans la colossale famosité de la Révolution, ne furent des personnalités libres, puissantes par elles-mêmes, possédant ce qui investit les vrais chefs, — les vraies têtes de gouvernement, — c’est-à-dire, l’autorité incontestée d’un commandement, plus forte que les passions qui frémissent de subir le commandement, mais qui le subissent ! Tous, sans exception, agirent sous la pression de cette tassée d’hommes qui venaient derrière eux et en qui, millions de poitrines haletantes de haine et d’envie, soufflait l’Esprit qui avait poussé Alaric à brûler Rome ! Excité par la Providence, seul, ce terrible souffle mit à flot tous ces chétifs brûlots humains, porte-noms, porte-enseignes et porte-flammes d’une révolution signée : Dieu ! et ce fut ainsi que se réalisa une fois de plus le beau mot de {p. 83}Balzac l’ancien sur la France : « La France est un vaisseau qui a pour pilote la tempête. » Évidemment, en présence de ces événements et de ces immensités, l’écrivain peut se tenir dispensé du maigre travail des biographies, ou, s’il lui plaît d’en faire encore, ce ne doit pas être pour mesurer la grandeur des hommes, mais pour montrer leur petitesse, et la montrer avec l’implacable exactitude d’un niveau.

Malheureusement ce n’est point ainsi que M. Michelet a compris ses biographies. Il n’est point un Pascal de l’histoire, un rabaisseur de l’orgueil humain devant la grandeur de la Providence. Lui, qui a essayé d’écrire l’histoire de la Révolution française, l’histoire prise dans son esprit et dans son idée, a bientôt perdu la tête à cette hauteur d’abstraction, et il est retombé dans les habitudes de l’idolâtrie personnelle. Pour lui, la Révolution qu’il disait, — et avec raison, — ne s’incarner dans aucun homme, se fait femme aujourd’hui, et tout aussitôt, avec la piété d’un enlumineur de fétiches, le voilà qui se met à nous peindre ce multiple visage de femme sous lequel l’idée révolutionnaire lui apparaît, peut-être d’autant plus puissante… Il est vrai qu’un remords le prend vers la fin de son travail. « Le défaut essentiel de ce livre, dit-il, c’est de ne pas remplir son titre. Il ne donne pas les femmes de la Révolution, mais quelques héroïnes, quelques femmes plus ou moins célèbres… Il dit telles vertus éclatantes, et il tait un monde de sacrifices obscurs d’autant plus méritants que la gloire ne les soutint pas. » Mais pourquoi ce remords tardif ? Le livre est fait quand M. Michelet nous dit cela, et s’étale fastueusement sous le pavillon {p. 84}de son titre. Tel qu’il est, du reste, inconséquent ou fallacieux, ce livre, qu’on nous permette de l’examiner.

Et d’abord, littérairement, c’est peu de chose. La plupart des portraits qu’il contient et qui passent sous nos yeux, nous les avons vus déjà dans d’autres panneaux, et il est aisé de les reconnaître. Vous les retrouveriez trait pour trait et presque mot pour mot dans cette Histoire de la Révolution française, maintenant terminée si vous vouliez les y chercher… et telle est la première sensation désagréable que nous cause ce livre fait avec un autre livre, dans lequel la pensée, devenu inféconde, se reprend à couver la coquille vidée d’un œuf éclos. En effet, puisqu’un écrivain comme M. Michelet revenait à l’histoire personnelle et à la défroque biographique, puisqu’il abordait un sujet (les femmes) si cher aux imaginations françaises, on pouvait croire, n’est-il pas vrai ? que les portraits tracés par lui accuseraient sinon l’éclat d’un talent… bien fatigué maintenant, au moins l’effort d’une œuvre nouvelle. Or, même cela eût été une déception. M. Michelet, malgré sa dévotion pour les Saintes révolutionnaires dont il écrit la légende, a mieux aimé (peut-être n’était-il pas libre dans ce choix) se répéter et se recopier que de penser et d’écrire à neuf. On dirait que son enthousiasme n’a qu’un certain nombre de phrases clichées et de moules, et que ces phrases une fois écrites, et que ces moules une fois remplis, il est obligé de recommencer mécaniquement un tel travail. Triste procédé qui pourrait dispenser la Critique de s’occuper d’un ouvrage dont le fond est déjà connu, si, d’un autre côté, {p. 85}le nom de l’auteur, le titre du livre et les quelques points de suture qui tiennent les morceaux dont il est composé, rapprochés, ne révélaient pas suffisamment l’éternel dessein de propagande contre lequel on ne saurait mettre trop en garde les esprits faibles sur lesquels M. Michelet, avec son talent mystico-sensuel, peut beaucoup agir.

Car là est le danger du livre en question. S’il n’y avait de dangereux que les chefs-d’œuvre, la Critique pourrait devenir sans inconvénient une bonne fille et le nouveau livre de M. Michelet rester bien tranquille dans sa primitive innocence. Mais, hélas ! il n’en est point ainsi pour lui et pour nous. Le livre qu’il publie aujourd’hui, comme pourraient être publiés les plus mauvais et les plus chétifs par le talent et par la forme, n’en est pas moins relativement dangereux. S’il ne s’adressait qu’à cette race de Vésuviennes… licenciées, qui, depuis le coup de foudre épurateur du 2 décembre, se sont remises à rêver… en attendant leur émancipation définitive, nous l’aurions laissé aller peut-être à son adresse sans l’intercepter, car nous sommes de ceux-là qui croient à l’endurcissement des idées fausses et à l’impénitence finale de certains partis. Mais les Femmes de la Révolution n’ont pas été destinées seulement à ces Nina humanitaires qui disent chaque jour : « Ce sera pour demain. » C’est un livre arrangé, combiné et écrit pour tout le monde. Ce n’est pas uniquement une consolation pour quelques-unes, c’est aussi pour toutes un exemple. Les héroïnes-modèles de M. Michelet, transportées de l’ensemble d’événements auxquels elles appartiennent, et mises à part dans des cadres et des fonds qui {p. 86}repoussent vigoureusement ce que M. Michelet croit leurs beautés, peuvent produire sur la moralité de celles qui les lisent un effet de jettatura funeste. Est-ce que l’Admiration et la Séduction ne sont pas sœurs ?… Et voilà pourquoi ici, — comme toujours et partout, — la question morale domine la question littéraire. Voilà pourquoi toute critique, qui va plus loin que l’œuvre d’art et l’édifice de la composition, ne doit pas laisser circuler, sans avertir et sans y attacher une étiquette, ce sachet de graines vénéneuses, ce hatchich préparé pour les têtes ardentes, ce petit poison de Java dans lequel les Tricoteuses des temps futurs peuvent tremper la pointe de leurs aiguilles et qu’on nous débite, en ce moment, avec des airs vertueux et sensibles, dignes de la femme de l’apothicaire de Roméo !

Sans doute, il faut le reconnaître, tout n’est pas dans le livre de M. Michelet de la même pureté de poison. À côté de l’aconit, il s’y trouve des laitues assez fades, mais l’impression générale de cette olla podrida de venin distillé et d’herbes à tisane, est une impression dont le cœur ou l’esprit, quand il l’a reçue, doit se ressentir bien longtemps. M. Michelet distingue entre les drogues de son bocal, mais quoique les unes ne puissent jamais neutraliser les autres, celles qu’il préfère et qu’il recommande sont précisément celles-là que nous voudrions lui voir rejeter. Les femmes qu’il expose… et propose à nos admirations n’ont pas pour lui (et on le comprend bien du reste,) la même valeur, la même grandeur, le même héroïsme. Égalitaire battu par les lois même de sa pensée, il ne peut pas les trouver égales devant {p. 87}la loi de son esprit. Ici les hiérarchies impossibles à abolir reviennent, et ne riez pas… M. Michelet se rencontre avec l’opinion de saint Paul. Pour M. Michelet, pour cet hagiographe de la Révolution française, les saintes de la Révolution ne sont pas toutes à la même place dans le ciel, et les très grandes saintes, comme sainte Olympe de Gouges, sainte Rose Lacombe, sainte Théroigne de Méricourt, sainte Roland, sainte Duplay, y sont bien au-dessus, par exemple, de sainte Condorcet et de sainte de Staël.

Quant à sainte Condorcet, il fait ce qu’il peut pour la placer très haut dans le paradis jacobin et philosophique entr’ouvert à ses mystiques regards au-dessus de la tête de la déesse de la Raison, et ce n’est pas sa faute, à lui, si elle n’y a pas une des plus splendides auréoles. « Elle ressemblait, — dit-il, — à l’ange de la métaphysique », apparemment un des anges du paradis en question ! Un historien célèbre nous avait déjà donné l’ange de l’assassinat en parlant de Charlotte Corday3. Nous aimons encore mieux l’ange de la métaphysique, quand même il devrait assassiner le bon sens. Seulement, n’est-il pas singulier que des écrivains, qui ne croient pas au Dieu personnel du christianisme, viennent, dans leur indigence de métaphores, prostituer cette pure et spirituelle notion d’anges aux actrices, plus ou moins jeunes-premières, de leurs révolutions ?… « Mme de Condorcet, — dit M. Michelet, — avait la mélancolie d’un jeune cœur auquel quelque chose a manqué. — L’enfant, le seul enfant qu’elle eut, naquit neuf mois après la prise de {p. 88}la Bastille, — ce fut elle qui donna à Condorcet le sublime conseil de… terminer l’Esquisse des progrès de l’esprit humain. » Tels sont les seuls et singuliers mérites de Sophie Condorcet que M. Michelet a pu trier dans toute sa vie, et c’est sur ce triple mérite que l’hagiographe exécute l’assomption de cette glorieuse sainte. Mais pour sainte de Staël, c’est bien différent ; on voit l’instant où la canonisation va se trouver impossible. M. Michelet a des rancunes contre Mme de Staël. Sensible, inconséquente, entraînée, vraie femme au fond sous ses airs grenadiers de virago, Amazone de la pensée qui n’eut jamais le sein coupé, Mme de Staël se prit d’horreur pour la Révolution qu’elle avait aimée. Elle l’a flétrie dans ses plus belles pages, elle l’a foulée sous ce pied que Rivarol, toujours magnifique, même quand il s’abaissait jusqu’au calembour, appelait avec flatterie : un piédestal. Pour la punir, M. Michelet lui a refusé net le génie. « La naïveté profonde, dit-il, et la grande invention (qu’appelle-t-il la grande invention ?), ces deux traits saillants du génie, ne se trouvèrent jamais chez elle. » C’était « une bourgeoise enrichie », le fait est vrai, mais M. Michelet veut dire qu’elle était restée bourgeoise d’esprit et de cœur — ce qui est faux ! Rien de moins bourgeois que Mme de Staël ; elle avait bien des défauts et nous les reconnaissons… Pédante, si l’on veut, quelquefois sans grâce et précieuse, esprit faux en philosophie, bas-bleu, à ravir l’Angleterre de l’éclat enragé de son indigo, Mme de Staël, par la distinction de sa pensée, par la subtilité de son observation sociale, par son style brillant d’aperçus, par ses goûts, ses préoccupations, ses passions même, {p. 89}tendait vers la plus haute aristocratie, vers la civilisation la plus raffinée. Bourgeoise, elle ! c’est Rousseau, devant lequel M. Michelet s’incline comme devant son calife, qui est un bourgeois. C’est Mme Roland qui est une bourgeoise. Tout est en elle, bourgeois, ménage, vertu, talent, quand elle en a, déclamation, quand elle déclame. Scribe comme Robespierre, trop scribe même (l’observation est de M. Michelet), et comme lui, — eût-il pu ajouter, — une pharisienne, un sépulcre blanchi… mais blanchi ! elle a, dans sa robe blanche, quelque chose de la prosaïque propreté de l’habit bleu de Robespierre, et, s’il est un nom qui lui convienne et qu’on ne lui a pas donné encore, c’est la bourgeoise de la liberté !

Du reste, ce n’est point sur le compte de Mme Roland que l’auteur des Femmes de la Révolution augmente la somme des connaissances acquises et des renseignements connus. Il se contente de nous dire une fois de plus ce que tout le monde en sait. Rien d’étonnant. Mme Roland est un des grands lieux communs de la Révolution française. La vie de cette femme est percée à jour. On pourrait peut-être l’éclairer encore par l’aperçu, par l’originalité du jugement ; mais, pour cela, il faudrait une impartialité et une profondeur que depuis longtemps M. Michelet ne possède plus. Il en est de même pour Charlotte Corday. La biographie qu’il en fait est détachée intégralement de l’Histoire de la Révolution française (volume vi ou vii). Vous revoyez passer la figure déjà dessinée, les mêmes détails, entre lesquels il est bon de ne pas oublier la mort philosophique, sans confession, et le petit éloge de la femme de Marat, épousée devant le soleil {p. 90}et la nature, de cette femme dévouée dont l’histoire n’aurait jamais parlé sans M. Michelet. À côté de ces figures d’une gloire officielle, l’historien des Femmes de la Révolution nous en montre d’autres entourées d’un nimbe moins éclatant et moins large. Ainsi Théroigne de Méricourt, Théroigne, à propos de laquelle M. Michelet ne craint pas de dire, page 113 : « Entourée d’amants en Angleterre, elle leur préférait un chanteur de chapelle italienne, laid et vieux, qui la pillait et vendait ses diamants, et en France… » Nous ne pouvons achever la citation sur cette touchante Théroigne, la meurtrière de Suleau, et qu’on pourrait appeler aussi l’ange de l’assassinat, puisque le mot est consacré ! Ainsi encore, après Théroigne de Méricourt, une figure moins terrible, une sainte plus douce, Mme Kéralio, Mme Robert, une fille noble, mal mariée, devenue ambitieuse et tombée à force d’abjection et de folie dans le mépris de Mme Roland et si bas que M. Michelet, ému jusqu’aux entrailles dans la personne de cette petite Mme Robert, se risque à protester contre le portrait déshonorant qu’en fait Mme Roland dans ses Mémoires, — « ce qui prouve, ajoute-t-il mélancoliquement, que les plus grands caractères ont leurs misères et leurs faiblesses ! » Ainsi encore ces intéressantes mesdemoiselles Duplay, dont la vie se passait « à dérider le front soucieux de Robespierre », les Vestales de ce feu sacré ! Tant qu’enfin, arrivé à n’avoir plus à copier de médaillons historiques, il est obligé de revenir à l’éloge et à la glorification en masse des Femmes de la Révolution, depuis les femmes du 6 octobre jusqu’aux dames jacobines (dames est joli) de 1790 ! Tel est le livre de M. Michelet.

{p. 91}En avons-nous succinctement donné une idée ? Nous en avons nommé les héroïnes ; mais ce qui dépasse infiniment l’admiration et le culte que M. Michelet leur a voués, c’est le sentiment qui anime son livre de la première page à la dernière ; ce sont les détails à côté de ces quelques portraits épars, mis là pour attirer peut-être la curiosité sur autre chose que sur ces portraits. Qui ne connaît M. Michelet ? Qui ne sait l’outrance de la pensée de l’écrivain qui a écrit le Prêtre, la Femme et la Famille ? Cet homme peut-il foncer d’une nuance de plus cette pensée extrême ? Peut-il faire un seul pas de plus dans la route où le fanatisme de sa passion l’a placé ?… N’est-ce pas assez de se soutenir au niveau de soi-même et de continuer l’auteur du Prêtre et de la Femme dans les Femmes de la Révolution ? M. Michelet n’y a pas manqué, par ce côté-là, du moins, il n’a pas vieilli. Dans ses Femmes de la Révolution, il a retrouvé tout entière son ancienne rage contre le prêtre à propos des femmes, près desquelles il le voit toujours, et qui furent hostiles à la confiscation des biens de l’Église, à la boucherie de l’échafaud ! Cette rage retrouvée l’aveugle au point que lui, l’historien, l’homme des faits, dans une note de la page  129 qu’il nous est impossible de transcrire, non par pudeur, mais par honte (que le lecteur la lise sans nous !) et qui commence ainsi : « Ne cherchez point le prêtre dans la science et dans les lettres, etc., etc. », il écrit avec aplomb que « le prêtre n’a plus que les petites facultés d’intrigue et de ménage, mais qu’il a perdu les grandes facultés viriles, surtout l’invention, et que depuis cent cinquante ans il s’est énervé et n’a plus rien produit ».

{p. 92}Encore une fois, les phrases de M. Michelet, nous ne les citons pas. Est-ce que jamais plus insolente négation de la vérité avait échappé à un homme qui se dit historien encore ? Est-ce que, sans remonter les cent cinquante dernières années et en restant parmi les contemporains que nous avons coudoyés, Mezzofante, Ventura, Lacordaire4, Gratry, Balmès, Rorbacher, ne répondent pas, comme un tonnerre, à M. Michelet, et Lamennais, Lamennais lui-même ! car c’est le Sacerdoce qui l’a fait Lamennais, ce Lamennais qui a donné, par son apostasie, un grand athlète de plus au parti de la Révolution !

X §

Et, puisque nous venons de nommer le P. Ventura, c’est presque au moment où l’on annonçait les Femmes de la Révolution que paraissaient les Femmes chrétiennes du théologien-philosophe. Nous l’avouerons, avant d’ouvrir ce livre d’un titre qui nous fit rêver, nous pensions que c’était aussi, comme le livre de M. Michelet, un livre d’histoire ; et, dans notre pensée, nous l’opposions au livre de M. Michelet, et nous {p. 93}faisions de tous les deux une grande et frappante antithèse.

Les Femmes chrétiennes, les Héroïnes historiques du Christianisme, mises en regard des Héroïnes de la Révolution, c’était là un spectacle et c’était là une leçon !… Où qu’on prît ces héroïnes, qui ne forment pas un bataillon, mais toute une armée dans l’histoire, qu’on les prît sur notre terre de France, que ce fût sainte Radegonde, sainte Geneviève, sainte Clotilde, et tous ces cœurs vaillants de la vaillance de Dieu jusqu’à Jeanne d’Arc et depuis elle, n’importe où l’historien allât les choisir, elles étaient dignes de s’aligner en face des plus grandes (s’il y en avait) de la Révolution française, et de faire baisser les yeux à leurs portraits, plier le genou à leurs cadavres. Peintes par un homme de talent, qui sans être austère, aurait eu le chaste pinceau de la force, quelle galerie magnifique elles auraient formée devant le petit Panthéon de terre cuite de M. Michelet ! Le P. Ventura, homme d’immense doctrine, de foi profonde, de vigueur de parole, un vrai lion évangélique enfin, n’aurait-il pas pu se reposer de ses travaux de prédicateur en nous écrivant cette majestueuse histoire ? Nous l’avions cru, et il nous eût été doux de rendre compte d’un tel ouvrage ; il nous eût été doux de démontrer la différence qu’il y a entre les héroïnes de la foi en Dieu et les héroïnes de la foi en soi-même, car, malgré l’éternelle mêlée des systèmes et le fourré des événements, il n’y a que cela dans le monde, le parti de Dieu ou le parti de l’homme, et il faut choisir !

Mais, encore une fois, nous avions rêvé. Les Femmes chrétiennes du P. Ventura ne sont pas le travail {p. 94}d’histoire que nous avions espéré et que nous désirons encore… C’est tout simplement un substantiel recueil d’homélies, prononcées par le célèbre prédicateur du haut de cette chaire française qu’il illustre de son talent étranger. Ses Femmes chrétiennes sont les femmes de l’Évangile, la Chananéenne, la femme malade, la fille de Jaïre, la femme adultère, la veuve de Naïm, la Samaritaine, Madeleine, Marthe, Marie, les saintes femmes au tombeau, etc., créatures de grâce ou de conversion, d’humilité et de repentance, ces perles dont l’écorce était l’amour de Dieu, les premières que l’Église propose à nos imitations ! Trop élevé, trop pratique, trop acte, en un mot, pour tomber sous le regard d’une critique purement littéraire, le livre du P. Ventura ne pourrait être examiné que dans un travail spécial de la plus haute gravité et par une plume plus compétente que la nôtre. Tel qu’il est cependant, et au point de vue où le livre de M. Michelet nous a placés, c’est un enseignement qui fait du bien et qui redresse… Les Femmes de l’Évangile sont plus que de l’histoire, mais elles sont aussi de l’histoire, et, comme tout se tient dans la vérité et dans le christianisme, elles peuvent démontrer, à ceux qui croiraient à l’héroïsme des femmes, là où le met M. Michelet, l’erreur profonde dans laquelle il s’enfonce sur leur destinée et sur leurs vertus.

En effet, M. Michelet, qui a une passion malheureuse pour les idées générales, M. Michelet, qui veut toujours aller du fait à l’idée, — ce qui est un glorieux chemin, mais dans lequel il tombe toujours, — M. Michelet se préoccupe beaucoup, dans son histoire des Femmes de la Révolution, de la destinée future de la {p. 95}femme, et nous vous dirons qu’à plus d’une page il n’est pas médiocrement embarrassé. Que seront et que doivent être les femmes dans la société de l’avenir ? Il y a un chapitre du livre, intitulé : « Chaque parti périt par les femmes » ; un autre : « La réaction par les femmes dans le demi-siècle qui suit la Révolution ». Ne sachant trop que penser, lancé dans un sens par sa passion politique ou philosophique, relancé dans la voie contraire parce que l’histoire, dont on n’éteint pas complètement la lueur en soi, lui a pendant si longtemps enseigné, il ne sait à quoi se résoudre. Auront-elles la responsabilité politique ou ne l’auront-elles pas ?… Rien de plus orageux, de plus étranglé, rien qui se débatte plus que la pensée de M. Michelet sur ce point. Troublé comme tous les philosophes qui ont altéré ou ruiné la grande notion de la famille chrétienne, il ne sait plus que faire de la femme qu’il a tirée de la fonction sublime entre le père et l’enfant, pour la voir sur la place publique et, que sais-je ? partout où les idées philosophiques s’obstinent aujourd’hui à la voir, et où elle est si profondément déplacée. Il est des penseurs dans les infiniment petits qui ont beaucoup parlé des nuances infinies de la femme et qui nous en ont compté les variétés sans les épuiser. Laissons ces enfants ! Pour les esprits qui ne passent pas leur vie à couper en quatre des fils de la Vierge avec de microscopiques instruments, il n’y a que trois femmes en nature humaine et en histoire : La femme de l’Antiquité grecque, — car la matrone romaine, qui tranche tant sur les mœurs antiques, n’est qu’une préfiguration de la femme chrétienne, — la femme de l’Évangile et la {p. 96}femme de la Renaissance, pire, selon nous, que la femme de l’Antiquité, pire de toute la liberté chrétienne dont la malheureuse a si indignement abusé. En trois mots, voilà toute la question de la femme historique, et à ces trois termes nous défions d’en ajouter un de plus ! Les héroïnes de M. Michelet, toutes ces femmes modernes qui ne sont pas de vraies chrétiennes, toutes ces femmes plus ou moins libres, avec les droits politiques qu’elles rêvent ou jalousent, avec leurs vaniteuses invasions dans les lettres et dans les arts, avec cet amour de la gloire, le deuil éclatant du bonheur, disait Mme de Staël, et qui est le deuil aussi de la vertu, toutes ces femmes, il ne faut pas s’y tromper, continuent les femmes de la Renaissance. Or, M. Michelet sait bien, au fond de sa conscience d’historien (et les embarras de son livre, et le vague tourment de sa pensée dans les conclusions de ce livre, le prouvent avec éloquence), que ce n’est pas aux femmes de la Renaissance qu’une société, qui fut chrétienne, peut rester aujourd’hui, sans périr !

IV. M. Henri Martin.
Histoire de France §

I §

{p. 97}Ce n’est pas un petit embarras pour la Critique, obligée de resserrer ses observations dans le cadre étroit d’un chapitre, que de parler d’un ouvrage qui compte en ce moment quinze énormes volumes, et cependant il le faut ; c’est de nécessité. L’ouvrage de M. Henri Martin n’est pas de ceux-là qu’on puisse oublier quand on s’occupe de la bibliographie contemporaine. Par la visée, par l’étendue matérielle, par le sujet, ce livre fait le monument. En est-il un ? C’est autre chose. Grosseur n’est pas grandeur, mais il est tant de gens, hélas ! qui sont organisés de manière à prendre le gros pour le grand, et où il y a masse, — et masse la plus épaisse, — à puérilement admirer ! Le nombre des volumes qu’un homme {p. 98}publie, les matières qu’ils renferment, les lectures qu’ils supposent, tout cela produit dans les têtes innocentes un effet qui commence le succès et qui l’a commencé pour M. Martin… Or, voici… voici ce qui pourrait l’achever.

Le xixe siècle, ce siècle profondément historique et qui ne sera probablement que cela, du moins chez nous, n’avait pas Histoire de France, il y a encore quelques années. Les anciennes histoires, celles de Mezerai, de Daniel, de Velly et ses continuateurs, auxquelles (qui sait ?) l’Érudition et l’Opinion, ces deux vieilles valseuses, pourront bien, en tournant, revenir, les anciennes histoires avaient été un jour déshonorées avec trop d’éclat par le terrible jeune critique qui fut depuis M. Augustin Thierry, pour ne pas être immédiatement méprisées de cette nation qui a toujours aimé l’insolence et la force. On ne les lisait plus. M. Augustin Thierry n’avait pas, il est vrai, ajouté à sa coupante critique la démonstration d’un grand exemple. Ou sa présomption de jeune homme n’alla pas jusqu’à vouloir prouver qu’il était capable d’exécuter ce que les autres avaient manqué, ou son imagination fut emportée d’un autre côté, mais toujours est-il que le vide qu’il avait creusé, il ne le remplit pas.

Un homme doué de plus de facultés que M. Augustin Thierry, mais qui s’est entièrement perdu dans un pays qui aime à rire, et qui respecte le sérieux, — qui le respecte jusqu’à l’ennui, — M. Michelet avait bien entrepris à sa façon une Histoire de France, mais c’était moins une histoire que de brillantes échappées sur l’histoire, et pour bien comprendre les {p. 99}unes, il fallait déjà savoir l’autre. À côté de M. Michelet, il n’y avait personne. À côté de ses fantasias historiques, il n’y avait rien. On avait des Histoires de la civilisation, plus générales qu’une Histoire de France ; — on avait des histoires en France, des règnes plus ou moins étudiés et approfondis. On ployait sous les monographies. On était offusqué de renseignements. Mais on n’avait pas de récit complet, asservi aux dates, allant, comme une chaîne qui a tous ses anneaux, du premier fait jusqu’au dernier de nos annales. L’histoire existait en puissance et on pourrait dire en chantier. Elle existait pour les historiens. Elle n’existait pas pour le commun des esprits, qui a pourtant besoin de savoir quelque peu d’histoire.

M. Henri Martin, qui vit le moment bon, se dévoua à ce genre historique, — l’histoire pour les gens qui ne la savent pas et qui ne la sauront jamais très bien ; et il fit alors cette teinture qu’il a extrêmement travaillée, destinée à tremper le commun des esprits dans des notions d’histoire, suffisantes et convenables. Touchée, sans doute, de ce dévouement à la chose publique, l’Académie mit son estampille à cette teinture, en donnant à plusieurs reprises le prix Gobert à son auteur. Grande chose pour lui, indépendamment de l’agrément pudibond, mais profond, qui vient des écus ! En effet, l’Académie, pour les bourgeois qui devaient lire l’Histoire de France de M. Martin, comme ils lisent le Dictionnaire historique et géographique de M. Douillet, une publication du même genre, l’Académie, c’est plus qu’une puissance, c’est une infaillibilité ! Comme ils disent : « Ce sont les quarante immortels ! »

{p. 100}Telles étaient les raisons du succès actuel, et du plus grand succès futur et possible de l’histoire de M. Martin. Écrite exclusivement pour le nombre, par un homme du nombre qui n’est pas campé pour en sortir, ni même pour aspirer à cette glorieuse impopularité des grands artistes dont se vantait Goethe, quand il disait avec orgueil : « Raphaël et moi, nous n’avons jamais été populaires », placée sous le patronage et la protection d’un Aréopage littéraire qui a finances et qui est le seul pouvoir de la société ancienne qui soit resté… dans son fauteuil, quand tous les autres se sont écroulés, cette histoire de M. Martin, qui ajoute encore à tout cela la médiocrité dans la forme, — cette médiocrité, cause des plus hautes fortunes, — nous semble appelée à un avenir immense. Elle peut coiffer un jour intégralement la mémoire de nos neveux.

Et c’est précisément pourquoi nous avons peut-être, en oncles prudents, le droit de regarder un peu dans l’intérieur de ce bonnet que M. Martin peut leur mettre. S’il n’était doublé que d’insignifiances et de platitudes, que de faits plus ou moins bien racontés et même plus ou moins bien compris, mon Dieu ! nous ne sommes pas des rêveurs et nous connaissons la vie. Nous ne dirions rien, car nous n’ignorons pas que le bonnet des masses est plutôt fait pour leur donner de la chaleur que de la lumière. Mais, si c’était l’erreur, — une erreur à froid, combinée, réfléchie, qui en fût le fond, ah ! ma foi ! alors la Critique qui, au désert, si elle l’y rencontrait, laisserait peut-être M. Martin tranquille, la Critique n’aurait vraiment d’autre moyen, pour l’empêcher de le planter {p. 101}sur la tête de la foule, que de lui prendre et de lui retourner son bonnet !

Et c’est ce que nous voulons faire. Nous voulons seulement montrer aujourd’hui un peu de la doublure de l’histoire de M. Martin. Cette erreur, qui la double, du reste, il ne l’a pas même inventée. M. Henri Martin s’est couvert de la peau de lion de MM. Pierre Leroux et J. Raynaud, qui sont pour lui des peaux de lion relatives, et il s’est cru un lion d’historien !

II §

C’est un disciple, en effet, de ces deux célèbres philosophes, quoique depuis vingt-cinq ans, et après les malheurs et les ébrèchements arrivés à leurs philosophies, il soit moins disposé à se vanter de ses auteurs que quand il était jeune et n’était pas superbe. Il y a plus. Dans ces remaniements à la Vaugelas, que M. Martin pratique sur son livre comme le fameux et opiniâtre traducteur de Quinte-Curce en exécutait sur le sien, M. Henri Martin a, dit-on, fort pesé, pour les faire disparaître, sur les marques des philosophies d’où il est sorti : mais, s’il a gratté et regratté, il ne les a pas effacées. Elles percent toujours. Il a voulu rentrer ses peaux de lion empruntées ; mais ils sont rebelles et résistent à tous les efforts, ces diables de poils !

Probablement métempsychosiste comme le sont ses maîtres, mais avec discrétion et n’ayant pas besoin de {p. 102}l’être expressément dans une Histoire de France, de manière à troubler le Jean Jeannot de lecteur qui ne demande qu’à grignoter sa petite touffe de thym historique ; ne lâchant le mot « transformation » qu’avec prudence, mais le risquant parfois, comme une petite lumière pour les yeux prévenus et fidèles, qui savent bien ce que veut dire cette petite lueur, M. Martin est ouvertement du moins un déiste, un providentiel de haute quintessence, qui croit à l’immortalité, sans dire où il la place, et qui hait le catholicisme avec des tendresses et des larmoiements de lamantin respectueux. Voilà à peu près les idées générales, qu’il ose déboutonner, de sa philosophie, mais ses idées générales en histoire, empruntées à des maîtres qui les ont eux-mêmes empruntées, ont-elles plus d’originalité ?

Dans le travail de Pénélope que font toutes les Sciences, à cette heure, en attendant un Ulysse qui ne viendra pas, la Science historique, comme les autres, entasse systèmes sur systèmes. Elle a subi et épuisé déjà le ridicule de bien des phases. Elle fut, en ce qui nous concerne, nous Français, un jour franque et romaine avec l’abbé Dubos, un autre jour féodale avec Boulainvilliers. Peut-être demain sera-t-elle indienne avec un Martin inconnu, comme aujourd’hui elle est celtique avec le M. Martin que vous connaissez. Seulement, homme du dix-neuvième siècle, qui tâtonne et a ses mollesses, M. Henri Martin n’entend pas assurément le celtisme comme l’entendait cet excentrique La Tour-d’Auvergne, d’une solidité de dolmen, avec sa tête étroite, dure et enragée de Breton, et pourtant, tout moderne qu’il est, {p. 103}M. Martin l’admet très positivement en histoire et jusqu’à vouloir retrouver l’influence celtique là où elle est le moins, emportée qu’elle fut et perdue dans l’énergique torrent de la circulation chrétienne et française ! Qui ne le sait pas ? Et qui n’en a pas souri ?

Si M. Henri Martin n’est pas le père certain, il est le père putatif et démontré de cette chose comique nouvellement exprimée en histoire, et qui a retenti depuis plusieurs années, comme la trompette d’un Josaphat, excessivement burlesque : — le druidisme ! À tort ou à raison, l’opinion l’a revêtu de cette grotesque livrée du druidisme et en a fait ce masque qu’on appelle le druide dans l’histoire ! Et vraiment peut-on dire à tort, quand on a lu cette histoire de France et ces claires paroles dans l’avertissement de l’édition de 1854 : « la philosophie de l’histoire est en mesure aujourd’hui de restituer au druidisme la part très considérable qui lui revient dans le développement de l’humanité, et au génie celtique une part plus grande dans le développement moral du moyen âge et de l’âge moderne » ?

Ce n’est pas tout. Il ajoute encore : « Il n’est plus permis de douter que l’idéal de la chevalerie ne soit tout celtique », et il finit par assurer « que les tendances de l’esprit celtique se retrouvent dans les manifestations de l’esprit français », conclusion qui embrasse tout et qui ne va à rien moins qu’à la plus insolente négation, et la plus hypocrite, de tous les mérites chrétiens du Moyen Âge, le temps le plus détesté par les philosophes, parce qu’il est le plus catholique de tous les temps, de ce Moyen Âge auquel on essaie de voler sa gloire, quand il est impossible de la nier !

{p. 104}Car voilà tout le sens vrai de cette Histoire de France d’aujourd’hui, qui s’enveloppe la main dans de la critique incertaine, chimérique ou fausse, pour faire mieux son mauvais coup contre le Moyen Âge et pour qu’on sente moins ainsi la main du voleur. Prendre à la religion chrétienne, qui nous a pétris dans le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ (qui nous a donné le sein, si nous ne sommes pas sortis de son flanc ; qui est notre nourrice, si elle n’est pas notre mère), prendre à la religion chrétienne la plus belle civilisation qui fut jamais, — la civilisation de la chevalerie, — pour la donner à une société morte, atroce et barbare ; opposer et substituer à cette monarchie faite par des évêques, comme disait Gibbon, une monarchie faite… par des druides, voilà de l’habileté profonde, car elle semble désintéressée et ne prétend être que scientifique !

Lorsque je lis le reste de cette Histoire de France qui n’a que le druidisme pour tout aperçu, M. Henri Martin ne me paraît pas ce qu’on peut appeler une tête très forte. Mais l’ubiquité de la pensée diabolique est pour les sots autant que pour les gens qui ont le plus d’esprit, et les égalise dans une perversité de génie. On dirait un ordre donné et une même manière d’y obéir. Qu’on s’appelle M. Renan ou M. Martin, c’est toujours la destruction du christianisme que l’on veut et à quoi l’on travaille. La consigne actuelle n’est plus celle de Voltaire, qui du moins était franc ! Il faut toujours détruire cet infâme christianisme, mais sans avoir l’air d’y toucher ! Il faut le détruire en ne s’occupant que de simple science ! Il faut l’étouffer dans la boue, comme le dit dans son dernier livre {p. 105}le suave et charmant M. Quinet, mais il ne faut pas la ramasser, cette boue, dans des mains ardentes dont le geste dirait la haine. Il vaut bien mieux la faire tout doucement couler du pressoir de la Science désintéressée, comme une huile d’olive d’impartialité, qui ne pèse, ne souille et n’étouffe que quand enfin elle est tombée !

III §

Sans cette haine et sans ce dessein contre le christianisme, la bouffonnerie du druidisme aurait paru trop forte, même à M. Martin. Un savant, ancien élève de l’école des Chartres, aussi meurtrier par sa cruelle politesse contre l’éloquent M. Martin, qu’il crible méchamment de cette épithète, que par sa calme et ferme érudition, a demandé, dans un livre spécial, à cet éloquent M. Martin, de vouloir bien lui faire la preuve de cette incroyable théorie qui fait la Gaule plus belle et meilleure que la France d’après César, Clovis, et nos saints et glorieux évêques ! Il ne reste rien pour en juger, dit M. d’Arbois de Jubainville, de l’histoire des Gaulois écrite par Callisthènes ou de celle que, sous Auguste, avait composée Timagène, et ce qu’on en sait fait frémir. M. d’Arbois de Jubainville empile dans des notes, qui ressemblent à des remparts, textes sur textes et autorités sur autorités. Il cite César, Strabon, Ammien-Marcellin, Polybe, Athénée, Diodore de Sicile, Tite-Live, Pline, {p. 106}Pomponius Méla, Plutarque, Solin, qui tous ont donné une si épouvantante idée de cette société dont les druides furent les chefs et dont l’inextinguible esprit flambe encore, à ce qu’il paraît, jusque dans les veines de M. Martin.

Le savant critique de cet historien examine et ruine le seul argument sur lequel la thèse gauloise s’appuie, et qui est tiré (par les cheveux) de ces chansons galloises qui furent traduites et remaniées en français du temps, au douzième siècle. Les raisons qu’il donne contre l’unique argument sont sans réplique, mais à quoi bon tout ce luxe, toute cette générosité d’érudition et de discussion, quand on a affaire à une bouffonnerie sterling qui en renferme vingt-cinq autres, aussi difficiles de digestion pour le bon sens que faciles à avaler pour la gaîté qui se moque de l’extravagance ! Ainsi, pour n’en citer que deux seulement sur vingt-cinq, le culte de la femme, relevée, purifiée, anoblie par la religion d’un Dieu né d’une Vierge, la galanterie des chevaliers, le respect de leur force devant la faiblesse, c’est là, subsistant, le souffle des druidesses, qui a tenu bon, ce souffle-là !

Ainsi Jeanne d’Arc, que M. Martin écrit Jeanne d’Arc, pour la démocratiser, et dont il fait un Jésus-Christ en femme (que Dieu me pardonne de répéter le blasphème d’une telle pensée !), une Messie, tuée comme l’autre Messie, par des prêtres et des Pharisiens, est — après tout — une druidesse, une fille libre des Gaules, opposant le génie gaulois au clergé romain, et — voyez ceci, bonnes âmes ! — « subissant des faits de subjectivité, c’est-à-dire, les Révélations du férouer Mazaéen, du bon démon, de l’ange gardien {p. 107}de cet autre moi qui n’est que le moi éternel, en pleine possession de lui-même, planant sur le moi enveloppé dans les ombres de la vie ! » Certes, voilà qui dispensait de tout le reste. Est-ce que cela ne suffisait pas ?

Cela n’a pas suffi cependant. Un autre critique, M. de Beaucourt, a traité avec une noblesse spirituelle cette question de Jeanne d’Arc, profanée une fois de plus aussi bien par le spiritualisme ou le spiritisme de M. Martin, que par le matérialisme hideux de Voltaire. Ailleurs, dans cette histoire d’halluciné, Abailard est aussi un druide, comme Jeanne d’Arc est une druidesse. C’est un druide « qui soutient le libre arbitre de la vieille doctrine gauloise et bretonne, tout au moins de l’école de Lérins, qui sape l’ascétisme par la réhabilitation de la nature et tend à transformer Jésus-Christ en initiateur… Mais — continue M. Martin — Abailard, tout grand qu’il est, est bien petit par le cœur auprès de la sublime enfant qu’il enchaîne à sa destinée… L’importance du personnage d’Héloïse, c’est qu’elle ne change pas intérieurement, qu’elle ne subit pas la mort mystique du cloître, c’est qu’elle ne se repent jamais (tiens ! comme Stendhal. Stendhal ne voulait pas non plus qu’on se repentît !) C’est enfin qu’elle n’est pas à Dieu parce que la femme ne doit pas s’élever seule à Dieu. » Que si avec tout cela Héloïse n’est pas druidesse, elle est du moins la grande sainte de l’amour ! « et, c’est ainsi, dit l’historien dont la tête fait l’effet d’une table tournante, que la grande âme de la Gaule éclate partout, partout — dans le sanctuaire du chêne, — dans le libre arbitre de Lérins et du Paraclet, dans la souveraine indépendance de {p. 108}l’inspiration de Jeanne d’Arc et… dans le moi de Descartes ». À la bonne heure ! Il fallait bien y arriver !

Eh bien ! vous comprenez, n’est-ce pas ? Vous trouvez et vous tâtez bien l’impie sous le grotesque et vous lui prenez son secret. M. Henri Martin croit-il réellement à ce qu’il écrit ? Nous n’outragerons pas son intelligence au point même de le supposer, mais c’est un ennemi de l’Église qui écrit pour le commun des esprits et pour l’éducation élémentaire des pauvres jeunes gens qui ne se collèteront jamais avec les difficultés de l’histoire, et cela lui constitue un terrain sur lequel, si grotesque qu’on soit, on finit par devenir dangereux. Les esprits sains comme les esprits d’élite l’ont bien senti et des Critiques se sont levés de partout autour de ce terrible M. Martin, cabré contre le christianisme, et l’ont secoué pour le rabattre.

Les travaux que j’ai cités de MM. d’Arbois de Jubainville et de Beaucourt, sur lesquels je ne puis m’étendre, sont excellents. Il en est un autre que je signalerai, c’est l’Étude critique de M. Henri de l’Espinois, comme M. de Jubainville, de l’École des Chartes. M. de l’Espinois a fait un véritable herbier des altérations de texte, des ignorances, des oublis et des faussetés de ce savant M. Martin, dès qu’il s’agit de théologie, d’église, de saint père, de conciles. Détail énorme et impudent ! M. de l’Espinois l’a percé à jour, déchiqueté, rongé, et ce qui en reste, s’il reste quelque chose, on peut l’abandonner au vent des Gaules, à l’esprit qui souffle de la Cambrie, et si peu qu’il souffle, il n’aura pas grand’peine à l’emporter !

IV §

{p. 109}Je veux cependant être juste pour M. Henri Martin et pour son histoire : tout, dans ce gros ouvrage, n’est pas monté à cette octave de folie, puissancialisée par la haine. Le druidisme, qui est la seule idée historique de ces quinze volumes et qui déborde au Moyen Âge, est rentré un peu dans ses forêts, quand on est sorti du Moyen Âge. M. Henri Martin, si druidant qu’il soit, n’a pas été assez hardi pour affronter son propre ridicule en promenant des Druides à travers les temps modernes, quoique pourtant Fénelon, Voltaire, Rousseau, Montesquieu, etc., soient au fond aussi des druides, mais des druides de robe courte comme nous avons des jésuites de robe courte, — d’anciens druides déguisés !

Les deux derniers volumes, que nous venons de lire avec moins de dégoût que les autres, contiennent la fin de Louis XIV, la Régence et les commencements de Louis XV. Quand il s’agit de la question de l’Église, en ces différents règnes, on retrouve M. Martin tout entier et tout aussi acharné qu’au Moyen Âge, mais plus désarmé, car il n’ose pas se servir de sa catapulte du druidisme. Il en craint l’effet sur les bourgeois. Il a la bonté de parler moderne et de raconter l’histoire sans en faire un carnaval. L’histoire de ces temps auxquels nous touchons devient plus facile. Les faits dont elle est composée, qui ne les sait ?… Ils foisonnent sous la {p. 110}main. Mais franchement, lorsque l’érudition est à cette portée, dans des conditions si abondantes et qui demandent si peu d’efforts pour être saisies, quel mérite a-t-on de raconter ces faits, à peu près exacts, de leur exactitude extérieure ?… Ce qu’il faudrait, c’est les dominer. Or, M. Henri Martin, qui aime l’égalité civile et politique, doit aimer toutes les égalités, car il ne peut dominer rien. En dehors même des idées catholiques auxquelles le disciple de M. P. Leroux fait la guerre, dans sa spécialité, et n’est pas tenu à justice, il n’est juste jamais que petitement, et toute grande politique lui échappe. Nous l’avons dit, c’est un esprit médiocre de forme et de fond. Sa perspective, très réelle, nous le croyons, et très agréable, si on veut, de gagner beaucoup d’argent pour avoir déposé sur le marché une histoire qui était demandée, cette perspective ne nous trouble pas. Nous n’avons pas d’éblouissements, non plus, devant les patentes de l’Académie. S’il nous fallait d’un mot dire notre opinion sur l’historien meuble meublant des bibliothèques de bourgeois au xixe siècle, nous dirions que c’est un pacotilleur d’histoire, non un historien. La seule chose qui nuira peut-être à cette gloire des idées communes qui doit être la sienne, c’est son druidisme. Le druidisme le voue à cette excentricité que les esprits, pour lesquels il écrit, détestent. Elle les prend aux nerfs. Ils la laissent aux artistes… Le druidisme ! Voilà ce qui met sur l’oreille de M. Martin une cocarde, — une branche de chêne, qui sera, je crois, tout son laurier, mais que la gaîté française saluera toujours !

V. M. Amédée Thierry §

Histoire d’Attila §

I §

{p. 111}Il est une tendance et presque une École que la critique ne peut s’empêcher de signaler, c’est le bourgeoisisme en histoire. M. Henri Martin est de cette tendance ou de cette école ; M. Michelet n’en est pas. M. Amédée Thierry, qui a souvent de la largeur et dont l’imagination historique aime à hanter les époques les plus grandioses et les plus barbares de notre histoire, M. Amédée Thierry a beaucoup de peine à se dégager de cette tendance de notre pauvre siècle, qui, sous prétexte de bon sens, de clarté, d’explication naturelle, introduit dans l’histoire la vulgarité. Le bon sens est une grande chose, et Bossuet l’appelle « le maître des affaires », mais le petit sens est souvent pris pour lui, et ce petit sens, qu’on adore aussi {p. 112}sous le nom de sens commun, est souvent faux, quand il s’agit de juger les phénomènes de providence, les hommes et les faits historiques. Le bourgeoisisme, qui est à l’histoire ce que le rationalisme est à la philosophie, abhorre la légende et la distingue de la réalité. Il n’en comprend ni la profondeur, ni la portée, ni la vérité plus vraie que nature ! Il la hait et il l’écarte, parce que la légende, c’est le merveilleux dans l’histoire, c’est l’action de Dieu s’imprimant, fortement sur l’imagination des hommes. Avec les procédés particuliers au bourgeoisisme, on arrive à des résultats singuliers qui n’ont pas l’honneur de s’élever jusqu’au paradoxe, mais qui sont tout simplement des dégradations. Vus par cette lorgnette renversée, Attila, par exemple, n’est plus qu’un bonhomme narquois et plein de prudence qui entend son ménage de Barbare ; la Sainte inspirée qui fut Jeanne d’Arc n’est plus qu’une bonne patriote et une somnambule… à peu près !

Cet aplatissement systématique des figures qui bombent le plus dans l’histoire, nous le trouvons avec regret dans le livre de M. Amédée Thierry, et voilà, en un seul mot, la critique la plus profonde que nous puissions faire de son ouvrage. C’est par cet aplatissement volontaire que nous en expliquerions tous les défauts. M. Amédée Thierry a le sentiment de la grandeur humaine et jusqu’à un certain point le sentiment poétique des légendes qu’il aime à raconter, mais avec l’histoire qu’aujourd’hui il a choisie, — Attila et ses successeurs — il fallait plus que ces deux sentiments pour décrire et pour expliquer les événements étranges et sans précédents qui se produisent, comme une succession de coups de {p. 113}tonnerre, dans les annales de l’humanité. Ôtez Dieu et l’action directe et personnelle de sa providence sur le monde, Attila n’est plus que l’indigéré de sang humain qui creva de celui qu’il avait versé, — a dit Chateaubriand. Ce n’est plus qu’un accident, une hémorragie ! Ostrogoths, Visigoths, Huns et Gépides, ne sont plus, à leur tour, que des tourbillons de sauterelles humaines que l’histoire naturelle, livrée aux faits et aux causes secondes, n’explique pas et ne peut expliquer. M. Amédée Thierry fait tomber le colosse, exhaussé de tant de légendes, dans la curiosité historique, dans la recherche individuelle. Il veut nous le montrer de plain-pied, le toucher du doigt, nous le raconter comme il nous raconterait Souwarow. Il nous décrit le fléau de Dieu, — mais un fléau, c’est deux bâtons et une lanière. Le bras qui l’agite fait toute sa puissance, et c’est ce bras formidable que nous ne voyons pas sortir de sa nuée et s’allonger à travers l’histoire de M. Amédée Thierry. Dans l’histoire habituelle, dans le tous-les-jours de l’histoire, l’action de Dieu est latente. On l’oublie et on croit à la force causatrice des hommes. Il ne s’agit que d’événements communs, de règlements de chancelleries, de diplomatie plus ou moins fine, de guerres régulières en douze temps, comme l’exercice, mais, quand il est question d’Attila, du maillet du Seigneur, comme disaient les moines, qui avaient le sentiment plus juste de leur époque que les écrivains du xixe siècle, venus maintenant pour l’expliquer ; quand il est question du monde romain qui s’écroule sous cet effroyable maillet emmanché dans une si compacte masse d’hommes, il n’y a plus de Gibbon ni de Montesquieu qui puissent {p. 114}arracher le sens à cette exceptionnelle histoire ! Il faut Bossuet, ou il n’y a personne ! Si on n’a pas le génie de Bossuet, il faut au moins la conception de son Histoire universelle pour comprendre quelque chose à celle-ci. Essayez donc d’expliquer Attila par Hegel ! L’éclat de rire va vous saisir avant que l’explication soit finie ! Si vous ne croyez pas à l’action personnelle de Dieu sur le monde, abandonnez cet accablant sujet d’Attila ! Ne touchez pas à la hache de ce Barbare ; vous y laisseriez votre main.

II §

M. Thierry y a laissé la sienne, et, encore une fois, cette main ne manque pas de muscles ; c’est une main qui sait prendre et contenir. Elle nous a donné beaucoup de choses, de faits, de détails que les historiens futurs, qui s’occuperont de la période immense dont la figure d’Attila est le centre, seront heureux de retrouver. L’érudition de M. Amédée Thierry est étendue, souvent exacte, quoique sa traduction des historiens latins ne le soit pas toujours. Si c’était le lieu, dans une critique d’ensemble, de nous attacher à des vices ou à des débilités de traduction, nous en aurions signalé plusieurs en évoquant le texte des notes de M. Thierry. Mais nous n’avons ni la place ni le temps d’essuyer ces mouchetures. Nous aimons mieux examiner le fond même d’un livre qui pèche dans sa notion première. Amené, nous dit l’introduction, par l’ensemble de ses travaux sur la Gaule romaine, à {p. 115}s’occuper d’Attila et de son irruption au midi du Rhin, en 451, l’historien s’est arrêté avec une curiosité indicible devant l’étrange et terrible figure du roi des Huns, et il a eu la prétention de le contempler dans sa réalité, et en dehors de toute fantasmagorie et de tout mirage. Pour arriver à ce résultat, il a consulté Priscus, toutes les chroniques du ve siècle, Jornandès, Prosper d’Aquitaine, les poèmes teutons, les légendes latines et orientales, les chants de la Germanie et enfin les traditions hongroises, dont il ferme avec émotion le dernier et éblouissant anneau ; et c’est de tous ces mirages pourtant, c’est de toutes ces fantasmagories qu’il a fait jaillir une figure qu’il appelle la vraie, et qui est peut-être la fausse, car où est la réalité ? Est-ce dans l’individualité restée inconnue ou dans les impressions des hommes qui en parlent ? Est-ce dans le mystère de la tombe, de l’oubli, de la destinée, ou dans la déposition de la tradition, éternellement retentissante ? En agissant ainsi avec une nature aussi fantasmagorique que celle d’Attila, qui est moins un homme qu’une grande chose, moins un être qu’il soit besoin d’étudier avec la patience et le détail du microscope qu’un météore digne du télescope, qui nous fait voir dans les étoiles M. Amédée Thierry est tombé de l’histoire dans la biographie. Attila, cet élément et non cet homme à notre façon, déchaîné à travers le monde, ne saurait se décomposer comme les autres hommes. M. Thierry lui a appliqué cette vue moderne, enfantine, orgueilleuse, qui ne veut être dupe de rien, qui tyrannise tous les historiens de ce temps et qui leur rend suspects tous les grands courants de la tradition historique. Nous y avons gagné un Attila presque bourgeois, {p. 116}asiatique d’instinct, car il met la politique au-dessus de la guerre, ce qui est aussi le caractère européen de ces derniers temps, « créant des prétextes, entamant des négociations à tout propos, les enchevêtrant les unes dans les autres comme les mailles d’un filet où son adversaire finissait toujours par se prendre », spirituel, railleur, spéculant sur ses mariages, comme la maison d’Autriche, ses mariages dont il avait peu la dignité, aimant ses enfants à la manière des patriarches de la Bible, et leur tirant paternellement le joues, comme Napoléon tirait l’oreille à ses soldats enfin un Attila très pittoresque, très inattendu et très savoureux pour ceux qui cherchent dans l’histoire de sensations neuves. Mais Attila, l’Attila de la longue-vue historique, est-il dans ces hachures, jusque-là inaperçues, sans doute à cause de la splendeur du glaive qu’il agite pour le compte de Dieu ?

Non ! cette histoire d’Attila n’est pas son histoire Ce n’est que l’extrait de naissance et de décès du neveu de Roua et de sa race ; c’est le passeport de cette tempête, c’est le certificat de vie et mœurs de ce polygame monstrueux. Non seulement l’être mystérieux qui fut Attila, n’est point dans le livre de M. Thierry mais non plus le temps où se mut le fléau sur l’aire ! La thèse de la décadence romaine a-t-elle été jugée en dernière analyse par Montesquieu et par Gibbon, et n’y a-t-il plus rien à y ajouter ? Cette caserne éclatante qui s’appelle Rome, a-t-elle un instant sérieux de grandeur intrinsèque et qui vraiment lui appartienne N’est-elle pas tombée, comme elle s’est élevée, — par miracle ? Matériellement, ses parois la brisèrent, mais intellectuellement, quelle fut la force qui la brisa {p. 117}Que sont donc Attila et ses fils devant Romulus et sa race ? N’existe-t-il pas quelque part un monde dont Montesquieu et Gibbon, aux oreilles bouchées comme Ulysse à la Syrène céleste, n’entendirent jamais le bruit ? Qui remuait les Barbares en masse, et Attila, tout Attila qu’il fût, était-il autre chose qu’un fragment de cet épisode immense ?… Questions qui s’élèvent de toutes parts au seuil même de l’histoire que M. Thierry a entreprise, et devant lesquelles on ne trouve qu’une biographie, curieuse, si on veut, mais étriquée, sourde, aveugle et muette !

III §

La conscience historique qui manque au nouveau livre de M. Amédée Thierry ne manque pas à l’histoire de l’Église universelle, et l’historien aurait pu la trouver là, s’il ne la trouvait pas dans sa propre pensée. Sur la route qu’il parcourt aujourd’hui, en effet, dans cette phase que sa plume traverse, il y a l’Église chrétienne. Il y a les Saints, ces pères du monde moderne, qui créaient une civilisation inconnue de miracles, de foi et de vertus ! M. Thierry ne pouvait pas les oublier. On les rencontre dans son histoire : saint Aignan, saint Germain, saint Loup, sainte Geneviève, saint Léon, furent les intuitions vivantes de leur époque. En étudiant leurs pressentiments, l’historien aurait donc pu apprendre que le spectacle de l’immersion du sol romain par cet océan inépuisable de Barbares n’était pas un de ces simples phénomènes {p. 118}comme ceux que l’histoire, depuis le commencement du monde, pouvait constater. Ils auraient pu lui montrer du doigt la lumière qui se levait à l’horizon comme une atmosphère dont l’éclat ne pâlirait plus ! Il se faisait une création surnaturelle. La prédiction de Daniel s’accomplissait dans son acte le plus fulgurant. Le dernier des Quatre Empires s’écroulait. M. Thierry n’y songe même pas dans cette Apocalypse de Rome, dont les Barbares ne sont pas absolument d’aveugles coopérateurs ! Les querelles des grandes hérésies primitives allumaient le feu dans le vieil univers, qui allait se fondre au souffle de ces controverses. Ce que pensait Attila, le rôle des dieux qui tombaient, celui du Dieu qui s’élevait, la défiance créée entre Rome et Constantinople par l’érection de cette dernière en siège de l’Empire, le travail intérieur du Christianisme parmi ces peuples, à la faveur d’une mission qui courait comme la foudre, soit souterrainement, soit en plein jour, rien de tout cela, qui était l’important dans une telle histoire, ne se trouve dans l’ouvrage de M. Thierry. Est-ce que les historiens que nous avons nommés plus haut, et dont il s’inspire, ne disent pas un mot de ces choses ?… Pour notre part, nous en doutons, mais, en supposant un silence absolu qui paraît impossible, est-ce que la réflexion d’un moderne pouvait oublier, elle, l’âme générale de ce soulèvement prodigieux, et dans un livre, fait à la distance de tant de siècles, ne devions-nous donc rencontrer que la plume d’un courtisan d’Attila, et sans qu’on pût jamais deviner sous la dictée de quelle religion ce singulier et tardif courtisan s’est avisé d’écrire la biographie de son maître temporel ?…

{p. 119}Telle est la déception produite par cette « Histoire d’Attila et de ses successeurs », qui est, au fond, l’histoire de Dieu et de la terre. Si, dans une phrase de rhétorique assez heureuse, on a parlé des Gestes de Dieu par les Francks (Gesta Dei per Francos), les gestes de Dieu par les Barbares sont moins une phrase qu’un fait, bien plus visible encore. Jamais, depuis Moïse au Sinaï, Moïse qui se couvrit la face devant le Seigneur pour ne pas mourir, l’homme n’a senti Dieu plus près de lui dans l’histoire, et voilà ce qui donne au sujet que M. Amédée Thierry n’a pas craint d’aborder avec des curiosités rapetissantes, des proportions qu’on ne retrouve dans aucun autre sujet historique, quel qu’il soit ! Hommes, choses et ruines, s’y marquent de caractères qu’on n’a vus qu’à certains moments de la Bible, et, pour les faire flamboyer dans une pensée et dans un style harmoniques au sujet, il faudrait une puissance de prophète. Attila ressemble à Spartacus ; mais c’est un Spartacus grandi dans une hauteur surnaturelle ; c’est un Spartacus qui n’est pas l’esclavage romain, mais toute l’envie et la convoitise humaines. M. Amédée Thierry l’a presque vu, — et puis son œil s’est refermé, — quand il nous a dit, toujours en se tenant dans les rapprochements biographiques qui sont si maigres : « Il devint homme sur les bords du Danube. C’est là qu’il apprit la guerre, et que, mêlé de bonne heure aux événements du monde européen, il connut le jeune Aétius, otage des Romains près de son oncle Roua. Probablement et d’après ce qui se pratiquait par une sorte d’échange entre la Barbarie et la Civilisation, tandis que Aétius faisait ses premières armes chez les Huns, {p. 120}Attila faisait les siennes chez les Romains, étudiant les vices de cette société comme le chasseur étudie les allures d’une proie : faiblesse de l’élément romain et force de l’élément barbare dans les armées, incapacité des empereurs, corruption des hommes d’État, absence de ressort moral sur les sujets, en un mot, tout ce qu’il sut si bien exploiter plus tard et qui servit de levier à son audace et à son génie. » La phraséologie moderne à part, il y a l’éclair du vrai dans ces paroles. Le travail de haute observation statistique et morale que M. Thierry suppose ne se fît pas exactement comme il le dit, dans cette tête déformée de kalmouck, ivrogne et superstitieux, dont les hordes ne devaient colporter ni dieux, ni morale, ni gouvernements à l’ancien monde, mais il n’est pas douteux que la bête humaine qui pataugeait au fond d’Attila n’eût flairé la jouissance romaine, et que l’envie d’y toucher ne se fût éveillée ! L’impulsion d’Alaric (quo me Deus impellit ?), l’impulsion d’Attila, l’impulsion de tous ceux qui veulent brûler des Rome est toujours l’idée effroyable et naturelle d’un Communisme, éternel comme les passions de l’humanité, c’est toujours la pensée qui se cache perpétuellement dans les bas-fonds pour remonter aux surfaces de l’histoire ; qu’un jour arrive où chacun peut prendre tout ! Attila est une des mille incarnations de cette idée. Il est infiniment moins politique que ne l’a fait M. Thierry, mais il est beaucoup plus social. Homme-châtiment et excès tout ensemble, dont l’immoralité épouvantable va faire payer au monde une autre et non moins épouvantable immoralité, il fait penser que Dieu guérit les vices des nations en les écrasant sous {p. 121}des vices semblables, comme on guérit de la blessure du scorpion en l’écrasant sur sa morsure !

Car, puisque les grandes questions étaient délaissées et qu’on voulait à tout prix les amusettes de la biographie, puisqu’on voulait regarder comment grimaçaient les flancs de cette Coupe de colère creusée assez profond par le Tout-puissant Potier pour que celle qu’il y versait couvrît et submergeât le monde, pourquoi l’auteur d’Attila n’a-t-il pas insisté sur ses vices ? C’était un côté, beaucoup trop oublié par l’histoire, à dévoiler dans son héros. Il en parle ici et là, il est vrai, mais en passant et sans appuyer. En les peignant comme il devait les peindre, il aurait peut-être fait raison d’une idée commune et fausse, comme le sont presque toujours les idées communes. Les historiens à la file qui se passent l’histoire de la main à la main comme la lampe de Lucrèce posent, depuis des siècles, l’antithèse des vices des Romains et de la férocité des Barbares. À les entendre, les Romains tombent de corruption et de sanie devant les Barbares qui les poussent du pied et qui passent. Ils ressemblent à ces corps foudroyés, restés debout, mais qui, poignée de cendres, croulent et se dispersent sous le premier doigt qui les touche. Ils ont été foudroyés, à ce qu’il semble, par leur propre corruption. Mais, outre que les Romains sous Aétius, Bélisaire et Narsès, ne se sont pas si aisément dissous sous la poussée barbare et ont prouvé une fois de plus que les nations, toujours faites pour servir, n’existent jamais que par leurs chefs, on oublie trop que les Barbares sont en réalité aussi corrompus que leurs ennemis. On a beaucoup trop parlé (et nous-même) de la pureté, de la {p. 122}santé et de la vigueur du sang barbare, de la généreuse transfusion qu’il venait opérer dans les sources mêmes de la vie des vieux peuples. Eh bien ! le problème n’est pas là ! Physiologie menteuse et myope ! Les Barbares avaient tous les vices, et ceux du monde qu’ils trouvaient devant eux, et ceux du monde qu’ils laissaient derrière ; les vices des Romains qu’ils rencontraient, les vices de l’Asie dont ils étaient descendus. Ils résumaient la corruption de l’univers ! À part quelques raffinements d’énervé dont il n’eut jamais besoin, Attila vaut les Césars, comme il vaut les conquérants tartares, comme il vaut les sultans, en libertinage à outrance, en despotisme de goût, en difficulté d’assouvissement. Procédant aux sérails futurs de l’Asie par une polygamie sans limites, ivrogne comme un Scythe, il était grossier et crapuleux, et les successeurs de son peuple (les Bulgares) ont nommé de leur nom le vice le plus honteux de la Civilisation antique. Voilà la vertu des Barbares ! Si donc ils retrempèrent le monde, s’ils le régénérèrent, et s’ils devinrent, selon l’expression de l’écrivain goth, une fabrique de nations, ce ne fut ni par la pureté acérée de leurs mœurs, ni par la fierté de leur caractère. Ce fut par le malheur, l’effroyable malheur qu’ils lui apportèrent ! Leurs champs de bataille, voilà la cuve où ils coupèrent par morceaux et firent bouillir ce vieil Éson. De l’expiation sur une échelle énorme sont sorties les nations païennes pour devenir des nations chrétiennes ; et quand les nations chrétiennes, à leur tour, auront sombré dans tous les vices, elles n’auront, pour se relever et se refaire, rien de meilleur, de plus puissant et de plus beau.

IV §

{p. 123}Ainsi toujours et pour tout, dans ce livre, on est obligé de revenir à l’idée chrétienne, sans laquelle il est impossible de voir une minute à travers la période d’histoire que M. Amédée Thierry a essayé de nous raconter. Malheureusement, il ne l’a point assez invoquée : et de là tous les troubles et tous les rapetissements qu’il y fait subir aux événements et aux hommes. C’est un rabougrissement complet. M. Thierry est-il ou n’est-il pas chrétien ? Certes, il n’a pas d’hostilité contre le christianisme. Il est resté trop longtemps assis à l’ombre sérieuse de l’Histoire pour n’avoir pas le respect de ceux qui savent, quand il s’agit de la religion de l’Histoire même, puisqu’elle est une révélation. Mais, quelle que soit sa croyance intime ou la convenance de son attitude extérieure vis-à-vis d’une chose qui, humainement parlant, serait encore le plus merveilleux des établissements de la terre, nous disons que le génie du christianisme, ici nécessaire, lui a manqué. Il n’y a pas que le roi des Huns qu’il nous représente sans vérité poétique, s’imaginant, comme tous les bourgeois de l’Histoire, que la prose, c’est la vérité ! Nous avons déjà montré, sous la plume de M. Thierry, la transformation de cet homme, à propos duquel la légende continuera toujours de battre la petite chronique. Nous l’avons fait voir aussi prosaïque qu’un souverain qui entend les affaires, futé, maquignon, général à la dernière extrémité, {p. 124}temporisateur, le Fabius cunctator de la Barbarie, bonne caboche, du reste (comme disait le maréchal de Villars d’une fausse forte tête qu’il méprisait), et dont le front conique entrerait sans effort, à ce qu’il semble, dans le feutre gris des temps modernes. Les Saints du temps, ces figures inouïes d’inspiration et de grandeur, éprouvent aussi le même déchet que la figure du roi des Huns.

La main de l’historien, qui n’a pas de haine, ne leur arrache pas violemment leur nimbe d’or ou leur auréole, mais elle l’éteint comme un ornement inutile. Saint Léon, que l’Église romaine appelle le Grand et que l’Église grecque appelle le Sage, saint Léon, le pontife sauveur, au-dessus de la tête duquel Raphaël a mis des apôtres et des anges pour expliquer le cabrement du cheval d’Attila devant la majesté placide du vieillard, saint Léon n’est pour M. Thierry qu’un prêtre de taille humaine. Saint Aignan, l’évêque d’Orléans, qui fit encore plus pour sa ville que Léon pour Rome, il en explique la miraculeuse puissance sur les Romains et sur les Barbares « par le ton solennel et mystique que la lecture habituelle des livres saints imprimait au langage des prêtres de ce temps ». Cela n’est pas faux, mais c’est chétif. Il y avait bien un peu plus que cela dans ces grandes âmes ! Sainte Geneviève, cette sœur aînée de Jeanne d’Arc, n’est plus la bergère de Paris. Elle n’a plus dans ses toutes-puissantes faibles mains l’humble quenouille de la Légende, mais c’est encore une sainte et héroïque fille du temps « qui avait la passion des austérités et de la retraite ». Tel est le procédé de M. Amédée Thierry. C’est la médiocrité de la sagesse. Après ces exemples, n’est-on pas {p. 125}en droit de conclure que M. Thierry n’est pas fait pour la grande peinture historique et que l’idéal de ses personnages lui échappe ?… Ce n’est point un rationaliste, et nous l’en félicitons. Il s’arrête dans le prosaïsme du point de vue, mais il n’a pas les chicanes du rationalisme qui veut tout expliquer à sa manière. Il ne discute point les miracles de sainte Geneviève ; il les affirme. Il ne les attribue pas au somnambulisme ou à la physiologie, cette thèse médicale si chère aux incrédules contemporains ! Quand il parle de saint Siméon Stylite, il dit hardiment sans branlement de tôle et sans ironie : « Siméon Stylite, qui passa quarante ans sur une colonne auprès d’Antioche. » Il ne nous en fait pas un fakir. Pour lui les faits sont les faits. Il a la bonne foi de l’histoire, mais avec un sentiment chrétien, plus profond encore, il en aurait eu la grandeur !

Nous nous permettrons de le regretter. M. Amédée Thierry est un historien à qualités fortes. Il y a dans son Histoire des Gaulois l’étoffe d’un homme dont nous aurions voulu voir mieux l’emploi dans cette histoire d’Attila et de ses successeurs. Une histoire d’Attila ! c’était une bonne occasion (à ce qu’il semblait) pour se dégager des derniers empâtements de cette manière, l’esclavage de beaucoup d’esprits, et que nous avons appelée au commencement de ce chapitre : Le bourgeoisisme dans l’histoire, M. Thierry ne l’a pas fait. Il ne l’a pas voulu. Il ne l’a pas pu peut-être ! Il est des esprits qui ne vont qu’à la moitié des choses : mais, disons-le lui, si le progrès existe encore dans la puissance de son esprit, il est dans l’abandon de cette conception historique qui n’est pas le {p. 126}rationalisme, mais qui y touche ; qui lui laisse ses négations, il est vrai, mais qui lui prend la platitude de sa couleur et la maigreur de son dessin, et fait de l’histoire une nabote, — une naine qui n’est pas une fée !

Récits d’histoire romaine du v e  siècle §

V §

Mais hélas ! notre conseil n’a pas été suivi.

La conception historique de M. Amédée Thierry tient probablement aux bornes de son esprit, — à ces bornes qui sont toujours la fatalité de l’intelligence. Après Attila, M. Thierry a publié sous le nom de Récits d’histoire romaine au ve siècle un livre sans progrès d’aucune sorte, sans amélioration de talent, sans nouveauté enfin, ni dans ses procédés ni dans le fond des choses, et où il est ni plus ni moins que ce qu’il était déjà, — c’est-à-dire un historien d’une valeur relative et le cadet d’un aîné, qui lui-même n’a pas un mérite absolu.

M. Amédée Thierry, dans la préface de ce dernier livre d’histoire, s’inscrit en faux, de précaution, contre la ressemblance que l’imagination pourrait voir entre les Récits mérovingiens, de son illustre frère, et ces autres Récits qu’il a donnés, lui, au public. Mais, si le fond des choses est aussi différent qu’il le dit, pourquoi ce titre de Récits qui est le même et qu’il emploie ? On est beaucoup plus solidaire de son titre qu’on ne le croit. M. Amédée Thierry {p. 127}a-t-il voulu, tout en réclamant pour son livre l’originalité de son sujet, faire penser à la gloire fraternelle et en bénéficier cette fois encore, en glissant ce reflet perdu d’un livre célèbre sur le sien ? M. Amédée Thierry a parfois bénéficié de la gloire de son frère, et nous ne disons point ceci pour rabaisser en quoi que soit son mérite réel, mais pour en faire comprendre mieux la nature. Ce n’est pas, en effet, seulement dans l’éclat du nom qu’il a l’honneur de porter, ce n’est pas seulement dans la magnifique récompense qui vient de l’atteindre, à travers la mémoire de son frère5, qu’on aperçoit le bénéfice pour M. Amédée Thierry d’être le frère de celui que Chateaubriand appela l’Homère de l’histoire. Non ! il y a pour lui un bénéfice plus profond que cela, et qui n’a pas été assez aperçu… Il est dans le fait mystérieux d’une fraternité qui marque l’esprit des deux Thierry, comme, chez d’autres, elle marque le caractère ou le visage. Si ces deux historiens frères ne sont pas les Ménechmes du même génie, ils n’en sont pas moins très ressemblants, et cette ressemblance semble plus vive maintenant… comme le portrait d’une personne morte est plus ressemblant, depuis qu’elle n’est plus là, et qu’on ne peut plus comparer.

C’est la différence, en effet, qu’il y a entre les deux frères, — une différence de vie dans le talent dont ils sont doués, jointe à une ressemblance de nature. Conformés intellectuellement pour les mêmes choses et les ayant faites, puisque tous les deux se sont {p. 128}appliqués, dès leur jeunesse, à l’étude de l’histoire, ils ont ce cachet de famille, qui est presque une identité, mais qui se particularise dans des intensités diverses. Même type, mais moins net dans l’un que dans l’autre, s’il est aussi correct ; moins appuyé et moins mordant. Seconde épreuve d’une gravure, due à un burin aigu et profond. Gravure sur bois après une gravure sur acier ! Il y a ici, ce n’est pas contestable, une primogéniture dans le talent, un droit d’aînesse de toute évidence dont le très noble cœur de M. Amédée Thierry n’a pas souffert. D’ailleurs, s’il n’était que le cadet, il croyait l’être, après tout, dans une assez bonne maison historique pour ne pouvoir pas en souffrir !

Mais, encore une fois, la ressemblance y est… Je ne sache pas que la Critique l’ait jamais signalée, si elle l’a vue, et la raison de cela, je la dirai. Certes je ne nie pas la supériorité de M. Augustin Thierry, puisque je la pose, mais la Critique l’a trop isolé dans cette supériorité. Elle savait que la mesure de toute supériorité, c’est l’éloignement qu’elle met entre nous et les autres ; c’est le rayon et le diamètre de son isolement même. Et précisément, malgré des qualités incontestablement éminentes, la supériorité de M. Augustin Thierry, elle l’exagéra ! La Critique a été plus que juste envers lui, elle a été généreuse. Elle en a fait — absolument — un grand historien, et c’était trop. Ce n’est qu’un artiste très distingué en histoire.

Comme historien, il a des préjugés, il a des partis pris et ce que j’oserai appeler, moi, des pusillanimités. C’en est une, par exemple, que son parti pris pour les vaincus, dont la sentimentale chevalerie a {p. 129}toujours touché les imbéciles, et c’est ce que j’en peux dire de pis… D’un autre côté, il n’y a pas plus de grands historiens — absolument grands — que de grands poètes — absolument grands poètes — sans le sentiment religieux qui leur parachève le génie, et malheureusement M. Augustin Thierry ne l’avait pas. Il allait guérir plus sûrement de cette cécité-là que de l’autre, quand il est mort. Mais, quoique en se fermant, l’œil de son esprit ait vu probablement l’aurore du jour qui lui avait, toute sa vie, manqué, ses œuvres et son talent portèrent la peine de cette indigence. Il ne monta pas jusqu’à cette intuition transcendante, jusqu’à celle émotion aux palpitations toutes-puissantes qui sont le génie ; il s’arrêta à la pénétration et à l’art, et voilà pourquoi ses Récits mérovingiens, qui sont plus des tableaux historiques que de l’histoire complète dans toute la profondeur de sa notion, sont le meilleur de ses ouvrages. Mais que voulez-vous ? Devant le malheur qui le frappa si jeune, cet artiste savant qui avait, pour travailler, plus besoin de ses yeux que personne et qui sut s’en passer, à force de volonté, d’attention, d’amour héroïque pour l’art et la science ; devant ce malheur, plus grand pour lui que pour un poète, — car un poète aveugle se replie sur ses sentiments et ses souvenirs, et ils éclatent ! le monde, qu’il ne voit plus, prend dans sa tête les couleurs furieuses de l’impossible, qui valent mieux que tous les outre-mers et tous les vermillons ! — oui, devant cet épouvantable malheur, la Critique, touchée de pitié, ne marchanda plus rien à M. Augustin Thierry, et les yeux fermés firent croire à l’Homère de l’Histoire, plus que l’histoire qu’il {p. 130}écrivait. Comme toujours, quand ils sont remués dans les cœurs, les sentiments l’emportèrent, et ce qui entraîne les juges entraîna la Critique. On proclama M. Augustin Thierry un historien sans pareil, et on ne vit pas, à côté de ce lit de souffrance et d’honneur qui fut pendant vingt ans comme un pavois, tant il fut entouré d’admirateurs et d’amis ! ce frère, deux fois frère par le sang et par l’intelligence, et qui redoublait sa ressemblance avec son glorieux aîné en le reconnaissant pour son maître et en imitant sa manière ! Imitation qui était une tendresse de plus !

VI §

Mais ce qu’on ne voyait pas6, on doit le voir maintenant, car l’histoire littéraire, qui se fait chaque jour, doit se dégager des émotions contemporaines. M. Augustin Thierry et sa rayonnante cécité ne doivent plus nous cacher les mérites moins douloureux et moins éclatants de son frère. Il faut être juste pour tous deux, et la justice, je crois, est d’abaisser de quelques degrés le niveau de l’un et d’élever d’autant le niveau de l’autre, par conséquent de les rapprocher, ces frères, qui ne s’en plaindront pas, mais de les rapprocher sans effacer la distance qui doit exister {p. 131}cependant entre l’auteur des Récits mérovingiens et celui des Récits de l’histoire romaine ! J’ai l’ai dit déjà, la différence subsistant véritablement, et qu’il faut noter comme ineffaçable entre M. Augustin et M. Amédée Thierry, est dans le mordant du talent, dans le vif de l’expression et non ailleurs.

En effet, dans ces deux frères historiens, je vois à peu près la même conception et le même amour de l’histoire, la même préoccupation d’exactitude, la même largeur de lectures au milieu de la circonscription historique qu’on s’est imposée et le même détail de renseignements. J’y vois aussi la même hauteur relative dans les jugements généraux, les mêmes tendances politiques, la même gravité, et s’il y a une différence de fond entre ces deux intelligences dont l’effigie si ressemblante qu’elle soit n’a pourtant pas été frappée d’un seul et même coup de balancier, elle serait toute à l’avantage de l’auteur des Récits de l’histoire romaine qui a le sentiment chrétien que son frère ne connaissait pas. Eh bien ! malgré ces qualités et cet avantage de son frère, M. Augustin Thierry a celui-là que rien ne contrebalance. Il a cette nette supériorité de la forme qui rompt, d’un coup, toutes les égalités et passe par-dessus bien des qualités très réelles, même des qualités nécessaires. Il est peintre à un certain degré : par cela même, il fait mieux voir l’histoire. Or l’histoire, c’est une vision, en définitive ; et d’ici bien longtemps, étant donné l’état nécessairement vacillant des certitudes humaines, deviner les faits de l’histoire, qui serait le dernier acte de la sagacité historique, ne vaudra pas aux yeux des hommes le talent de les raconter.

{p. 132}Telle est la vérité sur M. Augustin Thierry. Sa grande valeur est d’être peintre, d’avoir sinon le style de l’histoire, au moins un très remarquable style d’histoire, ce style par lequel, en toutes choses, les œuvres durent, car on recommence l’histoire, on peut la recommencer cinquante fois sous d’autres arcs de lumière, avec des aperçus ou des documents de plus, mais on a beau la refaire, on la relit toujours quand elle est littérairement écrite ! et Tacite serait convaincu demain d’imposture, qu’on ne l’en lirait pas moins, le menteur ! comme s’il avait été vrai ! Égal à son frère en tant de parties que je viens d’énumérer, c’est par le style, c’est-à-dire par la vie de l’histoire (non par son intelligence), que M. Amédée Thierry est inférieur à ce frère illustre. C’est par cette expression, nécessaire à tout ce qui va d’un esprit à un autre et qui doit y pénétrer et s’y asseoir ! Et cette infériorité paraît d’autant mieux que les sujets qui tentent l’imagination de M. Amédée Thierry et son érudition d’historien ne sont ni moins beaux, ni moins pleins, ni moins vastes que ceux qui tentèrent l’imagination fraternelle. Que dis-je ! Ils le sont beaucoup plus ! La conquête de l’Angleterre par une poignée d’hommes, fussent-ils normands ! n’a pas la grandeur de l’Histoire de la Gaule sous la domination romaine. Elle n’en a ni le colossal ni les mystérieuses ténèbres, ces ténèbres, des fascinations pour les yeux qui savent voir dans les ombres et les épaisseurs de l’histoire !

De même les Récits de l’histoire romaine au cinquième siècle, que l’auteur eût mieux fait d’appeler Récits goths et ostrogoths, car l’intérêt barbare y dévore {p. 133}l’intérêt romain comme l’intérêt de la vie dévore l’intérêt de la mort, ces Récits à immenses contrastes pouvaient être pour le moins aussi terriblement et aussi pittoresquement sauvages que ces Récits mérovingiens, la meilleure gloire de M. Augustin Thierry, quoique, selon moi, la peinture en aurait pu être bien plus intense encore, si, comme un historien qui a la faculté de s’enfoncer dans les temps passés, il avait vécu davantage dans son pathétique et sombre sujet !

Et, en effet, qu’on me permette ici une observation. Si admiré et si digne de l’être… relativement, que le soit M. Augustin Thierry en ses Récits mérovingiens, ces Récits très distribués, très entendus, très bien faits, dans le sens d’un art bien plus consommé qu’inspiré, n’ont point, la coloration énergique qu’on est en droit d’attendre d’un homme qui a traversé ce fleuve rouge des Chroniques et qui doit plaquer du feu et du sang sur tout ce qu’il touche !

Pour écrire dignement l’histoire de ces Barbares, nos ancêtres, que l’Église, la toute-puissante et irrésistible Église eut tant de peine à apprivoiser, il faudrait, dans l’ordre littéraire, quelque chose comme un Tintoret, doublé de quelque Delacroix ! Après la révolution de 1830, quand (on peut le dire) on avait, dans des œuvres que tout le monde connaît, remué, pour ainsi parler, la couleur à la pelle, un grand historien, sans être pour cela un débauché de couleur, pouvait faire donner à la couleur tout ce qu’elle pouvait donner, lorsqu’il s’agissait de peindre et de ressusciter le temps le plus épique de notre histoire ! Or, cette puissance qu’il fallait formidable pour être en harmonie avec le sujet qu’il avait choisi, M. Augustin {p. 134}Thierry ne l’a pas, et son imagination, que je ne nie point, mais que je mesure, a paru, nonobstant, à ses contemporains, de la grande force évocatrice qu’on a proclamée. C’est qu’en histoire, nous n’avions à peu près rien en fait de pittoresque, si ce n’est la tapisserie et les nappes de haute lice dont un jour M. de Barante avait sans façon dévalisé Froissard. Le néant d’alors du pittoresque en histoire, voilà ce qui fit ressortir énormément les mérites de M. Thierry, chauffant pour la première fois l’histoire, mais pas très fort, d’un feu contenu, et la vivifiant d’un coloris sobre, que les contrastes circonvoisins firent paraître très animé. Tout se compare dans la vie, et l’esprit est souvent pipé par les comparaisons. Publiés dans la Revue des Deux-Mondes, les Récits mérovingiens eurent peut-être… qui sait ? pour les gens de l’endroit, le coloris tapageur. Pour des taupes, un ver luisant est un soleil.

Peintre donc, mais peintre tempéré et savant dans un sujet qui demandait à l’Art ses plus magnifiques violences, M. Augustin Thierry, nature de juste milieu, qui le fut en politique comme il le fut en facultés, comme il le fut en toutes choses, exprima, avec la discrétion d’un homme de goût qui craint l’asphyxie, le suc de ces fleurs d’un temps naïf et barbare, dont il sentait pourtant et a nous donné quelques-unes des âpres saveurs. En ces Récits mérovingiens, insuffisants pour les imaginations exigeantes, au moins il ne fut jamais faux et même il fut souvent vrai, mais ce fut toujours d’une vérité diminuée, qui avait comme peur de s’attester dans des détails par trop prolongés de brutalité et d’horreur. Moderne, {p. 135}délicat, il ne trempa que l’extrémité de son pinceau dans le cuvier de couleur barbare ou de couleur mystique et légendaire qui aurait pu lui servir de palette, s’il avait été le peintre géant qu’il fallait, et par cela seul qu’il ne voulut pas être barbare, comme n’aurait pas manqué de l’être tout grand artiste qui aurait eu à peindre un sujet barbare comme le sien, il resta de fait au-dessous, comme effet d’impression, de tous ces moines qui avaient moins de goût que lui, mais qui avaient plus d’énergie, et dont son histoire, pour ceux qui savent les lire, ne remplacera pas les chroniques et le mauvais latin, si sublime dans son incorrecte grandeur !

VII §

Et, si cela a eu lieu pour M. Augustin Thierry, dont la supériorité est principalement dans sa faculté d’écrire l’histoire et, en l’écrivant, de la peindre ; si tout en se servant de la couleur, il en a diminué les férocités dans un sujet qui, toutes, les appelle ; s’il s’est raccourci par la mesure, ainsi qu’hélas ! on fait toujours, qu’a fait à son tour et qu’a été M. Amédée Thierry, dans des histoires plus opulentes encore en événements, en contrastes, en choses grandioses, fauves et terribles, M. Amédée Thierry, le clair de lune de son frère ? Ah ! son Histoire d’Attila, dont nous venons de rendre compte, nous l’a dit assez.

Où l’auteur des Récits mérovingiens éteint sa {p. 136}couleur, l’auteur des Récits d’histoire romaine n’en met point, parce qu’en réalité il n’en a pas. Où le premier diminue la poésie de ces hommes et de ces événements hors des proportions des temps actuels, le second prosaïse et réduit tout à cette expression très sage, très modérée, mais très prosaïque, adorée des classes moyennes qui gouvernent la littérature, en attendant la canaille. Plus riche que son frère par le sentiment chrétien, s’il est plus pauvre par le talent naturel de l’expression, il pourrait, si ce sentiment était très profond ou très enflammé, en faire sortir une exaltation qui remplacerait celle qu’il n’a pas dans le talent, mais l’intensité manque également à M. Amédée Thierry dans le sentiment et dans le langage.

Puisque nous avons parlé de son Attila, rappelons que ce fut à propos de cet homme si effroyablement providentiel, de ce Marteau de Dieu sur le manche duquel l’historien, et surtout quand il est chrétien, doit montrer le serrement de la main divine, que nous avons soulevé contre M. Amédée Thierry le grand reproche du Bourgeoisisme dans l’histoire. Eh bien ! à plusieurs années de distance, l’auteur des Récits encourt le même reproche. Chrétien moderne du xixe siècle, il continue de rapetisser et de racornir les plus merveilleuses traditions. Il y a comme dans l’Attila, dans ces Récits du cinquième siècle deux ou trois grandes personnalités d’évêques à peindre, de ces saints évêques qui furent vraiment les Anges Gardiens de l’univers chrétien en son bas âge ; mais le surnaturel, le miraculeux, l’auréole de ces immenses figures, je ne les vois pas. On a, selon moi, beaucoup trop vanté l’épisode de saint Épiphane et de saint Séverin, ces {p. 137}fondateurs d’empires moraux comme le monde jusque-là n’en avait jamais vu, alors que les plus forts empires matériels s’en allaient en poussière. Mais la rhétorique de M. Amédée Thierry ne suffit pas à ces grandeurs.

Pourquoi, puisque M. Amédée Thierry est chrétien, coupe-t-il le récit des miracles de saint Séverin par de petites interrogations philosophiques et sceptiques ? Pourquoi n’ose-t-il pas affirmer en lui le prophète et aime-t-il mieux (page 239) nous le montrer habile dans le sens moderne qu’inspiré dans le sens divin ?… Pourquoi voir dans le Mystique et dans le Saint « seulement un pauvre moine grand par le cœur et par son dévouement à la patrie », et parler, avec l’embarras du rationalisme, cette lâcheté de la raison, du génie héroïque presque divin du grand homme dont oh extrait doucement Dieu pour le faire humainement plus grand. Presque divin ! Ah ! les vrais artistes, ne fussent-ils pas chrétiens, ne connaissent pas ce mot de presque et ils le laissent aux habiles, aux subtils, aux nuancés, qui ont peur de l’affirmation, de l’enthousiasme et de la vérité !

Mais c’est que M. Amédée Thierry n’a pas le sens artiste dans une histoire où il ne s’agit pas uniquement d’être un correct et un assez propre écrivain. Non, ce n’est pas, qu’on le sache bien, l’érudit ou le penseur qui défaille dans M. Amédée Thierry, mais c’est le peintre, et le peintre, c’est beaucoup plus que l’érudit et même que le penseur ! Voyez, en effet ! À ne considérer les travaux de M. Amédée Thierry qu’avec les yeux d’une Académie des inscriptions, il est certain que l’ensemble de ces travaux est imposant et que l’aperçu n’y manque pas, à ses risques et {p. 138}périls, il est vrai, car ce n’est pas tout que de voir en histoire, il faut voir juste.

Pour ma part, je ne suis pas suffisamment édifié sur le point de vue exclusivement romain de M. Amédée Thierry, amoureux de la civilisation romaine pourrissante, comme un Barbare… qu’il n’est pas pourtant, et faisant je ne sais quel mérite surnaturel à Rome d’avoir été longtemps pour les peuples qui l’ont conquise, ce que cette méprisable Chine a été pour les Tartares, ses vainqueurs, — la maîtresse de ses maîtres. Je crois même qu’il n’y a pas tant à admirer dans ce fait du formalisme romain, respecté comme un cérémonial séculaire par ces grands enfants violents dont on a fait un peu trop vite des grands hommes, les Odoacre et même les Théodoric ! Quand ces parvenus se mésalliaient en épousant des filles d’impératrices, quand ces Barbares, qui pouvaient tout, faisaient des empereurs et n’osaient l’être, cela prouvait qu’ils n’étaient que de grands imbéciles de Barbares, mais cela ne prouvait pas qu’il y eût en ces Romains dégradés, qui ne valaient même pas le respect bête d’un Barbare, la virtualité mystérieuse et éternelle que M. Thierry veut y voir et qui est le point de vue rayonnant sur tous ses ouvrages depuis son Histoire de la Gaule — trois robustes volumes inachevés qu’il ne faut pas confondre avec son histoire des Gaulois sous la domination romaine — jusqu’à ces Récits d’aujourd’hui !

Mais n’importe, du reste ! Il n’y en a pas moins là matière à discussion, il n’y en a pas moins là une thèse réfléchie élaborée, qui mérite l’examen et qui l’aura. Un jour on discutera en M. Amédée Thierry {p. 139}qui a remué des faits et des idées, non moins que son frère, on discutera également l’érudit et le penseur. Mais, après les avoir discutés, on les oubliera l’un et l’autre, car c’est la destinée de toutes les théories historiques d’être brisées au bout d’un certain temps. L’histoire n’est qu’un échiquier, dont les pions sont les faits, mais le pion de Dieu, c’est le joueur, le joueur qui a cent manières de gagner et de perdre la partie, cent manières de la recommencer. Aujourd’hui nous avons les idées sur Rome de M. Amédée Thierry, qui en a l’initiative, après saint Augustin et Bossuet cependant, et ces mêmes idées, radicalisées par M. Ferrari, passent pour le moment sur le ventre aux idées de l’abbé du Bos et de Montesquieu, qui se relèveront et le rendront à qui les foule ; seulement, ses idées une fois jetées parterre, qu’on me fasse le plaisir de me dire ce que deviendra le très honorable M. Amédée Thierry, lequel n’a mis, en ces vastes et ambitieuses histoires, ni le portrait d’un homme fièrement tracé, ni une page touchante ou grandiose, ni rien de ce qui fait qu’on lit Montesquieu, par exemple, quand on ne lit plus Boulainvilliers ; rien enfin de ce qui fait qu’un écrivain ne périt pas sur ses idées en ruine, parce qu’il avait, dans ce misérable brimborion qu’on appelle une plume, une goutte d’immortalité !

VI. M. Roselly de Lorgues.
Histoire de Christophe Colomb §

I §

{p. 140}Qu’on le prenne comme on le voudra, et quels que soient les mérites individuels de son auteur, voici un livre qui devrait faire son bruit dans le monde ! D’abord c’est un livre sur le plus beau sujet d’histoire, et qui en serait le plus singulier s’il y avait des sujets singuliers en histoire et si tout n’arrivait pas ! comme disait Talleyrand. C’est du moins un sujet unique, car Dieu, qui met parfois des échos dans les circonstances, n’a pas permis aux événements de le répéter. C’est un sujet qui, malgré sa beauté, n’avait jamais tenté que des plumes ignorantes ou mal renseignées. Si le trop illustre M. de Humboldt a parlé de Colomb à propos de l’Amérique, sa relation de la découverte n’est pas une histoire. Naturaliste avant tout, M. de Humboldt {p. 141}n’a pas l’intelligence de ce qui dépasse les limites ordinaires de la nature humaine, et Christophe Colomb les dépassait. C’est donc, dans les détails profonds et fouillés, un sujet neuf… Grand en bloc, grand d’effet et dans la perspective, Christophe Colomb nous apparaissait bien, avec cette Amérique qu’il a tirée de sa tête, comme quelque chose d’assez puissant et d’assez considérable, mais toute cette grandeur avait ses nuages, comme le génie Adamastor dans le poète, et l’indistinct, pouvait-on croire, augmentait encore cette grandeur. On ne savait pas qu’en s’approchant, en regardant de près, on trouvait dans l’imposant colosse un chef-d’œuvre de perfection humaine sous tous les aspects. Dans ce sens-là, c’était, s’il est permis d’écrire le mot de réhabilitation dans la splendeur du nom de Colomb, une espèce de réhabilitation historique. Le nom de l’homme, nous le savons bien, était lumineux, mais la lumière ne tombait pas assez à plein sur toute sa vie. M. Roselly de Lorgues a voulu l’y faire tomber.

Et en cela il a réussi. On va voir Colomb désormais ! Les informations, les renseignements, les sources, les appuis, les encouragements, les années, sans lesquelles rien ne vient bien dans les travaux de l’homme, tout a favorisé le projet de l’historien. Ses efforts et ses précautions pour bien faire ont égalé le dévouement de ses intentions. S’il ne peut pas se dire qu’il est un historien à la taille de son héros, il peut au moins se rendre cette justice, et la Critique la lui rendra, qu’il a essayé de lui faire une histoire à sa taille, et que dorénavant cette histoire est mesurée. On n’en discutera plus les proportions. Encore une {p. 143}fois, n’y eût-il que cela dans le livre de M. Roselly de Lorgues sur Colomb, dans ses deux volumes de six cents pages qui attestent en leur auteur une persévérance de volonté à exprimer de ce fruit mystérieux qui n’avait jamais été ouvert, — la gloire de Colomb, — toute la pulpe d’une vertu divine que ne connaissaient pas les hommes, il y aurait assez pour intéresser tous les esprits qui s’occupent d’histoire. Mais il y a plus.

Il y a dans ce livre, écrit à moitié du xixe siècle, l’application formelle d’une philosophie de l’histoire contraire à toutes les philosophies rationalistes, qui gouvernent, comme elles peuvent, l’histoire de ce temps. Il y a l’introduction vaillante du mysticisme chrétien dans l’histoire, en vue d’expliquer des faits trop grands pour être naturels. Avec les tendances du xixe siècle et le despotisme tracassier de sa raison, ceci est une audace, et cette audace, on ne l’avait pas vue se produire une seule fois, depuis cette tentative d’invasion sacerdotale, le Discours sur l’histoire universelle du sieur Bossuet.

II §

Jacques-Bénigne Bossuet faisait son métier, du reste, et ne risquait pas grand-chose, en écrivant ce fameux discours. Il était un évêque. Il endoctrinait un dauphin sous le Roi Très-Chrétien et dans une société, chrétienne encore d’esprit, si elle ne l’était plus de mœurs. Mais M. Roselly de Lorgues vient {p. 144}après Voltaire et Hegel. Il a l’honneur d’être un moderne comme nous. Il s’expose au ridicule, le dernier bourreau de ceux qui continuent de livrer les chrétiens aux bêtes. Cette reprise hardie de la tradition catholique où le génie de Bossuet l’avait laissée, cette reprise sans fausse honte, sans embarras, dans la simplicité d’une foi profonde, voilà ce qui devra faire autour du livre en question plus de bruit que l’intérêt d’une gloire, placée trop haut pour nous toucher !

Et le bruit a commencé déjà. Il va continuer et s’accroître si on ne s’en repent déjà, et si on ne lui préfère, avec l’intelligence de la haine, l’étouffement lâche du silence. S’il n’y avait là que Christophe Colomb, on laisserait parfaitement M. Roselly de Lorgues lui sculpter en paix son mausolée. Mais il y a là autre chose qu’un grand homme à tailler dans son marbre. Il y a le mystère de sa grandeur, expliqué d’une manière insupportable à la philosophie, c’est-à-dire, par l’intervention directe et personnelle de la Providence. Le livre ne biaise pas. La prétention qu’il articule a cette clarté tranquille. Colomb est un révélateur du globe, envoyé à son heure et directement de Dieu, comme Moïse, dans un but de salut pour les hommes. Colomb est un instrument choisi, — un Élu, constamment en rapport avec Celui qui l’envoie, par la prière et par des circonstances, ayant tous les caractères extérieurs et intérieurs de ce qu’on appelle des miracles. Il s’agit, dans l’histoire de ce grand Colomb, bien moins de supériorité d’intelligence que de vertu et bien moins de génie que de sainteté. Le grand homme est un mystique ; le livre qui parle de lui est mystique. Comment ne pas s’insurger contre {p. 145}de telles choses au dix-neuvième siècle ?… Mais tant mieux pour M. de Lorgues ! La moitié des meilleures renommées, ce sont des cris !

Aura-t-il pris Christophe Colomb pour appuyer et rappeler une vérité de plus en plus oubliée, — l’intervention directe de Dieu dans l’histoire, — car M. Roselly de Lorgues est un chrétien qui a fait déjà des livres chrétiens ; ou a-t-il trouvé dans l’homme prodigieux qu’il raconte aujourd’hui une démonstration que d’abord il ne cherchait pas ? Il est assez indifférent de le savoir, mais, quoi qu’il en puisse être, il a choisi Colomb avec intelligence, et pour les plus hautes et les plus péremptoires raisons. Christophe Colomb, en effet, est de tous les grands hommes celui dans la vie duquel la main de Dieu se fait le mieux voir et le plus à nu. Contre le merveilleux et l’incompréhensible de son histoire, à lui qui vivait il y a les trois jours de trois siècles, à lui le moderne qui touchait à Luther et à qui nous touchons, on ne pouvait opposer l’éloignement des temps et leur poésie ; la légende des religions naissantes, et l’imagination de peuples qui avaient l’imprimerie et qui étaient assez vieux pour tout discuter. Si on ne se taisait pas sur les faits, inexplicables à la Critique philosophique, il fallait en convenir ! on ne pouvait pas décliner contre le dernier révélateur de l’histoire les vieilles fins de non-recevoir qu’on emploie contre les premiers, mais on lui opposait autre chose. L’éternelle consigne du Protestantisme et de la Philosophie est d’ôter tout doucement de l’histoire le merveilleux, le mystérieux, le religieux (ces choses synonymes), comme il faut les ôter de l’art, comme il faut les ôter {p. 146}de la vie, et déjà on avait cherché à expliquer, à humaniser, à naturaliser Colomb, au point qu’il n’était presque plus un grand homme. Il restait étonnant, il est vrai. C’était l’enfant gâté de la circonstance, lequel avait trouvé un monde sans le savoir et en faisant des fautes, comme ces enfants, qui jouaient, trouvèrent le télescope, en posant deux verres l’un en face de l’autre. Mais cela pouvait s’admettre encore, cela pouvait naturellement s’expliquer. Washington Irving, — un historien de Colomb, — était entré dans cette voie. Mais qu’est-ce que Washington Irving ? — une intelligence grêle, un esprit efflanqué qui a parfois de la grâce… pour un Yankee. C’est à peu près tout. Mais M. de Humboldt, qui pourrait couvrir beaucoup de sottises de son grand nom, mais qui n’en couvrira pas une injustice, prit sur lui celle-là dans des travaux qui font trembler. Grand esprit positif, comme disent les esprits vagues avec idolâtrie, M. de Humboldt est l’Aristote des temps modernes, moins la philosophie. Seulement, tout naturaliste qu’il fût, Aristote ne diminuait pas Alexandre.

Eh bien ! c’est cette diminution de Colomb par M. de Humboldt qui a peut-être décidé M. de Lorgues à restituer le vrai caractère à cette physionomie surnaturelle en histoire. Il y avait là deux justices à faire, l’une au nom d’un homme, l’autre au nom de Dieu. Il a donc accepté cette diminution historique de Colomb par M. de Humboldt, mais pour y répondre. Tout en maintenant la force supérieure de l’intelligence de Colomb, prise au sens humain, et qu’il aurait pu, ce nous semble, abandonner davantage, car, si l’esprit de Dieu est un homme, que fait {p. 147}le reste et qu’est-il besoin d’autre chose ? M. Roselly de Lorgues a passé gratuitement condamnation sur les jugements qu’on a fait subir à son héros. Ainsi ce n’était pas un mathématicien du premier ordre. C’était un assez mauvais cosmographe. Sur les mers de son temps, beaucoup de pilotes le valaient. Quand son vaisseau toucha l’Amérique, il croyait encore être en Asie. Et précisément, en acceptant tout cela, l’historien a fait saillir davantage le côté inspiré d’un homme qui n’avait pas la science, disent les savants, et qui a toujours agi comme la science et une science infaillible aurait agi ; et c’est ainsi que sur les diminutions historiques de la grandeur humaine de Colomb il a élevé et plus solidement établi l’homme providentiel !

Tel est le sens profond et l’originalité de cette histoire. Tel est son mérite fondamental, plus grand, plus important qu’un mérite littéraire qui, dans le train des choses, importe toujours assez peu ! L’histoire de Colomb, par M. Roselly de Lorgues, est un vaste morceau d’hagiographie. C’est comme le premier acte d’un procès-verbal de canonisation pour plus tard. L’historien a pesé deux fois le génie de Colomb. Dans ses mains, à lui, il pesait trop ; dans les mains de M. de Humboldt, il pesait trop peu pour un génie d’homme. L’historien a donc vu nettement l’esprit de Dieu, comme l’entendent les chrétiens, dans l’esprit de Christophe Colomb, et il l’a dit avec cette rectitude catholique qui ne craint pas de dire ce qu’elle voit. C’est la rédemption par le sang du Sauveur des hommes qui a fait naître dans le cerveau de cet immense chrétien, qui s’appelait Colomb, l’idée {p. 148}d’un monde possible à découvrir ! Voilà la première raison qui lui fit entreprendre son effrayante et incroyable découverte. Et la seconde fut l’idée du Moyen Âge tout entier, de l’époque chrétienne par excellence, la délivrance du Saint-Sépulcre, cette idée qui n’habitait plus alors qu’au fond de quelques grandes âmes isolées. Colomb, en découvrant l’Amérique, le pays de l’or et des pierres précieuses, croyait qu’il pourrait lever une armée et délivrer un jour le saint Tombeau. Sans la rédemption, le Saint-Sépulcre, le prosélytisme de la foi et de l’amour qui brûlait dans ce vieux pilote, ayant passé déjà quarante ans de vie à la mer, et qui n’en portait pas moins le cordon de saint François autour des reins et vivait, à bord, de la contemplation séraphique autant que de la contemplation de la nature, sans le catholicisme enfin et sa grâce divine, Christophe Colomb n’aurait été qu’un rêveur de plus, parmi les marins qui rêvaient, car à son époque le vent des découvertes soufflait sur tous les fronts et agitait tous les esprits. « Déjà depuis plus d’un demi-siècle, dit M. de Lorgues, le Portugal cherchait un accroissement par mer et il avait augmenté son domaine de plusieurs îles situées, loin des rivages connus, au sein de l’Océan. » Comme tant d’autres que l’histoire a désignés, mais dont elle a oublié les noms, Colomb aurait eu des velléités, des aperceptions, des pressentiments, des mouvements d’aiguille aimantée au cerveau, des plans même, si l’on veut, mais il n’aurait eu ni le courage, ni la foi, ni l’espérance, ni la patience, ni l’importunité sublime qui firent de sa vie un apostolat. Pour ceci, il fallait une force de vie {p. 149}morale sans laquelle la force de la vie intellectuelle défaillait et le triomphe du génie devenait impossible. Cette force de vie morale, le christianisme pouvait seul la créer… M. Roselly de Lorgues ne s’est pas contenté de tirer de pareilles données tout ce qu’elles contenaient, mais, prenant de plus les faits d’une vie dont voilà l’effort et la pensée, il a montré qu’ils étaient providentiellement en harmonie avec la sainteté de Colomb, et nous avons eu une histoire dans laquelle le merveilleux et le romanesque, diront nos ennemis, mais la vérité catholique, dirons-nous, dominent les chétives clairvoyances et les clignotantes explications !

Et nous l’avons dit, nulle fausse honte, nulle pudeur du dix-neuvième siècle n’a arrêté l’historien qui prouve sa science à toutes pages de son livre, mais qui sent qu’elle ne lui suffit pas ! Disons le mot qui renverse tout, les miracles dont Colomb est l’objet sont hardiment posés, hardiment décrits, en pleine lumière. Une fois Colomb accepté comme l’Envoyé de Dieu, la logique est là, violence douce ! et les miracles s’ensuivent nécessairement. M. Roselly de Lorgues les expose comme les autres faits historiques de son récit. La Critique qui n’attaquera pas les uns attaquera-t-elle les autres ? Assurément nous ne doutons pas qu’elle ne les attaque, mais le tout sera de voir comment elle s’y prendra pour ruiner ces faits surnaturels, appuyés sur la même base que les autres, c’est-à-dire sur ces témoignages éprouvés qui sont toute la force de l’histoire. L’écrivain du dix-neuvième siècle n’hésite pas plus que Grégoire de Tours… Et en fin de compte, pourquoi hésiterait-il ?… Y a-t-il des places réservées {p. 150}pour la vérité dans l’histoire ? Ce qui se dit à une époque ne doit-il pas également se dire à toutes, et catholique ne signifie-t-il pas universel ?… Dans cette longue chronique sur Colomb, les miracles dont Dieu favorisa son navigateur sont racontés avec une sincérité impassible. Les trois sommets de l’île de la Trinité, aperçus par lui et répétant à leur manière le nom projeté de cette île, qu’il devait appeler la Trinidad avant de l’avoir découverte, l’histoire de la croix plantée de sa main à la Vera-Cruz et dont le bois produisit pendant tant d’années des guérisons si extraordinaires et si désespérées, le compte inouï de tous les grands événements de la première expédition de Colomb, lesquels, tous heureux, tombèrent à point nommé le vendredi, depuis le vendredi du départ jusqu’au vendredi du retour, tous ces faits que le très commode hasard, inventé pour faire substitution et pièce « à la Providence », n’explique et n’éclaire plus, parce que le hasard est essentiellement solitaire et que des faits nombreux et continus lui ôtent son caractère de hasard, M. Roselly de Lorgues les énumère et les développe avec un détail que nous ne pouvons suivre, parce qu’il nous mènerait trop loin, mais il ne s’est pas contenté de cela. Pour ajouter à la clarté du nimbe dont il a couronné son héros, pour démontrer par toutes les voies qu’il était de la race de ceux que Dieu envoie remplir un mandat spécial sur la terre, il est entré dans toutes les interprétations familières aux plumes vigoureusement catholiques. Avec une sagacité singulière et une puissance de rapprochement qui n’oublie rien et centralise tout, il est allé chercher jusque dans le nom de Christophe Colomb (Christum {p. 151}ferens) et la légende du géant saint Christophe, qui passe le Christ sur ses épaules, à travers les eaux, des analogies prophétiques, comme la tradition catholique a toujours permis à l’écrivain d’en dégager… Par-là, il a complété le profond mysticisme de son œuvre. Comme catholique, il était dans son droit, et tout catholique doit applaudir à cette manière d’écrire l’histoire ; mais, nous ne serions pas catholique de cœur et de tête, de réflexion et de foi, que nous applaudirions encore à l’inspiration résolue d’un esprit et d’un livre qui du moins sait prendre le taureau par les cornes, ne dût-il pas le renverser !

III §

D’ailleurs, toute vérité à part, le point de vue, hardiment mystique, qui donne au livre de M. Roselly de Lorgues une virtualité inaccoutumée parmi les publications chrétiennes de ce temps, n’a pas porté malheur à son histoire. Il l’a grandie, il l’a élevée dans ses événements et dans son héros, mais il n’a pas empêché l’historien d’entrer dans ce que la critique de la philosophie appelle le positif et la réalité des choses humaines. Pour avoir fait rayonner un point de vue supérieur sur son ouvrage et pour l’en avoir illuminé, l’auteur n’en a pas pour cela asphyxié sa pensée. L’étude approfondie de Christophe Colomb, de ses plans, de ses écrits dans ce qui nous reste de ce grand homme, la connaissance de ses travaux, de son malheureux gouvernement sur le terrain de sa conquête {p. 152}où il déploya l’inutilité de trop de vertus pour les hommes qu’il avait à conduire, la pureté de sa gloire et la beauté céleste de ses infortunes, ont pu forcer l’historien à conclure que cet homme, plus grand que nature et de hauteur de prophète, était le dernier missionnaire de la Providence sur la terre. Mais avant de conclure au surnaturel, l’auteur de Colomb avait attentivement interrogé le sens humain. En nous tenant dans le train ordinaire de l’humanité et des choses, M. Roselly de Lorgues a bien tout ce qu’il faut de qualités, et au-delà, pour être un historien à la manière des philosophes. Il a le respect des faits, et il en a l’intelligence. Ses connaissances sont étendues. Excepté d’avoir grandi outre mesure la figure, imposante d’ailleurs, d’Isabelle la Catholique, il n’y a pas de reproche à faire à cette plume qui sait se contenir. On sent que l’enthousiasme de l’auteur pour les Saints ne l’empêche pas de juger fermement les hommes. Son Ferdinand est un chef-d’œuvre de réalité. Il nous peint admirablement ce petit homme, grandi par le reflet de sa femme, ce conquérant ménager qui, du génie magnifique et généreux de la Féodalité, n’a gardé que la manière de lacer son casque et de se tenir sur la selle. Il nous ouvre l’âme à secret de ce vulgaire envieux de Colomb qui osait bien le mépriser comme les gens médiocres méprisent le Génie, — au nom des intérêts positifs. Affreux ingrat qui avait fini par donner la gangrène de son ingratitude à Isabelle, et qui, elle morte, assassina Colomb avec les procédés d’une politesse irréprochable. S’il n’a pas été aussi heureux de vérité et de clarté de regard avec Isabelle, c’est que les vertus de la Catholique agissent sur son {p. 153}catholicisme, et qu’elle, du moins, comprit et protégea Colomb. Si un jour, et dans l’absence et sous les cris de paon des hidalgos révoltés contre le grand étranger auquel ils ne voulaient plus obéir, Isabelle fut sur le point de renier celui qui lui avait donné un monde, il faut rappeler qu’elle était femme et qu’elle aimait son époux. La foi et l’amour ne se dédoublent pas chez les femmes. Comme la Katidija de l’Homme de La Mecque, elle avait cru au pauvre pilote génois, alors que personne n’y croyait ; mais même pour un jour, même pour une heure, Katidija n’aurait pas douté de son Prophète, parce qu’elle aimait Mahomet, comme Isabelle aimait Ferdinand.

Les faits que M. Roselly de Lorgues développe autour de ces trois figures principales, Colomb, Ferdinand, Isabelle, sont immenses. C’est tout un monde et un monde nouveau qui se mêle à l’ancien et qui l’agite. M. Roselly de Lorgues, qui l’a étudié comme il a étudié la géographie, l’art nautique et les divers problèmes scientifiques que la découverte de Christophe Colomb résolvait, a rencontré un intérêt et une vie qu’il a su élargir et dont il a renvoyé les réverbérations tantôt sombres, tantôt brillantes, sur la figure épique et presque biblique de son héros. Biographiquement, nous ne croyons pas qu’il soit possible d’ajouter aux documents de toute espèce que M. Roselly de Lorgues a multipliés et accumulés sur Christophe Colomb. Il n’est pas un côté de cerveau, de cœur, de visage de son bien-aimé grand homme, qu’il n’ait inondé de lumière, et, de quelque côté qu’il se soit tourné, il a toujours trouvé la beauté immuable, la majesté du Saint, éternellement aux ordres de Dieu {p. 154}et en sa présence. Tous les grains de poussière qu’avait fait tomber sur ce marbre blanc, la Philosophie, qui ne veut ni des hommes trop purs ni des hommes trop grands, il les a essuyés, il les a effacés, avec une piété jalouse, et cela nous a été une occasion d’apprendre les détails, inconnus jusque-là, du second mariage de Colomb. L’école des naturalistes en histoire avait prétendu que Christophe Colomb avait un enfant naturel. Le grave cancanier, M. de Humboldt s’était presque amusé à constater et relever cette faute dans la moralité d’un homme qu’aimait l’Église et qui était du tiers-ordre de Saint-François. Malheureusement pour les rieurs, le fait était une invention de l’ignorance. Le fils soi-disant naturel de Colomb était le fils d’un second mariage que les historiens avaient oublié. Lui aussi, Colomb, eut sa Katidija comme Mahomet ! Une femme jeune, noble et belle, se dévoua à sa destinée et l’épousa, quoiqu’il fût étranger et pauvre et qu’il eût sur le front des cheveux blancs. Il avait quarante-neuf ans alors, et il était encore obscur. La femme, dit l’Orient, c’est la fortune ! Ce mariage fixa Colomb en Espagne, et c’est l’Espagne qui devait prendre l’aumône d’un monde qu’il offrait à la main de toutes les nations ! Dieu, qui ne doit à ses serviteurs que des épreuves, lui donna le bonheur du cœur aussi tard que la gloire, — cette gloire si triste, malgré son éclat, qui se lève sur nous, quand nous, nous baissons vers la tombe !

IV §

{p. 155}Encore une fois, nous ne savons pas si ce livre fera du bruit, mais s’il en fait, le bruit qu’il fera, il le vaut. C’est une œuvre capitale d’effort et même de résultat. C’est la première grande œuvre qu’on ait érigée à la mémoire d’un des plus grands hommes qu’ait eus l’humanité, car il n’y a pas une seule pensée dans la vie de Colomb qui ne soit grande, depuis la pensée de sa découverte jusqu’à celle de ses fers, mis dans son tombeau. Doux comme son nom, il ne se vengea pas plus fort que cela de l’ingratitude des rois qu’il avait tant servis ! Si le Saint-Esprit est quelquefois descendu parmi les hommes, sous forme de colombe, les hommes purent croire qu’il était descendu, sous ce nom, encore une fois parmi eux, tant Colomb garda toute sa vie les commandements de Dieu, dans ses malheurs et dans sa gloire ! Vice-roi des pays qu’il avait découverts, voulant faire chrétiens des milliers de sauvages, d’un temps où l’ardeur du zèle se souciait peu que quelques gouttes de sang se mêlassent à l’eau du baptême, le révélateur de l’Amérique ne fit jamais tomber un cheveu de la tête de personne, et la colombe remporta au ciel, sans aucune tache, son blanc plumage ! Élevée à la gloire de Colomb, l’œuvre de M. Roselly de Lorgues est autant élevée à la gloire de l’Église, car il n’y a que l’Église romaine dans le monde qui puisse faire des grands hommes d’une telle beauté de perfection ! Littérairement, artistement, on peut signaler des défauts {p. 156}et des inégalités dans ce long ouvrage, mais ils sont couverts par de grandes qualités, et, dans un temps donné, ces qualités les couvriront mieux encore. Il y a dans le premier jet d’une chose considérable, qui se projette avec véhémence, des formes de polémique, des avertissements familiers, une espèce de conversation désordonnée avec le lecteur, qui nuisent à l’effet d’une composition qu’on souhaiterait plus nettement dessinée et ramassée dans un calme plus solennel et plus auguste. Ces détails enlevés et tombés, on verrait mieux l’édifice d’histoire que M. Roselly de Lorgues a mis debout. Le style aussi a besoin de retouches. Quoique là où l’enthousiasme tient l’écrivain, ce style ait une splendeur touffue de savane, et qu’il s’élève et se balance puissamment comme la mer qui portait les caravelles de Colomb, il ne se soutient pas toujours, et il nous choque parfois par des inégalités singulières. M. Roselly de Lorgues nous raconte que dans son premier voyage Colomb trouva devant lui une vaste mer d’herbes, mais il passa, et quand il revint, il ne la retrouva plus. Tout était devenu lumière, tout flambait d’azur ; l’étendue s’était clarifiée. M. Roselly de Lorgues, dans une prochaine édition, se débarrassera, nous n’en doutons pas, de cette mer d’herbes qu’on rencontre à certaines places dans son style. À la seconde édition de son ouvrage, ce sera le retour de Colomb !

VII. M. Ferrari §

Histoire des Révolutions d’Italie (I) §

I §

{p. 157}Cette histoire des Révolutions d’Italie n’est pas une histoire. Une histoire est une étude détaillée et sévère, juste quand l’homme peut l’être, mais consciencieuse toujours. Ici rien de tout cela. Nous avons un long discours sur l’histoire, une de ces philosophies, comme l’on dit maintenant, qui importent plus aux sophistes de notre âge que la probe exactitude des faits et le mâle intérêt du récit. Le seul mérite de cette nouvelle philosophie de l’histoire, c’est qu’elle ne balbutie pas quand il s’agit de se nommer. Par ce côté elle tranche du moins sur les erreurs lâches de ce temps, toutes les erreurs intermédiaires. M. J. {p. 158}Ferrari, l’auteur des Révolutions d’Italie, est une espèce de Proudhon historique. Il sort avec éclat du juste milieu des théories, de la vieille danse des équilibres, de la prudence des ménagements, de l’hypocrisie des respects, et voilà pourquoi nous signalons très haut le livre qu’il ose publier.

Ce livre, nous le savons, est beaucoup plus du désespoir que de l’intelligence ; mais laissons-le passer, et même rangeons-nous pour que mieux on le voie, car un pareil ouvrage fait les affaires de la vérité par la franchise de son erreur. La théorie que M. Ferrari a appliquée, pour l’éclairer, à l’histoire d’un peuple qui renferme en lui tous les contrastes, et dont on se demande s’il vit ou s’il meurt, tant sa vie ressemble à la mort, tant sa mort ressemble à la vie ! cette théorie, parfaitement impuissante, a vainement essayé de donner la loi des faits, que les vues faibles prennent pour le dévergondage du hasard, et, désespérée de ne pouvoir la dégager, cette loi entrevue, a fermé les yeux, s’est assise par terre et a proclamé la fatalité. Certes, cela est fort net, mais à quel prix ? C’est la conclusion par l’erreur suprême, et tant mieux, du reste ! Dans le cercle de l’esprit humain, la dernière des erreurs est celle qui se trouve le plus près de la vérité, en vertu de l’axiome proclamé par le bon sens séculaire du monde : « Les extrêmes se touchent. » Entre M. Ferrari et Bossuet, il n’y a que l’épaisseur d’une négation, mais cette dentelle est plus que l’épaisseur d’un monde. Elle cache Dieu.

C’est cette grande notion de Dieu qui éclaire tout à proportion de l’étendue qu’elle a dans le cerveau d’un homme ou le diamètre de son système, que {p. 159}M. Ferrari méconnaît et repousse. M. Ferrari est un athée qui ne se cache pas. Nous croyons qu’il était né pour mieux que cela, mais présentement il déroge à son intelligence. C’est un athée comme l’Italie, qui a toujours eu des poisons mêlés à ses parfums, a su en produire quand elle en a produit, depuis Vanini le philosophe, jusqu’à Leopardi le poète. Le xvie siècle nous a suffisamment appris ce que peut être l’athéisme dans une tête italienne, et le xixe continue de le démontrer.

Cependant, tout athée que soit M. Ferrari, et par cela même qu’il est Italien, l’inévitable Catholicisme, qui impose ses symboles aux poètes qui l’insultent, et ses idées aux penseurs qui nient la vérité, lui a laissé l’empreinte d’un pouce tout-puissant sur sa fine tête à la Machiavel, et cette marque-là n’a jamais été mise pour rien sur le crâne d’un homme. Un jour (du moins voulons-nous l’espérer) l’éducation et la race sauront se r’emparer de cet esprit frémissant et échappé. De tempérament bien plus artiste que philosophe, comme la plupart des intelligences de son pays, à l’exception de saint Thomas d’Aquin, l’Aristote monacal, l’auteur des Révolutions d’Italie n’en a pas moins ce genre de bon sens italien, perçant, allongé, souple comme un glaive, qui entre dans le cœur des faits, quitte à s’y briser, si l’esprit ne mesure pas de loin où il frappe.

M. Ferrari a beaucoup faussé la lame de son bon sens quand il ne l’a pas brisée, mais n’importe ! Un positiviste de cette trempe n’est pas fait pour se heurter et s’endommager éternellement contre le rocher de Sisyphe ou percer la nuée d’Ixion. L’homme qui {p. 160}passe sa vie à brasser les réalités de l’histoire, ce qui demande de la solidité et de l’aplomb, ne peut pas rester compromis et lancé sur ce principe glissant du devenir de Hegel ou du tout coule d’Héraclite, sur lequel il patine aujourd’hui. En effet, il faut bien le dire, M. Ferrari, comme M. Proudhon, comme une foule d’autres, hélas ! n’est qu’un hégélien. Rien de moins, rien de plus. Il veut l’être sans niaiserie, il est vrai, et il aurait raison, si cela se pouvait, mais un tel phénomène n’est plus possible, même à la flexibilité italienne la plus féline. La bourde tudesque empâterait Arlequin lui-même d’une éternelle épaisseur. Pour M. Ferrari, le mal a commencé déjà ; à part la vérité qu’elle outrage, la théorie de M. Ferrari a porté coup à son talent même. Nous allons voir ce qu’elle en a fait.

II §

Nous avons déjà dit qu’il en avait beaucoup. Effectivement c’est un esprit d’élite. L’auteur des Révolutions d’Italie n’est pas d’hier dans les lettres, et les lettres graves et élevées. Il a professé avec beaucoup de retentissement à Strasbourg. En dehors de son enseignement officiel, il a publié plusieurs fragments de critique philosophique qui se recommandaient par une grande fougue et une grande originalité. Enfin, aujourd’hui, dans ses Révolutions d’Italie, si la splendeur du style était la caractéristique nécessaire de la grandeur des conceptions. M. Ferrari pourrait passer {p. 161}pour un millionnaire en idées, mais il n’en est rien, et c’est le contraire qui est le vrai.

Tout le style du monde est incapable de faire illusion sur la pauvreté d’une conception qu’il a empruntée et qu’il croit avoir découverte, et qui n’est autre chose que le principe, appliqué à l’histoire de l’Italie, de la contradiction d’Hegel, que cette dualité qui n’est qu’une évolution éternelle, sans point de départ et sans but. M. Ferrari va plus loin que l’Ermite de Prague dans Shakespeare, lequel se contente de dire : Ce qui est est. M. Ferrari ajoute, lui, que ce qui est fut et sera, et il s’imagine que cette majestueuse et fort innocente déclaration est une méthode historique ! Impossible à nous de le laisser tranquillement se payer de cette monnaie-là. Nous disons plus : la méthode de M. Ferrari, soit-il doublé d’Hegel, est de n’en avoir aucune, même en acceptant le dogme de la fatalité que devait lui donner la science, c’est-à-dire (entendons-nous) celle du daguerréotype, qui réfléchit tous les corps existants au soleil, sauf leur couleur, leur mouvement, leur bruit, en d’autres termes, leur son, leur parfum, leur lumière ! À quoi bon l’historien fataliste, spectre inconséquent, se posant, pour les interroger, devant d’autres spectres qui ne lui diront pas leur secret ? À quoi bon et pourquoi, devant les ombres chinoises qui n’ont pas de Séraphin pour les remuer, cet autre Séraphin qui tient la plume de l’historien, après coup, inutilement ; ombre chinoise lui-même ? À quoi bon et pourquoi cette marionnette moraliste dont j’entends les rires insolents ou les sanglots funèbres, à propos d’autres marionnettes innocentes et sans moralité, qui ne sont pas responsables {p. 162}de ce qu’elles font et dont l’imbécile se dit orgueilleusement : « Je suis leur conscience ? »

Tel est pourtant l’abîme inouï de contradiction, d’absurdité et de non-sens que creuse la notion de la fatalité invoquée par M. Ferrari, et dans lequel il s’engloutit dès sa préface, avec tout ce qui fait la dignité et la première nécessité du talent, la raison, la raison toujours indispensable ! « La fatalité, dit-il, voilà le principe qui règne sur les pensées des hommes et les choses de ce monde, la déesse de toutes les révolutions républicaines ou dynastiques. Elle préside à tous les massacres qui élèvent les princes et les tribunes. Aucune foi ne la captive, aucun dogme ne l’arrête. Elle dédaigne également les grands prêtres et le suffrage universel, et quoique les modernes lui dédient la philosophie de l’histoire, elle ne veut ni le culte ni la fidélité de personne ; qui pourrait lui être infidèle ? qui résisterait à ses arrêts ? quel peuple méconnaîtrait cette force qu’on appelle l’imprévu ? quel parti pourrait se soustraire à la nécessité de dire, de penser, d’agir au rebours du gouvernement qui l’opprime, et de tomber ainsi sous l’aveugle loi des contradictions politiques ? C’est dans le règne du passé et de la mort que la fatalité révèle sa force inexorable à l’œil le plus vulgaire. Elle n’inspire que la muse funèbre de l’histoire. Elle ne fait entendre ses lugubres révélations qu’à travers de longues rangées de tombeaux. Contentons-nous donc de ses fantômes couronnés, de sa démocratie à deux têtes, de ses courants bifurqués, de ses révolutions à double entente qui répondent au sourire de Démocrite et aux pleurs éternels {p. 163}d’Héraclite sur cette scène du monde livrée aux deux principes d’Oromaze ou d’Arimane, sans que l’on puisse le plus souvent discerner lequel d’entre eux est le mauvais génie. » Nous avons voulu citer, dans leur monstruosité expresse, les paroles de M. Ferrari qui, même pour lui, pourraient bien n’être qu’un mensonge. En effet, si la fatalité est la reine du monde, la loi éternelle, pourquoi le philosophe est-il triste lorsqu’il proclame ses arrêts ? Pourquoi mélancolise-t-il comme un poète ? Pourquoi adopter la fatalité comme maîtresse, et ne pas coucher avec elle ? comme Eucharistie, et n’en pas communier ? comme Dieu, et ne pas l’adorer en silence ? Pourquoi devenir un impie aux pieds même de son idole et se faire historien, railleur ou pleurard, comme l’est M. Ferrari tout le long de son histoire ? et l’on ne peut pas dire selon le vent, car le vent obéit à une loi !

C’est qu’encore une fois et pour le certain, tout ce système n’est qu’un mensonge ; M. Ferrari est un artiste, et un érudit, et son érudition a porté à sa tête d’artiste. Les faits qu’il a jaugés dans ses Révolutions d’Italie sont si nombreux, si confus, si contradictoires, qu’ils lui ont donné de ces éblouissements que les simples mortels appellent des bluettes. Il a compté et supputé les révolutions italiennes, ce qui n’est pas un petit travail, et il en a trouvé sept mille (excusez du peu) seulement de l’an 1000 à Luther. Il a donc tout lu, tout vu, tout comparé, et il est désabusé de tout, mais il n’est pas désabusé de la coquetterie de le dire, et cette superbe élégance de contempteur nous crie : Vous ne méprisez pas cela ; moi non plus ! Il dit : J’ai vu clair, et tenez ! j’ai vu qu’il {p. 164}n’y avait rien à voir ; mais j’ai pensé qu’il y avait à vous le dire, car je suis l’Apollon du Belvédère de l’histoire ; regardez mes muscles et applaudissez !

Nous avons parlé de désespoir, et le livre de M. Ferrari serait le mépris dans le désespoir, sans cette vivace, sans cette résistante coquetterie, mais avec elle c’est le mépris qui s’estime ; seulement on peut lui demander pourquoi, car, si le pour et le contre ont raison tous deux, pourquoi l’esprit ? et M. Ferrari dételle. Héraclite faux, Démocrite manqué, Manichéen de dernière ressource, il est lui-même la contradiction qu’il voit éternellement dans l’histoire. Il dit à Dieu : Donnes-tu ta démission ? j’ai donné la mienne ! Son histoire n’est plus alors qu’une entreprise de construction pittoresque avec des ossements ; un réquisitoire lamentable, sans motif et sans condamnation. Parti pris naïf qui se nommera, si vous voulez, le mécontentement de tout ; parti sans parti, qui cherche partout des raisons de boire de l’opium et qui n’a pas la force de se dresser, une bonne fois, le bûcher de Sardanapale.

III §

Ah ! tout cela, ayons la hardiesse de le dire, est une grande pitié ! M. Ferrari parle de fatalité, et c’est commode quand la loi qu’on cherche, on n’est pas capable de la trouver. Lorsque le malade n’en peut plus et ne tient plus à la vie, il tire sa couverture par-dessus sa tête. M. Ferrari se drape dans la {p. 165}sienne et s’y prélasse. Mais ce prélat de la fatalité en sait-il réellement le mot, la notion première ? Faut-il que ce soit nous qui apprenions l’étymologie au philosophe, au philologue, au savant traducteur de Vico ? Est-ce que la fatalité ne vient pas de la faute ? Est-ce que la fatalité n’est pas le châtiment qui suit toujours l’épreuve ? Est-ce qu’elle n’est pas la faute passée en acte ? Ah ! la Providence a tout pesé ! L’auteur des Révolutions d’Italie n’aurait-il donc pas la notion du bien et du mal, du mal, qui est un moins sur le bien, un attentat sur la chose créée ? Excepté dans des métaphysiques de ténèbres, le mal ne fut jamais congénère du bien. Il ne se pose qu’après, comme le poignard dans le cœur. On ne met pas le bien dans un plateau, le mal dans un autre, et la vie morale n’est pas une affaire de balance. On retranche quelque chose au bien ; on brise l’Apollon, la Vénus de Milo, le poème du vrai, du bon et du beau, et voilà le mal ! et la fatalité, c’est sa conséquence ! Le pourquoi de la mort, c’est l’obstination variée. Prométhée recommence toujours ; la double cité travaille notre âme avant de travailler l’histoire. Cela est élémentaire, cela est partout. Cela est dans saint Paul, cela est dans M. Ferrari lui-même. Mais il n’y a rien compris, ou peut-être n’y a-t-il rien voulu comprendre ; et l’aveugle volontaire ou involontaire a nié le soleil dont il portait et sentait le poids sur ses yeux.

En effet, quelle est l’idée-mère des Révolutions d’Italie ? C’est le combat nécessaire et par conséquent légitime des deux puissances qui se partagent socialement et politiquement l’Italie, le Pape et l’Empereur, et même M. Ferrari ajoute, dans une formule {p. 166}magnifiquement audacieuse qui empêche toute équivoque, le Pape désarmé, l’Empereur absent. « Guelfe et Gibeline à jamais », dit M. Ferrari, voilà toute l’Italie, la voilà organiquement, constitutionnellement, sans que les révolutions de l’avenir qui la sillonneront, pas plus que celles du passé qui l’ont sillonnée, puissent changer cet état de choses qui est la forme de l’Italie ! En passant par la filière de tous les faits, en faisant la très rude et très fatigante traversée de toutes les chroniques d’un pays où chaque villa a la sienne, le livre de M. Ferrari ne veut être que la preuve de cela.

Assurément la vérité, et même toute la vérité sur l’Italie, est au fond d’une pareille idée. Mais M. Ferrari ne l’en a retirée qu’en débris. Oui, ce n’est pas douteux pour qui pense, l’Italie est condamnée à n’être qu’un archipel politique ; mais il fallait savoir dire pourquoi, et le paralogisme de Hegel n’atteint pas à cette profondeur. Avant, pendant et après les fils de Romulus, elle n’a pas été autre chose. Est-ce providentiel ou est-ce fatal ? Telle est la question, comme dit Shakespeare ; mais si c’est fatal, logiquement aussi, la fatalité, quand elle n’est pas le stupide fatum du paganisme, ne se pose qu’avec la Providence, et comme une diminution de ses générosités. Or, nous voilà revenant toujours à la difficulté d’une philosophie de l’histoire qui ne peut jamais être, qu’on le sache bien, que l’action du Dieu personnel et de la liberté de l’homme, et dans laquelle difficulté un talent, somptueux par la forme, et un sujet, d’une grandeur immense, viennent tous les deux de se prendre et de s’étrangler.

IV §

{p. 167}Et de fait, le livre, tel qu’il est, n’est digne ni du sujet qu’il expose et qu’il traite, ni du talent connu de son auteur. Engagé dans une autre voie d’idées, l’historien des Révolutions d’Italie en eût certainement montré davantage. Non seulement l’ouvrage de M. Ferrari souffre dans ses meilleures parties de cette philosophie de l’histoire qui le timbre si profondément d’inconséquence, quand ce n’est pas d’absurdité, mais en écartant même cette question de fatalité qui offusque tout de son ombre, comme dit Bossuet en parlant de la mort, les Révolutions d’Italie, cette Babel de faits entassés les uns sur les autres, n’ont ni solidité ni consistance. L’érudition y manque de sûreté et de discernement ; c’est de l’érudition passionnée. Fantasmagorie historique jouée, non sans prestige et sans puissance, avec une rapidité et quelquefois un éclat électrique, à l’aide de faits obscurs, vulgaires et même ennuyeux, ce remuement de chroniques oubliées et qui méritent de l’être est plus fatigant qu’instructif. Qu’importent à l’historien, qui voit de haut, les jalousies et les rivalités de voisinage de ces Commères sanglantes qu’on appelle les Municipalités italiennes. C’est le tourbillon de l’anarchie qui passe devant vous et qui a tous les inconvénients des tourbillons, faits toujours avec des atomes, — des atomes d’eau ou des atomes de poussière.

{p. 168}Mais dans ce tourbillon, dans cette levée en masse d’une érudition fougueuse et cependant très dirigée, rien n’est discuté, trié, éclairci. Regarde et passe ! comme dit le poète. Mais ce n’est pas nous qui passons, c’est l’historien et c’est l’histoire, et nous n’avons pas le temps de les regarder. La fidélité épurée du renseignement, la hauteur de l’impartialité, la conscience de la Critique, sans laquelle il n’est pas d’histoire, toutes ces choses manquent ici, et le style avec sa magie ne les remplace pas. Les figures que tout le monde connaît, ces grands hommes qui ont l’honneur d’être la propriété du genre humain et qui ne sont pas seulement de la poudre de sépulcre à laquelle on ordonne de se lever, nous font trembler sur la loyauté historique de l’auteur, par la manière dont ils sont jugés. Voici le portrait de Charlemagne, et qu’il nous soit un enseignement !

« Et quel était, en définitive (1er vol., page 106), le libérateur de l’Église, le héros de la religion ? C’était Charlemagne, le mari de neuf femmes (les a-t-il épousées en même temps ?), l’amant de ses propres filles (d’où le sait M. Ferrari ?), le fiancé d’Irène de Byzance, mère parricide (non ! infanticide, s’il vous plaît !) qui assassinait son fils ; c’était le massacreur des Saxons (après combien de révoltes ?) qui faisait décapiter en un jour 4,500 prisonniers et imposait, sous peine de mort, le baptême et l’abstinence (l’abstinence de la révolte, il est vrai). Les plus mauvais rois de Pavie sont auprès de lui des philosophes et des saints. On parle de ses lumières et de son amour pour la science. De grâce, regardez à la philosophie qui le compose de logogriphes et le caparaçonne de reliques : il ne {p. 169}combat qu’avec la chape de saint Martin sur le dos. (Voilà donc un historien qui nie les ancêtres !) C’est le législateur des ordalies, le fanatique du fer chaud, le politique qui vide les différends entre les royaumes avec l’épreuve de la croix, et qui fait tomber la superstition du Moyen Âge au-dessous des superstitions païennes. »

Nous n’hésitons pas à le déclarer, un si insultant jugement sur un des plus grands hommes qui aient jamais existé est un crime… qu’on expie déjà en le commettant, car il ressemble à une sottise, et M. Ferrari est un penseur leste, mais, certes, il n’est pas un sot ! Du reste, cet incroyable jugement, bâti sur les Charivaris du temps de Charlemagne (il y en avait), est bientôt réparé par l’inconséquence habituelle de l’auteur qui, dans un portrait, abominablement flatté, de l’empereur Frédéric Barberousse, pour lequel il se sent les plus tendres entrailles, compare, pour lui faire piédestal, le juste, le vaillant Frédéric, si ambitieux d’épargner ses ennemis, ambition nouvelle, à ce superstitieux et sanguinaire Charlemagne de la page 106, transformé, comme vous allez le voir à la page 468. « Nouveau Charlemagne, il se passionne pour la justice… Les faibles sont protégés contre les forts, les petits contre les grands ; pas un évêché, pas une abbaye où le peuple ne soit sûr d’avoir dans le nouveau César de la fédération un ami envers et contre tous les tyrans, clercs ou laïques, etc. » La volte-face a été rapide, et on ne se soufflette pas mieux soi-même. M. Ferrari est au-dessus de M. de Lamartine, cet optimiste de l’histoire, qui voit du bien même dans le mal que signalent tous les historiens, par une conformation particulière d’organe et de conscience. Mais {p. 170}M. Ferrari, lui, finit par voir le bien dans le mal même qu’il vient de signaler, et l’anxiété qu’il produit est si grande, que son lecteur est en droit de lui dire : Auquel de vos deux Charlemagne croirons-nous ?

Et cependant, malgré les défauts les plus graves que puisse avoir un livre d’histoire, écrit avec la prétention d’expliquer, par une loi supérieure, les faits qu’il retrace, c’est-à-dire, en d’autres termes, malgré le vice radical de la théorie et l’inconsistance des assertions, ce livre des Révolutions d’Italie se lit avec un intérêt singulier ; et le talent de l’auteur, qui, comme écrivain, est incontestable, et la prestidigitation d’une érudition très rusée, ne sont pas toute l’explication à donner de l’intérêt de cette lecture. Il est ailleurs. Il est d’abord dans la décision même du livre, qui rompt du haut avec les opinions intermédiaires. Sensation nouvelle et tonique, quand on est affadi depuis si longtemps par la bouillie tiède des publications modérées ! Il est ensuite dans la circonstance piquante et exemplaire d’un homme, de révolution par les passions générales de son livre, par le tour d’esprit, par l’athéisme, frappant à coups redoublés le parti de la révolution et ses idées les plus chères, n’étant pas de la force de Samson et animé de l’esprit de Dieu, comme Samson ; mais n’en abattant pas moins la maison sur lui et les autres révolutionnaires.

Le soulèvement de l’Italie, son indépendance, l’Italia fara da se, sont l’objet de l’incrédulité méprisante de M. Ferrari, historien, qui pose que l’Italie est normalement ce qu’elle doit être avec la nette formule : « Pape désarmé, Empereur absent. » Une telle opinion sous la plume d’un homme qui a l’air de {p. 171}maudire ses anciennes amours, a, dit-on, fait bondir le mazzinisme. Pour nous servir d’une expression fameuse de M. Proudhon, M. Ferrari a dû en faire lever les marcassins. Là surtout, pour nous, est le secret du goût que l’on trouve à ce livre des Révolutions d’Italie. Des révolutionnaires qui ne s’entendent plus, qui se battent entre eux sur des questions de révolution, bonne chance ! Tous ceux qui tombent des deux côtés sont des ennemis de moins.

Histoire des Révolutions d’Italie (II) §

V §

Quand on a déjà rendu compte des deux premiers volumes de cette histoire, il est difficile de parler des deux derniers qui les ont suivis, à une certaine distance, sans courir la fastidieuse chance de se répéter. M. Ferrari n’a modifié ni sa manière de regarder les choses, ni sa manière de les voir, ni sa manière de les exprimer. Les critiques adressées à ses premiers volumes n’ont pas exercé sur lui la moindre influence. Sa réflexion, non plus. Coulé et figé dans le bronze d’un système, il est identiquement le même homme, le même disciple de Vico et d’Hegel qu’il était, quand, pour la première fois, il a passé sous nos yeux ; et comme son histoire n’a d’autre unité que celle de son principe, comme d’elle-même elle n’en a pas plus que la nation multiple, anarchique et contradictoire qu’il a entrepris de raconter et de juger, il se trouve que quand on a flétri, comme nous l’avons fait, ce principe, honteusement commode, de la fatalité en histoire, on est à bout et on a tout dit !

{p. 172}Et que dire de plus, en effet ? Quel intérêt peut-il y avoir dans une histoire qui professe hardiment le hideux optimisme de la fatalité, en dehors de la discussion du principe qui, pour cette fois, ne l’anime plus, cette histoire, mais l’automatise ? Si, comme le pense M. Ferrari, les hommes sont les esclaves nés de circonstances incompréhensibles, s’ils ne sont rien de plus que les pièces d’un mystérieux échiquier où nulle main ne joue et qui est lui-même le jeu, — de misérables pions, incrustés parfois de qualités somptueusement inutiles, les faits sont brutaux et sont bêtes, et l’histoire n’a plus que des faits !

Eh bien ! détachée de sa théorie, l’histoire de M. Ferrari n’a pas davantage. Elle n’a plus que des faits en masse, et, nous osons le dire, des faits massivement ennuyeux. En ces quatre volumes à peine, — par l’histoire des Révolutions d’Italie s’arrête vers le milieu du quatrième, où l’auteur nous apprend tout à coup que sa tâche est finie parce qu’il touche à l’époque de Charles-Quint, et qu’à cette époque l’ère des révolutions est fermée, — il n’y a pas moins (l’auteur s’en est assez vanté) que sept mille révolutions qu’il a mesurées « à l’équerre et au compas », nous dit-il, avec l’orgueil d’un Képler de l’Histoire, Assurément, sept mille révolutions, poussées, bousculées en quinze cents pages à peu près, font un entassement formidable, et on aurait vraiment le droit de se demander comment elles sont passées sous l’angle d’un compas si peu ouvert, pour peu qu’elles méritent le nom qu’on leur donne et qu’elles soient réellement des révolutions ! Or, si elles en avaient le caractère et l’importance, elles n’eussent point, {p. 173}soyez-en sûr, passé si vite et si aisément sous des pointes si rapprochées, et il aurait fallu plus de quelques lignes (la moyenne que M. Ferrari donne à chacune d’elles) pour les exposer et les expliquer.

Mais les révolutions d’Italie ne sont pas, à proprement parler, des révolutions. Les révolutions sont des catastrophes qui ont quelque chose d’arrêté, de final et de définitif, tandis que les révolutions d’Italie sont, pour emprunter à M. Ferrari un mot juste qu’il répète beaucoup et qui devrait être le titre même de son livre, les ondulations d’une interminable anarchie ! Les troubles, les impuissances, les folies, les crimes des villes italiennes pendant tout le Moyen Âge, de ces rivales les unes des autres, des factions qui se dévorèrent elles-mêmes quand elles n’eurent plus d’ennemis à dévorer, constituent un état de choses si profondément anormal et exceptionnel dans les annales du genre humain, qu’il est impénétrable à une intelligence simplement politique, et qu’il faut entrer plus avant que dans l’histoire pour l’expliquer… Malgré le sang et le fer qui brillent ; malgré le poison, le génie du mal en toutes choses, une richesse d’horreurs, d’abominations et de scélératesses comme on n’en vit chez aucun peuple, toutes ces villes, bourgades et campagnes d’Italie, ne méritent guère, après tout, que quelques lignes d’histoire, et encore le plus souvent c’est trop ! Leurs crimes ne les grandissent pas. Elles sont petites et doivent rester imperceptiblement petites, ces folles, ces tapageuses, ces corrompues… Sodomes et Gomorrhes, dont M. Ferrari ne nous imposera pas la mémoire et que son livre, si éloquent qu’il puisse être, ne tirera pas de la mer Morte du mépris !

{p. 174}Il aura essayé cependant. Il se sera donné bien du mal pour elles. Quelle érudition ! quelles recherches ! quelles lectures ! Quand un Italien s’avise d’être érudit, il l’est à confondre l’esprit d’un Allemand ! et c’est ainsi que l’a été M. Ferrari ; mais nous croyons que ce sera là une peine perdue. Ce sera pour rien ou à peu près que M. Ferrari aura écrit cette histoire si difficile à retrouver dans des chroniques oubliées, cette histoire par morceaux de l’Italie en morceaux, et qu’il aura taillé comme un diamant à mille facettes, ce caillot de sang et de boue ! En définitive, demandez-vous-le, à quoi servira le rude effort de toute cette érudition patiente et passionnée, et obstinée et enflammée encore plus ? Fera-t-elle surgir, du fond des faits, de cette myriade de petits faits qu’elle accumule, une notion, une seule notion sur l’Italie qui change ou altère, sur le compte de ce pays, le jugement du monde ?…

Que M. Ferrari soit uniquement un penseur désintéressé, comme tout fataliste devrait l’être, ou qu’il cache, sous les rigides et impérieuses formes d’un système, un patriotisme profond contre lequel le patriotisme officiel et braillard des partis s’élèvera peut-être, nous ne savons et peu nous importe ! Mais évidemment le livre qu’il publie aujourd’hui est, dans son intention, une réhabilitation politique de l’Italie. Politiquement, elle est si vaine et elle a été si coupable, elle a entassé tant de fautes après avoir commis tant de crimes qu’il n’y avait peut-être plus, pour toute ressource, qu’à prononcer sur elle le grand mot de fatalité. Seulement ce mot que les penseurs font accepter aux imbéciles, en commençant par eux, {p. 175}les gens de bon sens n’y croient pas ; et ici, il aura été encore une fois prononcé en vain ! Fatale ou libre dans son action, l’Italie n’en restera pas moins la grande Impuissante politique qu’elle a été à tous les moments de son histoire, et elle est vouée éternellement, malgré l’effort des hommes, à ce châtiment ou à ce destin7 !

VI §

M. Ferrari ne l’ignore pas, du reste. Il a le sens trop aigu de l’histoire pour n’en pas convenir. Nous trouvons très indigne d’un homme de sa trempe d’écrire sur la première page de son histoire le même mot que M. Victor Hugo mettait à la première page de son plus célèbre roman : mais, fanatisme de conviction ou enfantillage d’impertinence pour nous autres les providentiels, M. Ferrari n’en est pas moins un historien, qui voit souvent, quand il n’a pas sur les yeux de son esprit le bandeau de sa métaphysique.

Trop fort dans la réalité pour s’abuser sur le personnage de l’Italie, il l’a déterminé, on vient de le voir, dans son premier volume, avec une netteté souveraine. Toujours Guelfe et toujours Gibeline, y dit-il, sans possibilité, tirée de l’analyse des faits, d’être autre chose, et nous avons cité avec assez d’applaudissement la belle formule : « Pape désarmé. {p. 176}Empereur absent. » Aujourd’hui, en ces deux nouveaux volumes, c’est l’analyse des faits italiens que poursuit M. Ferrari avec une vigueur d’investigation, il faut bien le dire, incomparable. Mais, rigoureusement parlant, qu’avions-nous besoin de ces faits ?

Quand on a regardé deux minutes l’Italie avec des yeux historiques, l’assertion qui fait le mérité absolu de l’ouvrage de M. Ferrari n’apparaît pas seulement comme une vérité, mais comme la seule vérité qu’il y ait à exprimer sur l’Italie. Le détail infinitésimal auquel se livre l’historien ne prouve donc rien de plus que son étonnante faculté de découvrir les faits ignorés et de les brasser. Pour conclure comme lui, il n’était besoin que des faits connus, éclatants, généraux, sans toute cette résurrection de choses bien mortes, sans ce réagencement d’événements, chétifs et affreux, pulvérisés par le temps et ensevelis dans un juste oubli. M. Ferrari n’a rien omis dans son analyse. Il n’a oublié ni une action ni une réaction de ces temps de crise éternelle. C’est d’abord l’histoire des tyrans, dans les régions féodales, puis la réaction pontificale et impériale ; puis celle des seigneurs et la réaction contre eux, et enfin le Condottierisme, soumis aux mêmes phases. Il a compté et supputé tous les monstres de ces gouttes d’eau qu’on appelle les villes d’Italie, et, pour parler comme lui, il a suivi toutes les ondulations, tous les frémissements de ces gouttes, impures et sanglantes ! Seulement ces monstres d’une goutte d’eau ont beau être affreux à dégoûter de leur étude et à nous faire briser le microscope à travers lequel on les voit, ils n’ont jamais pour le lecteur qu’un intérêt très secondaire, et on {p. 177}peut leur appliquer une observation qui est de M. Ferrari lui-même.

« Parfois, — dit-il, étonné des grêles proportions de son histoire ou plutôt de ses histoires, — en voyant des armées de cent ou de soixante-dix hommes, on résiste à peine à l’envie de rire, et l’illusion des distances, qui grandit les grands personnages et rapetisse les petits, engendre de si fantastiques perspectives que, dans la contention de l’esprit nécessaire pour compter de si microscopiques révolutions, on retient son haleine, de crainte que le moindre souffle ne disperse les combattants. » Il est vrai que M. Ferrari ajoute que tout cela n’est qu’une illusion et qu’il n’y a rien de ridicule dans le monde. Mais l’imagination humaine n’est pas de son avis. Quand elle a trouvé, elle, du ridicule quelque part, certainement elle en peut sourire, mais ce sourire-là est mortel !

Tel est le défaut de l’histoire de M. Ferrari, à ne la considérer que comme une histoire, en dehors de toute théorie philosophique et sans le point de vue supérieur de sa conclusion. Au lieu de vivre par l’intérêt des faits, cette histoire périt sous eux, tant ces faits sont petits, nombreux, répétés, ennuyeusement atroces, car la perversité n’a pas beaucoup de manières de procéder et le tour de ses misérables inventions est bientôt accompli. M. Ferrari parle quelque part du talent palpitant d’émotion, ou superbe de sang-froid, qu’il a trouvé dans ces chroniqueurs qu’on ne lit plus, quand on n’est pas M. Ferrari ; mais ce talent qui n’a pu conserver dans la mémoire des hommes le détail de ces actions et de {p. 178}ces conflits de fourmilières que M. Ferrari nous épingle aujourd’hui avec tant de soin, tout ce malheureux talent, en pure perte, même pour ceux qui l’eurent, n’aurait-il pas dû l’avertir sur la dépense qu’il fait du sien ? Qui lira le livre de M. Ferrari dans dix ans ? On le lit à présent comme une thèse et surtout comme une réponse hautaine et péremptoire aux prétentions de ce parti qui s’appelle la jeune Italie, et qui est bien jeune en effet, si elle croit faire à l’Italie une destinée impossible et à contre-sens de ses facultés. Mais on n’y reviendra pas, comme histoire, malgré un talent qui ferait dix fois la fortune d’un livre écrit sur tout autre sujet.

VII §

En effet, nous avions déjà insisté sur le relief du talent qui distingue les Révolutions d’Italie, mais on n’en saurait trop signaler les mérites variés et les nuances. M. Ferrari n’est pas Français, et on le sent à je ne sais quoi qui ne marche pas tout à fait d’un pas égal au nôtre dans sa phrase, mais, excepté ce léger empêchement, ce manque de furie dans la démarche de sa pensée, il est écrivain comme le meilleur d’entre nous. Il a, dans le style, ce qui vaut mieux que le mouvement même : il a l’expression. La sienne est toujours pittoresque et mordante. En exposant, il caractérise, et l’on est bien heureux qu’il ait ce don-là, car, s’il ne l’avait pas, s’il ne savait pas mettre l’empreinte du mot sur des événements si {p. 179}effacés, s’il n’attachait pas le rayon du peintre à cette masse de massacres et de massacreurs obscurs qui font une nue si épaisse et si sombre dans son histoire, on rejetterait de tels récits, et je ne crois pas qu’on allât consciencieusement jusqu’à la fin de ces fatigantes Révolutions d’Italie. L’un des morceaux du livre de M. Ferrari où cette puissance de caractérisation a le plus marqué son empreinte, est le chapitre sur Venise, complet dans son ensemble, comme un poème, et beau de détail, comme des vers. Je n’hésite pas à avancer que ce morceau, capital où il est, et qui serait supérieur partout, est une des choses les plus magnifiques qui aient été écrites sur Venise depuis lord Byron. C’est à la fois de l’imagination la plus savante et là plus profonde. Pour écrire et même pour bien peindre l’histoire, nul critique n’est en droit d’exiger de l’historien qu’il s’élève à une pareille hauteur ; mais quand il s’y élève, il est plus qu’un historien ; il monte jusqu’au poète, le poète qui n’est peut-être que l’expression la plus intense de toutes les espèces de génie et que vous avez au-dessus de toutes les spécialités de la pensée, même de celles qui paraissent le plus prosaïques et le plus abstraites, depuis Newton jusqu’à Burdach et depuis Kant jusqu’à Cuvier !

C’est que M. Ferrari n’est pas seulement un historien réussi… quelquefois, ou un philosophe échoué presque toujours : c’est aussi un poète à sa manière, ou du moins une tête d’une organisation poétique. Malgré ce qu’on a dit souvent de la certitude des vocations, beaucoup d’esprits, très tranchés et très décidés pourtant, se prennent à revers de leurs {p. 180}facultés les plus distinctes. Si M. Ferrari ne s’est pas pris ainsi tout entier à contre-sens, il n’a pas du moins écouté et suivi celles de ses aptitudes qui l’auraient mené le plus loin dans le perfectionnement intellectuel de son être. Les dernières Muses pour lui auraient dû être la Philosophie et l’Histoire. D’aptitude spontanée et incontestable, l’auteur des Révolutions d’Italie était un homme de forte imagination et de pénétration littéraire, et il n’est pas permis d’en douter, quand on a lu son livre d’aujourd’hui, et qu’on en a comparé les meilleures pages historiques aux quelques fragments de littérature qu’il a introduits dans son travail, car l’histoire, telle que nous autres modernes la concevons, est une véritable encyclopédie. Les jugements sur l’Arioste, sur Dante, sur Boccace, sur Métastase, sur Pétrarque, sur Pétrarque surtout, « cette Rosière du Capitole », sont des chefs-d’œuvre de critique étincelante et à fond de lame, et quand on vient de les lire, comme nous les avons lus, la sympathie pour un talent si brillant et si spirituel engendre le regret de ne pas voir l’auteur des Révolutions d’Italie refaire Ginguené, comme il a refait Sismondi !

VIII §

Il y eût réussi encore davantage. L’histoire des Révolutions d’Italie, établie sur la plus fausse et la plus lâche des philosophies de l’Histoire, et qui n’a de valeur, d’éloquence et de jugement que quand elle est, {p. 181}en fait, inconséquente à son principe, cette histoire de la confuse mêlée des villes et des bourgs italiens au Moyen Âge, cette chronique déchiquetée et grouillant de faits lilliputiens, recueillis par cette érudition qui voit l’imperceptible, à grand renfort de bésicles, aurait bien vite cédé la place à une histoire de la littérature italienne et du génie italien dans les arts, la vraie grandeur de l’Italie. L’Italie n’a pas eu de peuple avec ses républiques et elle n’en sera jamais un ; mais elle a eu Michel-Ange et François d’Assises, et de tels hommes valent des nations ! Rien d’intermédiaire en Italie entre les lazzaroni, la canaille, et les plus grands Saints ou les plus grands artistes. Pourquoi M. Ferrari ne nous a-t-il donné, pendant le Moyen Âge, que l’histoire de cette canaille dont la postérité ne se soucie, et non l’histoire des grands hommes, c’est-à-dire de la seule Italie qui compte devant le monde et devant Dieu.

Il ne l’a point fait. Il ne l’a pas voulu, et il le paiera de la gloire qui l’attendait et qu’il aurait touchée. Très remarqué en ce moment (nous avons dit pourquoi), son livre actuel n’aura pas la vie plus longue que les faits morts qu’il a exhumés de la poudre des bibliothèques. L’importance réelle de ce livre sur les Révolutions italiennes est toute relative. Elle n’existerait pas, si nous n’étions pas nous-mêmes à ce moment des révolutions d’Italie où se sont élevés de nouveaux révolutionnaires dont cette histoire renverse les vues avec une cruelle ironie et décontenance les projets. Il n’y a qu’un moment, nous comparions M. Ferrari à M. Proudhon, et qu’il nous le pardonne ! Nous savons parfaitement la différence qu’il y a entre cet {p. 182}Italien de race, fin et fort, et d’une si naturelle aristocratie, et le Franc-Comtois, digne d’être Auvergnat, le robuste malappris qui méprise également l’art et les femmes. La nature de M. Ferrari doit même avoir horreur de celle de M. Proudhon et cependant tous les deux, l’un avec ses Contradictions économiques, l’autre avec ses Révolutions d’Italie, ils atteignent le même résultat. Or, ce résultat, il faut en tenir compte et même s’en féliciter. Tous les deux ont cassé la boussole du Socialisme contemporain et l’ont mis dans cette position ridicule de chercher le vent et de ne plus savoir comment naviguer.

Histoire de la Raison d’État §

IX §

Après ses Révolutions d’Italie, M. Ferrari a publié l’histoire de la Raison d’État, et c’est une heureuse idée, — et très originale, — que celle de ce livre. C’est même mieux qu’une idée, c’est, ou plutôt c’était tout un sujet vierge à traiter, car à présent ce ne l’est plus. Qui, avant M. Ferrari, avait songé à écrire une histoire, en forme, de la raison d’État ?… Personne. Tout le monde a parlé de cette Raison… qui n’est pas une raison. Tout le monde l’a exaltée, jusqu’au vieux Corneille, qui la tenait probablement du cardinal de Richelieu, lequel la tenait, lui, on ne sait nommément de qui, car ç’avait été un savant de Sorbonne que le cardinal de Richelieu, dans sa jeunesse, et M. Ferrari, qui est un autre docteur (mais non de Sorbonne), nous apprend que déjà du temps {p. 183}de Richelieu quatre cent soixante-dix écrivains, de compte fait, avaient planté dans leurs écrits, qu’il ornait très bien, ce mot sans réplique de Raison d’État, qu’un autre cardinal, le cardinal de La Casa, avait un jour prononcé pour la première fois devant Charles-Quint, tout en lui dénonçant la chose. Seulement personne, ni alors ni depuis, n’avait pensé à en donner l’histoire.

Il y en avait une cependant.

Qu’un tel mot cachât une idée, — ou, meilleure fortune pour un mot, qu’il dispensât d’en avoir une ; — que ce fût là une vérité ou un sophisme, une réalité ou une chimère, la chose que ce mot exprimait existait non pas seulement de fait, mais aussi avant d’être nommée, et M. Ferrari vous dira, quand vous voudrez, son heure et son jour de naissance. Dans ces temps de batailles italiennes qui fermèrent le Moyen Âge, « au milieu des perpétuelles révolutions qui emportaient une multitude d’États sans diètes, de villes sans lien, de citoyens sans lois, d’hommes sans patrie », — c’est-à-dire bien avant que sa douce Éminence le cardinal de La Casa fût son parrain horripilé, la Raison d’État existait, monstre encore en bas âge, mais très bien venant et déjà fort en Italie, ce pays des poisons et des tragiques aventures, et beaucoup d’écrivains berçaient dans leurs livres cet affreux poupon dont ils faisaient leur Dieu. M. Ferrari nous donne même dans sa préface le compte net de quatre cent vingt-quatre de ces agréables berceurs ! C’était toute une littérature !

Et en effet, M. Ferrari est le plus admirable compteur que je connaisse, c’est l’arithmétique dans {p. 184}l’érudition. Il joue du chiffre avec une facilité prodigieuse dans son livre, sur les Révolutions italiennes, ce livre brillant où les chiffres eux-mêmes brillent comme de l’esprit, et dans lequel il suppute sept mille et quelques cents révolutions, qu’il appelle bravement l’état normal de l’Italie ! M. Ferrari est absolument le même homme qu’alors. C’est la même science du chiffre et de l’atome, la même exactitude dans l’imperceptible détail, la même précision étonnante, effrayante et éblouissante ! La seule différence aujourd’hui, c’est que, non content des prodiges de l’arithmétique dans l’histoire, M. Ferrari y introduit, du même coup, l’algèbre et la géométrie. Dans un nouveau livre sur la Raison d’État il nous place de son autorité privée en pleines mathématiques historiques, et il nous dit avec la séduction de son incomparable dextérité : Regardez-y, voilà l’histoire ! On le croirait, si on ne se tenait, tant ce mathématicien singulier et inattendu sur un tel terrain, a d’imagination et de puissance !

Mais, réellement et la main sur le front, est-ce là de l’histoire qu’il nous montre avec la prétention de la démontrer ?… Et la Critique, qui goûte le mieux le très curieux talent de M. Ferrari et qui aime le plus les idées extrêmes, parce qu’elles balaient toujours très bien les entre-deux, peut-elle laisser passer, comme une vérité sans conteste, cette abstraction d’une inflexible mathématique dans l’histoire, — fût-ce pour le bon motif d’étouffer la raison d’État des politiques et d’en finir avec ce vieux sophisme retiré qui règne toujours, quoique aplati, au fond du système des habiles et du doctrinarisme des constitutions ?…

X §

{p. 185}Eh bien ! franchement non, elle ne le peut pas. Elle le peut d’autant moins que, pour montrer le vide de celle raison d’État, que M. Ferrari a bien le droit de mépriser, d’autres moyens ne manquaient pas et qu’il ne les a pas employés. Il est vrai que, pour se servir de ceux-là, il eût fallu à M. Ferrari, je ne dis pas une philosophie autre que la sienne, mais une philosophie quelconque, et, vous le savez, il n’en a pas. De même qu’il est resté l’érudit et l’arithméticien subtil de ses Révolutions d’Italie, de même il est resté le fataliste de ces Révolutions qu’il n’a expliquées qu’en disant qu’elles étaient parce qu’elles étaient. Et il y a plus : enfoncé chaque jour davantage dans l’étude de ces faits que sa fonction d’historien est de regarder, il s’est affermi dans son fatalisme d’autrefois et il l’a proclamé d’un ton plus sonore. Évidemment il est plus décidé et plus explicite aujourd’hui.

Les paroles qui commencent son livre sont d’un calme encore plus grand que leur clarté ; « une nature, dit-il, également indifférente à Dieu et à Satan, explique seule les libertés, les servitudes, les partis, les guerres et les révolutions. Seule, elle dispense les caractères, les passions, l’énergie qui enchaînent la fortune… »

Certes, M. Ferrari pourra répéter sa pensée, il ne la fera jamais plus nette ; mais ce fatalisme, sans honte et presque radieux, lequel n’explique rien, {p. 186}quand la tentative de toute philosophie est d’expliquer au moins quelque chose, ce fatalisme qui, après s’être affirmé, doit, s’il est conséquent, s’ensevelir dans le néant d’un éternel silence, et auquel il n’y a pas à faire même le mince honneur de l’appeler la dernière des philosophies, ce fatalisme-là n’est pas une excuse, au contraire, c’est un mai de plus et un mal suprême — un mal tel, qu’on est en droit de s’étonner que M. Ferrari y ait échappé dans son intelligence et n’y ait pas entièrement perdu son talent !

En effet, d’ordinaire, quand les erreurs d’un homme ne viennent pas de l’infirmité de ses facultés, ses facultés deviennent bientôt des infirmités comme ses erreurs, et telle cependant jusqu’ici n’a pas été l’histoire de M. Ferrari, cette étincelante exception ! Le fatalisme, dont il fait à présent une profession si ouverte, est certainement la plus triste et la plus humiliante de toutes les erreurs de notre esprit, car c’est son aveuglement par le fait et non plus l’éblouissement par l’idée ; et ce n’est pas seulement une erreur absolue, c’est aussi une erreur facile, qui ne coûte pas plus à celui qui l’exprime qu’à celui qui l’accepte, et qui, descendue d’une tête qui pense, va, par le chemin le plus court, se mettre à la portée du premier venu.

Voilà le fatalisme dans son plus honteux caractère. Un homme d’action, je le sais bien, peut l’enseigner à des esprits subalternes, dont il espère faire des esclaves. Un homme de pensée désespéré peut se jeter et se reposer sur cette idée du destin comme sur le grabat de sa misère intellectuelle, mais ce n’est pas là un système, et en métaphysique, ça toujours été une grande pitié. Eh bien ! M. Ferrari recouvre d’un talent {p. 187}si particulier le néant de celle pitié métaphysique, qu’on l’oublierait, si la Critique n’avertissait. Ce poète dans l’abstraction répand sur les faits un tel prisme, qu’on croirait presque qu’elle appartient aux faits, cette lumière, qu’il n’y trouve pas et qu’il y met !

Ainsi donc, beaucoup de talent et un talent très spécial, très particulier, très difficile à classer surtout, voilà ce qui distingue l’auteur de l’Histoire de la Raison d’État, mais ce n’est ni le talent d’un philosophe, ni même celui d’un historien, quoiqu’il y ait là une puissance de déduction à faire bien les affaires d’une philosophie, si la tête de l’auteur pouvait en concevoir les principes, et quoiqu’il y ait en même temps une étendue de coup d’œil et de connaissance et une faculté de rapprochement à faire tout aussi bien les affaires d’une histoire. M. Ferrari est un artiste plus que tout autre chose. C’est un artiste, Italien de partout, chez qui l’Italie a tout créé, le bien et le mal. C’est un Italien, fils de Vico, mais qui a pris sa conception générale de l’histoire, de l’histoire privée de l’Italie.

Comme cette histoire fut souvent immorale et impie, sa conception générale de l’histoire a été impie et sans moralité. Athée, puisqu’il est fataliste, il ne croit pas à la justice et il n’a pas, comme nous, pour éclairer les mêlées obscures et sanglantes, la liberté humaine et la Providence qui, toutes les deux, nous font flambeau ! C’est un fataliste, mais c’est le Manichéen du fatalisme. Il déclare, à toute page, que le monde est la proie d’une dualité éternelle. Selon lui, l’univers se partage et se partagera jusqu’à la fin des siècles, {p. 188}— en supposant que les siècles aient une fin, — en deux espèces d’États, toujours et incompatiblement hostiles, la monarchie et la république ; et ces États, sortis d’un hasard primitif, ne peuvent pas changer et se trouvent toujours vis-à-vis l’un de l’autre dans un rapport d’antagonisme qui est leur loi. Or, c’est cette loi faite d’abord par le hasard, ensuite par la géographie, la configuration du globe et la climature, qui est la seule raison d’État réelle et sur laquelle tout l’effort des politiques, avec leurs Traités des princes et des gouvernements, ne peut rien.

Telles sont les arêtes principales du système de M. Ferrari présenté à nos méditations, et quand on les voit ainsi décharnées, elles ne paraissent pas celles d’un Léviathan, à coup sûr. Mais ce qu’une analyse à grands traits, forcément rapides, ne peut pas donner, et ce qui fait la force du livre que nous annonçons, ce sont les détails et les développements. Or, je n’hésite nullement à déclarer que ces détails et ces développements sont d’un maître, — d’un maître dans l’art, si ce n’est dans la vérité !

Quoique tout ne soit pas faux absolument dans ces ressemblances d’évolution que M. Ferrari fait saillir avec des colorations si spécieuses et qui sont plutôt, sous sa plume, des identités d’évolution que des ressemblances, cependant il y a dans toute cette grande manœuvre des faits qui composent l’histoire universelle une régularité trop géométrique, une rapidité par trop militaire, pour que l’inquiétude ne prenne pas les esprits assez fermes d’ailleurs pour avoir échappé au vertige. À chaque mouvement, répété aux deux bouts de l’échiquier du monde, et marqué en {p. 189}passant par l’écrivain avec cet éclair du regard qui peut-être éblouit le nôtre ou lui commande trop, nous sommes toujours tentés de nous écrier : Pas si vite ! arrêtez-vous ! comme Montesquieu voulait qu’on s’assît pour parler mieux d’Alexandre !

Jamais on n’a roulé et déroulé des faits d’un pareil train et avec une main plus apte et plus adroite à cette besogne ; jamais on n’a mieux plié ou déplié des peuples comme on plie ou l’on déplie des tentes, et pour montrer qu’ils font toujours très régulièrement les mêmes plis. Il y a là une puissance presque formidable de manœuvrier historique, et qui me rappelle ce Charles Fourier, dont M. Ferrari s’est si spirituellement moqué dans sa jeunesse, mais qu’il n’a pas toujours lu pour s’en moquer. Ce rêveur algébrique de Fourier avait, comme M. Ferrari, la faculté de faire manœuvrer géométriquement les peuples dans un damier, dont il avait d’avance tracé et étiqueté les cases, et sa Théorie des quatre mouvements nous offre le spectacle de cette manœuvre impérieuse et souveraine que, dans un autre but que M. Ferrari, l’homme du phalanstère commandait aux soldats de plomb de sa chimérique humanité.

XI §

J’ai donc eu raison de parler de mathématiques dans l’histoire. M. Ferrari n’y voit guère rien de plus. Tout pour lui s’y passe et y revient dans d’intraitables {p. 190}et d’éternelles combinaisons. Il y groupe les époques comme il groupe les États. Il compose les séries et les décompose, et on reconnaît dans l’agilité de ce beau joueur d’échecs historiques, je ne sais quoi du phalanstérien des vieux jours.

La science des hommes d’État, dont il prouve l’inutilité même quand ces hommes d’État, ou qui écrivent de l’État, s’appellent saint Thomas d’Aquin, Machiavel ou Dante, n’est pour lui qu’une algèbre dont les termes sont invariablement donnés par la situation et l’opposition des peuples sur leur globe, et dont il s’agit de dégager les équations. Pour lui, toute la science politique est là et n’est pas ailleurs. Elle n’est pas, comme le croient les chercheurs politiques ou littéraires de raison d’État, dans l’action de l’homme, de sa volonté et de son génie, sur l’événement, mais dans la prévision de l’événement qui se produira à peu près certaine dans les esprits de l’an 2000, et telle est la conclusion de M. Ferrari et de son livre. Cette Histoire de la Raison d’État finit donc par l’art de composer des almanachs politiques, et c’est dans la splendide rêverie de la prophétie scientifique que trébuche et vient s’abîmer cette intelligence si positive, qu’elle ne voulait ni de Dieu, ni du diable, ni de l’homme, pour s’expliquer l’univers !

Grand exemple qui sera probablement perdu ! Certainement M. Ferrari, à ne voir que son livre actuel, et malgré ses erreurs nombreuses, est un des hommes les plus richement doués de tous ceux-là qui, dans les sciences ou dans les lettres, aiment à porter ce nom si sec d’esprits positifs, et ne s’occupent que de l’objet de leur recherche, disant du reste, le : Cela {p. 191}ne me regarde pas, qu’autrefois écrivait Descartes, et cependant voilà que ce positif, qui ne voit que les faits dans le monde, et qui ne se soucie même pas de leur raison d’exister, finit en chimérique un livre où les faits seuls devaient se montrer glorifiés. Cet athée, cet observateur, ce solitaire qui n’écrit que pour d’autres solitaires, et veut montrer l’homme sans pruderie et sans sermon, l’exagère, en nous annonçant, de par la Science, une ère très prochaine de divinateurs et de prophètes, qui seront les vrais hommes d’État de l’avenir !

Évidemment, ceci ressemble fort à du mysticisme et à du rêve. Mais allons jusqu’au bout, y a-t-il réellement autre chose dans tout le nouvel ouvrage de M. Ferrari ? Son mysticisme est précisément le contraire du mysticisme religieux, c’est le mysticisme renversé de l’athée pour qui le fait est Dieu, et son rêve, je ne le nie pas, a une certaine fierté et une certaine grandeur, mais en est-ce moins pour cela du mysticisme et du rêve ?… Qui nous assure que la conception historique de M. Ferrari soit une vérité ?… Des faits, cette seule chose que M. Ferrari ne nie pas, des faits ne prouvent rien ; demain ils peuvent changer, se modifier, s’altérer et emporter la théorie ! Mais en s’en rapportant aux faits seuls, est-il vraiment certain que l’humanité fasse toujours historiquement le même geste, et que les peuples ne varient jamais la figure de leurs évolutions ?

Certes, nous ne croyons pas plus que M. Ferrari à la littérature politique et à ses panacées, et nous trouvons que la grande utilité de son livre est d’avoir montré le néant de toute cette vaine littérature ; mais {p. 192}est-il bien certain que l’homme n’agisse pas spontanément, directement et de tout le poids de sa liberté, sur des événements que M. Ferrari croit incompressibles ?… Lui, lui qui entend si merveilleusement la castramétation historique des nations, démontre-t-il suffisamment que cet ordre, dans lequel il les pose et les oppose, soit une stratégie nécessaire ? L’établit-il même par l’histoire, qu’il nous a tracée du monde, trop rapide pour ne pas être suspecte, trop vaste pour n’être pas superficielle ? Et, d’ailleurs, en histoire, qui sait les faits doit savoir les origines. Or, M. Ferrari ne commence-t-il pas l’histoire où il veut, et du pied des premiers faits qui lui conviennent ?… De preuve facile à justifier ou invincible à repousser, il n’y en a donc pas à ce livre qui nous fait l’effet de je ne sais quel immense mirage, éclairé d’une lumière qui semble la vie de l’histoire, mais qui ne semble l’être que parce qu’elle passe devant nos yeux, comme un tourbillon !

Sans doute, pour combiner comme M. Ferrari les a combinés les éléments d’un pareil mirage, — et l’érudition et le calcul — et le sentiment des analogies entre les peuples qu’il faut saisir, même pour les exagérer, — et l’omniprésence historique de Bossuet dans son Histoire universelle, et que M. Ferrari rappelle parfois dans la sienne, — et enfin, l’imagination qui colore toutes ces abstractions et leur met l’illusion dernière, il fallait une de ses puissances avec laquelle on en ferait aisément plusieurs. Il fallait cela. Oui, mais qui le conteste ? Qui refuse à l’auteur de l’Histoire de la Raison d’État et des Révolutions d’Italie ce rare assemblage de facultés qui forment son {p. 193}talent d’originalités complexes et font de lui une sorte de génie composite, un grand artiste, abstrait et poétique, qui prend l’histoire comme un matras et la pétrit à sa fantaisie, quitte à prendre, dans une suprême duperie, pour une éternelle vérité, cette forte fantaisie qu’il a imprimée sur l’histoire ?

VIII. M. de Chalambert.
Histoire de la Ligue sous le règne de Henri III et de Henri IV, ou Quinze ans de l’histoire de France §

I §

{p. 195}La nouvelle Histoire de la Ligue de M. Victor de Chalambert est le commencement d’un réquisitoire qui s’achèvera plus tard contre les Bourbons. En notre qualité de catholique, nous nous sommes souvent interrogé sur la légitimité de la chute des Bourbons et sur la légitimité de l’élévation d’une race nouvelle. Nous nous en sommes souvent préoccupé, comme si nous tenions le sceptre de la circonstance. Eh bien ! on nous comprendra quand nous dirons qu’une histoire de la Ligue, pour peu qu’elle fût ce qu’elle devrait être, serait évidemment la meilleure {p. 196}réponse à toutes nos préoccupations. Or, cette histoire mal connue encore, malgré des travaux honorables dans lesquels déjà l’intelligence et la justice ont introduit leur pointe de lumière, cette histoire reprise aujourd’hui par M. de Chalambert, fera-t-elle cette fois le jour, — le grand et pur jour ?… Telle est la question.

M. Victor de Chalambert, esprit droit et ferme, profondément convaincu, mais très calme dans ses convictions, d’une expression sereine et lucide, comme son sentiment intérieur, a écrit l’histoire spéciale de la Ligue. Il l’a prise à part dans sa formation, son existence, ses actes, sa dissolution, quand elle n’eut plus de raisons d’exister. Henri III, Henri IV, tous les événements du siècle qui tourne autour d’eux, n’ont pas donné une seule distraction à l’historien attaché au sujet particulier de son livre et qui l’ouvre en 1584 pour le fermer en 1598. Travail serré comme un faisceau entre ces deux dates et dont nous aimons à louer les excellentes intentions et sur bien des points la justesse, le talent, la valeur réfléchie ; travail utile, mais non décisif et définitif, sur cette grande, chose controversée : la Ligue, et par conséquent, malgré ses mérites, insuffisant.

Il faudrait, en effet, plus que les deux volumes de M. de Chalambert, si estimables qu’ils puissent être, pour ruiner complètement le préjugé sur la Ligue et changer soudainement toutes les conditions de lumière à travers lesquelles beaucoup d’esprits continuent de la voir et de la juger. Dans l’état de la pensée et des connaissances contemporaines, il faudrait élever contre les anciennes préventions un de ces {p. 197}livres péremptoires, éclairés également par la réflexion et par la science, et qui gardent, en littérature, la solidité d’un édifice, après avoir fait le bruit d’un renversement En d’autres termes, un chef-d’œuvre ne serait pas de trop pour purifier d’une seule fois tous les courants où l’Opinion, cette brebis qui n’est pas sans tache, se désaltère avec moins d’innocence que l’agneau de la Fable, et pour rasseoir dans une limpidité profonde ce cristal de l’Histoire que tous les genres de passion ont remué par la plume de tant d’écrivains et en particulier par celle de Voltaire.

Car c’est lui, c’est Voltaire, et lui plus que personne, qui est la cause de la longue erreur dont nous nous plaignons. Avant lui, on le sait, les passions royalistes et protestantes avaient vomi contre la Ligue toutes les horreurs que peuvent entasser dans le cœur des hommes la haine et la vengeance des guerres civiles, mais ces rages de partis vivent ce que vivent les roses des roses sanglantes ! Et ce n’est ni d’Aubigné, ni Matthieu, ni aucun des écrivains, qu’on ne lit plus, du temps agité et terrible où la Ligue luttait contre une royauté hérétique, qui pouvait fausser pendant longtemps le sens de l’histoire. Voltaire seul, venu beaucoup plus tard, a eu l’effroyable privilège de fixer l’erreur là où, sans lui, elle aurait passé. Avec un poème qui singe l’histoire, et un poème, c’est comme des chansons :

Cela vaut mieux qu’un livre, et court tout l’univers,

Voltaire, qui n’était ni protestant, ni royaliste, ni {p. 198}convaincu de rien ; Voltaire, une vraie âme de son temps, une âme de la Régence ! Voltaire, courtisan et philosophe, acheva et condensa, en ses vers hypocrites, les accusations et les calomnies mortes des partis, et il en raviva les poisons. Nul plus que lui, l’auteur de la Henriade, de la Pucelle et de l’Essai sur les Mœurs, ne commit de crimes en histoire, et personne non plus parmi ces assassins de la vérité, qu’on ne traîne pas à l’échafaud, ne les commit avec un bonheur plus insolent, une plus épouvantable fortune. N’avait-il pas tout pour réussir ?… Esprit léger chez une nation légère, il en était le type littéraire élevé à sa plus haute puissance. Aussi se mirait-elle en lui et s’y adorait-elle en s’y reconnaissant embellie !

Charmant et détestable sorcier, espèce de Circé à sa façon qui changeait les hommes en bêtes, pour peu qu’ils missent le bout des lèvres dans la coupe de ses écrits, Voltaire, sur cette question de la Ligue comme sur tant d’autres questions d’histoire, a perverti le sens public pour un temps qu’on peut prévoir, mais qu’il est impossible de mesurer. On le saura plus tard. Quand les historiens qui auront parlé de la Ligue avant ou après lui (peu importe), mais comme lui, seront tous convaincus d’erreur, de mauvaise foi ou d’ignorance, quand leurs assertions, réduites à néant, sous le souffle d’une Critique puissante, ne feront plus nuée sur les faits, et ne cacheront plus le vrai des choses, l’influence de Voltaire déshonorée se retrouvera encore dans une foule de têtes, comme un tic incorrigible dont l’esprit français ne guérira pas, tant, cet esprit, il l’a détraqué !

Eh bien ! c’est contre un tel obstacle à la {p. 199}bienvenue et à l’établissement de la vérité que M. de Chalambert s’avise de lutter aujourd’hui avec deux volumes, pleins de notions exactes, quand on se tient au point de vue du détail des faits, mais qui, selon nous, ne creusent pas assez dans la question des origines, cette seule question qui éclaire tout en histoire et que M. de Chalambert, il faut le dire, n’a point oubliée. Assurément M. de Chalambert est au fond trop historien, il a trop l’instinct de ce qu’il fait pour ne pas avoir compris que ce qui importait plus peut-être que les actes même de la Ligue, c’était son origine, sa nécessité, son droit d’existence, c’étaient enfin les précédents de ce fait nouveau qui se produisait pour la première fois en 1584, contre l’hérédité monarchique dans le pays, naturellement et politiquement, le plus monarchique de la terre. Et voilà pourquoi il a fait précéder son histoire de la Ligue d’une introduction sur l’ensemble de la monarchie française. Voilà pourquoi il s’est efforcé, dans cette introduction, de signaler les caractères trop oubliés quand il s’agit de bien juger le xvie siècle, de cette monarchie fille aînée de l’Église et de l’hérésie, qui en brisait l’unité séculaire. Seulement ce travail qui était la partie importante et capitale d’une histoire, telle que M. de Chalambert concevait la sienne, ce travail, rejeté dans une introduction, n’est point la forte et étreignante analyse que nous aurions désirée et qui eût silencé, — comme disent si heureusement et si impérieusement les Anglais, — tous ces écrivains sans vigueur d’initiative qui, avec plus ou moins d’érudition, rabâchent, même en Allemagne, les idées de la Henriade et peuvent très justement s’appeler les ruminants de Voltaire !

{p. 200}Et de fait, quand on s’attaque à cette race molle et têtue d’intelligences qui ont la patience de la répétition sous le démenti et qui se recouchent éternellement dans l’ornière d’où on les a chassés, besoin est, pour innocenter la Ligue, cette grande audacieuse, qui paraît presqu’une grande coupable aux honnêtes esprits que l’audace a toujours troublés, oui, besoin est de quelque chose de plus que de cette phrase dont la vérité trop banale ne saurait entamer la carapace de préjugés sous laquelle l’opinion traîne sa vie. « La France, dit M. de Chalambert, était une nation catholique dont les croyances, les mœurs et les institutions reposaient sur la religion catholique. Dès lors, toute attaque dirigée contre la religion catholique apportait dans les conditions d’existence de la société française une perturbation que le gouvernement ou la société si le gouvernement passait à l’ennemi, comme, par exemple, dans le cas de la royauté protestante d’Henri IV, avait le droit et le devoir de réprimer comme un attentat… » Très certainement, rien n’est plus vrai et d’une vérité plus élémentaire, mais rien aussi n’est d’une vérité plus impuissante sur la masse des esprits, qu’une telle affirmation, et cela en raison de sa clarté et de sa simplicité même. Il y a plus, les fautes commises par les classes dirigeantes de la société, et sur lesquelles M. de Chalambert ne pèse pas assez dans son introduction trop rapide, les lâchetés d’une royauté qui oubliait, depuis trop longtemps, sa fonction de bras droit de la chrétienté, les corruptions et les révoltes d’une noblesse qui ne méritait plus de porter la croix de ses aïeux des croisades sur le pommeau de son épée, le triste {p. 201}rôle de l’indécis François Ier, de l’imbécile Henri II, de Catherine de Médicis, cette athée à tout ce qui n’était pas le pouvoir dont elle était folle pour elle et pour sa race, toutes ces choses, compliquées de la mort du duc d’Anjou, le dernier héritier de cette famille de Valois qui périssait dans l’infécondité de la débauche, ne justifient pas entièrement et bien nettement, aux yeux de tous ceux que le catholicisme n’éclaire pas, le fait à outrance et si antipathique au génie national d’une confédération armée contre la descendance directe, dans un pays d’hérédité comme l’a toujours été la France. Aussi n’est-ce pas dans toute cette histoire, officielle et si connue qu’elle en est vulgaire, n’est-ce pas sous l’épiderme des événements du xvie siècle, mais bien dans les entrailles des réalités les plus profondes, qu’il fallait chercher la raison supérieure de la nécessité de la Ligue et de son héroïque légitimité.

Elle était bien, comme on le dit avec plus ou moins de force et comme le répète aujourd’hui son nouvel historien avec une tranquillité d’intelligence et d’expression qui croit n’avoir pas besoin d’insister, elle était bien, cette raison supérieure, dans le catholicisme du pays et dans sa conscience religieuse. Mais pour les hommes chez qui la conscience religieuse n’est pas très développée, pour les hommes que le catholicisme trouve hostiles ou seulement indifférents, il aurait été bon de sortir de ces termes devenus trop amples et trop flottants de conscience religieuse et de catholicisme, et, puisqu’on différait de principes, de pensée ou de sensation, de montrer à l’intelligence politique des faiseurs d’histoires, ce que c’était, {p. 202}conscience à part et vérité divine à part, que le catholicisme en France, quand la Ligue se leva pour le défendre. Il faut bien qu’on le sache, le catholicisme était alors la société même, une société armée, vivante et qui, comme toute société vigoureuse, comme tout être vivant et normal ne voulait pas être blessée, et se sentait une vie trop puissante pour se résigner à mourir. Le catholicisme ne s’appliquait pas seulement à cette société. Il n’entrait pas en elle, comme une doctrine entre dans la conscience d’un peuple. C’était mieux que cela ! Il était elle. Il l’avait faite, il l’avait pétrie, il l’avait frappée à son image, après l’avoir fondue lui-même, comme un fondeur.

II §

Certes, quand on parcourt toutes ces histoires où la Ligue est en jeu, on a le droit de s’étonner de l’éternel oubli qui devrait pourtant être impossible, de l’organisation populaire telle que le catholicisme l’avait créée, de cette gloire du Moyen Âge à laquelle le monde moderne, qui l’insulte, n’a rien encore à opposer, des confréries dans les églises, des spécialités d’états, des corporations des arts et métiers et de leurs luttes, dès les premiers jours du Protestantisme, contre l’industrie protestante. On a le droit de s’étonner du silence des historiens qui ne parlent jamais de l’industrie protestante qu’à propos de la révocation de l’édit de Nantes, sous Louis XIV, et négligent de poser au xvie siècle cette question de vie {p. 203}et de mort qui donne un intérêt si suprême, un instant si marqué, une âme si forte à l’intérêt catholique ! Or, en la posant, cette question, on sort du vague des mots et des idées, on entre dans le vif des faits, on met la main sur la clef de l’Économique de l’époque, on ressuscite le peuple et tout va facilement s’expliquer… La Ligue, ce n’est plus un parti, c’est le peuple, c’est la défense jusqu’à la mort de son patrimoine menacé, de l’héritage de ses enfants, de ce patrimoine sans lequel il se sent spolié dans ses pratiques, ses salaires, ses achats, ses plaisirs, et déshonoré comme vassal industriel des falsificateurs qui, au nom d’un principe nouveau, viennent rompre les cadres de ses robustes catégories. Fait par l’Église, le peuple fait la Ligue à son tour. Mais la Ligue, c’est l’Église encore, c’est l’Église à l’état de résistance ouverte, officielle, déclarée. Qu’on étudie l’Église elle-même, l’Église calme n’est-elle pas, pour qui jette sur elle un regard profond, une ligue à l’état latent ? L’Église n’est point un tas de pierres, c’est l’union des âmes dans le bon vouloir. Au point de vue de la politique, l’Église et le peuple sont identiques, car, en dehors de l’Église, il n’y a pour les multitudes que l’esclavage antique et ses hontes ou le morcellement moderne et ses fanges. La preuve en éclate aujourd’hui ! Le peuple, menacé au xvie siècle dans tout ce qui était sa vie, sentait absolument cette identité que les historiens devraient montrer davantage pour expliquer une action qui ne fut point une révolte dans le sens que les révolutions modernes ont donné à ce terrible mot, et pour l’expliquer aux penseurs politiques de nos jours qui ont rayé, il est vrai, {p. 204}les questions de foi de leurs programmes, c’est-à-dire toute l’économie de la vie morale, mais qui, en présence des intérêts matériels, comprendront peut-être que la Ligue, c’est-à-dire la société même, courût aux armes pour se sauver !

Et d’ailleurs, pourquoi tout ce scandale à propos de la Ligue, pourquoi toute cette dureté contre elle, si la haine éternelle des ennemis de l’Église, en d’autres termes, si le voltairianisme ne s’y cachait pas ?… La doctrine insensée, qui est l’inféodation d’une société aux fautes et aux crimes de ses gouvernements, n’a jamais pu tenir nulle part, même en France, devant ces faits et devant l’histoire. Quelque royaliste qu’ait été autrefois ce pays qui depuis a fait la Convention et qui ne craint pas de la souffleter aujourd’hui sur le visage de la sainte Ligue, la théorie du pouvoir quand même, en France, n’a jamais triomphé. Quelle qu’ait été, comme on l’a dit parfois, la religion de la France pour la royauté, le catholicisme, son essence même, l’a préservée de l’idolâtrie. Trop de races royales s’y sont succédées, et toujours en vertu de la loi unique et irréfragable qui fait tomber les unes par leurs fautes et s’élever les autres par leurs vertus ! Toujours il fut dans l’histoire de ce pays un moment suprême où l’indignité des gouvernements proclama la vacance du trône par la bouche même qui avait le droit de la proclamer, par cette voix du peuple et de l’Église qui avait fait le peuple ce qu’il était, et qu’au Moyen Âge on appelait justement, pour cette raison, la voix de Dieu ! Ce moment suprême était sonné sous Henri III. Son règne, pour qui comprend les institutions qui formaient la {p. 205}monarchie française, est une véritable vacance du trône, car sa reconnaissance du chef du parti protestant, comme héritier présomptif de la couronne de France, était le suicide du pouvoir dont l’ensemble des institutions l’avait investi. Or le pouvoir, qui est la transmission d’une notion divine, n’a pas le droit de se suicider. M. de Chalambert en convient comme nous, malgré la modération de sa pensée. « La conduite de Henri III, dit-il, ne devait pas manquer, s’il y persévérait, d’avoir pour résultat la ruine de la religion catholique… Le double meurtre qu’il avait commis (l’assassinat des Guise) ne faisait qu’aggraver sa situation en soulevant contre lui chaque jour quelque ville nouvelle. » M. de Chalambert prétend que la déchéance de Henri III, prononcée en 1589, fut simplement comminatoire, et il a raison quant au fait en soi-même. Mais la question, posée par l’histoire, est bien au-dessus de ce détail de conduite, et c’est le droit de l’Union à prononcer cette déchéance que l’historien aurait dû faire rayonner, dans tous les sens, avec une clarté souveraine.

Encore une fois, voilà ce que M. Chalambert n’a pas su montrer. Son livre, qui n’apprendra rien aux catholiques sur le fond des choses, n’imposera point la vérité à ceux-là qui la méconnaissent. Nous ne savons rien de la vie de cet écrivain ; mais nous ne serions point étonné qu’il eût écrit son livre dans la simplicité de son cœur, sous les clématites de sa province, loin des hommes auxquels il faut arracher les préjugés d’une main plus ferme quand ils en ont dans la pensée, quitte à les faire saigner un peu, comme les Chirurgiens, pour les guérir. Son Histoire {p. 206}de la Ligue, vraie d’aperçu, mais faible d’aperçus, n’a point les qualités perçantes auxquelles est tenu, dans notre temps, tout livre d’histoire qui doit s’élever au-dessus des routines, porter la lumière en arrière et en avant des faits qu’il raconte, et avertir le législateur. Non seulement, comme nous l’avons dit plus haut, ce livre ne remonte pas aux causes qui produisirent la Ligue, mais, de plus, il n’éclaire pas les faits qui suivirent sa dissolution, et qui auraient mieux prouvé, que ses causes encore, combien elle était dans la vérité. Le nouvel historien, se contentant, comme la Ligue elle-même, de cette conversion qu’Henri IV, son masque à la main, appelait tout bas, dans l’oreille de sa maîtresse, le saut périlleux, finit brusquement son histoire à l’édit de Nantes, ce coup de Jarnac du protestantisme qui se vengeait de sa conversion ; et, arrivé là, il se contente d’indiquer une telle conclusion, au lieu d’en marquer la portée ! Par cette retenue, il ne dit pas quel malheur ce fut, en réalité, pour la France du Moyen Âge et de saint Louis, que l’avènement de la maison de Bourbon dans la personne d’Henri IV, et quelle politique à bascule allait remplacer cette forte organisation catholique de tout un pays, l’exemple du monde, que les Valois avaient compromise et que les Guise auraient sauvée ! Après la conversion d’Henri IV, l’insolence royaliste seule put regarder la Ligue comme vaincue, et ce vers si comiquement gascon sur un héros gascon :

Il confondit Mayenne, et la Ligue, et l’Ibère,

car la Ligue avait obtenu ce qu’elle avait voulu, un {p. 207}roi catholique, et Henri IV avait été obligé de communier, à son sacre, sous les deux espèces ; mais plus tard, de fait, oui, elle fut vaincue, et, sinon elle, qui n’existait plus, au moins cette nation qu’elle avait si grandement et si vaillamment représentée ! Après la Ligue, le parti protestant, politique, parlementaire, anti-romain, levait ses mille têtes et pulvérisait la vieille unité de la France. Les successeurs de Henri IV allaient achever de détremper l’organisation populaire. La race entière des Bourbons devait porter jusqu’à son dernier jour le vice de son origine. Elle devait rester politique et se perdre à jouer ce triste jeu de raquette, d’équivoques, de juste-milieu, qui va de saint Louis à Henri IV, et qui dit : fils d’Henri IV contre les catholiques et fils de saint Louis contre les protestants ! Étrange rapprochement, du reste ! car si vous mettiez saint Louis dans le temps de Henri IV, il serait parmi les ligueurs !

III §

Tels sont pourtant les faits et les enseignements qui planent sur l’histoire, et un véritable historien qui aurait eu en lui la fibre d’homme d’État se serait bien gardé de les oublier. Religieux comme M. de Chalambert, il aurait, sous le couvert de cette Providence qui ne donne aux races royales que la durée de leurs vertus, conclu hardiment le rejet par Dieu de cette maison de Bourbon qui n’eut qu’un seul {p. 208}grand homme (Louis XIV) parmi ses plus brillants coupables, et qui, de faute en faute, accula la France jusqu’à l’effroyable expiation de 1789. Cherchant aujourd’hui le droit dans le fait à propos de la Ligue qui l’avait trouvé dans le ciel, et en face de la race nouvelle érigée sur les débris des races anciennes parmi nous, il aurait proclamé l’arrêt suprême et vu ce que tout le monde sans exception verrait pour le moment en France, si la pitié pour les victimes n’attendrissait le jugement contre les coupables, et si quelques gouttes du sang de martyr de Louis XVI ne nous étaient entrées dans les yeux pour nous retomber sur le cœur !

Cette conclusion, qui enferme l’histoire jusqu’à nos jours, M. de Chalambert ne l’a pas osée. Il n’ose rien, et ce n’est pas par timidité. Il est tellement pénétré, pour son propre compte, de tout ce que son devoir (qu’il nous permette d’écrire ce mot-là) serait de pousser vigoureusement dans l’esprit de ceux qui ne veulent pas comprendre, comme on pousse une épée dans le cœur de ceux contre qui on se bat et qui résistent, que, chose singulière et naturelle ! c’est la force de sa conviction qui fait la faiblesse de son histoire. Évidemment il ne se méprend ni sur la gravité des événements ni sur la valeur des hommes, mais il ne mesure pas plus l’influence des uns qu’il ne caractérise l’individualité des autres. Nous avons cherché l’homme d’État, où est l’artiste ? Nous ne trouvons que le bénédictin d’étude et de foi. Dans cette histoire où se meuvent des personnages comme les Guise et comme Catherine de Médicis, le seul homme de cette famille des Valois, tombée en {p. 209}quenouille et terminée par cet énigmatique Henri III, l’hermaphrodite d’Agrippa d’Aubigné :

Si bien qu’en le voyant, chacun était en peine
S’il voyait un roi-femme ou bien un homme-reine !

le croira-t-on ? il n’y a pas une seule de ces grandes ou honteuses physionomies ramassées dans un portrait ardemment ou profondément coloré. La vie manque sous les traits dispersés. M. de Chalambert ne sait pas plus reconstituer en bloc une personnalité détruite qu’il ne sait déshabiller implacablement ces fausses et factices renommées qu’un poète pourrait appeler les Sirènes de l’histoire, car elles en sont le charme le plus dangereux. Ainsi, par exemple, Henri IV passe encore, malgré tous les faits, dans la chronique de M. de Chalambert, avec cette magie que l’histoire, quand elle sera impartiale, saura bien lui ôter. Si M. de Chalambert n’ajoute pas beaucoup à l’auréole du blanc panache, il ne montre point assez que ce qui en ternit souvent l’éclat n’est pas la poudre des batailles. Et pourtant quelle meilleure occasion qu’une histoire qui va de 1584 à 1598 pour peser cette gloire faite et surfaite par des cadets de famille en guerre contre leurs aînés (car voilà tout le secret du protestantisme de la noblesse de Henri IV !), et qui, commencée dans une misérable chanson à boire de lansquenets ivres, va s’achever dans le poème de Voltaire, qui n’a d’ivresse que celle de l’ennui !

Pour notre compte, à nous, nous ne savons pas de gloire à meilleur marché que celle de ce capitaine d’aventure, qu’on nous donne pour un grand capitaine {p. 210}parce qu’il allait gaiement au feu avec les autres, et, malgré le vaudeville qui obstrue l’histoire, nous n’en savons pas de moins française. La France n’est point au cabaret. La France est un pays de netteté : voyez sa langue, c’est la clarté même ! Et, type merveilleusement approprié de la politique à double sourire de sa maison, le bon et loyal Henri fut un finaud qui finit par se prendre dans sa propre finesse, car il est mort poignardé pour avoir voulu faire ce qui, plus tard, a perdu sa race, de la conciliation entre les partis et des fusions impossibles. Même son amour des femmes, qu’il a transmis, comme sa politique, à sa descendance si riche en bâtardises, son amour des femmes, cette gracieuse faiblesse que les femmes, qui travaillent à la gloire en France, ont la bonté de pardonner, a quelque chose d’égoïste, de superficiel et de grossier, qui devrait choquer davantage leurs instincts délicats et fiers ; mais on passe tout à ce gendarme ! À la mort de la duchesse de Beaufort, qu’il allait épouser quand elle mourut, le duc de Retz lui dit en riant qu’il était bien heureux, et que Dieu lui avait fait une fière grâce par cette mort, en lui épargnant une grande sottise, il en convint et se consola si bien qu’en trois semaines Mlle d’Entragues, une gaîté de femme ! remplaça Mlle de Beaufort. Tout Henri IV est dans ce trait ! bonté des sens, familiarité, camaraderie, politique, cette peau d’intérêts qu’il avait sous son autre peau, absence de profondeur d’impression et l’amour du rire ! le voilà tout entier !… Mais, franchement, y a-t-il assez dans tout cela pour étoffer un vrai grand homme et piper l’histoire jusqu’à la dernière génération ?… Nous ne le pensons pas, et {p. 211}nous croyons même qu’il appartenait à un historien de la Ligue de rétablir la vérité de physionomie dans une si facile et si fausse grandeur. Malheureusement M. de Chalambert ne s’est pas chargé de cette juste exécution historique et nous l’attendons toujours.

IX. Mémoires de Saint-Simon §

Édition de Hachette (I) §

I §

{p. 213}Les Mémoires de Saint-Simon, tels qu’on les a récemment publiés, sont un véritable événement en littérature. Tout ce qui a plume s’en est occupé et a tenu à dire son mot, quelquefois très long, sur un ouvrage qui n’a d’analogue ni dans notre langue ni dans aucune autre. Les journaux et les revues se sont renvoyés l’écho de leurs admirations, et l’opinion publique, que ces journaux ne font pas toujours, ils semblent la faire, cette fois, tant ils sont d’accord avec elle ! L’Académie elle-même, l’Académie, qui juge les morts (en France on n’est jugé que par ses pairs) et qui met au concours la rédaction de leurs épitaphes, est entrée dans la sympathie universelle et a {p. 214}dernièrement couronné un éloge de l’auteur de ces Mémoires, dont la gloire doit se mesurer à la grandeur monumentale de son livre. Il n’y a pas jusqu’aux circonstances de leur publicité qui n’aient porté bonheur aux Mémoires du duc de Saint-Simon et fait faire coup double à leur renommée.

Fragments d’abord, publiés en 1818, il donnèrent assez de jouissances inattendues à l’imagination contemporaine pour qu’elle ressentit soudainement l’amour d’un livre qui faisait si largement immerger la vie dans l’histoire, et pour qu’elle désirât ardemment connaître l’ensemble et l’effet intégral de cette vaste fresque, comme l’a dit si heureusement M. Sainte-Beuve, dont quelques groupes lui étaient montrés épars ou mutilés, mais d’une vie et d’une beauté si prodigieuse ! Aujourd’hui, cette fresque nous apparaîtra tout entière. Chaque volume qu’on a publié séparément (et nous sommes au treizième) est un rideau relevé qui permet de mieux apercevoir, dans sa fourmillante perspective, l’immense multitude historique rangée par l’étiquette sur les gradins de l’hémicycle si magnifiquement ordonnancé qu’on appelle le xviie siècle. Vu tout d’abord et embrassé d’un seul regard, ce spectacle, unique dans l’histoire, unique par le fait, et unique par l’art qui le reproduit et qui l’éternise, eût certainement arraché à la Critique le tribut d’admiration dû aux grandes choses et aux grandes œuvres, mais il n’aurait pas valu cette découverte graduée, qui est de la gloire en deux fois et cette impression sur laquelle on revient pour l’achever — pour l’approfondir ou l’étendre.

Et cependant, ne nous y trompons pas, ni le talent {p. 215}qui est suprême en ces Mémoires, — qui va jusqu’au génie, quand il ne s’agit que de peindre, mais qui n’y va pas, quand il s’agit de juger, — ni le sujet de ce récit, grand, varié, et pour nous, les démocrates du xixe siècle, déjà merveilleux comme une lointaine épopée, ni les hasards d’une publication qui a aiguisé le goût public et l’a fait attendre avant de le satisfaire, ni même, ce que nous ne comptions pas tout d’abord, la rareté des livres sur le siècle de Louis XIV, rareté étonnante et qui vient de la peur qu’inspirait Voltaire, lequel l’avait pris pour sa part de lion et faisait trembler d’y toucher les superstitieux de son génie, ne peuvent suffisamment expliquer l’amour que Saint-Simon, presque inconnu, presque dédaigné au xviiie siècle, a trouvé tout à coup parmi nous.

Malgré la hauteur de ses formes, voilà cet homme populaire ! Mon Dieu ! oui ; Saint-Simon, l’aristocrate violent et inflexible, l’homme de la race, de la tradition, de la distinction, de l’étiquette, de la politesse, de ces mille nuances sociales que nous, les déclassés, les pressés de vivre, les locomotives humaines, nous n’avons guère que le temps de mépriser, Saint-Simon a trouvé des admirateurs là où il les aurait le moins cherchés, s’il avait pu nous deviner, ce qui l’eût tué d’apoplexie ! Certes, nous ne sommes pas déjà si fous du talent, quoique nous nous en vantions, la gloire étant faite ; nous n’aimons pas tant déjà cette distinction, plus cruelle à l’orgueil que les distinctions nobiliaires, pour que le talent, le talent seul d’un incomparable écrivain ou le besoin d’être amusés par une histoire vraie qui ressemble à une fable immense, {p. 216}donnent le mot de cette sympathie qui n’a pas été combattue et à laquelle nous nous sommes livrés sans discuter et sans hésiter. Nous ne sommes pas si hommes que cela, pas si enfants non plus ! Il y a donc une autre cause des succès de Saint Simon que l’enlèvement, par le talent, de l’imagination charmée ou par l’intérêt d’un récit qu’avant lui personne n’avait su faire encore, et qu’après lui personne n’oserait recommencer.

Cela est triste à dire, mais cela est, et la Critique qui pèse la gloire, parce que c’est une manière de plus de peser l’œuvre dont elle est le prix, ne peut le passer sous silence. Le succès instantané de Saint-Simon au dix-neuvième siècle tient bien moins à des qualités qui le font grand qu’à des défauts qui le rapetissent. Il vient bien moins de la supériorité d’un homme d’un talent, trop fier pour plaire au grand nombre, qu’à l’abaissement de sa raison quand il s’abaisse et qu’il se rapproche de nous tous. Si démocrates, en effet, que nous soyons sortis du ventre de nos mères, les Révolutions, nous avons des passions qui donnent la main à celle de cet aristocrate, et c’est par là qu’il nous entraîne ! Si nous n’aimons pas tout ce qu’il aimait, si nous nous soucions assez peu, par exemple, de ses sentiments féodaux, de son duché, de sa pairie, des ducs à brevet ou sans brevet, de l’affaire du bonnet qui fut la grande affaire de toute sa vie, par ce côté, il faut le dire, sérieusement et idéalement grotesque, si même nous taillons des comédies dans tout cela, des comédies où la dignité de l’homme qui nous amuse à ses propres dépens reste à plat, nous haïssons au moins ce qu’il a haï, et il a pour lui tous {p. 217}les préjugés actuels (et ils sont nombreux) contre la personne ou le gouvernement de Louis XIV. Nos raisons d’abaisser ou de diminuer Louis XIV, le roi absolu, ressemblent plus qu’on ne croit à celles du due de Saint-Simon, car des aristocrates comme lui sont des démocrates par en haut et entre eux, comme nous sommes, nous, des aristocrates par en bas. Des improvisateurs de progrès, de fulminants ouvriers de révolutions, qui en soixante-six ans en ont dépêché six, ne comprennent pas plus, ne doivent pas plus comprendre que ce frondeur en retard, tombé après coup dans la monarchie de Richelieu, parachevée par Louis XIV, ce rayonnement de l’autorité unitaire qui calme et rassied les nations.

Ôtez donc des Mémoires de Saint-Simon le préjugé contre Louis XIV et la haine contre Mme de Maintenon, plus étonnante que ne le fut Louis XIV, car il est un homme et elle n’est qu’une femme, — à égalité de grandeur la femme doit l’emporter ! — et vous verrez si la popularité de ces Mémoires ne diminue pas ! Ils resteront encore un chef-d’œuvre, car, au fond, ils en sont un, malgré ces deux haines qui furent deux erreurs, mais le prestige du chef-d’œuvre sera tombé. Les connaisseurs seuls en parleront de cette voix qui ne fait pas tapage, comme on parle des chefs-d’œuvre de Mozart, de Raphaël et de Goethe, mais la fanfare de la gloire, par toutes les trompettes, n’existera plus !

II §

{p. 218}Ainsi deux erreurs et presque deux sottises, voilà, sinon le meilleur, au moins le plus puissant de l’influence des Mémoires de Saint-Simon sur nous. Il s’est mépris sur Louis XIV, et tellement mépris, qu’on peut dire qu’il ne l’a pas compris, et que, de hauteur avec le siècle qu’il a su peindre, il ne l’a plus été avec son modèle quand il s’est agi de la tête du siècle, de son chef. Pour une raison d’intelligence, et peut-être de moralité, Saint-Simon a été le plus injuste historien d’un homme et d’un système qui représentent ce que nos individualités déchaînées haïssent naturellement le plus, — le despotisme individuel. Cette personnalité de Louis XIV, odieuse, comme tout ce qui est grand, à tout ce qui est petit, Saint-Simon ne l’a pas pénétrée plus que nous qui la voyons après lui, et qui, malgré les bénéfices et les leçons du temps, ne la comprenons pas davantage. Pour nous, en effet, comme pour Saint-Simon, Louis XIV n’est qu’un despote heureux, une espèce de kalife d’Orient, en Occident. Rien de plus. Nous nous débarrassons de sa grandeur en lui passant autour du cou son fameux mot, « l’État, c’est moi » ; et nous croyons l’étrangler. Préoccupés de cette personnalité qu’on lui reproche, nous n’entendons pas la Fonction qui parle dans ce mot splendide ; et, quoique mieux placé que nous pour l’entendre, Saint-Simon ne l’a pas entendue.

{p. 219}À toutes les pages de ses Mémoires, il se montre l’ennemi de ce gouvernement qu’il appelle le règne par soi-même et qui est la seule ressource que les fautes et les malheurs de plusieurs générations laissent à un peuple. Louis XIV inaugura, il est vrai, la cravache à la main, cette royauté personnelle pour laquelle Louis XI et Richelieu avaient combattu contre des aristocraties turbulentes, mais voilà justement sa gloire ! Nous en étions venus à ce point qu’un tel gouvernement était seul nécessaire et possible, et nous sommes à ce point-là toujours. La suite des temps l’a bien prouvé. Qu’avons-nous eu depuis Louis XIV, si ce n’est le règne des personnalités fortes, entremêlé d’interrègnes ?… Après les désastres du xvie siècle, les fautes politiques d’Henri IV et les luttes jusqu’au sang de Richelieu pour les réparer, après l’anarchie des Parlements et de la Fronde qui remuèrent Saint-Simon dans son berceau, Louis XIV soutint au milieu de la France en poudre le poids de l’écroulement universel et l’arrêta par son prestige personnel… plus d’un siècle ! Ce qui resta, sinon de solide, au moins d’adhérent, sous Louis XV, fut son œuvre encore ; ce fut son prestige continué. Il fallait que Louis XVI égaré lâchât, philosophiquement la clavette révolutionnaire pour que la France de Louis XIV se précipitât… Certes, c’était la vérité, l’État, c’était lui, comme l’État c’était aussi Louis XVI, quand un jour on lui coupa la tête sur la place de la Révolution. Le couperet tombé, il n’y eut plus à la place de l’État qu’une horrible fantasmagorie d’hommes rouges qui s’agitaient sur un fond livide et décomposé, jusqu’au moment où un homme {p. 220}vint apporter l’Ordre en apportant la lumière et dire à son tour, ou du moins, s’il ne le dit pas, écrire sur toutes les marges de l’Histoire que l’État, c’était lui, car il l’avait refait !

Eh bien ! c’est cette ère des personnalités fortes, ouverte par Louis XIV, mais qui n’est pas fermée, c’est cette réserve de Dieu quand les peuples sont à bout de malheurs et de fautes et qui est peut-être toute la question des temps modernes dans ce qu’ils ont de passé déjà et ce qui leur reste d’avenir, c’est celle nécessité et cette grandeur qu’il n’est pas permis aux esprits fermes en politique de méconnaître. Saint-Simon ne s’en douta même pas. Il fit de Louis XIV un roi de tapisserie, magnifiquement extérieur et superficiel, mais, sous la casaque bien portée, il ne mit qu’un despote vulgaire, un être médiocre, d’esprit et de cœur. Il ne démêla pas son genre de génie. Il l’accusa de goût pour les subalternes et de jalousie basse contre son frère, Monsieur, l’homme le plus méprisable du royaume et du temps, et il releva le tout par un orgueil, à la Nabuchodonosor, qui méritait de paître l’herbe des gazons de Versailles ! Peu soucieux, d’ailleurs, de se contredire et de se prendre honteusement dans sa propre inconséquence, Saint-Simon ne craignit pas d’écrire que cet esprit foncièrement médiocre était capable de « se former et de s’élever…, qu’il voulait l’ordre et la règle…, qu’il était né sage, modéré, maître de ses mouvements et de sa langue, et le croira-t-on ? ajoute-t-il (ce serait plutôt à nous d’écrire ce mot-là), qu’il était bon et juste, ayant assez reçu de Dieu pour être un bon roi, et peut-être même un assez grand Roi ! »

{p. 221}Assurément on ne chancela jamais davantage pour tomber plus à plat du côté où l’on ne voulait pas pencher. Louis XIV qui peut-être eût été un assez grand roi ressemble à une bouffonnerie. Mais il n’y a que la passion, cette idiote terrible, qui puisse bouffonner ainsi sans s’en apercevoir ! On se rappelle, quand on lit cela, le prodigieux regard de Louis XIV, qui tua Fénelon, « le bel esprit chimérique », en se détournant de son inutilité. Ce regard, qui jugeait plus vite que le compas et l’équerre de Le Nôtre que cette fameuse fenêtre de Trianon n’était pas droite, avait-il vu que Saint-Simon, l’ami du duc d’Orléans, — nos amitiés donnent la mesure de nos discernements, — n’était pas non plus parfaitement droit d’intelligence ? C’était un de ces esprits brillants, mais sans ductilité, contournés, difficiles à aligner, plus chimérique que Fénelon peut-être, quoiqu’il fût très positif dans ses passions et ses sentiments et destiné par sa nature, vis-à-vis de tous les pouvoirs, à une opposition éternelle. Louis XIV, pas plus que Napoléon, pas plus que tous les hommes nés pour le commandement, ne se souciait de ces originalités qui rompent un ensemble et contrecarrent des décisions. Aussi excepté pour l’ambassade d’Espagne, qui ne fut qu’une chose de représentation et d’étiquette, Louis XIV laissa pour tout le reste le duc de Saint-Simon à l’antichambre, et le duc s’en est souvenu en jugeant le roi.

Il n’y a que cela en effet, — un ressentiment sans issue, — qui pouvait troubler à ce point misérable le sens du duc de Saint-Simon sur Louis XIV. Ni ses velléités féodales, ni ses colères de frondeur rétrospectif, ni ce tempérament d’Alceste qui donne si {p. 222}souvent à Saint-Simon l’air du Misanthrope, mais d’un misanthrope bien autrement colossal que celui de Molière, n’étaient capables de si profondément altérer des facultés qui, après tout, aimaient la grandeur et qui étaient faites pour l’histoire. Dans le secret de cette royale intelligence qui, comme celle de Newton, pensa toujours à la même chose, et c’était la gloire et le bien-être de son État, Louis XIV avait pesé Saint-Simon, et il avait trouvé qu’il pesait peu. L’orgueil souffrant de celui-ci, de cet esprit qui sentait sa puissance, mais qui, comme tant d’esprits, se méprenait sur elle, a cherché à voiler cette blessure, mais il l’avait au fond du cœur, et elle saigne partout dans ses Mémoires. Le roi, d’un esprit assez juste pour ne jamais revenir sur une décision, ne se démentit pas. Une fois seulement avant cette ambassade d’Espagne, vide d’affaires et d’hommes à manier, on l’avait vu arrêter sa pensée sur Saint-Simon et le désigner au Conseil pour l’ambassade de Rome, mais ce choix, qui avait étonné tout le monde, et Saint-Simon lui-même, ne fut jamais officiellement confirmé. L’auteur des Mémoires eu chercha laborieusement la raison avec cet art des inductions et des interprétations qu’il possédait mieux que personne et qui le rend un historien si séduisant, si éblouissant et si dangereux, et il la trouva, nous dit-il, dans l’opposition et l’influence de Mme de Maintenon, la vieille fée, — de Mme de Maintenon, sa seconde haine ; la seconde raison de la popularité actuelle de son livre, et pour nous la seconde tache de ces admirables et adorables Mémoires, que nous voudrions effacer.

III §

{p. 223}Et quand nous disons la seconde tache, nous nous trompons, il n’y en a qu’une. Cela ne fait pas deux que Mme de Maintenon et Louis XIV ! Quand Saint-Simon impute à Mme de Maintenon une opposition contre lui, il l’impute aussi à Louis XIV, car Mme de Maintenon et Louis XIV, c’est presque la même individualité. Androgyne auguste plus merveilleux que celui que rêva Platon et qu’une fois on vit sur le trône ou du moins bien près, à côté. Qui se dit de l’un s’entend de l’autre, tant ils étaient unis ! Jamais dans les annales de l’histoire et dans celles bien plus variées du cœur humain, on n’avait vu deux êtres si bien faits pour s’appartenir. Mme de Maintenon, c’est Louis XIV encore, c’est Louis XIV dédoublé ! Louis XIV, le roi du bon sens, l’appelait sa solidité ; il eût pu l’appeler sa conscience. Cette grande femme d’État avait peut-être jugé et pénétré Saint-Simon avant Louis XIV, mais sur ce point comme sur tous les autres, elle ne domina pas le roi, elle avait vu comme il devait voir, elle le devinait… Elle lui parlait sa propre pensée et le Roi se reconnaissait à l’instant. Pour cette raison, Saint-Simon fut pour elle ce qu’il avait été pour Louis XIV. Il l’accusa, l’insulta, la rapetissa bien plus aisément que ce Roi immense, cette grandeur solaire dont il était assez difficile d’éteindre la masse de rayons. Tout incognito a ses dangers pour les femmes. Mme de Maintenon a gardé dans l’histoire un incognito {p. 224}sublime qui la rend très apte à l’insulte, et Saint-Simon n’a pas été chevaleresque. Puisqu’il aime la féodalité et ses symboles, il mérite, quand il s’agit de Mme de Maintenon, que la Critique lui casse ses éperons au talon comme on le faisait aux chevaliers qui avaient insulté les femmes. Il ne s’y est pas épargné. Tout ce qu’on peut dire d’une créature méchante, abjecte et dangereuse, il l’a dit de cette femme à la grandeur cachée, qui s’en vient tranquillement vers la Postérité, qui les croit, à travers tant de calomnies ! Écoutez-le ! Louis XIV n’était que médiocre. Mais elle ! « Elle sentait et pensait en petit. » La première misère de sa vie — cette sainte misère qui nous lave le cœur avec nos larmes et qui nous le parfume pour toujours lorsque nous l’avons respirée ! — la première misère de sa vie, ose-t-il dire, l’avait avilie dans son cœur et dans son esprit. « Situation radieuse ! profonde bassesse ! » et il n’y a pas un seul fait, dans tous les Mémoires, qui donne à Saint-Simon, l’Alceste, moins l’honnêteté, cette fois, le droit de poser de telles conclusions ! Nous ne craignons pas de l’affirmer : Saint-Simon est pour les trois quarts, sinon pour le tout, dans ces sottises atroces et, disons-le ! même bêtes, qui se sont fixées sur cette belle tête voilée historique, mais dont le voile de veuve, pieusement gardé, laissera toujours apercevoir la beauté, le caractère et le courage ! Il a tordu et retordu, d’une main cruelle, cette couronne d’épines dont elle n’a pas plus senti le poids que celui de l’autre couronne. De toutes ces insultes de Saint-Simon, en les exprimant d’un pouce ferme, il ne sort rien de plus que l’ambition effrénée d’une femme qui avait le droit de prétendre à tout et {p. 225}qui, arrivée à sa place par cette loi de gravitation dont le jeu reste toujours innocent de ses actes, s’effaça et vécut avec la simplicité de la plus humble chrétienne, entre son royal époux et Dieu ! Ambitieuse ! Mais en fait, elle se convertit avant de tomber dans la misère. Elle implora les bontés de la reine seule. Elle épousa le cul-de-jatte Scarron, qui ne lui laissa que ses guenilles de poète. Devenue l’institutrice des enfants de Mme de Montespan, elle n’eut là aucune lâche faiblesse. Elle fit respecter l’innocence des enfants dont elle était chargée, réfréna les désirs du roi, l’épousa en secret, n’en parla jamais, ne revendiqua aucun des privilèges de sa fonction, acheta et sauva des patrimoines de protestants indemnisés, ne répondit point aux calomnies, et, à la mort du roi, baissa ses coiffes qu’elle n’avait jamais beaucoup relevées, et s’en alla mourir à Saint-Cyr. Où est l’ambition dans tout cela ?…

Voilà pourtant, sans exagération et sans déclamation d’aucune sorte, la femme que Saint-Simon traîne sur la claie de ses Mémoires avec un acharnement sans égal ! Il est vrai que c’est sur la même claie, devenue splendide, qu’il a étendu le corps rayonnant de Louis XIV ! Unis de leur vivant au sommet des grandeurs humaines, unis devant Dieu et par des ressemblances de nature qu’on n’a pas assez remarquées et qu’il serait curieux de faire saillir, Louis XIV et Mme de Maintenon seront encore unis dans l’injustice et dans l’injure. Partout ils ont trouvé leur lit nuptial. Ils l’ont trouvé dans ces Mémoires, que dans l’intérêt de la vérité il ne faut point appeler terribles, car on les croirait redoutables, comme ils le trouvent encore dans {p. 226}l’opinion d’un temps perdu de panthéisme, et qui n’a plus la vraie notion de la grandeur individuelle.

Ce n’est pas au xixe siècle, quand les penseurs à faire mourir de rire de ce siècle fameux cherchent le moyen impossible de se passer de la main de l’homme dans le gouvernement des peuples, qu’on peut apprécier Louis XIV, le plus grand des rois personnels, un de ces rois qui, à force d’expédients et de génie, dispensent les peuples d’institution, quand il n’y en a plus qui se tiennent debout et qu’on puisse rajuster. Ce n’est pas dans un temps où la hiérarchie de la famille fondée par le christianisme a été si profondément ébranlée, en attendant qu’on la bouleverse tout à fait, qu’on peut apprécier Mme de Maintenon, la plus grande des femmes impersonnelles, car elle se compta toujours pour rien. Elle ne fut guère que la femme sans royauté du grand roi et la servante dévouée et vigilante de sa gloire.

Saint-Simon, le grand peintre d’histoire, avec la magie de son talent, pouvait, s’il n’avait écouté des passions mesquines, montrer au moins le prix de ces deux grandeurs incomprises de notre temps. Il pouvait du moins demander et, qui sait ? peut-être obtenir du respect pour elles. Il ne l’a point fait, et en cela il a failli. L’Histoire et la Critique doivent le dire. Il a failli comme homme dans son devoir moral, mais il a failli aussi dans sa fonction d’observateur comme intelligence. Le soleil est sain à ceux qui peuvent le regarder, et les vrais aigles n’ont pas de ces taies sur les yeux !

Édition de Hachette (II) §

IV §

{p. 227}C’est surtout de la discussion historique qui est à faire contre Saint-Simon, car il n’est pas de livre plus dangereux que le sien au point de vue de la stricte vérité de l’histoire. Nous l’avons dit, mais il ne faut pas faire la petite bouche et avoir scrupule de se répéter. Le génie du style, qui n’est qu’un danger de plus, ce génie d’Armide et d’Alcine, et de tous les sorciers et de toutes les fées, qu’on appelle le génie de l’expression, nous forcerait presque au rabâchage. Delenda est Carthago ! Il s’agit, en effet, de Carthage ; il s’agit d’une foi très punique, de la bonne foi de Saint-Simon, quand il juge ses contemporains. Dans les temps actuels, nous ne connaissons pas un écrivain qui, en histoire, soit aussi dangereux que Saint-Simon, pas même M. Michelet, un grand magicien aussi par le coloris et la vie, mais la vie fantastique, la vie transposée.

Positivement et sans exagération, M. Michelet assassine avec du coloris. Il a, comme Saint-Simon, cette terrible puissance de la couleur qui fait croire à la vérité du mensonge. M. Michelet n’est qu’un historien à distance. Quand il met la main à l’histoire, ce n’est que pour la raconter. Il n’en a pas été partie vivante. Il n’a pas coudoyé les personnages qu’il nous représente ; il n’a pas enfin cet avantage de pouvoir dire comme le pigeon, mais avec un fiel inconnu aux pigeons : J’étais là, telle chose m’advint, qui fait {p. 228}croire qu’on y est soi-même. Saint-Simon, au contraire, a cet avantage, horrible quand on en abuse, qui foudroie l’incrédulité. Les Mémoires de Saint-Simon, tout le temps qu’ils durent, ne sont qu’un sublime pamphlet contre le grand roi.

Quand le Louis XIV de M. Michelet, dont il a dit hautement avec une légèreté qui eût compromis un autre qu’une femme en colère, « lorsque je lui aurai arraché sa perruque, on verra ce qui lui restera » ; quand ce Louis XIV aura paru, on pourra juger lequel des deux meurtriers, par le talent ou la couleur, aura le mieux accompli son régicide ; mais nous sommes certain à l’avance que ce sera encore Saint-Simon8. En effet, tout frondeur qu’il soit, tout misanthrope, tout ambitieux, chagrin, dépité, déplacé, non placé, ce qui est bien pis, tout enragé enfin que soit le duc de Saint-Simon, il traite en grand seigneur qui ne peut s’empêcher d’être sensible au grand cette grandeur abhorrée de Louis XIV qu’il exécute. Il lui témoigne un grave respect, même en le frappant. Il l’immole avec la hache qui n’avilissait pas et dont les têtes orgueilleuses réclamaient le privilège pour tomber sans honte. Le billot est vêtu de velours… tandis que M. Michelet, le démocrate, tuera le Louis XIV avec l’insolence des démocrates qui tuent les rois. Mais l’histoire diffère de l’échafaud. Quand on frappe insolemment dans l’histoire les hommes comme Louis XIV, on ne les lue pas. Voilà pourquoi le duc de Saint-Simon sera le plus coupable. Il n’a pas tué tout à fait Louis XIV, mais il l’a mieux frappé.

V §

{p. 229}On ne saurait donc trop prévenir l’imagination qu’il enlève par un talent de premier ordre, ce duc de Saint-Simon. Ce travail inouï est si grand, et il a tant d’attitude, qu’il fait croire non seulement, comme nous le disions, à la vérité de la peinture, mais à la plus haute moralité dans le peintre qui, au fond, ne fut point ce grand honnête homme qu’il se pique d’être et qu’il paraît. Il y a comme ailleurs de faux honnêtes gens en histoire, et leur histoire est même à faire, à ces gens-là. Ce serait un joli livre de critique à écrire pour ceux qui auraient du loisir. Saint-Simon fut un de ces faux honnêtes hommes ; Pascal aussi. Saint-Simon a les mœurs extérieures de son temps, qui créa peut-être l’hypocrisie, cet hommage que le vice rend à la vertu, mais qui, ayant l’inconvénient, a les avantages, la dignité dans le langage et dans la conduite, la convenance, la gravité. Il fut même un honnête homme, comme on ne l’était pas toujours de son temps. Parmi les grands seigneurs d’alors, il se distinguait. Il ne trichait point au jeu et partout il payait ses dettes. Il ne prenait point la femme d’autrui. Il n’avait point de scandaleux bâtards, et en cela il n’imitait pas le roi, son maître. Mais avait-il la probité spéciale, la probité de la fonction qu’il devait avoir, puisqu’il se faisait historien ?

La probité d’un historien se compose de l’amour {p. 230}du vrai le plus pur et de la plus scrupuleuse surveillance de soi-même. Or, franchement, il faut bien en convenir, cet homme à la bile incendiée, cet ambitieux et ce glorieux Saint-Simon, qui ne fut rien quand il aspirait à être tout, et qui se retirait de la cour et de l’indifférence de Louis XIV dans la solitude de ses Mémoires, son refuge et sa consolation : — Consolationem afflictorum et refugium peccatorum, — ne se surveille pas infiniment et ne se préoccupe pas beaucoup de la grande question d’être juste. Ce qui le préoccupe plutôt, ce qui le tient comme un impérieux besoin, c’est de se soulager de cette bile rentrée d’ambitieux qui le dévore jusqu’aux moelles (une de ses expressions !) et qu’il va rejeter régulièrement là, tous les jours. Quelle belle et dramatique scène il a oublié de nous écrire, lui qui nous en a écrit de si belles, et cela parce qu’il avait un mal caché, un mal qui l’humiliait, son infirmité secrète ! Figurez-vous-le, en effet, cet ambitieux navré, n’ayant que son rang dans ce monde de Versailles où l’on n’était classé que par la faveur du roi et où l’on mourait, comme Racine, du refus d’un coup d’œil, figurez-vous-le revenant de l’Œil-de-bœuf et se rejetant à ses Mémoires ! Il n’en peut plus ; il est brisé de cette faction éternelle et inutile, montée partout, au lever, au coucher, à la chasse, et où il n’est jamais rien de plus qu’un homme de ce cortège ! Il est resté confondu dans la foule éblouissante, rayon dans ces rayons, vulgaire comme un Gordon bleu ; il a piétiné tout le jour sur son talon rouge impatienté, — ce talon de feu ! Il a la sueur au front, cette sueur de la transpiration qu’il faut boire à Versailles et qu’il peut essuyer ici ; il est pâle…

{p. 231}Non, il n’est pas pâle ! Il est de rage, de sang et de bile tournée, de la couleur — comme il l’a dit lui-même d’un des personnages de ses Mémoires — d’une omelette dans laquelle il y a deux charbons qui flambent, et demandez-vous s’il peut avoir, ce tigre d’ambition trompée, la disposition sereine du juge, qui est de première nécessité pour l’historien ! Il est évident que les Mémoires devenaient alors pour lui ce que le poème de l’Enfer fut pour Dante qui, dit-on, y mit ses ennemis. Mais ce que l’on passe à un poète, à un faiseur de fictions, on ne peut pas le passer à un homme dont le métier sublime est de faire de la vérité. Dante peut impunément être injuste. Il a l’âme d’un poète. Nous connaissons ces sensitives violentes ! On sait ce que c’est que le poids de l’âme d’un poète, mais Saint-Simon est historien !

Et ce n’est pas tout encore que l’ambition refoulée pour expliquer les injustices de ces Mémoires. Injustices contre Louis XIV d’abord, contre Mme de Maintenon ensuite, contre les Confesseurs du Roi, quels qu’ils fussent, Tellier ou La Chaise, ces premiers ministres de la conscience d’un Roi qui gouvernait avec sa conscience, et contre tant d’autres personnages, pour lesquels il avait la haine envieuse de l’ambitieux qui ne réussit pas, de l’ambitieux lié à son échelon et qui aimerait presque mieux en tomber ! À l’ambition qui le rendait injuste se joignait un défaut d’esprit, radical en lui, et que tout le prestige de sa plume est insuffisant à cacher ! Il lui manquait au front cette largeur tranquille à laquelle se reconnaissent les hommes qui ont le droit d’être ambitieux et qui doivent gouverner les peuples, qui sont faits {p. 232}du moins pour les gouverner ! Le sien était puissant, mais il était contracté.

C’était un front d’artiste, un front de bélier d’écrivain qui va faire de ce front une catapulte ! Même l’amour du pouvoir chez le duc de Saint-Simon est un rêve d’artiste. Il caressait cette chimère comme toutes les natures d’artiste, qui ont toujours besoin d’avoir quelque chimère à caresser. Il aimait même les chimériques. Il avait été de la coterie du duc de Bourgogne, qui en était un, avant d’être au duc d’Orléans, qui en aurait été un autre, s’il avait pu être autre chose que les Sept Péchés Capitaux ! Il fit toute sa vie — comme on faisait alors — de l’opposition politique, comme n’en font jamais les hommes nés pour le commandement, qui se retirent du pouvoir, en tombent, ou même n’y entrent pas, comme Saint-Simon, mais ne s’abaissent pas à tracasser un gouvernement ; et comme tous les gens destinés de nature à l’opposition politique, il ne comprit rien aux mérites, nets et positifs, des hommes taillés pour gouverner.

VI §

Et le dernier volume des Mémoires qu’on vient de publier atteste une dernière fois cette profonde et singulière inintelligence. Il s’y agit, dans ce volume, à peu près de la fin de tout pour Saint-Simon mûri et qui devait être apaisé (car ce qui rend l’ambition turbulente, c’est l’espérance), et aussi pour la {p. 233}monarchie, puisqu’il n’y a plus rien que Louis XV entre les Orgies du duc d’Orléans et la place de la Révolution. Au milieu des autres morts qui tombent les uns sur les autres comme des capucins de cartes, le Régent meurt, dans ce volume, précédé par Dubois, ce valet-maître d’un maître-valet ! Eh bien ! c’était le quart d’heure ou jamais de nous donner sur le ministre de la Régence, sur ce grand méprisé (et peut-être trop méprisé) de l’histoire, autre chose que l’impayable et merveilleuse caricature continuée à travers laquelle le malheureux sera vu toujours. Il y avait enfin à prononcer sur l’homme devenu ministre le jugement définitif qu’un homme ayant en soi instinct de ministre, comme croyait l’avoir Saint-Simon, aurait du moins essayé de le prononcer !

Certes, on comprend cette caricature à plus d’un endroit des Mémoires, — à tous, si l’on veut, — mais pas là. Partout ailleurs, elle est méritée. Que disions-nous ?… Ce n’est pas une caricature, c’est l’incroyable vérité. Dubois commence dans de telles bassesses ; ce serpent, en rampant dans la fange, emporte tant de fange avec lui, que l’on s’échauffe au mépris de Saint-Simon en regardant cette fouine, qui veut se couler au pouvoir par les poulaillers ! Aux autres pages des Mémoires, on applaudit et l’on ne regrette rien de cette gouaillerie grandiose et comique, infligée par ce grand seigneur, en gaîté de mépris, à un homme, moins qu’un homme d’attitude première, mais qui finit par montrer qu’il pouvait s’élever et se tenir en homme sur son piédestal de boue, lorsque la mort, — cette épouvantable justicière de Dieu, — le renversa dessus pour qu’il ne pût pas en descendre.

{p. 234}Mais ici, en cet endroit suprême de ces Mémoires qui finissent, on peut demander à Saint-Simon quelque chose de plus que les invariables cruautés du mépris ; oui, on peut lui demander autre chose pour l’honneur de la vérité. Le mépris n’a pas le droit d’être aveugle, comme l’amour. Il est tenu à voir clair et à voir tout. Il est des choses qu’il fallait voir et que Saint-Simon n’a pas vues en cet homme bafoué (justement, je le veux bien !) mais que Louis XIV, ce grand connaisseur en hommes, avait remarqué et même employé. C’est que l’abbé Dubois (comme on l’appelait avant qu’il fût prêtre) avait plus de politique véritable dans la tête que n’en eut jamais Saint-Simon.

Laissons pour un moment ses vices, qu’il laissa lui-même quand il fut ministre et cardinal, et demandons-nous s’il n’y a pas quelque chose qu’estimerait le cardinal de Richelieu dans ce petit homme bègue de soixante ans, à la santé en ruine, traînant après lui, a dit un historien, « une réputation telle que l’envie elle-même n’aurait pu rien y ajouter », et qui, sans être écrasé par la honte de ses premières années, met aux affaires une main assez vaste pour les embrasser et meurt dans le feu du pouvoir saisi, tué par toute sa vie d’avant le pouvoir. Laissons sa capacité scientifique et un esprit qui a beaucoup de rapport, pour la souplesse et le mouvement, et la grâce même, avec l’esprit de Voltaire ; laissons sa vaste littérature et ce qui l’empêcha d’être complètement vil, sa bravoure au feu, ce sens de l’épée, qu’il avait tout comme un héros ; ne voyons que l’homme politique, qui dura si peu, et demandons-nous ce qu’il fût devenu s’il avait duré !

Assurément cette question valait bien la peine que {p. 235}Saint-Simon se la posât ; il n’y songe même pas. Il va son train, il insulte, il raille, il remet sa langue de tigre au sang de la bête morte, mais pas un mot qui révèle que son esprit soit un peu plus haut que son mépris et que sa haine.

Cependant Dubois avait agi, et il a donné de lui des pressentiments superbes à un philosophe du xviiie siècle, à Lemontey, qui ne devait pas l’aimer, cet abbé pour rire, devenu sérieusement prêtre, « auquel dit Lemontey, il ne manqua que le temps pour livrer l’autorité civile à l’action des pouvoirs religieux ». Muet, sourd et aveugle à tout ce qui vient de Dubois, Saint-Simon ne dit pas un mot de cette politique de Louis XIV que Dubois reprit sur la question des Stuarts, lui le signataire du traité de la triple alliance ! Saint-Simon ne remarque point, même pour le blâmer, car il l’aurait blâmé, ce chimérique de chez M. le duc de Bourgogne, que Dubois voulait, comme tous les grands ministres, procéder à l’égalité des contributions directes et qu’il eut l’idée d’y arriver par un travail de ponts et chaussées, resté en projet par sa mort. Il ne rappelle point enfin, et peut-être ne le sait-il pas, que la santé de Louis XV enfant étant faible, Dubois avait établi un système de gouvernement qui réglait la politique étrangère pour le cas où le roi mourrait, et toute l’administration intérieure pour le cas contraire. Il se contente de s’exclamer sur ces torrents précipités de grandeur, de puissance, de richesses démesurées, et il ne craint pas d’ajouter : est-ce aveuglement ou mensonge ? que Dubois était destitué de tout talent, pour le porter à une si prodigieuse fortune et pour l’y soutenir !

VII §

{p. 236}Aberration aussi étonnante que le talent même qui la voile ! il ne s’agit plus ici d’un serviteur de ce grand roi qui le tenait, lui, Saint-Simon, comme non-avenu devant son regard. Il s’agit d’un serviteur de ce duc d’Orléans, qu’il aimait, — on ne sait pourquoi, — comme on aime, — mais qu’il n’estimait point, car on sait toujours pourquoi on estime, — et ce serviteur, devenu serviteur (de valet qu’il avait toujours été) et ayant enfin l’intelligence de son service, Saint-Simon n’a pas vu que c’était le plus capable de tous ceux qui gouvernaient, comme il écrivait, lui, Saint-Simon, à la diable, sous ce diable de duc d’Orléans ! Ici la passion de groupe, de coterie, de parti, et l’opposition politique, ne semblent plus rien dans cette absence de justice ou de sagacité. Ou c’est la plus complète fermeture aux choses du gouvernement, ou c’est du puritanisme raccourci, un sens moral épais qui bouche le cerveau et la vue, et dans les deux cas, c’est l’homme politique des Mémoires qui reste sur la place, mort du coup !

Il y reste, cela ne fait pas doute, mais pour qui y reste-t-il ?… et qui l’y verrait, si la Critique n’avertissait pas ?… Quand l’histoire est faussée par un grand talent, elle est bien faussée, et il est malaisé de la redresser. Elle porte longtemps, sinon toujours, l’empreinte de la main qui l’a luxée. Elle garde ce pli. On dira peut-être : « Dubois vaut-il une {p. 237}réhabilitation ? » Mais tout être, coupable sur d’autres chefs, a droit à une réhabilitation sur celui-là où il a été injustement condamné. Comme ministre il ne mérite plus le mépris. Lemontey, au xviiie siècle, et de notre temps l’auteur de Ménages et Finances de Voltaire, qui ne craint pas d’être scandaleux, voilà les seuls hommes à notre connaissance qui aient touché pour ne pas la frapper d’une injure la mémoire du cardinal Dubois. Eh bien ! la faute en est à Saint-Simon, et c’est lui qui prendra à sa charge la responsabilité d’une injustice presque universelle. Nous n’apercevons Dubois qu’à travers ses Mémoires. Mais est-ce un bien ou un mal, cela ? Rappelons-nous un mot magnifique de Chateaubriand : « Les grands génies doivent peser leurs paroles ; elles restent, et c’est une beauté irréparable. »

X. M. Nettement §

Histoire de la Littérature sous la Restauration §

I §

{p. 239}S’il est une époque dont nous soyons loin à celle heure, quoique nous paraissions y toucher, c’est ce moment de notre siècle que l’Espérance appela d’un nom qui restera dans l’histoire comme une ironie. En effet, la Restauration ne restaura pas… Ce qui nous sépare d’elle bien plus que les années, ce sont des ruines et des ruines de la plus triste espèce, — celles des monuments qui n’ont pas duré. En philosophie, en législation, en politique, en littérature, tout ce que la Restauration a essayé d’élever a croulé, tout ce en quoi elle a eu confiance s’est dissous, depuis la Charte que l’Éclectisme, la Domination intellectuelle d’alors, proclamait l’expression la plus haute de {p. 240}l’esprit humain, en matière de gouvernement, jusqu’à l’Éclectisme lui-même ; depuis le canapé de la Doctrine, commode Trépied, sans enthousiasme et sans oracles, jusqu’aux ambitieuses théories romantiques de M. Hugo et de son école. Tout est tombé, tout a disparu. D’où qu’on prenne son point de vue dans cette époque qui eut l’activité d’une belle matinée historique, mais qui devait rencontrer l’orage à midi et l’orage qu’elle avait formé, on ne trouve que débris d’édifices à moitié bâtis, affaissés dans un ciment humide encore, et que les architectes ne reprendront pas : car on ne reprend rien en histoire. Si tout s’y continue, rien ne peut s’y recommencer.

Eh bien ! dire pourquoi il en fut ainsi de la Restauration, montrer les causes de la fragilité de tout ce qu’elle pensa, voulut et entreprit, et par le mot de Restauration, qu’on nous comprenne bien ! nous n’entendons pas seulement un gouvernement, mais une époque, — rechercher comme le botaniste cherche dans la fleur le point noir qui doit la faire périr, rechercher le point d’erreur ou de faiblesse par lequel tout ce qui semblait si vivant devait s’altérer et durer si peu, qu’à quelques années de distance, c’était fini ou à peu près de ce qui paraissait éternel, n’est-ce pas là un magnifique sujet d’histoire, plus beau, selon nous, et plus tentant pour une forte pensée, que l’histoire d’une époque qui eût construit des œuvres durables et accompli tout son destin ? Il n’en est pas des temps comme des hommes. Quand les hommes meurent dans la fleur de leurs promesses, il n’y a pas d’histoire. On pleure sur la page blanche que laissent les ducs de Bourgogne derrière eux… {p. 241}Mais les époques qui promettaient beaucoup et qui n’ont pas tenu leurs promesses, ces époques de commencements splendides et d’avortements inattendus, ne laissent pas, elles, de blancs dans le livre des siècles. Il faut qu’on sache pourquoi elles n’ont pas tenu leurs promesses, et une fin prématurée ne les affranchit pas de l’histoire. La révolution de Juillet, née de toutes les idées que la Restauration tint pour vraies, n’a pas tué, à elle seule, la Restauration. Si ces idées-là survécurent à un gouvernement qui les partagea trop, ou qui ne put rien contre elles dès qu’il ne les partagea plus ; si elles triomphèrent, pour mourir plus tard de leur triomphe, car l’arrêt de mort de l’erreur, c’est sa victoire, suivre l’application de cette loi suprême dans une histoire contemporaine, dans une histoire dont nous sommes les fils, quelle plus noble tâche pour ceux qui écrivent ; et pour ceux qui lisent, quel plus majestueux enseignement !

II §

Et voilà ce que nous disions avant d’ouvrir le livre que M. Alfred Nettement vient de publier. Ce livre n’était pas, il est vrai, l’histoire complète de la Restauration, ce n’en ôtait que l’histoire littéraire : mais l’histoire littéraire d’une époque, c’est sa pensée, et qui tient la pensée tient tout, quand il s’agit de l’homme et de l’humanité ! M. Alfred Nettement appartient à cette opinion monarchique qui, nous voulons le croire, est plus haute que le bâton d’un {p. 242}drapeau. C’est un homme qui a l’honneur d’être chrétien comme nous autres catholiques nous entendons qu’on le soit. Il n’est plus journaliste, du moins journaliste de tous les jours. Il pouvait donc dans un livre, cette œuvre personnelle, secouer le joug des petites réserves que les partis imposent à leurs serviteurs, et il était tenu plus que personne de nous donner sur la Restauration ce jugement qui nous manque encore, un de ces jugements qui peuvent déchirer le cœur de l’homme, mais qui sont la gloire de l’esprit dont ils confessent la mâle vigueur. Jusqu’ici la Restauration n’a pas été jugée. Elle a été attaquée et défendue, mais le bilan, discuté et justifié, de ses mérites et de ses fautes, n’a pas été fait. M. Nettement, qui finit son ouvrage d’aujourd’hui par le bilan intellectuel de la Restauration, n’a pas donné cet autre bilan qui eût complété et précisé le premier, le bilan du gouvernement et des partis. Il y eut des fautes de part et d’autre, nous dit-il en baissant les yeux comme s’il les fermait, — et il passe. Il ne se soucie pas d’entrer dans ces réalités terribles ! et, quoiqu’il soit assez éclairé et même assez juste pour vouloir toujours être impartial, son impartialité manque de hardiesse et n’ose pas descendre dans ces profondeurs.

Le livre que nous attendions est donc manqué et nous continuerons de l’attendre. Au lieu de cette œuvre généreuse et fière de vérité et de justice qu’une plume monarchique et catholique pouvait seule nous donner, nous avons un ouvrage qui a moins de grandeur, moins de sévérité et moins de portée, mais qui mérite cependant que la Critique s’y {p. 243}arrête, car il a été écrit dans un but évidemment plus élevé que la plupart des livres de ce triste temps. M. Nettement a voulu faire pour la France de la Restauration ce que Mme de Staël a fait autrefois pour l’Allemagne, — le tableau d’une littérature, mêlé à toute une galerie d’écrivains. Le talent de M. Nettement n’a pas l’éclat et la vie brûlante du talent de Mme de Staël. Le sujet qu’il traite ne pouvait pas avoir non plus cet intérêt de nouveauté qu’avait pour tout le monde le sujet de Mme de Staël, quand, pour la première fois, elle nous ouvrit les portes de l’Allemagne avec une clef enchantée. Mais tel qu’il est, ce livre intéresse. S’il ne prend pas l’esprit par la nouveauté, il le prend par les souvenirs et par les premières impressions que nous donna la littérature qui, dans l’ordre des temps, précéda immédiatement la littérature actuelle. Nous aimons à revoir passer devant nous, rajeunis par le récit et par les détails de la biographie, les hommes dont la gloire a grandi ou bien s’est fixée sous nos yeux. Parmi ces hommes, les uns sont morts, laissant leur gloire diminuée des passions de leur temps, éteintes, et de cet éclat tout personnel qui s’en va souvent avant la vie ! Les autres vivent, mais vivent peut-être en sentant, au fond de leur supériorité troublée, que l’histoire de ceux qui sont morts sera prochainement leur histoire. La critique que M. Nettement fait de leurs œuvres est certainement moins éloquente et moins brillante que la critique de Mme de Staël dans son livre de l’Allemagne, mais si l’expression et toutes les ressources de l’aperçu n’y sont pas au même degré, il y a une vigueur de moralité qui est, après tout, la vraie {p. 244}virilité de la pensée et qui prouve que la femme du plus éblouissant génie, quand elle est protestante et philosophe, reste néanmoins, sur les points les plus importants de la pensée et de la vie, fort inférieure à un catholique, de talent médiocre mais convaincu.

Et de fait, il serait injuste de le reconnaître : nulle part, jusque-là, M. Alfred Nettement n’avait donné l’exemple de ce mouvement, de ce relief, de cet entrain et de cette rondeur de discussion qui caractérisent aujourd’hui l’histoire littéraire qu’il publie. Sa conscience lui a porté bonheur, et ses principes religieux, cette lampe éternellement allumée au fond de nos âmes, ont donné à sa pensée la lumière et la flamme que naturellement elle n’avait pas. Plus préoccupé, comme critique, — et selon nous avec raison, — de la moralité des œuvres, de leur portée dans l’intelligence humaine et des épouvantables dangers qu’elles créent aux sociétés qui les admirent que de leur valeur esthétique, il se recommande et se distingue par cette noble préoccupation, devenue un peu trop la distraction de la Critique moderne, exclusivement attachée à l’autre côté des choses et ne voyant guère, comme on sait, que la question de la forme en littérature. Là est ce que les Anglais appelleraient la particularité de son livre et sa propre originalité. Si la timidité native de son esprit l’empêche quelque fois de conclure aussi ferme qu’il le pourrait du livre à l’écrivain, du système à l’homme, l’auteur de l’Histoire de la Littérature sous la Restauration voit cependant le mal toujours et le plus souvent il le signale. Seulement, après la part des influences dont il ne suit qu’à moitié les vastes ramifications, fait-il celle {p. 245}des hommes avec cette juste rigueur que nous aurions aimé à rencontrer dans son livre ? La pureté du regard qui discerne le vice des doctrines, quand il s’agit des systèmes, est-elle, quand il s’agit des hommes, accompagnée de cette force de main qui sait imprimer une condamnation sur une mémoire ? Telle est la question, et elle est grave, car les hommes tiennent plus de place qu’on ne croit dans leurs doctrines, et la meilleure manière d’atteindre ces dernières, c’est de les frapper, à travers eux.

Mais M. Nettement ne frappe personne. Ce burin de l’histoire qui coupe dans le bronze, et qui quand on écrit sur les choses contemporaines, trouve sous ce bronze le sang des amours-propres qui se met subitement à couler, ce burin tranchant, il ne s’en sert pas, et ce sang des amours-propres l’épouvante. Les hommes qui ont planté le rationalisme dans le cerveau faussé de ce pays, tous les écrivains plus ou moins aveugles qui nous ont inoculé cette fièvre de liberté dont nous étions malades, il y a quelques jours encore, défilent presque impunément devant l’historien, et il ne rejette pas sur leurs têtes, jeunes et brillantes alors, ce poids effroyable du mal commis qu’ils porteront pourtant devant la postérité. Vus à travers le double prestige du talent et du succès de leurs écrits, lui paraîtraient-ils moins coupables ? Une telle indulgence tient à plusieurs causes, et d’abord à la conception même du livre qui, avant tout, veut être littéraire et garder la fidélité de son titre, ensuite à ces illusions de jeunesse que M. Nettement partagea et dont tout reste longtemps doré dans nos esprits, alors qu’elles sont évanouies ; enfin qui sait ? {p. 246}peut-être encore à ces relations de parti conservées pendant des années avec des hommes dont on ménage la gloire aujourd’hui comme hier on ménageait leur vie, et ceci nous apparaît surtout avec une grande clarté dans l’Histoire de la Littérature sous la Restauration, quand il est question de Châteaubriand.

Certes, s’il fut jamais un homme funeste à la Restauration, ce fut Châteaubriand. S’il fut un homme dont la trahison fut mortelle aux idées que les royalistes, comme M. Nettement, doivent tenir pour la vérité, ce fut cet enfant gâté de la Fortune qui passa toute sa vie à se plaindre d’elle, et qui, ingrat avec ses maîtres comme il l’était avec la Gloire, ne vit jamais, dans les idées ou les événements qui créent des devoirs aux âmes élevées, rien de plus que des occasions de colorer sa pensée et d’ajouter à sa popularité. Eh bien ! le croira-t-on ? un homme pareil, qui tient une si grande place dans l’histoire littéraire et politique d’un temps où la littérature et la politique confluaient comme elles n’ont peut-être jamais conflué, n’est pas jugé dans l’ouvrage de M. Nettement. On n’y trouve pas, sur son caractère et sur son génie, dont les diverses influences s’exercèrent en sens si contraires, l’opinion définitive que tout homme qui écrit l’histoire a pour prétention de faire accepter à l’avenir ; et cette faillance de cœur contre Châteaubriand n’est pas la seule qu’on puisse reprocher à l’auteur. D’autres hommes, moins coupables que Châteaubriand, il est vrai, sont traités dans cette histoire avec une indulgence qui n’est pas la forte miséricorde du pardon, comme on la rencontre parfois sous une plume chrétienne…

{p. 247}L’auteur de l’Histoire de la Littérature sous la Restauration n’a fait d’exception à la règle de la mansuétude que le tempérament de son esprit ou les circonstances lui ont imposées que pour deux hommes, assez dignes, du reste, de cette exception redoutable, Paul-Louis Courier, le pamphlétaire, et Béranger, le chansonnier. Du moins, en face de ces deux démolisseurs de toutes choses, devant ces deux hommes d’une gloire surfaite par les partis, et qui ont attaqué, les uns après les autres, les sentiments et les idées qui sont les bases des sociétés et de la conscience humaine, tous deux en riant, les malheureux ! l’un avec son grand vilain rire jaune que l’Envie avait dessiné sur sa face, et l’autre avec ce rire pincé qu’on prit pour de la gaieté, pendant vingt ans. En face de toute cette argile de Voltaire, l’homme religieux, en M. Nettement, a oublié ses circonspections ordinaires, il est monté jusqu’à cette indépendance où l’on ne craint plus de paraître implacable, et il l’a été en restant juste. L’appréciation des influences de Béranger, sous la Restauration, l’étude faite de ses opinions, de son talent et de sa vie, honoreraient toute plume vivante et même celles qui sont regardées par l’opinion comme bien supérieures à la plume de M. Nettement. Pour Courier, la tâche était moins difficile. Les illusions des partis n’en font plus l’espèce de colosse qu’il fut pour eux de son vivant. Ce petit Pascal politique, dont les Provinciales consistent en quelques méchants pamphlets, grimacés plutôt qu’écrits dans un style sans sincérité, n’a plus qu’une valeur littéraire assez chétive pour ceux qui s’occupent sérieusement des choses de la littérature, et qui comparent les sèches {p. 248}taquineries de cet esprit de paysan, qui fait des niches à son curé, avec les larges œuvres des Junius et des Cobbett, les demi-dieux du pamphlet politique. Classer Courier, le descendre, le mettre à terre, où il est bien, car c’est là sa place, ne demandait donc pas un effort grandiose, mais il n’en était pas de même pour Béranger, dont la gloire s’est mieux conservée, et en qui, comme poète, tant d’esprits, dupes sans doute des premières admirations de la vie, croient encore. Les pages virulentes que M. Nettement lui consacre nous ont fait regretter plus vivement que jamais, quand nous les avons lues, que l’ouvrage entier ne fût pas écrit avec ce courage de vérité, car, au lieu d’un livre plus ou moins agréable qui doit traverser les esprits, nous aurions une œuvre de grande critique, qui certainement ne passerait pas.

III §

Car voilà le mérite de M. Nettement, et voilà ce qui est plus rare dans notre époque que le talent même ! Belle revanche de l’âme sur l’esprit, de la conscience sur la pensée ! Le sentiment moral, prenant sa source dans la vérité religieuse, équivaut à des facultés. Et, en effet, M. Nettement n’est pas comme écrivain doué de facultés de très haut parage. Il a des qualités, sans doute, mais des qualités secondaires. Ainsi, il est abondant, cultivé, élégant, et parfois spirituel. Mais il se noie dans son abondance ; {p. 249}mais son élégance manque de tournure, et le trait chez lui, — quand la pensée est le mieux tendue, — est toujours plus ingénieux que pénétrant. Le dard de sa flèche ressemble un peu trop aux plumes dont elle est empennée… Polémiste par habitude et par situation plus que par la nature de son intelligence, c’est en vain qu’il a été rompu à ces luttes incessantes du journalisme qui donnent à l’esprit tant de fil et tant de trempe, et l’assouplissent et l’affermissent comme une épée dont on passerait la lame au feu. Qui le croirait ? Ces longues luttes, l’occupation de toute sa vie, n’ont pas cependant durci cette main trop grasse et trop molle, qui souvent (nous ne le nions pas) frappa juste, mais ne frappa jamais bien fort. Un physiologiste résumerait le genre de talent de M. Nettement en quelques paroles : Plus de lymphe que de sang, plus de sang que de muscles et plus de muscles encore que de nerfs ! Si un talent pareil, sans grand ressort naturel, comme on vient de le voir, s’anime donc quelque part, et se met à vivre, comme dans cette histoire littéraire de la Restauration, par exemple, avec une intensité qui étonne, il faut chercher, dans la loyauté des convictions et la profondeur des croyances, le secret de cette vie soudaine et de cette inspiration sur laquelle, avec le talent, un peu cotonneux de l’auteur, on n’était pas en droit de compter.

Histoire de la Littérature française sous le Gouvernement de Juillet §

IV §

{p. 250}Quelque temps après son Histoire de la Littérature sous la Restauration, M. Alfred Nettement publia son Histoire de la Littérature française sous le Gouvernement de Juillet. Si le premier de ces ouvrages ne révélait, comme on l’a vu, aucune qualité forte et personnelle, telle qu’elle était, cependant, il avait été écrit sous l’influence de ces principes religieux qui importent plus, que l’originalité littéraire, et qui, si rare qu’elle soit dans notre temps, sont plus rares qu’elle. Nous avons rendu hommage à cette rareté et fait ressortir l’extrême bonheur qu’il y avait pour M. Nettement, écrivain catholique, d’appartenir à une doctrine constituée, car les doctrines constituées sont comme de grands bureaux de bienfaisance, établis au profit des indigents intellectuels.

En publiant son Histoire de la Littérature sous le Gouvernement de Juillet, M. Nettement ne nous a donné que la seconde partie d’un travail qui doit se diviser en trois phases. Mais, le croira-t-on ? cette seconde partie, qui renferme dix-huit ans d’édifications et de renversements philosophiques et littéraires, cette période, la plus importante et la mieux remplie de celles que l’écrivain a entrepris de raconter, cette histoire enfin de la littérature sous le gouvernement de juillet, qui est l’histoire de la jeunesse et de la maturité du xixe siècle, est {p. 251}inférieure à l’Histoire de la Littérature sous la Restauration, qui l’a précédée. Pourquoi cette infériorité ?… Nous savons bien que les esprits qui ont la lourdeur sans le poids, et l’épaisseur sans la résistance, s’affaissent parfois avec une rapidité singulière, mais il faut être juste, dans l’intervalle de ces deux publications, M. Nettement ne s’est pas éboulé à ce point que nous ne puissions le reconnaître. En si peu de temps, il n’a pas si complètement changé ! C’est bien toujours lui, M. Nettement. Il est ici, dans ce nouvel ouvrage, sinon debout et fièrement campé comme le Romulus des Sabines, au moins sur son séant ordinaire, dans l’attitude d’un esprit qui s’empâte chaque jour un peu davantage, mais assez lentement cependant pour qu’on puisse encore constater l’identité de l’écrivain. Ce n’est pas un phénix. Il ne s’est pas brûlé pour renaître. C’est toujours cette même plume, abondante et redondante qui résiste au temps par sa mollesse même, comme le sac de laine au boulet, et ce sont aussi les mêmes principes, quoique, hélas ! dans cette étrange histoire, ils se voilent la face et retirent leur main, dès qu’il s’agit de frapper les hommes ! Pourquoi donc, malgré l’intérêt profond du sujet qu’il traite, le dernier livre de M. Nettement ne monte-t-il pas jusqu’au niveau modeste du livre qui l’a précédé, — à cette hauteur peu escarpée qui n’a pu donner le vertige à personne… surtout à l’auteur ? Telle est la question que la Critique se pose et que, blasée d’œuvres médiocres et inutiles, elle aurait peut-être oublié de se poser, si en ce moment on ne capitonnait pas avec beaucoup de soin l’oreiller commode et doux d’un succès au livre de {p. 252}M. Nettement, — à ces deux gros volumes gardés contre la Critique, comme si c’étaient les pommes d’or des Hespérides et qu’on voulût être parfaitement sûr des Atalantes qui vont les ramasser !

L’ouvrage de M. Nettement mérite bien, du reste, le succès qu’on lui manigance. Si c’était un livre grand d’aperçu on de déduction, un livre rude et fort qui serait allé au fond des hommes et des choses littéraires que le gouvernement de juillet a vus naître et a vus mourir ; si c’était enfin, en quelque degré que ce fût, de la critique impartiale… ou passionnée, peu importe ! mais haute et courageuse, on ne penserait pas à lui arranger de petits succès plus ou moins habiles, et comme toutes les œuvres qui peuvent se moquer du temps et des hommes, parce qu’elles ont la solidité, il atteindrait dans une paix obscure son tour et son heure. Mais l’histoire de M. Nettement n’est rien de tout cela ; c’est un esprit faible, ayant précisément cette vulgarité d’idées à laquelle tous les sots de la terre, quand ils la rencontrent, ôtent leur chapeau comme à une ancienne connaissance ; et, de plus, c’est un livre systématiquement doucereux, qui s’est donné, dans un but facile à discerner, la mission la plus chère aux lâchetés contemporaines, — la mission de la sympathie.

Oui, la sympathie, l’aimable sympathie, voilà l’idée fixe du livre de M. Nettement. En a-t-il la rouerie ? En a-t-il l’innocence ? C’est une question encore, mais c’est là sa visée. Être sympathique, avant tout ! Il croit l’avoir été et il en est très fier. Écoutez-le plutôt dans sa préface, quand il nous rapporte avec l’accent d’un homme flatté l’impertinent éloge qu’un homme {p. 253}d’État du gouvernement de juillet fit un jour tomber sur son livre. « Vous avez mis — lui écrivait cet atroce railleur qu’il ne nomme pas — vous avez mis la sympathie à la place de la controverse. » Et le mot est vrai dans sa flatterie cruelle. C’est la vérité que M. Nettement, dans son Histoire de la Littérature sous le Gouvernement de Juillet, n’a mis que de la sympathie partout où il aurait dû mettre de la discussion, de la justice, de la sévérité. Et cette sympathie, qui a remplacé la controverse, c’est-à-dire l’examen, c’est-à-dire le procès que l’Histoire fait aux choses et aux hommes, et pour lesquels elle a comme la Justice une balance et un glaive, cette sympathie à tout venant, il ne l’a pas même gouvernée. Rien n’écume et ne bat largement sa rive dans les œuvres de M. Nettement, mais le sentiment qui déborde aujourd’hui dans son histoire finit par noyer en ses flots, encore plus troubles que troublés, les anciennes opinions de l’auteur. Légitimiste fatigué, qui n’a pas attendu à être Louis XII pour oublier les cruelles injures du duc d’Orléans, il embrasse aujourd’hui ses ennemis de dix-huit ans et il n’a pas les bras qu’il faudrait pour les étouffer ! Certes, jamais M. Nettement ne nous a paru organisé pour les âpretés de la haine ou les profondeurs de l’hypocrisie. C’est un homme rond et bienveillant, une de ces natures sphériques qui ne sont pas un monde pourtant et qui ont été créées pour rouler, tant elles sont polies ! sur les pentes inclinées des plus charitables sentiments : mais aujourd’hui (il faut bien le dire) il a trop roulé. L’embrassade dans laquelle il enveloppe les vieux ennemis de sa cause a trop de pantomime pour que nous puissions regarder {p. 254}cette gesticulation passionnée comme le pur résultat d’un tempérament affectueux qui se débonde jusqu’à l’enthousiasme de la tendresse. Non, évidemment, quelle que soit la bonté facile de M. Nettement et sa puissance d’admiration naturelle, il y a autre chose que ces dons heureux dans les caresses qu’il prodigue aujourd’hui aux adversaires de toute sa vie. Évidemment, pour qui lit cette étonnante Histoire de la Littérature sous le Gouvernement de Juillet, il y a là un parti pris ou un mot d’ordre. Vous cherchiez un esprit littéraire, occupé de choses littéraires, et vous ne trouvez plus que le soldat d’un parti qui fait l’exercice, en douze temps, de l’embrassade avec tout le monde, pour le compte de la Fusion !

Telle est la signification et la portée du livre de M. Nettement. C’est un livre à intention politique masquée de littérature, ce n’est rien de plus. Sans vérité, sans science réelle, sans profondeur d’accent, il doit périr sous le poids de son titre, car les situations équivoques sont mauvaises aux livres comme aux hommes et tueraient dix fois des talents plus mâles et plus vigoureux que celui de M. Nettement. Ce livre, en effet, s’annonçait comme une large composition d’histoire littéraire et de critique, dominée par une philosophie, — ou comme parle l’auteur, et nous aimons ce langage — par une théodicée, il devait donc être cela, — purement et doctement. Il devait être hardi avec les hommes comme avec les doctrines. Il devait s’appuyer sur les idées pour juger les œuvres, sur les œuvres pour juger les écrivains, ne séparant pas les unes des autres, ne repoussant pas les idées dans leur hauteur abstraite pour être plus {p. 255}à l’aise avec les hommes dans leur en-bas. Voilà ce que devait être dans son inspiration première et dans l’ensemble de son dessein l’Histoire de la Littérature sous le Gouvernement de Juillet, qu’elle fût écrite, d’ailleurs, par M. Nettement ou par tout autre. Voilà le programme de rigueur que tout écrivain qui se mêle d’apprécier les manifestations de l’esprit humain, dans un moment de son histoire, doit s’imposer d’abord comme une règle suprême, — oui, d’abord ! il aura, s’il peut, du talent après ! Eh bien ! c’est à la lumière de ce programme que nous allons juger le livre de M. Nettement.

V §

Ce livre, à le prendre comme il nous est donné, pour une œuvre de critique non pas seulement sincère, mais réfléchie, ce livre était tenu de s’ouvrir par une exposition de la théorie qui doit préexister à toute critique et à toute histoire de la théorie, sans laquelle toute histoire et toute critique ne sont plus qu’un casse-tête de faits qui s’entrechoquent. Nous ne sommes nullement de l’opinion de cet écrivain (Gustave Planche) qui, parlant un jour de M. Nettement, se vantait avec l’orgueil de la pauvreté « de ne juger la littérature qu’avec des doctrines littéraires ». Des doctrines littéraires ne se font pas toutes seules. Elles dépendent de quelque chose de plus élevé qu’elles, et ce quelque chose, tout homme qui ne veut pas être le Bridoison de sa propre {p. 256}critique, est obligé de dire ce que c’est. M. Nettement est catholique, c’est son honneur et ce pourrait être sa force. Mais ce qui suffit pour la conscience d’un homme ne suffit pas pour la pensée d’un écrivain. Puisqu’il est catholique, M. Nettement devait tirer de la théologie, qui est la véritable philosophie catholique, tout un système d’idées qui aurait été le criterium de sa critique, la législation même d’après laquelle, comme critique et comme historien, il allait juger. Travail nécessaire, qui aurait été curieux, attendu que, jusqu’ici, il n’a été fait encore par personne appartenant à l’opinion religieuse de M. Nettement. La Philosophie est plus heureuse. La Philosophie a son esthétique. La critique catholique attend toujours le Kant qui dégagera la sienne ; mais il est bien probable que ce ne sera pas M. Nettement. Au lieu de se préoccuper de cette théorie nécessaire, seule introduction qui convenait à son histoire, M. Nettement, qui n’a que des aspirations confuses, et dont le genre de cerveau brise la cohérence et diminue l’étendue de la vérité, M. Nettement ne va pas chercher ses points de départ si avant. Il brusque la difficulté et il commence son histoire du pied d’un fait, et d’un fait politique : la Révolution de Juillet. C’est dans la recherche des influences raccourcies de cette révolution qu’il borne l’effort de son regard. Il croit tout expliquer par elles, et, en définitive, il n’explique rien, car la Révolution de Juillet, qui n’a eu sur les choses littéraires qu’une influence de seconde ou de troisième portée, est elle-même congénère de la révolution littéraire qui l’a suivie. Ce sont là deux faits semblables dans deux ordres de chose différents. {p. 257}Qui sait ? La cause s’en trouve peut-être dans une déviation de l’intelligence générale ; seulement, comment parler de la déviation quand on n’a pas posé la loi ?…

Mais, encore une fois, M. Alfred Nettement se soucie bien de toute cette métaphysique. Homme politique avant d’être un homme littéraire, journaliste, c’est-à-dire improvisateur, il est impatient d’aller tout d’abord, — et il y va, — aux détails d’une histoire qui n’est plus qu’une série d’impressions personnelles, si l’on n’a pas dans la main le flambeau qui doit l’éclairer. Ce flambeau manque à M. Nettement, et c’est là le grand, le profond reproche que l’on doit faire à son histoire. Tous les autres qu’on peut lui faire aussi restent inférieurs à celui-là. Pour un écrivain qui a la prétention d’avoir des doctrines, que sont quelques bévues de fait comme celles qu’on a reprochées si amèrement à l’auteur de l’Histoire de la Littérature sous le gouvernement de Juillet ? Il y a bien pis que l’ignorance qui ne sait pas les faits et que l’étourderie qui les fausse : c’est l’absence d’idées qui serviraient à les mesurer. Or, en regardant avec beaucoup d’attention dans le livre de M. Nettement, on ne trouve pas un seul aperçu nouveau qu’on puisse signaler et qui lui appartienne en propre. Et cependant, il y est parlé de toutes les choses qui ont ébranlé puissamment le sol de ce siècle et qui l’ont retourné sous le glaive qui lue ou sous la charrue qui féconde. Le Rationalisme, le Panthéisme, le Romantisme, passent devant l’auteur, qui en parle comme tant de gens en ont parlé depuis qu’on en parle et dont le regard ne voit pas plus loin que le regard de tout le monde. On {p. 258}reconnaît que M. Nettement a surtout les notions courantes, ou plutôt les notions qui ont couru et que le journalisme a usées à force de les faire courir, ce journalisme qui porte encore sur ses oreilles la poussière du moulin où la France intellectuelle a fait moudre sa farine pendant dix-huit ans… Et non seulement M. Nettement en a les notions, mais il en a même la forme qui n’est pas plus neuve et que le talent serait de rajeunir. Parfois dupe de cette forme dont les regains, quand elle en a, sont dus à l’habitude d’une plume longtemps exercée, l’esprit du lecteur s’imagine que quelque chose va enfin sortir de cette intelligence qui a des velléités de vérité, mais rien ne vient. L’écrivain s’arrête quand on croit qu’il s’est dégourdi. Ce n’est pas là de l’impuissance radicale, absolue, mais c’est une nuance délicate dans l’impuissance que la Critique est bien obligée d’indiquer.

Ainsi, voyez où nous en sommes ! Nul criterium déduit d’une doctrine première et fondamentale, et quand il s’agit de juger les grands faits intellectuels de l’époque, nulle vue profonde, mais un lieu commun d’une superbe venue, un lieu commun de dix-huit ans qui prend aujourd’hui dans ce gros livre solennellement sa robe prétexte et qui rencontre un autre lieu commun du même âge, lorsqu’il s’agit de juger les œuvres et les hommes. En effet, les appréciations individuelles de M. Nettement ne sont pas plus nouvelles que ses appréciations générales. L’instinct chez lui n’a pas remplacé les principes. Dans cette histoire de la Littérature sous le Gouvernement de Juillet apparaissent nécessairement dans leur ordre de dates MM. Guizot, Thiers, Cousin, Thierry, Victor {p. 259}Hugo, Alexandre Dumas, de Vigny dans sa tour d’ivoire, etc., etc. ; mais ces appréciations tardives font-elles saillir en ces écrivains et dans leurs œuvres, ou quelque grand défaut qu’on n’avait pas remarqué encore, ou quelque supériorité dont on ne se doutait pas ?… Y a-t-il sur ces hommes qu’il fallait classer définitivement, puisqu’on se piquait d’être historien, un mot, un seul mot qui ne soit connu comme la tour d’ivoire de M. de Vigny (dont M. Nettement nous donne une trente-sixième édition), et qui modifie l’opinion publique en l’éclairant davantage ?… Et s’il n’y en a pas, cependant, le but de la critique est manqué, manqué misérablement et sans excuse. Quand Mme de Staël écrivait son livre de l’Allemagne, dont l’idée a peut-être donné à M. Nettement la pensée du sien, elle avait le facile avantage de raconter une littérature étrangère ; et n’aurait-elle pas eu ce style inouï, ce mirage d’idées, comme disait Byron, qui lui aurait permis de se passer de pensées fortes et d’aperçus vrais, si elle n’en avait pas eu, elle apprenait du moins à la France ce que la France ne savait pas. Mais, chez nous, chez nous qui vivons dans l’intimité de notre propre littérature, pour qu’on se croie le droit de toiser les hommes et les œuvres, il faut, si on n’est pas un maître, en savoir pourtant un peu plus long que le premier venu littéraire, il faut une personnalité. Quelle est celle de M. Nettement ? La seule originalité de ses opinions sur les hommes célèbres de son temps, c’est peut-être l’embarras visible dont elles sont empreintes, quand il faut accorder la sympathie dont nous avons éventé le secret avec des opinions religieuses qui ont toujours régné sur la pensée {p. 260}de l’auteur et dont il veut maintenir l’autorité dans son livre. Nous n’en citerons qu’un exemple, mais il suffira pour montrer comment M. Nettement, dont le talent n’était pas précisément la légèreté, est tout à coup devenu souple entre la vérité et la sympathie. Lorsqu’il est question de M. Cousin dans son histoire, il ne lui est guère possible de nier que le célèbre professeur ne soit coupable de panthéisme, sinon de fait largement et fièrement articulé, du moins de conséquence inévitable. Mais ce reproche à peine risqué, l’historien l’éteint bien vite dans ce qu’il appelle avec complaisance « la gloire du spiritualisme de M. Cousin », comme si aux yeux d’un catholique tel que M. Nettement, c’est-à-dire d’un adorateur du Dieu personnel de la croix, le spiritualisme de la Philosophie avec sa Providence sans visage pouvait jamais constituer un titre de gloire à quelqu’un !

Mais la préoccupation politique explique tout, et, nous le répétons, voilà la cause de ces tristes concessions et de ces mollesses du livre de M. Nettement. Pour nous, cette préoccupation y rayonne, malgré les préoccupations de l’auteur. Dans ce tableau, qui devrait être complet et qui ne l’est pas, de toutes les forces de la littérature française sous le gouvernement de juillet, il n’y a d’exagéré ou de grandi que les hommes vivants qui peuvent être pris par la reconnaissance, et de diminué ou d’oublié que les hommes morts qui ne peuvent témoigner la leur. Spéculant sans doute sur tous ces amours-propres qu’il flatte, l’historien de la Littérature semble être de l’avis du Fabuliste : « Mieux vaut goujat debout qu’empereur enterré », et on le conçoit, si c’est moins l’histoire du {p. 261}passé qu’il écrit que l’histoire d’un avenir qu’il espère… Sans cela, comment expliquerait-on que, dans cette histoire, pleine de titubations singulières, certains talents et certaines renommées tinssent hardiment et presque effrontément la place à laquelle d’autres talents et d’autres renommées auraient droit ?

Comment expliquerait-on que les écrivains qui ont le plus rendu de services à la cause de M. Nettement, c’est-à-dire, à la cause de l’autorité, de l’Église, de la Monarchie, eussent trouvé, dans le livre qu’il publie aujourd’hui, une mémoire si ingrate, et les autres…, les ennemis déclarés ou hypocrites de cette cause, des respects serviles ou des admirations inconséquentes ? Comment, par exemple (il est bon de citer des noms), un homme comme Audin, l’une des plus charmantes plumes et des plus poignantes aussi du catholicisme de ces derniers temps, Audin, l’historien et le biographe, n’a-t-il que l’aumône dérisoire d’une mention chétive, quand, à côté, M. Charles Rémusat, le philosophe, compte vingt pages d’éloges à outrance, nous ne disons pas à tout prix ? Voyons ! Est-ce que l’illustre auteur du Léon X, du Luther, du Calvin, etc., ce talent vivant, étincelant, armé, qui a fait de la polémique avec l’histoire, sans jamais en fausser la vérité dans le combat, est inférieur, aux yeux connaisseurs de M. Nettement, le grand juge, à l’auteur rationaliste d’Abeilard ? Est-ce qu’il préférerait à l’érudition spirituelle d’Audin l’érudition académique de M. Mignet ? Il oublie Beyle, un scélérat d’idées, je le sais, mais l’écrivain qui a pensé avec tant de vigueur le Rouge et Noir et la Chartreuse de Parme, cet homme qui, avec ses noirceurs et ses perversités, brille d’une {p. 262}lueur sombre et dure au premier rang des puissances littéraires de son époque. Il l’oublie. C’est peut-être rancune. Beyle fut un ennemi du christianisme et de toutes les idées que M. Nettement admet et respecte. Mais Balzac, notre grand Balzac, n’était pas un ennemi, celui-là ! et comment salue-t-il sa gloire ? Parti du royalisme pour s’élever jusqu’à la notion de la monarchie, Balzac, qu’on pourrait appeler autoritaire, est traité, dans l’histoire de M. Nettement, avec une injustice qui méconnaît jusqu’à son génie. Éternellement en retard avec toutes choses, M. Nettement, cet Épiménide qui n’a pas dormi et qui a toujours l’air de s’éveiller, reproduit contre le moraliste et l’écrivain toutes les objections de la petite critique de 1837, à laquelle, depuis, Balzac répondit si magnifiquement, quand il démasqua l’ensemble de son monument (la Comédie humaine), et quand il publia cette fameuse préface des Œuvres Complètes, que M. Nettement n’a pas lue ou qu’il n’a pas comprise, car, s’il avait lue — nous le croyons — il se serait épargné des erreurs qui mériteraient un nom moins doux, et il aurait laissé, à ses pieds, toute cette vieille poussière, faite, comme toutes les poussières, avec de la fange qui a séché !

Du reste, la méconnaissance de Balzac, par M. Nettement, n’est pas uniquement un jugement faux sur la moralité et la beauté des œuvres de ce robuste génie, mais c’est aussi un dénigrement et un rapetissement de sa personne, qu’on ne sait vraiment plus comment caractériser. L’historien de la Littérature sous le Gouvernement de Juillet prétend avoir connu l’auteur de la Comédie humaine, et il l’insulte jusqu’à {p. 263}l’anecdote et jusqu’au visage. Il raconte qu’un jour Balzac, traitant d’un feuilleton à la Gazette de France, osa demander à M. de Genoude ce qu’il préférait « de sa ménagerie » (il appelait ainsi ses romans dans ses quarts d’heure de misanthropie ou de modestie), mais M. Nettement, qui est bien au-dessus de toutes les hermines, même de celles que la Bretagne porte dans ses armes, et qui ne souffre pas sans des angoisses mortelles la tache de la moindre plaisanterie sur la pureté de son sérieux, M. Nettement vit dans cet affreux mot « ménagerie » une irrévérence et des horizons de cynisme, non pas à ravir, mais à souiller inexprimablement la pensée ! Après cela, on comprend très bien que, jugé physiquement à travers des mots si effroyablement dissolus, Balzac dut avoir pour cette combinaison d’hermine et de lynx, qu’on appelle M. Nettement, la figure de ses plaisanteries comme Mirabeau avait l’âme de son visage. On comprend que M. Nettement nous le peigne comme une espèce de satyre en gaîté, ce qui prouve d’ailleurs qu’il n’avait vu Balzac que quand Balzac le regardait. Mais nous qui l’avons vu écoutant Beethoven ou encore se livrant au mouvement de ses propres idées, nous affirmons qu’il avait souvent dans sa physionomie, ce satyre, de l’invention de M. Nettement, l’expression idéale du génie qui a créé Séraphitus. Il est vrai que l’auteur de l’Histoire de la Littérature a contre nous pour appuyer son opinion (Voir page 243, 2e volume) l’opinion de son domestique, un fier juge, le Lavater des laquais ! C’est là quelque chose d’imposant, sans doute, mais franchement, nous aimons mieux encore nous en rapporter à nos impressions et à nos souvenirs !

VI §

{p. 264}Nous avons dit maintenant à peu près ce qu’il y avait à dire de cette Histoire de la Littérature française sous le Gouvernement de Juillet. Libre de tout engagement avec cette littérature, nous n’avions, nous ! de carte de visite à mettre chez personne. Nous n’avions pas à remplacer les jugements de l’auteur sur les hommes et sur les choses par nos jugements particuliers. Il nous eût fallu trop de temps et d’espace. La Critique ne pouvait pas refaire, dans un seul chapitre, un livre en deux volumes comme le livre de M. Nettement. Elle avait seulement à montrer dans quelle inspiration ces jugements prenaient leur source, ce qu’ils prouvaient de force intellectuelle ou de conséquence d’opinion, et ce que valait enfin toute cette monnaie de jugements qui n’appartiennent pas plus à M. Nettement qu’à tout autre, et dont la circulation a usé l’empreinte. Eh bien ! nous le répétons avec la modération d’une critique sincère, mais déçue : ce billon, dont on veut payer tout le monde, sonne faux quand il ne sonne pas creux. L’Histoire de la Littérature sous le Gouvernement de Juillet est encore à faire, et celle de M. Nettement est faite de manière à ce qu’elle ne puisse pas servir beaucoup à cette histoire future, même à titre de renseignement !

Quant au style, dont il reste à parler, il ne sauvera pas la faiblesse d’une œuvre qui, plus qu’aucune autre, avait besoin, pour arrêter et contenir ce qu’elle {p. 265}a de trop facile et de trop lâché, du ferme tissu d’une langue bien faite. Malheureusement M. Nettement n’a point cette langue-là. Il n’a pas plus l’expression qu’il n’a la réflexion, qu’il n’a la méthode, qu’il n’a quelque chose, si ce n’est de pousser devant lui sa plume d’une main qui défie la fatigue de l’alourdir. L’auteur de l’Histoire de la Littérature vise au style pompeux. On voit qu’il a pris l’ordre longtemps chez M. de Chateaubriand ; mais il tempère la manière du maître par la sienne, et de ce mélange il résulte je ne sais quelle phraséologie solennelle et verbeuse qui se remue mal, s’étale, s’affaisse et devient, au bout d’un certain nombre de pages, un modèle de style accroupi. Pour notre compte, nous aimons mieux la Vénus sur la tortue que ce style, immobile sur sa masse épatée et qui ne porte absolument rien. Grave, mais non retentissant comme M. de Salvandy, M. Nettement n’a pas plus dans sa phrase incorrecte, nombreuse, et comme grasse, que dans son esprit qui n’est jamais tendu que parce qu’il est un peu enflé, les jointures dont parle quelque part La Rochefoucauld. S’il fallait le peindre, comme penseur et comme écrivain, par un seul mot qui dût bien exprimer son être et sa manière, nous dirions, après avoir lu les deux volumes d’aujourd’hui, que M. Nettement est l’Odilon Barrot de la littérature, et en disant cela nous aurions accompli le précepte des vieilles rhétoriques qui enseignent que toute comparaison doit grandir l’objet comparé.

XI. MM. Mignet et Pichot.
Charles Quint, son abdication, son séjour et sa mort au monastère de Yuste. — Charles V, chronique de sa vie intérieure dans le cloître de Yuste §

I §

{p. 267}Ces deux ouvrages, qui vulgarisent de récentes découvertes faites en Espagne et en Belgique, et dans lesquelles MM. Mignet et Amédée Pichot ne sont pour rien, ces deux ouvrages écrits d’un style fort différent, — l’un, avec la tenue froide d’un membre de l’Académie, l’autre, avec l’égoïste flânerie d’un chroniqueur qui aurait dû oublier sa personnalité davantage, — ont cependant pour nous un intérêt très animé et très réel. C’est que ces deux livres nous transmettent la lumière inattendue qui vient de frapper l’un des faits de l’Histoire moderne qui semblait le plus devoir se passer de lumière, l’événement {p. 268}classique, à force d’être fameux, qu’on pouvait appeler le grand lieu commun de la rhétorique de l’Histoire. Jusqu’ici l’abdication de Charles-Quint et son ensevelissement dans un cloître, ce double texte de déclamations que la Philosophie a enrichi de si belles phrases, étaient jugés, mais, à ce qu’il paraît, n’étaient pas connus… et c’est cette abdication et cet ensevelissement que la publication de documents nouveaux doit nous faire connaître. Quoique ces documents trop vantés ne répandent guère sur les faits qu’une lumière qui a ses vibrations, ses tremblements et ses ombres, il faut nonobstant en convenir, si beaucoup de découvertes analogues à celles que MM. Amédée Pichot et Mignet ont recueillies sur Charles-Quint étaient faites sur l’ensemble de la monarchie espagnole et sur chacun de ses grands hommes, il est probable qu’on arriverait bientôt à la conception vraie d’une histoire d’Espagne, — conception que l’on cherche encore vainement, malgré les prétentions à l’impartialité du xixe siècle, dans la littérature européenne.

En effet, de toutes les histoires qui, sans exception, ont plus ou moins besoin d’être refaites en quelques-unes de leurs parties, et dont la science, qui cherche toujours, doit tenir les fouilles éternellement ouvertes dans l’intérêt de la vérité, l’histoire de l’Espagne est peut-être la moins connue, parce qu’elle est la moins pénétrée. Rapporter des faits ne constitue pas l’histoire ; il faut savoir les interpréter, regarder dessous ou dedans. C’est ce qu’on oublie trop quand il s’agit de l’Espagne. À cela, il y a beaucoup de raisons ; mais la principale est certainement {p. 269}l’espèce d’horreur qu’inspire la théocratie à l’esprit moderne. Or, malgré ses formes politiques et le jeu extérieur de ses institutions, l’ancien gouvernement de l’Espagne était, en réalité, il faut bien l’avouer, une théocratie. L’Espagne, du moins la grande Espagne d’avant les Bourbons, fut un gouvernement de prêtres, et on pourrait presque dire un peuple de prêtres. L’esprit religieux, sacerdotal, armé de l’Espagne, qui sut, tant il était fort ! s’organiser dans des institutions qui furent aux mœurs de ce pays ce que le fourreau est à l’épée, cet esprit si antipathique à nos idées actuelles et qui épouvante à la fois et nos théories et nos cœurs, nous ne l’estimons pas assez pour chercher à le bien comprendre ; et voilà, en un mot, pourquoi le sens de tant de faits de l’histoire d’Espagne nous échappe ! Voilà pourquoi, jusqu’à l’arrivée des Bourbons, qui introduisirent l’esprit moderne dans cette Péninsule, restée du Moyen Âge, et fermée par ces Pyrénées que Louis XIV abaissa, elle a dans son histoire, cette vieille et étonnante Espagne, des grandeurs de choses qui ressemblent aux mystérieux colosses de l’Égypte, et des grandeurs d’hommes presque aussi indéchiffrables que le Sphinx. Philippe II, Charles-Quint, dont il s’agit aujourd’hui, sont de ces grandeurs embrouillées qui cachent une énigme et dont le sens (du moins dans ce qu’il eut de net et de complet), un jour, s’est perdu. Philippe II le Taciturne, qui ne dit son secret à personne et ne laissa aux historiens de l’avenir qu’un mot  le mot terrible — qui ne fut pas stupide, tout en voulant être injurieux ; et Charles-Quint, l’empereur déchu ou grandi dans une abdication volontaire, sur laquelle {p. 270}l’imagination a tant erré et l’Intelligence hésite encore ! Philippe II, Charles-Quint, resteront toujours, par un côté, plus ou moins obscurs et inintelligibles, si on n’étudie pas l’Espagne elle-même qui les a produits et si on ne la comprend pas, elle, dans le fond intime de sa propre personnalité.

Et la preuve de cela est faite aujourd’hui par le livre même de MM. Pichot et Mignet. Ces deux livres nous apprennent assurément beaucoup de choses piquantes sur Charles-Quint et les dernières années de sa vie, mais l’important, ils ne le disent pas ! Le nœud gordien de cet homme complexe, ils ne le dénouent ni ne le coupent. Grâce aux renseignements qu’on y trouve, nous savons à présent, avec plus de détails que jamais, l’heure officielle et la date précise de l’abdication du grand homme, mais les motifs décisifs et suprêmes de cette abdication, qui fut un long dessein dans cette méditative pensée, nous ne les savons pas plus que nous ne les savions hier, en lisant Robertson ; et nous voilà presque tenté, pour y comprendre quelque chose, de retourner à l’hypothétique dialogue de Sylla et d’Eucrate, cette stérile partie de raquette jouée par le génie jongleur de Montesquieu ! Grâce encore, il est vrai, aux documents que MM. Mignet et Pichot publient, nous savons à n’en pouvoir plus douter maintenant que l’impérial Cénobite, transformé par d’autres histoires en horloger et en moine, garda son ancien personnage et n’étouffa pas son regard, son action et sa volonté politique, sous la cagoule du pénitent. Mais à cela près de cette conduite, de cette longue accoutumance d’une domination qui ne se renonça jamais, nous continuons {p. 271}d’ignorer le vrai Charles-Quint de Yuste, et il reste dans cet empereur retiré, qui n’est ni tout à fait un empereur, ni tout à fait un moine, un point central que le mystère et le silence recouvrent toujours.

La Curiosité, éveillée par les détails nouveaux qu’on apporte, se trouble, s’inquiète et recommence de poser son éternel problème : quelle cause détermina l’abdication de Charles-Quint et sa retraite à Yuste, et donne à ces faits, grandioses ou petits, leur véritable caractère ? Un grand artiste qui a fait entrer sa puissante fantaisie dans l’histoire, Honoré de Balzac, a écrit : « La destinée d’un homme fort est le despotisme. Il est impossible à celui dont la main peut gouverner les nations de quitter sa sphère céleste pour devenir un moine comme Charles-Quint — âme petite ! » Les livres actuels de MM. Pichot et Mignet justifient suffisamment Charles-Quint de ce reproche de petitesse qui étonne, du reste, venant d’un catholique, comme Balzac, car l’humilité et le détachement du chrétien sont de très grandes choses, et le cardinal saint Bonaventure, lavant ses assiettes, est moralement splendide de beauté. Quoi qu’il en soit, ambitieux sans faiblesse, Charles-Quint n’était pas lassé du pouvoir, puisqu’il l’emporta dans la solitude… Mais alors, pourquoi donc s’y enfonça-t-il ?… On a parlé de la douleur d’avoir perdu l’Impératrice, de cette affection blessée par la mort et qui saigna toujours dans l’âme de ce fils de Jeanne-la-Folle, en qui l’amour conjugal semblait une passion héréditaire, mais la Douleur a son idée fixe et ne revient pas toucher, de ses mains préoccupées, les amusettes de l’Ambition. On a parlé enfin de sentiments religieux, mais pourquoi la {p. 272}Philosophie, qui a été logique, n’a-t-elle pas eu raison, et pourquoi Charles-Quint ne s’est-il pas réellement fait moine ?… Toutes questions qui restent sans réponse, si on s’en tient à la lettre seule des documents biographiques, mais qui commencent d’en laisser voir une, si on ose éclairer l’individualité de Charles-Quint par l’individualité de l’Espagne.

II §

C’est que là se trouve la vraie réponse et non ailleurs. On peut l’affirmer avec sécurité, tout le temps qu’il n’y aura pas pour l’éternelle et péremptoire instruction des générations un Mémorial de Yuste comme il y a un Mémorial de Sainte-Hélène (et il paraît que cette grande confession à la Postérité qui tente les âmes les plus fortes, en fait de grands hommes, et qui avait aussi tenté Charles-Quint, n’existe plus), on n’aura le mot des questions que soulève ce mystère à demi voilé qui s’appelle le Charles-Quint de Yuste dans l’histoire, qu’en le demandant à l’Espagne, après l’avoir demandé à lui-même, car lui seul, il ne répond pas ! Nous l’avons dit déjà, beaucoup d’historiens ont touché à ce sujet obscur, de leurs bâtons d’aveugle, mais il est nécessaire d’insister. Le Charles-Quint de Yuste (et dans l’ouvrage de M. Mignet il n’est question que de celui-là) ne s’explique par aucun des motifs simples et personnels à l’aide desquels des écrivains étroits et déroutés ont jusqu’à présent cherché vainement à l’expliquer. Ce Charles-Quint-là, —  {p. 273}si nous croyons les documents dont MM. Mignet et Pichot ne sont que les metteurs en œuvre, — ne fut ni un Dioclétien de seconde épreuve, ni un de ces grands Pénitents de la Royauté, qui ne souffrent plus sur leur front, dans la gloire de leur abaissement, d’autre couronne que la couronne d’épines du Divin Maître. Le sublime portrait qu’a fait de lui la Philosophie, croyant faire une caricature, est un portrait faux. Cette scène, dont tout retentissait dans l’histoire, des funérailles de Charles-Quint vivant, est, disent les discuteurs d’anecdotes, de l’invention d’un pauvre moine qui avait, ma foi ! il faut bien le dire, du génie à la Zurbaran sous son capuchon. Charles-Quint ne cessa pas d’être César, sous les arceaux de son monastère. De son balcon sur la Vera, il voyait et écoutait le monde. Derrière les tentures de velours noir de sa chambre funèbre, comme Néron derrière le rideau de Junie, il était invisible et présent dans ce monde qu’il avait gouverné. Toute sa vie à Yuste donne de tels démentis au parti qu’il avait embrassé, qu’on crut plus d’une fois qu’il se repentait et que le vieux lion, pour ne pas étouffer, allait sortir de son antre !… Impossible donc de l’expliquer, ce solitaire en contradiction, quand on n’interroge que lui seul, tandis qu’au contraire, en se jetant à l’Espagne comme à un flambeau, en la prenant, cette Espagne du xvie siècle, et en la mettant, avec son esprit ressuscité, bien en face de cet empereur découronné de sa propre main, de cette fière et mélancolique figure de Sacrifié, mais de Sacrifié hautain et volontaire, vous pouvez peut-être trouver le secret de son sacrifice et saisir enfin la vérité !

{p. 274}Rappelez-vous, en effet, ce que c’était que l’Espagne, la vieille Espagne au xvie siècle ! Si le politique Charles-Quint, mi-parti d’Autrichien, de Flamand, de Bourguignon, et dont le génie, mêlé au génie de plusieurs races, était écartelé comme son blason impérial, si ce Charles-Quint ne fut pas un moine et ne songea jamais à l’être, malgré la piété très profonde de toute sa vie, l’Espagne était, elle, qu’on nous passe le mot, une nation moine (una monja), et tellement moine d’éducation, d’habitude et de préjugés, que c’est à l’influence de cette nation cloîtrée dans des mœurs religieuses comme il n’en avait peut-être existé nulle part, que Charles-Quint dut ces impulsions monastiques dont la philosophie a été la dupe, et qui étaient parfaitement contraires à la nature positive et tout humaine de son génie. Physiologiquement et d’instinct, Charles-Quint n’appartient plus au Moyen Âge. Il est essentiellement moderne. C’est le type le plus élevé des politiques qui pèsent, combinent, ménagent et voient moins les rigueurs de la vérité que les douceurs du succès. Prudent comme les saints, et comme les gens seulement convaincus ne le sont jamais, froid et fin sous la grandesse d’une majestueuse dignité, cet esprit de milieu, également éloigné de tous les fanatismes, nous laisserait l’imagination bien tranquille, s’il ne portait pas jusque dans le fond de son être les brûlantes réverbérations de cette Foi espagnole qui avait chauffé son berceau. La nature lui avait donné une tête puissante et calme, un cerveau de Dieu de la terre… Mais la main de l’Espagne de saint Isidore s’était empreinte sur le crâne baptisé par elle, et cette marque, il ne put jamais l’effacer.

{p. 275}L’Espagne alors était robuste. Dalila n’avait pas encore coupé les cheveux de Samson. C’était la fille dévouée d’une mère terrible, de cette Inquisition qu’il faut bien nommer tout en pâlissant, et qui, duena impitoyable, l’avait élevée, purifiée et bronzée, sa vierge orthodoxe, à la flamme des charbons ardents d’Isaïe. L’Inquisition, qui ne fut pas en réalité ce que le préjugé public la croit encore, l’Inquisition avait fait l’Espagne. Elle l’avait organisée. Elle était tout ensemble sa législation et ses mœurs, son opinion et sa volonté. Elle avait enfin développé et fortifié cette conscience religieuse qui régnait en Espagne plus despotiquement que le Roi lui-même et qui l’envoyait, malgré sa toute-puissance et la révolte de la nature humaine dans son cœur, aux auto-da-fé de ce tribunal implacable, mais populaire, et le forçait d’y assister, lui, le Roi, comme un simple corrégidor, un simple alcade, — un simple bourreau !

Sublime, — ou atroce, si l’on veut, ce qui n’empêche pas d’être sublime, — telle était, en fait, l’Espagne du xvie siècle, et l’histoire, dont la plume est, dit-on, de fer, ne doit-elle pas savoir la regarder avec des yeux impassibles ? Eh bien ! quand on l’a évoquée et quand on l’a regardée à son tour, après avoir interrogé la physionomie ambiguë de son César anachorète, ne semble-t-il pas, à l’instant, que cette indication, qui n’en fut pas une, et que ce séjour à Yuste, qui fut moins une retraite qu’une résidence, prennent leur véritable caractère ? N’apparaît-il pas comme évident que cette abdication et ce séjour furent une victoire, — une silencieuse victoire que le vaincu n’a, certes, pas proclamée, — mais une victoire de {p. 276}l’Espagne tout entière sur l’empereur catholique qui, à Worms, avait trébuché ? Un historien a dit de Charles-Quint : « Les regrets de Worms furent tardifs. » Pour notre compte, nous croyons fort peu à ces regrets ; mais regrets ou remords dans la conscience du prince qui avait compromis également sa puissance et sa foi avec les ennemis de l’une et de l’autre, les faiblesses de Worms, les fausses habiletés du grand Habile qui ne vit pas à l’origine tout ce que le Protestantisme cachait, n’en furent pas moins un crime dans la pure conscience de l’Espagne, et un crime qui avait besoin d’expiation. Si Charles-Quint put se tromper à la clarté de sa raison, l’Espagne ne pouvait, elle, se tromper à la clarté de sa foi, et s’il ne se repentit pas sous les désillusions de l’expérience, il dut sentir, en sa qualité de grand politique, qu’il avait profondément blessé son peuple, et cela reconnu comme un mal pour son pouvoir et pour sa race, il dut chercher à l’amoindrir et à l’effacer.

Et cette explication, plus haute et plus satisfaisante que des détails biographiques qui ressemblent à des rayons brisés, né reçoit d’ailleurs de démenti d’aucun de ceux que présentement on publie. Avec ces détails isolés, la retraite de Yuste reste la moitié de l’énigme. On ne sait point ce qu’elle fut, mais uniquement ce qu’elle ne fut pas. Avec l’explication, qu’une Critique historique digne de ce nom aurait hasardée, d’un sacrifice à l’opinion blessée de l’Espagne et dans l’intérêt de sa race, non seulement l’abdication de Charles-Quint devient intelligible, mais encore l’homme qu’il fut à Yuste et qui resterait incompréhensible, si on n’avait pas cette explication ! Nous l’avons dit déjà, {p. 277}mais les publications de MM. Mignet et Pichot ne laissent sur ce point aucun doute : Charles-Quint continua d’être dans son cloître l’Empereur, le Charles-Quint stator qu’il avait été partout. Yuste ne fut point un coup de discipline asséné par le repentir sur ses épaules de chrétien ! Catholique quand il est agenouillé devant le saint Tabernacle, Charles-Quint, relevé et debout, est toujours le politique de Worms et de Passau. C’est toujours cet empereur qui a mis Rome à sac, autrefois, par la main du connétable de Bourbon, et qui, vieux, recommence sous Paul IV la guerre contre Rome avec l’ardeur de sa jeunesse. Philippe II, lui, le vrai moine sans être au monastère, Philippe II, le véritable Roi Espagnol, s’effraie de cette guerre voulue si énergiquement par son père. Le duc d’Albe, en qui bat le cœur tout entier de l’Espagne, a honte de sa victoire et ne l’achève pas. Mais Charles-Quint, de sa stalle au chœur, dans son monastère de l’Estramadure, continue de se montrer implacable. Chez cet homme, grand de foi comme un croisé du temps de saint Louis, chez ce poète à force de catholicisme, qui ordonna qu’on l’enterrât sous un autel, de manière à ce que les pieds du prêtre portassent d’aplomb sur sa poitrine, la religion, chose singulière ! ne montait pas plus haut que le cœur. Le croira-t-on ? à Yuste, l’hérésie se glisse dans son cortège, et il s’en soucie assez peu. Carranza, l’archevêque de Tolède, son prédicateur et son chapelain, est évidemment hérétique. M. Mignet, qui n’est pas tenu d’être un docteur de l’Église, nous le prouve par la manière même dont il le nie ! « Ce qui était vrai, dit-il, c’est que, sans se séparer de l’Église orthodoxe à laquelle il restait {p. 278}soumis, Carranza s’était rapproché de la doctrine des novateurs et s’était servi de leurprocédé de démonstration en introduisant dans ses ouvrages le principe de la justification par la foi dans le sauveur Jésus-Christ et en recourant à l’autorité incontestable des livres saints, au lieu d’employer uniquement l’autorité traditionnelle de l’Église. » Si Charles-Quint entra plus tard en défiance contre Carranza et voulut sévir contre les doctrines nouvelles, ce fut à l’instigation du grand inquisiteur Valdez. Même après Yuste, ce sacrifice à l’opinion religieuse de l’Espagne, il ne fallut rien moins que l’Inquisition, c’est-à-dire l’Espagne tout entière sous sa forme la plus concentrée, pour rappeler les devoirs de la Majesté Catholique aux passions invétérées du vieil Empereur.

Et cela est si vrai, cette influence subie tour à tour et contrariée par Charles-Quint, que la profonde Espagne lui en garda rancune, et que malgré Yuste, malgré une mort catholiquement magnifique, elle ne lui pardonna jamais. Il est en Biscaye une légende qui traduit d’une manière grandiosement tragique le ressentiment espagnol. Quelque temps après la mort de Charles-Quint, dit cette légende, une nuit, un cortège nombreux d’hommes d’armes et de moines tenant des flambeaux, porta vers le sommet d’une montagne un cercueil couvert de blasons et d’insignes impériaux. C’était le cercueil du tout-puissant empereur Charles-Quint. À ses pieds marchait son fils bien-aimé et respectueux, le roi Philippe II, en vêtements de deuil. Quand le cercueil fut déposé sur la montagne, des hommes impossibles à méconnaître — car ils avaient sur leurs livrées le chien qui porte une torche allumée {p. 279}dans sa gueule, — élevèrent tout à coup avec des branches d’arbres le bûcher traditionnel de la Sainte Inquisition, sur lequel ils couchèrent, l’ayant arraché de sa bière et roulé dans une chemise d’amiante, le corps de l’empereur décédé. Alors une voix dans cette nuit noire, rougie de la lueur du bûcher funèbre, prononça la plus terrible des excommunications de l’Église contre la mémoire de ce supplicié d’outre-tombe qui avait été Charles-Quint, et, chose plus terrible encore ! son fils respectueux, le roi Philippe, prit, quand elles furent froidies, dans ses mains les cendres de son père et les jeta du haut de cette montagne aux quatre coins de l’horizon. Certes, quand un peuple a de pareilles légendes sur le plus grand et le plus absolu de ses monarques, on peut demander si, pour en expliquer la vie, il est loisible d’oublier l’action de ce peuple et de s’en tenir aux infiniment petits de l’anecdote et des détails personnels… ?

III §

Eh bien, à notre estime, c’est ce que MM. Mignet et Pichot ont trop fait. Ils n’ont été que de simples chroniqueurs, et ni l’un ni l’autre de ces messieurs n’a été, un seul instant, au-dessus du document… qu’il n’a pas trouvé ! En vérité, c’est trop modeste pour des hommes qui ont la réputation d’être des historiens. Sans doute, la chronique est encore une forme intéressante de l’histoire, mais Charles-Quint, comme tous les personnages qui font question dans les Annales du {p. 280}monde, échappe à la chronique par la profondeur de son caractère ; et quelque dévoué que l’on soit à ramasser les épingles que l’histoire laisse parfois tomber, il y a mieux pourtant que ce travail de bésicles et de flambeau par terre, quand il s’agit d’un homme qu’il faut regarder en plein visage pour le pénétrer. Charles-Quint ressemble beaucoup à cette colonne mystérieuse qui guidait au désert les Israélites, et qui était ténébreuse et lumineuse en même temps. Personne plus que lui n’appelle et ne commande l’induction et le raisonnement dans l’histoire. M. Mignet, qui passe pour un logicien historique, ne s’est pas souvenu dans son livre de la meilleure de ses facultés. Quant à M. Pichot, c’est un esprit poétique et individuel, dont le sentiment ne manque pas de justesse dans l’appréciation de ce qui est élevé, mais dont les allures familières et trop égotistes, — comme dirait lady Morgan, — rendent l’ouvrage parfois fatigant. Il faut le rappeler à M. Pichot, même dans la chronique, l’histoire doit s’écrire avec plus de cérémonie… M. Mignet ne mérité point le même reproche. Si l’esprit de l’histoire n’est pas dans son livre, les formes y sont du moins, les formes classiques et sévères. M. Mignet étoffe l’anecdote en la racontant. Comme les écrivains de certaine école, dont M. Ranke est certainement le plus distingué et le plus fort, M. Mignet insiste peut-être trop sur les détails physiologiques et matériels. Dans la chronique de Yuste, il revient sans cesse sur le vaste appétit de Charles-Quint, sur sa gourmandise, sur son amour de la bière, etc., etc. Sans précisément interdire ces détails, nous aimerions mieux la recherche des causes morales qui font les grands {p. 281}hommes que toutes ces notions inférieures qui ne sont que l’histoire de la bête humaine. Mais que voulez-vous ! Le Rationalisme contemporain, qui n’entend pas grand-chose aux questions spirituelles et auquel, par là, bien des grandeurs se trouvent naturellement fermées, se tire, comme il peut, de la difficulté en refaisant, une millième fois, le mauvais vieux livre de l’Influence du physique sur le moral, de Cabanis. On ne le refait pas qu’en philosophie. M. Mignet est malheureusement un rationaliste. Ses habitudes d’esprit en ont énervé la trempe. Il a la froideur d’entrailles et l’absence de grande intuition que le Rationalisme remplace par des observations raccourcies. C’est peut-être la meilleure raison à donner de la médiocrité d’aperçu d’un ouvrage sur un sujet qui, plus que tout autre, aurait exigé de l’écrivain, assez hardi pour y toucher, cette sagacité supérieure, qui est le vrai génie de l’histoire.

XII. Marie-Antoinette,
par MM. Jules et Edmond de Goncourt §

I §

{p. 283}Lorsque les journaux annoncèrent que MM. Edmond et Jules de Goncourt allaient publier une Histoire de Marie-Antoinette, nous crûmes — pourquoi ne le dirions-nous pas avec franchise ? — que ce serait là encore un livre de l’École trumeau, car MM. de Goncourt sont de cette École. Ils y ont pris position il y a quelques années. Cantonnés dans le xviiie siècle, ils s’en sont fait presque un majorât d’études, et, jusqu’ici du moins, ils avaient exclusivement travaillé dans le camaïeu et le vieux-sèvres. De Portraits intimes en portraits intimes de cette époque dont ils ont le goût, qui est déjà une corruption, ils sont arrivés à {p. 284}cette grande figure de Marie-Antoinette, plus grande que le cadre du siècle dans lequel elle est renfermée ; et, le croira-t-on ? ces mièvres artistes, voués au joli du temps qu’ils aiment, ont essayé de la reproduire !

Nous comprenions bien, du reste, qu’ils en eussent la pensée ; mais nous, nous avions peur pour leur audace. Au regard de ceux qui vont au fond de cette femme, peut-être plus profonde qu’on ne croit, Marie-Antoinette, cette reine de Trianon, avant d’être la reine de France et la reine du Temple, Marie-Antoinette, qui fut un instant si frivole d’apparence, avant d’être si sublime de réalité, ne semblait-elle pas avoir un côté historique bien tentant pour les statuaires en pâte tendre ? Seulement le vers plaisant et fameux :

À mon gré le Corneille est joli quelquefois,

nous revenait à la mémoire, car il s’agissait ici d’un sublime encore plus touchant que celui du vieux Corneille. Il s’agissait de ce sublime de grandeur morale, de pathétique et de beauté, qui, dans le drame de l’histoire, a précisément commencé par ce joli, inconnu à Corneille, — le charme et la grâce de la vie !

II §

Mais nous l’écrivons avec joie : nous avions tort d’avoir peur, et nous sommes rassuré. La Marie-Antoinette de MM. de Goncourt n’est pas certainement {p. 285}le portrait définitif, la toile historique irréprochable de cette femme, qui attendra longtemps un peintre digne d’elle. Mais, du moins, c’est une ébauche émue, qui a son éclat et sa vérité.

Le sujet a pris les historiens, les a pénétrés, les a grandis ! Ils n’ont plus qu’un pied dans le trumeau, mais ils en sont sortis par la tête et par la poitrine. Ces frères de Goncourt, qu’on aurait pu appeler les sœurs, les voilà qui ne chiffonnent plus dans l’histoire, mais qui l’écrivent pour la première fois !

C’est qu’il n’y a plus de marchandes à la toilette dans l’histoire du xviiie siècle, quand il est question de Marie-Antoinette. Montrez tout ce que vous voudrez des ruines de cette femme, et la poignée de cheveux s’il vous en reste, de ces cheveux blanchis en une nuit, et les souliers percés qu’elle traînait à la prison, de ses pieds de reine, et la pauvre robe d’indienne brune et blanche, et toute rapiécée, qu’elle portait au Temple, et le mouchoir trempé par Mingault dans le sang de l’échafaud, et même la robe de linon immortelle de cette reine qui commença par le bonheur pour mieux finir par le martyre. Montrez-nous-les dans le plus grand détail.

Ce sont les reliques de l’histoire ! Pour les toucher dignement, il faudrait mieux que la main d’un historien ; il faudrait quelque chose comme la main d’un prêtre. Mais qu’elles soient bénies une fois de plus ! Elles transforment toutes les mains qui les touchent respectueusement, fût-ce les plus légères, — et, pour peu qu’elles tremblent, on les aime, ces mains, et on voudrait les serrer !

III §

{p. 286}Ah ! rien d’étonnant, sans nul doute, à cette magie de l’émotion, qui a donné tout à coup à MM. de Goncourt le sérieux dont leur talent manquait. On a beau se faire du xviiie siècle par la pensée, par l’étude, par l’admiration, par les affectations, on a gardé un peu de son cœur, on l’a arraché aux mauvaises mains de son esprit ; et le moyen de ne pas être grave, même à Trianon, même à la comédie chez les Polignac, quand on y suit cette reine enchanteresse, qui sera au Temple tout à l’heure ! qui sera sur l’échafaud tout à l’heure ! et qui ne se doute pas que l’Ange de la Mort l’a marquée !

« Ô Mort ! ô Mort ! — s’écrie Bossuet, dans l’oraison funèbre de Madame Henriette, quand il nous dépeint toute cette belle jeunesse coupée aussi dans sa fleur, — tu m’offusques tout de ton ombre ! » Cette ombre qui offusque Bossuet, l’aigle qui perce tout d’ordinaire, rien d’étonnant à ce qu’elle tombe pesamment, n’est-ce pas ? sur des cœurs moins forts et moins grands, et que des historiens, comme MM. de Goncourt, par exemple, l’aient sentie d’avance, dès les premières pages de leur livre, mêler son noir aux roses et aux vermillons, parfois fatigants, de leur palette, et donner du profond à ces superficielles couleurs ! Redevenus naturels de pitié, de respect et d’irrésistible enthousiasme pour cette victime royale qui seule, peut-être, empêchera Dieu de pardonner à la {p. 287}Révolution, ces mignards enfants d’un siècle faux, qui n’avaient jusque-là compris que les jouissances arrangées et savantes de la vie, ont, du premier coup et sous l’empire des impressions que Marie-Antoinette causera toujours à toute âme passablement faite, peint la douleur et peint la mort, comme jamais ils n’avaient peint les joies de l’existence et ses ivresses. Et ce n’est pas tout ! Par une de ces anomalies, par une de ces ironies de la puissance, qui se joue de l’esprit de l’homme, c’est le côté sombre et poignant de la mort que ces riants historiens de la vie, dépaysés cette fois, ont le mieux rendu et le mieux compris !

Chose étrange ! et qu’il faut relever. Dans la Marie-Antoinette d’avant l’échafaud, d’avant la prison, et même d’avant la calomnie ; dans la Marie-Antoinette de la jeunesse et du bonheur, dans celle-là que Prudhon aurait peinte, que Goujon et Canova auraient sculptée ; dans cette idéale reine aux cheveux d’or, pour qui non seulement un diadème pesait trop, mais une simple guirlande ; dans celle-là, enfin, la Marie-Antoinette à la robe de linon, qui semblait ressortir plus particulièrement de leur art, à ces historiens de la Vie, il y avait une femme qu’ils ont oubliée, un génie de femme, qu’ils auraient dû dégager, et qu’ils n’ont pas vu, comme s’il était dans le destin de la divine Malheureuse d’être méconnue par l’histoire, autant qu’elle avait été calomniée ! Eh bien ! c’est cette femme et c’est ce génie que nous demanderons la permission d’indiquer.

IV §

{p. 288}Quand la fille de Marie-Thérèse épousa le petit-fils de Louis XV, dit le Bien-Aimé, la France, qui avait inventé ce beau mot : « tomber en quenouille », y était tombée, et ce n’était pas la quenouille de Blanche de Castille que la sienne. De toutes, c’était la plus honteuse, c’était la quenouille des maîtresses. Depuis Henri IV et Louis XIV, qui reconnaissaient leurs bâtards et leur donnaient des maisons princières, jusqu’à Louis XV, qui éleva l’adultère à la Fonction, dans la personne de Mme de Pompadour et de Mme Du Barry, des générations successives de maîtresses avaient suivi des générations successives de Bourbons sur le trône, en sorte que l’on aurait pu croire que si le Roi ne mourait pas en France, la Maîtresse du Roi ne mourait pas non plus…

Nous ne craignons pas de le dire, c’est là le grand crime des Bourbons, la tache indélébile qu’on ne lavera point dans toute leur gloire. L’adultère public de ces Rois très-chrétiens, dont l’exemple frappait au cœur la famille et la pourrissait, explique plus, selon nous, que toutes les fautes de la politique, les malheurs de cette race brillante et infortunée. Héroïques, séduisants, spirituels, les Bourbons resteront en tout Bourbons dans l’histoire, excepté en fait de femmes, mais par les femmes ils retournent à leur origine, ils ne sont plus que les Bourbeux !

{p. 289}Or, cet affaiblissement par les Bourbons de la monarchie en France et dans le monde, cet affaiblissement qui nous faisait tomber dans le mépris d’un roi de Prusse, — car Dieu, qui s’entend au mépris, sait choisir la coupe d’où il le verse, — personne en Europe ne le prévoyait mieux que la sage et pieuse Marie-Thérèse. Femme d’un grand sens, que la religion éclairait de ses lumières surnaturelles, elle ne s’y trompait pas ; et d’ailleurs, si elle avait pu l’oublier, un souvenir cruel l’aurait avertie. Lorsque nous portons à notre fierté cette plaie de la honte qui coule toujours, cela ne se ferme point et ne se guérit pas comme les autres blessures. Marie-Thérèse pouvait se rappeler qu’elle avait traité de cousine Mme de Pompadour. Nul penseur historique n’a pesé, sur aucun document, ce qu’un tel souvenir a eu d’influence sur la destinée de Marie-Antoinette ; mais l’histoire s’arrache aussi du fond des âmes !…

Pour qui sait un peu son cœur humain, il n’est pas permis d’en douter : quand l’impératrice disait avec tant d’élan à Mme Geoffrin, passant à Vienne et caressant la petite archiduchesse, Emportez-la ! emportez-la ! quand, plus tard, elle cherchait tous les maîtres capables de donner à l’enfant grandie ce qu’on appelait alors les grâces françaises, elle avait alors une magnifique prévoyance. Comprenant que l’ancienne inimitié de la France et de l’Autriche n’avait plus de raison pour exister, elle pensait, en regardant cette belle enfant, par l’éducation faite française, à opposer l’épouse, qui sauve tout, à ces maîtresses qui avaient tout perdu dans cette maison de Bourbon, l’humiliation vivante des Reines, et ainsi à relever, {p. 290}par les mœurs et par la famille, cette monarchie qui périssait par la famille et par les mœurs !

Oui, nous oserions en jurer, telle fut la pensée de Marie-Thérèse. Marie-Antoinette avait été élevée, dans les idées de Marie-Thérèse, pour la France, le service, l’amour, le salut de la France ! Marie-Thérèse, la femme forte et prudente, qui mettait Dieu au-dessus des États, et les intérêts immortels au-dessus de tous les intérêts terrestres, n’aurait pas désiré, avec l’ardeur qu’elle y mit, le mariage de sa fille avec le Dauphin de France, si l’idée d’une grande chose chrétienne n’avait plané sur son dessein ! Elle n’aurait pas destiné sa fille à un pays qui, de corruption, ressemblait alors à une Tour de la Peste, si elle ne l’avait dressée de longue main, non pour un sacrifice, mais pour une victoire.

Marie-Antoinette, fille des Césars, cœur de César et beauté césarienne, ne devait pas être l’holocauste de l’autel abject des maîtresses, mais elle devait le renverser ! Il fallait qu’un jour enfin l’ordre se refit et que la Reine fût la vraie maîtresse. Il ne fallait pas qu’elle pût recommencer, entre l’oratoire et la tombe, les martyrs cachés de Marie Leczinska et de l’Espagnole Marie-Thérèse, et c’est pour cela qu’on l’avait faite belle, et charmante, et pieuse, et bonne, et surtout Française, c’est-à-dire légère comme on l’était alors, car il fallait être légère dans cette malheureuse nation, éperdue d’élégance, pour faire accepter toutes les vertus !

Et sa vie tout entière révéla cette pensée, et cette pensée, inspirée par sa mère, explique seule sa vie ! Elle en explique tout, et la confiance, et la gaîté, et {p. 291}l’entraînante coquetterie, et les torts imprudents, comme disent les gens plus légers qu’elle, qui l’ont accusée de légèreté ; et les malheurs, et les calomnies, et les larmes ! Dans cette lumière qu’il faut allumer, et que MM. de Goncourt n’ont pas allumée, on distingue, on discerne jusqu’au fond mystérieux, mais clair, de cette merveilleuse source d’innocence ; on peut enfin juger cette vie, dont on ose dire encore « Est-ce sûr ? » quand dix mille préjugés entassés ne font pas une preuve contre une femme, et que nous en avons un million pour elle ! Vous allez le voir. Suivez-nous ! Avec cette pensée de relever la royauté avilie, dans le cœur d’un Roi, devenu fidèle, la vie de Marie-Antoinette prend un sens qu’elle ne perdra plus !

V §

Nul ne s’en douta de son temps, ni parmi les courtisans, ni parmi les philosophes, ni parmi les profonds, ni parmi les superficiels. Nul ne se douta que cette enfant, qui venait d’Allemagne, avec ses dix-huit printemps en fleurs, que cette délicieuse Étourdie, qui poussait l’étiquette devant elle et désespérait si spirituellement les Maîtresses des Cérémonies, cachait un plan très habile et très arrêté, sous ces légèretés apparentes, et réalisait, non plus un Traité du Prince, mais un Traité de la Reine, qui était le machiavélisme de la pureté quand même. Plus fine que tous ces Français, cette Allemande, qui semblait naïve quand elle faisait dire à ce vieux campagnard de génie, {p. 292}Mirabeau l’Ancien, père de Mirabeau le Superbe, quand elle lui faisait dire dans son style, magnifiquement bourru : « Je me suis dit que Louis XIV serait un peu étonné, s’il voyait la femme de son arrière-successeur en habit de paysanne et tablier, sans suite, ni page, ni personne, courant le palais et les terrasses, demandant au premier polisson de lui donner la main, que celui-ci lui prête seulement jusqu’au bas de l’escalier. Autres temps, autres soins ! »

Il fallait, en effet, dans ce temps-là, d’autres soins que ceux du temps de Louis XIV ; mais il n’y voyait goutte, malgré tout son génie, le vieux Mirabeau ! car si cette monarchie des adultères de Louis XIV et de Louis XV pouvait encore être sauvée, c’était par cette enfant qui faisait entrer le naturel à Versailles, et qui avait compris que, pour être la maîtresse triomphante, comme elle était la femme légitime et la reine, il fallait d’abord chasser l’étiquette et humaniser le plaisir !

Il fallait les battre avec leurs propres armes, ces coquines charmantes et amusantes, qui avaient ôté cette ceinture, par trop serrée de l’étiquette, à ces sultans lassés qu’elle blessait… Il fallait que la vertu, chez soi, fût aussi aimable que le vice, sans cesser d’être la vertu ; et ce jeu difficile et dangereux, que seule une femme pure et trempée dans le Styx de sa propre innocence pouvait se résoudre à jouer, elle le joua hardiment, presque héroïquement, et elle perdit… Dieu ne voulut pas que la fille de Marie-Thérèse épargnât à la France et à la maison de Bourbon le châtiment qu’elle méritait pour avoir subi des Pompadour.

{p. 293}Elle eut bientôt tout le monde contre elle, et les puritains de l’étiquette, comme le vieux Mirabeau, et toutes les Du Barry possibles de la Cour et de la ville, qui durent viser au cœur de Louis XVI, cette cible heureusement répulsive, que, Dieu merci, elles n’atteignirent pas. Les femmes, elles, se connaissent en femmes ; elles ont le flair les unes des autres. La race des maîtresses ne se méprit point sur Marie-Antoinette. Elles virent le péril et s’ameutèrent. Elles virent que l’empire, leur empire à elles, allait rester à celle qui ne l’usurpait pas ; et de terreur, de désespoir, ce fut un déchaînement de fureur, d’atrocités et de perfidies, comme des femmes qui perdent le sceptre doivent en inventer ! Certes, nous ne faisons pas responsable de ces horreurs cette partie de la nation qui vivait dans l’ordre et dans la famille ; mais tout ce qui à la Cour était pour les maîtresses, comptait sur les maîtresses et vivait par elles, entra dans cette immense insulte conspirée contre Marie-Antoinette : oui, même ceux qui aimaient le roi, même les royalistes. Le premier pamphlet contre la reine est de Champcenetz. Et l’Histoire a été souillée à une si grande profondeur par ce débordement d’infamies, qu’elle en est noire encore, comme la mer après un orage, quand cet orage a été affreux !

VI §

{p. 294}Telle est, en quelques mots que nous voudrions pouvoir appuyer davantage, la Marie-Antoinette que MM. de Goncourt n’ont pas cherchée au fond de l’échafaud, et qui s’y trouve pourtant, qui n’est pas une chimère, soyez-en bien sûrs ! Cette Reine des premiers jours, ils n’en effleurent que la robe flottante. Elle passe dans sa nuée rose, et c’est tout. Ils n’arrêtent pas, ils ne dessinent pas assez net cette gladiatrice de la beauté, de l’esprit, de la grâce suprême, cette jeune épouse qui ressemble à l’Archange du mariage chrétien, et qui vient engager le dernier combat contre le Démon des couches royales ! Cette perle-là, MM. de Goncourt ne l’ont point sertie, quoiqu’elle fût dans leur écrin. En racontant comme ils l’ont fait Marie-Antoinette, ce règne qui passe entre deux insultes : l’insulte de Louis XV, qui osa bien présenter Mme Du Barry à la Dauphine, femme de son fils, et l’insulte des Tricoteuses qui vouaient à la mort l’Autrichienne, ils n’ont raconté que la Reine, mais pas assez la femme du Roi. Ils ont dit aussi, et parfois admirablement, les agonies et les déchirements de la mère, de la mère qui a le plus souffert certainement sur la terre, après celle qu’on appelle la Mère de Douleur.

Mais il importait encore plus peut-être de montrer la femme dans Marie-Antoinette, et la femme avant que le malheur, la prison et toutes les tortures l’eussent {p. 295}rejetée plus fortement sur le cœur de son époux ; car ce qu’est souverainement Marie-Antoinette, ce qu’elle est par-dessus tout, c’est l’Épouse ! C’est le retour aux mœurs ! Avant d’être Reine, c’est la Femme ! et voilà ce que toute l’encre des Lauzun et des Michelet ne peut effacer ou voiler ! À l’heure où elle apparaît dans l’histoire, Marie-Antoinette y représente toutes les femmes légitimes ; et quand la Révolution la frappe, ce n’est pas seulement une femme, mais c’est le Droit même de la Femme, qui tombe frappé et décapité avec elle !

XIII. M. Nicolardot.
Ménage et Finances de Voltaire §

I §

{p. 297}C’est là un de ces livres, hardis dans leur but, originaux dans leur recherche, profonds et fouillés jusqu’au tuf dans leur exécution, dont on peut dire avec étonnement : « C’est incroyable ! » et qui sont pourtant la vérité. Une biographie comme celle que M. Nicolardot vient de publier sous ce titre piquant : Ménage et Finances de Voltaire, clarifie et fixe l’histoire. Inconnu hier encore, l’auteur, qui a les instincts les plus vifs de l’érudition et qui entend la chasse aux faits comme un véritable Mohican intellectuel, sera peut-être célèbre dans deux jours, de cette bonne et fière célébrité qui vient à un homme dans l’injure et qui sied mieux aux lutteurs, amants {p. 298}de la foudre, comme dirait Pindare, qu’une renommée flatteuse et tranquille. Cependant nous disons : peut-être. M. Nicolardot, pas plus que nous, n’est sûr du bruit que son livre devrait soulever. La Critique voudra-t-elle bien y toucher de ses mains prudentes ?… Il y a dans le Musée d’armes de la Critique embarrassée une vieille machine de précaution qui s’appelait autrefois : la conspiration du silence. Quand un livre est fort et d’une discussion difficile, les tortionnaires de bonne volonté qui craignent la force de la victime ont une manière de l’étouffer : — ils n’en parlent pas9 !

Quant à nous, nous en parlerons. Pour nous taire sur un pareil ouvrage, nous pensons trop que le xviiie siècle, dont Voltaire fut le chef et presque le Dieu, a été l’un des siècles les plus funestes à la France et au monde. On l’a vu déjà. Nous pensons trop que de ce siècle, qui n’est pas jugé, puisqu’on le loue encore, tout est radicalement mauvais, — mauvais par l’erreur de l’esprit, par le vice du cœur et même par les contre-sens de la gloire, pour ne pas accueillir avec applaudissement un livre qui fait la preuve, souveraine et multiple, de la perversité de doctrine, de mœurs et de renommée de ce siècle déperdition. Évidemment nous ne pouvions manquer à cette obligation de notre pensée. À nos yeux, tout livre sur le xviiie siècle, quand il en démontre le vice, ne peut être passé sous silence par la Critique {p. 299}du xixe, du moins à la date où nous sommes… Le livre de M. Nicolardot ne serait pas ce qu’il est ; il serait seulement une de ces biographies, d’un détail curieux et détaché, n’éclairant qu’une encoignure d’événements dans ce vaste ensemble d’une époque que les hommes, quand ils sauront l’histoire, mépriseront autant qu’ils l’auront adorée, qu’un tel livre, malgré sa maigreur, trouverait ici la place d’un examen et d’un éloge, et que nous en glorifierions la goutte de lumière isolée. À plus forte raison, sans doute, devons-nous, dans la mesure de nos forces, provoquer la publicité d’un ouvrage qui semble avoir épuisé et centralisé tous les documents sur les choses et les hommes du xviiie siècle, et qui, de fait comme de visée, atteint enfin cette époque au milieu du cœur, en traversant le cœur de Voltaire.

Car, il ne faut pas le cacher ; au contraire ! Il n’est pas fini, le xviiie siècle ! À l’heure qu’il est, et malgré les soixante ans qui, chronologiquement, nous en séparent, nous vivons la tête dans ses doctrines. Exceptez un gouvernement où la main de Dieu a été évidente, nous l’avons encore au milieu de nous, ce siècle vivace, et quelques changements à la clef ne sauraient nous faire illusion sur l’affreuse musique qu’il a chantée et que nous exécutons après lui ! Qui oserait le nier se nierait la faculté de comprendre. Regardez, en effet ! Avons-nous remplacé sa philosophie ? Notre panthéisme n’est-il pas le sien ? Il a tourbillonné, il est vrai, de Diderot à Lessing et de Lessing à Hegel pour nous revenir par MM. Cousin et Proudhon, mais c’est toujours la même antienne. C’est toujours le miasme enivrant du cerveau de {p. 300}Diderot, ce cuvier bouillonnant de sublimités et de sottises, condensé, durci, organisé dans des cerveaux plus froids, voilà tout ! Le matérialisme du xviiie siècle, ce matérialisme qui, dans une société bien faite, serait mort frappé d’un tel mépris que le galvanisme même en aurait été impossible, croyez-vous qu’il n’existe plus parmi nous ? Broussais a continué Cabanis. M. Auguste Comte a une école. Faites un pas hors de la philosophie. Prenez, si vous voulez, tous les écrits politiques que notre siècle a vus, toutes les élucubrations quelconques de ces penseurs à répétition qui se donnent pour sonner leur propre pensée, et vous verrez si un seul de ces écrits peut échapper à l’une ou à l’autre de ces deux et fatales origines, ou la théorie de Rousseau ou la théorie de Montesquieu ! Ainsi, encrassement d’influences, fond de pot de toutes les idées, le xviiie siècle est en nous à des profondeurs effrayantes, et ce n’est pas tout, nous tenons à lui par la préférence, par le choix de l’âme abaissée, par l’admiration et par l’amour. Un historien qu’on dit sévère, M. Guizot, dans son Histoire de la civilisation en Europe, n’a pas craint d’écrire avec cette magnifique puissance d’affirmation dont la nature se soit jamais amusée à douer un sceptique, que la plus grande époque de l’histoire a été le siècle de la Régence, de Louis XV et de la Révolution. Certes, quand les choses en sont là dans les esprits, on a le droit de conclure, ce semble, sans manquer de respect au xixe siècle, que son originalité n’est pas sortie du limon qu’elle doit empreindre de son cachet, et qu’il n’est encore jusqu’ici qu’une variante prolongée du xviiie siècle. Oui, une variante du xviiie siècle, —  {p. 301}moins Voltaire ! Car, si Voltaire revenait au monde, il ne serait pas probablement, en raison de sa supériorité même, de l’avis de M. Guizot. Voltaire ne serait pas Voltairien, et nous ne le verrions pas si docilement se ranger parmi les moutons de Panurge de son génie !

Mais c’est aussi précisément à cause de ce nombreux troupeau des admirateurs de Voltaire, c’est à cause de ce qui traîne toujours du xviiie siècle dans le xixe, que le livre de M. Louis Nicolardot prend des proportions d’importance à l’égal même de son héros, si c’est bien héros qu’il faut dire. Pour ce biographe intelligent, Voltaire n’est pas un dieu tombé dont il veuille expliquer l’empire et le culte abolis. C’est un dieu debout qui continue de régner sur l’opinion subjuguée, et qu’il est bon de révéler tout entier pour le faire renier à la foule de ses adorateurs. M. Nicolardot ne connaît pas ce sentiment qu’on pourrait appeler l’importunité de la gloire, mais il n’en connaît pas non plus la servilité. Auteur déjà d’un petit livre intitulé : Études sur les grands Hommes, il a montré cet esprit positif et net qui aime à saisir les plus brillantes écorces dans sa main et en exprimer strictement tout ce qu’elles contiennent. Dans cet essai de son début, il avait replacé la misère humaine, trop souvent oubliée, dans le fond éblouissant de plus d’une grandeur, et justement risqué sur Voltaire une de ces anecdotes cruelles qui firent peut-être sur son propre esprit, altéré de vérité, l’effet des premières gouttes de sang sur la soif du tigre, qu’elles rendent bientôt inextinguible. C’est cette anecdote, désavouée dans le temps par une critique superficielle et amie de {p. 302}Voltaire, qui a été l’occasion du livre nouveau que M. Nicolardot a publié.

En voulant prouver la vérité de son anecdote, il a été conduit à des conclusions écrasantes contre Voltaire et contre le siècle dont Voltaire a été l’idole. « Le xviiie siècle, — dit M. Nicolardot au commencement de son ouvrage, — a-t-il été assez vertueux ou assez généreux pour qu’il soit téméraire de juger qu’il n’aurait pas refusé de se laisser conduire aveuglément par un caractère vil et bas ? » Et sous le dard de cette question qui l’aiguillonne, l’auteur du Ménage, avant de toucher à Voltaire, nous retrace le tableau de la société de son temps et nous la peint à tous les degrés de l’amphithéâtre social, depuis les rois jusqu’aux honnêtes gens, comme disaient les philosophes en parlant d’eux-mêmes, et cela avec un détail si prodigieux qu’on dirait le pointillé le plus patient et le plus sûr de toutes les saletés de cette époque et de toutes ses infamies ! Ce long et terrible morceau d’histoire que les esprits assez élevés pour se trouver naturellement au-dessus de l’intérêt de curiosité individuelle qui s’attache à Voltaire regarderont comme le morceau capital du livre que nous annonçons, prépare merveilleusement la biographie de cet homme qui domina son temps aussi bien par le genre de ses vices que par le genre de son génie, et qui n’aurait pas exercé une si colossale influence sur ce temps-là et sur le nôtre, s’il n’avait pas surpassé le premier en lui ressemblant et marqué le second à son image.

{p. 303}

II §

Et maintenant que le Voltairianisme du xixe siècle, pour qui elle a été écrite, la lise, cette biographie ! Qu’il se regarde, s’il veut, et se reconnaisse dans les traits de son père, moulés par ce féroce leveur de masque qui n’a rien négligé pour que la hideuse ressemblance fût complète ! Que les abeilles sorties du taureau immolé par Aristée viennent en respirer la corruption ! Jusqu’ici Voltaire n’avait été vu, il n’avait été contemplé qu’à travers sa gloire et les crimes de son génie. On lui avait appliqué une espèce de faux axiome qu’il avait inventé : c’est que la vie des hommes célèbres est dans leur pensée et qu’on ne doit la chercher que dans leurs écrits. Seul, Joseph de Maistre, écartant et déchirant cette pourpre de la gloire, jetée parfois comme un voile splendide sur des fronts coupables, avait peint, résolument Voltaire et il l’avait peint si horrible que son portrait, quoi qu’il fût ressemblant, parut une charge sublime de la Haine… Eh bien ! vous pouvez nous en croire, le livre de M. Nicolardot qui n’a pas, lui, au cœur, l’indignation sainte de M. de Maistre, et dans sa main le pinceau de feu de ce coloriste inspiré, ce livre froid, méthodique, dur comme le fait qui s’y entasse en grêle coupante, réconciliera certainement les admirateurs de Voltaire avec le foudroyant portrait des Soirées de Saint-Pétersbourg, car il y a pis pour l’honneur de Voltaire que ce supplice en effigie auquel de Maistre l’a cloué, et ce sont les pages bien autrement impitoyables, où on le retrouve descendu, culbuté de son piédestal dans la vie, dans cette vie d’un moment qui passe et qu’on croit oubliée, cette vie qui tombe comme une escarre de notre immortalité historique, quand nous sommes immortels, et que voici ressuscitée et ramenée tout à coup sous le regard, dans ce qu’elle eut de plus chétif, de plus obscur et de plus honteux ! Encore plein des épouvantements de la Méduse de Minerve, le regard tombe rassuré, mais à quel prix ? sur un Thersite ! M. Nicolardot, qui n’a que la passion des esprits tournés ardemment vers l’histoire, la passion de la réalité, n’a rien négligé pour montrer dans Voltaire le misérable envers de l’homme opposé à l’endroit du personnage historique, et il est curieux de le suivre dans cette investigation et cette opposition acharnées.

À côté du talent, il a mis la conscience. À côté du plus séduisant esprit qui ait peut-être jamais existé, il a placé, pour en diminuer le charme par le mépris, l’immoralité et les turpitudes du caractère. Plus étonnant que Boswell, ce roi des biographes selon Macaulay, car Boswell avait vécu dans la vie de Johnson et M. Nicolardot n’a vu Voltaire que dans l’histoire, il le suit pas à pas dans cette vie qu’il reconstitue autour de lui, grain de poussière par grain de poussière. Divisant avec un art caché sous une distribution naturelle tout son sujet en trois parties, l’histoire de la fortune, des dépenses et des libéralités de Voltaire, il le prend tour à tour dans ces trois cadres et l’y fait mouvoir avec une grande puissance de reconstruction et de détails. En ce livre d’un {p. 305}renseignement inouï, il y a des chapitres intitulés : « Source de la fortune de Voltaire, Banqueroutes essuyées par Voltaire, Rapports de Voltaire avec ses débiteurs, Comme quoi Voltaire prêtait à des taux exorbitants, Idolâtrie de Voltaire pour les rentes viagères » ; d’autres : « Régime de Voltaire, Voltaire parasite, Voltaire à la recherche d’une résidence somptueuse au meilleur marché possible » ; et vous voyez tour à tour passer devant vous, sous tous les aspects que sa nature de caméléon et de singe lui permettait de revêtir, et sans quitter sa forme de Voltaire, tous les types de la Comédie : Harpagon, le Menteur, Tartuffe, Chicaneau, le Bourgeois gentilhomme et le Malade imaginaire, qui composaient sa mobile et divergente identité ! Partout où il s’arrête et où il passe, chez Mme Duchâtelet, à Paris, à la cour du roi de Prusse, à Monrion, à Lauzanne, aux Délices, à Tournay, à Ferney, son infatigable biographe l’accompagne.

Dans toutes les relations de sa vie, soit dans ses rapports hypocrites, intéressés ou vantards, avec sa famille, soit avec ses libraires, soit avec cette nièce de Corneille qui ne fut qu’une réclame pour lui (comme nous dirions maintenant), et qu’il ne rougit pas d’élever, elle, la nièce du vieux tragique chrétien ! pour en faire une comédienne, soit enfin avec ses comédiens et sa colonie de Ferney, avec les pauvres dont il exigeait des quittances quand il leur donnait, l’implacable historien qui nous le retrace ne lui fait pas grâce d’une honte ou d’une bassesse, de la plus petite nuance d’indignité. À ce déchiquètement moral de la vie d’un homme qui, lui aussi, déchiqueta pendant soixante ans tant de réputations au {p. 306}gré de ses passions et de ses caprices, on croirait à cette espèce de haine qui dit œil pour œil et dent pour dent, et on se tromperait.

L’historien de Voltaire a une conscience que Voltaire n’eut pas. Dans le livre d’une si effroyable accusation d’improbité et de lésinerie qu’il lance aujourd’hui contre Voltaire, chaque fait, trié par l’examen, porte l’indication des sources où il a été puisé, et, si l’auteur se trompe, on pourra du moins compulser ses erreurs et la Critique est avertie. On doit même insister sur ce point, quand il s’agit d’un ouvrage que les partis ne manqueront pas de se renvoyer comme un projectile. Le livre de M. Nicolardot a justement pour mérite principal la loyauté hardie du document, la profondeur, la pureté, le nombre des sources. Littérairement, il y aurait peut-être à reprendre à ce livre trop plein, trop épais de faits, de rapprochements, manquant d’air, étouffant, entassé. Mais qu’importe ! Qu’importe le mérite plus ou moins visible d’une forme littéraire dans un livre qui est une munition de guerre ou une arme plus qu’un livre, et qui ressemble à la giberne d’un chasseur de Vincennes pour tuer toutes les révoltes de l’esprit voltairien… à huit cents pas !

Oui, encore une fois, voilà la véritable importance du livre de M. Nicolardot ! Abaisser le voltairianisme contemporain : voilà la réelle signification de cet ouvrage ! Si les influences négatives, anarchiques, impies, laissées par Voltaire, dont on a pu dire, en pensant à ses successeurs,

Il faisait de l’esprit pour ceux qui n’en ont pas !

{p. 307}ne se transmettaient pas toujours autour de nous de proche en proche et d’imbécile en imbécile, il est fort probable que M. Nicolardot lui-même, tout curieux qu’il pût être d’exhumer ces mille petitesses et ces ignominies dont il nous fait un si rude compte aujourd’hui, aurait laissé se dissoudre en paix cette cendre froidie, sous la pierre indulgente du tombeau. Mais dégrader Voltaire au plus avant de sa personnalité, lui qui n’eut qu’une personnalité sans doctrine, sans un seul principe ! un moi éblouissant à l’aide duquel il a séduit et régné comme les femmes règnent et séduisent ; ce coup de parti, frappé sans passion avec les mains pures et impartiales de l’histoire, avait de quoi tenter un esprit courageux et ferme, et M. Nicolardot a été cet esprit-là. Il a réalisé contre Voltaire l’idée de Voltaire. Le 26 juin 1765, Voltaire mandait à Helvétius : « Nous aurions besoin d’un ouvrage qui fit voir combien la morale des vrais philosophes l’emporte sur celle du christianisme. Il vous serait bien aisé d’alléguer un nombre de faits très intéressants qui serviraient de preuves. Ce serait un amusement pour vous, et vous rendriez service au genre humain. » Eh bien, ce que Voltaire demandait à Helvétius, M. Nicolardot l’offre aujourd’hui aux partisans de Voltaire. Ces messieurs sont servis ! Il a, dans son énorme volume, dans cette Encyclopédie des immoralités du chef de la philosophie du xviiie siècle, allégué un nombre de faits très intéressants pour tout le monde, pour les amis et pour les ennemis, et puisqu’on parle de la morale des philosophes comparée à la morale chrétienne, nous savons maintenant à quoi nous en tenir !

{p. 308}Ces faits, impossibles à citer dans un chapitre, qui les demanderait tous et qui a ses bornes, ces faits seront-ils discutés ? Ces renseignements, ces anecdotes, ces rapprochements, ces témoignages, qui ne vont à rien moins qu’au déshonneur complet de Voltaire et dont l’auteur du Ménage et finances prend intrépidement la responsabilité vis-à-vis de la Critique, essaiera-t-on de les diminuer ? S’efforcera-t-on d’y répondre ? Des cris ne sont pas des raisons. Nous savons bien qu’on ne touche pas à une idole pour faire mieux que de la briser, — pour la flétrir, — sans provoquer la colère des adorateurs. Mais cette colère qu’on éprouvera, sans aucun doute, parlera-t-elle ? Les voltairiens, qui croient bien à l’esprit de Voltaire, ne croient pas tout à fait autant à son caractère, à sa conscience, à son être moral enfin ! Auront-ils le courage contre le ridicule, ce grand courage qui n’est ni voltairien ni français, de vouloir défendre la moralité de Voltaire ? Telle est la question. M. Louis Nicolardot n’a vu que cela, lui, la moralité de Voltaire, dans cette biographie qui ne touche pas à son génie, mais qui veut seulement en infirmer l’action en lui opposant l’indignité et l’abjection du caractère. Il y a plus ; dans cette biographie atroce, mais juste, le génie de Voltaire nous apparaît par des côtés imprévus et presque inconnus, et que l’honneur de ce livre impartial, malgré sa cruauté, sera d’avoir éclairés. Ainsi, par exemple, à toute page et presque à chaque ligne éclate et rayonne cette capacité formidable d’homme d’affaires, qui était en Voltaire à un bien autre degré que tous ses autres talents, et qui en lui, plus encore qu’en Beaumarchais, son Sosie diminué, commence {p. 309}de briller, comme le caractère de la Bourgeoisie moderne dans l’avenir. Nul n’a mieux vu et n’a mieux fait voir cette qualité d’esprit de Voltaire que M. Nicolardot, et nul n’a mieux conclu, en la voyant, du Voltaire administrateur rapace, dans sa colonie de Ferney, au ministre économe et supérieur dans un grand État, qu’il aurait pu être, si les circonstances, dont nous sommes tous les fils, ne lui eussent manqué.

Du reste, qu’on ne s’y méprenne pas ! le livre du Ménage et Finances de Voltaire n’a pas seulement dans la pensée de son auteur le but de polémique que nous avons signalé. Ce n’est pas seulement un acte de cette justice qui porte le glaive. Il est aussi, à sa façon, une forte étude intellectuelle d’un esprit qui, comme les grands palais, quand on les visite, a toujours quelque curieux appartement qu’on oublie. En effet, il y a dans l’esprit de Voltaire une telle complexité de puissances, qu’on n’arrive jamais, à ce qu’il semble, malgré la clarté qu’elles répandent, à débrouiller entièrement tout cet écheveau de facultés diverses qui mêlent leurs nuances et leurs trésors. L’ouvrage de M. Louis Nicolardot, saisissant Voltaire bien plus dans tous les jours de la vie que dans les choses de la pensée et dans ses contemplations d’écrivain, nous oblige à le regarder dans ce qui convenait le mieux à sa nature positive et enflammée, les relations, les influences et les intérêts. Son génie, qui fut tout action, pose ici admirablement dans son action même, et les soixante volumes qu’on a de lui, et qui ne sont pas ses plus grands chefs-d’œuvre, ne valent pas, pour bien s’attester sa valeur réelle et suprême, {p. 310}cette chronique pied à pied, — cette espèce de livre de loch de sa vie où l’historien et le flibustier apportent l’un son masque, l’autre sa plume et sa plaisanterie taillée en stylet. Ce masque impénétrable à tout, excepté à l’ironie qui le traversait toujours et au cynisme qui l’entrouvrait quelquefois, ce masque, qui a été en France le vrai masque de la Comédie pendant cinquante ans, a tellement amusé le xviiie siècle et nous amuse tant encore aujourd’hui de sa gaîté électrique et enragée et des nombreuses physionomies qui s’y succèdent, qu’en le trouvant plus ressemblant que jamais dans le livre de M. Nicolardot, les esprits indulgents qui se désarment de leur sévérité dans le rire (j’ai ri, me voilà désarmé !) auront certainement un grand plaisir à le revoir, et pardonneront à l’auteur de Ménage et Finances de Voltaire ce que l’esprit de parti, soit qu’il parle, soit qu’il se taise, ne pourra jamais lui pardonner.

XIV. Vaublanc.
Mémoires et Souvenirs §

I §

{p. 311}Dans cette poussière que font les événements qui passent et les choses qui tombent, il est de ces visages rayonnants qu’on voit distinctement toujours, — qui, à tout moment, percent la nuée ou sont plus hauts qu’elle. Ce sont les Premiers de l’Histoire, ce sont les génies, les grands hommes, les indiscutables grands hommes, ceux qui ont mis, sur les affaires de ce monde, une main dont l’empreinte est restée. Mais il y a aussi des visages, imposants encore, qui ne se voient bien qu’au bout d’un certain temps, lorsque la poussière des choses contemporaines est un peu tombée, et ceux-là on peut les appeler les Seconds de l’Histoire, les branches cadettes dans la dynastie des {p. 312}grands hommes. Ce ne sont plus les génies, eux ! mais ce sont les bons sens ; ce ne sont pas les grands, mais ce sont les forts, ce sont ceux-là qui se sont mêlés vaillamment à la circonstance, mais qui n’ont pas été portés par elle. Eh bien ! tel fut Vaublanc. Tel fut cet homme politique que l’on connaît peu, mais qu’il faut apprendre à connaître ; qui traversa, sans se démentir, la Révolution, l’Empire et la Restauration ; esprit lucide, conséquent et ferme, resté au second rang, mais fait pour le premier ! Il a beaucoup écrit, sans être un écrivain, sans avoir aucune des qualités éclatantes ou des prétentions plus ou moins justifiées de ceux dont la vocation est d’écrire. Il a probablement écrit parce que l’action pour laquelle il était fait ne lui fut pas toujours possible, du moins dans la mesure qu’il fallait à des facultés aussi fortes que les siennes. Il a écrit sur diverses matières d’économie et de commerce, et même il a laissé un poème épique, sur la chute de Constantin Paléologue, qui aura le tort de tous les poèmes épiques et français ; mais ce qu’il a fait de mieux, ou plutôt ce qu’il a fait seulement, c’est de l’histoire. Son livre sur la Rivalité de la France et de l’Angleterre, très peu connu du gros public, mais très estimé et très invoqué au Ministère des affaires étrangères, finira peut-être par être lu, comme ses Souvenirs et ses Mémoires, restés, jusqu’ici, dans une espèce d’oubli que l’on peut très bien expliquer. Pour être lus et recherchés, il faut en effet que les Mémoires d’un homme qui n’est, d’ailleurs, ni Chateaubriand, ni Talleyrand, ni La Fayette, passionnent les esprits auxquels ils s’adressent, rallument des haines et {p. 313}vengent des revers. Or Vaublanc est l’homme le plus calme. Il a l’indifférence du mépris. Comme un homme qui se promènerait dans une longue galerie, au tomber du jour, Vaublanc se promène pour lui-même dans le souvenir de toute sa vie, et il ne se retourne pas une seule fois pour voir si quelqu’un le suit et profite de la lumière de son flambeau.

C’est là l’originalité de Vaublanc. Il est calme, dépris, détaché. Il dit sa pensée sans espérance et sans désespoir, avec la netteté d’un homme qui ne l’écrit que parce qu’il veut la clarifier encore. Mais il n’a ni la colère, ni les dépits, ni les ressentiments des esprits absolus trompés, ni aucune des passions plus ou moins impuissantes, mais aussi plus ou moins éloquentes, des hommes de parti, vaincus par la sottise humaine ou la force des événements. Il n’a pas l’humeur mordante de Tacite, ou la rage froide, italienne, florentine, de Machiavel. Ce n’est pas un Misanthrope politique, trahi ou bafoué par la Célimène du pouvoir. Cette Célimène-là, au contraire, lui a toujours été très bonne. Dès sa jeunesse, il avait été une des têtes les plus comptées de ce parti royaliste qui périt, après avoir jeté son dernier cri de détresse inutile, en 89 ! Sous l’Empire, Napoléon, qui classait les espèces vivantes comme Cuvier classait les espèces mortes, le fit préfet du plus important de nos départements frontières, et sans les malheurs qui suivirent, l’aurait probablement élevé plus haut. Enfin, sous la Restauration, il ne fut pas mis à la ration ordinaire des ingratitudes : on le fit ministre de l’intérieur et ministre d’État. Il n’avait donc pas à se plaindre, si ce n’est pour le compte de ce qu’il croyait la vérité. Aussi {p. 314}dans ses Mémoires, s’est-il plaint pour elle : mais cet homme de forte expérience (comme il s’appelle tranquillement lui-même pour tout éloge) connaissait tellement les hommes que, même en les traitant d’imbéciles, il ne se fâche plus !

II §

Ce sont ces Mémoires fort peu lus, fort curieux, mais auxquels on reviendra un de ces jours avec étonnement, dont on nous donne aujourd’hui une édition malheureusement réduite, car Vaublanc n’est pas un de ces hommes avec lesquels il faille abréger. Les spirituels ciseaux qui lui ont taillé sa bavette, nous les aimons. Ils rendent des services ; mais on ne taille pas dans un mâle esprit comme Vaublanc, qui parle toujours pour dire quelque chose, comme on taille dans les bavardages d’une commère de lettres comme Mme de Genlis. Publiés en 1838, les mémoires de Vaublanc, que l’auteur n’avait pas intitulés sans dessein Mémoires sur la Révolution de France et Recherches sur les causes qui ont amené la révolution de 1789 et celles qui Vont suivie, étaient, d’après leur titre et leur contenu, plus que des Mémoires personnels. Ils avaient l’ambition d’être des Mémoires politiques, des notes et aperçus d’histoire. De cinq volumes, réduits aujourd’hui en un seul, ils allécheront encore, tels qu’ils sont, les connaisseurs qui goûtent l’esprit qu’on a sur une cuillerée, mais ils ne donnent plus l’idée complète, l’idée exacte de ce que fut le comte {p. 315}de Vaublanc. Ils étiolent cet homme si solide, fait de cette pâte qui ne casse ni au fer, ni à l’eau, ni au feu et qui n’a pas cassé au milieu de tous les écroulements qu’il a vus et qui l’ont frappé de leurs débris. Vaublanc, sur lequel on s’est mépris parce qu’on a regardé son rang d’opinion et l’opinion de son rang plus que son opinion personnelle, ne fut point, comme on l’a dit, un royaliste quand même.

C’était plutôt un monarchiste quand même, ce qui est fort différent. Il appartenait à ce groupe autoritaire, plus haut que les partis, des Joseph de Maistre et des Bonald. Seulement il était l’homme d’action et de caractère de ce groupe dont ils étaient, eux ! les hommes de conception, les penseurs et les intuitifs.

Il était, en effet, tout un caractère et peut-être ne fût-il que cela, mais qui peut dire que ce ne soit pas assez pour l’honneur d’un homme, car le caractère suppose plus que la volonté solitaire ; il implique aussi et toujours le bon sens ! Le caractère n’est point fait d’une seule pièce. Pour qu’il soit dans la nature d’un homme, il faut combiner la réalité du point de vue que l’on embrasse et la force de volonté que l’on met à l’embrasser. Un homme qui n’aurait que de la force de volonté dans la proportion la plus vaste et pour la durée la plus longue, ne pourrait être appelé, sans vice de langage, un homme de caractère, fût-il la hardiesse, la persévérance et la fermeté au plus haut degré d’énergie, fût-il Charles le Téméraire de Bourgogne, fût-il Charles le Téméraire de Suède, fût-il, à lui seul, tous les Téméraires de l’Histoire, que l’Histoire n’a point appelés des hommes de caractère, {p. 316}mais à qui elle a su trouver d’autres noms ! Eh bien, c’est cette justesse d’esprit nécessaire à l’homme le plus fort pour qu’il ait réellement du caractère, qu’avait suprêmement le comte de Vaublanc. Il y avait harmonie profonde entre la trempe de sa pensée et la trempe de son courage. Dernièrement un journal, en rendant compte des Mémoires nouveaux qu’on publie, a raconté vingt traits de courage de Vaublanc qui ne voulait pas mourir, à une époque où l’héroïsme était de se laisser égorger comme des moutons et de se coucher sous la guillotine ; mais il a oublié le bon sens qui, chez Vaublanc, doublait le courage, et en l’oubliant il a, à son tour, mutilé l’homme de ces intéressants mémoires, mutilés !

Telle fut la supériorité du comte de Vaublanc. Ce fut un homme de caractère, ce qui, dans un temps comme le nôtre où l’on n’en a qu’à certains jours, est plus rare peut-être que le génie. Voyez, en effet, est-ce que, sans sortir de leur groupe, pour un comte de Vaublanc, nous n’avons pas eu un Joseph de Maistre et un Bonald ? De ces trois hommes, dont deux l’emportent incontestablement par le génie, le plus rare est celui qui en a le moins, mais dont la supériorité, d’un autre ordre, virile, positive et presque militaire, est certainement plus éloignée que le génie lui-même des niaiseries qui gouvernent ce temps, et tous les temps, hélas ! Je ne connais guère, parmi les modernes ayant l’esprit moderne, que Stendhal10 qui aurait compris et adoré, malgré la différence d’opinions et de cocardes, la supériorité si nette de {p. 317}Vaublanc. Il ne l’avait probablement pas lu, mais il l’avait deviné. C’était là le type de l’homme d’action qui avait toujours préoccupé comme un idéal et tyrannisé sa pensée.

Vaublanc, lorsque vous le lisez, vous rappelle involontairement le Julien Sorel de Rouge et Noir et le Fabrice de la Chartreuse de Parme, qui n’est, du reste, que le même homme, C’est le même genre de courage qui raisonne, s’analyse, calcule et se doit de jouer encore la partie, quand elle semble le plus perdue sans ressource. Il y a dans ce terrible livre de Rouge et Noir un moment qui revient sans cesse, à propos de tout, dans le récit de Vaublanc, quand il nous raconte les dangers de sa proscription, en 1793. C’est celui où Julien se dit en parlant de la femme qu’il aime et en mettant un pistolet chargé dans sa poche : « Je la presserai dans mes bras ce soir, ou je me brûlerai la cervelle. » À chaque péril qui peut le démoraliser, à chaque fatigue qui tombe sur son âme, Vaublanc a mieux que le pistolet de Julien ; il a son mépris qu’il se parle et qu’il se tient toujours chargé sur le cœur. « Tu es un lâche si tu fais cela », dit-il, et il ne le fait pas, le noble homme ; et il continue de vivre dans des conditions d’existence intolérables, traqué, mourant de faim, persécuté de gîte en gîte, mais ne voulant pas émigrer et ne voulant pas que ses ennemis qui le poursuivent pour le jeter à l’échafaud, aient plus d’esprit que lui en le prenant !…

Et il ne fut pas pris ! Comme le Fabrice de la Chartreuse qui s’échappe de sa prison, il échappa à la vaste prison qui s’étendait alors sur toute la France. Cette partie de sa vie qui a l’intérêt des romans où {p. 318}l’on a le mieux peint la lutte de l’homme contre les choses, le danger, l’obstacle, l’ennemi, fait regretter amèrement qu’aux jours difficiles où les gouvernements qu’il servit curent besoin de fortes épaules, sur lesquelles ils pussent s’appuyer, on n’eut pas pensé à la sienne. En effet, il aurait été au pouvoir ce qu’il avait été pendant sa proscription, et il y eût certainement montré l’esprit de ressource et l’intrépidité froide et rusée qui forment le génie des hommes d’action en politique comme à la guerre.

C’est là ce qu’avait essentiellement Vaublanc. Il était de race militaire. Du moins il y a une jolie anecdote dans ses Mémoires où il raconte que son père, homme de cape et d’épée, comme tous les cadets des maisons nobles, avait déchiré les manchettes d’un de ses amis qui les lui avait prêtées (adorable pauvreté des officiers français, qui ont une paire de manchettes à plusieurs !) pour monter plus coquettement la garde à la porte du maréchal de Saxe. Eh bien ! Vaublanc avait, sans plus (mais c’est assez pour la meilleure des gloires que puissent avoir des hommes), toutes les qualités des races militaires. Dans l’histoire de son temps qu’il a écrite sous ce nom personnel de Mémoires, on ne voit briller, de son sobre éclat, que ce genre de bon sens sur place des hommes d’action, qui sont tous, avec l’uniforme ou sans l’uniforme, des soldats. Mais quand du fait présent, qu’il voit bien et en face duquel il dit toujours ce qu’il fallait faire, il veut remonter plus haut que ce fait même, son ferme regard s’obscurcit. Il veut être trop historien et il se trouble. C’est un praticien en politique qui ne marche plus sur son terrain et dont le pied dépaysé n’est {p. 319}plus aussi sûr. Ainsi, il y a au commencement de ses Mémoires un grand morceau sur le cardinal de Richelieu, dont l’administration lui semble la cause première de la Révolution française, et ce long morceau d’une plume de si grand sens, a tout le chimérique du parti pris et l’ambitieux du système ; mais il est dans la logique de l’esprit de Vaublanc qui, en sa qualité d’homme d’action exagère dans l’histoire l’action des hommes et ne voit qu’eux. Fusilier militaire qui tire toujours juste quand il tire, comme sur son front de bandière, à hauteur d’homme, mais qui manque son coup et ne touche pas, quand il vise plus haut.

III §

Et c’est pour cela précisément qu’il aurait été un homme politique de premier ordre et d’une efficacité réelle, si les circonstances l’avaient mis à sa place, qui n’était pas, croyez-le bien ! d’être la cinquième roue d’un carrosse dans un ministère de la Restauration. Il n’avait pas l’étendue d’esprit et la puissance abstraite qu’il faut à un grand historien pour juger la Révolution française ; mais les hommes vraiment faits pour gouverner, pour mettre la main à cette pâte qu’on appelle le gouvernement, les ont-ils ? Il ne m’est pas prouvé que Pitt eût bien jugé les causes de la Révolution de 1688 ou de toute autre révolution d’Angleterre, et il fut un admirable ministre, dans le seul sens, qui est pratique, de ce mot. Vaublanc, qui {p. 320}n’exerça jamais d’action supérieure et unitaire sur les hommes et les choses de son temps ; Vaublanc qui, en 1830, étant à Saint-Cloud, en disponibilité, au service de cette Restauration qui était aveugle quand elle n’était pas ingrate, vit Charles X, parla à Charles X et n’entendit pas un mot de ce qui se brassait alors au conseil, Vaublanc n’est en définitive qu’un grand homme et qu’un grand ministre du cimetière de Gray, mais le critique — qui n’a pas le droit de rêver comme le poète, — ne l’invente ni ne le suppose ; il le trouve dans ce que Vaublanc a laissé.

IV §

Ses Mémoires, en effet, le contiennent en puissance, ce ministre manqué, malgré son titre, qui a été grand dans la petite réaction, et qui dans la grande n’eût pas été petit, — cela est sûr ! S’il ne sait pas les causes éloignées de la révolution à laquelle il est mêlé et qu’il traverse, il en connaît merveilleusement les causes prochaines. Les causes de son temps, il les voit. De toutes les fautes des pouvoirs d’alors égarés, pas une ne lui échappe ; et même celles de son propre parti n’ont jamais eu de juge plus sévère et plus franc.

C’est le parti royaliste et ce sont les fautes de la Royauté qui ont fait sucer à Vaublanc ce mépris qui a fini par lui emplir les veines et y éteindre toute colère. Pour lui il n’est nullement douteux que la Révolution pouvait être évitée, si on avait eu des hommes {p. 321}de caractère au gouvernement et non pas des philosophes, des badauds ou des niais qui se croyaient généreux ! Il le dit ou le fait entendre à vingt-cinq endroits de ses Mémoires. « Si au 10 août, nous dit-il, Bonaparte, le Bonaparte de vendémiaire, avait commandé aux Tuileries, la Révolution n’était plus », et il oublie complètement l’administration du cardinal de Richelieu.

Je crois, moi, pour mon compte, que la Révolution ne serait pas allée plus loin… ce jour-là, mais qu’elle aurait plus tard repris sa marche, parce qu’elle ne tenait pas uniquement aux fautes de ceux qui occupaient le pouvoir quand elle arriva. Elle arrivait de plus haut qu’eux. C’était une avalanche. Mais elle eût été certainement retardée et arrêtée par le bloc des caractères forts et des fières décisions. Or, c’est peut-être tout le devoir et toute la gloire possible des hommes politiques de retarder l’heure des crises, comme celle du médecin de reculer l’heure de la mort, comme celle du commandant de place assiégée (et tous les pouvoirs sont assiégés et il n’y a point de places imprenables !) de tenir le plus longtemps possible et de se faire tuer, si, en se faisant tuer, on gagne un jour de plus. Les Mémoires de Vaublanc posent une centième fois le problème qui agacera longtemps la sagacité de l’histoire.

La Révolution pouvait-elle être vaincue ? Vaublanc, ministre à la place de Turgot, l’aurait-il fait reculer ? Mirabeau, le Mirabeau des Mémoires de La Mark (l’autre, nous voudrions l’oublier), celui qui disait : J’emporte en mourant les lambeaux de la monarchie, les emportait-il en effet, et aurait-il, s’il eût vécu, tenu {p. 322}le sublime et imprudent marché, souscrit aux pieds de Marie-Antoinette ? Encore une fois, la question n’en est pas une pour moi, mais elle vaut la peine d’être posée et débattue encore. Les Mémoires de Vaublanc la posent bien. La solution vers laquelle ils inclinent manifestement n’est pas la plus vraie, mais c’est la plus saine, la plus utile, surtout à cette heure, où nous sommes trop disposés à accorder plus d’influence aux choses qu’aux hommes, aux circonstances qu’à la volonté, et où nous donnons notre démission d’êtres libres et agissants, en faveur de je ne sais quelle commode et lâche fatalité. Il importe à présent que les gouvernements ne s’abandonnent plus eux-mêmes, comme plusieurs d’entre eux ont fait, payant cette lâcheté de leur vie. Il importe qu’on ne croie qu’à la dernière extrémité à la puissance irrésistible des Révolutions, et tout livre qui, même aux dépens de la vérité abstraite et absolue, retrempera à cet égard les courages, mérite d’être lu. Dussent-ils s’exagérer un peu leur empire, il est bon à toute heure, mais surtout à cette heure, que les Gouvernements ne croient plus à cette idée funèbre qui les a trop souvent perdus — l’impossibilité.

XV. M. Dargaud §

Marie Stuart §

I §

{p. 323}M. Dargaud n’a pas débuté dans les lettres par de l’histoire. Je ne dirai pas de lui la vieille phrase traînée « c’est un esprit qui s’est cherché longtemps », d’abord parce qu’elle traîne, ensuite parce qu’elle ne serait pas juste. C’est au contraire un esprit qui, sans se chercher, s’est rencontré dans des directions différentes. Ainsi il a traduit Job et le Cantique des Cantiques. Il a écrit des voyages. Il a fait un livre intitulé la Famille, dont nous parlerons quand nous aborderons les moralistes contemporains. Il a donc passé par la poésie, — par l’observation morale, — par la description pittoresque des choses et des {p. 324}hommes avant d’arriver à l’histoire, à l’histoire à laquelle il fera bien de rester, car c’est sa vocation réelle.

Le premier livre d’histoire de M. Dargaud fut sa Marie Stuart, que l’on réimprime aujourd’hui. Or, c’est surtout quand la production littéraire se ralentit que les réimpressions prennent de l’importance. Les réimpressions ne sont pas le droit absolu des livres à la vie. Réimprimé même plusieurs fois, même avec éclat, un livre peut très bien mourir. Il y a des avortements même dans la gloire ! mais la réimpression n’en est pas moins une consécration déjà et une épreuve, la pierre de touche appliquée au livre et au succès. Parmi les réimpressions d’un temps assez stérile en œuvres, le livre sur Marie Stuart de M. Dargaud doit être distingué par la Critique, car voilà dix ans qu’il a paru et il n’a pas vieilli d’une heure !

Il ne vieillira pas, et voici pourquoi. Il a la jeunesse de l’émotion qui est éternelle. Que n’a-t-on pas dit de la Marie Stuart de M. Dargaud ?… Quand elle parut, ce fut un soulèvement d’articles de journaux et une tempête de discussions de toute espèce. C’était un livre de parti, disaient les uns ; c’était un livre de trop d’imagination, disaient les autres. Quoi qu’il en fût, le livre devait durer. Il avait l’étincelle. Il avait la vie qui n’est pas la passion d’une minute, le pétillement, bientôt éteint, de telle ou telle idée contemporaine. Puisque la réimpression entraîne pour la Critique l’obligation de rejuger son propre jugement, nous rappellerons que nous aussi nous nous inscrivîmes en faux contre les affirmations religieuses et beaucoup de déductions {p. 325}politiques du livre de M. Dargaud. Nous fîmes la guerre à cette guerre des idées modernes, trop introduites dans l’Histoire, — dans l’Histoire qui est un champ de morts, et non pas un champ de batailles ! mais nous dîmes que le livre vivait avec tous ses défauts, ses erreurs, ses troubles, ses défaillances, et que Marie Stuart était là, — et pour la première fois — ressuscitée !

Eh bien ! ceci constituait pour nous un mérite absolu. Nous sommes encombrés de livres qui ont toutes les qualités de la jument de Roland, laquelle les avait toutes, mais qui était morte ; nous préférons tous les défauts, s’il les a tous, d’un livre qui vit. Or, M. Dargaud n’en avait que quelques-uns, et sa Marie Stuart était vivante. Pour l’avoir tirée mieux que de la mort, mais de l’incertitude de l’Histoire : pour avoir débrouillé cette mystérieuse quenouille de fée, à laquelle il y a du sang, et que cette reine d’Écosse semble porter à sa ceinture, ce qu’il a fallu de soins, d’études, de recherches, de voyages, d’efforts et de fatigues à M. Dargaud, tout le monde l’a dit dans le temps et tout le monde l’a déjà oublié. En effet, qu’est-ce que cela fait à la Postérité, — et même aux contemporains après dix ans, — l’horrible peine qu’on prend pour leur composer un chef-d’œuvre ? Ce qu’ils voient, c’est le fait, c’est le livre, c’est le personnage que, sans l’imagination nécessaire à l’historien comme au poète, on n’eut pas certainement lire du tombeau !

L’imagination dans l’histoire ! Il est des gens (et ce sont ceux-là qui trouvaient que le livre de M. Dargaud en avait trop), il est des gens qu’un tel mot ferait cabrer, si, pour se cabrer, il ne fallait pas de {p. 326}l’imagination et… des jarrets. Mais l’imagination n’est pas apparemment la faculté de faire exclusivement des contes. C’est aussi la faculté de découvrir des vérités, car les contes eux-mêmes ont besoin d’être vrais, au moins par un côté, pour être bons. Eh bien ! sans ce trop d’imagination que des pédants secs, renards sans queue, ont reproché à M. Dargaud, son livre, que nous venons de relire et qui a la fraîcheur d’un aurore, aurait l’air d’une momie, enveloppée dans son papyrus ! M. Dargaud, lui, ne parchemine pas l’histoire, il la prend par ses mains de cadavre, la met debout, lui dit de marcher ! Et elle marche ! C’est la poésie même du passé racontée par un homme qui sent la poésie partout où elle est, et elle est partout ! Là où on la croit le moins, elle est encore. Isaac Newton, Kepler, Pascal, étaient des poètes à leur manière. Qui sait ? la meilleure définition de la poésie est peut-être celle-ci : c’est l’intensité, la plus grande intensité de la vie, n’importe où elle soit.

M. Dargaud, dans sa Marie Stuart, a cette intensité ; qu’il ne la perde pas ! Qu’il ne se corrige jamais du défaut, comme ils disent, de l’imagination dans l’histoire ! Il nous a donné depuis sa Marie Stuart un livre bien plus considérable, et qui lui a coûté encore plus d’efforts et de travail que le règne isolé de la reine d’Écosse. Ce n’est rien moins que quatre volumes chargés de ce titre qui oblige et qui ne manque pas d’une certaine grandeur : Histoire de la Liberté religieuse en France et de ses fondateurs, sujet triste et terrible qu’il n’a pas envisagé comme nous l’envisagerions, nous… nous le savons bien. Mais nous y avons retrouvé le magicien évocateur, qui évoque, {p. 327}lui, mieux que des esprits et des ombres ; car ce sont des existences complètes, qui, sous sa plume, s’en viennent écumer et bouillonner autour de nous !

Histoire de la Liberté religieuse en France et de ses fondateurs §

II §

Il y a déjà quelque temps que celle histoire est publiée et elle n’a pas encore eu, je ne dis pas son jour de justice, je veux être modeste pour elle, mais l’heure de retentissement à laquelle, certainement, elle a droit. Pourquoi ce retard dans la publicité et dans la critique ? En présence des œuvres fortes, des œuvres suées par les hommes de labeur et d’étude, la Critique a parfois de singulières mollesses ! C’est une Reine Fainéante… sans les bœufs.

Si M. Dargaud ne lui avait offert aujourd’hui qu’un de ces volumes comme certains historiens en pondent régulièrement un par année, avec une exactitude qui fait honneur à leur tempérament littéraire, elle l’aurait lu, au moins du pouce, entre la préface et la table, et elle en aurait rendu compte à peu près avec la même conscience et avec la même peine qu’il aurait été composé. Malheureusement pour sa publicité instantanée, l’histoire de M. Dargaud est d’une lecture un peu plus difficile. On ne l’expédie pas d’un coup d’œil et d’un tour de main ! Cette histoire se compose de quatre volumes, doublement substantiels par l’esprit et par la matière, lesquels représentent six années de recherches et de travail infatigable sur l’époque la plus passionnée et la plus féconde de l’histoire {p. 328}moderne, puisque le monde moderne, tout entier, est sorti de cette époque-là !

Mais ni la fatuité nonchalante, ni la superficialité sans gêne d’une Critique qui n’aime que les livres bientôt lus ou aisés à pénétrer, ne suffisent aujourd’hui pour expliquer l’étrange silence, très injuste selon moi, qui, relativement à son importance, enveloppe, pour le moment, un livre fait, de sujet seul, pour retentir, et dont le titre pour les partis ressemble à une provocation d’amour ou de haine. Telle est l’Histoire de la Liberté religieuse. Aux termes où nous sommes parvenus, et bien probablement toujours, — car je ne vois pas ce qu’il y a de plus dans le monde que l’éternelle question, sous toutes les formes, de l’Autorité et de la Liberté ; que leur lutte ou que leur accord, — l’histoire de la liberté religieuse, cette première liberté qui renferme en son sein toutes les autres, est et continuera d’être d’un immense intérêt pour les hommes, qu’ils l’admettent ou qu’ils la repoussent, qu’ils la maudissent ou qu’ils l’adorent.

Contre un intérêt de cet ordre, rien ne peut prévaloir de la part de ceux dont le métier est déjuger, ni superficialité, ni engourdissement, ni ignorance, puisque, avant d’être des critiques, ils sont des hommes ! Et, cependant, voici un écrivain qui a plus de talent qu’il n’en faut pour faire du bruit, — voici un écrivain qui publie un livre, grave et pourpensé, qu’il appelle d’un nom, rouge, pour les uns, comme le voile d’écarlate qui fait écumer le taureau ; lumineusement vermeil, pour les autres, comme une banderole de victoire ; et ni ceux qui pensent comme lui ni ceux qui pensent autrement que lui ne semblent disposés {p. 329}à prendre à partie cette Histoire de la Liberté religieuse et à en affronter l’examen !

Pour ceux qui pensent autrement que lui, on le comprend, quoiqu’il valût mieux ne pas se taire, quoique la vérité, dite et déduite, vaille toujours mieux que le dédain ; mais pour ceux qui pensent comme l’auteur de l’Histoire de la Liberté religieuse, pour les hommes de la même confraternité politique et philosophique, qui n’ont pas encore parlé de cette histoire, plus intéressante à tous les points de vue que la plèbe de livres qu’ils ont l’habitude de vanter, il serait vraiment incompréhensible qu’ils se fussent tus ou qu’ils eussent dosé à l’auteur si chichement l’éloge, s’il n’y avait à cela une raison tirée de cette Histoire de la Liberté religieuse et que mon devoir de critique est, avant tout, de dégager.

Et cette raison que je dirai, cette raison plus profonde que le talent, plus involontaire que la conviction dans l’auteur de l’Histoire de la Liberté religieuse, c’est son âme même, son instinct de cœur le plus vrai, c’est ce que les hommes et lui-même n’ont pas mis en lui et ce qui, pour cette raison, y est davantage ! Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous connaissons M. Dargaud, l’auteur de la Famille et de Marie Stuart, deux livres dont l’un est simplement touchant, mais dont l’autre est grandement pathétique. De volonté, de réflexion, d’éducation peut-être, M. Dargaud a toujours été ce qu’on appelle, pour le quart d’heure, un écrivain de la Libre Pensée. Au xvie siècle, dont il vient de nous donner l’histoire, il aurait été protestant, comme il est aujourd’hui, nous dit-il, purement théiste, comme il sera demain, si c’est {p. 330}possible, quelque chose de plus dégagé encore de la forme religieuse qu’un théiste, le progrès pour lui étant de briser de plus en plus la forme religieuse, comme l’oiseau qui, en croissant, briserait sa cage avec ses ailes : c’est enfin (je le regrette assez) un soldat sans chef, sans uniforme et sans discipline, de ce bataillon débandé et maraudeur du progrès indéfini, qui ne sait où il va, et qui prétend aller toujours ; mais malgré la fausse philosophie, malgré l’empoisonnement des théories modernes, malgré les amitiés d’idées et les prétentions candides d’une imagination bien assez poétique pour s’égarer, M. Dargaud est au fond un chrétien de nature, d’un christianisme… incorrigible, Dieu merci ! Il est chrétien comme on est sauvage ; mais son parti qui n’est pas chrétien, lui, et qui ne veut pas qu’on le soit, à quelque degré que ce puisse être, a bien senti qu’il l’était profondément, jusque dans cette Histoire de la Liberté religieuse, et voilà pourquoi il s’en est détourné en silence, trompé sans doute dans l’espérance qu’il avait de ne pas trouver dans ce livre cet accent qui en fera la gloire et en assurera la durée.

En effet, ce christianisme plus fort que tout dans l’auteur de l’Histoire de la Liberté religieuse et qui lui a fait épouser les grandeurs catholiques autant que les grandeurs protestantes, a été reproché sourdement à M. Dargaud. Cette queue impérieuse qui commande à la tête dans tous les partis et qu’il a méprisée l’a, dit-on, accusé d’avoir fait trop belles certaines individualités catholiques, comme si lui, le plus vrai d’impression de tous les historiens, même quand il ne l’est pas d’appréciation raisonnée, ne les avait pas {p. 331}vues telles qu’il les a peintes, absous par cette pureté de vision qui est, hélas ! pour nous, avec notre faiblesse, notre seule espèce possible d’impartialité11.

III §

Tel est le caractère, très saisissant au premier coup d’œil, du livre de M. Dargaud : le sentiment d’un christianisme invincible à la raison qui a tué le christianisme, mais qui subsiste sur ses débris, et il faut y ajouter un second caractère qui particularise encore davantage l’auteur de l’Histoire de la Liberté religieuse : l’égalité des belles choses humaines, qu’elles soient protestantes ou catholiques, devant l’admiration, le respect et la pitié de l’historien ! Ce second caractère, que l’on pourrait appeler le « sentiment de l’esthétique dans l’histoire », M. Dargaud ne le porte pas en toutes choses. Il ne l’a guère que pour les choses qui tiennent à la moralité humaine, mais alors il l’a prodigieux. L’homme, sa personnalité libre, sa moralité, son intellectualité, partout où ces choses-là sont belles, il les sent avec un tressaillement profond, infaillible, qui ne se dément ni ne se blase jamais, et {p. 332}il les exprime avec une émotion presque géniale de vérité et quelquefois presque sainte.

Mais il n’en est pas ainsi de tout ; il n’en est pas ainsi des institutions, des systèmes, de toutes ces choses grandement abstraites, sorties de l’homme une fois et allant par elles-mêmes depuis, détachées qu’elles sont de sa personnalité sensible, immédiate et vivante. Ainsi il admire l’Hôpital et Coligny, ses héros d’opinion, et il admire avec autant de passion sincère le grand François de Guise, par exemple, qui est le héros de l’opinion opposée à la sienne, mais il ne jugera plus avec cette haute et radieuse libéralité les travaux du Concile de Trente, et quand il aura dit des Jésuites « qu’ils eurent le génie de la politique et la passion religieuse », cet écrivain généreux, quand il s’agit de tel homme historique, se croira quitte envers la justice et la vérité. Certes, il y a déchet ici dans la magnanimité de l’historien, mais quoique restreinte, telle qu’elle est cependant, cette magnanimité qui prend sa source dans le sentiment de la beauté morale humaine, où qu’elle soit, donne précisément à cette Histoire de la Liberté religieuse l’expression qui doit contrister le plus les hommes étroits du parti qui boude en ce moment M. Dargaud, et toucher des ennemis comme nous !

Car nous sommes les ennemis de M. Dargaud — ses ennemis d’idées ! Au xvie siècle, si nous avions vécu, nous aurions certainement porté l’écharpe rouge des catholiques, et lui, la casaque blanche des protestants, s’il l’avait portée, s’il n’avait pas imité plutôt l’homme qu’il vénère le plus dans son histoire, ce Michel de l’Hôpital, qu’il met au-dessus de Coligny {p. 333}lui-même, le plus grand pourtant des protestants ! C’est que, pour bien comprendre la portée et le sens de l’histoire de M. Dargaud, il ne faut pas perdre de vue qu’elle est l’expression et le témoignage d’une philosophie qui trouve aujourd’hui le protestantisme du xvie siècle une superstition tout autant que le catholicisme romain.

Coligny, le protestant d’action, au xvie siècle, — et on sait à quoi l’action condamne les hommes les plus purs et les mieux intentionnés, qui en ont le génie, — Coligny, enfoncé dans les faits tumultueux et sanglants de son siècle, est nécessairement au-dessous, aux yeux d’un philosophe comme M. Dargaud, de ce Michel de l’Hôpital qui était, lui, l’homme de l’avenir, et le philosophe religieux des temps très religieux, comme vous savez, que nous voyons !… Pour ma part, je me défie beaucoup des gens qui devancent l’avenir dans les histoires du passé. Ce sont là des idées modernes appliquées rétrospectivement et plus ou moins témérairement à l’histoire,

Je ne sais pas si Michel de l’Hôpital eut conscience pleine et volonté entière de la liberté religieuse, telle que l’entendent et que la veulent les philosophes du xixe siècle, par la seule raison qu’il rédigea le fameux Édit de tolérance qui fut, jusqu’à l’édit de Nantes, le manifeste sans cesse repris des protestants et le prétexte de leurs rébellions obstinées, mais ce que je crois savoir, c’est qu’on n’est pas au-dessus de tous les partis parce qu’on se met entre tous les partis, et ce que je sais certainement, c’est que le portrait de cet homme de juste-milieu, de cette espèce de La Fayette en toge au xvie siècle a pris, sous le pinceau {p. 334}de M. Dargaud, les proportions colossales et absolues d’un type, et perdu complètement celles d’un homme et de l’homme qu’il était !

Dans cette histoire, écrite d’enthousiasme et avec une générosité que je ne reproche pas à son auteur, qui non seulement aime le grand xvie siècle, mais qui en est enivré, ce portrait du chancelier de l’Hôpital, envahissant presque toute la toile historique du siècle, et la conception de son personnage historique agrandie jusqu’à l’absolu, sont les deux plus grandes prodigalités d’imagination, d’attendrissement et même de talent qu’il y ait dans le livre de M. Dargaud, car il fallait beaucoup de talent et le charme d’une grande bonne foi dans le talent pour nous faire accepter jusqu’à la fin d’un récit, au bout duquel on retrouve enfin son sang-froid, cette exagération éblouissante, et nous faire traiter avec elle, pendant la durée de l’histoire, comme si c’était une vérité !

IV §

Cette histoire, dont il est impossible, dans l’étroit espace dont nous disposons, de discuter les faits et d’analyser les jugements, mais dont nous devons indiquer l’esprit général et la conclusion définitive, cette Histoire de la Liberté religieuse n’embrasse guère que la moitié du xvie siècle, mais la dernière et terrible moitié, de 1550 à peu près à 1599. L’auteur, qui n’écrit pas l’histoire d’un siècle, quoiqu’il en traverse plusieurs, mais qui, comme on dit maintenant, {p. 335}écrit celle d’une, idée, s’arrête à cet édit de Nantes qui forme une histoire de cette idée, en réalisant par Henri IV, que du moins il ne grandit pas, la politique de ce Michel de l’Hôpital, grandi outre mesure et qui doit éprouver de grands malaises de modestie, dans le fond de sa tombe, s’il peut s’y douter d’avoir sur terre un tel historien. Plus que protestant, libre penseur, le seul vice de l’histoire de M. Dargaud n’est que le vice de sa philosophie. En effet, ce n’est presque jamais la vérité du fait ou du jugement politique, — l’Hôpital excepté, — qui manque à cette très noble histoire, c’est la vérité dans la conception de la nature humaine que l’auteur ne saisit pas telle qu’elle est.

Ce n’est pas l’historien qui est inférieur en lui, mais le moraliste qui a une notion de l’homme sans exactitude, et en dehors de la sobre réalité. M. Dargaud, qui ne croit ni à la Chute ni à la Grâce, mais à la Nature, a l’optimisme de ceux qui pensent que, dans un temps donné, rien n’est impossible à la puissance de la raison. Or, ceux qui pensent cela froidement sont ordinairement des niais, mais lui, il est ému, et l’éloquence de son émotion le sauve de la niaiserie. C’est une espèce de marquis de Posa historique, mais qui ne rêve plus, quand il a congédié l’avenir et circonscrit son regard aux hommes et aux choses qu’il veut peindre. Là, il se retrouve maître. La beauté et la laideur morale tiennent une telle place dans les hommes, même les plus éclatants par le génie et par la gloire, que toutes ces figures qui passent rayonnantes, ténébreuses ou indécises, dans cette étendue du xvie siècle, lequel semble plus grand {p. 336}par l’effet de tout ce qu’il contient dans sa longueur encombrée, paraissent, sous la main de ce grand connaisseur en beauté morale, avoir des lumières ou des ombres de plus ! Pris par ce côté, — l’appréciation morale, dans toute sa profondeur, des actions et du caractère, qui est le meilleur côté de la pensée et du talent de M. Dargaud, — les jugements qu’il porte ont une magnifique certitude.

J’ai déjà parlé de Coligny, ce sage d’épée, et de François de Guise, ce César de moins de gloire que l’autre César, mais qui avait la corruption en moins et le catholicisme en plus : mais Catherine de Médicis, Charles IX, Henri III, Machiavel, Rabelais, Montaigne, sont des figures sur lesquelles il n’y a plus désormais de méprises possibles pour l’histoire, et sur la plupart, jusqu’à ce jour, il y en avait ! Qui ne sait les faiblesses d’imagination du plus grand génie de notre temps pour Catherine de Médicis ? Qui ne porte pas un peu le joug de la renommée de Machiavel sur son esprit ?

Eh bien ! l’historien de la liberté religieuse a rejeté ce joug du sien, et il nous a donné, pour la première fois, le Machiavel vrai, qui a fait tous les crimes de son siècle à l’image de sa pensée, et il nous a dit avec une merveilleuse éloquence qu’on n’est jamais plus grand que le mépris, lorsque l’on est un pervers. Le morceau sur Machiavel, qui commence le second volume de l’Histoire de la Liberté religieuse est certainement la réponse la plus péremptoire qu’on ait faite à cette admiration que notre lâche dilettantisme littéraire témoigne encore aujourd’hui au grand scélérat de Florence, lequel rapetissa son génie dans une {p. 337}immense perversité, — oui, le rapetissa, quoiqu’elle fût immense ! — et peut-être y mettra-t-elle fin, à cette admiration tout à la fois inconséquente et impie. Je n’hésite pas à le proclamer, toute cette partie des portraits est la partie vraiment supérieure de l’histoire de M. Dargaud. Tout le monde peut, sans réserve, l’admirer, et même nous, nous qui, séparés de M. Dargaud par la profondeur de nos convictions catholiques, retrouvons si souvent, jusque sous les faits exposés avec le brillant du talent ou le brillant plus pur et plus précieux de la vérité, le choc implacable des principes, — le dissentiment éternel !

Seulement, disons-le, en nous résumant sur le grave ouvrage, vis-à-vis duquel nous voulons nous montrer plus juste que les amis de M. Dargaud qui devraient, eux, être sympathiques et reconnaissants, il ressort pour nous, de cette histoire, des conséquences bonnes à recueillir et des enseignements singuliers. Avec son titre provoquant et sa chaleur de polémique qui court, sous le récit, comme une invisible flamme, elle n’est pas, après tout, ce qu’on pourrait la croire, cette Histoire de la Liberté religieuse ! Il y a bien partout en elle, il est vrai, et il devait y avoir, la négation de ce pouvoir religieux qui, au xvie siècle, était la base de la constitution de l’État, mais est-ce que l’honneur et l’obligation n’étaient pas alors de le défendre contre l’irruption des idées nouvelles qui l’attaquaient, le fer aux mains ? Il y a bien l’aversion de l’Église, mais cette aversion n’est pas la haine de Luther, ni celle de Calvin, ni celle de Voltaire, ni celle de Lamennais, ni même celle de M. Michelet, ce haïsseur d’imagination, cette grêle couleuvre après tous ces boas, qui a dans {p. 338}la tête un venin qui peut-être ne descend pas jusqu’à son cœur ! L’aversion de M. Dargaud est cette aversion, sans cruauté et sans furie, qui se détourne au lieu d’insulter, et que la beauté morale, cette fille du christianisme, touche encore ! Il y a bien de l’imprécation jetée à ces princes catholiques, qui sont l’ennemi pour M. Dargaud, et qui sentaient que leur pouvoir politique allait tomber avec le pouvoir religieux, s’ils ne défendaient pas ce pouvoir religieux comme un commandant de place, sa forteresse ; mais qu’importent au catholicisme les moyens de défense qu’on employait pour le défendre !

Ces moyens étaient immoraux ou sanglants. C’était affaire aux princes qui les employaient, et qu’importent même ces princes, qui s’appellent Philippe II, Charles IX, Catherine de Médicis, Henri III, qu’importent-ils au catholicisme, cette grande doctrine, pure de tout ce qu’on a fait de mal pour elle ? N’y a-t-il pas dans celle histoire du plus loyal des libres penseurs que la Saint-Barthélemy n’est imputable matériellement ni à l’Église ni à l’Espagne ? Or l’Église seule nous suffisait. Enfin, et c’est là le plus grand reproche que j’aie à faire à M. Dargaud, il y a dans son histoire une méconnaissance profonde de la grandeur et de la sainteté du Concile de Trente, contre lequel il invoque, le croirait on ? pour s’en faire un argument, l’opinion chancelante du cardinal de Lorraine, raffermi tout à coup dans sa foi et son orthodoxie par le coup de providence de l’assassinat de son frère, le grand duc de Guise. Il faut bien le dire en finissant, réellement tout ce détail du Concile de Trente est maigre de raison et presque de haine, et ce chapitre {p. 339}de son livre n’est pas digne de la gravité, d’ordinaire si consciencieuse et si pénétrée, de l’historien !

Tel est cependant le fruit que les catholiques peuvent retirer encore de cette leçon d’une Histoire de la Liberté religieuse, écrite pour glorifier le protestantisme, par un philosophe du dix-neuvième siècle ! Vous le voyez, on pouvait s’attendre à pis sur le fond des choses et sur leur forme aussi, car le talent de M. Dargaud a beaucoup grandi. Depuis sa Marie Stuart, il a poussé un jet superbe ! Quoiqu’il eût déjà, quand il l’écrivait, des qualités éclatantes et fortes, il n’avait pas l’ampleur, la virilité enflammée et la solidité puissante qui disent maintenant qu’il a trouvé une forme adéquate à sa pensée, et qu’il a, littérairement, vocation d’histoire. Plus écrivain qu’il n’ait jamais été à aucune époque de sa vie, il n’en est pas moins resté ce qu’il était plus jeune ; il n’en a pas moins la vie dans le style et l’émotion qui est plus que la vie. En s’élevant, la belle proportion, qui fait sa personnalité, n’a pas été troublée, et, comme toujours, ici encore, autant que dans ses précédents ouvrages, l’âme est aussi élevée que le talent et l’homme égal à l’écrivain.

XVI. M. E. Forgues.
Correspondance de Nelson, chez Charpentier §

I §

{p. 341}Le titre de ce livre est un mirage. Il est vrai qu’on a publié en Angleterre les Lettres et la Correspondance de Nelson, et c’est là un recueil spécial — technique et intime — dont un homme qui serait historien dans tous les sens du mot eût tiré un grand parti : mais M. Forgues ne vient pas de se montrer cet historien-là. Si on lit son livre d’aujourd’hui comme nous venons de le lire, après celui d’un autre que nous allons nommer, on reconnaît en son ouvrage bien moins présente la Correspondance qu’il affirme que la vieille biographie de Southey dont il ne parle pas. M. Forgues a retourné le livre de Southey comme on retourne un gant. Malgré la réputation qu’eut cette biographie, {p. 342}dont tout l’intérêt vient exclusivement du héros qui y est platement raconté et dont l’héroïsme pouvait braver en paix la platitude de ses historiens, ce livre ne valait pas l’honneur que lui fait deux fois M. Forgues, d’abord en le reproduisant, ensuite en ne disant pas qu’il l’a reproduit et… arrangé. M. Forgues a lissé, je le reconnais, et toiletté les plumes qu’il a prises à Southey, mais enfin il les a prises, et j’aurais mieux aimé les siennes. Celui qui, dans la Fable, prend toute sa queue d’arc-en-ciel au paon, n’a que quelques gouttes d’outre-mer aux ailes. Mais M. Forgues, s’il eût été lui-même, aurait eu plus que ce qu’il a pris.

Mais il fallait aller vite, faire aisé, clair et amusant. Amusant ! ce mot affreux, antilittéraire, antimilitaire, anti-marin, anti-savant, anti-toutes choses, et qui est le caractère cherché et voulu des livres actuels pour qu’ils fassent fortune, — et je dis fortune, au point de vue commercial de l’écoulement. Les livres, en effet, dans lesquels l’attention est obligée de s’abattre comme un bec d’aigle pour les pénétrer et en prendre la moelle spirituelle, le public des lecteurs, débilité par l’ennui elles lectures vaines, n’en veut plus et il s’en détourne, tandis qu’il se jette avec un empressement avide, sur les brouets clairets que l’esprit lape en un tour de langue, même quand il est pressé. Et quel esprit n’est pressé maintenant ? Il n’y a pas que M. Hachette qui fasse une bibliothèque des chemins de fer. C’est la bibliothèque universelle, et M. Forgues s’est mis à travailler pour elle, comme s’il eût été M. About. Vraiment c’est dommage ! L’ancien critique, qui signait Old Nick, était au moins une {p. 343}plume âpre, ardente et mordante ; c’était un écrivain, et ce n’est plus qu’une mécanique à traduction faite à Manchester ou à Birmingham, dont la roue tourne, tourne, et aujourd’hui, en tournant, ne nous rapporte que ce que nous avions déjà vu !

II §

Je sais bien qu’on n’invente pas l’histoire, et que, par un côté du moins, deux historiens se ressemblent toujours. L’identité de la vie qu’on raconte donne à deux livres d’histoire dont l’un a précédé l’autre dans le temps l’air d’un modèle et d’une copie : mais, de cette fois, il n’en est pas ainsi. Les faits de l’histoire de Southey sont très exactement transbordés dans l’histoire actuelle de M. Forgues. À peu d’exceptions près, je les y vois tous, sans aucuns faits nouveaux. Mais ce n’est pas tout : j’y reconnais jusqu’aux points de vue particuliers et aux expressions individualisantes qui appartiennent à l’historien et sont la seule originalité possible en histoire, quoique ces points de vue et ces expressions soient infiniment rares dans Southey, esprit pompeux et vide. Ainsi, pour n’en donner qu’un exemple, que je pourrais accompagner de beaucoup d’autres, l’écrivain anglais compare quelque part les découragements de Nelson au commencement d’une carrière à laquelle il faillit renoncer « aux sécheresses de ces mystiques qui finissent par être des saints » ; et cette comparaison qui veut être une idée, je la retrouve littéralement dans M. Forgues. Franchement {p. 344}c’est trop traduire, surtout si on ne dit pas que l’ouvrage, que l’on traduit si bien, est une traduction. Évidemment, après cela, si M. Forgues n’a pas traduit plus souvent les choses particulières au génie de Southey, c’est que ce Southey trop vanté, n’a ni particularité, ni génie. Les Anglais ont fait une renommée à sa Vie de Nelson parce que c’était la Vie de Nelson. Southey a bénéficié de son récit. En élevant aux yeux de l’Angleterre cette coupe pleine et débordante de la gloire de Nelson, quelques gouttes en tombèrent et brillèrent un instant sur le front de Southey. Mais le temps les a bientôt séchées, et on n’en voit plus rien sur ce front qui fit illusion à ses contemporains, et qui ne fut jamais que physiquement épique, a dit justement lord Byron.

Or c’était précisément un historien épique qu’il aurait fallu à Nelson, cet homme épique de grandeur, et cela n’aurait pas suffi : il lui aurait fallu un autre genre d’historien encore, celui-là qui sait regarder profondément au fond des cœurs pour débrouiller les sombres problèmes dont ils sont pleins, car Nelson fut romanesque aussi et même criminellement romanesque. Mais Southey, l’épique de beauté menteuse, l’épique de vignette à la tête de ses Œuvres complètes, n’avait ni l’imagination assez grande, ni l’œil assez perçant pour être l’historien de Nelson. Il n’était d’aucune façon assez poète pour toucher à cet homme-poème ; il n’était d’aucune façon assez fort en nature humaine pour toucher à cet homme-roman. Robert Southey, beau par le nom, un nom euphoniquement fait pour la gloire, comme il l’était par le front fait pour le laurier éternel et non celui des lauréats, ne {p. 345}fut, en somme, qu’un scholar réussi. Son visage fut le meilleur de sa destinée. Ce fut un poète heureux comme il y en a dans toutes les littératures, pour la délectable mystification des sots qui se croient littéraires et se mêlent de juger. Son gouvernement le breveta de génie et lui mit le harnachement poétique ; mais, sous les caparaçons officiels, on reconnaissait toujours l’indigente nudité de cette majestueuse figure d’Académie, comme on dit dans les Écoles de dessin, laquelle se faisait feuille de vigne avec sa branche de faux laurier. Peine inutile du reste ! Le talent compassé de Southey ne s’est jamais oublié jusqu’au génie, cette indécence ! et la Médiocrité intellectuelle, qui a aussi son cant en Angleterre, n’a point eu à souffrir, du fait de Southey, dans sa délicate pudeur. Par-là, du moins, il ne fut jamais, jamais shoking !

Eh bien ! cette mauvaise besogne de Southey, dont le livre sur Nelson n’est qu’une gazette pédante, était une raison excellente pour la refaire, mais non pas pour la reproduire. Oui, puisque cette histoire, trop anglaise peut-être pour un Français, — car elle nous fait saigner le cœur de tant de gloire contre nous, — tentait une intelligence assez ferme, assez enveloppée du triple airain pour la raconter, il y avait à la faire très grande, cette histoire, qui vous laisse petit, si vous n’êtes pas aussi grand qu’elle. Il fallait y mettre un désintéressement fier, et y rencontrer l’expression juste d’un esprit qui n’étudie plus que l’intensité de la nature humaine dans les héros. Il y avait enfin à donner cette noble leçon à l’Angleterre, de l’impartialité de la France dans le jugement des grands hommes anglais, et à payer la basse Histoire de {p. 346}Bonaparte, par Walter Scott, avec une histoire magnanime de Nelson !

Tout cela était digne de M. Forgues et de tout homme ; mais, l’amusant, l’odieux besoin de l’amusant a dominé, et l’épopée du Bonaparte des mers a été étriquée, en un petit volume de poche, commode à emporter à la campagne. Et elle a été écrite en style Alexandre Dumas, ce conteur aimé des esprits qui conçoivent le plaisir littéraire comme une tasse de chocolat prise sur le bout d’une table de café ! Et on l’a rendue alléchante par l’inattendu très combiné des titres de chapitres qui sont pour les lecteurs que le grand Nelson n’attirerait pas, avec ses miracles de guerre et de marine, de la confiture sur le pain et tout cela a été préparé, travaillé, charpenté de main de libraire encore plus que de main d’auteur ! et tout cela se vendra, car c’est une historiette, mais la vraie Histoire de Nelson, nous l’attendons toujours !

III §

S’il n’avait été qu’un marin glorieux, son histoire eût été facile. On eût pris son livre de loch, — le bulletin de ses victoires, — les registres de l’Amirauté, et cette correspondance que je voudrais voir davantage dans le livre de M. Forgues. Saisie dans sa fonction où la Postérité aurait voulu, pour sa gloire, la voir toujours, l’individualité de Nelson aurait été simple comme sa fonction même. Mais la vie du grand Amiral n’a pas été que sa fonction, et son individualité {p. 347}est plus compliquée… Ce héros, et presque ce saint du pays des Excentricités profondes, a des singularités qui semblent incompréhensibles ! Jamais le devoir, la pure et austèrement tranquille idée du devoir n’eut dans une faible créature de Dieu une incarnation plus exquise, plus forte et plus belle. Et cependant tout le temps qu’elle dura, cette incarnation, elle fut rongée par une passion, — une passion honteuse ; et ce lis d’honneur, pour la pureté, porta cette tache au fond de son calice, jusqu’au moment où il tomba dans le sang, versé pour le devoir, mais qui ne l’a pas effacée, car, lorsqu’on est si grand, rien ne s’efface. La peine des grands hommes, comme leur récompense, c’est leur immortalité !

IV §

Tout fut contraste dans Nelson, abîme de force et de faiblesse. Tout, et non pas seulement dans son âme, mais dans sa destinée. Regardez-y et voyez si, dans aucune vie, vous en avez vu de plus frappants, de plus nombreux, de plus continus ! Ce fils d’un placide ministre protestant qui fut le plus audacieux des marins et peut-être de toutes les âmes qui aient été créées impassibles, était faible de corps jusqu’à l’infirmité, et les portraits que nous avons de lui avec ses cheveux longs et plats, les plans de ses joues vieillies avant l’âge, et son air de simple ecclésiastique de campagne, disent à qui sait que c’est là Nelson, toute la profondeur du cratère qu’il y avait {p. 348}en cet homme d’apparence si peu volcanique. Cœur tendre dans un pauvre corps avorté, il pouvait à peine se traîner sur la terre, et il alla à la mer, comme disent les Anglais, et jamais pied plus solide ne la foula, quand il fut dessus. Jamais elle ne reconnut un tel maître.

Son oncle, capitaine de vaisseau, en le voyant arriver sur son bord, avait dit en haussant les épaules de pitié : « À la première action, un boulet lui emportera la tête, et c’est toute la fortune qu’il peut espérer ! » Mais la vocation, mais le génie, le génie seul, — car il n’est pas comme son ennemi et son vis-à-vis dans la gloire, qui eut, lui, le génie et la volonté, la bonne part, et qui s’appelait Bonaparte, — le génie seul, qui est d’un jet sans aucune pièce de rapport, dans Nelson, et qui l’avait fait amiral au ventre de sa mère, l’emporta sur les prédictions de la force, de l’expérience et du métier ! Ce génie qui lui fit tout deviner bien plutôt qu’apprendre, dès qu’il fut allé à la mer et dès les plus bas grades, resplendissait tellement en lui que tous disaient : « Il y a dans ce petit officier le premier marin de l’Angleterre », comme aussi, en cet homme tout spontané, cette absence inouïe de volonté plongea souvent l’âme dans des découragements d’une faiblesse presque corporelle et le jeta dans des bouderies d’enfant aux premières injustices de son pays.

C’est sous le coup de ces découragements qu’on le vit retiré au prieuré de Burnham Thorpe, entre son père qu’il aima toujours et sa femme qu’il aimait encore, y passer des années entières de jeunesse, lui, l’éblouissant officier, fou de la gloire comme {p. 349}Charles XII, qui devait être le vainqueur d’Aboukir, de Copenhague et de Trafalgar, et qui, — détail piquant dans son contraste même ! — était si maladroit dans l’exercice des armes, qu’il fut obligé de s’interdire la chasse pour ne blesser personne, et qu’on a gardé dans sa famille, comme souvenir unique de son genre parmi ses traditions de gloire, le souvenir de la seule perdrix qu’il eut une si grande peine à tuer !

Et ce n’était là encore que le commencement, — que la plus faible partie des contrastes qui se jouaient dans Nelson, cet homme impétueux, quelquefois si calme, cet homme calme quelquefois si terriblement impétueux. Il en est d’autres moins piquants, plus regrettables et plus cruels. Profondément religieux, d’éducation et de nature, il fut puritain et adultère dans un pays puritain, avec un éclat près duquel l’éclat des désordres de lord Byron s’efface ! En effet il était Nelson, et le désordre d’un héros comme Nelson doit plus peser que tous les désordres d’un poète ! Après avoir traversé le bonheur incomparable d’un mariage d’amour, après avoir aimé sa femme comme on aime sa femme en Angleterre, le pays conjugal, le pays de l’amour at home, il devint adultère, et, une fois qu’il le fut, il le fut toujours, car le mal et le bien se partageaient son âme, et l’homme autrefois si fidèle et si tendre, qu’il avait été, transporta dans l’adultère la fidélité et la tendresse. Ce passionné du devoir, qui, dans son dernier ordre du jour et le plus beau, ne devait rien trouver de mieux à dire aux marins anglais que ces mots tout-puissants : « L’Angleterre espère que chacun de vous fera son devoir », oublia le {p. 350}sien envers un être auquel il brisa froidement le cœur, envers son pays dont il choquait les mœurs et dont l’opinion était le meilleur de sa gloire, et envers cette gloire elle-même dont il était couvert et qu’il aurait dû respecter !

Ah ! rien ne serre plus le cœur de l’historien que cela, rien ne serre plus le cœur qui étudie cette grande âme partagée, que de voir Nelson, frappé d’un dernier coup à Trafalgar, expirant dans sa cabine devenue une boucherie humaine, magnifique de pitié pour ses matelots auxquels il renvoie son chirurgien, magnifique d’amitié pour son camarade de bataille, le capitaine Hardy, qui, entre deux coups de canon, vient lui donner des détails sur sa victoire, magnifique de commandement, car son avant-dernier mot est un mot de commandement : « Faites tomber les ancres ! » sublime en tout, se racornir subitement en cette grandeur immense, et consacrer son dernier mot et sa dernière pensée à celle qui fut la rivale de la Gloire dans son âme et qui a pu abaisser sa vie, et l’on se sent aussi, comme il sentait la sienne, l’âme partagée entre deux sentiments contraires, et on voudrait s’arracher, du fond de son admiration, ce mépris !

V §

Tel il fut Nelson et tel fut sa vie, mélange inouï des deux infinis, dont parle Pascal, — le bien et le mal,  — dont est fait cet autre infini qu’on appelle la nature humaine. On connaît les faits de cette vie {p. 351}éclatante dans laquelle, je l’ai dit, l’Épique et le Romanesque élargissent le cadre ordinaire de l’Histoire, et le livre de M. Forgues, trop traduit de Southey, malgré quelques miettes de correspondance qu’il y ajoute, n’augmente pas de beaucoup les faits connus : mais il ne s’agit pas de connaître plus qu’on ne sait, de la vie de Nelson, dont on sait tout, mais de l’écrire. Il s’agit de porter un jugement de penseur sur Nelson, après l’avoir peint en artiste. Il s’agit, enfin, d’expliquer ou du moins d’éclairer ce mystère de contradiction humaine, de force et de faiblesse, de stoïcisme et d’infirmité, de beauté morale, aussi pure que puisse l’être la plus pure beauté, et de passion aussi fatale et aussi profonde qu’il put en exister jamais, dans un être à peine vivant par les organes, borgne, manchot, rapporté du feu en débris, indifférent, d’ailleurs, au destin de son corps dès sa jeunesse, mais si étrangement, si énergiquement vivant par l’âme, que dès cette vie, cette âme prodigieuse eût pu démontrer aux athées l’immortalité. Nelson, en effet, est une âme comme il a été un génie ! C’est la plus étonnante spontanéité qui ait jamais vécu, et voilà le trait pour qui saura le dégager, voilà le grand trait de sa physionomie ! Mais Southey et M. Forgues, qui ne sont que des chroniqueurs, l’ont-ils su ?…

Spontané de génie sur mer, comme le grand Condé le fut sur terre, pour être Nelson comme l’autre fut Condé, s’étant tout simplement donné la peine de naître ; inspiré, illuminé, rapide, Nelson fut d’âme ce qu’il était de génie, tout aussi naïf, tout aussi involontaire, et tout aussi résolu à aller devant lui à travers tout obstacle, et ses fautes mêmes vinrent de {p. 352}cette spontanéité téméraire de cœur qui le fît se donner sans se reprendre, — candide jusqu’à l’aveuglement — à une femme qui l’a déshonoré un jour, car derrière lady Hamilton il y a Caracciolo ; derrière le vice il y a un crime ; derrière le serment profané de l’époux à l’épouse, il y a le serment militaire, le serment de l’homme aux hommes, honteusement violé !

Southey et M. Forgues ont-ils vu en Nelson cette double spontanéité ? Ont-ils compris la spontanéité de ce génie qui n’eut guère qu’une manœuvre en tout, — couper la ligne de l’ennemi au risque de se faire écraser, — mais qui n’avait besoin d’aucune autre pour être le roi de la mer ; qui pouvait se passer de tout, de réflexion, d’expérience et de science, et n’en pas moins être ce qu’il fut, parce qu’il avait le plus brave, le plus pur et le plus puissant du génie militaire, qui est d’aller, même contre toute raison, toujours en avant ! Et l’autre spontanéité de Nelson, l’auront-ils compris davantage ? La spontanéité du cœur qu’il avait, cet être délicat, fragile, idéal, religieux, qui tenait si peu de place dans l’espace et qui en tiendra une si grande dans le temps, et qui placidement accomplit, hélas ! au nom de la tendresse toute seule, au nom de la douce et profonde tendresse, les irrévocables et terribles folies que font d’ordinaire les sens en fureur ! Avec cette profondeur de tendresse qui lui fut sa Fatalité, avec sa rêverie amoureuse de la mort, même dans la vie la plus intense de sa gloire, avec cette fantaisie si noire qui plaça de si bonne heure dans sa chambre le cercueil où il se rêvait et coupa dans le combat même, sur la tête d’un ami, des cheveux pour {p. 353}en tapisser ce cercueil, Nelson, le Mélancolique intrépide, est bien du pays de Shakespeare et méritait certes, le coup de pinceau shakespearien.

Malheureusement aucun de ceux qui ont écrit sa vie, — et il paraît qu’ils sont nombreux en Angleterre, — n’a été de force à donner ce coup de pinceau qui fixe et embellit la gloire, fût-ce la plus solide et la plus belle ! Nous ne les avons pas lus, mais entre tous, en voilà toujours deux que nous connaissons qui l’ont furieusement manqué, et c’est Robert Southey, l’historien galonné poète par le gouvernement d’Angleterre, et en France c’est M. Forgues… son brosseur !

XVII. Mémoires du duc de Luynes,
publiés par MM. Dussieux et Soulier §

I §

{p. 355}Je suis trop Français pour ne pas aimer la plaisanterie ; mais une plaisanterie, qui ne fait pas rire, est affreuse… En voici une que je dénonce à tous ! Il vient de paraître à la librairie des Didot quatre volumes d’une publication, matériellement très soignée. Cette publication, chez un libraire, historique par le nom, porte un autre nom historique. Elle s’appelle les Mémoires du duc de Luynes sur la cour de Louis XV. Les Mémoires d’un duc de Luynes publiés par Didot, ce doit être là une chose grave, d’un intérêt élevé… au moins un bon livre. Ces Mémoires du duc de Luynes sont des papiers de famille comme ceux du duc de {p. 356}Saint-Simon, cette immense trouvaille historique qui a donné à la France un homme de génie de plus, un homme de génie aussi inconnu jusque-là qu’un crapaud dans un caillou !

En les publiant, ces nouveaux mémoires, comme on a dû penser aux célèbres Mémoires de Saint-Simon, et comme on s’est dit qu’il était possible, non d’en recommencer, mais d’en escompter, encore une fois, le succès ! Pour leur donner vis-à-vis du public plus de solidité et de consistance et piper le bruit, on a écrit au frontispice de ces Mémoires cette ligne majestueuse : « Publiés sous le patronage (on a oublié le mot haut) de M. le duc de Luynes (ce qui fait deux ducs), par MM. Dussieux et Soulié » (ce qui fait deux éditeurs) !… Certes, voilà le cas de dire le vieux mot que j’aime « toutes les herbes de la Saint-Jean » y sont, n’est-ce pas ?… Les quatre volumes, qui doivent être suivis de huit autres, à ce qu’il paraît, sont des in-8º de 500 pages, à larges marges, d’une distinction qui fait honneur à la maison Didot, et pour que tout en attire l’acheteur, la couverture satinée est d’un vert charmant et tendre — la couleur de l’espérance : — mais, hélas ! c’est ici l’espérance trompée !

Les Saint-Simon ne se retrouvent pas dans les premiers coins venus d’un vieux secrétaire de famille. Il y a duc et duc ! Le duc de Saint-Simon, cet oisif ambitieux et superbe, à qui les événements firent manquer le pouvoir (heureusement !), est à présent le Tacite que la France n’avait pas ; le Tacite aristocratique de la monarchie qui a tué l’aristocratie en l’étranglant doucement, sans lui faire le moindre mal, entre deux portes de l’Œil-de-bœuf, avec un cordon {p. 357}du Saint-Esprit, car il n’y a pas que le Grand-Turc qui ait jamais envoyé aux gens le cordon ! Sultan Louis XIV ne s’en est pas plus privé que sultan Mustapha. Pour en revenir à Saint-Simon, le pauvre homme, qui était un diable d’homme, voulait être ministre. Il creva toute sa vie de ce désir contrarié. Il aurait fait probablement le plus détestable des ministres, et il fut, sans même s’en douter, le plus magnifique peintre d’histoire. J’ai dit un Tacite : je n’en rabattrai rien. Il n’a pas, il est vrai, la correction de Tacite, cette perfection dans la langue écrite et profondément gouvernée du Romain, qui gouvernait son style comme il eût gouverné le monde. Mais il n’en est que meilleur dans son genre. Incorrect, il est mieux ainsi le peintre de cette aristocratie dédaigneuse des lettres, et dont on disait qu’elle savait tout sans avoir jamais rien appris !

L’expression de Saint-Simon semble pétiller de plus de génie naturel, de plus de génie de naissance, à travers son incorrection, insoucieuse et hardie ! C’est le trait que ce peintre de l’aristocratie devait avoir et qui l’achève ! Sans Saint-Simon, nous n’aurions jamais vraiment connu le siècle de Louis XIV. Nous n’aurions eu que la grisaille sans profondeur de Voltaire, mais la clef de ces hiéroglyphes d’étiquette, de ce monde olympien de Versailles, nous ne l’aurions point eue sans Saint-Simon, et ce monde, incompréhensible à l’esprit moderne, fût resté éternellement une lettre morte pour nos descendants !

Malheureusement, quand on a goûté à un homme de génie, on trouve que c’est si bon qu’on imagine en retrouver partout la saveur. Parce qu’il y a eu un {p. 358}Saint-Simon qui a fait des mémoires sublimes, voilà que la folie des mémoires prend toutes les têtes et qu’on les croit tous sublimes, de cela seul qu’ils sont des mémoires ! Aussi, après Saint-Simon, patraflas ! nous avons eu Dangeau ! Après le peintre éclatant, amer et profond, nous avons eu le daguerréotype qui a daguerréotypé des riens ! Après le Tuffière de génie, nous avons eu le Jocrisse du talon rouge. Dandin, Dadais, Dindon, Dangeau, comme cela se ressemble ! Et comme nous nous serions moqués de Dangeau dans un autre temps ! Dangeau n’a donné de plaisir sérieux qu’aux ennemis de la vieille monarchie française qui l’ont vue, exactement reproduite, par ce sot compromettant, dans les dernières révérences qu’elle ait faites, dans les derniers menuets qu’elle ait dansés !

Rappelez-vous Stendhal et sa joie cruelle quand parut la première édition de ce Dangeau, qu’on a complété depuis, et dont on nous donnera tout. Il y en a peut-être encore ! Écorce de citron qu’on presse, mais qui n’a pas le vif du citron. Dangeau est le niais qui a le point d’honneur de l’exactitude. Seulement, au milieu des platitudes, scrupuleusement épinglées de ses Mémoires, il y a la grande figure de Louis XIV, soleil couchant qu’on aperçoit à travers les atomes de toute cette vile poussière qu’il dore ! La grande figure de Louis XIV, après sa mort, fait à Dangeau cette faveur dernière, de donner de l’importance à des Mémoires que sans lui on ne lirait pas. De son vivant, il avait décoré de son Saint-Esprit cette poitrine vide. Eh bien ! il l’a mis aussi, après sa mort, son Saint-Esprit, sur ces Mémoires, aussi {p. 359}vides qu’elle. Ôtez Louis XIV des Mémoires de Dangeau, vous n’avez plus que les Mémoires du duc de Luynes, car le duc de Luynes, ce n’est, de fait, qu’un Dangeau, mais qui n’a pas de Louis XIV !

Mon Dieu ! oui ! Rien de plus ! Un Dangeau sans Louis XIV, voilà le duc de Luynes, dont on publie aujourd’hui les Mémoires. Ces mémoires qu’il a écrits, jour par jour, comme Dangeau écrivait les siens, ont un détail encore plus aminci peut-être que le détail déjà si mince des Mémoires de Dangeau !

L’influence de la grande personnalité royale qui drape jusqu’à la garde-robe de ce grand Lama de Louis XIV, n’existant plus sous Louis XV, qui n’a de son grand-père que la manière de mettre son chapeau, non devant l’Europe, mais dans les petits cabinets, il se trouve que tel fait, qui paraissait étrange dans l’histoire de l’un, devient ridicule et insupportable dans l’histoire de l’autre ; et c’est ainsi que le duc de Luynes, valant plus peut-être personnellement que Dangeau, est très au-dessous de lui dans ses Mémoires. Il est encore plus inutile, car Dangeau lui-même n’était d’aucune nécessité pour l’histoire et le monde pouvait se passer très bien de sa rapsodie.

D’étiquette, de carreau, de tabouret, de bonnet, de bougeoir, de façon de donner la chemise, de toutes ces chinoiseries dignes de Pékin, et qui sont le revers de la cour de Louis XIV, nous en avions assez déjà dans les Mémoires de Saint-Simon, qui ne nous les épargne pas ; car il y croyait comme un dévot croit à son culte ! C’était bien suffisant, et Dangeau n’aurait jamais paru, que l’histoire n’eût pas été volée. Après Saint-Simon, il n’est qu’un pléonasme. Mais alors que {p. 360}va devenir, s’il en est ainsi, le duc de Luynes ? Et qu’est-ce pour un homme, en fait d’importance, que d’être une doublure de Dangeau, un Dangeau de Dangeau ?…

II §

Franchement, c’est à ne pas y croire, qu’une telle publication, on ne sait pourquoi de douze volumes qui, si j’en juge par les quatre — que je viens de lire avec le soin et l’attention qu’on met à étudier les insectes… lorsqu’on les aime, — ne contiennent pas douze pages, et peut-être douze lignes de renseignement véritablement nouveau et historique ! Juger douze volumes par quatre paraîtra peut-être bien léger aux esprits graves ; mais je les supplie de remarquer que ce n’est pas du tout le texte, en soi, de ces quatre volumes publiés qui me fait induire le texte des huit qui vont suivre, c’est quelque chose d’un peu plus profond. C’est la connaissance que j’ai acquise (hélas ! à mes dépens) de la manière constitutive de voir les choses de celui qui les a écrites. Selon moi, il est évident qu’il n’y a place que pour des atomes dans cet œil, mal conformé pour recevoir l’image des choses grandes, et qu’il lui serait impossible de voir autrement qu’il n’a commencé.

En ces quatre volumes, en effet, qu’on nous donne aujourd’hui, sous prétexte d’accroissements pour l’histoire, l’histoire dont les éditeurs se réclament, n’est jamais conçue que comme pourraient la concevoir ou {p. 361}un tapissier, ou un huissier, ou un maître à danser, ou un valet de chambre. Le tapissier, qui n’a pas de secret, nous y dit tout, jusqu’au dessous des carreaux et la place, sans mystère, des garde-robes. L’huissier ne nous fait pas grâce d’une entrée ou d’une sortie. Le maître à danser compte les pas et décrit les révérences de droite à gauche ou de gauche à droite, en avant, en arrière et sur les côtés, et le valet de chambre, qui croit sans douté qu’il n’y a que des corps glorieux à la cour, nous fait le détail des panades du cardinal de Fleury et des coliques du roi, eu termes qu’un écrivain moins royaliste est embarrassé d’indiquer. Voilà le fond de ces Mémoires ! Hors les faits appartenant aux quatre catégories que je viens de signaler, il n’y a absolument rien, pas même le hasard d’un document, pas même (ce qui est bien plus singulier, car enfin nous sommes à la cour de France !) le hasard d’un mot spirituel !

Lorsque le duc de Luynes, qui rapporte tout cela très correctement, avec la répétition d’une exactitude infatigable, lorsque le duc de Luynes écrivait de telles choses, il pouvait, en sa qualité de grand seigneur, parfaitement myope et naturellement fat, qui croyait la monarchie éternelle, se dire qu’il faisait là l’éducation de ses enfants, et qu’ils trouveraient dans ces récits paternels du goût, du parfum et de l’instruction, — l’instruction de ce singulier état de grand seigneur, tel qu’on l’entendait à Versailles, — et qu’ainsi, cela pouvait être utile, mais à présent et pour nous, à quoi cela est-il bon ?…

Lui, le duc de Luynes, je le veux bien, il pouvait croire, toujours en sa qualité de grand seigneur, qui {p. 362}veut que ses enfants vivent comme lui, faire acte de vertu prévoyante en leur apprenant les détails inouïs qu’il leur rapporte : mais c’était là une affaire de famille, et d’entre soi, qui devait mourir et s’engloutir avec la famille. Ce n’était pas là une affaire d’histoire sérieuse et de publicité. Aussi, quand nous, venus longtemps après tous les effacements de la révolution française, nous ne lisons le duc de Luynes, qui n’était pas un écrivain, qu’à cause de son nom qui dit le rang qu’il tint et celui de son petit-fils, qui autorise la publication de ses mémoires, et quand nous ne trouvons à la place des choses qu’il pouvait savoir en raison même de son rang, que les vieilles inanités déjà connues, certes, nous avons le droit de dire que nous sommes, qu’on me passe le mot : attrapés !

Oui, c’est cette désagréable sensation d’être attrapé qui vous saisit après avoir lu ces Mémoires, et ce n’est pas tout, on se demande, sans pouvoir se répondre, au profit de qui on a été si complètement attrapé. Ce n’est pas certainement au profit de ce pauvre duc de Luynes qui veut être un Dangeau et qui rate, ni à celui de son descendant, M. le duc de Luynes actuel, le patron de MM. Dussieux et Soulié, un homme d’esprit, dit-on, mais que trop de piété filiale aura aveuglé. Ce n’est pas davantage au profit de ces MM. Dussieux et Soulié, victimes du patronage qui les éclipse, en couvrant d’un nom trop brillant leur obscurité.

Du moins, en ces quatre volumes, MM. Soulié et Dussieux n’ont prouvé nulle part qu’ils ont le talent qui regimbe contre l’obscurité… Enfin, ce n’est même pas non plus au profit de M. Didot, lequel n’a {p. 363}pas besoin du placement de ces douze volumes pour faire d’excellentes affaires et avoir une bonne librairie, de M. Didot, le dernier conspirateur de cette conspiration à quatre contre le public à qui on tend, sous prétexte historique, cet affreux piège à ennui, dans lequel la Critique ne doit pas souffrir que ceux qui lisent encore se prennent.

Et si ce n’est ni au profit général de l’histoire, ni au profit particulier de personne que cette publication est faite, est-ce au moins au profit d’une idée ? Est-ce dans l’intérêt d’un parti ? Est-ce à l’honneur d’une société ?… Je n’ai point l’avantage de connaître M. le duc de Luynes actuel ; mais si, avec son nom, il est royaliste, comment donc n’a-t-il pas senti que c’est un crime en royalisme que de publier des mémoires comme ceux dont il autorise la publication, et où la royauté est montrée périssant dans les vanités d’une étiquette imbécile !

Comment n’a-t-il pas senti que recommencer sans y être forcé, le pistolet sur la gorge, le détail écœurant (et connu d’ailleurs) de ces cérémonies de pantins, dans lesquelles s’abêtissaient et s’abolissaient les hommes, de 1739 à 1780, c’était inspirer ce mépris pour la monarchie que nous avons vraiment trop reproché à Chateaubriand, qui avait vu la fin de cette monarchie décadente, établie par le fils de Robert le Fort, et mourant d’un baisemain, comme le Bas-Empire.

Et, en effet, c’est surtout lorsque l’on aime les monarchies qu’on souffre, en lisant de pareilles histoires, et que l’on comprend que Dieu qui, lui aussi, les aime, les châtie, et précisément de ce châtiment {p. 364}spirituel et antithétique qui un jour tua jusqu’à la politesse sous la grossièreté, chez une nation livrée aux plus ineptes révérences, et, correction d’un excès par un autre excès ! condamna pendant quelque temps au bonnet rouge, à la carmagnole et aux pataquès, cette société toute de soie et de beau langage, mais où l’homme manquait par-dessous !

III §

Car c’est là le côté sérieux mais terrible de ces recueils de futilités, — de ces vains et tristes livres dans lesquels on nous rapporte avec une importance, maintenant grotesque, la façon dont les classes qui pouvaient tout et qu’on appelle l’ancien régime, passèrent leurs dernières heures en France ! Le côté sérieux et terrible de cet entassement de babioles, de sottises et d’inanités, c’est l’intense mépris qu’il fait jaillir des cœurs et dont tout le monde est éclaboussé ! Tenez, voyez plutôt ! Ce n’est pas le premier venu parmi les grands seigneurs que ce duc de Luynes, l’auteur des Mémoires d’aujourd’hui. Il était plus cultivé qu’on ne l’était parmi les seigneurs de son temps. Il sait faire une phrase, si toutefois on ne la lui a pas refaite ! Il n’a pas la sottise de paon de Dangeau, et, cependant, le malheureux ! il passe toute sa vie à nous raconter gravement… quoi ?… ce que c’était que draper, — que jeter l’eau bénite, — que souper dans les petits appartements, etc., etc., et à mettre péniblement, en faisant {p. 365}d’effroyables efforts de mémoire, des noms propres et des dates à toutes ces pauvres notions. La solennité de son récit est digne de l’histoire de ces sortes de choses ; mais son honnêteté d’historien est bien plus comique encore que sa solennité, et c’est toujours un malheur que l’honnêteté puisse être comique !

Voulez-vous la preuve de cette honnêteté, compromise par le rire qu’elle fait naître ? Dans le premier des quatre volumes publiés, le duc de Luynes rapporte (p. 99) que le roi envoya Mlle de Clermont jeter l’eau bénite à la princesse de Condé, et après avoir décrit la cérémonie, queue de robe par queue de robe, et tabouret par tabouret, voilà qu’un scrupule prend tout à coup notre homme : « Mlle de Clermont, dit-il, se mit dans le fauteuil, l’exempt derrière elle et Mlle La Roche-sur-Yon s’assit à gauche sur un pliant, à ce que l’on croit !!! »À ce que l’on croit ! ô l’honnête homme ! Il n’en est pas sûr. « Du moins cela devait être », ajoute-t-il pour se calmer. Mais le à ce qu’on croit ! n’en est pas moins superbe dans son incertitude consciencieuse ! Il y aura peut-être un jour dans la famille de Luynes quelqu’un qui osera prendre sur sa tête — une tête de génie… — de répondre à cette grande question !

Seulement, et quoi qu’il en puisse être, en présence de faits pareils, ramassés avec une telle loyauté, on se demande le compte des pensées qui passèrent, durant toute sa vie, par l’esprit de l’homme qui ramassait ces faits et tellement s’en préoccupait ? Et si nous disons, nous, chrétiens, qu’un jour nous aurons à répondre devant Dieu de nos actions et paroles oiseuses, nous demandons ce que ceux-là qui étaient {p. 366}nés et faits pour gouverner les hommes et qui passèrent ainsi toute leur vie dans des méditations ou des souvenirs de maîtres à danser, répondront, en attendant le jugement de Dieu, devant l’histoire… ?

En attendant, du reste, ils ne l’ont point écrite. Ce n’est pas de l’histoire que toutes ces misères. L’amour des faits nous a-t-il donc fait tomber si bas que nous nous intéressions à des choses aussi insignifiantes, et, lâchons le mot ! aussi bêtes ?… Parmi toutes les descriptions de ces infiniment petites choses déjà décrites tant de fois, le critique du fin et du subtil, qui voit la veine de l’agrément où elle n’est perceptible pour personne, M. Sainte-Beuve, d’un si spécial génie, n’a pu tirer pourtant (c’est significatif) que deux anecdotes de ces quatre immenses volumes, dont l’une, je crois, sur Louis XIV, qui, ennuyé du joug qu’il faisait porter aux autres et à lui-même, jetait parfois, pour se divertir, des oranges à la tête des dames, à souper, lesquelles lui envoyaient des pommes et parfois même des salades avec leur huile ; gaminerie piquante par son contraste avec la pose éternelle du grand roi ! Quant à ce qui est des renseignements, M. Sainte-Beuve trouve dans le duc de Luynes la complète certitude qu’il fut un temps où l’on dînait le chapeau sur la tête. Voyez-vous cela ! On s’en doutait bien un peu (les madrés), depuis le dîner de Boileau.

Mais notre campagnard relevant sa moustache
Et son feutre, à longs poils, ombragé d’un panache,

Mais on n’en était pas très sûr.

C’est des renseignements de cette force qu’on peut {p. 367}trouver en cherchant bien, dans ces Mémoires du duc de Luynes. Quant à moi, qui leur suis moins favorable que M. Sainte-Beuve, je pourrais bien ajouter, pour être juste, aux deux anecdotes qu’il en extrait à si grand’peine, une troisième que j’aime, parce qu’elle peint bien cette fière aristocratie française, telle qu’elle était avant qu’elle se fût enversaillée, comme disait le vieux Mirabeau, et qu’on lui eût mis autour du cou le collier de chien de l’étiquette :

« En 1674, à la bataille de Senef, dit le duc, tous les officiers des chevau-légers ayant été tués ou mis hors de combat, M. le Prince (le grand Condé) vint à eux et leur dit : “Vous êtes autant d’officiers et vous n’avez besoin d’aucun, mais je vais charger à votre tête” Il sortit un chevau-léger du rang, qui lui dit : “Monseigneur, vous pouvez n’être pas en peine de nous. Nous ferons aussi bien sans officiers. Je vous réponds de tous.” M. le Prince ayant su qu’il était le plus ancien, lui dit : “Monsieur, je vous ferais tort si je ne vous laissais pas le commandement de la troupe, et je me retire.” Effectivement, le chevau-léger, à la tête de la troupe, battit encore les ennemis. »

Certes, c’est charmant d’héroïsme ; c’était perdu, et puisque cela est retrouvé, c’est nouveau. Mais c’est le tout. Deux et une font trois ! Trois anecdotes, de dix lignes chacune, pour justifier une publication de quatre volumes in-8º de 500 pages ! Réellement cela ne justifie pas. N’est-ce pas là un abus de famille ou de librairie ? N’est-ce pas là encombrer le marché d’une production sans valeur ? Et la Critique littéraire n’a-t-elle pas le droit de s’opposer, du moins, à ce qu’on {p. 368}encombre ainsi l’histoire, de redites usées et inutiles ? Les Mémoires du duc de Luynes, qui n’a jamais su observer et qui n’est qu’une espèce de perroquet héraldique, ne sont guère bons qu’à mettre au cabinet du Misanthrope ; stériles paperasses ! Or, l’histoire, pour être l’histoire, ne doit jamais paperasser.

XVIII. J.-M. Audin.
Œuvres complètes : Vies de Luther, de Calvin, de Léon X, d’Henri VIII, etc. §

I §

{p. 369}Dans les temps comme les nôtres, le meilleur soldat de l’Église, ce n’est plus le prêtre. Ces temps sont insolents et grossiers. De cela seul qu’un homme est un prêtre, le voilà suspect dans ce qu’il dit ou écrit pour la gloire ou le salut de l’Église. Cette cause lui est trop personnelle. C’est trop son devoir de la glorifier et de la défendre. C’est sa consigne. C’est presque son métier. Et, quand il n’y a plus de respect nulle part, ni d’autorité, ni de vertus humbles, le devoir, la consigne, le métier, sont des choses qu’il faut tenir en défiance et qui déshonorent l’indépendance de la pensée. Il est tel proverbe vulgaire qu’on ramasse alors contre le prêtre et dont l’irrévérente application {p. 370}dilate de gaieté les Compères Mathieu de la Philosophie. Relégué par l’indifférence sur ces hautes matières dans les grandes études théologiques de son état, le prêtre ne peut guère en sortir. On lui permet quelques apologies, inutiles à ceux qui les lisent, car ceux qui les lisent sont convaincus d’avance des vérités qu’il y proclame. Mais il lui est défendu de toucher à l’histoire. S’il y touche, le préjugé se lève ; et, s’il l’écrit, c’est qu’il la fait.

Tel est, au xixe siècle, le sort du prêtre, — du lettré divin, — de l’enseigneur par excellence. On ne croit plus aux faits qu’il apporte dans ces mains qui portent Dieu, parce que ces mains sont bénies. Comme on dit dans ce jargon moderne qui a remplacé la langue de Bossuet, « on a sécularisé l’histoire. » Les laïques et les philosophes, voilà les maîtres des temps futurs ! Parmi ces laïques et ces séculiers de la pensée qui n’ont pas sur les mains la lèpre de l’onction divine et qui ne sont pas exposés à infecter l’histoire de la sainteté du caractère sacerdotal, brillera au premier rang J.-M. Audin, — lequel a servi l’Église sans appartenir à l’Église, — autrement que par le baptême et par la ferveur de la foi.

II §

Jean-Marie Audin est né à Lyon dans une année fameuse, — l’année où la royauté eut la tête coupée sur la place de la Révolution. À dater de cette époque, nous ne devions plus revoir que des fantômes de rois, {p. 371}demandant pardon à leurs peuples de ce qui leur restait de royauté. Issu d’une famille religieuse, Audin aurait pu avoir son berceau, comme les premiers chrétiens, dans des catacombes. Lorsque sa mère faisait sur lui ce signe de croix que la Philosophie n’a jamais pu effacer, Lyon, la cité des martyrs, la ville de saint Pothin, de saint Attale et de sainte Blandine, se mourait sous le fer et le feu. Elle avait pour Césars Collot d’Herbois, le Néron cabotin, et Couthon, le cul-de-jatte, et ces Césars-là ne se contentaient pas des flots de sang sur lesquels ils auraient pu donner des naumachies à leurs populaces ; ils abattaient encore le cirque sur les martyrs qu’ils avaient égorgés. Né dans ces massacres et grandi dans ces ruines, Audin eut pour premiers spectacles les malheurs de sa ville natale ; et les premières impressions, qui pétrissent et moulent si bien l’âme d’un homme, qu’elles en arrêtent la forme à jamais, affermirent dans l’enfant lyonnais le christianisme de sa mère, et apprirent à cet être doux, fin et candide qu’il était né et qu’il resta toujours, que la religion avait besoin, dans ce temps-là, pour se défendre, de ces doux auxquels elle a promis l’empire de la terre !

C’était, en effet, d’organisation, un esprit délicat qu’Audin, plus charmant que puissant, et dont la force, — car il eut un jour la force et l’éclat, — fut, comme les meilleures de nos vertus, lentement acquise. Au début d’une vie qu’on connaît à peine, tant elle fut modeste, on s’imagine que l’esprit d’Audin, gracieux, svelte et pur, devait ressembler à l’esprit et à l’âme d’une femme ; mais la religion et l’étude ouvrirent la poitrine à cet enfant bien fait et le {p. 372}développèrent. Après le rétablissement des séminaires, il fut certainement un des premiers de sa génération à en franchir les portes rouvertes. Ses parents, et notamment son parrain, un vieil abbé, chenu de foi et de vertus, le destinaient au sacerdoce, et, dans leurs espérances, lui marquaient sa place parmi les recrues de cette Église, veuve de ses prêtres, qui les pleurait comme la mère des Machabées pleurait ses enfants, en regrettant de n’en plus avoir à donner, pour augmenter la grandeur de son holocauste. Si ces projets de famille avaient été réalisés, que fût devenu Audin, l’historien et le biographe ?… Il est bien probable que les devoirs de son état, — immenses alors, — l’auraient dévoré. Il se serait élevé dans la hiérarchie ecclésiastique, et il aurait été l’une des figures les plus spirituelles et les plus calmes du clergé français ; mais, quand il fallut se décider, Audin n’entendit point en lui cette grande voix de la vocation qui fait tout taire, et le jeune lévite de Largentière quitta le séminaire pour s’en aller à Grenoble étudier la jurisprudence. Les lettres aussi l’entraînaient… Seulement, où qu’il allât dorénavant et quoi qu’il devînt, l’Église lui avait mis la main sur le front, et jamais cette main ne se pose sur une tête humaine sans y laisser quelque chose de supérieur à l’homme. Le caractère indélébile de l’Église romaine n’est pas que dans ses sacrements. Il est dans toutes ses influences. Les moralistes n’ont pas assez remarqué l’action mystérieuse de l’Église sur les esprits qu’elle touche. Même dans le mal, s’ils deviennent pervers, elle les fait grands. Racine, Boileau, Chateaubriand, ont été élevés pour être prêtres, et Diderot aussi, qui dégrada l’âme d’un {p. 373}apôtre en la mettant au service de l’erreur. Les trois têtes les plus fortes de la Révolution française sont des têtes de tonsuré, comme dirait agréablement la Philosophie. Ce furent Sieyès, Talleyrand et Fouché. Et, à Brienne, n’était-ce pas encore une main de prêtre qui passa sur les noirs cheveux de l’empereur futur, caché dans l’enfant corse, et qui le marqua pour son incommensurable grandeur ?…

Quand le jeune Audin eut passé sa licence, il se détourna tout à coup du barreau, « obéissant, a dit un de ses biographes, à cette timidité naturelle, venant d’une modestie extrême, qu’il conserva jusqu’à sa mort, et qui, même après tous ses succès, paralysait cet esprit si vif, si pénétrant, devant des étrangers, étonnés qu’on pût ignorer ainsi sa propre valeur ». Fût-ce réellement ce motif qui détermina Audin à repousser une profession vers laquelle il semblait se porter avec tant de goût et de pente ? Il était timide, sans doute, comme les êtres nerveux et facilement émus et qui ont dans l’esprit un idéal très élevé avec lequel ils se comparent. Mais cette timidité, venant d’une exquise distinction dénaturé, arrivait-elle chez Audin jusqu’à cette faiblesse maladive ?… Nous ne le croyons pas. Le visage humain ne nous paraît guère valoir la peine que personne tremble devant lui, et surtout un chrétien qui sait bien que tout ce limon s’en va retourner en poussière. S’il fallait à toute force une explication à ce qui n’était probablement que la changeante inquiétude de la jeunesse, nous aimerions mieux croire qu’Audin, né pour la vérité absolue, ressentit un mépris légitime pour une profession qui ne se préoccupe que de la vérité relative, et qui s’appuie {p. 374}le plus souvent sur le mensonge, la ruse, l’impudence, la dextérité et toutes les facultés de bas étage… La Fortune ne lui permettait pas ce luxe de la pensée, corrupteur parfois comme tous les luxes, — l’indépendance. La Révolution, qui avait jeté tout le monde en France sur le pavé, le contraignit à la nécessité d’un état… Audin, qui aimait les livres, se fit libraire comme Richardson… La librairie, qui a donné dans tous les pays beaucoup d’hommes distingués à la littérature, en a donné deux à la littérature du xixe siècle qu’on n’oubliera plus, — tous deux Lyonnais : — Ballanche et Audin.

Ballanche était resté à Lyon. C’est à Paris qu’Audin fut libraire. En 1816, il ouvrit sur le quai des Augustins, 25, un humble magasin de libraire, dont les cases furent d’abord garnies des livres de sa propre bibliothèque. Ce détail, d’une simplicité naïve, qui serait charmant partout, comme le sont l’obscurité et les trois gouttes d’eau d’une source, sied mieux, selon nous, à Audin qu’à personne. Au fond de cette poétique pauvreté, on croit apercevoir déjà, comme un fruit sous une fleur indigente, l’ordre et l’économie qui produiront tout à l’heure la richesse, et l’on aime ce jeune homme de vingt-trois ans, ce Caleb commercial de bonne humeur, qui cache les vides de sa boutique avec ses chers livres de chevet pour faire honneur à la maison qu’il veut élever. Malgré ces commencements difficiles, Audin la fonda, cette maison, et la rendit bientôt florissante, à force d’intelligence spéciale, d’activité et de bonne foi. Il était bibliophile avec délices, il l’était comme le fut Nodier. Mais son goût épuré pour les livres rares, lequel avait l’ardeur {p. 375}d’une passion, ne l’empêcha pas d’être le commerçant le plus rassis et le plus positif. Cultivant les lettres en homme qui compte sur elles et sur la gloire qu’elles apportent, quelquefois trop tard, il dirigeait plus qu’il ne maniait les affaires ; mais, s’il l’avait voulu, il aurait prouvé une fois de plus aux ignorants, dont l’opinion gouverne le monde, que l’amour de la littérature ne coupe la main à aucune aptitude, et qu’on sut brasser les affaires avec le génie d’un commis en gardant au fond de soi le dangereux amour des choses intellectuelles. Pour être un homme supérieur en affaires, — a dit Chateaubriand, — il ne s’agit pas d’acquérir des facultés, il ne s’agit que d’en perdre ; — et entendait parler des affaires politiques. Mais tout ce li tient à nos intérêts et à nos relations avec les hommes se ressemble. C’est toujours la même manille à tourner ! Seulement, il faut louer les hommes de spiritualité et de poésie comme Audin, qui, pour remplir un devoir ou donner de la dignité à leur existence, ont le courage de se soumettre, — sans se diminuer, — à cette effroyable monotonie !

Il réagissait contre sa vie commerciale, — sa vie d’échéances, d’expéditions, de correspondances mises jour, en écrivant ici et là et en agaçant cette publicité dont tout jeune homme s’éprend dans les premières années de la vie. On sortait de l’Empire, de cette époque de silence sous les armes où le canon parlait seul et disait si tristement le mot imputé aux pères de la Trappe : « Frères, il faut mourir. » La vieille alouette des Franks, échappée à son terrible rétiaire, se prit à babiller et à chanter, comme un seau délivré. Les journaux, les recueils périodiques, {p. 376}pullulèrent… Audin, du fond de cette arrière-boutique qui était un cabinet d’étude où veillait cette lampe de l’écrivain d’Athènes dont on sentait un peu l’huile dans ce qu’il écrivait, mais qui était parfumée, rédigeait et envoyait aux journaux royalistes du temps, et en particulier au Journal de Lyon, fondé par Ballanche, un grand nombre d’articles que les biographes, qui aiment à écouter tomber les feuilles que le vent emporte, disent avoir été remarqués. Il lança même, à ce qu’il paraît, quand Bonaparte revint de l’île d’Elbe, plusieurs pamphlets politiques qui se perdirent dans la fusillade des brochures de cette époque, comme quelques grenades de plus. C’était alors (a écrit quelqu’un) un brillant émule de Colnet. Mais, pour l’être, fallait-il briller beaucoup ? Colnet tirait la rie de son talent des passions contemporaines ; qui pourrait le lire aujourd’hui ? tandis qu’Audin, qui s’y allumait, ne pouvait pas s’y éteindre. De nature plus haute qu’un folliculaire, il était organisé pour écrire l’histoire, non pour la troubler.

Mais ce n’était pas tout d’abord qu’il pouvait l’écrire. Avec un esprit comme le sien, — et nous en dirons les qualités et les défauts, — Audin devait aller de prime saut aux choses ambiantes et se pénétrer des préoccupations générales qui circulaient autour de lui. Les badauds satisfaits, qui croient au progrès et font des compliments au xixe siècle, ont inventé un mot, « avoir l’esprit de son temps », comme un grand éloge. Ils en eussent déshonoré Audin. Il l’avait trop, en effet, cet esprit facile, que les femmes mêmes ont ou peuvent avoir, pour débuter par cette sévère abstraction du temps où l’on vit qu’on appelle l’étude de l’histoire ; {p. 377}Audin avait la sensibilité et l’imagination d’un artiste. Avant d’arriver à cette maturité de mépris dont il est besoin pour juger ou raconter les hommes, il devait user, dans beaucoup d’expériences, un enthousiasme prompt à l’illusion. En 1822, il fut tenté par la grande question du Romantisme posée alors pour être discutée pendant dix ans, et il la traita dans un livre qu’on peut lire encore12. Il y montra beaucoup de largeur et un sentiment très vif de son sujet. Quand la majorité des esprits qui coudoyaient le sien ne voyait dans le romantisme que le soubassement protestant et le triomphe de l’individualité littéraire, le futur historien catholique y discernait le grand côté profond et vrai, la revanche tardive du sentiment historique et de la conscience d’une société, foulée aux pieds pendant trois siècles. Le mérite d’Audin fut de voir cela. Mais l’antiquité et Racine, — car Racine, c’est l’Antiquité passant à travers la société de Louis XIV, — agissant sur celle tète artiste par leurs indiscutables beautés, brouillèrent bientôt la vue du penseur et le firent conclure, mollement, il est vrai, contre ce qui était, littérairement, la vérité même ! Le Romantisme en effet (qu’importe son nom ?) était, dans les lettres, la Légitimité reprenant la place usurpée par la Bâtardise ! La civilisation chrétienne périssant sous la civilisation païenne, ressortie de ses ruines depuis le xve siècle, le mort revenant tuer le vif, la tradition coupée comme une corde de harpe, les ancêtres niés, les langues retardées dans leur développement par ce latin qui n’était plus le robuste latin des moines dans lequel palpitaient l’âme et le génie {p. 378}du Moyen Âge, mais un latin qui singeait l’antique et qui puait la tombe sous ses élégances comme les momies sous leur rouge ; l’imitation substituée à l’originalité et l’empêchant même de naître, tel fut, en quelques mots, le crime intellectuel de la Renaissance, et ce crime, dont nous portions la peine, s’était épuisé dans des littératures qui n’avaient plus une goutte de sang dans les veines. Qu’y avait-il là à respecter ?… Il y avait Racine. Mais le Génie, l’exceptionnel Génie qui, créé pour le vrai, se joue puissamment dans le faux, parce que, s’il est grand, il est plus fort que ses atmosphères, n’aurait pas arrêté un critique en possession de sa pleine vigueur.

Audin n’en jouissait pas. Il cherchait sa voie. Il la chercha longtemps. De 1818 à 1829, il publia plusieurs ouvrages qui semblent les tributs que les hommes destinés à la renommée doivent payer à l’oubli pour s’en racheter. Ces livres, manqués et médiocres, où le talent n’existe qu’à l’état d’éclair, étaient des tentatives dans des genres différents, et ils n’ont à présent d’autre intérêt que le profond mystère du développement des facultés d’un homme qui a battu opiniâtrement le buisson pour découvrir les sentiers cachés par où l’esprit s’élève, trace plus difficile à indiquer que celle du chamois. À cette phase de sa vie, le démon du roman obsédait Audin. Il l’emportait sur la montagne et le tentait en lui déroulant le triple monde de la passion, de la réalité et des chimères. Michel Morin, le Régicide, Florence ou la Religieuse, sont des romans sans grandeur d’invention ou sans observation profonde, dans lesquels le sentiment chrétien se sauva seul des naufrages de la pensée.

{p. 379}Vers ce temps, Audin écrivit aussi sous ce titre « l’An 1860 » un panégyrique de Charles X, ressouvenir des plus emphatiques éloges de Thomas, et médiocre de tout, excepté d’intention. C’était cependant une idée heureuse que de mettre un quart de siècle entre soi et un homme pour le louer, quoiqu’il faille souvent davantage pour donner à la pensée le sang-froid nécessaire à la justice. Charles X, cette victime du temps, forcera un jour le temps à lui faire réparation sur sa tombe. Les années, qui rongent vite les règnes populaires, diminueront l’impopularité du sien. Elles ne lui répéteront pas l’insolent « Il est trop tard » de La Fayette. Au contraire, plus il sera tard dans l’histoire, plus elles lui apporteront de respects.

Mais l’ouvrage capital de cette période fut un livre d’histoire et sur le sujet le plus magnifique qui pût s’offrir à l’intelligence et au génie historique d’un moderne, puisque le monde moderne tout entier est contenu, comme le sens de l’énigme sous sa lettre, dans ce redoutable sujet. C’était l’Histoire de la Saint-Barthélemy. La seconde édition de cet ouvrage eut lieu en 1829. Des esprits dont l’admiration s’est gauchie à se trop presser d’admirer ont avancé que ce livre marqua le genre d’Audin comme historien, de même que son Essai sur le Romantique révéla sa forme littéraire ; et rien n’est plus faux d’une double fausseté. Le style des livres d’Audin, quand Audin est tout à fait éclos, ce style d’un carmin lumineux quand il écrit Luther ou Henri VIII, n’est pas plus la pâle forme littéraire de l’Essai que sa manière d’entendre l’histoire dans la Saint-Barthélemy n’est celle qu’il finit par dégager, lucide et vivante, du chaos sensible dans le {p. 380}quel elle plongea si longtemps… En se mesurant avec ce grand sujet vierge de la Saint-Barthélemy, qui n’avait encore inspiré que des déclamations ou des impostures, Audin eut plus d’instinct que de puissance, plus d’ailes pour aller à un beau et terrible sujet d’histoire que de serres pour le tenir et de regards pour le percer. Il y échoua en partageant l’erreur commune. Il y échoua en voulant sauver, à tout prix, le catholicisme, qui ne périssait pas, qui ne se noyait pas dans le sang qu’il avait versé. Or, comme Audin est un catholique dont la foi, le talent, l’érudition, les services et l’autorité ne sont mis en doute par personne, il est bon de dire comme il s’est trompé. Il est utile de montrer comment de ce sang répandu, dont il a méconnu la source, il ne retira rien, parce qu’on ne retire pas des flots les ombres qu’on y fait tomber !… D’ailleurs, dans l’existence si studieuse et si réglée d’Audin, les événements véritables et réellement importants étant les pensées, dire ces pensées et les juger sera continuer de raconter et de juger sa vie.

III §

Lorsque l’exécution du 24 août 1572 eut été accomplie, le gouvernement de Charles IX fit frapper, en commémoration de ce terrible événement, une médaille qui représentait le roi, assis sur son trône, sceptre d’une main, épée de l’autre, avec cette légende : « Virtus in rebelles. » Au revers, étaient gravées les armoiries de France avec la devise de Charles : {p. 381}« Pietas justitiam excitavit. » Une autre médaille, qui fut aussi frappée à la même époque, portait l’effigie du monarque avec l’inscription : « Charles IX, vainqueur des rebelles », et sur le revers se dressait un Hercule. « Cette médaille, dit Audin, suffirait pour démontrer que le crime de la Saint-Barthélemy fut un crime tout politique », et c’est sur ces deux faits de si peu d’épaisseur qu’il appuie sa thèse historique. C’est sur l’angle tremblant de cette affirmation négative qu’il élève toute sa conception, qui serait pire qu’un mensonge, — si on l’admettait, — car ce serait une erreur. Lui qui demain sera si sagace, et qui fut toujours d’une si grande droiture, Audin a torturé le sens des légendes qu’il a interprétées, ou il les traduit sans les comprendre. Tout cela pour innocenter le catholicisme, qui n’a pas besoin d’être innocenté. Aberration et peine inutiles ! On ne ferme pas la bouche à la Vérité avec des médailles. Tout le bronze de la numismatique n’y suffirait pas.

Grande faiblesse, mais qui tient à l’énervation universelle du xixe siècle ! Les catholiques de ce temps, si faibles de cœur, n’ont pas le courage d’accepter ce que leurs pères ont eu le courage d’accomplir. Eux, les seuls maintenant qui croient à la Famille, ont oublié que c’est manquer à la mémoire de ses pères que d’en répudier l’héritage.

L’excuse d’Audin fut ce qui excuse tout, la jeunesse. S’il n’avait pas été à l’époque inférieure de la vie morale où l’on est perméable à son temps ; si, devant un des mille ruisseaux de sang qui sillonnent l’histoire, il avait eu cette fermeté de raison qui écrit pour les gens d’État, non pour les têtes poétiques, {p. 382}les enfants et les femmes, il aurait laissé la chimère d’un crime uniquement politique, et il aurait fait de la Saint-Barthélemy ce qu’elle est réellement, une action catholique, à laquelle nul historien n’a encore osé donner son nom. Ici nous voudrions que l’on pesât bien nos paroles… Le catholicisme, — et non l’Église catholique, — a déterminé la Saint-Barthélemy. C’est un fait indéniable ; mais il faut comprendre ce fait et les circonstances dans lesquelles il se produisit. Elles étaient telles, que ni Charles IX, le fantôme, ni Catherine de Médicis, la magicienne, n’auraient pu les surmonter et les gouverner. Le protestantisme, c’est-à-dire l’étranger, gagnait chaque jour un terrain énorme. Le Havre n’était plus à nous ! Les catholiques menacés, qui n’avaient pas l’Inquisition pour les sauver, comme elle avait sauvé l’Espagne, regardaient l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Angleterre devenus protestants, et se croyaient perdus. Ils se soulevèrent, et ce ne fut pas seulement un peuple, mais ce fut la Tradition même du pays, ce fut l’histoire de France tout entière qui se souleva avec eux. Cela dut être quelque chose d’implacable, car on ne touche pas pour la première fois au Passé, sans que ce vieux lion, qui a ses ongles enfoncés dans le sol, ne rugisse et ne se défende. Véritable Josaphat de cercueils, onze siècles de monarchie catholique se levèrent de leurs sépulcres et dirent à la Réforme les mots de Dieu aux flots de la mer : « Tu n’iras pas plus loin ! » Hélas ! elle a été plus loin, et les siècles se sont recouchés trop tôt dans leur tombe… Mais enfin, à cette heure où la Religion était la première idée des hommes, elle accomplit, l’épée dans la gorge, cet acte {p. 383}de désespoir que le Patriotisme accomplit depuis en 1808 en Espagne, aux applaudissements de tout l’univers. La Religion eut son suprême effort comme depuis l’a eu la Patrie. Et ce ne serait pas tout, si on voulait tout analyser. Aujourd’hui que les questions de subsistance, les questions du vivre et de l’économie, priment la question d’honneur dans une société dont l’âme a passé dans le ventre, ce dernier refuge de l’image de Dieu dans les sociétés matérialistes, il faudrait encore du bas de ces questions comprendre la Saint-Barthélemy comme on la comprend du haut des questions spirituelles, à présent délaissées. En effet, il est maintenant démontré que la libre industrie protestante rompait les catégories de la corporation catholique, — de cette corporation — toute la France industrielle d’alors — qui avait transfiguré l’esclavage antique et constitué cette immense fortune sur le pillage de laquelle le Protestantisme, père du Paupérisme moderne, — car tous les pillards sont réservés à mourir de faim, — trouve à peine de quoi vivre depuis trois cents ans !

Incontestablement une société qui avait de la force au cœur et dans les bras ne pouvait accepter des conditions si accablantes et si certaines. Nous-mêmes, qui la jugeons aujourd’hui, catholiques du xixe siècle, lui en aurions-nous donné le conseil ? Ne savons-nous pas le mépris que l’Histoire inflige aux sociétés qui ne savent pas se défendre ? Ne savons-nous pas que, pour les chefs politiques comme pour les chefs de guerre, la gloire est la même, et que cette gloire est de résister longtemps ? L’honneur des peuples est comme l’honneur des femmes : si les violées de {p. 384}l’histoire sont des héroïnes parce qu’elles ont tué leurs Tarquins ; un peuple catholique, violé dans sa conscience et violé dans son territoire, devait-il laisser faire ses profanateurs ?

Mais ces mâles considérations, qui simplifient tout dans l’histoire de la Saint-Barthélemy et qui couvrent les faits particuliers, les horreurs de détail, le massacre à l’heure, et toute cette frauduleuse mise en scène des partis vaincus, ont échappé au jeune historien. C’est l’homme sensible de Mackenzie. Il ne voit pas même ce qu’il y a de vrai et de révélateur sur l’état exaspéré des partis en 1572 dans les lettres de Charles IX à ses gouverneurs et aux Ligues : « C’est un accident advenu ces jours passés dans la ville de Paris à la suite d’une querelle particulière arrivée à telle rage, etc. » Et cependant il cite ces paroles à la fin de son volume, mais il les cite comme des justifications après l’évènement. Il ne se doute pas qu’elles renferment sinon toute la vérité, au moins la meilleure partie de la vérité.

Quant à la vérité complète, qui sera peut-être dite un jour par un écrivain assez fier pour se soucier peu d’être impopulaire, elle est, d’une part, dans cette furie incoercible du peuple, victime des protestants depuis plusieurs années déjà, — attaqué et périssant dans ses œuvres vives ; — mais elle est aussi dans la tentative du gouvernement de cette époque pour s’emparer du mouvement populaire, pour le diriger et en assurer le résultat. Les horripilés de la Saint-Barthélemy, qui ne parlent que des droits du peuple et de la sainteté des constitutions, oublient que le Peuple et la Royauté s’entendaient en 1572, et qu’il y avait {p. 385}encore de l’unité dans cette France que le protestantisme allait diviser. À prendre la tête du mouvement populaire, le gouvernement ne descendait pas. Il ne cédait pas à une tempête de sédition ; il restait lui-même, et ce que la constitution de l’État l’obligeait d’être, car la loi salique n’était plus qu’un vieux texte invoqué par le pédantisme des Parlements. Pour monter sur le trône de France, ce n’était pas le sexe qui importait, c’était la croyance. L’essentiel de la constitution exigeait que le sceptre fût porté par des mains catholiques avant tout. Lorsqu’on arrivera aux détails personnels de l’histoire, Charles IX, Catherine de Médicis et le cardinal de Lorraine prendront chacun leur part dans ce conseil suprême qui précéda une exécution impossible à empêcher, et dont la Haine a fait plus tard un guet-apens ; mais les hommes qui ont le sentiment des nécessités politiques ne s’abaisseront jamais à reprocher à ces trois têtes, jusqu’à présent maudites, d’avoir voulu transformer un coup de peuple en coup d’État.

Pas plus que le fait en lui-même de la Saint-Barthélemy, engendré par l’opinion du temps, sorti de ses entrailles, — plus que de ses entrailles : de sa conscience en colère, c’est-à-dire de ce que les hommes ont tout ensemble de plus profond et de plus violent, — Audin n’a compris les grandes personnalités de l’époque qu’il a essayé de raconter. Il est vrai qu’il importe moins d’être injuste pour les personnes que pour les choses. Il n’a su pénétrer ni les Guise, ni les Valois, ni personne, à plus forte raison ni Catherine de Médicis, l’un des caractères les plus compliqués des temps modernes : Catherine de {p. 386}Médicis, toute l’Italie de Machiavel, que Machiavel lui-même, revenant au monde, ne peindrait que par le dehors, s’il n’ajoutait pas à son génie. Dans le livre d’Audin, c’est l’envoûteuse de la France, chose trop facile à dire et trop vite dite. Elle était mieux que cela. De même que le sang de la Saint-Barthélemy fait voir tout rouge aux regards affermis de l’historien, de même une crainte singulière, — la peur d’être dur pour les protestants, — agite sa plume et l’égare. Scrupule qu’une connaissance plus approfondie de leur histoire détruira bientôt chez le futur auteur du Luther ! Qui sait ? Audin croyait peut-être, à cette époque de sa vie, qu’être magnanime pour les protestants était un noble moyen de les accabler. Ivresse de générosité juvénile ! Il oubliait qu’il n’est permis à personne d’être magnanime aux dépens de l’histoire, et que la vérité est La seule chose que l’homme, qui n’est grand que par le sacrifice, ne puisse sacrifier. Dans la Saint-Barthélemy de ce catholique presque infidèle à sa cause par scrupule d’impartialité, les protestants ont le beau rôle, poétiquement parlant. La figure que l’auteur a le plus épousée est celle de Coligny, — un Coligny, type dans lequel la Bible et la Henriade se confondent, — et qui n’est pas la haute, mais étroite figure de l’amiral de Châtillon.

Telle est cette histoire, qui, grandement entendue, aurait suffi à la gloire d’un homme. S’il est permis de parler de style après avoir montré de si tristes défaillances dans la pensée, celui d’Audin avait tout ce qu’il fallait pour porter loin ses erreurs au moment où il écrivait son histoire. Il est chaud, coloré, cherchant incessamment l’effet pittoresque, la jeune manie d’un {p. 387}siècle de vingt-neuf ans, qui est resté le vétéran de toutes les manies de sa jeunesse. On sent là-dedans, il est vrai, un tempérament littéraire ; mais, encore une fois, s’il a vie, il n’est pas en possession de son organisation tout entière. Il se remue dans je ne sais quel amnios dont il n’est sorti que plus tard. En fait de talent et d’intelligence, ce n’est pas comme en fait d’hommes. Les gestations ne sont pas régulières, et les enfants les plus forts dépassent bien souvent les neuf mois.

L’effet du livre d’Audin fut à peine remarqué dans la littérature contemporaine. On le traita comme s’il valait quelque chose ; on n’en parla pas. Que sont quelques articles de journaux ?… L’esprit du temps parfois est ingrat. Quand on lui renvoie trop fidèlement sa pensée, il la regarde, se reconnaît et se rendort. Audin avait sacrifié au Mélodrame, si cher aux sensibilités vulgaires du xixe siècle. Il plaçait un livre faux, sur une époque dont l’énergie répugne à notre vieille société, entre le 1572 de M. Mérimée et les États de Blois de M. Vitet, et il n’était pas, comme ces messieurs, de la coterie du Globe, de ce conseil des Dix littéraire qui faisait et défaisait les réputations. En 1829, il n’était qu’un obscur écrivain qui se détirait à grand’peine de son limon originel. Dans son histoire, il disait trop de bien des protestants pour provoquer la colère de leurs héritiers, les Libres Penseurs, — et, d’un autre côté, il mettait trop le catholicisme hors de cause, en l’imputant à la politique, pour remporter leurs applaudissements. Les partis qui allaient consommer l’odieux attentat de 1830 et qui l’avaient préparé par une comédie de quinze ans, {p. 388}ne trouvaient pas assez leur compte au livre d’Audin pour en faire grand état ou grand bruit. Cette Saint-Barthélemy de fantaisie fut donc entraînée et perdue dans le torrent des livres dangereux qui circulaient à cette époque, et ne produisit pas tout le mal qu’elle eût pu produire. « Ce n’est pas le non-savoir qui perd les peuples, c’est le mal-savoir », a dit un écrivain qui savait mieux que personne. Or le livre d’Audin apprenait mal l’histoire la plus importante à connaître ; car 1572 est la clef de l’abîme de 1789. Par cela seul, il ajoutait à la fausseté des notions générales, et l’auteur lui-même, avec son grand bon sens, l’a reconnu depuis. Dans une lettre rendue publique, il s’est confessé de cette histoire avec l’humilité d’une intelligence chrétienne qui ne recule ni devant les aveux ni devant les réparations.

IV §

Cependant la vocation d’Audin, éprouvée par des études nouvelles, allait l’emporter. Mal entré dans le xvie siècle par la brèche de la Saint-Barthélemy, il devait remonter vers l’origine du mal et pénétrer dans ses sources mêmes une phase d’histoire dont on peut dire qu’il l’a possédée à la fin, tant il l’a bien comprise ! Plongé dans les livres et les manuscrits comme un Bénédictin et un Bollandiste, ayant appris l’allemand avec une ténacité enflammée, comme Alfieri avait appris le grec, à un âge où l’on ne vit plus que par les idées, il ajouta l’érudition des yeux, les {p. 389}voyages, les monuments, les antiquités, à l’érudition purement littéraire ; et, comme les assujettissements du commerce devenaient de plus en plus incompatibles avec l’étendue des travaux historiques qu’il méditait, il céda sa librairie en 1836 à l’éditeur actuel de ses Œuvres complètes, et partit pour faire le tour des bibliothèques de l’Europe.

Il en rapporta un livre d’une touche inconnue, une grande œuvre, la Vie de Luther. Publié en 1839, cet ouvrage atteignit les passions protestantes dans les pays où il y en avait encore, en Suisse et en Allemagne, et frappa, en France, les esprits élevés, du moins ceux qui n’étaient pas rongés par les verbiages parlementaires, cette vermine du temps qui a failli nous dévorer et qui n’a pas été suffisamment écrasée. C’était le moment de cette chose petite qu’on a appelée la Coalition, — un grand nom qui la fait paraître plus petite encore. Nous étions en pleine Fronde de bourgeois. On n’avait donc pas grand loisir pour s’occuper d’un livre qui reprenait, dans la personne de Luther, toutes les questions religieuses et dogmatiques du xvie siècle. Cette cohue qui fait la renommée et travaille aux bas-côtés de la gloire avait d’autres noms que celui d’Audin à répéter. Mais la plus forte tête vivante du xixe siècle pensait encore. M. de Bonald remarqua le livre, et il en pressentit l’avenir. C’était, en effet, un de ces livres qui épuisent les questions qu’ils traitent, — qui jettent aux choses et aux hommes la pelletée de terre sur la tête dont parle Pascal, et font dire : « En voilà, pour jamais ! » C’était enfin une œuvre de grand artiste où se révélaient des facultés, pour cette fois, nettement supérieures et {p. 390}incontestables. Bossuet avait écrit de la controverse et de l’histoire théologique ; il restait à faire ce qu’a fait Audin. Seulement il aurait fallu que la pensée de l’homme d’État dominât la pensée de l’artiste, et c’est au contraire la pensée de l’artiste qui domine, dans Audin, celle de l’homme d’État.

Éternel écueil de cette tête éminente, le côté d’art qui attire Audin, ce côté sentimental et extérieur, a énervé, en bien des points, une sévérité nécessaire. Comme certains peintres plastiques qui flattent en peignant exactement tous les traits, il peint en beau Luther, Charles-Quint, Léon X ; Léon X surtout, pour lequel il témoigne une incroyable tendresse. Or peindre en beau n’est pas permis au peintre d’histoire. Cependant le Luther, comme le Calvin, comme le Henri VIII et le Léon X, respire une saine orthodoxie, et le service rendu au catholicisme par ces trois publications est immense. Écoutez :

Elles ont porté à la réforme le coup de grâce. Bossuet, dans ses incomparables Variations, armé du glaive de saint Paul, avait scindé l’affreux dragon dans toutes les articulations de son être. Audin en a haché les tronçons, et si menu, sous sa critique aiguisée, sous cet infatigable canif qui trouve encore de la besogne à faire là où le glaive fulminant de l’Apôtre a passé, qu’on peut assurer qu’ils ne se rejoindront plus. Il a complété le travail de Bossuet en l’achevant. Bossuet, homme de sommet, et d’un sommet qui touche au ciel, reste sur sa hauteur dans son histoire. Populaire pour les théologiens, il ne l’est pas, il ne pourrait pas l’être pour la populace de la lecture. C’est pour cette masse qu’Audin a écrit. Bossuet a fait {p. 391}voir dans Luther le grand hérésiarque, le descendant de tous les hérésiarques, ses précurseurs, Cerinthe, Pélage, Arnaud de Brescia, Bérenger, Abailard, Pierre de Vaud, Jean Huss, Wickleff, les dépassant tous et montant jusqu’à la taille d’Arius ! Mais Audin, lui, a voulu peindre Luther en entier. Il n’a pas enfermé son buste dans l’orbe majestueux d’un cadre historique, et il ne l’a pas placé dans cette perspective qui impose au plus ferme regard. Il l’a montré passé la ceinture, — de la tête aux pieds, de cette tête orgueilleuse de génie jusqu’à ces pieds de bête impure qui relevaient cyniquement sa robe de docteur ! À part cette flatterie involontaire dont nous parlions plus haut, à part cet éblouissement des quelques lueurs qui restent au front du Lucifer tombé, et cet attendrissement causé par ces fibres humaines qui étaient en Luther comme elles furent en Danton, du reste, et qui mettaient la grâce et la beauté des larmes dans ces deux natures de porcher, Audin a saisi Luther par toutes ses faces, extérieures ou intimes, élevées ou basses, éclatantes ou sombres, mais avec une force et une souplesse de préhension irrésistible. Sous sa main inspirée, c’est le Luther de la Wartbourg et de Worms, c’est l’évangéliste d’Eisleben ; puis aussi c’est le Luther de la famille, du coin du feu, du cabaret ! Après avoir retracé les vastes mouvements d’une scène historique, Audin a retourné la toile et nous a donné un tableau d’intérieur et de genre, mariant dans un mélange inattendu, qui est presque une invention, la biographie à l’histoire. Mérite énorme ! Quand des hommes, lassés des conventions d’une poétique fausse, eurent élargi le {p. 392}théâtre et mesuré le drame à la vie, ils accomplirent, certes, littérairement, une grande chose. Mais ils avaient sous les yeux un modèle ; ils copiaient. Ils avaient Shakespeare. Pour inventer une histoire qui s’emparât de l’homme dans sa réalité complète, Audin n’avait que lui. Aussi, ce jour-là, il a été créateur.

On avait, il est vrai, des biographies. Cette composition était née. L’Angleterre, nation superbement profonde, qui a donné au Roman tous ses développements et l’a élevé à ce degré de variété, d’analyse et de puissance qui ne peut pas être surpassé, l’Angleterre avait créé aussi la biographie. C’était bien dans ce pays intérieur, dans ce pays du logis, du home, où chaque maison, selon la grande expression de lord Chatam, est une « inviolable forteresse », que devait naître cette histoire intime qui, dans la vie de tout homme public, double son histoire extérieure. Elle devait y naître, mais y naître tard, dans ce repli des mœurs modernes qui se creusent comme nos fronts, comme le sol, comme tout ce que le temps approfondit en le rongeant ; le Temps, ce fossoyeur de gouffres ! Des vies éparses, détachées de la trame de l’histoire générale, encadrant plus étroitement un homme public, un personnage célèbre, il y en avait partout, dans toutes les littératures, à toutes les époques ; mais ces vies, ces récits, ces portraits, n’avaient rien de la biographie telle que les modernes l’ont réalisée, et qui consiste à étudier l’individualité humaine dans l’individualité historique, comme les naturalistes étudient une plante ou un animal dans tous ses mystères et toutes ses manifestations. C’est cette étude à double aspect qui devait être la gloire {p. 393}d’Audin et sa destinée. Jusqu’à lui, les essais de biographie pratiqués, soit en Angleterre, soit en France, ne pouvaient même faire pressentir le parti qu’il allait tirer de ce genre de composition. En Angleterre, on avait bien Boswell sur Johnson, — un homme qui n’oublie rien, mais à quel prix ? — Moore sur Sheridan, — un esprit médiocre affecté sur un grand esprit négligé. Enfin, on avait cette Vie de Nelson, par Southey, que les Anglais regardent comme leur chef-d’œuvre… par patriotisme. En France, nous avions le cardinal de Bausset et Walckenaër. Mais le livre de Southey, de ce Pindare artificiel, aux lauriers déchiquetés à la mécanique, plus capable de tracer une apothéose que d’écrire la vie épique et romanesque d’Horace Nelson, est bien pâle et bien inanimé auprès de cette Vie de Luther par Audin, aux tons vigoureux et transparents, et dont on sent, pour ainsi parler, battre les artères. Bausset, dans ses Vies de Bossuet et de Fénelon, est agréable de diction, mais ses doctrines sont loin d’être pures ; et quant aux Vies de La Fontaine et de madame de Sévigné, par Walckenaër, elles sont plutôt de la critique ingénieuse et patiente qu’autre chose. Travail de fourmi littéraire, cela est fin, charmant, remué, inépuisable ; mais ce genre de talent, qui décompose une existence, ne la recompose jamais, tandis qu’Audin en dresse la synthèse sur les analyses et les atomes de l’érudition et de la recherche. Dieu lui a donné les deux gouttes de vie qu’il met aux doigts de tous les poètes, et qui leur ont valu leur nom.

C’est le poète de la biographie. Il n’a pas les facultés devineresses et la profonde bonhomie de ce Walter {p. 394}Scott, par exemple, qui a pris par le roman pour arriver aussi à la biographie et à l’histoire ; mais, s’il a d’autres procédés de divination, il arrive aux mêmes résultats de vérité et de ressemblance, et, de plus, il possède une faculté que ne connut point la tête carrée et rassise du grand Écossais. Il a l’enthousiasme, la sensibilité, une flamme qui s’enlace comme une spirale éthérée et lumineuse à tous les débris du passé, semblable à ce feu léger dont le poète couronne les cheveux du jeune Iule. Certainement, dans les lettres modernes, — dans les lettres sérieuses, — on peut admettre sans témérité qu’il n’y a pas de talent plus véritablement jeune qu’Audin. La jeunesse, la santé, la fraîcheur, le bon sourire, la cordialité, la larme à l’œil, les beaux tremblements de la main émue, toutes ces qualités si rares dans les talents graves, quels que soient les sujets auxquels ils s’appliquent, Audin ne les a jamais perdues à remuer les impalpables poussières du sépulcre. C’est à cause de cela, sans doute, que les hommes qui l’ont lu autrefois et qui ne sont pas revenus à sa lecture, s’imaginent qu’il a dû passer comme le temps et comme eux ; l’idée de la jeunesse étant éternellement liée dans l’esprit des hommes à l’idée contraire. Mais la jeunesse du talent d’Audin n’est pas de celles que le temps emporte ; elle ne tient pas aux formes de l’imagination de son époque ; car chaque époque a son genre d’imagination comme son genre de sensibilité. Elle vient d’un principe immortel, de cette « chaleur de cœur » que Schiller exigeait pour écrire artistement l’histoire. « Il faut, — dit Schiller — que l’historien, après avoir soigneusement recueilli et étudié les sources, les réduise par la seule {p. 395}chaleur de son cœur en une seule et nouvelle fusion pour en faire jaillir une œuvre d’art. » Précepte difficile à suivre, parce qu’il suppose une grande faculté. Audin s’y conformait sans s’en rendre compte, et il en a jailli trois œuvres d’une beauté semblable et différente : Luther, Henri VIII et Calvin !

Et cette chaleur, de cœur ne se révèle pas seulement dans le Luther par l’unité de cette œuvre composite d’histoire et de biographie, elle s’atteste encore par cet esprit de polémique qui y circule d’un bout à l’autre avec une puissance de ressources et une longueur d’haleine qui n’y défaille pas un moment. Audin n’est pas, comme M. Michelet en France, ou Thomas Carlyle en Angleterre, un faiseur de discours, un brillant souteneur de thèses sur l’histoire ; il s’enchaîne fidèlement aux événements ; il respecte le tissu des faits ; il ne se donne pas des airs d’aigle qui plane ou s’élève dans un orgueilleux caprice. C’est un historien de temps et d’espace ; mais, tout historien qu’il soit, il ne raconte pas pour raconter. Soldat de l’Église militante, il a trop de foi religieuse dans l’âme, et dans l’esprit trop de facultés positives, pour concevoir l’histoire à la manière des sceptiques et des philosophes. Il n’admet pas l’histoire impartiale. L’impartialité doit lui paraître ce qu’elle est réellement, — une négation. Il fait de l’histoire passionnée comme en doivent faire les faibles créatures humaines qui aiment la vérité et la justice. Mais, consciencieux et de cette conscience qui sait, s’indigne et repousse, Audin, partial de vérité, a poussé la passion du vrai jusqu’à n’employer exclusivement contre les protestants que les textes protestants ! Le Luther d’Audin, {p. 396}ou, pour mieux parler, toutes ses œuvres historiques sont des œuvres armées. La Science y amène toujours la Discussion par la main, au milieu du récit des faits et de la citation des textes. Cela devait résulter, du reste, des sujets qu’Audin a choisis, et qu’on peut appeler les sujets les plus intellectuels de l’Histoire. Depuis, en effet, que l’Église romaine a posé dans le monde le principe de l’autorité sur les débris de l’oppression et de l’usurpation antiques, il n’y a pas eu et il ne pouvait pas y avoir un fait d’ordre intellectuel plus considérable dans les annales de l’Esprit humain que la négation et le renversement de ce principe qui avait régné quinze cents ans. Dire comment il fut renversé n’est pas assez pour l’historien. Ici l’Histoire revêt un caractère qu’elle n’a point ailleurs. Dans la chronique des autres choses humaines, ce qui importe et ce qui suffit, ce sont les effets et les résultats ; mais, dans l’histoire religieuse, quand on a raconté les luttes, les combats, les victoires, il faut encore peser les boulets, et montrer quel fil avaient les épées qui ont été faussées et les épées qui ont vaincu ! Or voilà ce que fait Audin avec une entente merveilleuse. Il reprend une à une les questions que le protestantisme a soulevées, et il les débat brièvement, mais péremptoirement, à la manière de l’historien qui ne peut pas s’attarder dans les mille replis de la controverse, et qui aimerait pourtant à s’y jouer, car il semble créé pour elle. Dans le débat rapide de ces questions, on entrevoit des fonds de connaissances prodigieux, et les spécialités d’aptitudes de cette intelligence presque sacerdotale, dont les études se sont creusées dans les grandes préoccupations du {p. 397}prêtre ! Homme du monde par les extériorités de sa vie, Audin semble être resté prêtre par le centre, par l’esprit et par le savoir. Compréhension des Écritures, lecture des Pères, histoire ecclésiastique, théologie, exégèse, Audin a tout traversé avec son esprit agile et pénétrant, et il a rapporté du fond de ce fourré d’érudition, où il ne s’alourdit jamais, de ces notions que des laïques pouvaient avoir encore au xviie siècle, mais que ceux du xixe n’ont plus et qui étonneraient leur frivolité. Sans ces connaissances générales, il n’est pas d’histoire particulière dans l’histoire du catholicisme que l’historien pût toucher, tant les mailles de ce magnifique réseau rentrent profondément les unes dans les autres, tant le fil électrique de la tradition, remué à une place, tressaille et vibre dans toute sa longueur, de l’une à l’autre de ses plus distantes extrémités ! Audin, le plus intéressant et le plus savant des biographes modernes (car la Vie de Rancé par Chateaubriand, cet orgueil de dégoûté qui se raconte, en racontant l’humilité d’un saint, n’est qu’une sublime flânerie d’un grand poète à travers l’histoire), Audin a quelquefois porté son regard par-dessus le cadre dans lequel il aimait à le ramasser, et l’étendue de l’horizon qu’il a embrassé montre bien que, s’il avait voulu, il aurait pu s’arracher à l’encoignure d’une biographie. Nous citerons, en preuve de ceci, le morceau très vaste et très élevé qui précède la Vie de Luther, et que l’auteur a divisé en deux parties, « de l’idée protestante avant et après la Réforme ». Ce morceau, un de ces points de vue qui plaisent à la pensée du xixe siècle, lequel, comme tous les fatigués, aime à se retourner et à regarder de {p. 398}loin les longs espaces par lesquels il est venu jusqu’à cette borne du temps, dit éloquemment comment Audin aurait entendu l’histoire générale, s’il s’y était adonné. En peu de mots on a rarement dit autant de choses. L’antagonisme de la foi et de la raison, cet antagonisme profond comme l’homme et comme sa chute et qui est toute la métaphysique du catholicisme, — la lutte éternelle de ces deux principes dans le monde, — la nécessité, même pour la foi, de la puissance temporelle de la Papauté, contrairement à l’idée moderne que la Papauté gagnerait en autorité parmi les peuples en reprenant la robe déchirée de saint Pierre et en retournant aux Catacombes, — l’envahissement des dignités ecclésiastiques par les puînés des grandes maisons séculières, — le transport du saint-siège à Avignon, ces deux fautes que la papauté a rachetées en les payant avec des malheurs, — enfin cette préparation incessante, énorme et troublée du protestantisme, qui, si Luther avait manqué, se serait appelé d’un autre nom, tout cet ensemble, complet sinon de détail, au moins de déduction et de contour, promet et indique la main d’un maître. Le maître a abdiqué avant de régner. Audin, dans Calvin, dans Henri VIII, dans Léon X, dans tous ses ouvrages, a mieux aimé rester le grand portraitiste révélé par la Vie de Luther que d’être un brasseur de généralités, un allongeur de perspectives ! Il l’a mieux aimé, mais il pouvait choisir. Il est bon de le dire à un siècle qui, de toutes les qualités de l’esprit, ne fait plus cas que de l’étendue, et qui, hébété de philosophie comme les Chinois le sont d’opium, a traité Audin et ses livres comme il traite les matières {p. 399}religieuses, avec l’indifférence distraite de sa propre superficialité !

V §

Du reste, le grand portraitiste historique avait aussi sa manière de comprendre l’ensemble d’une période d’histoire. Dès qu’il eut plongé dans Luther et trouvé sa veine, l’idée lui vint de donner la galerie de toutes les figures qui dominent et gouvernent le xvie siècle. Selon nous, même au point de vue le plus général, ceci valait bien les petits chapitres de Montesquieu, facettes qui ne sont pas toujours de diamant. Quand Audin touchait à la figure principale du xvie siècle, son plan existait déjà dans son esprit. Il se proposait de commencer par les réformateurs d’une époque où la révolte naissait de la révolte, et réalisait, dans la sphère morale, la divisibilité impossible de la matière à l’infini. Ce grand travailleur creusait sous lui assez profondément le sol pour que le tour d’un siècle suffît au labeur entier de sa vie, quand même cette vie n’eût pas été si promptement interrompue par la mort.

Il nous a appris lui-même qu’en terminant les dernières pages de son Luther, il préparait déjà son Calvin. C’était la même série d’études, mais c’était un autre homme à mettre debout, un autre monde à lever de la tombe, une autre erreur à démontrer. Comme il l’a très bien dit dans une de ces introductions où il excellait, la Réforme fut à Wittemberg le {p. 400}produit d’une révolte de cloître, à Genève d’un mouvement politique, et, les points de départ différant, les aboutissants différèrent. En Saxe, l’anarchie brouilla tout, dans des torrents de fange et de sang qui ont séché où ils coulèrent ; mais, en Suisse, de ce sang et de cette fange, le despotisme fit un mortier singulièrement tenace, et en bâtit un édifice qui dure encore sur les débris du protestantisme allemand, pulvérisé par son propre principe, cette roue d’Ixion qui tourne toujours, même dans le vide, depuis que Luther lui a imprimé le mouvement ! Si les grands peintres, pour être grands, doivent changer de manière en changeant de modèles, on allait juger du talent d’Audin. Calvin et Luther sont l’antithèse la plus complète qui puisse exister dans le tempérament des hommes. Ils sont si opposés de tout, qu’ils semblent opposés encore dans l’identité de leur crime. L’un est le feu, l’autre est la glace ; mais, comme le froid, à force d’être intense, finit par brûler comme la flamme, suivant la loi qui veut que les extrêmes se touchent et confluent, il s’est trouvé que Luther et Calvin, avec leurs organisations contraires, ont développé un mal confluent dans l’intelligence humaine et dépravé, à la même profondeur, les générations. Luther et Calvin, ces deux faces du monstre bicéphale de la Réforme, — car Henri VIII, le cuistre sanglant, n’est qu’un Luther portant couronne, — c’est la pléthore de Luther, la pléthore de sa chair, de son orgueil, de sa lubricité, de tout son être, excepté de son génie ; — Luther et Calvin, l’Homme rouge et l’Homme pâle, pour emprunter à l’Apocalypse, en parlant de ces deux fléaux, le saisissant de ses images, {p. 401}sont les derniers jumeaux de cette ventrée de rebelles que l’Humanité portait depuis tant de siècles et mettait bas, à certains jours. Ils devaient grandir comme ces frères que nous avons vus, qui adhéraient par la poitrine, mystère de physiologie ; mais, plus effrayants que les frères de la chair, qui s’aimaient et ajoutaient tendrement à leur attache par l’entrelacement de leurs bras, ces frères de l’esprit, liés par le même principe, devaient se nier, se déchirer et se maudire. Jamais on ne vit rien de si différent et de si semblable, et, comme l’Erreur, en se faisant homme, se rame toujours de la même manière dans le tempérament de l’humanité, nous avons vu, quand, de religieux, le principe protestant est devenu politique, se reproduire le même phénomène d’identité dans le mal et d’antagonisme dans les facultés. Mirabeau et Robespierre, c’est Luther et Calvin, rapetissés par le xviiie siècle, le siècle des athées, des laquais et des courtisanes, ne pouvant donner à l’erreur sortie de son sein les proportions humaines que lui donnait encore le Moyen Âge, cette épopée de héros, au commencement du xvie siècle. Des deux géants qu’il jeta au monde, assurément le moins colossal, le plus cruel, le plus odieux, le plus anti-homme, est Calvin ; mais, malgré les dons surnaturels que Dieu avait versés comme à plaisir sur la tête de Luther et dans sa poitrine, le plus abject, c’est Luther ! car chez Luther, le sycophante et le menteur ont également dégradé l’homme de cœur et l’homme de génie. Si Thomas Carlyle, en voulant relever Cromwell de cette accusation d’hypocrisie qui accable sa gloire, a eu raison de dire qu’il n’y avait pas de grands hommes sans {p. 402}bonne foi, sans au moins la croyance en quelque supposition ontologique que l’on prend pour la vérité et même sans le fanatisme de cette croyance, il faut chasser Luther de ce troupeau superbe… Toute sa vie et jusqu’à la fin, il n’a cessé de dire, sur toutes choses, le contraire de ce qu’il avait avancé.

Eh bien, dans la biographie de ces deux hommes, Audin fit preuve d’un talent, comme eux différent, et comme eux semblable. L’écrivain se modifia, se varia sans changer. Tout d’abord on aurait cru que Luther et l’Allemagne, ces deux opulences de vie et de pensée, qui s’entendirent si bien au premier mot, et bondirent de joie en venant l’un vers l’autre, comme deux lions des Écritures, convenaient mieux au talent brillant, mouvementé, pathétique d’Audin, que Calvin, tapi, comme un cloporte, dans sa démocratie bourgeoise, et les tristes momeries de Genève ! Cependant on se serait trompé. Audin sait étendre les couleurs de Velasquez sur sa palette et tirer d’un clair-obscur à la Rembrandt, aussi nette que la face pourprée de Luther, bombant dans la lumière, cette autre face hâve, bilieuse, au front proéminent sous sa calotte noire, et dont les yeux, qui n’ont jamais connu les larmes, distillent infatigablement, dans leur méditation immobile, la lueur jaune des regards du tigre et des lampes. Tout ce qu’il y a de heurté et de contraste entre la grande orgie allemande consommée sur des autels renversés et qui finit par cet immense et furieux combat de Lapithes et de Centaures qu’on appelle la Guerre de trente ans, et l’opposition étroite, formaliste et cruelle de Calvin, de ce théologien de l’esclavage qui avait concentré dans la boutique {p. 403}d’horlogers et de pelletiers où il régna, l’espionnage, le silence et la terreur de Venise, Audin l’exposa avec la même vigueur en ces deux ouvrages, cariatides futures de sa renommée qui s’adossent en se regardant. Mais, également réussis tous les deux, le Calvin devra étonner davantage. Il témoigne, plus qu’aucun autre livre de son auteur, l’impersonnalité et la souplesse. Il n’est pas dans son inspiration naturelle. Le Léon X, avec toute la Renaissance groupée autour de lui, comme un Olympe envahisseur, le Henri VIII, avec l’effroyable drame de ses femmes, que le génie de Shakespeare n’a qu’effleuré, mais comme un tel génie effleure, en laissant dans le marbre qu’il touche l’empreinte du coup de son aile, — ont leurs splendeurs et leurs passions qui rappellent les splendeurs et les passions de Luther avec sa diète de Worms, sa guerre des Paysans, sa solitude de la Wartbourg, toutes ces choses dignes de la grande peinture. Mais Calvin et Genève, c’est la sécheresse de l’argument, c’est la terreur rabougrie, c’est le pédantisme dans la tyrannie, c’est enfin, dans sa forme la plus dure, la plus envieuse et la plus hypocrite, ce qui domine actuellement le monde humilié, — c’est-à-dire — le rationalisme philosophique et le sentiment bourgeois. Le monde moderne est surtout sorti de Calvin, ce fils de scribe qui n’avait rien de prêtre ; il en est sorti plus que de Luther, qui a du moine encore, même après son apostasie. Audin n’eut pas peur de la sécheresse de son sujet. Comme tous les artistes puissants, à force de creuser dans ce gypse, dans cette prose, dans cette réalité abaissée, il devait finir par retrouver cette poésie {p. 404}cachée dans les entrailles de toutes choses, même les plus antipoétiques à ce qu’il semble, et qui est la poésie tirée de sa gangue, — ce diamant d’une eau si pure, — le plus intime de la vérité !

La vérité ! la vérité ! il n’y a plus que ce dernier pas à faire en histoire. Les formes littéraires sont épuisées. Elles sont toutes permises peut-être, parce qu’il n’y en a plus de nouvelles à attendre de l’esprit humain affaibli. Mais la vérité complète, la vérité dans sa variété infinie, tel est le but, plus profond que la forme, de toute histoire, et qui restera à atteindre, quand il n’y aurait plus de littérature, jusqu’au jour de la mort de l’esprit humain. Audin le comprenait ainsi. Il a repoussé l’histoire officielle et drapée, l’histoire ad usum Delphini qui subsiste encore, et pour des dauphins qui ne sont, certes, d’aucune manière des fils de roi. Il concevait l’histoire et l’a réalisée, sévère et railleuse en même temps, spirituelle et lyrique, respectueuse et insolente, épique et familière comme la vie des hommes et des peuples. Il l’a illuminée de ces anecdotes que les pédants méprisent, et que les penseurs ramassent, car l’homme se réfléchit mieux dans les facettes d’une anecdote que dans tout autre miroir. Il est plus de taille avec elles. Audin a descendu la Muse de son socle. Il l’a forcée à mettre ses deux pieds sur la terre, — plus bas que sur la terre, aux endroits où la main de l’homme a ramolli le sol et creusé quelque trou honteux. Il l’a conduite partout, n’ayant ni souci, ni horreur, ni dégoût pour elle. Il s’est dit que l’historien n’était au-dessous, en candeur hardie, ni du savant, ni du juge, ni même de la simple jeune fille, et il a voulu que l’histoire eût la {p. 405}vérité de la Science, de la Justice et de l’Innocence. La première édition de Luther donna mieux que les autres ouvrages l’idée de la notion intrépide qu’Audin — cet esprit si délicat pourtant  — avait de l’histoire. En lisant et discutant Luther, il avait trouvé dans les écrits de ce révolté, qui fit flèche de tout contre Rome, de ces passages qui retombent sur sa renommée pour la salir, car l’apostat des derniers temps n’avait pas la grandeur tragique de l’apostat des premiers, et c’était autre chose que son propre sang qu’il lançait en blasphémant contre le ciel. Eh bien ! ces passages à couvrir de confusion ceux qui croient en Luther, Audin les avait cités audacieusement, sans se soucier du bégueulisme qui les eût proscrits. Quelques esprits bien intentionnés, mais d’une susceptibilité par trop muliébrile, se plaignirent de cette impassibilité de citations. Un homme dont l’opinion avait en soi quelque chose d’auguste, M. de Bonald, fut le premier à conseiller à Audin de supprimer les morceaux, plus forts que toute réflexion, où l’ennemi de l’Église se noyait dans l’écume de son injure, et Audin se conforma, dans la seconde édition du Luther, au conseil donné par une voix si imposante et si grave, agissant en cela avec une vertu plus haute que l’amour de son œuvre, mais affaiblissant en réalité sa ferme conception de l’histoire. À notre estime, la modestie d’Audin eut tort, et M. de Bonald, homme d’une autre époque et qui entendait la littérature comme au temps des grandes décences du siècle de Louis XIV, méconnut les nécessités de celui-ci. Nous sommes arrivés à cette heure de civilisation où la vérité doit être dite avec une sainte impudence, j’allais presque écrire {p. 406}une sainte impudeur ! Ce n’est pas, en effet, quand toutes les pudeurs ont été outragées qu’il convient d’en faire contre la vérité. La peau de bête dans laquelle se cacha Adam était bonne après sa première faute ; mais lorsque les vieilles sociétés ont entassé sur elles les vices et les crimes, il faut arracher cette peau de bête des épaules qu’elle ne couvre plus et montrer à fond les ulcères ! Parler du danger de certaines expressions est de la pusillanimité de rhétorique. Nous savons bien que tout est danger, même l’histoire, et que le mot d’Omar est le plus profond qui ait été dit… Mais puisque le silence, que Goethe finit par adorer, ne peut remplacer ce langage qu’il trouvait désœuvré, frivole, inutile et qu’il eût pu trouver pervers, ne faut-il pas opposer les livres aux livres comme le poison au poison ? Or voiler la vérité ou la taire, sous quelque prétexte que ce soit, c’est diminuer la force du poison qui neutralise, contre le poison qui doit tuer.

Audin avait l’instinct de ces choses ; mais, chrétien de cœur comme il l’était d’intelligence, il avait aussi l’humilité qui s’efface et l’abnégation qui se sacrifie. En ouvrant trop l’oreille au conseil, l’homme parfois ferme les yeux à la lumière que Dieu lui a mise dans la main. C’est ainsi qu’Audin éteignit ou du moins modéra dans son Henri VIII, pour obéir à certaines influences, le feu de polémique qui brûlait dans son Calvin et dans son Luther, et qu’il affaiblit à dessein un des caractères de son talent, essentiellement militant. L’originalité d’Audin est d’être un missionnaire historique… Les esprits qui croient encore à la division des genres en littérature l’ont loué d’être revenu, dans {p. 407}son Henri VIII, aux vieilles formes conventionnelles de l’histoire. Heureusement qu’il n’y revint pas au point que ces esprits sans hardiesse auraient appelé l’idéal. L’énergie, la vivacité, l’involontaire spontanéité de son talent, le sauvèrent et du conseil et de sa propre volonté. Le Henri VIII, publié en 1847, moins polémique que les deux précédents ouvrages, est pourtant encore de l’histoire agressive, et la controverse, immaîtrisable et souveraine dans toute histoire religieuse, s’y trahit par les ardeurs de l’accent, et y allume le récit des faits. Il n’y a plus, il est vrai, de ces ingénieuses ou éloquentes digressions qui vous saisissent tout à coup, comme la Main mystérieuse prenait le prophète par la chevelure, et vous enlèvent au récit pour vous y ramener ; et on les regrette, non dans l’intérêt de l’art, cette voluptueuse bagatelle de l’esprit, mais dans l’intérêt d’une chose plus grande que l’art, et devant laquelle tout ce qui est de cette vie défaille, — la conquête des âmes à Dieu. L’Henri VIII d’Audin, écrit pour tout ce qui sait lire, l’a surtout été pour l’Angleterre. L’historien de la réforme en ce pays ne pouvait pas se détourner de l’état dans lequel l’anglicanisme commençait de tomber, quand il entreprenait d’en raconter l’origine, et, si le Luther et le Calvin avaient causé dans la patrie du réformateur allemand, où l’on est encore fier de lui, une impression que l’admirable candeur de l’Allemagne n’a pas cachée, que n’était-on pas en droit d’attendre d’un Henri VIII, peint tel qu’il fut, dans le pays qui en a honte, et dont l’établissement politique ne satisfait aucun sentiment religieux ? Seulement, pour agir avec fruit sur l’opinion de la Grande-Bretagne, il fallait à {p. 408}la hideuse chronique de Henri VIII, de ce César de la décadence romaine, tombé, on ne sait comment, dans les temps modernes, ajouter cette discussion de doctrines dont l’Angleterre a plus besoin que tous les autres pays protestants, en raison du peu d’épaisseur de ce qui la sépare de la vérité. Il était évident que le livre d’Audin devait y produire un bien déterminé dans les classes élevées, — or c’est par elles que commencent toujours les révolutions ; — mais il en aurait produit un plus grand, si le missionnaire historique l’avait emporté davantage sur l’historien proprement dit. L’ignorance en matière de catholicisme est incroyable en Angleterre, même chez des lettrés de la distinction de MM. Bulwer et Macaulay. Ôtez le docteur Pusey et son école, qui remontent vers Rome par la science, vous n’avez plus sur cette terre des Free-Thinkers que les préjugés du xviiie siècle, passés à l’état de momies. La haine même n’y vit plus : elle y radote. Elle croit avoir répondu à tout quand elle a parlé de bigoterie et de papisme (ces mots essentiellement de fabrique anglaise), comme au temps de lord Bolingbroke.

VI §

Quand on se rappelle que les neuf volumes d’Audin sur Luther, Calvin, Henri VIII, Léon X, avec l’imagination qui y brille et le torrent d’érudition qui y circule, ont été écrits de 1839 à 1847, — la première édition du Léon X est de 1847, — on est étonné qu’un {p. 409}pareille suite d’études fortes, consciencieuses, animées, n’aient pas eu le retentissement qu’elles méritaient. Mais un regard sur le temps actuel fait bientôt cesser l’étonnement. Les catholiques de notre âge semblent persuadés que la vérité est assez robuste pour se sauver toute seule des périls qu’elle court, et ils se préoccupent à peine des nobles dupes qui se dévouent à son triomphe. Moyen comme un autre de développer l’abnégation dans les âmes chrétiennes ; mauvais moyen de servir une cause que nos ennemis s’entendent mieux à ruiner que nous à défendre ! Lorsque dernièrement un écrivain soi-disant catholique13, dans une histoire de la Littérature française sous le gouvernement de Juillet, pieux ossuaire de toutes les médiocrités que le temps a balayées déjà et qu’il pousse à la fosse commune de l’oubli, a, parmi cette tourbe de noms qui importunent le regard, consacré trois lignes de protecteur distrait au respectable nom d’Audin, — c’est-à-dire de l’homme qui, après MM. de Maistre et de Bonald, a le plus contribué à la diffusion des idées catholiques au xixe siècle, comment s’étonner que les panthéistes, les libres penseurs, les journalistes, les vaudevillistes (plus nombreux qu’on ne croit), et les jongleurs de feuilleton, composant la littérature contemporaine, aient répugné à parler d’un écrivain qui n’est pas des leurs, et d’ailleurs irréfutable pour des gens de notions aussi peu certaines ? Nous l’avons dit plus haut, les esprits élevés, à études sévères, dont le nombre n’est jamais assez considérable pour constituer un public, furent à peu près les seuls en France qui, pendant dix pleines années, {p. 410}prirent garde à cet éminent historien, plus connu et plus salué dans la patrie des Hurter et des Léopold Ranke que dans la sienne. Mais, si les catholiques furent ingrats, comme les masses d’hommes le sont toujours, le clergé et les évêques furent reconnaissants comme des prêtres. Eux comprirent tout de suite la grande valeur de l’auxiliaire que Dieu leur envoyait, et ils patronnèrent sa renommée. La vraie gloire, comme la lumière et comme la royauté, ne vient point d’en bas, mais d’en haut… Commencée par le sacerdoce, la gloire d’Audin s’achèvera comme elle pourra. Elle a le temps ! elle est certaine. Un jour, les critiques distraits sortiront de leur distraction, et, clignant comme le dieu Siva ces yeux de lynx qui dorment du sommeil des marmottes, finiront par découvrir le monument de science et d’art qui s’était élevé pendant dix ans sans qu’ils l’eussent vu. Alors Audin, le Mabillon laïc de notre époque, aussi peu lu que l’énorme Bénédictin, aura les honneurs rétrospectifs des journaux et des revues, ces chacals intellectuels qui aiment à déterrer les morts célèbres, qu’ils n’auraient pas touchés vivants ! Alors il prendra son rang, qu’il ne perdra plus, comme un des premiers historiens du xixe siècle et comme son premier biographe.

Voilà ce qu’il est, en effet, sans exagération d’aucune sorte, — sans grossissement et sans diminution ! Ce n’est pas un homme de génie ; mais la vérité absolue du point de vue catholique dispense de cette terrible nécessité d’avoir du génie, et ce n’en est pas moins un maître. C’est un savant relevé d’un artiste, qui, pour la première fois peut-être, a fait entrer un agrément prodigieux dans les matières les plus hautes {p. 411}sans les abaisser jamais et sans nuire à leur solidité. Les défauts ne sont pas, chez lui comme chez tant d’autres, la conséquence des fausses équerres de l’esprit, d’une altération dans le bon sens ou de quelque pauvreté de l’âme ; ils viennent justement de ce qui le crée artiste au même degré qu’il est savant. Il aime le beau jusqu’à l’enfantillage, et son imagination est trop bonne. Elle ressemble à son cœur, qu’il ne portait pas dans la tête, où les hommes d’État, a dit l’un d’eux, doivent mettre leur cœur. Sa nature l’attirait trop vers le miel qui est le poison de ce temps. Dans cette vie de sa pensée que nous écrivons à larges traits, parce qu’il n’eut presque pas d’autre vie que celle de l’esprit, de la méditation, de l’étude assise ou voyageuse, nous n’avons pas à entrer dans l’examen détaillé et minutieux de ses ouvrages ; mais nous pouvons dire sous la forme la plus générale que, quand il a failli, ce fut par le fait de la double bonté de son imagination et de son cœur. Ainsi, dans son Luther, il ne blâme pas Charles-Quint de son imprudente longanimité à Worms. Ainsi encore il nous conduit dans son Calvin jusqu’à la fin de son premier volume avant d’écrire cette phrase : « Il y a des moments où l’on dirait que l’épée de Charles-Quint est changée en quenouille. Il s’amuse à discuter avec la révolte : discuter, c’est parlementer. » On le voit, la rectitude de l’esprit est encore la plus forte ; mais, si « discuter, c’est parlementer », et si parlementer c’est au moins s’humilier quand ce n’est pas se rendre, l’historien qui condamne Charles-Quint manque de consistance et de logique lorsqu’il vante la longanimité de Léon X, et cette fausse générosité de procédé qui lui fait {p. 412}envoyer vers Luther, au lieu de juges, des théologiens et des diplomates. La faute de Léon  X fut précisément de « parlementer » au lieu de frapper comme la foudre ; ce fut d’oublier qu’il ne s’agissait pas seulement de Luther, un pécheur de plus, mais que Jean Huss avait prédit qu’un « cygne merveilleux sortirait des cendres de l’oie », phénix supérieur au premier ! Suspendre une excommunication qui ne suffisait plus et qui devait descendre du monde spirituel pour s’incarner dans le châtiment matériel de l’hérésiarque, accessible à ce seul châtiment, n’était pas seulement le mal irréparable d’une perte de temps dans un incendie ; c’était aussi le renversement accepté des rapports qui devaient exister entre le Saint-Siège indéfectible et la folle personnalité d’un mauvais moine ! Il y a une question qu’Audin n’a pas soulevée, mais qu’un homme plus dévoué à la papauté qu’au pape Léon X n’aurait pas manqué d’examiner. Lorsque les prétentions révolutionnaires sont posées, un pouvoir doit-il consentir à une réforme, même nécessaire ? À l’époque de Luther, Rome ne commit-elle pas en cœur humain et en pratique politique la même faute qu’en France les États généraux et la Constituante ont recommencée sur un autre terrain, quand elle se prêta, pour avoir la paix, à des concessions, non sur le dogme, mais sur quelques points de discipline ecclésiastique ? N’était-ce pas là « parlementer » ? La République romaine, cet immense modèle, ne voulait entendre à rien avec ses ennemis avant qu’ils eussent mis bas les armes. Puisque Léon se détournait de la grande politique des papes du Moyen Âge pour écouter la voix du monde antique ressuscité autour de lui, il {p. 413}aurait pu demander à cette Rome païenne, qu’il passait sa vie à exhumer de ses ruines, l’inspiration de force qu’il fallait avoir pour préserver la Rome de Jésus-Christ. Est-ce que dans le musée de cet antiquaire porte-tiare, qui oubliait la chrétienté en regardant le Laocoon, la Louve de bronze ne se trouvait pas ?…

Car telle est la faute de Léon X, que beaucoup de vertus d’ailleurs et tout l’art d’Audin ne sauraient effacer. Audin, le plus sensible et le plus aimable des hommes, a voué une espèce de culte passionné à ce pontife, magnifique et doux, qui avait pris pour armes un joug d’or avec ces paroles : « Mon joug est léger. » Ravi par les arts et les lettres humaines, qu’il a toujours adorées, mais, selon nous, surfaisant beaucoup trop leur prix, Audin a cru que la civilisation du monde (un grand mot bête de ces derniers temps) gisait dans quelques palimpsestes ou quelques marbres retrouvés, et que Léon représentait cette civilisation parce qu’il avait richement payé ces palimpsestes ou fêté ces marbres comme il aurait fêté des saints ! De même que Roscoë, il a été séduit par ce qu’il y a de lettré, d’artiste et de grand seigneur dans le Médicis, mais, de plus que Roscoë, par la moralité élevée et pure du pontife. Malheureusement la plus haute dignité dans la vie, l’opulence des facultés, la sainteté, la miséricorde, ne sont pas assez pour le Pasteur universel qui doit conduire, châtier et séparer, et qui n’a pas pour rien à sa houlette le bâton qui frappe et le fer qui retranche. Léon X, excellent dans les temps ordinaires, ne convenait pas aux difficultés d’une époque de perdition. C’était un agneau sans colère.

{p. 414}Or Dieu lui-même a parlé de la colère de l’Agneau, plus terrible que la colère des lions, quand il viendra juger les hommes. L’heure du jugement était venue pour Léon X, le représentant de l’Agneau divin sur la terre, et il fut moins grand que son devoir. Audin ne l’a pas dit ; mais est-il possible qu’il ne l’ait pas vu ? Il s’est détourné pour ne pas être sévère, et il a regardé dans les vertus du prêtre et dans les lumières de l’homme, pour ne pas apercevoir les faiblesses du Pontife-Roi. Il a regardé aussi, — et trop longtemps, — et avec trop d’ivresse, — dans ce siècle que Léon X a nommé de son nom. « Nous avons cherché, — dit-il quelque part, — à étudier la Papauté sous deux sortes d’aspects et telle qu’elle s’est produite à la Renaissance, comme fille du Christ, dans ses manifestations spirituelles, et comme Puissance mondaine, dans ses actes humains. » Assurément le double aspect devait s’accepter ; mais, entraîné par ses facultés, ayant précisément celles-là qui auraient fait de lui un Bacchant de la Renaissance, s’il avait vécu alors, Audin a trouvé sa Capoue historique dans ce siècle de Léon X, peint par lui avec un amour dangereux. Il s’y est amolli. Il aurait produit une œuvre plus louable encore s’il avait opposé l’esprit du catholicisme, taillé sur les proportions de l’esprit humain, à la sécheresse indigente de l’esprit protestant. Mais ce n’est pas uniquement l’esthétique du catholicisme, cette grande poésie des sens purifiée, qui exalte son enthousiasme et enlève son admiration. Les lettres profanes, les arts plastiques, les souvenirs de l’antiquité, les manuscrits grecs, et jusqu’à l’imprimerie, ont à ses yeux, d’ordinaire si clairs et si purs, l’importance qu’ils ont {p. 415}aux yeux troublés de la génération présente. Audin croit à l’heureuse influence du mouvement intellectuel provoqué par Léon X comme il croit à sa grandeur. Toutes ces fragiles gloires de passage, Bembo, Politien, Ficin, Sannazar, talents de reflet qui, n’ayant pas d’originalité à perdre, pastichèrent l’antiquité dans des écrits qu’on ne lit plus, lui semblent plus grandes qu’elles ne sont, et la superstition de l’humanisme le possède si bien, qu’il perd entièrement la mesure d’Érasme, — cette première et débile ébauche, essayée par la nature, de l’homme qui sera Voltaire plus tard ! Après avoir écrit le mot Civilisation avec la béate confiance d’un moderne, il en place l’idée dans le développement des lettres et des arts, et la diffusion des connaissances. Pour un chrétien, rien n’est plus chétif. La civilisation est-elle réellement dans ces misères ?… Ne serait-elle pas plutôt dans l’accroissement de la moralité chrétienne, que ni les lettres, ni les arts, ni les sciences n’ont jamais élevée d’un degré ?… Vertu à part, Adrien VI, le pauvre moine d’Utrecht, digne du xe siècle, — cet âge d’or du monachisme, comme l’appelle Audin, — n’est-il pas plus véritablement dans le sens de la civilisation que Léon X avec tout son cortège d’artistes, de musiciens, d’antiquaires, d’orateurs et de poètes ?… Les matérialistes des vieilles civilisations les magnifient parce qu’elles filent des suaires brodés d’or et de pourpre aux nations sur le bord de leur tombe ; — mais la moindre vertu morale les empêcherait de s’y coucher !…

Du reste, malgré ces fléchissements de la raison d’Audin, quand il s’agit de la gloire d’un siècle qui a {p. 416}dupé l’Histoire elle-même, — car l’Histoire dit « le siècle de Léon X » et elle l’a placé entre celui de Périclès et celui de Louis XIV, — ce livre rentre, par des côtés nouveaux et courageux, dans l’ensemble des travaux accomplis par Audin contre les idées et les thèses du Protestantisme. C’est dans le Léon X qu’une grande justice est rendue à Jules II, dont l’épée a sauvé la nationalité italique, et qui, comme prince temporel, avait le droit de la tirer. En regard de Jules II, s’y dresse cette grande figure presque jumelle, Matthieu Schinner, le cardinal-reître, qu’on croirait une statue de Michel-Ange retrouvée dans les fouilles confuses de l’Histoire. Enfin il a versé les premières gouttes de vérité sur le front d’Alexandre VI, sali par les menteries d’un valet renvoyé ; crachats de Burchard qui ont fait mal au cœur à Voltaire lui-même ! Quoique chaque détail historique soit très soigné chez Audin comme chez toute intelligence artiste, néanmoins, c’est principalement par l’ensemble et par l’ampleur de ses travaux qu’il sera classé dans la littérature contemporaine. Si le talent et la science, dans leurs superbes certitudes, sont de véritables prises de possession, on peut dire que la Réforme appartient à Audin, et jamais personne n’en parlera désormais sans être obligé de le citer. Il a saisi ce grand fait par le côté qui intéresse le plus les hommes. Il n’y a de puissant que ce qui est personnel. Les choses (comme disent les philosophes) importent assez peu à la marionnette humaine, laquelle a pris au sérieux le mot d’Épicure et ne fait estime que de ce qui est coulé dans le moule et les proportions de sa petitesse. Tracer le tour du xvie siècle de personnalité en {p. 417}personnalité, — de biographie en biographie, était une idée qu’Audin eût complétée s’il avait vécu. Lorsqu’il est mort, il méditait une Elisabeth digne de l’Henri VIII. Sans Elisabeth, en effet, le musée de la Réforme a un lambris vide. Figure de premier plan et nécessaire que cette fausse Vierge, mensonge de vertu et presque de génie, qui pensait par la tête de Burleigh et coagulait en vice froid les passions bouillantes de son père ! Audin nous aurait donné le chiffre exact de cette contestable valeur… Augmentée par les protestants, à qui les écrivains catholiques ont laissé tout dire, comme les rois (Louis XIV excepté) ont laissé tout faire, Elisabeth est la vivante preuve du peu qu’il faut, à certains moments, pour mener les peuples. Quand elle commença de régner, l’Angleterre avait l’échine assouplie comme Rome après Tibère ou après Néron. Pour faire obéir cette nation si fière, la fille d’Henri VIII n’avait qu’à montrer ce fouet de chasse dont les Anglais connaissaient les coups.

Il ne reste malheureusement aucun fragment de l’Elisabeth qu’on puisse citer ; il n’en reste pas davantage de cette partie de l’histoire du schisme anglais qui d’Henri VIII devait descendre jusqu’à Édouard VI. Ces deux ouvrages n’ont pas dépassé le seuil de la méditation. En 1849, Audin, préoccupé incessamment de la Réforme, tourna un instant le dos à ses sources pour suivre les dégradations successives, les dépouillements religieux qu’elle subit avant d’arriver à la négation totale où elle est tombée. Il surveilla une traduction du curieux ouvrage de Hœninghaus intitulé la Réforme contre la Réforme, et l’orna d’une {p. 418}introduction qui est certainement le chef-d’œuvre de sa manière, chaleureuse, poétique et spirituelle. La même année, son beau-frère, M. Alexandre Martin, ayant publié le Thomas Morus de Stappleton, Audin y introduisit aussi le lecteur par quelques pages animées de cette sorte de vitalité qui lui est propre et après lesquelles l’auteur anglais-latin paraît singulièrement froid. Pour un homme de l’activité d’Audin et de sa vigueur de travail, ces introductions, si graves qu’elles soient, et quelques lectures qu’elles aient entraînées, n’auraient pas interrompu la trame de ses travaux historiques ; mais un projet longtemps nourri le maîtrisait, et il le réalisa. Depuis plusieurs années il aspirait à voir l’Orient, et en Orient, ce qui attire le plus un chrétien, la Palestine et la Judée. Pèlerin du Moyen Âge attardé dans nos mauvais jours, il voulait aller à Jérusalem, non pas pour écrire à son retour ses impressions personnelles (il n’aurait pas pour si peu tracassé la poussière des chemins), mais pour en rapporter une œuvre savante, utile à sa foi, utile surtout à l’incrédulité des autres. Laissons-le parler. Il mandait à M. Collombet, son ami, qui devait l’accompagner dans ce voyage : « Nous écririons de conserve deux volumes in-8o qui auraient pour titre : Voyages sur les scènes de la Bible et du Nouveau Testament. À lire l’ouvrage de Keith, écrivain protestant qui fait concorder le récit biblique avec les mœurs actuelles de la Palestine, on dirait que la Bible a été écrite d’hier ; rien n’est changé dans l’aspect des lieux, dans les habitudes des personnages, dans les coutumes, les superstitions de ces peuples primitifs que Keith a visités ; mêmes fêtes, mêmes repas, et c’est cette {p. 419}ressemblance qu’il nous faut saisir après lui. » Les deux amis devaient sans doute en tirer d’autres conséquences. Mais le compagnon qu’il s’était choisi n’ayant pu venir, Audin partit seul avec son neveu, et seul il entreprit son ouvrage. Le moment, du reste, était favorable ; la République de 1848 s’épanouissait, cette république du Paupérisme qui n’a pas encore dégoûté les bourgeois de leur idéal économique : augmenter le nombre des consommateurs sur la terre, Pour qui sentait en soi saigner l’histoire, il était presque doux de se dérober aux atteintes des spectacles qu’offrait la France. Il y avait alors plus de honte à y rester que de regret à en partir.

Le voyage d’Audin dura six mois. Les notes qu’il a rapportées forment une espèce de carte topographique des sites qu’il avait visités. Elles embrassent Nazareth, Bethléem, Jérusalem, Cana, le Thabor, Jéricho, Jaffa, Béthanie, Damas, etc. Mais ces notes, — fixés d’impression qu’il devait reprendre et féconder avec cette force de souvenir qui a peut-être plus de relief que la réalité même, — sont des ébauches trop hâtées et trop incomplètes pour qu’il soit convenable de les publier. Elles ajouteraient à nos regrets, elles n’ajouteraient pas à sa gloire. Ces premiers traits, jetés sur un papier que le vent du désert a tourné, et qui furent écrits sur le pommeau de la selle ou sur la pierre de quelque chemin écarté, ressemblent à ces quadri d’André Chénier, base de prose d’où sa poésie s’envolait, trépieds préparés afin que le feu du ciel pût y descendre. Pour Audin, l’inspiration n’y descendit pas. Au moment où il revenait gerber sa moisson d’observations et d’études, il fut atteint d’une {p. 420}mort tout à la fois inopinée et prévue. Quoique d’une constitution résistante où la sécheresse marquait le nerf et le muscle, Audin, comme tous les grands travailleurs, avait un corps qui souffrait de l’activité de son âme. Depuis quelques années, il portait le germe de cette maladie des hommes vaillants qui meurent par l’organe dont ils ont le plus vécu, et chez qui l’intelligence émue a envoyé tant de sang au cœur que le cœur périt sous cette masse de forces généreuses. Revenu à Paris en 1850, lassé et toujours plus souffrant, il partit pour Rome, la cité de tous les repos, mais où les bibliothèques de cette ville, la tête du monde, attiraient encore ses mains mourantes infatigables. À la fin de janvier 1851, le mal empira. Dès que madame Audin eut appris les progrès de ce mal plus fort que les médecins, elle alla rejoindre son mari, l’atteignit à Civita-Vecchia, où il était venu au-devant d’elle. On s’intéressait dans la ville de la Papauté à l’historien catholique qui avait consacré sa plume à l’Église, et de beaucoup d’autels s’élevaient pour lui d’ardentes prières, mais Dieu ne les écouta pas. Il voulait ravoir son serviteur. Il était prêt, lui. Le chrétien s’était mis en mesure avec le ciel. Ce fut aux environs d’Orange, que, dans la voiture qui le ramenait de Marseille à Lyon, il expira sans agonie, la tête sur l’épaule de sa femme. Mort douce comme sa vie, et comme son esprit ! Madame Audin, pour ne pas être obligée d’abandonner la dépouille aimée et respectée qu’elle rapportait à la terre de la patrie, contint l’explosion de sa douleur et voyagea quatorze heures avec son mari expiré… Cette veillée des morts, sans lit et sans suaire, ce fardeau sacré qu’on emporte {p. 421}presque dans ses bras, termina par une scène sublime la vie d’un homme qui ne fit scène d’aucune de ses vertus, et laissa sur le front de sa veuve l’auréole d’une douleur courageuse, noblement seyante au nom qu’elle a l’honneur de porter.

VII §

« Cache ta vie », a dit l’Antiquité. Audin n’a pas caché la sienne ; mais naturellement, par le fait de son amour de l’étude et du recueillement, par la tournure d’une imagination tout à la fois positive et rêveuse, par l’élévation d’un caractère qui se trouvait seul en s’élevant, il a vécu à peu près caché à la foule, même à ceux-là qui auraient besoin, dans l’intérêt de sa renommée, d’ausculter et de savoir sa vie. La timidité des âmes délicates, qui est aux plus beaux sentiments ce que la mousse est aux plus belles roses, qu’elle préserve en les voilant, l’éloigna des coteries, des sociétés retentissantes, de toutes les farandoles de vanité qui se donnent la main, et le retint entre sa famille, quelques amis, et plus tard, — quand ceux qui aiment l’Église surent le bon soldat que l’Église avait en sa personne, — quelques nobles et grandes relations qui lui restèrent toujours fidèles. Traité avec une affectueuse distinction par Grégoire XVI, et par Sa Sainteté le Pape actuel, Pie IX, il fut honoré de l’amitié de plusieurs cardinaux, entre autres le cardinal Lambruschini et le cardinal Mezzofante, le polyglotte qui semblait avoir le don des langues, comme {p. 422}les apôtres. Il fut lié aussi avec monseigneur Sibour, alors évêque de Digne, depuis archevêque de Paris, et monseigneur Pavy, évêque d’Alger, lequel a trouvé un mot caractéristique en l’appelant dans sa lettre sur Henri VIII « l’apologiste domestique de l’Église ». Telle fut, ombragée d’humilité et fleurie d’affections d’élite, l’existence tranquille de ce juste dont Dieu seul a vu les mérites, car la vie des justes ne se raconte pas plus que celle des peuples heureux. Un jour cependant, le malheur, pour parler comme le monde, passa dans cette vie inénarrable. En 1848, la fortune d’Audin, gagnée à la sueur de son noble front, fut fortement endommagée par les événements politiques ; mais le chrétien sourit à une perte qui d’ailleurs ne fermait pas sa main à la charité. Si ce fut une douleur pour son âme, elle resta entre lui et Dieu. La plupart des écrivains célèbres de cette époque débordée qui ont l’orgueil de leurs haillons comme Antisthène, et qui les retournent pour les montrer mieux, marchent effrontément à la postérité avec leur cortège de passions, de douleurs et de fautes ; mais les passions et les chagrins d’Audin, — s’il en eut jamais, — furent un secret comme ses vertus et ses combats. Hormis dans ses récits, où l’on sent, à certaines touches profondes, que le cœur de l’historien connaît les épreuves dont le talent, pour être grand, a besoin comme la sainteté, Audin ne trahissait rien du mal intérieur de toute vie. Les passions même comprimées, même vaincues, laissent au front des stigmates de leur flamme ou les obscurcissements de leur fumée. Mais le visage d’Audin n’avait de flamme que la lueur de son sourire et d’ombres {p. 423}que celles de sa réflexion. Nous l’avons connu en 1848. Il était pâle alors, un peu ridé, mais vert, l’œil noir, pensif et lucide, et ses cheveux, coupés très court, blancs et lisses, faisaient songer à un buste, — à ce buste qu’il n’a pas encore, lorsque par ce temps de démocratie orgueilleuse, où nous avons encanaillé jusqu’au marbre, il n’est pas de marché aux chevaux de village qui ne se hérisse de la statue de son grand homme ignoré. Audin est mort à cinquante-sept ans, jeune de tout, excepté d’années. L’étude des hommes n’avait pas flétri ce cœur et cet esprit plus fort que toutes les expériences. Jean-Paul a dit avec sa manière à lui : « Les femmes ont la délicatesse de l’hermine. Pour conserver leur pureté, il faut leur bâtir des maisons blanches et propres comme celles que l’on bâtit aux paons ; tandis que l’homme, quand il a l’âme pure, peut vivre impunément partout, même dans la cage aux canards ! » La cage aux canards de Jean-Paul fut pour Audin une cage aux vautours. Ce fut le charnier de l’histoire ; mais il avait cette pureté virile, imperméable aux contagions, qui conserve jeunes les têtes blanchies. On ne pouvait pas dire de lui comme de Condorcet, qu’il était un volcan sous la glace ; mais n’y a-t-il pas une fleur qu’on appelle boule de neige et qui annonce le printemps ?

Ses manières étaient calmes et simples. D’ordinaire, il parlait peu, non par distraction, ni dédain, ni lassitude. Il était, au contraire, sympathique et infatigable ; mais il n’aimait pas les fracas de l’esprit, quoiqu’il en eût, dans le sens incisif et brillant qu’on donne en France à ce mot-là. Il savait s’effacer et garder l’incognito de sa propre supériorité, — comme les hommes {p. 424}qui observent les autres plus qu’ils ne se contemplent eux-mêmes. En cela, vraie nature d’historien ! Sa gravité était attentive et souriante. Voilà sous quels dehors nous apparut cet homme de bien en toutes choses. Sa modestie aimait la gloire avec décence et même les distinctions qui ne sont pas la gloire, — cette grande dignité sans livrée. Il était chevalier de la Légion d’honneur, de Saint-Grégoire, de Saint-Maurice, commandeur de Saint-Sylvestre et du Saint-Sépulcre, membre de l’Académie Tibérine ; une médaille d’or de grand module lui avait été adressée par le roi Charles-Albert. Quoiqu’il fût de l’Académie de Lyon, on peut dire que les pays étrangers lui avaient été meilleurs que son pays. En France, pour que l’attention publique, si distraite, se porte sur un nom ou un homme, il faut que ce nom soit longtemps sonné par les journaux, ces trompettes du rabâchage. Audin était d’un mérite trop sérieux et d’une science trop occupée pour aller soigner sa renommée dans des boutiques de bruit public. La littérature des vieilles civilisations est naturellement baladine. On a dit que dans sa jeunesse Audin s’essaya aux comédies ; mais il se détourna bien vite de ces amusettes, la grande affaire des peuples qui meurent dans un ennui affreux. S’il avait continué et poussé dans cette voie, il eût pu, les visites aidant, entrer comme un autre à l’Académie française ; mais il aima mieux produire dix volumes de travaux immenses, où le talent égale l’abondance des notions. Aussi vous rencontrez des littérateurs au courant de l’intelligence contemporaine qui demandent naïvement « ce que c’est qu’Audin ». Il faut leur répondre : Bibliographe comme M. Beuchot, et {p. 425}biographe comme Boswell, — un Boswell à distance de trois siècles, — curieux comme Plutarque et Suétone, — plus spirituel et plus artiste que Moore, — plus animé et plus vivant que Walckenaër, — aussi courageux que qui que ce soit, quand l’imagination ne l’entraîne pas vers ces choses de l’art et de la littérature qui furent toujours les Sirènes de sa pensée, — critique d’influences aussi ingénieux que M. Sainte-Beuve, et par-dessus tout historien : voilà, pour nous résumer, cet Audin dont les mérites sont trop ignorés ! Nous avons dû lui consacrer un chapitre plus long qu’à personne, car il s’agissait, non d’un livre, mais des œuvres complètes de toute une vie, et d’une vie méconnue par la Gloire, cette vieille aveugle, comme la Fortune et comme l’Amour !

XIX. M. Cousin §

Histoire de Madame de Longueville §

I §

{p. 427}La littérature offre parfois de singuliers spectacles. L’un des plus inattendus n’est-il pas de voir un philosophe qui ne s’était guère occupé que de psychologie et de métaphysique ; qui, s’il n’a pas eu d’idées en propre, un système construit à la façon de Hegel ou de Schelling, a du moins eu de belles parties de discussion, souvent de l’aperçu entre deux idées fausses et surtout un style, beaucoup trop admiré, il est vrai, car il n’est pas sincère, oublier, tout à coup, ce qu’il est et ce qu’il fut, abandonner la philosophie qui meurt plus par le fait de ses partisans {p. 428}que de ses adversaires, laisser là l’habituel sujet de ses méditations et se jeter obstinément dans les petits et obscurs détails de la biographie, et de quelle biographie encore ! Il ne s’agit plus ici ni de Descartes, ni de Locke, ni de Spinoza, ni de Leibnitz, ni même de Maine de Biran, ni de tout autre philosophe dont la vie bien étudiée peut ouvrir comme un jour de souffrance sur la génération des systèmes dans ces vigoureux esprits. Il s’agit d’une femme, et, entre toutes les femmes, de celle-là qui, par sa naissance, ses mœurs, sa vie tout entière, son esprit et son âme, devait le moins tenter la plume brillante et sèche d’un écrivain, qui n’avait jusqu’ici exprimé que des idées et qui, sur le tard de la vie, quand le rayon divin pâlit chez les autres hommes, s’essaie à peindre des sentiments.

Tel est pourtant le spectacle que nous donne en ce moment M. Cousin. Ce chef d’École, — si tant est qu’il puisse y avoir une École, quand la philosophie n’est plus qu’un tas de débris, enlevés à tous les systèmes, — publie une biographie de la duchesse de Longueville, dont le premier volume, in-8º de 480 pages, ne contient que la première partie de la vie que M. Cousin a entrepris de raconter et qu’il intitule : La jeunesse de madame de Longueville. On le voit, c’est là un travail biographique aussi fouillé et aussi détaillé qu’il puisse être. M. Cousin, qui a de l’imagination et de la fantaisie dans l’esprit, à sa manière, s’est épris d’un amour intellectuel pour la figure historique de Mme de Longueville ; et si nous mettons de côté, par hypothèse, l’homme philosophique, ses préoccupations et presque ses devoirs, cet amour se conçoit {p. 429}fort bien au point de vue poétique et peut avoir son intérêt aux yeux de ceux qui aiment dans l’histoire moins ce qui s’y trouve que ce qui n’y est plus. N’y a-t-il pas, en effet, pour certaines imaginations, un attrait secret et irrésistible à suivre les traces, disparues dans les brumes, d’une renommée qui eut, un moment, sa splendeur ? Le Vieillard des tombeaux, de Walter Scott, dans Old mortality, sera toujours un type touchant, même quand il ne rétablirait qu’à moitié les inscriptions effacées. On comprend donc très bien M. Cousin dans sa nouvelle entreprise, quoi qu’on puisse s’étonner de le voir si loin de ses travaux habituels. D’ailleurs, une critique un peu large et qui se pique de justice n’a point à faire de chicanes à des facultés qui naissent tard, pourvu qu’elles naissent ; à des œuvres inespérées et qui rompent une série de travaux sur lesquels on pouvait compter, pourvu toutefois que l’œuvre nouvelle vaille ce qu’on perd dans un autre ordre. Or, c’est là ce que la Critique doit examiner. Le livre de M. Cousin, sur la duchesse de Longueville, a un succès incontestable. Mais la Critique, sous peine d’être incomplète, sous peine de ne voir que la moitié des choses, a droit de regard sur le succès autant que sur les compositions qui l’obtiennent — si souvent sans le mériter.

Eh bien ! c’est là justement ce qu’il importe de dire, nous croyons que le succès de Mme de Longueville, succès qui, du reste, vaut le livre, peut s’expliquer très bien par des raisons qui ne sont nullement les mérites de M. Cousin. D’abord l’ouvrage quête à l’anecdote, au renseignement, aux faits perdus… C’est un travail presque archéologique appliqué à l’histoire, {p. 430}et nous sommes tous, à ce moment, plus ou moins timbrés d’archéologie. À cela, il y a deux grandes causes honteuses et cruelles : le manque d’inspiration et l’ennui. C’est une loi et c’est un symptôme ! Quand les sociétés n’ont plus la flamme qui crée les grandes œuvres et l’intérêt palpitant qui s’y attache longtemps avec une passion, qui est au génie ce qu’un cœur tendre est à un grand cœur, l’amour de l’archéologie, ce touche-à-tout des vieillards redevenus enfants, s’empare de ces esprits qui baissent, et on joue aux bagatelles de l’histoire, aux curiosités, aux minuties. Et ce n’est pas tout. Il est une raison plus puissante encore du succès que nous voulons juger : c’est la réaction, en pleine poussée, de l’école du bon sens, comme on dit assez impertinemment pour les autres et par trop poliment pour soi, contre ce qu’on appelle l’école de la fantaisie, autre désignation sans justesse.

Enfin, si nous ajoutons à ces deux raisons de notre temps la raison de tous les temps, qui fait si dur le métier des hommes de génie, à savoir, hélas ! que dans les arts, et surtout dans l’art de penser et d’écrire, une manière convenue, une imitation quelconque, plaisent naturellement à l’homme, pris en masse, et ne troublent pas ce singe humain qui n’est un homme que dans de sublimes distractions, nous aurons une explication très satisfaisante du succès actuel de la Mme de Longueville de M. Cousin. Et nous disons actuel, en appuyant sur le mot et sans crainte. Un tel succès ne peut durer. Le livre en question, s’il continue d’être ce qu’il est dans le premier volume, s’engloutira un jour tout doucement dans les œuvres complètes de l’auteur, et ne sera plus tiré par personne {p. 431}du rayon protecteur où les ouvrages qu’on ne lit plus se livrent à des somnolences éternelles. Mme de Longueville n’avait laissé d’elle qu’une médaille, burinée par la main de ce fin et profond ciseleur, le cardinal de Retz, et cela suffisait à l’exigence des imaginations et à la justice même de la Gloire. Cela n’a pas suffi à M. Cousin. Il s’est donné toutes les peines du monde pour refaire un portrait en pied de Mme de Longueville, avec toutes les prétentions à la vie. Mais la peine qu’a prise M. Cousin ne sera rien en comparaison de celle que sera obligé de se donner son biographe à lui, s’il en a un jamais, pour retrouver, dans quelques années, les traces de son éphémère succès d’aujourd’hui !

Et ce que nous affirmons là, on le comprendra mieux quand on aura lu M. Cousin. Pour peu qu’on ouvre le livre de ce philosophe, fasciné par un fantôme historique tout autant qu’aurait pu l’être un poète, ce fou sublime de Byron, par exemple, qui s’abîmait dans la contemplation magnétique d’une boucle de cheveux blonds de Lucrèce Borgia, ce qu’on cherchera d’abord, c’est le motif même d’un pareil livre, la passion qui a dû l’écrire, et qui devrait partout s’y retrouver. Nous l’avons dit plus haut : Mme de Longueville, malgré toutes ses illustrations, n’est pas un personnage d’une telle place dans l’histoire que les Mémoires du temps ne suffisent à en faire connaître ce qu’il est utile d’en savoir. Si donc on veut de cette femme un ensemble, si on la tire du demi-jour des mémoires et du profil fuyant qu’elle y découpe, c’est apparemment dans un intérêt, sinon d’histoire, au moins d’imagination et de nature {p. 432}humaine ; c’est pour lui faire tomber la lumière d’aplomb et de face sur la tête et sur le visage, et il faut alors que le peintre crée, par sa peinture, l’intérêt que son modèle n’a pas ! Nous ne disons point comme Boileau, le fondateur de l’École du bon sens et non du grand sens, pour lequel il n’y a pas d’École ;

Oh ! le plaisant projet d’un poète ignorant,
Qui, de tous les héros, va choisir Childebrand !

Nous disons, nous, que la poésie est surtout dans le poète et que Childebrand est épique, si le poète est épique ; ou bien que serait l’invention ?… M. Cousin pouvait, s’il avait eu la passion vraie de son modèle, nous donner une duchesse de Longueville grande, pathétique, idéalisée et ressemblante, car la passion, qui est toute vérité, idéalise, mais ne ment pas. On aurait même aimé à voir trembler la main qui aurait tenu le pinceau, et le portrait n’eût pas été moins vrai. Fasciné par celle qu’il eût peinte, M. Cousin nous eût fasciné à son tour. Il aurait fait œuvre d’artiste. Figurez-vous Diderot s’éprenant de la duchesse de Longueville : quelle verve, quel éclat, quelle divination de la réalité par l’enthousiasme ! Au lieu de cela, M. Cousin a été froid… comme l’âme d’un philosophe. À la place du portrait enlevé par le sentiment qui illumine, quand l’histoire est obscure, et qui devine, quand elle se tait, il nous a donné une dissertation de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Annotations, citations, recherches, origine en marge des sources où il puise, rien n’y manque… que le feu sacré. Des écrivains fort spirituels, mais qui se sont {p. 433}un peu trop moqués du public ou de M. Cousin, ont prétendu que le philosophe, coupable d’infidélité à la Sagesse, était positivement et physiquement amoureux de Mme de Longueville, et ils ont ri… Mais le livre de M. Cousin est la meilleure réponse aux railleurs. Si M. Cousin est amoureux, c’est un amoureux impuissant qui flâne autour de son objet. C’est un curieux de détails ; et il y a plus : quelquefois même, quand on le lit avec attention, on pourrait croire que son admiration pour la duchesse est un parti pris, une espèce de cadre fait pour réunir des idées plus ou moins justes et plus ou moins neuves sur les hommes et les choses du xviie siècle, et mettre mieux en saillie des documents historiques qu’une position presque officielle lui a rendus faciles à trouver. Ces documents, du reste, n’ont aucune importance réelle ; ils ne changent rien à ce qu’on sait et n’y ajoutent pas. Après comme avant le travail de M. Cousin, la duchesse de Longueville reste ce qu’on l’a toujours vue dans sa pénombre historique — et moins ce qui fait rêver, moins le mystère, moins la ligne mi-brisée d’un buste qui paraît plus beau à l’imagination charmée, parce qu’on n’en saisit pas nettement tous les contours !

Il devait en être ainsi, du reste. Dès que M. Cousin n’avait pas en lui cette faculté à part, la faculté sui generis qu’avait Walter Scott à un degré qui a mis sa gloire presque au niveau de celle de Shakespeare : — la faculté de comprendre un personnage historique par une intuition supérieure plus puissante, pour aller au vrai, que toutes les précautions de l’information et de la recherche, — le portrait de Mme de Longueville ne devait plus être qu’une peinture sans profondeur sur {p. 434}une toile inerte. Disons mieux, ce n’est plus même une peinture, c’est un signalement. Comme peintre, il faut mettre M. Cousin au bureau des passeports ! L’âme de Mme de Longueville, dont il ne voit que les surfaces et les attitudes extérieures, M. Cousin, le psychologue, n’en a pas éclairé le fond, comme l’eût fait un grand moraliste, doué de ce genre de regard qui s’enfonce dans les cœurs. Si Balzac, le grand Balzac du xixe siècle, — car il a pris à l’autre Balzac, à Balzac l’Ancien, le titre de grand qui ne lui sera, à lui, jamais ôté par personne, — si Balzac avait pensé à nous donner une duchesse de Longueville, comme il nous a donné une Catherine de Médicis, nous l’aurions là devant nous, animée d’une vie plus intense que la vie réelle, pénétrée du dehors au dedans et du dedans au dehors par une telle lumière, qu’elle resterait à tout jamais, — comme les grands portraits faits par les Maîtres, — rayonnante et fixe dans notre souvenir !

En est-il ainsi avec M. Cousin ? En sera-t-il ainsi quand on aura lu le procès-verbal des faits et gestes de Mme de Longueville, dressé par lui avec une conscience qu’on voudrait parfois moins scrupuleuse ? On pourrait affirmer que, même physiquement, il ne serait pas aisé, d’après M. Cousin, de se faire une idée vivante et précise du genre de beauté de Mme de Longueville, et cependant c’est le greffier de ses beautés et de ses charmes ! C’est que, pour l’esprit, on ne peint pas seulement avec des mots qui expriment des accidents de couleur et de forme, mais avec des analogies qui remuent des mondes ! C’est que peindre n’est pas décrire ! Amas d’épithètes, mauvaise louange ! {p. 435}disait La Bruyère. Entasser des mots ne caractérise rien. Bien souvent on caractérise avec un seul trait. Or, caractériser, individualiser, voilà la magie ! M. Cousin n’a pas, il n’a jamais eu le talent qui individualise. C’est un écrivain qui travaille les poses de son style, mais c’est un généralisateur, sans originalité, par le style comme par la pensée. Il le sait bien, et ceci ne le choquera pas. Quand il fit son dernier cours de philosophie, il insulta à l’originalité de l’homme, soit dans ses œuvres, soit dans sa vie, avec une énergie pédante qui prouve à quel point il est dénué d’un des plus profonds instincts de l’artiste. Aussi, partout ailleurs que dans l’exposition et la discussion philosophique, où il a ce que Mirabeau disait l’éloquence de la chose, le célèbre professeur n’est-il qu’un écrivain d’imitation, de pastiche réussi, qui se donne de grands airs, mais qui n’ose prendre la langue de son siècle, parce qu’elle est trouble encore, malgré tout ce que son siècle y a déversé de puissant ! Illusion qui ne sera pas longue, car le temps sait arracher l’oripeau. Une perruque à la Louis XIV sur un crâne vide le couvre, mais ne le remplit pas… M. Cousin n’a racheté que par quelques pages d’imitation réussie, sur la Fronde et sur le grand Condé, les détails insignifiants, les détestables petits vers cités, les correspondances monotones et les mille enfantillages de son livre. Réussir dans l’imitation ! j’aime mieux qu’on y échoue ! Si on disait qu’un tel ouvrage est ennuyeux, malgré les noms célèbres qui étoilent faiblement d’une lueur d’intérêt, bientôt éteinte, les pages sans relief qui s’y multiplient, on aurait l’air de ne traduire qu’une sensation personnelle, et on dirait une vérité.

Histoire de Madame de Chevreuse §

II §

{p. 436}Après la publication de Mme de Longueville, on put dire que M. Cousin avait définitivement abandonné la philosophie. La philosophie est-elle comme le monde ? Une femme d’esprit disait : « Il faut quitter le monde avant qu’il ne nous quitte. » M. Cousin a-t-il eu la prudence de cette femme d’esprit ? Quand il ressentit pour Mme de Longueville cette célèbre passion qui a timbré d’un sourire ineffaçable son nom, à lui, jusque-là sérieux, il avertit le monde philosophique que le livre qu’il publiait alors n’était qu’une glissade, — l’infidélité d’un moment à la Muse sévère de toute sa vie, et que bientôt il reviendrait aux études qui ont fait sa renommée. Il le dit, mais était-ce sa pensée ? était-ce son projet ? Une telle assurance ne cachait-elle pas, au contraire, l’habileté d’une retraite qu’il était temps d’exécuter ? Toujours est-il que, par le fait, ce fut une promesse d’amoureux qui jure d’être sage, — un serment de jeune homme. Les grandes dames du xviie siècle avaient trop captivé leur adorateur pour lui permettre de retourner à la philosophie. Elles devaient se le passer de l’une à l’autre ; elles allaient le dévorer, quelle gimblette ! Après Mme de Longueville, il y eut Mme de Sablé ; puis, après Mme de Sablé, Mme de Chevreuse et Mme de Hautefort. Et ce n’est pas fini. Quand la liste des grandes dames sera épuisée, nous aurons l’histoire de leurs femmes de chambre ; et c’est ainsi que nous passerons nos derniers jours, {p. 437}comme Renaud dans les jardins d’Armide, dans la domesticité secrète et amoureuse de l’histoire !

Du reste, il est juste de le remarquer, en ces histoires des femmes du xviie siècle que M. Cousin a entrepris de nous donner et qui étonnent et détonnent et sont bouffonnes, sous la plume du traducteur de Platon, il y a, si on regarde au fond, plus de philosophie, — au moins de la sienne, — qu’on ne le croirait au premier abord. Ces histoires, commérages sérieux que M. Cousin nous tricote, ont, en effet, une connexion fort intime avec la psychologie dont il est l’auteur. N’est-ce pas là, en partie, de la psychologie historique ? Où la gloire n’est pas, où les faits sont chétifs, équivoques et obscurs comme la chronique de ces femmes qui ne furent quelque chose que par leur rang social, et qui seraient à mille pieds dans l’oubli mérité des hommes, si elles n’avaient porté, pendant leurs deux jours d’existence, l’ineffaçable épitaphe du nom historique qui les couvre, il n’y a plus guère à introduire que de la psychologie. Après avoir écouté à la porte de l’alcôve, on écoute à la porte du cœur ! C’est toujours le même procédé d’auscultation et de renseignement. Et d’ailleurs, il n’est pas volontaire : il est forcé dans M. Cousin. Qui méprise la tradition doit interroger la chair. Qui n’a pas le flambeau du ciel doit sonder, en tâtonnant un peu, les cœurs de ces dames, et voilà comment la Philosophie du xixe siècle se retrouve tout à coup aux pieds de ces Omphales. Mais M. Cousin n’en est pas l’Hercule. Il file… sans briser de fuseaux !

Or, puisque nous parlons de psychologie, il n’y a que l’amour, en effet, et un amour maniaque, qui puisse {p. 438}pousser un homme comme M. Cousin à élever des livres-monuments à des mémoires aussi vaines, aussi profondément évaporées que celles dont il croit ranimer les poussières. On comprend encore Mme de Longueville, la sœur du grand Condé, qui donne à son frère son bras de Cléopâtre, et, pour être vue, passe ainsi dans l’histoire ! Mais Mme de Sablé, Mme de Hautefort, Mme de Chevreuse, que sont-elles ? Que furent-elles pour qu’un philosophe à cheveux blancs ne rougisse pas de s’arrêter avec elles sous le réverbère historique ? Elles furent belles, mais cela suffit-il ? Pulchræ erant, comme ces filles des hommes qui firent tomber les anges, et c’est assez la tendance moderne, nous le savons bien, d’aller chercher l’Eritis sicuti dii, scientes bonum et malum (vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal), chez les filles d’Ève que le serpent a plus ou moins stylées. Elles furent belles, et les vieillards se lèvent devant Hélène, dans ce païen d’Homère, mais des vieillards chrétiens seraient restés assis. Elles furent polies. Elles recouvrirent par une politesse qui ne venait ni de la bonté de leur cœur, ni du charme de leur esprit, une corruption très profonde et très réfléchie, car leurs grands airs ne nous imposent pas, à ces Brinvilliers scélérates et frivoles qui, comme Mme de Chevreuse, passèrent leur vie, la bouche en cœur, à préméditer des conspirations et des assassinats ! Nous parlerons aujourd’hui de leur corruption, puisqu’on la nie, puisque, avec de certains ports de tête, on cesse d’être des courtisanes ! Certes, il est évident que, de froide réflexion et de libre arbitre, M. Cousin ne peut être attiré par tout cela. Il est évident que, s’il {p. 439}jouissait de toute la plénitude de sa raison philosophique, M. Cousin, qui ne ferait pas une biographie de la Sainte-Vierge, si on la lui demandait, n’écrirait pas non plus celle de toutes les Hérodiades au petit pied qu’il rencontre ballant dans l’histoire du xviie siècle, et tendant l’assiette à des têtes, qui, heureusement n’y tombèrent pas ! S’il n’était pas amoureux comme l’est Rousseau dans ses Confessions, derrière la chaise de la fille de ses maîtres, il est indubitable que l’honorable M. Cousin ne voudrait pas laisser pour souvenir à la jeune École, dont il est le chef, le spectacle de l’homme de l’avenir, devenu le galant des femmes du passé. Il n’aurait pas écrit l’histoire des mauvaises mœurs d’une plume si légère qu’on dirait qu’il ne s’en doute pas et qu’il est voué au blanc de la plus singulière innocence ! Il ne terminerait pas sa carrière par un si scandaleux et si incroyable enseignement !! Enfin, rien n’expliquerait une si ridicule folie, si ce n’est ceci qui explique tout dans ce Jourdain de la galanterie historique. C’étaient de grandes dames et il est roturier !

III §

Et cela est prouvé par le texte même de M. Cousin. L’étude sur la duchesse de Chevreuse porte les marques des troubles profonds de l’esprit et de l’âme du ci-devant philosophe. La nuit y lutte avec le jour. La contradiction y fourmille. Les faits y sont regardés à travers le bandeau des sentiments, et ce bandeau-là {p. 440}tombe jusque sur le talent et il en éteint la lumière. M. Cousin qui, dans tout le cours de son livre, nous parle, comme Demoustier, l’auteur des Lettres à Émilie, des changements d’amants de Mme de Chevreuse, trop grande dame pour daigner connaître la retenue, — l’insolent ! — M. Cousin a un petit remords d’introduction, bientôt étouffé, un petit remords une fois pour toutes. « Nous ne donnons pas Mme de Chevreuse, — dit-il nonchalamment, — comme un modèle à suivre, mais nous espérons (ajoute-t-il) que tant de grandeur d’âme, de constance, d’intrépidité, d’héroïsme bien ou mal employé, trouvera grâce pour des fautes que nous n’avons pas voulu dissimuler. » Mais on se lave en vain les mains dans la cuvette de Pilate. « Vous ne donnez pas », mais vous faites prendre ! Le moraliste devrait savoir que nous avons, dans la vie domestique, la menue monnaie de Mme de Chevreuse, et que l’exemple des grandes dames dans une société sans grandes dames peut encore être contagieux. Seulement, cette constance qui excuse, cette grandeur, cette intrépidité, on les cherche dans le livre de M. Cousin, et, malgré les adorations d’expression qui ne prouvent que l’état inflammatoire de la tête d’un homme, on ne les trouve pas.

On ne les trouve pas plus dans ce livre que dans les autres histoires que nous avons de Mme de Chevreuse, qui était suffisamment connue, — connue exactement pour ce qu’elle valait. Les Mémoires du cardinal de Retz nous l’avaient faite ressemblante. Le factieux et le libertin était parfaitement digne d’écrire l’histoire de cette factieuse et de cette libertine, et, s’il n’a pas pour elle l’admiration qu’on pouvait {p. 441}attendre, c’est que ces gens-là ne s’entendent jamais entre eux. À l’anarchie de leurs idées, ils ajoutent la jalousie de leurs vices. M. Cousin, qui accuse presque le cardinal de cruauté, ne vit pourtant que sur sa peinture. Il l’énerve, mais il ne saurait l’effacer, et on la retrouve sous la sienne. Retz est positif. Il a pratiqué Mme de Chevreuse, et le grand seigneur, lui, ne perd pas la tête devant la grande dame. Elle était, dit-il, le manque le plus absolu de jugement, le mépris le plus complet de tous les scrupules et de tous les devoirs ; et M. Cousin nous dit la même chose, quoiqu’il se serve de mots qui veulent dire précisément le contraire. Mais c’est le caractère de l’égarement actuel de M. Cousin de ne plus s’entendre avec lui-même !

« Mme de Chevreuse, nous dit-il, a possédé toutes les qualités du grand politique. Une seule lui a manqué, précisément celle-là sans laquelle toutes les autres tournent en ruine. Elle ne savait pas se proposer un juste but. Elle ne choisissait pas elle-même. C’était un autre qui choisissait pour elle. Elleétait femme au plus haut degré. Son premier ressort, c’était l’amour, ou plutôt c’étaient la galanterie et l’intérêt de celui qu’elle aimait (il faudrait ceux de l’aveu même de M. Cousin)… La Rochefoucauld l’accuse d’avoir porté malheur à tous ceux, (à la bonne heure !) qu’elle a aimés, mais il est aussi vrai de dire que ceux qui l’ont aimée l’ont précipitée, à leur suite, dans des entreprises insensées. » Ainsi, ne nous y trompons pas ! but chimérique portant dommage à ses amis, amours des brouillons, de Buckingham, « le paladin sans génie », de {p. 442}Charles IV, « l’aventurier » de Chalais, « l’étourdi assez fou pour s’engager contre Richelieu sur la foi du duc d’Orléans », de Châteauneuf, « impatient du second rang sans être capable du premier », emploi et trafic de sa personne au profit de sa politique, et de sa politique au profit de la passion du jour, qu’est-ce que le cardinal de Retz a dit de plus déshonorant pour l’esprit et le caractère ?… Il est vrai qu’il a des traits charmants, ce diable de cardinal : « Si le prieur des chartreux lui eût plu », dit-il, « elle eût été solitaire de bonne foi. — Son dévouement à la passion qu’on pouvait dire éternelle, quoiqu’elle changeât continuellement d’objets, n’empêchait pas qu’une mouche ne lui donnât des distractions ! » Tout cela est joli et fringant, et sous le rapport de la forme, ne peut être remplacé par les phrases solennellement plates de M. Cousin : « Livrée à la galanterie, et comptant pour rien tout le reste, — remuante plutôt qu’ambitieuse, — portant dans ses égarements ce reste d’honnêteté que, quand elle aimait quelqu’un, elle l’aimait avec une fidélité sans bornes », c’est-à-dire, tant que cela durait ! Mais à part la forme, et pour qui comprend le français, ces phrases aplaties et sans dents n’expriment-elles pas ce qu’exprime le cardinal de Retz d’une dent si mordante et si superbe : c’est que cette duchesse de Chevreuse était radicalement médiocre de tête et de cœur !

Et médiocre ne dit point assez. C’était à la fois la dépravation et l’impuissance ! Quand nos vertus ne nous font point obstacle, quand nos scrupules ne nous tirent jamais en arrière dans la voie où nous sommes {p. 443}engagés, nous sommes obligés de réussir, ou notre coquinerie est bien déshonorée ; et c’est ce qui arriva à celle de Mme de Chevreuse. Intrigante éternelle qui se brisa également contre Richelieu et contre Mazarin ! Tous les rôles immondes et affreux qu’une femme peut jouer, dans un but faux de politique, elle les a joués et elle a échoué ! M. Cousin, qu’il faut citer, car nous serions embarrassé pour exprimer de telles choses, nous raconte que son premier amour fut pour lord Holland, l’ami de Buckingham, « qui lui persuada d’engager sa royale amie, la reine Anne d’Autriche, dans quelque belle passion semblable à la leur… et ce ne fut point la faute de Mme de Chevreuse, si Anne d’Autriche ne succomba pas… Buckingham était entreprenant, la surintendante (Mme de Chevreuse) fort complaisante, et la reine ne se sauva qu’à grand’peine. » Ce premier maquignonnage d’amitié résume, en un seul fait, toute la vie de Mme de Chevreuse, qu’on pourrait appeler le vice sans succès ! Tête de linotte qui se trompa sur tout, sur les événements et les hommes, elle se mettait cyniquement à l’enjeu, et, malgré cette beauté qui a donné de si étrange sorte dans la vue de M. Cousin, et qui lui fait écrire : « Elle avait une taille ravissante, le plus charmant visage, le plus beau sein », — le plus beau sein ! C’est Sganarelle et la Nourrice ! — eh bien ! elle perdait la partie ! Pour une femme comme elle, n’était-ce pas honteux ? Et d’où venait cette infortune ? Elle venait de cette fausseté d’esprit, de cette vue raccourcie et louche qui lui faisait toujours préférer, en toutes choses, ce qui aurait dû être délaissé ! Grande dame seulement par son blason, elle {p. 444}allait, de pente naturelle, à tout ce qui était vulgaire, ne comprenant rien à ce qui était supérieur. M. Cousin prétend qu’elle préféra Châteauneuf à Richelieu, ministre et tout-puissant. « Richelieu lui-même, — dit-il dans un style de faiseur de romances sous l’Empire, — ne fut point insensible à ses charmes, il s’efforça de lui plaire, mais ses hommages ne furent point accueillis. » Nous ne savons pas à quel point ce terrible muguet de Richelieu assouplit et inclina ses vertèbres de tigre pour faire accepter ses hommages, mais, s’il eut envie de cette Marion Delorme titrée (et pourquoi pas ? il avait des passions !) ce ne fut pas un sentiment qui la guida, elle, ce fut un caprice, un aveuglement, une sottise, dont elle se repentit sans doute, quand plus tard, avec Mazarin, elle prit l’initiative, pour échouer encore, car ce bel oiseau moqueur d’Italie, aussi fort qu’elle en coquetteries, lui paya les siennes en baisemains, dignes du moineau de Lesbie et lui échappa !

Telle est, en toute réalité, cette Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse, que M. Cousin vient aujourd’hui présenter à nos admirations. Hélas ! même quand on lit M. Cousin, on se demande ce qu’on peut admirer en elle, et quelle gloire un écrivain croit se tailler dans le jupon de cette extravagante ! L’extravagance est en effet le signe de Mme de Chevreuse, le signe par lequel elle n’a pas vaincu ! Venue à une époque de trouble, de mouvement, d’anarchie, elle se jeta de premier bond et d’entêtement dans tout ce qu’une pareille époque eut de plus fou et de plus avorté. Elle avait le génie superficiel et violent de l’échauffourée. Funeste d’esprit, qui ne s’éleva jamais {p. 445}jusqu’au tragique, c’est un casse-cou qui ne fait casser que celui de ses amis ! Remuante, impatientante, piquant le Pouvoir comme une guêpe pique le lion aux narines, le Pouvoir la chasse trois fois, et quand elle revient une dernière, elle est soumise. Elle passe humblement au service de cette Royauté plus forte qu’elle, elle dont la vie entière fut anglaise, espagnole, lorraine et jamais française ! L’enthousiaste M. Cousin, qui n’est plus responsable de ce qu’il écrit, compare à Annibal (à Annibal !) cette caillette révoltée, quand elle part pour l’un de ses exils ! Elle était, nous dit-il avec un orgueil comique, le chef réel des Importants ; et il oublie que les. Importants sont les Ridicules de l’histoire et des Grotesques politiques ! On les appela les Importants, parce qu’ils disaient toujours : « Je m’en vais pour une affaire d’importance ! » et cette affaire-là fut manquée ! Compromise et compromettante, Mme de Chevreuse ne passera jamais cette limite dans la médiocrité du mal, malgré M. Cousin, qui veut lui donner la sombre grandeur d’un crime et qui prend une peine infinie à nous démontrer qu’elle était l’âme d’une conspiration, ayant pour objet l’assassinat de Mazarin. Certes, elle était fort capable de tremper son gant de Suède dans le sang d’un assassinat, elle qui n’avait vécu que de trames, de complots et de trahisons ; mais enfin, cette abominable gloire, elle ne l’a pas plus que toutes les autres. Le complot fut éventé, Mme de Chevreuse, personnage de Mémoires, et qui pouvait entrer dans l’Histoire par un crime, n’y entre pas, car l’Histoire exige des faits et gestes et laisse à l’examen de la conscience et au jugement de Dieu les perversités de l’intention !

IV §

{p. 446}Voilà pourtant quelle est la femme que M. Cousin trouve si grande et qu’il veut nous grandir encore, vous venez de voir à quel prix ! Par quel charme inconnu, nous l’avons dit, cette femme mesquine, corrompue, à moitié folle, a-t-elle agi de cette puissance sur la tête de M. Cousin ? Après nous avoir raconté les intrigues et les galanteries de cette héroïne (comme il l’appelle !), l’auteur du Beau et du Vrai continue son hymne d’adoration imperturbable, comme s’il n’avait là devant lui que de nobles actes et de grandes vertus ! Par quelle magie donc, par quel ensorcellement une telle illusion — une telle confusion entre le vrai et le faux, entre le beau et le laid, a-t-elle pu s’établir dans une tête bien faite, dans un esprit judicieux que le temps aurait dû refroidir et la réflexion préserver ? Ceci est un point curieux à éclaircir et va presque jusqu’au phénomène ! Y aurait-il des filtres et des cantharides dans l’histoire ?… Nous l’avons dit déjà, mais tant de prostitution d’admiration y fait revenir, hors le rang social qui lui donne sa valeur de surface, hors ce piédestal, aujourd’hui brisé, réduit en poudre, de la grande société à laquelle elle appartenait, Mme de Chevreuse n’a rien qui puisse la faire placer au-dessus des femmes de notre temps et de tous les temps, qui se distinguent par le double désordre de l’intelligence et des mœurs. Tous les soirs, on trouverait chez {p. 447}Mabille (qu’on nous passe le mot et l’endroit !) trente femmes qui, essentiellement, valent cette duchesse aux amours faciles, et qui dépensent sur les misères d’une vie abjecte une énergie supérieure à la sienne. M. Cousin n’est pas tenté d’écrire la biographie de ces femmes. Pourquoi a-t-il été tenté d’écrire celle de Mme de Chevreuse et y a-t-il si malheureusement succombé ! Ah ! c’est toujours la réponse que nous avons faite qui revient : c’est qu’il a l’amour, de bas en haut, du roturier pour la grande dame, ce pauvre bourgeois endiablé !

Oui, malheureusement pour lui et pour nous, il y succombe ! car son amour de Mme de Chevreuse ne l’a point inspiré. Son livre est si pâle. Il n’a pas plus les couleurs du talent que les couleurs de la vertu. Immoral et madrigalique (nous en avons donné la preuve), ce livre incroyable n’a pas même de talent. En tant qu’il faille lire des choses risquées ou scandaleuses, parbleu ! nous avons les Mémoires de Grammont. M. Cousin, dans son ouvrage, ressemble (en sera-t-il flatté ?) à la duchesse de Chevreuse, qui était tenue de réussir, puisqu’elle ne respectait rien de tout ce qui arrête. Lui qui se permettait de tout dire, il devait réussir pour les mêmes raisons, et il ne réussira pas ! Que ce soit le vice ou la vertu qui le lisent, il leur produira le même effet : il est ennuyeux. M. Cousin, qui aime tant son sujet, ne l’a pas compris. Il n’y avait pas deux manières d’écrire cette histoire. Il fallait, puisqu’on l’osait, — puisqu’on ne laissait pas dans leur oubli et dans leur tombe les cadavres qui sentent mauvais, — boire fièrement et courageusement toute honte, être spirituel, mordant, de bonne humeur, chaud de {p. 448}peinture et écrire à la cardinal de Retz l’histoire plus détaillée que la sienne de cette Amazone de l’intrigue qui s’affuble de la casaque d’un mousquetaire non pour charger, mais pour s’enfuir, et qui dit (mais pour l’héroïque M. Cousin cela vaut le serment d’Annibal !) : « Je me donnerais à un soldat aux gardes pour me venger de mes ennemis ! » Au lieu de prendre ce parti qui était le seul pour être lu, M. Cousin a été solennel, gravement enthousiaste, sérieusement dupe et, à quelques rares intervalles, lucidités éphémères, un peu honteux ! Il a voulu faire de la littérature-Pradier avec les mains gourdes d’un professeur de philosophie. Il a échoué à la Chevreuse ! On a beau être tendre et essayer d’être léger, on n’efface pas la cuistrerie radicale qu’il y a sous ces légèretés et sous ces tendresses. — Le cuistre remonte par-dessus tout cela, le cuistre incompressible et éternel !

Et ce n’est pas tout encore ! Détraqué par cette femme, dont il nous donne l’apologie bien plus que l’histoire, non seulement M. Cousin n’a plus le sens de cette créature qui le fait boire dans la coupe de Circé et qui le métamorphose, mais il n’a plus le sens de personne ! Croirait-on, par exemple, qu’il rapetisse Richelieu au profit de Luynes, l’éleveur de pies-grièches ! Et savez-vous pourquoi ? C’est que la duchesse de Chevreuse avait été duchesse de Luynes en premières noces ! Comment, après cela, l’homme de l’oisellerie n’aurait-il pas pressenti et tracé (en petit, il est vrai) toute la politique du cardinal de Richelieu ?… M. Cousin, qui a été admis à voir les anciens portraits de la duchesse de Chevreuse chez M. le duc de Luynes actuel, lui paie son hospitalité {p. 449}en proclamant grand homme le chef de sa maison, comme s’il était, lui, M. Cousin, le hérault d’armes de la gloire. Il est même mieux que cela. À ses propres yeux, il a passé gentilhomme, presque Luynes ! Il disait l’autre jour, convaincu et aimable, et sous l’influence d’un bon dîner, au duc de Luynes : « Nous sommes, vous et moi, les seuls gentilshommes qui restent à cette heure ! » il ne disait pas : de notre Maison. Mais qui sait ? peut-être, il le dira… une autre fois. Ainsi la reconnaissance l’entraîne comme l’amour. Seulement ce n’est pas la reconnaissance qui lui fait prendre des tons de Bossuet… déplacé, à propos des événements les plus chétifs et les plus méprisables de l’histoire. « Le temps fait un pas ! s’écrie-t-il, la Fronde éclate ! l’ardente duchesse s’élance de nouveau de Bruxelles… Elle avait près de cinquante ans ! les années et les chagrins avaient triomphé de sa beauté, mais elle était encore pleine d’agréments… Elle avait trouvé un dernier ami dans le marquis de Laigues qu’elle aima jusqu’à la fin… (Enfin !) On n’attend point que nous la suivions pas à pas… »

Hélas ! il l’a bien trop suivie ! Il l’a suivie comme le petit chien d’Épicure aurait suivi les pas de Ninon, mais nous, nous ne le suivrons pas davantage. Arrêtons-nous ici. Nous avons hâte de sortir de ce bain d’eau de senteur dans lequel il nage. Sortons-en et essuyons-nous. M. Cousin, dans ce livre fadement exagéré sur les charmes de la duchesse de Chevreuse, nous fait l’effet de cette gravure qui est partout chez les coiffeurs et qui représente Héro, versant sur la tête de Léandre un pot de parfums. C’est M. Cousin qui est {p. 450}Héro : il ne se contente pas, ma foi, du ridicule d’être un Léandre ! Seulement il peut oindre tant qu’il voudra du parfum de ses éloges et de ses idolâtries la mémoire de Mme de Chevreuse, il ne la lavera pas. Il y perdra son savon. Elle restera souillée, et la pauvre Héro ne se noiera que dans… sa cruche !

Histoire de Madame de Hautefort §

V §

Après la grande dame corrompue, la femme vertueuse ! Après Mme de Chevreuse Mme de Hautefort ! La vertu a-t-elle porté plus de bonheur que le vice au talent actuel de M. Cousin ? Nous l’espérions pour l’honneur de la morale et du philosophe. S’il y avait eu, en effet, du talent dans le livre de Madame de Hautefort, s’il y avait eu de l’agrément et de la vie, c’est-à-dire seulement un peu de ce qui manquait complètement au pastel gris, froid et libertin de Mme de Chevreuse, cela nous eût fait l’effet caïman et sain du vice puni et de la vertu récompensée. Mais la vertu n’aura pas cette aubaine et cette joie. M. Cousin varie ses sujets, il ne varie pas sa manière. Il est toujours le même avec une désespérante unité. Au moins, s’il rata Grandisson, Richardson avait peint Clarisse. Mais le Richardson historique qui n’a pas rencontré de Clarisse parmi les Longueville, les Sablé, les Chevreuse, est aujourd’hui aussi froid et aussi ennuyeux que le peintre de Grandisson, en nous racontant la vertu d’une femme qui pour tout Lovelace eut… Louis XIII !

{p. 451}Ce que c’est que les philosophes ! Cette soi-disant vertu de Mme de Hautefort qui semble assez facile a paru immense à M. Cousin, et tout son livre en est l’exaltation, l’assomption et l’étonnement. Comment peut-on être Persan ? Comment peut-on être si vertueuse ? M. Cousin ne peut en revenir ! Pour ce fin connaisseur en psychologie dépaysé, Mme de Hautefort est une femme héroïque, — presque une sainte, parce qu’elle a résisté quand on ne l’attaquait pas, parce qu’elle n’a point cédé à la passion d’un homme qui embarrassa beaucoup moins les femmes de ses empressements qu’il ne fut embarrassé, par elles. Louis XIII, le contraire de son père, le Vert-Galant, n’a jamais essayé de soulever cette robe de femme, si légère à l’œil, mais qui pèse tant encore à la main du plus audacieux. Sous le règne de ce jeune Mélancolique, aussi farouche que le faon malade dans les bois, les femmes, longtemps blessées du sans-gêne qu’après les guerres civiles on s’était permis avec elles, se mirent à réagir contre les mœurs de mousquetaire, autorisées, par l’exemple du grand Henri, cette espèce de Louis XV-Rabelais, et pour cela elles se firent précieuses et dévotes. Le salon bleu de l’hôtel de Rambouillet fut élevé contre le corps de garde, monument contre monument. Les Précieuses, honnies depuis par les valets de Molière, génie positif qui comprenait fort peu le Royaume du Tendre, prirent la tête de cette réaction, et Mme de Hautefort fut l’une d’elles. Ce fut une des vertus à la mode d’alors. Figure pincée, précieuse enfin, — le mot dit tout, — mais dont la vertu n’était guère qu’une question d’épingles, et d’épingles qui n’auraient pas blessé à mort {p. 452}la main qui les eût fait tomber. N’est-ce pas elle qui, cachant une lettre dans sa gorge, disait à Louis XIII par défi : « Venez donc l’y prendre ! » Le roi fut plus vertueux qu’elle ; pour prendre la lettre, il se servit des pincettes d’argent du foyer. Certes ! une vertu aussi provoquante n’impose pas beaucoup à ceux qui savent de quels combats et de quelles magnifiques occasions de chute méprisées une vertu chrétienne se compose ; mais où M. Cousin aurait-il appris cela ?… Dupe des cérémonies d’une précieuse qui n’en faisait pas toujours, il nous donne un portrait de la pure Mme de Hautefort, plus grand que nature, parce que ce portrait (comme celui de Mme de Chevreuse dans un genre différent) est privé du fonds historique qui le supporte et qui l’expliquerait. Ainsi, dans le bien comme dans le mal, c’est toujours la même préoccupation personnelle et bornée, c’est toujours la même infirmité d’enthousiasme, c’est toujours le même égarement de la pensée, quand les squelettes des grandes dames du xviie siècle viennent passer leurs mains sur les cheveux blanchis de cette tête, amoureuse de fantômes et qui ne se possède plus !

VI §

Il n’y avait en effet que M. Cousin avec sa jocrisserie d’admiration pour les femmes quelconques de la haute société du xviie siècle, qui pût songer à prendre à part, dans un cadre taillé exprès pour elle, cette figure de Mme de Hautefort, insignifiante quand elle n’est pas {p. 453}désagréable, car cette prude orgueilleuse le fut avec Louis XIII, avec Anne d’Autriche. Elle manqua toujours du charme de l’intimité. Il est vrai que pour que sa collection fût complète, pour donner surtout un repoussoir vigoureux à Mme de Chevreuse, il fallait à toute force une vertu à M. Cousin. Marie de Hautefort, la quatrième enfant du marquis Charles de Hautefort, maréchal de camp des armées du roi et gentilhomme de sa chambre, était entrée de bonne heure dans la maison d’Anne d’Autriche. Elle faisait partie de l’escadron volant des filles de la reine (comme l’on disait depuis Catherine de Médicis), et c’est au milieu d’elles que le roi Louis XIII le Réservé la distingua pour son air de réserve, et, nous disent les mémoires du temps, pour sa rare beauté. C’était la beauté classique de l’époque : œil de velours bleu, cheveux blonds, incarnat aux joues et bouche en cœur ! Au xixe siècle, où la beauté physique, pour nous frapper, a besoin d’être si profondément individuelle, il n’y a plus que M. Cousin qui s’émerveille de cette beauté de vers hexamètre. Le portrait de famille qu’il a fait graver en tête de son livre doit, du reste, être ressemblant. Aux yeux froids des observateurs et non pas à ceux de M. Cousin, qui détaille trois fois ce portrait avec des friandises étranges pour le Salomon de l’Éclectisme, le nez et la bouche de Mme de Hautefort cachent une acidité secrète. Toute cette blonderie touche à l’aigre-doux. Louis XIII aimait les pies-grièches. On le comprend quand on regarde ce portrait. La première fois qu’il aperçut Marie de Hautefort, ce fut au sermon, parmi les filles de la reine, assises par terre à ses pieds, selon l’étiquette, et, {p. 454}touché de sa mine discrète, il lui envoya, pour s’asseoir, le coussin de velours fleurdelisé qu’il avait mis sous ses genoux. Seul détail gracieux de cet amour qui commença alors, mais qui resta voilé, jaloux, reprochant, presque maussade, seul parfum qui se dégagea de cette froide fleur de nénuphar, éclose sur un immense lac d’ennui ! Dans l’histoire de cet amour indécis et douloureux, M. Cousin le psychologue aurait dû nous éclairer Louis XIII, ce problème de cœur, cette énigme sensible, cette âme qui n’avait pas de sexe et qui demandait le sentiment, dans lequel s’absorbe la vie, aussi bien à Mme de Lafayette qu’à Mme de Hautefort, aussi bien à M. de Cinq-Mars qu’à Mme de Lafayette. Mais tout ce qui n’était pas Mme de Hautefort n’existe pas pour le peintre, absorbé, perdu dans la contemplation de son modèle. Que lui fait Louis XIII ? que lui fait Richelieu ? que lui fait Anne d’Autriche ? Mazarin ? la politique du temps ? les grandes choses enfin sur lesquelles la caillette qu’il adore marque son néant, non pas en relief, mais en creux ?

Tout cela n’existe pas pour lui. L’histoire descend bas sous sa plume. Le croirait-on ? mais vous pouvez lire ! Il passe son temps à dénombrer, Homère aveugle de cette Hélène, l’armée d’amoureux de la vertu favorite, que son amant finit par chasser, quoique la possession n’eût pas enterré son amour. Il compterait volontiers ; pour lui faire une gloire, le nombre des sonnets qu’on lui adressait, le nombre des ballets où elle figura ! Vous le voyez passer entre Benserade et le Père Lemoine, et il est moins brillant que le jésuite ! Ces diables de jésuites seront donc toujours les {p. 455}mêmes jusqu’à la fin ! En voilà un qui efface le grand philosophe, quand il s’agit de chanter Mme de Hautefort ! Espèce de Voiture en prose, goutteux et alourdi, M. Cousin ne quitte plus, page de soixante ans, le bataillon des filles de la reine. Il est de l’opinion des antichambres contre les grands résultats de l’histoire. Dans ce temps où Richelieu et Mazarin avaient contre eux les linottes coiffées, il n’y a rien, ce nous semble, de plus petit, de plus nauséabond, que cette conspiration des filles de chambre contre les hommes qui voulaient l’ordre dans la maison et la nationalité dans le pays. Cependant M. Cousin est du parti de Mme de Hautefort contre Richelieu et contre Mazarin. Laissons pour un moment le philosophe : les philosophes sont sujets à caution… de sagesse. Mais c’est un ancien ministre, c’est un homme qu’on appela politique et qui se crut homme d’État deux jours, c’est M. Cousin qui écrit respectueusement ces belles chroniques, qui ne les brusque pas d’un mot de mépris pour passer outre, mais qui s’y arrête et qui en ferait Volontiers des Commentaires non de César, mais de Laridon !!!

Voilà pourtant où il en arrive quand il s’agit de Mme de Hautefort. Il ne connaît plus rien. Les choses se renversent sous ses regards et dans sa conscience. Anne d’Autriche, la bonne reine, comme on l’appelait, cette gracieuse dévote (précisément l’opposé de Mme de Hautefort, qui était une dévoie disgracieuse), Anne d’Autriche est accusée ici de dissimulation atroce, de fausseté jusqu’aux larmes, parce qu’enfin, impatientée de cette éternelle cloche de reproches que lui sonnait aux oreilles Mme de Hautefort, elle finit, après des années de bonté, par la congédier. Le temps qu’avait {p. 456}vécu Louis XIII, — l’histoire le dira en termes sévères — Anne d’Autriche s’était laissé imposer par ses familiers et par ses domestiques une politique qui n’était pas celle de l’État. Quand Richelieu allait jusqu’à la hache pour en finir avec le mal et le couper dans sa racine, Anne soutenait une noblesse indocile qui cherchait partout, même dans le lit du roi, le point d’appui d’une grande révolte. Son cœur était plus espagnol que français. Elle manigançait de petites complications contre le grand homme qui était la tête de la France. Elles étaient là dans ses appartements, toute une oisellerie de bergeronnettes qui croyaient qu’on pouvait poignarder un ministre avec l’épingle de leurs cheveux. Cela faisait pitié. Lui, Richelieu, était obligé de dépenser son énergie contre des héroïnes de ruelles. Il voyait toutes ces poupées qu’il avait données à Louis XIII pour occuper son loisir jaloux, Mme de Hautefort, Mme de Lafayette et Cinq-Mars, devenir des poupées contre lui. Mais, lorsque Louis XIII eut cessé d’exister, Anne d’Autriche, sous l’influence de Mazarin qui continuait la politique du grand Cardinal son maître, changea tout à coup de visée, comprit la France et brisa avec ses amis, qui n’étaient pas ceux de la patrie. C’est un des plus beaux spectacles qu’on puisse contempler dans l’histoire que ce changement de ceux qui comprennent le pouvoir à mesure qu’ils le touchent et qu’il leur pèse ! Ce dessillement, cette lumière de la vérité, cette fonction qui grandit tout, l’objet qu’on voit et l’œil qui regarde, ce seau d’eau glacée que la Responsabilité jette à la figure de l’homme pour le calmer, toutes ces choses qui atteignent même les femmes, M. Cousin ne songe {p. 457}pas une minute à les admirer. Ce qu’il admire, ce n’est pas Anne d’Autriche, c’est Mme de Hautefort restant fidèle à ses amitiés, à ses illusions, à ses intrigues et à ses haines ; c’est Mme de Hautefort restant femme de chambre quand la reine Anne devient régente, la mère de Louis XIV, et que, l’esprit de la Royauté la soulevant d’elle-même, elle s’élève jusqu’au niveau des grandes vues et des grands hommes qu’elle avait longtemps méconnus !

Telle est l’aberration de M. Cousin. Des erreurs de son livre (et elles sont nombreuses) celle-ci est peut-être la plus grave, celle qui prouve le mieux l’affaiblissement, la ruine de l’esprit de l’auteur ! Tout n’a pas la même importance ni aux yeux de la Critique, ni aux yeux de l’Histoire. Que M. Cousin exagère les mérites de beauté physique ou de beauté morale d’une personne aussi insignifiante, aussi engloutie dans l’oubli que Mme de Hautefort, c’est une fantaisie ! la fantaisie d’un homme à qui son temps en permet et qui a la fatuité de la faveur publique ! Qu’il fasse de cette même Mme de Hautefort, cette rosière de l’adultère ébauché, une vertu sublime, parce qu’elle ne le consomma pas ; mais, simple distraction conjugale, l’agaça seulement en le caressant, c’est ignorance philosophique de la vertu et fraîcheur d’âme qui se prend à la première simagrée qu’on en voit ! Les grandes choses de l’histoire ne sont pas engagées là-dedans, comme dans la question où, à propos de la reine Anne et de sa camériste, une préférence est exprimée entre Richelieu et ses ennemis, entre Mazarin et la Fronde, entre la politique et l’intrigue. Lorsqu’on invente un roman dans l’histoire, le mal n’est pas bien grand, {p. 458}cela s’en détache bientôt et en tombe. L’Histoire ne se surcharge pas longtemps de nos billevesées. Mais quand un homme de l’autorité, usurpée, il est vrai, de M. Cousin, trouble à ce point la réalité et la moralité des choses historiques, il est évident qu’il peut fausser autour de lui les esprits faibles, et la Critique, qui jusque-là riait gaîment des livres imbécilement amoureux échappés à sa vieillesse, ne sourit même plus !

VI §

Quant aux billevesées de M. Cousin, celles-ci seront-elles les dernières ? L’auteur de Madame de Longueville, de Madame de Sablé, de Madame de Chevreuse, qui nous a filé depuis quelques années toutes ces belles histoires, est à la fin de son fuseau. Que pourrait-il prendre, en effet, et qui pourrait venir dans la galerie des types effacés et des figures décolorées qu’il aime à repeindre, après Mme de Hautefort, cette femme d’un effacement si complet ?… D’un autre côté, indépendamment du choix impossible d’un sujet de plus, M. Cousin sont sa propre faiblesse. Il est épuisé. Ce maigre livre de 161 pages l’atteste. L’haleine y manque à l’auteur comme s’il avait accompli le plus difficile des travaux d’Hercule, et il se sert de ce qui lui en reste pour nous lamenter des adieux de cygne mourant dans un style qui dépasse de beaucoup le ton de pipeau auquel il a, dans ce dernier ouvrage, ramené l’histoire. « Posons la plume, dit-il, et mettons fin à ces peintures d’une société à jamais évanouie et de {p. 459}femmes que l’œil des hommes ne reverra plus. Nous l’avouons, nous ne quittons pas sans regret cet aimable et généreux commerce. » (Généreux, pour qui ? est-ce pour lui qui a tant donné à ces femmes, ou pour elles qui lui ont si peu rendu en inspiration et en talent ?) « Soyez bénies, en nous séparant, muses gracieuses et grandes, qui m’avez montré la beauté véritable et dégoûté des attachements vulgaires. C’est vous qui m’avez appris à fuir les sentiers de la foule et, au lieu d’élever ma fortune, à tâcher d’élever mon cœur. » Il a été ministre, pair de France, professeur, à quoi a-t-il donc renoncé ? et que pouvait-il être encore ? « Grâce à vos leçons, je me suis complu dans une pauvreté fière. » Ceci rappelle le mot de M. Loëve-Veimar : « M. Cousin sait se frapper, comme Caton… dans une position gratuite. J’ai perdu sans murmurer tous les prix de ma vie (avec le 2 décembre !) et j’ai été trouvé fidèle à une grande cause (laquelle ? hélas !) aujourd’huiabandonnée, mais à laquelle est promis l’avenir (c’est ce que nous verrons !). Soutenez-moi (muses gracieuses !) dans les épreuves suprêmes qui me restent à traverser. Contemporaines de Descartes, de Corneille, de Pascal, de Richelieu, de Mazarin, de Condé, Anne de Bourbon, Marie de Hautefort, Marthe du Vigean, Louise-Angélique de Lafayette, etc. (vierges, patronnes et suppliantes auprès de Dieu !) âmes aussi fortes que tendres qui, après avoir jeté tant d’éclat, avez voulu vous éteindre dans l’obscurité et le silence ; enseignez-moi à sourire comme vous à la solitude, à la vieillesse, à la maladie, à la mort ! Disciples de Jésus-Christ (Mme de Chevreuse !), joignez-vous à son {p. 460}précurseur sublime (est-cesaint Jean-Baptiste ou Platon ?) pour me répéter, au nom de l’Évangile et de la philosophie (c’était Platon), qu’il est bien temps de renoncer à tout ce qui passe, et que la seule pensée qui me soit désormais permise est celle de quelques travaux utiles, du devoir et de Dieu ! »

Quoiqu’un peu long, nous avons cité entièrement ce morceau curieux qui a la prétention de clore à la Bossuet le livre léger et idyllique de M. Cousin sur Mme de Hautefort. Nous l’avons cité, non seulement parce que c’est une promesse de silence sur des sujets qui ont trop longtemps écœuré le goût public, mais aussi parce que ce morceau est certainement de solennité déplacée, de méconnaissance de soi-même, de manque de proportion entre le ton qu’on a et les choses dont on parle, un des fragments les plus comiques qu’ait jamais écrits M. Cousin, ce grand comique sérieux, ce Bossuet de Mme de Hautefort, qui sera son muet désormais (et tant mieux !) et qui porte à la philosophie les restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint. Ce comédien de style et de ton, ce comédien plus que comédien, car ici il s’élève jusqu’au saltimbanque, cet évêque épicurien, bénissant les Muses et fermant le cycle de ses travaux sur les saintes femmes profanes du xviie siècle par une canonisation mythologique, n’est-il pas, en effet, le spectacle de la bouffonnerie la plus magnifique et la plus inattendue ? L’amour des grandes dames, si exalté qu’il ait été, n’est cependant pas assez désintéressé dans M. Cousin pour que le vieil homme puisse s’oublier entièrement auprès d’elle, et pour qu’au moment même {p. 461}de les quitter il n’embaume pas son propre passé dans le leur ? Tel est surtout le secret de ce nunc dimittis qu’il entonne à la fin de ses consécrations historiques. Ce n’est pas, comme celui du vieux Siméon, le nunc dimittis de l’espérance, c’est le nunc dimittis du regret sur des femmes comme l’œil des hommes n’en reverra plus. Les tristes adieux de M. Cousin ne s’adressent pas qu’à des tombes chaque jour plus enfoncées et moins visibles dans la poussière du passé, mais à des choses plus contemporaines… Sous leur forme presque religieuse et si soudainement éjaculatoire, ces solennels adieux s’adressent aussi à la tribune, au Conseil d’État et à tout ce monde parlementaire que M. Cousin trouve ingénieusement le moyen de rappeler plusieurs fois dans un livre sur Mme de Hautefort ! C’est ainsi que l’homme politique et le philosophe reparaissent tout à coup au moment où l’on devait, à ce qu’il semblait, le moins s’y attendre, et quand on les disait l’un et l’autre depuis longtemps morts de volupté dans les biographies d’alcôves d’où, si nous l’en croyons, M. Cousin sortirait enfin pour jamais !

Mais en sort-il réellement ? Ne recommencera-t-il plus ?… Est-ce bien la dernière histoire de cette plume vouée aux panégyriques féminins ? Malgré l’épuisement, malgré le chant du cygne, nous ne croyons pas à ce parti pris de la retraite chez M. Cousin, à cette dignité tardive du silence, qui serait pour le libertin intellectuel et rétrospectif la meilleure expiation des péchés qu’il a dû ébaucher, en nous écrivant ses histoires, — comme Mme de Hautefort commençait l’adultère, car elle ne le finissait pas ! Il y a plus, M. Cousin le croit lui-même ! « Encore quelques mots sur Mme de {p. 462}Longueville (nous dit-il en finissant son histoire de Mme de Hautefort), et nous aurons dit adieu à ces rêves de notre loisir que caressa notre jeunesse et qui nous ont accompagné jusqu’au terme de notre âge mûr. » C’est à faire trembler ! Les quelques mots dont il parle ont-ils été dits ? Sont-ils à dire encore ? Serait-ce là une prudente réserve, posée à l’avance, pour revenir sans trop de lâcheté et d’inconséquence à des sujets irrésistibles, plus forts que la volonté et que la pensée ?… Les hommes à femmes ne se corrigent jamais, et M. Cousin est le Hulot des femmes du xviie siècle. Si après l’insignifiante Mme de Hautefort il n’est guère possible de descendre, M. Cousin trouvera toujours bien, à ce niveau d’intérêt et de moralité, des femmes plus ou moins charmantes, dont il continuera de nous vanter les vices… ou même les vertus !

Il mourra comme le bonhomme Hulot.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE DES HISTORIENS POLITIQUES ET LITTÉRAIRES.