Jules Barbey d’Aurevilly

1890

Les œuvres et les hommes : XII. Littérature étrangère

2015
, Jules Barbey d’Aurevilly, Les Œuvres et les Hommes, 2e série, tome XII : Littérature étrangère, Paris, A. Lemerre, 1890, VIII-403 p. PDF : Gallica
Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Préface1 §

Il faudrait peut-être rappeler ici que nous avons mis le nom du xixe siècle à la tête du livre intitulé : « Les Œuvres et les Hommes ». Quoique la littérature française tienne pour nous, Français, la plus large place dans la littérature de notre temps, et que cet ouvrage soit plus particulièrement consacré à la littérature française, cependant, quand, dans les autres littératures contemporaines, marquera, à tort ou à raison, une œuvre ou un homme, nous les regarderons par-dessus leur frontière… À quoi bon, d’ailleurs, parler de frontière ? L’originalité des races et des institutions n’est plus. Malheur énorme pour l’imagination ! à une certaine hauteur, toutes les sociétés se ressemblent. Quand on dit : littérature Française, littérature Anglaise, littérature Russe, etc., peut-être n’est-il plus temps d’entendre que LITTÉRATURE EUROPÉENNE, tant, à l’exception des langues, qui entreront aussi un jour dans la mêlée universelle, les littératures modernes sont en train de faire de l’unité monstrueuse dans leurs conceptions et leurs manières de sentir !

Shakespeare §

I2 §

Dans le travail entrepris par François-Victor Hugo, à l’éternel honneur de sa jeunesse, ce qui m’étonne et ce que j’honore le plus, ce n’est pas l’enthousiasme qui l’a commencé, mais la volonté qui l’a continué. C’est ici le contraire du mot de Turgot sur Christophe Colomb : — « Ce que j’admire le plus en lui, — disait-il de ce découvreur de monde, — ce n’est pas d’être arrivé, mais c’est d’être parti ! » François Hugo n’était pas arrivé encore, que l’on pouvait affirmer qu’il arriverait. Le chemin qu’il a fait mérite d’être apprécié dans les difficultés qu’il a surmontées, et ces difficultés né sont peut-être pas, quand on y réfléchit, là où l’imagination a coutume de les chercher. En effet, qu’un jeune homme, doué de facultés ardentes, enivré de Shakespeare et ayant entrepris de le traduire, ait la main plus ou moins heureuse dans l’interprétation de chefs-d’œuvre devenus, à force d’être des chefs-d’œuvre, des lieux communs sublimes pour l’universelle intelligence, comme Hamlet, Othello, Macbeth, Richard III, ce n’est pas merveille. Mais il n’y a pas, dans Shakespeare, que de ces œuvres rayonnantes dont le rayonnement force tout. Il y a des œuvres moins fortes et moins souverainement lumineuses, où le sublime déborde moins et n’est plus tel que, comme une flèche, intensément lancée, qui atteint un homme à travers un autre homme, il passe à travers traduction et traducteur quelconques. Il y a enfin dans Shakespeare des œuvres excessivement belles encore, mais où le traducteur est tenu d’avoir d’autant plus d’habileté que son auteur a moins de génie.

Le génie est toujours une clarté ! C’est un miracle de lumière ! Pour peu qu’on ne soit pas un cuistre, on entend aisément et on peut traduire toujours bien ce qui est de pur génie ; car le génie, comme le feu, brille malgré tout, et, comme le feu, dévore tout obstacle, même celui d’une langue opaque, mal maniée par un traducteur. Il n’y a que les choses qui appartiennent au talent relatif, discutable, faillible, avec ses nuances, ses finesses, ses rétorsions, ses complications, — savantes, si on veut, mais qui ne sont pas, après tout, la grande et incontestable force ; — il n’y a que ces choses qui soient vraiment d’une interprétation difficile et qui aient besoin de l’habileté profonde et exercée d’un traducteur.

Eh bien, ces choses-là l’ont eu au moins dans les six premiers volumes ! Nous verrons pour les autres après ceux-ci. À côté d’Hamlet, de Richard III, d’Othello, de Macbeth, traduits en ces six volumes, auxquels l’imagination et la curiosité vont d’abord et qui sont le plus beau bleu du ciel de Shakespeare, il s’y trouve des pièces de théâtre moins radieuses, qui suffiraient cependant à la gloire d’un homme qui ne serait pas Shakespeare, et avec les difficultés desquelles François Hugo s’est noblement colleté… Le mérite du traducteur, qui est un mérite volontaire, continu, modeste, courageux, une vertu encore plus qu’un talent, a été le sien, et pourquoi ne pas le dire ? un mérite qu’on n’attendait pas de celui qui, dix ans auparavant, écrivait l’Événement. Il n’y avait pas que la jeunesse qui dût porter à la tête du fils de Victor Hugo… cette jeunesse qui se surfait toujours, et qui nous fait croire, comme disait Chateaubriand dans René, « qu’à chaque respiration de nos poitrines, nous sommes de forcé à créer un monde » !

Eh bien, voilà ce que François Hugo n’a pas cru ! Il a mieux aimé s’occuper d’un monde créé que de nous en créer un. À l’âge où l’on flambe encore d’ambition folle, il a mieux aimé aller en second qu’aller en premier. Il est vrai que celui-là qu’il suit est Shakespeare ! Et quand je dis qu’il le suit, j’aurais mieux dit qu’il le précède, puisqu’il l’amène et l’introduit chez nous, puisqu’il présente le grand génie anglais à la littérature française, lui faisant honneur de notre langue et faisant honneur à notre langue du génie de Shakespeare. Chose modeste, mais hardie pourtant, et qui peut devenir éclatante. Les hérauts d’armes, qui marchaient jadis devant les Rois, étaient presque toujours des jeunes gens. Il sied à la jeunesse de François Hugo d’être le héraut de Shakespeare, et si c’est de la modestie que de mettre en le traduisant un peu de la splendeur de ce grand homme sur son nom, c’est de la modestie vaillante et intelligente, à laquelle la gloire pourrait bien payer un jour gracieusement son prix de vertu !

II §

Et de fait, ce sera Shakespeare, chez nous, pour la première fois ; ce sera Shakespeare, qu’en réalité et en intégralité nous n’avions pas. On avait essayé de l’y mettre, mais par morceaux. Là les bras de ce fort, là le torse ; mais pour juger Shakespeare, il le faut tout entier. Or, les traductions qu’on avait, infidèles quand elles n’étaient pas incomplètes, ne le donnaient pas tel qu’il est, dans la plénitude et l’accomplissement de son génie. On avait celle de Le Tourneur, un normand qui aimait l’énergie et un prêtre ; — car il fallait être prêtre au xviiie siècle pour se risquer à traduire le barbare ivre que Voltaire, qui faisait tout trembler de sa plaisanterie, avait bafoué.

Ce voleur de l’auteur d’Othello, qui lui avait pris son magnifique Jaloux pour le mettre en Turc et en faire Orosmane, afin qu’on ne le reconnût pas, ne permettait guère qu’on vantât de son temps celui qu’il avait osé nommer Gilles ; et de la bande de philosophes qui obéissaient à son grelot et tenaient l’opinion de la France esclave, Diderot seul, le débraillé de naturel et de déclamation, avait eu le front d’écrire cette phrase superbe et cynique : « Moi, je ne comparerai Shakespeare ni à l’Apollon du Belvédère, ni au Gladiateur, ni à l’Antinoüs, ni à l’Hercule de Glycon, mais au saint Christophe de Notre-Dame, colosse informe, grossièrement sculpté, mais dans les jambes duquel nous passerions tous sans que notre front touchât à ses parties honteuses. » Mais, comme on le voit, cette phrase ambitieuse et fausse, quoiqu’elle voulût être plus juste que tout ce qu’on disait alors, prouvait que Diderot lui-même ne connaissait pas tout Shakespeare dont le colossal disparaît précisément quand on l’a tout entier sous le regard, dans la perfection de son harmonie. Certes ! Le Tourneur n’était, lui, ni un écrivain comme Diderot, ni un linguiste, ni un poète, mais il avait lu Shakespeare ; il le connaissait ; et il y avait en lui je ne sais quel instinct qui ne manquait ni de grandeur ni de force.

Défié par le formidable génie saxon, qui l’attirait et faisait pétiller son vieux sang normand, il prit corps à corps le terrible texte de Shakespeare, et il y trouva un Hastings… en sens inverse. Ce fut le normand qui fut battu, et à plate couture ; car la traduction de Le Tourneur est plate souvent, plus souvent amphigourique. Mais, si mauvaise qu’elle soit, elle n’a pas peur de l’énergie du barbare ; et quoiqu’on n’y voie plus les lignes de ce beau et puissant génie, plus civilisé et plus artiste, comme je le prouverai prochainement, que ceux-là qui parlaient de lui, perdues qu’elles sont sous le fatras du traducteur, comme la statue d’un dieu tombée et engloutie dans la fontaine vaseuse des crocodiles, on y a cependant conscience des tressaillements de ce génie qui vit encore, quoique massacré, et tellement que les Anglais eux-mêmes ont retraduit dans leur langue ces morceaux curieux de Le Tourneur, inspirés de Shakespeare plutôt que traduits de Shakespeare. C’est cette traduction de Le Tourneur qui fut reprise, avant 1830, par A. Pichot et Guizot, lesquels la rendirent plus correcte, plus propre, plus claire au sens français et plus littéraire au sens universitaire de ce mot. Ce fut une toilette, une vraie toilette doctrinaire ; et pour Shakespeare qui disparaissait sous cette expression à laquelle manquaient l’intrépidité de la couleur et la témérité de la vie, c’eût été une toilette de condamné à mort, si une traduction pouvait tuer Shakespeare, et si, dans la plus détestable de toutes, il n’y avait pas quelque chose qui résiste et qui dit qu’il y a là un immortel !

C’est ce quelque chose qui résiste au meurtre de toutes les traductions, quoi qu’elles puissent être, c’est cette survivance du génie passionné du grand poète anglais à travers les effacements de A. Pichot et Guizot, qui devait tenter ceux qui aiment Shakespeare, et, en le traduisant, veulent nous le faire aimer. Aussi recommença-t-on de le reproduire comme si de rien n’était, en vers et en prose. Les traductions en prose demeurèrent obscures, mais celles qui étaient en vers jetèrent plus d’éclat, et parmi elles, on n’a pu oublier l’Othello d’Alfred de Vigny, ce marbre exact comme un plâtre et coloré comme la vie, — et quelques scènes de Roméo et Juliette, par Émile Deschamps, « aussi fraîches que la jeunesse et le printemps dont ce drame est fait », a dit Coleridge.

Seulement, poésies ou prose, ce n’étaient là que les fragments d’un tout, qu’une traduction, qui visait aux intérêts composés de la gloire, ne pouvait et ne devait pas briser. C’est dans cet état de choses en France, quand, la renommée et l’influence de Shakespeare grandissant par toute l’Europe, les livres de critique s’accumulaient sur son génie, ses procédés, son art, sa science encyclopédique et infuse, sa philosophie et jusque sur sa médecine (la médecine de Shakespeare !), c’est alors, dis-je, que François Hugo se promit de donner à son pays la traduction que Schlegel avait donnée au sien. Du reste, ainsi qu’il l’a écrit dans une des préfaces des six premiers volumes à la décharge de A. Pichot et Guizot, il n’y avait peut-être qu’après 1830 qu’on pouvait traduire Shakespeare dans une langue renouvelée, qui ne fût ni celle de Racine, ni celle de Voltaire, ni celle de ce pauvre Ducis, qui, avec un talent bien voisin du génie, n’avait pu rompre cette toile d’araignée de la vieille expression classique et y était mort étouffé.

François Hugo a la fantaisie d’appeler cette langue la langue révolutionnaire, mais les révolutions qui nous ramènent au passé, sachant où elles vont, ne doivent pas porter le même nom que celles-là qui nous poussent vers l’avenir avec des mains d’aveugles. La langue de cet avenir vers lequel nous dérivons, je l’ignore et ne m’en soucie, mais je sais très bien que le mouvement d’idées et de critique de 1830 nous fit retrouver la langue perdue du xvie siècle, la seule dans laquelle on pût bien traduire le plus grand poète que le xvie siècle ait produit !

Mais s’il la nommait mal, cette langue nécessaire à une traduction de Shakespeare, François Hugo la comprenait et pouvait la parler. J’ai dit, en rappelant plus haut l’Événement, ce que jusque-là avait été François Hugo : — rien de plus que le fils de son père, comme Louis Racine l’avait été du sien. Le fils de l’auteur d’Athalie écrivit le poème de la Religion ; le fils de l’auteur de Notre-Dame-de-Paris et de la Préface de Cromwell faisait des romans et tirait les derniers coups de feu inutiles de cette guerre de 1830 terminée, et à laquelle son père avait pris une si éclatante et fière part. Fils de ce poète exagéré, mais grand, qui, espagnol par le génie et par la moitié de son sang, et infidèle à l’un et à l’autre, semble présentement un contre-sens dans l’ordre de l’intelligence et fait l’effet du Cid qui aurait renoncé à la croix, François Hugo, dans son orgueil filial, dut croire que ce grand romantique Shakespeare était un peu de ses ancêtres, et il se mit à le traduire dans la langue renouvelée par son père, et, transmission mystérieuse en laquelle je crois ! influence de la race sur les familles bien faites ! il le traduisit de manière à ce que son père lui-même, qui le regardait écrire par-dessus son épaule, bien souvent n’aurait pas fait mieux.

III §

Telle est la vérité et tel est l’éloge. Je ne dis point en termes formels : la traduction intégrale de Shakespeare entreprise par François Hugo est-elle, absolument parlant, le chef-d’œuvre que mérite Shakespeare et que l’on désirerait qu’elle fût ? Est-elle pure de tout contresens, cet écueil inévitable de toute traduction ? Est-elle même conçue et réalisée dans un système de traduction irréprochable ? Le mot à mot hardi, mais pénétrant, mais qui nous donne le sens profond, incompatible et péremptoire, qui fait enfin d’une traduction autant que possible la chose indigène, le mot à mot y est-il maintenu avec le despotisme d’une vérité ? N’y est-il pas sacrifié souvent au tour et à la périphrase, ce brut mot à mot qui n’en va pas chercher si long et qui nous en dit tout de suite bien plus ?

Que de questions il y aurait eu à poser à François Hugo ! Ce fils d’un homme qui a relevé le nom propre, le mot cru, le terme concret, devant l’expression abstraite, vague et académiquement décente, ce jeune homme qui veut que la langue retrouvée du passé soit une langue révolutionnaire, n’a-t-il pas eu parfois la faiblesse de se montrer ici plus littéraire qu’interlinéaire, quand c’est interlinéaire qu’il fallait ? Non ! il faut abréger et je dis : la traduction de François Hugo, dont ces premiers volumes sont la fleur et mieux que la promesse, à supposer qu’il l’achève avec le soin de ces six volumes, sera évidemment une œuvre capitale, qui honorerait tout homme, quel qu’il fût, et avec laquelle la Critique et la littérature seront obligées de compter.

Écrite dans la langue colorée, pittoresque, expressive de la tradition romantique, elle permettra enfin de juger Shakespeare dans son originalité, pour les Français qui ne savent pas l’anglais, presque entièrement inconnue. Cette traduction, qui demande dans celui qui l’a faite le don le plus rare, en ces temps de volonté molle et d’haleine courte, — la persistance, — est, de longueur et de largeur, un monument, et tout monument devient, tôt ou tard, le piédestal de celui qui l’a élevé. Seulement, s’il y a du fils de l’auteur de Ruy Blas, et si nous aimons à en trouver dans le texte vigoureux et éclatant de la traduction, pourquoi faut-il que hors de la traduction, hors la plastique de cette forme donnée au sens compris de Shakespeare, il y en ait encore, mais pour cette fois-ci, vraiment trop !

En effet, la traduction de François Hugo est précédée de préfaces qui m’en rappellent d’autres, et que j’eusse mieux aimé ne pas y voir. Il eût été plus viril, selon moi, et plus fier, de publier sa traduction dans sa simplicité toute nue, et de ne vouloir être que par Shakespeare, ce qui est déjà une grande manière d’exister. Mais le jeune homme en François Hugo pouvait-il résister à nous dire aussi, comme tout le monde, son petit mot dans cette pluie de mots qu’on nous crache de partout sur Shakespeare ? Seulement ce petit mot devait être plus neuf pour pouvoir être remarqué. Ici, le désir de se montrer critique a entraîné

François Hugo, qui nous fait des rapprochements déjà connus entre les pièces de Shakespeare et les Nouvelles du temps où il les prenait, car ce sculpteur prenait partout son marbre, et qui nous analyse des pièces qu’en tournant la page on peut lire.

Qu’on me passe le mot (un romantique ne s’en fâchera pas !) je trouve que François Hugo tripote un peu trop Shakespeare dans ses préfaces… Il s’est d’abord mis en visée de lui donner un cadre et de timbrer chaque volume de l’étiquette d’une idée à laquelle Shakespeare certainement n’a jamais pensé. Nous avons le volume des Jaloux, celui des Tyrans, etc., etc., ce qui donne au spontané Shakespeare, le génie le plus genuine, comme dit sa nation, le plus jaillissant de la sombre profondeur humaine infinie, quelque chose de systématique et d’organisé très contraire à la libre production de cette merveilleuse pensée. Et encore cela ne serait rien qu’une suite de formules inutiles, si, derrière l’étiquette de ces diverses idées, il n’y avait pas la pensée générale, et très fausse à mes yeux, d’un enseignement que voulait exercer Shakespeare !

François Hugo se le demande à plusieurs reprises : « Quel enseignement (ce sont ses termes) Shakespeare voulait-il exercer sur les masses ? » C’est parler un peu comme à l’Événement. L’idée d’enseigner est une idée et un pédantisme modernes, et le naïf Shakespeare, qui n’était réfléchi que pour combiner des effets de beauté plus grands ou d’un plus poignant pathétique, ne pensait pas plus à l’enseignement qu’il ne pensait aux masses, qui n’étaient pour lui que son parterre et lui-même. Lui surtout ! car les hommes de génie auscultent les autres sur leur propre cœur, et tous les parterres de l’humanité et de la postérité étaient pour Shakespeare dans les six pouces de sa poitrine !

Ce n’est pas tout. Comme on ne s’arrête plus, une fois sur la pente, cette idée d’enseigner, en se développant, se modifie et devient bientôt celle de juger, et le professeur Shakespeare devient le juge Shakespeare, sous la plume de François Hugo, une espèce de lord justicier, de haut shérif intellectuel d’Angleterre. « Quand — dit-il — il met le sceptre aux mains d’un jaloux, c’est un argument qu’il a combiné contre l’absolutisme politique… » Quand il proclame la légitimité de l’amour (Peines d’amour perdues), c’est qu’il condamne du haut de son tribunal idéal la vierge hypocrite qui régnait de son temps en Angleterre… On regrette tout cela devant une œuvre si sérieuse, et tout cela, j’oserai l’appeler, moi, de la puérilité grandiose sucée avec le lait par François Hugo dans la maison paternelle.

Eh bien, le dévouement filial ne doit pas aller jusque-là ! Il ne doit point faire écrire des phrases de ce calibre, facile à reconnaître, en parlant de la Reine Élisabeth : « Cette marquise de Rambouillet qui avait pour ruelle l’alcôve impériale, cette femme savante ayant pour canif le glaive et le globe pour serre-papier, régnant non sur des cuisines, mais sur un empire, dirigeant non un ménage, mais une société, et donnant des ordres non pas à Martine, mais à tout un peuple. À ce bas bleu qui porte la jarretière d’Édouard III, prêtez tous les travers féminins que Molière a dénoncés : la pruderie d’Arsinoé, la minauderie de Cathos, la vanité de Bélise, l’afféterie d’Armande et la violence de Philaminte, grandies de toute la hauteur des Tudor. » Et le rapprochement et l’antithèse marchent ainsi jusqu’à épuisement.

Ce sont là certainement des méthodes de style et des procédés de famille qu’on peut, sans être dénaturé, oublier. On peut très bien oublier aussi des propositions de ce lyrisme : que « les anges sont des êtres immortels, n’ayant jamais failli, et condamnés à une béatitude sans fin » ; et que « Dieu est perdu dans l’infini », absolument comme un pauvre homme ! taches que j’aurais fait sauter en arrachant l’étoffe, si j’avais été François Hugo ; car je supprimerais mes préfaces et me contenterais d’une traduction où des choses pareilles ne se trouvent pas, grâce à Shakespeare ! je me contenterais du souci de ce service rendu à la langue et à la littérature françaises ; car l’un des plus purs et des plus nobles, c’est d’emménager une magnifique et difficile œuvre étrangère dans la langue et la littérature d’un pays.

IV3 §

Le VIIe volume, étiqueté, comme les autres, de ces singulières étiquettes dont François-Victor Hugo se donne la torture et que nous lui avons vainement reprochées, contient Antoine et Cléopâtre et Roméo et Juliette, qu’il appelle pompeusement : les Amants tragiques. Ils sont fort tragiques en effet.

Mais ce qui est presque comique, c’est le sérieux avec lequel François-Victor Hugo exécute cette puérilité de mettre aux œuvres de Shakespeare des titres auxquels Shakespeare n’a jamais pensé, et qui, d’ailleurs, ont pour effet sérieux d’égarer l’esprit sur les procédés de composition du grand poète. Le génie libre et si prodigieusement spontané de Shakespeare est aussi profondément antipathique aux divisions arbitraires qu’on en fait que pourrait l’être l’Océan aux bouteilles dans lesquelles on voudrait enfermer ses vagues resplendissantes, pour en faire mieux admirer l’azur, au lieu de les laisser tranquillement déferler sur la grève immense !

Il n’y avait guères qu’un ordre à suivre dans la traduction des œuvres de Shakespeare, c’était l’ordre chronologique, le seul qui mette bien l’œuvre d’un homme dans sa véritable lumière et nous donne les développements successifs de son génie. L’ordre chronologique est comme une sorte de biographie de la pensée… Malheureusement cet ordre manque entièrement pour Shakespeare, ce poète moderne aussi peu connu qu’un Ancien, dont nous ne sommes séparés que par les quarante-huit heures de deux siècles, mais qui, en bien des choses, est, pour nous, aussi mystérieux que s’il était reculé et enfoncé dans l’ombre du temps.

Trop au-dessus de son époque pour en être bien vu et la préoccuper, car l’ingratitude des hommes n’est souvent que de la distraction ou de l’inintelligence, Shakespeare fut moins méconnu qu’inconnu de son siècle. Rose restée cent ans en bouton, sa gloire n’a fleuri dans toute l’ampleur de sa corolle que vers la fin du siècle dernier, mais depuis qu’elle ombrage la terre, depuis que, comme l’a dit Emerson, je crois, tout le monde intellectuel s’est shakespearisé, les critiques en masse se sont abattus sur le grand mûrier des bords de l’Avon pour en déchiqueter les feuilles gigantesques sous leurs analyses. Et parmi les critiques plus ou moins profonds, plus ou moins ingénieux, mais certainement mieux inspirés que François-Victor Hugo, les uns ont cherché à rétablir l’ordre chronologique dans les œuvres de Shakespeare, comme d’autres ont cherché à préciser les connaissances, l’éducation la religion de Shakespeare.

Seulement, soins perdus, efforts inutiles ! ces différents travaux n’ont abouti à aucun résultat certain, même un des meilleurs, et peut-être le meilleur des critiques de Shakespeare, le poète Coleridge, qui a essayé plusieurs fois, avec une patience de Pénélope qui attend Ulysse, de reconstituer cet ordre chronologique, n’a pu nous éclairer par ce côté-là ce phénomène de production qui fut Shakespeare, dont la personnalité ne se démasqua jamais de son génie et qui est resté impénétrable pour son propre compte à travers le monde de personnages qu’il fit si merveilleusement parler !

V §

C’est Hazlitt qui le premier, si je ne me trompe, dans cette absence d’ordre chronologique, affirma que Roméo et Juliette devait être une des pièces de la jeunesse de Shakespeare. Mais si c’est là plus qu’une manière de dire pour exprimer vivement l’éclat juvénile et la suavité de cette œuvre dont le coloris n’a pas plus vieilli que l’aurore, si le mot de Hazlitt a la prétention d’être précisément la date qui manque et l’éclair qui nous l’apporte, je repousse ce mot qui fait le sagace et qui n’a pas de profondeur. La jeunesse des grands poètes ne se compte pas aux boucles brunes de leurs chevelures, mais aux forces, parfois tardives, de leur pensée. C’est quand ils sont le plus en possession de leur pensée qu’ils sont le plus jeunes, les grands poètes ! et Milton, avec ses yeux devenus deux trous d’ombre sous son front blanchi, est plus jeune certainement pour créer et chanter son Ève que quand l’Italienne qui passait s’arrêta pour le voir, dormant sur le gazon, plus beau, aux rayons du soleil, que l’Endymion antique aux molles lueurs de la lune, et qu’elle lui laissa les vers charmants écrits sur ses tablettes : Occhi, stelle mortali, si chiusi m’uccidite, aperti, che farete ? « Yeux, étoiles mortelles, si fermés vous me tuez, ouverts, que feriez-vous ? »

Non seulement Hazlitt ne s’est pas rappelé le vieux lieu commun sur l’éternelle jeunesse des poètes, mais il a oublié bien plus : il a oublié que les poètes n’ont jamais plus de jeunesse et de puissance dans le talent que quand ils n’ont plus ce qu’ils chantent, que ce soit la force de la vie, l’amour, la beauté ou la lumière ; qu’ils aient les yeux crevés ou le cœur percé de la flèche de l’irréparable, — de la flèche qu’on n’en retire plus ! Il a oublié enfin que ce qui fait en ce triste monde donner tout ce qu’il contient au génie, c’est toujours le regret et le désespoir. Erreur étonnante pour un critique de la portée de Hazlitt, et qui l’a conduit à une autre : c’est que Roméo et Juliette est la seule histoire d’amour que Shakespeare ait écrite, comme si Shakespeare n’avait pas écrit Othello.

Non ! ce n’est pas parce que Roméo et Juliette est l’œuvre la plus fraîche de sentiment, la plus rose de couleur, la plus tendre dans sa mélancolie, que Shakespeare dut être nécessairement, quand il l’écrivit, jeune de l’ordinaire jeunesse des hommes. C’est peut-être quand il fut vieux. L’amour, la jeunesse, les premières ivresses de la vie, tout cela est si beau quand tout cela n’est plus, tout cela s’empourpre tant en nous quand le noir de la nuit nous tombe sur la tête, qu’il n’est pas dit que cette Juliette et ce Roméo, ce groupe exquis et très certainement le plus pur que le Génie humain ait produit pour exprimer l’Amour partagé, n’aient pas une beauté plus grande que la simple beauté de la vie : — la beauté divine des fantômes !

Shakespeare, qui peut-être pleurait sa jeunesse, l’a revue, et dans sa pensée il a fait du Shakespeare disparu le Roméo immortel, comme peut-être aussi a-t-il fait sa Juliette de quelque autre poussière tombée, mais ramassée et fidèlement gardée dans le creux de son pauvre grand cœur.

Pour moi, je ne croirai jamais que la jeunesse peigne ainsi la jeunesse, que le bonheur peigne ainsi la félicité, et si je n’avais pas dans mon âme la certitude que, comme tout véritable grand homme, Shakespeare a dû cruellement souffrir de la vie, je n’en douterais plus après avoir lu Roméo. Tant de suavités ne peuvent sortir que d’une angoisse ! Depuis qu’il existe des peintres, n’est-ce pas toujours sur une palette noire que se broie le rose le plus doux ? L’éclat de ce rose charmant, fait avec du sang, étendu dans des larmes, n’a pas échappé à l’œil de Coleridge, qui a signalé, comme un poète, l’œuvre du poète, ici le plus adorable de tous :

« Roméo et Juliette, — dit-il, — ce n’est que printemps et jeunesse ! C’est la jeunesse avec ses folies, ses vertus, ses impétuosités ; le printemps avec ses parfums, ses fleurs et leur promptitude à mourir (transiency, dit délicieusement la langue anglaise). Roméo et Juliette, c’est la même floraison de jeunesse et de printemps qui s’épanouit depuis le commencement jusqu’à la fin de cette œuvre tout à la fois riante et mélancolique, pure et passionnée.

« Et de fait, chez les Capulet et chez les Montaigu, les vieillards ne sont pas des vieillards comme les autres vieillards. Ils ont la chaleur du cœur ; la vivacité, la véhémence, et sous leurs neiges, chaudes comme la lumière, tous les essors et toutes les qualités du printemps. Roméo, lui, avec son changement de passion, son mariage soudain, sa mort cruelle, a toutes les magnifiques violences de la jeunesse, tandis que l’amour de Juliette, aux mélancolies et aux tendresses de rossignol, unies à la volupté de la rose, commence dans la fraîcheur d’une matinée de printemps et meurt avec la langueur embrasée d’un ciel d’Italie ! »

Tel est, en effet, — caractérisé en maître et par un maître, — ce chef-d’œuvre si particulier de Roméo et Juliette, dans lequel Shakespeare, le Michel-Ange anglais, a, pour la première fois, vaincu Corrège. Et ce touchant et ensorcelant chef-d’œuvre de Juliette et de Roméo, ce n’est pas la tragédie qui intervient pour l’accomplir et pour le terminer, non ! ce n’est pas cette tragédie, toute pathétique qu’elle soit, qui peut nous étonner dans ce père de tant de tragédies, dans ce remueur de choses terribles, qui les pousse pêle-mêle du pied de son génie, comme le fossoyeur qu’il a inventé dans Hamlet remue les têtes et les os de morts à la pelle ! Mais ce qui nous étonne bien plutôt et a le droit de nous étonner, c’est la ravissante comédie qui précède cette tragédie épouvantable, cette foudre qui tombe d’un ciel bleu ! C’est cette vie brillante des feux qui ne s’allument qu’une fois, de la flamme, vierge et céleste, d’un premier amour, et qui conduit deux êtres charmants à la mort partagée, à la tombe partagée, comme fut partagée en un clin d’œil toute leur vie ! Roméo, a dit encore bien superficiellement Hazlitt, Hazlitt dont Shakespeare semble avoir parfois troublé la vue, Roméo, c’est Hamlet amoureux, comme si ce qui fait cette étincelante et exquise création de Roméo, cette incarnation de toutes les sensations poétiques et heureuses de l’existence, était une affaire de soleil !

Certes ! Roméo est plus profond que cela. Il ne s’agit pas d’ombrer du reflet d’or des matins ou des soirs d’Italie le sombre pourpoint de satin du beau Prince Noir d’Elseneur, pour avoir cette pompe de la vie enivrée, dans le diamant de sa beauté, qui n’a pas besoin de parure pour être l’éclatant et le rayonnant Roméo !

Roméo n’est pas plus Hamlet que Juliette n’est Ophélie, et que dis-je ? il l’est même beaucoup moins ; car les femmes de Shakespeare sont toutes la même femme, et Coleridge, vainqueur d’Hazlitt sur ce grand terrain de Shakespeare, en donne éloquemment une raison profonde :

« Le manque de prééminence (prééminence), — dit-il, — qui était pour Pope l’occasion d’un sarcasme, est la beauté bénie du caractère de la femme, et ce manque de prééminence ne vient point, ne le croyez pas ! d’une indigence dans sa nature, mais de la plus parfaite harmonie de toutes les parties de son être moral, pris de tête à cœur…

« En la peignant dans sa foi, dans sa patience, dans sa fidélité, dans sa fortitude, avec son intuition heureuse et son tact fin, qui n’a besoin de l’intervention d’aucune faculté discursive, en la peignant dans la lumière de ses affections à travers laquelle elle voit tout, en la peignant enfin dans la seule erreur qui soit la sienne, l’exagération de l’amour, Shakespeare a peint toutes les femmes dans la même femme ; car lorsqu’il y a individualité chez la femme, c’est toujours les circonstances qui la font. Seulement, elle est jeune fille chez Miranda, épouse chez Imogène, reine chez Catherine. »

Chez Ophélie et chez Juliette, elle est jeune fille encore, mais Hamlet et Roméo sont plus que deux jeunes gens qui ornent la vie : ils sont deux individualités, presque deux contrastes. L’un, c’est la Pensée assez intense pour arriver à la folie ; — l’autre, la Sensation assez passionnée pour arriver à la souffrance ; car Dieu ne veut pas plus qu’on s’enivre avec sa pensée qu’il ne veut qu’on s’enivre avec son bonheur !

VI §

Et ce qui constitue tout entier ce chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre de Shakespeare, ce n’est pas seulement cette merveille de Juliette et de Roméo et les sentiments qu’ils expriment dans la langue la plus enchantée qui ait jamais été modulée parmi les hommes. Ce n’est pas ce groupe digne de Polyclès, noyé dans la lumière et les morbidesses du Corrège, et dont le monde, tant que le sentiment de l’idéal vivra en lui, retiendra dans sa mémoire charmée les trois immortelles attitudes, les trois inoubliables gestes : — le baiser donné par Roméo à Juliette et rendu par Juliette à Roméo avec la fougue naïve de l’amour vrai et l’intrépidité de l’innocence ; — l’adieu au balcon dans l’air auroral, empli des joyeux cris de l’alouette qui ne sont plus les chants du rossignol ; — et enfin l’entrelacement, sur le marbre du même mausolée, de ces deux êtres si vivants, devenus par la mort deux pâles statues ! Tout ceci, qui suffirait seul à la gloire du plus grand des poètes, n’a pas cependant été tout pour Shakespeare. Je l’ai déjà dit, mais il faut insister. C’est la comédie encore plus que la tragédie qui fait le mérite sans pareil du poète anglais dans son drame de Roméo et Juliette. C’est la vie qui y est encore plus belle que la mort, — la mort plus belle que tout, pourtant, dans les grands poètes, et surtout dans un poète comme Shakespeare ! Voyez, en effet, ces nuances diverses de la vie, qui n’en sont pas les dégradations ! Auprès de Roméo, ce jeune homme divin, comme n’en ont pas revu et comme n’en reverront jamais tous les Décamérons de l’Italie, voici l’étincelant Mercutio, la poésie de l’Esprit, comme Roméo est la poésie de l’Âme ! Voici Tybalt, le fougueux Tybalt, qui est, lui, la poésie du Sang, — du Sang qui demande à couler ! Voici enfin le comte Pâris, le pensif dédaigné de Juliette. Tous jeunesse et printemps, dans ce drame, comme dit si bien Coleridge, fait seulement avec du printemps et de la jeunesse ! Mais ce n’est pas tout. Shakespeare, l’étemelle jeunesse de la pensée, l’éternel printemps du génie, ne s’est pas épuisé. Il y a dans son drame des vieillards qui sont des jeunes gens en cheveux blancs, et dont le front s’empourpre encore. Il y a cette nourrice de Juliette, la sœur des Joyeuses Commères de Windsor, vraie comme l’Antique dans Homère, comique comme le Moderne dans Rabelais, et qui montre comment les grands poètes de l’idéal, quand ils s’en mêlent, entendent la réalité ! Il y a cette figure sinistre de l’apothicaire au poison, la seule laideur qu’il y ait dans cet univers de clarté, de beauté, d’azur et de joie, mais pour en repousser et faire mieux briller les rayons ! Et enfin, répandant sur tout le drame les reflets de sa pénétrante sagesse et de sa plus touchante pitié, et y éteignant toute cette vie qui y pétille et brûle pour la rendre plus douce à la Mort, — à la Mort qui va venir tout à l’heure, — il y a un des personnages les plus délicieusement nuancés de tout le théâtre de Shakespeare, le frère Laurence, l’aimable prêtre, la bonté de Dieu dans un homme, ce rôle savamment composé que s’était réservé Shakespeare, quand il jouait, ce délicat Shakespeare, ce grand acteur exquis, à la voix de médium veloutée et à la physionomie « purement humaine », comme l’a très bien remarqué Tieck ; — car rien d’animal ou d’inférieur ne pourrait tacher, même une minute, en y passant, la calme splendeur de l’angle facial de Shakespeare !

VII §

Je ne sais pas si c’est une illusion causée par l’admiration que ce drame, entre tous les drames de son immense auteur, m’inspire, mais il me semble qu’en raison de toutes les supériorités que j’y voie, il doit être plus difficile à traduire que les autres pièces de Shakespeare. Il y a ici des exquisités, des délicatesses, des raffinements, et même, diront les Exsangues du bon goût, des défauts qui doivent plus embarrasser un traducteur que les choses de la force et de la grandeur habituelles à Shakespeare. L’expression anglaise y devient souvent italienne. Elle y a, au milieu des ardeurs de la passion sincère, ces concetti, ces batteries de mots qui sont de la passion encore, et que les pédants n’en croient plus. La passion, la pauvre passion humaine, qui n’a jamais assez de ce qu’elle désire, retord bien souvent son langage comme ses cheveux, pour se faire parure, pour être plus belle et plus aimée, et met des efforts de cœur insensé dans ces concetti trop condamnés, qui ne sont pas toujours, ainsi qu’on ledit, des affectations. Shakespeare ne s’y est pas trompé, lui qui pose la scène de son drame en Italie. Il y a je ne sais quel Pétrarque dans son Roméo, et l’hyperbolisme de ses tendresses et les recherches folles de son expression idolâtre demandent dans le traducteur qui doit les reproduire — surtout si ce traducteur est Français — une main assez souple pour suivre les sinuosités de cette grâce d’une inapaisable fantaisie.

François-Victor Hugo, en nous traduisant Peines d’amour et Comme il vous plaira, ces comédies si raffinées, nous avait donné une idée de sa puissance de traducteur par l’aisance avec laquelle il se coulait dans chacune des métamorphoses de son Protée. Dans le VIIe volume tout autant que toujours, François-Victor Hugo a été à la hauteur de son texte. À cela près de trois à quatre expressions qui empâtent l’expression toujours transparente de Shakespeare, il s’est montré ce qu’on est accoutumé de le voir déjà : un traducteur d’une intelligence très sensible aux beautés de tout genre de ce génie si complexe qu’on appelle Shakespeare, lequel a trop vécu sur sa réputation de grand barbare, lui, le plus fin et le plus élégant des civilisés de tous les temps et de tous les pays du monde, — comme, à propos de cette traduction qui nous promet du champ encore, nous le prouverons quelque jour.

VIII4 §

Le volume VIII contient les Deux Gentilshommes de Vérone, le Marchand de Venise et Comme il vous plaira, c’est-à-dire deux comédies et un drame, mais un drame qui se dénoue dans une comédie ; car, il ne faut pas s’y tromper ! la comédie domine dans le Marchand de Venise, malgré le terrible qui la traverse, et qu’elle rend plus terrible par le contraste du fond charmant sur lequel il jette, un instant, sa lueur sinistre et menaçante. Ce n’est pas tout. Selon son usage, que nous n’avons pas pu lui faire perdre, François-Victor Hugo étiquette ces trois pièces du nom générique : les amis, comme s’il n’y avait pas des amis aussi dans Roméo et Juliette, comme s’il n’y avait pas des amis partout dans les pièces de Shakespeare ! et il les fait précéder d’une de ces préfaces-feuilletons dont il a l’habitude, et qui, quand elles n’expriment pas des idées fausses ou frivoles, renferment des analyses inutiles. Vous allez en juger à nouveau.

La préface de ce volume-ci a pour fond et pour thèse de refaire, avec les Deux Gentilshommes de Vérone, la biographie ignorée de Shakespeare, et François Hugo y ajoute cette autre thèse, qu’il n’a pas inventée, que

Shakespeare eut dans sa vie — inconnue cependant — toutes les vertus qu’il a décrites, et que, comme il était un être transcendant et idéal par le génie, il était forcément, par le cœur et par le caractère, une autre espèce d’être transcendant et idéal.

Certes ! pour mon compte, je le voudrais bien. Dieu sait si j’aime et si je respecte ce grand Shakespeare, et mes lecteurs savent aussi si je nie les rapports de la moralité et du génie, et si ce n’est pas au contraire presque une poétique pour moi que la nécessité de tenir compte de leur union dans toute œuvre d’art et de littérature Dieu et mes lecteurs savent si j’ai jamais distrait la beauté morale de la vérité esthétique ; si, par ce côté-là comme par l’autre, Shakespeare, dans ses pièces de théâtre (uniquement dans ses pièces de théâtre, il est vrai), n’est pas à mes yeux le plus grand des artistes, Le plus grand, parce qu’il en est le plus pur !

Seulement, entre la moralité de la pensée et la moralité de la vie, entre la moralité des œuvres et la moralité des actes, il y a l’abîme qui sépare la volonté de l’homme de son esprit, lesquels sont des puissances d’un ordre différent et incommutable. Qui ne le sait et qui n’en a fait l’expérience sur soi ou sur les autres ? L’homme, depuis la Chute, ne s’est jamais relevé qu’en deux morceaux. Il ressemble, depuis ce temps-là, à ces montagnes que la foudre, en tombant sur elles, a fendues, et dont elle a fait deux pitons, séparés par un gouffre.

L’avantage de l’homme sur le rocher, c’est qu’il peut supprimer le gouffre, réunir les fragments, et, par un sublime effort, se rétablir dans sa primitive unité. Mais Shakespeare, sur la vie duquel plane un si mystérieux silence, Shakespeare a-t-il vraiment été cet homme-là, et d’où le savent ceux qui l’affirment ?… Déduire la vie d’un homme de ses œuvres, cela n’est pas très sûr. Ne vous y fiez pas ! Et si ce n’était qu’incertain, mais c’est dangereux. Il n’est permis à personne de confondre et de brouiller les notions nécessaires à expliquer l’homme dans la réalité de son être, fût-ce même pour faire honneur au génie de Shakespeare et plaisir à ceux qui l’aiment, mais cependant qui ne veulent pas l’aimer comme des idolâtres ou des fous !

IX §

Encore une fois, cette thèse-là n’est pas d’hier, et ce n’est pas François Hugo qui l’a inventée. On la trouve plus ou moins enveloppée dans les premiers critiques anglais ou allemands qui aient réagi en faveur de Shakespeare, si longtemps méconnu dans le pays qui fait des lords avec des Macaulay et de simples baronnets avec des Walter Scott, et méconnu même des plus grands ; car, au commencement de ce siècle, Lord Byron lui-même osait placer Pope au-dessus de Shakespeare ! Voltaire, l’auteur du barbare ivre, Voltaire, en France, n’eût pas fait mieux.

Or, de tous les critiques vengeurs qui se sont insurgés à la fin pour l’honneur du génie et de la gloire de Shakespeare, nul n’est allé plus loin que Thomas Carlyle, et c’est lui qui, dans son livre bizarre sur les Héros, où il y a tant de lucidités mêlées à tant d’erreurs profondes, c’est lui qui a formulé, avec le plus de rigueur et d’audace, la thèse qui déduit le Shakespeare inconnu de ses œuvres connues, le Shakespeare moral du Shakespeare de génie, et réclamé pour tout Shakespeare les bénéfices exorbitants d’une perfection absolue.

Jusqu’à lui, il n’y avait guères eu que des inductions éparses et timides, mais Carlyle, dont le génie est encore plus allemand qu’anglais, a posé, avec la violence du saxon et la logique dans la rêverie de l’allemand, l’a priori qui devait emporter la question en faveur de Shakespeare, mais qui l’emporte en emportant du même coup la nature humaine, l’expérience et la vérité ! En effet, pour Carlyle, sur Shakespeare, il n’y a plus dans l’homme de facultés distinctes ni de faits d’ordre différent.

Écoutez-le plutôt : « Il n’y a pas en l’homme — dit-il — de ces choses (things) qui soient distinctes et séparées et qui s’appellent intellect, imagination, fantaisie, etc., etc., comme il y a des pieds, des mains et des bras… Quand nous entendons dire d’un homme qu’il a une nature intellectuelle et une nature morale, et que ces natures existent à part l’une de l’autre, ce sont des nécessités de langage, et nous devons parler de cette manière si nous n’aimons mieux n’avoir pas à parler du tout. Au fond, toutes ces divisions ne sont que des noms… Cette nature spirituelle de l’homme, cette force vitale qui habite en lui, est essentiellement une et indivisible, et ce que nous nommons imagination, compréhension, fantaisie, ne sont que les différentes figures de la puissance de Vision intérieure (Power of insight), qui est tout l’homme et qui donne rigoureusement sa mesure (a correct measure ofman). »

Et Carlyle ne s’arrête pas là. Il devient plus explicite encore : « La moralité elle-même, — ajoute-t-il en d’autres termes, — les qualités morales de l’homme, qu’est-ce, sinon quelque autre côté (another side) de cette force vitale, une en lui, par laquelle il vit et opère ?… Vous pouvez savoir comment un homme combattrait, à la manière dont il chante. Son courage ou son manque de courage est visible dans la parole dont il se sert, dans les opinions qu’il s’est formées, non moins que dans les coups qu’il porte… Il est un et il exprime son même soi (the same self) dans toutes ses manifestations. »

Eh bien, ce n’est pas l’emploi fier de cette théorie à outrance qui de deux mondes (le monde de la volonté libre et réfléchie et le monde de l’intelligence spontanée) n’en fait qu’un seul pour l’offrir à Shakespeare ; ce n’est pas cela tout à fait qu’on peut reprocher à François Hugo. Tête peu philosophique de nature, qui n’a pas dans l’esprit ces instruments de précision au moyen desquels un homme découpe le faux avec la netteté qu’il mettrait à découper le vrai et prend sur la pensée, par la supériorité de la formule, un ascendant, fût-il funeste, François Hugo n’a point appliqué à Shakespeare, avec une déduction puissante, les idées captieuses de Carlyle. Mais il n’est pas moins vrai que, dans cette préface du VIIIe volume, il a subi l’influence de ces idées, qui sont, du reste, dans la tendance universelle d’un temps qui se croit très fort d’intelligence et qui trouverait assez commode de n’avoir plus de morale, même à sacrifier.

Dans la mesure de ses jeunes forces, tout ce que pouvait faire François Hugo, il l’a fait. Il s’est avancé naïvement dans le sens des idées que je viens de signaler, et il y a ajouté des baguenauderies, des petits rapprochements et des petites anecdotes. Parce que cet admirable génie de Shakespeare, qui était une intuition et non le résultat d’une expérience, a eu la divination de toutes choses et a peint les plus beaux et les plus purs sentiments de la vie (comme il a peint du reste les plus laids et les plus terribles), voilà que, selon François Hugo, ce grand raisonneur, Shakespeare en était capable et a dû nécessairement les éprouver ; comme justement aussi il y avait l’amitié parmi ces sentiments, et qu’il s’agit des AMIS, dans l’arrangement des titres de sa façon dont François Hugo a orné Shakespeare, il se trouve que Shakespeare a dû être, de réalité, le plus charmant, le plus adorable, le plus magnanime et le plus vertueux des amis.

Les Sonnets, ces Sonnets sans sexe, où l’âme de ceux qui respectent Shakespeare se trouble devant la confusion d’un langage si troublant lui-même et si troublé ; les Sonnets, que je n’aurais pas cités, moi, pour prouver la pureté d’un sentiment qui, s’il est de l’amitié, n’est plus de l’amitié sainte et forte, mais de l’amitié qui, au moins, a le délire ; ces Sonnets sont invoqués à l’appui de cette idée que, quand il s’agit de Shakespeare : qui peint l’amitié doit la ressentir. François Hugo a cru voir dans les Deux Gentilshommes de Vérone se débattre les mêmes sentiments, dans la même situation, que dans les Sonnets, et cela est très possible pour cette situation — une perfidie pardonnée par amitié — et pourrait s’accepter, s’il n’y avait que cela. Mais la prétention du traducteur, interprète du grand poète anglais, est bien autrement considérable. Ce qu’il veut, à sa manière, à lui, c’est précisément la même chose qu’a voulue Carlyle, à la sienne : faire je ne sais quelle chimérique équation entre le génie de Shakespeare et son âme. Idée commune, d’ailleurs, à tous les esprits sans véritable profondeur, qui croient que la sensibilité dans les arts ou dans l’expression littéraire des sentiments est la même que la sensibilité dans la vie, et qui fait, par exemple, s’éprendre de tant de poètes secs, tant de pauvres filles par trop tendres !

Je sais bien que les très rares témoignages que nous avons sur la douceur de mœurs de Shakespeare sont à l’avantage du grand poète, mais François Hugo avait-il besoin d’y ajouter des certificats de la force de ceux que l’on trouve dans des épîtres dédicatoires et dans des suscriptions de lettres adressées à la personne avec qui on est en politesse d’amitié ?… Malgré ces somptueuses acquisitions que la Biographie devra à François Hugo, je ne crois pas cependant qu’aux yeux des Exigeants historiques soit justifiée cette affirmation : que l’âme de Shakespeare était son génie ; car, si ce génie a créé des Antonio, des Hermia, des Emilia, des Béatrice, des Silvia, des Célia et des Valentin, il a produit bien d’autres choses. Il a produit des amoureux, des tyrans, des jaloux, des âmes méchantes et basses et même monstrueuses comme Iago, Edmond dans le Roi Lear, Régane, Goneril et Richard III ; Richard III, par parenthèse, que, dans la pièce de ce nom, Coleridge croyait le seul personnage inventé par Shakespeare.

Or, excepté la minute où le grand artiste, l’homme inspiré, le poète, est, par l’intensité de sa conception, le personnage qu’il conçoit et auquel il donne la vie, excepté pendant cet éclair de la conception, Shakespeare n’avait, certes ! pas toutes ces âmes-là dans son âme. Il avait la sienne, — que je ne connais pas, — que François Hugo ne connaît pas plus que moi dans ses nuances ou ses variations, comme il dit, — et, pour parler moins vague, dans les actes, demeurés obscurs, de sa vie. Ce n’est pas avec cette âme-là, qu’il pouvait avoir grande, — mais qu’il eût pu avoir petite aussi, car on a vu de grands esprits unis à des âmes vulgaires, — ce n’est pas avec cette âme, quelle qu’elle fût, que Shakespeare a fait ses chefs-d’œuvre. C’est avec son esprit tout-puissant, dont nous ne pouvons rien déduire que ceci : « C’était un esprit tout-puissant ! »

Que Cuvier, dont l’idée nous porte à la tête et nous grise, ait retrouvé des espèces perdues, cela se conçoit : il allait du connu à l’inconnu, du même au même, — non au différent, — et il tenait dans deux doigts de sa main un petit os, base de ses inductions sublimes. Mais reconstituer à coup sûr l’âme d’un poète et sa volonté, qui est une chose, avec les œuvres de son génie, qui en sont une autre, je cherche ici le même qui mène au même et le petit os de Cuvier.

X §

Laissons donc Carlyle et son idée, François Hugo et son rapprochement, allongé d’une anecdote ! Vous l’avez vu, Carlyle a supprimé les facultés et la morale humaines au profit d’un grand homme qu’il a trop adoré ; car on n’adore bien le génie qu’en le comprenant, et c’est le seul amour, l’amour du génie, qui ne doive pas porter de bandeau. Shakespeare, ce grand Shakespeare, qu’avec raison, dans ses Héros, Carlyle disait valoir mieux pour l’Angleterre et lui rapporter plus que son empire des Indes, Shakespeare fut, de fait, un autre homme que celui que ce rêveur de Carlyle a inventé avec Shakespeare !

Il fut un être moral quelconque, dont le degré de moralité est resté un secret entre lui et Dieu, un être dont nous n’avons vu passer que l’extrémité des passions ou des sentiments dans des traditions incertaines, mais ce fut à ciel ouvert un être de génie qui a déposé non pas le secret, mais la révélation de son génie en des œuvres splendides sur le compte desquelles il n’est pas permis de s’abuser. Et ce génie, ce n’est pas plus une seule faculté qui l’a fait qu’il ne fait à lui seul une moralité !

Pour simplifier le génie de Shakespeare, on le mutile dans ses facultés, on coupe les branches de cette tête de chêne ; et d’autre part, avec la même main qui vient d’accomplir ce grand meurtre, non pas seulement sur Shakespeare, mais sur l’esprit humain tout entier, voilà qu’on fait rentrer de force, et en cassant tout, la volonté libre et réfléchie dans la spontanéité involontaire, et que, par respect pour le génie, on supprime la seule chose qui soit plus auguste que lui : la moralité !

Eh bien, par respect pour Shakespeare, je ne veux pas, moi, du Shakespeare qu’on a inventé au détriment de la nature humaine et de la morale éternelle ! Je ne veux pas de la fabrication d’un Shakespeare que je ne connais pas et qu’on veut me faire connaître, sans avoir découvert des mémoires secrets et authentiques qui le révèlent ! J’aime mieux le mien, le vieux Shakespeare. J’aime mieux le Shakespeare rayonnant, avant d’être réduit à une seule force vitale des diverses facultés qui font l’esprit de l’homme comme les astres font le firmament. Je l’aime mieux et je le trouve plus beau jusque dans le mystère de sa vie, qui est peut-être une gracieuseté du bon Dieu ; car l’être moral que l’homme fait en soi n’est jamais si beau que l’être intellectuel que Dieu y crée, et la statue de diamant se voit mieux sur son noir piédestal d’ombres !

Je ne veux, certes ! pas d’un Shakespeare trouvé plus grand que Dante par l’inintelligible raison que Dante est « le prêtre mélodieux du catholicisme au Moyen Âge, tandis que Shakespeare est le prêtre mélodieux du catholicisme universel, du catholicisme des derniers et de tous les temps ». Je ne veux pas enfin d’un Shakespeare que Carlyle, enivré de ce froid vin du Rhin du Panthéisme allemand, a panthéisé, et dont il a dit, pour le louer, après Novalis, qu’il était une des voix de la Nature, laquelle ne se sait point chanter et ne s’entend pas, quand elle chante.

Shakespeare, l’ancien Shakespeare, était seulement la voix de Shakespeare, mais il se savait et s’entendait chanter comme un homme, comme un de ces roseaux pensants que Pascal, qui vaut bien Novalis, trouvait plus grands que l’univers, quand même l’univers les tuerait ! C’est cette conscience de soi, le croira-t-on ? que Carlyle, le réducteur Carlyle, qui ne sait pas embrasser Shakespeare dans son opulente complexité, lui a refusée, et toujours pour le faire plus grand à la manière de la Nature ! Eh bien, encore cela, je ne l’accepte pas pour le compte du vrai et du vieux Shakespeare !

Inconscient de sa force et de son art, lui, Shakespeare ? Ah ! sa profondeur n’était pas celle d’une source, mais d’un génie. La combinaison était au fond, et encore plus au fond la conscience du grand maître qui se juge tout en produisant ! Inconscient de son art, grand Dieu ! sans plan, dit Carlyle, sans performance !… Et toute sa vie il remania ses plus belles pièces avec la fureur amoureuse d’un homme qui adore l’Idéal, et qui n’a cessé de le poursuivre que quand il s’est trouvé face à face avec Celui qui est la source de tout Idéal !

En voilà assez d’erreurs sur Shakespeare ! J’ai déjà montré celles de Hazlitt, mais celles de Th. Carlyle sont plus graves et ont plus de portée. Elles offusquent davantage la réalité de ce génie que nous tenons à voir. Ces erreurs d’un très noble esprit pourtant, François Hugo, qui ne les partage pas expressément, me les a rappelées par la préface de son tome VIII, et j’ai cru devoir les signaler. Dans le long pèlerinage que nous avons à faire avec lui dans les œuvres de Shakespeare, nous aurons bien à revenir sur les beautés que contiennent les pièces publiées dans ce volume-ci. On n’apprend d’ailleurs Shakespeare à personne. Qui ne le lit et qui ne le connaît, de tout ce qui sait lire dans l’univers ?

Ce qui est bien plus important, il me semble, c’est d’empêcher qu’on ne fasse grimacer le génie des plus grands hommes par des analyses infidèles ou fausses, ou des admirations à rebours ; et lorsque je dis important, ce n’est pas pour eux que je parle, c’est pour le public et pour nous. Eux, qu’est-ce que cela leur fait qu’on protège de la main et du respect cette petite fleur de leur tombeau qu’on appelle la gloire ? Elle vient très bien sur un tas d’erreurs, et elle n’en meurt pas. C’est le contraire de la sensitive : plus on la touche, plus elle s’épanouit.

XI5 §

Le IXe volume contient seulement le Coriolan et le Roi Lear, deux grandes pièces que le jeune traducteur, fidèle, trop fidèle au système et à la nomenclature qu’il a adoptés, publie sous le titre qui les relie tous deux : la Famille.

Nous ne l’avons que trop répété déjà, nous ne trouvons pas heureuse cette nomenclature, toute d’invention, d’une exécution très arbitraire toujours et d’une justesse souvent très vague, pour ne pas dire pis ; mais il faut l’avouer, le titre collectif sous lequel François Hugo a placé ces deux drames de Shakespeare, qu’il a mis en un volume, dit bien la pensée de Shakespeare. Il y a plus. La préface en est meilleure que toutes celles qui ont été jusqu’ici publiées. Le critique finirait-il par pousser dans le traducteur ? Et l’œil du critique — car tout critique est un voyant — s’accoutumerait-il assez à la clarté intense ou à la dense profondeur de Shakespeare, pour le voir et pour le juger ?

Il faudrait seulement ôter de cette préface une trentaine de lignes d’une enflure qu’on pourrait appeler une influence de famille (encore la famille !) sur l’irrémédiable malheur pour la postérité, qui s’en tord, avec juste cause, de désespoir, de ne pas savoir ce qui s’est passé le jour de la première représentation du Roi Lear. Le jour, on le sait. C’est une consolation, mais elle est insuffisante. C’était, nous dit François Hugo, le 26 décembre 1606, le jour de la Saint-Étienne :

…… On ne s’attendait guère
À voir un saint dans cette affaire !

Mais nous ignorons complètement ce que fut la distribution des rôles, la composition de la salle et l’émotion de l’auditoire. Hélas ! les détails manquent, reprend en gémissant François Hugo, le Jérémie des feuilletons qui n’ont pas été faits : « L’Histoire, qui conte tant de choses inutiles, — (quelle portière !!) — reste désespérément muette sur toutes ces questions palpitantes. » C’est à en donner des palpitations ! Pour François Hugo, en effet, pour le fils d’un homme qui a écrit des drames, lesquels ont plus tapagé dans leur temps que ceux de Shakespeare, ce qui prouve, par parenthèse, en faveur de la gloire dramatique, — la plus bête des gloires ! — pour François Hugo, frappé dès le berceau de cette plaie du cabotinisme qui nous infecte tous dans ce diable de temps, voilà une épouvantable calamité.

On se demande bien ce qu’il ferait de tous ces détails qui lui manquent, s’ils ne lui manquaient pas ; mais il n’en est pas moins triste à faire… crever de rire tous ceux qui ont le sentiment de la disproportion des choses avec le ton qu’on doit avoir, en parlant d’elles. Eh bien, excepté cette page, un peu ridicule, convenons-en ! mais excusable de la part d’un homme qui a été élevé de manière à croire que la première représentation d’Hernani fut un événement supérieur à la bataille de Tolbiac, la préface du Coriolan et du Roi Lear est un morceau très intéressant de renseignement, d’analogies heureuses, quelquefois même d’aperçu ; et entre tous les travaux critiques qu’a inspirés Shakespeare, ce n’est pas, à coup sûr, le moins distingué.

Est-ce là, du reste, beaucoup dire ? Quand on regarde fixement pour le dissiper l’espèce de mirage qu’une langue étrangère jette sur une idée qui paraîtrait commune dans la langue qu’on a l’habitude de parler, on finit par voir ce qu’on ne voyait pas d’abord : c’est à quel point, en somme, les critiques de Shakespeare sont petits. Est-ce la grandeur de Shakespeare qui les fait paraître de cette petitesse ? Est-ce l’Hercule qui les rend Pygmées ?… Et cependant, il y a parmi ces Pygmées, perdus dans la colossale peau de lion, des hommes de la taille de Goethe, de Coleridge et de Hazlitt,

Mais eux aussi, les gens d’esprit ou de génie, eux comme les autres, comme les pédants et les superficiels, les Tieck, les Ulrich, les Delie Bacon, les Schlegel, etc., ont fait de Shakespeare ce que Phèdre amoureuse fait, dans Pausanias, de cette feuille de laurier qu’elle perçait de l’aiguille d’or de ses cheveux, en pensant à ce qu’elle aimait. Elle attachait un rêve à chaque coup qu’elle donnait à la pauvre feuille déchiquetée ; mais qui pouvait reconnaître, dans le travail de sa rêverie, la feuille brillante de l’arbre immortel dont on couronne le front des héros et des dieux ? De même les critiques de Shakespeare ! Tous, plus ou moins, ont attaché leurs rêves à cette immense réalité de Shakespeare. Ils ont vu en lui ce qu’on voit dans les nuages du ciel, les flots de la mer et le regard de la femme aimée : c’est-à-dire tout ce qu’on veut y voir.

En d’autres termes, moins poétiques et tout aussi vrais, ils ont cherché des midi à quatorze heures, infinis et superbes, pour expliquer dans le grand poète ce qui n’avait pas besoin d’explication. Ils ont craché, pour faire des ronds, dans ce puits, dans ce magnifique puits de nature humaine et de génie. Ce n’était là que la bavarderie de l’admiration et de l’amour-propre ; mais ils nous ont donné leurs ronds pour du Shakespeare. C’était par trop rond ! François Hugo qui dans ses précédentes préfaces, a joué aux petits ronds dans le puits de Shakespeare, a fini ce jeu et met la main sur une idée juste. La Critique doit lui en tenir compte, et d’autant plus que, franchement, elle n’y comptait pas. Elle est surprise et enchantée. C’est si rare, qu’on a toujours le droit d’être surpris, quand on est enchanté !

XII §

Oui ! la famille, l’amour et le respect de la famille que l’on aime et que l’on respecte si peu à présent voilà l’inspiration du Coriolan et surtout du Roi Lear car dans le Coriolan il y a autre chose que de la famille, il y a de la société politique, mais dans le Roi Lear, la tragédie n’est faite uniquement que par les sentiments naturels. Les hommes qui attaquent journellement la famille, qui prétendent qu’il arrivera un moment dans les civilisations de l’avenir où elle sera définitivement supprimée, savent-ils bien qu’ils suppriment du coup, dans l’ordre seul de la pensée, toute une masse de choses sublimes, depuis Priam pleurant aux pieds d’Achille jusqu’au Roi Lear, et depuis le Roi Lear jusqu’au Père Goriot, qui n’est qu’un Roi Lear plus étonnant que l’autre, et qui fait (je le montrerai tout à l’heure) de notre Balzac l’égal de Shakespeare ! Shakespeare le braconnier, le vagabond, le comédien, le déraillé social, eut heureusement l’amour de la famille, affirme hardiment François Hugo, qui, comme nous le lui avons reproché, cherche beaucoup trop le Shakespeare de la vie réelle dans le Shakespeare littéraire. Certes ! cela est fort possible. Il était anglais. Il pouvait très bien avoir cette passion anglaise de la famille qui fera encore longtemps de l’Angleterre une chose solide et grande.

L’Angleterre grave assez profondément cet amour dans l’âme de ses enfants pour que jusqu’à leur génie, quand ils ont du génie, en garde l’empreinte ! Or, le génie est souvent plus fort que les mœurs. Puisque nous avons vu Lord Byron, le mari coupable, pleurant sa fille Ada, le paradis terrestre des bras d’Ada, dont le Mariage outragé, comme un Archange vengeur, lui ferma l’entrée, pourquoi Shakespeare aussi, malgré les passions qui l’entraînèrent loin de son home abandonné, n’aurait-il pas emporté et gardé l’amour de tous ceux qu’on y laisse ? Inconséquence des plus grands poètes, qui ne seraient pas si grands, s’ils n’avaient pas toutes ces complexités de cœur ! Seulement, ce que nous savons de Lord Byron, de science certaine, par ses Mémoires, par ses lettres, par ses vers à Ada, dans Childe Harold, par cet Adieu que madame de Staël, au prix d’un égal malheur à celui de Lady Byron, eût voulu avoir inspiré, nous ne le savons pas de Shakespeare, le grand inconnu, le grand mystérieux, auquel François Hugo veut, à toute force, ôter ce mystère qui lui donne davantage l’air d’un dieu ! François Hugo n’a pour l’attester que la perte d’un fils de onze ans que Shakespeare avait nommé Hamlet comme l’immortel fils de son génie, mais il n’a nul autre détail sur ce fils de Shakespeare que son nom écrit sur une tombe dans le cimetière du petit bourg de Stratford-sur-Avon et sur la douleur de son père.

Qu’importe, du reste ! Qu’importe que Shakespeare eût, dans cette intensité, les sentiments qu’il exprima ! Ce qui suffit pour sa gloire, c’est qu’il les exprima. Il créa Arthur dans le Roi Jean, puis Coriolan, puis le Roi Lear. Dans le Roi Jean, il peignit — vous savez en quels traits déchirants ! — l’amour maternel de Constance ; dans Coriolan, ce fut l’amour d’une autre nature de mère avec l’amour filial de Coriolan, cet amour filial plus fort que l’orgueil du Romain ; et dans le Roi Lear, ce fut la plus grande douleur paternelle, le parricide de l’ingratitude, et l’amour filial encore, mais celui-là le plus sincèrement pur qui ait jamais épanoui sa fleur céleste dans un sein de vierge. Et c’est tout cela qui fait de Shakespeare un poète familial, comme il est un poète universel !

Le sentiment de la famille, comme d’ailleurs tous les autres sentiments humains, a fécondé le génie de Shakespeare, et ce génie, qui a demandé à l’amour jeune, libre et fidèle, les suavités et les mélancolies de Roméo, a demandé également d’autres beautés, pathétiques et profondes, à ces sentiments qui ne sont plus seulement des sentiments, mais des vertus, à ces sentiments de la famille qui ne sont plus libres, comme l’amour, et qui sont aussi éternels !

Voilà du moins ce que François Hugo a bien vu… Le sentiment de la famille, qu’il a, lui aussi, jusqu’au courage et quelquefois littérairement jusqu’au défaut, de cette fois, lui a porté bonheur. Il lui a éclairé la critique qu’il fait du Roi Lear et du Coriolan, et dicté, dans sa préface, des pages très émues et très belles. Il est évident que l’écrivain qui a pour la famille une adoration si éloquente est plus sain et plus fort que beaucoup d’esprits de son temps. Il est évident que cette idée de la sainteté de la famille purifie l’esprit qui la proclame avec cette vaillante sincérité, surtout au moment où dans le parti qu’on s’est choisi, une telle idée est impopulaire. Et aux yeux de ceux-là qui connaissent l’empire continu d’une idée, cela rachète presque la mauvaise politique d’autrefois.

Cela dit — qui devait être dit — sur le jeune traducteur de Shakespeare, risquons un mot sur ce Roi Lear qu’il a traduit avec son intelligence et son attention ordinaires. C’est Hazlitt, je crois, qui prétendait qu’essayer une description de ce drame ou de son effet sur la pensée était une impertinence, une pure impertinence (mere impertinence). Le mot est vif. Il est vrai qu’immédiatement après l’avoir lâché, Hazlitt, comme Trissotin qui ne peut pas souffrir qu’on aille, de maison en maison, trimbaler ses vers, et qui tire, sans point ni virgule, les siens de sa poche, fait immédiatement son petit speech sur le Roi Lear… Nous aussi nous croyons, comme Hazlitt, que raconter un drame du vieux Shakespeare, dont la première représentation n’est pas d’hier soir et qu’on peut lire dans le premier cabinet de lecture venu, est une impertinence. C’est se mettre, soi et son obésité ou sa maigreur, entre le lecteur et Shakespeare : c’est ôter au lecteur son soleil ! Mais ne pas dire l’effet d’un drame de Shakespeare sur la pensée, c’est nier la Critique et la tuer d’un mot. C’est cela qui est une impertinence, et nous la laisserons à Hazlitt.

XIII §

Un des attributs du génie, mais du génie absolu comme l’avait Shakespeare, est la variété dans les chefs-d’œuvre, et c’est aussi l’embarras qu’ils causent, quand il s’agit d’établir entre eux non une préférence de sentiment, toujours facile, mais une hiérarchie de raison. Embarras très grand, qui, pour parler comme

Hazlitt, est l’impertinence du génie. Le Roi Lear, comme Roméo, comme Macbeth, comme Hamlet, comme la plupart des drames de Shakespeare, paraît, quand on sort de sa lecture, le chef-d’œuvre hors ligne, la master-piece des pièces de Shakespeare ; mais ce n’est peut-être là que le recommencement d’une impression. On y trouve le pathétique dans les situations, la puissance de conception dans les caractères, la beauté idéale dans les sentiments, l’énergie ou la grâce dans le langage qu’il faut admirer partout dans Shakespeare ; en d’autres termes, l’identité du même génie, dans des sujets différents. Mais, qu’on me permette de le dire, j’oserais croire qu’il y a dans Lear un arrangement d’art plus profond des articulations plus formidables, et que jamais Shakespeare n’a campé debout de création plus forte et qu’il ait fait marcher de ce pas-là devant nos esprits confondus !

Ainsi, je parlais de paternité il n’y a qu’un moment, — mais, dans cette pièce, où tous les sentiments qui ont pour souche la paternité sont aux prises, il y a bien plus que la tragédie du sentiment paternel qu’on frappe et qui saigne ! La pièce de Shakespeare n’est pas de cette simplicité. Ah ! François Hugo a bien raison de parler de famille. Tous les sentiments de la famille sont ici, en un groupe complexe, entrelacé et terrible. Qu’est le Laocoon avec ses deux serpents, en comparaison de cela ? La paternité débordée, l’amour insensé de Lear pour ses filles, cet amour d’un père aveuglé dont elles ont crevé les yeux avec de monstrueuses flatteries, et son ressentiment non moins aveugle contre la seule de ses enfants qui soit vraie et qui ait pour son père la piété que l’on a pour Dieu, la lâche, faiblesse des gendres imbéciles, les mauvaises filles mauvaises épouses, par une loi fatale et vengeresse, et l’infamie de l’adultère rendue plus horrible par une incestueuse rivalité. Au contraire, la pieuse fille épousée par l’amour désintéressé et sincère, et les serviteurs, qui sont de la famille encore et en ferment le cercle sacré, fidèles au père et au Roi, autre père ! quand trahi, humilié, maltraité, sans asile, il erre sous la foudre, la pluie et le vent.

Et vous croyez que c’est là tout ? Eh bien, non ! Avec la profondeur de son génie, Shakespeare n’a pas oublié de mettre à côté de ce groupe de famille, pour lui donner un repoussé plus terrifiant, l’effrayante individualité du bâtard ! Ce grand génie de l’ordre humain, Shakespeare, à l’intuition sociale, ne croyait pas que la bâtardise fût un fait indifférent dans la vie d’un homme, un fait simplement mélancolique. Son bâtard Edmond, qui a tous les dons de la nature, qui a même l’amour de son père et de son frère le légitime ; Edmond, qui est beau, spirituel, vaillant, aimé au premier regard de ces deux tigresses, Goneril et Régane ; Edmond, qui a toutes les fortunes, qui commande l’armée, donne des batailles et les gagne, est un Iago bien plus diabolique que le Iago de Venise, le petit enseigne qui se mord d’envie le poing dans un coin… Il n’a qu’un défaut : la bâtardise, mais cela suffit pour lui fausser l’âme, et c’est à la lueur sinistre de l’âme de ce bâtard auquel son père, aveuglé comme Lear, a sacrifié son fils légitime, pur et noble comme sa naissance, que nous voyons se dérouler cette tragédie aveuglée de la Paternité, plus effroyable que celle d’Œdipe, le grand aveugle grec, et où le Roi Lear a pour pendant dans le malheur mérité de sa vie, et pour vis-à-vis, Glocester !

Tel, de bloc et d’ensemble, ce Roi Lear, dont l’organisation me semble plus forte que celle de tous les autres drames de Shakespeare, et qui produit, je ne dis pas un pathétique plus foudroyant, mais, parce qu’il s’agit de la famille, un pathétique plus auguste. L’idée n’en appartenait pas plus que celle de beaucoup de ses drames, à Shakespeare. Elle était tirée d’un épisode du roman de Brut (1153), et elle avait été mise à la scène et jouée sous différents noms d’auteurs, je ne sais combien de fois. Mais dans ce qui n’était que glaise épaisse avant Shakespeare, le grand poète versa la vie, et cette donnée si simple de Lear, il l’orna et il la grandit par les plus belles de ses inventions. C’est là, en effet, que vous trouverez ce personnage charmant du Fou du roi dont la folie est une sagesse, et cet admirable rôle du possédé que joue Edgar pour se déguiser, cet insensé de Pauvre Tom, dont l’effet fut si grand que la première édition du drame de Shakespeare portait ce titre : Vie historique du Roi Lear et de ses filles, avec la vie infortunée d’Edgar, fils du comte de Glocester, et sa sombre humeur assumée de Tom de Bedlam (1608).

Le Pauvre Tom, dans lequel toutes les misères du Moyen Âge se reflètent avec une si incroyable poésie, a donné à Walter Scott l’idée de tous ces fous et de toutes ces folles qui passent dans ses romans avec des yeux et des propos si étranges ; mais comme le Pauvre Tom a bien plus de mordant et de hardiesse ! Son égarement, à lui, sa madness est plus poignante encore que celle d’Ophélie, et si on ne la savait pas un déguisement, on ne la supporterait pas. Walter Scott, l’immense conteur d’un temps où Shakespeare, s’il revenait au monde, prendrait la forme du roman, bien plus en harmonie avec toutes les exigences d’une pensée très civilisée, Walter Scott est fils de Shakespeare, et cela achève la gloire de Shakespeare.

Mais il y a un autre grand conteur moderne auquel Shakespeare fait penser et qu’il semble avoir inspiré dans un de ses plus beaux ouvrages, et c’est Honoré de Balzac. Le Roi Lear donne le Père Goriot.

XIV §

Il me tardait d’y arriver ; car l’analogie est frappante. Le Père Goriot, c’est exactement le Roi Lear ! C’est la même idée que le Roi Lear, la même situation, le même sentiment, le même malheur. Les personnages seuls du drame et du roman diffèrent. Ils diffèrent de société, de costume et de mœurs. Le drame et le roman diffèrent aussi par les détails. Dans le Père Goriot, pas de Pauvre Tom, pas de Fou du roi, pas de Cordélie ! mais il n’y aurait que cette colossale figure de Vautrin qui s’y élève, que Balzac lutterait par elle avec Shakespeare et ne serait pas renversé. Quant à l’idée même, quant à la racine même du sujet, si Shakespeare l’a prise aux mains secondaires qui l’avaient, avant lui, exploitée, Balzac l’a prise à Shakespeare, ce qui était un peu moins facile, s’il l’a prise pourtant, s’il ne s’est pas plutôt rencontré avec Shakespeare, dans ce sujet humain, fécond et éternel comme la famille et l’humanité.

Je sais bien que Balzac a baissé les cordes de l’instrument de Shakespeare. Il a descendu cette misère royale de Lear dans une sphère de société moins haute que celle où plane Shakespeare ; une sphère non plus humaine, mais plus vulgaire, qui nous touche et nous prend de plus près. Shakespeare a l’idéal du lointain ! Balzac l’intérêt de la vie actuelle et l’intérêt aussi de la passion fouillée et épuisée dans le cœur de l’homme où l’on va la chercher, quel qu’il soit !

Entre cet imbécille de Père Goriot, ce vermicellier grotesque, que nous avons tous coudoyé, et le Roi Lear, ce majestueux chef de clan, Balzac a fait une équation prodigieuse, — l’équation de la radoterie, de la passion et de la douleur ! Lear et le Père Goriot sont aussi insensés, aussi coupables, dans leur amour pour leurs filles indignes, et aussi sublimes l’un que l’autre, et le plus sublime est peut-être celui qui le paraît le moins ; c’est peut-être le père Goriot !

Il y a encore, en effet, un dernier morceau de la draperie des temps antiques dans le Roi Lear, mais dans le Père Goriot, il n’y a que le nu du vrai dans la réalité moderne, et c’est peut-être plus puissant Quoi qu’il en soit, je ne crains pas de le dire, moi qui ne sais pas chicaner sa gloire à un homme, parce que cette gloire est nouvelle, Balzac, ce génie universel d’ailleurs comme Shakespeare, quand on le prend dans toutes ses œuvres, est aussi grand pour le moins que Shakespeare dans le Père Goriot.

Si j’étais Philoxène Boyer, le commentateur éloquent et savant de Shakespeare ; si j’avais devant moi une tribune où les développements sont permis, je suivrais en détail la comparaison entre ces deux grandes œuvres, filles l’une de l’autre, mais égales. Il est étrange qu’aucun critique de ce temps n’y ait pensé… Il est étrange que François-Victor Hugo, qui a vu tant de choses dans sa préface du Roi Lear, n’ait pas vu celle-là. Est-ce la préoccupation du génie de son père qui lui aura caché cette gloire shakespearienne de Balzac ?…

XV6 §

Le XIIe volume contient le Henri V et le Henri VI, avec l’introduction accoutumée. On sait notre opinion sur ces exubérantes préfaces, inspirées par l’amour-propre d’un jeune traducteur qui veut prouver qu’il sait penser pour son propre compte et qu’il a des aperçus à son service, je ne dis pas par-dessus la tête, mais entre les jambes de son colosse…

Néanmoins, dans cette introduction, où je trouve trop d’aperçus encore, il est un point de critique, posé et discuté, qui valait bien la peine de l’être, et je ne puis m’empêcher de savoir un gré infini à François-Victor Hugo de l’avoir posé et discuté. Il a, en effet, montré par là tout ce qu’il y a de plus rare chez un traducteur, je veux dire : tout à la fois du respect pour son auteur et de l’indépendance. Du respect pour son auteur, ce n’est point là ce qui est rare ; mais, si vous y joignez de l’indépendance, vous arrivez à quelque chose qui, je vous le jure ! n’est pas commun.

Certes ! du respect pour Shakespeare, ce n’est pas cela qui a jamais manqué à François Hugo. Au contraire. Il en a eu toujours beaucoup et d’aucuns même disent trop. Non que Shakespeare ne soit un prodigieux génie et peut-être le plus prodigieux, à sa manière, qui ait jamais existé. Mais entre cette grandeur du plus grand des poètes dramatiques, et l’ubiquité dans toute grandeur dont voudrait le douer François Hugo, il y a bien quelques étapes à faire que ne font pas si vite ceux qui, au lieu de traduire officiellement Shakespeare, se contentent de le lire pour leur plaisir personnel ! Sans être un Petit Poucet littéraire, François Hugo a les bottes de sept lieues de l’admiration, ces jolies bottes à glands, toujours de mode, avec lesquelles on franchit tout ! Le plus souvent, ses introductions nous ont introduits à un Shakespeare idéal infini et inventé, dans lequel il s’absorbait comme un fakir indien dans la conception de Bouddha ; car c’est un bouddhiste shakespearien que François-Victor Hugo, et, justement à cause de cela, il voit dans Shakespeare un torrent de choses qui me font l’effet, à moi, de n’y être pas !

Mis fort à l’aise par le silence que garde l’Histoire sur l’homme au mûrier des bords de l’Avon, François Hugo, qui est de l’école du trop de zèle, nous a toujours donné un Shakespeare selon son cœur brûlant, et dans cette introduction encore, qui a deux parties, l’une qui me plaît et l’autre qui ne me plaît pas, ce diable de cœur brûlant dont je me méfie nous donne un Shakespeare inconnu jusqu’à cette heure, — un Shakespeare politique, libéral, progressif et civilisé !! Pour mon goût, j’aimais mieux l’ancien, le barbare, comme disaient les badauds après ce finaud de Voltaire ! Mais il ne s’agit pas de mes affreux goûts…

Sur un mot très simple et très explicable, placé dans un des chœurs du Henri V, en l’honneur du comte d’Essex, François Hugo, qui a l’imagination fort alerte, nous enfile toute une histoire qui, je le crains pour lui, ne passera pas plus que le chameau à travers le trou de l’aiguille… Selon François Hugo, le comte d’Essex n’était pas seulement le miroir… de la vieille Reine Élisabeth ; il était par en dessous l’ennemi de l’intolérance religieuse de son gouvernement : c’était un philosophe anticipé et préludant ; et comme ce d’Essex était l’ami de Southampton, et Southampton l’ami de Shakespeare, et comme les amis de nos amis sont nos amis, Shakespeare se trouve donc être par ricochet un libéral et un opposant politique… Et j’ai vu l’heure, ma parole d’honneur ! où François Hugo, en poussant un peu plus sa pensée, l’aurait fait vivre à Guernesey !

Mais, disons-le pourtant, à côté de cette préoccupation qui n’est pas singulière du tout et qui est d’un bon fils qui voit partout la politique de papa, comme cette pauvre servante de curé voyait jusque dans la lune les humbles culottes de son maître, j’ai trouvé dans cette introduction nouvelle de François Hugo une indépendance et un détachement de-son auteur qui m’ont fort étonné dans mon jeune Bouddhiste shakespearien et qui m’ont causé un plaisir encore plus vif que la surprise. Mon Dieu, oui ! à ma grande stupéfaction, François Hugo s’est détaché assez de son auteur pour déclarer que Henri VI était une assez mauvaise pièce, très indigne du génie de Shakespeare.

Il est vrai que, presque au même instant, il a refait son nœud avec une merveilleuse adresse et rafistolé les chausses échappées et pendantes, un moment, de son admiration, en soutenant que puisque cette pièce de Henri VI était indigne du génie de Shakespeare évidemment elle n’en était pas ! Hélas ! que de pièces indignes du génie de Corneille en sont, cependant ! Mais François-Victor Hugo, qui ne croit pas certainement à l’infaillibilité du Pape, trouve bien plus aisé de croire à l’infaillibilité de Shakespeare, et il y croit comme je crois au Pape et à Dieu. Il pouvait donc, purement et simplement, exciper la non-authenticité du Henri VI, qui est un drame détestable, de cette infaillibilité de Shakespeare, opinion pour lui de dogme et de foi, et il a eu l’honnêteté, comme critique, de ne point le faire. Il a eu ce procédé pour nous de nous apporter, de cette non-authenticité du Henri VI, des raisons littéraires.

Ces raisons sont, je le reconnais, un peu subtiles, et assez semblables à du coton filé trop fin et qui doit casser, mais enfin, telles qu’il a pu les trouver, il nous les a données, et il les a même couronnées par une preuve morale qui ne me paraît pas non plus sans réplique, mais que j’aime dans sa profondeur incertaine : c’est que la Jeanne d’Arc du Henri VI était une calomnie insultante pour la Jeanne d’Arc de l’Histoire, et que cette lâcheté-là était encore plus indigne du génie de Shakespeare qu’un mauvais drame ; et de cette insulte déshonorante qui l’aurait souillée, il a essuyé respectueusement la gloire de Shakespeare, ne voulant pas qu’il eût, en plein front, son grand homme vénéré, la même tache de boue que Voltaire !

Eh bien, je dis bravo ! à cela, et bravo ! deux fois. Bravo ! parce que c’est peut-être vrai, et que dans tous les cas c’est une idée profonde et justifiée, à ce qu’il semble, par la conception que nous avons du génie sympathique de Shakespeare, que de prétendre et de poser qu’un pareil homme, rencontrant Jeanne d’Arc dans l’Histoire, ne puisse avoir pour cette fille, unique en sa grandeur, qu’un sentiment digne de ce génie, unique dans la sienne, qui vibrait si magnifiquement à chaque coup de toute chose grande et belle, et dont la vaste personnalité, embrassant toutes les personnalités humaines, comme jamais esprit ne les avait jusque-là embrassées, a paru si extraordinaire qu’on n’a rien trouvé de mieux à en dire que de l’appeler de l’impersonnalité.

Et si ce n’est pas vrai, si l’Anglais, l’Anglais ineffaçable et indestructible, qui vivait peut-être avec la ténacité de ses préjugés, de ses haines et de sa race, sous la fleur du génie cosmopolite de Shakespeare ; si l’Anglais fit faire à ce génie, contre Jeanne d’Arc, ce que plus tard les plus grands esprits de l’Angleterre firent pendant des années contre l’Empereur Napoléon, bravo ! encore, bravo ! pour avoir flétri une telle action en la proclamant, au nom de Shakespeare, impossible ! Bravo ! enfin, pour n’avoir pas laissé l’admiration de Shakespeare tuer en soi le sentiment français ! pour avoir gardé incorruptible et ferme, comme l’a fait François Hugo, cette pure notion de Jeanne d’Arc, que les hommes auxquels il se fie le plus peut-être, que Michelet, par exemple, auquel il dédie ce volume, que Henri Martin, auquel il en dédiera peut-être un autre, ont dégradée par des explications grossières ; car il n’y a que nous, qui croyons hardiment au surnaturel, qui pouvons expliquer la surnaturelle personnalité de Jeanne d’Arc !

XVI §

Si, pour notre part, il nous est impossible d’admettre que le drame de Henri V, dont François-Victor Hugo tire par les cheveux — et des cheveux aussi courts que ceux d’une tête ronde — une théorie politique contre le droit divin ; s’il nous est impossible d’admettre que ce drame ait été pour Shakespeare ce qu’il est pour son traducteur, nous n’en voyons pas moins comme lui les beautés supérieures de cette œuvre, splendide et charmante… Charmante, en effet, car ce n’est point l’élément du terrible et du pathétique, si familiers l’un et l’autre au génie de Shakespeare, qui brille ici de sa flamme sombre et convulsive, mais l’élément du gracieux, de l’aimable et du bon, qui étaient autant dans Shakespeare que celui du terrible et du beau.

Shakespeare est peut-être le cerveau le plus large et les entrailles les plus dilatées qui se soient vus jamais dans une littérature. Lui, l’auteur étrange, passionné et cruel, d’Othello, Hamlet, de Macbeth et de Richard III, a, dans l’ordre de la pensée, les mêmes qualités que César, dont il a fait un si beau drame, et Alcibiade, dont il aurait pu en faire un (car il n’en a fait qu’un bout de rôle dans Timon), ont eues dans l’action tous les deux, et ces qualités délicieuses et clémentes, et divinement irrésistibles, il les a particulièrement montrées dans toute leur suavité en ce drame de Henri V. Moi qui crois que la nature humaine importait bien plus à Shakespeare que la politique et les sociétés, je suis persuadé que son Henri V — comme la plupart de ses personnages historiques — était bien plus la conception d’un caractère imaginé qu’une étude ou même qu’une divination de l’Histoire. Pour ne citer qu’un seul exemple du sans-souci habituel de Shakespeare pour le terre à terre et la fidélité de l’Histoire, Coriolan, dans le drame de ce nom, n’est pas le Romain de Tite-Live ; mais, quel qu’il soit, c’est un homme, une colère, une vengeance, une force vivante qui emporte tout dans son tourbillon, puis qui se fond tout à coup dans d’inexprimables tendresses ; et c’est bien autrement beau que si c’était romain, cela ! C’est humainement vrai et superbe ! L’étude historique des caractères est encore du costume, — du costume, à la vérité, par son côté le plus profond et le plus élevé, — mais cette étude, si réussie qu’elle puisse être, restera toujours inférieure à l’étude de la nature humaine dans ses spontanéités les plus jaillissantes ou dans ses replis les plus enveloppés.

Le Henri V de Shakespeare est un type de nature humaine tout autant qu’Othello, Hamlet, Macbeth et Richard III, trouvés aussi dans des Chroniques, comme Henri V. C’est un type de magnanimité et de grâce humaine comme Richard III, Macbeth, Hamlet, Othello, le sont d’autre chose. Je ne sache rien, pour mon compte, d’aussi profond et d’aussi touchant que ce drame de Henri V, dont on parle beaucoup moins que des autres pièces de Shakespeare, précisément parce que la distinction en est plus exquise, et dont M. Taine lui-même ne dit mot, dans sa récente Histoire de la littérature anglaise, parce que cette pièce et ce personnage de Henri V sont une des plus fortes objections qu’il y ait contre son système de l’influence de la race ; car Henri V est un Anglais diminué de tout le flot d’humanité que Shakespeare a fait entrer dans sa nature, comme s’il eût voulu démontrer, par la conception et la réalisation d’un tel personnage, combien son génie savait s’affranchir de ce joug de la race que M. Taine veut faire tomber sur le génie comme sur le cou d’un bœuf, et prouver enfin que lui-même, comme son personnage, était un homme… encore plus un homme qu’un Anglais !

XVII §

Ainsi, Henri V est un homme, — Henri V, qui, sous la plume de Shakespeare, est César et Alcibiade tout ensemble, César et Alcibiade sans leurs vices, — Henri V est un homme comme César, qui était aussi un homme avant d’être Romain, et comme Alcibiade, qui l’était avant d’être Grec, et qui, partout où ils auraient été, chez les Lestrygons ou chez les Scythes, auraient eu les qualités charmantes qu’ils avaient à Rome ou à Athènes. J’en suis bien fâché pour M. Taine, le Henri V de la race et des Chroniques ne ressemble en rien à l’adorable création de Shakespeare. François-Victor Hugo, qui a des illusions différentes de celles de M. Taine, — qui ne voit, lui, que de la politique où l’autre ne voit que de la physiologie, — François-Victor Hugo met en vive saillie dans son introduction, ainsi que nous pourrions le faire nous-même, le contraste frappant du Henri V de Shakespeare avec le Henri V de l’Histoire. Il cite Monstrelet et Chastellain, et oppose énergiquement au Roi anglais « flegmatique, — dit-il, — rigide, altier et antipathique », cette ravissante fantaisie de Shakespeare, qui tire, comme on tire un instrument merveilleux d’un étui tombé dans la fange, une perfection de roi du fond du plus mauvais sujet d’Angleterre.

Vous vous la rappelez, cette jeunesse orageuse et folle de Henri, qui alors s’appelait Hai, qui s’intitulait en riant un gentilhomme des ténèbres et un mignon de la lune, et qui se laissait tutoyer par le vieux Falstaff, ce courtisan de cabaret et ce bouffon de génie chauffé incendiairement au vin d’Espagne ! Eh bien, la Fonction, la Responsabilité, l’ont saisi, ce fou, par ses cheveux d’Absalon, de leurs mains d’une froideur toute-puissante, et lui ont appliqué ce bandeau qui calme le front à force d’y peser : — une couronne ! Le prince de Galles et des ribauds est devenu HenriV. La gourme de sa jeunesse est jetée…

« Le dernier souffle — dit le poète par la bouche de Canterbury — avait à peine quitté le corps de son père, que son extravagance, en lui mortifiée, a semblé expirer aussi. Oui ! à ce moment, la Raison apparut comme un ange et chassa de lui le coupable Adam, faisant de sa personne un paradis destiné à contenir et à envelopper des esprits célestes.

« Jamais sage ne fut si soudainement créé ; jamais la réforme, versée à flots, ne balaya tant de fautes dans un courant si impétueux ; jamais l’endurcissement aux têtes d’hydre ne perdit plus vite et plus absolument son trône que chez ce Roi. »

C’est ainsi que le drame de Shakespeare commence. Henri veut conquérir la France, mais ce n’est pas le succès de ses armes qui fait l’intérêt du drame de Shakespeare, même pour les Anglais : c’est le développement de ce caractère incomparable et d’une si chevaleresque générosité.

Rien ne manque à cette tête, devenue sérieuse, de Henri, pas même, par instants, la mélancolie du repentir et la grandiose beauté de la pensée religieuse. Toutes les nuances humaines, le poète les a fondues ici… On dirait qu’en inventant un tel personnage, Shakespeare a eu la coquetterie, osée et suprême, de nous faire pardonner à l’Angleterre notre désastre d’Azincourt ! Quand, en effet, il est bien avéré, hélas ! que trente mille chevaliers français sont tombés massacrés sous les haches d’une poignée d’Anglais, Henri V dit ces grandes paroles, aussi peu anglaises que le génie de Shakespeare qui les lui met sur les lèvres : « Ô Dieu ! ton bras était « là !… Sans stratagème, dans un simple choc et dans un loyal enjeu de guerre, a-t-on jamais vu perte si grande d’un côté, de l’autre, si petite ? Prends-en l’honneur, ô Dieu ! car il est tout à toi ! » Tel il parle, ce magnanime Henri, cette idéale figure qui monte, à chaque instant du drame, dans la beauté morale et dans la noblesse, aussi haut qu’un homme puisse y monter, mais dont l’originalité n’est cependant pas toute là encore…

Non ! non ! ce qui fait l’originalité de la physionomie de Henri V, c’est que, tout sublime qu’il soit devenu sous l’influence de la fonction de Roi, il n’en est pas moins resté, au fond, l’être gracieux qu’il était dans sa coupable jeunesse, le séduisant d’esprit et de cœur que, malgré tous les emportements et les déportements de la vie, il était impossible de ne pas aimer. Il a la même grâce que dans ces temps sans frein, mais il l’a mûrie, assainie, purifiée, cette grâce que ni vertus ni vices ne peuvent abolir, cette grâce, chez certaines natures, immortelle ! L’archevêque de Canterbury parlait en évêque, en disant les paroles que je citais plus haut, mais, croyez-le ! ce n’est point le tranchant de la conversion qui coupe tout, et fait deux parts de l’homme, séparant la moitié qui doit vivre de la moitié qui doit mourir, ce n’est pas le coup foudroyant de cette conversion comme l’entendent les hommes religieux, qu’a voulu exprimer Shakespeare.

L’immense moraliste et l’immense poète a eu une bien autre visée. Il s’est colleté contre une bien autre difficulté. Il n’a pas voulu qu’un genre quelconque de surnaturel intervînt dans la transfiguration de son personnage, et il a laissé, à dessein, du Hai dans son Henri V. Il y est tel que nous le connaissons, ce Hai qui faisait jadis les délices de la taverne d’East Cheap. C’est toujours le compagnon joyeux, familier et taquin du vieux Falstaff ! C’est toujours le chercheur d’aventures nocturnes ! Seulement la taverne est devenue un camp. Falstaff, c’est à présent Fluellen, le comique pédant militaire, l’impayable capitaine gallois, et le chercheur d’aventures, c’est ce bon gaillard de Roi qui, pour rire, échange son gant de défi avec celui du soldat Williams.

Lorsque à la fin du drame de Shakespeare, dont les acteurs sont des armées et qui finit par le mariage de Henri d’Angleterre et de Catherine de France, le poète nous fait assister à cette longue scène d’amour, une des plus touchantes et en même temps une des plus piquantes qu’il ait écrites, n’est-ce pas Hai, notre ancien Hai, que j’entends, quand il se vante à sa maîtresse, avec tant de rondeur, de verve et de bonhomie, d’être, sinon « le compagnon des meilleurs rois, au moins le roi des bons compagnons » ! Et quand il lui dit ces modestes et délicieuses paroles : « Je suis bien aise que tu ne saches pas notre langue ; car, si tu la savais mieux, tu trouverais en moi un homme tellement simple que tu me soupçonnerais d’avoir vendu ma ferme pour acheter ma couronne », n’est-ce pas Hai encore ? Hai, à qui la délicatesse est venue, et qui pour la première fois, a le sentiment de l’amour !

XVIII §

Ainsi, vous pouvez en juger par cette analyse imparfaite que je viens d’essayer de ce personnage, le Henri V est un des types les plus humains, les plus aimables dans sa beauté, les plus tempérés, du génie tout-puissant de Shakespeare, ce Michel-Ange qui était aussi un Corrège ! François-Victor Hugo a senti les beautés du Henri V autant que personne, et il les a traduites avec la fidélité d’expression à laquelle il nous avait accoutumés.

Mais ces beautés du drame de Henri V, avait-il besoin de les expliquer par autre chose que par cet insatiable besoin de peindre sous tous ses aspects la nature humaine, qui fut toujours le fond et l’unique mobile du génie de Shakespeare ? Le jeune Préoccupé politique est allé une fois de plus — mais en s’obstinant, cette fois, davantage, — chercher midi à quatorze heures — à la pendule de son père — dans l’appréciation d’une œuvre qui, comme toutes les œuvres de Shakespeare, dit Coleridge, « n’a d’autre politique que sa philosophie et sa moralité ».

Incorrigible manie d’expliquer son auteur par ses propres rêves à soi, et d’embrouiller sa traduction avec son commentaire ! Faudra-t-il donc que Shakespeare, ce puits de vérité humaine, ait son azur incessamment troublé par les petits crachats de François-Victor Hugo pour l’innocent plaisir d’y faire des ronds ?… Franchement, est-ce bien la peine d’être Shakespeare pour servir à cela ?…

Lawrence Sterne §

I7 §

Eh bien, il n’y faut pas aller par quatre chemins ! Voici un livre comme on n’en fait plus guère et comme il est heureux pourtant qu’on en fasse encore. C’est un livre intéressant comme s’il n’était pas amusant, et amusant comme s’il n’était pas de l’intérêt le plus raisonnable ; car l’auteur de ce livre sur Sterne cache sous son nom allemand (ou plutôt il ne le cache pas) l’esprit le plus français en raison précise, en droiture de jugement, en possession de sa faculté de critique devant l’imagination la plus dérangeante, la plus emportante et la plus ensorcelante. Et cette imagination, c’est Lawrence Sterne, l’auteur du Tristram Shandy et du Sentimental Journey, deux chefs-d’œuvre de sentiment et de grâce pour les uns, et de déraison et d’absurdité pour les autres ! Lawrence Sterne, qu’on ne peut aimer ou haïr médiocrement ! Lawrence Sterne, qu’on savoure comme un fruit délicieux ou qu’on vomit comme un fruit gâté ! Et de fait, il est l’un et l’autre. Cette pèche, cet ananas, ce fruit exquis et fin et sans nom, d’une espèce unique peut-être sur l’espalier d’une littérature, a des parties meurtries, qui pourraient bien, qui sait ? augmenter, par le contraste, l’arôme et la saveur des parties saines, — et c’est ce fruit-là, si difficile à apprécier, qui révolte le goût et qui l’enivre, que M. Paul Stapfer nous a servi dans un livre que je comparerai pour la simplicité et la limpidité du style à quelque blanche et transparente assiette de porcelaine de Saxe, après l’avoir coupé et nettoyé de ses parties mauvaises au fil d’une critique qui ressemble aussi, pour la pureté de son tranchant, à la lame d’argent de quelque couteau de dessert.

C’est donc une œuvre critique, avant tout, que M. Paul Stapfer a publiée ; c’est une œuvre de critique, même avant d’être une biographie. La biographie n’est ici que pour préparer la critique, par laquelle l’auteur la termine. Cette biographie, qui pouvait ne pas être du tout, — car l’histoire des hommes célèbres par leurs ouvrages n’est souvent que dans leurs ouvrages, et Voltaire même a fait une loi (fausse, il est vrai, parfois), de ne la chercher que là, — cette biographie s’est trouvée, par hasard (cette étoile de Sterne !), excessivement intéressante en soi, et se raccordant à merveille au genre de génie qui a créé Tristram Shandy, cette bouffonnerie sérieuse, encore plus que le mariage, comme disait cet évangéliste de Beaumarchais. Sterne est de la race de ces bouffons charmants ou sublimes qui s’appellent Rabelais, Swift, Cervantes, Arioste.

Sterne, qui croyait à l’influence des noms et qui se nommait M. Sérieux (stem veut dire sérieux en anglais) ; Sterne, au nom duquel la vie, cette farceuse, ajouta comiquement le titre de Révérend, comme si M. Sérieux n’était pas assez ! Sterne ne fut pas bouffon que dans ses œuvres. Il le fut toute sa vie, mais naturellement, mais gracieusement, et de pied en cap, bien avant de songer à écrire son Tristram Shandy. « Pardonnez-moi toutes ces folies, — écrivait mélancoliquement à un de ses amis Lord Byron, à la veille de se marier, et qui pensait un peu sur le mariage comme l’évangéliste Beaumarchais ; — ce sont mes adieux de bouffon que je vous fais, les larmes aux yeux ! »

Sterne fut toute sa vie un bouffon de ce genre. C’est un bouffon, les larmes aux yeux !

II §

Et la vie semble elle-même bouffonner autour de lui avec le même sourire et avec les mêmes larmes. Il était le petit-fils d’un archevêque d’York et petit-neveu d’un archidiacre, et crut longtemps devenir archevêque lui-même, bel et bien, ma foi ! dans ce pays d’évêques et d’archevêques sans vocation. S’il ne le devint pas, la faute en fut au puritanisme de Georges III. Son père à lui, Sterne, officier, mourut des suites d’un coup d’épée, reçu pour une oie, qui n’était pas une femme, mais une vraie oie. « Était-elle vivante ou rôtie ? » se demande gaiement M. Stapfer. On s’était battu dans une chambre avec la furie irlandaise, et le père de Sterne fut cloué au mur par l’épée de son adversaire, qui perça le mur et s’y enfonça…, si bien qu’embroché de cette rude manière, il demanda le plus poliment du monde à celui qui l’avait embroché, d’ôter le plâtre attaché à l’épée avant de le débrocher… Histoire réelle, qui enfile — comme l’épée enfila son père — toutes les histoires inventées par Sterne et racontées par l’oncle Toby et le caporal Trim dans le Shandy ! Aux premiers temps de sa jeunesse. Sterne, qui était faible de complexion, se rompit un vaisseau dans la poitrine, dont il cracha le sang toute sa vie. Il eut donc le charme des cracheurs de sang ; il eut le charme de la fragilité extérieure et menacée qui, d’un moment à l’autre, comme une porcelaine fêlée, peut tout à coup s’écrouler en morceaux ! et il en tira un bon parti de douces plaisanteries mélancoliques. C’est avec cette poitrine délabrée qu’il prêcha ses sermons à ses deux paroisses, jusqu’à l’âge de quarante-sept ans, sans penser à mal ni à Tristram. Il avait, en effet, deux paroisses, comme l’âne de Buridan avait les deux bottes de foin qui l’embarrassaient, et il allait de l’une à l’autre, — de sa paroisse de Sutton à sa paroisse de Stillington, — monté sur une haridelle efflanquée comme la jument de la Mort dans l’Apocalypse, et sur les côtes de laquelle ses jambes d’araignée, comme il les appelle, faisaient fort harmonieusement bien. « J’ai quatre-vingts ans au physique », disait-il alors, avec la fierté d’une âme qui s’est toujours senti vingt-cinq ans.

Il s’est peint lui-même dans ses œuvres « avec sa pauvre figure pâle, ornée d’un nez en as de trèfle ». Cependant, dans le portrait qu’a publié M. Stapfer à la tête de son volume, il semble bien mieux qu’il ne dit. Sa tête ne manque pas de puissance. Les pommettes saillent. Les commissures de la bouche sont très relevées, les yeux profonds. Il y a presque du pensif Molière dans ce regard. Tout le double génie de Sterne est dans ce rire fixé aux lèvres et cette tristesse fixée aux yeux.

Quoiqu’il ait prononcé de très bonne heure ces fameux sermons vantés par Voltaire, ce fier connaisseur en sermons, — et le bon billet qu’avaient là les La Châtre de l’Angleterre ! — et qu’il fût d’Église, dans ce pays qui ne croit plus à l’Église, il fit longtemps partie d’une société peu ecclésiastique, qui s’intitulait la Société des Démoniaques à Crazy-Castle (en français : Château détraqué), la résidence de Hall Stevenson, un ami chez lequel on commençait déjà ces orgies dérisoires, — monacales et funèbres, — qui se sont plus tard continuées chez Lord Byron. Ses sermons, qu’il coupait par ces cérémonies, étaient, du reste, comme ses livres, en attendant ses livres. Ils étaient burlesques et touchants. On y pleurait et on y riait, et seule l’Église anglicane ne riait ni ne pleurait. Bouffonne d’un autre genre ! cette sainte Église était impassible à tout cela. Figurez-vous un membre du clergé romain prêchant chez nous dans ce style, pétillerait-il de génie, quel coup de crosse de l’évêque diocésain ne recevrait-il pas sur la tête ! On courait aux sermons de Sterne, et ce n’est pas contre eux, mais contre le Tristram Shandy, que le cant anglais révolté s’emporta. Il parut enfin, le Tristram ! Sterne l’avait médité longtemps, entre les livres excentriques dont il se nourrissait comme nous avons vu de notre temps Edgar Poe se nourrir de ces sortes d’ouvrages.

À la première édition du Tristram, Sterne eut immédiatement sa gloire. Il l’eut scandaleuse et flatteuse, et du coup elle le fit quitter ses deux paroisses et s’en venir à Londres, où il alla partout sur le poing de Garrick, le comédien (cornac bien choisi pour un prêtre !), depuis le palais de l’archevêque de Cambridge jusqu’au Ranelagh, dont il rapporta l’amour et le regret à ses deux paroisses ; car il écrivait à Londres, à son démoniaque d’ami Stevenson : « Oh ! Seigneur Dieu ! dire que tu vas ce soir au Ranelagh, tandis que moi je reste assis plein de tristesse dans ma solitude, comme le prophète quand la voix lui parla et lui dit : Que fais-tu donc, Élie ?… »

Mais Élie Sterne ne resta pas longtemps assis, à exhaler ces plaintes sacerdotales. Il voyagea. Il vit la France et l’Italie. C’est en France qu’il composa ce Sentimental Journey, que, pour mon compte, je mets bien au-dessus de Tristram Shandy, et dont l’observation est si fine et si voluptueusement délicate qu’elle échappe absolument aux gros yeux de congre cuit des sots. C’est dans ce livre qu’alors il se donna (tout le monde connaît ce chapitre du Sentimental Journey) le nom de Yorick, le bouffon du Roi de Danemark dans Hamlet, et qu’il se l’appliqua si justement que ce surnom a presque dévoré son nom. Yorick est Sterne, à présent, dans tout l’univers. Son succès de Tristram Shandy, auquel il ajouta de nouvelles parties, ne s’épuisait pas, mais sa vie s’épuisa avant sa gloire et son génie. Il mourut à cinquante-quatre ans. Il avait aimé toute sa vie, mais il n’avait jamais aimé assez longtemps pour être autre chose que le plus heureux des hommes… Cependant, voici la bande noire à l’étoffe rose : il mourut seul, dans un hôtel garni, je crois. Détail amer ! au moment où il trépassait, sa garde-malade lui volait les boutons d’or de ses manchettes. Et ce n’est pas tout ! mort, on lui vola son cadavre, qui fut disséqué en plein amphithéâtre, comme celui du dernier croquant. Ah ! ce nom de Yorick qu’il s’était donné était donc une destinée ! On roula sur un tas d’ossements, comme l’autre, cette nouvelle tête d’Yorick, de ce pauvre bouffon d’Yorick, dans laquelle avaient fleuri tant de pensées joyeuses et tendres, et ce ne furent pas les fossoyeurs de Shakespeare qui jouèrent à la boule avec cette tête de génie, ce furent, avec leurs mains sanglantes, des chirurgiens !

III §

Telle la vie singulière que M. Paul Stapfer a racontée aisément dans un livre, et avec un détail qui m’est interdit. Rien qui fasse plus rêver et sourire, et qui nous explique mieux l’homme que fut Sterne, l’humouriste qui, à force d’être aimable, se fait tout pardonner. M. Stapfer, sans diminuer le côté frivole ou passionné d’un homme emporté par l’imagination qui « gouvernait sa plume » et sa vie, a vengé Sterne des incroyables attaques de Lord Byron, qui lui ressemblait tant, sinon par le génie, au moins par le plus noble des sentiments de son cœur. Sterne eut une fille comme Byron, et l’aima autant que Byron aima la sienne. Le père d’Ada aurait donc dû avoir de la sympathie pour le père de Lydia. Il n’en a rien été. Lord Byron, dans un de ses Memoranda (avait-il ses nerfs, ce jour-là ?), reprocha à Sterne sa dureté de cœur envers sa mère, comme si, lui, avait été si tendre déjà avec la sienne ! Mais M. Stapfer, qui y a regardé, prouve que le reproche de Byron n’a pas le moindre fondement, et que personne n’a le droit de l’articuler. Mal marié, comme Byron d’ailleurs, Sterne, séparé de sa femme, ne la traita jamais de Clytemnestre, comme Byron la sienne, et l’accabla des générosités les plus touchantes. Et ce n’est qu’après avoir repoussé les attaques adressées à la moralité sensible de son auteur, que M. Stapfer passe ensuite à celles qu’on a dirigées contre son génie.

Johnson, l’affreux docteur Johnson, l’hippopotame de la lourde Critique anglaise, fut en Angleterre un de ceux qui se moquèrent le plus de Sterne et qui ne durent rien comprendre à l’imagination de l’auteur du Tristram Shandy et du Voyage sentimental. Mais je l’ai dit, partout ailleurs qu’en Angleterre, il est toute une race d’esprits parmi ceux qui se croient littéraires, et qui le sont même en quelque degré, qui ne se doutent pas de la qualité du génie de Sterne, quand il a du génie et que les yeux du bouffon s’emplissent de ses pleurs… C’est contre cette race d’esprits ou plutôt pour cette race d’esprits, que M. Stapfer a écrit son livre ; car il a essayé de leur faire comprendre ce qu’évidemment ils ne comprennent pas d’eux-mêmes. Je doute qu’il réussisse, mais le livre est là, et le livre est bon, brillant d’intelligence et de clarté. M. Stapfer montre que Rabelais, le grand Rabelais, à qui les esprits qui contestent Sterne ne refusent pas le respect, n’est pas moins déraisonnable et inintelligible, à certaines pages de son Épopée, que Sterne à certaines pages décousues de son roman de Tristram Shandy ; mais il prouve à merveille que ni la valeur ni le vrai génie de Sterne et de Rabelais ne sont dans ces pages. Sterne n’a certainement pas les qualités épiques du Rieur gigantesque qu’est l’auteur du Pantagruel ou du Gargantua, mais il en a d’autres non moins rares. Il est, lui, le Rabelais des Délicats et des Tendres, dans les parties du Tristram Shandy qui sont réussies : l’histoire de Le Fèvre, l’abbesse des Andouillettes, etc., et surtout ces types heureux de M. Shandy, de l’oncle Toby et du caporal Trim ! Et, comme le Rabelais des Forts et des Gais, il est là tout ce qu’il peut être, et tout ce qu’il peut être est… d’une beauté supérieure et d’une originalité inimitable. On peut être une glace de Venise et être encadrée dans du plomb, mais le cristal de la glace n’en brille pas moins dans son encadrure, et peut-être même est-ce de l’art dans celui qui l’a encadrée ? peut-être n’en brille-t-elle que plus !

IV §

Ainsi, démontrer la valeur littéraire de Sterne à ceux qui la nient encore plus que raconter son histoire à ceux qui l’ignorent, voilà quel a été le but de M. Paul Stapfer, et nous croyons que s’il n’a pas fait entrer dans la tête des négateurs du mérite de Sterne sa démonstration, la chose qu’il a entreprise dans son livre n’en est pas moins démontrée. M. Stapfer, en faisant cela, a démontré aussi qu’il avait de rares aptitudes de critique. Partout ses opinions ne sont pas les miennes. Par exemple, il hiérarchise autrement que moi les mérites des écrivains dont il parle. Il donne à Don Quichotte une ampleur et une force d’imagination qu’assurément il exagère ; Cervantes est comme sa race, monotone et pompeux. Sterne, qu’il voit trop en petit, par une bonté que je ne comprends pas pour M. Émile Montégut, lequel a fait de Sterne un lilliputien de génie, Sterne a les qualités de la sienne, et la littérature anglaise, la première littérature du monde, atteste par la masse des beautés supérieures qu’elle renferme que le Midi ne peut lutter avec le Nord.

Enfin, dans ce livre de critique sur Sterne, Tristram Shandy voile trop, selon moi, s’il ne l’écrase pas, le Voyage sentimental, aussi vivant, aussi dramatique, aussi pénétrant, aussi piquant pour le moins que Tristram Shandy, et sans l’encadrure de plomb, sans ces pages de Tristram Shandy qui semblent des partis pris de bouffonnerie presque insolente, des mystifications au lecteur. Tout cela, du reste, n’est que différence de détails dans des opinions isolées ; mais le grand courant intellectuel n’en demeure pas moins entre nous. En deux mots, jugement très ferme et tête très saine, voilà ce qui me frappe en M. Stapfer. Je regrette de ne pouvoir citer dans son intégralité, car c’est ainsi qu’elle vaut, la page 222 sur le style et le talent de Sterne, et le passage sur les deux espèces d’imagination chez les hommes de génie : celle qui éjacule et celle qui se concentre ; celle qui invente par sa propre virtualité et celle qui, pour inventer, se souvient. On verrait qu’il y a là-dedans une valeur d’analyse qui est la moitié d’un critique. Seulement quelle est celle de M. Stapfer dans la synthèse ? C’est ce que d’autres livres de lui nous donneront.

Par exemple, il pourrait supprimer, dans celui-ci, le fragment retrouvé, qu’il nous assure être de Sterne, sur les Infinis et sur les Étoiles… Sterne, ni même le livre sur Sterne de M. Stapfer, n’avaient besoin de cette réclame et de ce placard. Il n’y a que ce qui honore un homme ou ce qui le déshonore qu’il faille mettre à son compte, quand d’ailleurs ce compte est déjà fait. Mais ce qui n’y ajoute pas, en y ajoutant… Laissons cela !

V8 §

Ce serait un heureux événement si le livre intitulé : le Koran, traduit et publié pour la première fois par M. Alfred Hédouin, était de Sterne et portait, pour preuve, la marque de l’ongle du Maître, — de cette pure opale qu’il avait pour ongle, — et qu’il a mise sur trois chefs-d’œuvre, comme un inimitable cachet. Un ouvrage, inconnu en France, de l’auteur du Tristram Shandy, du Voyage sentimental et des Lettres à Elisa Draper, oui ! un tel ouvrage eût été un événement en littérature et une bonne fortune pour ceux que les plaisirs de l’esprit trouvent sensibles encore. Quant à nous, le sonneur de cloches de ce que nous admirons et aimons, nous n’aurions pas assez de carillons pour l’annoncer… Malheureusement, lorsqu’on a lu la traduction de M. Hédouin, il n’est guère possible de se faire illusion sur le livre qu’il a publié. Sterne n’est pas là, c’est trop évident, le Sterne du Voyage sentimental et du Tristram, le vrai Sterne enfin ; car, puisqu’il s’agit d’une œuvre de la pensée, la personnalité de l’auteur ne peut être que dans son génie. Nous ne savons pas à quel point l’Angleterre, dupe de Chatterton une première fois et de Macpherson une seconde, croit à la réalité de l’œuvre posthume attribuée au plus original de ses conteurs ; et que nous importe ! Mais nous disons, nous, que si le livre en question est de la main, il n’est point de la tête de Sterne ; que s’il est sorti, ébauche maigre, informe, mal venue, du portefeuille qui l’avait chastement gardé, il ne l’est pas de la plume divine qui a versé la vie, le sourire et les larmes, partout où elle s’est appuyée ! Et d’ailleurs, comment s’y méprendre ? De tous les hommes qui ont jamais écrit, — Sterne, en Angleterre, comme La Fontaine, en France, — n’est-il pas le plus facile à reconnaître ? Lisez une page… que disons-nous ? lisez seulement dix lignes de ces deux écrivains à qui on ne peut comparer personne, et vous avez, dans ces dix lignes, entiers et visibles, ces deux esprits, véritables et charmants phénomènes qui sont une gracieuseté du bon Dieu faite à l’intelligence humaine, et qui n’ont, littérairement, ni ancêtres ni postérité, apparemment pour que les hommes ne pussent pas compter sur un tel bonheur tous les jours ! Sterne et La Fontaine ressemblent à ces femmes d’un tel regard et d’un tel geste, que, masquées, le velours noir de leur masque est leur visage encore… Instinctifs comme les grands artistes, ils ne pourraient se déguiser quand même ils le voudraient. Malgré leurs efforts et leur souplesse, on les reconnaîtrait toujours. Seulement, comme les femmes les plus belles, qui font de leur beauté leur première esclave, n’ont pas éternellement à leurs ordres tout leur regard ou toute leur voix pour s’en servir à point nommé, les grands artistes, ces femmes de la Pensée, n’ont pas non plus toujours à commandement l’inspiration qui les fait eux-mêmes… Mais alors, ce ne sont plus eux ! Dans un de ces moments, sans doute, un prébendaire d’York put écrire d’une blanche main fatiguée, et qui se mourait de langueur, cette file de pâles chapitres qu’on nous donne pour du Sterne, mais Yorick, lui, n’y a point touché… On l’y cherche en vain. La flamme mouillée de son génie n’est pas plus là que la rosée sur les prairies où elle a séché.

Il faut avoir le courage de le reconnaître et de l’écrire : tout est mauvais dans ce livre exhumé, tout, et jusqu’au titre, qui est un non-sens et une contradiction dans les idées et les prétentions de l’auteur. L’auteur dit, en effet, dans une sorte de préface, qu’il n’a mis le nom musulman de son livre « que parce qu’il n’aime pas les noms significatifs, lesquels limitent trop la langue et peuvent nous induire à superstition ». Or, s’il est un nom significatif et qui précise dans l’esprit l’image d’une civilisation tout entière, n’est-ce pas ce nom si singulièrement choisi de Koran, que Mahomet — l’un des quatre hommes de l’Histoire qui ont le plus laissé leur empreinte dans les choses humaines — a consacré en l’écrivant, avec la pointe d’un cimeterre, sur le frontispice de sa Loi ?… Pour ceux qui n’entendent pas l’arabe comme pour ceux qui le comprennent, ce mot de Koran a beau signifier, dans son sens primitif et grammatical, une collection de chapitres, il n’en fait pas moins, dès qu’on le prononce, passer devant nous le monde de l’Orient avec ses dogmes, ses coutumes, ses mœurs, ses tableaux. Et c’est de là, c’est de cette hauteur de mosquée, que l’Imagination, enlevée par un mot, culbute et retombe dans les vulgaires détails de la vie et de la pensée d’un petit ministre anglican « en culottes de soie noire », et qui a mal à la poitrine ! Telle est, pourtant, la surprise et la déception que nous cause ce titre d’un livre, choisi en haine des titres significatifs. Quant au livre lui-même, que ne devait-il pas être pour soutenir ce titre écrasant et terrible de Koran, qui éclate comme un météore dans l’Histoire, et avec lequel une colossale humour aurait seule pu lutter ? Eh bien, littéralement, ce livre n’est pas !… Il serait difficile d’en donner une idée par l’analyse. On n’analyse pas le pêle-mêle, — et c’en est un de pensées, de jugements, d’anecdotes, de choses inertes, de silhouettes manquées, d’argiles empâtées, sur lesquelles le doigt inspiré n’est pas, une seule fois, descendu. Sterne, nous raconte M. Hédouin, avait le projet d’écrire ses Mémoires « d’une manière plus ingénieuse et plus systématique que dans Tristram Shandy », et, quoique nous connaissions trop la nature de l’esprit de Sterne pour croire qu’il voulût chausser au pied rose et aérien de sa Fantaisie, de sa libre et vagabonde Fancy, l’affreux sabot d’un système quelconque, nous ne répugnons nullement à admettre qu’il eut l’idée de ces Mémoires ; car très certainement un homme comme lui, un observateur de sa merveilleuse supériorité, qui voyait dans l’âme et dans la vie tant de nuances encore lorsque les autres hommes n’y voyaient plus rien, ne s’était pas épuisé dans le Tristram et le Voyage sentimental. Des Mémoires de Sterne, esprit personnel et pourtant rayonnant, microcosme, à facettes irisées, d’un monde qu’il teignait des suaves couleurs de l’Idéal sans lui ôter les siennes si souvent ternes, quand elles ne sont pas cruelles et sombres ; des Mémoires de Sterne auraient complété le Tristram, comme les admirables Memoranda, mutilés si lâchement par Moore, complètent le Juan de Lord Byron. Selon la version de M. Hédouin, les chapitres du Koran ne seraient que les fragments interrompus de ces Mémoires que

Sterne avait projetés et qui sont restés en chrysalide. M. Hédouin en a embaumé les larves dans une traduction écrite avec beaucoup de soin, nous ne le nions pas, mais la pureté du cristal qui l’enferme fait mieux voir le triste fœtus qu’on y expose ; et quand on admire un grand artiste, on ne le couronne pas avec ses faiblesses, et on doit avoir la pudeur des avortements de son génie ! Il fallait donc laisser le livre du Koran dans une obscurité, pour cette fois-ci, méritée. La Gloire est la sœur jumelle de la Fortune. Sœurs aveugles, elles ont le même bandeau et bien souvent les mêmes caprices. Mais, pour cette fois, la Gloire a touché juste. L’effort de son traducteur n’y pourra rien. Le Koran continuera de rester le livre inconnu dans les œuvres complètes de l’humouriste enchanteur à qui nous devons trois des livres les plus exquis qu’aient jamais produits les littératures. Le Koran n’ajoutera pas une modeste obole au bagage de trésors que Sterne porte devant la postérité, et ne mettra pas un rayon de plus autour de cette tête pâle et pensive, qui n’a pas besoin d’une auréole ; — qui, comme le marbre dans un coin obscur, s’éclaire de sa propre blancheur et brille à l’écart, un peu solitaire, parmi les grandeurs littéraires de sa patrie, d’un éclat si étrangement doux ! M. Hédouin, qui a fait précéder sa traduction d’un rapide essai que l’on voudrait, quand on le lit, plus rapide encore, ne juge pas mieux l’homme dont il parle que le livre qu’il s’est donné mission de traduire. Avec l’admiration qu’il a pour Sterne et qui nous paraissait d’un heureux augure, nous aurions cru qu’il eût saisi l’occasion de nous donner sur ce rare génie que Jean-Paul appelle, je ne sais plus où « la rose bleu de ciel dans l’ordre des intelligences », quelques pages de critique humaine et profonde. Notre espoir a été trompé. La biographie de M. Stapfer se place seule entre les quelques détails trop succincts donnés par Walter Scott, lequel inventait mieux une vie qu’il n’en écrivait une, et les injures sanglantes et superficielles de Lord Byron. M. Hédouin n’a rien réfuté ni rien appris. Il se contente de nous dire, d’un ton dégagé, que le mérite de Sterne n’est pas seulement d’être un piquant humouriste, mais un moraliste par-dessus le marché (nous en doutions-nous ?), et d’appartenir à la grande philosophie du xviiie siècle, à cette race « des vaillants athlètes, nos pères », qui ont combattu… Hélas ! nous savons pourquoi ils ont combattu. Certes ! s’il fut jamais un homme, au contraire, qui s’éloignât par tous ses instincts révoltés de la philosophie du xviiie siècle, ce fut Sterne, cet esprit tout âme, qui n’eut peut-être de génie qu’à force d’avoir de cette âme qu’on niait si fort dans son temps ; ce fut cette délicate sensitive humaine, dont la racine trempait dans cette idée de Dieu qui fait pousser leurs plus belles fleurs aux plus beaux génies ! « Les vaillants athlètes » dont parle M. Hédouin voulaient tout simplement mettre bas le Christianisme, et sans le Christianisme, Sterne était impossible, il n’aurait jamais existé… D’autres que nous l’ont dit, mais il faut bien le répéter, puisqu’on ose des confusions si déplorables : Sterne est un génie chrétien par excellence. Sans le Christianisme, on conçoit très bien l’esprit de Fénelon. Sans le Christianisme, on ne peut même pas concevoir Sterne. Cet homme, digne de porter le nom d’une femme, tant il en avait la tendresse (il s’appelait Lawrence, et, nous l’avons dit plus haut, il croyait que le nom influait sur la destinée), avait dans ses facultés ce que les Saints ont dans leurs vertus. Il avait la foi, la miséricorde, et cette suave humilité qui est la grâce de l’esprit autant que du cœur. Malgré cet habit de ministre anglican que sa naissance lui jeta sur les épaules, c’était un chrétien de l’Évangile dans le pays de la Bible, un chrétien qui aurait dit si bien à l’Église : « Ma mère ! » et qui aurait si bien prié cette autre mère que l’Église nous fait adorer avec un enfant dans ses bras ! Il y a plus, c’est par le sentiment chrétien infusé en lui et gardé au milieu des libres penseurs de sa terre natale, que le compatriote de Bolingbroke et de Tindal atteignit sans y penser à cette originalité qui n’est plus l’originalité anglaise, cette superbe de l’orgueil et de la personnalité, et qui fait de lui comme un charmant étranger dans son pays. Humouriste à teintes adoucies et pures, dans une contrée où l’humour a des tons criards et je ne sais quelle hagarde ivresse, il ne doit la transparence de son sourire et la limpidité de ses larmes qu’à la chasteté du sentiment chrétien qui ne l’abandonne jamais, et, sur les limites de la passion où parfois il glisse, se rappelle encore à lui par une rougeur… Ascète adorable, qui donnerait des charmes inattendus à l’Austérité et qui s’est peint en trois traits, lui et son talent, quand il a dit : « Que faut-il à « un homme pour être heureux ? Une jatte de lait, une chemise blanche et une conscience pure… » Il a la savoureuse et forte sagesse de ceux que l’Évangile a calmés, et c’est à son génie et à ses œuvres bien plus qu’aux meilleurs des vins de la terre, qu’on pourrait donner ce doux nom de larmes du Christ, que les hommes, consolés de tout par une jouissance, ont donné à quelques gouttes d’éther parfumées de soleil !

Avellaneda9 §

D’ordinaire, les traducteurs sont les très humbles et très petits serviteurs des grands génies ou des grands talents qu’ils traduisent ; ils sont les clairs de lune d’un astre étranger. Parfois même la lune est échancrée ; c’est un croissant à son décours et souvent encore dans le brouillard. Le génie bouffe de l’Italie a fait un quolibet sur les traducteurs : traduttore traditore, et le quolibet est européen. On y pense toujours quand on lit une œuvre traduite. Métier de dupe, affreux casse-tête, partie d’échecs jouée entre deux langues et entre deux esprits, toute traduction est une œuvre ingrate, difficile, à peu près impossible.

Pour ne citer qu’un seul exemple, traduire Milton fit blanchir les dernières papillotes de Chateaubriand.

Eh bien, voici un traducteur qui a réussi dans son œuvre et qui n’est pas le moins du monde, en matière de talent, le serviteur de l’homme qu’il a traduit, quoiqu’il lui ait rendu un fier service en le traduisant.

Le traducteur est M. Germond de Lavigne ; l’auteur traduit est Fernandès Avellaneda, le continuateur du Don Quichotte de Michel Cervantes, un de ces continuateurs qui peuvent être des réputations en Espagne, mais qu’en France, avant M. Germond de Lavigne, on ne connaissait presque pas.

Si le grand estropié qui fut Cervantes resta malheureux jusqu’à sa dernière heure, broyé par la Misère, cette divine marâtre qui pétrit si bien le génie et l’imbibe de ses meilleurs parfums, au moins son œuvre eut-elle, après sa mort, le bonheur qu’il ne connut pas, lui, pendant sa vie. Dès l’apparition du Don Quichotte, en 1605, sous Philippe III, l’Espagne fut atteinte au milieu du cœur par le chef-d’œuvre, et toutes les fibres de cette nation spirituelle et passionnée tressaillirent. Mais le revers de la médaille de tout succès pour le génie, c’est l’imitation qu’il fait naître, et on n’attendit pas même la mort de Cervantes pour l’imiter. Soit cette admiration naïve comme en ont souvent les esprits qui vivent sur les idées d’un grand homme, car la moyenne de l’humanité n’est guère plus qu’une plèbe servile de rabâcheurs, soit la spéculation qui déchiquète à son profit toute célébrité nouvelle, les imitateurs de Cervantes se levèrent de toutes parts au premier coup de cloche de sa gloire. Il n’avait publié que les cinq premiers livres de son Don Quichotte ; presque immédiatement les suites pullulèrent. Le livre d’Avellaneda est une de ces suites et de ces imitations.

Ainsi, Don Quichotte n’appartenait déjà plus au génie d’un homme. Il appartenait à l’Espagne. Ce peuple de mendiants se le partageait ! Don Quichotte entrait dans la littérature nationale d’Espagne comme le Cid des Romanceros. Bientôt, pour la gloire du vieux Cervantes, comme pour le gouvernement de Louis XIV, il n’y eut plus de Pyrénées. L’Europe lut le roman espagnol et fut ravie. Mais pour que rien ne manquât à la renommée de ce pauvre et charmant grand homme, à qui tout avait manqué pendant qu’il vivait, il lui naquit plus tard cette chose rare, ce hasard inouï, cette nonpareille des Florides en littérature, un traducteur, et un traducteur dans cette langue française, la langue polyglotte, qui universalise la pensée d’un homme en l’exprimant. Filleau de Saint-Martin traduisit Cervantes comme La Fontaine aurait pu le traduire. Homme de génie par l’expression autant que Cervantes lui-même, Filleau de Saint-Martin a, pour se consoler de son obscurité, la goutte d’ambre que Nodier a versée sur son nom. Charles Nodier, ce peseur d’or fin et cette mine d’or fin aussi, Charles Nodier a délivré à Filleau de Saint-Martin un certificat de génie que l’avenir trouvera très bon avec une pareille signature.

Or, pour ceux que la destinée des livres fait rêver, il est curieux de voir la bienfaisance aveugle du hasard s’étendre de l’œuvre originale à l’œuvre imitée, et le pastiche trouver son traducteur de grand talent, comme le chef-d’œuvre avait trouvé le sien. — Incontestablement, M. Germond de Lavigne est un traducteur de haute distinction et de merveilleuse aptitude ; mais cependant, nous devons l’avouer, il y a pour nous, entre lui et Filleau de Saint-Martin, à peu près la même différence qu’entre l’immortel auteur du Don Quichotte et Avellaneda, son continuateur.

Nous disons « pour nous », car M. de Lavigne est tellement épris de l’œuvre qu’il a traduite, qu’elle lui paraît certainement de niveau avec le livre de Cervantes. M. Germond de Lavigne ne juge point son auteur. Il l’aime. Si on jugeait, on n’aimerait peut-être plus !… Chose habituelle, du reste. La plupart des traducteurs sont les Pygmalions des statues dont ils prennent l’empreinte. Ce sera une question longtemps encore de savoir si une traduction est possible quand l’homme qui la fait est de taille, d’aplomb et de sang-froid à juger de haut et l’œuvre et l’auteur qu’il reproduit et qu’il interprète. Pour bien traduire comme pour bien aimer, il faut la préoccupation, l’enthousiasme, la foi dans la valeur de ce qu’on traduit et de ce qu’on aime, et M. de Lavigne a tout cela.

La traduction est trop réussie pour que, malgré ses qualités de critique pénétrantes et raffinées, il ne nous ait pas surfait de beaucoup les mérites d’Avellaneda. Comme les amoureux qui croient tenir des divinités dans leurs bras, il a cru tenir un homme de génie sous les caresses de sa plume. Il n’y avait qu’un homme médiocre. Mais, comme les plus gracieux convolvulus peuvent jeter leurs clochettes d’argent et d’azur sur les toits de chaume ou d’argile, comme les chèvrefeuilles peuvent tordre leurs couleuvres de fleurs autour d’un tronc mort et rabougri, M. de Lavigne, avec beaucoup de goût et d’adresse, a caché les indigences de son auteur sous les élégances d’une traduction faite avec un soin plus que pieux… On le concevrait le lendemain de la tentative d’Avellaneda, quand, dans l’air qu’avaient traversé les types de Cervantes, brûlaient encore les flammes de son inspiration. Oui ! à ce moment, on concevrait qu’on passât une tunique de soie au cadavre qui n’eût pas froidi et qu’on piquât des roses sur le drap funèbre d’un cercueil. Mais quand le cadavre a été dissous par le temps, par l’oubli, par le mépris mérité des hommes, il faut laisser toute cette poussière qu’aucun baume ne saurait conserver.

Seulement, puisqu’on y touche, on peut la peser, comme dirait Juvénal. Le livre oublié d’Avellaneda remis en lumière par un homme qui porte à la main un flambeau, la grande affaire pour la Critique est dans l’appréciation du livre qu’il éclaire, quel que soit cet Avellaneda qui l’a signé ; car avant de discuter le livre, on en a discuté l’auteur. Un des critiques de France, qui remue le plus de faits et d’idées, Philarète Chasles, avait déjà voulu percer l’obscurité qui couvre ce personnage littéraire, réel ou fictif, d’Avellaneda, et il a entassé une science énorme sur la pointe d’aiguille d’une sagacité par trop fine peut-être… Selon nous, c’était une peine de trop. Si Junius, ce masque de fer épistolaire de la littérature anglaise, cet impatientant inconnu, qui avait pour devise les mots latins : Nominis umbra, n’était pas un magnifique écrivain politique ; si, par le talent à la changeante physionomie, il n’avait pas désespéré l’hypothèse, et fait dire tour à tour : « Serait-ce Burke ? serait-ce Tooke ? serait-ce sir Philip Francis ? serait-ce Pitt lui-même ? » s’il n’avait été enfin qu’un faiseur de pamphlets vulgaires, est-ce que le mystère qui l’enveloppe eût tourmenté longtemps l’imagination excitée qui a besoin de mettre une suscription à ses hommages ? Non ! c’est le talent de ses lettres que nous lisons qui a éternisé l’énigme et rendu, pour la deviner, la postérité infatigable. Mais Avellaneda, le continuateur de Cervantes, qu’il ait été un laïque ou un prêtre, un spéculateur qui veut gagner sa poignée de ducats ou un envieux qui ait tenté de voler sa gloire à un homme qui n’avait que de la gloire à voler, qu’importe à la postérité, qui ne juge les hommes que sur leurs œuvres et qui ne s’intéresse qu’à un seul genre d’incognito, — celui des rois ou des empereurs de la pensée !

Qu’on le sache bien ! ce n’est pas une admiration sans réserve, comme le Don Quichotte en a inspiré à beaucoup d’esprits (car le génie, comme Dieu, fanatise), qui nous fait repousser le livre d’Avellaneda comme indigne de toute comparaison avec l’épopée romanesque de Cervantes. L’œuvre de ce dernier ne nous a jamais dominé au point que nous ne puissions sans effort rester impartial avec elle.

A nos yeux, l’inspiration en fut toujours presque coupable. N’est-ce pas la moquerie du passé ? l’insulte à la tradition ? l’attaque ingrate aux mœurs les plus belles qui aient jamais existé parmi les hommes et dont une civilisation soit sortie ? N’est-ce pas enfin le premier coup de sifflet qui ait retenti distinctement contre l’enthousiasme de la guerre, la charité chrétienne et armée de la chevalerie, le dévouement, le culte de la femme, la poésie de toutes les exaltations, la défense de toutes les faiblesses, le premier coup de sifflet auquel Voltaire, dans Candide, allait, un siècle plus tard, répondre par un autre tellement aigu qu’il ne peut plus être surpassé ?…

Pour nous, le Don Quichotte de Cervantes est une œuvre de vieillard, qui a pris en dérision les préoccupations de sa jeunesse et qui sent le prosaïsme du siècle monter autour de lui comme une glaise froide qui commence à prendre sa poitrine et qui va bientôt l’étouffer. Mais, tel qu’il est, ce livre produit par le désenchantement et par l’ironie, il a de ces beautés qui entraînent et maîtrisent toutes les puissances de l’artiste. Si le rire y est, le rire au bruit duquel tombent les anges, les âmes et les empires, il y a aussi une mélancolie plus puissante encore que ce rire charmant et pernicieux.

De tous les grands humouristes de la littérature européenne, Cervantes est celui qui a le plus de larmes dans la coupe de son sourire. Ricaneur éveillé par la vieillesse, à qui les oreilles d’âne d’une raison trop positive poussent sur un front ingénu et ouvert comme celui d’Homère, c’est par la tristesse, la douce, la patiente, la sublime tristesse, que, poète et chrétien dépaysé, il se retrouve dans l’infini, du fond des réalités de la vie ! Il y a je ne sais quoi du Job de la Bible sous l’armet du chevalier de la Triste Figure. Ah ! triste figure, en effet, mais pour tous ceux qui ont gardé un peu d’idéal dans leur pensée, n’écrase-t-elle pas de sa hauteur et de son originalité la face vulgaire de Sancho, l’un des fils de cette mère Gigogne qu’on appelle la Sagesse du Monde, dont tous les enfants se ressemblent, qu’ils se nomment Sancho ou Panurge, Falstaff, Chrysale, Figaro, Pangloss, et même Méphistophélès ? Et voyez ! cette admirable figure de Don Quichotte, d’où sort tant de mélancolie qui se répand dans tout le livre et pénètre jusqu’aux endroits où il semble être le plus gai, cette figure et ce sentiment, supérieurs dans l’œuvre de Cervantes à tous les personnages qui y vivent et à tous les sentiments qui s’y expriment, voilà précisément ce qui manque à l’œuvre de son continuateur.

Il a tout pris, le malheureux ! Il a pris comme on prend au coin d’un bois ou dans une sierra, quand on est armé d’une escopette. Il a pris le cadre ; il a pris les aventures ; il a pris les personnages : Sancho, le barbier, le curé, Dulcinée du Toboso. Il les a pris tous ; mais il n’a pas pris Don Quichotte, tant il l’a contrefait, gâté, mal compris, celui-là ! En 1614, le vieux Cervantes se plaignait du plagiat de son continuateur, mais il était vengé. Pour les connaisseurs, il était impossible de confondre la copie de l’imitation avec l’invention originale. Déjà le Sancho est épaissi dans l’ouvrage d’Avellaneda ; cette malice narquoise qui pétille autour de la bouche lippue et gourmande du jovial écuyer, ce rayon de finesse et de sensibilité que Cervantes a mis dans son admirable paysan et qui en fait un homme et non une brute, non une outre vivante, un ventre de cruche comme dans Avellaneda, tout cela n’est plus. Mais c’est surtout le Don Quichotte qui est manqué, déplorablement, honteusement, mais justement manqué ; car où en serions-nous, bon Dieu ! si les types créés par le génie pouvaient s’animer et se mouvoir sous la main du premier venu qui les aurait dérobés, comme un sac de marionnettes ?…

Chez Avellaneda, Don Quichotte est un fou et rien de plus. C’est un fou sans placidité, sans excuse majeure et touchante de sa folie, sans les longues et sereines intermittences de raison, d’esprit, de goût, de politesse et de grandes manières qui rendent le héros de Cervantes le plus aimable et le plus respectable des gentilshommes. Dans le roman d’Avellaneda, le pauvre Don Quichotte n’a pas seulement, comme dans le roman de Cervantes, un côté du cerveau touché par le doigt mystérieux d’une bienveillante Fantaisie qui ne fait éclore le rêve que là où le doigt a touché ; non ! c’est un fou complet dont l’intelligence tout entière est dévorée par l’idée fixe et dont la maladie s’écoule en bavardages insensés et perpétuels. C’est enfin un de ces infirmes qui n’intéressent que la Science ou que la Pitié, et qui meurt là où il aurait dû vivre, — dans un hôpital d’aliénés.

Entre lui et Sancho, il n’y a plus d’âme commune, — il n’y a plus ce lien sympathique, qui donnait, dans Cervantes, un charme si attendrissant à l’entrain pittoresque de leur Odyssée ! Otez l’histoire exquise des Amants fortunés, un petit chef-d’œuvre tombé du ciel bleu des Légendes dans le livre d’Avellaneda, et demandez-vous donc où la grâce des récits du vieux Cervantes s’en est allée ?… Et ce n’est pas tout. Si on peut reprocher au grand romancier de l’Espagne d’avoir oublié bien souvent qu’il y avait deux chevaleries, — la Chevalerie féerique et la chevalerie religieuse, toutes deux admirablement unies dans l’Arioste et dans le Tasse, et qu’il a séparées, lui, ne voulant pas, sans doute, trop parler de cette chevalerie religieuse qui aurait arrêté la raillerie sur ses pieuses lèvres d’Espagnol, — que dira-t-on d’Avellaneda, dans lequel on n’en surprend pas même la trace ? Continuateur singulier, qui a plutôt rompu et défiguré l’œuvre du Maître, et qui trouvera, pour son audace, dans l’ironie cruelle de ce nom de continuateur, une suffisante punition !

Et, nous le répétons, avec tout son talent, tout son effort, toutes ses ressources, M. Germond de Lavigne ne pourra rien contre le sort qui attend le livre dont il est le scoliaste volontaire et passionné. M. de Lavigne aura prouvé une fois de plus la justesse du mot de Montesquieu, qui disait que les gens d’esprit faisaient les livres qu’ils lisaient. Celui-ci était enseveli dans la poudre des bibliothèques et dans l’indifférence des hommes. Un traducteur comme Dieu ne devrait en envoyer qu’aux grands inventeurs et aux grands écrivains tire le livre de son obscurité. Rappelant l’illusion de ce Don Quichotte avec lequel sa pensée est si familière, il transforme cette grossière continuation d’une œuvre supérieure en une espèce de Dulcinée du Toboso littéraire. Il lui rêve toutes les perfections. Il invente à Cervantes un rival. Il prend à ce vieux aigle la moitié de son aire. Thaumaturge, nous le voulons bien ! qui fera lire un livre qu’on ne lisait plus, de par la puissance ou le charme de sa traduction…

Mais là s’arrêtera le miracle, et M. Germond de Lavigne n’aura ressuscité ce livre, qu’il croit immortel, que pour que la postérité qui l’avait condamné ratifie sa sentence et l’exécute… une seconde fois.

Topffer10 §

Les Voyages en Zig-Zag, de R. Topffer, ont été édités avec un luxe de dessin et de typographie qui dit à quel point on comptait sur le succès du livre, et on avait raison. Topffer est un de ces écrivains qui doivent être populaires en très peu de temps. Mort jeune encore, et lorsque la réputation commençait à lui venir, c’est un de ces talents distingués qui plaisent à la moyenne des âmes comme s’ils étaient vulgaires. Il a ce qui les touche sans les étonner. Il n’est ni assez profond, ni assez élevé, ni assez original, — cette cause d’isolement parmi les hommes, — pour dépayser cette moyenne des esprits et des âmes qui font les succès immédiats et travaillent à la gloire d’un homme comme les ouvriers des Gobelins à leur morceau de tapisserie, — sans voir ce qu’ils font. De plus, Topffer a de la gaieté. Il a ce don charmant, cette faculté ailée, aérienne, l’alouette de l’esprit, qui tournoie, babille, rit et s’envole, dans toute époque, à la portée de toutes les âmes, mais qui, dans la nôtre, vieille et ennuyée, est le besoin le plus vivement senti de tous les esprits. Emmanuel Kant, qui ne riait guères, du reste, savait bien ce qu’il faisait quand il enlaçait, dans un groupe philosophique digne des plus grands artistes de l’antiquité, les trois génies aimés des hommes : le génie du Rire, du Sommeil et de l’Espérance.

Tout le monde sait que Topffer n’était pas français. C’est un scythe de Genève, comme il dit quelque part, en poétisant beaucoup Genève, qui ne mérite pas ce grand air barbare qu’il lui donne. Il est du pays de Rousseau, de Tronchet, de madame Necker, de M. Necker et autres esprits supérieurs qui ont trouvé leurs lettres de grande naturalité dans leurs œuvres, mais il diffère infiniment de ses célèbres compatriotes, gens lourds, empâtés et gauches dans leur génie, quelque brillants qu’ils soient, et qui ont tous un peu de goitre quelque part, même Rousseau. Topffer est français, lui, par la légèreté de l’expression et la transparence de la pensée. Il a de la grâce comme nous en avons en France, quand nous en avons, C’est dans un verre mousseline qu’il boit la neige rose de ses glaciers maternels, dorés par l’Aurore, et si quelque chose se mêle à ces primitives et simples saveurs, c’est une goutte, une innocente goutte de vin du Rhin, une influence de ce père des choses rêveuses et naïves ; car Topffer est aussi Allemand que Français. Il a fondu en lui le meilleur rayon des deux races. Entre l’Allemand et le Français, le Suisse a été pris et écrasé tout doucement, sans souffrir et sans crier.

Les Voyages en Zig-Zag sont les derniers et les meilleurs de Topffer. Ils remplissent le temps qui s’est écoulé entre 1844, où M. Dubochet donna une si belle édition des premières excursions de l’auteur, et 1847, époque de sa mort si prématurée. Ces voyages, distribués en trois parties : — la Grande-Chartreuse, — le Mont-Blanc, — et Gênes, — ont donc l’intérêt d’une œuvre mûre dans laquelle les triples facultés de Topffer battent ce plein après lequel peut-être il n’y a plus qu’un commencement de reflux, dans le talent comme dans la mer. Nous avons dit : les triples facultés. Topffer a, en effet, dans le talent, trois facultés distinctes et réunies. Il est peintre de paysages, peintre de mœurs, et écrivain.

C’est le peintre de paysages qui a été aperçu d’abord, — qui a été goûté, vanté, et qui peut être considéré comme l’occasion de la gloire des deux autres, répondant moins aux préoccupations de l’époque et plus difficiles à apprécier. Depuis le premier tiers de ce siècle, en effet, la description de la nature, — que disons-nous ? — la description en soi, a pris une énorme importance en littérature. Les Pittoresques sont de hauts et puissants seigneurs littéraires. Nous ne les insultons pas. Au contraire. Nous avons pour eux je ne sais quel faible dans le cœur, mais c’est un faible, et, pour être juste, nous devons reconnaître que la Peinture, cette sœur jalouse et ivre d’être tant aimée, étouffe un peu sa sœur, la Poésie, en l’embrassant. Après Rousseau, après Saussure, après Sénancour, Chateaubriand, Lord Byron, tous paysagistes à leurs heures, après ce glorieux Cooper, qui a contribué, pour sa part, à l’impulsion générale donnée à la pensée contemporaine dans le sens de la description, Topffer est venu comme bien d’autres, et, soit manière originelle de regarder et de sentir, soit calcul d’une pensée qui cherche à dire un mot qui n’a pas été dit encore, il a essayé d’introduire la manière flamande dans le paysage alpestre et grandiose, et il a réussi. Cette manière de voir et de reproduire (produire serait peut-être un mot plus vrai), il s’en est servi, il l’a appliquée, mais largement, en artiste vrai, qui ne se bute pas à un système, qui ne se cogne pas, comme un aveugle, à la borne d’un parti pris. S’il peint à la manière flamande ses premiers plans, choisis avec le discernement et le sentiment d’un Ruysdaël, d’un Potter ou d’un Wouvermans, il n’en lève pas moins parfois les regards vers les cimes ; et par échappées, sur les têtes de ses personnages, un trait plus hardi, plus fier, plus grandement rêveur, nous rappelle la magnifique et immense Nature qui surplombe tous les petits cadres où Topffer s’enferme, des pies nuageux ou irisés de ses sommets. À nos yeux, c’est dans ce contraste que gît tout le charme de Topffer et le secret de son succès. Mais, croyez-nous ! il y a mieux que cela dans cet homme. Si le talent de peintre est le chaton d’or de la bague de sa renommée, le rubis est son talent d’écrivain, ce talent qui est toujours plus grand que le cadre, la manière, le sujet des livres, qui est le sang même de la pensée et qui vivifie tout, partout où il tombe, — que ce soit par gouttes ou que ce soit par torrents !

Et l’écrivain, l’écrivain seul ; car le peintre de mœurs n’est pas, dans Topffer, l’égal du paysagiste. Il s’en faut. Le peintre de mœurs, chez Topffer, manque de repli, de profondeur, de ce coup d’œil qui fouille, jusqu’au fond, le sac plein ou vide du cœur de l’homme et la besace de sa vanité ! Le bel œil bleu, à fleur de tête, de cet honnête Topffer, est un œil de myope, un œil qui glisse, qui n’étreint point, qui ne pénètre pas. Mais ce qui va bien au paysage et à son peintre : la vapeur, les traits indistincts, les lointains fuyants, mal accusés, noyés, perdus, ne va plus au peintre de l’âme, au moraliste, à l’observateur de la nature humaine qui doit voir clair, tout discerner, tout accuser d’une ligne pure et inflexible. Topffer est un faiseur de silhouettes rapides, au tournant desquelles il allume une goutte de lumière ; mais il les peint sans s’arrêter, sans s’asseoir, en marchant, à peu près… Tout est dans cette goutte de lumière. Malgré les grâces de sa diction, malgré ce qui chante dans cet humouriste en gaieté, dans ce pèlerin du matin ou de la vesprée, après avoir parcouru avec lui les sites qu’en passant il enlève à la pointe de son crayon, on est toujours tenté de dire le mot froid et terrible : « Eh bien, après ? »

Car l’homme n’est pas pour regarder éternellement des paysages, pour s’étendre sur des surfaces : « Eh bien, après ? » Un guide qui a de la physionomie ; un aïeul dont la joue ridée se dore aux reflets du foyer, comme rougit un fruit à l’automne ; une vachère aux paupières fauves et baissées qui tricote ses bas bleus à trois pas de sa vache songeuse, harmonie de rêveries, dans un coin d’enclos paisiblement éclairé ; un curé qui va à la chasse, tricorne sur l’oreille, ni plus ni moins qu’un garde française, et la soutane désagrafée : tout cela n’est que profils d’albums, petits bonshommes de paysage. Mais l’intérieur de ces vieilles poitrines de grimpeurs de montagnes ou du cœur de rose de cette fillette, mais la manière de concevoir et de sentir la vie de ce mâle et pauvre curé qui, son bréviaire récité, sa messe dite, se rappelant qu’il est un robuste fils des Alpes, s’en va faire la guerre aux oiseaux du ciel pour nourrir les pauvres de la terre, voilà ce que l’on voudrait voir, voilà ce que Topffer ne nous montre pas avec assez de détails et ce qui n’aurait pas échappé à Sterne, par exemple, ce grand moraliste qui sait aussi fixer en trois hachures un paysage d’un ineffaçable fusain, grand comme l’ongle, mais infini d’expression, et qui reste à jamais, dès qu’on l’a vu, dans la mémoire, comme une pattefiche dans un mur ! Rappelez-vous donc le Bourbonnais dans le Voyage sentimental, et le peuplier au pied duquel est assise Marie la Folle, cette sœur de lait d’Ophélia, et vous saurez la différence d’un talent qui n’a qu’une face à un génie qui en a deux, et pourquoi les Zig-Zags fatiguent, à la fin, comme un voyage, tandis que le Sentimental Journey intéresse comme un séjour !

Non ! l’on ne saurait comparer Topffer à Sterne, — et cependant il y a entre eux des parentés lointaines, un cousinage de sentiments. Le pouls musical de ces deux natures harmonieuses bat dans le même rhythme, aimable et doux. Seulement Sterne a un de ces tranquilles regards qui fendent le cœur sur lequel ils descendent, comme la flèche de Tell fendit la pomme sur la tête blonde de son fils. Sterne va des moindres traits, des moindres linéaments de la Nature jusqu’au fond de l’homme. Il éclaire l’homme par la Nature, la Nature par l’homme, et on ne sait qui des deux est le mieux éclairé, le plus vivant, le mieux peint ! Topffer ne voit que la Nature. Il n’est séparé du cœur de l’homme que de l’épaisseur de sa palette, « mais il y a des dentelles qui sont des murs d’airain… » dit Diderot. L’observation de Topffer ne perce pas le plan des joues qu’il colore. Elle ressemble trop à une abeille, enivrée de lumière, qui ne penserait pas à enfoncer sa trompe dans la fleur… C’est pour cela, sans doute, qu’il est superficiel, quoiqu’il soit très sensible. C’est pour cela que sa gaieté, savoureuse et probe, n’est presque jamais nuancée de tristesse, comme celle de Sterne, qui porte sous les arcades sourcilières de l’observateur les ombres dormantes des plus divines mélancolies. Si Topffer, cet instituteur d’enfants, enfant lui-même, charmant d’innocence, pénétrait l’homme davantage, il serait plus triste, soyez-en sûr ! et l’éclat pur de son rire sonore s’éteindrait dans ce pensif sourire qui traîne aux lèvres de ceux qui ont jugé la vie, comme un bout de velours traîne sur une tombe, — bien doucement et sans faire aucun bruit.

Mais nous l’avons dit déjà, c’est par cette infériorité très réelle et que la Critique doit indiquer, que Topffer plaira davantage à cette moyenne d’âmes pour lesquelles il a écrit, et qui ne comprendraient rien d’ailleurs au troisième dessous du génie. C’est par là qu’il se fera pardonner tout ce qu’il a de supérieur, et, par exemple, son style, qui est de premier ordre pour l’envergure, les articulations, la richesse des vocables, et toutes les qualités diaphanes et substantielles des grands maîtres. Belle leçon donnée aux écrivains français par un linguiste de Genève ! La langue qu’il parle est de toute beauté, à part le sentiment qui y palpite ou l’émotion qui s’y répand ou qui s’y concentre. Sainte-Beuve, dans une de ces préfaces comme il sait les écrire et qui précède l’édition, caractérise Topffer comme un écrivain « accentué, qui a du mordant et du vif ». Il l’appelle même un Montaigne des bords du Léman, et Montaigne est si grand pour nous, Montaigne qui a produit Pascal et La Bruyère, lesquels, à eux deux, ne l’ont pas surpassé, qu’une telle appellation pourrait suffire à l’honneur du modeste nom de Topffer. Cependant, si flatteuse qu’elle soit, lorsque surtout elle est donnée par un artiste et un critique aussi éminent que Sainte-Beuve, cette appellation éclaire-t-elle bien réellement toutes les faces et toutes les ressources du talent d’écrivain de l’auteur des Zig-Zags ? A nos yeux, il y a telles pages dans l’ouvrage de Topffer (et elles sont nombreuses) où l’on dirait Buffon traduisant le poème de Haller sur les Alpes, avec cette plume qui écrivit les Époques de la Nature. Rappeler Buffon après avoir rappelé Montaigne, et avec cela rester très individuel, très soi-même, un vrai humouriste, qu’on aime à lire, qui séchera suavement nos larmes ou reposera délicieusement nos yeux, quand nous les aurons mouillés par Sterne ou éblouis par Jean-Paul, n’est-ce donc pas assez pour la gloire d’un homme, fût-il même le compatriote de Rousseau ? Si les enfants qui rapportent de leurs promenades, à leurs vieux parents restés à la maison, des fleurs cueillies pieusement pour parer et parfumer leur triste vieillesse, méritent des bénédictions attendries, Genève doit bénir son Topffer, son joyeux flâneur de montagnes, qui lui en a rapporté des pages aussi fraîches que des fleurs. Sans ce genre de talent exquis et naturel, et jusque-là parfaitement inconnu en Suisse, la vieille et rigide Momière n’aurait jamais eu, sur sa face ridée et orgueilleuse, un sourire ; mais Topffer lui a donné le sien !

Hebel11 §

Jean-Pierre Hebel est un poète allemand que nous ne connaissions guères, malgré notre allemanderie, comme parlait déjà le prince de Ligne bien avant que madame de Staël eût écrit son livre De l’Allemagne et que nous fussions coiffés du chapeau sans fond de la philosophie hégélienne, qui ne sera pas pour nous, par parenthèse, le petit chapeau de Fortunatus. Quoiqu’il fût né à Bâle, à quelques lieues de la frontière de France, nous ne connaissions pas plus Hebel que s’il avait été quelque poète norvégien ou danois, un de ces vaporeux génies des Fiords solitaires, comme il y en a, sans nul doute, de perdus, excepté pour Dieu seul, qui les écoute penser, dans ces pays silencieux où les neiges polaires semblent assourdir jusqu’aux pas de la Gloire, et où Byron mourrait sans écho comme Manfred ! Et cependant la réputation de Hebel n’est pas d’hier.

L’Allemagne, cette Pénélope de renommées, qui les fait et qui les défait également vite dans le caprice de sa rêverie, l’Allemagne lui en a tissé une qui durera plus que toutes les gloires de ses philosophes, usées, déchirées et déteintes tous les trente ans. Né en 1760, Hebel vit sa célébrité commencer vers 1802, et depuis cette époque, elle n’a pas cessé de se projeter et de s’étendre. Fils d’un tisserand du Palatinat, son père, qui avait émigré, s’était marié dans cette douce contrée, le pays de la bonhomie vraie qu’on appelle l’Oberland badois, et c’est là, entre le Rhin et les hauteurs boisées de la Forêt Noire, que ce poète de la bonhomie — car tel est le caractère distinctif de la poésie de Hebel et son originalité supérieure — nourrit son génie de ces premières impressions qu’on devait toujours y retrouver, et qui entrent dans la pensée d’un homme profondément organisé comme le goût du thym dans le miel de l’abeille et la saveur des serpolets vierges dans la chair sauvage des chevreuils. Contrairement à la coutume divine qui fait chanter presque tous les poètes comme chantèrent les Templiers, — dans les supplices, — Hebel fut constamment heureux. Ce fut son talent qui fit sa vie ; et cette vie toujours calme, aisée, honorée, et qui monta sans luttes et sans obstacles jusqu’à cette dignité de rang qui est la dernière caresse de la fortune à ceux qui pourraient s’en passer, puisqu’ils ne vivent que pour les jouissances de l’esprit, a plus d’un rapport avec l’existence d’un homme heureux aussi parmi les poètes, mais qui, à son déclin, sentit dans le fond de son cœur le souci cruel de la confiance trahie et sur son front la sueur de sang du travail forcé. Pendant que la prude Angleterre n’osait faire qu’un baronnet de Walter Scott et chicanait le titre de Lord à ce magnifique génie, qui ne chicanait pas, lui, à l’Angleterre, la gloire qu’il versait sur son écusson, Hebel, commandeur du Lion de Zœhringen, était revêtu de la dignité de prélat, la plus éminente dans la hiérarchie protestante, et pouvait siéger dans la Chambre haute du grand-duché. À sa mort, en 1826, quand on porta en terre cet homme heureux, on ouvrit dans le cimetière encore une fois son cercueil pour mettre une dernière couronne de lauriers sur ses cheveux gris. Sans passion, comme Walter Scott, et comme lui de cette moralité naturelle qui parfume les écrits de tous les deux, il n’était point, assurément, par les facultés, l’égal de l’incomparable Écossais ; mais ils avaient tous deux la faculté de peindre avec des tableaux, des sujets et des procédés différents, et tous deux ils traduisirent la réalité avec une vigueur inouïe et un sentiment qui est à cette réalité qu’ils ont peinte, ce qu’aux objets est le soleil.

Et, le croira-t-on ? c’est chez Hebel que cette réalité est plus concentrée, en raison même de la nature limitée et pour ainsi dire raccourcie de sa composition. Il peint pour peindre et pour faire sentir à la manière allemande. C’est un Allemand, un rhapsode allemand bien plus qu’un homme et un observateur impersonnel. Walter Scott, au contraire, est bien plus un homme, un grand observateur de nature humaine, qu’un Écossais, quoiqu’il soit Écossais aussi et profondément. Mais, puisque nous avons parlé de l’Écosse, il est un poète de ce pays qui se rapproche bien plus que Walter Scott du talent tout local de Hebel : c’est Burns, le fils du meunier, le grand poète jaugeur. Burns, comme Hebel, est un poète idyllique sans fadeur ; c’est un poète, qu’on nous passe le mot ! de miniature élégiaque ou lyrique. Comme chez Hebel, l’expression et l’individualité dominent chez Burns, tandis que le conteur, cette vaste face de l’invention poétique, domine et écrase tout dans Walter Scott. Burns, dont l’Écosse devrait être folle, s’il n’était pas vrai, l’amer proverbe qui dit que nul homme n’est prophète dans son pays est le génie le plus purement et le plus exclusivement écossais qui ait jamais existé, comme Hebel est le génie le plus allemand, et encore d’une certaine partie de l’Allemagne ! « L’idylle hébélienne — disait en 1847 un critique distingué, le professeur Rapp de Tübingen, — est dans la littérature allemande quelque chose de si complètement à part, que nous ne la comprenons pas nous-mêmes dans le cercle ordinaire de la littérature, À nous, Allemands du sud, à qui Hebel tient si fortement au cœur, cela fait déjà mal quand on nous dit que quelqu’un a cherché à traduire ces poésies en haut allemand ; car il y a pour nous comme une profanation de l’intimité avec laquelle nous honorons ces produits. » Et le mot produits est bien dit, il marque mieux qu’un autre l’autochtonie du talent de Hebel. D’autres critiques, aussi Allemands du sud que Rapp, ont prétendu que, pour cette raison d’origine et de terroir, Hebel ne pourrait avoir ailleurs que dans son pays le succès et la sympathie qu’il mérite. C’est là une erreur et une crainte auxquelles la réputation de Burns, qui ne s’est pas bornée à l’Écosse, a suffisamment répondu. Tous ceux qui aiment et lisent la poésie en Europe, lisent et sentent Burns et trouvent des saveurs singulièrement toniques dans le houblon de sa poésie. Ils goûteront aussi au houblon de Hebel, qui est moins amer… En effet, quoique resté très vrai, très naïf, très peuple d’inspiration, ou pour mieux dire très paysan, Hebel est parfois ingénieux comme un lettré qu’il est, tandis que Burns est fruste comme la nature dont il est le fils, comme la branche de houx qu’il attache, le dimanche, à son bonnet bleu.

« Franc comme l’osier » est une expression de nos campagnes qu’on peut appliquer à Burns, ce poète des vestes rousses de tous les pays et des derniers tartans du sien ! À la profondeur de son sentiment, à la teinte passionnée de ses superstitions, à la couleur de sépia répandue dans ses poèmes et qui rappelle la vieille « Aikie », la vieille enfumée, on reconnaît dans Burns cette virginité du génie que Dieu met sous la garde de l’ignorance pour les plus aimés de ses poètes, et que Hebel — littéraire d’habitude, de sentiment, d’horizon, comme La Fontaine lui-même, — n’avait pas. S’imagine-t-on bien ce qu’aurait été La Fontaine, s’il n’avait pas trempé sa galette gauloise dans le miel du mont Hymette et le vin mis en amphore sous Périclès ? S’imagine-t-on bien ce qu’un pareil génie, sans réminiscence, et placé bien en face de la nature avec son observation pour toute ressource, serait devenu et aurait fait ?

Quant à Hebel, ce frère cadet de La Fontaine, il aura produit un de ces petits livres qui suffisent peut-être à la gloire d’un homme et d’un pays, mais derrière lequel la Critique voit l’idéal encore, l’idéal qu’elle ne voit plus derrière le livre de Burns, tant il est complet et tant il est exquis ! Quand les poésies de Hebel parurent, Goethe et Jean-Paul, qui tenaient le sceptre de la Critique en Allemagne, firent entendre de ces paroles qui étaient le jugement antidaté de la postérité, la question de toute supériorité intellectuelle n’étant jamais rien de plus qu’une avance de la Pensée sur le Temps : « Je viens de lire pour la sixième fois — s’écriait Jean-Paul — ce recueil de chants populaires qui pourrait trouver place dans celui de Herder, si on osait faire un bouquet au moyen d’un autre. Notre poète allemanique a du sentiment et de la vie pour tout. Chaque étoile, chaque fleur, devient pour lui une créature vivante. À travers toutes ces poésies on est saisi par cette belle appropriation dont il poussa quelquefois la personnification allégorique jusqu’à la hardiesse et à l’humorisme… » Franchement, était-ce bien à Jean-Paul, le plus grand humouriste qui ait chevauché jamais l’hippogriffe aux ailes d’or et à la tête de griffon de la Fantaisie, à adresser un pareil reproche à Hebel ? « Un doux éclat de soleil couchant — nous dit-il plus loin, avec ce sentiment de poète qui sent la poésie dans les autres, — rayonne de l’âme de Hebel, pure et tranquille, et teint de rose toutes les hauteurs qu’il fait surgir. » Et Jean-Paul ajoute cette phrase mélodique et enchantée du ranz des vaches que son imagination pastorale jouait toujours : « Hebel embouche d’une main la trompe alpestre des aspirations et des joies juvéniles, tout en montrant, de l’autre, les reflets du couchant sur les hauts glaciers, et commence à prier quand la cloche du soir se met à sonner sur les montagnes. » De son côté, Goethe, ce grand critique, ce grand esprit lymphatique, ce Talleyrand littéraire qui fait illusion par la majesté de l’attitude sur la force de sa pensée, cet homme que l’on a cru un marbré parce qu’il en a la froideur, Goethe, ce blank dead, comme l’appelleraient les Anglais, ce système sans émotion et dont le talent fut à froid une combinaison perpétuelle, disait de cette voix glacée qui impose : « L’auteur des poésies allemaniques est en train de se conquérir une place sur le Parnasse allemand. Son talent s’incline de deux côtés différents. De l’un, il observe d’un œil joyeux et frais les objets de la nature qui manifestent leur vie d’une manière palpable par leur accroissement ou leur mouvement, et qu’ordinairement nous tenons pour inanimés. Par là il s’approche de la poésie descriptive, tout en plaçant néanmoins, avec d’heureuses personnifications, ses tableaux à des niveaux très élevés de l’art. De l’autre côté, il s’applique à la didactique morale et à l’allégorie, mais là aussi la personnification lui vient en aide, et, de même que tout à l’heure il trouvait un esprit pour ses corps, de même il trouve ici un corps pour ses esprits. Cela ne lui réussit pas toujours, mais, quand il réussit, son œuvre est parfaite. » Ôtez, pour les comprendre en français, toute cette phraséologie allemande d’abstractions et d’images, toutes ces bandelettes de momie dans lesquelles les Allemands cerclent leurs plus vivantes pensées, et vous trouverez, quand vous lirez Hebel, que Goethe et Jean-Paul ont dit vrai. On a chaud de toute cette bonne et grasse couleur qu’il étend sur la nature et les choses visibles ; on est tout attendri du sentiment moral qui spiritualise et poétise cette couleur d’École hollandaise appliquée sur des sujets allemands, fomentations délicieuses pour l’imagination et pour le cœur !

Il faut être juste, la traduction qui a été faite par M. Maximilien Buchon de ces poésies de Hebel, qui répugnent même à passer dans le haut allemand, tant elles sont d’une localité et d’une originalité profondes, atteste beaucoup de talent et un sentiment très animé des beautés sincères qu’elle s’efforce de reproduire. On sent tout de suite, en l’ouvrant, à la nouveauté de la couleur, à l’exactitude de certains détails de costumes et de mœurs, et presque à l’air qu’on y respire, que cette traduction doit être fidèle autant que peut l’être cette chose impossible : une traduction en vers ! Si réussie que soit donc relativement celle de M. Buchon, et puisque selon nous il n’y a pas plus moyen de transfuser la poésie dans une langue étrangère que le sang d’un être vivant dans les veines taries d’un homme mort, nous aurions mieux aimé le mot à mot français plaqué tout uniment sur le texte allemand que tous les à peu près du traducteur-poète, de ce lutteur contre un Protée, qui veut saisir et reproduire le rhythme par le rhythme, le tour parle tour. À notre sens, il n’y a que le mot à mot de la traduction interlinéaire qui donne l’idée juste de l’œuvre poétique qu’on veut faire juger à ceux-là qui ne savent pas la langue dans laquelle cette œuvre a été pensée. Procédé grossier et barbare, diront les académies, mais loyal et le seul que rechercheront toujours les artistes profonds, les vrais connaisseurs, qui savent reconstituer une poésie avec les mots qui l’ont exprimée, comme on imagine l’effet d’ensemble du collier dont on tient les perles défilées dans sa main. M. Buchon sait maintenant à quoi s’en tenir sur les empêchements d’une traduction comme la sienne. Versificateur exercé, il a peut-être moins souffert qu’un autre de ces liens terribles de la langue qu’il a voulu parler, mais il les a sentis, et, quoi qu’il ait fait, il en porte la marque encore. C’est en vain qu’à toute page de son livre il les a relâchés d’une main habile ou forcés d’un muscle puissant. Pour être plus libre dans sa lutte contre les difficultés de l’original, il a brisé son rhythme par l’enjambement, par la césure, par tous les coups qu’il pouvait, hélas ! lui porter. Il l’a assoupli, mais à quelles conditions ! Disons mieux : il l’a désossé. Mais le résultat de cette méthode est que rien ne se tient plus debout dans cette poésie fracturée, où de temps en temps, pourtant, passent des strophes charmantes et des vers étonnants de sentiment et de coloris !

Valmiki12 §

Si la littérature en avait été aux questions d’Orient comme la politique, voici un livre qui eût réveillé tout à coup un intérêt colossal. C’est la traduction du Ramayâna, par M. Valentin Parisot. Malheureusement le temps est un peu passé où l’imagination occidentale voyait en Orient les splendeurs amoncelées de je ne sais combien de civilisations finies, mais qui avaient laissé derrière elles aux chercheurs de trésors trois ou quatre terrains d’alluvions de poudre de perles et de fragments d’escarboucles.

On se rappelle qu’il n’y a pas encore bien longtemps, l’Allemagne s’éprit de l’Inde avec cette candeur de passion, cette facilité d’abusement, cette bonne volonté d’être trompée qui distingue aussi bien ses critiques et ses savants que l’âme charmante prêtée si généreusement à ses jeunes filles. Nous, dans ce temps-là, nous étions à notre tour épris de l’Allemagne. Habitués, depuis des siècles, à promener de porte en porte notre individualité littéraire, nous avions pris pour nous conduire cette accorte femme, madame de Staël, et nous nous tenions à la porte du pays de Lessing et de Schiller, lui demandant la charité d’une littérature et d’une philosophie. Nous avions lu Humboldt ; nous avions l’esprit plein de tous les mirages des Schlegel ; nous nous asseyions sur « le Divan » de Goethe. Rien donc de bien étonnant à ce que notre amour pour l’Allemagne allât ricocher jusqu’aux Indes !

À cette époque, un homme qui cachait parfois la critique de son temps sous de la critique littéraire, un homme qui en contait souvent aux autres, mais qui ne s’en laissait jamais conter, écrivait, de sa plume la plus moqueuse, de ces choses inouïes sur les. Indes que les préoccupations du moment acceptaient, la bouche ouverte. Les Indes ! tout est là… disait-il : « Dans son seul âge d’or, on y compte trente-deux générations de patriarches de dix mille ans. » Ainsi, la Chine, cette Pagode de la philosophie du xviiie siècle, était vaincue en antiquité. Le railleur continuait : « Il n’y a pas d’histoire humaine qui ne s’arrête à une époque où l’Inde florissante jouissait de tout le superflu de la société perfectionnée. Quand les Grecs visitèrent ces climats, il y a vingt ou vingt-cinq siècles, ils y trouvèrent les ruines du monde entier. Il n’y avait que des débris et d’habité que des tombeaux. » Et, comme s’il eût craint d’être compromis par sa propre raillerie, Charles Nodier (car c’était lui) ajoutait : « L’Inde, c’est le pays de l’hyperbole gigantesque », et il avait raison. Seulement, s’il y avait quelque chose de plus hyperbolique que l’Inde elle-même, avouons-le maintenant ! c’était le genre d’amour qu’elle nous avait inspiré.

Toute cette furie est bien tombée. Excepté peut-être dans la tête de Méry, qui faisait avec un esprit qu’on ne peut malheureusement pas importer en ballots, ce que font les Chinois avec leur opium ; excepté dans les romans de cet Hoffmann de la lumière… et des Indes, l’Inde est regardée maintenant avec des yeux calmes, et on ne voit plus dans les horizons de cet étincelant pays ce qu’on y voyait. C’est bien assez d’ailleurs d’y voir… ce qu’il y a, sans exagérer. Arriver au point juste en toutes choses, diminuer l’hyperbole, diminuer le quelque chose d’énorme que Diderot nous donnait pour la définition de la poésie, et qui n’est la poésie que pour des enfants ou pour Diderot tombé en enfance sous la pression de son matérialisme grossier ; voir clair, — expression charmante pour dire la seule chose utile et digne de l’esprit humain, tout cela n’est, certes ! pas diminuer la poésie, s’il y en a réellement dans l’Inde, et si ce n’est pas nous qui la créons, pauvres éblouis que nous sommes par les reflets de ces boules d’or tournant au soleil, avec lesquelles, comme de vrais Indiens, nous nous sommes mis à jongler ! Mais, disons-le : il n’y en a pas. Malgré tout ce qu’on en a écrit, il n’y a pas, selon nous, de vraie poésie pour les connaisseurs dans le chaos de la littérature indienne, ou, s’il y en a, c’est de la poésie de seconde main. Il serait curieux de rechercher ce qu’on prend pour elle. On verrait que l’illusion vient des perspectives de l’éloignement, de l’étrangeté des spectacles, de la différence de nature et de climat, de la magnificence physique, de tout ce qui peut, en passant, effleurer notre âme, mais ne pourrait pas l’entamer ! On verrait que quand on a vécu dans la pensée occidentale, quand on a senti le puissant et sobre génie de la forme qui la contient, comme la mer est contenue par les arêtes de son rivage, quand enfin sur les belles lignes du front caucasien qui révèle si bien la supériorité de la race, on a reçu ce torrent miraculeux qu’on appelle le baptême et qui, nos littératures l’attestent ! nous tombe à travers le cerveau et le cœur pour y faire lever tant de sentiments et de pensées inconnues aux civilisations qui ne sont pas chrétiennes, la poésie de l’Inde n’apparaît plus que comme un paganisme grossier, un joujou pour les yeux et pour les oreilles, une fantasmagorie, une inanité. Croyez-le bien ! il nous en a assez coûté pour découronner cette Aimée au teint de topaze du poétique bandeau que l’imagination roule autour de sa tête avec les plis du cachemire… Les choses pittoresques et aimées du regard, les choses lointaines et naturelles ont tant de force et de prestige ! À nous aussi, le préjugé traditionnel avait passé au cou le nœud de pourpre et de soie — doux et éclatant — dans lequel il étrangle la Vérité, contente d’être étranglée comme un Turc soumis au kalife, et si nous nous sommes débarrassés du lacet fascinateur et terrible, si nous l’avons rejeté et rompu, grâces en soient rendues surtout à ce grand poème du Ramayâna, — l’un des plus beaux (disent les savants) de la littérature sanscrite, — et qu’on vient de traduire tout exprès pour nous qui ne serions, certes ! pas allés le chercher sous les pétales fermés de l’idiome fleuri qui le renferme. Avant cette traduction, en effet, le Ramayâna complet n’existait pas plus dans la langue française que dans les autres langues de l’Europe. Gaspar Gorresio, de l’Académie royale des sciences de Turin, en avait donné, de 1844 à 1849, une traduction italienne à laquelle il manque, dit M. Parisot, des milliers de vers. Schlegel, mourant, n’avait pu terminer la sienne. Seuls, Carey et Marshman avaient achevé la leur dans cette langue anglaise qui, bronzée depuis un siècle au soleil de Lahore et polie par les dialectes auxquels elle a été mêlée, semble mieux faite qu’une autre pour recevoir la pensée indienne sans trop visiblement l’altérer.

C’était donc, quel que soit le poème en lui-même, un grand service rendu aux lettres qu’une traduction intégrale du Ramayâna en français. Nous avons tant de mal à dire de ce poème, que nous commencerons par le bien que nous avons à dire aussi du traducteur. Ce n’est pas là une simple politesse. M. Valentin Parisot est un homme d’une haute valeur scientifique, avec lequel on est obligé de compter. Ses opinions sur le poème qu’il a traduit sont naturellement empreintes de cet enthousiasme nécessaire sans lequel nul homme, nul Sisyphe, n’aurait la force ni l’envie de rouler jusqu’au sommet de l’Himalaya cette pierre énorme d’une traduction d’un poème sanscrit ; mais cet enthousiasme ne peut pas beaucoup influer sur la Critique, qui prend les idées et les sentiments pour ce qu’ils valent, et non pour ce qu’ils ont coûté de peines à ceux qui les ont exprimés. M. Parisot, comme Burnouf, comme-presque tous les indianistes par état, voit dans la littérature orientale des beautés qui ne sont perceptibles qu’à lui seul et qu’on pourrait appeler les bénéfices de la profession. Et cependant, M. Valentin Parisot n’est pas exclusivement indianiste. Versé dans la connaissance de cinq langues et de cinq littératures en dehors de la langue et de la littérature maternelles ; d’un autre côté, helléniste à la manière des Boissonade et des Hase, ayant prouvé par des publications de manuscrits qu’il a vécu longtemps avec les philologues et les paléontographes, il a pu aiguiser son sens esthétique sur plus d’un chef-d’œuvre.

Comme d’autres esprits moins richement et moins profondément cultivés, il n’a pu être dupe de cette adoration pour les choses médiocres qui prend fatalement le cœur ou l’esprit de l’homme quand il vit dans l’isolement du Beau. Burnouf lui écrivait un jour : « Les uns savent interpréter Homère, les autres savent interpréter Valmiki : vous savez également interpréter Valmiki et Homère » ; et tout en lui rendant cet hommage, Burnouf semblait se ranger à l’opinion de M. Parisot, qui met Valmiki, le rhapsode hindou, bien au-dessus du rhapsode grec. Opinion aussi étrange, si le fanatisme du traducteur ne l’expliquait pas, que celle qui placerait comme œuvre d’art l’idole de Jagrenat au-dessus du Jupiter de Phidias ! Du reste, si la traduction de M. Parisot a, comme nous le croyons, les grands mérites de l’exactitude et de la fidélité, elle est la meilleure réponse aux opinions de M. Parisot lui-même sur la valeur d’une épopée qu’il pose carrément comme la plus grande et la plus belle production qu’il y ait dans les littératures connues. L’Admiration prend quelquefois un télescope pour regarder les choses de la terre, mais elle n’en fait pas des astres pour cela !

Encore une fois, nous le répétons, on peut passer beaucoup à un traducteur, comme à un voyageur qui revient de fort loin, mais il est des bornes pourtant à l’affirmation et à l’enthousiasme, surtout quand le traducteur est un homme de science et d’esprit qui, s’il ne s’agissait pas de son fétiche hindou, aurait le sentiment des choses poétiques tout aussi sûr et aussi net que nous qui le jugeons. Le Ramayâna, dont l’auteur n’est connu que par son nom et sur lequel, par parenthèse, M. Parisot ne nous donne aucun détail, ce qui est regrettable, — car si le poème n’est rien moins qu’un chef-d’œuvre, s’il intéresse assez peu la Critique littéraire, qui cherche des émotions et des modèles, il intéresse au moins l’Archéologie et l’Histoire, il est une date, un jalon, et il pourrait être un phare dans les brillantes ténèbres de la civilisation asiatique ; — le Ramayâna est un poème mythologique vaste et confus, très digne enfin de la société tour à tour hallucinée et endormie dont il est l’expression à la fois ivre et rêveuse. On ne l’a pas assez remarqué : les Indiens sont, dans l’ordre intellectuel, des espèces de somnambules sans lucidité, des cataleptiques aux yeux retournés, tombés, depuis des siècles, dans la contemplation de leur moi imbécille, mais des cataleptiques qui sentent les coups malgré leur extase ; car ils tremblent devant le bambou qui les a toujours menés, dans quelque main de conquérant qu’il ait passé, depuis Alexandre jusqu’à Clive. Le poème dont il est question, ou, pour mieux parler, les poésies en général comme les philosophies des Indiens, en d’autres termes toutes les manifestations de leur pensée, sont marquées des caractères qui doivent distinguer un pareil peuple, et ces caractères sont tous inférieurs.

Le Ramayâna n’a ni action, ni drame, ni individualité, ni génération d’événements, ni rien enfin de ce qui constitue, chez les peuples qui possèdent la notion de l’ordre et de la liberté, une épopée. Les détails mêmes, les arabesques si chères à la Fantaisie, à cette Belle au Bois dormant qui s’est assoupie au branle monotone de la littérature de Louis XIV et que la gloire du xixe siècle sera d’avoir réveillée, toutes ces choses qui ne sont pas la poésie elle-même, mais qui y touchent, ne paraissent point là en réalité ce qu’on les croyait à distance : « Pour faire un paradis persan, — disait Lord Byron en plaisantant, — il faut beaucoup de ruisseaux de limonade et des milliers de longs yeux noirs. » Pour faire un poème indien, la méthode ne serait peut-être pas beaucoup plus compliquée… Les fragments de Colbrooke et la Sacountala, quoique traduite avec la bégueulerie française par M. de Chézy (un homme qui aurait appris la Trénis aux Bayadères), ont suffisamment montré que la métaphore indienne était vite épuisée, comme il doit arriver toujours chez les peuples immobiles, qui n’observent pas, qui n’agissent point, et qui vivent de la vie végétale de l’humanité.

Mais, pour en revenir au Ramayâna, l’analyse elle-même ne saurait en donner une juste idée. L’analyse, ce procédé européen qui mordrait sur l’acier, mais qui ne peut étreindre la vague fumée des inventions orientales, ne saurait comment saisir cette fuyante et incohérente composition. Tout ce qu’on y discerne, c’est que Rama est une mystique incarnation de Vichnou qui doit passer par toute une longue série d’épreuves, selon le dogme de cette métempsycose expiatoire, la puérile philosophie des Orientaux. Les mortifications de Rama, son ascétisme, ses tentations, ses luttes, sa victoire, toute cette partie morale et religieuse du livre, que M. Parisot vante beaucoup trop pour un chrétien (car nous avons mieux que tout cela, nous, et non pas dans des poèmes aux idéalités menteuses, mais en pleine réalité, en pleine histoire), n’est guères, il faut bien en convenir, que débris épars de traditions antérieures, membres coupés d’une vérité primitive, de la grande Massacrée dont les lambeaux ont été semés dans tous les pays du monde pour qu’on sût partout qu’elle avait existé, complète, quelque parti Si donc un reflet troublé ou affaibli d’une poésie quelconque pénètre à travers l’inextricable fourré d’un poème où la plus forte attention peut s’égarer comme un éléphant dans les jungles, cette poésie n’appartient ni à la pensée de Valmiki, ni à l’esprit de sa race. Elle n’est point sortie, qu’on le sache ! du propre génie de l’Indoustan. Elle ne vient point de cette terre d’un panthéisme idolâtre, béant, pantelant, noyé dans sa rêverie sans fond. Trouvée là comme une goutte de rosée, oubliée par le soleil, dans les feuilles brûlantes de quelque lotus desséché, cette poésie tranche sur l’esprit indien et s’en sépare tout en s’y unissant. On sent bien en elle quelque chose de dépaysé, d’étranger, quelque chose qui n’est pas de l’Inde, mais qui sert à faire mieux comprendre que sans remonter jusqu’aux chefs-d’œuvre enfantés par la civilisation chrétienne, le premier poème venu de nos climats, imprégné de Christianisme, la première vie des Saints de nos plus humbles légendes, sont plus purement et plus profondément poétiques que tous les épisodes mis ensemble de la singulière épopée que l’on nous donne pour la gloire de l’esprit humain !

Et voilà ce dont M. Parisot n’a pas eu l’air de se douter. Dans le poème dont il a commencé la traduction, et qui, nous le reconnaissons, est un travail cyclopéen de philologie et de difficulté d’expression, il n’a pas su distinguer ce qui appartenait à l’esprit hindou de ce qui ne lui appartenait pas, et, cette distinction faite, combien il restait peu à Valmiki de puissance réelle, de sens des choses de l’âme, de vrai génie ! Au point de vue exclusivement littéraire, le Ramayâna ne peut pas même être comparé au Koran, qui, si vous écartez l’entente immense du législateur et du fondateur d’empire religieux, n’est esthétiquement, dans ses endroits les plus frappants, qu’un pastiche audacieux de la Bible, interprétée par l’esprit grossier d’un idolâtre. Des deux poètes, de l’indien et de l’arabe, chez lesquels ce que nous appelons l’individualité de l’inspiration manque également, le plus original, le plus remarquable, c’est encore Mahomet, même pour nous qui avons lu des poètes comme Shakespeare et Dante, et qui savons ce que c’est que cette chose inconnue en Orient : la Profondeur. Vous pouvez tourner les pages du Ramayâna les unes après les autres, et vous n’en trouverez pas une seule qui rappelle en énergie et en vérité l’épisode du Koran, par exemple, où les amies de la femme de Putiphar, qui ont commencé à blâmer l’amour honteux de la belle égyptienne pour son esclave, ne s’aperçoivent pas qu’elles se coupent les doigts avec leurs couteaux, dans leurs rêveries, en le regardant servir à table, affolées qu’elles sont déjà de l’éclatante beauté de Joseph. Non ! de passage pareil, pour l’émotion, la main plongée au cœur, le secret de la passion, l’empire enfin sur la sensibilité humaine, vous n’en trouverez pas dans tout le long poème de Valmiki, lequel peut bien être un mystagogue, un fakir, un thériaki, tout ce qu’il y a de plus prisé et de plus estimé aux Indes, mais qui n’est pas un poète, du moins dans le sens inspiré que les hommes, depuis qu’on chante leur bonheur, leur gloire et leur misère, ont donné à ce titre-là.

Quant à la langue parlée par Valmiki, M. Parisot, qui s’est mesuré avec elle, en serait un excellent juge, s’il était réellement de sang-froid. Il pourrait nous dire mieux qu’un autre les qualités ou les défauts du styliste, du versificateur, de l’écrivain. Mais nous ne les lui demandons pas. Et que nous importe, d’ailleurs ! Esprits d’une civilisation si complètement différente avec des habitudes et des mœurs qui pénètrent jusque dans ce que l’intelligence a de plus impersonnel et de plus intime, nous ne pouvons chercher dans les livres comme celui-ci que ce qui est universel par le sentiment humain et par la beauté. Eh bien, le Ramayâna n’offre rien de tel ! Traduit par un homme de grand talent avec la piété d’un Fidèle, avec le soin que mettaient les moines copieurs du Moyen Âge à transcrire leurs plus précieux manuscrits, le vaste livre de Valmiki restera comme un renseignement très curieux et infaillible de l’état cérébral d’un peuple dont jusqu’ici on a forcé les proportions. Ce sera la vraie utilité de ce monument littéraire. Pris autrement et comme un livre ayant ses agréments et ses mérites particuliers, il accablera la tête européenne d’un ennui profond et d’une fatigue immense. On sortira de sa lecture l’esprit fourbu. Pour s’y complaire, il faudrait déjà un commencement de fakirisme. Il faudrait s’indianiser par l’étude, perdre de la netteté de sa pensée, s’émousser et s’abaisser au niveau de l’engourdissement d’un peuple qui s’est peint tout entier dans le cadre de cet axiome : « Il vaut mieux être assis que debout, couché qu’assis, mort que vivant ! » Cependant, tel que le voilà traduit, ce livre bizarre, c’est un événement, et non pas seulement pour l’Académie des inscriptions et belles-lettres ; car il atteste, ce que l’on commençait bien d’entrevoir, il est vrai, et ce qu’il faudra bien finir par proclamer tout haut, que les païens de toute espèce, battus par les doctrines chrétiennes, qui voulaient faire sortir de l’Inde une poésie et une philosophie pour les opposer à tout ce que le Christianisme a créé dans l’ordre du beau et du vrai parmi nous, n’ont trouvé, en somme, ni l’une ni l’autre. En imagination, en invention poétique, comme en raison, en aperçus, en déductions, le génie oriental arrive au nihilisme de tous les côtés à la fois, et le ballon de la supériorité indienne crève enfin jusque sous les lèvres qui avaient le plus d’intérêt à le gonfler !

Tourgueneff13 §

Qu’on nous permette de poser une grave question de moralité littéraire.

De quel droit un traducteur change-t-il le titre du livre qu’il s’est donné pour mission de traduire ? Est-ce de ce droit de trahison (traduttore traditore !) dont les traducteurs sont en possession depuis si longtemps ?… Le titre d’un livre, pour peu qu’il ne soit pas, comme nous en avons tant vu, une mystification impertinente, c’est l’idée même que le livre doit développer. Eh bien, nous demandons s’il est permis de toucher à cette idée, de la modifier, de la changer, de la remplacer par une autre au gré de son intérêt, de son caprice ou des besoins quelconques de sa personnalité de traducteur ? Telle est la question qui s’est naturellement présentée à notre esprit quand nous avons ouvert le livre d’Yvan Tourgueneff, intitulé par l’auteur russe, qui savait probablement ce qu’il voulait dire : Journal d’un chasseur, et que M. Ernest Charrière, le traducteur français, a changé, de son autorité privée, en : Mémoires d’un seigneur, ou Tableau de la situation actuelle des nobles et des paysans dans les provinces russes, — ce qui est, on en conviendra, un peu différent.

Assurément, nous ne ferons point à M. Ernest Charrière l’injure de penser qu’il n’a compris que le mot à mot de l’auteur russe qu’il vient de traduire et que le sens et le caractère de l’ouvrage d’Yvan Tourgueneff lui ont complètement échappé. M. Charrière, que nous ne connaissons pas, est probablement un homme d’esprit, et d’ailleurs il a trop vécu en tête à tête de son auteur dans le vis-à-vis d’une traduction, pour ne pas savoir la différence qu’il y a entre les tablettes d’un humouriste, écrites au courant de cette plume, mi-partie d’imagination et de réalité, qui est la plume des humouristes, et des Mémoires d’un seigneur russe, daguerréotypant, pour le compte de l’Histoire, avec une inflexible exactitude, les institutions et les mœurs politiques de son pays.

En soi, des choses si opposées ne sauraient être confondues, et sans aucun doute, M. Ernest Charrière ne les confond pas. Nous le disons même à sa louange, il y a, dans l’introduction qui précède le volume de sa traduction, les gênes d’un esprit honnête qui comprend au fond ce qu’il fait et qui s’inquiète avec raison de la transparence d’un procédé sur lequel il est impossible de s’aveugler : « Si le Journal d’un chasseur — dit M. Charrière — est devenu dans notre traduction les Mémoires d’un seigneur russe, c’est pour prendre avec ce titre le caractère du témoignage de l’aristocratie russe sur la situation du pays qu’elle domine. » Aveu plus forcé que naïf, et qu’il fallait bien faire tout d’abord pour expliquer ce changement de titre qu’on ose se permettre, mais qu’on expie presque immédiatement par un embarras qui commence : « Quelques fragments de cet ouvrage — ajoute le traducteur — avaient paru dans un journal de Moscou et frappé l’attention, quoique venant d’une plume inconnue et qui n’avait pas fait ses preuves devant le public… On était loin de prévoir l’impression que devait produire la réunion de ces morceaux, lorsque ayant été mis en volume et complétés dans leur ensemble, on put saisir la donnée supérieure qui s’en dégageait et qu’on vit s’y manifester la pensée intime de l’auteur ou plutôt l’inspiration sociale à laquelle il avait involontairement cédé… » Certes ! nous ne savons pas ce que ce petit galimatias d’une donnée qui se dégage d’un livre et qui en fait changer le titre et le caractère, malgré le genre de talent, la fonction, l’idée et le but de l’auteur, exprimés clairement dans un autre titre approprié et lucide, a dû coûter à la sincérité de M. Charrière et à la netteté de son bon sens, mais, quant à nous, il nous est impossible d’admettre de pareilles interprétations.

Et d’autant que M. Charrière n’a point fait, en définitive, ce qu’il a voulu faire ; car le livre proteste par sa teneur tout entière contre le sens et la portée qu’il a essayé de lui donner. Le livre en question, ce Journal d’un chasseur, métamorphosé en Mémoires d’un seigneur russe, n’est pas cependant, malgré les arrangements de la traduction, s’il y en a, le livre que M. Charrière nous signale dans l’annonce de l’introduction assez gauche dont nous avons déjà parlé. Ces Mémoires qui révèlent la Russie à elle-même, et qui sont, dit l’introduction avec l’enflure des joues d’un sonneur de trompe, un de ces ouvrages hardis et venus à propos qui agissent fortement sur les idées d’un peuple et prennent date dans son histoire, méritent fort peu ce grand fracas, et s’ils prennent date quelque part, ce ne sera pas dans l’histoire des mœurs et des institutions de la Russie, mais dans la belle histoire aux pages vastes et vides de la littérature Russe ; car ces Mémoires étincellent d’un talent très vif, et le talent littéraire, comme on le sait, ne neige point là-bas14… Seulement, hors cela, — le talent littéraire que nous allons tout à l’heure mesurer, — il n’y a réellement pas dans le livre d’Yvan Tourgueneff de quoi justifier les illusions de son enthousiaste traducteur. Vous vous rappelez cette lunette d’approche de certaine fable qui avait une souris entre ses deux verres, ce qui faisait croire au philosophe observateur qu’il voyait une bête dans la lune ? Il y a certainement quelque chose comme cette souris-là dans la longue-vue politique à travers laquelle M. Charrière regarde les Mémoires d’un seigneur russe et l’avenir de leur succès !

C’est vraiment un fort joli livre, mais en fin de compte, ce n’est que cela. Que disons-nous ? ce n’est pas même un livre… Ce sont des esquisses jetées d’une main vibrante et rapide sur les feuillets d’un album emporté à la chasse, et qu’on en rapporte tout parfumé de la senteur des fleurs sauvages cueillies dans les bois, des fumets du gibier et de l’odeur de cuir du carnier au fond duquel l’auteur a l’habitude de le porter. C’est de l’observation à bâtons rompus, de l’observation de nature et d’aventure, relevée par de la fantaisie, et avec ces deux mots-là, vous avez tout ! L’auteur du Journal d’un chasseur n’est point un flâneur au fusil sous le bras ; car la flânerie comporte une indolence et une langueur qui est le contraire de l’alacrité preste d’Yvan Tourgueneff. Lui est un chasseur, un vrai chasseur, mais il ne tire pas que la grosse ou que la fine bête, et son observation, — quand elle s’égaille, comme disaient les Chouans, des chasseurs aussi, mais terribles ! — son observation porte crânement le képi sur l’oreille et joue à merveille de sa carabine à quatre coups ! Nous ne savons pas si c’est un seigneur, grand ou petit, comme l’insinue M. Charrière, un seigneur antiféodal comme un philosophe, et qui vient dire à l’Europe, dans la sarbacane de la traduction de M. Charrière, le secret politique ou social de son pays :

Le voilà donc connu, ce secret plein d’horreur !

Mais, quel qu’il soit, ce gentilhomme de bon goût qui n’a pas une prétention, pas un pédantisme, et dont le talent est franc… comme un Russe ne l’est pas toujours, il est aussi éloigné de ce qu’on appelle l’observation à la loupe de madame Beecher-Stowe, à laquelle, le croira-t-on ? M. Charrière le compare, que le naturel et le vrai sont éloignés du déclamatoire et du faux. M. Tourgueneff est exclusivement un moraliste-paysagiste, à travers les préoccupations de carnassière qui sont toute sa vie ! une espèce d’Alphonse Karr, — chasseur, comme l’autre est pêcheur, — oui ! un Alphonse Karr au front moins soucieux que l’auteur des Guêpes, dont les cheveux ne sont pas coupés à la màlcontent, comme ceux de notre spirituel misanthrope, mais bouclent légèrement au vent des halliers ! C’est un Fielding à courte haleine, alternant avec-un Topffer plus profond et moins pur, un Bas-de-Cuir élégant et civilisé, sans la mélancolie du désert et de la vieillesse, qui parle beaucoup, et, au lieu de rire tout bas, rit tout haut, mais qui rirait bien plus haut encore si le hasard apportait sous son regard, à la fois positif et sceptique, l’introduction faite à son livre et les énormes visées de son traducteur !

Telles sont les qualités d’Yvan Tourgueneff. Elles ne ressemblent en rien, comme on voit, à celles qu’on veut lui reconnaître, et ses défauts, qu’il est bon de signaler aussi, pour être juste, ne cadrent pas plus que ses qualités avec les conclusions que M. Charrière s’efforce de tirer d’un livre qui n’en est pas un. Parcourez, en effet, ces feuilles légères ! Dans ces fragments sans lien entre eux, si ce n’est l’humour qui les anime et qui les colore, dans ces trente-deux cartes d’un jeu de piquet, toujours coupées de la même manière, cherchez si les enluminures rapides, échappées à la verve insouciante de l’auteur, sont des catégories sociales ou des portraits individuels. La seule chose qui soit évidente, c’est que, fantaisiste d’occasion plus encore que de nature, il incline vers les détails et les entortillements de la vignette bien plus sympathiquement que vers les généralités types, et que la longue galerie de petits tableaux de genre qu’il nous dresse n’est rien de plus, en dernière analyse, que les mille hasards de ses rencontres et de ses coureuses observations. Une telle évidence est cependant perdue pour M. Ernest Charrière. Quand M. Tourgueneff raconte quelque touchante histoire, saisie au vol ou ramassée à l’affût, quand il nous peint, comme Sterne le fait souvent avec une perfection si divinement désespérante, et comme tous les humouristes le font avec plus ou moins de talent, ces têtes étranges dans lesquelles l’humanité prend des plis et des creux que l’on n’oublie plus dans les physionomies humaines, une fois qu’on les a contemplées, M. Tourgueneff n’est pas plus Russe que Sterne n’est Anglais. L’Anglais, c’est Bulwer, intitulant nettement un livre : De l’Angleterre et des Anglais. Si Tourgueneff avait eu l’idée du livre de Bulwer, il aurait appelé son livre : De la Russie et des Russes, ou de quelque autre titre approchant ; mais il s’en est soigneusement gardé. Pour ce Sterne du Nord, qui ne vaut, certes ! pas son modèle (car il pense à Sterne, notre russe imitateur, il y pense d’autant plus qu’il n’en dit rien, le fin compère !), il s’agit bien de la Russie politique et sociale ! C’est de la chose humaine qu’il se préoccupe. Seulement, il est bien obligé de la prendre, cette chose, où elle se trouve, pour lui qui n’est pas un voyageur, c’est-à-dire de la prendre dans le milieu où Dieu l’a placé. Voir plus que cela dans l’auteur des Mémoires d’un chasseur, peintre de nature plus que de costume, c’est une erreur du genre de celle qui verrait dans Tristram Shandy et le Sentimental Journey des révélations politiques et sociales sur l’Angleterre et sur la France. Et que sait-on ? Par le temps qui court, si le pauvre Yorick était moins connu de tous ceux qui recherchent les livres exquis, peut-être en ferait-on, avec deux ou trois raisonnements et une préface, quelque mamamouchi de grand seigneur et d’observateur politique… absolument comme on vient de le faire de ce svelte et nerveux chasseur, qui se soucie autant de toutes les conséquences qu’on tire de son livre que du bout de cigare qu’il jette de son troïka dans le chemin ! En vérité, quand on a sous les yeux de tels spectacles, on se demande par quel prodige de préoccupation obstinée un homme de talent — car M. Charrière a beaucoup de talent — se méprend si profondément sur le genre de talent d’un autre, lequel ne pense pas plus à dévoiler et à flétrir les institutions d’un peuple, dont il croque en passant les vices, que Téniers, en peignant ses ivrognes, ne songeait à peindre l’état social de la Flandre et la situation politique des Provinces-Unies. On se demande pour les besoins de quelle idée fausser ainsi son sens critique, et, après avoir méconnu le vrai, braver, par-dessus le marché, les contradictions : « S’il est un trait distinctif de l’auteur de ces Mémoires, — dit M. Charrière, — c’est de ne jamais laisser paraître sa personnalité d’écrivain », comme si l’humour que M. Charrière accorde avec raison à notre écrivain russe pouvait jamais s’effacer, comme si les humouristes n’étaient pas tous, de constitution physiologique ou cérébrale, essentiellement personnels, et si enfin, dans ce livre, Tourgueneff ne se mouvait pas toujours sur le premier plan, dans sa piquante et fringante personnalité ! Avoir oublié une chose si aisée à prouver, s’enferrer soi-même sur une contradiction si évidente, c’est une grâce d’état d’aveuglement. Mais telle est la raison, sans doute, qui a décidé M. Charrière à travestir le chasseur invisible en seigneur russe écrivant visiblement ses Mémoires, et à faire prendre à son livre, sans craindre la réfutation par le livre lui-même, « ce caractère de témoignage de l’aristocratie russe sur la situation du pays qu’elle domine », qui semble être toute la question du livre à Paris, pour le traducteur ! Assurément, nous ne sommes ni le défenseur ni le partisan de la Russie. Nous ne nous sommes jamais soucié de ce pays, fait avec le bric-à-brac de Pierre le Grand, couvé par la philosophie et qui traîne encore par un bout (le bout le plus long !) dans les cruautés de la barbarie et de l’esclavage. Mais ici, qu’on se le dise bien ! il ne s’agit que de vérité littéraire… Or, très certainement, on n’avait pas besoin de s’adresser au sentiment public, blessé en ce moment par la Russie, pour provoquer un succès qui se serait naturellement fait tout seul. Les esquisses de M. Tourgueneff sont charmantes, et son traducteur a montré un tel talent d’expression qu’on dirait le livre écrit primitivement en français, tant on y sent bien l’originalité de l’auteur. À ce point de vue, M. Charrière mérite certainement beaucoup d’applaudissements et d’éloges. Si, pour une raison ou pour une autre, involontairement ou à dessein, il se trompe sur la portée du livre qu’il offre au public, il n’en a pas moins, dès qu’il le traduit, le sentiment profond et juste. À juger M. Charrière par son introduction aux Mémoires d’un seigneur russe, il n’est pas un de ces esprits ardents qui font tout ployer sous la violence de leur entrain. Il y a plus : quand il écrit pour son propre compte, c’est un esprit froid, dont le style est pâle et manque de relief. Mais quand on se prend dans sa traduction même, on trouve tout à coup un artiste de style extrêmement souple et fort, et dont la plume est un burin qui fait gravure à l’auteur traduit. Étrange dualité de vigueur et de faiblesse ! Il comprend et rend merveilleusement son auteur, et il ne sait pas le juger. La meilleure preuve de cette impuissance critique, c’est cette comparaison qu’il fait, et dont nous avons déjà parlé, du livre de Tourgueneff et du célèbre roman de madame Beecher-Stowe, dont les lauriers d’or empêchent, peut-être, bien des éditeurs de dormir. Lui qui devrait plus que personne apprécier les qualités de l’artiste russe qu’il a si habilement reproduites, il ne voit pas que le livre de Tourgueneff ne saurait avoir, quoi qu’on fasse, le genre de succès de l’Oncle Tom, et justement en raison même de son incontestable supériorité. En effet, qu’y a-t-il de commun entre un grand tableau à la détrempe, vrai de couleur, de dessin et de perspective comme une enseigne, fait pour les myopes ou les organes grossiers, et les petits chefs-d’œuvre à la sanguine, grands comme l’ongle, où le sentiment, malgré l’exiguïté du cadre, a une puissance infinie, et qui rappellent ces noyaux de pêche que Properzia di Rossi a ciselés avec tant de passion dans la fantaisie et tant de précision dans la main !

Malheureusement, la Critique ne saurait donner une idée de ces esquisses d’Yvan Tourgueneff ; car on ne décompose pas des esquisses. Quand un livre n’est qu’impressions et détails, quelques hachures inspirées, quelques morsures d’une plume métallique qui sait enlever un profil d’horizon ou un profil de visage, quand il manque, enfin, comme celui-ci, de plan, d’ordonnance et d’architecture, l’analyse devient impossible. La seule ressource qui reste alors à la Critique, c’est de renvoyer le lecteur au livre dont il est question, après avoir caractérisé vivement, comme nous avons essayé de le faire, la manière et les procédés de l’auteur.

Henri Heine §

I15 §

La maison Lévy a commencé par les deux volumes : De l’Allemagne, la publication des œuvres complètes de Henri Heine, si impatiemment désirée de tous ceux qui, dans ce temps de prose, ont le courage et l’esprit d’aimer la poésie. On se rappelle l’impression animée et profonde que fit autrefois cet ouvrage sur l’Allemagne, qui continuait, en le persiflant, le livre de madame de Staël. Tout en était nouveau, ardent de jeunesse et de génie, enivrant, enivré, audacieux d’une immense audace, cette herbe si rare que les honnêtes moutons de Dindenaut ne broutent pas, mais qu’ils aiment assez à voir brouter. Après des années, c’est par cet ouvrage sur son pays, sur l’Allemagne, que Henri Heine, mûri par la réflexion et par la souffrance, nous introduit à ses œuvres complètes, à l’ensemble de ses pensées, et voilà que nous trouvons, mêlés à un talent suprême, de telles modifications, de tels changements dans le fond même des choses et de l’intelligence, que la Critique — cette jaugeuse des forces spirituelles, qui met la main sur la tête et le cœur des hommes à travers les œuvres, — est obligée de s’y arrêter.

Et, en effet, c’est une conversion de la pensée de son auteur, ou une transformation, — comme on voudra, — que ce livre de Heine, repris en sous-œuvre, diminué par un côté, augmenté par l’autre, démenti par un troisième, et portant la trace, l’enrichissante trace de tous les atterrissements et de toutes les alluvions de la vie ! C’est un jalon, planté magnifiquement et avec une franchise d’une noblesse plus haute que le talent, à nos yeux, dans un champ où, pour sa récompense et pour sa gloire, Heine trouvé le genre d’inspiration qui convient le mieux à son génie, — à son génie qu’il a pris jusqu’ici à contre-sens de sa nature, comme bien des poètes, du reste, ces enfants gâtés et terribles, si souvent inconscients de leurs facultés et capricieux comme la puissance !

Lui seul peut-être pouvait s’y tromper à ce point et nous faire illusion encore. Lui seul, en sa qualité de grand poète, pouvait renverser ses facultés sans les briser, — comme cette Hérodiade du portail de la cathédrale de Rouen, qui danse sur la tête et qui n’en paraît aux yeux d’Hérode qu’une plus grande danseuse ! Henri Heine est un génie éminemment tendre, nuancé des plus ravissantes et (dans le sens religieux) des plus divines mélancolies, chez qui le sourire et même le rire trempent dans les larmes, et les larmes se rosent de sang… C’est une âme d’une si grande puissance de rêverie et d’un désir si amoureux du bonheur, que l’on peut dire qu’elle est faite pour le Paradis tel que les chrétiens le conçoivent, comme les fleurs sont faites pour habiter l’air et la lumière. C’est une nature moderne, une de ces natures de nos derniers temps, malades, tant elles sont spirituelles ! (Car c’est encore Heine qui a dit le premier que tous les grands spirituels étaient malades, qu’ils avaient tous au flanc — plus ou moins — la plaie éternelle.) C’est enfin un de ces sublimes Ennuyés de la vie, un de ces Antées de la jouissance humaine qui ont touché et mordu cette poussière, et, à cause de cela, doivent un jour remonter vers Dieu ! Oui ! voilà certainement, pour qui le connaît bien, Henri Heine tel qu’il a été dès sa jeunesse, tel qu’il est de constitution et d’essence, malgré lui-même, malgré l’Allemagne, malgré les Universités, malgré Hegel, malgré tous les milieux qu’il a traversés et qui l’ont dominé, quoiqu’ils lui fussent très inférieurs. Et cependant ce tendre génie, ce rêveur épris jusqu’à l’angoisse de toutes les béatitudes, ce poète aussi intimement religieux de tempérament que Klopstock, nous l’avons vu, pendant vingt ans, navrant spectacle ! siffler dans la clef forée et rouillée de Voltaire, avec des lèvres lumineuses, plus dignes que celles d’Alain Chartier de recevoir le baiser des reines ! Cet Hamlet de la poésie douloureuse du xixe siècle a eu le cœur d’abandonner sa pâle Ophélie, qui n’était malade et un peu folle que d’amour, pour une folle complète, la Philosophie athée des universités allemandes, pour l’affreux squelette vide de la logique d’Hegel le Fossoyeur ! Au lieu de rester ce qu’il était, un délicieux poète, d’une puissante suavité, un filleul des fées, une voix mystérieuse planant sur le monde comme la voix de la symphonie pastorale de Beethoven, il n’a plus été que l’écho d’inspirations grotesquement hideuses, un carbonaro germanique à tu et à toi avec les carbonari de tous les pays, un jacobin de littérature, par désespoir de n’être pas un jacobin politique, un vulgaire étudiant à béret rouge, en attendant que le béret fût un bonnet de même couleur !

Vieille, triste et presque ridicule histoire ! Elle a beau se renouveler chaque jour, elle n’est pas pour cela plus compréhensible… Pourquoi le Génie ne se juge-t-il pas ? pourquoi ne sait-il pas s’employer dans toute la largeur de son étoffe ?… Le Génie voit tout, excepté lui, et c’est ainsi qu’il préfère tant de choses inférieures à son trésor, pour lui seul invisible. Dans son temps, Milton, l’Homère anglais, fut le scribe de ce grossier brasseur qui brassa si bien l’Angleterre ! Byron se fit dandy. Heine, lui, s’est fait jacobin, voltairien, hégélien, radical, philosophe. C’est philosophe qu’il s’est préféré. Comme ce jeune Jérusalem dont il nous parle quelque part, et sans lequel (j’en demande bien pardon à Goethe !) le pistolet de Werther aurait probablement raté, il s’est tiré ce coup de pistolet dans la tête, mais la balle de la philosophie était si creuse qu’elle ne l’a pas tué, Dieu merci ! et que nous avons encore de beaux fragments de ce grand poète, qui s’est manqué, en recommençant trente-six fois. Ah ! certes ! il fallait qu’il eût, comme on dit, la poésie bien furieusement chevillée dans l’âme, pour que l’effroyable philosophie à laquelle il s’est livré ne l’en ait pas arrachée ; car, de toutes les philosophies, il s’est donné à la plus aride, à la plus horrible, à la plus vaine ! à celle qui devait le plus épouvanter et dégoûter tous ses instincts. Il n’a pas cherché le corsage de la femme dans la syrène ; les écailles de la bête lui ont suffi. Il y a des philosophies qui sont presque, des poésies sans rhythme, il y a des métaphysiques qui ont un côté idéal, grandiose, religieux, et ce n’est pas pour rien sans doute qu’on parle des ailes d’or de la pensée de Platon. Oui ! il y a toujours eu de ces philosophies dans le monde ; il y en avait, même en Allemagne, du temps de la jeunesse de Heine. Schelling existait, — un grand poète en métaphysique ! — un panthéiste aussi comme les autres, mais un panthéiste auquel les Imaginations puissantes sont tentées de tout pardonner. C’est lui, Schelling, qui écrivait, tout philosophe qu’il fût, cette réserve sublime : « Il est impossible de se tirer de l’explication du monde sans la chute. L’univers n’est pas issu de l’absolu, comme un fleuve sort de sa source ou comme une plante de son germe ; il s’en est détaché et tombé… » Et il symbolisa son idée par l’enlèvement de Proserpine. C’est lui qui disait encore : « Tel que l’éclair sort d’une nuée sombre et éclate par sa propre force, éclate du sein de Dieu une Affirmation infinie… » Certes ! puisque Henri Heine voulait désaltérer un esprit, divinement souffrant, qui n’aurait dû boire que ses larmes, dans les eaux troubles et courantes de ces philosophies qui passent si vite en Allemagne et tout à coup y tarissent, on peut se demander pourquoi il n’est pas allé à M. de Schelling, attiré par la sympathie des grandes facultés fraternelles ? Comme ce doux Hylas, aimé d’Hercule, dont il avait alors spirituellement la beauté vierge, s’il eût été entraîné au sein du torrent amer, il fût tombé au moins dans une onde que le soleil aurait tiédie, et la Nature, glorifiée par Schelling, l’aurait reçu dans ses bras de déesse, comme les nymphes y reçurent Hylas. Mais non ! ce n’est point à M. de Schelling qu’il est allé, ce n’est pas vers les flots fascinants d’une rayonnante philosophie qu’il a incliné son amphore !

Par un contraste inexplicable, il a choisi Hegel, le triste Hegel et son monstrueux prosaïsme, — Hegel l’antipoète, l’antechrist de toute poésie, qui a osé écrire que « la nature n’est rien en soi, qu’il n’y a rien de réel en elle que le mouvement de l’idée », et qui, répliquant à Kant préoccupé d’un soleil central pour les étoiles que l’astronomie devait un jour découvrir, ne craignit pas de répondre : « Il n’y a point de raison dans les rapports des étoiles entre elles ; elles appartiennent à la répulsion formelle. Figurations brillantes qui ne sont pas plus admirables qu’une éruption cutanée ou que la multitude des mouches ! » Voilà, le croira-t-on ? le philosophe et la philosophie auxquels le poète a suspendu sa liane amoureuse. Phénomène qui touche à la dépravation ! Ce n’est pas même l’amour de la mort ; car la mort peut tenter un poète, la mort est quelque chose encore de la vie : elle en est l’image silencieuse, immobile et glacée, et un grand poète peut vouloir être le Pygmalion de cette Galathée funèbre. Mais la philosophie de Hegel n’est pas même la mort de la vie : elle en est la négation, l’absence, le néant, l’impossibilité ! En vérité, on ne le répétera jamais assez : qu’était donc Heine à l’origine pour avoir résisté vingt-cinq ans à la philosophie hégélienne, pour être resté si longtemps dans les bras de cette Goule du Néant et n’y avoir pas été dévoré jusqu’à la dernière fibre, — la fibre harmonieuse de ce cœur de poète qui sait chanter sous la morsure de tous les vautours de la vie ? Ce qu’il était ? Il était vraiment de race immortelle ! Selon nous, c’est incontestablement le premier poète allemand depuis la mort de Goethe ; c’est le premier poète européen depuis Byron. Seulement, lorsque la Critique a dit cela, elle n’a pas tout dit ; elle n’est pas consolée. Elle sait qu’elle a un deuil à porter… La Critique, — qui voit le ravage fait par les idées fausses et les négations infécondes dans une de ces merveilleuses organisations, une de ces lyres humaines accordées pour vibrer sous l’Affirmation infinie, comme dit M. de Schelling, — la Critique a le droit de demander compte à Heine des dons exquis d’originalité profonde et souveraine qu’il a sacrifiés à des idées, des théories et des passions parfaitement indignes de son génie. Elle a le droit de dire au polémiste, au journaliste, à l’hégélien, à l’athée qui met son athéisme sur l’oreille avec une crânerie de si mauvais ton : « Qu’as-tu fait du poète ? » au radical, qui s’est roulé dans l’ivresse de son capiteux libéralisme à travers tous les escaliers de la démagogie : « Qu’as-tu fait de l’aristocrate d’esprit, de facultés, de naissance intellectuelle que tu étais ?… » Elle a le droit de reprocher à Heine le gaspillage de son trésor et l’aveuglement des préoccupations volontaires sous lesquelles il a abaissé tellement sa pensée, que, même ôtée de dessous ces jougs, elle pourrait bien en porter la marque éternelle.

En effet, et pour ne pas toucher à la question morale qui, pourtant, double toutes autres questions littérairement, et au point de vue du talent seul, Heine a frappé et diminué le sien avec les opinions qu’il a fait régner sur sa vie. Le livre De l’Allemagne l’atteste. Oui ! même ce livre remanié, modifié, changé. Essai de critique, écrit par un poète, on y chercherait en vain la fermeté de jugement et la profondeur d’aperçu qui doivent, avant tout, distinguer un livre d’appréciation philosophique ou littéraire. On n’y rencontre rien de pareil. C’est un livre éblouissant d’épigrammes et de sensations, — mais, puisqu’il s’agissait d’être historien et même juge dans ce coup d’œil jeté sur l’Allemagne, il fallait autre chose, on en conviendra, que des épigrammes au phosphore, pour faire oublier le livre de madame de Staël !

D’ailleurs, dans ce livre : De l’Allemagne, comme dans la tête de l’auteur, il résulte du mélange de poésie très vraie et de philosophie très fausse qui s’y combinent, je ne sais quoi d’hermaphrodite et de bâtard qui n’est ni la poésie qu’on pouvait espérer, ni la philosophie qu’on devait attendre. Deux négations valent une affirmation en grammaire, mais, métaphysiquement parlant, une affirmation et une négation combinées ne peuvent guère donner pour résultat que du scepticisme, et effectivement, sous les girandoles allumées de la brillante imagination de Heine et sous les sensations très vives qu’il exprime, on n’a conscience que d’un scepticisme de poète qui s’agite dans l’image et ne creuse pas jusqu’à l’idée. Le livre en question n’est qu’une suite de boutades et de coups de boutoir contre l’état politique de l’Allemagne, ses gouvernements, le catholicisme, etc., etc. ; mais la boutade la plus piquante, le coup de boutoir le mieux appliqué, ne valent pas la pleine main, douce et forte, d’une conviction réfléchie. Heine n’est ni réfléchi, ni convaincu. Il a pour cela trop de vif argent dans les veines.

C’est par amour de la boutade et de la polémique que Heine, le plus naturellement romantique des poètes allemands, se moque perpétuellement de la poésie romantique. Il manque à sa mère… Et ce n’est pas tout ! ce svelte archer, ce Robin Hood des forêts de la Germanie, a toujours une flèche empoisonnée de plaisanterie française pour le noble cœur du Moyen Âge… Ceci est parricide à Heine ; car il est du Moyen Âge comme il est chrétien, malgré son horreur affectée pour le Christianisme et son Dieu saignant, comme il l’appelle, — horreur inconcevable dans un homme dont le cœur aussi a saigné ! Nous pourrions citer bien d’autres contradictions qui font du livre de Heine un modèle d’inconsistance dans le fond des choses, et qui altèrent jusqu’à sa forme de grand artiste. Si supérieure qu’elle puisse être, en réalité, cette forme non plus n’a pas échappé à la double influence qui lutte dans le poète, — la spontanéité et le parti pris.

L’ironie, la plaisanterie française, l’esprit voltairien qu’on lui a trop dit qu’il avait, et qu’il a imité au point de nous étonner, nous autres Français, ont été les idoles étrangères auxquelles il a sacrifié la candeur naïve et nationale de son génie. Comme Lord Byron, le Byron du Childe-Harold, qui échangea la sublime rêverie de son front contre le rire gastralgique et nerveux de Juan et de Beppo, l’auteur de l’Allemagne a voulu rire aussi de ce rire funeste. Il ne s’est pas rappelé les paroles si étrangement sérieuses de Vico : « Les esprits vigoureux ne rient point, parce qu’ils considèrent fortement une chose et ne s’en laissent point détourner. Les bêtes non plus, parce qu’elles ne font aussi attention qu’à une seule chose, et quand une autre les en détourne, elles s’y tournent tout entières… Mais les rieurs ne considérant les choses qu’avec légèreté et s’en laissant détourner facilement, pour nous montrer que ces gens-là sont intermédiaires entre l’homme et la bête, on a imaginé les satyres rieurs… » Classification profonde ! Seulement, qui l’eût pensé jamais ? c’est pour ce rire de satyre rieur — signe d’infirmité intellectuelle — que Henri Heine, l’un des plus grands poètes de ce temps, a été infidèle au génie de la poésie et des larmes ! Était-ce bien la peine, en vérité ?…

L’infidélité cessera-t-elle ? L’auteur de l’Allemagne reviendra-t-il à la vérité de sa nature naïve et profonde, à cette inspiration primitive et pure qu’il a travestie avec puissance, mais enfin qu’il a travestie ?… Richard — comme dit Shakespeare — redeviendra-t-il lui-même ?… Et quelle meilleure raison de le croire et de l’espérer que de le voir fouler aux pieds avec un mépris presque joyeux toutes les idées, les opinions et les passions de sa jeunesse ?… Nous l’annonçons avec bonheur, Henri Heine en a fini avec l’hégélien, l’athée, la philosophie ! avec tout ce qu’il fut pendant si longtemps ! Un fragment, tour à tour charmant et superbe, et qu’il intitule les Aveux d’un poète, ferme comme d’un jugement définitif ces deux volumes sur l’Allemagne et date avec éclat une ère nouvelle dans la pensée de Henri Heine. Jamais moquerie d’un sens plus profond et d’une grâce plus humoristique n’a fait plus amusante main basse sur cette philosophie si populaire en Allemagne qui tue Dieu au profit de l’homme, et fait de Nabuchodonosor, avant l’herbe, la seule réelle divinité.

« C’est à la fin du mois de Février 1848 — dit inimitablement Heine — que ma divinité fut ébranlée. Les événements de ces folles journées, où l’on vit les élus du crétinisme portés en triomphe et la sagesse aux abois, furent si inouïs, si fabuleux, qu’ils renversèrent les choses et les idées. Si j’avais été un homme sensé, mon intelligence aurait succombé, mais fou comme j’étais, le contraire eut lieu, et, chose curieuse ! ce fut dans un temps de démence générale que je revins à la raison. Comme beaucoup d’autres dieux déconfits par la révolution de Février, je dus abdiquer ma divinité et je redescendis à l’état de simple mortel. C’était, en effet, ce que j’avais de mieux à faire. Je rentrai dans le bercail de la foi et je reconnus volontiers la toute-puissance de l’Être suprême, qui règle seul les destinées du monde et à qui j’ai confié aussi l’administration de mes propres affaires, fort embrouillées alors que je les gérais moi-même.

« J’ai à présent moins de souci en me reposant sur la providence de mon intendant céleste, et je puise dans cette croyance les plus grandes consolations… Ce n’est plus moi qui ferai désormais la propagande de l’athéisme. Outre ma décadence financière, je ne jouis pas d’une santé brillante. Je suis même affecté d’une indisposition, à la vérité très légère, au dire des médecins, mais qui me retient déjà depuis plus de six ans au lit. Dans une telle position, c’est pour moi un grand soulagement d’avoir quelqu’un dans le ciel à qui je puisse adresser mes gémissements pendant la nuit, après que ma femme est couchée. Quelle terrible chose que d’être malade et seul !… Qu’ils sont donc sots et cruels les philosophes athées, ces dialecticiens cruels et bien portants, qui s’évertuent à enlever aux hommes souffrants leur consolation divine, le SEUL calmant qui leur reste. On a dit que l’humanité est malade, que le monde est un grand hôpital. Ce sera encore plus effroyable quand on devra dire que le monde est un grand Hôtel-Dieu sans Dieu. »

Telles sont les paroles de Heine. Pour être cru sur une conversion qui doit agir jusque dans le plus intime de son talent comme de sa pensée, nous avons voulu les citer. Touchantes en plus d’un endroit, il s’y mêle encore cependant un peu du satyre rieur de Vico, un peu de Scarron purifié, ennobli, idéalisé. Mais voici mieux ! Voici la voix grave, pleine et résolue d’un homme dont la conscience se lève :

« Il reste toujours à l’honnête homme (dit Heine) le droit imprescriptible d’avouer ses erreurs, et c’est de ce droit que j’userai ici sans crainte ni jactance. Je confesse donc ouvertement et franchement que tout ce qui a rapport dans ce livre (De l’Allemagne) à la grande question divine est aussi faux qu’irréfléchi. Aussi irréfléchi que faux est le jugement que j’avais répété, d’après mes maîtres des différentes écoles philosophiques, que le déisme, détruit en théorie par la logique, ne subsiste plus que piteusement dans le domaine d’une foi agonisante. Non ! il n’est pas vrai que la Critique de la raison par Kant, qui a anéanti les preuves de l’existence de Dieu telles que nous les connaissions depuis Anselme de Cantorbéry, ait anéanti en même temps l’idée même de l’existence de Dieu. Non ! le déisme vit ; il vit de sa vie la plus véritable, la plus éternelle. Il n’a pas expiré, il n’a pas le moins du monde été frappé à mort par la nouvelle philosophie allemande. Dans les toiles d’araignées de la dialectique berlinoise, une mouche même ne trouverait pas la mort, et d’autant moins un Dieu ! »

Ceci est net et vaut rupture. Ceci est la transformation — comme nous l’avons avancé au commencement de ce chapitre — de l’auteur de l’Allemagne, la condamnation absolue — et il le reconnaît — de beaucoup de pages de son livre qu’il aurait voulu déchirer, et — nous ne craignons pas de le dire ! — c’est aussi l’espérance d’un pas de plus, d’un coup d’aile de plus vers la vérité. Le chemin qu’a fait Heine était bien plus long que celui qui lui reste à faire. Il y avait bien plus loin de l’athéisme de Hegel au déisme, à ce quelqu’un dans le ciel auquel on adresse ses gémissements pendant la nuit, que du déisme au Dieu compatissant de la croix ! Henri Heine brûle ce qu’il a adoré, mais il n’adore pas encore tout ce qu’il a brûlé. Nous voulons croire, même dans l’intérêt de son génie, qu’il l’adorera.

Nous voulons croire que comme cet autre glorieux grabataire, ce Milton de l’Histoire, qui a dit : « Dieu doit me regarder avec plus de tendresse et de pitié, parce que je ne puis voir que lui », Heine, le grand et charmant poète, reviendra à la source de cette lumière qui passe si bien, pour inonder une âme, à travers de pauvres yeux fermés. Dans ces Aveux d’un poète si familiers et si nobles, si élevés et si intimes, Heine, qui nous a dit tout, parce qu’il a le don du langage avec lequel on peut tout dire, nous parle de son mariage catholique à Saint-Sulpice et des vertus chrétiennes de la femme qu’il a épousée. On comprend qu’il en ait la douce influence sur le cœur. C’est ainsi que le fier Sicambre d’autrefois est devenu le doux Sicambre. Il a une Clotilde : il ne lui manque plus que saint Remi16.

II17 §

Pendant que nous parlions de Henri Heine18 avec le détail que mérite ce charmant génie, — cette rose à mille feuilles de facultés différentes, — qui fut poète, philosophe, historien et critique, encyclopédique comme Voltaire, triste et gai comme Sterne, et sceptique comme le xixe siècle tout entier, l’éditeur Lévy publiait sous le titre : De tout un peu, un volume de plus qu’il ajoutait aux livres déjà publiés des Œuvres complètes.

Ce volume posthume n’est pas une chose nouvelle, un trésor gardé par un délicieux dragon-femme, comme l’ont été pendant de si longues années les manuscrits de Lord Byron. Les pièces qui composent le livre de Henri Heine ne sont pas absolument inédites. Ce sont des articles, dispersés ici et là, dans des journaux disparus, et qu’il a fallu aller repêcher avec une perche dans cette mer de papiers et d’oubli !… Comme nous tous, en effet, Henri Heine, malgré son génie, avait été obligé d’être journaliste, de traîner ce boulet de galérien qui déforme les plus belles jambes du talent. Il avait, lui aussi, subi cette nécessité des temps modernes, qui change le cerveau humain, au détriment du grand art littéraire, en une machine de production instantanée, et fait de l’esprit une espèce de locomotive lancée à toute vapeur sur les rails de tous les sujets. Henri Heine, avant et même après les Reisebilder, fit longtemps dans les journaux allemands ce qu’on appelle « de la correspondance », et quelquefois il y aborda la critique littéraire sous une forme moins subjective, mais plus générale et plus profonde. Ce sont les fragments retrouvés de ces correspondances et de ces articles, mêlés à quelques impressions d’un voyage dans les Pyrénées, qu’on a réunis et qu’on a eu raison de recueillir.

Il est des esprits dont tout intéresse, des imaginations dont les moindres miettes sont précieuses. Les miettes de Heine, si pulvérisées soient-elles, sont toujours de la poudre de diamant. Voici un cornet de cette poudre. Seulement, au milieu du cornet, vous trouverez deux diamants à plusieurs carats : c’est l’article sur le Don Quichotte et celui sur l’Histoire de la littérature allemande, par Menzel, que je recommande aux amateurs de critique littéraire non anatomique mais vivante, et qui s’essaient en ce genre dangereusement facile des comptes rendus dans les journaux.

L’article sur le Don Quichotte est particulièrement recommandable. À la lettre, c’est une perfection. Il y a là un mouvement d’idées, des ingéniosités d’analogies, des groupements de faits à la Macaulay. Mais quelle imagination supérieure ! quelle suavité et parfois quelle énergie d’images ! Quand le poète, le véritable poète est le fond d’un homme, et que cet homme est assez richement doué pour avoir une spécialité en dehors de sa poésie, il est plus fort — et on le comprend bien ! — que quelque spécialiste que ce soit. C’est ce qui est arrivé à Henri Heine dans son splendide article sur le Don Quichotte. Ici, en sa qualité de poète, c’est-à-dire de voyant, il a vu et senti des choses qu’aucun critique n’avait jusqu’ici vues ou senties. Don Quichotte et Cervantes, le livre et l’homme, ont été également pénétrés. Dans l’article sur l’Histoire de la littérature allemande, par Menzel, qui finit par une si grande position faite à Goethe, et qui me plaît moins, de toute la différence qu’il y a pour moi entre Goethe et Cervantes, le critique, très jeune, du reste, quand il écrivit ce morceau, aie mérite de son article borné par son admiration exagérée de jeune homme pour Goethe, admiration qui s’amortit plus tard dans l’esprit devenu plus mâle de Henri Heine, lequel commença bien par toutes les idolâtries de son temps, mais fut plus fort qu’elles. Goethe, comme Hegel, ces deux idoles de l’Allemagne, ont pâli tous deux dans l’imagination et dans l’amour de Heine à mesure que son imagination s’est passionnée, à mesure qu’elle a plongé davantage dans les réalités et les intensités de la vie. Quant aux autres articles de ces miscellanées, piquants tous à des degrés différents, les plus piquants sont de beaucoup : le Grand Opéra en 1830 ; les Virtuoses des concerts : Berlioz, Liszt et Chopin ; la Première représentation des Huguenots, et le Duc de Nemours aux bains de Barège. Mais, tous, ils ont cette couleur inouïe, rose et triste, quoique rose, que Heine met partout et qui est son charme… De telles pages sont signées de cela qu’elles sont écrites. Heine s’y reconnaît à toute ligne, avec cette originale et moqueuse manière qui est la sienne. Dans les Virtuoses des concerts particulièrement, lui, ce virtuose de l’ironie, nous joue un air sur Véron, sur cet homme que, pendant un si grand nombre d’années, tous les gens d’esprit de France et de Navarre se renvoyèrent comme une balle du jeu de paume de la moquerie, et nous parierions bien que cet air, depuis longtemps exécuté pour la première fois, le bourgeois de Paris, qui doit tamponner ses oreilles avec du coton, selon l’usage de tous les bourgeois, l’entend cependant toujours, de ces jolies oreilles que nous connaissons. C’est inoubliable. Pour mon compte, je ne sais rien de plus exquis.

III19 §

La maladie même et les plus épouvantables douleurs n’ont pas éteint en Heine le feu sacré du talent et l’ont même grandi, en l’exaspérant… L’Esprit n’a jamais mieux prouvé chez personne qu’il était d’une nature immortelle. Chose sublime et presque incompréhensible, tant elle est le renversement des lois ordinaires qui régissent l’humanité et la vie ! Il faut remonter jusqu’aux Stigmatisées, — ces créatures surnaturelles qui sont aussi des torturées, — pour avoir une idée des souffrances de cet être à qui Dieu n’a mis d’autres stigmates que les stigmates lumineux du génie.

Éclatante réplique au fameux axiome : Mens sana in corpore sano, de l’École de Salerne, qui renvoie si fièrement à l’école cette École… Heine, à travers la sympathique pitié qu’il est impossible de ne pas sentir pour des maux si grands, inspire pourtant je ne sais quelle joie orgueilleuse à ceux-là qui croient à la spiritualité humaine et qui pensent que, dans la créature de Dieu, les organes ne doivent pas être les maîtres, mais les serviteurs. C’est Bonald, le grand Bonald, à présent dédaigné, mais qui un jour reprendra d’autorité, si le monde n’est pas irrémédiablement assotti, le respect immense qu’on lui doit ; c’est Bonald qui définissait superbement l’homme : « Une intelligence servie par des organes. » Eh bien, Henri Heine a montré plus superbement encore que Bonald lui-même ne l’avait dit, que l’intelligence pouvait se passer même des organes ! Il a montré que Reine trahie et abandonnée, elle pouvait, à elle seule, faire toute la besogne, et que la besogne était encore mieux faite, par ses royales mains, que par les mains de ses serviteurs.

C’est là un rare et magnifique spectacle ! Mais pour l’admirer comme il convient, il faut en comprendre la très profonde et très particulière beauté. Henri Heine, cette victime de la maladie, ne vous y méprenez pas ! n’est pas du tout un Stoïcien, — un de ces Stoïciens qui jouent aux petits Prométhées sous le bec de leurs vautours. Non ! Non ! Il ne tend pas ses muscles pour faire l’Hercule, et, comme Hercule, il ne se couche pas sur sa massue et dans sa peau de lion avec des airs de demi-dieu, certain de son apothéose, sur le bûcher qui le dévore. Au contraire ! Il est de la race du grand poète, impie au stoïcisme, qui disait : « Je les attends, les plus enragés stoïques, à leur première chute de cheval. » Ce n’est qu’un épicurien, sentant trop la douleur pour la nier, — mais un épicurien de la Pensée, un voluptueux de l’Idéal et de la Forme, ayant la sensibilité nerveuse de la femme et l’imagination des poètes qui s’ajoute à cette sensibilité terrible… Et, dans les livres où il parle de ses souffrances avec une expression tout à la fois délicieuse et cruelle, il ne songe pas une minute à se poser comme un résistant de force morale et de volonté héroïque… En ces livres, parfumés de douleur, il n’est que ce qu’il a été toute sa vie, dans ses livres de bonheur et de jeunesse, — c’est-à-dire bien moins une créature morale qu’une charmante créature intellectuelle, intellectuelle jusqu’au dernier soupir. Cher et adorable martyr ! supérieur peut-être aux martyrs de Dieu par la souffrance ; car les martyrs de Dieu ont l’extase qui les arrache à leurs bourreaux, en leur entr’ouvrant le ciel sur la tête, et qui peut miraculeusement changer leurs brasiers en des lits de roses, tandis que pour ces simples Déchirés de la vie à l’inspiration éternelle, des roses, de la masse de roses qui fleurissent dans leurs esprits et qu’ils sèment pour nous dans leurs œuvres, pas une seule ne tombe sur leur lit de douleur pour en atténuer la flamme, et il reste pour eux impitoyablement un lit de feu…

Oui ! rare et pathétique spectacle ! Cherchez combien de fois il a été donné dans l’histoire littéraire ? Un jour, Scarron le donna… Mais Scarron n’était pas un grand poète comme Henri Heine. Il ne fut qu’un bouffon à qui l’atrocité de la souffrance n’a jamais fait perdre l’opiniâtreté du rire. Scarron, qui tirait la langue à la Douleur, comme ces polissons de lazzaroni montrent leur derrière au Vésuve, a ri toute sa vie et n’a pleuré qu’une fois et une seule larme, qu’il a enchâssée, comme une perle, dans son épitaphe… Scarron, le rieur comme un satyre ou comme un singe, Scarron, le cynique cul-de-jatte, qui dansait sur sa jatte, ce clown de l’esprit dans un corps brûlé et fricassé par tous les moxas de l’incendie, n’existe plus dans la mémoire des hommes que par les souffrances qu’il a endurées en riant. On ne le lit plus. Sans la Douleur, l’immortalisante Douleur, il serait oublié… Mais Heine ne rit pas, lui. Il n’a pas le spasme du rire de Scarron. Il sourit, placide et résigné. Mais ses sourires, ce sont des merveilles d’expression et de pensée, qu’on ne lit pas sans attendrissement ou sans cette belle colère de Voltaire, qui disait : « Je donnerais toute une hécatombe de sots, pour épargner un rhume de cerveau à un homme d’esprit. » Et, certes ! ce n’est pas une hécatombe de sots que nous eussions sacrifiée pour racheter les douleurs de Henri Heine, mais ce serait, ma foi ! tous les sots de la création, si Dieu voulait bien nous les prendre…

Et par parenthèse, quel bon débarras cela nous ferait !

IV §

Je viens d’écrire le nom de Voltaire. Voltaire surgit naturellement à la pensée dès qu’on parle de Henri Heine ; car, de tout le xixe siècle, — si différent du xviiie, — Heine est l’esprit qui ressemble le plus à Voltaire.

Il le savait bien, du reste, et un jour il s’en est — modestement et trop modestement — vanté, dans ce dernier volume de la Correspondance. Il s’y appelle : « un pauvre rossignol allemand, qui a pris pour nid la perruque de M. de Voltaire ». C’est vrai, il eut le caprice de nicher là, ce rossignol dépaysé ! Mais il est plus que cela. Il ne reste pas, le rossignol, dans cette diablesse de perruque !… Il a d’autres nids plus poétiques et plus beaux que cette tignasse qui ne flambait que d’esprit, — mais qui en flambait comme une auréole ! Quand il est le chantre des Nixes et des Ondines, Heine, n’a-t-il pas le nid de l’Alcyon sur les eaux ? Et quand il écrit tant devers divins, qui ont la beauté des plus cruelles amertumes humaines, n’a-t-il pas encore, pour nids, son propre cœur saignant, et la nature radieuse et immortelle, à travers laquelle il va semant les gouttes de sang de ce cœur déchiré ? « Ô terre ! — disait le poète grec, — j’ai craché sur toi, et tu es toute empoisonnée ! » Nature et cœur, est-ce assez inconnu à Voltaire ? Ah ! Voltaire ! Auscultez-le ! Allez au fond ! Il n’était, après tout, qu’un Fontenelle à sa plus haute puissance, auquel une femme aurait pu très bien dire ce qu’une autre femme disait à Fontenelle, en lui frappant doucement sur la poitrine, un jour qu’il se vantait d’avoir un cœur : « Allons donc ! il n’y a ici que de la cervelle ! » Mais Heine, lui, a dans le génie autant de cœur que de cerveau, si même il n’en a davantage. Que de choses ironiques, moqueuses et charmantes, et malheureusement impies, écrites par Voltaire, auraient pu l’être par Henri Heine ! Mais aussi que de choses rêveuses ou pathétiques, adorables de sentiment et de peinture, écrites par Henri Heine et que Voltaire aurait été dans l’impossibilité absolue d’écrire. Il n’eût jamais écrit les Reisebilder. Heine, aux yeux de la plupart des hommes, ces grossiers ! est moins grand que Voltaire parce qu’il a fait moins de train dans le monde, mais ce train ne tenait qu’à l’heure qui sonnait sur la tête de Voltaire. Il tenait aux circonstances et aux passions d’un temps qui s’en allait en guerre, comme Marlborough, contre toutes les grandes et respectables choses établies, et qui ne connaissait pas la céleste rêverie que, depuis, nous avons appris à connaître… La gloire de Voltaire, c’est le bruit de toutes les ruines qu’il a faites. Henri Heine fut l’oiseau qui chante sur ces ruines, mais du haut du ciel ou du fond de son cœur amoureux et blessé, — ce qui est plus beau que le ciel ! L’Aigle du génie poétique l’enleva heureusement à la polémique pour laquelle, par ses facultés aiguës et vibrantes, il était fait, cet Apollon Sagittaire, qui aurait pu lancer ses flèches, toutes-puissantes et mortelles, à toutes les adorations bêtes de la libre pensée et de son époque, depuis Goethe, qu’il renia, jusqu’à Kant, qu’il traita de Robespierre, et Hegel dont il se moqua ; mais il aima mieux les retourner contre son cœur, ces flèches étincelantes, et jamais elles ne furent plus meurtrières ! Panthéiste enfin dépanthéisé, quand il faisait une bonne action, dans les dernières années de sa vie, il disait qu’il « mettait sa carte chez le bon Dieu », échappant ainsi par l’esprit même à cette impiété qui finit par dégoûter de l’esprit de Voltaire et qui l’a englouti et fait disparaître dans sa blasphématoire fétidité.

Singulières analogies entre ces deux hommes et singulières différences ! Un jour, Henri Heine, dans sa floraison de jeunesse, écrivit, comme s’il eût senti les murmures en lui de cet horrible mal sous lequel il devait succomber, que « tout homme de génie était nécessairement malade et même que le génie n’était qu’à ce prix », et les gens qui se portaient bien trouvèrent la chose insolente et lui en firent la guerre. Voltaire était-il de son avis ? Mais, né malingre, il prétendit toujours qu’il était né mort et que sa vie n’était que le galvanisme de la volonté et des nerfs. Les nerfs, il en avait, certes ! autant que les chats et les tigres ! Les siens, à la moindre impression, se tordaient et résonnaient, comme ces cordes à violon sur lesquelles le Diable semblait jouer des sonates, plus enragées que ce fameux trille qu’il joua, un soir, sur le violon de Tartini ! La bile, dans ce réservoir de fiel toujours plein, qui servait de cœur à Voltaire, lui tombait dans le ventre et y versait ses âcretés brûlantes. Aussi passa-t-il quatre-vingts ans à se droguer, vivant de café, de médecines et de clystères, dont il parlait souvent, comme Scarron, et dont il tirait des effets d’une bonhomie ou d’une hypocrisie comique… Mais ces maux qui ne tuèrent pas Voltaire, tandis que Henri Heine est mort des siens, sont aussi différents des maux de Heine que sa pâle poésie est différente de la poésie du grand poète allemand, lequel reste supérieur à Voltaire autant par la beauté de son génie poétique que par la sincérité tragique de ses douleurs.

C’est de ces effrayantes douleurs que le dernier volume de la Correspondance nous entretient. En ces lettres, écrites de 1844 à 1855, le poète du Romancero et des Légendes devient le plus terrible des Nosographes. Dans ces lettres, il se regarde, se décrit, s’analyse, prend incessamment l’étiage de l’horrible maladie à laquelle il est en proie, qui grimpe le long de son épine dorsale et va tout à l’heure monter jusqu’au cerveau, et l’appréhender et l’éteindre brutalement, ce cerveau splendide !! En vain nous dit-il, entre deux morsures du mal sous lequel il a succombé, que « malgré ses souffrances, il est gai, et que les pensées joyeuses le hantent », je ne connais, moi, rien de plus navrant que ces lettres dans lesquelles l’enchanteur intellectuel qu’il était, en conversation aussi animé, aussi éclatant, aussi poète que dans ses livres, sent la paralysie lui infliger l’affreux mutisme de l’impuissance, et se peint tête à tête avec sa femme deux heures durant, sans pouvoir rien lui dire, lui qui l’adore ! et écrivant : « Quelle conversation allemande ! » avec un accent qui veut être gai et qui n’est qu’une mélancolie. Et, en effet, cloué qu’il fût par la douleur, crispé, raccourci par de hideuses crampes à la colonne vertébrale, presque aveugle, il était — est-ce un bonheur ou un malheur qu’il faut dire ? — amoureux, passionnément amoureux de sa jeune femme, et il constatait avec désespoir que ses lèvres, ses pauvres lèvres, frappées comme tout le reste de son corps, n’avaient plus — supplice épargné à Tantale ! — la sensibilité du baiser !… Ah ! ce dut être, cela, son angoisse suprême ! le plus amer regret de sa longue agonie !… Mais du moins ce fut là une douleur de poète, — et du poète qui avait chanté l’amour avec la poignante ironie des âmes oubliées ou trahies ! Ses ironies avaient été bien cruelles, mais la Destinée, qui est aussi une maîtresse en ironie, les lui payait toutes, en une fois.

Et quand on songe que de tels supplices sont mêlés, dans cette Correspondance, à d’ignobles questions d’argent, à des possibilités ou à des perspectives de misère pour la femme qu’il aime, quand il ne sera plus, à des débats honteux d’affaires et de famille, toute cette prose abjecte jetée à travers la poésie de ces nobles et grandioses souffrances, le cœur se soulève, il semble que toute cette Correspondance soit, par toutes ces basses horreurs, profanée !… Et pour la pardonner aux éditeurs, il faut penser qu’après tout c’est peut-être mieux comme cela, que le monde, si indifférent aux poètes, sache bien ce qu’un grand poète — l’un des plus grands de tous — a pu souffrir pour tout le bonheur qu’il nous a donné !

Hoffmann20 §

I §

En principe, on peut louer le genre de livre publié par Champfleury sur Hoffmann. Comme tous les ouvrages qui doivent nous montrer en dedans et sous la peau, intus et in cute, un homme célèbre, comme tout ce qui nous entr’ouvre son cœur et son cerveau et nous livre ses procédés, c’est-à-dire les points d’appui et les leviers de sa vie intellectuelle, cette publication est en soi très intéressante et très utile. La recherche y est courageuse et le renseignement y abonde. Or, tous les livres qui doivent être des documents plus tard pour l’histoire littéraire méritent de la Critique une marque de considération et presque un témoignage de reconnaissance. Seulement, quand nous avons dit cela, nous avons épuisé l’éloge. Il nous est impossible d’aller plus loin… À notre sens, Champfleury tire de son travail en l’honneur d’Hoffmann des conclusions entièrement contraires à la vérité de cet homme, qui a été exagéré comme tout ce qui nous est venu de l’Allemagne depuis de longues années, et qui passera, quoiqu’il soit un conteur et un fantastique, tout autant que s’il était un philosophe. Hoffmann, l’engouement d’une époque qui aime la fumée du cigare et qui s’est mise à grignoter du hachisch pour se donner des sensations, ne durera pas plus que ces fantastiques d’un autre genre, Fichte et Hegel !

Les faits, d’ailleurs, se chargent déjà de justifier notre opinion. Hoffmann en est présentement à la seconde période de sa renommée. Depuis longtemps on réagit contre lui, même en Allemagne, selon la loi facile à calculer que les esprits réagissent passionnément contre ce qu’ils aimèrent avant de complètement s’en détacher. Henri Heine, ce poète charmant et si digne d’être regretté, Henri Heine a pris acte de cette réaction en termes imposants que nous rappellerons, parce qu’allemand, poète et critique d’instinct, il est sur Hoffmann plus compétent que personne : « Les véritables penseurs — dit-il — et les natures poétiques, ne veulent plus entendre parler d’Hoffmann. Comme celle de Novalis, sa poésie est une maladie. » Heine ne dit pas quelle est cette maladie. Il n’en énumère pas les symptômes. Il se contente de l’affirmer. Quoique ce jugement soit sévère et presque dédaigneux, Henri Heine condescend pourtant à reconnaître qu’Hoffmann a une certaine puissance quand il se cramponne à la réalité. Il le compare au géant Antée, fort dès qu’il touche la terre, mais faible dès qu’il rêve et devient fantastique. Pour notre part, nous n’acceptons plus cette autre moitié de jugement de Heine. Ici ou là, son malade est toujours malade. Dans la réalité intime, élevée et profonde, la seule qui soit littéraire, Hoffmann n’est pas plus fort, ce mot qui implique la fermeté et la droiture, que dans le fantastique, où Heine admet qu’il est inférieur. Éternellement et partout, c’est toujours la même vue brouillée, la même oreille qui tinte, la même main incertaine qui se pose aux objets et les dérange. Il faut bien le dire, l’ivrogne est là-dessous, l’ivrogne titubant et mélancolique. Plus vrai qu’Edgar Poe, le chasseur américain au succès21, dont le but caché est de terrasser l’imagination de son temps à l’aide de combinaisons enragées et d’excentricités réfléchies, Hoffmann n’a pas cette puissance terrible qu’avait Edgar Poe, et que du fond de ses ivresses il pensait encore à exercer ; Hoffmann, lui, perdait de vue son public comme on perd de vue les convives lorsque l’on glisse sous la table. Edgar Poe gouvernait son ivresse ; Hoffmann était mené par la sienne. Mais, en définitive, c’étaient les deux chinois du même opium. Il fallait une société comme la nôtre pour que les hallucinations de deux hommes mourant de leurs excès, l’un du delirium tremens, l’autre du tabès dorsal, devinssent des lueurs de génie, et pour que l’ivrognerie et ses songes prissent rang parmi les facultés et les produits de l’esprit humain.

C’est cette société qui a créé tout le succès d’Hoffmann. La Révolution de la fin du siècle, qui précéda la venue de l’auteur des Contes fantastiques, avait, par ses malheurs et ses péripéties, excité jusqu’à la douleur le système nerveux de l’Europe. Elle était mûre pour les littératures visionnaires. Swedenborg avait lancé, comme un météore boréal, les folies de ce mysticisme protestant dont Balzac a tiré un si grand parti dans une de ses plus belles œuvres, mais qui, dans Swedenborg, fait pitié même comme invention poétique, et qui n’en trouva pas moins beaucoup d’esprits disposés à l’accepter. Saint-Martin avait paru en France. En descendant des idées religieuses aux idées littéraires, Cazotte avait publié son Diable amoureux et mouillé la lèvre de l’imagination contemporaine d’un philtre qui n’avait pas, dans la coupe de l’enchanteur français, une bien grande magie, mais dont la saveur excitait et préparait à des saveurs plus pénétrantes… Au Nord comme au Midi, l’Europe, dégoûtée de matérialisme et de littérature positive, avait soif de surnaturel, la vraie poésie. Seulement, pour introduire hardiment et heureusement le surnaturel dans une littérature, il faut des hommes sains, des intelligences bien portantes, des poitrines accoutumées à respirer l’éther, et Hoffmann n’était pas dans ces conditions d’organisation supérieure. C’était un Allemand, — un musicien chez qui la musique a toujours bourdonné autour de la pensée, — un peintre qui confondait, comme beaucoup d’autres venus après lui et qui ont élargi son erreur, les procédés de la peinture avec les procédés littéraires, — c’était, enfin, une sensibilité d’artiste soumise à toutes les variations du baromètre, bien plus qu’une intelligence d’inventeur… L’à-propos de l’heure fit sa fortune. Il écrivit ses Contes et il réussit. Voilà bien des années passées, et on y regarde aujourd’hui, on interroge ce succès… Certes ! on a raison.

On ne peut qu’applaudir à cette tentative ; mais ce que nous aurions désiré et ce qui nous manque encore, c’eût été la mesure prise d’Hoffmann — exactement et sans faiblesse — par un esprit entendu à ce genre de Critique qui va de l’homme à l’œuvre et de l’œuvre à l’homme. Champfleury, qui méprise la Critique et qui n’a de formes solennelles et superbes que quand il parle à Courbet (voir la lyrique préface de son volume : « À mon vaillant ami Courbet ! »), Champfleury a décliné cette fonction de juge après discussion, qui demandait de l’ascendant et de la force. Il a décliné la discussion elle-même ; il s’est fait, avec une passion singulière, et dont nous dirons le mot tout à l’heure, le caudataire du soi-disant génie d’Hoffmann, et il l’a suivi ou précédé modestement dans de petites notes, attachées aux documents qu’il a recueillis. Or, par un de ces tours que les faits jouent parfois aux gens d’esprit, ces documents sont la meilleure réponse qu’on puisse adresser aux opinions de Champfleury sur Hoffmann. Les Contes qu’il ajoute aux Contes publiés n’enrichiront pas la collection. Les détails sur l’homme ne le montreront point sous un jour qui doive intellectuellement beaucoup le grandir. En d’autres termes, l’Hoffmann posthume que Champfleury invoque est bien capable de faire rentrer sous terre l’Hoffmann vivant.

II §

Rien de plus creux, en effet, que ce volume d’Hoffmann ou sur Hoffmann ; et la faute n’en est pas à Champfleury, qui a remué, comme on dit, le ciel et la terre, pour rendre son ouvrage digne de l’attention des curieux et pour augmenter une gloire déjà trop grande et qui ne pouvait plus que diminuer. L’activité et la loyauté du chercheur sont à couvert. Il n’a point changé le caractère de ce qu’il a trouvé, et voilà l’intérêt du livre. On saura désormais ce que vaut Hoffmann. Les Contes inconnus que Champfleury a traduits et mis en lumière, sont assurément les plus mauvais qu’ait jamais écrits cette fée de cabaret que l’on appelle la fantaisie d’Hoffmann. Ils ne sont pas nombreux, heureusement, mais ces sept morceaux, d’assez courte haleine, et que l’on croirait composés pour des revues à deux sous, s’il y en avait en Allemagne, ont tous les défauts et toutes les débilités de ce talent qui n’a pas de corps et peu d’âme, et dont les œuvres, sans statique et sans équilibre, forment un Alhambra, ou, pour mieux parler, une Babel de vapeur, que le premier coup de vent un peu franc va dissiper. Une des choses qu’on oublie le plus en littérature, ce sont les filiations et les origines. On a trop oublié celle d’Hoffmann. Hoffmann descend, non par la droite ligne, qu’il ne connut jamais, mais par la spirale, du Neveu de Rameau, d’une part, et de l’autre, du Faust de Goethe. Le Neveu de Rameau lui donna cette préoccupation de l’effet sensible dans les arts, ce goût de la peinture et de la musique, — de la musique, dans laquelle il voyait tant de choses, comme on les voit dans les nuages : — précisément parce qu’elles n’y sont pas ! — et du Faust lui vient cette obsession du grand fantôme, cette transe du diable dont la queue, disait-il, se fourre partout, et qu’il a, pour cette raison, fourrée partout dans ses œuvres. Esprit de réverbération, système nerveux de harpe éolienne, Hoffmann avait été tellement remué par la main toute-puissante de Goethe, que l’air terrible resta éternellement vibrant dans ses cordes et qu’il le répéta toujours. Supprimez Goethe et Diderot et leurs contre-coups, et Hoffmann ne sera plus qu’un mince dessinateur et un musicien… Il est vrai que Champfleury pose Hoffmann, qui a beaucoup écrit en musique, comme un musicien très considérable, mais nous n’avons pas à examiner la valeur de cette prétention. Pour nous, il n’y a d’existant qu’un Hoffmann littéraire, et c’est de celui-là uniquement que nous avons à nous occuper.

Eh bien, dans ses Contes, dans l’ensemble de toutes ses œuvres, nous l’avons dit, cet original qui nous charmait tous quand le romantisme proclamait l’axiome fameux : La liberté dans l’Art ! — lequel axiome devait nous mener en très peu de temps à l’extravagance, — ce fantaisiste éclos de lui-même : prolem sine matre creatam, avait dans la physionomie celle de deux hommes autrement grands que lui, autrement originaux et spirituels ! Le fantastique, qui n’est pas uniquement la sphère de la fantaisie et qu’on n’a jamais nettement défini, Hoffmann l’aborda sous la pression de Goethe, mais il l’aborda comme un être faible dont la tête tournait dans l’émotion, et qui n’avait ni la foi profonde au monde surnaturel que n’aurait pas manqué d’avoir un véritable homme de génie, ni la combinaison froide et comédienne qui produit la terreur, quitte à la déshonorer dans notre âme en montrant par quels moyens on peut la produire. Hoffmann resta toute sa vie dans l’entre-deux, entre cette foi au surnaturel sans laquelle il ne saurait y avoir de vrai fantastique, et cette comédie de terreur qu’Anne Radcliffe nous a jouée en maître. Ému à la manière des ivrognes, sceptique et larmoyant, Hoffmann ne sort pas de la chambre noire de son cerveau. Chez lui, le fantastique demeure à l’état subjectif et vague, et par là, sans qu’il le sût, la notion s’en trouve altérée ; car le fantastique doit être objectif, solide, vivant, réel enfin de sa surhumaine réalité ! Grâce à Hoffmann, la notion du fantastique serait faussée dans beaucoup d’esprits, si à côté de lui nous n’avions pas des modèles de ce surnaturel attaqué de front et grandement réussi. Des génies qui se portent bien, et non des malades comme Hoffmann, ont touché à ce côté mystérieux et profond de l’imagination et de la sensibilité. Le Melmoth réconcilié, de Balzac, le Miroir de ma tante Marguerite, et surtout l’admirable histoire du joueur de violon aveugle dans Redgauntlet, font pâlir par la fermeté de leur création et de leur exécution tous ces Contes fantastiques d’Hoffmann, dont l’inspiration et les contours tremblent à la fois, vagues et indistincts. Du reste, le croira-t-on d’un réaliste comme Champfleury ? c’est justement le vague qui fait le fond de la pensée du conteur allemand, soit qu’il raconte des faits merveilleux et extra-terrestres, soit qu’il se perde dans des appréciations d’art plus fantastiques que ces Contes eux-mêmes, c’est ce vague que Champfleury nous donne comme une puissance : « Hoffmann est — dit-il — de tous les artistes celui qui a le plus naïvement greffé — (pourquoi naïvement ?) — un art sur le tronc d’un autre art, sans se rendre compte des singularités que pouvaient donner ces résultats. Il est telle de ses pages d’une prose insaisissable et qui ressemble à une symphonie. La fameuse Correspondance entre le baron Walborn et le maître de chapelle Kreisteren en est un exemple frappant… On peut rendre le squelette d’un roman, d’un tableau ; il est impossible de rendre le squelette d’une symphonie… » — « Je ne conseillerais à personne — ajoute un peu plus bas Champfleury — de renouveler ces tentatives, qui ne peuvent être comprises que par une vingtaine de personnes dévouées, intelligentes, s’attachant à tout ce qui sort de la plume d’un auteur et prenant la peine de l’étudier pendant des années entières. » Éloge, en langage négligé, plus singulier encore que les singularités d’Hoffmann lui-même ! La littérature tombant dans le logogriphe est-elle dans les conditions vraies et normales de toute littérature, dont les premières conditions, les conditions élémentaires, sont la logique, — car l’imagination a sa logique comme l’intelligence, — le sens humain et la clarté ?…

Champfleury s’est beaucoup débattu pour répondre à ceux qui prétendent qu’Hoffmann n’a pas le sens humain, et, par une confusion que nous voulons bien croire sincère, le dévoué raisonneur a cité les lettres plus ou moins sentimentales de l’auteur allemand à ses amis, comme s’il s’agissait de la moralité de la vie et non pas de la nature du talent ! Malgré ce vaillant effort de la biographie contre la critique, il n’en demeure pas moins certain que les qualités élémentaires en littérature et les plus indispensables à tout homme qui écrit — fantaisiste ou non — manquaient à Hoffmann, et c’est de là, sans aucun doute, que vient le mépris exprimé si nettement par Walter Scott sur l’inventeur des Contes fantastiques, à l’époque où ce dernier jouissait de sa plus grande popularité. L’illustre poète de l’Astrologue et de la Dame du lac n’hésita pas à déclarer alors que l’esprit d’Hoffmann lui semblait troublé, et que ses inventions n’étaient rien de plus que de moqueuses extravagances. Jugement plus cruel et descendant de bien plus haut que celui de Heine ! Champfleury s’en récrie au point d’accuser de légèreté la vaste tête, calme et rassise du grand écossais. Malheureusement pour lui et pour Hoffmann, l’impartialité littéraire de Walter Scott est connue. D’un autre côté, on sait qu’il est de la même race qu’Hoffmann. On se dit que l’homme des superstitions de l’Écosse doit toucher de bien près aux superstitions du visionnaire allemand, et toutes ces raisons combinées donnent un poids immense au jugement porté par Walter Scott sur les Contes fantastiques et sur leur auteur.

Mais qu’importe au traducteur et vulgarisateur d’Hoffmann ! À ses yeux, le mérite d’Hoffmann, la preuve de son génie, c’est ce qu’il y a d’inexprimé et d’inexprimable dans ses écrits. C’est l’insaisissable et l’incompréhensible de ces difficiles compositions qu’il faut passer des années entières à étudier ! Nous l’avons dit plus haut, Champfleury est un réaliste. Nous nous sommes longtemps demandé comment il avait pu se placer dans de pareilles conditions d’enthousiasme ou de parti vis-à-vis d’un homme si radicalement opposé à sa nature d’inventeur, mais un regard plus assuré sur cette anomalie nous en a donné le secret. Quoi que Champfleury veuille nous persuader ou se persuader à lui-même, son admiration et sa sympathie pour Hoffmann ne lui sont pas inspirées par les qualités plus ou moins distinguées du conteur fantastique, mais par la manière de l’écrivain. Champfleury tient à Hoffmann, non par l’invention, mais par le procédé littéraire, par cette profusion du détail qui fut l’illusion de Heine lui-même et lui fit croire que le fantastique impuissant était puissant dans la réalité. Hoffmann, le caricaturiste en littérature, espèce de Hogarth incertain dont la main tremblait tout en appuyant sur le trait, a surchargé ses personnages de détails mesquins, inutiles ou vulgaires, et cette manie de sa pensée ne nous a jamais plus frappé que dans quelques-uns des Contes posthumes. Les Suites d’une queue de cochon (on n’est pas responsable du titre qu’on est obligé de citer), les Suites d’une queue de cochon, à part le décousu d’intelligence et le délire sans gaieté de ce cauchemar qui veut être gai, et la Fenêtre du coin de mon cousin, sont des exemples de cette manière de peindre détaillée, sans finesse et sans choix, et qui, par la vulgarité du dessin et de la couleur, arrive souvent jusqu’à la platitude. Champfleury en convient : les grosses plaisanteries d’Hoffmann dégoûtent les Allemands actuels, et le réaliste se moque de cette délicatesse. Il compare Hoffmann à Paul de Kock. Sans cette vulgarité, que l’école à laquelle Champfleury appartient essaye d’élever à la hauteur d’un genre dans la littérature et dans les arts, nous n’aurions peut-être pas le livre que voilà.

III §

Ce livre est donc, en fin de compte, moins désintéressé qu’il n’en a l’air. Outre les sept Contes posthumes dont nous avons parlé, il contient la notice biographique par le conseiller Frédéric Rochlitz, qui fut publiée en 1822 par la Gazette de Leipzig, quelques traits sur la caractéristique d’Hoffmann, une correspondance de sa jeunesse, des extraits de son livre de notes, sa correspondance musicale, enfin des portraits et des dessins de ce singulier tohu-bohu vivant d’artiste, qui avait en lui trois aptitudes auxquelles il se suspendait tour à tour, ne sachant s’il devait être poète, musicien ou peintre, — embarras que, par parenthèse, n’éprouve point un homme de génie, dont la vocation est l’immaîtrisable élan de ses facultés ! Quoique la personnalité de Champfleury pointe partout à travers ces documents, c’est surtout dans l’introduction aux œuvres d’Hoffmann qu’elle se dévoile par des opinions plus… gaies que justes. On y trouve, par exemple, la supériorité posée du romancier sur l’historien, qui procèdent l’un comme l’autre, mais avec cette différence que l’historien compulse et que le romancier crée. Or, on sait que Champfleury est romancier et n’est pas historien. Une des raisons probantes du génie d’Hoffmann que nous donne Champfleury dans cette introduction, est l’effet produit par les Contes fantastiques sur la mémoire des enfants : « Celui de mes lecteurs qui est assez jeune — dit-il — pour avoir lu Hoffmann étant enfant, doit avoir dans une des cases de son cerveau quelques personnages bizarres, quelque souvenir de maisons étranges », et, pour élever son idée à la majesté d’un axiome et glacer l’objection, qu’il ne glacera pas, il ajoute carrément : « Tout ce qui s’oublie n’est pas né viable », ce qui peut très bien être une fausseté, si ce n’est pas une simplicité, ce que les Anglais appellent un truism. M. Champfleury dit encore : « On n’oublie pas les Contes de Perrault : donc les Contes de Perrault sont une grande œuvre. » La conclusion n’est pas légitime. Les Contes de Perrault sont une grande œuvre parce qu’il y a réellement de l’invention, malgré le style, dans cet ouvrage, et que le vers du poète est vrai :

Perrault, tout plat qu’il est, pétille de génie.

Mais donnez aux enfants un ouvrage fade et faux comme Numa Pompilius, ils ne l’oublieront pas plus que Perrault ou tout autre livre piquant et vrai ; car la force des premières impressions de la mémoire ne prouve rien de plus que la fraîcheur de cette faculté.

On le voit, ce ne sont pas là des raisons bien concluantes en faveur de la solidité des œuvres d’Hoffmann. Pour nous, nous les avons relues dernièrement, ces œuvres, et nous assurons, au rebours de l’éditeur de ces tronçons et de ces miettes, qu’elle ne dureront dans l’imagination des hommes qu’à la condition qu’on respectera au fond de soi les lointaines impressions qu’elle nous ont laissées, et qu’on ne reviendra pas sur leurs débris. Hoffmann n’est que la fleur d’un jour. Venu par la fantaisie, il s’en retournera par la fantaisie, rien ne pouvant vivre en dehors des lois arrêtées et inflexibles du beau, et l’art, après tout, n’étant pas si grand. Hoffmann, brumeux et maladif (ce sont ses titres, selon Champfleury, au respect des hommes, moi, j’aurais dit à leur pitié), aura le sort des brumes et des maladies. Ni les unes ni les autres ne sont faites pour durer longtemps. La postérité n’aura pas besoin de briser de sa main sérieuse le verre vide où cet agaçant harmonica aura vibré. Il n’y a pas d’exécution contre les nuées et les fantômes. Naturellement et sans qu’on le cherche, on éprouve, quand on a lu ce dormeur éveillé, un effet analogue à l’effet de ces songes qui sont encore quelque chose au réveil et qui finissent bientôt par se ronger et n’être plus !

Goethe §

I22 §

Depuis longtemps aucun livre n’avait aussi vivement frappé l’attention que les quelques lettres inédites publiées par Kestner en Allemagne, quand elles parurent. Tout ce qui a plume aux doigts écrivit là-dessus plus ou moins passionnément pour le quart d’heure. C’était un événement et une découverte. Il n’était pas permis de s’en taire ; il fallait en parler. Rien d’étonnant, du reste, et voici pourquoi. D’abord, ces lettres sont de Goethe, dont la gloire n’est point encore dans cette période de décroissance que la gloire subit à son tour, comme toutes les choses de ce monde fini. Ensuite, elles sont l’autobiographie d’un grand esprit peu enclin — toute sa vie en fait foi — à montrer le fond d’une âme qu’il a toujours beaucoup drapée, comme les femmes couvrent les épaules qu’elles n’ont pas. Enfin, elles éclairent comme d’une lumière intérieure ce type de Werther qui fut Goethe, et marquent bien l’endroit où le marbre du type expire et devient la chair même de l’auteur. Trois raisons pour expliquer la préoccupation et la fermentation d’alors, dont une seule suffirait : — la renommée de Goethe. Toutes les abeilles et tous les frelons de la littérature ont été enchantés de revenir picorer quelque chose sur l’écorce de ce grand nom.

Quant à nous, l’enchantement a été petit en lisant ces lettres. Elles sont curieuses, il est vrai, comme tout ce qui se rapporte à un homme de l’importance de Goethe ; mais elles ne nous ont inspiré aucun des enthousiasmes qu’elles excitèrent. Pour les uns, en effet, ces lettres, exhumées d’une correspondance de famille, étaient une occasion excellente de reclasser à nouveau, sans le changer de place, un livre (Werther qui fut l’engouement de toute une époque, et dont, selon nous, le succès fut plus le fils des circonstances que du génie). Pour les autres, elles ont démontré — mais pour la première fois — qu’il y avait en Goethe un unisson sublime, et que le talent de l’homme n’était pas plus grand que son âme. Elles ont appris au monde, qui ne s’en doutait pas, que l’amour de Goethe pour Charlotte Buff, cet amour, maintenant historique, fut le plus noble, le plus admirable des sentiments, couronné par un sacrifice bien plus héroïque et bien plus cruellement volontaire que le coup de pistolet de Werther ! Nous ne plaisantons pas… Il est des gens d’esprit qui sont allés jusque-là par admiration pour le grand Goethe. Certes ! il est honorable d’admirer le Génie, mais est-on en droit de lui faire, à si bon marché, des vertus ?…

L’histoire qui a donné lieu à cette admiration nouvelle, se levant tout à coup pour allumer une lampe de plus autour du mausolée du grand homme, peut être racontée en très peu de mots. Ce n’est pas, comme on va le voir, une histoire bien nouvelle, quoiqu’elle soit fort triste puisqu’elle prouve, une fois de plus, le peu de durée des plus beaux sentiments de nos âmes ; et elle n’est pas non plus bien particulière à Goethe, car tout le monde, ou à peu près, a de cette cendre froide dans sa vie. En 1772, Goethe, âgé de vingt-trois ans, habitait Wetzlar, dans les États prussiens, et il y était devenu l’ami d’un jeune homme comme lui, nommé Kestner, secrétaire de l’ambassade hanovrienne, lequel était, sinon fiancé, au moins lié de cœur avec mademoiselle Charlotte Buff, de la famille de M. Buff, bailli de l’ordre allemand. Cette jeune fille orpheline, vierge et mère, car elle élevait dix enfants, — ses frères et ses sœurs, — fit éprouver à Wolfgang Goethe ces deux minutes de passion par lesquelles tout ce qui a une nature complète doit passer pour devenir un homme. Elle donna à son génie le baptême de feu de l’amour. Tout docteur, philosophe et intellectuel qu’il pût être, Goethe aima cette jeune fille à l’âme transparente, tranquille et profonde, qui resta fidèle à Kestner et ne donna, en retour, à Goethe, que sa main fraîche et cette placide amitié qui tue sans croire être cruelle. Accablé par ce sentiment désespérant, Goethe ne voulut pas être le témoin du bonheur de Kestner et de Charlotte, et il les quitta Il partit. Peu de temps après, ils se marièrent. Assurément Goethe fit bien de partir, mais s’il était resté pour troubler le ménage de son ami Kestner, il eût été un insensé ou un traître. Il serait odieux. Or, tout le monde n’a pas les vices du cardinal de Retz à dix-huit ans… Lorsqu’on se renferme dans les données d’une passion qui ne pouvait pas aliéner un cerveau de la force de celui de Goethe au point de le lui faire brûler d’un coup de pistolet, y a-t-il donc réellement, dans son action honorable et prudente, de quoi changer subitement en posthume héros de moralité sensible un homme dont le cœur même fut littéraire, et auquel, cet amour passé qui dura le temps d’une bluette, la plus incroyable prospérité vint donner bientôt toute la dureté d’un caillou ?…

En effet, telle est, dépouillée de tout artifice et de toute mise en scène romanesque, l’histoire constatée par la publication du petit-fils de Kestner ; tel est le lieu commun de cœur qui est devenu Werther, ce soi-disant chef-d’œuvre auquel la Mode a mis un jour l’estampille de la Gloire, que le Temps saura bien effacer. Le génie de Goethe est incontestable quoiqu’on ne l’ait pas mesuré, mais la Critique de l’avenir cherchera bien plus à expliquer le succès inouï de Werther qu’elle n’y souscrira. Malgré plusieurs détails naturels et primesautiers de ce roman, qui sont comme les points pourpres de la rose future, la fleur d’un génie en bouton encore, Werther est un livre faux et platement bourgeois. L’effet qu’il produisit quand il parut tint beaucoup aux abominables, malsaines et interminables déclamations de l’Héloïse de Rousseau, qui avaient fourbu tous les esprits. On était si las de la rhétorique de ce lâche menteur trop admiré, qu’on trouva d’une sensation délicieuse un livre rapide, de courte haleine, où la passion, la bavarde passion, savait en finir, et avalait ce verre d’eau du suicide, comme dit Stendhal, sans même penser à cette vieillerie de l’enseignement chrétien qui avait été la loi morale de l’Europe.

C’est en sortant de Wetzlar que Goethe écrivit Werther. Il l’écrivit comme tous les hommes qui écrivent leur histoire, en la mêlant si bien avec le mensonge, qu’eux seuls, l’œuvre faite, sont capables de dire : « Voici l’idéal, et voilà la réalité ! » Mais, pour cela, il n’attendit pas que ses larmes — s’il en versa — fussent essuyées, et que la Volonté, cette lente conquérante, eût fait la paix, la paix de la mort, sur les ruines de son cœur dévasté. De la même plume dont il traçait les Lettres dont nous parlerons tout à l’heure, et dont les mots poignants ont été autant de pièges pour ceux qui devraient connaître le piège des mots, il se posait devant le public, comme il se posait devant Charlotte et Kestner, dans sa correspondance. L’auteur comédien dominait déjà l’amant sincère… Et, qu’on nous comprenne bien ! nous ne faisons pas un crime à Goethe d’avoir écrit Werther sur ses impressions personnelles ; car c’est une loi pour ces esprits puissants de boire leur sang, comme le Beaumanoir du combat des Trente, et non pas pour désaltérer, mais pour féconder leur génie. Seulement, nous disons qu’entre la peine du cœur et l’œuvre de l’esprit il y a d’ordinaire, pour les âmes véritablement passionnées, le travail du temps, l’apaisement nerveux, le calme revenu dans l’intelligence, tandis que pour Goethe, cette grande victime, comme l’appelle un de ses éloquents admirateurs, M. Armand Baschet, il ne fut pas besoin de tout cela ! Non ! il allait plus vite en besogne quand il s’agissait de fermer ses blessures. Dans le courant de mars 1773, Goethe écrivait à Kestner ces mots qu’il aura pu mettre dans le Divan plus tard, qu’on dirait traduits d’un poète arabe et qui sont superbes, — littérairement parlant : « Je marche à travers des déserts où il n’y a pas d’eau. Mes cheveux me donnent de l’ombre et mon sang est ma fontaine. » Et, au mois de novembre 1774, jour pour jour, Goethe, la victime, est guéri, radicalement guéri de la passion qui avait inspiré à son génie de telles hyperboles. Un an a suffi pour cette guérison ! Il est des maladies physiques dont la convalescence dure davantage. Mais c’est que, pour Goethe, la composition du Werther avait été le suprême remède, — un dictame. En écrivant Werther, il avait entièrement vidé son cœur de son ivresse. Il avait rejeté son amour. Dans la correspondance publiée, il est une lettre datée du 21 novembre 1774, qui montre amèrement comment la vanité console. L’auteur y dévore tout ce qui restait de l’amant, et il ne s’en porte que mieux. Ce qui va maintenant donner de l’ombre au front de Goethe, ce seront les plafonds des palais. La fontaine où il ira boire, c’est la fontaine de cette sirène, qui n’eut jamais pour lui d’écueil, la Fortune. « Transition du caractère de Goethe, — dit M. Baschet, — c’est le passage de sa vie de jeune homme encore incertaine à sa vie d’auteur triomphale et olympienne. » Goethe passait dieu. Pour mon compte, je ne sais pas si ce buste d’Athénée fera un dieu sortable, mais ce dont je suis sûr, c’est que l’évolution par laquelle il s’élançait si agilement à sa divinité prétendue est l’évolution des âmes vulgaires… Les grandes âmes blessées traînent plus longtemps dans la vie cette chaîne brisée dont parle Bossuet.

Et tout cela n’est pas le reproche d’une sentimentalité puérilement indignée. « Tout ce qui est, est », dit l’ermite de Prague dans Shakespeare. Goethe ne peut être que lui-même. Pourquoi donc veut-on nous donner un Goethe inconnu, martyr de son cœur, portant aux mains la palme sanglante du sacrifice ? C’est fausser l’histoire littéraire. Une telle peinture de contrebande doit être arrêtée aux frontières. Goethe est un de ces esprits inventeurs qui sont soumis aux lois d’une organisation despotiquement intellectuelle. Les faits de la sensibilité humaine n’ont jamais existé pour lui que comme un thème intérieur sur lequel son intelligence exécutait ses fantaisies et bâtissait ses créations. La pensée et l’art étaient plus pour lui que la vie. « On est toujours homme par quelque côté », dit Pascal ; Goethe était donc un homme, mais il l’était aussi peu que possible. Il mettait tout sous de certaines formes, combinées et convenues, et c’est par là que la Critique, quand elle l’osera, pourra prendre et secouer son génie. Selon nous, l’abondance humaine et cordiale de Fielding et la profonde bonhomie de Walter Scott valent cent fois mieux que cette belle coupe vide et magnifiquement travaillée qui pourrait figurer l’art de Goethe. La couleur du sang de Goethe, quelle est-elle ? et le sel de ses larmes, où est-il ? On ne le trouve même pas dans ces lettres, qui ne sont plus l’art comme Werther, mais la vie, un fragment de la vie, et qu’un art stérilement littéraire n’a pas manqué de glacer. Lisez-les, ces lettres, et vous verrez si un froid étrange, le froid qui tombe des marbres, ne vous prendra pas en les lisant ! En vain il souffre par Charlotte, ce jeune homme de vingt-trois ans, qui ne souffrira plus demain, mais il n’oublie pas, à chacun de ces coups qui font pousser aux hommes le cri vrai, de pousser le cri de la rhétorique et d’invoquer les dieux immortels, les génies, les forces, les tourbillons, et toute cette mythologie panthéiste d’un paganisme renouvelé, qui seront un jour les causes de mort de ses écrits et les rendront insupportables. Diderot disait : « Il faut que l’eau soit naïvement de l’eau. » S’il avait raison pour l’eau des fontaines, qu’aurait-il dit de l’eau des larmes ?…

Non pourtant qu’il n’y ait une certaine sensibilité dans l’auteur du Werther et l’amant phraseur de Charlotte Buff, mais c’est la sensibilité littéraire, c’est la sensibilité de l’auteur, du poète, de l’avocat, du comédien, de l’artiste nerveux ; ce n’est pas la vraie, la profonde sensibilité du cœur. Que les êtres irréfléchis confondent ces deux ordres de sensibilité, cela leur est permis ; mais les écrivains qui se piquent de doubler l’analyse des œuvres par l’analyse de l’homme doivent soigneusement les distinguer. La sensibilité littéraire tient bien plus aux facultés spéciales du cerveau qu’à l’essence même de l’âme. Elle n’exclut point l’autre sensibilité, mais elle ne l’exige pas. Rousseau l’avait au plus haut degré, Rousseau, l’infanticide, qui jetait ses enfants à l’hôpital parce qu’il n’osait les jeter par les fenêtres ! Madame Lafarge, dans ses Mémoires, a prouvé qu’elle en était douée, Lacunaire aussi, dans quelques-unes de ses chansons… Goethe n’eut que celle-là, et encore pas longtemps. Il la perdit avant la jeunesse : fleur d’onze heures, à midi passée ! Le héraut d’armes de la gloire de Goethe, qui la sonne dans une trompette d’or, un poète qui a plus fait pour Goethe que Goethe lui-même, Henri Heine, n’a pu s’empêcher d’en convenir : « Goethe — dit-il — traita, en général, l’enthousiasme d’une façon tout historique, comme quelque chose de donné, comme une étoffe qu’il faut travailler, et c’est ainsi que l’esprit devient matière sous ses mains. » L’entendez-vous ? Il n’y a pas de mot plus terrible sur ce singulier et tout-puissant Midas littéraire, qui n’avait pas d’oreilles d’âne, mais qui, devenu pierre lui-même, a changé en pierre tout ce qu’il a touché ! Voilà la vérité sur Goethe. La voilà rétablie contre cette correspondance de Kestner, dont quelques esprits ardents ont tiré des conclusions si étranges. Chose inouïe ! Goethe, qui a joui d’un bonheur sans égal durant sa vie, ce Polycrate moderne qui aurait pu jeter toutes ses bagues — sans crainte de les perdre — aux carpes du Rhin ; Goethe, qui n’était pas né sur le trône et qui a montré pour la première fois au monde ébahi la poésie aux affaires, qui a été tout ensemble Richelieu et Corneille ; son Excellence M. de Goethe, qui avait été un beau jeune homme, puis un beau vieillard ; qui fut aimé d’amour dans sa vieillesse comme Ninon de l’Enclos dans la sienne ; qui mourut tard, en pleine gloire, en pleine puissance, que dis-je ? en pleine divinité ; — oui ! ce M. de Goethe n’avait pas encore été assez heureux. Il lui manquait une chose, — de peu, il est vrai, pour un dieu comme lui, — mais elle lui manquait. C’était la beauté de la souffrance, cette ombre qui accomplit la physionomie des hommes en y versant sa fière tristesse ! C’était la cicatrice de la douleur. On ne la trouvait pas dans son visage, uni et radieux. Eh bien, on prétend l’y voir maintenant, on l’y dessine ! On prétend retrouver dans ce visage — médaille invulnérée — le signe des fronts qui souffrirent et qui les marque, en les défigurant d’une manière sublime, comme le fer à cheval de Redgauntlet ! Ainsi, après la mort, le bonheur de cet homme ne cesse pas. La Fortune, qui pour lui, de son vivant, brisa sa roue, s’acharne à rester assise sur le marbre de son tombeau. Au bonheur d’une félicité non interrompue il fallait ajouter l’honneur d’avoir souffert quelques jours, et on a inventé cette gloire du malheur pour que le bonheur de Goethe fût plus grand, son illustration plus complète, et que tous les genres d’intérêt, cet enfant gâté de la destinée les inspirât… Après cela, dira-t-on que la Fortune n’est pas une chienne fidèle, — et qu’elle n’a pas payé dans les mains de Goethe tout ce qu’elle doit depuis des siècles aux hommes de génie malheureux ?

II23 §

C’est un livre magnifique d’art matériel, mais aussi d’art intellectuel profond et littéraire, que le livre de Paul de Saint-Victor sur les Femmes de Goethe. Cette publication illustrée n’avait besoin ni du luxe d’impression, ni des beaux dessins de Kaulbach, ni de tout l’éclat extérieur dont les éditeurs l’ont ornée, pour être un livre de haute et vaste prise sur le public. Sous une forme moins brillante, sous une forme modeste, sous une forme quelconque, ce serait encore un livre d’un succès certain et avec lequel la Critique devrait compter. En soi, c’est une œuvre. Ce n’est pas ce que j’ai appelé souvent, avec un dédain mérité, une de ces paraphrases que nous donnent perpétuellement sur de grands esprits et leurs chefs-d’œuvre, à la gloire desquels ils n’ajoutent pas un iota, ces critiques secs et sans idées qu’on pourrait appeler les Scholiastes de la médiocrité. Non ! les Femmes de Goethe ne sont pas un commentaire sur les femmes de Goethe, une classe faite, sur les beautés d’un auteur, par un de ces pédants élevés pour faire la classe dans les écoles et qui la font encore dans leurs écrits, Paul de

Saint-Victor est d’une autre race que ces sortes d’esprits et de talents, et ses Femmes de Goethe sont une création.

Mais c’est ici que je me sens un peu embarrassé, je l’avoue… Goethe, cet homme dont on a fait le plus grand poète et le plus grand inventeur de notre temps, ne m’a jamais, à moi, paru si grand que cela, et j’ai dit ailleurs24 la mesure exacte dans laquelle je reconnais son génie et admets sa sincérité… Or, c’est au milieu de ce travail que le livre de Paul de Saint-Victor m’est tombé sur la tête comme une tuile. C’est une tuile d’or, je le veux bien, mais l’or n’allège pas le poids de la tuile. Je crois même qu’il l’augmente. Paul de Saint-Victor a cet avantage pour le public d’avoir sur Goethe les opinions admises en Europe, et son livre est plus qu’un jugement littéraire sur le talent ou le génie de Goethe. C’est l’extraction même de son génie, tiré des entrailles ouvertes de ses œuvres. C’est, par le fait, l’expression la plus glorifiante de cette opinion européenne que Goethe (j’en demande bien pardon à Shakespeare !) est le Shakespeare du xixe siècle et le premier de nos grands hommes… Je doute fort pourtant que Saint-Victor, malgré la fécondité de son admiration et l’éblouissante beauté de son talent, eût fait jamais ou songé même à faire les Femmes de Shakespeare. Il aurait publié le texte dans lequel elles respirent. C’est comme celles de Balzac, quand l’idée viendra à un éditeur de publier les Femmes de Balzac. Celles-là sont trop bien faites pour que jamais un autre que Shakespeare et que Balzac les fasse comme on peut faire les Femmes de Goethe, que Paul de Saint-Victor a faites… et très bien ! Son livre a un sens plus profond qu’on ne croit quand on l’appelle simplement par son titre : LES FEMMES DE GOETHE, par Paul de Saint Victor.

III §

C’est que (du moins pour moi) il n’y a pas, à proprement parler, de femmes de Goethe ! C’est là une rêverie, une rêverie de l’amour dans ceux qui aiment Goethe. On le croit plus puissant qu’il n’est réellement. Il n’y a point de femmes au pluriel dans Goethe. Il n’y en a qu’une. Excepté Mignon, cette originalité de la rue, devenue depuis Goethe aussi lieu commun que la rue, et que Goethe rencontra dans la rue à Venise et mit dans son Wilhelm Meister telle qu’il la vit, sans creuser cette petite profonde, — car Goethe n’a jamais rien creusé : c’est un génie de par dehors comme un statuaire, un génie plastique et superficiel, sans jamais rien de profond et d’interne, tout germain qu’il fût ; — excepté donc Mignon, il n’y a dans Goethe qu’une femme unique, et c’est la femme allemande. Il n’y a que celle-là qu’il eut toute sa vie à son coude, cet Extérieur, et hors de laquelle on peut dire qu’il ne voyait rien. Qu’il l’appelle Marguerite ou Glaire, Dorothée ou Ottilie, Lily ou Charlotte, c’est elle toujours, la femme allemande, avec la différence que mettent seulement en elle l’âge et l’embonpoint. Les femmes de Goethe ne varient que du gras au maigre ou du maigre au gras. Les unes sont de minces jeunes filles allemandes, les autres de bonnes grosses filles allemandes, mais c’est le type allemand qui, en elles, l’emporte toujours. Ce n’est pas le type humain. Bien avant d’être une créature géographique et topographique, la femme cependant est quelque chose ! Elle a déjà son individualité, ses passions complexes, ses caprices mi-partie d’animalité et d’âme, toutes ses diableries enfin, même ses diableries d’innocence ; car l’innocence a ses diableries ! Mais dans Goethe, rien de cette femme-là. Qu’elle soit ignorante ou cultivée, passionnée ou vertueuse, la femme, chez lui, ce n’est jamais que l’éternelle candeur allemande, — cette candeur qui nous plaît, à nous autres Français, parce qu’elle nous change et contraste avec nos faiseuses d’addition et de soustraction en amour ! La femme allemande, dans sa simplicité, dans son éternelle facilité à croire, la femme allemande, née plus séduite que les autres femmes, et qui se rencontre aussi bien dans les ridicules romans d’Auguste Lafontaine que dans les romans et les drames du grand Goethe, voilà en une seule toutes les femmes de Goethe, dont Paul de Saint-Victor a fait, lui, des femmes différentes, en exécutant sur le motif monotone de Goethe de ces prodigieuses variations à faire prendre le change aux plus habiles et leur faire croire que Goethe a mis dans ses femmes ce que lui, Saint-Victor, seul, y a vu !

C’est pour moi, en effet, — ici seulement, — quelque chose comme un visionnaire que Paul de Saint-Victor, le visionnaire de l’admiration, qui a réalisé, avec quelle puissance, — lisez-le ! — le mot de Montesquieu : « Les gens d’esprit font les livres qu’ils lisent ! » Vous vous rappelez le rameau de Stendhal, jeté dans les mines de sel de Salzbourg et qu’on en retirait cristallisé ?… Paul de Saint-Victor a cristallisé Goethe. Par un procédé qui tient au genre d’imagination de l’auteur des Hommes et Dieux, il a trouvé dans Goethe des motifs de femme, dont il a fait ses femmes. Ce ne sont pas des femmes apocryphes, eu ce sens que c’est bien Goethe qui a tracé les premiers linéaments de ces figures, auxquelles Saint-Victor a donné le relief coloré de son talent. Goethe, par la nature du sien, avant tout dramatique, ne montre guères que les extrémités de la personne : c’est par le geste, un mot, une indication, qu’il la révèle. Mais Saint-Victor s’assied devant ces figures à peine indiquées, et remplit les blancs, prononce les lignes, dessine et ombre, et colorie, et fait tourner avec l’ongle, et arrive enfin par tous les moyens à ces saillies que Goethe, s’il revenait au monde, admirerait. Le mot de Bélise à Trissotin est bien drôle : « Mais quand vous avez fait ce charmant : Quoi qu’on die ! » etc., et, le respect que j’ai pour Goethe ne m’empêchera point de le citer, vous savez avec quelle fatuité béatifiée Trissotin y répond par son : « Oh ! oh ! » ineffable. Je ne sais pas si le grand Goethe ferait le même : « Oh ! oh ! », mais ce que je sais bien, c’est qu’il n’a jamais mis dans ses femmes (qu’il le crût ou non) tout l’esprit, pour parler comme Bélise, qu’y a mis Paul de Saint-Victor. Il les a désallemandisées. Il a touché tous ces visages, pâles et vagues, avec l’ardente précision du génie français. Il a fait passer dans ces physionomies dormantes qui, quand elles se passionnent, rêvent encore, dans ces profils qui se ressemblent tous comme se ressemblent des camées, les différences de l’intensité et l’acharnement de l’analyse. À force de fouiller dans ces êtres indécis indiqués par Goethe en quelques traits parfois puissants, mais toujours rares, Saint-Victor a fini par les accoucher de la passion et de la vie. C’est en ce sens qu’il a été créateur. Ce que ne pourrait faire Goethe, puisqu’il est mort, les Allemands qui l’admirent le feront pour lui. Ils s’étonneront avec la candeur (aussi) qu’ils tiennent de leurs mères, de tout ce que Paul de Saint-Victor a découvert dans leur Goethe. Le livre de Saint-Victor doit devenir en Allemagne un livre national.

Ce qu’on a dit de Le Tourneur, que sa traduction de Shakespeare fut retraduite en Angleterre, va devenir vrai pour Paul de Saint-Victor, mais pour une raison meilleure et plus haute ; car les Femmes de Goethe ne sont pas, malgré leur titre, une traduction.

C’est un livre original inspiré par un autre que l’auteur, ce qui paraît presque impossible, mais ce qui est… Le poète, le vrai poète ici est encore plus Saint-Victor que Goethe. Mais, ô admirateurs que j’indigne peut-être ! si c’est Saint-Victor qui est le poète, c’est Goethe qui est la Muse, consolez-vous !

Nicolas Gogol25 §

I §

En voyant ce titre singulier et piquant sur la couverture de ces deux volumes : Les Âmes mortes, les braves gens naïfs qui se prennent au titre des livres, et qui ne sont pas, d’ailleurs, très au courant de la littérature de Russie, ne se douteront guères, à distance, de ce qu’exprime un titre pareil. Qui sait ? Ils rêveront peut-être — s’ils rêvent — de quelque fantastique russe nouvellement découvert, un fantastique froid ! Ils croiront que ce Nicolas Gogol, au nom si harmonieusement sauvage, est quelque Edgar Poe… ukrainien ou zaporogue, et ce sera une erreur dont ils s’apercevront bien vite, pour peu qu’ils ouvrent ces deux volumes, dont la prétention, au contraire, est d’être cruellement réels.

Jamais, en effet, auteur quelconque — poète ou romancier — ne fut plus l’homme et même le serf de la réalité que ce Gogol, qui est, dit-on, le créateur et le fondateur d’une école de réalisme russe près de laquelle la nôtre — d’une assez belle abjection pourtant ! — n’est qu’une petite école… primaire. Il paraîtrait que c’est une loi : les réalistes, comme les ours, viendraient mieux et seraient plus forts vers les pôles… Cette locution d’Âmes mortes, qu’on pense tout d’abord être une manière de dire poétique et funèbre, toute pleine d’attirants mystères, n’est qu’un terme usuel en Russie, un terme vulgaire et légal. Vous saurez tout à l’heure ce que c’est.

M. Charrière, qui nous a traduit le roman de Gogol, M. Ernest Charrière, qui nous avait déjà traduit, et très souplement, les Mémoires d’un seigneur russe, par Tourgueneff, nous assure que cet impitoyable réaliste de Gogol, qui n’a que le nom de barbare, a débuté par le plus pur idéal dans sa vie littéraire. Nous voulons bien l’en croire. Le jour le plus lividement glauque peut commencer par une aurore. Seulement, si l’auteur des Âmes mortes, qui est l’idéal mort, l’a eu, ce sentiment de l’idéal, il l’a éteint en lui comme on souffle un flambeau, et je défie bien, quand on lit son livre, qu’on puisse dire qu’il l’eut autrefois.

Mais, pour cette raison précisément, ce livre a eu tout de suite sa renommée. S’il avait éclaté d’idéal, s’il avait porté cette marque brillante et délicate du Génie, il attendrait probablement encore, obscur et dédaigné, sa pauvre heure de gloire (Milton, hélas ! ne l’eut jamais !), tandis que la réalité, — faut-il dire pure pour dire toute seule ? — la réalité sans rien qui la relève, a d’ordinaire cette vile fortune que les hommes, ces fats en masse comme en détail, s’y reconnaissent, soit pour y applaudir, soit pour la maudire ; mais, malédictions ou applaudissements, c’est toujours à peu près le même bruit !… Gogol est présentement26 un des hommes les plus célèbres de la Russie. Il en a été le scandale. Les uns trouvent qu’il a hideusement calomnié le pays qu’il a voulu peindre ; les autres, qu’il l’a peint hideux, c’est vrai, mais ressemblant. Et ce n’est pas même hideux qu’il faut dire ! Le hideux a du relief, et la Russie de Nicolas Gogol n’en a pas. C’est le sublime de l’ennuyeuse platitude, et dans des proportions tellement énormes et tellement continues, qu’on ne sait vraiment plus, au bout de quelque temps de lecture, lequel est le plus insupportable, de la Russie ainsi peinte, ou du genre de talent de celui qui l’a peinte ainsi.

Et l’a-t-il peinte ainsi parce qu’il l’a vue ainsi, — car les peintres ont parfois des organes dont ils sont les victimes, — ou parce qu’elle est véritablement ainsi cette Russie, au fond, si peu connue, cette steppe en toutes choses, cette platitude indigente, immense, infinie, décourageante, qu’il nous présente dans les mœurs russes, dans les esprits, dans les caractères ? Voilà la question très embarrassante, mais fatale, qui s’élève du livre de Gogol dans l’esprit de tout critique qui a pour devoir d’en parler.

Si le livre où le Réalisme le plus dénué d’invention, et qui s’en vante, peint toujours la réalité la plus terne, la plus sotte ou la plus abjecte ; si ce livre inouï a le malheur d’être vrai, c’est la plus terrible, et pour un homme de cœur la plus douloureuse accusation qui puisse être jamais lancée contre ce colosse sans âme qu’on appelle, avec une ironie dont on ne se doute pas : « la sainte Russie », dans les ukases impériaux ! Mais si ce livre n’était pas vrai, — pas vrai même dans le sentiment d’observateur de celui qui en a tracé les pages, — que mériterait, dans la mémoire de ses compatriotes, l’homme qui a osé l’écrire, pour avoir tenté, satirique impie, de déshonorer si abominablement son pays ?…

II §

Les Âmes mortes, en effet, sont le déshonneur universel de la Russie, et jusque de sa nature extérieure, que le réaliste Gogol insulte par les descriptions qu’il en fait et les indignes objets auxquels il la compare. Ces Âmes mortes, qui veulent être un roman de mœurs gigantesque, devaient nous montrer la Russie sous tous Ses aspects. Malheureusement, l’auteur, qui, comme tous les littérateurs de son pays, imite perpétuellement quelqu’un ou quelque chose, et qui, comme Michel Cervantes, avait appelé poème son roman, est mort au dix-neuvième chant de ce poème qui n’est pas un poème, et qu’il avait, comme Virgile (toujours comme quelqu’un !), jeté au feu, sans qu’il ait brûlé plus que l’Énéide.

De même aussi (toujours de même !) que le Don Juan de Byron devait parcourir le globe tout entier dans le plan du poète, de même le héros de Gogol devait parcourir l’empire russe ; mais ce n’était pas la main aveugle des circonstances qui le poussait à travers l’empire, c’était une pensée de spéculation. Le héros de Gogol est… il faut bien le dire ! un escroc.

Douanier d’abord, il a fait la contrebande et il a été chassé de son poste ; et de douanier contrebandier, il est devenu acheteur d’âmes mortes. C’est ici que le titre du livre va s’éclairer d’un commentaire27.

En Russie, on appelle âmes les esclaves, et tout propriétaire est obligé de payer au fisc une redevance pour chaque âme qu’il a sur ses terres. Or, comme l’administration, selon Gogol, est des plus vicieuses en Russie et que les révisions des listes du fisc se font à des intervalles éloignés, il se trouve souvent que les propriétaires auxquels il meurt des âmes sur leurs terres sont obligés de continuer à payer la redevance en question comme si ces âmes étaient vivantes. Eh bien, ce sont ces âmes, mortes en réalité, mais vivantes sur les registres du fisc, que Tchitchikoff (l’impudent héros de Gogol) achète à qui veut les lui vendre, dans un but facile à comprendre. Le drôle sera propriétaire. Il possédera des âmes qui, aux yeux du fisc, existent tout le temps que la révision des listes n’est pas faite ; et, muni de ses titres de vente, il empruntera sur ces âmes fictives au Lombard (le Mont-de-Piété en Russie), des sommes parfaitement réelles. Tel est l’honnête commerce de l’honnête Tchitchikoff ; tel est l’odieux fripon auquel le triste génie de Gogol a cru donner une friponnerie amusante ! Tel est le Jérôme Paturot russe à la recherche d’une position sociale, et que l’auteur des Âmes mortes, qui nous donne sa carte, appelle le Conseiller de collège, Paul Ivanovitch Tchitchikoff, propriétaire terrien, voyageur pour ses affaires personnelles !

Ainsi, voyages et aventures, c’est l’épopée d’un pareil Scapin, décrit par Gogol comme un type de Russe immortel, — qui ne peut pas mourir et qu’on retrouvera toujours, — c’est cette épopée qui compose le livre des Âmes mortes. Certes ! on peut concevoir que, dans un but de moralité supérieure, un génie misanthropique ou indigné prenne un coquin pour héros de son livre et en dévoile l’idéal affreux, comme Vautrin, ou la réalité immensément comique, comme Panurge, mais pour cela il faut savoir individualiser. Pour nous, le Tchitchikoff des Âmes mortes n’est qu’un prétexte, un vieux moyen pour faire tourner sous notre regard le panorama social, religieux, politique, administratif, de la Russie tout entière. Il est évident que l’auteur n’a pas eu la pensée de créer une individualité, en le créant.

On n’est pas une individualité parce qu’on est un voleur qui se lave les mains avec du savon de France, parce qu’on ne porte que des habits roux à reflets d’or et qu’on se mouche en faisant grand bruit. Tout cela n’est pas d’une originalité si comique. Serait-ce, par hasard, profond en Russie ? Peut-être ; mais chez nous, Français, les légers de l’Europe, nous appelons cela superficiel ! M. Charrière, qui a pour Gogol les bontés d’un homme d’esprit pour la personne qu’il a pris la peine de traduire, n’hésite pas à mettre les Âmes mortes à côté de Gil Blas, et, si cela lui fait bien plaisir, nous ne dérangerons rien à cet arrangement de traducteur ; car la réputation de Gil Blas — ce livre écrit au café, entre deux parties de dominos, a dit le plus fin et le plus indulgent des connaisseurs, — n’est pas une de ces gloires solides qui aient tenu contre le temps. Elle est passée… passée comme les rubans hortensias qui servaient de serre-tête à nos grands-pères ! Seulement, si nous cédons Gil Blas, nous ne pouvons pas permettre qu’on compare en quoi que ce puisse être le satirique russe, qui se torture pour être méchant, à notre impartial et tout-puissant Balzac.

Les personnages du roman de Gogol, tous ineptes, ne sont plus que superficiels quand ils cessent d’être profonds d’ineptie. Le tendre Maniloff, à qui « on voudrait voir une passion, une manie, un vice, afin de lui savoir quelque chose », madame Koroboutchine, Nozdref le hâbleur, Pluchkine l’avare, — ces tics plutôt que ces passions, — ne peuvent pas être mis à côté de la magnifique variété d’individualités qui foisonnent dans la Comédie humaine, et qui sont taillées si profond que les gens qui ne voient pas à une certaine profondeur ne les croient plus vrais, les pauvres myopes ! M. Charrière a prétendu que le Pluchkine de Gogol faisait plus d’effet sur l’imagination que les avares de Balzac, cette légion digne de Rembrandt et de Shakespeare : Gigonnet, Grandet, et le terrible Gobseck lui-même ; et la raison qu’il en a donnée est une petite raison de philanthrope politique : « La raison, — dit-il, — c’est qu’un tel homme a des esclaves » ; comme si Gobseck, avec les passions qu’il déchaîne en leur montrant son or, n’en avait pas !

III §

Mais laissons les grands noms et les grands modèles. Laissons Cervantes, laissons Rabelais, Richardson et Fielding, et Molière et Balzac, et quand un homme n’est pas même Swift, ne tourmentons pas notre trompette de traducteur et soufflons dedans des airs plus doux. Le talent de Nicolas Gogol, on ne saurait le nier ; mais la Critique est une mesure et elle n’a fait que la moitié de sa tâche quand elle s’est contentée de dire : « Cet homme a du talent », ou : « Il n’en a pas ». Assurément, l’auteur des Âmes mortes est un talent à sa manière, mais c’est un talent russe, et peut-être le plus russe de tous les talents de son pays. Il a de l’humour et de l’observation, ce n’est pas douteux, mais il n’a assez de l’une ni assez de l’autre pour avoir une personnalité dans l’une ou dans l’autre. Il n’a point de personnalité parce qu’il en a deux. Il n’a point de personnalité, comme son pays, du reste, qui les a toutes, et qui, pour cela, n’en a aucune, aucune dont on soit fondé à dire : « Tenez ! pour le coup, voici la Russie sans mélange, virginale, la Russie pure, le diamant brut, mais d’autant plus précieux qu’il n’a jamais été rayé par une influence étrangère ! »

Eh bien, tel pays et tel homme ! L’imitation est le génie de la Russie. C’est son genre, c’est peut-être à jamais son seul genre d’originalité. Seulement, pour miter comme elle imite, il faut une vraie souplesse de tigre. Or, quand on n’est pas lion, il est beau d’être tigre encore. Cette faculté d’imitation, si facile qu’elle en paraît instantanée comme l’éclair, les Russes ont trouvé un mot pour l’exprimer sans faire saigner cette veine si pleine, toujours gonflée sur la joue rougissante, de l’amour-propre national. Ils l’ont appelée : « le génie cosmopolite de la Russie », et ils ont raison… Rien n’est plus cosmopolite que l’imitation ! Rien n’entre mieux dans le cœur des hommes que leur propre image qu’on leur rapporte ; car jamais ils ne pourront croire que les réfléchir, ce ne soit pas les admirer !

Gogol a beau vouloir n’être que Russe, il a beau regimber contre l’influence française et l’influence allemande, il les porte toutes les deux sur sa pensée : il a appris le latin dans Richter et dans Voltaire. Ce penseur à moitié de pensée et à deux réminiscences, sait bien ce qui manque à la Russie ; il sait aussi ce qui lui manque, à lui ! Même à ses yeux, la Russie n’a de personnalité que quand elle est absente. Les Russes ne seraient donc russes que par nostalgie, ou par vanité devant l’étranger ? Il dit positivement, dans sa confession d’auteur : « Les Russes ne se parlent qu’à « l’étranger ; en Russie, ils ne s’adresseraient pas une parole ». Est-ce la vérité ? Mais ce fait de n’être jamais que négativement et non pas affirmativement Russe, ce fait l’empêche, lui, d’être inventeur, comme les autres talents russes, qui ont toutes les puissances de l’esprit excepté l’invention, la seule chose qui s’affirme et qu’on n’imite pas. De l’invention imitée, en effet, ne serait plus de l’invention, tandis que du style imité, c’est encore du style.

Du reste, cette tête indigente avoue très bien sa pauvreté : « Je n’ai jamais écrit d’imagination », dit-il. Et plus loin : « J’avais besoin pour travailler d’infiniment plus de notions qu’un autre. » Et voilà qu’après avoir confessé son indigence intellectuelle, il se fait mendiant hardiment en sa Correspondance et quête, pour finir son livre, aux renseignements et aux détails. Manière de travailler qui, seule, le classerait à un rang presque subalterne ; car l’Inspiration n’a pas pour procédé de tendre la main, quand cette main est celle du talent, ou le chapeau, qui est plus grand que la main, quand cette main est celle du Génie !

IV §

Ce n’est donc pas, malgré les ressources d’explication et d’interprétation de M. Charrière, un homme du premier ni du second ordre, que Nicolas Gogol, l’auteur des Âmes mortes. C’est un écrivain d’imitation plus ou moins souple, plus ou moins délié, plus ou moins habile, imprégné plus ou moins des influences européennes, mais manquant, pour toutes ces raisons, du caractère de tout ce qui est supérieur en littérature : — la sincérité. Il n’a pas la sincérité du talent. Mais tout se tiendrait-il ?… A-t-il au moins l’autre, encore plus utile et plus nécessaire, cette sincérité morale qui nous empêcherait de douter de la vérité et de la moralité de son livre contre son pays ?…

Il l’a dit un jour à Pouchkine : « Nous connaissons tous fort peu la Russie. »

Mais alors, si vous ne la connaissez pas, peintre de mœurs, pourquoi en parlez-vous ?… Ou c’est un tâtonnement audacieux et superficiel que votre affreux livre des Âmes mortes, dans lequel vous la vilipendez dans tout ce qui la constitue comme nation et comme société, ou c’est un conte à dormir, debout ! — Cependant, c’est avec ce conte-là ou ce tâtonnement que Gogol fut accusé de vouloir allumer une guerre servile.

Mais ce Spartacus littéraire était-il autre chose, au fond, qu’un poète russe qui avait lu Byron et qui s’était inoculé l’ironie byronienne à larges palettes, alors que le poète anglais joue, dans Don Juan et dans ses poésies politiques, au jacobin et au carbonaro ? Singe de Byron, singe de Rousseau, combinant leurs deux misanthropies, comédien, menteur, détraqué, bousingot, tel a été ce Gogol. Sa rage d’ironiser, de ridiculiser, d’aplatir son pays, fut de l’imitation encore, mais elle fut surtout la rage de faire de l’effet, qui finit par faire souffrir et par épouvanter de son effet même ceux qui l’ont !

Écoutez cette plainte fatiguée : « Toutes les personnes, — écrit Gogol à un de ses amis, — toutes les personnes qui lisent, en Russie, sont persuadées que l’emploi que je fais de ma vie est de me moquer de tout homme que je regarde et d’en faire la caricature… » Bientôt, cette société qu’il avait blessée par cette suite de caricatures qui forment les divers chants de son poème des Âmes mortes, les fonctionnaires de cette Chine de fonctionnaires dont il avait dit les bassesses, les petitesses, le néant, l’aristocratie puérile, les femmes, les prêtres, tout se souleva contre lui. Il eut peur.

Il était malade, affaibli ; il voyagea pour se refaire russe, pour se reprendre à son pays, pour le juger mieux ! et il s’en alla, singulier pèlerin, en Terre Sainte. Mais en cela il n’imita pas Chateaubriand. Il voulait faire de son voyage à Jérusalem quelque chose comme un bouclier contre le ressentiment des popes ; car à Saint-Pétersbourg, dans cette société mi-partie de mode et de religiosité mystique, un homme qui revient de Jérusalem a un charme…

Le charme n’agit point sur la mort : frais de voyage, de précaution, de coquetterie religieuse, tout fut inutile. Gogol revint pour mourir en Russie. C’était en 1848.

Il n’avait pas quarante-trois ans…

Triste vie, triste fin, — plus triste livre encore ! Les Âmes mortes, quelles qu’elles soient, mensonge ou vérité, n’ont que la longueur d’une grande œuvre. En supposant que la Gloire, qui est une capricieuse, veuille se gargariser jamais avec les deux syllabes du nom de Gogol, les Âmes mortes, ce long poème en prose, feront moins d’honneur à leur auteur que tel petit poème ou telle petite nouvelle, son Tarass Boulba, par exemple, dont relativement on ne parle pas. Gogol a travaillé pour le théâtre. Il est l’auteur d’une comédie politique intitulée le Revisor, où il n’y a ni situation dramatique, ni imagination quelconque, mais du mordant ; seulement, ce mordant n’est pas gai. En somme, Gogol n’était peut-être pas, mais il s’est voulu satirique, et il a tué un joli petit talent plus que dans son germe, sous une grande prétention.

C’est là un malheur dont avoir fait un livre plus long que ceux des autres Russes, qui ont, à ce qu’il paraît, l’haleine courte, ne console pas. Ce livre a été publié en deux parties et à deux époques, mais la première est la plus curieuse, car le satirique, dans cette première partie, l’est sans esprit de retour : il brûle son vaisseau ; et, dans la seconde, il fait l’effet d’arranger les planches d’une barquette pour s’en revenir. Oh ! s’il n’était pas mort, il serait revenu.

Au lieu de s’abattre de haut et de gauler fort et ferme sur tout ce qui fait que la Russie est la Russie, Gogol, dans la seconde partie des Âmes mortes, rabat sa manche, pédantise, devient utilitaire, et le satirique disparaît derrière l’utopiste. L’auteur devient effroyablement ennuyeux. Jusque-là, il n’avait été qu’insupportable.

Insupportable, nous l’avons dit déjà, par le sujet et la manière ; insupportable par la monotonie de son trait, qui est toujours le même ; insupportable par la vulgarité de son observation, qui ne s’élève jamais, quoiqu’il ait essayé, dans la seconde partie des Âmes mortes, de peindre des gens qui ne sont pas simplement des radoteurs ou des imbécilles ; insupportable enfin par sa description de la nature, qui nous reposerait du moins de cette indigne société de crétins nuancés dans laquelle il nous fait vivre, et qu’il nous peint toujours à l’aide du même procédé : la comparaison de l’objet naturel avec le premier engin de civilisation venu. Par exemple : « L’étang était couvert de végétations épaisses qui jouaient le tapis de billard… Le jour n’était ni clair ni sombre, mais d’un gris déterminé rappelant la teinte générale de l’uniforme de soldats de garnison. » Et ainsi toujours, pendant les dix-neuf chants de ce poème accablant d’idées communes, de sentiments communs, de situations communes, et qui prouverait, si Gogol peignait ressemblant et juste, que la Russie est toujours un colosse, — mais le colosse du Béotisme et de la Vulgarité !

Dante28 §

I §

L’auteur de ce mémoire sur Dante et le Moyen Âge a le très léger défaut, qui passe si vite, d’être un jeune homme, et on le voit bien. Il a l’inexpérience, la candeur de ses vingt-trois ans, le respect naïf de ses maîtres et le respect fécond qui s’en invente. Pour lui, Villemain est un colosse ; Castille une haute autorité ; et il s’abrite, en se courbant presque jusqu’à terre, sous cette grande parole d’About, — sans inconvénient pour cette fois : — « Les beaux ouvrages sont soumis à la Critique. » Enfin, ce lauréat de l’Académie d’Arras (c’est de M. Edmond Magnier que je parle) est littérairement une pomme encore très verte, aussi verte que son laurier, mais cela vaut mieux que d’être un fruit sec.

M. Magnier est, au contraire, un fruit qui mûrira et pourra être excellent un jour. J’augure très bien de ce jeune homme, et voici pourquoi : il se soucie plus de bien penser que de bien écrire, de montrer du bon sens que du style, ce qui est déjà très peu jeune homme, et malgré son inexpérience et sa méprise de respects pour des gens qu’il apprendra promptement à juger et qu’il saluera moins bas plus tard, il ne manque vis-à-vis de son sujet ni de hardiesse ni d’indépendance. Et pourtant ce sujet n’est rien moins que le Dante, et pourrait très bien troubler quelque peu un jeune homme qui cite avec un respect timide Edmond About.

Ce sujet est, en effet, un de ceux qui ont le plus remué l’imagination contemporaine et qui parfois l’ont égarée. Quoiqu’accablante par elle-même, on a trouvé que la gloire du Dante ne pesait pas assez encore, et on a mis par-dessus, dans d’incroyables commentaires, le faux poids de bien des idées chimériques ou d’admirations erronées. Oui ! depuis que le Dante, insulté comme Shakespeare par Voltaire, ce grand connaisseur en sublime, a été amené dans la littérature française comme un gerfaut inconnu sur le poing de ce beau fauconnier de Rivarol, qui n’a pas pu (heureusement) franciser ou apprivoiser cet oiseau sauvage, que n’a-t-on pas écrit sur le Dante, même parmi nous, qui ne sommes pas des Italiens ! Que n’a-t-on pas dit de ce génie sur le compte duquel on s’était tu si longtemps ! Que n’a-t-on pas vu dans ses œuvres ! Nous nous trompions. Ce n’est pas le poids de la gloire du Dante qu’on voulait augmenter, c’était son importance à soi-même qu’on voulait augmenter de cette gloire à laquelle chacun dérobait un rayon. On essayait de couper la robe sans couture, de se tailler un capuchon pour sa petite tête dans ce riche et vaste manteau.

Les uns voyaient dans l’œuvre du poète florentin encore plus l’Histoire que la Poésie ; les autres y voyaient encore plus la Philosophie que l’Histoire. Ils y voyaient même une Philosophie tout entière, la Philosophie de l’Église et du Moyen Âge. Et ce n’était là que le commencement. On est allé plus loin. Des esprits plus prévenus, plus préoccupés, ne virent bientôt plus seulement une philosophie dans l’œuvre du Dante, mais l’expression voilée de doctrines mystérieuses et séculaires, un parler clus, comme on disait avec un ineffable ridicule, un ridicule qui n’était pas clus, cachant, ce parler clus, comme un complot, le secret de l’avenir, comme il avait caché celui du passé. On mit même au service de cette idée folle une érudition épouvantable ; car la science est toujours de force à dévorer l’absurde, et tout savant est un père Hardouin possible, qui n’attend que l’occasion pour naître.

Le Dante fut donc, malgré la vocation de son génie, une espèce de franc-maçon, de carbonaro ténébreux, de socialiste par anticipation, qui avait son avancement d’hoirie sur le communisme moderne, lequel finira tous les poèmes et tous les mystères par d’éclatantes réalités. Qui ne se rappelle le livre de M. Arroux et la réponse qu’y fit M. Ferjus-Boissard ?… Socialiste, révolutionnaire et hérétique, c’est ainsi que M. Arroux intitulait le Dante. Socialiste et révolutionnaire, ah ! très bien ! très bien ! répondait M. Ferjus-Boissard, mais hérétique, jamais ! Chacun combattait pour sa prétention, et voilà la gloire ! La gloire est faite de toutes pièces avec les opinions des hommes ; il entre autant d’erreurs que de vérités dans la composition de ce bronze sonore. La gloire est plus faite pour tourmenter que pour éclairer nos esprits ; elle les force plus à s’occuper du génie qui l’a méritée qu’à le bien comprendre. Tel a été le sort du Dante. On s’en est jusqu’ici beaucoup plus occupé qu’on ne l’a compris.

Et, en effet, on a fait du Dante tout ce qu’il n’était pas ou tout ce qu’il était moins, et, en faisant ainsi, ou n’a pas vu qu’on diminuait tout ce qu’il était, ce puissant poète. Ce qu’il fallait voir, avant tout, dans le Dante, c’est le poète, la profonde individualité du poète et l’originalité de son œuvre. Mais c’est ce dont on s’est le moins soucié ! Individuelle, l’œuvre du Dante ? Allons donc ! elle est sociale. Sociale, c’est le mot de ce temps où les liens sociaux ressemblent à du bois sec et où nous sommes menacés un jour ou l’autre de n’avoir plus du tout de société !

Dans les appréciations très multipliées de l’œuvre du Dante, le théologien, le philosophe, l’historien, l’homme politique, le savant, l’encyclopédie vivante du xiiie siècle, ont passé bien avant le poète, selon la petite spécialité de chaque commentateur, qui avait la faiblesse — ah ! c’est bien pardonnable, — de vouloir retrouver un peu de sa spécialité dans le Dante. Il semblait moins difficile, et peut-être l’était-il moins, de constater tous ces gens-là que nous venons d’énumérer dans Alighieri le multiface, que de sentir en lui cette unité et cette simplicité sublime : — le poète ! Il y eut même un de ces spécialistes qui crut faire un énorme honneur au Dante en l’appelant le saint Thomas de la poésie, et ce n’est pas le moins avisé et le moins considérable. C’est Ozanam.

II §

Ozanam, comme on sait, était professeur. Il a eu la justesse d’esprit de mourir jeune, ne trompant que par la mort une espérance qu’il aurait trompée autrement, s’il avait vécu. Littérairement on a beaucoup surfait Ozanam. C’était un écrivain bien appris, je ne le nie pas, d’une certaine élégance brillantée plus que brillante, mais c’était intellectuellement une nature de rhéteur. Seulement, sa rhétorique, à lui, était doublée et lestée de catholicisme, ce qui en ôtait le creux, ordinaire à toute rhétorique. Ozanam a fait sur le Dante un travail extrêmement, et, selon nous, trop vanté, si on se détourne des babioles de l’érudition qui y abondent pour y chercher le grand côté de la Critique qui n’y est pas.

Je ne comparerai point cependant Ozanam à M. Arroux ou à M. Ferjus-Boissard, et voilà pourquoi (je m’y arrêterai davantage. Mais le travail qu’il a publié sur le Dante doit pourtant figurer dans ces appréciations que nous avons signalées et qui ne voient le poète, dans cet homme à tant de titres extraordinaire, que par-dessus le marché. Le livre en question s’appelle : Dante ou la philosophie catholique au xiiie siècle, et ici c’est le sous-titre qui est le vrai titre ; car c’est de la philosophie catholique qu’il est question bien plus que du Dante, quoiqu’on la voie à travers lui.

Ozanam, en écrivant son livre, avait plutôt pour but de découronner le Dante que de le couronner, et il le découronne pour planter son laurier sur la tête du Moyen Âge tout entier, — du Moyen Âge qui n’a pas besoin de cela ! car il a des couronnes à revendre, des couronnes de sainteté et d’héroïsme qui valent cent fois mieux que les couronnes de poésie. Ozanam, le catholique Ozanam, a voulu dire à la Renaissance, et j’aime cette idée : « Tu es une insolente avec ton nom de Renaissance. Poétiquement, nous n’étions pas morts, et tu n’avais pas besoin de renaître ! » Et c’était vrai. Il y avait au Moyen Âge les troubadours et les trouvères ; il y avait les moines, les moines qui étaient, à eux seuls, la civilisation, l’intelligence et le talent du monde. Mais justement parce que c’était vrai, Ozanam n’avait pas besoin d’ajouter à ses preuves de la vie poétique du Moyen Âge cette grande individualité du Dante, solitaire et tombé du ciel comme tous les grands poètes, et qui sont, prenez-y garde ! leur propre expression à eux-mêmes avant d’être celle de leur temps, selon l’infatuation de celui-ci.

Dante sort du Moyen Âge, qui en doute ? Et on est toujours le fils de quelqu’un, qui en doute encore ?… Mais est-ce pour dire de ces choses-là qu’on écrit des livres, ou bien pour dire plus ? Ah ! il faut que la Critique réclame enfin pour l’individualité beaucoup trop sacrifiée des grand poètes. Dante sort du Moyen Âge comme Byron sort du xixe siècle, mais il est aussi nettement, aussi péremptoirement individuel que Byron. Seulement, si la pensée pédantesque et intéressée qui anime tous les commentaires sur le Dante continuait d’aller le train qu’elle va, Byron lui-même ne serait bientôt plus Byron, mais le xixe siècle, comme le Dante n’est que le xiiie, et on le prouverait à l’aide des mêmes procédés ! L’un que l’autre serait aussi aisé. Eh bien, c’est cette tendance à dissoudre les grands poètes dans leurs siècles, et en particulier dans le sien cette escarboucle de Dante, avec laquelle personne n’a le droit de se donner des airs de Cléopâtre, c’est cette tendance universelle et autorisée que je ne trouve pas dans le livre de M. Magnier, et je l’en félicite et je m’en étonne ; car M. Magnier, qui se fait facilement des dieux, qui croit ingénument à M. About, par exemple, aurait pu, à propos du Dante, se laisser pétrir par cette main d’Ozanam qu’il doit croire puissante. Or, il n’en est rien.

M. Magnier a évité le bord de tous les systèmes contemporains sur le Dante, et quoiqu’il promène, comme il le devait, sur le Moyen Âge, le regard qu’il arrête ensuite sur le poète, lui, du moins, il ne fait pas de ce grand poète, qui se sépare de son temps de toute la hauteur de son génie, une espèce d’incarnation et d’avatar du Moyen Âge. Il ne donne pas dans ces bourdes allemandes. Il aborde l’homme et le poète à part, — comme ils le sont dans l’esprit humain et dans la gloire.

Les souvenirs de l’enseignement par lequel l’auteur du mémoire sur Dante a passé n’ont pas opprimé sa pensée, s’ils ont joué dans quelques détails de son livre. Comme je l’ai dit plus haut, il a gardé son indépendance, et non seulement vis-à-vis de ceux qu’il prend pour ses maîtres, mais vis-à-vis de ce Dante lui-même, en face duquel sa grande jeunesse aurait pu trembler.

III §

Et cela seul mériterait qu’on dît à ce jeune homme : « Courage ! » et nous le lui disons avec sympathie. Bien des choses lui manquent, nous le savons et il le sait aussi, mais il y a peut-être un critique futur dans cet enfant qui n’a pas craint de regarder le Dante au front, de voir la ride sous le laurier, l’infirmité humaine sous le rayon, et qui n’a pas eu peur de chercher la tache dans une telle splendeur de lumière. M. Magnier a été brave avec le Dante. Un autre jeune homme, sentant le poète comme il le sent, se serait prosterné devant lui et se serait efforcé de ciseler des hymnes à sa gloire, mais M. Magnier, non ! Écrivain qui n’est pas toujours correct, je l’en avertis, mais qui est brusque et familier dans le tour et dans l’expression, ce dont je le loue, qui a des besoins de force, mais qui n’a pas la force venue, la force qu’il aura plus tard, son mérite n’est pas actuellement dans son style, mais dans la fermeté avec laquelle il attache son jeune regard auquel les cils, je crois, poussent encore, sur ce flamboiement de l’enfer et sur cette lumière du paradis qui s’appellent également le Dante.

Dans un sujet comme celui-ci, où des phrases brillantes à faire étinceler devaient tenter sa pensée, il n’a pas succombé à cette tentation vulgaire, et il s’est plus préoccupé d’être critique que de se montrer écrivain. Il a été résolu, attentif, voulant rester froid devant la tête de Méduse du Génie et son épouvantante beauté, et si son regard n’a pas été profond, il a souvent été juste. Du moins, si le critique était chétif en proportion de son poète, il n’a pas été terrassé par l’aspect de la tête superbe et terrible qui, à l’opposé de celle de la fable, ne terrasse jamais qui s’obstine à la regarder. L’obstination de M. Magnier a été une étude patiente et sincère. Quelle que soit la grandeur du maître en poésie qu’il a devant lui, le jeune homme obscur a dit avec une virilité prématurée ce qui lui semblait le vrai sur le Dante tout entier, auteur et homme, et bien loin de le mesurer avec le mètre enflammé de ceux qui en font un génie complexe et presque universel, et un double grand homme aussi auguste par la force du caractère que par la force de la pensée, le critique à ses premières armes a dédaigné ces exagérations, ces italianismes de l’enthousiasme, et il n’a vu dans l’auteur de la Divine Comédie qu’un poète à la manière des plus grands, mais, notez-le bien ! rien de plus qu’un poète.

Il n’a été que cela, en effet, cet homme qu’on a voulu bâtir de plusieurs hommes, dans lequel on s’est acharné à supposer toutes les facultés humaines réunies dans je ne sais quel chimérique et éblouissant faisceau ; il n’a été qu’un poète : mais c’est suffisant pour la gloire, un poète, cette prodigieuse anomalie entre la vie et la pensée, mené par ses passions comme tous les poètes, et dont l’existence fut d’une tristesse et d’une misère à faire pitié. M. Magnier a raconté en quelques traits cette vie du Dante, dont on sait si peu de chose et dont pourtant on sait trop encore ; — car cet homme fut un égoïste énorme dont le génie peut-être était toutes les vertus.

Orgueilleux, mobile, fantasque et farouche, qui de bonne heure avait porté au pouvoir, pour lequel il n’était pas fait, une instabilité d’opinion qui était comme la nostalgie de son génie même, ce prieur de Florence qui ne devait être que le poète de Florence, ce Guelfe devenu Gibelin sans motif que puisse articuler l’Histoire, ce sombre déserteur qui passa à l’ennemi et mérita bien l’exil contre lequel il a rugi comme il aurait rugi contre toute autre chose, ce lion inévitable, s’il n’avait pas été exilé, enfin ce majestueux Dante, idéalisé par son poème, était au fond une assez insupportable réalité. Il avait la sensibilité terrible qui dans la vie ordinaire fait souvent de ces êtres sublimes des fléaux. Mauvais mari comme le fut Byron, il n’eut pas beaucoup plus que Byron des mœurs réglées, ce sinistre… De cœur, de cette fidélité ordinaire aux âmes fortes, il fut moins vaillant que Pétrarque, et sa Béatrix a besoin d’être transfigurée dans ses chants pour n’être pas un enfantillage ou un mensonge.

IV §

Ce Dante, très vrai, entre-aperçu sous le livre radieux à travers lequel on voit toujours l’autre Dante, M. Edmond Magnier nous l’a raconté sobrement, sans déclamation, et il ne méritait pas davantage. M. Magnier a été plus long, et il devait l’être, sur le livre immense dont la beauté intellectuelle a créé au profit de la personne morale du Dante une si grandiose illusion ; c’est là que le jeune critique a ramassé tout son effort pour être juge, et il a jugé le livre. Tout en admirant les beautés incomparables que la Divine Comédie renferme, il a osé en dire les imperfections quand il les a vues. Il en a vu quelquefois. — Ce n’est pas tout. M. Magnier a cherché à hiérarchiser par ordre de mérite les trois parties de ce poème prodigieux : l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, et il a montré une grande sûreté de tact et de jugement dans cette opération difficile. Selon lui, le Paradis est la partie la plus belle du poème, comme l’Enfer doit rester littérairement la plus populaire, et les raisons que le jeune lauréat a données de son opinion sont d’une solidité et d’une sagacité qui font bien présager de ce sens critique que je vois poindre en lui et qui est encore à l’état d’aurore.

Solidité et sagacité, voilà les qualités qui devront faire à M. Edmond Magnier sa fortune littéraire. Ce sont ces deux qualités-là qu’il doit prendre à partie et développer. Devenir de plus en plus solide, se caler et à la solidité par la masse ajouter le pénétrant, l’affiné, l’aigu, voilà ce à quoi le critique doit viser ; car la Critique est particulièrement en ces deux choses : la pénétration et le poids.

Swift29 §

I §

C’est le traducteur de Burns qui traduisit pour la première fois les Opuscules humoristiques de Swift, et quoique nous eussions mieux aimé qu’il eût traduit les œuvres complètes, cependant son travail mérite d’arrêter l’attention de la Critique ; car ce travail donne une idée, très vive et très nette, de l’esprit de Swift. On n’aurait que ce volume, que sur ce volume on le jugerait. Swift, en France, est fort peu connu. Il a été imparfaitement traduit quand même il l’a été. Ôtez le Gulliver, prostitué aux enfants comme les fables de La Fontaine, — mais avec cette différence que La Fontaine est le seul esprit qui résiste, sans se faner, à cette prostitution, — qui connaît Swift, parmi nous, autrement que de renommée ?… Or, la renommée qui pare les hommes les déguise souvent, et Swift a été très paré. Il a eu pour femmes de chambre de sa toilette officielle et publique, la coquinerie et l’honnêteté, Voltaire et Walter Scott, qui l’ont attifé tous les deux, et trop attifé ! Il n’est point un Rabelais, comme l’a dit Voltaire ; il n’est même pas le second après Rabelais, comme l’a dit Walter Scott.

Très inférieur à Daniel de Foe par le génie, Swift a cette ressemblance avec Daniel de Foe qu’il n’est guères célèbre maintenant que par son Voyage en Lilliput, comme Daniel par son Robinson Crusoé ; mais, comme Foe, il n’a pas laissé sous les yeux indifférents des hommes qui ne lisent point un tas de chefs-d’œuvre : les Mémoires du capitaine Carleton, la Vie de Roxane, l’Histoire d’un cavalier, le Colonel Jacques, l’Histoire politique du Diable, etc., etc. Aussi l’oubli des hommes ou leur dédaigneuse ignorance n’ont pas pour lui la cruauté d’une injustice. Au fond, lorsqu’on y regarde, il méritait moins qu’il n’a eu. Avec une vocation manifeste pour l’observation de la nature humaine, profonde et sincère, en dehors de toute mode et de tout costume, il s’est détourné de l’œuvre éternelle pour s’occuper des questions éphémères de son temps. Fait, s’il l’eût voulu, pour devenir un moraliste énorme, il s’est ratatiné jusqu’à n’être qu’un pamphlétaire souvent immoral ; il a écrit enfin sur cette poussière que font les passions, politiques d’une époque, mais la plume dont on écrit là-dessus n’en change pas la nature, fût-elle une plume d’aigle ! C’est bien toujours de la poussière qui s’en va au premier souffle des générations qui s’élèvent ! Exemple de plus de ce manque de respect si fréquent envers son propre génie qu’on paye de plus que de son sang, car on le paye avec son immortalité. Même dans son pays et dans sa langue, l’astre de Swift a déjà pâli et ira chaque jour en décroissant, et par la souveraine raison que nous avons déjà donnée, mais que la Critique, cette vigie qui parle, doit incessamment répéter : c’est qu’en littérature tout ce qui ne s’appuie pas sur la grande nature humaine, doit, de nécessité périr !

II §

Swift périra donc. Et voyez ! Scott lui-même, le doux Scott, le grand bonhomme indulgent aux romanciers, pour lesquels il aurait le droit d’être sévère, s’il les jugeait du haut de sa supériorité, Scott le reconnaît dans la notice qu’il lui consacre. La postérité, affirme-t-il, ne lira pas la plupart des œuvres de Swift. Elle ne lira pas ses fameuses Lettres d’un drapier, — ces lettres qui turent de l’O’Connell écrit cent ans avant qu’O’Connell fût du Swift parlé aux masses soulevées de l’Irlande ; elle ne lira pas davantage ce Conte du tonneau, qui est du Rabelais anglaisé, qui est à Rabelais, le gigantesque bouffon aux entrailles si humaines, ce que sont les six pouces d’un habitant de Lilliput à la taille proportionnée d’un homme ; mais elle lira Gulliver. Eh bien, nous qui n’avons pas les préjugés anglais de sir Walter Scott sur un écrivain encore tout à l’heure réputé grand dans son pays, nous ne craignons pas d’avancer qu’on ne lira pas Gulliver davantage, par la raison que c’est un livre dont il rie restera absolument rien quand la clef des allusions sur lesquelles il est bâti sera perdue. Or, cette clef se perd tous les jours.

À part, en effet, ces allusions qui lui ont donné quelques jours de vie, quoi de plus froid et de plus mort avant d’avoir vécu, quoi de plus intolérablement abusif dans l’impossible, que la donnée de Gulliver ! Quoi de moins comique que ce prétendu comique qui consiste à rapetisser ou à allonger physiquement la taille des hommes, pour perturber entre eux tous les rapports ! Quoi de plus enfantin et de plus grossier que cette invention, qui ne peut être, pour être quelque chose, qu’une mauvaise plaisanterie exécutée avec une conscience et un sérieux sans égal par l’homme le moins gai, pour ne pas dire le plus sombre, par l’esprit le plus complètement et le plus férocement anglais, quoique Irlandais, qui ait jamais existé !

Jonathan Swift est né à Dublin, mais ses parents étaient du comté d’York ; il était donc Anglais de race, et on est bien aise de le savoir, quand on croit que la race est encore pour les hommes quelque chose… Mal élevé et malheureux dans les premiers temps de sa vie, Swift, né avec un esprit violent, fut de bonne heure misanthrope dans une société qui blessait son orgueil par toutes ses institutions, et quand le bonheur, la célébrité et l’influence sur les hommes lui vinrent, l’étoffe avait son pli et le vase était imbibé de liqueur amère. Jusque-là, rien d’étrange, mais voici où l’étrange va commencer. Cet Alceste, ou plutôt ce Timon, car Swift est trop robuste pour n’être qu’Alceste, cet homme enfin qui avait des manières presque shakespeariennes d’être misanthrope, et qui haïssait mortellement la société anglaise, était tellement le fils ou plutôt le produit de cette société, qu’il agissait comme elle quand il l’attaquait le plus violemment. Elle était hypocrite et il devint plus hypocrite qu’elle.

On a dit que le cant anglais souleva de mépris cette âme forte, qui n’avait rien d’aimable, mais on n’a pas dit encore et surtout on a oublié de voir que le cant de sa société ou de sa race était en lui tellement ancré qu’il influa, durant toute sa vie intellectuelle, sur les procédés les plus intimes de son esprit. Ainsi, il mania presque exclusivement l’ironie ; il s’en servit dans des proportions et avec une pertinacité prodigieuses et que tout à l’heure nous allons mesurer. Ce fut, pour parler exactement, son unique forme littéraire, rivée comme un masque d’acier sur sa pensée.

Or, qu’est-ce que l’ironie, si ce n’est pas l’hypocrisie transférée de la sphère morale dans la sphère intellectuelle, si ce n’est le cant même de la plaisanterie quand la pensée se sent trop hardie en face de la Convenance impérieuse et veut cependant l’outrager !

Tout Swift et tout dans Swift s’explique par l’ironie, depuis son Gulliver, plus bête qu’un Conte de Perrault s’il n’est pas une ironie contre l’Angleterre, jusqu’à ces Opuscules très curieux que publie M. de Wailly et qu’il appelle humoristiques, peut-être par faute d’un autre mot ; car Swift n’est pas plus humouriste qu’il n’est un excentrique, comme beaucoup de personnes paraissent le croire. Qu’on me passe le mot : il excentrique plutôt. Il est un hypocrite anglais de la plus magnifique espèce, poussé sur les plates-bandes de l’Hypocrisie dans un pays où la Loi sociale est si forte, que l’Indépendance comme le Vice est tenue de rendre cet hommage d’un mensonge à la Loi. S’il était excentrique, il ne le rendrait pas !

III §

Et ces Opuscules l’attestent mieux que les autres œuvres de Swift. Je me fie à ce fond de vieux tiroir, qui ne fut ouvert peut-être qu’après la mort du doyen, et qui m’éclaire sa personnalité restée obscure. Le volume de M. Léon de Wailly commence par un écrit, le plus long de tous les écrits composant ce volume, qui porte ce titre, horriblement modeste : Instructions aux Domestiques. Seulement, vous ne vous douteriez jamais de ce que peut être ce petit et doux évangile de ménage… Eh bien, ce n’est ni plus ni moins que le Traité du Prince, transporté du dais des souverains à la cuisine. C’est le Traité du Prince à l’usage des valets. Machiavel, le sphynx de Florence, a laissé un doute sur le sérieux de son Traité du Prince. C’est, de soupçon, un ironique aussi que ce fin serpent qui se tord avec tant de grâce autour de son vase de poison. Mais Swift, lui, est un ironique de certitude, car si son livre aux domestiques, incroyable même quand on l’a expliqué, n’était pas la plus grosse, la plus colossale et la plus sanglante ironie, il ferait vomir de dégoût… Règle générale, du reste : si vous supprimez l’ironie dans le doyen Swift, ce bon prêtre anglican, ce digne homme, comme dit peut-être ironiquement à son tour le bon Walter Scott, il n’y aurait plus là qu’un cynique bon à jeter à la porte de toutes les maisons honnêtes pour sa peine d’en corrompre si abominablement les serviteurs. Cette instruction, divisée par chapitres et où nul n’est oublié du personnel de la valetaille : le butler (sommelier), la cuisinière, le laquais, le cocher, le groom, l’intendant, le portier, la femme de chambre, la fille de service, la fille de laiterie, la bonne d’enfants, la nourrice, la femme de charge et la gouvernante ; ce mandement d’un doyen que Mascarille, après boire, refuserait de signer, ne peut être évidemment qu’une mystification immense et même une mystification à commencer par l’auteur lui-même, — car rien ne doit équivaloir, non seulement pour un esprit élevé, mais pour un esprit quelconque, au dégoût d’écrire, dans quelque but de raillerie que ce soit, ces conseils de friponnerie et de bassesse où tout le sens est dans la grosseur de l’ironie et dans une impudence égale entre l’idée et le langage…

Et ce n’est pas tout. Après ces premiers conseils dont nous ne pouvons rien citer, on en trouve d’autres à un jeune poète, dans lesquels, si le sujet est moins ignoble, l’auteur n’en continue pas moins son éternelle et implacable ironie. Pour être poète, dit le terrible et opiniâtre railleur, qui ne se déferre jamais de sa plaisanterie effrayante de vulgarité, il faut d’abord « ne pas croire à Dieu et lire la Bible pour y prendre des métaphores ; — ne rien savoir, puisque les plus beaux génies de ce temps n’ont pas, en connaissances, de quoi couvrir une pièce de six pence au fond d’une cuvette ; — traiter tous les auteurs comme des homards, dont on choisit le meilleur dans la queue et dont on rejette le reste au plat ; — avoir toutes prêtes des comparaisons comme le cordonnier a ses formes ». C’est dans ces conseils à un jeune poète que Swift pose, toujours sans rire, la nécessité des bouts rimés pour que la poésie soit florissante, et demande une banque pour la poésie, la poésie étant, dit-il, d’autant de valeur et chose aussi réelle que nos fonds, puis une corporation de poètes, et enfin l’entretien d’un poète par famille, indépendamment du fou et du chapelain, qui ordinairement ne font qu’un. Telle est la plaisanterie de Swift, ce sanglier saxon, qui n’a pas d’articulation dans le cou et qui se retourne tout d’une pièce ; tel est l’esprit de ce Voltaire anglais, de ce bouffon au masque immobile, qui, à force de sérieux, finit par être sinistre, et qui l’a été, une fois, plus que les fossoyeurs de Shakespeare bouffonnant avec des têtes de mort dans le cimetière d’Elseneur.

Et cette fois-là se trouve encore dans les Opuscules traduits par M. Léon de Wailly, sous la rubrique où vous reconnaissez ce que, plus haut, nous appelions le cant de la plaisanterie : « Modeste proposition — nous dit Swift — pour empêcher les enfants des pauvres d’Irlande d’être à charge à leurs parents ou à leur pays et pour les rendre utiles au public. » Or, cette modeste proposition, c’est tout simplement, le croirez-vous ?… de les cuire et de les manger ! L’ironie, qui n’était qu’énorme et difforme jusque-là, tout à coup devient monstrueuse et anthropophage. Mais ce qui la rend insupportable, ce n’est pas son horreur oratoire, qui pouvait produire un salutaire effet sur les oppresseurs de l’Irlande et les épouvanter de l’état de malheurs et de misère dans lequel ils tenaient ce pauvre pays, mais c’est le détail avec lequel elle est travaillée et retravaillée, pendant je ne sais combien de pages, comme un outil compliqué pourrait l’être par un ouvrier de Birmingham ou de Manchester, et c’est encore plus que tout le reste la froideur avec laquelle elle est travaillée.

En effet, Swift a beau s’élever, dans cet odieux morceau, jusqu’au cannibalisme de l’ironie, l’humour, s’il est permis de parler comme M. de Wailly de cet épouvantable humouriste, est de l’humour aux écrouelles. Comme Johnson, une nature profondément anglaise aussi, Swift était affecté d’humeurs froides, et on les retrouvait dans leur esprit, à tous les deux.

IV §

Tel est pour nous, cependant, ce fameux Jonathan Swift qu’on a osé comparer à Rabelais qui, du moins, fait entendre un rire inspiré du fond de sa fange. Swift, lui, n’a pas de rire du tout. Il a pour tout talent l’uniformité dans l’ironie, et pour toute ressource, dans sa lutte contre une société qu’il haïssait, la forme littéraire la plus hypocrite, l’ironie n’étant jamais que cela. Voilà tout son bilan, je crois. Je ne parle point du bruit qu’il a fait, je parle du bruit qui lui reste à faire. Interrompu, ce bruit ne recommencera pas. Doué d’une indéniable puissance, de la force d’application anglaise, il avait une originalité profonde et laborieuse, mais il avait le génie aussi sec que le cœur. On sait que, vieux, cet anglais, chez qui tout fut si anglais, fut aimé de deux femmes, dont l’étrange passion ne pouvait aussi exister que dans deux cœurs de femmes anglaises. Il les leur brisa à toutes deux, tua l’une et abandonna l’autre. Cela lui apprit tard la fatuité :

« Le plus beau jeune homme de la terre — dit-il — « n’a jamais que vingt-quatre heures d’avance sur moi. »

Du reste, il n’avait jamais aimé les femmes, et il avait pour elles un mépris qu’il ne pensait pas à recouvrir d’ironie. Ce mépris-là fut toujours sérieux. Dans les Opuscules de M. de Wailly, il y a une lettre à une jeune fille qui se marie où ce mépris est exprimé avec une brutalité nue, et c’est tout simple : dès qu’il n’était plus ironique, Swift était grossier. La femme est au-dessous du singe, dit-il à cette pauvre enfant qui venait lui demander, en tremblant et en rougissant, des conseils. Il y a pourtant du bon sens très mâle dans cette lettre, mais un tel tuteur, un tel Bartholo-Barbaro-Barbe-à-croc, devait rendre hideuse la raison même et donner précisément l’envie de faire ce qu’il ne fallait pas. La toilette, pour ce bœuf qui écrit, dans ses Résolutions pour l’époque où il deviendrait vieux, cette ligne affreuse : Ne point aimer les enfants, la toilette était ce qu’est le rouge pour le taureau.

Si le bon sens suffisait pour être un homme de génie, Swift l’eût été, mais il faut plus, pour la gloire de la pensée et même pour le bonheur de la vie. Le sien, qui croyait préserver les autres, ne le préserva pas. Lui qui avait fait trembler Walpole et commencé de jouer sur ce grand instrument de la popularité en Irlande, qu’O’Connell, cet immense virtuose, a fait vibrer si magnifiquement de nos jours, il resta malheureux d’orgueil et d’ambition au sein de ses succès stériles. Il avait écrit, dans une distraction de sincérité, un mot, qui n’est pas une ironie, sur les bassesses de l’ambition : « L’homme a la même posture, qu’il rampe ou qu’il grimpe ! » et peut-être se l’appliquait-il, à lui, qui était monté à ce mât de triste Cocagne du pouvoir auquel il avait grimpé sans aller au faîte. D’ailleurs, son bon sens, la master piece de ses facultés anglaises et utilitaires, il le perdit avant la vie. Il devint fou et puis idiot. Comme disait sublimement Byron : « Il s’éteignit par la cime (died by the top) », expression qui fait un voile de pourpre en deuil à la plus abjecte de nos misères… Seulement, dans l’avenir déjà commencé, il n’y aura pas de Byron qui puisse couvrir avec un mot brillant l’extinction de cette gloire qui mourra aussi de la cime au pied, — tout entière ! Et Walter Scott l’a bien prouvé.

Macaulay §

I30 §

Ces deux volumes des Œuvres diverses n’ont pas épuisé la liste des articles que Lord Macaulay écrivit dans la Revue d’Édimbourg, à diverses époques de sa vie. Nous en aurons probablement un troisième ou un quatrième un jour, et qui sait ? peut-être avec de nouveaux traducteurs. Pour les deux volumes que voici, nous en avons bien trois ! En vérité, c’est trop de deux ! Planter un tas d’interprètes différents sur la même œuvre d’un homme, c’est appliquer réellement à tue-tête, aux choses de l’esprit, le principe économique de la division du travail.

Le premier des deux a été traduit par Amédée Pichot. Amédée Pichot a bien fait quelques contresens dans sa vie (et quel traducteur n’en fait pas ?), mais il n’en est pas moins très au courant de la langue et de la littérature anglaises. Il a la force acquise de ces luttes nommées traductions, et, ce qui est plus intime et plus important que la lettre, le sentiment du génie de l’homme qu’il traduit. — Le traducteur ou plutôt les traducteurs du second volume, c’est un M. Joanne qui s’est renforcé de M. Forgues. Ces messieurs se sont mis deux à leur traduction comme à un vaudeville, et c’est probablement M. Forgues qui est le Scribe de l’association. Lui, en effet, est très connu. Il sait bien l’anglais et il nous en a donné plusieurs traductions distinguées. Seulement, en traduisant le plus exactement, le traducteur, ne vous y trompez pas ! reste toujours dans la couleur de son esprit, et la couleur de l’esprit de M. Forgues est sévère et même un peu triste. Il a publié un recueil de Nouvelles anglaises, dont, par parenthèse, quelques-unes sont charmantes. Elles sont intitulées : Gris et Rose, mais c’est surtout le gris qui est bien venu.

Ce que M. Forgues traduirait le mieux, il me semble, ce serait un auteur puritain. Pichot, au contraire, s’est, toute sa vie, tellement frotté à de grands poètes, qu’il a pris je ne sais quels grains de poussière étincelante au velours de ces fleurs lumineuses… Eh bien, pour cette raison-là seule, Amédée Pichot vaut mieux que M. Forgues, panaché de M. Joanne ou lui faisant panache, pour traduire Macaulay, cette imagination savante, cet écrivain d’abondance et d’éclat, surtout dans la partie des œuvres dont il s’agit ; car il y a deux hommes qu’il ne faut pas confondre dans Lord Macaulay. Il y a l’homme littéraire et l’historien. Or, malgré des qualités indéniables, malgré le bruit qui s’est attaché aux Histoires de Jacques II et de Guillaume III, en Angleterre et en Europe, ce n’est pas l’historien qui, dans l’avenir, aux yeux des connaisseurs, sera le plus élevé des deux.

Non ! ce sera l’homme littéraire. Ce sera l’homme de ces Essais publiés dans la Revue d’Édimbourg, de 1820 à 1840, qu’on n’a songé à traduire en France (même les républicains) que quand Macaulay a été nommé Lord par son gouvernement, mais qui, pour être négligés et presque inconnus, n’en étaient pas moins ses meilleures œuvres. Et notez bien que j’ai dit : « l’homme littéraire », en parlant de Macaulay et de sa plus réelle supériorité, et que je n’ai pas dit : « le critique littéraire ». C’est là pourtant ce qu’on prétend qu’il est : un très grand critique ; mais moi, je dis que l’homme littéraire n’est pas chez lui monté jusque-là. Je dis que ce fruit rare et exquis d’un grand critique en littérature n’a pas noué sur cette tige superbe qui le promettait.

Mais la tige est assez belle pour qu’on regrette ce qu’eût été le fruit et pour qu’on l’imagine ; mais ces Essais, qui furent l’honneur de la Revue d’Édimbourg, et qui témoignent d’un talent plus grand dans le jeune homme qui les publia que les pages de sa maturité, disent suffisamment ce que Macaulay aurait pu être s’il n’avait pas préféré les faits politiques aux faits esthétiques, et s’il n’eût pas abandonné la littérature pour l’histoire. De tendance naturelle et de facultés, il semblait certainement destiné à être un esprit d’exception autant que le poète lui-même, c’est-à-dire le critique qui, lorsqu’on a senti le poète, le fait comprendre mieux en analysant sa puissance. Ceux qui furent témoins de ses débuts le crurent et le dirent assez haut, et moi, en lisant ces pages lointaines et oubliées, je crois comme eux, oui ! je crois qu’il avait vocation.

Dès ses premières compositions, qui furent des vers (The last Lays of anciens Rome), Macaulay montra cette imagination docte qui est la vraie imagination du critique, laquelle s’embrase en se ressouvenant et diffère si profondément de l’imagination créatrice du poète. Et du critique, il eut bien d’autres qualités encore. Par exemple, il avait l’étendue, l’étendue qui devient de la profondeur en se concentrant ; car dans la géométrie de la pensée, la profondeur, c’est de l’étendue du haut en bas, comme l’étendue, c’est de la profondeur de long en large. Il avait de plus la sensibilité gouvernée, la force comparante et le calme, ce calme imposant qui n’est pourtant pas la froideur.

Voilà quels furent, et tout de suite saillants, les caractères primitifs de cet esprit bien né et bien portant, si succulent, si frais et si robuste, d’un sang très pur, sans humour ni humeur, sans enfin une seule des maladies intellectuelles qui font si souvent des esprits anglais, et même des plus grands, ou des maniaques sublimes ou tout au moins des excentriques et des originaux. Mais s’il n’avait pas les maladies ou les affectations de l’esprit anglais, Macaulay dut en avoir les préoccupations de bonne heure, et ces préoccupations n’entravèrent pas seulement, mais changèrent entièrement le développement de son génie.

L’utilitarisme anglais, la politique anglaise, l’action anglaise, s’emparèrent de lui et nuisirent à un épanouissement de facultés qui eût été splendide, s’il avait été libre et dégagé de toute influence extérieure. Pour être un grand critique, en effet, il faut n’avoir souci que d’œuvres et d’esprits. Il faut que l’art et son but, qui est la beauté morale et sensible, soient la préoccupation première. Or, à l’exception de quelques poètes — exception partout — emportés par cette belle démence dont parle Shakespeare, et dont le génie traîne la volonté après soi, comme le cheval sauvage traîna Brunehault, la littérature désintéressée a toujours fort peu existé en Angleterre, dans ce pays de l’intérêt dont Bentham a théorisé les pratiques ; et Macaulay eut l’ambition de son pays. Il est vrai que cette ambition fut heureuse. Il est mort avec des millions, là où un poète comme Chatterton et un historien comme Gibbon, qui eut le tort de ne pas écrire une histoire anglaise, étaient à peu près morts de faim, et il fut créé Lord dans ce Parlement d’Angleterre qui avait cru payer son prix fort au génie de son grand Walter Scott, en en faisant un baronnet !

II §

Telle a été, mais achetée au prix de facultés méconnues et perdues, la destinée de Macaulay, et telles furent les raisons, assez vulgaires, qui, après un début aussi éclatant que le sien, firent d’un critique de littérature désintéressée un écrivain d’histoire intéressée ; car Macaulay n’est pas plus élevé que cela : c’est un historien de parti. S’il était un chef de parti, je sais la considération intellectuelle que j’aurais pour lui, en la mesurant au mot de Goethe : « Un chef de parti n’est jamais, après tout, qu’un bon caporal. » Mais Macaulay n’est qu’un soldat, le soldat d’un parti. Pour cette raison, il n’a pas et ne pouvait pas avoir, comme historien, le sentiment impersonnel et éternel des choses qui donne à l’Histoire sa majesté, même sous la plume d’un petit écrivain grec (græculi) qui écrit la guerre de ce petit pays qu’on appelle le Péloponèse. Son patriotisme d’Anglais, et d’Anglais d’un certain côté de la Chambre des Lords ou des Communes, ratatine en lui l’historien. Son Jacques II, que je n’ai pas à juger ici, et son Guillaume III, qui en est le corollaire, ne sont, au fond, qu’une thèse whig très passionnée… Du reste, dès sa jeunesse, le whig tenait si fort Macaulay, que, dans son article sur Milton, — certainement une des plus belles choses qu’il ait écrites et l’une des plus belles qu’on ait écrites sur ce grand poète, — il se laisse emporter par son whigisme de la manière la plus… juvénile dans un hors-d’œuvre brillant, audacieux et colère. Cela ressemble presque à une expédition ! Il y défend le régicide, et y applaudit, en principe, au meurtre de Charles Ier

Certes ! je ne demande pas à Lord Macaulay, le protestant anglais, et qui veut être conséquent en avant comme en arrière aux principes de la Constitution de 1688, d’avoir sur la souveraineté les opinions de Joseph de Maistre, mais pourtant il y a autre chose de plus noble et de plus chrétien, et, si nous sortons de l’ordre sentimental pour entrer dans l’ordre rationnel, de plus mâle et de plus profond à invoquer contre un Roi, même coupable, que la loi du talion et l’utilité, qui composent, à peu près, toute la morale de Lord Macaulay sur cette question et sur toutes les autres. Et ici, ce n’est pas même l’Histoire, pour laquelle il me semble beaucoup moins fait que pour l’analyse des œuvres de l’esprit et leur appréciation, que je reproche à l’écrivain : c’est l’absence de moralité certaine, de cette moralité qui doit être le fond de toute Histoire, et qui, pour cet homme trop anglais, n’est jamais tout au plus que cette espèce de comfort moral que les plus délicats parmi ses compatriotes expriment adroitement du grossier principe de l’utilité !

Et c’est le manque de grande et forte conception morale dans Macaulay qui, bien avant qu’il eût passé avec armes et bagages de la Littérature à l’Histoire, fait déjà le vice principal et radical de sa critique dans les quelques morceaux, admirables sous d’autres rapports, que nous avons de lui, et qui en aurait été, je le crains bien, le vice éternel, en supposant qu’il ne fût jamais devenu, lui, le transfuge de la littérature. Oui ! en morale, il eût toujours, je m’imagine, été sans profondeur. Or, que peut devenir, sans la morale, l’esthétique des nations très civilisées et très intellectuelles ?… Dans son morceau sur Milton, dont je reparlerai encore, car il est le morceau tout à fait supérieur des deux volumes publiés jusqu’à présent, ne définit-il pas l’erreur, comme Milton, du reste (mais si les bêtises des gens d’esprit sont plus grandes que celles des sots, que ne sont pas celles des hommes de génie !), et n’affirme-t-il pas qu’elle n’est rien de plus qu’une opinion égarée, c’est-à-dire, si cela veut dire quelque chose, qu’elle n’est pas le mal absolu qu’implique en soi, pour nous, toute erreur, dans sa quantité déterminée !

C’était bien là, du reste, la pensée que devait avoir sur l’erreur l’écrivain qui, en 1827, tirait l’innocence de Machiavel de la culpabilité universelle de son époque, et qui, en 1833, réduisit cette impudente thèse historique en axiome, quand il dit dans son Robert Walpole, innocenté comme Machiavel et encore mieux, car il était whig : « qu’on ne peut pas blâmer un homme de ce qu’il n’est pas supérieur à son siècle par sa vertu… » Certes ! on est bien aise d’apprendre au moins de ce blanchisseur de Machiavel et de Walpole, que, pour la lessive des hommes les plus sales de sang, de boue et de poison, qu’il y ait dans l’Histoire, il faille aussi peu de savon que cela !

III §

Ainsi, vous le voyez, quoiqu’il ne s’agisse ici que des Œuvres diverses de Lord Macaulay et non de ses travaux spécialement historiques, il n’est pas cependant possible d’écarter cette idée d’Histoire qui revient toujours dans Macaulay, qui le hante, le tente, le possède, et a fini un jour, comme un démon, par l’emporter ! Je l’ai dit déjà, dès les premiers instants de cette pensée qui eût dû rester littéraire, le démon de l’Histoire (ce démon si anglais des faits politiques !) versa toujours trop de biographie, trop de détails inutiles et insignifiants, qui n’éclairent ni l’œuvre qu’on juge, ni l’homme qu’on veut pénétrer, en ces articles qui perdaient par là de leur beauté et de leur pureté de critique, et qui n’avaient pas besoin de ces pieds d’argile pour avoir une tête d’or !

Mais bientôt cette soif britannique de faits politiques s’accrut si fort en Macaulay, qu’il préféra aux grandes individualités littéraires les grandes individualités de l’Histoire, et cela sans cesser d’être un critique encore. Ouvrez, en effet, ces deux volumes, qui certainement ne contiennent pas la moitié des travaux de Macaulay à la Revue d’Édimbourg, et vous trouverez sur onze articles, en totalité, que renferment ces deux volumes, cinq essais entièrement historiques : Les deux Walpole, William Pitt, Lord Clive, Hastings, et Frédéric. Seulement, admirez la besace humaine ! ces cinq essais auxquels Macaulay mit son amour et qu’il crut sa gloire, sont bien tout ce qu’il y a de moins aperçu, de moins approfondi et de moins fortement rendu dans son recueil.

Le Frédéric est tout à fait médiocre. Il n’a pas même été achevé. Le William Pitt accuse les prétentions les plus exorbitantes, et l’une d’elles, c’est d’en faire un whig !… Ce whigisme, qui infecte tout de son poison… innocent, est si insupportable dans Macaulay, que ceux-là — et nous sommes du nombre — qui aiment l’originalité partout et même en Histoire, quoiqu’elle y soit plus téméraire qu’ailleurs, n’ont aucun plaisir de surprise à voir Macaulay couper Pitt en deux, comme l’enfant de Salomon, et en faire deux Pitt très distincts, — l’un d’avant 1792, qui ressemblerait beaucoup à Fox, un Pitt philanthrope, négrophile, amoureux de liberté, presque un quaker, et l’autre d’après 1792, le détestable, celui-là, selon Macaulay, l’esprit brouillé et brouillon, l’emporté, le tory des coalitions !

Quant à Clive et Hastings, les faits y sont et y roulent, exagérés comme le théâtre indien sur lequel ils se produisent avec la grandeur qui leur est propre, mais nous ne voyons ni se bomber ni se creuser ces deux individualités énormes, Clive et Hastings, que l’on peut montrer de deux manières : par le relief ou par l’intaille, selon qu’on est un artiste ou un penseur ! Dans les Walpole, il est vrai, le talent de Macaulay commence d’apparaître, mais ce n’est pas dans Robert, sujet politique et plaidoirie whig, qu’il se montre, c’est dans Horace, sujet humain et littéraire, qui allait aux instincts et au genre de sagacité de ce grand critique littéraire en puissance, mais seulement en puissance, car il y est resté !

IV §

Or, ces instincts de Macaulay qu’il n’a pas assez écoutés, nous en pouvons juger la supériorité et la justesse dans les autres articles purement littéraires. Cependant, ces articles, — excepté le Milton, qui est, comme profondeur d’étude, intussusception et caractérisation du génie d’un poète, de la plus souveraine beauté, — ces articles ne sont pas les plus beaux de la collection de Macaulay, qui écrivit un Milton encore (il ne pouvait, à ce qu’il paraît, s’assouvir de Milton), et un Bacon, et un Byron, qu’on nous donnera plus tard, j’espère. Il y en a un sur Goldsmith, sur Atterbury, sur Bunyan, sur Addison, vu jusqu’au fond de son dernier sourire comme à travers un cristal, — cet Addison, un Voltaire doux et pur, absolument comme Fénelon était un serpent sans venin, — et enfin sur Johnson, ce Samson anglais par la force de l’esprit comme par la force du corps, un grand critique anglais, mais, hélas ! avec ces furieuses maladies anglaises dont je parlais au commencement de ce chapitre, et que n’aurait jamais eues le lumineux bon sens de Macaulay s’il était demeuré fidèle à ses naturelles facultés. L’étude sur Johnson est aussi mâle que son sujet.

Il est évident que l’homme et le talent sont pénétrés par Macaulay à travers tout ce qui ferait rempart pour un autre, et qu’il arrache la personnalité vraie, l’entéléchie, comme dirait Aristote, à cette nature épaisse, têtue, troublée, caverneuse, despotique et méchante, mais géniale au fond et tendre tout au fond ; car il aima sa femme d’un amour divinement fidèle, ce monstre de chair, d’esprit, de mémoire, de scrofules, ce Caliban de tout, qui s’appelle Samuel Johnson ! Johnson et Milton, voilà les deux plus grandes choses du recueil des Œuvres diverses ; mais je ne les comparerai pas, quoiqu’ils soient également compris.

D’ailleurs, Milton n’est pas seul sous le regard de son critique, qui nous fait comprendre son génie en lui donnant pour repoussoir le génie du Dante, c’est-à-dire en mettant, comme Michel-Ange à Saint-Pierre, une difficulté sur une difficulté. Si, comme l’a dit Pascal, plus on a d’esprit, plus on voit de différences entre les choses qui se ressemblent, Macaulay a dû en avoir une fière quantité ce jour-là.

Mais, nous ne le répéterons jamais assez, c’est justement cet esprit-là, qu’il eût dû développer en ne sortant pas de ses voies, que nous regrettons amèrement, comme un bien perdu, en lisant ces Œuvres diverses. Diverses, en effet, et même différentes : supérieures ici, inférieures là, selon les sujets que l’auteur y aborde. Quand le sujet tourne à l’histoire, le talent de Macaulay entre dans l’ombre de ses préjugés d’Anglais, et il y disparaît comme sous une voûte ; mais quand il revient à un homme ou à une question de littérature, son talent reparaît comme par enchantement dans la lumière, et il a sa vraie vie alors ; car l’auteur des Œuvres diverses est fait non seulement par le fond de l’esprit, comme tout le monde, pour la lumière, mais il est fait pour elle par la forme extérieure de sa pensée. Il est travaillé pour être éclatant. Son style a besoin de jour, comme certains tissus faits pour le renvoyer. C’est un déroulement semé d’antithèses, comme celui d’une pièce de velours semée de paillettes qui auraient chacune un feu différent.

L’écrivain, chez lui, l’écrivain dont la force poétique est toujours donnée par la comparaison, a la comparaison surtout ingénieuse, et il la suit longtemps quand il la trouve… En somme, si le critique défaille souvent pour les causes que j’ai dites, l’écrivain se soutient toujours, et c’est ce souci d’être toujours écrivain qui fait de lui un esprit, avant tout, littéraire et inaliénablement tel, alors même que le critique littéraire a disparu dans l’historien à prétention, dans le whig incessamment présent, dans l’utilitaire, dans le scholar ; car il est resté scholar aussi, d’habitude intellectuelle et même quelquefois de langage, cet homme qui n’a pas, malgré une force incontestable, su rompre ces emmaillottements !

Certes ! tout ce que j’ai exposé dans ce chapitre n’a pas changé l’opinion que j’exprimais en le commençant. J’ai nié le critique complet, absolu, décisif, celui dont Macaulay, en se réduisant à n’être que critique, eût peut-être réalisé l’idéal ; mais je n’ai pas nié le critique fragmenté, inachevé, le critique par moments, par éclairs, par percées, qui est ici et qui est le vrai Macaulay de la Gloire et de la Postérité. L’autre, l’historien de Jacques II et de Guillaume III, n’est que celui du Parlement.

V31 §

Les Essais littéraires ne sont qu’une partie des Essais de Lord Macaulay. Il en est d’autres, que M. Guillaume Guizot a aussi traduits, sous le titre d’Essais historiques et biographiques. On sait, d’ailleurs, que le mot essai n’a pas en Angleterre le même sens qu’en France, où un homme qui s’essaie à faire quelque chose et qui, par modestie, appelle, la chose qu’il a peut-être manquée un essai, ne se nomme point un essayist. En France, un homme qui a manqué son coup ne s’appelle jamais qu’un homme malheureux…

Or, l’essayisme anglais n’est pas une infortune. C’est une spécialité, et cela peut être une gloire. C’est la plus libre et la plus noble des formes que la Critique puisse revêtir. Il consiste à prendre un livre quelconque et à exécuter sur ce livre autant de variations qu’on en peut avoir dans l’esprit, comme un instrumentiste habile en exécute sur un thème qu’il n’a pas créé. C’est un genre, sinon inventé par les Anglais, — car nous avons Diderot, qui fut quelquefois, à son insu, un essayist, — au moins très illustré par les Anglais, et entre eux tous par Lord Macaulay, dont le plus glorieux titre, parmi tous ses titres, sera d’avoir été le premier essayist de la première Revue du monde, la Revue d’Édimbourg.

Ce fut là son premier mot en littérature, et ce fut son meilleur. Rien depuis, dans sa vie, n’a valu ce premier cri de la vocation. Macaulay est certainement un des plus grands critiques du xixe siècle, en Europe, et je dirais même qu’il est le plus grand, s’il n’avait pas été historien. L’historien qu’il a voulu être a imprimé souvent au talent radieusement impartial du critique une grimace passionnée et déjà vieillotte ; car cet historien n’est jamais qu’un whig. Je sais bien qu’il y a les historiens immortels de la nature et de l’espèce humaine à travers les formes accidentées des peuples, et ceux-là ne font jamais grimacer l’impartialité de l’esprit ; mais il y a les historiens des partis qui passent et qui demain ne seront plus, et malheureusement c’est parmi ces derniers que Macaulay alla perdre la sérénité de sa pensée et la bonne humeur de son génie.

L’auteur du Guillaume III et du Jacques II, qui n’est, après tout, que l’avocat très instruit, très ardent et aussi retors que s’il était froid, d’un parti, avait mieux à faire, pour l’état de services de sa gloire, qu’une histoire qui pourrait bien n’être, au fond, sous des formes larges et décevantes, que le plus éloquent des pamphlets. En obéissant à sa nature, qui était un superbe et fécond tempérament littéraire, Macaulay aurait multiplié des œuvres semblables à ces Essais qu’on a eu raison de mettre à part des autres, gâtés par la politique qui s’y mêle. Or, s’il n’eût pas gagné à cela d’être Lord d’Angleterre, il n’en eût pas moins été partout Lord de la Critique, puisque « Lord » signifie « Seigneur ».

VI §

Je ne connais personne, en effet, quand j’y regarde avec attention, qui soit plus fort que Lord Macaulay en critique littéraire, dans un temps que les critiques, assez intéressés à la chose, vantent plus pour sa critique que pour ses inventions. Si peu que je sois de cet avis, quand je pense à des inventeurs comme Walter Scott, Lord Byron, Chateaubriand et Balzac, qui furent tous, je crois, du xixe siècle, je n’en confesserai pas moins que la Critique a pris dans notre temps des proportions qu’on ne lui connaissait pas il y a un siècle, et que Macaulay, par exemple, puisqu’il s’agit de lui, n’a pas peu servi à l’arracher à l’affreux pédantisme dans lequel elle rampait, le long des œuvres du génie.

Demandez-vous ce qu’était la Critique du temps de Johnson, en Angleterre ? Demandez-vous ce qu’elle était, en France, du temps de Boileau et même de Voltaire, critique dans son Commentaire sur Corneille ? Vous rappelez-vous cette lourdeur et tout ensemble cette superficialité ?… Vous la rappelez-vous, ce vieux bas-bleu, qui invoquait sans cesse et sans foi Aristote, Longin, Quintilien, et marquait les fautes contre les règles, et quelles règles ! et contre le goût, et quel goût ! et qui croyait avoir tout fini de son intéressante besogne, quand elle avait poinçonné et plombé un livre ; car voilà ce qu’ils étaient tous, les critiques d’alors : des poinçonneurs et des plombiers !

Avant que madame de Staël, comme fécondée par je ne sais quel mystérieux pollen littéraire, écrivît son livre De l’Allemagne, qui se doutait que la Critique, avec ses œillères, pût relever son front, laborieusement abaissé vers les œuvres dont elle avait à rendre compte, et regarder autour d’un livre, — au-dessus, — à côté, — pour mieux le comprendre et le voir ?… Qui se doutait, du temps de ces animaux qui ont bien dû s’appeler Bossut ou Le Batteux, que la Critique pût, comme la Poésie, avoir des ailes ? Qui se doutait qu’elle pût monter à une hauteur où jamais on ne l’avait vue, et d’où, grâce à Dieu ! elle ne descendra jamais plus ?

Personne ne s’en doutait. Personne n’en avait la pensée. Aussi, quand les premiers articles de Macaulay parurent, vers 1823, dans cette Revue d’Édimbourg qui fit jaillir les Revues du sol, par toute l’Europe, comme Pompée se vantait de faire jaillir de terre, d’un seul coup de pied, des soldats, on s’étonna, on fut charmé de ces articles substantiels et légers qui n’étaient plus de la critique par pieds, pouces et lignes, appliquée à plat sur un livre comme la mesure d’un tailleur sur le corps d’un homme, mais qui semblaient toute une atmosphère dilatée autour de ce livre et chargée de toutes les influences dans lesquelles on le retrouvait ! Jusque-là, si quelque chose d’analogue avait été tenté en Angleterre ou en Allemagne, rien de si parfait, de si net, de si plein et en même temps de si rapide, n’avait été réalisé.

Macaulay devint un modèle, et chacun essaya de faire du Macaulay, sans en rien dire, et avec ses facultés personnelles. Cette forme élargie et flottante de la Critique moderne, qui, à propos d’un ouvrage à serrer dans son étau, peut embrasser le monde tout entier, cette forme qui n’était plus le livre et qui n’était pas non plus l’article de journal, était née. Tout ce qui écrivait voulut écrire dans cette espèce de rhythme, oserai-je dire, dans cette forme équilibrée et docte où le critique pouvait se montrer aussi grand à sa manière que l’homme qu’il critiquait s’était montré grand à la sienne, et créer à son tour, comme l’homme dont il jugeait l’œuvre avait créé.

VII §

Ainsi, Macaulay n’est pas seulement un homme de talent qui se lève tout à coup dans le xixe siècle, et qui, plus heureux que les hommes de talent ne le sont d’ordinaire, y prend sa place sans attendre, c’est de plus une influence certaine dans l’histoire de la Critique et de ses progrès. Inventeur ou non de la forme dont il s’est servi, il s’est joué dans cette forme avec tant d’aisance et de grâce, qu’il en a démontré, en s’y jouant, toute la supériorité.

C’est par là qu’il marqua incontinent et sans conteste, et c’est par là qu’il restera. Doué de l’imagination la plus opulente, qui saisit et reproduit avec éclat toutes les analogies et toutes les différences, puissant par la vaste étendue de l’esprit et par une étendue non moins vaste de connaissances, Macaulay pourrait être regardé comme un critique complet s’il avait le jugement souverain, qui est le coup de hache définitif et mérité par lequel le critique ressemble à l’homme d’État, et dont l’un ne peut pas plus se passer que l’autre. Mais il est de la nature des esprits très étendus de ne pouvoir conclure, empêchés par le nombre de choses qu’ils voient ; et tel est le seul défaut qu’en cherchant bien on peut trouver à la cuirasse de Macaulay, lequel n’en demeurera pas moins à la tête des critiques de cet âge, qui, tous, sceptiques en plus ou en moins, n’ont pas l’ensemble de ces fortes, saines et brillantes facultés que nous montrent, parce qu’ils nous les montrent presque sans alliage, les Essais littéraires.

Je dis : presque. J’aurais voulu dire : tout à fait. L’historien, le protestant, l’Anglais, ces trois vivants préjugés, qui ont mêlé tant de fois, en Macaulay, leur triple personnalité intéressée et turbulente à l’impersonnalité du critique, apparaissent encore dans cet article sur Southey, que M. Guillaume Guizot aurait pu retrancher de ces Essais purement littéraires. Seulement, Macaulay y paraît aussi sous un jour si neuf, son sarcasme et sa grandiose insolence s’y ajustent, avec tant de proportion, à la bêtise de Southey, cette tête épique, dont la bêtise fut quelquefois comme la tête, que la légère inexactitude de M. Guizot dans sa classification, il n’est pas difficile de la pardonner.

Excepté, en effet, cet article sur les entretiens politiques de Robert Southey, le lauréat et le tory, les autres articles du volume sont choisis avec discernement par l’excellent traducteur, qui a si lumineusement pensé en mettant dans un cadre spécial le critique, que les Miscellanées publiés à Londres avaient placé pêle-mêle avec l’écrivain politique et que la traduction d’Œuvres diverses de Macaulay, faite de compte à demi par Amédée Pichot et par Forgues, avait également confondus.

Nous avons exprimé déjà notre regret de voir une misérable préoccupation politique tacher la pureté littéraire d’un travail aussi magnifique que l’article consacré à Milton, par exemple, et l’espèce d’irritation que nous eûmes la faiblesse d’en ressentir. Hélas ! plus on admire, c’est comme plus on aime ! Notre admiration pour les grandes et quelquefois charmantes qualités du critique de la Revue d’Édimbourg se changeait en colère, parce qu’il ne restait pas toujours dans le jour seyant à son talent, parce qu’il semblait faire défection à ses propres facultés en faisant défection à la littérature, et qu’il troublait, en introduisant la politique dans son œuvre, le jugement qu’on devait en porter.

VIII §

Eh bien, voici qui n’arrivera pas pour les Essais littéraires traduits et publiés par M. Guillaume Guizot. À l’exception de celui-là que je viens de signaler, ils sont tous bien parfaitement littéraires. Ils ne sont pas, certes ! aussi nombreux que je le voudrais ; mais, tels qu’ils sont, ils donnent une idée suffisante de la valeur et de la portée de Macaulay comme critique et comme écrivain. L’Histoire de la Grèce par Mitford, — les Orateurs athéniens, — le Dante, — Pétrarque, — John Bunyan, — les Poètes comiques de la Restauration, — Dryden, — Goldsmith, — la vie de Lord Byron par Thomas Moore, sont des sujets dans lesquels Macaulay a pu déployer toutes les ressources de sa pensée et de son style. Intérieur et extérieur, également embrassés, de l’ouvrage qu’il veut faire connaître, influences subies ou repoussées, époques reproduites à grands traits, individualités pénétrées, manière toute-puissante et presque magique de grouper les faits dans laquelle il est passé maître, vues ingénieuses et profondes, preuves historiques resplendissant d’exemples à l’appui de ses opinions, et, quand il n’est pas dans la vérité absolue, mirages historiques si bien faits que les plus savants peuvent y être pris, voilà les forces vives du genre de critique qui est la gloire de Macaulay !

Cette critique qui le prend de haut ne ressemble nullement, je l’ai dit déjà, mais il faut insister, aux critiques étroites, microscopiques et pointilleuses, qui se collent le nez sur leur sujet pour mieux le voir. Mais elle tourne largement alentour, et en tournant l’entoure de cercles redoublés de lumière. Elle n’est point cette abeille… de l’Hymette, si vous le voulez, qui introduit délicatement sa trompe dans le cœur d’un livre à travers le dos de l’auteur et qui laisse dans la blessure assez de miel pour l’empoisonner. Sans haine et non pas sans amour, elle est loyale, aisée, sincère, sans dogmatisme et sans aridité, d’un épanouissement de talent singulier, d’un feuillu d’idées le plus riche, de la verve la plus animée et cependant la plus soutenue !

Drapée de comparaisons merveilleuses et qui sont bien plus que des images, car ce sont presque des tableaux, cette critique savante, éclatante, artiste, ornée sans être surchargée, orientale d’éclat, comme un châle de Cachemire semé d’arabesques, a le bon sens aussi, qui mêle sa solidité aux splendeurs de sa trame… Je ne sais pas de quelle race descend Macaulay, mais il a ce bon sens normand qui vainquit à Hastings, et qui s’est coulé, pour les calmer, dans les veines saxonnes de la sanguine Angleterre.

Au milieu d’aperçus si brillants qu’ils semblent parfois des paradoxes, comme, par exemple, le passage de l’article de Dryden, qui tout à la fois éblouit et navre, sur le peu de nécessité des grands hommes, Macaulay a des étreintes impitoyables de bon sens et parfois des simplicités pleines de force, qui résument et finissent tout d’un trait, comme quand il dit de Lord Byron ces quelques mots faciles à trouver, dirait-on, mais qui ont détendu d’un seul coup tous les arcs du Cant et de la Calomnie bandés contre l’immoralité du grand poète : « Lord Byron n’a pas été plus coupable qu’aucun autre homme qui ne vit pas bien avec sa femme. » Peut-on dire plus simple, plus profond et plus vrai ?…

Du reste, pour bien faire apprécier cette grande entente des choses et cette grande manière de les exposer et de les discuter qui distinguent particulièrement l’éloquent essayist de la Revue d’Édimbourg, il faudrait donner des passages entiers des Essais que M. Guillaume Guizot a traduits avec un si rare sentiment des beautés de son auteur, et les limites de ce chapitre ne nous permettent pas des citations si nécessaires. Il vaut mieux renvoyer au livre lui-même, qui ne nous offre pas seulement le dessin d’une forme littéraire qui a élevé la Critique à une puissance nouvelle, mais qui, de plus, nous fait toucher la personnalité vivante de l’écrivain, si souvent intangible dans les traductions ! Or l’écrivain est, dans Macaulay, supérieur encore au critique. Le critique peut se tromper et défaillir, mais l’écrivain, lui, ne défaille jamais et rend toujours notre imagination heureuse. Comme la plupart des grands écrivains, Balzac excepté, notre Balzac du xixe siècle, Macaulay a commencé d’écrire en vers pour apprendre mieux à écrire en prose, et du poète insuffisant il est sorti un grand prosateur ! C’est ce prosateur que la traduction de M. Guillaume Guizot nous révèle si justement, et auquel nous n’avons, en France, parmi nos meilleurs écrivains de journaux et de revues, personne à comparer exactement et à opposer.

IX §

C’est un écrivain du plus grand talent, mais ce n’est pourtant pas, comme Thomas Carlyle, ce qu’on peut appeler un écrivain de génie, et je lui ferai même avant de finir deux reproches (littéraires tous deux !) qui atteignent, tous les deux, la vie de son style et son originalité. Macaulay a le défaut littéraire anglais. Il est scholar toujours, nous l’avons dit plus haut, même quand il est le plus inspiré, quand il se croit le plus genuine, quand il veut rester le plus lui-même. Il sent toujours plus ou moins le collège de la

Trinité de Cambridge où il fut si brillamment élevé. Pas plus qu’une foule de ses plus illustres compatriotes, il ne put effacer jamais la trace de cette main de l’Université sur sa tête que je retrouve encore avec tant de dépit sur les cheveux bouclés et la tête révoltée de Byron.

Mais, s’il a été victime dans son talent de son éducation anglaise, il l’a été bien autrement dans sa fortune. Macaulay a eu le malheur d’être toujours imperturbablement heureux, et ce bonheur, qui est toujours allé en montant comme une Pyramide, l’a empêché d’avoir dans son talent l’accent qui vient des entrailles, l’intonation des plus puissantes mélancolies. Né d’un père très riche, il débuta par le coup de tonnerre de son article sur Milton dans la Revue d’Édimbourg, qui ouvrit toutes les portes à son ambition éveillée. Lui qui n’était pas le fils d’un ministre comme Pitt, on le vit, bien jeune encore, à la Chambre des Communes, et commissaire dans l’Inde deux mois après. Nommé, quand il revint, par Lord Melbourne, secrétaire de la guerre, de 1839 à 1841, il fut institué par Lord Russell quartier-maître général de l’armée et recteur de l’Université de Glasgow. Enfin il fut créé baronnet comme Walter Scott, et pair d’Angleterre à moitié de sa vie, ce que ne fut pas ce vieux génie de Walter Scott, qui se coucha sans ce manteau dans la terre ingrate de son pays !

Le seul malheur de la vie de Macaulay fut sa mort prématurée ; mais ce malheur-là, qu’il ne vit pas venir, ne put avoir aucune influence sur son talent, qu’il fallait que la vie meurtrît pour lui donner ses teintes les plus touchantes ! On dira : « C’était un critique » ; et je le sais bien. « Ce n’était pas un romancier, un poète, un homme d’imagination pure » ; et je le sais bien encore. Mais il avait désemmaillotté la Critique de ses bandelettes de momie ; il l’avait conçue et réalisée aussi vivante et aussi animée que l’Art ! Sous sa main, elle était devenue humaine ; elle écoutait aux portes du cœur ; et pas de doute que si son cœur, à lui, avait souffert, si la destinée lui avait fait goûter à ses savoureuses amertumes, si la divine Marâtre qu’on appelle la Douleur lui avait mis au front ce baiser mordant qui le féconde, pas de doute que comme critique même (comme écrivain, ce n’est pas douteux), il aurait été plus profond et plus grand… L’homme n’est jamais assez intellectuel pour pouvoir se passer de sentiments, et les plus forts sont les sentiments blessés. Les plus beaux génies, ces fleurs pourpres qui s’épanouissent dans le cerveau, ont leurs racines dans le sang de nos cœurs, et ce que les Livres Saints appellent : « le sel de la sagesse », n’est probablement que le sel des pleurs que nous avons répandus !

G.-A. Lawrence32 §

I §

Pendant que Dickens, le populaire et vulgaire Dickens, semble avoir, comme la société elle-même, transformé les anciennes conditions du Roman dans ce glorieux pays du Roman, l’Angleterre, voici tout à coup un nouveau romancier qui s’élève et qui, méprisant ce qu’on dit des genres épuisés, ne craint pas de revenir à ce vieux roman de high life que ceux qui l’ont écrit le mieux, comme Bulwer, par exemple, ont depuis longtemps abandonné. En effet, impossible de s’y méprendre ! malgré les qualités les plus fortes mises à la place des plus fines, Guy Livingstone ou À outrance est un roman de high life, ni plus ni moins que Pelham.

C’est dans le high life pur, incompatible, sans aucun mélange, aux habitudes duquel il appartient par sa naissance et ses relations, que Georges-Alfred Lawrence a fait mouvoir les personnages de son livre et concentré ses observations. M. Bernard-Derosne, le traducteur de Lawrence, nous a donné sur son auteur une note que je trouve un peu sèche. Selon cette note, qui n’est pas assez une notice, Georges-Alfred Lawrence serait un brillant officier, très aristocratique d’origine et de fortune, aimant la chasse, les armes, les chevaux, qu’il monte lui-même sur le turf, et « ayant gagné un grand nombre de steeple-chases ». C’est entre deux de ces courses, probablement, qu’il aura écrit ce premier roman de Guy Livingstone, publié d’abord à la mode anglaise, sans nom d’auteur, et dans lequel il a montré une vaillance de talent qui ressemble fort à la vocation la plus déterminée.

M. Bernard-Derosne a fait aussi précéder la traduction du roman dandy de Lawrence d’une appréciation du dandysme par Émile Montégut, assez vigoureuse pour compromettre cet écrivain à la Revue des Deux-Mondes, ce journal du pédantisme bourgeois, où, comme l’on sait, les dandys sont peu en honneur… Dandy lui-même pour le compte de son auteur, M. Bernard-Derosne nous assure que Guy Livingstone a été écrit en « vingt-sept jours » et sans « autre but que l’envie de se distraire ». Mot bien nonchalant pour une chose si intense ! Je ne suis pas de ceux qui pensent que le temps ne fait rien à l’affaire. Vingt-sept jours !… Cette distraction est une autre course. Seulement, nous souhaitons à Lawrence que de telles distractions soient désormais sa vie, et que tout ce qui fut jusque-là sa vie ne soit plus que ses distractions !

Il y a, en effet, ici, révélation d’un talent que l’orgueil sardanapalesque du dandysme ne doit pas laisser sans la culture qui lui convient et sans les développements qui peuvent le conduire jusqu’à la magnifique puissance du chef-d’œuvre. Après avoir lu ce mâle début de Lawrence dans l’observation du cœur humain et de la vie des classes élevées en Angleterre, je suis convaincu que je tiens là — non pas entièrement venu, mais très apparent déjà, — un maître dans l’ordre du roman, et, s’il n’a pas la conscience de cela, il faut que la Critiqué la lui donne. Il faut que la Critique, en lui signalant ses facultés, lui apprenne quels sont ses devoirs. Il a mieux à faire à présent qu’à sauter des barrières ou à se regarder dans ses uniformes, comme Georges Brummell quand il était dans les hussards.

Une fois qu’il fut bien sûr de son génie, Lord Byron ne tira plus que douze coups de pistolet par jour et sut, à un pas près, le nombre de temps de galop qu’il exigeait de son cheval le long de la mer de Venise. Et cependant l’admiration que nous avons pour le grand poète saigne dans nos cœurs quand nous voyons, en ses Mémoires, cette glace d’une magique beauté mais qui nous l’a tant rapetissé en le réfléchissant, qu’il eût pu, s’il avait voulu, arracher encore aux riens de son existence de dandy assez d’heures pour achever le Don Juan, ou pour nous écrire quelque autre poème comme Lara ou le Giaour.

II §

Et j’écris, non sans dessein, ce nom de Byron, que j’aime d’ailleurs tant à écrire, car je ne crois pas qu’aucun nom puisse jamais exercer plus d’empire que celui-là sur l’esprit de l’auteur de Guy Livingstone. Inspiration ou imitation, mais imitation qui par sa spontanéité vaut nature, l’auteur de Guy Livingstone est un byronien incontestable, et c’est peut-être le plus byronien des écrivains que, depuis la mort de Byron, ait produits l’Angleterre. Il a réellement, si on veut bien y prendre garde, du grand poète de Childe Harold et du Don Juan dans les facultés. Comme Byron, c’est un fils de la Bible, — de cette Bible qui est le fond de tous les grands génies anglais sans exception, tandis qu’elle n’a été chez nous que le fond du génie de deux hommes. Il est vrai que c’étaient Racine et Bossuet.

Comme Byron, Georges Lawrence a le rire gastralgique et saccadé dans lequel tombent les larmes et qui les dévore, et cette passion infinie qui fait trembler le feu de l’esprit dans des plaisanteries désespérées et qui ressemble à une pâmoison de la flamme ! S’il n’est pas poète, comme Lord Byron, par l’instrument, le rhythme, la langue ailée, le charme inouï et mystérieux des mots cadencés qui rendent fous de sensations vives les esprits vraiment organisés pour les vers, il l’est par l’image, le sentiment, le frémissement intérieur qu’il éprouve et qu’il cause, et ces dons immenses doivent un jour en lui s’approfondir et se modifier ; mais pour le moment ils n’y sont point purs et sans écume. De grands défauts s’y mêlent et les ternissent, des défauts que n’avait pas Byron et qui étonnent d’autant plus dans Lawrence, qu’ils l’abaissent également dans son talent et dans son dandysme, lui qui est de la même race que ses types et que ses héros !

Croirait-on, en effet, si le roman de Guy Livingstone ne l’attestait à toutes ses pages, que le vigoureux byronien dont nous venons d’indiquer les parentés intellectuelles avec l’immortel auteur du Don Juan et du Childe Harold, n’a pas eu assez de sa propre personnalité ou même d’indépendance pour s’affranchir du joug qui pèse sur tant d’esprits anglais, je veux parler de cet horrible pédantisme des Universités anglaises, auprès duquel le pédantisme de la nôtre est presque d’une élégance légère, et qui nous gâte jusqu’au génie d’hommes aussi éloquents que le furent Burke et le grand Chatham !

Les Vadius anglais sont des Vadius sterling. Georges-Alfred Lawrence a été certainement un des scholars les plus distingués de l’Université d’Oxford, — et j’en suis bien aise pour sa famille, qu’un tel succès a dû ravir, — mais il est resté incommutablement scholar depuis qu’il est sorti d’Oxford, et j’en suis fâché pour son talent que j’aime et dans lequel personne ne met plus d’espérances que moi. Tout artiste qu’il soit, tout expert des choses de la vie qui font main-basse sur nos affectations et élèvent un homme à la simplicité, tout grandement ou profondément passionné qu’il puisse être, l’auteur de Guy Livingstone porte au milieu de son talent et de son dandysme, que je ne veux point séparer, la tache d’un pédantisme qui, dans le pays du cant sous toutes les formes, est un véritable cant intellectuel. Or, toute hypocrisie est toujours gauche. C’est sa punition. Tout masque est lourd.

Le latin, le grec, les comparaisons classiques, et toutes ces choses bonnes quand elles font chair et sang avec notre pensée, ne disparaissent pas dans Lawrence en cette assimilation toute-puissante d’où jaillit le talent dans toute sa vierge originalité. Et c’est ainsi que fait pour être original quand il sera plus mûr, il manque, par la faute d’une culture dont il semble avoir la prétention, cette qualité suprême, et qu’il traîne presque un ridicule derrière son idéalité.

Car il est idéal ! Et voilà pourquoi, ne fût-il que cela, il faudrait l’aimer et l’applaudir. L’auteur de Guy Livingstone est idéal de sentiment et d’expression, de société et de caractère, dans un temps où nous nous mourons du mal de cœur de la réalité, qu’on nous donne pour l’art ou la vie ; il est idéal parce qu’il est un byronien d’abord et ensuite un dandy, préoccupé, comme tout dandy, de la beauté des attitudes de son orgueil ; il l’est encore parce que tous les caractères de son roman sont pris dans un milieu humain et social exceptionnel, parce que le high life est la vie des classes supérieures, qui valent mieux que les autres de cela seul (comme le mot le dit) qu’elles sont au-dessus.

Émile Montégut l’a très bien montré dans l’excellent fragment dont M. Bernard-Derosne a fait la préface de sa traduction. Quelle différence entre Guy Livingstone et les autres romans contemporains, et surtout ceux-là (il faut le dire) qui se publient dans notre pays ! Ici, dans ce livre, où tout palpite haut, que nous sommes loin des tapis francs, de la Bohême, des cabotines, des drôlesses aux camélias et des demi-mondes ! Au moins, si les caractères créés par l’auteur de Guy Livingstone sont coupables, leurs fautes ou leurs crimes ont de la grandeur. S’ils n’ont pas cette moralité qui est le dernier degré de l’art et de la difficulté pour un romancier ou un poète, car l’homme qui se cherche dans tout ne s’intéresse guères à ce qui est irréprochable, au moins leur idéalité est-elle à moitié chemin de cette moralité, presque impossible à introduire dans un roman ou dans un poème sans le plus rare et le plus incroyable génie ; car Richardson lui-même, qui a créé Lovelace, a raté Grandisson !

III §

De plan et de combinaison, le roman de Lawrence a la simplicité d’une biographie. Guy Livingstone est un Anglais de ce temps, que le romancier prend à l’Université et suit jusqu’à sa mort, laquelle arrive de bonne heure et en pleine jeunesse. L’existence si courte de Guy Livingstone se compose des événements les plus ordinaires. Il n’y a certainement pas un gentilhomme dans tous les comtés de l’Angleterre dont la vie, dans son ensemble, ne pût ressembler à la sienne. La vie de Livingstone est la vie de tout le monde, à sa hauteur sociale. Nulle aventure n’y prend aux cheveux le lecteur et ne l’enlève. L’aventure, l’extraordinaire, c’est lui-même… Les faits extérieurs, pour un homme comme Lawrence, qui n’écrit que pour ses pairs, les faits extérieurs de toute destinée sont assez peu de chose, et il ne doit y avoir que des idées et des sentiments.

Lawrence, le byronien, ne l’est pas seulement que par l’expression et le sentiment : il l’est jusque dans la conception de ses personnages. Guy Livingstone est un de ces héros de Lord Byron, aussi faciles à reconnaître maintenant que les héros d’Homère, mais de ceux-là — car il y a deux familles de héros en Lord Byron — chez lesquels l’action domine la pensée. Guy Livingstone est le frère du Giaour, de Lara, de Conrad le Corsaire, moins coupable sans doute que ces sombres figures de la Force blessée au cœur et qui continuent de vivre avec la fierté de la Force jusqu’au moment où, d’un dernier coup, Dieu les achève… C’est un héros de Lord Byron resté au logis (at home), dans son ordre social, qui a été très bon pour lui et qui lui a donné à peu près tout ce que l’ordre social peut donner : la naissance, la fortune, l’éducation, les relations, tout ce qui s’ajoute à la force individuelle dans un pays où l’ordre social est si bien fait qu’un homme s’y dira, avec la certitude qu’on n’a jamais ailleurs, dans les pêles-mêles que l’on prend pour les sociétés : « Je nais ici, et c’est là que je puis mourir. »

Comme les héros de Lord Byron, Guy Livingstone est un de ces Puissants taillés pour l’Histoire, et qui les jours où l’Histoire se tait, — car il y a de ces jours-là dans la vie des peuples, — débordent de leur colosse inutile le cadre de la vie privée. Tel est cet officier qui n’a pas trouvé l’occasion de faire la guerre, et qui dépense dans la fureur des steeple-chases une force de corps samsonienne et une force de courage égale à la force prodigieuse de son corps. Ce Richard cœur de lion et articulation de lion, qui n’a pas, lui, les immensités d’une Croisade, comme les lions ont pour leurs bonds terribles les immensités du désert ; ce Plantagenêt civilisé, idéal de cette société mélangée de Saxon et de Normand qu’on appelle la société anglaise, mais bien plus Anglais de race et de physique que les héros de Lord Byron, dont le défaut peut-être est de n’avoir pas assez de physionomie historique ; Guy Livingstone a cependant, comme les héros de Byron, ce charme de la goutte de lumière dans l’ombre et d’une seule vertu parmi plusieurs vices qui a toujours ensorcelé l’âme des hommes et qui l’a transportée d’enthousiasme, bien plus, hélas ! que l’étendue de la lumière complète et que la pureté de toutes les vertus…

Guy Livingstone, le dandy orgueilleux, l’âme invulnérable, le buveur qui eût vidé, sans seulement sourciller, la coupe d’Hercule, n’a été dressé sur sa base d’acier par son inventeur que pour mourir de désespoir sous le simple refus de pardon d’une femme aimée et offensée ! Et cette force, qui fait trembler, mourant comme meurent ici-bas la fidélité et la tendresse, quand on les a une fois blessées, a suffi pour l’intérêt du livre de Lawrence et pour lui amener, captivées, toutes les imaginations.

Voilà pourtant la simple donnée de ce roman de Guy Livingstone, mais que son auteur a poussée à outrance, comme le dit le second titre de son livre et très justement ; car l’outrance y est sous toutes les formes, aussi bien dans la force violente ou stoïque que dans la délicatesse, puisque les sentiments délicats y font mourir ! aussi bien dans les peintures que sait oser une imagination si sauvagement amoureuse de l’énergie que dans la conception des autres personnages de ce roman, de si grande proportion humaine, et qui mêlent leur destinée à celle de Guy Livingstone. L’auteur ne s’est point épuisé dans le rendu prodigieux de la force physique et morale, de la force complète de son héros. À côté de Livingstone, le Titan des Titans, il y a des géants de sa race qui ont comme lui des douleurs grandioses, des indolences superbes, des mépris pour ce qui les dévore, et qui mettent en action, et quelle action ! à tout propos, les vers sublimes du poète : « Un soupir pour ceux qui m’aiment, un sourire pour ceux qui me haïssent, et, quel que soit le ciel au-dessus de ma tête, un cœur prêt pour tous les destins ! »

Lawrence a cela de particulier dans le talent qu’il ne procède pas par contrastes, cette chose facile, et qu’il se sent assez robuste pour mépriser les ressources de l’antithèse. Dans cette société de dandys qui ont six pieds de haut et qu’il nous peint, Georges Lawrence nuance la force ; mais une seule fois, exceptionnellement, il a opposé à toutes les riches nuances de la force, à toutes ces exaspérations ou extinctions de l’écarlate sur de l’écarlate, une faiblesse et le contraste d’une pâleur, et c’est quand il a fait raconter toute cette vie de Guy Livingstone à un pauvre camarade de collège, chétif et souffrant, qui la regarde et l’admire du fond de la sienne et de sa faiblesse. Heureuse mise en scène du roman ! qui en augmente l’idéal par la situation de celui qui le raconte : car l’idéal, c’est le plus souvent l’impossible. Mais, excepté le rhapsode tremblant et débile de cette épopée de la force, il n’y a personne qui tranche en faiblesse sur cette force à outrance, et les femmes elles-mêmes s’y raccordent aux autres personnages de l’histoire avec la plus étrange vigueur.

Il y a deux femmes, en effet, dans Guy Livingstone, les deux femmes éternelles qui sont partout, dans toutes les œuvres humaines, quelque nom qu’elles portent ; les deux types primitifs, dont les autres femmes ne sont jamais, plus ou moins, que les divers mélanges ou les dégradations… Il y a la Provocante terrible, le démon charmant, l’Astarté, et en vis-à-vis, pour le combat qui doit la tuer, la Pudeur fière, l’Amour profond, celle qui presque toujours, dans sa lutte contre l’autre, doit mourir… L’auteur de Guy Livingstone n’a pas inventé, en fait de femmes, quelque combinaison nouvelle de caractère ; mais son invention, c’est son intensité. Les deux femmes qui créent, par l’antagonisme de leurs sentiments, le drame de son livre, il en a monté les qualités et les défauts jusqu’à cette note suraiguë qu’il appelle l’outrance, cette outrance que vous retrouvez jusque dans le dénoûment si peu attendu d’un pareil livre, où un colosse de l’énergie et de l’orgueil de Guy Livingstone finit par se transformer jusqu’à subir patiemment et sublimement le plus cruel outrage, sous l’empire des sentiments les plus nobles et les plus doux de la nature humaine : le respect de la parole donnée, le repentir et la fidélité dans l’amour.

IV §

Tel est pourtant le dénoûment fort peu prévu, mais non inconséquent, du livre de Georges-Alfred Lawrence, de ce livre si profondément anglais jusqu’en sa conclusion, mais dont la conclusion est bien mieux qu’anglaise, puisqu’elle est chrétienne. J’ai dit plus haut que l’auteur de Guy Livingstone était, comme tous les grands écrivains de son pays, un fils de la Bible, qui est la magna parens de tout ce qui est supérieur en Angleterre. La Bible, — cette éducation de l’Angleterre, ce livre grand et terrible où le Dieu jaloux frappe Satan, l’autre jaloux, — la Bible a empreint pour jamais l’imagination anglaise de sa grandeur et de sa terribilité, et c’est elle que je vois rayonner de son feu sombre et âpre aussi bien dans Richardson, qui a fait Lovelace, que dans Milton, qui a fait Satan ; aussi bien dans ce nouvel écrivain qui ajoute dans Livingstone une grande figure à ces grandes figures aimées et hantées par l’imagination de son pays, que dans ce Byron dont il est l’enfant intellectuel.

On a appelé avec beaucoup de raison l’école de Byron satanique, mais tous les grands poètes sont sataniques en Angleterre, et Lawrence, qui a certainement beaucoup du poète dans le talent, mais qui est plus spécialement un moraliste, a été satanique aussi dans son Guy Livingstone. Seulement, à la conclusion, chose étonnante ! le byronien s’est brisé tout à coup, et le biblique, le Juif à la tête dure qu’il y a toujours plus ou moins au fond de tout Anglais, a disparu entièrement pour faire place au chrétien qui se trouve si peu dans l’imagination anglaise ; car, après tout, le génie du chrétien, c’est l’humilité ! Guy Livingstone, ce Samson, victime de sa force comme l’autre Samson ; Guy Livingstone, ce dandy héroïque, qui efface d’un trait tous les dandys connus dans l’histoire des mœurs de l’Angleterre, finit par la douceur de l’humilité sous la plus mortelle injure, parce qu’il a promis à la femme qu’il a aimée et perdue d’être doux, et qu’il veut la revoir dans le ciel !

L’homme qu’il a offensé (le frère de sa bien-aimée) le soufflette avec son gant, et, quoiqu’il soit à l’heure de mourir, le Samson anglais n’a pas la tête tondue par Dalila, ni les yeux crevés par les Philistins. Son cheval lui a cassé les reins, il est vrai, mais il a encore des bras terribles, des bras auprès desquels les bras de Rob-Roy ne sont que des fuseaux, et cependant le lion outragé ne rugit même pas et ne fait entendre qu’une parole, non de pardon, mais qui demande pardon ! Il peut briser l’offenseur, et il l’épargne, lui qui n’a jamais rien épargné. Eh bien, voilà un sublime nouveau introduit dans la littérature anglaise, et l’honneur de Georges-Alfred Lawrence sera de l’y avoir mis. Dandie ou puritaine, la littérature anglaise n’est jamais que la littérature de l’orgueil. Le Satan de Milton ne se repent point, ni Lovelace non plus, ni les héros de Byron, ni personne ; mais Livingstone, lui, a la beauté morale suprême, la beauté de l’humilité et du repentir. Rien de plus saisissant que cela, après une pareille histoire.

Mais, qu’on ne s’y trompe pas ! nous signalons bien moins l’effet esthétique d’un tel dénoûment que la promesse qu’il nous fait implicitement pour l’avenir, — que la révélation ici entr’aperçue, non pas d’un grand romancier de plus dans le pays des Richardson, des Walter Scott et des Fielding, mais d’un grand romancier chrétien dans un pays littérairement hébraïque, et dont les Indiens cités par Michelet disent, avec leur sagacité ignorante et sauvage : « Les Anglais sont les Juifs de Londres qui ont fait crucifier Jésus-Christ lequel était Français. »

Byron33 §

I §

Hélas ! que dirait-il, le grand poète, s’il vivait à cette heure du siècle et s’il apprenait tout à coup qu’en France, ce pays de convenance et de goût, il est livré dans une de ses plus belles œuvres aux faiseurs de flonflons, et, comme il les appelait : aux violonneurs !… J’imagine qu’il serait peu flatté de la chose, et qu’il ressentirait une de ces superbes colères vert-pâle auxquelles il était sujet et comme il en eut une, par exemple, quand les directeurs de Drury-Lane firent le projet de jouer son Marino Faliero : « Je n’ai rien tant à cœur — écrivait-il alors de Ravenne à Murray (c’était en 1821) — que d’empêcher ce drame d’être joué. » Et cependant les directeurs de Drury-Lane ne travestissaient pas l’œuvre du poète ; ils voulaient seulement l’interpréter.

N’importe ! Byron, qui, comme Pope, méprisait le théâtre et pour les mêmes raisons très hautes : parce que le théâtre, comme disait Pope, « est obligé de s’assujettir aux acteurs et au public », Byron continue d’écrire à Murray d’une main frémissante : « Quelle maudite engeance de sots doivent être ces bouffons pour ne pas voir que cela ne va ni à leur boutique ni à leur échoppe ! »

Il mande aussi à Thomas Moore :

« J’ai tout un picotin d’ennuis à propos d’une tragédie de ma façon, bonne seulement pour le cabinet, et que des directeurs de théâtre, s’attribuant un droit sur toute poésie publiée, paraissent décidés à exploiter, que je le veuille ou non…

« J’ai écrit à Murray et au Lord Chambellan pour intervenir et me préserver de ce pilori… Je ne veux ni de l’impertinence de leurs sifflets ni de l’insolence de leurs applaudissements. J’écris uniquement pour le lecteur et ne me soucie que de l’approbation silencieuse de ceux qui ferment un livre de bonne humeur et avec une entière satisfaction. »

Ailleurs, enfin, il ajoute : « À cette distance, je suis traité comme un cadavre… » Au moins, ce cadavre, on le respectait ! On ne le défigurait pas. On ne le dépeçait pas. On ne le rongeait pas et on ne le plantait point sur un pal pour que les rossignols de la musique, qui aiment le cadavre comme des corbeaux, pussent s’en régaler, dans l’intérêt de leur voix.

Que dirait donc Lord Byron à présent ? Que dirait-il, quand il apprendrait qu’au fond il était, voyez-vous cela ! un librettiste d’opéra-comique, lequel ne se doutait pas de son talent, mais qui pouvait avoir du succès si les princes du genre, bons comme des princes, lui venaient en aide et le tailladaient un peu.. Et pas moyen d’empêcher cela, à ce qu’il paraît ! Tout au plus peut-on en rire… car rien n’est plus risible. Flanquer le Lara de Lord Byron en opéra-comique est tout à la fois une de ces spéculations et de ces caricatures qui dépassent en ridicule cette Histoire romaine en rondeaux de Benserade, dont le fort bon sens de Despréaux se moquait !

Ah ! ce n’est pas tout profit que d’être un grand homme. Pauvre grand Byron ! Il n’est pas heureux en France, depuis quelques années… On l’a mis en chansons… mais avant d’être la proie des musiciens (il n’aimait pas la musique, et peut-être était-ce là un pressentiment de ce qui devait lui arriver !), Byron avait déjà baissé dans l’opinion publique de France. Il s’était rencontré une École, et une École qui n’a que du son dans le ventre (sans calembour) :

… On pourrait aisément s’y tromper !),

laquelle a trouvé que lui, Byron, l’auteur du Corsaire, de Lara, du Giaour, de Don Juan, et de tant d’autres chefs-d’œuvre, était, en termes de cette École : horriblement poncif ; que ses Turcs et ses Grecs ressemblaient à des sujets de pendule ; que tout cela était vieux et passé comme le turban de madame de Staël, comme le Malek-Adel de madame Cottin… Ah ! les Cottins, c’étaient ceux qui disent de telles choses ! Les Cottins, race inépuisable ! On croit qu’il n’y en a plus : il y en a toujours. C’est la sainte Ampoule de la bêtise. Est-ce qu’il n’en pointe pas d’autres maintenant, heureusement encore à deux pouces de terre, qui insultent au génie d’Alfred de Musset, le byronien charmant, le poète de la jeunesse, mort dans son enfance, que je ne comparerai pas à son père, mais qui rappelle parfois son père au point de se faire adorer ! Eh bien, c’est contre cette opinion qui a filtré assez obscurément et assez honteusement dans la littérature et qui a fini par y faire mare, — comme parfois fait la mer dans les sables, après y avoir imperceptiblement tortillonné, — c’est contre cette opinion, à qui il faut essayer de clore le bec, que je veux m’inscrire en rappelant à ceux qui aiment le génie et même à ceux qui aiment l’opéra-comique, quel fut le génie de Byron. Il y a des jours où la Critique, qui, le plus souvent, savonne des nègres et frotte du Ruolz avec sa manche pour bien s’attester que ce n’est pas de l’or, est, au contraire, obligée de dorer l’or vrai et de blanchir les lys ! Et ce ne sont pas là les plus mauvais jours.

II §

J’ai cependant une réserve à faire. Au milieu du discrédit singulier dans lequel les poètes du mot seul, jaloux comme des bouteilles vides contre des bouteilles pleines, ont essayé de faire tomber Byron, le poète du sentiment et du mot aussi, quoi qu’ils disent, quelques voix ont protesté ; et je sais mieux qu’une protestation, je sais presque une œuvre sur Lord Byron. C’est le chapitre de M. Taine sur le grand poète anglais, dans son Histoire de la littérature anglaise. Ce chapitre est, selon moi, une des plus belles choses de cette histoire, où Walter Scott, plus grand que M. Taine ne l’a vu, et Milton aussi, l’auguste Milton, ne sont pas traités avec la même justice. J’ai dit : justice, car il est clair que M. Taine admire Byron comme le plus grand poète de l’Angleterre et comme le sujet le plus intense de ce qu’il appelle, lui, l’organisation anglaise.

Or, ceci est juste. Byron est cela. Mais si j’ai dit : justice, je n’ai pas dit : justesse. M. Taine n’a pas tout vu dans Lord Byron. Préoccupé de ce malheureux système par lequel il mourra, s’il n’en défait pas sa pensée, et qui ne voit que l’Anglais, toujours l’Anglais, dans Lord Byron, même quand Lord Byron réagit le plus contre l’Angleterre, M. Taine n’aperçoit que le mouvement du sang saxon, coupé de sang normand dont Lord Byron, par parenthèse, était plus fier que de l’autre, et il ne pénètre pas dans ce que Lord Byron a de plus intime, de moins connu, et je vais dire un mot étrange en parlant de Byron : de plus virginal. Le physiologiste, qui est pourtant un malin, n’a pas regardé sous le dessous des cartes, si souvent biseautées, de l’Histoire ! Son Lord Byron, très en ronde-bosse, est resté incomplet, et l’historien de cette grandeur littéraire a toujours le droit d’arriver…

Je ne dirai point que le voici, mais qui sait ? je serai son maréchal des logis peut-être… Sauf les exceptions, quand il y en a, toute gloire est une renommée et toute renommée est une calomnie, en bien ou en mal, mais une calomnie, si on prend ce mot pour le contraire de la vérité. Comme poète et comme homme, le Lord Byron du bruit que fait son nom n’est pas le Lord Byron de la réalité, le Lord Byron de ceux qui l’aiment et qui, à force de le regarder et de cohabiter avec son génie dans ses œuvres, et dans ses Mémoires avec sa personne, ont vu le vrai Byron sous les attitudes, les affectations et le masque. Lord Byron, naïf et menteur comme les poètes, ces femmes redoublées, et se vantant de vices qu’il n’avait pas, n’est pas plus compris comme homme que comme poète, et ce qu’il a de plus exquis et de plus rare est resté sous le boisseau de l’admiration à boisseau.

Est-ce qu’on n’étonnerait pas beaucoup de gens, et même des personnes instruites, en disant que ce romantique est le plus pur classique dans le sens le plus rigoureux et le plus élevé du mot ? — voilà pour le poète ! — et que ce Lovelace, à qui M. Taine lui-même a reproché ses basses débauches à Venise, était l’être le plus chaste de nature et probablement de mœurs ? — voilà pour l’homme ! — Telle la vérité, cependant. Le romantique échevelé et le vicieux sont des attitudes dont nous avons été tous dupes. Lord Byron, — pour qui ne croit pas ce qu’il dit, car il ne faut pas toujours le croire, — Lord Byron n’est qu’un artiste, qui n’aime que son art, et qui, quand il fait l’amour, pense à son art encore, le fait dans une vue d’art supérieur qui ne le quitte jamais, même sur le cœur de sa maîtresse. Mais, de plus, c’est un artiste grec attardé dans les temps modernes, plus grec que Chénier lui-même, Chénier l’archaïste, et tellement grec, en restant Byron, qu’il n’a même la révélation et la conscience de son génie que quand il s’est mis en rapport avec la Grèce et avec les. Grecs.

Jusque-là, en effet, il n’est pas poète. Il n’est pas né. Ô monsieur Taine, c’est un mauvais auteur anglais ! Ses Heures de loisir sont pitoyables, et cependant il imite les Hébreux, qui ont, dit M. Taine, des rapports de tempérament si frappants avec les Anglais. Il imite l’Ossian de Macpherson, un poète anglais, un poète de climature, les seuls poètes qu’il puisse y avoir, dit encore M. Taine. Plus tard, si, sous la douleur de la vanité blessée au cœur, un peu plus de talent éclate dans les Bardes anglais et les Critiques écossais, c’est un cri et un coup de poing de boxeur, un cri et un coup de poing qui donnent raison à M. Taine, mais ce n’est pas là du Lord Byron encore. Pour qu’il naquît, il fallait que son génie rencontrât le génie grec qu’il n’avait pas trouvé à Harrow, où il n’étudia point, par cet esprit de contradiction et de paresse qui est souvent l’esprit des gens de génie. Forcé d’étudier Homère, comme la tourbe vulgaire des scholars, il ne l’étudia point, et le peu qu’il apprit là de la langue grecque, il nous a dit dans ses Mémoires qu’il l’oublia. Mais sa grammaire grecque, à lui, fut la Grèce elle-même, la Grèce tout entière !

En touchant son sol, comme Antée en touchant la terre, sa mère, la force lui vint. La force de Byron, en effet, sa grâce, son mouvement, et je dirais presque la divinité anthropomorphite de sa poésie, tout est du plus pur grec qui ait jamais existé. Jusque-là, tristement Anglais, ce fut dans Childe Harold qu’il jaillit Grec et qu’il se rapporta Grec à sa patrie. Depuis ce moment, il ne cessa jamais de l’être. Il le fut dans le Giaour, dans le Corsaire, dans ce Lara dont il est question, dans le Siège de Corinthe, dans la Fiancée d’Abydos, partout enfin, mais surtout dans le Don Juan, où il le devint tellement dans le chant du chanteur grec, aux noces d’Haïdée, qu’on aurait pu dire que le mode ionien ressuscité avait fondu, sous son haleine de rose, la langue anglaise, le sauvage et naturel idiome du poète ! Et il ne l’était pas uniquement par le théâtre de ses poèmes, par la tournure et le costume de ses héros. La Grèce moderne, qui, malgré ses malheurs, ressemble tant à sa mère morte, imprimait sa sublime ressemblance dans le miroir de cette poésie, colorée et pure comme son ciel et ses mers. Sous les brumes du spleen anglais, on retrouvait l’azur lumineux de la Grèce éternelle, de la Grèce aux immuables horizons, aux lignes sinueuses, aux contours arrêtés dans leur splendeur nette, en ces vers anglais plus étonnants que s’ils avaient été écrits dans la langue d’Alcée et de Pindare, et qui, bien plus sculptés que peints encore, ressemblent à des bas-reliefs de Phidias !

Dans un livre34 plein de choses qui n’avaient pas été dites et de contrastes piquants sur la Grèce, l’auteur — A. Grenier — est allé jusqu’à dire que Byron est plus Grec même que les Anciens qui ont imité les Grecs ; et rien n’est plus vrai… Je sais d’autant plus gré de cette intuition à A. Grenier, qu’il est le premier peut-être de tous ceux qui ont parlé de Byron qui ait signalé cette profonde grécité de sa poésie, oubliée par M. Taine et que d’autres ont aussi oubliée, mais qui n’en sera pas moins la caractéristique suprême de ce génie, svelte et idéal au milieu de toutes ses violences, comme la beauté d’un jeune dieu… Certes, oui ! Byron a eu raison de mourir pour la Grèce et non pour l’Angleterre… Il s’est fait tuer pour sa patrie !

III §

La violence donc, — car il est violent, et c’est cette violence de sentiment, ne troublant jamais la pureté de sa forme, qui fait de Byron ce mélange d’intensité et de pureté vraiment incomparables, — la violence donc, naturelle à Byron, a empêché de voir ce qui distinguait le plus son génie, comme d’autres choses, qui étaient plus ou moins en lui, ont fait illusion sur sa vie… J’ai dit plus haut que l’esprit de contradiction était naturellement développé en lui à un degré extraordinaire. Il prétendait fougueusement à tout ce qu’il n’avait pas, et il raconte lui-même dans ses Mémoires que s’il s’obstina à faire des vers, ce fut uniquement parce que la Revue d’Édimbourg avait nié qu’il pût jamais devenir un poète.

Pour mon compte, je suis intimement persuadé que s’il fut toujours si humilié et si enragé d’être boiteux, ce fut bien moins parce que c’était là une infirmité et une laideur, que parce que c’était une destinée, ― parce que c’était une de ces choses contre laquelle sa volonté, et ses furies, et toutes ses énergies ramassées dans son âme et s’efforçant, ne pouvaient absolument rien. Eh bien, c’est cet esprit de contradiction, avec lequel je me ferais bien fort d’expliquer toute la vie de Lord Byron, c’est cet esprit qui nous l’a cachée, et qui nous l’a cachée, en la tachant… Comprimé par la règle anglaise, ce Grec, dilaté par la vie libre de la Grèce, se donna l’affreuse courbature de se faire fanfaron de vices, pour justifier et exaspérer les cris de paon de la puritaine Angleterre, cette paonne de vertu ! et nous, qui n’étions pas Anglais pourtant, nous avons répété ces odieux cris scandalisés, les uns parce qu’ils avaient vraiment leur moralité offensée, les autres parce qu’ils aimaient Byron et que toujours Français, ils aimaient à le voir un peu mauvais sujet…

Mais, malgré sa fatuité, à lui, qui a voulu nous y faire croire, et malgré notre fatuité pour lui, qui nous l’a fait croire, la terrible immoralité de Byron m’a toujours paru problématique. Je ne suis pas physiologiste comme M. Taine, mais j’ai aussi mon petit œil de poudre de physiologie, et je sens qu’il m’est impossible d’accepter le don juanisme de Byron. Byron est bien plus orgueilleux que voluptueux. C’est un stoïcien de nature et de crispation bien plus qu’un épicurien, un stoïcien sous des formes ironiquement et fastueusement épicuriennes.

Mirabeau se vantait un jour à Sophie d’avoir eu, dans sa vie, quelques milliers d’amours, et on pouvait le croire, ce fier monstre, en le regardant… Mais Byron n’était pas cette tonne de sang de Mirabeau où la corruption finissait par allumer le phosphore. Il était lymphatique comme sa mère. Comme elle, saisi par l’embonpoint bien avant sa trentième année, il fut tellement épouvanté de la déformation menaçante de sa beauté, qu’il s’infligea un régime d’ascète et passa sa vie à prendre des torrents de soda-water et à mâcher du mastic.

Deux ou trois aventures à Venise, de vrais pensums qu’il s’imposa ! ne suffisent pas pour constituer le large libertinage d’un Lovelace ou même d’un Valmont. D’ailleurs, il disait, en pâlissant et en tremblant d’émotion, « qu’il était difforme », et cette difformité qu’il cachait et que personne ne vit jamais, dut l’agrafer à la sagesse, quand cette sagesse lui aurait cruellement coûté…

Mais elle ne lui coûta rien. Excepté dans Beppo, et dans quelques situations risquées de Juan, mais sauvées encore à force d’art (il venait delire les conteurs italiens et le caméléon qui est dans tout poète réfléchit une minute cette couleur), Byron, l’immoral Byron, comme on dit, avait l’imagination la plus chaste, et c’est là aussi un caractère charmant auquel on pense trop peu, de ce génie sans égal. Que sont deux ou trois plaisanteries, deux ou trois groupes ardents, en comparaison de toutes les adorables puretés de ses poèmes ? et ce n’est plus de la forme que je parle ici…

Byron est peut-être le plus grand poète des sentiments désintéressés et chastes. Zuleïka, dans la Fiancée d’Abydos, est une sœur ; Médora est une épouse, dans le Corsaire ; et dans Lara (non l’opéra-comique !), dans Lara, ce poème fait avec dix mystères, Kaled, le page, aime d’un amour sans sexe le maître de sa vie. C’est de l’éther qui s’embrase à force d’être concentré… Il aime son maître comme on aime Dieu ! Non content des sentiments ordinaires de la vie, Byron s’invente des sentiments dans lesquels triomphe mieux que dans tous les autres la pureté de son génie. Par exemple, la petite Leïla, dans Don Juan, et la Yanthé, autre petite, de la divine dédicace du Childe Harold ! Il disait presque dans ses inventions comme le Sauveur le disait dans sa vie mortelle : « Laissez venir les petits enfants jusqu’à moi ! » — Chose très curieuse à noter et qu’on ne note point, et par laquelle je terminerai cette vue trop rapide sur Byron, c’est que ce Grec des premiers temps dans les temps modernes, était, qu’il l’ait voulu ou non, ignoré ou su, un chrétien !

IV §

Et certainement je n’ai pas tout dit… Mais ces points singuliers à faire saillir dans la vie et le génie de Byron, la Critique les a toujours tenus dans l’ombre. Elle est allée d’abord à ce qui brillait le plus et par conséquent n’avait pas besoin d’être éclairé. Si Voltaire, comme il s’en vantait au Roi de Prusse, ce diable d’homme ! avait vraiment trois ou quatre âmes (pour l’aimer, disait-il, le farceur !), je demande combien devait en avoir Byron, le nerveux et muable Byron, si vibrant aux plus simples contacts de la vie ? Le vrai sens de Byron est aussi difficile à trouver que le sens de Lara, dont on ignore les crimes et la vie.

Byron, cette grande coquette, rechercheur d’effets qu’il semblait le plus mépriser, mit cette poésie du mystère dans sa vie comme dans son poème de Lara, et le mystère a été une mystification. Byron s’est composé son masque comme un acteur… un masque de ruffian, de bandit, de grand coupable, presque d’assassin, comme il en mettait un à ses héros, et il l’ôtait avec ses amis pour en rire (voir ses lettres à Hobhouse et à Moore). Quoiqu’il en ait ri, les cockneys en sont dupes encore ! Et c’est ce masque bien plus que la réalité, que la Critique et l’Histoire contemplent toujours.

Nous n’avons voulu que soulever un coin de ce masque, sous lequel se cache un génie virginal de pureté et de tendresse au milieu des terribles passions qu’il exprime, comme sous les affectations de dandy il y avait en Byron le plus magnanime des enfants de la nature. Mais la gloire de la Critique et de l’Histoire n’est pas seulement de soulever ce masque, c’est, une bonne fois, de l’arracher !

Leopardi35 §

I §

Si son nom disait vrai, à celui-là, au lieu d’un triste-à-pattes, ce devrait être un terrible-à-griffes littéraire ; car il s’appelle Leopardi ! Leopardi ! Le comte Leopardi ! Quel nom pour faire rêver les imaginations vives à distance ! Quelle appellation superbe et commode pour les cent mille bouches de la Gloire ! À ce nom, tous les rapports surgissent entre l’animal royal, sultanesque (Sultan Léopard, dit La Fontaine), tout-puissant, magnifique, cruel et gracieux, que ce nom exprime, et le génie du poète à qui le Hasard l’a donné, le Hasard, cet imbécille, qui n’en fait jamais d’autres, qui appelle Renard le franc, le joyeux, le généreux Fox, l’homme le moins vulpin qui ait certainement jamais existé ! Eh bien, c’est ce nom (et quelques circonstances) qui a fait (chez nous du moins) à Leopardi son commencement de renommée… Les poètes, comme on le sait, sont rarement des critiques, et, dans tous les cas, Alfred de Musset n’était que poète. Or, c’est lui, Alfred de Musset, qui le premier, en France, nous apprit le nom fascinant et menteur de Leopardi, qui cache en ses huit lettres tout ce qu’il y a de moins léopard au monde… Sous le rayon de quelques vers de de Musset, lueur de lampe dans un caveau funèbre, le poète italien brillait mystérieusement, depuis ce temps-là, dans la pénombre d’une langue étrangère, toujours d’accès plus ou moins difficile ou désagréable à l’esprit français. Protégé par cette demi-obscurité et peu éclairé par ce lampadaire, le nom, violemment pittoresque, ne se détachait que mieux, et tous les ignorants, qui rivalisent parfois avec les savants en pédantisme, ne manquaient jamais l’occasion, quand elle se présentait, de citer ce nom de Leopardi qui faisait bien dans la phrase et qui surtout faisait croire qu’ils l’avaient lu… Telle était, en France, la position de Leopardi. Elle n’était pas mauvaise… Sa gloire mijotait… La gloire se fait comme du bouillon, quand elle n’éclate pas comme la poudre. Mais voici une traduction des poésies complètes de Leopardi, et nous allons voir ce que va devenir son commencement de renommée, dans le plein jour d’un texte facilement accessible à tous. Nous allons voir si le Leopardi d’imagination que nous avions tous dans la tête et qui nous avait griffé la cervelle, n’est, pas tué net sur place, — non par la trahison, mais par la fidélité de son traducteur.

C’est M. Valéry Vernier qui s’est chargé de l’exécution du Marsyas italien. Il ne l’a pas écorché de la tête aux talons avec des mains d’Apollon irrité, mais il l’a moulé des pieds à la tête, avec des mains innocentes et presque pieuses, dans le plâtre d’une prose blafarde comme l’est le plâtre et d’autant plus exacte qu’elle est plus blafarde. Je ne reproche point cette pâleur à M. Valéry Vernier. Je sais qu’il aime la couleur et qu’il est capable d’en broyer. C’est un mussetien. Mais précisément parce qu’il est mussetien, il a pris l’ordre chez de Musset pour traduire Leopardi, vanté par son maître, ce qui, par parenthèse, a dû cruellement l’ennuyer ; car je le connais, M. Vernier… Poète, romancier, fantaisiste et sceptique, ayant dans l’esprit le je ne sais quoi de français qui répugne, non pas à la tristesse d’une heure, mais à la lamentation éternelle, à la complainte infinie, au Jobisme à poste fixe et bête, — qui n’a pas même Dieu pour excuse, car Leopardi est athée, — comme il a dû souvent s’interrompre, M. Vernier, dans ce pensum d’une traduction de Leopardi imposé par de Musset, qui l’aurait chanté tant qu’on aurait voulu, et transfiguré en le chantant, mais qui, lui, ne l’eût pas traduit, certes ! Une fois la chose achevée, M. Vernier ne pouvait mieux se venger de l’ennui qu’elle lui avait causé qu’en la publiant. C’était de la vengeance pour lui ; de l’éducation pour les autres. Rien de mieux. Seulement, j’aurais voulu qu’il l’eût fait précéder d’une autre préface. J’aurais voulu qu’il eût dit du poète italien, avec l’autorité d’un artiste qui vient de mouler la piètre anatomie d’un homme : « Il n’était pas plus grand que cela ! » et il ne l’a pas dit. Au contraire, il a persévéré imperturbablement à trouver Leopardi un grand homme, comme tout traducteur trouve d’ordinaire son traduit ! Son traduit, dans l’ordre littéraire, est à peu près ce qu’est son petit, dans l’ordre sentimental et paternel.

II §

Mais moi qui ne l’ai pas traduit, moi qui viens de le lire, je ne dirai pas tout chaud, mais tout froid, dans la traduction de M. Valéry Vernier, moi qui ne mêle point la politique à la littérature et qui ne trouve pas l’Italie de ces derniers temps grande dans autre chose que dans l’opéra et dans le ballet, je me permets de nier résolument le grand poète qu’on nous fait de Leopardi. Dans un pays de la forte nationalité du nôtre, qui est tout l’univers avant d’être français, et dont les gentilshommes — s’il y a encore des gentilshommes — mettent pour courir les culottes d’un jockey anglais, il y a dix poètes pour le moins, à cette heure, de la force ou plutôt de la faiblesse de Leopardi, et dont on ne s’occupe pas, avec raison, du reste, mais par la seule raison qu’ils ne sont pas des Italiens ! Dans cette préface de M. Vernier, qui m’étonne, je l’avoue :

Pour un homme d’esprit, vraiment, vous m’étonnez !

on parle de l’âme grande et désolée de Leopardi ; on le compare au Dante et aux Prophètes. Oimè ! Mais on n’est pas Dante, on n’est pas un prophète, on n’est pas un grand poète, de cela seul qu’on est un grand triste. Il faut encore que la tristesse ait un caractère, une puissance, une fécondité. La tristesse de l’aigle, dans son aire, n’est pas celle du pingouin, et Leopardi n’est qu’un pingouin. C’est un triste-à-pattes littéraire. Et entendez-moi bien ! Je dis littéraire : je ne dis pas poétique. Être poétique dans un degré quelconque, c’est avoir dans un degré quelconque quelque chose de spontané, d’élancé et d’involontaire dans la pensée. Et Leopardi n’a rien de tout cela, C’est un rhétoricien qui fait des vers à la petite mécanique de l’habitude et du souvenir. Cette grande âme n’a rien de vivant. S’il n’y avait pas une littérature en Italie, Leopardi ne la commencerait pas… C’est un lettré de la Renaissance attardé dans l’époque moderne, rêvant pour l’Italie des réveils comme on en rêvait dans ce temps-là, païen, mythologue, athée, comme on l’était alors. Il avait, dit-on, la science de la Renaissance, et M. Vernier le compare à Pic de la Mirandole, cet hydrocéphale de connaissances vaines, qui est mort de sa monstruosité stérile. Helléniste de premier ordre, il faisait des vers italiens comme il eût pu faire des vers grecs. Dans les uns et dans les autres, il aurait mis identiquement la même chose. Venu après Alfieri, l’autre païen, le stoïque de la pensée en fer creux, et après Ugo Foscolo, ce faux Goethe, qui refit Werther en italien, il fut un triste comme eux, et même la tristesse de ses poésies ne lui appartient pas…

Il était né triste, cependant. Rien n’est plus triste que l’impuissance. Il appartenait à ceux-là que j’ai nommés en le nommant : les « triste-à-pattes de l’humanité ». Il n’y a dans le monde que deux familles d’esprits, ceux qui ont la puissance du rire, les légers, les aériens, les fiers, les ironiques et les charmants, qui sonnent les fanfares de l’esprit et la marche triomphale des sentiments humains les plus vainqueurs, et les plaintifs, les gémissants, les lourds, les ténébreux, les accroupis dans la lamentation et dans les larmes, les Job enfin, avec plus ou moins de femmes, d’amis, de lèpre et de fumier ! Quand chez ces derniers un homme a vraiment du génie il pousse, à sa façon, le cri du génie, et c’est le Dante quand le génie est mâle, et c’est Lamartine quand le génie est femelle. Mais dans le Dante comme dans Lamartine, — dans le Dante, l’encapuchonné, malgré les ailes d’archange exterminateur que le catholicisme a données à son génie ; dans Lamartine, malgré sa grâce molle et racinienne, — ne vous y trompez pas ! il y a au fond un triste-à-pattes, tandis que dans Leopardi il n’y a que le triste-à-pattes. C’est le génie qui a manqué.

Tenez ! cherchez ! — Voilà le volume. Trouvez-moi seulement en cet homme une pensée, un sentiment ou une image d’une intensité assez passionnée pour que nous puissions dire tous deux : ceci véritablement est d’un poète. Pour ce blême Leopardi, ce Pierrot mélancolique de la poésie italienne qui chante au clair de lune romantique de son temps, la vie est mal faite et la vieillesse épouvantable, et c’est entre ces deux inspirations monotones que se balance éternellement le triste pantin ! Ah ! je comprends la misanthropie. Je comprends l’impiété, cette misanthropie contre Dieu ! Ce n’est pas moi qui repousserai jamais un sentiment quand son expression sera énergique, le plus haut point de sa vérité ! Mais, enfin, en tant qu’on maudit tout, la création et le créateur, en tant qu’on a des sentiments d’enragé, en tant qu’on s’en prend au Néron céleste, qu’on se révolte et qu’on blasphème, on peut avoir de la grandeur. Satan est grand dans Milton. Un poète peut être Satan pour son propre compte. Mais Leopardi ! Il ne sait pas pourquoi la vie est mal faite, et il a la peur (qui le ratatine déjà) d’être vieux ! Ne voilà-t-il pas des sources de poésie bien fières ? Ne voilà-t-il pas de quoi faire accepter le trembleur devant la vieillesse comme le successeur de ce Dante, qui fait tout trembler ?…

III §

Et ne dites point qu’il ne faut pas croire au plâtre de M. Vernier. Ne dites point que, fût-elle fidèle, sa traduction (et elle est fidèle), ce n’est toujours là qu’une traduction, dans laquelle, comme dans toute traduction, la meilleure moitié d’un poète s’évapore ! Je connais trop ces vieilles fins de non-recevoir pour les admettre, ces bâtons mis dans les roues de la Critique pour l’arrêter et qui les cassent si elfe est un peu vigoureuse. Cela n’est pas vrai du tout que les grands poètes ne puissent être traduits d’une langue dans une autre. Les grands poètes ne sont pas que dans les mots et les attitudes et les finesses d’un langage. Il y a des écrivains très raffinés, très subtils et tellement dans la langue, dans les fils les plus déliés de la langue, qu’en voulant les faire passer dans une autre on ne sait plus ce qu’ils deviennent… Mais les grands poètes, non ! Avant que nous sussions l’anglais, Shakespeare, dans Le Tourneur, nous paraissait superbe ; Byron, sublime, dans Amédée Pichot ; Walter Scott, dans Defauconpret, de la plus incomparable bonhomie. En somme, ils nous paraissaient ce qu’ils étaient… L’original, quand nous l’avons connu, ne nous a pas donné beaucoup plus… Quelques sens, oui ! qui faisaient contre-sens, mais le grand sens, le sens humain, l’émotion, la profondeur de la pensée, le grandiose de l’image, fût-elle exprimée par une mauvaise plume, comme une tête de buste qu’on déterre est cassée par un extracteur maladroit, nous l’avions pourtant, nous pouvions en juger, — et il y a plus : ce n’est peut-être que dans de mauvaises traductions que l’on peut avoir l’essentiel, l’indestructible, la partie irréductible des grands poètes. La traduction de M. Valéry Vernier serait donc suffisante alors qu’elle serait inférieure à ce qu’elle est, pour juger de Leopardi et de son prétendu génie. Comme invention, pensée et expression, il faut savoir le dire, ce génie est nul. En Italie, une coterie d’amis, dont M. Vernier nomme plusieurs, essaya de lui composer une petite gloire posthume ; mais cet élégiaque artificiel, au désespoir mollasse et terne, répugnait à ce peuple italien, amoureux de concetti et de mots sonores. Cette gloire essayée se perdit bientôt dans des phrases absurdes : « Leopardi chanta l’enfer avec les mélodies du paradis », ce qui devait, par parenthèse, donner de l’enfer une fameuse idée ! C’était aussi bête, n’est-il pas vrai ? que si on avait dit : « Ce fut un Dante couleur de rose ». En France, où l’on avale les étrangers sans les mâcher, comme des hosties, et où les ennuyeux paraissent des majestueux et imposent, je l’ai dit, il réussit davantage en sa double qualité d’ennuyeux et d’étranger, ce valétudinaire studieux, — qui, malgré son nom, ne fut un léopard d’aucune manière, pas même un chat, ce cadet des cadets de la race féline, mais tout simplement et pacifiquement un rat de bibliothèque qui faisait des vers comme il faisait un commentaire sur Épictète, et par le même procédé !

C’était, en vérité, bien la peine de s’appeler du beau nom de Leopardi !

Lessing36 §

I §

C’est une traduction, mais c’est encore plus une évocation, — une évocation de choses parfaitement mortes… Et quoi de plus mort, en effet, que les questions dramatiques et critiques qui gisent dans cette Dramaturgie ?… Quoi de plus fini, de plus débordé, de plus dépassé que toutes ces théories qui, du temps de Lessing, régnaient sur la place ou l’encombraient, quand le Génie voulait passer ?… Le Génie ne passait pas beaucoup, il est vrai, à cette heure, nulle part. La France possédait encore le maigre Voltaire, plus maigre, comme génie dramatique, que sa statue de squelette par Pigalle. L’Angleterre n’avait personne. Seulement, elle avait eu Shakespeare, ce que vingt-cinq générations les unes sur les autres ne lui redonneront pas. L’Allemagne, elle ! moins que personne : elle était dramatiquement acéphale. Elle singeait les Français. Elle les traduisait. Elle les jouait. Elle les retouchait d’une main… manchotte. Elle avait les étrangers chez elle, et les étrangers les plus opposés et les plus antipathiques à l’esprit de sa race. Mais c’est toujours comme cela, du reste ! Quand il s’agit d’être subjugué, c’est pour les nations comme pour les hommes ! Nous sommes pris surtout par les contrastes, et c’est ce qui devrait le plus nous révolter qui nous subjugue…

Telle était donc la situation pour l’Allemagne, en 1767. Comme vous le voyez, elle n’était pas brillante. Aussi fut-ce pour l’améliorer — si l’on peut dire améliorer pour dire : faire quelque chose de rien, — que quelques esprits littéraires entreprirent de fonder un théâtre à Hambourg, — à Hambourg, précisément la ville où, plus tard, on se mettait à trois pour comprendre un mot de Rivarol ! Ces esprits bien intentionnés, mais assez inférieurs, avaient cependant avec eux un homme de la plus nette supériorité. C’était Lessing. Mais malgré l’influence d’un tel homme, qui avait honte pour l’Allemagne de son absence de nationalité dramatique, malgré la tentative qu’on faisait de la création d’un théâtre, l’asservissement des Allemands aux idées françaises était si grand et presque si fatal, que les pièces qu’ils jouèrent à Hambourg furent presque toutes des pièces françaises, et quelles pièces ! Si nous voyons figurer parmi elles Rodogune, Mérope, et le Comte d’Essex, c’est que décemment on ne pouvait omettre ce qu’il y avait de plus français en France : — des tragédies françaises, — mais le gros du lot qui passa sur ce théâtre fut des pièces de Destouches comme la Fausse Agnès et le Tambour nocturne ; la Mélanide de La Chaussée ; le Sidney de Gresset ; les Fausses confidences de Marivaux ; Zelmire et le Siège de Calais par de Belloy ; Cénie de madame de Graffigny ; l’Avocat Patelin, etc., etc., etc. Voilà comme on se corrigeait d’être français, tout en le restant. Chose allemandement comique ! Ridicule délicieux de gens qui avaient oublié de se tâter, comme Sosie, pour voir ce qu’ils étaient ! Mais ce ridicule divertissant de lourdauds qui veulent se lever et qui retombent à chaque fois sur leur derrière, Lessing ne le partagea pas. Il n’attrapa pas la plus légère éclaboussure de ce ridicule incomparable. Au contraire ! Lui, le critique attitré du théâtre de Hambourg, prit acte des pièces qu’on y jouait pour les faire passer, elles et le système dramatique dont elles étaient l’expression, par les dents d’une herse si terrible et si profondément enfoncée, que, de ces pauvres pièces, il n’en resta plus que les lambeaux !

C’est là l’intérêt, le grand intérêt de ce livre, qui n’est plus que de l’histoire littéraire. Les questions qui y sont agitées, et sur le ventre desquelles nous avons passé pour ne plus jamais y revenir, les théories de Lessing en art dramatique, avec lesquelles il battait en brèche les poétiques françaises, les poétiques aristotéliciennes (quand elles l’étaient toutefois) de Bouhours, de l’abbé d’Aubignac, de Dacier, de Corneille et même de Voltaire, sont des catapultes hors de service, tout aussi brisées que les théories qu’elles brisèrent. Tout cela est encloué, tout cela n’en peut plus, tout cela ne va plus et peut se regarder comme les canons de marbre des vieux Turcs. Mais, sur toutes ces questions épuisées, il y a l’homme qui les remua, il y a la force du critique, la personnalité d’un esprit comme celui de Lessing et sa juste mesure. Il y a, enfin, la curiosité de savoir comment un critique dramatique, un peu plus solidement arc-bouté sur ses facultés et sur ses connaissances que les feuilletonistes d’à présent, troussait ses feuilletons en 1767 !

II §

Ce sont des feuilletons, en effet, que cette Dramaturgie. Lessing, toutes les fois qu’il y avait une représentation au théâtre de Hambourg, faisait son feuilleton comme nous faisons le nôtre maintenant, et hersait la pièce ; car je ne puis donner une idée de sa critique que par cette image. Prendre une pièce de théâtre, comme Rodogune, par exemple, comme la plus touffue, la plus crépue, la plus emmêlée des pièces de théâtre, et la faire passer, d’une main adextre et leste, à travers un démêloir d’acier assez souple pour ne se briser jamais, voilà la critique de Lessing ! Lessing est le grand démêleur. Comme les véritables critiques, il avait des idées générales qu’il écoutait un peu plus que ses sensations. Son esprit était élevé, son idéal grandiose, l’horizon de ses idées très vaste ; mais sa qualité première entre toutes, c’était une puissance de souplesse encore plus étonnante que la force elle-même. Qualité anti-allemande, cela, être souple, parmi ces culs-de-plomb dont la tête pèse encore plus que l’autre bout !… Il est vrai que Lessing était juif. Le Juif le gardait de l’Allemand. Lorsque les Juifs sont supérieurs, ils le sont d’une manière absolue, comme les Anglaises, quand elles sont belles, sont absolument belles. La grande nation, l’aïeule du genre humain, malgré toutes ses chutes et son crime, exprime parfois dans quelques-uns de ses enfants les traits de sa primauté dans les annales du monde ; et Gotthold Éphraïm Lessing était une de ces créatures privilégiées. Un homme, un poète, un Juif aussi, réussi comme un Juif lorsqu’ils sont réussis : Henri Heine a parlé dignement de Lessing, avec cette imagination charmante qui fait de la vérité, sans la fausser et sans même l’atteindre, une chose belle comme une illusion.

« C’est — dit Henri Heine — le plus grand critique et surtout le plus grand polémiste qui ait jamais existé. Il ressemblait à cet Allemand fabuleux qui héritait des talents et des facultés de tous ceux qu’il tuait en duel, et qui finit de cette manière par avoir toutes les qualités imaginables. Il abattit souvent mainte tête qu’il eut la cruauté de relever pour bien montrer qu’elle était vide… » Ironique et spirituel, il tournait dans ses feuilletons contre la France, les théâtres et les influences françaises, les deux qualités françaises qui le rendent si cher à Heine, lequel les avait aussi ! Eu cela plus français que Diderot lui-même, auquel on l’a parfois comparé. De Diderot ou de Lessing, c’est certainement le champenois Diderot qui est, d’esprit, le plus allemand… Laissons, pour le moment, les deux créateurs de théâtre ; car Lessing et Diderot ont voulu créer un théâtre. Ne comparons pas à l’imagination orientale de l’auteur de Nathan le Sage et d’Émilia Galotti, l’imagination un peu bourgeoise de l’auteur du Fils naturel et du Père de famille. Ne prenons que les deux théoriciens. Diderot a, beaucoup plus que Lessing, cet esprit positif qui n’a pas le moindre élément de badauderie dans tout son être, l’enthousiasme dans lequel on noie brillamment sa sagacité. Ce n’est pas Lessing, le fin et pénétrant Lessing qui eût jamais écrit, tout en admirant Clarisse (qui n’admirerait donc pas Clarisse ?), les pages que Diderot a eu la niaiserie déclamatoire d’écrire. Lessing ne se serait pas laissé enfiler jusqu’à ce point par Richardson ! Il y avait dans Diderot quelque chose de béat, de pédant, de mystique, d’yeux fermés (on dit qu’il parlait les yeux fermés et je le crois), qui ne pouvait jamais être dans Lessing, cet homme qui n’est jamais dupe de rien, pas même de lui, et dont l’œil attentif est ouvert comme celui d’un archer qui vise… Avec Henri Heine, qui l’a jugé, Lessing est peut-être le seul allemand d’esprit comme nous entendons l’esprit en France, où on ne l’entend que là… Il était le seul qui pût se mesurer avec Voltaire et que Voltaire ne faisait pas trembler. Et il l’a bien prouvé dans cette Dramaturgie. Avec quelle lestesse il en parle ! Avec quel ton cavalier il traite cette vieille idole japonaise qui avait tourné la tête à l’Europe ! Comme il prend ses pièces, — Sémiramis, Mérope, Zaïre, — et leurs préfaces sophistiquées, et comme il détache par morceaux de ces pièces et de ces préfaces tout cet affreux plaqué que Voltaire, qui ne travaillait qu’en plaqué dans l’art dramatique, ne croit pas, mais veut nous donner pour le pur érable d’œuvres originales et sincères ! La moquerie de Lessing, légère comme l’extrémité d’un fouet qui cingle sans appuyer et qui passe, aurait démoralisé Voltaire. Mais, heureusement pour lui, il ne savait pas l’allemand ; circonstance qui épargna à sa vieille royauté expirante la familiarité de ce welche en mesure de traiter, par la plaisanterie, d’égal à égal avec lui ! Du reste, cette plaisanterie voltairienne, appliquée à Voltaire, ne cachait pas dans Lessing l’ignorance, la superficialité et toutes les roueries du plus infernal amour-propre qui fut jamais ! Lessing savait bien ce que Voltaire ne savait qu’à peu près ou mal… Linguiste immense, fort dans les langues anciennes, dont Voltaire avait seulement éraflé le dictionnaire, Lessing lisait dans leur propre langue tous les théâtres de l’Europe moderne, et encore par là il tenait Voltaire, ce menteur et ce pickpocket de Voltaire, qui aurait si bien escroqué la gloire d’autrui, si on l’eût laissé faire. Rappelez-vous cette analyse perçante de la Mérope de Maffei, qui équivaut à une main saisie dans une poche ! Lessing, qui sait tout et qui le sait bien, a une loyauté d’érudition et d’idées à laquelle il est impossible d’imposer… Et c’est là surtout ce qui fait respecter sa puissance de plaisanterie. On sent qu’il ne l’emploie que dans un noble but, cette plaisanterie qui, d’elle-même, tend en bas, et à laquelle il faut donner, comme il l’a fait, de plus hautes destinations.

III §

Tel le Lessing de la Dramaturgie. Dans ses autres écrits de polémique, il montra, dit passionnément Heine, « à l’admiration de ses amis, l’empennure bigarrée de ses ailes quand la flèche était déjà dans le cœur de ses ennemis ! ». Mais ici, non ! Dans la Dramaturgie, Lessing n’a point d’autres ennemis que les idées. Excepté son ironie avec Voltaire, et qui n’a nullement le caractère sagittaire et apollonien que lui donne Heine dans ses autres ouvrages, Lessing est doux. Il raisonne, discute, analyse. Il prouve, comme on ne l’avait jamais prouvé avant lui et comme on ne le prouvera jamais (on n’en a plus besoin), que même ceux-là qui ont le plus parlé d’Aristote ne l’entendaient pas. Il redresse jusqu’au vieux Corneille. Il oppose l’Aristote vrai à l’Aristote des pédants, à l’Aristote faussé, gauchi, tordu, qu’on nous avait donné pour le véritable Aristote. Il se dit et il est lui-même aristotélicien :

« Je suis capable — dit-il — de prendre Rodogune, par exemple, et en lui appliquant les règles d’Aristote, d’en construire une pièce meilleure que celle de Corneille. » C’est là le dernier trait, mais c’est aussi l’erreur et l’infatuation… C’est l’homme du temps qui parle, ce n’est pas l’homme de l’avenir, qui allonge son regard par-dessus la tête des autres parce qu’il est plus grand qu’eux, — et Lessing l’était ! Tout en secouant le système faussé d’Aristote, comme Samson les portes de Gaza, il ne rejetait pas Aristote. Il croyait à sa théorie. Il l’invoquait contre les Français, qu’il accusait avec raison de n’avoir jamais entendu les idées dramatiques des Grecs, et il ne se doute pas que sa critique n’était que le combat d’un jour et que l’Art dramatique, en soixante-dix ans, allait se défaire de tous les Aristotes, faux ou vrais, et, purifié de toute théorie, n’aurait plus pour toute règle que la liberté du Génie qui crée l’émotion et exprime la vie dans ce qu’elle a de plus intense, — n’importe à quel prix !

Et cependant, disons-le à son honneur, s’il ne l’a pas vu d’une pleine vue comme l’homme supérieur voit… il l’avait entrevu. Un homme dont il parle dans sa Dramaturgie avec le sentiment du respect le plus profond, mais de l’apparition duquel dans l’histoire littéraire il n’a pas tiré les conséquences qu’il aurait fallu, aurait dû lui apprendre que l’ancien monde dramatique était clos et forclos, et qu’il sortirait de cet homme-prodige une théorie qui ne serait même plus une théorie et qui emporterait les théories anciennes, comme des pailles dans un ouragan !

C’était Shakespeare, en effet, qui devait avertir Lessing ! C’était Shakespeare qu’il fallait dresser, et non pas Aristote, contre les influences et les idées françaises ! C’était Shakespeare, sans lequel rien n’existerait : ni Goethe, ni Schiller en Allemagne, ni même Victor Hugo en France ! C’était Shakespeare qu’il fallait pressentir et offrir en exemple au génie des races germaniques comme le générateur suprême, qui donnerait à l’Allemagne un théâtre à elle, et même à l’univers civilisé ! On a reproché à Lessing — et ici l’allemand revenait trop dans cette nature si peu allemande — de n’avoir pas eu assez profond le sentiment de Molière et de lui avoir (ô triple allemand, de cette fois !) préféré Destouches ; mais le mal est moins grand pour Lessing que de n’avoir pas compris que Shakespeare était tout le théâtre, résumé dans un homme, par conséquent le théâtre même qu’il voulait fonder.

Et de fait, c’était un théâtre national que voulait Lessing, et Shakespeare est le théâtre humain, universel, le théâtre désemmailloté de tout préjugé, de toute coutume, de toute préconception, nationale ou non ! C’est le théâtre dans sa notion la plus pure, la plus élevée, la plus profonde. C’est l’âme humaine dans son action, dans son jaillissement, l’âme humaine frappant sur l’âme humaine sans autres moyens qu’elle-même ; car Shakespeare se souciait bien du décor, du costume, et de toutes ces recherches byzantines d’un art qui se fait savamment petit, depuis qu’il a cessé d’être grand ! L’exactitude historique, la seule chose qui soit peut-être à respecter de toutes les choses qui ne sont pas l’intérêt de l’émotion et l’intensité de la vie, Shakespeare y arrivait… mais c’était à force d’être humain ! Il devinait César, Marc-Antoine, Coriolan, parce qu’avant d’être des Romains, c’était surtout des hommes. L’ignorance de Shakespeare complétait son génie. Ils ont prouvé, cette ignorance et ce génie, que pour faire du théâtre après Shakespeare il n’y avait plus d’autre théorie que d’imiter Shakespeare, — de faire comme lui… si on pouvait ! Il n’y a donc plus qu’à souhaiter des Shakespeare, et, comme il n’en pousse pas, jouer celui qu’on a sur quelque théâtre que ce puisse être, et qui sera toujours assez national, quand il sera shakespearien.

IV §

Les éditeurs de la Dramaturgie ont fait précéder leur édition d’une introduction de M. Alfred Mézières. C’était trop de soin et de modestie ; ils pouvaient s’en passer. M. Mézières est un écrivain d’expression professorale, commune et correcte, un de ces pauvres d’idées qui, n’ayant pas de chemise, boutonnent strictement leur habit. M. Mézières est professeur à la Faculté des lettres de Paris, casematé là, à six mille francs, le prix de ces messieurs, fait comme celui des petits pâtés. M. Mézières n’a rien ajouté dans son introduction à ce que le livre de Lessing nous apprend, avec le mouvement et le tour de la pensée de Lessing. Ce n’est plus là même un professeur : c’est un répétiteur, qui répète une leçon qu’il croit donner. Comme la plupart des professeurs, M. Mézières passe sa vie à maçonner des livres sur des livres… Race de parasites qui se choisissent un grand homme pour se nicher dedans et en vivre ; pucerons tapis dans le pli de pourpre de quelque célébrité ! M. Mézières a pris Shakespeare. Seulement il a bien voulu, par exception, condescendre à prendre une sucée de sang à Lessing. C’est encore cela !

On n’est pas meilleur.

Edgar Poe37 §

I38 §

La Bibliothèque des chemins de fer a eu l’heureuse idée de publier en un volume deux Nouvelles d’un homme récemment célèbre dans son pays, et dont la renommée commence de frapper l’opinion publique dans le nôtre. Cet homme est Edgar-Allan Poe, le poète et le romancier américain dont nous avons déjà écrit le nom à propos du surnaturalisme envahisseur qui déborde la philosophie du xixe siècle, et qui cherche sa voie dans la littérature comme plus tard il la cherchera dans la science. Sous ce point de vue, de tous les écrivains qu’a produits le sol anti-littéraire de l’Amérique, Poe est un de ceux qui méritent le plus d’être étudiés. Sa réputation, qui ne se fera pas pour des raisons en dehors de son talent, comme celle, par exemple, de madame Beecher-Stowe, cette mère Wilberforce américaine ; sa réputation filtrera peu à peu sa goutte de lumière, mais un souffle de quinze jours ne l’éteindra pas. Les deux Nouvelles que publie la Bibliothèque des chemins de fer laissent le regret que les œuvres complètes d’Edgar Poe n’aient pas rencontré un traducteur qui nous mît à même de juger l’auteur américain dans toute la variété de ses inspirations et chaque scintillement de son génie. On avait d’abord parlé d’une traduction de Baudelaire. Mais comme cette traduction n’a pas été publiée et ne le sera pas probablement d’ici longtemps encore39, nous avons cru qu’il était bon de signaler au public, d’après ce que nous avons de traduit à cette heure, l’individualité d’Edgar Poe, de ce cerveau étrange, puissant et malade ; car c’est surtout pour les hommes comme Poe que les observateurs déconcertés ne savent plus où placer dans la tête humaine la ligne mystérieuse et subtile qui sépare si souvent l’intensité de la pensée de la maladie, et l’aberration du talent.

Et, en effet, Edgar Poe appartient à la famille de ces esprits chez qui les sensations, les manières de voir et presque la manière de souffrir, tout, enfin, est marqué au coin de cette originalité effrayante qui ne vient ni de la hauteur, ni de la profondeur, ni de l’expression inattendue du génie, mais qui semble venir plutôt d’une différence spécifique dans la nature même de la pensée. Chamfort, ce rare esprit et cet esprit rare, qui n’a dit que des mots, semblables à des dentelures de glace, à des cristallisations qui brillent et qui blessent, Chamfort écrit dans ses Pensées que « les femmes ont dans la tête un tiroir de moins que les hommes, mais dans le cœur une fibre de plus ». En serait-il de même des hommes comme Poe ? Qui pourrait le dire ? Qui a jamais fait de ces anatomies morales pour lesquelles l’aide d’un scalpel n’existe pas ? Mais ce qu’il y a de certain, c’est que ces hommes ont au cœur ou au cerveau, peu importe ! des choses inaccoutumées qui les distinguent de l’ordinaire nature humaine et les parquent en dehors de son grand courant d’intuitions simples et primitives. Visionnaires, si on en croit les gens positifs, ces sortes d’esprits dont Shakespeare, qui n’a rien oublié sur sa route, nous a donné l’idéal dans Hamlet, et qui voient et regardent bien moins dans les choses que « dans l’œil de leur propre pensée (in the eye of my mind) », dit Hamlet, ressemblent à des peintres pour lesquels l’ordre du prisme serait renversé. Peut-être leur talent individuel, anormal, et à cause de cela d’autant plus mordant sur les imaginations communes, plonge-t-il sa racine dans quelque sombre et fixe manie, comme une fleur qui gagnerait des couleurs et des taches inconnues, si on en trempait le pied dans quelque poison ? Êtres inouïs dont on aime jusqu’aux ténèbres, et dont la pensée, obscure toujours, s’étoile par moments comme le noir de la nuit ! ils ont la valeur de ces beaux éclairs d’horizon qui nous font pressentir deux mondes. En Allemagne, Hoffmann40 était une de ces intelligences ; Jean-Paul aussi, à un degré moindre ; Novalis et d’autres, plus nombreux qu’ailleurs dans ce pays de l’Abstraction et du Rêve. Edgar Poe, qui s’apparente par plusieurs côtés avec eux, peut être appelé l’Hoffmann de l’Amérique ; mais c’est un Hoffmann modifié par tout ce qui modifie invinciblement les esprits les plus substantiellement personnels, — je veux dire : la race dont on sort et la société dont on fait partie.

Or, il faut bien le reconnaître, rien n’était plus hostile au génie natif d’Edgar Poe que sa société et sa race, et les modifications que devaient naturellement lui imprimer ces deux tortionnaires de son génie devaient être si profondes qu’on s’étonne qu’elles n’aient pas été de véritables destructions, — la mort même de ses facultés ! Né avec les yeux retournés et dilatés du Voyant, Poe tenait par les ancêtres, l’éducation, les habitudes, toute cette seconde nature, à une société qui a le rayon visuel presque rectangulaire et qui ne l’applique qu’aux choses pratiques, géométriques et tangibles. Imagination emportée vers le merveilleux, le surnaturel, le fantastique, il rencontra d’abord et toujours autour de lui, comme un cercle de Popilius infranchissable, tout un monde qui ne lui fit pas rebrousser chemin, — car il était vigoureux — mais qui devait contrarier, comme nous le verrons, son action spontanée, et même y mêler beaucoup de la sienne. On le sait, l’Amérique n’est pas douce aux rêveurs. Elle agit trop pour les comprendre. C’est une fourmilière de travail enragé et d’activité matérielle. Elle est sortie de l’Angleterre, le pays de l’utilité, des mains et des pieds de l’Angleterre, comme les guerriers et les parias de l’Inde sont sortis des mains et des pieds de Brahma. Mise debout sur l’industrie (qui oserait écrire le mot : assise, quand il s’agit de la nation américaine ?), appuyée sur le principe protestant de l’individualité qui fait donner au moi ces coups de collier prodigieux qui trompent les penseurs médiocres sur les futures destinées des nations protestantes, — car toute société qui n’a que l’orgueil pour fondement doit s’écrouler vite, — la patrie de Franklin, du bonhomme Richard, ne devait-elle pas nuire à l’expansion de la pensée plus ou moins mystique d’Edgar Poe, et, par instants, la matérialiser sous cette vaste main de Midas qui convertit en or ce qu’elle touche ?… Conséquence inévitable, qu’il était facile de prévoir ! Les deux Nouvelles que nous avons sous les yeux l’attestent. On y trouve l’action fatale et funeste de la société américaine sur un génie qui devait naître ailleurs pour s’épanouir dans toute sa gloire et qui valait mieux que le sol de limaille de fer et de poussière où Dieu l’avait jeté.

Arrêtons-nous un moment sur ces deux Nouvelles. La première, la plus saillante, la plus intéressante des deux, le Scarabée d’or, a ces touches extraordinaires qui annoncent et, promettent ce phénomène intellectuel qu’on appelle le génie fantastique, plus rare que tout autre genre de génie. Nous verrons, en nous arrêtant à cette œuvre singulière, jusqu’où va le talent inné d’Edgar Poe et où il se brise, se fausse et cesse d’être, sous les influences du milieu social le plus positif et le plus raisonnable dans le sens que Locke et Bentham donneraient à ce mot. L’auteur raconte qu’à une certaine époque de sa vie, il avait pour ami un homme qui vivait, dans un coin solitaire de l’Amérique, des débris sauvés d’une fortune qui avait été splendide autrefois. Le solitaire, qu’il appelle William Legrand, d’origine française, ensevelissait sous les forêts de myrte de Sullivan Island, une vie calmée plutôt que calme, et une destinée désormais sans espérance. Il avait pour toute société un nègre nommé Jupiter, et rien, si ce n’est peut-être la révolte de ses souvenirs, ne troublait les jours de sa vie, semblables et tranquilles. Il les passait à lire ou à ramasser sur le rivage des coquillages et principalement des insectes, car il aimait l’histoire naturelle comme tous ceux qui en ont fini avec les hommes, et il s’était formé une collection entomologique « qu’un Swammerdam aurait enviée ». An mois d’octobre 18.., un soir, notre auteur alla visiter son ami, et il le trouva dans son ermitage, livré à un véritable enthousiasme de naturaliste, parce qu’il avait découvert un bivalve inconnu formant un nouveau genre, mais surtout un scarabée qu’il croyait être aussi entièrement nouveau. « Il y a si longtemps qu’on ne vous a vu, — dit-il à Poe ; — et comment pouvais-je deviner que vous vous mettriez en route par un froid pareil, pour venir me rendre visite ? Le fait est que j’ai rencontré, en revenant ici, le lieutenant G…, et que j’ai fait la sottise de lui prêter l’insecte, qu’il a porté au fort ; impossible donc de le voir avant demain matin. Mais restez ce soir avec nous, et j’enverrai Jupiter le chercher au lever du soleil. C’est la chose la plus merveilleuse que vous ayez jamais vue. » Tout accoutumé qu’il fût aux excentricités de son ami Legrand, Poe fut frappé de l’exaltation de sa parole quand il parla de ce scarabée, que Jupiter, aussi exalté que son maître, disait, dans son langage de nègre : « être d’or, d’or massif, dedans et tout, excepté les ailes », et qui pesait autant que s’il avait été de métal. Pour donner à Poe une idée du merveilleux insecte et de sa forme, Legrand essaya de le dessiner sur un bout de papier, mais quel ne fut pas l’étonnement des deux amis en apercevant que le scarabée dessiné donnait l’image exacte… d’une tête de mort ! À cette vue, Legrand, ému, arracha le papier des mains de son ami, l’enferma sous clef et tomba dans une rêverie inexplicable, que Poe, effrayé, n’osa pas troubler en l’interrogeant.

C’est à partir de cette soirée, qu’un mois passé, Poe, qui n’est pas retourné chez Legrand, voit arriver Jupiter, chargé d’une lettre qui n’est ni dans le style ordinaire, ni dans les habitudes épistolaires de son ami. Cette lettre, pleine d’anxiété et de mystère, qui roule peut-être dans les nuées de ses obscurités et de ses réticences l’électricité d’une folie qui va tout à l’heure éclater, inquiète d’autant plus Edgar Poe que les propos de Jupiter ont excité ses craintes davantage. Selon le nègre, Legrand dépérissait chaque jour. Il pâlissait, son regard s’altérait ; il semblait mourir d’un mal inconnu. — Le scarabée d’or l’aura mordu à la tête et lui aura filtré dans la cervelle le poison dont il meurt, — disait Jupiter. Retourné chez Legrand, Poe constate avec un horrible soupçon l’existence du mal qui dévore son ami, de ce mal sans nom et sans fièvre, et il apprend de sa bouche qu’il a compté sur l’aide de son dévouement à lui, pour une expédition secrète…

Les détails de cette expédition, aussi étranges que le reste de l’ouvrage, redoublent l’intérêt de curiosité qui s’attache à un tel récit. Ce n’est, certes ! pas sur une analyse à course de plume comme la nôtre, qu’on peut juger de l’effet produit par Edgar Poe sur l’esprit fasciné et presque asservi de son lecteur. Si on cherchait cet effet dans les mots, la couleur, le style, enfin tout ce qui constitue, sous la plume d’un grand artiste, la réalité visible du talent, on ne le trouverait pas davantage. La manière d’agir sur l’esprit du lecteur ne tient pas, chez Edgar Poe, à la partie extérieure des choses, à la mise en scène de son drame ou à la poignante expression qui double la force de la pensée. Son procédé est bien plutôt quelque chose de caché, d’intérieur, qui circule dans le tout comme une vie… qui est partout et qui n’est nulle part. Pour ressentir ce que nous ne pouvons qu’indiquer, il faut donc ouvrir le livre de l’auteur, il faut se mettre en rapport direct et intime avec sa propre pensée ; il faut ici, par exemple, le suivre lui-même dans cette expédition faite sur la foi d’un homme peut-être en démence, qui porte, comme un talisman, ce scarabée d’or, de la morsure duquel il semble mourir ! Après avoir traversé le canal qui sépare l’île de la terre ferme et marché longtemps, nos voyageurs arrivent à un « plateau situé vers le sommet d’une montagne presque inaccessible, couverte, de la base à la cime, de bois entremêlés d’immenses quartiers de roche. Ces blocs, épars çà et là, n’étaient souvent soutenus que par les arbres placés immédiatement au-dessous, et sans lesquels ils auraient roulé dans les vallées ». Au milieu de ces arbres pressés, il y en avait un plus beau que les autres « par le développement de ses rameaux et par la majesté générale de ses proportions » ; c’était un tulipier, le roi des forêts américaines. Legrand mesure des yeux cet arbre, il semble le reconnaître, et il ordonne à son esclave Jupiter d’y monter, en tenant à la main le scarabée, objet de l’effroi et des superstitions du pauvre nègre. Il faut toute l’autorité de l’Américain sur le noir pour l’y contraindre. Jupiter finit par obéir, il monte… et se perd bientôt dans la cime. — Monte jusqu’à la septième branche, — dit Legrand. — Il s’agit d’avancer sur cette branche aussi loin que tu le pourras. Si tu vois quelque chose d’extraordinaire, tu me le diras. Mais cette septième branche est morte et ne pourra porter Jupiter. Les sensations excitées du malheureux Legrand sont indescriptibles. Cependant la branche est solide. — Que vois-tu ? — dit Legrand à son noir. — Une tête de mort, — répond le nègre de plus en plus épouvanté ; — une tête de mort clouée sur la branche. — Eh bien, — dit Legrand, — tu connais ta gauche et ta droite ? « Fais passer le scarabée par la cavité de l’œil gauche et laisse-le descendre de toute la longueur de la ficelle, mais sans le lâcher… » Et le nègre, conformément aux ordres de son maître, dit Edgar Poe, laissa descendre le scarabée, « qui étincelait, comme un point d’or bruni, aux derniers rayons du soleil couchant, dont quelques-uns éclairaient encore faiblement la hauteur sur laquelle nous étions ».

Nous le répétons : il faut lire dans l’œuvre d’Edgar Poe — et ne lire que là — ces détails inouïs, pour en bien comprendre le sortilège et savoir à quel point l’imagination, cette folle sublime, peut fouler aux pieds la raison. Et, en effet, la raison a beau se débattre en ricanant, ce mystérieux scarabée, inconnu à toutes les classifications scientifiques, qui, gros comme une noix d’hickory, brille et pèse comme un lingot d’or pur ; cet insecte, peut-être diabolique, qui porte sur le dos et les ailes l’image d’une tête de mort, l’emblème de cette mort qu’il semble donner avec une piqûre ; l’analogie inexplicable de la figure tracée sur ses ailes avec cette autre tête de mort, clouée à la branche sèche du tulipier ; l’état de charme consumant dans lequel Legrand est tombé depuis qu’il a touché le scarabée, cet état qui n’est que le pressentiment, l’annonce intérieure, la soif qui révèle la source d’un trésor caché qu’il finit par découvrir aux pieds même de ce tulipier : tout cela saisit l’esprit, l’attire, le fixe, le harcèle, oh ne sait pourquoi ! on ne saura jamais pourquoi ! Mais tout cela découd instantanément les raisonnements qu’on pourrait faire contre ces impressions absurdes plus fortes que les syllogismes et les droitures de la logique ; et, qu’on le veuille ou non, si on n’a pas l’âme faite avec le grès d’une cruche, on reste, après avoir lu de telles choses, vibrant dans la volute assoupie de son rêve, comme la toupie qui tourne, endormie, dans la main ouverte de l’enfant ! Ainsi, dans Hoffmann, une corde de harpe qui casse, un reflet vert dans les yeux bleus d’une jeune fille, mille détails, sans raison d’être, comme ceux que nous venons d’analyser, nous troublent, nous pénètrent, et nous captivent encore longtemps après nous avoir pénétré. Edgar Poe, qui n’a pas, il est vrai, le coloris italien d’Hoffmann, a comme lui et comme tous les génies fantastiques, du reste, le sentiment de ces détails qui répondent, sans doute, au côté le moins connu, le moins éclairé de notre être. Nous tromperions-nous ? La scène du tulipier, dans le Scarabée d’or, nous a rappelé une des plus belles pages que Lord Byron, le poète, ait écrites en prose, et dont la Critique, qui a tant de fois examiné ses œuvres, n’a jamais parlé comme elle l’aurait dû. Qui ne se souvient du magnifique « fragment » sur cet ami de Londres que Byron appelle « Auguste Darvell », et de sa mort, sans raison apparente de mourir, à vingt pas des ruines d’Éphèse, un soir, au coucher du soleil ? Eh bien, dans certaines anxiétés, dans certains désespoirs de Legrand quand il constate, Jupiter descendu de l’arbre, qu’il s’est trompé, qu’il a pris l’œil droit de la tête de mort pour l’œil gauche et que l’expérience d’où dépend son sort est à recommencer, dans certaines parties du dialogue, enfin, nous avons retrouvé l’accent d’angoisse mystérieuse qu’avait Darvell avant de mourir. Ce rayon du soleil couchant atteignant, comme un point d’or bruni, le scarabée suspendu au tulipier de la montagne américaine, a rallumé dans notre souvenir cet autre rayon de soleil couchant qui teignait le plumage rose de la cigogne perchée sur les ruines d’Éphèse, avec son serpent dans son bec. L’une et l’autre de ces scènes doivent hanter longtemps la pensée ; mais le grandiose fragment de Lord Byron y doit entrer bien plus avant que la scène d’Edgar Poe, car c’est un fragment qui reste inexpliqué, inexplicable, par conséquent de la plus grande puissance fantastique, tandis que le mot de la scène du tulipier, dans sa Nouvelle, Edgar Poe, cet Hoffmann mutilé dans le vif de sa pensée par les habitudes américaines, essaie, le croira-t-on ? de rationnellement nous le donner !

Et c’est ici que l’Américain étrangle le poète, et que les besoins de réalité, ancrés si profondément dans l’esprit des hommes de sa race, détruisent l’effet fantastique qu’il avait d’abord obtenu. Le merveilleux expliqué n’est plus du merveilleux. Edgar Poe nous fait repentir de l’intérêt, de l’émotion, de la terreur, qu’il nous a inspirés, dès qu’il nous simplifie son histoire. En cela, il commet la gaucherie d’art qu’avait commise avant lui une femme d’un grand talent fantastique, cette Anne Radcliffe qui avait sous sa pâleur sinistre et idéale quelques gouttes du sang de Shakespeare. Dans le Scarabée d’or, après avoir commencé par les vertiges de l’incompréhensible, Edgar Poe finit par s’asseoir paisiblement dans les explications naturelles. Cet esprit, pétri par le protestantisme, fait, vis-à-vis de lui-même et de son talent, ce que le protestantisme a toujours fait à propos de tout : au lieu de se confier, il se défie, et il en appelle de l’Imagination qui croit à la Raison qui glose et explique. Sans doute, pour rendre probables et acceptables les explications qu’il nous donne, l’auteur du Scarabée d’or montre un talent très particulier ; il déploie une force d’intelligence qui briserait tous les casse-têtes chinois, et on perd l’haleine à le suivre dans ses inductions audacieuses ; mais le fantastique a disparu, et on ne voit plus à la place du rêveur qu’une nature robuste, ingénieuse, acharnée, qui lutte contre la difficulté et qui veut la vaincre. N’est-ce pas là l’Américain tout entier ?… Il n’y a qu’un Américain, en effet, qui ait pu songer à mêler aux fils brouillés de sa fiction les calculs mathématiques et les probabilités de la science expérimentale. Il n’y a qu’un Américain qui ait pu passionner ainsi sa pensée pour cette aride donnée de la découverte d’un trésor en pierres précieuses ou en argent de la valeur d’un million et demi de dollars, et qui en dresse l’inventaire avec cette exactitude de commissaire-priseur ! Car voilà, en fin de compte, tout le dénoûment, très vulgaire et très raisonnable, du Scarabée d’or, de cette Nouvelle qui commence si bien, dans les nuées irisées du fantastique et du mystère, que, même ces nuées dissipées sous le souffle raccourci du bon sens, l’imagination en rêve les couleurs encore ! Dans l’Aéronaute hollandais, très inférieur au Scarabée, Poe oublie tout à fait son génie fantastique pour le génie propre à sa race : la découverte (toujours la découverte !) et la science appliquée à l’industrie ; et, à cause de cela, au point de vue du merveilleux et de la poésie, son voyage dans la lune est bien au-dessous, par exemple, de celui de Cyrano de Bergerac, ce Rodomont de l’hyperbole, qui, à force d’audace, rencontra heureusement parfois. Ivre de civilisation matérielle, l’auteur de l’Aéronaute hollandais perd le meilleur de sa pensée dans cette lourde ivresse. On ne reconnaît plus en lui que le Yankee, l’enfant perdu de cette race puritaine qui a mis sa main musclée sur le Nouveau Monde, — qui la mettra partout où il y a de la matière à asservir, — et dont la plus haute expression littéraire fait pâlir tout ce qu’elle rappelle : ce Robinson Crusoé qui est sorti d’une plume anglaise, mais qui n’en est pas moins le génie américain deviné ! Le caractère général de cette race, qui ne le sait ? est le manque d’entrailles. Elle n’a pas le temps de s’attendrir ! C’est aussi le manque d’entrailles qui nous frappe dans les deux Nouvelles que nous avons sous les yeux. Les combinaisons de l’esprit y sont, et nous avons dit avec quelle force ; mais l’auteur n’y descend jamais de son âpre sphère intellectuelle, et on ne s’y détend pas une seule fois avec un de ces mots qui doublent la vie, qui entrent dans le cœur et qui en sortent. Hoffmann, lui, n’a point cette effroyable sécheresse ; son surnaturel aboutit aux fibres les plus sensibles de l’être humain. Edgar Poe est-il ainsi partout dans ses œuvres ? Nous en voulons douter encore. Nous en voulons douter à cause de sa vie. Cette vie fut orageuse, coupable, et, dit-on, dégradée, mais elle fut malheureuse. Elle eut ce qui donne à la lyre du talent ses plus puissantes cordes, — des cordes qui saignent. Edgar-Allan Poe, mort en 1849, à l’âge de Lord Byron, et à l’hôpital comme Gilbert, a senti sur son cœur le poids de ses désordres, plus douloureux peut-être que celui de ses malheurs, et ce poids affreux de misère et de fautes a dû faire, en quelque endroit de ses écrits, jaillir ces gouttes de sang, vermeil ou pâli, qui donne encore la plus belle couleur aux œuvres de l’homme et qui inspirait à Lord Bacon ce mot fortifiant et sublime : « Pour que les fleurs versent tous leurs parfums, il faut qu’elles soient écrasées. »

II41 §

Le premier volume des Histoires extraordinaires par l’américain Edgar Poe, le conteur et le poète dont le nom commence d’imposer à l’Amérique un respect qu’elle ne connaît guères quand il s’agit uniquement de la beauté ou de la gloire de la pensée, vient de paraître. Quoiqu’il soit toujours dangereux de dire à l’Imagination : « Écoute-moi, je vais t’étonner ! » ces Histoires extraordinaires, publiées pour la première fois dans le Pays, en feuilletons éparpillés, produisirent — si on se le rappelle — un effet de surprise que l’audace imprudente de leur titre ne put diminuer. Présenté au public français par un traducteur de première force, Charles Baudelaire, Edgar Poe cessa tout à coup d’être, en France, le grand inconnu dont quelques personnes parlaient comme d’un génie mystérieux et inaccessible à force d’originalité. Grâce à cette traduction supérieure, qui a pénétré également la pensée de l’auteur et sa langue, nous avons pu aisément juger de l’effet produit par l’excentrique américain. L’étonnement fut universel. Et ceux qui sont constitués pour aimer Edgar Poe et ceux qui sont au contraire organisés pour, le haïr, — car cet esprit singulier dérange trop pour n’être pas adoré ou maudit par les natures dis semblables, — tout le monde, même la Critique, éprouva cet étonnement qui n’est pas, il est vrai, une sensation d’un ordre littéraire bien élevé, mais qui est peut-être le seul succès à espérer dans les vieilles sociétés à bout de fécondité intellectuelle et blasées de littérature.

Est-ce cet état de société qui fait seulement la valeur d’Edgar Poe ?… Malgré ses prétentions à la jeunesse, l’Amérique, cette fille de l’Europe, est née vieille comme tous les enfants de vieillards, et elle a les épuisements spirituels de sa mère. Littérairement, c’est une impuissante. Quelques grands noms, contestables d’ailleurs, ne constituent pas cet ensemble d’inventions, de traditions et de parentés intellectuelles qu’on appelle une littérature, et encore, parmi ces grands noms (si on excepte Fenimore Cooper, qui a cueilli la virginité de la Nature américaine), tous les écrivains de ce pays vivent sur le fond commun des littératures de l’Europe. Quand les choses en sont là partout, quand la masse des lumières et des connaissances peut être regardée comme égale dans toutes les sociétés chrétiennes, les Claudiens de nos décadences — en Amérique ou autre part — doivent être plus étranges et plus compliqués que ceux des sociétés qui n’avaient pas usé sous elles autant d’idées que nous, quand elles croulèrent. Eh bien, voilà justement ce qu’on peut se demander ici ! Edgar Poe serait-il un Claudien, un énorme Claudien du xixe siècle, un de ces produits exubérants et corrompus d’une civilisation développée à outrance et qui en est arrivée à chercher la complexité comme la cherche la Barbarie, ou serait-il véritablement un grand poète, à originalité vraie, à personnalité indépendante, qui a révélé la beauté, une et multiple, sous des faces nouvelles que le monde ne connaissait pas ?

Telle est la question, la double question que font naître ces œuvres de Poe, dispersées d’abord par le traducteur, et qu’il va nous montrer dans leur ensemble. Lui-même l’a pressentie, cette question et il l’a touchée dans une notice sur l’étonnant Américain, beau morceau de biographie, fièrement abordé, mais qui pouvait, ce nous semble, être plus creusé et plus profond encore. Le croira-t-on ? avec l’enthousiasme connu de Charles Baudelaire pour son auteur et le dévouement qu’il montre à sa gloire, la personnalité humaine d’Edgar Poe n’est pas plus complète dans cette notice que sa personnalité littéraire dans ce premier volume d’œuvres choisies. On dirait que Baudelaire — esprit très hardi cependant — s’est épouvanté pour celui qu’il aime et a voulu concilier le gros du public à Edgar Poe, en dévoilant peu à peu ce génie insolite et déconcertant. Il a essayé de faire une douce aurore à son soleil, dont les feux auraient blessé la vulgarité délicate s’ils étaient tombés d’aplomb sur ses paupières. Précaution assez méprisante, mais funeste à Poe dans les premiers instants de sa renommée ! Pour notre compte, nous regrettons que Baudelaire ait interverti l’ordre normal de sa publication, et n’ait pas commencé par les œuvres fortes. On ne tâtonne pas avec la tête de Méduse. On la montre hardiment, de face, dans la magnifique horreur de toute sa beauté !

III §

Il y a, en effet, quelque chose de méduséen dans Edgar Poe, — génie et destinée ! Sa vie et son talent effraient. Tout est, en ce grand déclassé, sinistre, noir, terrible, d’un désordre profond et tragiquement volontaire. Edgar Poe fut un malheureux, de proportion épouvantable. Aristocratique comme Lord Byron, il était né attelé au joug d’une démocratie. L’Amérique, qui couvre de dollars les derniers saltimbanques, fut pour lui une tour de la Faim et lui fit avaler tous les soirs la clef que Gilbert n’avala qu’une fois, — à l’agonie. Éternelle histoire, mais d’une variante toujours plus belle dans son inépuisable cruauté ! Poe a vécu toute sa vie, qui, du moins, fut fort courte, dans le mépris, dans la misère, et dans un travail acharné, car il travailla comme un nègre de son pays à esclaves ; mais la sueur à laquelle nous devons manger notre pain coula pour rien sur son front stoïque. Bohémien qui ne fut pas joyeux, celui-là ! il devint ivrogne par misère de cœur, comme Sheridan, le pauvre Brinsley ! qui buvait des heures, — silencieusement, — en fondant en larmes ! Taillé dans un marbre plus dur, Edgar Poe but son calice de feu avec une frénésie plus froide. Mais l’alcool n’en asphyxia pas moins sa puissante jeunesse. En pleine beauté de corps et de génie, il mourut du delirium tremens dans la rue, — ce n’est pas assez dire : dans le ruisseau, — couché là, abattu, loin de Dieu et damné, croyait-il ; — car il le croyait ! L’idée fixe de Poe, l’idée qui régna sur sa raison, qui la foudroyait, mais qui, en la frappant, la trouvait impassible, c’est l’idée de sa damnation, sans rémission et sans miséricorde. Chose horrible, mais vraie ! il s’acceptait comme réprouvé.

Cette vie affreuse, terminée par une mort plus affreuse encore, Baudelaire nous l’a racontée avec une poignante éloquence, une humour amère comme son sujet. Tout ce qui tient à la, brutalité sourde de cette société américaine, qui se soucie bien d’un grand poète et le brise aussi indifféremment qu’une machine coupe le sein à une jeune fille, Baudelaire nous l’a montré avec une vérité admirable et un sentiment indigné de lion qui gronde… Mais ôtez la victime sociale et la splendeur de ses bandelettes, vous n’avez plus rien dans son histoire ! Les fautes de Poe, les désordres de cet esprit curieux et superbe, son mutisme moral, le pessimisme et j’oserais dire plutôt le satanisme de sa pensée, sa notion titubante et enragée de Dieu, tout cela n’y est pas qui devrait y être, qui devrait y appeler les plus accablantes condamnations ! En présence d’un oubli pareil, on se demande si le mutisme moral du poète a passé dans l’âme de son traducteur. Et savez-vous ce qui vous répond ?… une criminelle apologie du suicidé ! De même pour tout ce qui caractérise en beau le talent du poète avec lequel le traducteur a vécu si intimement pendant tant d’années, nous le trouvons affirmé avec une imposante certitude ; « Poe avait, — nous dit Baudelaire avec des mots qui entrent dans la pensée et n’en doivent plus sortir, tant ils la pénètrent ! — Poe avait l’accent extra-terrestre, le calme dans la mélancolie, la solennité délicieuse, l’expérience précoce, j’allais dire innée, qui caractérise les grands poètes. » Il est impossible de dire plus grandement ; mais la justification de ces magnifiques paroles est ajournée.

Le volume que Baudelaire nous met sous les yeux ne contient que les œuvres inférieures de son héros intellectuel. Il ne lève le rideau que sur les bas-côtés de son génie. Ce qu’après une pareille entrée en matière l’imagination était impatiente de connaître, c’était le poète d’Eureka et du Corbeau, et il n’est pas dans ces Histoires ! Sans Ligeia et Morella, où le poète inattendu et puissant jaillit d’une idée ridicule, que le monde moderne, qui n’a pas d’idées à lui, a trouvée dans le bagage de l’Orient et de l’Antiquité, — la métempsycose, — il n’y aurait pas un seul des Contes publiés là qui pût être considéré autrement que comme les tours de force d’un jongleur. Paroles sévères, que nous aurions voulu prononcer après des paroles de sympathie ; mais que Baudelaire s’en prenne à lui-même ! L’Edgar Poe qu’il nous donne ici — nous allons le prouver — n’est rien de plus que l’Hoffmann du matérialisme américain, et il a moins de sincérité que l’Hoffmann de l’Allemagne. Nous ne sommes pas, certes ! de ceux qui se laissent effrayer par les hardiesses de la bizarrerie, mais la bizarrerie d’Edgar Poe manque justement de cette sincérité qui fait de l’originalité une chose divine.

IV §

Les Histoires extraordinaires publiées dans ce volume sont au nombre de treize, et, — premier point à noter quand il s’agit d’un homme à qui on attribue une originalité inouïe et presque irrespirable à la majorité des esprits, — de ces treize histoires, huit ont pour fond les idées qui nous coudoient le plus à cette heure, — les chimères du siècle, comme dit saint Bernard. L’Aventure sans pareille d’un certain Hans Pfaall, le Canard au ballon, la Vérité sur le cas de M. Valdemar, la Révélation magnétique, les Souvenirs de M. Auguste Bedloe, Morella, Ligeia, Metzengerstein, ont pour données la puissance infinie des aérostats, le somnambulisme, et les conséquences possibles de la métempsycose. Métempsycose, somnambulisme et ballons vainqueurs de l’espace, ne sont-ce pas là les trois coups de tambour idiot et donnant la même note que nous rebat incessamment l’imagination contemporaine ?

Edgar Poe, avec la force d’un esprit qu’aux attitudes on croirait indomptable, n’a pu secouer ces vulgarités de son temps. Lui aussi, comme tant d’esprits au xixe siècle, croit à l’omnipotence absolue de l’homme, à ce Roi du progrès qui vit trente-trois ans en moyenne entre le sein déchiré d’une femme et le cimetière, et qui ne sait pas lire couramment dans le fond d’une âme. Il y croit comme un enfant, lui, le satanique et le mystificateur ! La métempsycose surtout, cette religion définitive que les libres penseurs proposent pour remplacer le Christianisme, est une des conceptions qui obsèdent le plus sa pensée. D’un autre côté, dans les Contes tirés de ces faits magnétiques dont l’époque actuelle est comme ivre, le panthéisme joue un rôle nouveau et offre des aspects qui avaient échappé à l’Allemagne, mais c’est toujours le panthéisme, la vieille monstruosité éventrée et connue jusque dans le fond des entrailles. Ainsi, comme invention, comme idée première, rien n’est plus commun, rien n’est moins genuine que cela.

Heureusement pour Poe que de toutes les inventions la meilleure est l’expression, — cette petite chose immortelle, — et qu’il se sauve du fond des choses, comme les poètes, par quelques détails. Mais dans ces détails même il porte encore l’empreinte de là société matérielle dont il est sorti ; il a sur les lèvres le lait épais de cette brutale nourrice qui a fini par l’étouffer. Baudelaire a beaucoup marqué la lutte du génie de Poe contre l’esprit américain, mais le génie, chez aucun poète, n’est jamais assez vigoureux pour effacer la trace de la race. La Table rase de Descartes est un mensonge, et jusque dans le fond de nos âmes nos pères sont plus puissants que nous ! Le spiritualisme apparent de l’inspiration d’Edgar Poe est du matérialisme, passé au filtre d’un esprit poétique, mais l’Amérique, la nation matérialiste par excellence, ne pouvait pas avoir un fils plus pur.

Baudelaire en convient implicitement lui-même par cette appréciation juste et profonde du talent de son auteur : « Aucun homme n’a raconté avec plus de magie les exceptions de la vie humaine et de la nature ; — les ardeurs de curiosité de la convalescence ; — les fins de saisons chargées de splendeurs énervantes, les temps chauds, humides et brumeux, où le vent du sud amollit et détend les nerfs comme les cordes d’un instrument, où les yeux se remplissent de larmes qui ne viennent pas du cœur ; — l’hallucination… l’absurde s’installant dans l’intelligence et la gouvernant avec une épouvantable logique ; — l’hystérie usurpant la place de la volonté, la contradiction établie entre les nerfs et l’esprit, et l’homme désaccordé au point d’exprimer la douleur par le rire. » Si on fait le compte de ces puissances, on se demande où, dans tout cela, se trouve la place de l’âme humaine. On ne trouve que de la matière malade, anormale, désaccordée. Edgar Poe est un poète pathologique qui peut exprimer des phénomènes très particuliers à l’organisation humaine, mais les sentiments qui sont la substance invisible, le mérite de l’homme ou son crime, son bonheur ou son infortune, et qui vibrent dans l’humanité depuis Priam aux pieds d’Achille jusqu’à la dernière des mères qui sanglote et qui veille auprès d’un berceau, depuis l’amour criminel de Phèdre jusqu’au pieux amour de Pauline, ne vibrent pas dans son génie. Quand il intitulait : Contes arabesques ces Contes que le mot : Histoires extraordinaires n’a pas traduits, il savait bien ce qu’il faisait : il bannissait l’homme, l’homme spirituel, la créature morale, de ses inventions ; et son titre avait raison : elle en est absente. « Edgar Poe — a dit Baudelaire — est le poète des nerfs et de quelque chose de plus. » Pourquoi n’avoir pas nommé ce quelque chose ? Car le nommer l’aurait fait voir.

Mais, justement, c’était impossible. Ce quelque chose n’existe pas. Edgar Poe, dans les huit Contes cités déjà, pas plus que dans les cinq qui restent : le Double assassinat dans la rue Morgue, la Lettre volée, le Scarabée d’or, le Manuscrit trouvé dans une bouteille, une Descente dans le Maelstrom, n’est le poète une seule fois d’un sentiment quelconque. Jamais il ne sort de l’ordre des sensations, et encore des sensations troublées, pour monter dans une sphère plus haute. Quand, d’aventure, il s’est débarrassé de son spleen, des cauchemars du somnambulisme, du mesmérisme, de la phrénologie cabalistique, des mystères d’Isis de l’ivresse par le gin ou l’opium, de toutes les visions qu’il essaie de faire transparentes et qui lui opposent leur invincible densité, il devient un faiseur de combinaisons inattendues qui joue vigoureusement avec les chiffres et transporte dans le domaine de l’imagination étonnée une aptitude mathématique qui aurait diverti Pascal. Le Scarabée d’or, le Double assassinat dans la rue Morgue, la Lettre volée, dont Balzac, par parenthèse, aurait fait un bien autre chef-d’œuvre, si l’idée lui en était venue, sont d’audacieuses applications du calcul des probabilités inconnues jusqu’ici en littérature. Assurément, cela est remarquable ; car dans ces jeux avec les nombres, dans ces combinaisons inouïes qui nous font l’effet d’un redoutable phénomène, il y a une prodigieuse faculté. Seulement, cette faculté est-elle littéraire ? et en supposant qu’on puisse l’employer heureusement dans un but de littérature, l’emploi de cette faculté ne tombe-t-il pas dans la rouerie ? L’artifice a remplacé l’Art. Baudelaire a lui-même écrit, en parlant de ces compositions logogriphiques et stupéfiantes, le mot de jonglerie, et nous tenons le mot pour exact. Mais il n’y a pas que la volonté seule et l’originalité cherchée qui expliquent ces créations, violentes et abstraites.

Il y a l’indigence relative des grandes facultés qui inventent. Quand Poe se sert, pour écrire des canards, de la plume et de l’encrier d’Arago, quand il traîne l’Encyclopédie dans la blague (pardon ! je voudrais qu’il y eût un autre mot !), il n’est pas complètement libre d’agir d’une autre manière. Il ne choisit pas ; il subit. Il est plus érudit que poète et plus écolier qu’érudit. S’il avait plus d’imagination, il ne chausserait pas l’appareil de la technologie ; mais il s’en sert pour produire un effet dont il n’est pas dupe, et dans lequel au besoin d’art se mêle la mystification féroce de la race anglo-saxonne dont il descend. Sa conscience est volée et vexée. Au milieu des énormités qu’il prend tant de peine à arranger pour l’illusion, il a des sourires qui lui traversent la physionomie comme des éclairs de bon sens et de mépris, mais l’industrialisme américain force le don Juan intellectuel à souper, et il obéit, — comme l’autre, — tout en raillant son Commandeur. L’industrialisme ! Il y a des Contes de Poe qui sont de véritables exhibitions à la Barnum. Barnum avait, de pièces et de morceaux, composé une syrène qu’il faisait voir aux cockneys américains. Beaucoup de Contes publiés déjà ressemblent à cette syrène. L’excuse de cela est triste, elle est cruelle, elle tient au côté saignant de la vie littéraire ; mais elle n’est pas littéraire. Quand Edgar Poe construisait péniblement ses logogriphes, il écrivait visiblement sous le coup de fouet du besoin. En présence d’une société grossière, qui aime les tours de force, les difficultés vaincues, qui ferait plus de cas du tableau de la Transfiguration, s’il était fait à cloche pied, la faim explique tout.

Ainsi, matérialiste, américain, moderne, victime et courtisan des billevesées du xixe siècle, plus commun en cela qu’il ne croit lui-même, tel nous trouvons Edgar Poe dans ce premier volume qui fait désirer vivement le second. Edgar Poe s’y dégagera-t-il davantage des influences opprimantes qui ont brisé sa vie et qui asservissent sa pensée ? Baudelaire, qui a pris possession du poète et du conteur américain par sa manière de le traduire, doit nous donner successivement, ses œuvres complètes : d’abord la suite des Contes dont nous avons le commencement, et qu’il fera précéder de l’analyse des opinions littéraires et philosophiques de l’auteur, puis le poème d’Eureka et le roman d’Arthur Gordon Pym, et enfin, pour le petit nombre d’esprits à qui la poésie est encore chère dans sa forme et dans son essence, des poésies individuelles. Nous attendons impatiemment ces publications. Le grand poète à l’état fragmentaire qui s’agite confusément dans les Histoires extraordinaires nous apparaîtra-t-il alors dans toute sa pureté, sa force et son originalité, et l’admiration succédera-t-elle à l’étonnement ?… Aux beautés d’expression qu’on rencontre dans ce premier volume, à certains portraits, à certaines descriptions qui ont la vie, il est hors de doute qu’au fond d’Edgar Poe il y a un poète, et que, comme tous les poètes, qui sont spiritualistes, fût-ce malgré eux, il était un spiritualiste de nature, organisé pour les grandes croyances, et qui, n’en ayant pas, est tombé dans les grandes crédulités ! Edgar Poe est un spiritualiste refoulé et mutilé par le matérialisme de son pays et de son temps. À la matière morte il demande mieux qu’elle, à ses lois qu’il borne une espèce de magie noire ou blanche qui les expliquent. Mais, à tout prix, il veut sortir de leur esclavage. On assure que le poème cosmogonique d’Eureka est conçu en dehors des idées du xixe siècle, et rien n’est plus croyable, La prison du Cosmos écrase la vigueur d’Edgar Poe, qui n’a trouvé de délivrance ni dans Humboldt, ni dans Arago, ni dans les travaux des Académies ; car cet esprit ardent, qui a dévoré et digéré si vite les sciences humaines, a faim d’un aliment inconnu que les sciences humaines ne donnent pas, et il meurt de cette faim-là comme il est mort de l’autre, Ugolin deux fois ! Chimiste qui essaie vainement de croire que l’oxygène est dieu, le Cosmos ne lui pèse pas seul sur le cœur, mais sa propre identité même. Une voix l’appelle au-delà de l’être. Démocrite malade, il s’ennuie d’exister. Il voudrait se voir autre. Les Souvenirs d’Auguste Bedloe sont l’expression la plus effrayante de ce besoin de se voir autre, qui est une partie de l’idiosyncrasie d’Edgar Poe, et c’est ce sentiment persécuteur de l’inexterminabilité de l’homme et de l’être qui engendre en lui ce désespoir de l’immortel et cette épouvantable notion d’un dieu bourreau, prédestinant à la damnation ses créatures !! les deux plus monstrueux caractères de sa pensée.

Voilà Poe, en réalité, — et rien n’est plus triste et plus navrant que le spectacle offert aux hommes par ce vigoureux et malheureux esprit. On dirait un géant courbé sous une voûte que sa formidable nuque porte, secoue et ne peut rejeter. Terrible supplice qui le rend sinistre, même quand il taille de petites babioles pour les enfants ! La contradiction entre sa nature et ses idées lui donne une noirceur, une perversité, une impénitence du révolté qui verse le sinistre à flots dans ses inventions. Littérairement de l’école de Gulliver, il n’en a ni l’âme, ni la grâce, ni le sourire Et comment l’aurait-il ? Il étouffe et s’ennuie. C’est un ennuyé de profondeur anglo-américaine et qui se chatouille avec des moxas. Aussi ce qu’on sent dans ces premières Histoires, c’est encore plus l’effort que la force, l’acharnement de la volonté que le souffle facile de l’inspiration. C’est je ne sais quoi de travaillé, de replié, de tordu et de retordu sur soi-même, qui veut, comme le scorpion, s’atteindre au cœur et qui ne peut pas ! Si les poésies individuelles de Poe annoncées par Baudelaire ne lèvent pas la pierre de matérialisme sous laquelle il se débat, elles formeront une littérature plus horrible et qui méritera plus le nom de satanique que celle de Shelley l’athée et de Mathurin. Sans rien préjuger de l’atroce croyance de Poe sur l’état de son âme, on peut assurer, dans le sens littéraire, que ce sera là de la littérature de damné.

V42 §

C’est le Roi des Bohèmes ! Edgar Poe est bien le premier et le meilleur, à sa manière, de cette littérature effrénée et solitaire, sans tradition et sans ancêtres… prolem sine matre creatam, qui s’est timbrée elle-même de ce nom de Bohème qui lui restera comme sa punition ! Edgar Poe, le poète et le conteur américain, est à nos yeux le Bohème accompli, le Bohème élevé à sa plus haute puissance. Né dans ce tourbillon de poussière que l’on appelle, par une dérision de l’Histoire, les États-Unis43 ; revenu, après l’avoir quittée, dans cette auberge des nations, qui sera demain un coupe-gorge, et où, bon an mal an, tombent cinq cent mille drôles plus ou moins bâtards, plus ou moins chassés de leur pays, qu’ils menaçaient ou qu’ils ont troublé, Edgar Poe est certainement le plus beau produit littéraire de cette crème de l’écume du monde. Et c’était logique et justice, que le plus fort de tous les Bohèmes contemporains naquît au sein de la Bohème du refuge et du sang-mêlé de toutes les révoltes !

Individuel comme un Américain, n’ayant jamais vu que le moi par lequel il a péri, comme ils périront eux aussi, Edgar Poe fut, parmi ses compatriotes démocrates, le Bohème de l’esprit aristocratique. Dans le pays de la plus cynique utilité, il ne vit que la beauté, la beauté par elle-même, la beauté oisive, inféconde, l’art pour l’art. Rien ne peut se comparer à l’amour violent qu’il eut pour elle. Victor Hugo, traître à cet art pour l’art qui ne fut jamais pour lui qu’une religion de préface, et qui, en vieillissant, a livré sa Muse à de bien autres préoccupations ; Victor Hugo, même aux plus chaudes années de sa jeunesse, est bien tiède et bien transi dans son amour fanfaron de la forme et de la beauté, en comparaison d’Edgar Poe, de ce poète et de cet inventeur qui a la frénésie patiente, quand il s’agit de donner à son œuvre le fini… qui est son seul infini, hélas ! À coup sûr, jamais les doctrines, ou plutôt l’absence de doctrines que nous combattons : l’égoïsme sensuel, orgueilleux et profond, l’immoralité par le fait quand elle n’est pas dans la peinture et dans l’indécence du détail, le mépris réfléchi de tout enseignement, la recherche de l’émotion à outrance et à tout prix, et le pourlèchement presque bestial de la forme seule, n’ont eu dans aucun homme de notre temps, où que vous le preniez, une expression plus concentrée et plus éclatante à la fois que dans Edgar Poe et ses œuvres.

Étudier la Bohème sur cet homme, ses livres et ses procédés, c’est donc étudier la maladie sur le plus puissant organisme qu’elle ait ruiné en quelques jours. Que nous servirait de l’étudier sur quelque impuissant ou quelque noué ? Prenons-la où elle fit vraiment un ravage. Pour mieux montrer l’abjection de la Bohème littéraire, nous choisirons son plus beau cadavre. On verra plus nettement la cause de la ruine sur cette noble chose démolie. C’est là presque un deuil, en vérité, car Edgar Poe pouvait être quelque chose de grand et il ne sera qu’une chose curieuse ! Il y a plus triste que le talent foudroyé, c’est le talent qui se fourvoie, et qui meurt de s’être fourvoyé.

VI §

Il était né poète, Edgar Poe. Tels qu’ils sont, violemment manqués, mais portant la trace à toute page d’une force inouïe, les livres que la traduction de Baudelaire nous a fait connaître ne permettent pas d’en douter. C’était, de nature, un vrai poète, une incontestable supériorité d’imagination, faite pour aller ravir l’inspiration aux plus grandes sources ; mais il n’est pas bon que l’homme soit seul, a dit le Saint Livre, et Poe, ce Byron-Bohème, vécut seul toute sa vie et mourut comme il avait vécu, — ivre et seul ! L’ivrognerie de ce malheureux était devenue le vice de sa solitude. Quoique marié (son biographe ne nous dit pas à quel autel), quoique marié à une femme qu’il aima, prétend-on, — mais nous savons trop comment aiment les poètes, — la famille ne créa point autour de lui d’atmosphère préservatrice. Or, comme le talent, ne nous lassons point de le répéter, est toujours moulé par la vie et la réverbère, Edgar Poe, l’isolé, exploita pendant toute la sienne les abominables drames de l’isolement. Sous toutes les formes que l’art — cette comédie qu’on se joue à soi-même — cherche à varier, mais qu’en définitive il ne varie point, Edgar Poe, l’auteur des Histoires extraordinaires, ne fut jamais, en tous ses ouvrages, que le paraboliste acharné de l’enfer qu’il avait dans le cœur ; car l’Amérique n’était pour lui qu’un effroyable cauchemar spirituel, dont il sentait le vide et qui le tuait.

Au milieu des intérêts haletants de ce pays de la matière, Poe, ce Robinson de la poésie, perdu, naufragé dans ce vaste désert d’hommes, rêvait éveillé, tout en délibérant sur la dose d’opium à prendre pour avoir au moins de vrais rêves, d’honnêtes mensonges, une supportable irréalité ; et toute l’énergie de son talent, comme sa vie, s’absorba dans une analyse enragée, et qu’il recommençait toujours, des tortures de sa solitude. Evidemment, s’il avait été un autre homme, il aurait pu combler avec des affections fortes ou des vertus domestiques cette solitude qui a fait pis que de dévorer son génie ; car elle l’a dépravé. Seulement, pour cela, il lui eût fallu le bénéfice et le soutien d’une éducation morale quelconque, et l’on se demande avec pitié ce que fut la sienne, à lui, le fils d’une actrice et de l’aventure, dans une société qui a trouvé, un beau matin, les Mormons au fond de ses mœurs !

On se le demande, sans pouvoir y répondre. Le biographe d’Edgar Poe ne le dit pas et peut-être ne s’en soucie guères. Mais le silence de sa notice sur l’éducation morale, nécessaire même au Génie pour qu’il soit vraiment le Génie, genre d’éducation qui manqua sans doute à Edgar Poe ; et, d’un autre côté, le peu de place que tiennent le cœur humain et ses sentiments dans l’ensemble des œuvres de ce singulier poète et de ce singulier conteur, renseignent suffisamment — n’est-il pas vrai ? — sur la moralité sensible ou réfléchie d’un homme qui, après tout, avec une organisation superbe, ne fut accessible qu’à des émotions inférieures, et dont la pensée, dans les plus compliquées de ses inventions, n’a jamais que deux mouvements convulsifs, — la curiosité et la peur.

VII §

Était-ce donc la peine d’avoir tant de facultés en puissance ? La curiosité et la peur ! Quoi ! dans ces Histoires extraordinaires qui le sont bien moins par le fond des choses que par le procédé d’art du conteur, sur lequel nous reviendrons, et qui est, à la vérité, extraordinaire, il n’y a rien de plus élevé, de plus profond et de plus beau, en sentiment humain, que la curiosité et la peur, — ces deux choses vulgaires ? La curiosité de l’incertain qui veut savoir et qui rôde toujours sur la limite de deux mondes, le naturel et le surnaturel, s’éloignant de l’un pour frapper incessamment à la porte de l’autre, qu’elle n’ouvrira jamais, car elle n’en a pas la clef, — et la peur, terreur blême de ce surnaturel qui l’attire et qui l’effraye autant qu’il l’attire ; car depuis Pascal peut-être il n’y eut jamais de génie plus épouvanté, plus livré aux affres de l’effroi et à ses mortelles agonies, que le génie panique d’Edgar Poe ! Tel est le double caractère du talent, de l’homme et de l’œuvre que la traduction française, qui est très bien faite, nous a mis à même de juger : la peur et ses transes, la curiosité et ses soifs ; la peur et la curiosité du surnaturel dont on doute, et, pour l’expliquer, toutes les folies d’une époque et d’un pays matérialiste qui effraye autant qu’il attire. Tout cela est agité, orageux, terrible, presque fou, et peut faire passer un frisson sur la peau et sur l’âme, mais n’y entre pas si l’on a une croyance solide, une foi religieuse, une certitude. Tout cela — des contes d’ogre pour des enfants qui se croient des hommes — n’a qu’une prise d’un moment sur l’imagination du lecteur, et manque, comme impression d’Art, de profondeur et de vraie beauté. Ce n’est point là la peur, la peur cabrée, renversée, glacée, de Pascal. La peur de Pascal ne déshonore point cet épouvanté sublime ! Elle vient d’une grande chose : de la foi qui lui montre l’enfer à l’œil nud et de l’indignité sentie, qui lui dit qu’il y peut tomber, tandis que la peur d’Edgar Poe est la peur de l’enfant ou du lâche d’esprit, fasciné par ce que la mort, qui garde le secret de l’autre monde, quand la religion ne nous le dit pas, a d’inconnu, de ténébreux, de froid. C’est l’application du mot de Bacon : « Les hommes ont peur de la mort comme les enfants ont peur de l’ombre. »

Cette peur des sens soulevés prend mille formes dans les Histoires de Poe ; mais soit qu’elle se traduise et se spécifie par l’horreur qu’il a d’être enterré vivant, ou par le désir immense de tomber, ou par quelque autre hallucination du même genre, c’est toujours la même peur nerveuse du matérialiste halluciné. Edgar Poe excelle à créer ces hallucinations, et il les savoure et les réfléchit, tout en en frémissant ou se pâmant d’effroi. Sans aucun doute, dans ce jeu bizarre où l’auteur devient de bonne foi, et, comme l’acteur, se fascine soi-même, il y a (et la Critique doit l’y voir) un naturel de poète dramatique qui, tiré de toutes ces données, sujets habituels des Contes d’Edgar Poe : le somnambulisme, le magnétisme, la métempsycose, — le déplacement et la transposition de la vie, — aurait pu être formidable. Mais il y a aussi, il faut bien le dire, le Perrault. Il y est caché au fond du grand poète. — Et parce qu’il y est faute de sujets moraux et grands, faute d’idées, faute de grandes croyances, faute d’imposantes certitudes, on peut dire hardiment que c’est le Bohème qui l’y a mis !

VIII §

Ainsi, en plein cœur de son propre talent, pour le diminuer et le piquer de sa tâche, voilà que nous rencontrons le Bohème, c’est-à-dire l’homme qui vit intellectuellement au hasard de sa pensée, de sa sensation ou de son rêve, comme il a vécu socialement dans cette cohue d’individualités solitaires qui ressemble à un pénitentiaire immense, le pénitentiaire du travail et de l’égoïsme américain ! Edgar Poe, le fils de l’aventure et de l’aventure infortunée, est aussi le plus souvent un aventurier d’inventions malheureuses, quoiqu’il y ait quelques-uns de ses Contes qui, le genre admis de cette littérature matérialiste et fébrile, semblent réussis. Au lieu de se placer au-dessus d’elles, comme les penseurs originaux, il pille les idées de son temps, et ce qu’il en flibuste ne méritait guères d’être flibusté. Doué de la force de cette race de puritains qui se sont abattus d’Angleterre comme une bande de cormorans affamés, ce qu’il prend aux préoccupations contemporaines ne vaut pas la force qu’il déploie pour se servir de ce qu’il a pris ; et ici nous arrivons à ce qui l’emporte, selon nous, dans Edgar Poe, sur les résultats obtenus de sa manière, — c’est-à-dire l’application de son procédé.

IX §

Et, en effet, l’originalité vraie d’Edgar Poe, ce qui lui gardera une place visible dans l’Histoire littéraire du xixe siècle, c’est le procédé qu’on retrouve partout dans ses œuvres, aussi bien dans son roman d’Arthur Gordon Pym que dans ses Histoires extraordinaires, et qui fait du poète et du conteur américain ce qu’il est, c’est-à-dire le plus énergique des artistes volontaires, la volonté la plus étonnamment acharnée, froidissant l’inspiration pour y ajouter. Ce procédé d’Edgar Poe est l’analyse, que jamais personne peut-être ne mania comme lui. Nous l’avons indiqué : maigre d’invention, exploitant seulement deux ou trois situations (pas plus !) de la même série excentrique, Poe fait son drame avec presque rien, et c’est tout.

Mais pour le faire, ce drame, pour grossir cet atome en le décomposant, il se sert d’une analyse inouïe et qu’il pousse à la fatigue suprême, à l’aide d’on ne sait quel prodigieux microscope, sur la pulpe même du cerveau. Positivement, le lecteur assiste à l’opération du chirurgien ; positivement, il entend crier l’acier de l’instrument et sent les douleurs. Edgar Poe applique ce quelque chose qu’on peut nommer l’impatience dans la curiosité, le procédé du travail en matière d’horlogerie. Il établit le tour du cadran de l’analyse sur le pivot de son mouvement interne. Il a une patience qui attaque les nerfs, une patience furieuse qui se met des freins à elle-même, et qui a dû sacrifier souvent tout un mois en simples préparatifs pour faire bouillir son public une heure. Machiavélique côté de son génie, qui touche ici à la rouerie profonde du jongleur, et où le poète, le poète, ce Spontané divin, expire dans les exhibitions affreuses du charlatan et du travailleur américain !

X §

Car il est Américain, quoi qu’il fasse, cet homme qui détestait l’Amérique, et que l’Amérique, mère de ses vices et de sa misère, a poussé au suicide contre elle. Fatalité de l’origine et de la race ! On n’efface jamais à son front sa nationalité ou sa naissance. Edgar Poe, le Bohème de génie, n’est, après tout, ni plus ni moins qu’un Américain, l’énergique produit et l’antithèse du monde américain des États-Unis ! Il y aurait quelque chose de plus à faire que ses Contes, ce serait sa propre analyse, mais pour cela, il faudrait son genre de talent… Quand on résume cette curieuse et excentrique individualité littéraire, ce fantastique, en ronde bosse, de la réalité cruelle, près duquel Hoffmann n’est que la silhouette vague de la fumée d’une pipe sur un mur de tabagie, il est évident qu’Edgar Poe a le spleen dans des proportions désespérées, et qu’il en décrit férocement les phases, la montre à la main, dans des romans qui sont son histoire.

Ce spleenétique colossal, en comparaison de qui Lord Byron, ce beau lymphatique, ne nous apparaît plus que comme une vaporeuse petite maîtresse ; ce spleenétique colossal, malgré l’infiltration morbide de son regard d’aliéné, aies lucidités flegmatiques et transperçantes du condamné qui se sait sur son échafaud. Il n’a pas que le spleen de la vie, il a aussi celui de la mort ! Spirituellement parlant, la question de l’autre monde a toujours étrangement pesé sur cet homme de l’autre monde, comme nous disons géographiquement. Elle revient de toutes parts dans ses livres. Revanche de la pensée, cette force spirituelle contre l’immoralité fangeuse de la vie, ce fut sa grande anxiété, à cet Hamlet américain ! Ce fut la seule chose vraie de ses livres, construits comme des mensonges immenses, la seule émotion dont il n’aurait pas trafiqué ! Tout le reste est voulu, arrangé, menti, dans ses œuvres, qui ne sont probablement que les pamphlets de son esprit, des pamphlets atroces, des vengeances contre la vie. Il empoisonnait ses empoisonneurs.

Historiquement, il finit par s’empoisonner lui-même. Le suicide, un suicide préparé depuis longtemps, dit très bien Baudelaire ; un suicide, la mort bohème, finit la vie bohème d’Edgar Poe : « Un matin, dans les pâles ténèbres du petit jour (raconte amèrement Baudelaire), un cadavre fut trouvé sur la voie, — est-ce ainsi qu’il faut dire ? — non ! un corps vivant encore, mais que la Mort avait déjà marqué de sa royale estampille. Sur ce corps, dont on ignorait le nom, on ne trouva ni papiers ni argent, et on le porta dans un hôpital. C’est là que Poe mourut, le soir même du dimanche 7 octobre 1849, à l’âge de trente-sept ans, vaincu par le delirium tremens, ce terrible visiteur qui avait déjà hanté son cerveau une ou deux fois… » Hélas ! une ou deux fois, ce n’est pas assez dire. Poe ne mourut pas seulement du delirium tremens ; il en avait vécu ! Sa vie tout entière, à ce robuste et malade génie, fut, jusqu’à sa dernière heure, un délire et un tremblement.

XI §

Cruelle et lamentable histoire ! Le traducteur qui l’a racontée dans la passion ou la pitié qu’il a pour son poète, a fait de l’histoire et de cette mort d’Edgar Poe une accusation terrible, une imprécation contre l’Amérique tout entière ! C’est la vieille thèse, la thèse individuelle, et il faut bien le dire, puisque c’est la même chose, la thèse bohème contre les sociétés. Nous eussions de Baudelaire, d’une tête qui a parfois la froide lucidité de Poe, attendu une thèse plus virile.

Il pouvait être le frère de charité, l’ensevelisseur des restes d’un homme de génie, sans les jeter à la tête de tout un pays qui, en définitive, ne l’a point volontairement assassiné. Edgar Poe s’est chargé seul de cette besogne : il s’est assassiné lui-même… Moralement, l’Amérique et Edgar Poe se valent ; ils n’ont point de reproche à se faire ; ils ont tous les deux le même mal, monstrueux et mortel dans l’un comme dans l’autre : le mal de l’individualité. Edgar Poe répond donc seul à l’Histoire de sa destinée, et le poids qu’il porte devant elle ne peut être allégé par rien.

Dieu lui avait donné des facultés singulièrement belles, puissantes et rares ; il n’en tira point le parti qu’il en eût pu tirer. Nous l’avons dit, il se fourvoya, avec l’effort qui ferait monter un homme aux astres.

A nos yeux, à nous qui ne croyons pas que l’Art soit le but principal de la vie et que l’esthétique doive un jour gouverner le monde, ce n’est pas là une si grande perte qu’un homme de génie ; mais nul n’est dispensé d’être une créature morale et bienfaisante, un homme du devoir social. C’est là une perte qu’on ne rachète point ! Or, Edgar Poe ne le fut pas. Pour lui donner force à l’être pourtant, Dieu, après le Génie, qui est aussi une lumière pour le cœur, lui avait donné des affections domestiques. Le Robinson de la poésie, dans son île d’Amérique, eut mieux que Vendredi, pour supporter et partager la vie. Il épousa une femme qui lui apporta en dot une mère44. Eh bien, cette dernière affection d’une mère qui ne lui manqua jamais et qui lui survécut, ne l’arrêta point dans la consommation de ce long suicide par l’alcool qu’il accomplit sur sa personne. Voilà ce qui le rend plus coupable qu’un autre de cette Bohème sinistre et funèbre, dont, par la supériorité de ses facultés et de ses fautes, il est actuellement le Roi !

XII45 §

Ce n’est pas ces Contes grotesques qui ajouteront beaucoup à la gloire d’Edgar Poe. Certainement ils ne sont pas dignes du génie qu’on est en train, pour le moment, de lui reconnaître. Edgar Poe est arrivé, en quelques années, à cette renommée posthume qui venge de la vie… Cet écrivain, d’une originalité si sombrement étrange et si cruelle, a mordu avec une telle force sur l’imagination contemporaine, blasée de tout et devenue impuissante, qu’elle en est actuellement timbrée dans les deux sens du mot, et qu’on retrouve sur elle, plus ou moins appuyée, l’empreinte de ce cachet de Poe, sinistre et funèbre. Tout ce qui est jeune littérairement parlant à l’influence de Poe sur la personne de son talent. Il est le Spallanzani poétique qui galvanise encore les imaginations mortes ou qui vont mourir… Lui et son traducteur Baudelaire, qui l’a traduit deux fois, dans ses œuvres et dans sa vie, quoique la sienne ne fût pas comparable à celle du poète et du conteur américain, Edgar Poe et Baudelaire, que d’aucuns déjà appellent le grand Baudelaire, sont si bien étreints dans la préoccupation et l’admiration universelles, que des publications comme celle d’Émile Hennequin ne seraient pas capables d’entamer leur gloire ou de la diminuer.

Mais ce n’en est pas moins une traduction imprudente que celle de ces Contes grotesques, dont pas un, par parenthèse, n’est grotesque ; et si Poe l’a écrit de sa plume, ce titre, à la tête de ses Contes, il a méconnu son génie ; car son génie est encore ici, mais dans quel état, grand Dieu ! surmené, fatigué, éteint. C’est le rabâchage de ce génie épuisé, les dernières éructations nauséabondes de la terrible ivresse, noire et puissante, dont ceux qui ont lu Poe ont gardé sur eux longtemps le frisson. Littérairement, je suis vraiment contristé de cette traduction, qui n’est peut-être pas une trahison dans le sens de l’expression italienne, mais qui n’en est pas moins une trahison, — la trahison d’une admiration indiscrète qui n’a pas ici le droit d’exister. Oui ! réellement, je suis contristé pour l’honneur du poète de Ligeia et du Corbeau, qu’on ait raclé le fond du bassin de ses œuvres et qu’on en ait tiré un tel gratin…

Mais humainement, mais historiquement, c’est autre chose ! J’accepte avec reconnaissance la triste publication des Contes grotesques, en considération de la vie d’Edgar Poe qu’Émile Hennequin y a jointe, comme introduction, parce que cette vie, qui a saigné toujours, le temps qu’elle dura, et que voilà racontée pour la première fois et ressuscitée, retournera l’opinion sur Edgar Poe, comme on retournerait un cercueil. L’opinion, trompée jusqu’ici, avait, en effet, pris Edgar Poe pour ce qu’il n’était pas. Elle en avait fait je ne sais quel bohème avili et violemment désordonné. Et moi-même, trompé par la distance, les faux renseignements et les calomnies de la Haine, je l’avais appelé avec un somptueux mépris : « le Roi des Bohèmes », et, pour épouvanter les bohèmes comme lui de sa destinée, j’avais fait une tête de Méduse de la tête souillée, morte et ramassée au ruisseau, de ce bohème de génie suicidé par ses vices, et coupable même envers son génie d’une immoralité qui l’avait atteint et faussé jusqu’au plus profond de son essence. Mais à dater du livre d’Émile Hennequin, Edgar Poe, qui fut moins le bourreau de ses vices que la victime des vices de son pays, apparaît dans une lumière plus juste. En fait, il peut être encore regardé comme « le Roi des Bohèmes », mais à cette dégradante Royauté il en joint une autre plus touchante, c’est la Royauté des hommes de génie malheureux !

XIII §

Rien d’étonnant à ce qu’il ait été malheureux, puisqu’il avait du génie. C’est la coutume et c’est la loi. Mais on peut dire qu’il fut le plus malheureux d’entre tous, et qu’il mérita cet effroyable pavois de la misère au-dessus de tous. Il fut malheureux par lui et par les autres. Il le fut par ses facultés, sublimement déplacées dans son abominable patrie, et par toutes les circonstances de sa vie, ce qui lui composa une destinée de misère de la plus épouvantable unité… Milton, aveugle et pauvre, eut au moins deux filles, dans sa détresse et dans sa cécité ; — il est vrai que dernièrement on a dit, contrairement à la vieille légende, qu’elles furent de petites parricides de tous les jours au logis (at home), dans tous les menus détails de l’intimité domestique. Mais, après tout, Milton avait eu le quart d’heure d’ambition heureuse qui dédommage du malheur d’avoir du génie. Homme politique universellement respecté dans une société ardemment et fougueusement politique, il avait été le secrétaire intime du grand homme qui gouvernait alors l’Angleterre, et qui avait mis son orgueilleux

Protectorat au-dessus de la Royauté. En d’autres termes, il avait eu l’honneur d’être la main au bout du rude bras de Cromwell. Le Tasse, plus infortuné encore que Milton, avant d’être captif et fou, était l’éclat d’une cour et l’amour de Léonore de Ferrare. Mais Edgar Poe, lui, n’a pas eu un jour, — pas une heure, — pas une minute de trêve dans l’âpre et opiniâtre fureur de son destin. L’étoile de ce sinistre fantastique a été aussi fantastiquement sinistre que son génie. Edgar Poe, méconnu et presque inconnu pendant toute sa vie, perdu en une errance mystérieuse dans, laquelle on ne le suit pas, traîna la plus horrible pauvreté dans une société qui se vante d’être le dernier mot de la civilisation moderne, et qui lui fut aussi dure, aussi étouffante, aussi atroce d’indifférence que les temps primitifs et barbares de la Grèce le furent pour Homère, le mendiant sacré, nourri du moins des olives et du pain noir des pasteurs ! Edgar Poe n’est pas seulement mort de faim. Il en a vécu !… L’Amérique, ce monstrueux sac de dollars qui crève de sa plénitude et verse son fleuve d’or sur le monde, n’a pas eu, pour le seul poète et le seul conteur dont elle puisse s’honorer, un shilling, — un seul pence de pitié. Cette travailleuse sans entrailles a repoussé ce grand travailleur, prêt à tout, qui allait d’État en État, dans ces États-Unis (unis seulement contre lui), demander du travail à ces innombrables Revues et Journaux, usines industriellement littéraires de ce pays sans véritable littérature, et, chose incroyable et amère ! il n’en trouva pas seulement pour vivre, et il mourut doublement victime de l’âme qu’il avait et de l’absence d’âme d’un pays qui n’en avait pas.

Son pays, en effet, fut pour la moitié, sinon pour le tout, dans son long martyre, et c’était là inévitable. On ne pouvait pas dire d’Edgar Poe, cette âme si peu américaine, le mot du Géronte de la Comédie : « Mais que diable allait-il faire dans cette galère ? » car il était né dans cette galère, qui devint pour lui un si affreux ponton. L’incompréhensible destinée a de ces contrastes ! Edgar Poe, le poète de la Beauté désintéressée, était né dans le pays le plus hideusement utilitaire. Edgar Poe, ce génie du rêve, n’était assurément pas fait pour la terre épaisse de la brutale réalité, de l’industrie prospère et de la matière triomphante. Aristocrate, — comme tout grand artiste doit l’être, — même malgré lui, — il n’était pas fait davantage pour une République où le Nombre — l’odieux Nombre ! — est la loi, quand il n’est pas la tyrannie. Spiritualiste d’organisation transcendante, il n’avait pas, certes ! été créé non plus pour tourner, de ses délicates et suzeraines mains d’artiste, les grossières manivelles de la mécanique sociale qui a fini par le broyer sous ses rouages aveugles et sourds. On n’a jamais, que je sache (et même Émile Hennequin, qui s’est si généreusement croisé pour la justification de sa mémoire), assez insisté sur le spiritualisme d’Edgar Poe, de ce poète suprêmement idéal et pur, condamné par le sort de sa naissance et de sa vie à des besognes américaines indignes de la hauteur et de la beauté de sa pensée, qu’il eût dû garder inviolée et qui ne le fut pas toujours… On est bien obligé de le reconnaître, en présence de ses œuvres : Edgar Poe a trop souvent ployé et abaissé son propre génie sous le despotisme du génie américain, lequel n’a de goût et de passion que pour ce qui l’étonne, et qui préfère à tous les sentiments de l’âme, dans les choses de l’esprit, la force presque musculaire de la difficulté vaincue et de la contorsion réussie.

Et telle fut, selon moi, sa plus grande faute envers lui-même, — envers le meilleur de lui-même. Seulement, pour la commettre, cette faute, comme il la commit, il fallait la double puissance des facultés ordinairement séparées et exclusives les unes des autres, dans ceux qui les ont. L’Edgar Poe de Morella, de Ligeia et du Corbeau, offrit, dans le pays le plus goulu de phénomènes, le spectacle phénoménal du génie mathématique de la déduction la plus voulue et de la combinaison la plus acharnée qui ait peut-être jamais existé dans cette créature divine, parce qu’elle est spontanée, qu’on appelle un poète, et il le poussa, ce génie de la recherche et de la déduction, jusqu’aux recroquevillements du logogriphe et aux énormes charades de quelques-uns de ses Contes. Au lieu de s’abandonner, comme la fleur aux souffles du ciel, à l’inspiration qui lui dictait des vers comme les vers adorables : À Hélène, il l’interrompit pour parler et pour plaire à la curiosité, — ce sentiment bête de tout le monde, — et il fut à la fois le Sphinx et l’Œdipe d’énigmes qui ne pouvaient intéresser et passionner que des imaginations inférieures. Le spiritualiste, le platonicien, se matérialisèrent dans Poe. Il se donna des efforts pour obtenir des effets semblables presque à des attaques d’épilepsie. Il entra et se vautra dans les névroses qui sont la dépravation morbide de ce temps, et il s’inocula cette maladie. Mais ce vigoureux et singulier bicéphale de génie ne fut pas, malgré tout cela, un phénomène assez monstrueux pour l’appétit gargantuesque de ces mangeurs et de ces avaleurs de phénomènes dont il voulait enlever les applaudissements, et il rata, de son vivant, comme phénomène. Les Barnum, ces confectionneurs de renommée dans son pays, lui manquèrent. Et c’est ainsi que la Poésie fut vengée et que le poète fut puni d’avoir sacrifié le Beau à l’Extraordinaire, et les exquises impressions de la poésie aux vulgaires et nerveuses sensations de l’étonnement et de l’épeurement. Assurément, le poète fondamental, le poète genuine, vivace et intuable, se retrouva encore dans le conteur, en Edgar Poe, — mais l’originalité cherchée, travaillée, martelée, tordue et retordue des Histoires extraordinaires, ne peut pas valoir, aux yeux de la Critique, l’originalité simple d’une poésie dont Edgar Poe avait le don et que j’aurais voulu voir dans ses œuvres exclusivement seule, et toujours !

Il n’en serait pas moins mort, je le sais bien, dans le désespoir de la faim, et peut-être même serait-il mort plus vite, cet idéaliste, égaré dans une société matérielle et matérialiste, qui lui mit sur le cœur son pied d’éléphant !…

XIV §

Émile Hennequin, en écrivant sa Vie d’Edgar Poe, nous a donné une idée formidable de cette horrible pesée. Quoique d’une race noble et ancienne, mais déchue, Poe était sorti d’un père comédien et d’une mère comédienne, morts tous deux de phtisie et de faim. Il échappa à la phtisie, mais il ne devait pas échapper à la faim héréditaire qui l’attendait. Infortuné dès le berceau, il avait deux ans quand son père et sa mère moururent, et il allait mourir comme eux, quand un monsieur Allan, homme très riche, à l’instigation charitable de sa femme, prit l’orphelin pour se faire un enfant qui lui manquait, et il l’éleva dans un luxe et dans l’espérance d’une fortune qui devait rendre plus tard la pauvreté de Poe plus cruelle. Soit bizarrerie de caractère, soit passions prématurées de la part de ce génie sombrement passionné, des dissentiments sur la nature desquels on n’a que des notions incertaines et confuses séparèrent, à deux reprises, Edgar Poe de son bienfaiteur, et il dut s’arracher, non sans déchirement, de la maison où il avait été recueilli et où il avait reçu une éducation intellectuelle assez forte pour armer son génie contre la société qu’il allait trouver devant lui, et qui devait le vaincre dans le terrible combat d’un seul contre tous… Ce fut à ce moment qu’il entra dans cette vie littéraire qu’on pourrait bien appeler la mort littéraire. Elle commença pour lui par cette courte et enivrante aurore, que suit la trahison des mauvais jours. Le talent, en effet, si singulier et si nouveau de ses premiers Contes, publiés dans les Revues et les Journaux du temps, éleva leurs chiffres d’abonnements dans la proportion de cinq mille à cinquante mille, et lui aurait assuré une renommée solide, sur laquelle il eût établi sa fortune, dans un autre pays qu’un pays sans unité, sous les plis de ce drapeau menteur qui s’appelle le drapeau des États-Unis ! Mais là, où l’anarchie de ces États, désunis plutôt, se produit de la même manière qu’entre les hommes, et où chaque province se croit la capitale de quelque chose, les renommées qui surgissent sur un point s’émiettent et se perdent vite dans tout cet espace… Edgar Poe, qui éparpilla une vie vagabonde au milieu de tous ces États, apparaissait de temps à autre dans la publicité comme un nageur qui sort de l’Océan, contre lequel il lutte. Il publiait isolément ses Contes, calculés pour produire l’étonnement, qui est la gloire en Amérique, mais ils ne furent jamais que de brillants sillages, bientôt effacés, sur le gouffre de la misère immense qui, finalement, l’engloutit.

Son historien nous a fait le compte de ses efforts ; il nous a étalé les détails angoissants de cette incomparable misère. Je n’ai pas le cœur de les citer, mais un seul, qui donnera une idée des autres, c’est que la femme de Poe, qu’il avait épousée par amour et qu’il avait adorée toute sa vie avec une impeccable fidélité, mourut devant lui, sur une planche, roulée dans les haillons d’un vieux châle, et littéralement sans chemise, n’ayant pour réchauffer son agonie que le corps de son chat, qu’elle s’était mis sur la poitrine.

XV §

Ce fut là pour Edgar Poe le plus grand des malheurs d’une vie si continûment malheureuse. La torture du cœur l’emporta, cette fois, sur la torture de la faim. La phtisie qui avait tué son père et sa mère tua sa femme, et dut lui causer une douleur plus cruelle qu’à personne… Edgar Poe, ce spiritualiste, de cœur autant que d’esprit, ce passionné, mais d’amour chaste, avait réellement le génie de l’amour conjugal. Baudelaire, le libertin et froid Baudelaire, a signalé ce grand amour de Poe pour sa femme, mais outre qu’il ne comprenait pas très bien cet amour sublime, il n’avait pas les lettres déchirantes qu’Émile Hennequin a mises sous nos yeux. Baudelaire parle surtout dans sa notice de madame Clemm (la belle-mère de Poe), qui déploya un héroïsme de dévouement égal à l’amour de Poe pour sa femme, et qui resta jusqu’à la mort sa compagnonne dans la pauvreté, la maladie et la faim. La mort de la femme de Poe n’entraîna pas, du reste, la mort de l’âme qui l’avait si éperdument aimée. Cette âme résista et elle resta, avec un souvenir immortellement saignant, mais aussi avec les besoins non moins immortels de tendresse, d’expansion, de confiance et d’intimité qui furent toujours en Edgar Poe, le platoniste passionné, d’une pureté si profonde, et pour qui la conception de la femme dans ses œuvres est presque aérienne ! On ne l’a pas assez remarqué non plus : l’amour de la femme, chez Edgar Poe, a plutôt l’aspect d’une vision céleste que la réalité dense d’une créature humaine à prendre vulgairement dans ses bras…

Et voilà ce qu’Émile Hennequin nous a montré dans sa Vie : — l’originalité d’une nature qui est l’explication des derniers désordres et du dernier vice d’Edgar Poe. Avec son affamement de tendresse, qui survécut à la mort de sa femme dans son âme, il alla se cogner à la raison pratique des femmes américaines et il fut repoussé par elles. Émile Hennequin a donné leurs noms. Edgar Poe se roula frénétiquement à leurs pieds, mais en vain. Elles se bouchèrent le nez avec du chloroforme pour s’évanouir à temps et s’éviter les imprudences de la pitié, — et c’est alors que cet éternellement malheureux homme, qui ne trouvait pas un cœur auquel se raccrocher, tomba dans la plus affreuse désespérance, dans la démence du cœur et dans l’ivrognerie, l’ignoble ivrognerie dont on a tant parlé, et qui fut son coup de pistolet.

Lamentable histoire ! racontée déjà par Baudelaire, qui ne la savait pas ou qui la savait mal, et repris, et racontée par Émile Hennequin, sur les documents américains qu’on n’avait pas au temps de Baudelaire. Lamentable histoire connue, et où n’est rien changé que le banc de promenade publique où Poe mourut, au lieu du ruisseau de la rue ! C’est peu de chose, comme on voit, mais le fond de l’histoire, c’est toujours l’Amérique, l’Amérique avec le matérialisme impitoyable de sa société, meurtrière de tout idéal.

Les douze verres d’eau-de-vie, bus d’enfilée et coup sur coup, pour relever un génie qui se sentait mourir, ne sont donc pas un conte. Edgar Poe les a bien réellement bus, mais c’est l’Amérique qui les a versés !

FIN