Jules Barbey d’Aurevilly

1862

Les œuvres et les hommes : III. Les poètes (première série)

2016
Jules Barbey d’Aurevilly, Les Œuvres et les Hommes : III. Les poètes (première série), Paris, Amyot éditeur, 1862, 386 p. Source : Gallica. Graphies normalisées.
Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (Édition TEI).

Préface §

Je ne sache, pour mon compte, aucun livre où l’on ait défini nettement et de manière à satisfaire les esprits difficiles, cette chose mystérieuse et puissante qu’on a si souvent l’occasion de nommer : — la Poésie. Sur ce sujet comme sur tant d’autres, les Philosophes, ces Quinze-Vingts superbes, n’ont vu goutte, et les Rhétoriciens, moins heureux que les huîtres, qui ont parfois le hasard d’enfermer une perle dans leurs écailles, n’ont jamais, parmi les mots qu’ils enfilent ou brassent, rencontré celui-là qui eût dit heureusement l’idée qu’il s’agit pourtant d’exprimer. Tout le monde enfin a parlé de poésie, personne n’a dit scientifiquement ce que c’était… La notion complète n’en a pas été déterminée. L’idée n’en a été produite qu’à l’état fragmentaire. Cette métaphysique, nécessaire jusqu’ici, a manqué.

Ce n’est pas le livre que nous publions aujourd’hui qui la fera. Cependant, pour les esprits réfléchis ou chercheurs, il y aura peut-être toute une poétique à dégager de ce premier volume sur les Poètes du xixe siècle. Mais qu’on m’entende bien, une poétique n’est un traité de la poésie qu’en littérature. Or la poésie n’est pas seulement que dans l’expression littéraire. Elle est dans les arts. Elle est dans la nature. Elle est en toutes choses ; — en toutes choses, si abjectes soient-elles ou paraissent-elles l’être aux esprits prosaïques ou vulgaires. Il ne s’agit que de frapper juste toute pierre, si roulée et même si salie qu’elle soit dans les ornières de la vie, pour en faire jaillir le feu sacré ; seulement, pour frapper ce coup juste, il faut la suprême adresse de l’instinct qui est le génie, ou l’adresse de seconde main de l’expérience, qui est du talent plus ou moins cultivé.

Eh bien ! ce sont ces esprits frappeurs, dans l’ordre littéraire, qui viennent à leur place aujourd’hui dans la vaste composition que nous avons entreprise des Œuvres et des Hommes au xixe siècle. Parmi les artistes qui, sous toute forme et dans toute œuvre, arrivent à ce degré de profondeur et d’intensité qui est plus que la vie et qui en constitue l’idéal, il y a ceux qui ont tiré à eux toute cette magnifique couverture du nom de poètes et qui l’ont gardé pour eux seuls. Seuls, en effet, entre tous, ils s’appellent spécialement : Les Poètes. Ils ont confisqué à leur profit une appellation qui convient à tout homme doué, quel que soit son genre de talent et de langage, de la puissance d’exalter la vie et d’élargir les battements du cœur.

Les Poètes donc au xixe siècle, tel est le sujet de la nouvelle série d’études que nous publions aujourd’hui. On ne les trouvera pas tous dans ce cadre étroit d’un volume ; mais j’ai besoin de rappeler une conception sur laquelle la Critique s’est volontairement ou involontairement trompée. Elle a dernièrement reproché à l’auteur des Œuvres et des Hommes d’avoir oublié, dans ses volumes précédents, des personnalités très considérables. Il s’agissait du P. Guéranger, comme théologien, et du P. Ventura, comme philosophe1. Elle n’avait pas lu la préface générale, placée à la tête du premier volume des Œuvres et des Hommes (le volume des Philosophes et des Écrivains religieux), ou si elle l’avait lue, elle ne s’en souvenait plus, car il est dit positivement dans cette préface, que pour être plus dans le mouvement de son temps, l’auteur laisserait là toute exposition artificielle ou chronologique, et ne partirait jamais, tout en embrassant le siècle tout entier, dans un nombre indéterminé de volumes, que des publications contemporaines ou des réimpressions par lesquelles on atteint à tous les moments du passé et à tous les hommes qui y ont laissé une place durable ou éphémère… Avec ce système, il y a des attentes, il n’y a pas d’oublis ! Tel philosophe, tel historien, tel poète, etc., ne sont pas dans le premier volume des Philosophes, des Historiens, des Poètes. Ils seront dans le second ou dans le troisième ; qu’importe ! Pour cela, ils n’ont qu’à produire un livre nouveau ou à réimprimer un livre ancien… S’ils sont morts, par exemple comme le P. Ventura, dont il était question, n’y a-t-il pas des éditeurs qui réimpriment leurs œuvres après eux ?

J’aimerais mieux n’avoir pas à répéter cette chose déjà dite, mais j’y suis d’autant plus forcé, que dans ce premier volume des Poètes au xixe siècle, il y a des absences, comme celles de M. de Lamartine, d’Alfred de Musset et de Béranger, qui ne sont pas des omissions !

Du reste, quoique ces trois poètes qui, à tort ou à raison, ont passionné l’imagination de leur temps, ne soient pas personnellement pris à partie dans cette première fournée des Poètes du xixe siècle, ils y sont pourtant à bien des pages où les imitateurs qu’on y juge font des repoussoirs à leurs maîtres et les grandissent de leur petitesse, à eux. Voilà de la besogne faite ! Mais ce n’est pas tout pour la Critique. Je crois même qu’il faut qu’elle se défie beaucoup de rapprochements et de contrastes dangereux, qui troubleraient d’abord son regard et finiraient par le fausser. La mesure des hommes est absolue, et, dans un sens ou dans un autre, la comparaison l’exagère toujours.

J. B. d’A.

Errata §

Page 16, au lieu de lesquels, lisez lesquelles.

— 215, au lieu de M. Banville, lisez M. de Banville.

— 304, ajouter le mot il qui manque.

— 326, au lieu de abaissée, lisez abaissé.

M. Victor Hugo
Les Contemplations. — La Légende des siècles. §

I §

Il faut se hâter de parler des Contemplations, car c’est un de ces livres qui doivent descendre vite dans l’oubli des hommes. Il va s’y enfoncer sous le poids de ses douze mille vers. Un nom que M. Victor Hugo ne ferait plus, s’il avait à recommencer sa renommée, et quelques vers, trop rares, hélas ! qui marquent mieux les profanations dans le poète et le deuil des regrets dans ceux qui l’aimèrent, ne sauveront pas d’un oubli certain ce recueil, où se réfléchit toute une existence, depuis la jeunesse jusqu’après la maturité. Du reste, l’oubli que nous prédisons à ces tristes poésies sera du respect encore. On pourrait faire pis que de les oublier.

C’est là, en effet, un livre accablant pour la mémoire de M. Victor Hugo, et c’est à dessein que nous écrivons « la mémoire ». À dater des Contemplations, M. Hugo n’existe plus. On en doit parler comme d’un mort. De mémoire dans l’histoire littéraire de son temps, il en aurait pu laisser une grande, élevée et pure. Dieu lui en avait donné la puissance. Il ne l’a pas voulu. Il était bien né de toute manière. Personne n’apprécie plus que nous ce que valait M. Hugo à l’origine et ne sait mieux ce qu’il ne vaut plus. Ce n’est pas de nous qu’il aura jamais à se plaindre. Quand Les Contemplations ont paru, ce livre dont il a voulu faire son Exegi monumentum, son livre suprême, nous les avons ouvertes avec l’espèce de sentiment qu’on éprouve en ouvrant le testament d’un homme qui lègue à la postérité le dernier mot de son génie ; seulement ce n’est pas notre faute si ce que nous avons trouvé ne méritait ni une impression si solennelle, ni un sentiment de cette hauteur. Le respect devient impossible. Mais nous continuerons de traiter M. Victor Hugo avec condescendance. Nous ne pouvons oublier que la tête égarée, qui a écrit les énormités intellectuelles que voici, a failli être pour la France le poète que Gœthe et lord Byron sont pour l’Allemagne et l’Angleterre, et surtout nous nous rappellerons que M. Victor Hugo a le malheur de n’être plus dans sa patrie. Il est éloigné du pays où il a des tombeaux, et cette nostalgie peut troubler une âme plus forte que la sienne. La France est un pays tellement généreux que l’idée d’exil l’empêche de juger un homme littéraire, que cela l’attendrit, que cela l’arrête, même quand il ne s’agit, comme aujourd’hui, que de se prononcer sur un suicide en littérature !

Or, précisément, voilà sur quoi nous voulons peser aujourd’hui. La faute ou le crime littéraire, voilà ce que nous voulons prendre exclusivement à partie dans l’auteur des Contemplations. Le penseur, — comme on dit ambitieusement, — le philosophe, le politique, l’homme religieux ou irréligieux, nous savons ce qu’ils sont tous, ces divers hommes-là, dans M. Hugo, et pour nous c’est d’une simplicité terrible et d’une logique prévue que le poète soit traîné, par les idées dont il est l’esclave, au panthéisme, à la métempsychose, à la prostitution de Dieu à ses créatures, à toutes ces folies, enfin, qui sont les folies communes. Ces insanités effrénées et vulgaires qu’hier encore nous déplorions dans un autre poète, l’Américain Edgar Poe, M. Hugo n’en est pas tout seul responsable, et c’est de lui seul que nous voulons parler aujourd’hui. Nous l’arracherons donc pour un moment au siècle qui l’a gâté et auquel il rend sa corruption. Nous le prendrons dans la fosse commune de l’erreur où il a roulé et nous chercherons ce que le poète — le poète uniquement — est devenu dans sa chute, et s’il est présentement quelque chose de plus que le Quasimodo de son génie. Ceux qui diraient que M. Hugo est en décroissance, qu’il s’affaiblit, se détériore, manqueraient de sens ou de justice. Il n’y a aucune trace d’affaiblissement, aucune marque de vieillesse, à son heure ou prématurée, dans ces deux volumes dont le second l’emporte en énergie sur le premier. Non ! le poète des Contemplations ne décroît point. Il progresse au contraire ! Seulement, il progresse du côté de l’absurde et du vide, de l’aliéné et du monstrueux !

II §

Tel est le fait que d’abord on doit constater. M. Victor Hugo, qui a posé devant la Critique depuis quarante ans dans toutes les attitudes, est trop connu pour qu’on s’amuse à caractériser un talent, gros d’ailleurs, grimaçant et sonore comme un masque, qui se voit aisément et de loin, et dont on ne perd rien, si loin qu’on en soit, parce qu’il manque profondément de finesse. Pour le résumer en quelques traits, c’était, dans le temps qu’il avait toute sa vitalité normale, un talent extérieur, riche en mots, qui remuait puissamment la langue à la condition de la troubler, et qui y laissait un profond sillage, justement parce qu’il l’avait beaucoup troublée. C’était le trompe-l’œil d’une facture matérielle que l’on croit supérieure parce qu’elle est très compliquée et dont le procédé fondamental, j’oserai dire le procédé maniaque, soit en vers, soit en prose, soit en poésie lyrique, soit dans le drame, soit dans le roman, n’est rien de plus cependant qu’une antithèse, — l’opposition de deux images ! Comme il y a toujours de l’âme dans quelqu’un, si peu qu’il y en ait, M. Hugo en avait parfois des élans entre deux antithèses, mais on peut dire avec vérité que c’était surtout par le verbe et le rythme qu’il avait fait sa voie et élevé sa fortune. Le poète des Contemplations est le Ronsard du xixe siècle, un Ronsard en second, chef, comme l’autre Ronsard, d’une école qui n’a pas vécu. Ronsard se crut un inventeur parce qu’il grécisait en français, — comme on disait alors, — et M. Hugo se croit inventeur à son tour, et un inventeur colossal, parce qu’il a retrouvé quelques formes perdues du xvie siècle ! Imitation et archaïsme des deux côtés ! L’Archaïsme, qui était un système pauvre et faux, et qui devint en Ronsard une véritable monstruosité de manière, le perdit misérablement, et la même chose, le système, le parti pris, la pénurie de cerveau qui fait que le système ne se modifie pas, qu’il est identiquement le même en 1856 qu’en 1830, l’adoration de sa manière, parce que c’est l’adoration de sa propre personnalité, perdront également M. Hugo. Comme Ronsard, en deux générations, il sera illisible ! Que disons-nous ? Après Les Contemplations, sans l’esprit de parti politique et la curiosité contemporaine, il le serait déjà.

Ici, puisqu’il s’agit d’un homme dont la prétention, horriblement avortée, est d’être un inventeur en vers, il est nécessaire de ressusciter la conception de la vraie poésie. Classique ou non, les lois du vers semblent devoir se coordonner aux conditions physiologiques de la mémoire. Depuis qu’il y a des peuples et des poètes, on versifie pour graver dans le souvenir des hommes les choses qui ne doivent pas périr. Suivant les temps ou les circonstances, le vers est du style hiératique. Il a une portée nationale, c’est une prédication officielle. Hémistiches alternés et pondérés, balance exactement équilibrée, périodes mesurées, sévérités rythmiques, splendeur de vocabulaire, majesté d’images, voilà les caractères essentiels, grands et profonds, qui ont toujours distingué le vers, dans les œuvres lyriques ou dramatiques de tous les âges. Et ce n’est pas tout. À une certaine hauteur d’Épopée, le vers exige même la foi des Prophètes, un cercle dans lequel il se meuve, surnaturel et national, le palier des temples, une chorégraphie, un front d’Aruspice levé vers le ciel, le cothurne et sa dignité, la magnificence liturgique et processionnelle des Chœurs. On comprend, après de pareilles exigences, qu’on appelât autrefois la poésie « le langage des Dieux ». La métaphore était justifiée. Il fallait le grossissement de ce front d’enfant, cette hypertrophie de l’orgueil, il fallait l’individualité, pour rabaisser ce divin et vaste langage jusqu’aux grêles proportions de l’homme isolé. Le vers moderne est fait en horreur de ces lois et de ces coutumes que nous venons de rappeler, et le vers de M. Hugo est le vers moderne par excellence dans sa grossièreté insolente et sa turgescence de Titan raté. Du langage des Dieux, il trébuche et tombe (nous sommes moins brave que M. Hugo avec les mots) dans la langue osée et plate des goujats, et c’est même là son mérite, selon la poétique de M. Hugo :

Je nommai le cochon par son nom — pourquoi pas ?

Le vers qui favorise l’expansion lyrique de la réflexion, que Shakespeare, réclamé un, peu trop par toutes les bâtardises modernes à qui la recherche de la paternité devrait être interdite, que Shakespeare, qui n’est pas le père de M. Hugo, introduisait tout à coup dans ses drames en prose, lorsque l’âme de ses personnages semblait s’élever au-dessus des vulgarités de la vie, le vers n’a jamais chez le poète d’Hernani et des Burgraves cette destination grandiose. Sous cette plume qui n’exprime qu’elle-même, le vers n’est plus qu’un jeu difficile de la fantaisie qui veut étonner et trop souvent déplaire, et qui le jette à la curiosité qui l’admire. En restant dans le monde des esprits passablement organisés, il n’y a guère que M. Hugo et ses amis qui sachent les vers de M. Hugo. Cela était vrai déjà en 1830, et cela a continué de l’être depuis. Seulement, à dater des Contemplations, nous le prédisons, il faudra des dévouements absolus, des dévouements de famille, et de famille romaine, pour porter la lourdeur de pareils souvenirs !

Aujourd’hui, en effet, M. Victor Hugo est arrivé, même dans la confection plastique de son vers, à ce degré d’individualisme solitaire qui est la dépravation la plus entière de la pensée. Nous citerons tout à l’heure des exemples de ce développement, effrayant dans le faux, qui fait de l’auteur des Contemplations, non plus un poète, comme celui des Orientales et des Feuilles d’automne, ayant ses défauts très-grands et très-nombreux, mais un phénomène à embarrasser tout le monde, le critique, le physiologiste, le moraliste et le médecin. Nous citerons beaucoup, pour être cru dans nos affirmations absolues, mais ce que nous citerons n’est rien encore en comparaison de ce que nous ne pouvons pas citer. Le talent de M. Hugo, auquel la concentration est inconnue, a toujours eu besoin de place pour se mouvoir, et c’est même une des raisons de M. Hugo pour se croire un Léviathan poétique, mais aujourd’hui la difformité de ce talent, disproportionné même à ce qu’il fut, dévoré infiniment plus de place que nous n’en avons à lui donner. Si philanthropiques qu’ils puissent être, les livres de la Critique ne sont pas bâtis pour offrir l’hospitalité complète d’une maladrerie aux talents littéraires affectés d’éléphantiasis.

III §

Les Contemplations forment deux volumes qui, selon le compte de M. Hugo, font le total de sa vie de poète, « C’est une âme, dit-il, qui se raconte » là-dedans. Une âme ! c’est précisément la question. M. Victor Hugo, qui a toujours le coup de vent lyrique dans les cheveux, même quand il écrit en prose, nous dit, dans deux mots napoléoniens de préface, que « ce sont là les réalités et les fantômes vagues, riants ou funèbres que peut contenir une conscience, revenus, rayon à rayon, soupir à soupir et mêlés dans la même nuée sombre. » Cette conscience, qui se divise en deux tomes, porte deux noms différents : « Autrefois », — « Aujourd’hui ». Autrefois, Aujourd’hui, qui dans tant de gens feraient aisément deux consciences ! Il n’y a là, comme on le voit, ni ombre de combinaison, ni dessin de composition, ni ordre quelconque. Autant valait dire que ce sont des vers pour des vers. Le poète déjà connu est toujours le Narcisse éternel qui a chanté ses cheveux noirs, qui va chanter les blancs, qui palpite pour lui et qui s’effraie pour lui, et s’imagine que tout l’intérêt des lecteurs va s’absorber dans cette incroyable contemplation de fakir ! Pour faire pardonner aux hommes, naturellement railleurs, une occupation de cette nature, M. Hugo ne trouve rien de mieux que de leur persuader, dans sa préface, qu’il est leur miroir, et qu’en lui ils vont se reconnaître.

« Ah ! insensé, dit-il, qui crois que je ne suis pas toi ! »
Quelle finesse ! Nous citons textuellement ; mais à ce que nous allons montrer, vous allez voir que l’insensé n’est pas si bête !

Le volume d’Autrefois, dont les dates tiennent entre 1830 et 1843, est de ton et de fait un livre de jeunesse. Pour être publiés avec convenance et noblesse par des hommes sur le tard de la vie, les livres de jeunesse doivent promettre un bien grand génie ou attester une belle candeur. Est-ce ici le cas pour M. Hugo ?… Les pièces de ce volume, filles des quarts d’heure qui ont sonné à de longs intervalles, ont été écrites à peu près aux époques où M. Hugo publiait Les Orientales, Les Feuilles d’automne et tant d’autres poésies qui l’ont classé parmi les Lyriques et les Élégiaques. Pour cette raison, qui n’est pas la seule, du reste, il n’y a point à chercher dans le recueil actuel des effets nouveaux, des beautés patiemment obtenues par une étude sévère à soi-même, en deux mots, un Hugo inconnu dans le Hugo que nous connaissons. Ce serait en vain : il n’y en a pas. Nous revoyons le poète que la Critique lassée a tourné et retourné sous toutes les faces, ce fameux talent éclatant et pompeux à son centre, mais qui touche au gongorisme par une extrémité, et par l’autre à la platitude. D’organisation, M. Victor Hugo répugne tellement à la vérité, à la sincérité, à cette naïveté de l’inspiration qui ne se contemple jamais, que, quand il veut être simple, il manque son coup, croyant le frapper, et devient nettement plat. Il fait alors des vers de la famille de ceux de Pradon :

Depuis que je vous vois, j’abandonne la chasse,
Et quand j’y vais, ce n’est que pour penser à vous !

Le volume d’Autrefois, presque tout entier composé de pièces qui demanderaient impérieusement la sincérité du sentiment, les troubles vrais, la cordialité dans les larmes, puisque le fond en est l’amour, a suprêmement les défauts habituels de M. Hugo dans le simple, comme le volume suivant a tous ses défauts dans le solennel : seulement ces défauts y apparaissent dans des proportions qu’on ne leur avait encore vues nulle part. Sont-ils le résultat de cette complaisance énorme envers soi-même qui vide sans choisir, sur la tête du public, ses vieux fonds de tiroir, ou bien le développement morbide de ce talent qui progresse comme un squirrhe, un cancer ou une loupe ? Mais toujours est-il qu’ils sont là impudents, florissants, accrus ! À quelques rares exceptions près, où M. Hugo redevient le bucculent sonneur de mots, la trompe littéraire qui vomit le vent par sa conque, nous avons en ces premières Contemplations un effort d’affectation et un naturel de niaiserie tout ensemble, qu’on avait déjà entrevus dans les pièces amoureuses des autres recueils de l’auteur, mais jamais dans cet achèvement prodigieux. Ici, le croira-t-on ? mais il faut lire ! le poète a tour à tour du Dorat et du Jocrisse ; il est oiseleur, dénicheur de merles, tueur de petites bêtes sur le cou des petites filles, jardinier, badin, lascif, mais toujours niais ! Il chante Lise, mais autrement que M. Béranger.

J’avais douze ans, elle en avait bien seize ;
Elle était grande, et moi j’étais petit !

Et il confie son cœur

                                                        … à ce tas
De papiers que le feutre écrit au taffetas !

Le génie bucolique le travaille. Ce n’est pas Virgile, ce n’est pas Moschus :

Moschus, grillon bucolique,
De la cheminée Etna !

Ce n’est pas même Segrais, ce n’est pas même Berquin, c’est quelque chose d’incomparable ! Écoutez cet impayable flageolet :

Car l’amour chasse aux bocages,
Car l’amour pêche aux ruisseaux,
Car les femmes sont les cages
Dont les cœurs sont les oiseaux.

De la source, sa cuvette,
La fleur faisant un miroir,
Dit « bonjour » à la fauvette
Et dit au hibou « bonsoir. »

Est-elle aimable, cette fleur, et spirituelle !

Et dit au hibou « bonsoir » !

C’est ce que nous disons aussi à M. Victor Hugo et à son talent !

Le toit espère la gerbe,
Pain d’abord — et chaume après.
La croupe du bœuf superbe
Est un mont dans les forêts !

L’étang rit à la macreuse,
Le pré rit au loriot ;
Pendant que l’ornière creuse
Gronde le lourd chariot.

La main sur le cœur, de tels vers méritent-ils autre chose que la gaîté de la critique ? En les lisant, il faut rire comme le pré au loriot et l’étang à la macreuse, et puis, les laisser dans l’ornière !

Et ne croyez pas qu’ils soient clairsemés et qu’on les épingle. Le premier volume des Contemplations est tout entier dans cette note, prétentieuse et puérile. Le Polyphème du pathos se croit les grâces d’un Daphnis d’églogue.

Si je n’étais songeur, j’aurais été Sylvain !

Nous y aurions gagné. Il se vante même d’entendre bien les indécences de cette fonction mythologique :

Le brin d’herbe devient familier avec moi,
Et, sans s’apercevoir que je suis là, les roses
Laissent faire aux bourdons toutes sortes de choses !
Je suis pour ces beautés l’ami discret et sûr.
Et le frais papillon, libertin de l’azur,
Qui chiffonne gaîment une fleur demi-nue,
Si je viens à passer dans l’ombre, continue ;
Et si la fleur se veut cacher dans le gazon,
Il lui dit : « Es-tu bête ! » Il est de la maison !

Et pour montrer qu’il est de la maison (quelle maison ? et quel style !), à quatre pages de là, le bucolique échauffé écrit la priapée qui commence par le vers :

Nous allions au verger cueillir des bigarreaux,

et qu’il faut renoncer à citer. Chose à noter, quand M. Hugo est franchement osé et physique dans son inspiration, le mot s’affermit sous la brutalité de l’idée, et il redevient l’écrivain grossier, haut en couleur, qui choque les natures élevées non moins que les natures sincères, mais qui a pourtant je ne sais quelle puissance. Malheureusement ou heureusement, comme on voudra, ce n’est pas même ce genre de talent qui domine dans le premier volume. Presque partout, le Jocrisse du fond, le Jocrisse fondamental, l’y emporte sur le Dorat libertin qui en brode la forme au tambour. Ce sont partout des petites choses innocentes et béates comme celles-ci :

Et partout nos regards lisent,
Et dans l’herbe et dans les nids ;
Des petites voix nous disent :
« Les aimants sont les bénis. »

ou de petites choses prétentieuses, moins innocentes parce qu’elles sont fatigantes :

La nuit étale aux yeux ses pourpres et ses cuivres ;
Les arbres tout gonflés de parfums sont comme ivres ;
Les branches, dans leurs doux ébats,
Se jettent des oiseaux du bout de leurs raquettes ;
Le bourdon galonné fait aux roses coquettes
Des propositions tout bas

Enfin l’amour, l’amour, l’amour trouble et affaiblit tellement la raison du poète, qu’il le répand sur la nature, à tort et à travers, non plus comme un vase qui déborde, mais comme un vase qui a une fêlure et qui coule :

J’aime (s’écrie-t-il), j’aime l’araignée et j’aime l’ortie,
            Parce qu’on les hait,
Et que rien n’excuse et que tout châtie
            Leur morne souhait.

Parce qu’elles sont prises dans leur œuvre ;
            Ô sort ! fatals nœuds !
Parce que l’ortie est une couleuvre,
            L’araignée un gueux !

Pour peu qu’on leur jette un œil moins superbe,
            Tout bas, loin du jour,
La vilaine bête — et la mauvaise herbe
            Murmurent « amour ! »

Tel, en toute vérité, est ce premier volume où la bucolique aplatit et tue l’élégie, et où, si vous exceptez une ou deux pièces, entre autres celle que le poète intitule : Magnitudo parvi, et qui est bien la plus belle amplification du vide à coup de dictionnaire de rimes, tout est dans le ton écœurant et guindé que nous venons d’indiquer. Du reste, les Corybantes de M. Hugo ne vantent eux-mêmes que deux poésies de ce volume (deux sur presque cent !!), Le Rouet d’Omphale et La Fête chez Thérèse, mais La Fête chez Thérèse n’est qu’un Watteau, calqué à la vitre et mis en vers avec assez de bonheur, et le bas-relief d’Omphale, — pour parler comme les Corybantes, — est une imitation correcte et ferme de quelques passages d’André Chénier, qui sont dans toutes les mémoires. L’auteur des Contemplations a rappelé la partie solide et artistement ciselée du poète charmant qui fut digne d’être Grec ; mais, quoique M. Victor Hugo soit parfois un habile ouvrier en poésie, il n’a pas et n’aura jamais le flottant, le diaphane et le mélodieux d’André Chénier, ce timbre qui avait des ailes !

Quant au second volume, intitulé Aujourd’hui, nous n’en pourrons indiquer non plus que la manière générale, mais cela suffira pour éclairer sur la valeur absolue d’un poète qui a touché le zénith de sa vie et de son talent. De 1843 à 1855, le poète retardé a eu le temps de devenir enfin un homme. Le jouvenceau de l’amour et du badinage ne doit plus exister, et s’il y a invention possible dans cette tête qui ne fut jamais qu’un grand front, elle devra se marquer ici. Nous allons voir !

IV §

Le livre d’Aujourd’hui commence par une si grande douleur qu’il ne faudrait pas être un bien grand poète pour agir sur les âmes, en chantant le malheur réel que M. Hugo a chanté. Il l’a chanté, il est vrai, dans les conditions de son organisme, qui est un organisme de sensation et de vanité, car, même quand il pleure de vraies larmes, l’auteur des Contemplations les contemple, et il veut qu’elles soient contemplées. Mais enfin il l’a chanté avec des accents qui honoreraient un homme de génie. Les strophes qui ont été citées partout et avec une juste admiration sur la mort de cette enfant si cruellement perdue, et dans lesquelles, pour la première fois, le panthéiste et le druide (M. Victor Hugo est tout cela) trouve des beautés inaccoutumées de sentiment et d’expression dans la résignation du chrétien, ces strophes resteront comme celles de Malherbe sur la mort de la fille de Desperriers et les derniers vers de Gilbert. Hors ces strophes qui commencent à :

Je viens à vous, Seigneur, père auquel il faut croire,

et qui se terminent par :

Puisque ces choses sont, il faut bien qu’elles soient,
          J’en conviens, j’en conviens !

nous n’avons rien, absolument rien, de véritablement beau dans le second volume, parce que nous n’avons rien de pur. Même dans les autres pièces où la mort de cet enfant vibre encore de temps en temps d’une manière délicieuse et touchante, l’exagération, le blasphème, la folie, la sottise, hélas ! reviennent envahir l’esprit éperdu et perdu du poète. Ils l’envahissent à quatre vers de distance des choses les plus belles :

Je sais que vous (Dieu !) avez bien autre chose à faire
        Que de nous plaindre tous,
Et qu’un enfant qui meurt, désespoir de sa mère,
        Ne vous fait rien à vous !!

Et encore :

Voyez-vous, nos enfants nous sont bien nécessaires,
Seigneur, quand on a vu dans sa vie, un matin,
…………………………………………………
Apparaître un enfant, tête chère et sacrée,
        Petit être joyeux,
Si beau qu’on a cru voir s’ouvrir à son entrée
        Une porte des cieux ;
Que c’est la seule joie ici-bas qui persiste
        De tout ce qu’on rêva,
Considérez que c’est une chose bien triste
        De le voir qui s’en va !

et encore, — car il faut en finir :

En présence de tant d’amour et de vertu
Il ne sera pas dit que je me serai tu,
        Moi qu’attendent les maux sans nombre,
Que je n’aurai pas mis sur sa bière un flambeau
Et que je n’aurai pas devant ce noir tombeau
        Fait asseoir une strophe sombre.

Dans ces strophes, et souvent ailleurs, le ton est si faux (littérairement), qu’on dirait un trafiquant de larmes de ce père qui a réellement pleuré et qui souille avec de telles affectations la sainteté de sa mélancolie. M. Hugo a beaucoup lu la Bible ; qu’il se compare ! Ce n’est pas ainsi que David pleurait Jonathas !

Du reste, quand nous avons parlé de ces quelques beaux cris paternels passant à travers l’emphase et la poussée d’images qui obsèdent l’esprit de M. Hugo, nous avons tout loué dans son volume d’Aujourd’hui… Ôtez le livre Pauca meæ, consacré au deuil de sa vie, vous n’avez plus dans les livres qui suivent — En marcheAu bord de l’infini — qu’un horrible fatras incohérent et furieux, et où le sublime prend par le grotesque et s’y arrête… Nous parlions d’invention, celle de M. Hugo consiste à charrier des mots dans les mille rails du rythme et à jouer à des bouts rimés de colosse aveugle, comme ceux-ci :

Génie ! ô tiare de l’ombre !
Pontificat de l’infini !

L’un à Pathmos, l’autre à Tyane,
D’autres criant demain, demain !
D’autres qui sonnent la diane
Dans le sommeil du genre humain ;
L’un fatal, l’autre qui pardonne ;
Eschyle en qui frémit Dodone,
Milton ! songeur de Whitehall ;
Toi, vieux Shakespeare, âme éternelle,
Ô figures dont la prunelle
Est la vitre de l’idéal !

Nous parlions de Ronsard, mais M. Hugo n’est plus même Ronsard : il est Dubartas. Comme Dubartas, il accouple les substantifs, ce qui est le péché contre nature dans la langue. Il dit le bagne lexique, la borne Aristote, la lanterne esprit, l’Aigle Amérique, la cage césure, la dupe dévouement, etc., etc. Il se place résolument en pleine barbarie. Son style a tous les désordres de sa pensée. Ce que dit la Bouche d’Ombre, les Mages, Ce que c’est que la mort, et vingt autres pièces du même genre, doivent être lues dans leur entier, pour qu’on puisse se faire une idée exacte de cette écrasante incompréhensibilité à laquelle M. Hugo est arrivé à force de remuer les mots. Contrairement à tous les autres hommes, le verbe qui éclaire l’intelligence aveugle la sienne. Il meurt victime des mots qui furent trop exclusivement sa poésie dans un temps qu’il en avait une encore. Cela est triste à dire, mais cela est mérité. Nous ne mourons que de nos excès. Dans ce volume, l’artiste périt défiguré, enflé, énorme (le mot qu’il aime le plus et qui le peint le mieux), il meurt d’une hémorragie de mots sans idées ! Quand on l’a lu comme nous venons de le lire, on a des vertiges comme les siens. On est assommé de sa masse. On se dit que la Henriade est une belle chose, transparente, rafraîchissante et lumineuse. On croit qu’une tragédie de M. de Jouy ferait du bien, et l’on est tenté de soutenir que, dans un pays où l’on écrit et où l’on admire de telles poésies, il n’est pas possible que La Fontaine ait existé !

V §

Nous pensions en avoir fini avec M. Victor Hugo et ses Contemplations, et voici qu’il faut y revenir encore ! Ce sont ses amis, ses imprudents amis, qui nous y forcent. Pour notre compte, nous aurions mieux aimé nous occuper d’autre chose ; mais nous avons été accusés d’avoir fait une mauvaise action en parlant, avec la tristesse qu’inspire M. Hugo à ses lecteurs, du livre des Contemplations. L’exil, — selon ces messieurs, — sacre tout, même les méchants vers. C’est une belle théorie ! Dante n’avait pas besoin d’être un grand génie et un grand caractère. Il n’avait pas besoin de produire son triple chef-d’œuvre. Il pouvait être un poète de pacotille, et de pacotille avariée. Il pouvait descendre moins majestueusement qu’il ne les a descendus, les escaliers de l’étranger. Au lieu de parler la langue de son pays dans cette pureté d’accent qui est une patrie qu’on emporte avec soi, comme les Anciens emportaient leurs dieux, il pouvait parler une langue barbare : il était exilé ! Il avait, par cela même, le droit de se moquer du public, du bon sens, de toutes les choses jusque-là respectées pair les hommes. Il le pouvait impunément. Le pavillon couvrait la marchandise. Il était exilé. L’exil est un argument récemment découvert contre la Critique, en littérature. Cet argument inouï dormait au fond de l’absurdité humaine, mais ces derniers temps l’en ont fait sortir.

Et ces messieurs sont de très bonne foi. Nous les croyons d’une sincérité qui les honore. L’exil a fasciné leur générosité naturelle, et leur esprit, le calme de leur esprit, a été perturbé par la chevalerie de leur cœur. Sans cette magnanimité attendrie, ils penseraient comme nous, ils diraient comme nous, de ces deux volumes sous lesquels la réputation poétique de M. Victor Hugo reste ensevelie ! Supposez que M. Hugo fût sénateur aujourd’hui, comme autrefois il a été pair de France, il n’y aurait qu’une opinion sur les Contemplations. Nous nous entendrions tous pour ne pas les lire. Nous nous entendrions tous pour les condamner. Excepté, en effet, les lamentins de l’exil, il n’y a plus d’hugolâtres. M. Hugo a tué sous lui le dernier de ses admirateurs, et il restera désormais démonté et à pied pour toute sa vie. Qu’il se contemple ainsi, si bon lui semble, mais que ce soit la dernière de ses Contemplations ! Toute notre prétention, dans le jugement que nous avions porté sur les poésies d’un homme que l’on a trop nommé un grand poète, avait été de montrer cela et de le prouver. Pour quelques esprits, la preuve a été suffisante ; mais, pour d’autres, le croira-t-on ? elle est imparfaite. Nous allons donc l’achever. Nous avions pris la fleur du panier ; maintenant nous allons prendre partout. Nous allons faire notre chapitre avec M. Hugo. Nous allons continuer de le citer. Ce sera une simple exposition de vers littérairement criminels, car le beau a ses lois inviolables. Il faut en finir d’un seul coup avec cette mauvaise plaisanterie qui nous répond exil quand nous parlons littérature. Les vers de M. Hugo ne sont pas exilés !

S’ils l’étaient, nous serions plus doux. Mais le livre des Contemplations circule librement en terre de France, et on le vante, si on ne peut l’achever. Avec le nom de M. Hugo et l’exil, on prendrait ce livre pour un chef-d’œuvre, une divine Comédie, si la Critique n’avait pas le courage de crier haro ! Cette espèce d’illusion que le livre détruirait à coup sûr, pour peu qu’on lût le livre, pour peu qu’on eût la force d’absorber ces huit cents pages de vers qui n’ont pas d’autre raison d’existence que le moi de M. Hugo, cette espèce d’illusion serait entretenue par le souvenir de ce que fut M. Hugo autrefois, et par les vers heureux semés ça et là, de temps en temps, à travers toutes ces poésies. Nous ne répugnons pas à être juste. Quand M. Victor Hugo, qui fait des vers depuis quarante ans, publie deux volumes embrassant toutes les dates de sa vie, il est impossible qu’il n’y en ait pas quelques-uns qui aient trompé le système dépravé du poète. Mais ces vers, rares d’abord — rari nantes in gurgite vasto, — matériels, d’ailleurs, comme des camées, des soucoupes, des vases ébréchés ; rompus souvent d’un hémistiche à l’autre, tous ces débris, où un reste d’art brille et s’exhale, ne peuvent arrêter le jugement définitif que la Critique est tenue, en honneur, de porter sur un talent qui n’a plus ni ensemble, ni articulations, ni vie régulière, ni chaleur vraie, ni lumière tranquille, ni rien enfin de ce qui constitue une créature, supérieure aux facultés sensibles et raisonnables de l’humanité, comme doit l’être un poète, et qui, au contraire, peut écrire des choses comme celles-ci :

                              Tout est plein d’âmes !
Mais, comment ? oh ! voilà le mystère inouï !
Puisque tu ne t’es pas eu route évanoui,
Causons. Dieu n’a créé que l’être impondérable.
Il le fit radieux, beau, candide, adorable,
Mais imparfait. Sans quoi, sur la même hauteur,
La créature, étant égale au Créateur,
Cette perfection dans l’infini perdue,
Se serait avec Dieu mêlée et confondue,
Et la création, a force de clarté,
En lui serait rentrée et n’aurait pas été.
La création sainte, où rêve le prophète,
Pour être, ô profondeur ! devait être imparfaite.
Donc Dieu fit l’univers. (l’univers, être impondérable !!!)
                                                     [L’univers fit le mal.]
L’être créé, paré du rayon baptismal,
En des temps dont nous seuls conservons la mémoire,
Planait dans la splendeur sur des ailes de gloire ;
Tout était chant, encens, flammes, éblouissement ;
L’être errait, aile d’or, dans un rayon charmant,
Et de tous les parfums tour à tour était l’hôte ;
Tout nageait, — tout volait. Or la première faute
Fut le premier poids.

C’est kilogrammatique !

                                  Dieu sentit une douleur,
Le poids prit une forme, — et, comme l’oiseleur
Fuit emportant l’oiseau qui frissonne et qui lutte,
Il tomba, traînant l’ange après lui dans sa chute.
Le mal était fait. Puis tout alla s’aggravant,
Et l’éther devint l’air, et l’air devint le vent !
L’ange devint l’esprit, et l’esprit devint l’homme.
L’âme tomba, des maux multipliant la somme,
Dans la brute, dans l’arbre, et même au-dessous d’eux,
Dans le caillou pensif, cet aveugle hideux !
Êtres vils qu’à regret les anges énumèrent !
Et de tout cet amas des globes se formèrent,
Et derrière ces blocs naquit la sombre nuit.
Le mal, c’est la matière, Arbre noir, fatal fruit !!!

L’arbre noir, c’est l’intelligence qui a pensé, non ! mais exprimé ces bouffissures. Le fatal fruit, charmant d’harmonie, ce sont de pareils vers. Certes, nous n’abaisserons ni la métaphysique, ni la logique, ni le sens commun, ni la langue française jusqu’à répondre à ces insanités ténébreuses. Nous les laisserons passer ; seulement nous nous rangerons. Arrivé là de sa théogonie et de sa cosmogonie, le poète, le songeur (il s’appelle ainsi lui-même), plisse un peu plus fort son grand front vide et ajoute :

Ne réfléchis-tu pas lorsque tu vois ton ombre ?

S’il réfléchissait chaque fois qu’il voit la sienne, laquelle est, comme on vient d’en juger, d’une assez belle épaisseur, ne s’arrêterait-il point dans la construction laborieuse de tous ces abominables non-sens ?

D’où vient-elle ? de toi (évidemment !) de ta chair, du limon,
De ce corps qui, créé par ta faute première,
Ayant rejeté Dieu, résiste à la lumière.
…………………………………………..
Nul simulacre obscur ne suit l’être arômal.
Homme, tout ce qui fait de l’ombre a fait le mal !

Et, comme il est toujours fort gai, quand il ne le croit pas, il ajoute :

Faisons un pas de plus dans ces choses profondes !
Homme, tu veux, tu fais, tu construis et tu fondes,
Et tu dis : Je suis seul, CAR je suis le penseur !
L’univers n’a que moi dans sa morne épaisseur.
En deçà, c’est la nuit ; au-delà, c’est le rêve.
L’idéal est un œil que la science crève !
C’est moi qui suis la fin et qui suis le sommet.
Voyons ! observes-tu le bœuf qui se soumet ?
…………………………………………………
Interroges-tu l’ombre, et, quand tu vois des arbres,
Parles-tu quelquefois à ces religieux ?… (les arbres).
…………………………………………………
Donc la matière pend à l’idéal et tire
L’esprit vers l’animal, l’ange vers le satyre ;
Le sommet vers le bas, l’amour vers l’appétit.
Avec le grand qui croule elle fait le petit.
…………………………………………………
Dieu ne nous juge point. Vivant tous à la fois,
…………………………………………………

Tel est le système religieux de M. Hugo, et les vers sont dignes du système. Voici, du reste, encore des développements :

Nous pesons et chacun descend selon son poids !
Les tombeaux sont les trous du crible cimetière,
D’où tombe, graine obscure, en un ténébreux champ,
L’effrayant tourbillon des âmes !
……………………………………………………
Et tout, bête, arbre et roche, étant vivant sur terre,
Tout est monstre, excepté l’homme — esprit solitaire.
L’âme, que sa noirceur chasse du firmament,
Descend dans les degrés divers du châtiment,
Selon que plus ou moins d’obscurité la gagne.
L’homme en est le cachet, la bête en est le bagne,
L’arbre en est la prison, la pierre en est l’enfer…

Et ici nous entrons, avec le grand songeur, dans les métamorphoses d’Ovide sans Ovide, cet autre exilé qui resta, lui, spirituel, charmant, touchant et surtout latin, dans son exil ! M. Hugo les refait à sa manière. Son esprit met le poing de Han d’Islande sur ces cristaux et sur ces fleurs. M. Hugo croit à la métempsychose, c’est tout simple. Nous l’avons dit plus haut, il n’est pas responsable de cela. Seulement, sur cette vieille erreur de la métempsychose, il pouvait trouver de beaux vers. Il pouvait, puisqu’il y croit (y croit-il ? quelque chose fonctionne-t-il à la manière des autres hommes dans ce nominaliste, ivre de mots, qui boit à la coupe de son dictionnaire, comme si c’était la coupe d’Alexandre ?) il pouvait suivre les transmigrations diverses des âmes avec les longs et purs regards d’une fantaisie rêveuse et la caresse d’imagination que les poètes font à la Chimère. André Chénier a bien été païen et Grec, et il a été poète ! Mais André Chénier ne se croyait pas un penseur, que dis-je ? le penseur ! le Moïse aux deux rayons du xixe siècle !! Nous pardonnons à M. Hugo sa religion et ses dogmes. Qu’Octave soit un caillou, — nous le voulons bien ; — Attila un chardon, Cléopâtre un hibou et un ours, Caïphe une épine, Pilate un roseau, Timour un chacal, Borgia un porc : pourquoi un porc ? C’est une inconséquence !

Je nommai le cochon par son nom, pourquoi pas ?

Toutes ces métamorphoses, — produit d’une imagination ambitieuse et impuissante qui ne saisit que des rapports vulgaires et qui est bien au-dessous du terrible des Contes de Perrault, — devaient au moins se relever et vivre par l’expression : mais lisez ces vers inouïs et pensez aux beautés correctes, spirituelles et lumineuses d’Ovide !

                                                        Verres,
Qui fut loup sous la pourpre, est loup dans les forêts,
Il descend, réveillé, l’autre côté du rêve.
……………………………………………
Pleurez sur ce qui hurle…………………
……………………………………………
La matière, bloc affreux, n’est que le lourd monceau
Des effets monstrueux sortis des sombres causes !
…………………………………………………
La hache souffre autant que le corps, — le billot
Souffre autant que la tête, ô mystère d’en haut !
Ils se livrent une âpre et hideuse bataille.
Il ébrèche la hache et la hache l’entaille.
Ils se disent tout bas l’un à l’autre : Assassin !
Et la hache maudit les hommes, sombre essaim,
Quand, le soir, sur le dos du bourreau, son ministre,
Elle revient dans l’ombre et luit, miroir sinistre,
Ruisselant de sang et reflétant les cieux ;
Et la nuit, dans l’état morne et silencieux,
Le cadavre au cou rouge, effrayant, glacé, blême,
Seul sait ce que lui dit le billot, tronc lui-même !
…………………………………………………
Quel monologue affreux dans l’arbre aux rameaux verts !
Quel frisson dans l’herbe, oh ! quels yeux fixes ouverts
Dans les cailloux profonds, oubliettes des âmes !
C’est une âme que l’eau scie en ses froides lames ;
C’est une âme que fait ruisseler le pressoir.
Ténèbres ! l’univers est hagard ! Chaque soir
Le noir horizon monte, et la nuit noire tombe.
Tous deux à l’Occident, d’un mouvement de tombe,
Ils vont se rapprochant, et dans le firmament,
Ô terreur ! sur le jour écrasé lentement,
La tenaille de l’ombre effroyable se ferme.
Oh ! les berceaux font peur. Un bagne est dans un germe !
Ayez pitié, vous tous, et, qui que vous soyez !
Les hideux châtiments, l’un sur l’autre broyés,
Roulent, submergeant tout, excepté les Mémoires !

Certainement, à quelque place de l’histoire littéraire qu’on se mette, il n’a été écrit, à aucune époque, de vers plus radicalement mauvais. Détournons-nous de l’inspiration et ne nous préoccupons que du vers dans sa construction grammaticale et rythmique, et nous reconnaîtrons qu’il est dans ce morceau aussi détestable que la pensée. Les procédés à l’aide desquels M. Hugo écrit ces barbaries de langage, qui n’ont pas même la force brutale de la Barbarie, sautent aux yeux du connaisseur le moins avisé. Éclectisme de rimes préparées, provision de remplissages pour boucher les trous, chevilles qu’on a sous la main et qui reviennent avec une monotonie hébétante, lambeaux de pourpre masquant les lacunes, torrent fangeux d’épithètes, tels sont les moyens et les ressources de ce poète qui fabrique à froid et par dehors tous ses vers. Quand on les étudie avec attention, il est bien évident que le lyrisme de M. Hugo n’est qu’une imposture, et que son air effaré, qu’il croit inspiré, n’est qu’une odieuse grimace devant un miroir. Comédien fort au-dessous de ceux du théâtre, il n’est jamais emporté par un sentiment, par la fascination d’une expression qui l’excuserait. Il singe la fougue et écrit avec de froids calculs des choses sacrilèges :

On verra le troupeau des Hydres formidables
Sortir, monter du fond des brumes insondables
        Et se transfigurer,
Des étoiles éclore aux trous noirs de leurs crânes,
Dieu juste ! et, par degrés devenant diaphanes,
        Les monstres s’azurer !
…………………………………………………
Ils tiendront dans leurs griffes, au milieu des cieux calmes,
Des rayons frissonnants semblables à des palmes !
        Les gueules baiseront !
…………………………………………………
On leur tendra les bras de la haute demeure,
Et Jésus, se penchant sur Bélial qui pleure,
Lui dira : « C’est donc toi ! » Et vers Dieu par la main il conduira, ce frère !
Et, quand ils seront près des degrés de lumière,
        Par nous seuls aperçus,
Tous deux seront si beaux, que Dieu, dont l’œil flamboie,
Ne pourra distinguer, père ébloui de joie,
        BÉLIAL DE JÉSUS !

Mais ici, comme nous ne voulons qu’agiter la question de littérature, nous n’ajouterons pas une parole. Nous comprendra-t-on ?…

VI §

Ce mensonge combiné, ce double effet voulu dans le faux littéraire, qui est le fond de la nature de M. Hugo, apparaît surtout d’une manière éclatante dans la pièce de vers du second volume des Contemplations, intitulé Religio. Cette pièce est certainement la plus travaillée comme M. Hugo travaille, la plus réussie comme il réussit, dans tous les cas, la plus profondément arrangée… et on le conçoit. Cette poésie est de ces derniers temps : elle est datée de Marine-Terrace et de l’année 1855. Elle est la profession de foi d’un homme qui (toujours littérairement) n’a pas trouvé d’épithète plus heureuse pour Dieu que de l’appeler le Grand Caché. Les journaux sympathiques d’opinion à M. Hugo ont eu le scrupule de n’en pas parler, mais nous qui n’avons pas les mêmes raisons de nous taire, nous la citerons dans son entier. On y verra si les fautes de M. Hugo sont laborieuses ! Dans cette pièce qui a dû être recommencée vingt fois et où le labeur n’a engendré que l’impiété et le ridicule, il n’y a pas de poésie, mais il y a du nombre, car la poésie veut du surnaturel et de l’âme, et, dans ces vers d’un matérialiste, on n’entend qu’enclume, bruit et métal ; seulement les coups sont frappés avec une fermeté d’accord qui indique le bras d’un Cyclope, même lorsque son œil est crevé, et il l’est !

L’ombre venait, le soir tombait, calme et terrible.
Hermann me dit : Quelle est ta foi ? Quelle est ta Bible ?
        Parle : es-tu ton propre géant ?
Si tes vers ne sont pas de vains flocons d’écume,
Si ta strophe n’est pas un noir tison qui fume
        Sur le tas de cendres Néant !

Si tu n’es pas une âme en l’abîme engloutie,
Quel est donc ton Ciboire et ton Eucharistie ?
        Quel est donc la source où tu bois ?
Je me taisais. Il dit : « Songeur qui civilises,
« Pourquoi ne vas-tu pas prier dans les églises ? »
        Nous marchions tous deux dans les bois.

Et je lui dis : Je prie. Hermann dit : Dans quel temple ?
Quel est le célébrant que ton âme contemple
        Et l’autel qu’elle réfléchit ?
Devant quel confesseur la fais-tu comparaître ?
L’église, c’est l’azur ! lui dis-je, et, quand au prêtre…
        En ce moment le ciel blanchit.

La lune à l’horizon montait, hostie énorme ;
Tout avait le frisson, le pin, le cèdre et l’orme,
        Le loup, et l’aigle et l’Alcyon ;
Lui montrant l’astre d’or sur la terre obscurcie,
        Je lui dis — Courbe-toi. Dieu lui-même officie,
Et voici l’élévation !

La voilà, toute cette pièce. Selon le plan que nous nous sommes imposé, nous ne voulons l’examiner qu’au point de vue exclusif de la valeur poétique et de la grandeur ou de la justesse des analogies. Nous n’avons pas à faire saillir l’insolente profanation qu’il y a là-dessous, car une chose nous touche et venge notre Dieu de toutes ces insultes. Le panthéiste blasphémateur, avec sa religion du Cosmos, s’épouvante de l’apparition du Dieu qu’il nie et conserve, malgré lui, la terreur des Hébreux au Sinaï. Eh bien ! littérairement et nonobstant le rude travail de forgeron qui a martelé cette poésie, cette pièce (l’une des mieux fabriquées) est d’un grotesque involontaire et d’une fausseté d’images qui montre que l’imagination dans M. Hugo est aussi corrompue et perdue que sa conscience de chrétien.

Si tes vers ne sont pas de vains flocons d’écume,
Si ta strophe n’est pas un vain tison qui fume
Sur le tas de cendres néant, …
… Courbe-toi (dit-il), Dieu lui-même officie !

sont des vers avortés d’expression autant que d’idée, et ces vers manqués ne sont qu’un accident de la pensée, de peu d’importance en comparaison de la pauvreté et du dérangement intellectuels de cette tête à métaphores qui nous sert l’azur pour l’église, Dieu pour le prêtre, la lune pour l’hostie et l’élévation. Le géant (il s’appelle géant !) prend la lune pour N.-S. Jésus-Christ. Mais où sont ses apôtres, son évangile et son histoire, à cette lune qui remplace le Dieu des mystiques espèces ? Le grossier et l’ignorant Symbolisme de M. Victor Hugo n’a pas vu cela. L’hostie est ronde, la lune est ronde. Voilà ce qui a frappé cet œil de chair, ce sens raccourci ?

… Courbe-toi (dit-il), Dieu lui-même officie !
Et voilà l’élévation.

Et il ne s’entend plus lui-même ! car ce n’est pas Dieu qui officie dans son système, c’est l’attraction ! Et d’ailleurs pourquoi une hostie sans communion, puisqu’il ose toucher à ces formes saintes dans l’intérêt de ses malheureux vers ? Pourquoi même la lune ? Religieusement parlant, le métallurgiste et le cosmocrate de cette poésie devait choisir le soleil pour l’hostie de son Église azur. S’il est quatre-vingt millions de fois plus gros que la lune, qu’importe ? il n’y a que l’ouverture de la bouche qui coûte, et avec M. Hugo, ce n’est pas une difficulté !

Misérable parabole d’un poète épuisé ! Comparez-la, pour savoir où est la vraie poésie, aux paraboles que sa mère lui faisait lire, quand il avait une mère et une foi ! à celle des lis qui ne sèment ni ne filent, à celles de l’Enfant prodigue, de la Maison nettoyée, du Bon Samaritain, du Mauvais riche, du Grain de sénevé, de la Robe nuptiale, de la Brebis perdue, enfin, à tous ces poèmes du divin Homère des cieux, qui n’endorment jamais personne…

VII §

Et maintenant en a-t-on assez et en veut-on encore ? Veut-on que nos citations se multiplient et aillent secouer dans leur silence prudent les amis du poète ? Nous ne pourrions continuer longtemps. La faculté première de M. Hugo, c’est l’infatigabilité. Il jette des vers comme une machine qui serait montée pour cela. Il y a là un mystère de mécanisme et non plus une question d’intelligence. Le vers sort de lui sans que la pensée y soit pour quelque chose. Il en sort abondant, pressé, nombreux, accablant, sous toutes les formes, dépliées ou repliées, tendues ou rompues, que peut prendre le vers. « Je suis celui que rien n’arrête », a dit M. Hugo, et c’est vrai !

Je suis celui que rien n’arrête,
        Celai qui va,
Celui dont l’âme est toujours prête
        À Jehova !

Je suis le poète farouche,
        L’homme devoir,
Le souffle des douleurs, la bouche
        Du clairon noir !

Le songeur ailé, l’âpre athlète
        Aux bras nerveux,
Et je traînerai la comète
        Par les cheveux !

Le rêveur qui sur ces registres
        Met les vivants,
Qui mêle ses strophes sinistres
        Aux quatre vents !

Et, s’obstinant à ce jet continu de vers, il s’écrie dans une ivresse de convulsionnaire :

Donc les lois de notre problème,
Je les aurai !
J’irai vers elles, penseur blême,
Mage effaré !

Très effaré, en effet !

J’irai lire la grande Bible,
J’entrerai nu

Tant pis !

Jusqu’au tabernacle terrible
De l’inconnu !
Jusqu’au seuil de l’ombre et du vide…

Et voilà pour la première fois que Nabuchodonosor est modeste. Jusqu’au seuil de l’ombre et du vide ! il y est parfaitement entré, et jusqu’au fond !

Jusqu’au seuil de l’ombre et du vide,
        Gouffres ouverts,
Que garde la meute livide
        Des noirs éclairs !

Des éclairs noirs ! Il en a vu !

Jusqu’aux portes visionnaires
Du ciel sacré !
Et si vous aboyez, tonnerres !
Je rugirai !

Figaro disait : « Vous parlez latin. Eh bien ! moi, grec ! Je vous assomme. » C’est la pensée de M. Victor Hugo, mais plus joliment et plus classiquement exprimée ! Laissons-le donc sur cette menace. Nous ne sommes que critique. Nous ne sommes pas tonnerre. Il rugirait. C’est assez comme cela. Nous sommes fatigués, et vous aussi, n’est-ce pas ? Seulement, concluons en deux mots. Une si effroyable comédie de l’emphase n’est plus de la littérature ni du talent, mais du désordre intellectuel du plus inquiétant caractère, de l’anarchie d’esprit à sa plus haute puissance. M. Victor Hugo n’a qu’une langue, et il est sa tour de Babel à lui seul, périssant et croulé dans sa propre confusion.

Je ne crains pas de le dire nettement, — simplement, — et la conscience sans aucun reproche, — malgré l’exil !

VIII §

Je suis venu tard à La Légende des siècles, et c’était à dessein. J’ai lu et relu toute cette poésie, et j’ai écouté la critique qu’on a faite et qu’on fait encore de ce vaste livre qui n’est, après tout, qu’un recueil de vers. J’y ai cherché, selon l’indication du poète, le commencement d’un grand poëme qui doit s’achever, mais une composition pourtant, une composition intégrale, car, ainsi que le dit M. Hugo (toujours architecte, comme au temps où il écrivait Notre-Dame de Paris) : un péristyle est un édifice à lui seul. Je ne l’ai point trouvé. De vraie critique non plus ! Presque partout une flatterie de parti et de parti pris, aussi hyperbolique que la poésie de M. Hugo elle-même, mais moins réussie ; une flatterie… à incommoder un homme fier.

M. Victor Hugo a été loué pour ce dernier volume comme en France on loue toute puissance, car littérairement il en est une. Qui songerait à le contester ? En France, on peut bien déplacer la flatterie, mais les chiens couchants y sont éternels. Il y a tels hommes aujourd’hui, dans la littérature contemporaine, qui s’indignent le plus des adorations prodiguées autrefois à Louis XIV et qui ont été, à leur manière, les d’Antin de M. Hugo, seulement moins spirituels et moins ducs. Ajoutons à ces torrents d’éloges deux ou trois égratignures, de parti pris aussi, faites en tremblant sur le marbre qu’elles ont cru rayer, mais, en réalité, rien d’appuyé, d’allant droit au cœur de l’œuvre, tout en respectant le poète et la langue dont on se sert pour lui parler ; rien que de la critique de bout d’ongles et d’ongles taillés trop fin pour ne pas casser. Voilà tout. Vous le voyez ! En somme, nulle Critique vraie, car la Critique vraie, c’est la justice, et la justice se compose également de sévérité dans la sympathie et de sympathie dans la sévérité.

IX §

Mais, si nous n’avons pas trouvé dans La Légende des siècles le livre rêvé par le poète dans sa préface, si ces petites Épopées n’en formeront jamais une grande et ne sont que des fragments poétiques, des cartons comme le dit M. Hugo encore ; — pour le coup, caractérisant très bien son genre de travail, — nous avons trouvé un poète que nous n’attendions guère, un poète vivant quand nous pensions trouver un poète mort ! Vous venez de le voir, Les Contemplations de M. Hugo nous avaient paru l’agonie d’un génie poétique, assez fort pour rester individuel, mais qui s’était abandonné aux philosophies de ce siècle, à ces philosophies dégradées qui l’avaient rendu semblable à elle. Selon nous, il périssait dans ses Contemplations, ramolli dans un panthéisme dissolvant, hébété de métempsychose. Et nous l’avons dit, malgré l’exil ! car si le poète était banni alors, sa poésie n’était pas exilée et elle habitait parmi nous.

Quand donc on annonça La Légende des siècles, nous crûmes ne trouver, dans les deux formidables volumes dont on parlait, rien autre chose que les convulsions d’après la mort de ce vigoureux organisme de poète qui devait, tant il était robuste, avoir terriblement de peine à mourir ! et nous nous dîmes que ce serait là un triste spectacle, une triste chose à constater d’une manière définitive. Une Critique qui a du cœur souffre plus qu’on ne croit des morts qu’elle est tenue de constater ! Eh bien ! Dieu soit loué, nous avons échappé à cette obligation funèbre. Le poète expirant dans Les Contemplations ressuscite aujourd’hui dans la Légende. Aujourd’hui le lion relevé et debout remet tranquillement sa puissante griffe sur son globe.

M. Hugo a recommencé de vivre d’une vie plus intense peut-être que ne l’a été sa jeunesse. Dans les nouvelles poésies qu’il nous donne, ce lyrique éternel, même en hexamètres, il y a des accroissements de talent, des approfondissements de manière, des choses enfin que nous n’avions pas vues encore dans M. Hugo et que nous tenons à honneur (nous plus que personne) de constater.

Or, à quoi imputer ce changement, cette rénovation, cette résurrection, cette touche plus forte revenue à un génie poétique dont nous avions désespéré ?… Est-ce seulement, comme dans la santé humaine, la crise mystérieuse qui sauve tout et dont personne ne sait le secret ? N’y a-t-il là qu’un de ces revirements soudains, comme il en arrive parfois dans ces organisations souveraines ? ou bien, indépendamment des ressources de cette organisation privilégiée, y aurait-il quelque autre cause dont la Critique doive tenir compte et l’histoire littéraire se souvenir ?… M. Victor Hugo reprend-il son génie parce qu’il abandonne les idées auxquelles il l’avait donné à dévorer, comme Oreste son cœur aux serpents des Furies ?… Le poète de La Légende des siècles a-t-il rompu avec le coupable rêveur des Contemplations ?

Hélas ! malheureusement non, pas encore… Il y a dans ces poésies d’aujourd’hui telles pièces que nous vous indiquerons, qui disent éloquemment à quel degré de profondeur le mal est descendu dans M. Hugo, quoique la vie du talent y déborde et couvre de son flot brillant le mal même ; mais il est certain nonobstant que le poète s’est séparé, non de conviction absolue, mais de préoccupation volontaire et fréquente, dans ce livre spécial de poésies, des idées auxquelles il a gardé une foi que dans l’intérêt de son génie nous eussions voulu lui arracher. Il est certain que cette Légende des siècles, ce livre du passé et des faits réels, est comme un regard longtemps égaré dans lequel afflueraient de nouveau l’intelligence, le rayon visuel et la lumière, et que ce n’est plus là toujours la fixité effarée de cette pupille dilatée naguères sur les choses de l’avenir, et qui s’efforçait d’en violer les voiles ! Il est certain que le poète s’est retrempé dans les sains courants de la tradition, et que dans son esprit et dans son livre, l’Histoire a, — comme partout, du reste, où elle intervient et elle passe, — heureusement foulé la Philosophie sous ses pieds !

X

« J’ai eu pour but, — nous dit M. Hugo dans une préface où il nous explique didactiquement ses intentions, au lieu de les faire reluire dans les lignes pures d’une composition, explicite et parfaite, — j’ai eu pour but de peindre l’humanité sous tous ses aspects », et de fait, cela n’est pas irréprochablement exact…. Beaucoup d’aspects, et les plus grands peut-être, manquent au contraire, à cette Légende des siècles qui a la prétention d’être la Divine Comédie de l’humanité. Le nouveau Dante n’a guère vu que l’enfer du passé dans l’histoire, mais d’y avoir regardé, fût-ce dans sa partie la plus sanglante, la plus confuse et la plus sombre, a été un bénéfice net pour son génie, peu fait pour le vague des passions modernes, les nuances des âmes délicates ou morbides et les espérances mystico-scientifiques des vieilles civilisations. De nature et d’instinct, le génie de M. Hugo est positif comme la matière ; il a la précision d’un instrument. La ligne de son dessin tranche comme un fil d’acier, et sa couleur bombe, en éclatant, comme le relief même. Fait pour chanter la guerre avant toutes choses, — car sa première impression d’enfance fut pour lui, comme pour Astyanax, le panache du casque de son père, — fait pour chanter la guerre, et après la guerre tous les spectacles qui arrivent à l’âme par les yeux, M. Victor Hugo est, pour qui se connaît en poètes, un poète primitif, attardé dans une décadence, aimant tout ce qui est primitif, comme la force, par exemple, et ses manifestations les plus physiques et les plus terribles.

Malhabile à mâcher les langues déliées et molles des époques subtiles et énervées, il n’a de naturel, de sonorité, de mordant dans l’étendue de sa voix, que quand il recule de son temps en ces temps que l’insolence des Civilisations appelle barbares. Pour ces raisons, il est essentiellement Moyen Age, comme l’ont prouvé d’ailleurs ses œuvres les plus énergiques, Hernani, ce drame féodal, Notre-Dame de Paris, Les Burgraves, etc., et comme La Légende des siècles vient de le prouver avec plus d’éclat que jamais. Être moderne, parler moderne, bayer aux corneilles modernes, comme les gaupes humanitaires du Progrès indéfini, n’est pas seulement un contresens pour M. Hugo. C’est un rapetissement de son être. Par la conformation de la tête, par la violence de la sensation, par l’admiration naïve et involontaire de la force, cet homme est éternellement de l’an 1000. Si aujourd’hui, dans sa Légende des siècles, il est relativement supérieur, même à ce qu’il fut, c’est que le Moyen Age ou ce qui traîne encore, Dieu merci ! du Moyen Age dans nos mœurs, — la guerre, les magnificences militaires, l’impérieuse beauté du commandement, — tiennent plus de place dans les poèmes nouveaux que dans tous ses autres ouvrages : mais, qu’il nous croie ! il serait absolument supérieur le jour où, au lieu d’achever cette Fin de Satan qu’il projette, — une pensée moderne bonne à laisser à un poète comme Soumet, qui a fait quelque part la Fin de l’Enfer, — il écrirait de préférence quelque violente épopée du xe siècle et ne craindrait pas de mêler les moines, dont c’était l’âge d’or, aux soldats.

Malgré les beautés de premier ordre des pièces comme Aymerillot, Rathbert, Eviradnus, Le Petit roi de Galice, M. Victor Hugo ne fait encore que du Moyen Age mutilé. Il n’en comprend et n’en reproduit que les bons chevaliers ou les tyrans, les pères, les enfants, les vieillards, des vieillards qui se ressemblent tous comme se ressemblent des armures, un même type (Onfroy, Eviradnus, Fabrice), mais le cerf, mais le prêtre, mais le moine, mais le saint, mais le grand évêque oublié par Walter Scott lui-même, mais enfin tout le personnel de cette société si savamment hiérarchisée, il le néglige, car il faudrait chanter ce que ses opinions actuelles lui défendent de chanter, sinon pour le maudire, et c’est ainsi que pour les motifs les moins littéraires il manque la hauteur dont il a dans l’aile la puissance, parce qu’il n’est jamais en accord parfait de sujet avec son génie !

Et certes c’est là un grand dommage ! M. Victor Hugo est tellement un homme du Moyen Age, qu’il l’est encore quand il veut ou paraît être autre chose, soit en bien, soit en mal. Ainsi, dans La Légende des siècles, il y a des scènes d’une majestueuse simplicité et de l’expression la plus naïvement idéale, empruntées au monde de la Bible et de l’Évangile, la Conscience, Daniel dans la Fosse aux Lions, Booz, La Résurrection du Lazare, mais justement c’est par le Moyen Age que le poète est remonté à ces sources d’inspiration d’où est descendu l’esprit du Moyen Age sur la terre ! Ainsi, dans les poésies d’un autre sentiment, lorsque l’expression se fausse tout à coup ou grimace, c’est que le poète transporte les qualités et les défauts du Moyen Age dans une inspiration étrangère qui les met en évidence. On a souvent reproché à M. Hugo d’être tout ensemble gigantesque et petit, colossal et enfantin, disons-le, même quelquefois puéril, qui est l’abus de l’enfantin, mais ces défauts, très-saillants dans un poème moderne et dans une époque réfléchie, ne saillent plus au Moyen Age, en ces temps légendaires auxquels on peut appliquer ce vers de M. Hugo :

Et rien n’était petit, quoique tout fût enfant,

que M. Hugo pourrait appliquer à son talent même, car il en est la meilleure caractéristique que nous connaissions.

IV §

Eh bien ! c’est un poète d’une individualité pareille, c’est l’homme qui, n’ayant plus la foi aux croyances du Moyen Age, a l’imagination si bien teinte et si bien pénétrée de la couleur de ce temps, qu’il écrit la touchante et charmante prière du Petit roi de Galice descendu du cheval de Roland pour se mettre à genoux devant une croix de carrefour :

… Ô mon bon Dieu, ma bonne sainte Vierge !
J’étais perdu, j’étais le ver sous le pavé, etc.

C’est ce génie qui, de nature, nous appartient à nous autres, chrétiens, gens du passe, intelligences historiques, et qui en nous trahissant s’est encore plus trahi que nous ; c’est cette imagination heureusement indomptable, quoiqu’on lui ait mis des caparaçons bien étranges et des caveçons presque honteux, qui n’a pas voulu rester ce que Dieu l’avait faite pour sa gloire et la sienne, et qui s’est transformée en contemptrice aveugle de ce passé qui lui donne son talent encore, lorsqu’elle le peint en le ravalant ! Oui, toute la question, la seule question que la Critique doive poser à M. Hugo, est celle-ci : Que lui a donc rendu le monde moderne en place du talent qu’il lui a sacrifié, en le lui consacrant ? C’est là une question littéraire facile à résoudre comme une question d’arithmétique. Il n’y a qu’à compter. Prenez les pièces les plus belles de La Légende des siècles, inspirées toutes, plus ou moins, par le Moyen Age ou ce qui en reste (il y a bien du Moyen Age dans Le Régiment du baron Madruce), et comparez-les tranquillement à celles dans lesquelles le monde moderne a mis son panthéisme, son humanitarisme, son progrès illimité et tous ses amphigouris sur les êtres, la substance, l’avenir et les astres, et vous aurez bientôt jugé.

M. Hugo qui, comme Corneille, est Espagnol parce que l’Espagne est la concentration la plus profonde du Moyen Age, M. Hugo qui, dans son Momontombo, fait philosopher des volcans comme des encyclopédies, au lieu de nous donner les Légendes de l’Inquisition, — et il y en a de magnifiques en Espagne, — M. Hugo cesse d’être ce génie qui, à côté de la plus éblouissante hyperbole, a des simplicités d’eau pure dans une jatte de bois, quand il sort de sa vraie veine, cette veine que rien ne peut remplacer. Aujourd’hui, dans cette traversée des siècles, pendant laquelle il a brûlé les plus beaux endroits en ne s’y arrêtant pas, M. Hugo a voulu nous frapper la médaille, — tout un bas-relief, — de la décadence romaine, et il a été fort au-dessous de Juvénal. Dans Le Satyre, où le Panthéisme a eu enfin son poète en M. Hugo, comme en Hegel il avait eu son philosophe, quoiqu’il y ait quelque chose de bien tonitruant dans la voix du poète, l’Antiquité, pourtant, qu’il a chantée, est une antiquité de seconde main saisie à travers la Renaissance ; une suite de tableaux splendides, mais incorrects aussi et versés (ce qui devient de plus en plus le faire poétique moderne) de toiles connues dans des vers !

Même dans les pièces de Zimzizimi ou du Sultan Mourad, où l’auteur se fait oriental avec une ampleur qui maigrit terriblement le grand Gœthe et réduit les poésies du Divan à un petit écrin d’anneaux, l’idée moderne, cette tyrannie de la pensée du poète, finit par arriver, amenant un ridicule qui, comme tout ce qui vient de M. Hugo, est énorme, car M. Hugo donne à tout, je ne dis pas de la grandeur (la grandeur étant une harmonie), mais de l’énormité. En effet, c’est dans Le Sultan Mourad que cet idéal des monstres heureux, ce Caligula du soleil qui a autant de crimes sur la conscience que d’escarboucles sur son caftan, rachète son âme devant la justice de Dieu pour avoir chassé les mouches de la plaie ouverte d’un cochon.

Le pourceau misérable et Dieu se regardèrent…
Un pourceau secouru pèse un monde opprimé !…

De même encore, dans Le Crapaud, où l’auteur n’a pas de cesse qu’il n’ait éreinté une idée juste et rendu grotesque ce qui aurait pu être pathétique, vous reconnaissez la fausse pitié de l’humanitaire, qui confond tout dans l’anarchie de sa compassion : cet âne, dit-il, l’âne qui s’est détourné pour ne pas écraser le crapaud,.

Cet âne abject, souillé, mourant sous le bâton,
Est plus saint que Socrate et plus grand que Platon !

Telles sont les choses que M. Hugo doit au monde moderne dont il veut être à toute force, au lieu de rester simplement et fièrement soi ; telles sont les éclatantes beautés qu’il doit aux opinions de son siècle, devenues les religions de son cœur et de sa pensée ! Certainement, malgré les taches qui déparent encore à nos yeux le meilleur de ses livres, M. Victor Hugo est un grand poète. Mais les grands poètes n’ont pas toujours la faculté de se juger. Aujourd’hui, ce que nous estimons le moins dans La Légende des siècles est peut-être ce que lui, M. Hugo, estime le plus. Oui, qui sait ?… L’auteur des Pauvres gens, cette poésie à la Crabbe, mais d’une touche bien autrement large et émue que celle du réaliste Anglais, le peintre de La Rose de l’infante, ce Vélasquez terminé et couronné par un poète, préfère peut-être à ces chefs-d’œuvre et à tant de pièces que nous avons indiquées déjà les deux morceaux qui terminent le recueil, intitulés Pleine terre et Plein ciel, ces deux morceaux dont je me tairai par respect pour cette Légende des siècles dans laquelle j’ai retrouvé vivant M. Hugo, que je croyais mort, mais qui sont, tous deux, d’une inspiration insensée, et qu’il faut renvoyer… aux Contemplations !

XI §

Seulement, si elle existe, l’illusion sera-t-elle éternelle ?… Y a-t-il une lutte en M. Hugo ? Et si nous avons le bonheur qu’il y ait une lutte, quel en sera le résultat ? Qui vaincra, de la vérité du génie ou de la fausseté des opinions ? La Légende des siècles est, à coup sûr, un grand progrès sur les Contemplations, c’est, comme nous n’avons cessé de le dire, le rejaillissement d’un talent qu’on croyait englouti à cent pieds sous terre dans le faux ; mais ce progrès a-t-il été voulu et réfléchi ? Ce rejaillissement ne tient-il point aux sujets que le plan de son poème a imposés au poète ; et dans les poèmes qui vont suivre et qui doivent parachever le plan, dont il nous a parlé dans sa préface, ce poème de Dieu et cette fin de Satan, dont le titre m’inquiète, ne sont-ils pas la preuve qu’au fond, les idées n’ont pas bougé en M. Hugo, qui doivent le plus le désarmer de son génie ?…

De tous les poètes contemporains qui autour de lui firent pléiade, M. Hugo est le seul qui prouve encore par de longues œuvres qu’il n’a pas renoncé à la poésie, cette grande Abandonnée du temps. Les uns sont morts, comme Alfred de Musset, dont la poésie était morte, même avant lui. D’autres se taisent, comme M. Auguste Barbier, épuisé par un cri sublime qu’il n’a jamais recommencé. Les uns, comme M. de Vigny, gardent sur un front qui pourrait rayonner encore, le désespoir serein d’un temps indifférent aux vers. Les autres sont livrés à la critique, à l’érudition, à la dévorante prose, comme M. Sainte-Beuve, par amour pour les gens littéraires, ou, comme M. de Lamartine, pour quelque motif douloureux… Encore une fois, seul M. Victor Hugo, malgré les divers cours de sa fortune, est resté fidèle à la Muse, cette déesse de plus en plus fabuleuse. Il est resté fidèle, vaillant, infatigable, fécond de cette fécondité tenace qui est un signe, — le signe de la souveraineté dans la vocation créatrice, — et pour cette raison il est peut-être le seul qui puisse aujourd’hui nous donner, après les fortes œuvres, le pur chef-d’œuvre qui est le dernier mot d’un homme ou d’un siècle. Seulement, nous le répéterons à M. Hugo avec austérité : pour cela il ne faut point porter soi-même sur ses facultés les troubles d’une époque moins forte qu’elles, car, en tant que ces facultés ont voulu demeurer poétiques, cette époque ne les a ni distraites de leur but, ni étouffées, quand elle pouvait, comme dans tant d’autres, les distraire et les étouffer.

M. de Vigny
Œuvres complètes. — Les Poèmes. §

I §

M. Alfred de Vigny vient de publier ses Œuvres complètes. Publier ses Œuvres, c’est résumer sa vie et tout à la fois l’épurer. Quel artiste, en effet, ayant le respect de son art et de lui-même, quand il s’agit de l’ensemble de ses travaux, ne pratique pas sur ce qu’il écrivit, à des époques distantes et dans des inspirations différentes, la retouche suprême qui affermit et qui achève, et après laquelle il n’y a plus pour l’homme que le désespoir de l’idéal ? D’autant plus épris de la perfection qu’il en est plus capable, M. Alfred de Vigny ne s’est pas pressé pour mettre une dernière main et laisser tomber un dernier coup d’œil sur l’œuvre entière de sa vie. Il a attendu et il a bien fait. La main a été plus sûre, l’œil plus lucide. Le temps n’a rien ôté à M. de Vigny, tout en lui apportant les choses nouvelles qui embaument en nous les choses mortes et qui nous consolent de leur perte. Il est de ces esprits qui ont le bénéfice d’avoir duré sans avoir le mal d’avoir vieilli.

Gœthe disait que le bonheur d’Achille, tombé si jeune sous la flèche de Pâris, était d’être toujours un immortel jeune homme, dans la pensée des générations. Mais il y a plus heureux qu’Achille, et ce sont ces esprits qui auront pu vivre longtemps sans paraître pour cela moins jeunes aux yeux de la Postérité. Virgile est de ces esprits parmi les anciens, et parmi nous, modernes, M. de Vigny. Virgile aurait pu mourir centenaire, il n’eût jamais été le vieux Virgile, comme on dit le vieux Homère. M. de Vigny, non plus, ne portera jamais sur le front de son génie cette couronne de rides qui, plus tard, ira si bien, par exemple, au front chenu et grandiose de M. Victor Hugo.

Et soyez sûr qu’il a conscience de ce privilège de jeunesse immortelle, qui ne révèle sa durée que par le temps qu’il faut aux choses humaines pour atteindre à leur perfection ; soyez-en sûr, car, aujourd’hui, dans le plein jour de ses Œuvres complètes, il a daté avec insouciance tous ses poèmes et s’est vanté très-haut de son droit d’aînesse dans la littérature du xixe siècle. C’est l’aîné de nous tous, en effet, que M. Alfred de Vigny. Chronologiquement, il est le premier de ces Novateurs, ou plutôt de ces Rénovateurs littéraires, dont nous sommes plus ou moins les fils. Avant lui, on ne trouve dans la littérature du siècle que Chateaubriand, c’est-à-dire un grand poète en prose ; Chateaubriand, qui devait exposer plus tard, sur l’étang classique de Versailles, le berceau de son Moïse, qu’aucune fille de Pharaon n’a sauvé ! Mais en vers, on ne trouve personne. Millevoie mourait de pulmonie, Millevoie, cette faible transition du faux au vrai, qui devait redevenir le faux si vite ! M. Victor Hugo, qui allait être l’Enfant du génie, et M. de Lamartine, qui en était déjà le beau jeune homme, n’avaient pas encore fait entendre, le premier, ces cris sublimes qui ravissaient d’enthousiasme l’âme maternelle de Mme de Staël ; le second, ces soupirs du jeune homme plus puissants que les cris de l’enfant et qui enchantèrent toutes les femmes.

On était en 1815. C’était le commencement du commencement. Et déjà, déjà pourtant, ce Romantisme qui devait éclater quinze ans plus tard, en 1830, avait son Esaü, mais un Esaü qui ne ressemblait pas à celui de la Bible, un Esaü qui avait toutes les grâces de Jacob ! Les premiers poèmes de M. de Vigny sont de cette époque. Chose singulière et qu’on n’a peut-être pas assez aperçue ! Le Romantisme, l’échevelé Romantisme commence dans l’histoire littéraire par des accents d’une douceur, d’une retenue, d’une pureté infinies, en cela ressemblant à ces Grecs, ses ennemis, qui commençaient la bataille par un air de flûte. Rapport piquant dans son contraste ! La littérature du xviie siècle, la littérature de l’unité et de l’ordre, et même de l’ordre un peu dur, a commencé par l’indépendant génie de Corneille, impérieux et altier dans son indépendance, et la littérature du xixe siècle, la littérature de l’indépendance et de la variété et même du dérèglement dans sa variété, a commencé par le doux génie de Racine, si suave dans sa correction, et c’est M. Alfred de Vigny, le précurseur du Romantisme, qui a été ce Racine-là !

Et qu’on n’aille pas plus loin que ma pensée ! Quand je dis que M. de Vigny est le Racine du Romantisme, je n’entends nullement établir de comparaison et de hiérarchie entre la littérature du xviie siècle, qui est une chose, et celle du xixe siècle, qui en est une autre. Je ne rallume pas de feux éteints. Je ne provoque point aux batailles. Je veux rapprocher deux hommes placés dans des milieux différents sur lesquels ils ont influé, chacun à sa manière, et qui ont même participé à la création de ce milieu ; je veux simplement mettre en regard deux organisations analogues, supérieures toutes deux par une délicatesse exquise et une très grande force, — une force qui donne d’autant plus de plaisir qu’elle est cachée sous la grâce et sous l’harmonie.

Mais je ne veux pas traiter la question de savoir lequel est, absolument, le premier de ces deux hommes, occupé uniquement que je suis de faire saillir les ressemblances de leur génie, ce qui suffira, du reste, encore, pour la gloire de celui qui n’est pas le premier des deux.

II §

Il ne s’agit donc ici aujourd’hui que de M. Alfred de Vigny, le poète. Il ne s’agit que de la partie de ses Œuvres complètes où il a été ce que Racine est seulement dans les siennes, car, le poète ôté dans Racine, tout s’en va ; il ne reste rien. On a de lui quelques pages de prose, je le sais ; et les admirateurs de son génie disent qu’il aurait pu devenir ce grand miroir clair qui foudroie, comme celui d’Archimède, et qu’on appelle un historien. Mais de fait, il n’y a qu’un poète dans Racine. Même quand il a cessé d’être le poète idéal, lyrique et tragique, il est encore poète dans la comédie et dans l’épigramme ; tandis que M. de Vigny est tout autre chose ; il ne s’épuise pas dans le poète. Il est à côté, sinon au-dessus. C’est un observateur, c’est un moraliste, c’est un inventeur à tout autre titre qu’au titre de poète, c’est un historien, c’est un romancier, c’est enfin un de ces esprits marqués du caractère essentiellement moderne, qui ont fait vibrer sous leur main un grand nombre de faits, de sentiments et d’idées, et chez qui l’imagination est devenue encyclopédique comme la mémoire.

Certes, toute cette partie des œuvres de l’homme qui a écrit Stello, Grandeur et Servitude militaires, Cinq-Mars, Chatterton, La Maréchale d’Ancre, et traduit Othello et Shylock avec une précision qui est une création dans la langue, toute cette partie si considérable mérite d’être prise à part et jugée, en soi, par la Critique, et voilà pourquoi nous l’y mettons, à part, pour, dans d’autres volumes2, l’y retrouver. Mais le poète devait passer d’abord, parce qu’en toute matière il est le premier par l’invention, et aussi parce qu’il est universel, car, au fond de toute invention, il faut qu’il y ait plus ou moins de poète. Où il n’est pas, l’expression manque, c’est-à-dire la flamme et la vie. L’invention décroît, puisqu’on la sent moins. Et où l’expression est, au contraire, l’invention, quelle qu’elle soit, fût-elle de l’ordre le plus froidement et le plus prosaïquement scientifique, a doublé.

Et d’ailleurs, quand le poète est dans l’homme, il envahit l’homme tout entier ; et toutes ses œuvres ont l’intimité et la couleur de sa poésie. Nous n’aurions qu’un chapitre à écrire sur les œuvres de M. de Vigny, et nous serions forcé de choisir un de ses ouvrages pour donner une idée des autres et de son génie, que ce sont ses Poèmes que nous choisirions. Il est si profondément poète dans ses Poèmes que partout ailleurs c’est l’homme de ses Poèmes, diminué, voilé, modifié par les exigences d’œuvres différentes, mais le même cependant, identique et ineffaçable. Lui, toujours ! L’impersonnalité n’existe pas pour les vrais poètes. Qu’est-ce que ce néant dont les êtres qui ne sont pas font à présent une qualité ? Walter Scott, pour prendre un grand nom, c’est toujours Harold ou Marmion, ou la Dame du lac, ou le Lay du dernier Ménestrel, et il l’est dans les romans les plus supérieurs à ses poèmes. Eh bien ! de même, M. de Vigny dans Stello et dans Grandeur et Servitude militaires, est toujours le poète d’Eloa, mais ici, notons une différence avec Walter Scott. Quoique Stello et Grandeur et Servitude militaires soient, dans leur ordre, des chefs-d’œuvre, la poésie d’Eloa est encore plus belle que ces deux livres ne sont beaux !

III §

Eloa ! voilà la poésie de M. Alfred de Vigny, le fond incommutable de son génie, l’âme qui a rayonné, — pressentiment ou souvenir, — dans tout ce qu’il a écrit et tout ce qu’il écrira jamais, s’il écrit encore ! Quelle fatalité bénie ! Il y a de l’Eloa dans tout ce qu’a fait M. de Vigny, mais il y en a et il devait surtout y en avoir dans ses Poèmes, parce que dans ses Poèmes M. de Vigny n’est qu’un pur poète. N’être qu’un pur poète ! Réduction des molécules de l’homme, qui le fait passagèrement divin ! Le magnifique poème de Moïse, à coup sûr, après Eloa, le plus beau du recueil, et qui paraît plus mâle et plus majestueux peut-être à ceux qui oublient ce Satan d’Eloa dont Milton aurait été jaloux, — le poème de Moïse n’apparaît pour la grandeur du sentiment et de l’idée, l’ineffable pureté des images, la solennité de l’inspiration, la transparence d’une langue qui a la chasteté de l’opale, qu’un fragment détaché de cette Eloa qui n’est pas seulement l’œuvre de ce nom, mais chez M. de Vigny, l’angélique substance de la pensée.

Moïse cependant est d’une fière beauté. Ce n’est pas le Moïse vrai, historiquement peut-être, le Moïse hébreu et biblique, mais quel beau Moïse humain, profond à la manière moderne, car il n’y a que les modernes qui soient profonds ! Quelle caducité ennuyée de grand homme qui a tout pénétré ! Quelle prodigieuse fatigue de sa supériorité ! Quelle lassitude de vivre, âme dépareillée, dans l’éternel célibat du génie ! Quel poids au cœur ! Quelle sublimité accablante ! Quelle douleur que celle de cette Fonction, trop près de Dieu, où l’air n’est plus respirable pour une créature humaine, et quel amour de la mort, et quelle simplicité auguste dans la plainte !

Mon Dieu vous m’avez fait puissant et solitaire,
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre.
…………………………………………………
Vos anges sont jaloux et m’admirent entre eux…
Et cependant, Seigneur, je ne suis pas heureux !
…………………………………………………
J’ai marché devant vous, triste et seul dans ma gloire,
Et j’ai dit dans mon cœur : Que vouloir à présent ?
Pour dormir sur un sein, mon front est trop pesant ;
Ma main laisse l’effroi sur la main qu’elle touche,
L’orage est dans ma voix, l’éclair est sur ma bouche :
Aussi, loin de m’aimer, voilà qu’ils tremblent tous,
Et quand j’ouvre les bras, ils tombent à genoux !
Ô Seigneur, j’ai vécu puissant et solitaire,
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre !

Il faudrait citer tout le poème, mais je n’ai voulu que le rappeler, par ces vers inouïs, à ceux qui l’ont depuis trente ans dans la mémoire. Dans mon opinion, autant la pensée l’emporte sur le marbre, autant le Moïse de M. de Vigny l’emporte sur le Moïse de Michel-Ange, et ce n’est point parce que M. de Vigny est mon contemporain et mon compatriote que je ne le dirais pas ! Michel-Ange est assez puissant pour tenir sous son pied l’opinion publique comme son glorieux patron tient le diable sous sa sandale d’or, mais la vue du sublime affranchit l’esprit et lui donne le courage de rejeter l’oppression de la plus colossale célébrité et par d’autres grandeurs, la mieux justifiée…

Et cependant le poème de Moïse, qui me fait écrire de telles choses, en mon âme et conscience, n’est, à mes yeux, que le second en mérite des Poèmes de M. de Vigny. Que dirai-je donc du premier ? Que dirai-je d’Eloa ? Eloa, c’est l’Athalie de M. de Vigny, c’est l’Athalie de ce Racine du Romantisme qui, comme le Racine classique, — on vient de le voir à propos de Moïse, — est plus idéal, plus inventif, plus personnel, — toutes choses qui disent à quel point on est poète, — qu’historique et local, et fidèle à la tradition ! Eloa est la chute d’un ange. Qui ne le sait ? Qui ne connaît le sujet de ce poème unique, dans la littérature de ces temps, par sa céleste simplicité ?…

Eloa, née d’une larme de Jésus-Christ, qui pleura Lazare, est l’ange de la Pitié dans le ciel et elle a compassion du Démon, de ce grand malheureux qui souffre, et elle le préfère, dans son Enfer, par ce qu’il souffre, au Paradis où elle est heureuse et à la splendeur de son Dieu ! Donnée qui fait trembler de son audace le christianisme dans nos cœurs, mais exécutée avec cette tendresse et cette candeur qui le rassurent ! C’est l’interprétation de la générosité divine par la plus touchante des générosités humaines. C’est le sublime de la bonté conçue, presque égal à celui de la bonté de l’action… Seulement, comme un palais qui serait taillé dans une perle, il faut voir les détails de cette création inexprimable à tout autre qu’au poète qui a su en faire trois chants, qu’on n’oubliera plus tant qu’il y aura un cœur tendre et un esprit poétique dans l’univers, mais qui n’en sont pas moins trop purs et trop beaux pour cette grossièreté de lumière, de bruit et d’éclat qu’on appelle la Gloire ! Ah ! ces détails, il faut les chercher dans la coupe d’éther où ils sont. On n’en peut retirer aucun de ce poème. On ne prend pas de la lumière entre ses doigts. On ne puise pas dans le creux de sa main le feu des étoiles. La première rêverie d’Eloa, qui sent s’éveiller sa pitié dans le paradis, quand on lui parle de cet Ange absent, parce qu’il est tombé et qu’on lui apprend

           Qu’à présent il est sans diadème,
Qu’il gémit, qu’il est seul, que personne ne l’aime !

et sa descente du ciel vers les fascinantes vallées de misère qui l’attirent du fond de la béatitude, et ce Satan, que la fierté du génie de Milton n’a pas fait si terrible que la tendresse de M. de Vigny, car la séduction est plus redoutable pour les cœurs purs que la révolte, ce Satan qui a en lui la beauté attristée, la suavité du mal et de la nuit, l’attrait des coupables mystères :

Je suis celui qu’on aime et qu’on ne connaît pas !…
Et je donne des nuits qui consolent des jours !

Toutes ces choses, il faut les voir dans ce poème incroyable, que Raphaël essaierait peut-être de peindre, s’il revenait au monde, et où les traits pareils a ceux-ci tombent à travers des magnificences d’expressions radieuses, comme de blanches larmes divines :

Puisque vous êtes beau, vous êtes bon sans doute !
……………………………………………………..
Elle tombait déjà, car elle rougissait.

Et se dire que jamais, depuis cette incomparable poésie, écrite en 1823 (sept ans avant la Rénovation poétique de 1830), nous n’avons rien vu de cette nuance ni rien entendu de ce roucoulement !

IV §

Certainement, après Moïse et surtout Eloa, M. Alfred de Vigny aurait pu se dispenser de publier ses autres œuvres poétiques. Il était classé ; mais ne croyez pas que l’inspiration de son génie l’ait abandonné, parce qu’elle ne pouvait pas le porter plus haut. Après Moïse, vous avez Le Déluge, dans lequel je retrouve la même grandeur prise aux sources bibliques, — cette grandeur de touche qui fait entrer une toute-puissante sérénité dans les horreurs de la plus immense catastrophe qu’ait vue la terre. Enfin, il y a un admirable artiste encore dans beaucoup de Poèmes antiques ou modernes du recueil publié aujourd’hui, par exemple, Dolorida, poème byronien, un bas-relief pour la netteté avec des personnages modernes pour la passion et pour le geste ; Suzanne au Bain et la Toilette d’une Dame romaine, intailles qu’on eût crues gravées par André Chénier ; Le Cor, la ballade de Roncevaux, où se trouvent de ces vers jaillis comme l’eau, d’une source, et quoi que deviennent les littératures décadentes qui se tordent dans leur convulsive agonie, éternellement limpides, jaillissants et frais :

Oh ! que le son du cor est triste au fond du bois !

Mais, il faut le dire, dans ces divers poèmes, M. de Vigny ne fut ni plus brillant ou plus profond d’inspiration, ni plus savant ou plus inattendu de forme que les illustres Renaissants de 1830. Quand à cette époque le grand mouvement romantique se produisit, M. de Vigny fut au premier rang du bataillon sacré, mais il ressembla à ces généraux de l’ancien régime qui servaient comme simples soldats dans l’armée de Condé avec leurs épaulettes de généraux. Et de fait, avant l’avènement des nouvelles idées et des formes nouvelles d’alors, il avait, lui — et depuis dix ans ! — toute la perfection et toute la rondeur d’un génie, qui se soutint dans l’outre-mer de son ciel, mais dont l’orbe pur s’échancra… Nulle part, en Europe, ni en Angleterre, où ils avaient Coleridge, ni en Allemagne, où ils avaient eu Klopstock, le peintre aussi de la Pitié chrétienne, il n’y avait un poète de ce rayon de lune sur le gazon bleuâtre, un poète de la tristesse et la chaste langueur du poète d’Eloa. M. de Vigny avait résolu le problème éternel manqué par tous les poètes, d’être pur et de ne pas être froid. On avait chaud sous sa toison d’hermine. Les larmes aussi sont blanches et elles brûlent, et quand elles coulent sur des joues fraîches, elles s’irisent de leur fraîcheur. Voilà la poésie de M. de Vigny. À elle seule elle fut tout le printemps du Romantisme, la tombée de fleurs d’amandier qu’il emporta ! Les questions débattues arrachèrent la Muse à son empyrée. M. de Vigny devint prosateur, presque polémiste. Jean Racine traduisit Shakespeare. Il eut une autre gloire… mais il y a plus beau peut-être que notre puissance littéraire, c’est la pureté immaculée de notre première originalité.

M. Th. Gautier
Émaux et Camées §

I §

M. Théophile Gautier vient de republier ses Émaux et Camées dans une édition qui est elle-même un camée pour le fini et la correction du détail. M. Théophile Gautier est un poète reconnu maintenant par toutes les opinions, un poète incontestable et incontesté de ceux-là mêmes qui n’aiment ni son inspiration, ni sa manière. Or, nous avouerons sans embarras que jusqu’à ce volume d’Émaux et Camées, nous étions parmi ces derniers. Soit que l’on blamât, en effet, ou que l’on regrettât le fond ou la forme de la poésie de M. Gautier, de ce poète de la matière rutilante ou ténébreuse, personne ne songeait depuis longtemps à nier l’étrange force de talent qui éclate ou se concentre dans ses vers. C’est là un fait. Il y a là poésie.

Sympathique ou antipathique, le talent de l’auteur de La Comédie de la mort est passé à l’état de fait que tout le monde voit, une dure et brillante chose, plus brillante et plus dure encore que des émaux et des camées. Étendue et affermie par vingt-cinq ans de publicité qui émietteront toujours un homme, quand il ne sera pas réellement solide, la réputation de M. Gautier (il faut bien en convenir) tourne actuellement à la gloire, et on ne touche point à cette reine. Est-ce par respect ? Je n’en sais rien. Mais ce serait maladresse. Frapper sur une gloire, c’est la faire retentir !

Et d’autant que celle-ci est vraiment méritée. Nous le disons, nous qui sommes si loin par nos doctrines de toutes les tendances de M. Gautier. Sa gloire littéraire est très-légitime et c’est sa légitimité que nous voulons montrer aujourd’hui. Il l’a mieux qu’obtenue, il l’a conquise. Il l’a gagnée à la sueur du front et de la lime, car M. Théophile Gautier est le plus puissant limeur de cette littérature volontaire qui croit trop, mais enfin qui croit que l’effort humain l’emporte, en fait de poésie, sur la divine spontanéité. Dans ce volume d’Émaux et Camées, le poète, systématique au fond, a donné sa poétique avec le prestige de sa poésie, habile homme jusque-là !

Oui, l’œuvre sort plus belle
D’une forme au travail
              Rebelle ;
Vers, marbre, onyx, émail !

Et quoique cette poétique ne soit pas la nôtre, quoique nous ne puissions jamais admettre que la poésie existe en raison directe de sa difficulté, cependant cette poétique a donné en M. Gautier un tel phénomène d’expression et de style, que la gloire littéraire, ce talent du talent, n’est certes pas trop pour le payer. Doué de facultés poétiques très-fortes, M. Gautier a toujours été, depuis vingt-cinq ans, en progrès sur lui-même, et ce que la Critique doit voir dans l’appréciation des œuvres d’un homme et surtout d’un poète, c’est bien moins le point de départ que le progrès. Il y a plus : le point de départ serait complètement faux et même absurde, qu’il faudrait tenir compte du progrès… Romantique de la première heure, ardent, échevelé, révolutionnaire comme on l’était dans le temps où il débuta, M. Gautier, sans rien changer à ses conceptions esthétiques, s’est toujours élevé plus haut dans l’aire de son talent et de son vol pendant que tant d’autres sont si tristement descendus.

À mesure qu’il a vécu et travaillé (et j’emploie ce mot à dessein) il s’est dégagé de ses écumes et de ses scories. Il s’est filtré, et quoiqu’on soit un peu étonné de ce mot-là quand il s’agit de M. Gautier, il s’est purifié, mais seulement encore à la manière d’un liquide ou bien d’un cristal. Parti non le premier, ni même le second des Coureurs Olympiques du temps, il est arrivé aujourd’hui, montrant plus que ce maigre volume de poésies qui a suivi au bout de tant d’années les Contes d’Espagne et d’Italie (cette éblouissante promesse d’une jeunesse, trahie par la virilité), et n’ayant jamais eu dans sa vie de Contemplations ! Romancier, critique, écrivain de théâtre, il a éparpillé quelquefois magnifiquement un talent poétique, fait essentiellement pour le vers, ce despote heureux de sa pensée ; puis, dans un effort suprême, lui, le poète de l’effort, il s’est ramassé en un volume, d’une condensation souveraine, qui résume son genre de talent avec une incroyable énergie, mais qui n’en est pas peut-être l’expression dernière et l’infranchissable limite. Qui sait ? Du buste ou du camée dont il est fou :

Tout passe, — l’art robuste
Seul a l’éternité !
         Le buste
Survit à la cité,

du buste ou du camée, dans lesquels ce grand condensateur résorbe violemment un génie fait pour les plus robustes et les plus vastes dilatations, M. Théophile Gautier va peut-être se répandre un jour en œuvres plus aérées et plus larges, et la raison de ce doute, semblable à un espoir, le croira-t-on ? c’est dans ce livre d’Émaux et Camées que nous allons la trouver !

II §

Ce livre, en effet, est la marque vivante de ce progrès que je signalais tout à l’heure dans le talent poétique de M. Gautier. Ce progrès, évident à toute Critique attentive et profonde, ne consiste pas seulement dans cette ciselure de l’expression qui frappe facilement tous les yeux, même les faibles, et qui a introduit dans toutes les appréciations de la Critique contemporaine cette idée commune, qui a l’ubiquité des idées communes : M. Gautier est un fin ciseleur. Il est encore, ce progrès qui peut augmenter, dans l’inspiration même du poète. Jusqu’ici M. Théophile Gautier était le poète de la matière, somptueux ou dégoûtant comme elle, la prenant toute dans le terrible contraste de ses phénomènes, n’ayant pas plus d’horreur que le chimiste qui ne voit, lui, que des compositions ou des décompositions de gaz où nos sens voient des choses qui les font cabrer, indiffèrent enfant de la terre, comme dit Shakespeare, à tout ce qui n’est pas le rendu plastique de l’objet matériel, quel qu’il soit.

Dans La Comédie de la mort, rappelez-vous des détails à faire pâlir la peinture elle-même ! Mais ici, dans Émaux et Camées, quoique le titre du livre indique, avec une précision coupante, la préoccupation matérielle de cette imagination objective, le poète n’est déjà plus matérialiste au même degré. Le poète du matérialisme adoré, étreint, possédé, est devenu le poète du panthéisme qui, philosophiquement, n’est que du matérialisme déguisé, — on le sait de reste, — mais qui, poétiquement, n’en est plus. Certainement le poète, dans cette transformation, n’est pas spirituel comme on pourrait le désirer, mais il est plus diaphane, et sa poésie, je ne parle pas seulement de ses vers, l’intimité de sa poésie y gagne un degré supérieur de transparence et de lumière.

Jamais le Panthéisme, qui a eu des philosophes comme Schilling, n’a eu de poètes comme M. Gautier, dans les plus belles pièces d’Émaux et Camées. C’est qu’indépendamment d’une expression herculéenne d’étreinte, quand il s’agit d’appréhender et de serrer les contours du monde extérieur, M. Gautier est un esprit hardi, absolu, qui ne se donne pas à moitié. Il a la vaillance ! Il n’est pas, lui, un panthéiste d’entre la chèvre et le chou, d’entre les chênes qu’on fait parler comme un idolâtre, et les crucifix devant lesquels on s’agenouille comme un chrétien3… Non pas ! c’est un panthéiste à pleines bordées ; panthéiste aujourd’hui comme il était matérialiste hier. Prenez son recueil : il commence par cette ode qu’il appelle un madrigal panthéiste (jour de Dieu ! quel madrigal !), et qu’il intitule Les Affinités secrètes, et voyez si, dès ces magnifiques premières pages, il n’a pas épousé le Panthéisme mieux que le Doge n’épousait la mer, car le Doge n’y jetait que son anneau, tandis que le poète d’Émaux et Camées, en épousant le Panthéisme, s’y jette tout entier !

Eh bien ! selon nous, voilà un progrès, — relatif, il est vrai, — mais un progrès, pourtant, dont il faut tenir compte, car c’est un élargissement dans l’idée et dans la manière de l’auteur, la manière, cette cire dont l’idée est le sceau ! L’aile de la Muse de M. Gautier, cette Muse de la réalité terrestre, entourée, comme la Mélancolie d’Albert Durer, d’objets, affreux ou immondes, a grandi de plus d’un empan et s’est ouverte dans Émaux et Camées. Grandira-t-elle ainsi toujours ? Nous l’ignorons, seulement elle s’est développée dans ce livre où le poète n’avait pour but, croyait-il, que de se resserrer, que de se tasser dans un petit espace, et où l’idée panthéistique lui a imposé un horizon qui n’est pas l’Infini encore, — cette sphère où toute grande poésie doit franchement monter, — mais qui pourtant parle déjà d’Infini à la pensée, comme la jonction lointaine de la terre et du ciel, qui est une limite aussi, nous en parle silencieusement, le soir. Or ce progrès n’est pas le seul dans le livre de M. Gautier. Il en est d’autres, mais c’est le premier. Voici le second !

III §

Nous avons dit que M. Théophile Gautier représentait glorieusement l’école volontaire de la poésie travailleuse et, qu’on nous permette le mot, rageuse au travail, qui pose assez insolemment pour soi-même et pour le génie, que la Poésie est le résultat d’une poétique, la langue touchée, de telle ou telle façon, comme un piano, et qui croit simplifier et réaliser tout par des règles. M. Gautier, en veine de paradoxe (mais forcer sa pensée, ce n’est par la trahir !), a prétendu parfois qu’il pouvait faire un poète comme Brard et Saint-Omer font des calligraphes ! Il ne l’a cependant pas fait, ce poète-là, et nous le demandons et l’attendons toujours. Mais nous admettons cette forme vive pour ce qu’elle veut dire, et elle veut dire qu’on trouve l’expression quand on la cherche, l’expression, ce don gratuit de Dieu, et quand on ne l’a pas, de nature, qu’on peut très bien, ma foi ! se la créer !

La conséquence d’une telle théorie, c’est de mettre la combinaison, le machiavélisme, la rouerie de l’effet, à la place du mouvement, de la passion, de l’impétuosité, de l’abandon naïf et facile, et en effet, M. Gautier méprise tout cela. C’est un fils de Goethe. Il se soucie peu de Byron, par exemple, qui est un poète passionné. On montrait dernièrement à M. Gautier les vers d’un poète… norvégien, très peu connu à Paris, et on avait la bonté de les vanter. Il les lut, « et tout ce que j’en puis dire de pis, fit-il avec sa sérénité meurtrière, c’est qu’ils sont éloquents ! » Il a la haine des vers éloquents ! Eh bien ! cette déplorable conception poétique faite pour figer tout talent vivant, mobile et chaud, et le tuer par le froid qui tue des armées, cette déplorable conception, à laquelle avait échappé par miracle le talent de M. Gautier, il ne l’a jamais mieux oubliée que dans ce livre d’Émaux et Camées, dont la prétention, — ne l’oublions pas, nous, — est la cristallisation des pierres précieuses, à la manière des glaçons.

Précisément dans Émaux et Camées, il y a un grand nombre de vers qui ont cet affreux défaut d’être éloquents, et ce sont les plus beaux que M. Gautier ait jamais écrits ! Ce distillateur attentif, cet extracteur patient d’essence poétique, voilà que le mouvement lyrique l’emporte ! (voir Le Poëme de la femme). Ce disciple de Goethe, l’archaïque, voilà qu’il devient byronien ! (voir Tristesse en mer). C’est un poète passionné qui éclôt dans le poète, indifférent à tout, excepté au relief et à la couleur, phénix né d’un autre phénix, et le voilà, lui aussi, avec sa mélancolie, — comme Lamartine ou de Musset. Ses Émaux et Camées, tous ces bijoux qui devaient défier, dans leur tranquillité sévère, l’imagination microscopique qui les admire, ont parfois la vibration fougueuse de disques lancés, et sont teints de sang comme des flèches.

Oui, le sang du cœur du poète, qui voulait nous faire croire qu’il n’en avait pas, tache à plus d’un endroit les lignes correctes et impassibles de ses Camées. Il y a enfin une âme ici, une âme ingénue et émue dans cet homme voué, disait-il, au procédé ! Il a beau écrire Diamant du cœur, pour dire une larme et vouloir pétrifier tous ses pleurs pour en faire jaillir un rayon plus vif, dans son amour de l’étincelle, l’émotion est plus forte que sa volonté. Son titre est vaincu par son livre ! Ce titre ne dit pas la moitié du livre qu’il nomme. Il en dit le côté étincelant et sec. Il n’en dit pas le côté noyé, voilé et tendre. Les émaux ne se dissolvent pas. Le livre de M. Gautier devrait s’appeler plutôt : Perles fondues, car presque toutes ces perles de poésies, que l’esprit boit avec des voluptés de Cléopâtre, se fondent en larmes aux dernières strophes de chacune d’elles, et c’est là un charme, — un charme encore meilleur que leur beauté !

IV §

Telles sont les deux grandes et transfigurantes modifications du talent de M. Gautier, qui passe aujourd’hui de la densité colorée à la densité lumineuse, et dont l’âme finit par se dégager de cette gaine splendide et plastique dans laquelle il l’avait enfermée et qui pouvait un jour l’étouffer. Quant aux autres progrès que le livre d’Émaux et Camées nous atteste, ils sont moins faits pour étonner parce qu’ils sont dans le sens et dans la donnée des facultés connues du poète et de ses puissances. Vous y rencontrez dans une mesure qui ne peut plus s’étendre les qualités dont la Critique superficielle a fait des lieux communs, quand elle parle de M. Gautier. Vous y revoyez particulièrement le fini d’expression auquel devait nécessairement atteindre un écrivain qui travaille la langue avec la lampe de l’émailleur, et qui, tout matérialiste qu’il pût être, rentrait, par la perfection même de sa forme, dans cette sphère de l’Infini, auquel il ne croit pas et qu’on retrouverait dans ses vers encore, — ne fût-il pas panthéiste comme il l’est devenu, — par la raison unique et suffisante qu’ils sont de beaux vers !

Ils sont, en effet, comme expression, d’une sécurité de beauté réussie qui est le comble de l’art, et on n’a jamais mieux senti, qu’en les lisant, ces vers incomparables même aux autres vers de M. Gautier, que la faculté de l’expression, arrivée à ce degré fulgurant de supériorité, crée la poésie et la créerait encore, quel que fût le système d’idées dans lequel se plaçât le poète, — fût-ce même dans le plus abaissé de tous !

Et ceci, qu’on nous comprenne bien, nous ne le disons point contre l’auteur d’Émaux et Camées dont nous venons, au contraire, de signaler les modifications heureuses en souhaitant qu’elles continuent. Fils de Goethe, ainsi que nous l’avons exposé, M. Gautier a tout ensemble de Henri Heine et d’Alfred de Musset, car nos contemporains sont toujours un peu nos consanguins, mais il est l’essence la plus profonde, l’arôme le plus subtil de tous les deux. Il a concentré leurs deux manières allemande, espagnole et fantasque, dans une troisième qui est la sienne et qui les efface et les fait paraître… passées, comme l’hortensia devant un rose vif. En vertu de ses consanguinités d’imagination, le poète d’Émaux et Camées chante l’Amour, ce sujet de poésie éternelle, sur lequel il n’y a pas de cant à faire, et jusqu’ici non plus il ne l’avait jamais chanté d’un accent si vrai et, disons-le, si pur. Or toutes les puretés sont sœurs les unes des autres et se tiennent, comme les Heures du Guide, devant le char de l’Aurore. La pureté de l’expression, qui est une partie de la Beauté poétique, touche par un point à la Beauté morale, et c’est cette pureté de l’expression qui est surtout celle de M. Gautier dans ses vers. Quelques-uns peuvent se ressentir de l’ancienne inspiration, trop ardemment matérielle, du poète, et, comme cette merveilleuse pièce du Contralto, effrayante de difficulté, avoir un risqué terrible et faire baisser les yeux à la Rêverie troublée, mais ce ne sera qu’un frisson qui passe. Elle les relèvera bientôt, rassurée par l’idéalité de l’expression, qui est aussi, à sa manière, une chasteté !

Brizeux
Œuvres Complètes §

I §

M. Brizeux vient de mourir. Si le style est l’homme, comme l’a dit Buffon, il a dû mourir de la poitrine. M. Brizeux (tout le monde le sait) est un Breton qui a bretonne le plus qu’il a pu en français, et, selon nous, pas assez encore. Il est mort… serait-ce de nostalgie ? loin de sa province, à l’autre extrémité de la France, loin de ces landes que, dans son meilleur temps, il avait chantées ; et grâce à la libéralité du gouvernement de l’Empereur, il a pu être rapporté dans le pays qui l’a vu naître, et qui n’a pas seulement été sa patrie, mais qui a été son talent.

Nous n’avons, certes ! qu’à applaudir à cette faveur d’une tombe dans la patrie, faite à un poète qui fut national et qui était assez pauvre pour rester exilé, après sa vie, à la place où il était mort… Avec la grâce franche, qui décore le don même qu’elle fait, le Ministre de l’instruction publique, qui est le Ministre des Lettres, a regretté de ne pas avoir à offrir à la famille de Brizeux une somme plus forte que celle qu’il a déposée sur son cercueil. Mais, pour ceux qui aiment en tout les harmonies, un don plus grand aurait peut-être moins convenu. Il eût été moins en rapport avec la modestie du poète et la chasteté de son talent. Les poètes qui, comme Brizeux, n’ont eu jamais que le touchant mobilier de Sterne, — une jatte de lait, une chemise blanche, et une conscience pure, — n’ont pas besoin d’un mausolée. Une obole suffit pour leur tombeau.

Et d’ailleurs ici, c’est obole pour obole. Dieu lui-même, en fait de talent, n’a pas donné plus à Brizeux.

Il n’avait que cela. Mais avec cela on gagne le ciel, et la Gloire elle-même peut s’acheter à ce prix : pourquoi Brizeux n’aurait-il pas eu sa gloire ?… Hélas ! il ne le voulut pas ! L’homme a la faculté superbe d’être prodigue, même avec rien, et Brizeux a été l’Enfant prodigue de son obole : il l’a coupée en quatre, dispersée, jetée à tous les vents ! Tout le temps qu’il garda pieusement ce pauvre don de Dieu, qui devait être son unique richesse, ce fut pour lui ce denier qui est tant compté dans l’Évangile, et qui s’y appelle le denier de la veuve et de l’orphelin. Mais quand il voulut échanger l’humble et loyale monnaie contre le faux or littéraire de son temps, ce qu’il tint du siècle ne remplaça pas ce qu’il lui donna. « Le monde ne nous rend rien pour une seule des joies qu’il nous ôte », a dit lord Byron avec son inexprimable mélancolie. Il ne nous rend rien non plus pour nos mérites, quand une fois il nous les a pris.

II §

Tel fut l’enseignement de sa vie et le triste destin de Brizeux. Né avec un talent de poète, d’une délicatesse presque fragile, — mais la perle, dit-on, est malade, — Brizeux, dont le nom seul exprime tout ce qu’il fut, est mort comme poète, non pas hier, — il y a quelques jours, — comme les journaux l’ont annoncé, mais il y a déjà longtemps. La Critique le savait bien, elle ; mais elle s’en taisait. Elle n’est pas toujours impitoyable. La Critique, qui dit, comme la Médecine, au perçant regard : « Cet homme que vous voyez là, et qui va encore, il est mort ! » la Critique ne voulait pas se croire elle-même, quand elle le pensait. Elle avait aimé cet enfant, qui a vieilli sans devenir un homme ; et la pureté dans la faiblesse, cette chose si rare dans des temps d’inspiration grossière, l’empêchait de dire qu’il n’était plus ! Cependant elle aurait pu noter le jour et presque l’heure de cette mort prématurée. Le Piferario des landes de Bretagne, puni pour les avoir quittées, le joueur de biniou, à l’haleine suave, avait expiré au dernier vers de ce poème de Marie, qui a commencé sa renommée et qui l’a finie en même temps, — blanche aube qui ne devait pas devenir une aurore !

Vous le rappelez-vous, ce poème de Marie ? Il parut à temps, et ce fut là aussi son succès, encore plus que le talent qu’il promettait. Il vint en effet à l’heure fatigante et embrasée des artificielles splendeurs de la poésie romantique. Nous n’en pouvions plus. Nous avions besoin d’un verre d’eau fraîche. On en avait assez, pour le moment, des flamboyants panoramas de l’Orient par M. Hugo, des riches mollesses de M. de Vigny, et de l’énergie, — à tout prix, hélas ! — de M. Barbier. Voilà que tout à coup quelque chose s’en vint de Bretagne, un chant, — simple, avant tout, agreste et triste aussi ; car la poésie moderne, même celle qui vit aux champs et qui les aime, est vouée à d’indicibles et fatales tristesses. La Sérénité, cette idéale qualité de la pensée forte, n’appartient ni aux âmes de ces temps troublés ni à leurs orageuses littératures.

C’était jeune, cette voix, c’était presque enfantin, et ce n’était pas de Musset, pourtant ; de Musset, toute la jeunesse d’alors à lui seul ; de Musset, qui régnait sur les imaginations contemporaines, dont il avait fait autant de caméléons qui lui reflétaient son génie !

Eh bien, si peu poète qu’on pût être, c’était beaucoup, à cette époque, que de n’être pas de Musset. Incertaine encore dans sa forme, souple comme certaines femmes, plus parce qu’elle était mince que parce qu’elle était nerveuse, tremblante sur son vers comme l’épi sur sa tige, la poésie de Brizeux était faible autant d’inspiration que de structure. C’était la plainte interrompue, reprise et répétée, d’un homme au premier amour de sa vie, et qui n’avait pas su se faire aimer. Byron aussi avait, un jour, et à l’âge de Brizeux, manqué de la force qui se fait aimer. Mais Byron, comme les poètes absolument grands, avait les toutes-puissantes qualités de la Nature immortelle qui se purifie de ses propres orages, et fait venir ses plus belles moissons dans du sang. Lord Byron s’était consolé de sa Marie Chaworth, en écrivant cette poésie qui s’appelle le Rêve. Brizeux ne se consola pas en écrivant la sienne. Il n’avait pas ce qui console de tout les grands poètes : l’égoïsme de leur génie. Si pour Byron la première douleur de l’existence ne fut bientôt que ce rêve inouï qu’il a si divinement chanté ; pour Brizeux, le rêve lui-même était la vie, et quand, éphémère comme tous nos songes, le rêve douloureux s’en alla, la vie qu’il était, la vie poétique de l’auteur de Marie, s’en fut avec lui !

III §

Cependant il restait encore la Bretagne. À l’amant délaissé de Marie, il restait ce qui vaut mieux à aimer qu’une femme ; — son pays. Certes, Brizeux a aimé le sien. Qui en doute ? Il était de cette terre qu’il a lui-même caractérisée :

La terre de granit, recouverte de chênes !

et où tout est solide et profond, jusqu’à l’amour qu’on a pour elle. Marie, sa Marie, sa douce dédaigneuse, il ne l’a peut-être autant aimée que parce qu’elle lui réfléchissait et lui symbolisait la Bretagne ; parce qu’il pouvait les appeler toutes deux dans celui de ses vers qui a le plus de cette inexprimable chose qu’on nomme le charme, faute d’y rien comprendre :

Cette grappe du Scorff, cette fleur de blé noir !

Mais cet amour de la Bretagne, qui a donné un goût de terroir à ses meilleurs vers, ne fut point en lui la passion qui, à force d’intensité, monte quelquefois jusqu’au génie. Nous l’avons dit au commencement de ce chapitre, malgré l’amour vrai de son pays, dont il eut encore plus pourtant la coquetterie que l’amour, Brizeux, le Breton, n’a pas été assez Breton. Il ne l’a pas été, par exemple, comme Burns a été Écossais. Burns, lui, s’est contenté d’être un Écossais à trente-six carats, comme le diamant, et il eût fièrement dédaigné d’être autre chose ! Ce rude et joyeux jaugeur, au bonnet bleu et à la branche de houx, ce chanteur de chansons, le soir, dans les granges, ce joueur de violon et de cornemuse — qui ne l’est pas qu’en vers — et qui faisait réellement danser dans leurs sabots les meunières et les batelières de l’Écosse, a toujours vécu sur le cœur de son pays, et il y a trouvé sa force et sa gloire. Une seule fois, je crois, il l’a quitté pour aller à Londres, mais ce ne fut pas long ! Il revint bientôt à son cher pays, comme l’enfant qui saigne revient à sa mère.

Brizeux ne fut jamais Breton avec cette franchise, cette impétuosité, cette rondeur et cette obstination… écossaise ! Il n’avait pas ce bonheur d’être un paysan, — un vrai paysan, — dans un poète. La civilisation, cette Dalila de toutes manières, lui avait coupé les cheveux, à ce Celte qui, d’ailleurs, n’avait jamais été Samson. Il était un lettré. Il vint à Paris, Paris lui passa la main sur la tête, lissa les derniers grains de son granit et lui donna le poli qu’il aime. On le vit, le Lakiste énervé du Léta, rimer des Ternaires pour la Revue des Deux-Mondes, et chanter les nombres de Pythagore, comme un élève de l’École Normale, en récréation et en gaieté !

IV §

Ainsi le lettré, le bel esprit, l’homme d’école et d’imitation remplaça ce qu’il y avait de timidement poète, — mais de poète après tout, — dans le rougissant auteur de Marie, et le Breton se naturalisa Parisien. C’est ce que certains critiques appelleront peut-être, dans la langue devenue officielle qu’on jargonne aujourd’hui, la seconde époque de Brizeux : mais pour nous, hélas ! c’est la plus triste, la plus lamentable manière de se survivre à soi-même ! Encore une fois, à dater de là, Brizeux a cessé d’exister. Transporté loin de son buisson, dont il est l’étoile, est-ce que le ver luisant ne s’éteint pas ?… Le poète bucolique de Marie, devenant le poète lyrique de La Fleur d’or, de cette fleur qui veut être encore le genêt des landes abandonnées, mais qui ne l’est plus, Brizeux perdit le naturel de sa manière, et en le perdant il perdit tout, car il n’avait que cela.

Désormais, au lieu de ces poëmes flottants, rattachés les uns aux autres sous l’agrafe d’un même nom et d’une même pensée, paysages bretons, peints à la sépia, un peu tremblés par la main du peintre, mais qui nous pénètrent pourtant de leur touchante couleur brune, Brizeux publiera des vers ouvragés et creux, sous des titres tout à la fois ambitieux et vulgaires. Il écrira des hymnes à la Liberté, à l’Esprit, à Florence. Lui, ce garçonnet d’hier, et toujours garçonnet, quoi qu’il fasse, qui s’en allait le long des haies, écorçant son bout de sureau, se mettra comme les graveurs d’à présent, à faire des camées. Le frêle pâtre, qui n’avait qu’une haleine d’enfant à insinuer dans un chalumeau, voudra jouter avec le plus robuste poumon qui ait jamais soufflé dans un rythme vide. Il imitera M. Victor Hugo : écoutez-le :

             Pôle effrayant de la pensée,
Qui pourrait, sans vertige, atteindre à ta hauteur ?
             L’âme humaine, aisément lassée,
Fuit tes sommets de glace et l’ardent équateur !

V §

Ce qu’il faut fuir, c’est une pareille poésie. Brizeux, tué par elle, n’était pas si bien mort qu’il n’eût conscience parfois des dévorants amphigouris dont il était victime. Il a voulu expliquer, dans une préface, l’idée que n’expriment pas ces divers morceaux, réunis sous ce titre, qui n’est intelligible que s’il est menteur : « La Fleur d’or ». La Fleur d’or signifie, le croira-t-on jamais ? un voyage des bourgs de Bretagne aux villes d’Italie ; « double voyage idéal et réel », dit le Breton, devenu Revue des Deux Mondes. « Heureux, ajoute-t-il, qui s’en tient aux seules émotions de l’âme, aux habitudes du foyer, aux simples soirs du pays natal… mais combien pourraient dans la vie et dans l’art négliger la science et impunément se passer d’elle ? » Et voilà pourquoi il est parti ! Voilà pourquoi ce Breton, qui n’était pas assez Breton pour être le Burns de sa Bretagne, a laissé derrière lui, dans ce pays qu’il n’aurait jamais dû quitter, la seule poésie qui se fût donnée à sa faiblesse ?… Que pouvaient et la Science et l’Art et même l’Italie pour la pauvre Muse de Brizeux ? Les filles de Bretagne s’attachent aux algues des rochers pour mieux se noyer sur leurs grèves, a dit Chateaubriand !

Il en fut donc fait ! Seulement, comme ceux-là qui regrettent le mal accompli, lorsqu’il est irréparable, Brizeux, à qui l’Italie ne donna pas de facultés nouvelles, voulut revenir une dernière fois aux inspirations premières de sa jeunesse, et le poème de Primel et Nola marqua cette volonté du retour. Il était trop tard. On ne ressuscite pas la Muse. Ce n’est pas impunément qu’un poète, fait pour rester sédentaire, est devenu nomade. Il y perd l’accent du pays. Cependant, il faut être juste, Primel et Nola et les dernières pièces de ce volume que Brizeux laisse à la Postérité, qui ne les prendra pas, je le crains bien, sont au-dessus, sans être très-haut, des pièces insupportablement affectées, métaphysiques, panthéistiques, et à contresens de toute manière sincère, qui composent le livre de La Fleur d’or. On y retrouve au moins l’observation du détail simple, ingénu, domestique, et cette couleur locale, déjà vue et goûtée dans Marie, mais que dans Marie elle-même on voudrait plus profonde ; car nous sommes en Bretagne, et la Bretagne est un pays de clair-obscur. Dans des poésies du genre de celles de Brizeux, précisément, la couleur locale devrait avoir un profond, un bistré, un ton d’or noir, qui eût rappelé l’intérieur enfumé de ces fermes et de ces cabanes, qu’il n’aurait jamais dû quitter, et à la porte desquelles il aurait pu un jour trouver la gloire que Burns y trouva, l’heureux homme ! sans tant se mettre en peine de la chercher !

VI §

Mais, encore une fois, c’était Burns ! et Brizeux n’est pas même Wordsworth. Wordsworth qui, moins local que Brizeux, a peint comme lui des paysans, des colporteurs, des charretiers, des mendiants, des fileuses, des femmes qui vont au lavoir, tous ces êtres de réalité naturelle, pittoresque et charmante, plus près que nous de la poésie des choses, Wordsworth a des manières de les regarder très-nouvelles, et nous nous permettrons de dire : très-inventées, car on invente pour arriver au vrai. On invente le chemin qui y conduit. Pointillé à nous impatienter les yeux, l’auteur du Vieux Pauvre du Cumberland, de Lucy Gray, de l’Enfant aveugle, ose des recherches d’originalité, souvent heureuses, et au milieu des infiniment petits du détail, il sait ouvrir de l’horizon. Il en met derrière les brins d’herbe qu’il compte trop ! Brizeux n’a point ces qualités. Il est infécond et circonscrit. Ses meilleures pièces ont dix vers, et les deux derniers sont toujours le dernier soupir de l’homme qui expire… Il ne sait pas jouer des airs longs. André Chénier souvent aussi n’a que dix vers, qui sont toute son haleine ; mais de quelle flûte ce peu d’air enchanté sort ! Brizeux n’a pas la flûte de cristal d’André Chénier ; il n’a qu’un biniou ; mais qu’importe l’humilité de l’instrument, quand celui qui joue est un maître ! qu’importe la langue que l’on parle, quand on sait vraiment la parler ? Le Génie en patois est encore du génie, et parce qu’il n’a pas le soutien d’un idiome riche, harmonieux, complet, comme la grandeur dans l’indigence, il n’en est, — à nos yeux du moins, — que plus beau !

Mais voilà ce que Brizeux le lettré ne comprit pas et ne pouvait pas comprendre. Il n’était pas assez poète pour se passer d’une langue toute faite, et celle qu’il a parlée purement, mais mollement en ces vers, est toute chargée des influences du temps et de l’heure où il les écrivit ! Sa langue, à ce Breton, est, en définitive, la langue de tout le monde, — de tout le monde des poètes du xixe siècle et sans exception ! C’est celle que parlent, en échos, tous les écolâtres qui s’amusent à ce jeu de raquette des vers ! C’est cette cliquette que nous entendons, à chaque nouveau recueil de poésies, depuis Lamartine ou Chénier.

Pas une seule fois, dans ces trois livres de vers, pas une seule fois, un mot, un tour, — une étrangeté, — une incorrection qui sente le dialecte et les âpres habitudes de sa province n’est venu se mêler à la langue de ce poète par trop francisé à la fin, de ce chantre des mœurs bretonnes, sans courage quand il s’agit de risquer à propos un mot patois !

VII §

Nous l’avouerons, c’est ce qui nous a le plus frappé, le plus choqué en relisant dernièrement Brizeux. Oui, en vérité, c’est cette imperturbable éducation d’université, c’est cette culture d’Académie, qui ne se dérange pas une seule fois, qui n’entre pas une seule fois dans le tour de langage populaire et qui en craint le barbarisme, quand le Génie, lui, n’en aurait pas peur ! Oui, c’est cela qui nous fait répéter ici que ce Breton n’est qu’un Breton qui s’est traduit… ou trahi lui-même, et qui n’a pas assez bretonné.

Ah ! c’est toujours la même histoire. Quand les réputations ne sont pas des impostures, elles ne sont que des à-peu-près ! Brizeux, le Breton Brizeux, passe pour national, et il l’est, jusqu’à un certain degré, sans nul doute ; mais il ne l’est pas comme il devrait l’être ! et qui l’eût cru ? c’est au Breton que la Critique s’adresse aujourd’hui pour lui demander compte du poète, pour lui reprocher de ne pas l’avoir fait plus fort et plus grand. Plus Breton, en effet, il eût été poète. La Nationalité l’aurait pris et porté plus haut dans ses bras puissants, mais il ne fallait pas hésiter avec le génie de sa race, puisque l’autre génie, il ne l’avait pas. Il fallait être hardiment Breton. Il fallait rester en Bretagne, et puisqu’il était faible, appuyer sa faiblesse aux dolmens de ce pays, qui sont solides, qui ne bougent pas, et que l’homme ne peut emporter. Il fallait s’attacher à ce sol, rester dans la poussière de ce sol, et ne pas croire qu’en passant une fleur de genêt à sa boutonnière, comme les Athéniens mettaient une cigale d’or dans leur cheveux, pour dire qu’ils étaient autochtones, on était assez Breton comme cela ! Breton bretonnant, Breton et demi. Breton en français, autant qu’on peut l’être, voilà ce qu’aurait dû être Brizeux ! La Nationalité, dans ces proportions-là, lui aurait créé un génie, et il en aurait eu un ; elle l’aurait décuplé, croyez-le bien ! Ah ! quand les inspirations de la poésie personnelle s’abaissent et tarissent chaque jour de plus en plus, il ne nous reste bientôt plus pour être poète que la patrie ! Et le meilleur conseil à donner à tous ceux qui ont du talent et même à ceux qui ont du génie, c’est de le mêler à la sainte poussière du pays, c’est de le faire rentrer, ce génie, dans cette terre sacrée, afin qu’un jour il en ressorte, fils du sol, beau comme le coursier de Neptune !

VIII §

Depuis sa mort, les amis de Brizeux ont publié ses Œuvres complètes. Dans leur zèle d’amitié (n’ayez jamais de zèle !) et leur voracité de gloire pour cet Impassible du tombeau, ils ont fait deux volumes épais de ces choses légères. Ils ont pris tout le portefeuille. Ils l’auraient volontiers raclé… Ils ont versé de ce cidre breton par-dessus les bords. Je ne suis pas Breton, mais je n’en suis pas moins du pays des buveurs de cidre, comme Brizeux. Or, dans mon pays, tout à côté du sien, quand le cidre, notre hydromel de paysans, a été coupé avec de l’eau et qu’il n’a plus sa franchise et sa vaillance première ; quand son ambre pâli ne pétille plus, on ne l’appelle pas encore « du petit baire », ce dernier des noms et cette dernière des nuances, mais on dit : « c’est du mitoyen. » Eh bien ! c’est du cidre breton, mais du mitoyen, que je trouve dans le verre de Brizeux. Il a été coupé avec de l’eau de Seine, — et précisément avec celle-là qui passe sous le pont des Arts — et bien en face de l’Institut !

Je l’ai dit plus haut. Mais ce qu’on croit la vérité ne change pas, et c’est pour cela qu’il ne faut pas craindre de la répéter. Brizeux, que les gens de Paris ont cru exclusivement Breton, parce qu’ils ne l’étaient pas, et que les Bretons ont aimé, parce qu’il n’était pas devenu tout à fait Parisien à Paris, Brizeux, qui avait le bonheur d’avoir une langue complète et magnifique, dans laquelle il eût pu être Breton tout à son aise et chanter la Bretagne, et qui a mieux aimé nous la dire, la Bretagne, en vers français, n’était pas, selon moi, assez profondément de son pays ; je ne dis pas de cœur, mais de génie. Il y a bien quelque chose de lui en kimri, — deux ou trois notes de galoubet, mais enfin dans la plupart de ses poésies il a fui son idiome natal, comme il a quitté son pays.

Quitter son pays ! Moi je crois qu’on l’emporte ! Le fameux mot de Danton est une bêtise… et une grossièreté4 ! Mais si je me trompe, si réellement on le quitte, allez ! on ne l’en aime que mieux ! Tout devient si beau quand on se retourne, — et surtout quand on ne peut revenir ! Il y a dans l’éloignement du pays des nostalgies toutes-puissantes à créer, sur la cornemuse des pâtres ou la flûte des poètes, des Ranz des vaches irrésistibles. Mais abandonner l’idiome natal, traduire soi-même sa sensation et sa pensée, c’est-à-dire laisser aux difficultés et aux différences d’une autre langue le plus pur de son génie, car tout génie est consubstantiel de la langue dans laquelle il est né, ce n’est pas là, certes ! être assez Breton, à mon sens normand, à moi qui n’ai qu’un patois et qui suis jaloux de la langue que Brizeux n’a pas assez parlée… Et savez-vous pourquoi ; car il faut bien le dire ? Pour avoir quelques lecteurs de plus !

Voilà le grand reproche à faire avant tout à ce poète, qu’on nous a trop donné pour un Breton pur-sang et immaculé, aussi pur que l’hermine de son pays. L’hermine dans Brizeux n’est pas morte, mais elle est malade. Avant toute critique de détail que l’on peut faire de sa poésie, voilà le reproche qu’on a droit d’adresser au poète, qu’il atteint et enveloppe dans l’intensité de son inspiration et l’ensemble de son talent. La Nationalité poétique de Brizeux n’est pas intense, et l’on en est d’autant plus frappé que tout le long de ses poèmes il ne cesse de s’exhaler en regrets sur le compte de cette Nationalité compromise ou perdue. Partout il pleure la vieille Bretagne et ses coutumes originales et fortes, et, tout en pleurant, ce singulier affligé, dont l’affliction la plus grande est encore l’inconséquence, abolit en lui, librement et volontairement, ces originalités savoureuses qui auraient donné à son talent la trempe vibrante et l’énergie que naturellement il n’avait pas. Il tremble que la civilisation ne passe son agréable rouleau sur la terre vierge et âpre de son pays, et il se jette tête baissée dans cette civilisation, absolument comme Gribouille se jette dans l’eau de peur de se mouiller.

Cette intéressante uniformité, qui tend à s’emparer de l’univers pour lui donner de tous les côtés le même visage, paraît à son imagination un malheur d’ennui et de platitude incomparable, et lui, lui qui appartient encore à un peuple à physionomie, il efface la sienne avec le scrupule de ces vaillants qui croient que tout ce qui est expressif ou pittoresque touche au ridicule. Enfin il pleure sur ses braies, mais il les sacrifie… bien différent de ces Écossais qui se faisaient tuer pour ne pas en porter ! Tel est Brizeux. Le portrait que MM. ses éditeurs publient à la tête de ses Œuvres doit être ressemblant, mais il trompera l’imagination de plus d’un ou de plus d’une, qui a rêvé de l’auteur de Marie. Ce n’est pas même là le Brizeux auquel on s’attendait ; Brizeux le Brisé, brisé de cœur, de voix, de rythme, de talent aussi, car son talent éclate parfois tout à coup et se brise dans une fêlure. Non ! c’est M. Auguste Brizeux, qui n’a l’air nullement Celte, avec sa redingote noire et son lorgnon jeté par-dessus. On le prendrait plutôt pour un sous-préfet que pour un poète idylliquement sauvage, — mon Dieu ! oui, un sous-préfet en tournée et qu’une conscription aurait fatigué !

IX §

Idyllique, — il l’est, en effet, et parfois avec un charme à lui ; — mais sauvage, il ne le fut jamais, même quand il voulut le plus l’être, car il a voulu l’être à un certain moment de sa vie dont nous parlerons tout à l’heure, quand il fit son poëme : Les Bretons. C’est par l’idylle et l’idylle élégiaque qu’il commença sa renommée, et malgré des efforts soutenus, comme on n’en aurait guère attendu de sa gracieuse faiblesse, et qui prouvent que l’entêtement n’est pas la force, même chez les Bretons, c’est par ce seul genre de poésie qu’il se soutiendra dans la mémoire des hommes. Combien de temps ? Je n’en sais rien. Les poésies qui ne sont que tendres, rêveuses, venues de l’âme bien plus que du génie qui a, lui, plusieurs âmes, s’évaporent vite comme certains parfums suaves. Tous les jours ne rencontrons-nous pas dans les littératures des vers ravissants, oubliés ?…

Beaucoup d’entre les vers de Brizeux ont ces qualités, la tendresse, la grâce et plus que la grâce, l’innocence. Sa poésie est une poésie blanche, mais elle l’est à la manière de ce qu’on appelle la messe blanche ; la consécration n’y est pas. Ce quelque chose, qui est le génie, qui fait qu’on n’oublie plus, et que des vers, cette chose qui passe comme les sons et les souffles, s’attachent à nos mémoires comme une tunique de Nessus, mais une tunique de Nessus voluptueuse, Brizeux ne l’a point, et quoique d’être exclusivement Breton lui eût donné, dans le talent, bien des choses qui lui manquent, ce sentimental cultivé, dont nous regrettons la culture, n’était pas, au fond, plus organisé pour avoir du génie en kimri qu’en français. Ce n’était qu’un talent d’une originalité relative.

Comparez-le à un autre idyllique-élégiaque, — André Chénier, par exemple, — et malgré tout, malgré l’inspiration sensuelle et païenne, la vieille mythologie usée, tout un monde connu et l’imitation archaïque d’André qui se fait Grec, et aussi malgré l’inspiration chrétienne au contraire, qui donne toujours un accent profond, malgré des mœurs neuves en poésie, et supérieures en morale, enfin malgré tous les détails du pays moins connu et moins classique de ce Breton qui se défait Breton, voyez si l’originalité, l’inoubliable originalité, n’est pas du côté de celui qui devrait être, à ce qu’il semble, le moins original des deux ! André Chénier ! mais Victor Hugo lui-même, avec sa couleur orientale, cet homme du gothique flamboyant, ne nous a pas effacé Chénier, tandis qu’il n’y a pas de poète au xixe siècle qui, par le contraste, ne puisse nous éteindre ces gouaches de Brizeux dont la céruse ne nous parut lumineuse que parce qu’elles étaient sur le fond gris-sale de la Revue des Deux-Mondes !

En effet, où Gustave Planche était critique, un poète comme Brizeux devait paraître presque éblouissant ! Le poème de Marie, qui fut publié là pour la première fois et qui est resté le chef-d’œuvre de son auteur dans l’opinion générale, ne fut qu’un succès de nuances. Brizeux avait enlevé celle de ce poème, avec une grande légèreté de main, au monde du sentiment et au monde de la sensation, mais ni l’un ni l’autre de ces deux mondes n’y avaient été exprimés de manière à porter dans les esprits, où il éveille d’immortels échos, ce violent coup de l’originalité qui est comme la détonation du génie ! Il n’y avait dans le poème de Marie qu’un peu de Bretagne et qu’un peu de jeunesse. Voilà tout ! Deux duvets ! celui d’une fleur des landes jusque-là irrespirée et celui de l’adolescence sur une joue que le premier amour venait de mouiller de sa première larme. Brizeux lui-même disait de sa personne d’alors :

Je n’avais que seize ans, léger de corps et d’âme ;
Mes cheveux entouraient mon front d’un filet d’or.

Et l’on croirait quand il parle ainsi qu’il parle de son talent, qui n’eut jamais que seize ans… Cela finit par devenir trop jeune, comme le filet d’or, aminci quand il ne grandit pas, finit, incertaine auréole, par ne plus ressembler qu’à un fil !

Mais si la grande originalité qui n’a pas d’âge, l’originalité absolue, manquait à Brizeux, à ce poète parfumé de Bretagne, mais qui n’en était pas pénétré, la relative qu’attestent ses poésies leur donne une valeur qui l’emporte, selon moi, sur bien des poésies que nous avons vues se produire depuis qu’il n’est plus. J’aime mieux pour mon compte cette simple et quelquefois trop simple poésie de Brizeux que la poésie vide de cruches, qui se croient des amphores, de ces Grecs du xvie siècle, au xixe, qui se croient aussi des Grecs ! Je l’aime mieux que toute la poterie de verres de Bohême des Fantaisistes. Ici au moins, dans Brizeux, si la vérité n’est pas intense, elle n’est que diminuée. S’il n’y a point de passion profonde, il y a de la passion attendrie. Enfin, si la puissance des choses appuyées ne s’y montre pas, il y a le charme des choses qui s’y glissent, comme les sourires et les larmes.

Malheureusement, pourquoi faut-il que dans cette idylle élégiaque de Marie l’unité de sentiment ne soit pas plus respectée que l’unité de composition, et qu’entre deux tableaux d’un amour naïf, dans un pays fruste, il nous tombe tout à coup sur la tête un Hymne à la Beauté, dédié à M. Ingres encore ? Et plus loin, pan ! pan ! un autre Hymne à la Liberté et à M. Georges Farcy, si ce n’est par la raison déplorable et déjà donnée de cet incroyable besoin d’être un lettré moderne, quand on est de naissance, et qu’on s’en vante assez, un poète breton !

Ainsi, dès Marie, dès son premier souvenir et son premier poème, le Breton s’interrompt dans Brizeux, et l’homme moderne, l’homme des langages les plus communs de ces temps, apparaît. Plus tard, — et vous n’attendrez pas longtemps, — vous verrez dans Les Ternaires et une foule d’autres poèmes se produire la prétention philosophique, platonique, anaxagorique, pythagorique, dans la plus insupportable poésie géométrique où Dieu est appelé « Beau triangle équilatéral ! » par ce Breton qui, à l’autre page, invoquera saint Corneli, le patron des bœufs ! Si bien qu’on se demande où est, — ici ou là, — l’inspiration sincère, ou si le Breton, dans Brizeux, n’est pas une de ces ruses familières aux poètes de décadence, quand ils veulent réveiller, par un caviar quelconque, les imaginations blasées et engourdies. Mais, en ce cas là, Chatterton, qui s’est fait moine au xiie siècle, et non pas une moitié de moine, serait un peu plus fort que lui !

X §

En effet, ce Brizeux qui s’est brisé en deux, cet homme mi-parti et dédoublé, qui tantôt est un Français en Bretagne et tantôt un Breton à Paris, a voulu un jour être plus que Breton, lui qui ne l’était pas assez. Il a voulu forcer sa teinte et il a essayé d’être Armoricain. Les gens de Paris l’avaient trouvé si agréablement Breton qu’il s’est dit, connaissant peu son monde du reste, qu’il allait leur donner de la Bretagne ancienne avec de la Bretagne moderne, puisque la moderne leur avait plu ; et il se mit à écrire en vingt-quatre chants son poëme épique et populaire intitulé Les Bretons. C’eût été l’ouvrage de sa maturité, si la maturité avait été possible à ce talent, toujours de seize ans… Hélas ! avec l’expérience de cet âge ingénu, le pauvre Brizeux se trompait. Il ne savait pas que dans cet adorable pays qui n’était pas le sien, il ne faut jamais revenir sur une sensation. Or, ce n’était guère que la même qu’il allait donner.

Hormis en effet le plan de son poème, qui est ambitieux, et le labeur que l’on y sent, comme l’enclume, si elle avait une âme, sentirait le marteau, Les Bretons n’ont guère (quand ils les ont toutefois) que les qualités idylliques qui firent la fortune de Marie et de quelques pièces du poème qui suivit celui de Marie : La Fleur d’or. C’est toujours le même biniou qui joue juste et quelquefois mélodieux, pour peu qu’il ne joue pas longtemps, car Brizeux a l’haleine courte, comme Virgile : seulement, Virgile l’avait aussi longue que pure dans ses vers. Quant à la harpe de Merlin, dont il est parlé beaucoup dans Les Bretons, je ne l’ai pas entendue. Dans ce poème de longue haleine entrepris par une haleine courte, dans ce conte de l’âtre ou du lavoir, qui s’entremêle ou plutôt s’emmêle de légendes, le faux Épique fait perpétuellement tort au Bucolique vrai, et l’on voit trop à travers la chevelure ébouriffée du petit pâtre se dresser la longue et solennelle oreille du Marchangy ! Imagination qui n’est pas de force à se passer d’avoir vu, Brizeux aurait-il vu les scènes grandioses qu’il ne devine pas, qu’il n’aurait pas de langage pour les décrire.

La langue de cet homme de la terre des chênes et des granits est correcte, mais molle, et quand elle veut être nerveuse, elle devient sèche. Il n’a aucune des majestés nécessaires aux entrepreneurs des vastes épopées. Homère, quand il peint Nausicaa au bord de la fontaine, est toujours Homère. Il y a beaucoup de Nausicaa sur les bords des fontaines de Bretagne ; mais Brizeux, ce monsieur en noir et si bien peigné, qui a laissé là ses braies bariolées et ses longs cheveux celtes, ne rappelle pas plus le génie d’Homère que ses haillons !

Le croirez-vous ? il n’a pas craint de s’appeler quelque part « un poète rural »… Pourquoi pas municipal ?.. Un poète rural ! Ce n’est pas armoricain, cela, que je sache ! Je ne l’insulterai pas, moi, de ce mot dont il s’est insulté : j’aime mieux dire que c’était un poète qui n’a pas assez respecté la virginité de ses impressions premières, mais chez qui pourtant les premières impressions ont résisté aux élégances d’école auxquelles il se forma plus tard. Coquillage des bords de la Bretagne, mis sur l’étagère des belles dames, il y bourdonne les bruits lointains des flots de la mer… Cela fait rêver et ne fait pas souffrir… Cela est presque joli à entendre. Je l’ai entendu dire : « cela est joli, Brizeux ! » et il le méritait. Il n’avait que la grâce de sa faiblesse, et il l’a encore efféminée, en se civilisant si bien.

Il n’a réussi que dans les choses petites. Les compositions, ces ensembles qui ne tenaient pas et qu’il nous a donnés comme des poèmes sous les noms de Marie et de La Fleur d’or, ne sont, après tout, que des poésies diverses où les plus courtes sont, sans épigramme, les meilleures. Je citerai après les Élégies à Marie, toutes les pièces A ma mère, L’Aveugle, ce sujet qui a toujours inspiré les poètes, Ne va pas rester sur ton livre, Le Maçon, Le Cheval Jobi, etc. Il faut un cadre étroit à Brizeux, et c’est pour cela sans doute que, tenté par les dimensions de l’ovale, il a voulu faire des camées. Malheureusement, pour des camées il faut aussi un graveur, il faut le poinçon hardi, mordant et infaillible.

Brizeux avait la main trop rêveuse et trop caressante pour bien manier ce dard de la pensée. Sa vraie, sa plus nette supériorité, à lui qui méditait les grands poèmes, et qui même en a élucubré un, ses Bretons, fut dans des choses comme ses Goëlands, Goëlands, ramenez-nous nos amants ! ou Le Bon Jésus allait sur l’eau, qui expriment plus de Bretagne, à elles seules, qu’il n’y en a dans beaucoup de ses descriptions où il s’est efforcé d’en mettre. Mais voulez-vous la Bretagne elle-même, tout entière, vivante ? Rappelez-vous les marais salins du Croisic évoqués par Balzac dans un de ses romans, et la terrible histoire de Cambremer ; puis à côté de cette image naïve du Bon Jésus qui va sur l’eau, mettez encore Jésus-Christ en Flandre et demandez-vous si cette toute-puissante main-là, qui n’écrit cependant qu’en prose, ne casse pas toutes les amusettes du petit pâtre, dans Brizeux ! Demandez-vous où est le génie, et le génie du poète encore ?…

Le génie du poète, c’est de faire vivre l’imagination dans son rêve comme dans la réalité même, et plus, car c’est une réalité supérieure. Il y a dans le Ranz des vaches, cette poésie d’un poète que je ne connais pas, plus de patrie que dans la patrie, puisqu’on se tue de désespoir de ne pouvoir y retourner. Eh bien ! c’est cet air-là que Brizeux ne joue jamais sur sa cornemuse de Breton. Les fils de ceux qui burent leur sang au combat des Trente ont assez de cœur pourtant pour ressentir ces fières nostalgies, si les vers de Brizeux étaient capables de les donner ; mais la Bretagne peut être tranquille sur le compte de ses enfants. Après avoir lu les vers de celui qu’elle a nommé un peu trop généreusement son poète, aucun d’eux, fût-il exilé, ne se brûlera la cervelle !

M. Sainte-Beuve
Les Poésies de Joseph Delorme, Les Consolations, les Pensées d’août. §

I §

La maison Malassis vient de rééditer isolément les Poésies de Joseph Delorme, mais, après ces poésies, elle nous rééditera Les Consolations que l’auteur annonce dans sa préface, et, sans doute, quoiqu’il n’en parle pas, elle republiera les Pensées d’Août, du même poète. Nous aurons donc ainsi, dans un format distingué, élégant, et qui n’est plus le démocratique format Charpentier, toute l’œuvre poétique de M. Sainte-Beuve. Cela était important pour le bien juger.

Si on n’avait pensé qu’à jouir ou à faire jouir du talent de M. Sainte-Beuve, c’eût été assez que de publier le Joseph Delorme, ce premier recueil de vers qui, dans l’œuvre du poète, est le premier, de toutes manières, et dans lequel il y a, selon moi, l’accent le plus profond que la poésie de 1830, la poésie dite romantique, ait donné. Mais justement et grâce à cet accent unique du Joseph Delorme, M. Sainte-Beuve a été un jour, aux yeux des connaisseurs, un trop rare poète pour que l’Imagination autant que la Critique ne tienne pas à connaître toute l’œuvre de l’homme qui a donné cette note unique de profondeur, et à savoir, s’il l’a perdue, comment cela se fit.

Il l’a perdue en effet, non d’un coup et à jamais, de même que cette belle et célèbre chanteuse qui, un soir, dans tout l’éclat de son talent, perdit soudainement sa voix, comme si on lui eût enlevé avec la main l’appareil par lequel on chante, et qui, depuis, ne la retrouva plus, même en la cherchant avec frénésie dans le fond de son pauvre gosier au désespoir ! M. Sainte-Beuve, lui, fut moins pathétiquement et moins poétiquement malheureux. Il n’a pas été foudroyé. Son accent du Joseph Delorme, cette note qui valait toute une voix et qui en était une qu’avant lui on n’avait pas entendue, on la réentendit encore plus d’une fois, dans des poésies d’un autre timbre, mais, hélas ! elle alla changeant et s’affaiblissant toujours plus. Dans Les Consolations, diminuée d’intensité et d’étendue, elle s’atrophia presque entièrement dans les Pensées d’Août. Paralysie progressive d’une faculté, on en aimerait mieux la mystérieuse apoplexie ! Paralysie progressive et voulue peut-être… car souvent l’esprit est bien coupable envers les facultés qu’il perd.

Or, voilà la question que la Critique est en droit de poser aujourd’hui. Comment M. Sainte-Beuve, après avoir débuté dans les lettres par un livre qui doit être mis au premier rang des Œuvres poétiques du xixe siècle et mieux qu’au premier rang, à part des autres livres en raison de sa profonde individualité, comment M. Sainte-Beuve a-t-il perdu ce don d’originalité inestimable qu’il avait à vingt ans, c’est-à-dire, à l’âge où l’on n’a guères, même avec du talent et de l’avenir, que la folie de l’imitation, quand on n’en a pas la niaiserie ?…

Comment lui, dont les premiers chants furent des cris étouffés si poignants, et les peintures d’une réalité qui saisissait le cœur comme la vie même, comment ce Rembrandt du clair-obscur poétique qui s’annonçait alors, est-il devenu, la vie aidant, avec les expériences, ses blessures et les ombres sinistres qu’elle finit par jeter sur toutes choses, moins pénétrant, moins mordant, moins noir et or (la pointe d’or dans un fond noir), qu’en ces jeunes années où l’on est épris des roses lumières ? Pourquoi enfin le Rembrandt annoncé, le Rembrandt n’est-il pas venu ?…

Question instructive et intéressante ! J’en ai cru trouver le mot, et je le dirai, dussé-je insurger contre moi les esprits amoureux de littérature ! M. Sainte-Beuve, le lettré, le littérateur, le professeur (ces trois choses n’en font qu’une), a rongé le Sainte-Beuve poète. Joseph Delorme n’aurait pas professé. L’originalité première s’en est allée au contact de tant de livres, sous le frottement de tant d’esprits ; elle s’est dérobée sous le poids de tant de connaissances, inutiles à qui a vraiment génie de poète. M. Sainte-Beuve a écouté les livres plus que la vie. La vie a diminué d’autant. Il a pris pour elle les ornements de la pensée, et toute la poésie qui était en lui à un degré supérieur d’énergie, tout le temps qu’il savait moins, et par conséquent qu’il était plus sincère, la poésie est morte enfin, indigérée de littérature !

II §

Et pourquoi pas ?… Elle est morte dans d’aussi forts et peut être dans de plus forts que M. Sainte-Beuve. C’est la science, les notions demandées à tout, l’encyclopédisme, cette rage des vieux siècles littéraires, qui a fait faiblir la poésie aussi dans Gœthe ; et je cite Gœthe, ce poète, qui n’a pas selon moi la grandeur qu’on lui donne, mais que je prends comme un exemple, parce qu’il est superstitieusement respecté ! Quand Gœthe, lutiné par l’idée de Voltaire, voulut jouer aussi à l’universalité, quand il se fit naturaliste, dessinateur, et dessinateur jusqu’au point de dire « qu’en dessinant, son âme chantait un morceau de son essence la plus intime », Gœthe tombait de son ancienne poésie, sentie, ressentie, exprimée, selon l’âme qu’il avait (et il n’en avait pas beaucoup), dans l’art élégant, ingénieux, fin, savant ; dans l’art qui est toujours le stérile, quoique le matériel amour des choses difficiles.

Eh bien ! ce qui est arrivé à Gœthe est arrivé à M. Sainte-Beuve. Il est devenu un artiste laborieux en vers, au lieu d’être le poète qu’il avait commencé d’être. Il a voulu avoir du goût, comme on l’entend à l’Académie. Il a finassé avec la Muse, cette franche fille à la fière candeur et à la violence adorable ; et ce jour-là, moins vrai d’inspiration et moins vrai d’expression, car la sincérité pénètre tout comme la lumière, il est sorti des méfiances et des désespoirs, tragiquement réels, de Joseph Delorme, pour entrer dans la comédie des Consolations !

Ainsi, comme toujours du reste, c’est la sincérité, mais la sincérité dans une manière de sentir à soi, qui fait le mérite immense du Joseph Delorme ; mais entendez-moi bien ! quand je dis le Joseph Delorme, je ne le prends pas tout entier. Non ! non ! la sincérité m’est trop chère pour que je me trompe sur sa nature et sur cet accent qu’elle seule a. Dans ce Joseph Delorme que j’admire, parce qu’il y a assez de sincérité pour qu’on s’y moque du mensonge, il y a deux inspirations, l’une collective, imitative, compagnonne de toutes les poésies de 1830, poésie partagée, renvoi d’échos et de reflets, large réverbération, étincelante expression d’un temps ou les Partis (les Partis littéraires) prenaient les hommes et fondaient leur individualité dans la leur ; l’autre solitaire, isolée, personnelle, et celle-là, c’est la vraie, c’est celle-là qui a créé la poésie de Joseph Delorme.

Si au lieu de l’auteur, devenu infiniment littéraire, une Critique entendue s’était chargée de ranger les poésies d’un livre auquel M. Sainte-Beuve devra sa gloire, certainement elle aurait fait trouée dans le recueil. Elle en aurait supprimé les pièces de la première inspiration, qui alternent un peu trop avec celles de la seconde. Elle les en aurait arrachées et les eût jetées aux vents : ludibria ventis, et par ce retranchement courageux, elle aurait donné au livre de M. Sainte-Beuve une unité de substance poétique, un effet d’ensemble dans le sentiment et la couleur, tout-puissant sur l’imagination, puisqu’il la frappe toujours à la même place, et bien préférable à une discordante variété. Sans doute, le livre aurait par là beaucoup perdu de son étendue, car, il faut bien le dire et avec regret, les morceaux de la première inspiration sont très-nombreux.

Le croira-t-on ? Le vrai Joseph Delorme ne commence qu’à la quinzième pièce du volume (et il y en a cinquante-six en tout) ; il ne se révèle pour la première fois que dans celle-là que le poète a intitulée Bonheur champêtre, et dans laquelle pourtant le vieux lyrisme du moment, jeune alors, mais connu, usé, poncif à présent, et qui retentissait en métaphores sur la lyre des Hugo et des Lamartine, couvre encore la voix neuve, la note unique qui, tout à coup, çà et là, y vibre :

Lorsqu’un peu de loisir me rend à la campagne
Et qu’un beau soir d’automne, à travers champs, je gagne
Les grands bois jaunissants, etc., etc.
……………………………………………………
Mais j’ai vu du faubourg fumer les cheminées,
J’ai regagné la ville aux nuits illuminées
Et le pavé mouvant, etc., etc.

Ce lyrisme, auquel le poète s’est assoupli par la volonté, l’exercice et surtout le compagnonnage littéraire, est le plus grand ennemi de sa nature sincère, de cette poésie qui est la sienne, toute d’observation triste ou cruelle, qui se déchire le cœur dans un coin, et de ce petit coin sombre avec son noir chagrin, comme Alceste, allonge sur le monde extérieur un regard qui, comme celui de certains peintres malades de la bile ou du foie, teint, d’une nuance particulière et soucieuse, les objets sur lesquels il va lentement et longuement se fixer.

Poésie assise et rassise comme la Mélancolie d’Albert Durer, mais non si puissante ni si belle ; qui décrit tout curieusement et avec un détail plein de hardiesse et de crudité dans des vers contournés et d’une coquetterie bizarre, mais qui de tempérament répugne à l’élancement, à l’ouverture d’ailes, Musa pedestris, pauvre fille rêveuse, au bord d’une mare verdâtre, accroupie sur le talon de ses sabots ! Vous la connaissez, M. Sainte-Beuve vous l’a peinte en maître. Impossible de l’oublier ! Non, ce n’est pas la monumentale Contemplative du peintre allemand, tenant dans sa main sa joue de marbre ; c’est cette petite maigre, laide, rechignée et souffrante, que les bégueules du romantisme, Mesdemoiselles Jouffroy et Charles Magnin, trouvèrent dans le temps par trop souffrante, quand M. Sainte-Beuve, bravant le dégoût, et réel, comme depuis ne l’ont pas plus été les réalistes, nous la représentait ainsi :

… Quand seule, au bois, votre douleur chemine,
Avez-vous vu, là-bas, dans un fond, la chaumine
Sous l’arbre mort ?… Auprès un ravin est creusé.
Une fille en tout temps y lave un linge usé.
Peut-être à votre vue elle a baissé la tête,
Car, bien pauvre qu’elle est, sa naissance est honnête ;
Elle eût pu, comme une autre, en de plus heureux jours,
S’épanouir au monde et fleurir aux amours, etc.
………………………………………………..
Mais le ciel dès l’abord s’est obscurci sur elle,
Et l’arbuste en naissant fut atteint de la grêle.
Elle file, elle coud et garde, à la maison,
Un père vieux, aveugle et privé de raison.
Si, pour chasser de lui la terreur délirante,
Elle chante parfois, une toux déchirante
La prend dans sa chanson, pousse, en sifflant, un cri,
Et lance les graviers de son poumon meurtri.
Une pensée encore la soutient : elle espère
Qu’avant elle bientôt s’en ira son vieux père.
C’est là ma muse, à moi !

Et il a bien raison de dire qu’elle est à lui ! car personne avant lui n’avait écrit, en français du moins, des vers de cette énergie morbide, de cet amer, de ce saignant ! Seulement, ce n’est pas une pareille Muse et une pareille fille qui, comme dans la fameuse pièce du Cénacle, par exemple, peut enfler ses joues creuses sur l’ophicléide de M. Hugo. Ce n’est pas elle qui peut faire, comme dans le Vœu, de l’André Chénier non mythologique ou du Lamartine avec sa mer, sa vague, son azur, comme dans toutes les pièces adressées à Lamartine ; ce n’est pas elle, enfin, qui, pour la publication de je ne sais quel pauvre diable de livre, peut parler pompeusement d’un navire qu’on lance aux flots ! Évidemment, c’est une contradiction : la Muse de Joseph Delorme doit ignorer tous ces langages ; évidemment, elle n’est pas là !

III §

Et où est-elle donc ? Je m’en vais vous le dire. Où est-elle, cette Muse inouïe, cette poésie faite avec des laideurs vraies, et parce qu’elles sont vraies, sensibles et douloureuses, ces laideurs, arrivant à un effet d’impression sur les âmes, égal à celui de la plus idéale beauté ?… Eh bien, elle est dans toutes les pièces qu’il fallait laisser seules pour que ce volume eût toute sa concentration et la profondeur navrante de son charme ; elle est dans une trentaine de véritables chefs-d’œuvre d’étrangeté, mais d’étrangeté sincère, cette poésie malade de l’isolement, du découragement, de réchignement, de la méfiance, de l’empoisonnement par la méfiance de tous les sentiments de la vie !

Ainsi elle est dans ces Rayons jaunes dont la Critique française, toujours française, s’est moquée presque autant que de la Ballade à la lune d’Alfred de Musset, et avec un sens poétique qui aurait indigné les poètes anglais, ces premiers poètes du monde ! Les Rayons jaunes, admirable merveille d’optique d’âme dans le spleen, qui étend sur tout la couleur de sa rêverie ! Elle est dans Le Soir de la jeunesse, qui est la méfiance de l’amour ; dans La Contredanse, ce dialogue de la tristesse au sein du plaisir ; dans la Promenade, qui est la caractérisation la plus vive et la plus pénétrante de la manière de ce poète pathologique, que M. Guizot appela, un soir, un Werther carabin, mais auquel il fallait ajouter aussi un Wordsworth ; dans Le Calme, où il y a encore beaucoup de bombast lamartinien que je ne voudrais pas y voir, mais où je rencontre de ces traits de paysage qui rachètent tout :

La quille où s’épaissit une verdâtre écume,
Et la pointe du mât qui se perd dans la brume.

Enfin elle est dans la Muse, La Veillée, superbe de sinistre :

Moi, pendant ce temps-là, je veille aussi, je veille
Auprès d’un froid grabat sur le corps d’un défunt,
C’est un voisin, vieillard goutteux, mort de la pierre, etc.

Dans le Dévouement, qui n’est plus que la générosité de ce cœur exaspéré de solitude, — dans ce beau portrait d’une touche lumineuse et cependant si mélancolique,

Toujours je la connus, pensive et sérieuse,

où, sous la placidité familière des images, on sent l’agitation de l’âme qui voudrait se rasséréner dans ce calme de la raison et de la vertu ; dans L’Enfant rêveur, Le Creux de la vallée, En m’en revenant un soir d’été, après neuf heures et demie, La Gronderie, la Pensée d’automne ; dans la magnifique pièce, souvenir, allumé comme un candélabre, dans l’âme de tout ce qui eut vingt-ans :

Les flambeaux pâlissaient, le bal allait finir,
Et les mères disaient qu’il fallait s’en venir…

où le néant de la vie se met à sonner tout à coup, dans ces deux poitrines rapprochées qui étouffent de la valse et du bonheur de se toucher, ce glas funèbre :

                                     … Ah ! je te le promets,
Ces cinq minutes là ne reviendront jamais !

Dans Après une lecture d’Adolphe, que j’aime déjà moins, car cette pièce est teintée d’André Chénier, et l’auteur, d’ordinaire si sincère, y est si peu sûr de sa sincérité qu’il se croit obligé dans une note de se suspecter d’ironie, dans La Plaine, et, pour finir, dans Rose ! Rose, ce suave pastel qui est la cruauté dans la volupté, puisque Joseph Delorme, pour la première fois, s’y fait moraliste pour être cruel !

Voilà toutes les perles de cet écrin ! Et perles est bien le mot, car la perle ne jette pas de rayons ; elle n’a que des nuances lactées, rêveuses, berçantes, qui s’endorment ou s’éteignent, et elle jaunit aussi, comme si elle s’ennuyait de la vie, cette substance mystérieuse qui est, dit-on, malade, et qui doit sa plus grande beauté à la maladie ! J’ai voulu toutes les compter et dire nettement et incompatiblement : Voilà le véritable Joseph Delorme, et par là en marquer les limites, en désignant chaque pièce par son titre. Ce n’est pas long, comme vous voyez ! et je ne dirai pas que c’est exquis, mais c’est quelque chose, de tel nom qu’on le nomme, avec quoi on peut aller très bien à l’immortalité !

Cela est, en effet, sous très peu de mots qui entrent en nous comme des agrafes et, pour s’y attacher davantage, nous font saigner sous leurs ardillons, cela est un siècle et cela est un homme qui porte l’idiosyncrasie de ce siècle fondue dans la sienne ! M. Guizot a dit : Werther carabin. Un autre dira : René bourgeois et cloporte ; un troisième : Oberman de la plaine Montrouge ; un autre encore : Byron de faubourg, pauvre, laid et qui boite non d’un pied, mais de l’un et de l’autre côté, comme dit la Bible ; Pascal débauché qui s’en revient des lieux mauvais, le front bas, laver ses rougeurs dans le frais clair de lune d’un soir qui se lève et qui, à nous autres rêveurs, parle éloquemment de pureté.

On pourra dire tout cela, mais moi je dis : C’est le xixe siècle et sa jeunesse ; c’est le xixe siècle, non pas pris, — et c’est là l’originalité du Joseph Delorme, — dans les hauteurs sociales où tout s’exceptionnalise, mais dans le niveau commun, dans l’universalité, dans le torrent qui passe à travers la pleine route ! Moi, je dis que dans ce Joseph Delorme chacun de nous a sa facette dans laquelle il peut se mirer, s’il l’ose, et se retrouver, tel qu’il fut au moins quelques jours ! Peinture enlevée avec une vigueur un peu cynique, je ne le nie pas, brutal débridement de plaie qui montre le fond, et fait honneur au carabin. Ne croyez pas, du reste, qu’il n’y ait là que de l’énergie.

La grâce y est encore bien plus. La grâce y est si grande qu’elle y peut remplacer la tendresse, qui n’y est jamais. Joseph Delorme la mêle à tout, et même à la honte. J’ai connu autrefois une femme qui disait « j’ai honte » avec un si divin accent, quand il y avait de la honte à avoir, qu’elle s’en faisait une pudeur ! Cette honte-là, elle est à bien des places dans ces Poésies de Joseph Delorme.

La grâce, la grâce, qu’on aime peut-être mieux dans la laideur que dans la beauté, parce qu’étant toute seule, on l’y voit mieux, Joseph Delorme l’a dans ce contraste suprême, comme il a l’ardeur de la passion dans l’impuissance, et rappelle-t-il parfois, cet énervé du rêve moderne, l’eunuque des Lettres persanes, dont l’indigence avive le désir.

En inventant son Joseph Delorme, M. Sainte-Beuve a été le Geoffroy Saint-Hilaire d’une vraie tératologie poétique, avant que M. Saint-Hilaire songeât à la sienne. Joseph Delorme est un monstre qui a vécu, non pas seulement parmi nous, mais bien dans chacun de nous. Produit d’une société qui a ses misères à côté de ses grandeurs et ses vices intellectuels à côté de ses vertus sensibles.

Jamais le mal moderne n’a eu, pour le peindre, une expression de ce hâve, de ce fiévreux — de cette transe ! Je ne crois pas qu’il soit possible de l’oublier et que les générations futures, fussent-elles plus saines que nous, puissent se soustraire à l’impression de cette poésie, qui leur apprendra ce qu’un jour aura été l’âme de leurs pères !

IV §

Telle est donc pour nous résumer cette Poésie de Joseph Delorme. C’est l’idiosyncrasie d’un siècle répercutée dans celle d’un homme qui a les dons de peinture d’un poète. Le monde extérieur qu’il décrit passe à travers son âme malade, avant d’éclore sous son pinceau, y charrie des couleurs prises à cette âme envenimée, et sa peinture n’en est que plus vraie, car, au lieu d’une, elle exprime deux vérités.

C’est cette double vérité qui fait du livre de M. Sainte-Beuve, intitulé Joseph Delorme, le livre de Poésies le plus genuine, le plus original, le plus pénétrant du xixe siècle. Les autres, et les plus beaux, ceux que les connaisseurs aiment le plus, ont leur coin de mensonge ou d’idéal exagéré ! celui-ci, non !

Supposez que M. Sainte-Beuve, accru et mûri par la vie, eût toujours eu avec lui-même cette sincérité poétique du Joseph Delorme, quel poète ne serait-il pas devenu, quelles autres émotions ne nous eût-il pas données encore ! Mais cette sincérité poétique… Nous examinerons tout à l’heure Les Consolations et les Pensées d’août, — et vous allez voir ce qu’il en a fait !

V §

Quand on est d’organisation aussi poète que le fut l’auteur des Poésies de Joseph Delorme, il faut se donner beaucoup de mal pour cesser de l’être. On ne tue pas cette vérité d’impression, d’où sort toute poésie, sans s’y reprendre à plusieurs fois. C’est là ce qui est arrivé à M. Sainte-Beuve. Nous l’avons dit, le jour qu’il écrivait le dernier vers de ce recueil, morbidement beau, qu’il appela Joseph Delorme, ce ne fut pas son dernier mot. Tout ne fut point dit. Il ne fit pas comme le Coureur Antique qui, arrivé au but de sa course, tomba expirant sous son flambeau renversé. Il resta en lui, allumée et difficile à éteindre, de la flamme épaisse de ce Joseph Delorme, sous le nom duquel il s’était peint ; et vivace, le rêveur ardent et sombre des premiers jours résista et survécut longtemps, à travers tous les travaux d’érudition littéraire auxquels se livra le poète, guéri (voulait-il) de cette hypocondrie puissante qui avait été son génie.

Il ne faut pas croire que le génie se porte toujours bien. Il en est dont l’essence et la maladie, et tel était celui de cet étrange jeune homme que M. Guizot avait nommé « un carabin », moins parce que, dans la fiction de M. Sainte-Beuve, il est un élève en médecine, que parce qu’il avait, malade, comme toute la jeunesse de sa génération, écrit, en vers neufs et surprenants, une cruelle et magnifique nosographie sociale. Aujourd’hui, dans la nouvelle édition Malassis, on a ajouté aux poésies connues du Joseph Delorme d’autres poésies qui n’avaient pas encore été publiées et qui, inspirations de dates différentes et peut-être très-éloignées les unes des autres, montrent à quel point le Joseph Delorme que le poète s’était cru arracher du sein, était toujours près de revenir et de reparaître, du fond de cette organisation qui, chez les vrais poètes, a la profondeur d’un abîme.

Quelques-unes de ces pièces avaient déjà paru dans l’édition Charpentier de 1855. M. Sainte-Beuve, qui est l’Oronte de la petite note,

Sonnet. C’est un sonnet, l’espoir… c’est une dame, etc.,

y avait écrit cette petite-ci : « On a cru possible de jeter à la suite du Joseph Delorme quelques pièces qui en rappellent le ton, et qui ne pouvaient trouver place que là. » Seulement le nombre des pièces en question, qui ne sont qu’une vingtaine dans l’édition de 1886, dépassent de beaucoup la soixantaine dans l’édition d’aujourd’hui, et la Critique, pour être juste, doit tenir compte de ce nombre de pièces où l’accent diminué, gâté, affadi, mais l’accent autrefois profond et fiévreux du Joseph Delorme, est cependant sensible encore.

Regain obstiné qui poussait, malgré l’auteur, dans sa vie studieuse et assagie, épi rebelle qu’il avait beau peigner et couper, et qui se redressait toujours à un petit coin de sa tête, dont les cheveux n’avaient plus, hélas ! le beau coup de vent de la jeunesse, bouton d’émétique qui se remettait à tacher la tempe ou le front, de son corail enflammé, et qui disait de temps à autre que tout le poison, dont on se croyait débarrassé, n’était pas encore sorti !

Et heureusement il ne l’était pas ! Heureusement il roulait encore dans la veine du poète quelques gouttelettes de ce poison qui avait donné à sa poésie quelque chose de si caractéristiquement ulcéré. Ça et là, en effet, on en retrouve la brûlante amertume dans plusieurs de ces pièces posthumes d’un Joseph Delorme qui se survit ; par exemple, dans celle où le poète ne s’est jamais mieux peint, parce qu’il veut qu’on le regrette, et où il a le sentiment si violent d’une laideur — qu’il a bien tort d’accuser, car elle est sa beauté, à lui !

Savez-vous ce que fut celui que nous pleurons ?
Savez-vous ses ennuis, tous ses secrets affronts ?
Tout ce qu’il épanchait de bile amère et lente ?
Que ce marais stagnant avait l’onde brûlante ?
Que cet ombrage obscur et plus noir qu’un cyprès
Donnait un lourd vertige à qui dormait trop près ?…
Savez-vous de quels soins, de quelle molle adresse
Vous auriez dû nourrir et bercer sa tendresse,
Que même, entre deux bras croisés contre son cœur,
Il eût aimé peut-être à troubler son bonheur,
Et ce qu’il eût fallu de baisers et de larmes ?…
Et savez-vous aussi, vous, brillante de charmes,
Que ce jeune homme, objet de vos tardifs aveux,
N’était pas un amant aux longs et noirs cheveux,
Au noble front rêveur, à la marche assurée ?
Qu’il n’avait ni cils blonds, ni prunelle azurée,
Ni l’accent qui séduit, ni l’œil demi-voilé ?
Pourtant, vous l’avez dit : Je l’aurais consolé !
…………………………………………………………….

Ainsi dans L’Invocation, qui est l’impuissance d’un cœur appelant à grands cris l’amour, l’amour qui nous soulèverait de cette morne vie, et qui ne vient pas ! Ainsi dans Épode, qui est la tristesse furieuse de l’âme qui ne trouve pas le bonheur ou elle l’a cru, dans la caresse. Ainsi dans le sonnet :

Sous les derniers soleils de l’automne avancée,

où je reconnais le Joseph Delorme à l’ardeur physique des derniers vers, à ces fermentations d’un matérialisme que l’Imagination colore… Mais en ces pièces nouvelles, ce qui rappelle et ressuscite, pour une minute, l’ancien Joseph Delorme est fort rare, dans cette proportion du moins. Non ! ce qui domine ici, ce sont des inspirations de parti pris, des inspirations choisies, épousées, voulues bien plutôt que subies, ressenties, et involontaires ! Pour ma part, je ne puis accepter toute celle poésie qu’on fait pour les autres et au nom des autres, et qui ne sort pas saignante ou fleurie de sentiments personnels ! M. Sainte-Beuve a fait une foule de vers au nom de ses amis : M. Auguste Desplaces, M. Ulric Guttinguer, et le cher Marmier. Il prête sa rhétorique à ces messieurs, parce que cela peut se prêter, de la rhétorique ! Mais la poésie ! Mais la Muse ! On ne la prête pas plus que la femme qu’on aime !

À quelques places de ces pièces que nous vous signalons comme des exercices d’obligeance, ou même dans celles-là que M. Sainte-Beuve a intitulées Reprise, comme si on se reprenait jamais quand on s’est une fois abandonné ! on sent que le lettré avec ses imitations et importations de littérature étrangère, — que le professeur avec sa préoccupation des modèles anciens, ont envahi le poète, le poète naïvement et cruellement descriptif, qui peignait autrefois la nature, à travers son âme, en la jaunissant de ses bilieuses mélancolies ! Il y a ici du grec, de l’anglais, de l’allemand. Que n’y a-t-il pas ?… Ah ! voilà les ressources de toutes les poésies en décadence ! L’alexandrin, le néo-grec, le néo-classique, est né ! Que sais-je, moi ? Et, d’ailleurs, quelles que soient les dates de ces pièces où je le trouve, ce poète d’ordre décadent et composite, M. Sainte-Beuve n’en avait-il pas annoncé publiquement la naissance et la venue en publiant, il y a des années, ses deux recueils officiels, — les Pensées d’août et Les Consolations ?

VI §

Les Consolations furent les poésies qui suivirent le Joseph Delorme, et le premier démenti que l’auteur donna à une manière et à une inspiration qui, malgré le démenti, restera sa gloire. Les Consolations, c’est le Joseph Delorme qui ne rêve plus le suicide dans sa mare ombragée de saules :

Certes ! pour se noyer, la place est bien choisie !

mais qui de Werther, sans Charlotte, tourne de court à l’Amaury de Volupté. Le carabin s’est converti en abbé, mais en un abbé comme celui-là qui dit, avec un sentiment qui n’est pas de Port-Royal encore, dans Le Crucifix de M. de Lamartine, en prenant la croix sur le sein de la jeune trépassée :

Voilà le souvenir et voilà l’espérance ;
      Emportez-les, mon fils !

Nous ne sommes plus un misanthrope, et pour preuve, le poète qui naguère en avait les défiances fait précéder ses Consolations d’un long fragment en prose Sur l’amitié, dans lequel, de réel et de cru qu’il était dans Joseph Delorme, il devient mystique et vaporeux, mais vaporeux d’une vapeur d’encens. Laissera-t-on celle préface dans l’édition du volume qu’on prépare ? Littérairement, la valeur n’en est pas très grande ; mais au point de vue de la puissance qu’exercent les poètes sur leur pensée, elle a son intérêt et doit, selon nous, être maintenue à la place où elle fut mise pour la première fois. On y verra que le René de Chateaubriand, qui est l’Argan tragique, le sombre Malade imaginaire du dix-neuvième siècle, et dont Joseph Delorme a été une des plus saisissantes variétés, va essayer de se laver de ses impuretés et de perdre ses doutes dans les douces larmes d’Augustin.

Résolution d’art ou de conscience, laquelle des deux ?… Mais vous le voyez ! C’est toujours la terrible question de sincérité qui revient et s’élève, du livre comme de la préface ; terrible, car pour nous, nous l’avons assez dit, on ne peut pas dédoubler la sincérité poétique et la sincérité morale, qui, à elles deux, ne font qu’une seule sincérité.

Eh bien ! franchement, nous avons vainement cherché dans ce livre des Consolations cet accent sincère qui traduit, de manière à ce qu’on ne puisse pas s’y tromper, ces deux choses qui sont consubstantielles dans les grands poètes, leur moralité et leur génie, et font du tout, quand on l’exprime bien, ce qu’on appelle une originalité. Une originalité ! remontez donc à l’origine du mot, c’est toujours de la vérité personnelle ! Toute imitation est un mensonge relatif, car les esprits de néant, sans fécondité et sans initiative, sont des menteurs à leur nature lorsqu’ils prétendent exprimer quelque chose, eux qui n’ont rien à exprimer ! Or ici, dans ces Consolations, M. Sainte-Beuve imite ponctuellement quelqu’un…. Quand il écrivait son Joseph Delorme qui, — l’ai-je assez dit ? — rappelle le René de Chateaubriand, mais vulgarisé, mis à la portée de tout le monde, descendu d’accent de dix octaves et dont le médium, dans Joseph Delorme, nous a si intimement pénétrés, allez, M. Sainte-Beuve, alors poète et observateur, et inspiré pour son propre compte, n’imitait pas Chateaubriand ! Il puisait comme Chateaubriand dans le plein cœur du dix-neuvième siècle.

L’un puisait par en haut dans cet étang de sang, de larmes et de fanges typhoïdes ; l’autre puisait par en bas, mais ils étaient tous deux originaux, tous deux trouveurs, l’un, en nous rapportant son idéale amphore de marbre noir veiné de rose, l’autre son humble cruche de grès, toutes deux remplies de la même vase saignante et des mêmes larmes de l’humanité ! Ce n’était pas la faute de M. Sainte-Beuve, si tout le dix-neuvième siècle n’était que René ! Cet inévitable René, mais dont M. Sainte-Beuve a fait Joseph Delorme par une transformation de génie, j’en entends l’accent affaibli, expirant, dans Les Consolations. Il y est toujours, cet accent d’une réalité qui palpite, et qui, en somme, n’a perdu que de son intensité, tandis qu’au contraire l’Augustin vrai que je cherche, l’Augustin dans lequel le poète veut fondre le René pour en faire un type inattendu, une autre création poétique vivante, je ne le vois pas. Je n’y vois qu’un Augustin de placage. Qu’il soit plus ou moins bien plaqué, ce n’est pas la question. Il s’agit de vérité, de profondeur humaine ; il ne s’agit pas d’habileté, d’art retors, savant, consommé, qui, d’ailleurs, à ce degré, n’y est pas non plus.

Le ton augustinien de cette préface n’est que l’imprégnement de la lecture des Confessions en un esprit qui cherche à réaliser son procédé poétique, comme il le dit un peu trop, avec des airs de littérateur à projets et à combinaisons, à la fin de ce petit traité de l’Amitié, qu’il achève par de… l’amour-propre d’auteur. Malheureusement Lamartine n’est pas saint Augustin, et c’est Lamartine qui emporte dans son grand fleuve de religiosité sentimentale et de vague christianisme le poète des Consolations. C’est un Lamartine, en effet, à plusieurs Elvires, et dont la chair veut chanter comme chantait l’âme de l’autre… Cependant il a des traits bien à lui et qui ne manquent pas de cette fougue qui, si elle durait, tacherait le mors de sang (comme dans la pièce à M. Viguier) :

Tous mes sens révoltés m’entraînaient plus rapides
Que le poulain fumant qui s’effraie et bondit,
Ou la mule sans frein d’un Absalon maudit !
Oh ! si c’était là tout, on pourrait vivre encore
Et croupir du sommeil d’un être qui s’ignore !
On pourrait s’étourdir, — mais aux pires instants
L’immortelle pensée, aux sillons éclatants,
Comme un feu des marais jaillit de cette fange,
Et remplissant nos yeux nous éclaire… et se venge !

Mais ces traits, il les noie dans l’abondance de ces deux modèles qu’il veut imiter — ou qu’il n’imite pas, mais dont il subit l’influence, plus esclave en cela que s’il imitait. Lui si net, si concentré dans son Joseph Delorme, quelquefois dur dans les contournements de son dessin, ardemment maigre avec sa pommette écarlate, comme l’impressive poitrinaire qui est sa Muse, le voilà lymphatique maintenant avec des chairs rosaires, un peu macérées ; le voilà qui s’enfle en de longues périodes qui n’en finissent plus ! J’ai compté, page 224 (et c’est sa manière habituelle), vingt-quatre vers pour une seule phrase, ce qui, en prose même, serait long. Cicéron, le Cicéron sans reins, est vaincu. Et ce n’est pas tout. La grâce du Joseph Delorme, cette grâce sur laquelle nous avons tant insisté, où est-elle ? Il n’en reste plus, à deux ou trois endroits, que cette coquetterie modeste qui se met derrière les autres (page 241) :

Et, comme un nain chétif, en mon orgueil risible,
Je me plaisais à dire : « Où donc est l’invisible ? »
Mais, quand des grands mortels par degré j’approchai,
Je me sentis de honte et de respect touché.
………………………………………………
Je lus dans leur regard, j’écoutai leur parole,
………………………………………………
Tel qu’un enfant, au pied d’une haie et d’un mur,
Entendant les passants vanter un figuier mûr,
Une rose, un oiseau qu’on aperçoit derrière,
Se parler de bosquets, de jets d’eau, de volière,
Et de cygnes nageant dans un plein réservoir,
Je leur dis : « Prenez-moi dans vos bras, je veux voir ! »

Grâce, il faut l’avouer, très-particulière et très-piquante encore : mais que je l’aimais bien mieux, mêlée à la honte de l’Adam du Joseph Delorme, rougissant de toutes les nudités de son âme et de son péché !

Ainsi, ne vous y trompez pas, du Joseph Delorme, pour tout, dans ces Consolations, du Joseph Delorme, quand il y est toutefois, comme dans les vers à madame Hugo où il n’a de puissance que dans la partie de ces vers qui désole ; dans l’épître à M. Auguste Le Prévôt, où il est estompé dans une rêverie pieuse, à la nuance de laquelle il aurait dû s’arrêter, mais qu’il a forcée et trop forcée partout ailleurs ; dans la pièce qui commence par le vers :

J’arrive de bien loin, et demain je repars ;

idée charmante, inspirée par la famille, cette source de toute poésie intime ; dans Les Larmes de Racine, où l’on retrouve le détail secret, domestique, obscur, dans lequel M. Sainte-Beuve serait si aisément un maître :

Les châtaigniers aux larges ombres, etc.

Oui, du Joseph Delorme, mis à genoux, mais non tombé à genoux, car tomber à genoux implique la foi, et se mettre à genoux n’implique que la convenance ! Le voilà, le mystère et le mot des Consolations, de ces poésies de mélancolie modérée, d’honnête ferveur et d’élégance réussie ! À la désolation du Werther indécis qui agaça la languette de son pistolet, mais qui ne lira pas, à la sauvagerie hagarde du solitaire de la plaine crayeuse de Montrouge, qui, le soir Venu, s’apprivoisait sous les réverbères des faubourgs, a succédé la convenance sociale, religieuse et poétique, d’un faiseur de vers voués au blanc et qu’on peut donner sans inconvénient aux jeunes filles qui n’ont pas besoin d’être consolées…

La seule convenance que je n’y trouve pas, c’est l’emploi abusif et presque insolent des images empruntées à ce que nos Évangiles ont de plus divin pour dire… quoi ? que M. de Vigny aborde le drame !… Faute même de rhétorique, dans toute cette rhétorique qui laisse le cœur froid et n’a jamais consolé personne, pas même le poète qui n’est plus cet énergique fouilleur d’âme que nous avons connu, mais un artiste qui sertissait des mots, quand il fit ces Consolations.

VII §

Et cet artiste en mots a diminué encore (comme le poète dans Les Consolations avait diminué) dans le troisième recueil, publié par M. Sainte-Beuve, en ces Pensées d’août qu’aucun soleil d’août n’avait besoin de brûler pour les rendre arides. Fruits sans saveur, sans couleur, sans parfum ! Je ne connais rien de plus pénible, de plus tourmenté, de plus avorté, de plus sec, de plus nain que ces poésies où le parti pris fait saillie jusqu’à frapper les yeux les moins intelligents. J’ai parlé déjà de l’influence des littératures étrangères sur l’inspiration du lettré qui, en M. Sainte-Beuve, s’est substitué graduellement au poète. Mais les Pensées d’août attestent plus vivement que jamais cette influence mortelle a toute vie propre et à toute personnalité.

Dans Les Consolations, M. Sainte-Beuve a fait du saint Augustin étendu dans du Lamartine ; dans les Pensées d’août, il fait du Goldsmith, du Gray et du Crabbe, mais il ne les a pas étendus, eux ! Il les a ratatinés et durcis. Qui ne se rappelle le poème de Monsieur Jean, ce modèle de naïf travaillé et… constipé, aurait dit Montaigne ?… La langue n’est plus là qu’une contraction de syllabes heurtées et de rythme blessant, un cailloutis de mots sans rondeur et sans transparence ! La langue, en effet, est ce qui a subi, dans les Pensées d’août, le plus de déchets effroyables. On y trouve une quantité de vers dans le genre de ceux-ci :

Très doux entre les doux et les humbles de race,
Il n’a garde de plus, ne prévaut sur pas un.

Puis encore, genre de patois inimitable :

Ô vous qui vous portez entre tous gens de cœur,
Qui l’êtes, non pas seuls, et qui d’un air vainqueur
Écraseriez Doudun et cette élite obscure,
Leur demandant l’audace et les piquant d’injure,
Ne les méprisez pas, ces frères de vertu
Qui vous laissent l’arène et le lot combattu !
Si dans l’ombre et la paix leur cœur timide habite,
Si le sillon pour eux est celui qu’on évite,
Que guerres et périls s’en viennent les saisir,
Ils ont chef Catinat, le héros sans désir !

Je ne suis point sans désir, moi, et je désirerais fort que M. Sainte-Beuve n’eût pas écrit des vers pareils, et presque tout un volume, car ils embarrassent terriblement l’admiration qu’il a souvent excitée en moi et que je voudrais lui continuer toujours. Tel est, sauf de très rares exceptions, le style ordinaire des Pensées d’août, qui déshonorerait de la prose. Les exceptions y sont ; voyez, par exemple, ce marbre ailé, dédié à David d’Angers, sur un de ses ouvrages, Le Joueur d’orgue, quelques Sonnets vigoureusement frappés, etc. : mais il faut les chercher à travers une langue et une inspiration si laborieuses que je ne pense pas que M. Sainte-Beuve puisse publier, sans retouche, cette œuvre, fausse à force de recherche, des Pensées d’août !

N’oublions pas que c’est à la première ligne de ce recueil qu’on trouve ces fameux coteaux modérés, qui ont fait un bruit si gai dans le temps et sur lesquels, depuis ce temps-là, on voit toujours un peu M. Sainte-Beuve. Il est resté le Stator du coteau modéré, le Stylite, sans danger, de cette innocente colonnette.

Sans danger ? Non pas ! Ce serait se tromper, si on le disait, quand on y regarde. Le « coteau modéré » sur lequel se tient M. Sainte-Beuve, à mi-côte de tout, est le lieu où il a chuté, et cela a été, pour un poète comme il l’était, tomber assez bas que d’y descendre ! Parti du Joseph Delorme, de ce livre d’intensité, qui trancha même sur les autres publications d’une époque qui avait de la vie jusque sous les ongles, dont elle se servait pour combattre, M. Sainte-Beuve, romantique de la première heure, aurait dû, s’il avait continué d’aller vaillamment dans le sens de sa jeunesse, monter au plus haut dans l’outrance de ses facultés et de sa manière.

Au lieu de cela, il est descendu sur le coteau modéré, non de la poésie, qui n’a, elle, qu’un sommet de la pointe duquel, disaient les Grecs, un cheval ailé s’élance dans l’azur, mais de la littérature savante, éloquente et prudente. À mi-côte du romantisme d’autrefois et de la vieille tradition classique, confessée aux pieds de Boileau, jadis insulté, M. Sainte-Beuve, devenu académicien, comme Alfred de Musset, l’auteur de la Ballade à la lune, astre romantique qui, malgré sa mélancolie, a dû un peu rire en voyant cela, M. Sainte-Beuve a planté son fauteuil d’Académie sur son « coteau modéré » pour s’y chauffer au petit soleil de trois heures et demie, comme on se chauffe à la petite Provence, quand, dans la vie, ou est à six heures du soir !

Lui, l’auteur des Rayons jaunes et du Suicide, il a fait des vers dix-septième siècle qui sont des flatteries pour M. Villemain, et pour M. Patin, des camaraderies. Critique, érudit, anecdotier, professeur de professeurs, sachant du grec autant qu’homme de France, il a fait jusque de l’André Chénier qui déjà imitait les autres ! Il a archaïsé cet archaïsant. Il a été un écho… à s’y méprendre quelquefois ! Mais la voix ! mais le poète ? Il peut rédiger l’épitaphe pour le tombeau du poète qu’il placera aussi sur son coteau modéré. Il n’est plus qu’un homme d’esprit et de goût. Mais j’aimerais bien mieux l’homme d’un jour qui, ce jour-là, eut du génie.

M. Roger de Beauvoir
Colombes et Couleuvres. §

I §

Lorsque le temps n’est pas aux poètes, il faut sentir qu’on l’est deux fois pour oser faire des vers et les publier. Qui ne se rappelle les feuilles de saule que René, le Rêveur, — le patriarche (déjà) de tous les Rêveurs du xixe siècle, — jetait sur le torrent qui les emportait ?… Eh bien ! il est un torrent plus entraînant et plus turbulent que tous les torrents romantiques, qui tombent des Alpes et qui traversent les œuvres complètes de Chateaubriand : c’est celui de la publicité, tour à tour dévorante et dévorée, de notre temps. M. Roger de Beauvoir vient de l’affronter aujourd’hui, en jetant dans son mouvement impétueux un volume de poésies. Quel sera le sort de ce volume ? Surnagera-t-il ? Sera-t-il emporté ? Nous l’avons lu, nous dirons ce qu’il est ; mais nous n’avons pas beaucoup d’inquiétude. Alors même qu’il disparaîtrait un moment dans les flots d’une époque que nous n’avons pas choisie pour y vivre, dans le gouffre de cette publicité, affairée et positive, dont nous parlions plus haut et où tout s’engloutit, ce serait l’histoire des pièces d’or que le Singe de La Fontaine lançait dans la mer, par la fenêtre. La mer retirée, on les retrouvait, et c’étaient toujours des richesses !

Oui, nous le croyons, tel serait le destin de ce petit livre, si on ne le lisait pas à cette heure et si le succès qu’il mérite n’était retardé par nos prosaïques et vulgaires préoccupations. Les artistes, les rêveurs, les femmes, le retrouveraient et l’embaumeraient dans une gloire affectueuse et discrète, car, le croira-t-on ? le livre de M. de Beauvoir est surtout de la poésie de cœur… Chose étrange ! avec la réputation de l’auteur, ses précédents, sa vie extérieure, son imagination, brillante et bruyante, et toute cette nature alcibiadesque qui est la sienne et qui semble avoir, comme le caméléon amoureux de la Légende, des reflets plus séduisants que des couleurs, on se serait attendu, en pensant à cette plume chaude et passionnée, bien plus à une œuvre d’imagination, de rythme ouvragé, de grande broderie, qu’à un livre de sentiment. On se serait trompé. C’est par les qualités, jusqu’ici les moins soupçonnées, que ces poésies frapperont les esprits amis ou familiers du talent de l’auteur et qui croyaient bien le connaître. Les Colombes et Couleuvres d’aujourd’hui n’ont rien qui rappelle les Poésies de cape et d’épée, ce livre cavalier, fringant, éperonné, qui commença la réputation de M. Roger de Beauvoir, et fit de lui (il était bien jeune alors) un si étincelant capitaine dans le régiment dont lord Byron avait été le colonel. Presque à partir de cette époque, il avait montré ces facultés dangereusement faciles, souples, variées et résonnantes, qui s’attestèrent par des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre, des voyages et des conversations pour lesquelles, hélas ! les sténographes ont trop manqué. Mais le poète se taisait en lui ; du moins le public ne l’entendait pas, et il faut bien le dire à M. Roger de Beauvoir, le poète, c’est la meilleure portion de son être ! Avant d’être un homme d’esprit, avant d’être un conteur intéressant, mouvementé, joyeux ou pathétique, avant d’être un auteur de comédie ou de drame, et même avant d’être Alfieri, avant d’être un Dandy en vers, qui met son gant comme lord Byron ou Moore, il était poète sincèrement, primesautièrement poète, en dehors de toute fausse étude et de toute École corruptrice ! et il l’est resté !

Car, nous en sommes à l’heure funèbre des Écoles ; nous en sommes à l’heure de ces essais de galvanisme impuissant qu’on pratique toujours sur les littératures épuisées. Excepté M. de Lamartine, M. de Vigny et cet Hégésippe Moreau, un André Chénier sans archaïsme, le myosotis qui a dit si divinement ne m’oubliez pas ! et qui sera obéi, tous trois personnels et sincères comme tout ce qui s’écoute soi-même, les Poètes de notre temps se classent en Écoles, et, quel que soit leur talent d’ailleurs, ils ne sont, en définitive, que les attachés d’un système — des poètes de parti pris. Tous, ils ne font des vers que pour réaliser ou caresser telle ou telle forme poétique, non pour exprimer des sentiments vrais et se soulager de leurs émotions en les faisant partager.

Ces Poètes, qui, du reste, se nomment eux-mêmes des artistes, et qui ont réellement plus d’art dans leur manière que de génie et d’inspiration, travaillent leur langue comme un sculpteur travaille son vase, comme un peintre lèche son tableau, et nous donnent au xixe siècle une seconde édition affaiblie de la Renaissance qui, elle aussi, avec le large bec, ouvert et niais, d’un Matérialisme affamé, happait la forme et s’imaginait tenir le fond, l’âme et la vie ! Une renaissance de Renaissance, sera-ce donc l’œuvre du xixe siècle ? En vérité, on le croirait quand on lit les poésies du xvie et qu’on les compare aux poésies de notre temps. Choses et hommes, les analogies sautent aux yeux. Nous n’avons pas, il est vrai, parmi nous le génie et la grande figure jupitéréenne de Ronsard, sa dictature indiscutée et funeste, funeste même pour lui, car le faux système a tué sa gloire en l’écrasant dans son œuf d’aigle ; mais, si l’on cherchait bien, on trouverait Desportes, et, en disant cela, nous ne disons de mal de personne… M. Roger de Beauvoir, qui est de ce temps, qui a le malheur peut-être d’être trop littéraire pour un poète, M. Roger de Beauvoir dont la nature ouverte et sympathique s’imprègne des contagions aussi bien que des parfums, a dû porter sur sa pensée l’influence de la littérature générale de l’époque qu’il a trop étreinte avec le feu de son esprit. Et, en effet, éclatante d’abord dans ses Poésies de cape et d’épée, cette influence est visible encore dans ses Colombes et Couleuvres, quoique évidemment bien diminuée. Mais nonobstant, ce qui distingue, ce qui met à part ce dernier livre, c’est la sincérité, c’est la vérité de l’inspiration que l’on trouve au fond. L’hermine, qu’une seule tache fait mourir, a gardé une place blanche, qui témoigne de sa pureté première.

Sous les mille arabesques du style, comme on dit maintenant et dont tant de gens sont capables avec de la bonne volonté, il y a dans le livre de M. de Beauvoir, comme au fond de la volute d’un coquillage, la perle, rayée ou malade, si l’on veut, mais la perle de la poésie, la goutte d’éther ou de lumière qui est peut-être une larme, teintée de rose par le sang de quelque souffrance, et qui est plus pour l’âme humaine que toute cette inerte poésie de camaïeu et de dessus de porte qu’on a déplacée et qu’on donne aujourd’hui pour des vers !

Ainsi, naturel dans l’inspiration, voilà en un temps de décadence comme le nôtre, où l’on a forcé toutes les cordes de la lyre pour leur faire rendre des sons nouveaux et inconnus, le mérite très-net de M. Roger de Beauvoir. Lui, le byronien des anciens jours, n’a gardé de son byronisme que les nuances humaines qui appartiennent à toutes les âmes, car Byron, dont l’admiration a fait une manière, et à qui l’affectation en avait donné une, n’est plus qu’humain dans la partie vraiment supérieure de ses œuvres, dans la partie qui ne croulera pas. Chez l’auteur de Colombes et Couleuvres, cette poésie humaine et vraie, qui prend sa source dans les sentiments éternels et que chaque poète exprime avec une voix différente, a une fraîcheur d’accent que rien n’a flétrie, et à laquelle se joint une morbidesse qui relève encore le charme de cette étrange fraîcheur… Autrefois, sous cette Monarchie qui mettait de la force dans les institutions et de la poésie dans les mœurs, le deuil de la cour était noir et rose. On dirait que ce sont les couleurs du livre de M. de Beauvoir, livre de deuil, puisqu’il reflète une vie, mais qu’une imagination restée virginale, on ne sait trop par quel procédé, éclaire des teintes d’une rose de Bengale immortelle. M. Roger de Beauvoir n’a pas cessé, comme il le dit dans une des strophes qui expriment le mieux la nuance caractéristique de sa manière ;

« … De boire à la coupe rose
Que lui tendait le Printemps !

Et, malgré la mélancolie des années, qui met ses safrans sur le front du poète, il y boira toujours, dans cette « coupe rose », même les neiges de la vieillesse que l’Imagination saura bien changer en sorbets. On dirait qu’il le pressent en finissant la strophe :

« Voici les heures moroses !
Chère âme je vous attends.
La jeunesse est épuisée ;
La mort vient d’un pas vainqueur.
Qu’importe ! j’ai la rosée
De vos larmes sur mon cœur ! »

Assurément, quand de pareils vers, purs, légers et tremblants comme les larmes mêmes dont ils parlent, ont pu tomber, comme une protestation de toutes les puretés du cœur, des lèvres du convive de la Maison d’Or, on peut dire qu’il aura toujours « de cette rosée » dans le talent, car il ne l’aurait plus, s’il avait pu la perdre et si les mauvaises ardeurs de la vie avaient pu jamais la sécher !

Après cela, on comprendra sans doute le genre de génie qui sourit dans le livre, tout à la fois riant et mélancolique, que M. Roger de Beauvoir vient de publier. On comprendra jusqu’au titre même du recueil, ce titre de « Colombes et Couleuvres » qui n’est pas là une vaine opposition d’idées, mais l’antithèse atrocement moqueuse de la vie — l’amour et la haine, la calomnie et l’innocence, les nectars et les poisons. Le poète l’explique à la première page, et déjà vous sentez, dès ces premiers vers, sous la suavité du coloris, les deux forces de sa poésie, le touchant regard en arrière de sa rêverie et la palpitation contenue de son émotion :

Tu voudrais savoir pourquoi sous ce titre
J’accouple mes chants……………………..
………………………………………………

Ma vie a deux parts, amis, dans mes œuvres :
Son printemps, doux nids de fleurs et d’oiseaux,
Odorant jardin exempt de couleuvres,
Luth caché dans l’ombre au sein des roseaux.

L’autre part n’est plus si belle et si douce ;
J’expie en ce jour les bonheurs passés ;
Mes ramiers n’ont plus de pentes de mousse
Où poser leurs pieds meurtris et glacés !

Leur colombier froid est ouvert aux bises :
Leurs printemps sont morts. Plus de gai réveil !
On les voit errer sur les dalles grises
Où l’aspic près d’eux se chauffe au soleil !

Pourtant, que de vers éclos sous leurs ailes !
Comme ils étaient vifs ! comme ils fendaient l’air !
Ô jeunes chansons, jeunes tourterelles
Qui rasiez les prés, qui rasiez la mer !

Libres, vous voliez de France en Espagne ;
Vous vous égreniez sur les bords du Rhin,
Et quand vous battiez ainsi la campagne
Je ne pouvais croire alors au chagrin !

Le chagrin tardif m’est venu surprendre
Comme un oiseleur sûr de ses filets…
Vous étiez trop loin pour pouvoir m’entendre
Quand au fort du deuil je vous appelais !

Ô vous, mes amours, mes fraîches colombes !
Aussi je n’ai plus aucun toit pour vous.
Mais je vous retrouve au bord de mes tombes…
Venez-y manger sur mes deux genoux !

Ma main qui se rouvre a pour vous des graines ;
Mon cœur, qui tressaille, a pour vous des chants ;
Pour vous j’ai des pleurs, pour vous j’ai des haines !
Suivez-moi bien loin, — bien loin des méchants !

Vous saurez ma vie ; — elle est dans ce livre,
Dans les noirs soucis qui courbent mon front.
Colombes, c’est vous que mon vol va suivre !
Couleuvres, mes fils vous reconnaîtront !

Nous ne savons pas si nous nous trompons… mais au mouvement de ces vers, à leur réchauffement, à leur battement d’ailes, au souffle de tendresse et de plainte qui y passe en notes si simples et si pressées, l’épée est brisée, la cape est brûlée et le Naturel commence, le Naturel, cette fleur tardive de nos automnes intellectuels ! On dirait Mme Desbordes-Valmore avec quelque chose de plus grave et de plus assuré dans le rythme, avec une voix de contralto.

Et ce n’est pas, du reste, dans des vers de cette inspiration familière, idyllique et élégiaque à la fois, que se montre et s’épuise le talent qui s’est renouvelé en se dépouillant. M. de Beauvoir, tout en gardant l’individualité de sa touche, cette individualité qui fait qu’un homme est le Corrége en traitant les mêmes sujets que Raphaël, est aussi varié dans le choix de ses sujets que peut l’être un poète lyrique, un de ces poètes qu’un philosophe allemand, poète lui-même, et même plus poète que philosophe (Schelling), appelle « les abeilles intelligentes de l’Infini ». L’auteur de Colombes et Couleuvres n’est pas plus monocorde d’idées que de sentiments. Seulement, comme la poésie lyrique ne s’analyse pas et qu’il faudrait citer trop de pièces du nouveau recueil de M. Roger de Beauvoir pour donner une idée complète de ce talent simplifié et sorti, au moment où l’on y pensait le moins, de la fontaine de Jouvence que le Temps fait filtrer dans la pensée de tout poète digne de ce nom, nous indiquerons comme étant les plus remarquables et les plus beaux du recueil les morceaux suivants : La Colombe, Dolor, Les Morts qui vivent (superbe pensée !), Les Heures fatales, A un nuage passant sur le Marboré, Pandore, Fleur de tombe, à Venise, Le Livre inconnu et la plupart des pièces que le poète adresse à ses enfants. Malheureux par la famille, et malgré les passions et les entraînements de sa vie, ayant gardé dans son cœur brisé, que les autres et lui-même peut-être déchirèrent, ce besoin primitif et inaliénable des saintes affections du foyer, le poète de Colombes et Couleuvres a répété le cri d’angoisse qu’avait jeté déjà lord Byron, et il ne l’a point énervé, en le répétant. Le Sybarite des autres poésies, le bel Attristé de la jeunesse perdue et des vulgaires trahisons de l’Illusion et de l’Espérance, disparaissent. Une douleur plus mâle et plus profonde a exalté les puissances du poète, et le sentiment paternel, — le plus beau sentiment de l’homme qu’avec leurs cris de bâtards contre la famille, des penseurs à la mécanique voudraient diminuer dans nos cœurs ou en arracher tout à fait, et qui résistera à leurs efforts insensés, — le sentiment paternel élève sa Muse à une hauteur et à une ampleur de ciel qu’elle n’avait pas jusqu’ici accoutumé d’atteindre et dont, sous peine d’affaiblissement, elle ne doit plus désormais descendre.

Non, elle ne doit plus en descendre… Quand la Pensée a pris de certains vols, elle ne peut plus revenir sur elle-même sans avoir l’air de tomber. Déjà très-éloigné par la vérité des sentiments de son premier recueil de poésies qui n’avait que la vérité très-relative de la jeunesse et la ferveur de l’imitation, M. de Beauvoir, s’il ne veut pas manquer aux dons qu’il a reçus, aux facultés d’une nature primitivement exquise et dont il a certainement abusé comme tous ces Polycrates de la destinée qui lancent à la mer leur émeraude qu’un brochet ne leur rapporte pas toujours, M. de Beauvoir doit entrer résolument dans la voie que certaines pièces de son dernier recueil viennent d’ouvrir. Il doit laisser là les vers de tambours de basque et de castagnettes, ce facile Carnaval de l’Espagne, les amabilités aux danseuses et le marivaudage des albums, et se maintenir dans une région plus haute et moins exploitée par les petites gens de la poésie contemporaine qui vivent depuis vingt ans des miettes tombées de la table d’Alfred de Musset. Ce n’est pas tout que d’avoir, en beaucoup d’endroits, spiritualisé sa manière, il faut de plus spiritualiser son inspiration. Il n’y a de durée et de beauté réelle dans la poésie qu’à ce prix. Toute poésie matérielle aura le sort de la matière. Elle se dissoudra au souffle du temps. Elle mourra vite. Qui parle aujourd’hui des Iambes physiques de M. Auguste Barbier, lesquels firent palpiter, dans le temps, tous les grossiers instincts de nos âmes que nous prenions pour de la force ?… Quelques stances de cet Ariel de la poésie, de cet Hégésippe mort dans le premier duvet de fleur de son génie, dureront davantage, chastes beautés idéales, préservées par leur pure immatérialité ! Spiritualiser son inspiration ! Cela doit-il donc tant coûter au poète qui a écrit les vers A ma mère et cette fière et religieuse épître à M. Alfred de Vigny, après la fête du 4 mai 1850 ? Ce que nous aimons dans M. Roger de Beauvoir, ce qui nous a toujours empêché de le confondre, malgré ses erreurs d’homme et de poète, avec les Gentils de notre temps, avec les Idolâtres de la Forme qui n’ont d’autre dieu que le fétiche qu’ils ont eux-mêmes sculpté, c’est le parfum des croyances premières et flétries, mais qu’on retrouve toujours à certaines places de ses écrits ; c’est ce christianisme ressouvenu qu’il tient peut-être de sa mère et qui revient de temps en temps et comme malgré lui, dans sa voix :

D’où vient, qu’après avoir dormi sous les platanes,
Après avoir sur l’herbe épanché les flacons,
Puis être revenus, Ô brunes courtisanes,
En rapportant chez nous les fleurs de vos balcons,

La tristesse nous prend comme fait la duègne
Qui de la jeune Inès s’en vient prendre la main,
Et que nous n’arrivons jamais au lendemain
Sans qu’aux pensers d’hier tout notre cœur ne saigne ?

D’où vient qu’après avoir quitté vos bras charmants,
Et regagné l’alcôve à la tenture noire,
Nous regardons souvent, le crucifix d’ivoire,
Le front humide encor de vos embrassements ?
…………………………………………………….

Le christianisme ému et qui s’abat tant de fois dans son livre sur la pensée du poète devenue plus sérieuse et plus triste, et qui a été flagellé aussi comme le Sauveur, pourrait donner à M. de Beauvoir ce qui lui manque encore, ce christianisme plus écouté, plus accepté, plus appelé surtout !… La Muse de M. de Beauvoir a plus d’un rapport avec une célèbre courtisane, restée sincère et tendre, malgré les dissipations de sa vie. Cette muse est une Madeleine après son péché et avant sa pénitence, mais elle a déjà les yeux sur le crucifix. Eh bien ! quand elle s’y couchera le cœur tout entier, nous aurons un Canova de la poésie… Le poète aura fait le beau mariage de la Grâce et de la Profondeur. Il faut bien que la Critique le dise aux poètes, puisqu’ils l’oublient aux tournants du siècle et dans l’ivresse égoïste de leurs facultés : hors du christianisme, il n’y a pas de poésie forte et profonde. Le Christianisme n’est pas seulement une civilisation qui renferme en soi toutes les civilisations possibles : c’est aussi le dernier mot de la nature humaine prise dans ce mystère de la vie qui l’étreint et qui la déchire. En dehors donc de cette source universelle d’inspiration, rien de grand n’est possible, même littérairement ! On a essayé. Le Panthéisme a eu sa poésie. Un homme de race germanique a morfondu un rare génie dans ce qui aurait dévoré la supériorité de Goethe lui-même, c’est Bysshe Shelley, l’ami de Byron, le gendre de Godwin, l’auteur d’Alastor, et il est enseveli sous son œuvre comme un philosophe allemand sous son système. Oui, que les poètes se le disent : A l’heure qu’il est, tout poète qui ne sera pas chrétien, dans le sentiment ou dans la pensée, restera au-dessous du moindre lecteur qui le sera !

Mais revenons au recueil de M. Roger de Beauvoir. À nos yeux c’est un livre charmant en beaucoup d’endroits et qu’on peut regarder comme un progrès dans la manière de l’auteur, mais nous espérons bien que ce progrès sera suivi d’un autre ; que là n’est pas le dernier effort du poète et son dernier résultat. Nous avons dit ce qui nous a paru distingué dans ce recueil, nous dirons aussi ce qui nous a paru inférieur. L’auteur des Colombes et Couleuvres a les défauts de ses qualités, mais cette phrase, devenue si vulgaire, inventée par les Éclectiques de ce temps, pour éviter les embarras de la vérité et les lâchetés de la Critique, n’exprime pas pour nous une fatalité. C’est une condamnation positive, car on peut très bien ne pas avoir les défauts de ses qualités, et c’est là même ce que tout esprit qui s’observe et qui se cultive doit éviter. Comme la plupart des poètes faciles et naturels, M. Roger de Beauvoir est quelquefois négligé. Il n’est pas très-rare, en effet, que les poètes très vrais soient négliges, tandis que les poètes affectés ou les poètes d’Écoles (ces grandes affectations organisées) sont d’une correction qui ne défaille presque jamais et qui, d’ailleurs, s’explique. L’expression étant leur unique visée, non seulement ils la taillent, mais ils la brossent comme une pierre précieuse. Ainsi Pétrarque, par exemple, ce poète qu’on aime à la rage quand on l’aime, — car on ne peut l’aimer qu’en raison d’une certaine dépravation de l’esprit. Ainsi encore les Lakistes et Wordsworth en Angleterre, s’ils manquent de vérité humaine, sont, au point de vue de la langue poétique, de très grands écrivains. C’est cette correction de l’expression dans la vérité de l’inspiration qui constitue la poésie complète et que l’auteur de Colombes et Couleuvres n’a pas toujours. L’émotion compte tant sur elle-même, quand elle est sincère, que trop souvent elle se contente d’être. Or, un homme ému n’est encore que la moitié de l’écrivain et du poète, et il faut davantage. M. de Beauvoir, qui joint à cette émotion une fraîcheur près de laquelle parfois les fleurs de l’hortensia paraîtraient glauques, et les blancheurs du magnolia, des vélins jaunis, manque de netteté de lignes et d’articulation ferme sous cette adorable couleur. Dans Fleur de Tombe (une véritable création en vingt vers !), il y en a quatre qui nuisent à la perfection d’un ensemble que l’imagination entrevoit et regrette… En ceci, M. Roger de Beauvoir est inexcusable. Ce n’est point l’instrument qui lui fait défaut. L’autre jour encore, il publiait des vers adressés à un païen de la forme, dans lesquels les qualités exclusivement solides du rythme étaient mises en saillie avec luxe. Lorsque ces qualités ne se voient plus là où se trouve l’inspiration, qui vaut mieux qu’elles, la Critique a le droit d’être impitoyable. En effet, ce n’est pas l’esprit du poète qu’elle doit plaindre, mais son travail et sa volonté qu’elle peut accuser.

Mme Desbordes-Valmore
Poésies inédites. §

I §

Ce livre de poésies inédites, recueillies, m’a-t-on dit, par la piété filiale, ne contient pas une seule ligne de renseignement et de prose sur le compte de la femme à qui nous les devons. Délicatesse filiale que ce silence. Je reconnais là le sang de cette pudeur qui fut Valmore ! C’est l’intelligence de l’amour que d’avoir épargné l’honneur vulgaire et retentissant d’une biographie à la femme la plus femme de talent et dont le talent seul doit faire la gloire. Mme Desbordes-Valmore n’est pas une femme de lettres, puisqu’il y a de ces monstres qu’on appelle maintenant femmes de lettres. Nos pères, avec leur bon sens profond, appelaient hommes de lettres ces femmes-là, autrefois ! confondant ironiquement les deux sexes dans cette dénomination hideuse et vengeresse. Elle, la simple et trop souvent la négligée, n’a jamais joué au génie androgyne. Elle n’a jamais posé pour la Muse. Poser, elle ! Ce qui enchante plus que le talent de ses vers, quand elle en a, c’est la plus complète absence de pose. On n’avait donc pas à la poser après coup, elle qui ne s’est jamais posée, et on n’avait pas à se poser, à côté d’elle, dans une de ces biographies d’êtres morts, qui font l’affaire des vivants, car c’est quelquefois une bonne aubaine pour la vanité, sans piédestal, que de se jucher sur un tombeau.

Elle restera donc dans son idéal modeste et mystérieux, celle qui porta comme une couronne sur son autre nom, ce nom poétique et romanesque de Valmore ! Grâce au silence qu’on étend respectueusement sur elle, elle restera sinon beaucoup plus haut que terre, au moins comme une oblique étoile qui fait, au raz de l’horizon, trembler sa lueur ! Eh bien, tant mieux ! Tout d’elle se serait fané… excepté cette goutte de lumière. Dans toute vie racontée, hélas ! il y a des choses qui vieillissent et qui sont deux fois le passé. C’est comme les costumes dans les anciens portraits ! Mais, elle, échappée à la petite toilette de la biographie, comme on échappe aux modes de son temps, si vieilles le lendemain du jour où elles se fanent, elle gagnera de ne nous apparaître que comme la Muse, la Grâce, la Souffrance, dans leurs costumes éternels ! Nous ne saurons rien, il est vrai, de ce qui plaît à la curiosité, cette faculté puérile qui veut tout savoir, sous prétexte que rien n’est insignifiant dans la vie ! Nous ne saurons rien du tous les jours de la sienne, ni de ses habitudes, ni de ses goûts, ni de son loisir, ni de ses prétentions, si dans cette femme, aux grâces dénouées, il y eut jamais de ces laides et orgueilleuses choses que l’on appelle des prétentions !

Les mille questions grosses de rêveries qui viennent à l’esprit sur ces êtres deux fois mystérieux qui sont en même temps poètes et femmes, on ne les fera donc point parce qu’on n’y répondrait pas. Était-elle belle ou simplement jolie, ou, à force d’âme, divinisait-elle sa laideur ? Quelle couleur allait à sa figure ? Quel vêtement lui seyait et flottait le mieux autour d’elle ? Fallait-il à sa main pensive, la feuille de laurier qu’en causant Mme de Staël aimait à tordre dans la sienne, ou le bouquet de roses quotidiennes que l’Amour fidèle offrait à Mme Récamier ?… De tels détails, s’il y en avait, nous manqueraient sans doute. Mais on saura bien mieux que ces vaines choses.

Les poésies que voici nous apprendront que cette Mme Desbordes-Valmore, à la vie cachée, était, par le fond de son âme, aussi passionnée et plus pure que Mme de Staël. On saura qu’elle était une Corinne vraie dont les vers peuvent être faibles parfois, mais ne déclamèrent jamais ; une Corinne simplifiée, purifiée, attendrie, mais amincie jusqu’à ne plus être, de tant de puissante haleine, que le souffle malade de l’amour et une pensée délirante, de tant de pensées ! une Corinne dont les cheveux ne tiennent plus et s’affaissent, et dont le voile, moins drapé que celui qui flotte aux vents du cap Misène, a été déchiré par les mains convulsives qui le ramènent sur un visage brûlant de pleurs.

Car voilà toute Mme Desbordes-Valmore et sa poésie. C’est la passion et la pudeur dans leurs luttes pâles ou rougissantes ; c’est la passion avec ses flammes, ses larmes, j’allais presque dire son innocence, tant ses regrets et ses repentirs sont amers ! la passion avec son cri surtout. C’est, quand elle est poète, la poésie du Cri que Mme Desbordes-Valmore ! Or le Cri, c’est tout ce qu’il y a de plus intime, de plus saignant du coup et de plus jaillissant des sources de l’âme, et, malgré cela, de plus immatériel en poésie, comme en nature humaine, la Poésie et la Nature humaine étant les deux Captives de la Matière, et ne pouvant passer, comme tous les prisonniers, hélas ! qu’un bout de leur main et un peu de leur front à travers les étroits barreaux !

Vous rappelez-vous certains cris de Mme Dorval, cette tragédienne par l’abandon, par le spontané, par le prime-sautier, par le je ne sais quoi, par la nature, comme dit l’homme exaspéré, qui sent que son étude et son effort ne sont pour rien là-dedans ! Eh bien ! ces cris pathétiques et tout-puissants que nous n’entendons plus à la scène, Mme Desbordes-Valmore les a quelquefois fixés dans une expression qui nous les fait entendre encore, et qu’un génie plus grand que le sien eût fait éternelle, car les langues vieillissent ; les plus belles strophes s’écaillent ou se désarticulent ; les magnificences des poésies laborieuses finissent par pâlir et passer ; mais où le Cri a vibré une fois avec énergie, il vibre toujours, tant qu’il y a une âme dans ce monde pour lui faire écho !

II §

Et ceci est indépendant de Mme Desbordes-Valmore. Quel que soit, en effet, son talent, que nous mesurerons tout à l’heure, on est fondé à établir la supériorité absolue sur toutes les espèces de poésies, de celle-là dans laquelle l’âme tient tant de place qu’elle semble déborder les mots ! Oui, laissons là pour un moment la personne et le talent de Mme Valmore, mais ce cri qui jaillit du fond du cœur frappé, comme le sang jaillit d’une veine ouverte, mais cette éloquence irrésistible de la blessure ou de la caresse, mais cette émotion qui doit être, en poésie, prépondérante même à la pensée, à plus forte raison à l’image, à la phrase, au rythme, à l’harmonie, enfin à tout ce qui entre nécessairement à n’importe quel degré dans la trame d’une poésie quelconque, cette émotion ne constitue-t-elle pas certainement et dans la mesure où elle existe la poésie la plus élevée et la plus profonde, et par la raison souveraine que l’homme mesure tout à lui-même et que c’est le battement de son cœur qui donne le branle à l’univers !

Je sais bien qu’il est une École qui conteste assez hautainement la supériorité de cette poésie spirituelle, une École puissante et qui mérite de l’être, _ car elle a rendu de grands services à la langue poétique de ce temps. On pourrait l’appeler l’École des Ciseleurs, mais moi je l’appellerai l’École des Matériels, parce que ce mot dit mieux en disant davantage. Cette école en plastique, et, qu’on me passe le jeu de mots, quelquefois en plaqué, ne conçoit la poésie que comme quelque chose de prodigieusement travaillé, de fouillé, de savant et de difficile. À ses yeux (et c’est bien à ses yeux qu’il faut dire) le fond importe peu, c’est la forme qui est tout, pourvu qu’extraordinairement martelée, elle atteigne à l’éclat et à la solidité ductile d’une matérialité compliquée, affinée, brillante, où l’artiste en mots que je ne méprise point, mais que je mets en second, a remplacé l’Ému ou le Rêveur, qui est le premier. L’Ému ou le Rêveur, car la rêverie, c’est de l’émotion encore au temps passé ou au temps futur, l’Ému ou le Rêveur, voilà le vrai poète ! Seulement il ne l’est pas assez, de par l’émotion ou de par la passion uniques, pour pouvoir entièrement se passer de la langue poétique et de sa visible beauté. Ici, je reviens à Mme Desbordes-Valmore, et je me demande si cette femme, d’une passion si grande et si naturelle, a réellement assez de langage pour faire fond de poète aux sublimités de l’émotion, et pour que sur l’art de son solfège brille mieux la poignante beauté de ses cris ?

Telle est la question. Quel que soit son genre de poésie, Mme Desbordes-Valmore est-elle poète, dans toute la force de ce robuste mot ? Et son nom, et les circonstances, et son sexe, et le charme navrant de quelques vers heureux, quand il s’agit d’exprimer la fatalité de l’amour, n’ont-ils pas fait illusion même à la Critique, même à ceux que rien ne devrait égarer ? Mme Desbordes-Valmore offre-t-elle enfin au xixe siècle le hasard de ce rare phénomène d’une femme poète, si rare, en effet, que dans l’histoire littéraire on le cherche en vain ? Sapho, cette réponse solitaire, n’est pas une réplique. Sans son suicide et sans ses vices, Sapho ne serait qu’un exemple de prosodie, à l’usage de ceux qui, comme Trissotin, ne se sentent pas d’aise de savoir le grec. « Je ne sais pas ce qui manque aux femmes, — disait le vieux Corneille, dont la bonhomie sublime fut parfois gauloisement railleuse ; — mais pour faire des vers, il leur manque quelque chose… » et rien de plus vrai ! Ces gracieuses ou nerveuses faiseuses de guirlandes, qui ont comme Mme Desbordes-Valmore

Des bouquets purs noués de noms doux et charmants,

n’ont jamais campé un vers debout, comme leur petit. Elles n’ont pas vidé cette coupe d’Alexandre ni levé cette massue d’Hercule. Tout cela pèse trop à leur main, même quand leur force est centuplée par le génie qui leur est propre et qui, pour la force, leur a souvent versé la fièvre, — le terrible génie de l’amour ! Déjà les femmes simplement et solidement littéraires ne pleuvent pas dans l’histoire ; mais les femmes poètes… dites-moi, pour que je les ramasse, où il est tombé de ces étoiles filantes, qui ont brillé et se sont évanouies, de ces astres faux qui semblaient se détacher du ciel pour venir à nous et qu’on n’a jamais pu retrouver ?…

III §

Eh bien ! Mme Desbordes-Valmore est du nombre. Elle n’est pas plus poète que les autres femmes qui ont péri dans leurs luttes avec le Vers ou que le Vers, incoercible à leurs pauvres efforts, a dédaignées. Mais comme les autres femmes et plus qu’elles souvent, elle a des qualités poétiques. Elle en a de très délicates et en même temps de très ardentes. C’est une âme et c’est un talent, mais une âme et un talent ne sont pas la monnaie du génie qui fait qu’on est poète….. Ce talent naturel comme la voix, n’allez pas croire pourtant que cette rêveuse, cette abandonnée, cette troublée qui jetait ses cris éloquents autour d’elle ou laissait tomber ses soupirs, chantât comme Ophélie entre le saule et l’eau : non ! elle avait de l’art encore dans ses folies et ne mêlait point ses romances.

Non, la spontanée a travaillé vingt ans ; elle a essayé de se faire une langue pour chanter quand elle ne criait pas, car la poésie n’a pas que des cris, il y a du bleu entre les étoiles, et minuit, disait lord Byron, n’en est pas tissé ! S’il était possible de devenir poète en passant par l’artiste, elle le serait devenue, comme ses Poésies inédites l’attestent, ces suavités tardives du soir de sa vie qui sont plus belles et plus pures que les poésies de son aurore.

Car c’est là que je veux arriver. Les Poésies qu’on vient de publier ne sont pas seulement un livre inédit qui a couru peut-être chance d’être oublié, c’est toute une Mme Valmore inédite et inconnue ! Comparez-les, — ce sera un rapprochement curieux, — aux Poésies publiées en 1819 et en 1820, et dites si cette Négligée qui n’était pas naïve, car elle imitait, le croira-t-on ? Mme Deshoulières, — Mme Deshoulières en 1820 ! — annonçait, dans ces vers libres ou plutôt lâches, et où la langue s’effilochait comme un tissu usé dans chacun de ses fils, la femme qui, vingt ans plus tard, s’est essayée à se faire un rythme, et qui, en son coin solitaire, a participé, dans la mesure de ses forces de femme, à ce grand mouvement rénovateur du style poétique qui s’est produit avec tant de continuité et de fécondité parmi nous.

Quand on relit le volume de 1820, inouï de niaiserie et de platitude, mais où ça et là, pourtant, on rencontre un accent juste dans l’ardeur ou la profondeur de l’amour, on se demande comment le bruit put venir à ce nom de Valmore, si ce nom qui pouvait faire rêver « comme les orangers de Grenade » n’avait pas encapricé cette faiseuse de musique, la Gloire ! Il y venait cependant, le bruit, à ce nom, et même il y resta fidèle. Bien des années plus tard, Lamartine le modula dans une de ses plus belles Harmonies. On eût dit que le poète des Méditations avait senti sous le faux de ces tristes volumes d’églogues et de romances une sœur à lui et à de Musset, son cadet superbe, — une Cendrillon de leur poésie, de leur poésie déjà négligée aussi, à tous les deux !

Elle y était, mais ce n’était qu’une sœur, et encore une sœur faite de la rognure des deux frères. Mme Desbordes-Valmore, qui n’avait commencé qu’avec de l’âme et qui a fini par avoir réellement du talent, montre bien, par ce talent même, que la femme, dont la gloire est de refléter ceux qu’elle aime, ne peut jamais avoir de profonde ou de saisissante originalité. Ôtez le sexe à son talent, le sexe qui, pour tant d’esprits, en fait le charme ; ôtez la touche de la maternité qui retentit si longuement dans ses vers, gémissante, pure et sonore ; ôtez l’amour, l’amour des femmes, éternellement victime et qui veut l’être, entêtement et banalité de ces incroyables cœurs, et vous n’avez plus là, sous le nom de Valmore, qu’un de Musset moins spirituel, moins fringant, moins joli garçon et surtout moins coupable, et un Lamartine, devenu ruisselet, au lieu d’avoir l’abondance et l’ampleur qu’il a, ce grand fleuve de mélancolie !

Il est vrai que cela encore est quelque chose, que n’est pas qui veut la sœur des poètes. Il est vrai que la Cendrillon des Premières Poésies a rattaché sa tombante ceinture, relevé ses cheveux défaits sur ses joues pâles, et qu’elle est devenue, en ces dernières, cette Valmore qui eut sa renommée avant de l’avoir méritée, et qui, maintenant qu’elle la mérite, va peut-être ne l’avoir plus !

IV §

Et s’ils doivent être oubliés, ces vers, pour leur peine de n’avoir pas tout à fait assez oublié les autres, disons pourtant avec justice et avec sympathie ce qu’ils sont, et retardons l’oubli auquel la femme qui ne les a pas publiés s’était peut-être résignée. Cette femme dont ils résument probablement la vie les avait divisés en plusieurs parties, sous ces noms expressifs amour, Famille, Foi, Enfants et Jeunes Filles, et Poésies diverses. Hélas ! ce sont presque les étapes de son cœur et de sa pensée. On comprend que la division de ce livre soit la division de son âme, étendue d’abord de l’amour à la famille, pour de là monter à la foi et redescendre aux enfants et enfin s’éparpiller dans l’indifférence des pièces diverses. Le chétif zodiaque est bientôt parcouru. En les prenant sans les choisir dans le recueil, et sans les rapporter au titre de chaque livre, les pièces que la Critique pourrait signaler sont nombreuses. Ce sont Les Cloches et les Larmes, Hirondelle ! Hirondelle ! Hirondelle !, La Feuille volée, Les Éclairs, Les Roses de Saadi, La Jeune Fille et le Ramier, qui finit par cette strophe interjective et profonde :

Laissez pleuvoir, ô cœurs solitaires et doux !
Sous l’orage qui passe il renaît tant de choses !
Le soleil, sans pluie, ouvrirait-il les roses ?
Amants, vous attendez ! de quoi vous plaignez-vous ?

Ce sont encore La Voix d’un ami qui est l’ardeur de l’amour introduite dans le sentiment le plus calme, L’Esclave et l’Oiseau, Le Secret perdu, La Jeune comédienne. À mon fils avant le collège, où je trouve ce beau trait défiant, désespéré et jaloux :

Candeur de mon enfant, on va bien vous détruire !

Enfin, La Couronne effeuillée, La Vie perdue, et surtout La Fileuse et l’enfant, que les âmes tendres et chrétiennes diront divine. Elle est trop longue pour être citée tout entière, mais elle a toutes ses strophes dans ce goût, ce mouvement et ce rythme charmant :

J’appris à chanter en allant à l’école,
Les enfants joyeux aiment tant les chansons !
Ils vont les crier au passereau qui vole.
Au nuage, au vent, et…………..

La vieille fileuse, à son rouet penchée,
Ouvrait ma jeune âme avec sa vieille voix.
……………………………………………

Elle allait, chantant d’une voix affaiblie,
Mêlant la pensée au lin qu’elle allongeait,
Courbée au travail comme un pommier qui plie,
Oubliant son corps où l’âme se délie.
Moi, j’ai retenu tout ce qu’elle songeait.

Ne passez jamais devant l’humble chapelle
Sans y rafraîchir les rayons de vos yeux.
Pour vous éclairer, c’est Dieu qui vous appelle,
Son nom dit le monde à l’enfant qui l’épèle,
Et c’est, sans mourir, une visite aux cieux.

Ce nom, comme un feu, mûrira vos pensées,
Semblable au soleil qui mûrit les blés d’or,
Vous en formerez des gerbes enlacées
Pour les mettre un jour sous vos têtes lassées
Comme un faible oiseau qui chante et qui s’endort !

N’ouvrez pas votre aile aux gloires défendues,
De tous les lointains juge-t-on la couleur ?
Les voix sans écho sont les mieux entendues.
Dieu tient dans sa main les clefs qu’on croit perdues
De tous les secrètes lui seul sait la valeur.

Quand vous respirez un parfum délectable,
Ne demandez pas d’où vient ce souffle pur !
Tout parfum descend de la divine table.
L’abeille en arrive, artiste infatigable,
Et son miel choisi tombe aussi de l’azur !

L’été, lorsqu’un fruit fond sous votre sourire,
Ne demandez pas : ce doux fruit, qui l’a fait ?
Vous direz : c’est Dieu ! Dieu par qui tout respire !
En piquant le mil, l’oiseau sait bien le dire,
Et le chanter aussi par un double bienfait.

Si vous avez peur lorsque la nuit est noire,
Mon Dieu ! vous direz, je vois clair avec vous,
Vous êtes la lampe au fond de ma mémoire !
Vous êtes la nuit, voilé dans votre gloire,
Vous êtes le jour et vous brillez pour nous !

Si vous rencontrez un pauvre sans baptême,
Donnez-lui le pain que l’on vous a donné,
Parlez-lui d’amour comme on fait à vous-même,
Dieu dira : c’est bien, voilà l’enfant que j’aime.
S’il s’égare un jour, il sera pardonné.

Voyez-vous passer dans sa tristesse amère
Une femme seule et lente à son chemin ?
Regardez-la bien, et dites : c’est ma mère !
Ma mère qui souffre ! honorez sa misère
Et soutenez-la du cœur et de la main !

Enfin faites tant et si souvent l’aumône,
Qu’à ce doux travail ardemment occupé,
Quand vous vieillirez, — tout vieillit, Dieu l’ordonne, — 
Quelque ange en passant vous touche et vous moissonne
Comme un lis d’argent pour la Vierge coupé !

Les ramiers s’en vont où l’été les emmène,
L’eau court après l’eau qui fuit sans s’égarer,
Le chêne grandit sous les bras du grand chêne,
L’homme revient seul où son cœur le ramène,
Où les vieux tombeaux l’attirent pour pleurer.

J’appris tous ces chants en allant à l’école,
Les enfants joyeux aiment tant les chansons ! etc.

Tout n’y est-il pas des meilleures qualités de cette femme, adorable par moments, qui n’est pas un poète, mais une femme qui, pour le coup, a passé bien près de la poésie, en nous passant si près du cœur ?… Tout n’y est-il pas et jusqu’au rythme, le rythme acquis, victoire sur elle-même ! La fade Deshoulières de 1820, où est-elle ? Et que diraient en lisant ceci Lamartine et de Musset, qui ont fait tous deux la Confiance en Dieu, oui, que diraient-ils de cette sœur ?

M. Mistral
Mirèio §

I §

Voici une belle et fière réplique à bien des choses contemporaines. Pendant que nous nous civilisons de plus en plus et que le Réalisme, cet excrément littéraire, devient l’expression de nos adorables progrès, un poète de nature, de solitude et de réalité idéalisée, nous donne un poème fait avec des choses primitives et des sentiments éternels. Ce n’est pas un poème d’haleine courte, comme les meilleures poésies de ce temps pulmonique, asthmatique et lyrique, qui n’a que des cris et des soupirs… quand il en a. Ce n’est pas non plus de ces œuvres d’un métier enragé, diaboliquement travaillées ; de ces ciselures de Benvenuto myope qui craint de n’avoir jamais assez appuyé son burin. C’est un poëme d’haleine longue et de touche franche, — trop forte pour être un effort, — et qui a douze chants pleins, ni plus ni moins qu’une épopée ! C’est, en effet, une épopée, mais une épopée bucolique, dont l’amour d’une jeune fille est le sujet, et la mort de cette jeune fille le dénoûment. Matière d’élégie, et pas plus ! pour qui n’aurait à son service que des facultés de sensibilité et d’imagination ordinaires ; matière d’épopée, comme toute chose peut l’être, sous la main d’un homme de création et de fécondité !

Et j’ai dit « comme toute chose peut l’être ». Jusqu’ici on n’a pas assez su ce qui distinguait l’épopée. La Critique n’a jamais dit nettement, et assez nettement pour n’y pas revenir, ce qu’elle entend par ce majestueux mot d’épique qui renferme la suprême qualité pour le poème, l’éloge suprême pour son auteur. Les plus ingénieux et les plus profonds parmi les Maîtres ont prétendu que, pour être épique, il fallait qu’un poëme embrassât toute la civilisation d’un peuple. Explication d’archéologue.

À ce compte-là, plus la civilisation se compliquerait et tordrait sa spirale, moins on serait capable de poésie épique, ce qui mettrait, du reste, la vanité des nations hors de cause et raierait d’un trait le fameux anathème physiologique : « les modernes (et particulièrement les Français) n’ont pas la tête épique », nul poème ne pouvant désormais étreindre le détail énorme de nos colossales civilisations. Pour ma part, je décline cet argument commode aux littératures impuissantes. Indubitablement, selon moi, le caractère épique, si l’on veut bien y réfléchir, est quelque chose de plus intime qu’une question de plénitude, résolue avec plus ou moins de puissance, et il vient bien moins de ce que le poète chante que de sa manière de chanter.

Oui, c’est le poète qu’on est et c’est l’accent qu’on a qui font l’œuvre épique. Il n’y a pas de sujets épiques, il n’y a que des facultés… L’épique existe ou peut exister à toutes les périodes de l’histoire, à toutes les marches des civilisations, en haut ou en bas, à tous les moments d’ascension ou de déclin des littératures. Tant que l’homme ne se sera pas dépravé, lui et sa race, au point de se déformer le cerveau, il y aura toujours la chance de rencontrer un poète épique, dût-il se lever d’entre les nations, accroupies dans leur dernière fange !

Il sera possible dans toutes les langues et quelle que soit celle dans laquelle il chante, — que ce soit une langue qu’on ne parle plus ou une langue qu’on parle mal encore, — que ce soit un idiome incertain ou usé ! et disons le mot qui fait trembler les rhéteurs et les rhétoriques, que ce soit même un patois ! Il sera possible enfin dans tous les sujets, soit qu’il chante le combat, à coups de bâton d’un bouvier, dans un cabaret, ou la rêverie d’une buandière battant son linge au bord du lavoir ! Et tout cela sans avoir besoin de l’histoire, quand ce bouvier inconnu ne serait pas le Rob-Roy de Walter Scott et cette buandière ignorée, la Nausicaa du vieil Homère !

II §

Eh bien ! cela dit au préalable et accepté, l’auteur de Mirèio, de ce poëme que je viens d’appeler plus haut une épopée, est-il un poète épique surgissant tout à coup parmi nous, et la Critique la plus généreusement intrépide prendrait-elle sur soi de le revêtir de cette épithète lumineuse ?… Prudente, elle y regarderait à deux fois. Et cependant, si le caractère distinctif du poète épique est de voir grand, de jeter sur la nature un de ces regards dans lesquels elle se peint plus grande qu’elle n’est réellement, en dehors de ce regard transfigurateur, il faut bien convenir que l’auteur de Mirèio a dans le talent quelque chose du poète épique, et son poème est là pour le prouver.

C’est une œuvre tout à la fois simple et solennelle, élevée et familière, délicate et robuste, idéale et rustique, très-éloignée des manières de dire et de peindre des civilisations présentes, qui donnent des poètes comme Edgar Poe pour les plus forts de ses produits. Écrite en provençal, dans ce langage qui semble l’écho de tous les dialectes du monde italique, cette longue bucolique, où l’air qui vient de Grèce sur les flots de la Méditerranée a déferlé et se maintient grec sur les larges pipeaux de ce singulier pâtre du pays des Troubadours, peut soulever plus d’une question, mais non celle du talent. Il est incontestable. Ainsi, on peut se demander si c’est là de la poésie naïve ou de la poésie raffinée, sous couleur de naïveté… si le poète qui s’est traduit lui-même dans une de ces traductions interlinéaires, lesquelles plaquent brutalement le mot sur le mot et sont le plâtre sur le visage vivant, ne serait pas, après tout, un de ces profonds et savants comédiens intellectuels, comme ce faux moine de Chatterton, par exemple, qui se composa à froid une inspiration à laquelle se prit, un moment, l’Angleterre ? On pourrait très bien supposer que le poète fruste, salin et amer, découvert aujourd’hui comme une perle dont on ne m’a pas assez montré l’huître, fût, par hasard, quelque lettré moderne qui, blasé des corruptions et des hauts goûts de nos décadences, aurait reculé, par impatience de sensation nouvelle, jusqu’aux formes délaissées de la Bible et d’Homère, et eût fait de l’archaïsme en provençal, avec une habileté plus ou moins scélérate… Seulement, quoiqu’il en pût être, imitateur ou spontané, l’homme quelconque qui a enlevé ces douze chants sur un sujet qui serait vulgaire, si ce n’était pas la rabâcherie immortelle de l’amour, et donné à Daphnis et Chloé des proportions d’Iliade, est en définitive un poète que l’on peut mettre, ici ou là ! dans le groupe hiérarchique des poètes, mais qui a certainement droit d’entrée dans l’hémicycle sacré !

Il est vrai que malheureusement je tenais, pour mon compte, aux coquilles de l’huître autant qu’à la perle. Pour mon compte, et ce n’était pas une vaine fantaisie de critique qui se fait poète sur un poète, j’aurais aimé à rencontrer dans M. Frédéric Mistral, nouvellement découvert, et dont le nom, beau comme un surnom, convient si bien à un poète de son pays, un homme né et resté dans la société qu’il chante, ayant le bonheur d’avoir les mœurs de ses héros et d’être un de ces poètes complets, dont la vie et l’imagination s’accordent, comme le fut Burns, le jaugeur. Mais, hélas ! quelques mots qui sentent leur collège, mêlés à la traduction interlinéaire, bien faite d’ailleurs, et surtout des notes, des notes dans lesquelles nous trouvons des prétentions de linguiste, de la botanique, de l’histoire naturelle et toutes sortes de choses que j’eusse mieux aimé ne pas y voir, ont donné à penser que M. Frédéric Mistral n’est pas si sauvage ni si autochtone que je le voulais. Je l’aurais volontiers rêvé un chanteur solitaire comme ces Rapsodes anonymes de l’autre côté, dont Fauriel nous a traduit les chansons charmantes qui ont tant de rapport d’accent avec ce chant presque grec de Mirèio. J’en aurais fait un de ces courlieux du rivage dont la Critique n’aurait pas pu dire : « Est-il ignorant ou cultivé ? N’est-ce qu’un patoisant de génie ou réellement sait-il plus de français qu’il n’en faut pour traduire son poëme ? » quand tout à coup il nous a lui-même appris qu’il fait partie d’une littérature ! et, oimè ! d’une littérature provinciale ! Ils ont un cénacle là-bas… On l’imaginait assis sur du varech, ce Théocrite homérique qui « chante cette fille de la glèbe dont en dehors de la Craw il s’est peu parlé » et pas du tout, il fait partie d’un canapé dont il nous nomme les doctrinaires… Le mistral n’est plus qu’un vent coulis ! Cela a été une déception ! Mais, voyez ! cette déception funeste au poète, bien loin d’enlever à son œuvre quelque chose de son prestige ou de sa puissance, a tourné à son profit et fait preuve pour elle. Il faut, en effet, que cette œuvre soit d’une sincérité bien profonde pour résister, dans l’imagination de ceux qui la lisent, à de pareilles révélations !

III §

Le poëme de M. Frédéric Mistral, qui n’en serait pas moins ce qu’il est, quand il serait signé par le Gazonal de Balzac, n’existe, comme toutes les œuvres vraiment poétiques, que par le détail, l’observation, le rendu et l’intensité du détail. Les artistes, comme Dieu, font quelque chose de rien. Le rien dont M. Frédéric Mistral a tiré sa colossale idylle est l’amour de la fille d’une fermière pour un pauvre vannier, à qui ses parents la refusent en mariage. De désespoir, cette fille, qui s’appelle Mirèio, va aux Saintes pour leur demander assistance, et elle meurt dans la chapelle même des Saintes des fatigues de son pèlerinage. Tel est le fond du poème, tel est le motif de roman ou de romance qui, par le détail, devient épique et qui fait jaillir de la pensée du poète tout un monde grandiose, passionné, héroïque, infini, où passent des lueurs à la Corrége sur des lignes à la Michel-Ange !

Corrége et Michel-Ange ! Je sais bien que ce sont là des noms qui brûlent et que la Critique doit manier comme elle manierait la foudre ! Corrége, même par clartés qui passent ! Michel-Ange, même par tronçons qui s’interrompent, ce sont là des objets de comparaison effroyablement redoutables, je le sais, mais je sais aussi ce que je viens de voir dans ce poème qui commence comme le jour par les teintes les plus suaves, et, dès le troisième chant, tourne à la force, mais à la force qui reste dans la suavité.

Partout, à toutes les places de son poème, le poète de Mirèio ressemble à quelque beau lutteur qui garderait, comme un jeune Dieu, sur ses muscles, lustrés par la lutte, des reflets d’aurore. Depuis André Chénier, on n’a rien vu, — si ce n’est les Chants grecs publiés par Fauriel, — d’une telle pureté de galbe antique, rien de plus gracieux et de plus fort dans le sens le plus juste de ces deux mots, qui expriment les deux grandes faces de tout art et de toute pensée. Le poète de Mirèio est un André Chénier, mais c’est un André Chénier gigantesque qui ne tiendrait pas dans les quadri où lient le génie du premier. Il y étoufferait. Grec, comme André Chénier, par le génie, l’auteur de Mirèio a sur André, tombé de son berceau byzantin dans le paganisme de son siècle, l’avantage immense d’être chrétien, comme ces pasteurs de la Provence dont il nous peint les mœurs et nous illumine les légendes. À la fleur du laurier rose, aimé de Chénier et cueilli aux bords de l’Eurotas, il marie l’aubépine sanglante du Calvaire.

De race phocéenne et de pays profondément catholique, il bénéficie, dans son talent, de son pays et de sa race, et peut-être, pour cette raison, serait-il difficile à qui ne serait pas de la même terre que lui, — à moi, par exemple, chouette grise de l’Ouest et goéland rauque d’une mer verte, — de préciser avec exactitude à quels endroits du poème en question expire la poésie que M. Mistral n’a pas faite et a quelle place commence la sienne. Qu’importe, du reste ! Poésie de terroir ou poésie d’âme individuelle, toutes les deux sont à lui au même titre et font également sa poésie, car les poètes vraiment grands sont ton-jours le résultat de deux hasards sublimes. La circonstance du génie qui leur est donné ne leur appartient ni plus ni moins que la circonstance de la vie qui le leur développe, et l’auteur de Mirèio possède, au degré le plus profond et le plus extraordinaire, ces deux sources d’originalité.

Et il y puise, sans les épuiser l’une et l’autre… Jamais poète n’a tordu plus vigoureusement un sujet que M. Frédéric Mistral n’a tordu cette malheureuse petite donnée d’églogue dont il fait aujourd’hui, comme d’une grappe enchantée, ruisseler des beautés intarissables, sous le pressoir de ses douze chants. Eh bien ! il n’est pas une seule de ces beautés qui ne soit différente des autres et qui ne marque par une variété d’autant plus étonnante que les mœurs peintes par M. Mistral sont naïves, dans leur pittoresque, et les personnages qu’il met en scène, des êtres essentiellement primitifs. Malgré la simplicité forcée de leur type, ces jeunes filles, ces cueilleuses de mûres et ces pâtres ne se répètent ni ne se ressemblent, et tous ils portent sur le front leur rayon d’individualité. Il y a un chant dans le poème qui est intitulé Le Dépouillement des Cocons, où les compagnes de Mirèio, réunies en un Décaméron laborieux et charmant, commèrent ensemble et rêvent tout haut, dans un dialogue étincelant d’images, et cette peinture dramatique de chacune d’elles montre, par le magnifique dialogue qu’elles tiennent, comme le poète entend la nuance qui diversifie ces fronts de vierge dans l’unité de la beauté et de la pudeur.

Il y a aussi un autre chant, intitulé Les Prétendants, où les trois rivaux du pauvre Vincent le vannier sont dépeints avec un détail si prodigieux et si vaste, qu’on dirait trois rois de contrées différentes qu’Alari, le berger, Veran, le gardien de cavales, et Ourrias, le loucheur, Ourrias, toute la tragédie de ce poème, qui se lève et que l’on pressent dès les premières strophes que lui consacre le poète… : « Ourrias, né dans le troupeau, élevé avec les bœufs, — des bœufs il avait la structure et l’œil sauvage, et la noirceur, et l’air revêche et l’âme dure ! Combien de bouvillons et de génisses n’avait-il pas, — rude sevreur, — dans les ferrades camarguaises, renversés, hurlants, par les cornes ! Aussi en gardait-il entre les sourcils une balafre, — pareille à la nuée que la foudre déchire, — et les salicornes et les traînasses, de son sang ruisselant s’étaient teintes jadis. »

IV §

Encore une fois, — ne nous lassons pas d’y revenir, — le caractère de cette poésie, divinement douce ou divinement sauvage, est le caractère le plus rare, le plus tombé en désuétude, dans les productions de ce temps. C’est la simplicité et la grandeur. Cette poésie ne nous donne plus la sensation ordinaire de l’Étrange, mais la sensation extraordinaire du Naturel, tel que les Anciens l’ont conçu et réalisé toujours, et Shakespeare quelquefois après eux. Nous n’oublierons pas de sitôt cette âpre et pure sensation, et nous voudrions la faire partager : mais le talent de M. Mistral tient un tel espace, il a besoin d’un tel champ pour se déployer dans sa magnificence ou dans son charme, un peu farouches tous les deux ; ses bas-reliefs fourmillent de tels détails, que de tous les poètes, difficiles à citer dans un chapitre de la nature de celui-ci, il est peut-être le plus difficile. Il faut le lire et le lire tout entier pour en avoir une idée, impossible à donner, par des citations isolées, qui ne seraient jamais que des démembrements de sa pensée ou de sa forme. Un chant ou deux, — et par exemple le plus beau de tous, Le Combat, — ne suffiraient point pour avoir la mesure de cette main puissante, sur les octaves de son clavier !

Que si, du reste, au lieu d’être en vers provençaux, le poème de Mirèio était en langue française, la grandeur dont il brille empêcherait peut-être sa fortune, mais il aurait du moins une chance de réussite dont actuellement il est privé. Les Lettrés, en effet, affirment qu’il faut de rigueur une langue à un poète, et, disent-ils, le provençal n’en est pas une, malgré les prétentions historiques de ceux qui le parlent ou l’écrivent. Ce n’est rien de plus qu’un patois. M. Frédéric Mistral, qui n’entend nullement être un patoisant, et dont le génie d’expression était assez fier cependant pour avoir l’insouciance d’une question pareille, bête comme une personnalité, M. Frédéric Mistral a répondu au nom du provençal, dans ces malheureuses notes qui m’ont un peu dépoétisé sa personne, mais ce qu’il a dit ne modifiera pas l’opinion ; et comme il ne faut, dans notre heureux pays, qu’un lieu commun pour empêcher la vérité et la raison de faire leur chemin, il est bien probable qu’une telle impertinence barrera plus ou moins longtemps le passage à une œuvre digne par elle-même d’aller très-haut. Seulement, disons-le lui en finissant, il y avait une question plus importante et plus élevée que la question de la langue provençale et du succès actuel de Mirèio qui peut très bien attendre : c’était la question des patois en poésie ou en littérature, question qui n’a jamais été posée carrément et qu’il était hardi et convenable ici de poser. Les Lettrés qui demandent des langues toutes venues et complètes, pour que le Génie puisse fructueusement cohabiter avec elles, se rendent-ils bien compte de ce qui constitue une langue et de ce qui fait un patois ? Quelle différence admettent-ils entre l’une et l’autre ?

Ruines d’idiomes ou retards de langage, est-ce que le Génie, lorsqu’il naît au sein des patois, ne les relève pas si ce sont des ruines, ne les avance pas si ce sont des retardements ?… Est-ce que partout où brille le Génie il ne se fait pas un langage avec les éléments les plus indociles et les plus ingrats ? Enfin, est-ce qu’il y a eu quelque part dans l’histoire des langues et des littératures autre chose que des patois, avant les œuvres du Génie ? Or, s’il n’y a eu que des patois, il y a donc eu aussi des poètes qui n’ont pas eu besoin d’une langue toute faite pour être poètes, — et ce ne sont pas les moins grands !

M. Soulary
Sonnets humouristiques. §

I §

Ce livre ne nous a pas été envoyé, — mais la Critique ne ressemble pas à cet heureux plongé dans le sommeil au seuil duquel s’assied la Fortune dans la Fable. La Critique n’attend pas si nonchalamment les livres qui, pour elle, sont une vraie fortune, quand un peu de talent les distingue, et elle court au-devant pour leur faire accueil. Il y a quelque temps, le hasard, qui n’est pas toujours un imbécile, jeta dans nos mains un recueil de vers dont on a parlé bien sobrement, — l’auteur n’était pas de Paris, — et c’est ce recueil, très-inconnu en raison du peu qu’en ont dit les hospitaliers généreux de cette ville charmante, c’est ce recueil d’un luxe typographique qui est une poésie à lui seul que nous voulons signaler à l’attention de ceux-là qui aiment la poésie, et on ne peut l’aimer maintenant qu’avec désespoir.

M. Joséphin Soulary l’aime certainement pour elle-même. C’est un artiste qui voit l’œuvre avant tout, ne pensant qu’après à la gloire, et c’est déjà une fière distinction à une époque où l’on donnerait toutes les beautés du génie pour quelque argent et quelque bruit… C’est déjà assez humouristique, cela, de la part de l’auteur des sonnets qui portent ce nom ! Sonnets humouristiques ! alliance de mots qui frappe et qui engage ! car l’Humour, c’est la fantaisie même dans ce qu’elle a de plus libre et de plus capricieux, et c’est, de plus, la fantaisie malade, ajoutant au caprice de sa nature le caprice de sa maladie ! Et le Sonnet, au contraire, c’est la règle inflexible, le rythme sévère et circonscrit, l’anneau infrangible et enchanté, passé au pied divin de la Muse pour qu’elle ne s’envole pas et qu’on puisse mieux juger de la grâce et de la longueur de ses ailes !

Oui, voilà l’Humour et voilà le Sonnet, dans leur essence à tous les deux ! Réunies, ou plutôt versées l’une dans l’autre, l’une l’Humour, c’est la faculté la plus opposée à la forme qu’elle emploie, et l’autre, à son tour, le Sonnet, est la forme la plus résistante à la faculté qu’il embrasse. Cristal de dimension étroite, le Sonnet humouristique, composé d’un petit nombre de facettes d’une géométrie régulière, doit donc allier à ce qu’il y a de plus rigoureux dans le langage ce qu’il y a de plus ondoyant dans la pensée ! Et ne vous récriez pas ! Je sais, comme vous, que dans toute poésie, quelle qu’en soit la forme ou l’étendue, il y a une lutte secrète entre l’infini du sentiment qui circule et le fini de la langue dans laquelle cet infini se renferme sans se limiter, mais ici, cette lutte, qui est le caractère glorieux et infirme de toute poésie, a lieu sur un bien plus petit espace, ce qui augmente le danger et constitue un bien plus difficile idéal.

Aujourd’hui l’auteur de ces Sonnets humouristiques, M. Joséphin Soulary, a-t-il atteint ce très difficile idéal ?… Dans la lutte en question, ce nouveau poète, qui a choisi le Sonnet pour expression unique de sa pensée et qui en dehors du Sonnet n’existerait peut-être plus, a-t-il déployé une véritable force de poète ? Et la valeur de son œuvre actuelle peut-elle donner à ceux qui l’étudient de grands pressentiments sur son avenir ?… Toutes questions auxquelles la Critique a charge de répondre et auxquelles elle va répondre avec simplicité.

II §

D’abord, c’est le choix du Sonnet que nous n’aimons pas et qui nous est suspect dans ce poète, car M. Soulary est un poète, malgré sa camisole de forçat volontaire, le seul genre de forçat que nous ne comprenions pas. Le Sonnet est une forme vieillie, et ce n’est rien que de vieillir, — vieillesse, dans les choses de l’intelligence, c’est souvent parfum, sagesse et profondeur, — mais c’est une forme bornée, et il nous est impossible d’avoir pour elle le respect qu’avait Despréaux. Nous ne pouvons pas davantage être de l’avis de M. Charles Asselineau, auteur d’une spirituelle monographie du Sonnet en France, quand il dit : « Le Sonnet est un symptôme en histoire littéraire. On ne le trouve cultivé et florissant qu’aux époques de forte poésie. »

Pour nous, le symptôme est différent : le Sonnet si vanté, à cause de la difficulté vaincue, chez un peuple qui a toujours aimé à vaincre la difficulté, n’est que l’amusette des sociétés qui jouent aux petits jeux de la littérature… Ni les grands noms de Shakespeare, de Milton, de Corneille, de Machiavel, de Pétrarque, qui ont splendidifié ce monde de poésie, si écourté et presque puéril, ne me troublent et ne m’imposent. Ils coulèrent leur pensée dans ce moule parce que ce moule était à la mode de leurs temps, mais ils l’y ont étriquée, étranglée ; c’étaient des aigles pris à la sauterolle ! Tout au plus était-ce bon pour les Voiture et les Benserade, cette forme presque calligraphique de poésie. Si chez nous on les vit renaître après 1830, c’est que nous voulions ressusciter la Renaissance, mais les plus grands poètes de ce temps, Lamartine et Hugo, échappèrent au Sonnet. Ils le dédaignèrent. Plus tard, des esprits curieux, obstinés, plus occupés de mots que de choses, de plus de métier que d’inspiration, des travailleurs à la loupe et à la lampe, des émailleurs, des archaïstes, reprirent le Sonnet en sous-œuvre et lui donnèrent un éclat solide, une netteté de camée et une perfection de burin qui, en France du moins, lui avaient toujours manqué.

C’est là sans doute ce qui a fanatisé pour le Sonnet l’imagination plus savante que spontanée de M. Joséphin Soulary. Naturellement, il était de l’école des Émailleurs et des Volontaires, car il n’y a que deux Écoles ou, pour mieux parler, que deux Vocations en poésie, les Volontaires et les Inspirés. M. Soulary est de l’École des Baudelaire, des Grammont, des Banville, qui reconnaît pour chef le grand incrusteur, M. Théophile Gantier, — et quoiqu’il ait probablement vécu loin du foyer commun des théories où l’on réchauffe les enthousiasmes quand ils sont sur le point de se glacer, M. Joséphin Soulary fut un des plus acharnés de l’École, puisqu’il se moula en sonnets, tout entier, et qu’il ne permit pas d’autres manières de se produire à son génie. Il l’a dit, du reste, en vers charmants :

Je n’entrerai pas là, dit la folle en riant,
Je vais faire éclater cette robe trop juste !
Puis elle enfle son sein, tend sa hanche robuste,
Et prête à contresens un bras luxuriant.

J’aime ces doux combats, et je suis patient :
Dans l’étroit vêtement qu’à son beau corps j’ajuste,
Là serrant un atour et là le déliant,
J’ai fait passer enfin tête, épaules et buste !

Avec art maintenant dessinons sous ces plis
La forme bondissante et les contours polis ;
Voyez ! la robe flotte et la beauté s’accuse.

Est-elle bien ou mal en ces simples dehors ?
Rien de moins dans le cœur, rien de plus sur le corps !
Ainsi j’aime la femme, — ainsi j’aime la Muse !

C’est évident qu’elle est entrée !

III §

Ainsi, de l’aveu même de l’auteur, forme petite et contractée, l’infini dans un point, la lumière arrêtée ou versée dans une goutte d’eau condensée, et pour Muse la Patience enflammée, pour Génie la rageuse Volonté, telles sont les caractéristiques de la poésie de M. Joséphin Soulary. À la tête de ce recueil aussi passionné dans sa correction et sa beauté typographique que le serait le manuscrit d’un vieux moine (et M. Soulary est bien capable de nous donner son prochain ouvrage sur le parchemin d’un manuscrit enluminé), à la tête de ce recueil il y a un portrait du poète qui dit bien tout ce qu’il est, lui et sa poésie, à ceux-là qui savent lire l’hiéroglyphe de la physionomie humaine.

Sous une chevelure qui pousse, en l’air, droite, dure et indomptable au fer, qui en la coupant souvent l’a épaissie, un front vaste et carré comme un parallélogramme, d’un lisse de marbre, mais auquel l’Effort a mis son pli rudement marqué entre les deux sourcils, yeux rentrés où le noir du crayon s’allume, joue rigide, regard attentif, la bouche presque amère, tel est l’homme de ce portrait, et c’est le poète aussi, le poète laborieux, violemment laborieux, l’ardent Puritain du Sonnet, cette pauvreté opulente, la pensée cruelle à elle-même comme la femme, la coquette martyre, dont le pied saigne dans le brodequin, dont la hanche bleuit sous la baleine, mais qui se console avec l’adage : il faut souffrir pour être belle !

La bouche seule me plaît dans tout cela, car, je l’ai dit, elle est amère. Puisqu’elle est amère, elle est inassouvie ! Il y a encore de l’espérance ! M. Joséphin Soulary a peut-être l’esprit plus grand que ses Sonnets, et son humour, à ce bizarre, ce vin noir comme le sang d’un cœur triste, finira peut-être par devenir fougueuse à force d’être comprimée, et passera par-dessus le bord, rose et or, du verre de Bohême aux pans régulièrement taillés, dans lequel il la sert avarement aux lèvres qui l’aiment et qui en voudraient beaucoup plus !

Eh bien ! nous sommes de ceux-là, nous. Nous aimons mieux le vin que le verre, et nous trouvons le verre étroit. Il est éblouissant, il flambe, il étincelle, mais nous aimons mieux la liqueur sombre et tranquille, et quoiqu’elle fasse bien par sa sombreur même, dans ce transparent cristal irisé, dans cette coupe d’arc-en-ciel où le poète l’a emprisonnée, nous aimerions mieux la voir jaillir et se répandre dans une forme plus vaste et moins subtilement travaillée ! Ah ! le plus beau de tout, c’est la grandeur dans l’être, c’est l’étendue dans la forme puissante, c’est l’ampleur dans le geste humain ! Que les faiseurs de sonnets et les tailleurs de petits cristaux ou de petits cailloux le sachent bien ! Ils ne viennent jamais que les seconds ou que les troisièmes. Qu’est Benvenuto en comparaison de Michel-Ange ! Combien les plus beaux poèmes épiques ont-ils de chants ?

Faire grand dans la pensée et faire grand dans l’espace du même coup — car la langue, c’est l’espace, — voilà la condition absolue du génie. Il est tenu à cette sublime équation. Et cependant tel que je l’ai trouvé, ce faiseur de Sonnets, en ses Sonnets humouristiques, je voudrais en donner l’idée. Singulier poète, ou, pour mieux parler, singulière spécialité poétique, qui s’est liée volontairement dans de pareils esclavages, qui a renfermé sa pensée dans la forme étroite au lieu de dilater cette forme autour de sa pensée, je ne le confondrai pas pourtant avec les Vides de ce temps, les poètes de la forme pure, avec les écorces sculptées, qui ne renferment rien, comme les sarcophages des Anciens, qui ne contenaient pas même de cendres, car lui, lui, il a la pensée, il a cette perle malade, mais cette perle de la pensée, dont les feux du diamant de l’art, de la langue et du rythme, ne valent pas le plus pâle rayon !

IV §

Le livre des Sonnets humouristiques est divisé en plusieurs livres, composés, à leur tour, d’un nombre déterminé de sonnets, et ces différents livres, dont nous donnerons seulement les noms, parce qu’en donnant ces noms on donne aussi les teintes de l’imagination qui les a écrits, s’appellent : Pastels et Mignardises, — Paysages, — Éphémères, — Les Métaux, — En train express, — L’Hydre aux sept têtes, — Les Papillons noirs, — et déjà, à ne considérer que ces grandes divisions de l’œuvre des Sonnets humouristiques, on entrevoit la forte originalité de l’esprit qui a concentré tant de vigueur dans de si petits espaces et sous un nombre si rare et si choisi de mots.

L’originalité de M. Joséphin Soulary est, comme nous l’avons dit plus haut, le sombre à travers le brillant, le vin noir, l’absinthe glauque, le bitter plus amer encore et plus dense, teintant les cristaux étincelants aux reflets d’or ! Cet humouristique souvent très-suave, quoique meurtri par l’expérience, n’a rien d’enfant, ni de candide, ni d’affligé à la manière des élégiaques. Il a sucé la mamelle empoisonnée de cette louve qu’on appelle la vie. Peut-être l’a-t-il mordue, mais il est trop viril pour avoir des mélancolies, ce poète contracté dans sa tristesse comme dans son rythme, ce quadruple joug ! Seulement de cette vie goûtée il est résulté dans son imagination assombrie ce bistre si souvent sinistre qui se mêle à ses couleurs les plus fraîches et les plus brillantes.

Il n’aime pas la mort comme Leopardi, le seul vigoureux élégiaque de ce monde affaissé, mais il en promène sur toutes choses l’ombre qu’il a toujours sur la pensée, et il n’y a pas que dans ses Papillons noirs que cette ombre terrible est projetée ! On la trouve partout dans ses Sonnets comme dans la vie ; dans ses Pastels et ses Paysages, comme dans ses Éphémères, quand il est le plus doux de lueur, le plus outremer, le plus rose, quand son verre de Bohême a des nuances si peu attendues qu’on dirait des surprises du prisme. En voulez-vous une preuve ? Tenez, ceci s’appelle l’épouvantail, — une si jolie chose !

Dans son coquet chapeau de paille d’Italie,
Dès qu’elle se montrait, les moineaux, fol essaim,
S’en venaient picorer dans le creux de sa main
La cerise pour eux sur la branche cueillie.

Jamais cour plus fidèle et reine plus jolie.
La reine avait grand cœur, sa cour avait grand faim.

L’avare jardinier maugréait, mais en vain.
Il rêvait d’en finir avec cette folie.

Elle est morte ! Un matin, le méchant jardinier
Du chapeau de l’enfant coiffe le cerisier,
Comme un épouvantail contre la gourmandise !

Artifice trompeur ! Les oiseaux familiers,
Pensant revoir leur sœur, accourent par milliers.
Le cerisier, le soir, n’eut pas une cerise.

Vous le voyez, c’est la mort et c’est son ironie, à travers le riant et la grâce de ce charmant petit tableau. M. Joséphin Soulary a beaucoup de Sonnets pareils dans cette délicieuse nuance, et que nous sommes aux regrets de ne pouvoir citer, mais ce n’est pas là le vif de son originalité de poète, quoiqu’elle y soit encore. M. Joséphin Soulary, qui a le riant des teintes, comme on vient de le voir, est bien plus profondément lui-même, quand il est grave, fort et poignant dans sa couleur âprement foncée, ainsi qu’on peut le voir dans ses Métaux, par exemple, ou dans son Hydre aux sept têtes, lesquelles ne sont rien moins que les sept péchés capitaux. Artiste surtout en choses amères, qui sculpte la larme, quand elle est durcie, avec la pointe d’un couteau, et qui aime à tordre, comme il tord son vers, ce qu’il enfonce dans sa poitrine, moraliste railleur qui a parfois des brutalités atroces, comme dans son sonnet le Te Deum :

Ô Veuves qui pleurez, ô mères désolées !
Voulez-vous bien sourire et rendre grâce à Dieu.

Comme aussi dans L’Accord parfait, Sacra famés, L’État, L’Expiation, Le Mal suprême et d’autres encore qu’il est impossible d’énumérer dans cette gerbe pressée de poésies qui n’ont qu’un tort à nos yeux, c’est d’être des brins de poésie. L’auteur des Sonnets humouristiques serait à coup sûr un puissant poète, s’il plaçait son imagination et ses qualités dans des milieux plus faits pour elles. Le poète qui a écrit L’Influenza, La Note éternelle, Un soir d’été, La Colombe, L’Ancolie, A Éva, Sur la Montagne, Dans les Bois, Dans la Grotte, Dans les Ruines, Stella, La Canne du Vieux, Abîme sur Abîme, Hermès, ou, pour mieux parler, car il faudrait tout citer, les Cent soixante-douze Sonnets du recueil, qui sont, à bien peu d’exceptions près, presque tous, à leur façon, des chefs-d’œuvre, est certainement plus qu’un artiste de langue et de rythme, introduisant, à force d’art et de concentration, je ne sais quelle téméraire plastique dans le langage. Il a (regardez-y et même vous n’avez pas besoin d’y regarder pour en être frappé) la fécondité, la force, la profondeur, la grâce, la variété dans l’inspiration et cette unité dans le sentiment qui fait l’originalité d’un homme et qui lui crée son moi poétique, mais dans quelle proportion a-t-il tout cela, si ce n’est dans celle qui étouffe, en le restreignant, le génie, le génie à qui la place est nécessaire et qui ne peut jamais se passer d’horizons !

Ainsi, une œuvre supérieure dans un genre inférieur et borné, voilà le dernier mot à dire et la conclusion à tirer de ces Sonnets humouristiques qui classent d’emblée, du reste, M. Joséphin Soulary au premier rang dans cette École, aux préoccupations mauvaises, qui, confondant l’Art avec la Poésie, fait tenir, de préférence et de système, l’œuvre poétique dans la circonférence d’une médaille ou le tour d’une bague, encore plus étroit, et s’imagine que le fini du détail répond à toutes les exigences. Cette conception matérielle et grossière, malgré les raffinements sous lesquels on la dissimule, peut-elle et doit-elle asservir pour jamais une intelligence douée, comme celle de M. Soulary, des plus précieuses facultés poétiques et pour laquelle la Volonté et son effort ont remplacé, dans une époque de décadence littéraire, la naïveté grandiose de l’Inspiration ? En vérité, quand on lit quelques-uns des sonnets du recueil qu’il publie aujourd’hui, on se dit que l’Inspiré doit être bien près du Volontaire dans le nouveau poète qui vient de nous naître, et que le souffle sacré, — qu’on a ou qu’on n’a pas, mais qu’aucun travail ne donne quand il manque, — doit reposer en puissance, dans l’homme qui a écrit des vers comme ceux-ci, en attendant l’heure des œuvres vastes :

Toi, Moi.

Toi ! moi ! deux mots abstraits, deux volontés sans loi !
Qu’une accolade intime, un baiser, les unisse,
Et l’échange se fait, suave sacrifice ;
Et soudain nous vivons, toi dans moi, moi dans toi !

Chacun reçoit des deux, chacun donne de soi ;
Dans ce trait d’union Dieu lui-même se glisse !
L’égoïsme est béni dès qu’il a son complice ;
L’être est complet dès lors qu’il n’est ni toi ni moi !

Tu voudrais voir, dis-tu, pour la vie éternelle,
Nos deux âmes se perdre en la même étincelle ;
Si bien qu’on ne saurait en séparer les feux.

Va ! laisse-les s’unir, mais non pas se confondre !
Que deviendrait l’amour, s’il ne pouvait répondre
A la soif de chacun dans l’ivresse des deux ?…

Certes, il y a là, — n’est-ce pas ? — une flamme humaine trop tôt éteinte, un cri du cœur trop tôt interrompu et qu’on n’est guère accoutumé de voir ni d’entendre parmi les poètes de la niellure et des intailles sur onyx, en ces Sonnets qui sont maintenant les pierres gravées de la littérature. Ce qui fait M. Joséphin Soulary bien supérieur à tous les autres poètes d’une École qui ne se soucie que de l’expression, c’est le fond humain qui palpite en lui, c’est cette profonde sensibilité qui est toujours exquise, — quand elle cesse d’être cruelle. Passez-moi un sonnet encore ! Celui-là s’appelle les Deux Cortèges :

Deux cortèges se sont rencontrés à l’église.
L’un est morne ; — il conduit la bière d’un enfant.
Une femme le suit, — presque folle, — étouffant
Dans sa poitrine en feu le sanglot qui la brise.

L’autre, c’est un baptême : — au bras qui le défend
Un nourrisson bégaie une note indécise ;
Sa mère, lui tendant son doux sein qu’il épuise,
L’embrasse tout entier d’un regard triomphant !

On baptise, on absout, — et le temple se vide.
Les deux femmes, alors, se croisant sous l’abside,
Échangent un coup d’œil aussitôt détourné.

Et, — merveilleux retour qu’inspire la prière ! — 
La jeune mère pleure en regardant la bière ;
La femme qui pleurait sourit au nouveau-né.

Quel dommage, n’est-il pas vrai ? qu’un peintre de cette adorable simplicité se morfonde dans des miniatures aornées ! Quel dommage qu’un poète de ce faire émouvant et pensé passe dix ans de sa vie à rimer des sonnets comme ce niais, souvent sublime, de Wordsworth, qui, du moins, écrivit l’Excursion, — une œuvre d’ensemble, un grand poème, — et voue sa vie (mais l’a-t-il réellement vouée ?) à la perfection des choses petites, qui n’est qu’une réussite, un tour de force… ou bien d’adresse, cause d’une sensation très-vive et très-particulière, je le sais, mais qui ne donne pas la suffisante sensation qui nous dit : « Voici le génie ! » L’étonnement n’est pas l’émotion. Un Alhambra fait avec un noyau de cerise serait plus étonnant que l’autre Alhambra, et cependant il toucherait moins. Mystère qui, sans nul doute, tient aux proportions de notre être ! Le génie dans les petites choses n’est plus le génie. De fait, il y perd sa puissance et n’y garde pas même son nom.

M. Pommier
L’Enfer, — Colifichets. Jeux de rimes. §

I §

L’un des meilleurs profits de la Critique, c’est de pouvoir replacer un homme et un livre dans l’atmosphère d’attention et de sympathie qui n’auraient jamais dû leur manquer. Les journaux ont parlé du poème sur l’Enfer de M. Amédée Pommier, et il ne leur était guère loisible de s’en taire. Connu déjà pour d’autres poésies, couronné plusieurs fois par l’Institut, malgré le talent le moins académique, ayant abordé vaillamment la satire politique, le seul genre de poésie qui rende vite un nom populaire, — après la poésie dramatique toutefois, — M. Amédée Pommier, l’auteur des Crâneries, des Assassins, du Livre de sang, des Océanides, un des grands poètes à outrance de ce temps, ne pouvait manquer d’attirer le regard quand il publiait un nouvel ouvrage, et un ouvrage intitulé L’Enfer ! L’audace de donner à son poème le même titre que celui du Dante était une raison de plus pour qu’on en parlât. On en a donc parlé, mais légèrement, — trop légèrement, selon nous, avec cette superficialité qui ne voit dans le livre en question qu’une fantaisie tragico-burlesque, un tableau de Callot ou un fragment des sermons du petit père André, mis en vers. On a méconnu le fond terrible et poétiquement incomparable de ce poème. On n’a pas voulu regarder dans quelles sources d’inspiration, méprisées par la génération présente, un poète du xixe siècle avait eu la hardiesse d’aller puiser, et quelles beautés d’expression et de sentiment il en avait rapportées. On n’a guère aperçu, dans sa tentative, que la gageure d’un esprit ardent et robuste, et l’exécution rythmique, plus ou moins réussie, d’une idée qui n’est plus de ce temps. Enfin, on n’a vu ni grandement, ni profondément dans cette œuvre, et l’on a cru voir !

En effet, le premier mérite de M. Amédée Pommier, c’est d’avoir touché au sujet le plus difficile et littérairement le plus dangereux, en raison de sa beauté même. Il a deviné la grande poésie cachée dans une conception qui n’a pas eu son poète, car, il faut bien le dire, Dante lui-même ne l’est pas ! Non ! Dante avec tout son génie, avec les influences divinisantes dont le Catholicisme avait pénétré sa pensée, n’est pas le poète de l’enfer chrétien. Ivre d’antiquité comme les autres, Dante nous a donné un enfer de Renaissance, un enfer de mythologie. Ce n’est pas sans dessein qu’il a pris Virgile pour conducteur et pour maître dans ces ombres où l’Énéide se reflète comme un demi-jour. Il y a plus : l’enfer, qu’il emplit de sa personnalité tourmentée et de ses implacables ressentiments, n’est qu’une forme sublime, découverte par le génie de la vengeance. Sans ses ennemis politiques, sans ces papes qu’il osait damner, ne croyant pas que ce fût assez de les insulter et de les maudire, Dante, ce Juvénal du Moyen Age, ce pamphlétaire plus grand que Tacite, auquel des critiques qui ressemblent un peu aux petits garçons de Florence ont voulu donner l’air inspiré d’un prophète revenant de l’autre monde, tandis qu’il est un homme du temps, se possédant fort bien, au contraire, et tenant d’une main très-froide son stylet de feu, Dante n’aurait jamais songé à enfoncer son profond regard, fait pour juger les hommes et leur commander, dans cette conception de l’enfer, dont la vision pour lui se mêle à d’autres rêves et qu’il a faussée au profit de ses haines et sous le coup de ses douleurs. La notion de l’enfer, telle que le Moyen Age l’admettait, dans sa simplicité terrifiante, n’a donc eu pour poètes que quelques mystiques chrétiens comme sainte Brigitte et sainte Thérèse, lesquelles nous ont donné, en peu de traits, des enfers bien autrement épouvantables que celui du Dante : mais, comme il ne s’agit pas ici de poètes surnaturels, mais de poètes littéraires, nous n’avons pas à en parler. Quand donc on se place en dehors des Mystiques et de la Légende, Dante est le seul poète littéraire de l’enfer, et nous sommes si loin, pour notre compte aussi, de la notion du Moyen Age, que nous admettons son poème comme chrétien, à ce franc-maçon des sociétés secrètes de son temps, à ce carbonaro anticipé, qui avait lu saint Thomas et qui ne pouvait s’en défendre, — et que nous lui faisons l’honneur de trembler deux fois devant lui, — devant ses inventions et devant son génie ! Pour son génie, il est incontestable, mais ses inventions n’ont rien confisqué de l’idée chrétienne, qui reste à la disposition du premier venu et qui, malgré l’effort du talent très-énergique et très-fier auquel nous applaudissons aujourd’hui, attend encore, attend toujours un poète de proportion avec sa grandeur !

Eh bien ! pourquoi M. Amédée Pommier ne l’a-t-il pas été, ce poète ? Est-ce le génie qui lui a manqué ? Mais la conception de l’enfer chrétien dispensait un homme d’avoir du génie, et, d’ailleurs, voir où dort une immense poésie rend un homme digne de l’éveiller. Est-ce la puissance de l’imagination ? est-ce la faculté de l’enthousiasme ? est-ce l’expression, l’expression, composée de tant de choses, le rythme, le verbe, le mot qui force la mémoire à vibrer et à se souvenir ? Non, rien de tout cela n’a manqué au nouveau poète de l’Enfer. Son poème est là qui répond pour lui. M. Amédée Pommier a les qualités supérieures qui devaient naturellement trouver leur emploi dans un sujet comme celui qu’il a abordé, et elles l’ont trouvé avec usure ; elles l’ont trouvé avec magnificence : nous le prouverons par des citations. Nous ne lui reprocherons pas, nous, la violence de sa manière de peindre, qui n’est que de la netteté flamboyante dans ce sujet d’un enfer réel, où l’ignominie des Sept Péchés Capitaux force le poète à matérialiser sa pensée, comme l’âme a matérialisé son péché, comme Dieu a matérialisé le châtiment.

Nous ne lui reprocherons pas non plus d’adopter le vieil enfer traditionnel avec ses démons, ses brasiers, ses chaudières bouillantes, parce que c’est précisément de cette tradition qu’il s’agit. Enfin nous n’élèverons pas contre les tableaux inouïs de bouffonnerie grandiose de ce poète, qui comprend la gaîté et les plaisanteries du Démon, ce grand rieur, les objections mortes et faites jadis contre Milton, Michel-Ange et Shakespeare. M. Amédée Pommier, en peignant l’enfer comme il l’a peint, a été tout ce qu’il a dû être. Mais alors que lui a-t-il manqué ? S’il a l’idée, s’il a l’émotion, s’il a le rythme, pourquoi son poème n’est-il pas de tout point un chef-d’œuvre ? Question qui se lève tout à coup au bout de nos éloges, et qu’il est facile de résoudre. M. Amédée Pommier a été un grand poète dans tout ce qu’il a compris de l’idée chrétienne, mais, quand cette idée qui l’a élevé au-dessus de lui-même, qui l’a emporté et qui l’a soutenu, l’a laissé à terre, il y est resté.

II §

Telle est la grande critique, la grande objection qu’on peut adresser à son livre. Toutes les autres n’ont pas de valeur. Puisqu’il s’emparait de l’idée chrétienne, de cette donnée qu’il faut accepter toute ou rejeter toute, car, si on est chrétien, il n’est pas permis de manquer à sa foi, et, si on est vraiment un homme, d’affaiblir par des arrangements de fantaisie, l’Évangile, l’Apocalypse, les Mystiques, la Légende et la Tradition, — puisque, ravi par la sombre splendeur du dogme de l’Enfer, il foulait d’un pied libre le cadavre de Voltaire, se souciant peu des rires que cet autre démon a semés sur les lèvres humaines, et se dévouant à chanter les supplices qui répugnent tant pour l’heure à notre spiritualisme épouvanté, il fallait qu’il allât jusqu’au cœur de l’idée chrétienne, il fallait qu’il la creusât dans tous les sens pour lui arracher toutes ses beautés !

Or, voilà ce que M. Amédée Pommier n’a pas fait. Son christianisme de bonne volonté est celui de beaucoup d’hommes de notre époque incertaine. Il ne sait pas. Il se trouble, vacille et s’arrête, et de ce trouble et de cette ignorance il résulte un dommage immense pour le poème. M. Pommier n’a pris que les grandes faces connues, nécessaires et impossibles à supprimer de l’idée féconde qu’il devait interroger et dévoiler sous toutes ses faces et dans toutes ses profondeurs. Il s’est strictement renfermé dans le jugement dernier, le dénombrement des crimes qui mènent à l’enfer et la description des peines qu’on y souffre. Mais ces trois parties de son poëme correspondaient à une foule de perspectives qu’un grand artiste aurait entr’ouvertes, mais que le plus grand artiste aurait été obligé de tenir fermées, s’il n’avait pas eu à sa portée la science même du christianisme. Ici le Poète devait s’épauler au Docteur. Son enfer charnel et palpable, son enfer de glace et de feu aurait pu joindre des caractères plus affreux encore au caractère de ces tortures que l’incroyable poète nous retrace avec un relief si effrayant. Les idées des Mystiques auraient enrichi le vaste trésor de ses terreurs. L’enfer de feu, dans son intensité dévorante et les cent mille formes de son dévorement, aurait gagné en sublimité de désolation, si, par exemple, l’absence de lumière et l’invisibilité des uns pour les autres avaient été dans la sensation des damnés.

Et ce n’est pas tout. Dans le poème de M. Pommier, dans cette vision du dernier jour et de l’Éternité, Jésus-Christ, qui, par sa double nature d’homme et de Dieu, est de plein droit l’arbitre agréable et agréé du genre humain entre son Père et nous, Jésus-Christ n’apparaît pas assez. Il n’intervient point, et littérairement c’est une faute. Il n’est pas permis de décapiter les assises du genre humain de leur juge naturel qui doit appliquer aux âmes des hommes leur propre jurisprudence d’ici-bas. Il y avait les plus hautes relations et les plus magnifiques analogies à tirer de la fonction du juge suprême exercée par Celui qui a parcouru tous les rangs de l’humanité, depuis le fils de roi jusqu’à l’esclave qui lave les pieds et le condamné mis en croix, et qui, pendant dix-huit ans de sa vie mortelle, fut charpentier comme Noé et comme Salomon, ces préparateurs figuratifs de l’arche de salut. Ces relations et ces analogies, sur lesquelles nous n’insisterons pas, mais que nous avons voulu indiquer à un poète qui nous comprendra, on les regrette dans le poème de M. Pommier, dont la gloire aurait été de n’avoir point d’épisodes et de compter plus de quinze cents vers !

En effet, le livre de M. Amédée Pommier est trop mâle pour s’occuper beaucoup des historiettes de l’individualité humaine. Il laisse cela au terrible Dante, qui a besoin de nous raconter les infortunes de la Pia ou comment les Françoise de Rimini succombent, pour nous intéresser à son fabuleux enfer. M. Pommier n’a, lui, qu’un personnage dans tout son poëme, mais ce héros, c’est la Foule, c’est le Monde, c’est l’Humanité. Pour faire mouvoir cet immense héros, quinze cents vers n’étaient pas assez, si merveilleusement frappés qu’ils pussent être. Ciselé comme la plus belle coupe ou le plus fouillé des manches de poignard de Benvenuto Cellini, l’ensemble du poème a, malgré la vigueur de burin qui le distingue, quelque chose d’exigu et de maigre sur cette mince feuille de cuivre de quinze cents vers. Tout est relatif. En présence de cette notion colossale de l’Éternité et de l’Enfer, l’Imagination exige davantage. Le livre de M. Amédée Pommier rappelle trop ce noyau de cerise autour duquel une des plus grandes artistes de l’Italie du xvie siècle avait gravé toute l’histoire de N.-S. Jésus-Christ. En vain s’attestait-on qu’il y avait en cette petite chose la force du plus grand génie. En vain la raison le disait-elle après l’expérience. Le sublime a ses lois d’optique, et l’Imagination n’y consentait pas.

III §

Mais, à part ces défauts qui tiennent à l’incomplet de la notion chrétienne dans l’esprit du poète et au manque d’étendue de son cadre, il n’y a plus qu’à louer et à admirer dans le poème de M. Amédée Pommier. À l’élan des strophes et à la puissance de leur facture, on reconnaît tout d’abord un poète de la plus haute volée, tout à la fois ample et contenu, fougueux et correct. L’inspiration ne monte pas par degrés, comme une sève, dans l’œuvre de M. Pommier, mais s’y abat d’un vol rapide, comme l’aigle, dès les premiers vers. Voyez s’il y a beaucoup de poèmes dans la littérature moderne qui commencent avec ce nombre, cette vigueur de mouvement et cette majesté !

La grande échéance est venue ;
Les vastes cieux se sont ouverts ;
L’Agneau tient, du haut de la nue,
Les assises de l’univers.
Les clairons des archanges sonnent,
Les morts entendent et frissonnent,
Et tous leurs poils se hérissonnent
D’un subit épouvantement.
Le monde a passé comme un rêve !
Et la race d’Adam et d’Ève
De la poudre en sursaut se lève
Pour le suprême jugement.

Dieu veut, et soudain s’effectue
La résurrection des morts,
Et la nature restitue
À chaque individu son corps.
Allons ! défunts, ouvrez vos bières !
Sus ! hâtons-nous ! que les poussières,
Couches d’humus des cimetières,
Soient encor des êtres vivants !
Et que le lieu qui la recèle
Rende l’invisible parcelle
Qui, dans la masse universelle,
Roulait au gré des quatre vents !

L’œuvre divine se consomme.
Les fils, les pères, les aïeux,
Se réveillant d’un profond somme,
Ébahis, se frottent les yeux.
Dans tous les caveaux mortuaires,
Dans les charniers, les ossuaires,
Sous les longs plis de leurs suaires,
Se démènent les trépassés.
Retrouvant leurs chairs et leurs lombes,
Les habitants des Catacombes
Poussent le couvercle des tombes,
Et sur leurs pieds se sont dressés !

On entend claquer les squelettes.
De son cercueil l’embaumé sort,
Démaillotté des bandelettes,
Langes multiples de la mort !
Chrysalide humaine endormie,
Du fond des cryptes revomie,
On voit la rigide momie
Remonter, blafarde au grand jour !
Et dans la nuit des hypogées
Les générations logées
Viennent pour être interrogées
Par le Christ, chacune à son tour.

À coup sûr, voilà une grande manière, simple et forte, et pourtant solennelle ! Voilà une voix qui vient d’une poitrine profonde et qui a de l’accent ! une voix qui nous fait tressaillir. M. Amédée Pommier, qui a parfois la solennité surhumaine de la Bible, y joint (et c’est là le caractère de son poème et de son talent) cette vis comica que le Moyen Age avait admise dans l’interprétation du dogme de l’enfer, et qui devenait, sous la main de ses artistes, du tragique renversé et redoublé par le contraste. Dès le début, le poète de L’Enfer, malgré la beauté de pose de ses strophes et leur roulement sombre, entremêle à l’ensemble pathétique et noir de ses tableaux des touches vulgaires en apparence, qu’on nous permette le mot : des clairs de vulgarité (Ébahis se frottent les yeux ! — se démènent les trépassés), qui vont plus tard se prononcer, et s’élargir, et devenir ce grotesque grandiose que la Divine Comédie n’a pas repoussé. Puisqu’il faut des exemples aux critiques sans initiative, pour justifier M. Pommier d’avoir complété par la caricature héroïque la tragédie de son sujet, on peut citer Dante, Michel Ange et plus bas Callot, les trois hommes de l’inspiration la plus idéale qui ait peut-être jamais existé.

En vain, pour éluder l’enquête,
Dans leur sarcophage blottis,
Quelques pécheurs cachant leur tête
Se font petits, petits, petits.
Traînés au soleil de la honte,
Une justice auguste et prompte
Avec leur âme les confronte
Éperdus, transis, effarés,
Car tous les vices, tous les crimes,
Les mouvements les plus intimes,
Les actes les plus anonymes,
Sont au grand livre enregistrés.

Et le poète continue de décrire et de s’avancer dans ce mouvement rigoureux et dans cette sobriété ferme. Ce n’est pas Klopstock, ce n’est pas Milton, c’est un poète d’une personnalité différente dans lequel l’inspiration de la tradition chrétienne et de la légende populaire bat plus fort. Il n’a rien de nouveau, de replié, d’inventé par lui dans la pensée. Un autre poète aurait montré peut-être quelque point de vue inconnu, tout en restant ancré et solide dans le dogme : Jésus-Christ, par exemple, s’effaçant devant les saints parvis, mais les coupables n’osant entrer dans l’effrayante lumière, et se damnant eux-mêmes comme ils l’ont fait pendant la vie, se précipitant en enfer pour se cacher à leurs propres yeux, et criant : « Plus noir ! plus noir encore ! » aux ténèbres… Il y avait ce dernier regard des maudits sur les perspectives du ciel qui a fait trouver à Salvien un mot si sublime : « Le ciel brûle plus que l’enfer ! » et dont un autre poète aurait tiré un grand parti. Mais M. Pommier n’a pas de ces percées inattendues. Il s’en tient aux superficies de la tradition, mais avec quel pinceau et quelle couleur il sait les reproduire !

On voit leurs foules désolées,
D’un regret navrant affolées,
S’enfuir par épaisses volées
Des parvis sereins de l’Éther.
Ils tombent en cascade, en nappe,
En avalanche, en lourde grappe, etc., etc.
…………………………………………
Des diables à rugueuses cornes
Vers les flamboyants souterrains
Font avancer les damnés mornes
À coups de fourche dans les reins !
Ils se traînent, livides troupes,
Saisis d’effroi, comme ces groupes
De bœufs pesants aux fauves croupes,
Menés de force à l’abattoir,
Et, si quelqu’un d’entre eux s’attarde,
Le rude argousin qui les garde
Vient hâter sa marche — et lui larde
Les flancs d’où jaillit un sang noir !

Ce cruel mépris d’expression, cette brutalité du coup de pinceau dans la description, sont, à notre sens, magnifiques, et on les retrouve à toutes pages dans le poème de M. Amédée Pommier. Et qu’on ne s’y trompe pas ! Ce n’est pas seulement une force de style acquise ou spontanée, un faire particulier dont le poète est doué, c’est quelque chose de plus étonnant et de plus profond. M. Amédée Pommier, par cette mystérieuse intussusception qui fait les poètes, a dans l’âme un peu de ce sentiment formidable qu’on peut appeler la revanche de Dieu, et cela est bien plus puissant qu’une manière quelconque. Quand il prend un à un, avec un détail prodigieux et une verve qui vous enlève dans son tourbillon, tous les coupables de l’humanité, et qu’il les dénombre, les démasque et les rejette de la face de Dieu, comme disent les Saints Livres, — il a vraiment dans l’expression la pointe acharnée du glaive de flammes torses de l’Archange. Toute cette partie de son poëme est d’une vie telle qu’il est impossible d’en rien détacher, car la strophe vous prend et vous jette à la strophe suivante, et vous faites ainsi le tour de ce morceau d’une impétuosité lyrique irrésistible ! De même, dans la peinture des supplices de l’enfer, que M. Pommier a détaillés avec une opulence et un fini qui semblent avoir épuisé les ressources et les combinaisons des démons eux-mêmes, ce qui frappe, ce n’est plus l’invention, ce n’est plus même ce dessin, si pur et si net sur son fond de flamme, des souffrances horribles des damnés, c’est le sentiment qui circule à travers ces formes étranges et ces épouvantements matériels ! Le spectacle est là, réel et visible, mais le sentiment du poète domine le spectacle. L’ironie de sa parole, la revanche de Dieu y vibre si fort que c’est plus terrible à entendre que l’enfer n’est hideux à voir !

Malheur à vous qui, sur la terre,
Ayant le choix, avez opté,
Non pour une existence austère,
Mais pour la douce volupté !
Enfants gâtés de la paresse,
Dans une coupe enchanteresse,
L’amour vous versait son ivresse,
Les fleurs jonchaient tous vos chemins !
Mais vous allez, contraste horrible !
Pour un bonheur imperceptible,
Souffrir un mal intraduisible
À tous les langages humains !
………………………………………
Oh ! la terre aux moites ondées !
La brise caressant les fleurs !
Et les campagnes fécondées
Que l’aube arrosait de ses pleurs !
Oh ! les verdoyantes savanes !
Le bain dans des eaux diaphanes
Que les saules et les platanes
Bordaient d’un mobile rideau !
La voûte des forêts ombreuses !
Le frais des grottes ténébreuses !
Les fruits aux pulpes savoureuses !
Oh ! seulement un verre d’eau !

Un verre ? pas même une goutte
Pour votre palais desséché.
Ah ! vous saurez ce qu’il en coûte
Lorsqu’on a suivi le péché !
Les chaudes vapeurs sulfurines
Par votre bouche et vos narines
Racorniront dans vos poitrines
Vos durs poumons altérée d’air,
Et l’ardent foyer de la fièvre
Gercera votre noire lèvre,
Que de toute humidité sèvre
La lourde touffeur de l’enfer.

Vous le voyez, pécheurs infâmes,
Si l’autre vie était un jeu !
Vous avez faim ? mangez des flammes !
Vous avez soif ? buvez du feu !

Et jamais cette ironie divine ne se lasse, et d’un bout de ce poëme à l’autre on l’entend rugir dans ces strophes aux rimes redoublées et dociles, dans ces vers maniés, courbés, assouplis par cet impérieux Maître du rythme. D’autres que nous ont choisi dans le poëme de M. Pommier les fragments qui pouvaient donner une idée de sa puissance d’incarnation et de relief. Le nouveau poète de l’Enfer est une imagination plastique du premier ordre. Il a les qualités d’expression en ronde-bosse, que les poètes de ce temps ont placées si haut, et de plus il a la correction qu’ils n’ont pas, — la correction irréprochable et sévère qui écrit des strophes comme celle-ci :

Des rouges tenailles les pincent,
Des râpes entament leur chair,
Et leurs dents convulsives grincent
Comme du fer contre du fer !
Comme fait sur la pierre sèche
La scie acariâtre et rêche,
Qui dans le grès ouvre une brèche,
En agaçant ses dents d’acier ;
Comme avant qu’il s’ensevelisse
Égratigne la paroi lisse
L’ongle du malheureux qui glisse
Dans la crevasse d’un glacier !

Mais ces qualités supérieures ne sont pas celles sur lesquelles nous avons voulu insister. Nous leur préférons le souffle de spiritualité, et de spiritualité terrassante, qui circule à travers les poëmes de M. Amédée Pommier, et qui lui donne la chaleur, le mouvement et la vie. Pour nous, ce que nous avons voulu chercher et indiquer sous ces poésies éclatantes, solides, toutes semblables à de la sculpture dans un métal incandescent, c’est le poète plus haut que la matière qu’il touche d’une main si puissante ; le poète, avant tout, spirituel !

IV §

Et nous l’avons dit d’autant plus qu’on s’y méprendra et qu’on doit s’y méprendre. M. Amédée Pommier, le poète chrétien, de tête du moins, doit être appelé matérialiste par les spiritualistes du Déisme et de la métempsychose, parce qu’il n’a pas craint de retracer, avec une énergie formidable, les douleurs de la damnation et les supplices de ces ténèbres extérieures où, selon notre foi et nos saints livres, il y aura des pleurs et des grincements de dents. Il a interprété l’effrayante tradition avec le genre de talent dont il est doué, et ce talent est plus extérieur qu’intérieur, il est vrai, mais cette tradition, du moins, il ne l’a pas faussée, calomniée ou abolie. Il n’a pas imité Alexandre Soumet (un autre peintre moderne de l’enfer !) dans sa Divine Épopée. Son enfer, à lui, est bien l’enfer chrétien, inamissible, inexorable, éternel. Parce qu’il n’aura pas fait fléchir l’austère notion chrétienne dans un livre blasphémateur, on l’accusera de matérialisme, car, pour être spiritualiste aujourd’hui, il faut écrire La Fin de Satan, et renoncer à cette gloire de Saint-Paul dont MM. Pierre Leroux et Jean Reynaud croient avoir dégoûté le monde. Pour nous qui n’y avons pas renoncé, et dont c’est la foi et c’est l’espérance, nous avons lu le poëme fulgurant de L’Enfer par M. Amédée Pommier avec l’âpre plaisir que donne un livre de moralité sévère dans un temps où tout s’est énervé, et nous savons si le matérialisme est le vice du livre et du poète. Certes, son défaut n’est pas là ! L’inspiration de M. Amédée Pommier est irréprochable. Excepté une ou deux strophes trop dantesques dirigées contre les papes, et qui font tache dans l’œuvre éblouissante, nous n’en voudrions rien effacer. Hélas ! on appartient toujours à son temps par quelque souillure, mais un homme de la valeur de M. Amédée Pommier devait s’élever au-dessus du sien et n’en pas répercuter dans ses beaux vers les mensonges ou les ignorances.

V §

Après L’Enfer, M. Pommier a publié, en ces derniers temps, les Colifichets ou Jeux de rimes. Un titre modeste ! Fiez-vous-y ! Mais si, comme je le crois, il n’y a rien de plus puissant, dans le monde, sur l’imagination étonnée, que la profondeur sous la légèreté, c’est un livre qui fera cette charmante surprise du sérieux caché sous la grâce, et la grâce dans ses plus ravissantes audaces, dans ses plus adorables folies ! Je viens de le lire, ce livre nouveau de M. Amédée Pommier, et j’en suis ivre encore. Mais rassurez-vous, pas jusqu’au délire ! J’espère ne pas déraisonner en vous en parlant. L’ivresse qu’un tel livre cause est dans les sensations qu’il donne et le plaisir qu’il fait. Elle n’est pas dans ce qu’il inspire.

L’admiration que vous avez pour le talent qui l’a écrit a sa raison d’être — très positive et très aisée à justifier. Or, nous l’avons dite d’un seul mot, elle est surtout dans un sérieux dont on connaît l’accent, l’inoubliable accent, retrouvé sous cette masse (peut-on dire masse de choses si légères ?) de vers frémissants, impondérables et lumineux, comme un nid qui palpiterait caché dans le fourré, traversé d’air bleu, du plus étincelant des feuillages ! Seulement ici l’accent connu, l’accent profond ne vibre pas longtemps. Sa belle note basse y meurt sous les rires frais, ces spirales de son, de la grâce gaie, de la grâce jusqu’ici la victime de la profondeur et la plus faible des deux dans le poëte de L’Enfer, des Assassins, du Livre de sang, des Crâneries, mais qui aujourd’hui prend sa revanche, et jette au public ce joli titre qui s’en moque, Colifichets, ou cet autre encore, Jeux de rimes, car, vers, ce serait trop ! Non, Jeux de rimes ! pour éviter de dire des vers !

Et tout cela est exact, cependant ! Colifichets ! Jamais il n’en fut de plus frivoles que ceux-ci, de plus aériens, de plus osés, de plus fantaisie, de plus rien du tout parmi ces riens que des têtes couronnées ou des filles de millionnaire peuvent seules porter ! Et Jeux de rimes non plus n’est pas un mensonge, car elles n’ont jamais, ces pauvres rimes qui, d’ordinaire, ne s’amusent pas (les rimes, ces galériennes du mètre !), joué mieux dans leur bagne, et depuis que la poésie moderne leur a permis de faire de leur boulet qui traîne un bilboquet qui saute, elles n’ont jamais engagé de pareille partie ! Que s’est-il donc passé, qu’y a-t-il pour que M. Amédée Pommier se permette de n’être plus le poète de la forme autrefois si ferme, si droite et si sévère, le Boileau ardent qui s’était chauffé à ce Malherbe de flamme qu’on appelle Victor Hugo ? qu’y a-t-il pour qu’il ne soit plus le satirique et tout à la fois le comique, qui fut le Callot de l’enfer, puisqu’il venait après le Dante, car M. Amédée Pommier a été tout cela ! vous venez de le voir.

M. Amédée Pommier n’est pas d’hier dans la littérature. Il est de la glorieuse ventrée de poètes qu’avait portés 1830. Dans le romantisme contemporain que ceux qui sont venus après ce romantisme nous feront adorer, M. Amédée Pommier est un des hommes de la première heure, et il a persévéré, vertu diabolique ou divine ! Malgré les malheurs arrivés aux vers, il a été assez héroïque pour leur rester fidèle, et après vingt ans vous le retrouvez l’homme aussi de la dernière heure, car personne, parmi ceux qui les aiment, les vers, — comme les femmes veulent être aimées, — pour eux-mêmes, — ni M. Théophile Gautier, dont l’expression tue la pensée comme le vampire tue la jeune fille, — pour vivre à sa place, — ni M. Hugo, l’Immortel de volonté poétique sur la tombe de la poésie morte, — personne n’a conduit la langue française et la langue poétique aussi loin que M. Amédée Pommier, dans ce livre singulier qu’il intitule Jeux de rimes et Colifichets !

Il avait toute sa vie assez montré ce qu’il pouvait faire dans l’ordre de la pensée poétique, et il y reviendra bientôt encore. Il montrera qu’il y a toujours, quand on est né poète, un bout de cœur à donner à l’éternel vautour. Mais aujourd’hui il s’est comme un peu détourné de lui-même ; il a plus songé à l’honneur de l’expression qu’à l’honneur de la pensée, ce vieux penseur, virtuose de l’expression aussi, et il a voulu montrer ce que la langue française, notre adorable langue française, insultée par des prosateurs qui l’appellent une gueuse fière parce qu’ils sont indigents, eux, et par des étrangers qui ne la savent pas, pouvait devenir dans les mains d’un homme qui la sait et qui l’aime. Voilà pourquoi il a écrit ce prodigieux volume de vers où tout est tenté comme témérité d’expression, et où rien n’a été impossible. Dites-vous-le bien, le livre d’aujourd’hui de M. Amédée Pommier est une orgie de langue française, mais une orgie où l’ébriété qui se permet tout ne cesse pas un instant d’être gracieuse et toute-puissante. M. Amédée Pommier, qui fut toujours un esprit outré, comme disent les esprits modestes, qui ont de bonnes raisons pour l’être, le rappelle en des vers excellents, dans son ancienne manière connue, d’une bonhomie comique et mordante :

… Les philistins, les pédants et les cuistres,
Qui m’ont en mal déjà noté sur leurs registres
Pour avoir cultivé, rimeur émancipé,
Le genre mors aux dents ou cheval échappé,
Trouvant que de nouveau je prêche et prévarique,
Élèveront encore leur voix charivarique,
Et se scandalisant de ma ténacité,
Crieront au mauvais goût, — à l’excentricité.
Froissés de toute chose avec audace écrite,
Et de toute parole un peu rondement dite,
Ils m’appelleront fou. — « Quel est ce vertigo ?
Diront-ils. À quoi bon ces rimes en écho ?
Comment s’amuse-t-on aux vers trisyllabiques ?
Que ne fait-il plutôt des poëmes épiques ? »
……………………………………………….

et c’est cette outrance reprochée à M. Pommier et qui me plaît, à moi : car sans elle je ne pourrais retrouver l’identité du poète des Crâneries dans le poète des Colifichets, cette outrance que M. Amédée Pommier a portée dans la langue et l’expression intense, comme il l’avait déjà portée dans les sentiments énergiques de quelques-uns de ses poëmes et dans le terrible burlesque de quelques autres, et par exemple de son Enfer. Faire donner à l’expression réduite, autant qu’elle peut l’être, à elle-même, car elle ne vit pas absolument d’une vie qui lui appartienne, mais lui faire donner tout ce qu’elle peut donner, quand elle est réduite à sa propre puissance et à son propre charme, voilà le beau problème poétique qui vient d’être résolu dans une expérimentation de génie. L’expression a répondu et a dit son dernier mot. Elle a exhalé le dernier soupir qu’elle gardât dans le trésor de ses harmonies les plus secrètes, sous la pression magistrale, despotique et inspirée d’un très grand artiste qui joue des mots comme Paganini du violon et qui, comme Paganini, joue sur une seule corde, car il fait des vers d’une seule syllabe dans des poëmes qui durent plus longtemps que l’exécution d’une sonate ; homme étonnant qui n’a besoin que d’une syllabe pour vous enchanter, si vous avez en vous écho de poète, — qui serait Liszt encore sur une épinette et Tulou dans un mirliton.

VI §

Après le plaisir qu’elle a eu, la première chose que la Critique ressente en présence du livre de M. Amédée Pommier, c’est le plus grand des embarras, et voici pourquoi. Ce qui fait le mérite extraordinaire de l’auteur de ces poésies, c’est la longueur de chacune de celles dans lesquelles l’expression est arrivée à épuiser son dernier effort et à dévoiler son dernier mystère. Le poète des Colifichets, ce poète du mot, qui le hacherait volontiers pour en avoir moins et qui du dernier atome de ce mot haché tirerait je ne sais quel incroyable parti encore, ce poète du mot a une haleine, et cette haleine est le plus impétueux, le plus continu, le plus long et, quand il le veut, le plus majestueusement rassis des souffles.

Ce Joueur de rimes n’est pas un faiseur de tours de force qui fait son tour, pirouette et s’en va, comme le clown d’un cirque. Ce n’est pas un Benserade supérieur, un Benserade transcendant, qui trace des rondeaux dont le rond n’est qu’un petit cercle. Les siens sont des orbes superbes qui se rétrécissent ou s’élargissent dans un mouvement qui nous fait dire en souriant : « Serait-ce enfin le perpétuel ? » tant ces tourbillons éblouissants semblent inépuisables ! Ordinairement la difficulté, quelle qu’elle soit, dans les choses de ce monde, se conçoit comme une pointe, — comme la vérité, cette pointe écachée, de Pascal. Mais pour l’auteur des Colifichets, ce vainqueur de difficultés, la difficulté qu’il aime à vaincre, il lui communique une ampleur immense, et il la décuple de cette ampleur. Ainsi les pièces du volume les plus hérissées de difficultés et qui en paraissent comme fantastiques, c’est Le Voyageur, poëme géographique ; c’est La Fontaine de Jouvence, poëme hydrothérapique ; c’est Le Nain, c’est L’Égoïste, que l’auteur appelle une folie ; c’est Pan, c’est L’Idylle du Financier et de la Bergère ; c’est La Chine, c’est Blaise et Rose, une idylle réaliste, en style marotique, et ces pièces ont une étendue qui les rend impossibles à citer. L’espace d’un chapitre n’y suffirait pas.

Les autres pièces du recueil, celles qui paraissent moins un défi à la langue, défiée, mais comme une maîtresse qu’on adore et qu’on veut voir triompher, l’Ave Maria, si beau même après celui de lord Byron, la Petite ode aux petits oiseaux, Le Grand théâtre, la Musique, les Saisons en quatre chants, Pygmalion, les Trois crimes, Le Bain, etc., etc., moins longues sans doute, mais longues encore, sont d’une jointure d’ensemble qui ne permet d’en rien détacher. Il reste bien le Livre des sonnets et quelques caprices errants dans ce volume, comme des fils de la Vierge, entre les troncs des arbres auxquels ils vont se nouer, mais ni ces Sonnets ni ces Strophes ne peuvent donner l’idée du genre de poésie que M. Amédée Pommier a réalisé dans ce volume et qui en est la véritable originalité.

Eh bien ! c’est cette idée (embarrassante, on voit maintenant pourquoi) que j’aurais désiré donner d’une telle poésie, et cela n’est pas possible, du moins par le plus simple et le meilleur moyen de faire juger d’un poète, — la citation. En effet, citer quelques vers trisyllabiques détachés et enlevés d’un ensemble étendu n’est donner un exemple satisfaisant ni de la difficulté surmontée ni de l’effet produit sur l’imagination par ces vers trisyllabiques se succédant, se balançant, courant et tombant les uns sur les autres, comme ces petites vagues qui sont la houle et puis toute la mer, et qui, quand on en tient dans le creux de sa main ce qu’on en peut prendre, ne donnent guère certes la moindre idée du bleu et du grand Océan dans lequel on vient de les puiser. Il faut donc revenir à l’impression faite par cette poésie sur l’âme individuelle du critique, mais, je dois le dire, je veux être d’autant plus juste que je suis charmé et que le critique est comme le juge. Il doit répondre au charme par la justice ; il doit payer l’enchantement qu’on lui cause par la vérité.

VII §

Je l’ai déjà signalé à propos de ces Colifichets, cette poésie de langue et d’expression, — la seconde certainement dans la Hiérarchie poétique, car les Poésies ont leur hiérarchie, évidemment comme les Arts et les Sciences, — cette poésie, que M. Amédée Pommier vient d’élever à sa plus haute puissance, il ne l’a point inventée. Elle était avant lui, avant qu’il publiât son très curieux livre des Colifichets. Des mains aussi puissantes que les siennes, pour ne pas dire plus, avaient touché ce frêle grelot du mot, du vers trisyllabique et même unisyllabique, et avaient éveillé tout un monde de concerts dans cette coque sonore. Rappelez-vous Les Djinns de M. Victor Hugo ! Rappelez-vous ces quelques chansons du Cromwell, — La Chanson du Fou, par exemple, — ces gouttes de rosée frémissantes, rouges du soir, qui suffisent pour noyer toute une tête humaine dans un infini de rêveries ! Et Alfred de Musset, ce Mignon de la Muse, n’avait-il pas joué à ce jeu de la rime amoureuse d’elle-même et qui, plus elle s’aime, plus elle se détache de la pensée ?

M. Amédée Pommier lui-même, avec ses Colifichets, était monté parfois aussi dans l’aérienne escarpolette, avait fait pivoter ces échecs, abattu ces quilles et reçu, en les croisant, ces deux volants sur sa raquette. Seulement, aujourd’hui, il a voulu faire mieux. Il a travaillé cette poésie dont il avait joui, comme un autre, car cette poésie se travaille. C’est une inspiration, je l’accorde bien. L’inspiration est l’étoffe dont toutes les poésies sont faites, mais c’est encore plus une exécution… Il s’y est donc mis avec une patiente ardeur, et s’il ne l’a pas inventée, il l’a perfectionnée, et je crois qu’après lui, on n’aura plus à la perfectionner. Elle restera ce qu’il l’a faite.

Dans la langue, le rythme, le mètre, la rime, l’entente du vers, ses ressources, son économie, la souveraineté du poète sur le vers, je ne crois pas qu’on puisse aller plus loin, et c’est tant mieux, sans doute. Un pas de plus dans le sens de cette poésie, qui est l’extrémité du rayon dont l’âme est le centre ; un pas de plus vers la circonférence des choses, et on trouverait la matière sèche, — sourde-muette inféconde, — la chinoiserie ; et le vers oubliant bientôt sa profonde destinée d’harmonie, ne demanderait plus sa mesure à l’oreille, mais aux yeux ! Vous étonnerez-vous ? L’auteur des Colifichets, toujours à outrance, toujours aussi mors aux dents et cheval échappé que dans sa jeunesse, a rasé le bord du précipice, et même s’y est penché, car il a, ma foi ! osé nous donner, dans son recueil d’aujourd’hui, une poésie d’yeux, après tant de poésies d’oreilles, et il y a dessiné, physiquement et géométriquement dessiné, en figure de pyramide, taillant pour cela ses vers comme des pierres, la poésie qui porte ce nom ! Transposition bizarre que l’art désavoue ! Cette pyramide physique qui, en poésie, est une barbarie ou une corruption, l’audacieux poète s’est-il permis de l’élever, solitaire, parmi ses autres poésies, comme un avertissement de ne pas aller plus loin de ce côté sur le vu de ce qu’on y trouverait, ou une exhortation à passer outre ? Serait-ce là pour lui, trop indéchiffrable d’inscription, la colonne d’Hercule du travail poétique qu’il vient d’achever et auquel il ne souhaite pas qu’on ajoute ? L’auteur de ces Colifichets, qui a cravaté son recueil de cette fière et belle épigraphe :

Tout est le droit du peintre et du poète !

n’aurait-il pas osé s’expliquer, lui qui écrit ses préfaces en vers aussi commodément qu’en prose, sur cette pièce, unique de sa sorte, de façon que nous ne savons pas si, en faisant flairer cette chinoiserie à sa Muse et au public de sa Muse, il a voulu les en effrayer l’une et l’autre ou les y accoutumer tous les deux ?

VIII §

Ainsi je finis par un doute. Cet esprit qui ne biaise jamais, ce poète de résolution, cet héroïque qui n’a peur de rien, — qui n’eut pas peur un jour, dans une nation rieuse, de mettre en vers flamboyants, sonores et magnifiques de mouvement, de nombre et d’harmonie, les tableaux grotesques du petit père André, sachant et très-sûr qu’où le poète met sa griffe la marque reste et reste seule sur le ridicule effacé, lui, le poète des Crâneries, qui en fera une tant qu’il aura le crâne au-dessus des épaules, me laisse indécis sur cette poésie dont il nous donne aujourd’hui un échantillon si étrange, sur la poésie qu’après celles des Colifichets il rêve peut-être, et dans laquelle il est bien capable de se jeter à corps perdu demain ! Eh bien ! qu’il me permette de le lui dire, c’est la seule de ses audaces contre laquelle je m’inscrirais.

Le livre que voici et dans lequel la langue poétique, non pas déchaînée, mais comme parée des entraves de sa prosodie, danse dans toutes les mesures du rythme et du mètre, au bruit de la double cymbale de ses rimes, en des vers ardents, fourmillants, mouvementés, sensuels d’éclat, de lignes courbes, de torsions charmantes, d’allures folles, un pareil livre rappelle la kermesse de Rubens, mais comprenez-le bien et ne l’oubliez pas ! Ce ne sont point ici les sujets de ces poésies qui sont la kermesse. C’est la langue même, ce sont les vers et jusqu’aux mots dont les vers sont faits ! Oui, c’est la langue, la langue poétique qui donne à ceux qui l’aiment une fête splendide !

Et comme cette poésie de l’expression enivrée, ne saurait, sans entrer dans une sphère qui ne serait plus la sienne, être dépassée, fût-ce par celui qui l’a produite avec cette supériorité d’exécution, de verve et de souplesse, il faut nécessairement s’arrêter et ne plus vouloir y ajouter encore par des tentatives qui fausseraient la conception de cette poésie, et même de toute poésie. Voilà pourquoi bien loin d’encourager M. Amédée Pommier, cet artiste acharné qui n’a pas besoin de l’impulsion des autres, à des effets nouveaux et à des tentatives nouvelles, nous lui conseillons plutôt, maintenant qu’il a prouvé qu’il pouvait être un grand maître dans l’art des vers pour les vers, de remonter de cette poésie de l’expression pure vers la poésie plus mâle de la pensée et de préférer désormais aux difficultés, cherchées pour les vaincre, du rythme, les inspirations victorieuses des sentiments auxquels il est impossible de résister !

L’auteur des Colifichets est poète sous les deux espèces, et on le sent en maint endroit de ces poésies physiques où ce Rubens du rythme violenté n’a pas emporté et étouffé dans ses étreintes l’âme du Rêveur divin que je préfère à tous les Rubens ! Seulement c’est assez comme cela de volonté, d’énergie appliquée, de matérialité brillante ! Il y a mieux que de produire l’ivresse dont j’ai parlé comme l’ayant éprouvée, car il y a toujours un peu d’étourdissement dans l’ivresse. À présent que M. Amédée Pommier, le rude joueur de rimes, a fatigué de ses jeux jusqu’à la Grâce qui les a rendus si charmants, il faut que cette Grâce épuisée tombe aux pieds de la Profondeur et reprenne son rang derrière elle.

M. de Banville
Les Odes funambulesques. §

I §

Commençons par le livre matériel avant d’aborder l’œuvre poétique.

Lorsque presque toutes les industries abaissées frelatent ce qu’elles vendent, voici un petit volume qui mérite d’arrêter le regard qu’il attire, car il a un air que depuis longtemps les livres n’ont plus. Distingué, charmant, d’un goût typographique à la fois audacieux et sûr, ce petit volume justifie l’écusson placé en télé du frontispice avec son fabuleux dauphin et son aristocratique devise : Non hic piscis omnium. « Ce n’est pas là le poisson de tous ! »

L’éditeur de cette élégance, M. Poulet-Malassis, un éditeur, littéraire d’éducation et de discernement (ce qui n’est pas non plus le poisson de tous !), M. P. Malassis, un dauphin qui connaît le Pirée, et qui, quand il s’agira d’éditer, ne prendra point des singes pour des hommes comme le maladroit de la mer Égée, a eu l’heureuse idée de donner, du fond de sa province, à la librairie parisienne, un exemple qui est une leçon. Avec son volume d’aujourd’hui, il a prouvé que la notion des livres bien faits existait encore dans certains esprits, malgré le train et l’effacé du siècle, et que l’éditeur, après l’écrivain, après le poète, pouvait être un habile artiste à son tour.

Nulle démonstration ne vint plus à temps. Nulle protestation ne fut mieux placée que celle-ci contre l’Industrialisme grossier dont les livres et ceux qui les aiment sont victimes. L’ignominie de la main-d’œuvre actuelle, en matière de livres, n’a d’égale que l’ignominie de la spéculation qui les produit et qui les lance. Ôtez quelques volumes de Techener et de Didot, et la bibliothèque elzévirienne de M. Jannet, — lequel, par parenthèse, respecte sa fonction d’éditeur et la fait respecter, — nous n’avons guère, en fait de livres, que des choses laides et fragiles, contre lesquelles la Critique, au nom même de l’esprit, doit s’élever avec vigilance. Quand donc elle trouve sur son chemin, comme aujourd’hui, un livre qui sort par le relief, le mordant, la qualité, la solidité, le brochage vrai, la correction experte de la triste production contemporaine, elle en donne acte, avant de passer outre, à l’éditeur qui se permet cette nouveauté, ne dût-il être imité par personne dans ce temps d’extinction générale, de bon marché et d’égalité dans la misère !

II §

Mais le livre par lequel M. Poulet-Malassis, connu déjà, du reste, comme éditeur, débute dans l’édition de fantaisie, vaut-il littérairement la distinction qui en est faite et mérite-t-il vraiment cette remise en honneur d’un genre pimpant et hardi, que les vieux routiers de la vulgarité appelleront peut-être une témérité de jeune homme ? Les Odes funambulesques sont essentiellement un livre de fantaisie, mais la fantaisie du poète est-elle réellement digne des soins infinis, et nous allions presque dire des caresses de la fantaisie de l’éditeur ?… C’est un livre d’exception, d’individualité, et, pour employer un mot que l’auteur cite dans sa préface, de paroxisme poétique et cérébral. Mais l’individualité y est-elle puissante, l’exception heureuse, le paroxisme fécond ? La goutte d’ambre de l’édition va-t-elle nous conserver quelque organisation merveilleuse ? Sincère ou de parti pris, volontaire ou inspirée, la poésie des Odes funambulesques arrive-t-elle, n’importe à quel prix, à l’émotion et à l’illusion que toute poésie doit créer dans nos âmes ?… Les arabesques de Jean Goujon font rêver. La Chimère porte un sein de femme, et la poésie la moins humaine peut racheter le vide de son amphore par la pureté de son contour et les beautés de sa surface. Mais en est-il ainsi dans l’œuvre singulière et tourmentée que M. Malassis publie ?…

L’auteur, — il ne s’est pas nommé, mais tout le monde l’a fait pour lui, parce que le style est une signature que l’on reconnaît toujours, et qui n’est pas comme l’autre à la portée des faussaires, — l’auteur est un de ces esprits qu’on peut repousser ou accepter, adorer ou maudire, mais qui ont du moins le mérite de l’outrance, et pour nous ce mérite doit être compté, même quand il est seul. La vérité étant toujours dans un extrême (l’extrême opposé à l’erreur), les esprits à outrance, quand ils ne sont pas dans la vérité, sont si bien dans l’erreur qu’on les y voit tout de suite et qu’il est impossible de s’y tromper !

Or, tel est, disons-le d’abord, l’auteur des Odes funambulesques. Il n’est pas que dans la chimère, il est dans le faux. Lorsque Nodier, ce caméléon de génie de tous les génies de son temps, et qui nous les reproduisit seulement une note au-dessous de la plus belle note qu’ils donnaient, depuis Goethe jusqu’à Chateaubriand, et depuis Chateaubriand jusqu’à Byron, lorsque Nodier, dans ses Sept Châteaux du roi de Bohême, voulut être un jour l’ardente caricature de Sterne, c’est-à-dire de l’homme qu’on ne pouvait pas caricaturer, parce qu’il était tout en nuances, Nodier se trompait. Il versait dans le chimérique et même dans l’incompréhensible, mais il n’était pas dans le faux. L’auteur des Odes funambulesques, au contraire (pour lui laisser son demi-masque d’anonyme, comme son loup d’Arlequin et sa farine de Pierrot), l’auteur des Odes funambulesques, poète saltimbanque, se jette dans le faux, le faux compréhensible et vulgaire, avec une clarté, une fulgurance, une force de lumière qui ne permet aucune méprise. Il faut l’y voir ! Il y est à deux mains, à deux pieds, de tout son corps, qui est toute son âme ! Il y plonge, il s’y baigne, il s’y berce et, qu’on nous passe le mot, il y pique d’épouvantables têtes, car avec l’homme qui a eu l’idée, — cette idée de sauteur, — d’unir Mme Saqui et Pindare et d’ajouter à cet auguste nom d’Odes l’épithète de funambulesques, il faut parler la langue de sa prétention ou de sa manie et montrer ce que l’acrobate a fait du poète dans cet homme-là ! Ah ! certes, le poète y était ! Puisqu’il a résisté si longtemps aux gymnastiques assassines pratiquées sur les organes de son génie, c’est qu’il était né plein de force, fait pour croître, robuste et gracieux, dans la simplicité et dans la lumière, semblable à l’Astyanax nu du tableau, au bonnet d’azur, parsemé d’étoiles ! Aujourd’hui, à travers l’indécent oripeau dont il a souillé sa nudité chaste, à travers les pirouettes du clown qui joue Ariel, — mais qui pouvait l’être et qui ne l’est plus, — il y a encore un faible reste de la lueur égarée qu’aimait Goethe sur le front morbide de Mignon. Mais à cette lueur, toujours de plus en plus défaillante et qui sera évaporée demain, on voit mieux le meurtre lent et détaillé de l’enfant sublime et l’on juge des horreurs de cet infanticide, maintenant à peu près accompli !

En effet, quel livre peut nous donner le poète en question après ces Odes funambulesques, le dernier mot de sa manière, de cette manière qui commence au trépied de Pythonisse grecque, sur lequel s’était juché Ronsard, et qui s’en va finir parmi les queues rouges du tréteau ?… Quelles poésies nouvelles sur la corde raide, sur la corde lâche et sur le fil d’archal, devons-nous subir encore ? Et à quels spectacles inférieurs faut-il désormais nous attendre, car il n’y a que des spectacles dans ces vers sans pensée et sans cœur ?… Le malheureux poète, dont le matérialisme grandit chaque jour, a retenu des dons de sa jeunesse la sensualité trempée de larmes, cette mélancolie des organes lassés ou épuisés qui a la grâce de toute tristesse, car toute tristesse, fût-ce la moins noble, nous sied plus que la joie, tant nous sommes faits pour la douleur ! Mais nul sentiment, venant de plus haut ou de plus profond qu’un épiderme, rougissant ou pâle, ne passe dans cette langue ouvragée comme une cassolette pour contenir, à ce qu’il semble, les plus immatériels éthers de la vie, et qui ne gardera pas même cette goutte de larmes moins pure ! Que disons-nous ? Cette langue elle-même qui était naguères la gloire de la poésie de l’auteur des Odes, cette langue arrachée au xvie siècle par un travail d’imitation énergique et passionné, n’a plus dans les Odes funambulesques d’aujourd’hui que des destinations étranges. Des concetti de l’Italie de la Renaissance, elle est tombée sous une plume éperdue et perdue de souplesse, dans l’abjection de la farce grossière, des quolibets et des calembourgs du xixe siècle.. Ah ! nous aimions mieux les vieux concetti ! Plaisanterie ! dit-on, oui, il y a une plaisanterie. Il y en a une, poétique, éternelle, en dehors de l’observation et des cruautés de l’ironie, il y en a une qui a des ailes comme les Oiseaux d’Aristophane et qui monte vers le ciel, semblable à l’alouette, dans une spirale harmonieuse, mais c’est précisément celle-là, diaphane, intelligible et ravissante, que le funambulesque actuel voulait avoir et qu’il a manquée. La sienne, à lui, est, obscure et secrète comme un chiffre qui n’a point de clef ; trente personnes peut-être dans Paris ont le sens de cette gaîté logogriphique, mais, à partir de la banlieue, tous les hommes d’esprit de la terre peuvent se mettre à plusieurs pour comprendre, ils ne seront pas plus heureux que les bourgeois de Hambourg qui se cotisaient pour entendre les mots de Rivarol ! Excepté donc le Premier soleil, La Ville enchantée et quelques fragments des Satires où le rythme et la langue se remettent à jaillir, en plusieurs reprises étincelantes et trop courtes, à travers d’horribles et d’insensés jargons d’atelier, d’estaminet et de coulisses, il n’y a rien pour la Critique que des sujets d’étonnement douloureux et de pitié dans ce volume, dont tout le mérite appartiendra à l’éditeur. Composé de parodies que le poète appelle Occidentales, par opposition aux Orientales de M. Hugo, dont on reconnaît la coupe, la solennité du mouvement et l’image, mais renversée du sérieux au burlesque :

Un jour Ali passait, les têtes les plus hautes, etc.
Un jour Dumas passait, les divers gens de lettres, etc.

le livre des Funambulesques alterne de ces parodies lyriques péniblement contournées à des Triolets et des Rondeaux toujours puérils et dont nous voudrions cependant donner un modèle, ne fût-ce que pour être compris, — car qui en a lu un les a lus tous !

À M. Arsène Houssaye.

Où peut-on mieux s’égarer deux, parmi
Les myrtes verts, qu’aux rives de la Seine !
Séduit un jour par l’enfant ennemi,
Arsène, hélas ! pour lui quitta la saine
Littérature et l’art en a gémi.

Trop attiré par les jeux de la scène,
Il soupira pour les yeux de Climène,
Comme un Tircis en veste de l’ami-
               Housset !

Oh ! que de fois, œil morne et front blêmi,
Il cherche auprès de la claire fontaine,
Sous quel buisson l’Amour s’est endormi !
Houlette en main, souriante à demi,
Plus d’une encore fait voir au blond Arsène
               Où c’est……

Voilà les sornettes idiotes et enragées, — ces deux caractères sont également dans ce volume de rythme forcé et de pensée atone, — voilà les sornettes dignes de Vadius et de Trissotin :

Ne dis plus qu’il est amarante,
Dis plutôt qu’il est de ma rente !

qui ont enlevé un poète à la Muse de ses premières œuvres. Cela paraît incroyable, mais cela est. Faut-il pleurer ou faut-il rire de voir un homme, qui était poète et qui l’a prouvé, se ravaler à de tels exercices de bateleur dans le maniement de cette langue poétique, qu’il aurait honorée, s’il l’avait aimée chastement, car les mots sont bien faits. Prostituer, c’est tuer toujours ! Lui dont la plume ressemblait à l’archet de Paganini, mais, il est vrai, sans l’âme du violon céleste ; lui le linguiste, le rythmique, le métrique, — c’étaient ses qualités, et nous ne voulons pas les amoindrir, — il n’est plus, dans ces chansons dernières, qu’une espèce de jongleur, ivre de mots comme on l’est d’opium, et qui les triture et les hache dans sa furieuse folie de césures, de rimes, d’assonnances, d’enjambements. N’est-ce donc pas une chose à regretter ? Devenu histrion d’art par amour de l’histrionisme, ce divinisateur du tremplin l’a transporté définitivement dans la vie de sa pensée. Ce n’est pas pour lui seulement une image. Mélange singulier d’Auriol et de Commerson, mais centaure où, dans un temps donné, la bête doit dévorer l’homme, le rimeur des Odes funambulesques ne roulera pas, comme il le dit, hélas ! après M. Vacquerie, « tout échevelé dans les étoiles, mais il pourra prendre, sans se mettre à feu et à sang, un engagement de chapeau chinois dans la musique bouffe du Tintamarre… et s’y distinguer.

III §

Assurément, s’il n’y avait en tout cela qu’un poète de moins, nous qui aimons les poètes, nous en porterions le deuil et tout serait dit ; nous n’en parlerions plus ! Mais sous ce morceau de paillon que l’auteur des Odes funambulesques attache à l’épaule de sa Muse, il y a bien plus important qu’un poète, fût-il charmant dans le passé et eût-il pu devenir grand dans l’avenir : il y a la poésie, — la poésie telle qu’elle est acceptée, saluée et malheureusement comprise par beaucoup d’esprits de ce temps. L’auteur des Odes funambulesques,

… Ce barbouillé de blanc,
De jaune, de vert et de rouge,

est l’expression d’une tendance, d’un système, d’une école. Il n’est pas devenu funambule du premier coup. On naît cuisinier, mais non pas clown. Il faut du temps pour préparer ce monstrueux avatar de son corps ou de sa pensée. Or, l’école à laquelle appartient le poète funambule est cette école verbale, savante, antithétique, compliquée, visible et sonore, extérieure, enfin matérielle, dont M. Hugo est le chef. C’est cette école qui, pour faire plus spectacle, a mis la poésie lyrique sur le théâtre et le théâtre dans la poésie lyrique, et a développé depuis vingt-cinq ans en nous tous, gens de vieille société ennuyée, cet amour que les peuples de civilisation excessive, à la veille de leurs décadences, ont toujours eu pour leurs histrions. Ce qu’en effet, depuis ces dernières vingt-cinq années, le théâtre a fait peser sur nos mœurs, sur les habitudes de notre pensée, sur toutes ses formes et tous ses langages, ne peut être dit en quelques mots. Le La Bruyère qui écrira cette page d’observation terrible n’est peut-être pas né, mais tous ceux qui sentent en eux la conscience forte et tressaillante de la société où ils vivent savent si l’histrionisme nous dévore, et peuvent se demander, en lisant des œuvres poétiques comme ce dernier volume, si la fin de notre monde littéraire doit avoir lieu dans un cabotinage universel. Moralité, préoccupation, métaphores, tout dans ce livre est tiré du monde artificiel des planches, l’idéal de la vie et de l’art pour tant de folles imaginations ! L’auteur des Odes funambulesques n’en est plus aux Ruy-Blas de son maître, mais aux Pierrot et aux Colombine des scènes inférieures.

Il n’y a donc point à s’étonner qu’au bout d’un certain temps, — le temps nécessaire à la corruption du goût pour achever sa putridité, — le symbole de la poésie lyrique soit Mme Saqui l’Immortelle ! Seulement, la Critique doit-elle le souffrir ? Doit-elle laisser passer, les bras croisés et en silence, cette odieuse conclusion de la Poétique d’une école qui a tout matérialisé et qui n’est pas, du reste, la seule conséquence qui s’élève de ces vers baladins ! L’acrobatisme (qu’on nous passe le mot !) ne s’épuise point dans la conception du livre que nous examinons. Il en envahit aussi la forme, détail par détail. C’est effectivement la poétique dont il est sorti qui a posé en matière de poésie et a singulièrement exagéré l’importance du rythme et de la rime, c’est-à-dire des côtés purement plastiques du vers. Sans doute, avec le mécanisme de notre langue, l’action de la rime et du rythme sur la pensée est incontestable, mais on est allé beaucoup trop loin à cet égard et on a renversé toute hiérarchie de fonction et toute ordonnance de résultats. M. V. Hugo avait déjà bien tracassé le moule de son vers pour n’y rien mettre, mais l’auteur des Odes funambulesques arrive, dans le coulage ou le moulage du sien (comment faut-il dire ?), à des effets bien autrement surprenants. La rime à laquelle tiennent si fort tous les hommes pour qui la poésie consiste dans l’art d’échiquier de mouvoir et de ranger les mots, la rime touche ici presque à l’identité du son et donne à la phrase poétique des deux vers qui se suivent quelque chose de bicéphale et de monstrueux. Quand l’Inspiration, dont le caractère semble être d’agrandir notre âme aux dépens de notre corps, ne nous a pas, comme dans le livre dont il s’agit ici, allégé le poids de nos organes, et qu’on a été soumis au martelage tellement appuyé de ce double coup, la sensibilité en est comme stupéfiée, on est accablé de cette matérielle perfection, et on éprouve le désir de retourner à quelque négligé divin, à quelque mal rimé, puissant ou exquis, comme Alfred de Musset ou Maurice de Guérin, par exemple. On se reprend d’un amour plus vif pour ces adorables mélodistes, aux flûtes fêlées. On se dit bien que l’instrument a un défaut, qu’il est imparfait, près de se casser, près de se rompre, mais l’haleine pure qui passe dans les trous du misérable roseau semble mieux porter & l’âme le son de la poitrine inspirée…, et les plastiques, les acrobates et les funambules sont oubliés !

M. Le Conte de l’Isle
Poëmes antiques. §

I §

Dans une époque sans convictions profondes et sans vérité, doit-on beaucoup s’étonner que la chose du monde la plus intime, — la poésie, — ne soit pas sincère ? Doit-on s’étonner qu’à défaut d’un visage expressif qu’on n’a pas, on se pétrisse, d’une main plus ou moins habile, un masque qui serve à cacher le néant ou la vulgarité de la physionomie qu’on a ?… Non, sans doute. C’est même une chose naturelle, ordinaire et universelle aux temps de syncrétisme comme le nôtre, que cette facilité des esprits à revêtir tous les costumes, déjà connus, de la pensée, et à se les ajuster assez bien, ma foi ! pour que les badauds y trouvent de l’illusion ou de la joie : mais est-ce là de la poésie vraie ? Est-ce réellement de la poésie, — de la poésie qui n’est jamais que le cri, l’inimitable cri de la personnalité ?

Je comprends, quelle qu’elle soit, la poésie d’un homme. Je sais ce que c’est que la poésie de Byron ou de Crabbe, par exemple, mais je ne sais pas, ou plutôt je sais trop ce que c’est que la poésie antique, — la poésie orientale, — la poésie indienne, obtenues à l’aide du procédé moderne par des hommes qui ne sont ni des Anciens, ni des Orientaux, ni des Indiens, et qui jouent littérairement d’une façon plus ou moins sérieuse, c’est-à-dire plus ou moins comique, la scène de M. Jourdain, mamamouchi. Triste et impuissante mascarade, qui n’est justifiée ni par l’exemple de Goethe vieillissant et chez qui la forte inspiration tarissait, ni par celui de M. Hugo, qui n’avait pas besoin de vieillir comme Goethe pour défaillir encore plus que lui… La poésie en masque ne doit pas plus inspirer de respect que l’histoire en masque, car on l’y met aussi, l’histoire. Nous avons, pour le moment, des historiens druides, comme nous avons des poètes païens ou indiens qui chantent Bhagavat ou Zeus en français du xixe siècle, et c’est la même loi qui donne ces messieurs. Quand on n’a pas d’idées à soi et qu’on a le cœur vide, des hommes faits pour rester d’honnêtes lettrés toute leur vie ramassent dans la poussière de toutes les civilisations des détritus d’idées sur lesquelles le monde entier a passé, et ils se bâtissent avec cela, qui des poésies, qui des systèmes d’histoire, en se croyant très candidement des inventeurs.

II §

Et tel est le poète nouveau qui se présente aujourd’hui au public, son œuvre à la main. M. le Conte de L’Isle s’était d’abord révélé par de magnifiques vers descriptifs dont nous parlerons tout à l’heure, et sur cet échantillon d’un ballot trompeur et qu’on nous étale aujourd’hui tout entier, quelques personnes, promptes à l’enthousiasme, avaient voulu faire de M. le Conte de L’Isle une puissance. Malheureusement, quoique le nom qu’on porte vienne de la prétention qu’on a, M. le Conte de L’Isle n’est pas un poète. C’est un masque de talent (je le veux bien), mais un masque qui n’a que deux costumes à son usage, — les acteurs de la pensée sont moins riches que ceux de la scène, — le costume antique et le costume indien.

Le costume antique pris à André Chénier, qui du moins y avait moulé une beauté d’Antinoüs ou d’Alcibiade, a été, dans ces derniers temps, un peu défloré, sur le tremplin, par M. Théodore de Banville, un Ancien d’imitation aussi comme M. le Conte de L’Isle. Aussi le costume original et neuf pour ce dernier est l’indien, qu’il porte bien mieux. Malgré les vers sur Hypathie, Glaucé, Thyoné, Cybèle et Khiron, etc., etc., M. le Conte de L’Isle est un Indien qui parle en indien et pense en indien, si une telle chose s’appelle penser ! Il a le nez englouti dans le lotus bleu et il s’y asphyxie. Dévote à la mythologie du Gange, sa Muse vit, une queue de vache dans la main. Sa poésie donnerait peut-être un grand plaisir à M. Burnouf, lequel y verrait un essai d’acclimatation en français d’une foule d’expressions plus ou moins obscures, et dont, pour l’honneur de la couleur locale, si importante aux yeux des costumiers poétiques, toute cette poésie est émaillée. Ici, en effet, ce ne sont pas que festons et qu’astragales, mais kokilas, vinas d’ivoire, doux kinnaras, Najas vermeils, azokas et autres ornementations qui charment en dépaysant.

Cependant M. le Conte de L’Isle aurait pu être très Indien encore et ne pas employer sans notes et sans vocabulaire (ce qui est par trop indien ou par trop indifférent à l’intelligence de son lecteur), cette tourbe de mots étrangers à peu près inintelligible. Mais cosmopolite dans la pensée, il l’est aussi dans l’expression et il appartient au groupe de ceux qui ouvrent le sein de la langue à l’étranger. Dans un temps où la langue serait forte, la Critique punirait peut-être le poète de cette impiété et de cette profanation, mais nous ne sommes plus au temps du grand Corneille où l’on disait Brute et Cassie, et où ce qui doit changer le moins, même les noms propres, devenaient français sous les plumes fières…

À présent nous n’avons plus, il est vrai, cette insolence d’orgueil, et ce n’est pas seulement à l’expression étrangère que nous allons tendre des mains mendiantes, c’est à l’inspiration elle-même ! M. le Conte de L’Isle ne coquette pas uniquement avec l’expression indienne dont il se tatoue. Ce ne serait pas assez ! Il se fait, autant qu’il le peut, l’âme indienne, et devient, de parti pris et travaillé, métaphysicien et mystique à la façon de ces grands peuples fous, qui portent, comme la peine des races favorisées, et par conséquent plus coupables, le poids sur leur intelligence de quelque colossale insanité ! Lui, l’occidental et le chrétien, il chante l’Être et le Néant qu’il glorifie. Or, comme ces glorifications du Néant et de l’Être ne peuvent jamais être très variées, et qu’on ne voit pas grand’chose, quand on n’est pas fakir, dans ces deux pierres noires, il se trouve que pour nous, restés occidentaux, aux sensations nettes, à l’esprit positif et au cœur chrétien, il est (qu’il nous permette de lui dire ce mot qui n’est pas indien) souverainement ennuyeux. L’ennui n’est peut-être pas senti aux Indes, dans ce pays d’immobilité, d’yeux ouverts pendant que l’esprit dort, de cerveaux fermés sous les parasols ! Mais ici on le sent, et si on ne le sent pas aux Indes, il peut en venir. Dans les vers de M. de l’Isle, cet ennui exotique a toute la richesse du pays qui le produit et il nous fait l’effet d’être gros comme un éléphant. C’est de l’ennui solennel, formidable, grandiose. Les Allemands, ces Indiens de l’Europe, épanchent parfois de ces vastes nappes d’ennui dans leurs œuvres, belles, comme les vers de M. de l’Isle, par beaucoup de côtés d’exécution, mais de la beauté qui ennuie ; terrible variété de la beauté, telle que la créent les hommes dans ce monde imparfait et borné !

III §

Ainsi, ennuyeux, et cependant plein de talent à sa manière, voilà quel est M. le Conte de L’Isle, et ce n’est pas là un phénomène ! Il est, au contraire, beaucoup plus commun qu’on ne croit, ce singulier bon ménage du talent et de l’ennui, qui habite des œuvres réputées imposantes, et qu’on ne saurait expliquer, le talent, que par le mérite actif de l’homme ; l’ennui, que par le choix de son sujet. Là est le nœud gordien de cette intimité qui étonne. M. le Conte de L’Isle, avec tout son talent, est la victime de son sujet. Je ne croirai jamais, pour mon compte, qu’on ait la vocation d’être Indien quand on est Français ; je ne croirai jamais qu’à l’état sain, sans opium et sans hatschich, un homme proprement organisé puisse être fasciné par les sentiments et les idées de l’Asie, cette rêveuse à vide, cette grande bête de l’Apocalypse ruminante ! Pour être pris et dominé par l’Asie, il faut la prendre où elle est puissante, c’est-à-dire dans sa nature extérieure et son énergique matérialité ; il faut avoir le sens du visible plus développé que le sens de l’invisible, qui est le plus beau visible pour les poètes, ces grands spirituels ; il faut, enfin, être beaucoup plus peintre que poète, et c’est malheureusement l’histoire de M. le Conte de L’Isle, peintre, de facultés, auquel la toile a manqué. Or, quand les peintres, trahis par l’éducation ou les circonstances, se rejettent, pour peindre, à la poésie, ils ne sont jamais… que des descriptifs !

Et c’est là, sans plus, ce qu’est M. le Conte de L’Isle, le poète de Midi, d’Hélios, des Éléphants et de tant d’autres pièces plus plastiques que poétiques et qu’on peut admirer dans le recueil d’aujourd’hui ; il n’y a là certainement qu’un descriptif ! Il l’est purement et simplement, mais son relief est si vigoureux et si plein qu’il a fait battre des mains à toutes les paumes épaisses de tous les matérialistes contemporains ! Quand Midi parut, cette pièce, dans laquelle le poète a sonné ses douze coups comme talent et de même que Midi, ne sonnera pas un coup de plus, on s’en allait, citant ses vers trop connus pour qu’on ait besoin de les citer tous :

Midi, roi des Étés, épandu dans la plaine,
Tombe en nappes d’argent des hauteurs du ciel bleu.
Tout se tait. L’air flamboie et brûle sans haleine ;
La terre est assoupie en son rêve de feu.

L’étendue est immense et les champs n’ont point d’ombre,
Et la source est tarie où buvaient les troupeaux,
La lointaine forêt dont la lisière est sombre
Dort là-bas, immobile, en un pesant repos.

Seuls les grands blés mûris, tels qu’une mer dorée,
Se déroulent au loin ; dédaigneux du sommeil,
Pacifiques enfants de la terre sacrée,
Ils épuisent sans peur la coupe du soleil !

Parfois, comme un soupir de leur âme brûlante,
Du sein des épis lourds qui murmurent entre eux
Une ondulation majestueuse et lente
S’éveille… et va mourir à l’horizon poudreux.

Et on n’oubliait pas surtout la fameuse strophe :

Non loin quelques bœufs blancs couchés parmi les herbes
Bavent avec lenteur sur leurs fanons épais
Et suivent de leurs yeux languissants et superbes
Le songe intérieur qu’ils n’achèvent jamais !
……………………………………………

Mais, quoique cela fût évidemment d’une grande touche (et je dis touche à dessein), l’enthousiasme s’achevait comme la pièce elle-même. Ce n’était, après tout, qu’un tableau, et il n’y a que cela dans ce volume qui ose bien s’appeler Poèmes ; il n’y a que des tableaux, et des vignettes quand il n’y a plus de tableaux. On parla de Poussin, on parla d’Ingres, on parla aussi de Delacroix, quand M. le Conte de L’Isle fit les Jungles et peignit les bras d’ambre de ses femmes et le tacheté de ses panthères. Mais quel triste destin pour un poète d’être comparé même à de grands peintres dont il n’est jamais avec les mots que le pâle reflet ! En vain disait-il avec une impuissante magie :

Viens, le soleil te parle en lumières sublimes !
Dans sa flamme implacable absorbe-toi sans fin,

on ne s’y absorbe que quand on est plus petit qu’elle. Or, l’âme est plus grande qu’un soleil. La pièce, superbe comme description, finissait par des bêtises panthéistiques. L’auteur y parlait de la divinité du néant :

Le cœur trempé sept fois dans le néant divin !

Et c’était, hélas ! son symbole. Pour sept fois, je n’en sais absolument rien, mais poétiquement parlant, le cœur, le pectus de M. le Conte de L’Isle est trempé dans le néant ; ce peut être une situation aux Indes, mais pour nous qui sommes d’ici et qui avons la prétention de vivre encore, ce néant soi-disant divin ne vaut pas le plus humble degré de la vie que le poète se donne les tons de mépriser !

IV §

Ainsi, nous l’avons dit en commençant ce chapitre, le néant, le néant intérieur, voilà ce qui explique le voyage de M. le Conte de L’Isle aux Indes. Il y est allé conduit par l’instinct éveillé de la peinture et en passant par les ateliers, mais ce qui l’y a entraîné plus fort que la peinture elle-même, c’est le néant qui est en lui et qui lui faisait trouver sa vraie place dans le pays de l’anéantissement universel. « Dis-moi qui tu hantes, a dit le proverbe, et je te dirai qui tu es. » M. le Conte de L’Isle (du moins tout son livre en fait foi) appartient aux sceptiques du xixe siècle. C’est un chrétien qui croit que le Christianisme, comme le Polythéisme, est une religion flambée. Il a écrit une pièce qu’il intitule assez irrévérencieusement le Nazaréen dans laquelle on lit des vers comme ceux-ci :

                …… Ton Église et ta gloire
Peuvent, ô Rédempteur ! sombrer aux flots mouvante ;
L’homme peut, sans frémir, rejeter ta mémoire
Comme on livre une cendre inerte aux quatre vents !
…..Tu sièges auprès de tes ÉGAUX ANTIQUES,
Sous tes longs cheveux roux, dans ton ciel chaste et bleu…

Voilà ce qu’il est comme chrétien et il n’est pas plus comme philosophe. Il a traversé des doctrines, mais il n’a foi en rien, pas même dans l’erreur. Également mythologue antique et mystagogue indien, il va des sveltes symboles de la Grèce au vaste symbolisme lourd et confus de l’Inde, et pour les mêmes raisons, affaire de métaphore, besoin d’images ; seulement, comme l’a dit Fourier, les attractions étant proportionnelles aux destinées, la métaphysique indienne le retient par son vide même, ce nihiliste naturel !

Et d’amour il n’en a pas plus que de foi ! Le sentiment qui a inspiré tant de poésies à tant de poètes et qu’on retrouve à travers tout dans le cœur des hommes, l’amour, l’âme du lyrisme humain, il ne le connaît pas, il ne l’a jamais éprouvé. Quand il le chante, c’est qu’il traduit Burns, c’est qu’il traduit Horace, c’est qu’il traduit Anacréon ! La seule pièce élégiaque du recueil est le Manchy, — un souvenir créole, — et tous les détails de ce morceau, qui sont charmants et délicieusement rendus, sont descriptifs. Ah ! le descriptif est partout, il est là toujours, et chez M. Leconte de Lisle il a tout dévoré. C’est une hypertrophie ; l’hypertrophie du descriptif. Maladie du temps, mais qui est devenue sa nature, à lui, a ce poète qui a du mouvement, du coup d’aile cinglant fièrement et largement parfois, et qui aurait pu être lyrique, s’il avait été quelque chose ! C’est déjà beaucoup de se remuer encore comme il se remue dans cette machine pneumatique du cœur et de l’esprit, dans cette absence complète de tout sentiment vrai, individuel et profond. D’origine il fallait avoir une organisation d’aigle pour résister à cela, même comme M. le Conte de L’Isle y a résisté. On juge, à le voir rouler en se débattant dans cette vacuité de pensées, dans ce vortex du rien où il meurt, de la solidité d’articulations qui était en lui et qui eût pu l’élever dans l’éther du ciel poétique, s’il avait eu seulement un peu d’âme, — un peu d’âme qui est l’haleine du poète et qui lui permet de monter haut !

V §

M. le Conte de L’Isle ne montera pas, étouffé deux fois par le vide d’idées et par le trop-plein de cette description éternelle qui n’est plus chez lui une manière, mais une manie. Nous croyons qu’il ne fera jamais mieux, dans son genre de poésie plastique et d’imitation picturesque, qu’Hélios, Midi, les Hurleurs, La Ravine Saint-Gilles, les Éléphants. Seulement, qu’il nous croie ou non, les laborieux décalques de la peinture sont un travail poétique inférieur. Qu’est devenu Delille, l’autre Delille qui décrivait aussi infatigablement et perpétuellement et qui avait de l’esprit presque autant que Voltaire, ce que M. Le Conte n’a pas ?… La gloire de Delille est chétive, j’en suis bien sûr, aux yeux de l’auteur des Poèmes antiques et indiens, qui se croit un bien autre peintre que Delille, parce qu’il a le naturalisme de l’école moderne, l’empâtement du panthéisme allemand, et qu’il a lu la Flore indienne, car l’indianisme de M. le Conte de L’Isle n’a pas plus de profondeur que cela. Il a lu la Flore des Indes et les traductions récentes qu’on a faites de la difforme littérature de ce pays incompréhensible encore, s’il n’est pas, comme nous le croyons, insensé. C’est avec ces paillettes que M. le Conte de L’Isle s’est composé un costume. Mais au fond, on le voit très bien, c’est un faux indien, un faux mystique, qui ne croit pas du tout que « toute action soit un péché », même celle d’imprimer chez Malassis tout un gros volume de poésies. C’est un faux Richi, un faux Brahme, à travers lequel on reconnaît un jeune littérateur français, qui essaie de petites inventions ou de petits renouvellements littéraires, et provoque le succès comme il peut.

M. Pierre Dupont
Poésies et Chansons, — Études littéraires. §

I §

Dans une de nos Expositions des dernières années, on voyait, en montant le grand escalier du Louvre, au haut duquel il était placé, dans un coin, un buste qui n’avait guère que la tête et le cou, et dont la bouche ouverte était presque tout le visage. Je le dis franchement, moi qui aime pourtant furieusement l’énergie, cela pouvait être énergique, mais c’était fort laid. Et ce n’était même pas le mot bouche qui venait à la bouche en regardant celle-là…

Or celle-là qui, disait-on, chantait, devait appartenir à M. Pierre Dupont, le poète, qu’un artiste, sympathique à son genre de génie, avait représenté dans l’exercice de ses fonctions de chansonnier. Agréable chose !

Je ne connaissais pas M. Pierre Dupont, et j’avoue que cette formidable gueule de marbre (pardon !) ne donnait pas une très-vive envie d’entendre les sons qui devaient en sortir, les chansons ou plutôt les clameurs que devait vomir cet effroyable trou de fontaine publique, creusé en plein visage humain. Depuis ce jour-là, j’ai lu M. Pierre Dupont, si je ne l’ai pas entendu, et je puis dire que son sculpteur est un de ces amis terribles contre lesquels Dieu devrait nous garder, selon le proverbe espagnol, lorsque nous nous gardons contre nos ennemis. Non qu’il n’y ait parfois de cette bouche-là dans le talent de M. Pierre Dupont. Il l’ouvre peut-être ainsi, grand Dieu ! quand il chante son Âne, ou son Cochon, ou Les peuples sont pour nous des frères. Mais j’atteste qu’il ne l’a pas toujours ; j’atteste qu’en voyant cette gargouille à vociférations de cabaret, personne ne pourrait reconnaître la bouche pensive et souriante du chaste poète des Véroniques.

Du reste, il faut le dire, le plus coupable n’était pas le sculpteur. M. Pierre Dupont, que ce buste n’a pas probablement blessé, et que sait-on ? a flatté au contraire (l’amour-propre n’étant pas, en statuaire, un si difficile connaisseur !), M. Dupont méritait bien ce buste, car il a trop souvent infligé au talent sincère et facile dont il était doué la physionomie forcée et grimaçante que son sculpteur a donnée à ce marbre affreux. Il méritait donc qu’on lui infligeât cette ressemblance ! Au fond, cette injure en marbre n’était qu’une justice. Se voir tel qu’on s’est fait soi-même, en défaisant, tant qu’on l’a pu, l’œuvre du bon Dieu, est une chose expiatoire et réparatrice. Mais surtout que ce soit la main innocente d’un admirateur et d’un ami qui pousse un pareil miroir à poste fixe sous les yeux, voilà qui est d’une moralité spirituelle et que j’aime ! Si le poète, aveugle au buste, est aussi aveugle à la leçon, d’autres la comprendront pour lui. D’autres qui auraient été tentés de l’imiter peut-être comprendront mieux, en présence de cette violente et grossière image, les précautions et les délicatesses avec lesquelles on est tenu de traiter le talent, — cette voix qui se fausse si aisément, quand on en a.

II §

Selon mes faibles lumières, M. Pierre Dupont en avait beaucoup… en puissance ; mais, quoi qu’il lui en reste encore, la Critique est cependant en droit de lui demander ce qu’il en a t’ait. Il est évident, pour qui lit son volume intitulé : Chansons et Poésies, qu’il aurait pu, s’il s’était écoulé avec attention et se fût religieusement conservé lui-même, briller parmi les affectés et les décadents de son époque, comme un talent aussi primitif et aussi naïf qu’il est loisible de l’être à cette male heure d’une civilisation décrépite. Et en effet, de génie spontané, d’impression première et même de nostalgie, de tête retournée vers les champs, M. Pierre Dupont se révèle bien de la double race, chaque jour plus effacée, et du laboureur et du pâtre. Seulement, si le Caïn n’a pas tué en lui tout à fait Abel, ce n’est point faute de l’avoir frappé. Le Caïn l’emporte sur le doux Abel dans ce talent et cette pensée ; le Caïn grossier, affamé, envieux et farouche, qui s’en est allé dans les villes pour boire la lie des colères qui s’y accumulent et partager les idées fausses qui y triomphent !

Un critique célèbre, il est vrai, mais pour qui le succès souvent voile le fait5, a prétendu, je le sais bien, que l’influence des chansons de M. Pierre Dupont était affectueuse et pacifique ; et c’est un oubli presque hardi, cela, quand tout le monde peut lire le Chant du soldat, le Chant des étudiants, le Chant des transportés, la Républicaine et tant d’autres appels aux armes qui ressemblent à l’appel aux armes de tous les temps et de tous les partis ! Nous qui les avons lus aujourd’hui nous disons, au contraire, que sans cette inspiration révolutionnaire qui revient sans cesse en M. Pierre Dupont et qui le domine, il aurait conduit son talent jusqu’à devenir une bien charmante chose, originale de naturel et de simplicité. Mais, pour cela, il fallait surveiller cette eau suave, venue à travers les terrains vierges qui l’ont parfumée, prise dans une main de jeune pasteur, pour l’élever comme une coupe de reconnaissance vers le ciel bleu, et non pas la jeter, comme la poussière des Gracques, à la face usée des tyrans ! Les tyrans, l’avenir du monde, l’égal partage, l’homme se faisant Dieu un jour ou l’autre très-prochainement, toutes ces vulgarités du xixe siècle ont saisi l’imagination de M. Dupont, et l’ont abaissée et enniaisée.

Ce poète, aux plus savoureuses nuances bucoliques, unit par nous écœurer à force de philanthropie, de communisme bénis, de fraternité universelle, enfin de toutes ces sucreries hypocrites avec lesquelles on espère nous masquer le goût vrai et âpre de la révolution future. Et voilà comment et pourquoi M. Pierre Dupont, qui aurait dû rester paysan, un jour a passé prolétaire. Voilà comment il a préféré à la cornemuse de Robert Burns, qu’en français nous n’avions jamais entendue, une clarinette de barrière, et que, de poète sous les poutres enfumées de la ferme, à la veillée des filandières, il est devenu un artiste interlope de café chantant !

Ah ! c’est là un meurtre, s’il en fut jamais ! L’autre jour ; à propos d’un bien autre poète que M. Pierre Dupont, nous déplorions le travail funeste que les philosophies modernes ou les idées politiques du jour pratiquaient jusque sur les airains les plus solides en fait de génie, et nous en montrions le ravage ; mais quelle ne doit pas être cette influence quand elle s’exerce sur des esprits plus délicats que forts, comme celui de M. Pierre Dupont, par exemple, qui est à M. Victor Hugo, n’est-il pas vrai ? ce qu’est une flûte de buis à tout un système de trompettes de cuivre et d’or !

Certainement, si cela continue, la pauvre flûte en buis sera bientôt rongée, et les applaudissements de la foule ne consoleront peut-être pas le poète du talent qu’il leur aura sacrifié. Que la Critique le rappelle à ceux qui l’oublient ! Ce que la politique de leur temps tue de poètes, à toute époque, est incalculable. Sans le mare clausum, sa défense régicide et ses fonctions de secrétaire chez Cromwell, Milton eût donné probablement un Paradis retrouvé aussi beau que son Paradis perdu. M. Pierre Dupont, qui a peut-être pensé à se saisir en temps utile de la succession de Béranger expirant, aura pris le bruit des contemporains pour la vraie gloire.

La vraie gloire de Béranger, dans la postérité, sera quelques romances, d’un sentiment éternel, auxquelles personne ne pense que les âmes tendres qu’elles font rêver et qui, pour cette raison, n’en parlent pas. Laissez croire aux badauds qui les ont braillées que ce sera ses chansons d’opposition politique ! Faites pour le temps et dévorées par lui, ces chansons ne seront plus, dans quelques années, comme les chansons du vieux Maurepas, que des renseignements historiques, feuilletés par le curieux, en souriant. Quand la Satire Ménippée est froidie, quand Les Provinciales elles-mêmes ont pâli, quand Junius, cette œuvre qui a soulevé l’Angleterre, n’a plus que la fascination impatiente du masque qu’on n’a pu pénétrer, ce ne sont point quelques chansons, de la même inspiration momentanée, léchées et pointillées par un patient, gouttelettes d’huile qui sentent la lampe d’où elles sont lentement tombées, ce n’est pas tout cela que le Temps, ce grand balayeur de toutes choses, n’emportera pas !

III §

Mais ce que Béranger, qui a tourné le dos à son talent pendant la plus grande partie de sa vie, n’avait pas prévu, M. Pierre Dupont, qui a imité Béranger, ne l’a pas prévu davantage, — non plus que ne l’a prévu un troisième poëte, qu’il imite aussi et dont la Muse a une bien autre aile que celle de Béranger, quoiqu’avant son entier développement le malheur, hélas ! l’ait cassée. Celui-là, c’est Hégésippe Moreau. Hégésippe Moreau, le Villon solitaire de cette époque impie, ce truand qui est quelquefois délicat comme une jouvencelle, ne serait point compté dans l’histoire littéraire, s’il ne s’était pas affranchi de la politique et de l’imitation de Béranger, qui furent sa double balbutie, par quelques pièces, éternelles et humaines, d’un accent profond comme la misère, la convoitise et la faim ! Certes, malgré la grande bouche de son buste, M. Pierre Dupont me paraît légèrement chétif en comparaison de ce robuste jeune homme qui aurait mordu, avec ses dents si belles, dans toutes les jouissances de la civilisation et de la vie, comme dans un morceau de pain blanc !

L’imitation de M. Pierre Dupont, qui joue à l’affamé, ne fera jamais comparer aux connaisseurs l’auteur du Myosotis et l’auteur des Véroniques, si ce n’est pour noter les différences de leurs deux génies. Ils diffèrent bien plus que leurs fleurs. Hégésippe Moreau est ardent toujours, et parfois sinistre, sous les siennes, qu’il a tuées en les respirant. Ce n’est, lui, ni un riant ni un mélancolique. C’est plutôt, dans ‘la grâce d’une jeunesse qui fait tout pardonner, un de ces terribles mauvais garçons dont les guenilles ont soif de splendeur et qui serait un magnifique Sardanapale de la canaille dans le pillage du genre humain ! Ceux qui s’obstinent à voir un bel élégiaque dans Hégésippe n’y connaissent rien. Il pleure, — oui, — mais c’est de rage, comme cet enfant gâté jusqu’au délire, qui voulait qu’on mît à sa toque deux étoiles du ciel.

C’est au contraire M. Pierre Dupont qui est, de tempérament, un élégiaque et même un idyllique ; mais cet élégiaque et cet idyllique a pris son talent naturel entre deux imitations, comme on prend sa tête entre deux portes, — l’imitation de ce Béranger qui est un bourgeois et de cet Hégésippe Moreau qui est un bohême, — et entre ces deux fils des villes, il a fourvoyé le paysan !

Et, je l’ai dit déjà, s’il l’était resté, il se serait peut-être élevé jusqu’à Burns, Burns, cette branche de houx qui est le laurier de l’Écosse, Burns, le plus vrai des hommes dans son tartan vert, le poète à la grande bonhomie paysanesque, aux teintes brunes, sobres et profondes, à la mélancolie tout à la fois si sceptique et si superstitieuse, dont le charme est pour moi sans égal, enfin à l’humilité du détail, qui n’en est pas la crudité, comme paraît le croire M. Pierre Dupont. Assurément, il y a du Burns sous son écorce, du Burns qui c’est pas encore sorti de sa tige, dans le poète qui nous a donné Les Sapins, Le Braconnier, La Vache blanche, Le Lavoir, Le Bûcheron, La Fille du Cabaret, La Chanson de la soie, même Les Bœufs, populaires pourtant, mais comme toute poésie inférieure, Les Bœufs, dont l’inspiration est brutale, car la femme et la fille y sont grossièrement et sordidement sacrifiées aux animaux, et enfin Le Tisserand, dont le refrain est idéal d’imitation pittoresque et d’harmonie !

Des deux pieds battant mon métier,
Je tisse, et ma navette passe !
Elle siffle, passe, repasse,
Et je crois entendre crier
Une hirondelle dans l’espace !

Oui, il y a du Burns dans M. Dupont, quand il ne veut être que

Le rude paysan, ridé par les années,
Cuit comme un vase au four, au feu de ses journées

quand il n’aspire pour ces vers familiers et sauvages qu’au nom modeste de moineaux francs ; quand il a de ces traits superbes :

Le taureau n’obéit qu’aux yeux purs…

Mais alors même et partout c’est du Burns écourté, rapetissé, jeté dans le moule étroit de la chanson de Béranger. Or ce volume, qui s’appelle Chansons, s’appelle aussi Poésies, Eh bien ! cherchez dans ce volume des poésies étoffées, par exemple, comme Les Ponts d’Ayr, le Samedi soir dans la chaumière, La Requête au Diable, La Mort et le docteur Hornbook6, ces chefs-d’œuvre d’humour rustique, vous ne les trouverez pas ! Burns en germe reste sous l’écorce de Béranger, et encore d’un Béranger sans finesse, sans esprit dans le sens français du mot, d’un Béranger au gros sel, — pas plus gai que son maître, car Béranger n’est pas franchement gai, — mais qui croit l’être — (voir le buste), — parce qu’il crie plus fort !

IV §

Du reste, il sortira peut-être, ce Burns entr’aperçu, soupçonné, pressenti, que la faute de M. Pierre Dupont envers lui-même est d’avoir jusqu’ici étouffé. Si nous en croyons le volume que l’auteur des Poésies et Chansons appelle les Études littéraires et qu’il nous donne comme les essais de sa muse juvénile, on voit que M. Dupont n’est pas, ainsi que le grand paysan de l’Écosse, un génie vraiment autochtone et primesautier comme les productions d’un sol qui, pour les donner, n’a pas besoin de, culture, mais un esprit qui s’est longtemps cherché avant de s’atteindre, qui a scié longtemps le marbre de la langue et du rythme avant d’y découvrir sa veine, brillant enfin dans les chansons ! Différent en cela de Burns, qui ne savait presque rien, qui avait la savoureuse et toute-puissante originalité de son ignorance, car il faut être un poète suprêmement fort pour se permettre d’avoir, sans inconvénient, de la littérature, M. Pierre Dupont arrivera peut-être à rompre avec la tyrannie des imitations qui l’oppriment encore. Il s’affranchira comme Hégésippe Moreau s’est affranchi.

Mais, je veux le lui répéter en finissant, la première condition de cet affranchissement que je souhaite, c’est le renoncement aux idées que je trouve dans la préface des Études littéraires et qui montrent bien à quel point le lettré diminue et gâte le paysan. M. Pierre Dupont est un socialiste éclairé qui croit que le mal périra sur la terre et que l’ivraie parmi le blé disparaîtra comme tous les abus. C’est un ennemi de la guerre qui finit une de ses plus belles chansons (non paysanne, celle-là ! mais belle !) par ce trait qu’il croit sublime et qui n’est que mesquin :

Marins, le plus grand des trois-mâts
N’est sur la mer qu’une coquille.
Du sang verse dans les combats
On ne fait pas la cochenille,

ce qui est une vérité plate et une idée de teinturier. Certes, on en fait mieux ! On en fait de nobles exemples pour les générations qui suivent et de grands souvenirs pour l’histoire. L’histoire, qui conserve ce sang, trempe là-dedans les courages et les baptise pour l’héroïsme. Or, même au point de vue économique, qui ne devrait pas être celui du poète, la teinture de ce sang, d’où peuvent sortir des héros, rapporte plus à une nation que la plus précieuse et la plus rare des pourpres, faites par l’industrie. Le meilleur produit pour un peuple, c’est encore la gloire, et toutes les chimies et les industries de la terre ne remplaceront pas cette marchandise-là demain !

M. J. Autran
Laboureurs et Soldats, — Milianah. §

I §

À la bonne heure ! Laboureurs et Soldats ! Le fer sous les deux formes, éternelles et sublimes, qui ne changeront jamais, malgré tous les progrès et toutes les civilisations, comme ils disent ! La vie par le fer, ense et aratro, car la guerre, c’est la vie, malgré la mort qu’elle sème autour d’elle ; c’est la vie morale qui importe bien plus que la vie physiologique ! Les peuples mourant de mollesse, de paix, d’abjection diplomatique, ressuscitent par la guerre. Ils lavent leurs pourritures dans le sang qu’ils versent et ils les guérissent. Laboureurs et Soldats ! c’est le plus beau sujet pour un poète. Laboureurs et Soldats ! c’est Hésiode et c’est Homère. C’est l’Énéïde aussi et c’est les Géorgiques. Avec les laboureurs, vous avez le plus beau poème didactique de l’Antiquité et vous pouvez avoir les plus charmants poèmes romanesques, comme les conçoit la tête moderne. Avec des soldats, vous avez l’Épopée, car le poème épique, parmi les hommes, se taille mieux que dans toute autre étoffe dans le manteau de guerre du soldat !

Le titre donc des livres de M. Autran nous a attiré. Était-ce un poème ? Était-ce une succession de poèmes ? Évidemment, l’esprit de l’auteur était hanté par les beaux sujets poétiques, et c’était là une supériorité dans ce temps. Il avait l’instinct du sujet, mais avait-il le détail ? Avait-il ce qui fait le poète ?… Quand nous nous en allons en égoïstes Contemplations de toutes sortes, quand nous ne méditons que sur nous-mêmes, quand la poésie du moi, dans la littérature du xixe siècle, suit la philosophie du moi, comme le laquais suit son maître, nous trouvons nouveau et excellent ce titre impersonnel et viril qui nous promet des peintures saines et mâles, des mœurs naïves et touchantes et des sentiments de héros. Seulement le livre tiendra-t-il toutes les promesses de son titre, et M. Autran est-il vraiment le poète, doué du génie des sujets auxquels il a si noblement dévoué sa pensée ?…

Toute l’œuvre poétique de M. Autran n’est pas dans les deux volumes que nous signalons aujourd’hui, Laboureurs et Soldats et Milianah ; elle est encore ailleurs. Il a écrit La Fille d’Eschyle, étude antique qui a été couronnée par l’Académie française, et Les Poèmes de la mer, dans lesquels il a cru un peu trop l’avoir inventée. Qu’il nous permette de lui affirmer sur l’honneur que la mer est dans Homère et dans lord Byron, et que lui, M. Autran, n’en est pas uniquement l’Archimède. Nous n’avons point aujourd’hui à parler de ces Poèmes de la mer sur lesquels nous reviendrons peut-être. D’ailleurs, Laboureurs et Soldats et Milianah suffisent pour donner une idée complète de la manière de M. Autran qu’ils ont fixée. La manière des poètes importe plus à la Critique que le menu ou le gros des œuvres, car c’est par la manière qu’elle classe les poètes et qu’elle peut les caractériser.

Sauf l’exception et le phénomène d’un de ces développements inattendus dont quelques esprits (Balzac entre autres, et si glorieusement !) ont donné l’exemple, et qui sont la révélation ou plutôt l’éclosion d’un talent impossible à prévoir, M. J. Autran est dorénavant, à peu de chose près, ce qu’il sera toujours. Il a sa manière qui ne changera pas. La manière des poètes, c’est leur visage. Assurément, il y a une grande différence entre les Heures de loisir de lord Byron et ses autres œuvres ; mais, sous l’adolescente indécision des Heures de loisir, sous cette fausse emphase de jeunesse que nous eûmes tous, et qui n’est rien de plus que l’ignorance de la vie, on reconnaît pourtant déjà les lignes de ce galbe immortel qui sera tout à l’heure d’une beauté divine. Et plus tard, sous le sourire de Don Juan, sous la seule contraction d’ironie qui ait passé par ces lèvres pâles et si fièrement désespérées, on retrouve aussi le sérieux profond et la rêverie de celui qui partout n’est que Childe-Harold.

Un homme, si volontaire qu’il soit, n’est pas libre de son visage. Il peut le dégrader, mais il ne saurait l’abolir, même quand il le transfigure. Il en est de même de la manière des poètes. Qu’ils la reprennent en sous-œuvre, qu’ils la modifient à force de réflexion et d’études et qu’ils mettent à cela les années et l’acharnement du travail, — du travail auquel, hélas ! on croit tout possible aujourd’hui ! — et ce sera en vain ! Il y aura toujours dans la manière comme dans le visage quelque chose qui résistera à tous les efforts. La poésie, comme la beauté, est de création supérieure à l’homme. Il les reçoit, et il y ajoute ou y retranche, mais il ne peut les conquérir.

II §

Si cela était possible, du reste, si cette manière qui est le visage de notre pensée et qui nous a été donnée comme notre autre visage pouvait être changée au gré du poète et du penseur, M. Autran serait, nous le croyons, un des hommes les mieux faits pour opérer sur lui-même cette transformation. M. Autran est en poésie ce qu’on peut appeler un rude travailleur, et, s’il ne l’est pas, si, en fait, nous nous trompons, il en a l’air, et c’est la même chose, Rappelez-vous un mot terrible ! « Je n’ai que trente-cinq ans et pas un cheveu blanc », disait un homme amoureux à une femme trop aimée. « Vous avez l’air d’en avoir », lui répondit-elle. Eh bien ! la poésie de M. Autran a cet air de cheveux blancs, et ils lui semblent venus dans la peine du labeur et des veilles de l’étude. Elle a peut-être très bien dormi, mais elle est alors naturellement fatiguée. On dirait qu’elle s’efforce, sue d’ahan, porte des fardeaux. Poésie gênée, mortifiée, qui fait souffrir plus encore qu’elle ne gouffre. Elle n’enlève pas légèrement sur son front limpide tout un monde d’idées ou de sentiments comme les cariatides de Goujon enlèvent leurs corbeilles. Elle est une cariatide froncée, écrasée, et bien ennuyée de porter son lourd entablement, et le pis de tout cela, c’est qu’on est de son avis et qu’on partage sa sensation, à cette cariatide !

Il est difficile, en effet, de donner à distance une idée très-exacte de cette poésie consciencieuse et bien intentionnée, mais qui n’a guère pour elle que son intention et sa conscience. M. Joseph Autran est la meilleure réponse vivante à la théorie dont M. Théophile Gautier insulte lui-même son grand talent par coquetterie, à savoir : qu’avec de certains procédés, on peut créer des poètes, comme Vaucanson fabriquait des joueurs de flûte et des canards. M. Autran ferait bien de passer chez M. Théophile Gautier. Il attend toujours son Vaucanson ; mais, en attendant, il n’est pas inerte. Il souffle dur ! Jamais Borée ne s’est enflé les joues de plus ronde et plus sanguine façon, fût-ce pour enlever Orythie à la jupe bouffante ! Ce qui devrait suivre un pareil souffle, ce n’est pas seulement le son mélodieusement voilé de la flûte, c’est le cri du clairon, tubæ clangor ! Mais rien ne sort. L’instrument étouffe. Le poète de Laboureurs et Soldats a dans ses vers quelque chose de noué, d’obtus, de sourd ; il cheville. Or, si vous ôtez le vers à M. Autran, si vous contestez le bon aloi de sa versification, que lui reste-t-il ? Il pense assez peu, — peint encore moins, — mais il versifie, et, parce qu’il n’a pas les arabesques affectées ou les enfantillages malades de M. Théodore de Banville, il est des gens qui vous disent sérieusement que le vers de M. Autran est un vers bien fait, comme si la sécheresse était la sobriété ; comme si, pour être bien fait, le vers, comme l’homme, ne devait pas avoir du muscle et de souples articulations ! C’est par là, en effet, — c’est par les attaches, les articulations, la grâce des mouvements, — et il n’y a jamais de force sans grâce, — que pèche le vers de M. Autran, malgré l’effort visible du poète pour en travailler, sinon pour en remplir le vide.

M. Joseph Autran est le contraire d’Alfred de Musset, de cet incorrect aussi, mais de cet incorrect facile et charmant, qui joue et pleure avec la Muse, comme un souverain d’enfant gâté qu’elle adore M. Autran n’est pas un gamin de génie, lui ; c’est un homme, je ne dis pas d’inspiration, mais de volonté grave et élevée, et c’est bien cela ! ajustant le mieux qu’il peut les incorrections d’un style poétique sans puissance à une pensée dont nous ne contestons pas la moralité, mais dont nous contestons la grandeur. Les sujets de ses poëmes étonnent quand on pense à leur exécution. Il taille cette fonte avec un chalumeau de bijoutier. Il est mince et à la fois lourd, rareté qui n’est pas une merveille. Il sue pour être léger. Quand il est naïf, la naïveté du fond est compromise par la forme. Dans le moindre canevas (ses Soldats ne sont qu’un poème de quelques pages), il entasse deux cents tours de force qui ne sont pas des tours d’adresse. Il est littérairement infortuné. Figurez-vous un bœuf obligé à tricoter une bourse de perles. Encore une fois, il est de salutaire exemple de le dresser aujourd’hui comme une objection devant la théorie des travailleurs, — des hommes de peine en littérature. C’est le poète du labor improbus dans sa gloire manquée. Il a pris de la peine et il en fait.

III §

Tels sont les défauts de M. Autran, et comme les défauts d’un homme entrent plus profondément peut-être dans sa manière que ses qualités, telle est aussi sa manière. Évidemment, il n’est pas un poète à la hauteur des sujets qu’il a su choisir, et nous disons choisir à dessein, car les sujets ne s’emparent point de M. Autran comme ils s’emparent des véritables poètes, dont la préoccupation, la rêverie, les pentes d’esprit, sont irrésistibles, et qui sont saisis par le sujet, comme par l’inspiration elle-même. Dans l’inutile préface qui précède ses poèmes, M. Autran nous a fait le petit ménage de son esprit. « Quand, il y a dix-huit mois, dit-il, je publiai Les Poèmes de la mer, quelques-uns de mes bienveillants critiques exprimèrent le désir (oh ! oh !) de me voir quitter par intervalle (ce n’est donc qu’un instant) les régions purement lyriques pour aborder le terrain de la réalité. » Et il ajoute, en chiffonnant une idée juste : « A l’origine des littératures, les scènes de la vie agricole et de la vie militaire constituent les plus fécondes sources d’inspiration (constituent une source, quelle poésie !) : pourquoi la poésie, au déclin des civilisations poussées à l’excès, n’irait-elle pas chercher un rajeunissement aux sources premières ?… » Nous n’aimons pas beaucoup ce rajeunissement. On ne rajeunit rien de tout ce qui doit vieillir et passer dans ce monde, et le fard des littératures décrépites, c’est l’archaïsme, un fard, comme tous les autres, affreux ! Mais nous disons qu’il faut chanter la vie agricole et la guerre, parce que ces choses sont grandes, magnifiques, éternelles, et qu’en multipliant les formes sous lesquelles elles se traduisent aux yeux des hommes, elles n’ont pris ni un jour, ni une heure, aussi belles et plus belles peut-être qu’aux premiers moments de la création. L’agriculture et la guerre sont des sources de poésie immortelle, mais l’homme qui les considère comme une ressource de littérature défaillante, et rien de plus, n’a jamais eu cette flamme qu’il n’est pas ridicule d’appeler le feu sacré. L’honnête citoyen qui prend si tranquillement sa canne et son chapeau pour aller se rafraîchir aux sources premières, — à ces citernes qui s’appellent Ruth, Tobie, Josué, les Machabées, — n’est pas digne de ce nom de poète, et encore s’il y allait ! Mais Dieu sait où il va ! Si cet homme qui dans sa préface a eu, probablement après coup, une idée juste, l’avait abordée dans ses poèmes, s’il portait quelque part l’influence ou l’empreinte des récits bibliques ! Mais non ! impossible d’en saisir la trace, et le voilà qui manque également de grande imitation et de forte originalité !

IV §

Il aurait peut-être été un prosateur estimable, qui sait ? mais il ne l’est point, à coup sûr, dans cette prose où les vers se sont mis, comme disait Rivarol, car où les vers se mettent, la prose n’est plus. Le prosaïsme n’est pas de la prose. Les Laboureurs et Soldats de M. Autran sont deux poèmes distincts, des poëmes d’une invention si simple qu’on retirerait et réduirait à rien par l’analyse et où tout est de mœurs modernes et dans le détail. Ce sont deux très petits romans, en vers. Ce genre de poésie que M. de Lamartine inaugura en France par son poème de Jocelyn existe depuis longtemps en Angleterre, pays du roman sous toutes les formes, et il exige une expression d’autant plus idéale et plus puissante, que les faits qu’il retrace, les sentiments et les habitudes qu’il reproduit sont plus près de nous.

Quand on n’a pas les lointains de la perspective, il faut le double de l’expression. Il faut l’énergie de Crabbe, par exemple, pour donner à une histoire de ferme ou d’hôpital le relief, la profondeur et l’intimité de vie sans lesquels la poésie n’est qu’une rimaillerie plus ou moins perfectionnée. M. Autran, qui n’a pas le don de peindre, qu’on ne pourrait pas même nommer le Ponsard de la description, n’est véritablement qu’un rimeur dont le vers copié de facture, le croirait-on ? sur celui de Molière qu’il énerve, affadit et disloque, tombe de dix degrés dans cette trivialité supportable et de ressemblance, à la scène, dans la bouche d’une servante comme Dorine ou d’un vieux bourgeois comme Gorgibus, mais devient dans un poème où le poète parle toujours, d’une incomparable platitude. Voulez-vous un échantillon de cette langue qui a pour visée la simplicité et qui atteint au-dessous ?

Et Thérèse, à ces mots, levant vers lui son œil,

pour ses yeux, probablement, car dans le poème Thérèse n’est pas borgne.

Elle, de son côté, remarquait sa figure,
Sa taille, sa pâleur ; teint de funeste augure.
……………………………………………..
Vous qui savez les lois, vous nanti de science,
Venez guider un peu l’humble inexpérience !
……………………………………………..
Dans ce noir Lubeston, chargé d’antiques bois,
Le tonnerre et les bois mugissaient à la fois,
Le ciel y ruisselait, immense cataracte,
Quelle vie, à cette heure, en fût sortie intacte ?
……………………………………………..
On rapporte qu’un jour, au plus fort de l’hiver,
Entrant chez un vieillard malade et peu couvert,

Quelle charmante litote ! malade et peu couvert ! Quelle pudeur pour dire nu probablement ! Non sordidus auctor ! Rappelez-vous Horace !

De sa propre dépouille il vêtit sa misère
Et revint sans habit, ainsi qu’un pauvre hère !

Ah ! le pauvre hère, c’est le poète, le poète attaché à cette rime exacte qui est son bourreau mystérieux !

… Le canon tout à coup frappe l’air :

Nos soldats, à ce bruit, debout, prêts à combattre,

Du triomphe prochain purent voir le théâtre !

……………………………………………..

Maurice y gambadait (au bal), joyeux comme un grelot,

Venant y rencontrer Joseph le matelot :

Ami, lui dit Armand, tu conviendras, j’espère,

Qu’on passe à la campagne un temps assez prospère,

N’est-on pas mieux ici que sur le pont mouvant,

En pleine mer, battu des vagues et du vent ?

Ce style inouï, M. Joseph Autran ne l’a pas mis seulement au service de ses propres inventions. L’héroïque défense de Milianah, un épisode de notre guerre d’Afrique, comme il l’appelle, avait, il y a bien des années, tenté la jeune verve de M. Autran, Et c’est ce poëme qui a des prétentions de récit épique, malgré l’étroitesse de son cadre et sa brièveté, que M. Autran, qui se croit mûri, a repris, recrépi et dernièrement republié. Malheureusement, les vers de M. Autran, qui ressemblent à des vers écrits pour un concours académique, ne peuvent lutter contre le récit du commandant de Milianah, le colonel d’Illens, contre cette page magnifique de simplicité et de tristesse que tout le monde a lue dans le livre de La Guerre et l’Homme de guerre, par M. Louis Veuillot, l’un des grands écrivains de ce temps-ci. Non, certes, que la poésie ne pût ajouter à la beauté du fait qu’elle raconte et élever une réalité si sublime à quelque chose de plus beau encore que la mâle simplicité du récit : ce serait nier la poésie et l’art du poète que de le prétendre ; mais il fallait un poète qui eût la corde militaire ; et, il faut bien le dire, les cordes de la lyre de M. Autran ne sont guère que les ficelles du métier.

V §

Pourquoi donc, cette vulgarité étant donnée, parler si longtemps de ce poète ? L’auteur de Milianah et de Laboureurs et Soldats a-t-il l’importance qui justifie l’examen détaillé de la Critique ? Malgré la sympathie et l’estime que nous avons pour les intentions morales et la conscience littéraire de M. Autran, nous ne pensons pas qu’il tienne personnellement une place très extérieure et très visible dans la littérature contemporaine. Seulement il y a près de lui et autour de lui des Écoles qui le vantent et qui lui assignent le rang difficile à reprendre lorsqu’on l’a donné à un homme ou qu’on a souffert qu’il le prît. Ne nous y trompons pas ! Il n’y a pas que l’Académie qui couronne cette poésie déjà couronnée… aux genoux.

Présentement nous descendons l’escalier des Écoles. Il y a l’École du bon sens, et ce n’est pas la pire ; il y a l’École de la vulgarité, si chère aux esprits égalitaires de cette époque de démocratie intellectuelle. Partout là l’auteur de Laboureurs et Soldats est traité d’écrivain viril, la plus noble qualification, selon nous, qu’on puisse donner à un homme de lettres dans ce temps, si tristement émasculé. Eh bien ! en vérité, c’est trop. C’est trop, et cependant ce n’est pas tout. Dernièrement, un Critique optimiste, un de ces Critiques bienveillants dont M. Autran parle dans sa préface, remontait des mérites de M. Autran aux mérites poétiques du xixe siècle, et dénombrait pompeusement les genres de vers que le xixe siècle avait inventés, à peu près, il est vrai, comme M. Autran a inventé la mer dans ses poèmes. Il y avait le vers lyrique, le vers descriptif, le vers saltimbanque ; et, en effet, celui-là est particulièrement de notre temps.

En voyant tous ces trésors, le Critique optimiste pantelait d’admiration. Mais il ajoutait que le vers de l’avenir et le vers qui caractériserait la poésie du xixe siècle serait à peu près le vers de M. Autran. À ce compte-là, la poésie s’enterre comme les hommes dans quatre planches de sapin mal rabotées et mal jointes… Mais vraiment, quoique nous ne soyons pas enthousiaste fou de notre siècle, nous ne croyons point à cette prophétie, et nous avons voulu nous inscrire en fait et en faux contre elle par un doux haro… sans clameur !

M. de Gères
Le Roitelet, verselets. §

I §

Le volume que voici nous a été remis précisément le jour où l’on enterrait académiquement Alfred de Musset. Y aurait-il dans cette date une intention de la Fortune ?… Des poésies nous arrivant précisément ce jour-là devaient-elles, par le contraste, nous rappeler ce que nous avions perdu ou nous en consoler un peu par quelque vague ressemblance ?… L’auteur nous était inconnu, — aussi inconnu que s’il débarquait de la Chine ! Si son nom nous était jamais passé sous les yeux dans ce tourbillon de journaux, de revues et de livres dont la pauvre Critique a quelquefois la berlue, il était bien passé. Qu’il nous le pardonne, nous ne nous en souvenions plus. Son livre nous tombait donc, sans avertissement, comme une tuile. Néanmoins, nous l’avons pris et nous l’avons ouvert. Nous l’avons ouvert avec cette défiance, nonchalante parce qu’elle est fatiguée, que tout être passablement organisé aura toujours en présence d’un livre de poésies, habituellement la plus vulgaire et la plus écœurante des vulgarités en littérature. Le titre même du recueil ne nous alléchait pas. Roitelet ! verselets ! Tu n’es, pensions-nous, qu’un Tartufe d’amour-propre, et il y en a d’imbéciles. Cela peut très bien se combiner.

Et cependant non, la combinaison n’y était pas. Il n’y avait là, dans le titre de ce volume, que la coquetterie innocente, quoiqu’un peu futée, qui consiste à se faire petit pour être vu dans ce monde, offusqué de tant de grands hommes qu’ils se cachent les uns par les autres ! Après tout, la tuile n’était pas meurtrière et elle était d’un joli bleu. Ces verselets, puisque verselets il y avait, n’étaient pas la haute vulgarité, rimée et sonore, qu’on rencontre partout et qui s’appelle de la poésie. Ils avaient, sinon toujours, au moins souvent, un sens bien à eux, un timbre distinct, un accent de fin poète. Le roitelet, c’est un aigle, pour les roseaux !

Un roitelet pour vous est un pesant fardeau !

Mais celui-ci pesait si peu qu’on pouvait le prendre sur le poing encore plus aisément qu’un faucon et le présenter au public. Cet inconnu qui semblait, tant il nous était inconnu ! arriver de la Chine, nous n’eussions pas voulu l’y renvoyer ! Malheureusement il ne venait que des Pyrénées. S’il fût débarqué de la Chine, son affaire était faite ! Roitelet, verselets, poésies et poète, vaudraient aujourd’hui cent pour cent de plus dans leur inspiration et leur manière, par cela seul qu’ils n’auraient pas trempé dans l’air ambiant de la poésie contemporaine !

Car voilà le seul reproche qu’il y ait à adresser à M. Jules de Gères, et je me bâte de le lui faire pour m’en débarrasser et arriver vite à l’éloge. M. Jules de Gères qui, s’il le voulait, trouverait bien en lui assez de talent pour n’imiter personne, n’a point naturellement l’électricité négative du laurier qui repousse la foudre et qu’ont les génies d’exception, ces esprits vierges qui tirent d’eux seuls leur fécondité et peuvent vivre impunément, n’importe où. Il est poète, ce n’est pas douteux, et nous le prouverons tout à l’heure, mais à son inspiration, parfois très énergiquement personnelle, se mêle aussi parfois l’alliage fatal des réminiscences involontaires.

C’est une loi du temps et de tous les temps que quand des poètes grands ou petits, vrais ou faux, immortels ou éphémères, ont été la chimère de leur époque, comme dit saint Bernard. — l’admiration ou la mystification de leurs contemporains, — ils laissent sur l’imagination publique des teintes dont elle reste colorée. Or, pour l’imagination du xixe siècle, il faut bien en convenir, ces teintes s’appellent encore jusqu’ici Hugo, Musset, Lamartine. Eh bien ! la Muse de M. de Gères, qui les a traversées, qui s’est baignée avec amour dans l’arc-en-ciel de ces trois teintes, répandues partout, pour l’instant, les porte toutes les trois confondues sur ses ailes, ce qui les fait ressembler, ces ailes originales de roitelet, à toutes celles des pigeons pattus imitateurs ! Voilà, disons-le lui nettement, le défaut de M. de Gères !

Il n’imite pas pour imiter, mais il rappelle les poètes de son temps, et il les rappelle parce qu’au lieu de s’isoler d’eux il s’y associe ; parce que vivant intellectuellement avec eux, il les sent trop, les connaît trop et trop les aime. Imagination qu’aurait préservée l’ignorance et qui n’était pas assez forte pour résister à la culture, M. de Gères ne sait pas ou peut-être a-t-il oublié que la fraternité tue les poètes autant que les peuples, et qu’ils doivent ressembler, pour être aussi impressifs qu’elle, à cette Tour seule qu’il a si bien peinte et chantée dans une de ses poésies le plus genuines par la rêverie et par le rythme :

Au faîte où le sentier se plie
Et plonge vers l’autre vallon,
Droite sur son dur mamelon,
Qu’au paysage rien ne lie,
Sans arbre, sans maison autour,
Sans voisinage qu’une meule,
S’élève, muette, la tour
              Seule !

C’est ainsi, en effet, que s’élèvent les poètes. Seulement ils ne sont pas muets, eux, et leur meule, le plus souvent de pierre, ils l’ont au cou ou sur le cœur…

II §

Tel ne s’élève point, comme la Tour seule, à toute page du livre d’aujourd’hui (et on le regrette), le poète qui souvent y poind cependant fin, acéré, brillant comme l’aiguille solitaire d’un dôme caché encore par le terrain et qui perce le ciel, en rayant au loin l’horizon ! Il y a deux espèces de poésies dans le recueil de M. Jules de Gères. Il y a la poésie qui vient des autres, le lyrisme commun à ce siècle, coulant à pleins bords et à plein bassin, abondant, écumant, vermeil et rapide. — et celle-là, c’est l’inférieure des deux, — et la poésie qui filtre sous les roseaux plies par le poids des roitelets, gouttes d’eau de source et même gouttelettes, verselets très évidemment supérieurs à tous les grands vers d’à côté.

Ici ne vous y trompez pas, est la vraie veine de M. de Gères. Malgré l’incontestable talent d’école de l’homme qui a écrit, sans changer de plume, et en trois manières, Le Linceul des forts et Le Dernier soupir du Maure, égaux pour le moins en beauté aux plus belles Orientales de M. Hugo, les larges strophes A la mémoire d’Alfred de Musset, qui rappellent celles de Musset lui-même sur la Mort de la Malibran, et enfin les vers à Blanche, si splendidement et mélancoliquement limpides et lamartiniens ; malgré cette triple puissance, la personnalité de M. de Gères n’est pas dans ce doublement et redoublement d’accords avec les trois grandes lyres du xixe siècle.

Le don d’en renvoyer l’harmonie, qui serait la personnalité d’un autre, ne constitue pas la sienne, et c’est la sienne propre que nous devons signaler. Pour cela, de notre autorité privée, nous ferons, comme critique, ce que lui n’a pas fait comme poète. Nous raturerons hardiment la moitié au moins de ce volume de trois cents pages, et nous dirons quel charmant livre, quel pur et profond volume on ferait avec l’autre moitié !

III §

Ce serait presque une anthologie avec un seul poète, — une anthologie non pas grecque de sentiment, car l’auteur du Roitelet n’a dans l’inspiration aucun archaïsme, mais grecque par cette brièveté pleine qui, en quelques vers, enferme ou concentre toute une perspective et fait un poème comme un disque, car, chez les Grecs, rondeur voulait dire perfection ! Le poète des Verselets est au fond un artiste ingénieux, patient, assoupli, qui introduit toujours la plus ferme composition dans tout ce qu’il écrit, comme Béranger dans ses chansons. Il les tricote, ses verselets, et il en fait un solide tissu seulement en quelques mailles ! N’importe le sujet qu’il traite, il a le mot inattendu et final qui coupe et renoue et que les Anciens aimaient tant, ce dard d’abeille qu’on laisse dans la dernière strophe, — lethalis arundo ! — et qui y attache le souvenir !

L’auteur du Roitelet a cela de caractéristique que, moins il prend dans la langue, plus il prend dans la pensée. Plus les pièces sont courtes, plus elles valent, et le progrès pour lui et pour elles sera toujours en raison directe de leur brièveté. Il ne fallait pas tant de cire pour faire des chefs-d’œuvre au sculpteur d’Amours d’Anacréon ! Voilà ce que M. de Gères est essentiellement pour la forme ; seulement cette forme, même quand il la soigne le plus, n’est pas chez lui comme chez tant de poètes de ce temps l’unique préoccupation de sa pensée. Il n’est point pour la Beauté stérile. Ce n’est pas un poète d’art pour l’art. Il ne creuse pas de coupes dans lesquelles on ne doive point boire. Il ne cisèle pas d’agrafes qui ne puissent rien retenir. Ses verselets ont toujours la prétention de dire quelque chose, à ce poète qui a autant de bon sens qu’un prosateur. C’est un moraliste et c’est un élégiaque. Il a les langueurs et les meurtrissures de l’élégiaque, mais du moraliste il a aussi la verdeur et la brusquerie. Il moralise à travers les larmes et le sang du cœur ; c’est un âpre jugeur de la vie. Écoutez-le, en trois strophes, faire le procès à l’expérience :

Le fils n’hérite pas de celle de son père.
Sans cela, dans cent ans, l’homme serait parfait.
Mais un siècle défait ce qu’un autre a refait
Et l’humanité désespère !

Pour tous et pour chacun l’épreuve est éternelle.
C’est le creuset, le crible où l’homme doit passer.
La vieillesse en conseils aura beau se lasser,
L’expérience est personnelle.

C’est un manteau poudreux fait de loques anciennes,
Troué d’accrocs, cousu de reprises, d’ennui,
Qu’on ne prend pas usé sur l’épaule d’autrui,
Mais qu’il faut user sur les siennes !

Excepté le mot d’ennui, que je ne voudrais pas voir là et qui y fait tache, n’est-ce pas excellent de ton, de simplicité et de mâle tristesse ? M. de Gères, qui a de l’apologue dans la tête, porte jusque dans la mélancolie de l’élégiaque cette virilité. Il est bien moins le poète d’un sentiment trompé ou blessé que le poète résigné à la vie et à tout ce qu’elle renferme d’irréparable. Nous n’avons pas assez de terrain pour citer toutes les pièces qui expriment ce que nous disons là sous les formes les plus variées. Mais voici quelques strophes que nous ne pouvons retenir. Y a-t-il rien de plus achevé dans sa tristesse et de plus fort dans sa douceur ? M. de Gères a le bonheur des titres. La pièce en question est intitulée : On meurt de loin.

L’approche des destins futurs,
L’aurore funèbre et dernière,
Avant l’heure où nos jours sont mûrs,
De sa vigilante lumière
Attise nos esprits obscurs.

L’avenir prend de l’importance,
L’horizon paraît s’élargir,
On entend à large distance
La mer éternelle mugir
Sur les rives de l’existence !

De secrets avertissements,
L’intérieure inquiétude,
Quelques symptômes alarmants,
Changent bientôt en certitude
Les sinistres pressentiments.

Par l’aube éternelle guidée,
Entrevoyant d’autres beautés,
L’âme, au sort commun décidée,
S’acclimate aux vives clartés
Et se fait à la grande idée,

Voit la terre avec d’autres yeux,
Se prépare au voyage étrange,
Laisse à tout d’intimes adieux,
S’observe, s’écoute, se range,
Se tourne souvent vers les cieux ;

Se concentre dans elle-même
Laissant déborder par moments
Dans l’amitié de ceux qu’elle aime
Les précurseurs épanchements
De la fin prochaine et suprême !

D’illusions plus n’est besoin.
Pressentant la sphère natale,
De ce monde on prend moins de soin !
Ainsi la sentence fatale
Frappe d’avance — On meurt de loin !

Celui qui gît sur cette couche
N’a pas dit ce qu’il éprouvait,
Mais l’arrêt ancien qui le touche
Depuis longtemps il le savait !
Son secret mourait à sa bouche…

Avant d’à jamais t’assoupir,
Douleur déjà vieille et finie,
Que de maux il fallut subir !
Combien de soupirs d’agonie
Termine le dernier soupir !

Hauteur par tant de pas gravie,
Travail progressif et constant,
La mort, — que le mourant envie —
N’est pas toute dans un instant !
Elle prend le tiers de la vie !

Telle, mais d’un effort certain,
La prudente locomotive
Vers le but encore lointain
Ralentit sa force captive
Et ne l’arrête pas soudain !

Nous avons déjà parlé de disques. En voilà un ! Est-il assez plein, assez rond, assez léger ? et l’or dont il est fait, car c’est un disque d’or, est-il assez pur ?… C’est mieux encore, du reste. C’est la poésie de la pensée, bien supérieure à toutes les ciselures… que nous ne méprisons pas et qui y sont, mais tellement légères qu’on n’en aperçoit le travail qu’à la réflexion. M. de Gères est un sculpteur par le souffle, pour ainsi dire, bien plus que par le pouce. Il a des mollesses de rythme qui sont l’entente encore de la matière, car la fondre sous son haleine, est aussi difficile que de la faire saillir et de la dresser sous ses doigts ! Quant au sentiment qui ‘anime ce petit chef-d’œuvre de calme et de sérénité dans la tristesse, l’effet produit par la poésie est toujours relatif, mais je ne connais rien, pour mon compte, d’une plus grande puissance. On dirait la grâce d’une femme qui range les plis de sa robe pour mieux entrer dans son cercueil, et c’est mieux que cela ! Ranger sa robe en tombant comme la pudique romaine, c’est un geste de près… et ici c’est mourir de loin. Il n’y a pas ici qu’un geste fait par l’âme condamnée, il y en a plusieurs. Ils y sont tous. Le poète n’en a omis aucun.

IV §

Nous avons cité une des pièces qui feront connaître le mieux aux instincts poétiques le genre de talent de M. de Gères quand il est essuyé de tout souvenir. Si courtes que soient ses meilleures poésies, nous n’avons pas l’étendue qu’il faudrait pour en détacher quelques-unes. Nous l’avons senti et éprouvé souvent, il faut un grand espace pour rendre compte d’un poète et d’un poète inconnu, pour le faire comprendre, accepter… ou repousser. Mais ici, dans une histoire littéraire de toute une époque, on le signale, et c’est tout. On dit : lisez. On dit aussi triez aujourd’hui. Nous ne savons absolument rien de M. de Gères, si ce n’est le talent qu’il a, et ce talent a l’accent assez profond pour nous faire croire qu’il n’est pas tout à fait un jeune homme et qu’il a mordu dans cette pomme empoisonnée de la vie. La manière dont il se sert de la langue poétique nous montre aussi qu’il a lutté avec elle et qu’un début devant le public n’est pas un début dans l’emploi de ses facultés. Mais, jeune ou non, éprouvé par le travail ou caressé par l’inspiration facile, qu’il se souvienne du conseil que nous lui donnons en toute sympathie et dans l’intérêt de ses œuvres futures ; il y a deux hommes en lui, — l’homme de la veine et l’homme de la culture ; l’homme de la poésie sentie et l’homme de la poésie ressouvenue. Ceci tuera-t-il cela ? Voilà la question. Qu’il se la pose et qu’il la résolve. Pas d’École et pas d’imitation. Lire peu les livres contemporains, qui ont déteint sur l’imagination publique et qui l’ont imprégnée, fermer ses livres, se faire un lazaret contre eux et leurs influences, enfin reconquérir cette originalité première, cette hermine bien tachée, mais qui n’en mourra pas, voilà quels doivent être la tactique et le but de M. Jules de Gères. Le roitelet, je crois, puisque c’est le cimier de ses armes poétiques comme le sansonnet l’est de celles de Sterne, le roitelet est un oiseau solitaire. Il ne va pas en troupe comme ces bêtes de grues.

M. Victor de Laprade
Idylles héroïques. §

I §

Est-ce pour justifier sa récente nomination à l’Académie Française que M. Victor de Laprade vient de publier un dernier volume de poésies sous ce titre d’Idylles héroïques, un beau titre, n’est-il pas vrai ? Plus beau que le livre à coup sûr. Idylles héroïques ! Voilà, en effet, une idée heureuse et qui a de la grandeur vraie. Les récits de guerre se mêlent bien aux récits champêtres. L’épée est faite du même fer que la charrue, et, fût-elle ensanglantée, sa lame brille plus belle à travers une guirlande d’épis.

Malheureusement, pour peindre de si forts contrastes, il faudrait un poète, héroïque aussi comme son sujet, et M. de Laprade ne l’est pas. C’est un poète honnête. Il s’est bien un peu, — et surtout dans ces derniers temps, — embesogné d’idéal, mais il est de mesure et de donnée honnête. C’est un poète moral et sobre, vigoureux… de jarret, du moins, qui s’est fait une excellente santé à courir la montagne et qui a bien gagné à la sueur virile de son front, et après tant de courses faites en guêtres, son fauteuil à l’Académie !

Tel est exactement et modestement M. de Laprade. Mais, comme vous le voyez, ce n’est pas du tout par la tournure de sa pensée le génie mi-parti de pasteur et de guerrier qu’il faudrait ici, avec un pareil titre, l’espèce de Guillaume Tell poétique dont le vers serait la flèche, vibrante de rapidité, de fierté et d’indépendance ! Pas plus que M. Autran, qui a osé toucher, lui aussi, dans ses Laboureurs et Soldats, à ce grand sujet, — l’idylle héroïque, — M. de Laprade, l’auteur des Symphonies et d’une foule d’autres poèmes Revue des Deux-Mondes, M. Laprade qui, depuis dix ans, n’a ni renouvelé son inspiration ni modifié sa manière, ne pouvait être au niveau du beau sujet qu’il avait aperçu… de loin.

Et cependant pour être juste, je ne le comparerai pas à M. Autran, à ce petit porteur de briquet, qui rime des historiettes militaires, ornées d’agriculture. M. de Laprade a moins de bonhomie voulue… Sa flèche montagnarde visait sans doute à l’Académie. Il a plus d’élévation soutenue que M. Autran et plus de correction littéraire. Ni l’un ni l’autre de ces messieurs n’a l’intérêt profond et la tressaillante émotion des vrais poètes, mais l’ennui (je demande pardon de la vivacité du terme), l’ennui que répand M. de Laprade dans ses poésies est plus pur et tombe de plus haut.

Car, il faut bien le reconnaître, si la poésie se caractérise d’abord par l’impression qu’elle cause, c’est avant tout un poète ennuyeux que M. Victor de Laprade. Il l’est gravement ; solennellement, purement, vertueusement, je le veux bien, de la plus honorable manière, mais enfin il l’est de l’avis même de ceux qui l’estiment. Et ne vous y méprenez pas ! Cela ne veut pas dire qu’il n’a point de talent. Au contraire.

Il en a, mais il est ennuyeux. Et pourquoi ne le serait-il pas, je vous prie ? Goethe l’est bien, lui, en sa double qualité d’Allemand et de panthéiste, et M. de Laprade, qui n’est que Lyonnais, — le Schiller lyonnais, moins les drames, — M. de Laprade, qui n’a pas la vaste circonférence de tête du grand Goethe, est panthéiste aussi à sa manière, un panthéiste chrétien, vague et ambigu, mais le panthéisme mitigé ne mitigé pas l’ennui. Il l’augmente, en noyant l’esprit dans ses insupportables dilutions.

D’ailleurs, si on dressait pour notre instruction la statistique des qualités qu’il faut au talent, cet empêché-tout, pour réussir comme la médiocrité, toujours si aisément triomphante, on trouverait peut-être que l’ennui est une force et un avantage. Nous respectons ce qui nous écrase. Dans une société aussi légère que la nôtre l’était autrefois, et qui est devenue philanthropique et humanitaire, l’ennui, un ennui sérieux, distribué sur toute la ligne, avec ampleur, est peut-être une chose excellente pour faire les affaires d’un homme, et M. Victor de Laprade a-t-il bien fait de ne pas s’en priver, pour mieux conquester la considération publique ?

II §

Il nous est impossible de croire qu’il n’y a point pensé un peu… S’il ne nous avait donné que des poésies dans le livre qu’il publie aujourd’hui, nous dirions : « C’est une grâce d’état, une inspiration particulière que cette poésie perpétuellement grave, que cette cornemuse, perpétuellement enflée du même vent. » La poésie de M. de Laprade, grave et vide, ressemble à la barbe de cet ambassadeur de Venise, dont Paul III disait, croyant qu’il n’y avait rien derrière cette barbe, pleine de gravité : Bella barba ! bella barba ! Mais M. de Laprade ne s’est pas contenté de cette barbe d’anachorète des montagnes, de cette poésie monochorde et monotone des hommes de solitude, qui vivent de sauterelles, en fait d’idées, en regardant les grands horizons. Il a mis, dans ce volume, héroïque et idyllin, l’ennui sous les deux espèces, et nous l’avons eu en prose comme en vers.

Sur le sommet de sa montagne, M. de Laprade s’est ressouvenu qu’en fin de compte il était un homme de son temps, de ce temps essentiellement endoctrineur et professeur, et il a prêché sa poésie après l’avoir chantée, dans une préface de soixante pages, encore plus Revue des Deux-Mondes que tout le reste. Il nous a donné sa poétique, qui n’est pas d’une complication bien difficile, mais qui consiste à nous prouver à l’aide de Beethoven et de Claude Lorrain, et de la musique, et des paysages et du dernier progrès des arts, que le poète n’a plus, pour toute ressource d’invention, qu’à faire parler les arbres, les fleurs, tous les objets de la nature, ce que M. Quinet, l’auteur de ce grand poème d’Ahasvérus, maintenant à peu près oublia, mit en usage, il y a trente ans !

Eh bien ! voilà ce qu’aujourd’hui M. de Laprade recommence. Ses Idylles héroïques sont des dialogues avec tout le monde et toutes choses. Tout y a sa voix et son personnage, comme dans un drame, avec ces jolies appellations, entre strophes, Les Fleurs, L’Esprit des montagnes, Les Moissonneurs, Bertha, Rosa mystica, etc., appellations que je conçois bien dans un drame fait pour être joué, mais qui me troublent lorsque je lis de la poésie lyrique qui devrait se couler d’un seul jet comme une glace de Venise, et non pas se juxtaposer par morceaux. L’auteur des Idylles héroïques, qui a fait un poème intitulé Konrad, lequel est un Manfred vertueux, un Manfred retourné, car, de fait, il retourne au monde et à la vie morale en sortant de la solitude, l’auteur n’a pas besoin de s’appuyer sur lord Byron pour justifier ce que j’appelle nettement un défaut de composition permanente.

Le Manfred, tout merveilleux qu’il soit, pourrait Être joué, et dans la pensée de Byron, quand il l’écrivait, il supposait un théâtre, tandis que dans la pensée de M. de Laprade les Idylles héroïques sont de la poésie lyrique au premier chef. Or, à notre sens, toute poésie lyrique repousse, d’essence, le dialogue qui n’est pas lié au récit et qui n’y entre pas comme l’intaille même dans le bronze. On le trouve dans quelques Bucoliques de Virgile, il est vrai, mais d’abord, il est entre des bergers, c’est-à-dire des créatures qui parlent, et non pas entre des créatures inanimées et muettes, mais je n’en vois pas moins là une défaillance dans la perfection de l’artiste le plus pur de l’Antiquité.

III §

Les Idylles héroïques de M. de Laprade se divisent donc en trois poèmes d’une certaine haleine, comprenant des récits et des dialogues grossièrement attachés les uns aux autres, ainsi que nous venons de l’expliquer. Nous avons déjà nommé Konrad, le plus considérable et le meilleur de ces poèmes. Les deux autres s’appellent Franz et Rosa mystica. Ces trois poèmes, d’une donnée que tout le monde trouverait sans peine, sont évidemment des prétextes pour peindre la vie des champs et les sentiments, et jusqu’aux vertus que, selon le poète, elle inspire.

Le poète, qu’il le veuille ou non, qu’il y pense ou qu’il n’y pense pas, est un lakiste, un lakiste attardé qui mêle la description, la description éternelle à l’éjaculation lyrique, et qui malgré ses prétentions à la force, à l’expression simple et à pleine main, a parfois les gaucheries et les vulgarismes de Wordsworth sans en avoir la longue et magnifique rêverie… M. de Laprade veut être naïf ; mais on ne veut pas être naïf, on l’est quand on peut. De nature, il est bien plus solennel qu’autre chose, monté haut sur pattes, échassier, sinon d’expression, au moins de port et de démarche, il a peine à se rabaisser, sans disgrâce, jusqu’à l’expression familière que l’écrivain doit prendre, comme l’oiseau prend le grain sur l’aire, pour l’élever, en l’emportant ! Cette recherche de la naïveté le fait parfois ressembler à l’élégiaque M. Guiraud dont le Savoyard disait :

Un petit sou me rend la vie !

L’auteur des Idylles héroïques, en nous parlant souvent dans ses pages les plus champêtres du bon pain blanc, du bon grain, du cher petit ange, etc., etc., se place dans le ton de ce fameux « petit sou. » Il est plus à l’aise dans la peinture, mais il peint épais quand il pense à être coloriste. Il ressemble à M. Victor Hugo comme un enlumineur à un peintre. Preuve, cette pièce de L’Enfant dans les blés que sa longueur nous empêche de pouvoir citer toute :

Vois briller sa grosse joue !

Grosse joue est bien gros !

         Comme il joue !
De foin le voilà couvert !
On croirait voir, quand il bouge
         Son front rouge,
Un pavot dans le blé vert.

Son jeune chien, fou de joie,
         Court, aboie,
Lèche ses mains, son cou blanc ;
Dans l’herbe qu’ils éparpillent,
         Ils sautillent
Et roulent flanc contre flanc.

Comment ne pas se rappeler, en lisant ces vers, la Baigneuse de M. Hugo, écrite en ce rythme, ce petit chef-d’œuvre que Rubens signerait ? Seulement les deux pièces se ressemblent comme la lumière, irisant l’eau d’une source, ressemble à un empâtement de vermillon !

IV §

Du reste, laissons la manière et voyons l’invention. Les personnes qui ont fait le succès de M. Victor de Laprade ont insisté sur sa manière, mais n’ont pas, selon nous, assez montré quel est le genre d’invention, bien incontestablement à lui, qui distingue (l’ennui n’est pas une distinction) parmi les autres poètes contemporains, ce lakiste, si spécial dans son lakisme, et qui est bien plus pour les montagnes que pour les lacs. Si nous nous permettions de créer des mots (peut-être le genre inventé par M. de Laprade forcera-t-il d’en créer plus tard), nous appellerions ce genre le montagnisme. Déjà la Critique bienveillante, qui s’enferre quelquefois elle-même sur sa propre bienveillance, a appelé M. de Laprade « le poète des sommets », et en effet, si ce n’est pas encore le titre officiel, c’est le titre mérité de l’auteur des Idylles héroïques, qui devraient bien plutôt s’appeler les Idylles grimpantes : mais peut-être y a-t-il ici héroïsme à grimper. M. de Laprade aime à s’élever sur les montagnes, absolument comme M. Théodore de Banville aime à danser sur la corde. M. Théodore de Banville, le funambulesque, n’est qu’un saquiste parmi les poètes païens et saltimbanques ; mais M. de Laprade est le Stylite de la poésie vertueuse. Dans sa perpétuelle attitude, il ressemble en ses vers, au bout de ses vers qui s’élancent toujours, à la chèvre suspendue au cytise ou à cette cigogne qui perche, un serpent dans le bec, sur les aiguilles des minarets. Il n’y a que le cytise et le serpent qui manquent, car M. de Laprade, poète austère, manque profondément de l’agrément représenté par le cytise et de la fascination perfide, représentée par le serpent.

C’était le prince de Ligne qui disait de je ne sais plus qui : « Il a beaucoup d’esprit, mais sans profondeur et sans surface ; il en a en long et il finit par une pointe comme un obélisque. » Eh bien, c’est sur cette pointe que M. Victor de Laprade reste éternellement perché. Lisez cet incroyable dernier volume, vous serez étonné de l’énergie d’une préoccupation qui se traduit toujours de la même manière, avec une effrayante énergie de monotonie. Vous ne pourrez pas certainement compter le nombre de fois qu’on y rencontre ces mots sacramentels « de sommets et de hauts lieux » qui vont devenir la caractéristique d’une telle poésie à perte de vue et de terre :

Venez (dit-il) vers ces hauts lieux mondes de lumière ?

Et il y va rester :

Apportez, comme un calice,
Pour que rien ne le ternisse,
Votre amour sur les sommets !

Et toujours dans la même gamme :

Donnez l’essor à votre âme,
Elle aspire aux grands sommets :

Et des grands il alterne aux chastes :

Ton souffle m’a porté vers les chastes sommets !

L’histoire même, avec lui, n’est plus qu’une montagne :

Visitez avec eux l’histoire et ses sommets !
… Tu peux sans sortir du réel
Dépasser ces sommets du globe et de l’histoire.

Le désir de la hauteur le saisit jusqu’à la sainte fureur de l’enthousiasme !

Plus haut, toujours plus haut, vers ces hauteurs sereines !

Et la préoccupation le tient si fort que tout à coup l’échelle devient son image favorite et qu’il nous parle de l’échelle du sourire d’or de la femme, sur lequel il escalade le ciel. Quel grimpeur ! Mais quand il redescend du ciel, en se servant toujours de cette échelle, il retrouve la montagne

Où l’homme des hauts lieux respire à pleins poumons.
               La vitale odeur des résines !

Il appelle même cette montagne :

               Un jardin de haut lieu
Qui n’a pour jardinier que le souffle de Dieu !

Montagnard hardi qui fait d’un souffle un jardinier ! Du reste, il appelle encore Dieu le laboureur d’en haut. Est-ce de Dieu qu’il dit ailleurs :

Tu descends comme la lumière
Du haut des monts !

Et comme il veut en faire autant pour son propre compte, il ajoute :

               Montons encore
Cet escalier des monts par où descend l’aurore !

Enfin, c’est un vertige, — le vertige des sommets, — la valse des sommets, qui se danse dans cette tête unique :

De sommets en sommets l’ardent songeur s’élève !
…………………………………………………..
Non, tu n’interdis pas les sommets à ton fils !
…………………………………………………..
Et va combattre, armé de l’esprit des sommets !
…………………………………………………..
Oui, vous m’avez armé, sommets d’où je descends !
…………………………………………………..
Les hauts lieux m’ont ouvert leur magique arsenal !
…………………………………………………..
… Le soleil a fixé sur mon docile airain,
À fixer des hauts lieux cette image éternelle !
…………………………………………………..
Or l’amant des sommets devant lui, tout le jour !
…………………………………………………..

Et même il en voit encore, quand il regarde les tranquilles bœufs dans la plaine :

Avant que le sommet cache le globe d’or
Qui luit en face, — entre vos cornes !

Et comme il faut finir, tout se condense :

Et…. (dit-il, épuisé après cette valse terrible, cette vision de montagnes dressées et tourbillonnant de partout),

Je n’aperçois plus qu’une palme
Sur un sommet !

Mais c’est assez : la tête en tourne : redescendons. Nous n’avons pas, comme M. de Laprade, l’esprit des sommets, qui finit par devenir un personnage dans son livre, et qui n’est pas seulement, comme on pourrait le croire, le vent de la montagne : car le vent est quelquefois spirituel.

V §

Nous avons fidèlement cité, et nous pourrions citer encore. Telles sont, dans leur esprit, l’esprit des sommets, les Idylles héroïques que M. Victor de Laprade publie aujourd’hui. Elles ressemblent assez à l’air que l’on respire sur la montagne : c’est assez pur, mais que c’est froid ! c’est de la poésie de glacier. M. de Laprade croit sans doute, comme beaucoup de gens, que la froideur, c’est la sagesse, la force et la vertu, et elle ne l’est pas plus qu’elle n’est la poésie. Pour réchauffer cette climature, l’auteur ne s’est-il pas imaginé de faire tomber dans cette neige alpestre une goutte du sang immortel du vieux Dante ? Dans sa Rosa mystica, il a osé toucher à cette robe écarlate de Beatrix, qui doit dévorer, nouvelle tunique de Nessus, tous les poètes qui ne sont pas des Hercules. Or, M. de Laprade n’est qu’un montagnard avec son crochet, un bon guide pour une de ces poétiques ascensions qui donnent envie de redescendre, voilà tout. Il est du Forez, qui touche aux Cévennes, et c’est au Forez qu’il dédie son livre : car il aime sa patrie. Ou le voit bien à ce conseil :

Reçois-le, sans l’ouvrir, ce livre d’un songeur,

Et garde bien tes fils de notre esprit — rongeur !

La recommandation est patriotique.

Nous l’avons ouvert, nous, et nous l’avons fermé, ce livre. Mais, pour le ronger (M. de Laprade se croit toujours dans la montagne), il faudrait y revenir, et malgré notre esprit… rongeur, nous ne le rongerons pas. Pour ronger une chose, il faut l’aimer !

Mme de Girardin
Œuvres complètes, — Les Poésies. §

I §

Enfin, après tous les autres volumes qui ont successivement paru depuis sa mort, voici le premier volume des œuvres complètes de Mme Émile de Girardin. Nous avons cru deviner, quand nous rendîmes compte des Lettres parisiennes7, la cause du retard de ce volume de poésies qui aurait dû, selon les us et coutumes de la librairie, être publié le premier, puisqu’il fut chronologiquement le premier livre de Mme de Girardin. Les portraits dont l’éditeur tenait à l’orner, — le plastique, par Chassériau, gravé sur acier par Flameng, le littéraire, par M. Théophile Gautier, et gravé sur velours, celui-là ! — n’étaient probablement pas prêts. Du reste, on peut se consoler de ce retard. Il est peut-être plus intéressant de remonter le courant d’une vie ou d’une pensée que de le descendre ! Il est peut-être, pour la Critique aux besognes routinières, plus piquant de tourner le dos à l’œuvre dernière, qui n’est bien souvent qu’une redite de ce qu’on avait mieux dit déjà, quand le génie, qui monte à chaque œuvre dans une assomption plus haute, n’y est pas, et de s’avancer à travers les succès équivoques et les œuvres laborieusement manquées, vers le premier instant du début heureux, cette fleur d’amandier qui n’a qu’un jour, la première fraîcheur de la source ! « Il n’y a de beau que les commencements », a dit une femme qui savait que le génie de son sexe n’est pas plus durable que sa beauté, et c’est cette beauté des commencements, c’est cette loi qui fait, chez la femme, quand il a le plus l’air d’exister, quelque chose d’aussi délicat, d’aussi fragile et d’aussitôt passé que l’humidité de ses yeux et le rose de sa joue, c’est cette loi que va nous démontrer aujourd’hui le volume de poésies de Mme de Girardin, qui furent ses commencements, à elle !

En effet, ces commencements ne furent pas simplement beaux, ils furent magnifiques. Rappelez-vous le moment de l’entrée dans la célébrité de Mme de Girardin, alors Mme Delphine Gay. L’histoire militaire venait de finir et l’histoire littéraire allait naître. Mme de Staël, ce grand poète en prose, — comme on peut l’être en prose, — qui avait fait chanter Corinne, n’existait plus… Tout à coup, comme pour nous consoler de cette perte et pour la réparer, se mit à jaillir dans la vie (le mot n’est pas trop fort pour dire l’impétuosité de cette jeunesse) une jeune fille qui, elle, chantait de vraies poésies, car elle parlait cette langue des vers que rien, dans l’ordre poétique, ne peut remplacer. Elle était belle à faire mourir de jalousie Mme de Staël, si elle n’avait pas été morte, et si cette âme grande de Mme de Staël n’avait pas admiré sincèrement Mme Récamier !

Ainsi elle n’était pas que poète, cette enfant, elle était aussi la poésie, et tout ce qui aimait la poésie en fut enivré. Elle-même s’enivra aux émotions qu’elle fit naître, mais tout le monde fut de si bonne foi que quand un jour, se croyant une Jeanne d’Arc poétique, elle se proclama Muse de la patrie, personne ne rit dans ce malin pays de France où le sentiment du ridicule est peut-être toute la gaieté. Il faut dire, il est vrai, que si le Français est né vaudevilliste, il est né aussi galantin, et que là où une prétention d’homme serait châtiée par le coup de fouet de l’éclat de rire, une prétention de femme, surtout lorsque cette femme est belle, est admise toujours. Mme Delphine Gay fut presque prise au mot qu’elle avait dit sur elle. Elle eut position sociale d’Inspirée. À la première représentation d’Hernani, quand elle parut sur le bord de sa loge, drapée d’azur, dans ses cheveux blonds, elle fut acclamée comme si elle avait été l’Archange de cette poésie romantique qui, ce soir-là, prenait possession de la scène… Elle ne faisait pas que des vers, mais elle les disait ! Elle en dit jusques au Capitole pour mieux être la Corinne de Mme de Staël. Ainsi, à ses propres yeux et aux yeux encharmés des hommes de son temps, elle était la réalité dont Mme de Staël avait fait le rêve, et elle était davantage encore, elle était les deux rêves à la fois de Mme de Staël, car elle avait le génie de Corinne et la beauté de Lucile Edgermond. Elle a peint ce moment de sa jeunesse dans des vers que M. Théophile Gautier, qui s’y connaît, a bien fait de citer, car ils sont d’une très belle image et d’un mouvement très-imposant :

Mon front était si fier de sa couronne blonde !
Anneaux d’or et d’argent, tant de fois caressés !
Et j’avais tant d’espoir quand j’entrai dans le monde,
        Orgueilleuse et les yeux baissés !

Cet orgueil aux yeux baissés, cette orgueil jeune fille est superbe et n’avait jamais été exprimé d’un trait plus profond et plus vrai… Certainement, rien n’a jamais valu ni pour elle, ni pour personne, ni au point de vue de la galerie et du succès, ni au point de vue de son émotion intérieure, ce moment unique… ce premier coup d’archet de l’ouverture d’une existence qui ressembla, hélas ! bien plus à un opéra qu’à la vie d’une femme, telle qu’elle doit être et qu’on pourrait la désirer. Et aux yeux de la Critique elle-même, aux yeux de la Critique qui vient trente ans après faire tomber de son doigt glacé la poudre rose, or et argent qui saupoudre encore ce que Delphine Gay a écrit, pour voir le vrai de ce qui est tracé sous cette poussière étincelante, ce moment est aussi le meilleur de sa pensée, et ce moment de Delphine Gay, Mme de Girardin a pu le regretter sans cesse, car elle ne le retrouva jamais !

II §

Elle devint tout ce que nous l’avons vue depuis. Elle se maria, eut un salon, et de Corinne passa Mme de Staël, pour être toujours dans l’imitation qui a marqué sa vie d’un empêchement d’originalité. Sa mère l’avait nommée Delphine, par préoccupation de Mme de Staël, et elle resta éternellement timbrée de cette préoccupation de sa mère, qui était devenue la sienne… La poésie, qui se compose de sentiments exprimés avec plus ou moins de puissance, la poésie est si naturelle à la femme, être tout de sentiment, qu’une femme n’est pas nécessairement ce qu’on appelle un bas-bleu dans la langue littéraire, parce qu’elle fait seulement des vers. Pour suivre l’image acceptée, ce n’est encore qu’un bas lilas, c’est-à-dire qu’il y a en elle de la femme encore, de la grâce de femme, de la nuance légère ! Mais, quand elle écrit de gros ouvrages, et des romans en plusieurs volumes, et des tragédies et des comédies en cinq actes, alors elle est auteur dans le sens laborieux et disgracieux du mot, et le bas-bleu, cette affreuse chose, apparaît dans son foncé terrible. C’est ce qui arriva à Mme de Girardin après son mariage.

Au lieu de cet être poétique dont la prétention n’avait pas fait sourire et qui avait l’émotion de la jeunesse, quoiqu’elle la prit un peu trop pour la palpitation du génie, Mme de Girardin devint une femme littéraire, surabondamment littéraire, noircissant infatigablement du papier, comme le font tous les hommes et toutes les femmes de ce temps de production facile. Au milieu des livres qu’elle écrivit et qu’on ne lit déjà plus, un seul fut un chef-d’œuvre et restera, et justement parce qu’il n’est pas un livre, parce qu’au contraire il est (heureusement !) un oubli de littérature, parce qu’il ne fallait pour l’écrire que la première femme d’esprit venue, ce qui ne vient pas, du reste, tous les matins : ce furent les Lettres parisiennes. Nous avons loué sans réserve, ailleurs, ce commérage sur toute une société, le plus délicieux qu’on ait entendu depuis Mme de Sévigné, que Mme de Girardin surpasse souvent par l’agrément continu et le piquant gai du détail.

Selon nous, Mme de Girardin, dans ces lettres charmantes, est beaucoup plus femme d’esprit qu’elle n’avait été poète du temps de Mlle Delphine Gay ; mais être femme d’esprit, c’est plus et c’est moins que d’avoir du talent, et nous n’avons à juger aujourd’hui que le talent de Mme de Girardin et ses poésies. Les amis de son salon, qui, dans ce temps-là, il faut bien le dire, étaient les premiers esprits de France, se crurent obligés à faire du génie de ce talent — très relatif — et ils n’y manquèrent point ! Ce sont eux qui sont aujourd’hui responsables de ce qui reste de gloire encore à Mme de Girardin. Mais ils ne le seront pas longtemps. Nous pouvons être tranquilles, la notice de M. Théophile Gautier ne se recommencera pas. C’est une épitaphe très bien faite que cette Notice, mise sur ce monument des Œuvres complètes, — un tombeau !

Et elle est vraie… comme une épitaphe, mais comme une épitaphe écrite par un homme qui n’a pas la vulgarité hardie des faiseurs anonymes d’épitaphes, lesquels se soucient bien de l’opinion des promeneurs du Père-Lachaise. Il savait, lui, qu’il faudrait la signer de son nom, et il n’ignorait pas que ce nom signifie quelque chose qu’il est impossible de sacrifier… Voilà, par parenthèse, pourquoi M. Théophile Gautier, qui grave sur acier mieux que Flameng, a gravé, comme nous le disions plus haut, sur le velours… Sa Notice sur Mme de Girardin est un modèle d’adoucissement, d’euphémismes, de nuances très-fines, oh ! fines jusqu’au… rien ! à ce rutilant et truculent Gautier, obligé à vanter des tragédies jetées dans le vieux moule classique et écrites comme si le moule était si usé qu’il ne marque plus… Pour la Cléopâtre, il s’en tire habilement en nous donnant un médaillon de Cléopâtre, un Émail et Camée de sa façon : mais pour la Judith, il y reste, sentant bien, au fond de sa conscience, — poids fâcheux ! — que Mme de Girardin, imitatrice comme toute femme littéraire, soit qu’elle imite Shakespeare, soit qu’elle imite Racine, n’est que la Mme Campistron de tous les deux !

Elle fut aussi la Campistron d’Alfred de Musset dans La Faute du Mari ; mais elle ne le fut même pas de Molière dans Lady Tartuffe, comédie sans comique, écrite pour la tragédienne Mlle Rachel, mascarade d’un type d’homme qui ne peut jamais être un type de femme, car l’hypocrisie, odieuse dans l’homme parce qu’il est fort et qu’il n’a pas besoin d’être hypocrite, l’est beaucoup moins dans la femme, être faible, souvent opprimé. M. Gautier ne dit pas tout cela, bien entendu, mais sa notice n’empêchera pas qu’on le dise. Mais moi, par exemple, qui n’ai point de reconnaissance à garder envers la mémoire de Mme de Girardin, moi qui n’ai pas été reçu chez elle et qui n’ai pas bu dans les verres à champagne de ses soupers cette décoction de lotus qui fait oublier la Critique, j’oserai très bien écrire qu’en somme Mme de Girardin, cette Philaminte, mais sans le bourgeois, le cuistre et le grammatical de la Philaminte de Molière, Mme de Girardin, l’auteur des Deux amours, du Lorgnon, de La Canne de M. de Balzac, et dont les deux meilleures chosettes, La Joie fait peur et Le Chapeau d’un horloger, sont des comédies de paravent, ne fut guère qu’un talent de salon qui ne s’élevait pas beaucoup plus haut que les corniches.

Certes, Mme Delphine Gay valait mieux avec la spontanéité de sa jeunesse, travaillée déjà, car elle a toujours un peu posé, la Muse de la patrie, mais pas autant que quand elle eut un salon, ce fameux salon vert-de-mer où ce teint de blonde assassinait les brunes, ses amies, idée de femme que je trouve très jolie, et que je ne lui reproche pas, comme je lui reproche d’y avoir trop posé, dans ce salon, en Mme de Staël. Du reste, c’était le temps de la pose. M. Victor Hugo, qui se croyait le Napoléon de la poésie, avait un dais ; Mme de Girardin, disons-le à sa décharge, ne se permit pas un trône. Mais, n’importe ! j’aime mieux Delphine Gay ! oh ! gai !

III §

Je l’aime mieux et j’ai dit pourquoi. Quand elle était seulement Delphine Gay, c’était son quart d’heure de poésie, et la femme, encore bien plus que l’homme, n’a que des instants de poésie, des instants qui sont des éclairs ! J’ai dit que c’était là une loi. C’est cette loi qu’il faut dégager… Née pour faire des choses très-différentes de celles que nous avons à faire dans la vie, — je ne voudrais pas écrire ce mot d’inférieure qui fait cabrer les amours-propres, — mais posée, dans la hiérarchie sociale et dans la famille, à une autre place que nous, la femme est et doit être le plus transitoire, le plus éphémère de tous les poètes, tandis que chez l’homme, au contraire, la poésie s’exalte par la vieillesse et atteint un degré sublime. Consultez l’histoire littéraire ! Y vîtes-vous jamais en femmes quelque chose comme le vieil Homère, le vieux Dante, le vieux Milton, le vieux Corneille, le vieux Gœthe ? Sapho, qui ne lance qu’un cri avant de se jeter à la mer, était jeune. La plume se refuserait à écrire jamais : la vieille Sapho.

C’est que pour l’homme et pour la femme, en raison d’organisations combinées pour des fonctions diverses, la poésie n’est pas aux mêmes sources. Pour l’homme, elle est partout, quand il sait la trouver, quand il a la mystérieuse baguette d’Aaron qui la fait jaillir, même des rocs ; mais pour la femme, la femme normale, que l’esprit monstrueux des décadences n’a pas dégradée, elle n’est que dans les deux seuls grands sentiments à sa portée : l’amour et la maternité. Or l’amour n’est qu’un sentiment de passage. Il s’en va avec la beauté et la jeunesse, laissant aux femmes qui ont vécu par lui les yeux pleins de ces larmes qui tacheraient l’honneur de la vieillesse, si on osait les essuyer avec des cheveux blancs !

La poésie de l’amour meurt donc avec l’amour chez la femme. Il reste l’amour des enfants qui peut chanter encore, qui peut chanter toujours : n’a-t-il pas chanté ainsi dans Mme Desbordes-Valmore ? Mais le plus souvent cet amour-là agit plus qu’il ne chanté. C’est mieux qu’une poésie, c’est une vertu. Mme de Girardin, qui n’eut point d’enfants et qui le regrette dans des vers qui disent comme elle les eût chantés si elle en avait eu, Mme de Girardin ne put pas être une Valmore, et quand elle cessa d’être Delphine Gay, la poésie qui était en elle, la seule poésie qu’elle pouvait avoir, le cri du cœur ou sa rêverie, l’émotion de vingt ans disparut… et pour faire place à l’industrie des vers, à l’application volontaire, au technique de la chose, enfin au métier !

Je suis convaincu qu’il en sera toujours ainsi, du reste. Je suis convaincu que le mariage, fatal à la poésie, même chez les hommes, — car la poésie veut presque des prêtres, et la rhétorique, qui appelle les poètes : prêtres d’Apollon, cache un sens profond, toute rhétorique qu’elle est ! — je suis convaincu que le mariage est bien plus fatal encore à la poésie chez la femme, même quand il est heureux, car alors il se substitue à la poésie ! Évidemment pour moi, Mme Delphine Gay aurait eu du génie, — le génie, par exemple, que ses amis, ses Séides de salon, lui ont attribué si longtemps, — que ce génie serait mort de son mariage. Seulement avait-elle du génie ? Et puisque nous tenons une épave de ce qu’elle a perdu, dans ce volume de poésies, publiées aujourd’hui, voyons si son naufrage, comme poète, est un si grand malheur à déplorer.

IV §

Le volume en question est divise en trois parties : les Poèmes, les Poésies et les Improvisations. Les Improvisations, où le poète pleure sur le général Foy, chante le sacre du roi Charles X et quête pour les Grecs, ne méritent d’être mentionnées que pour prouver l’impuissance radicale de toute femme poète, quand il s’agit de chanter quoi que ce puisse être, en dehors de la maternité et de l’amour. La patrie elle-même n’existe qu’à travers l’époux et les enfants pour les femmes. Quand elles se croient des Muses de la patrie et qu’au lieu de sonner, pour les faire sourire, dans les trompettes de leurs petits, elles veulent sonner dans le clairon d’airain des Renommées, les femmes font une besogne aussi en harmonie avec leur organisation vraie que les belles et pauvres créatures qui, sur les routes de l’Albanie, cassent des pierres pour raccorder le chemin…

Malgré le succès qu’on lui fit, le talent ne se montre pas dans cette partie des œuvres de Mme Delphine Gay, ce talent qu’elle a, sans effort, dans beaucoup de fragments de ses poèmes et dans une partie de ses poésies, la partie, par exemple, qui est datée de 1828 et qui remonte au-delà.

Avant 1828, en effet, Mme Delphine Gay ressemble infiniment à ce que fut, vers le même temps, Mme Desbordes-Valmore, qui a fini par toucher son idéal dans une pureté d’éther. Elle est Empire, Malvina, clair de lune et romance ! Ce n’est pas un poète, c’est une harpiste. Dans tout ce qu’elle écrit, il y a de la harpe, de cet instrument suranné et comédien où, quand on les avait beaux, on mettait ses bras en espalier. Les titres seuls de ces Poésies préviennent et en donnent l’accent : c’est La Noce d’Elvire, La Druidesse, Chant ossianique sur la mort de Napoléon, La Tour du prodige, L’Ange de poésie, Ourika, L’Écho des Alpes, etc. ; mais en 1838 la voix s’est affermie et étendue. L’émotion vraie éclate, casse les cordes de la vieille harpe, et les bras veufs survivent dans le naturel de leur beauté ! Alors l’oiseau qui muait, l’oiseau de l’Élégie, ce bouvreuil à la gorge sanglante, a toutes ses plumes rouges sur le cœur, et dans le gosier, toutes ses notes déchirantes.

On peut vraiment presque tout citer des pièces intitulées : Il m’aimait, L’Une ou l’autre, le Rêve d’une jeune fille, Le Départ, le Découragement, le Désenchantement, L’Orage, le Conseil aux jeunes filles et La Nuit, la pièce la plus inspirée, où la femme malheureuse arrache son masque pour ne pas étouffer, sûre de n’être pas vue, et, quand vient l’aurore, le rejette sur sa figure avec une fougue si pathétique de main !

Mais il faut être juste, Mme Delphine Gay ne fut pas seulement une Élégiaque. C’est dans ses Poëmes qu’il faut chercher le fleuron de sa couronne fanée qui aurait pu être immortel. Parmi les poèmes qu’elle a laisses, deux surtout me frappent ; Magdelaine, d’une largeur de touche étonnante avec la tendresse du sujet, et parfois d’une vigueur d’invention encore plus étonnante pour un cerveau de femme, dont le destin est d’imiter, et Napoline, poëme personnel publié, il est vrai, en 1833, à l’époque où Mme Delphine Gay était devenue Mme Émile de Girardin, mais qui fut composé, croyons-nous, lorsqu’elle était jeune fille, et dans lequel, d’ailleurs, si elle ne l’était plus, elle exprimait des sentiments de jeune fille pour la dernière fois. Ce poème de Napoline, personnel de sujet, ne le fut point par la forme et par l’expression. S’il y a du singe dans la plus jolie femme, a dit un moraliste amer, il y en a peut-être aussi dans la femme du talent le plus sincère.

Napoline fut le don Juan, non ! mais la dona Juana d’une arrière-cousine de lord Byron. On trouve, en effet, dans ce poème, un mélange de cœur blessé et de mélancolie railleuse, de l’esprit du monde et de révolte contre lui, qui n’a pas, il est vrai, la fierté de la poésie du terrible, cousin que Mme de Girardin se donnait par ce poème, mais qui la compense par la grâce chaste d’une femme se souvenant encore qu’elle est femme, comme après ce poëme elle a pu l’oublier. M. Théophile Gautier a comparé ce poème, perdu dès son apparition dans le bouquet de la poésie romantique, qui éclatait (dit-il) avec un fracas lumineux, à une bombe à pluie d’argent… et c’est là une image juste et charmante qui donne le coloris du poëme et son effet… Évidemment, c’est là de toutes les poésies de Mme de Girardin, l’œuvre la plus réussie et la plus forte.

C’est donc l’auteur de Napoline qu’en face du bas-bleu, faisant métier d’écrivain, on doit particulièrement regretter. Tel est ici le dernier mot de la Critique sur Mme de Girardin. Si la vie de salon et de maîtresse de maison littéraire n’avait pas enivré son âme et faussé sa vocation en l’étendant, elle aurait pu être UNE poète, cette chose si rare que, pour la dire au féminin, il faut faire une faute de français !

M. Henri Murger
Œuvres complètes. §

I §

Je voudrais bien, cependant, dire un mot que je n’ai pas dit sur M. Henri Mürger. J’ai attendu. J’ai eu cette prudence contre l’enthousiasme des regrets et cette condescendance pour une mort si triste. D’ailleurs, il est un défaut de mon pays pour lequel je me sens une irrésistible faiblesse. En France, les questions de sentiment, ce despotisme généreux, priment toutes les autres questions, mais, en fin de compte, doivent-elles primer la justice ? La Critique doit-elle s’associer à l’attendrissement général ? Et parce que M. Henri Mürger, par exemple, est mort jeune, ce qui n’est pas, hélas ! un malheur si rare, parce qu’il avait, comme homme, les qualités que Boileau reconnaissait en Chapelain, est-ce une raison pour que la Critique ne porte pas un regard calme sur les œuvres qu’il a laissées, et ne demande pas à ces œuvres la justification des regrets exprimés par ceux-là qui ne disaient pas grand’chose de M. Mürger pendant sa vie, et qui, maintenant qu’il n’est plus là pour les entendre, ne voudront peut-être pas qu’on en parle, si l’on en dit un bien absolu ?

Eh bien ! vraiment, pour l’honneur de la Critique et l’exactitude de l’histoire littéraire qu’elle écrit chaque jour, j’ai cru que ce n’était pas là une raison suffisante de se taire et de souscrire, par son silence, à l’opinion trop émue qu’on a voulu dernièrement nous donner d’un talent qui, en lui-même, n’est pas si troublant et auquel la Mort, cette railleuse qui fait parfois les meilleurs prospectus, en a fait un qu’aucune circonstance probablement ne recommencera jamais plus.

C’est sous le coup de cet éloquent (trop éloquent !) prospectus que je viens de lire les Œuvres de M. Henri Mürger, qui m’étaient inconnues, et je crois pouvoir affirmer que ce ne sont pas de ces choses qui soient organisées pour durer… Ce sont, je le veux bien, ici et là, deux ou trois fleurettes, peut-être d’autant plus touchantes qu’elles sont nées sur des plates-bandes dont le terreau n’était pas très-pur et dont le jardinier avait beaucoup souffert. Mais ce ne sont pas des fleurs immortelles ! Autant en emporte le vent, ce bon vent du xixe siècle, qui emporte tout doucement tant de choses, sans avoir besoin de souffler !

M. Henri Mürger, ce bohême — car on peut lui donner ce nom dont il a fait son titre — M. Henri Mürger, je le crains pour lui, n’aura donc pas la solidité de renommée d’un autre bohême, auquel on a fait également l’aumône tardive d’un tombeau. Hégésippe Moreau, lui, avec un seul volume qui, certes ! n’a pas de l’originalité à toutes ses pages, mais qui en a une supérieure, quand il en a, Hégésippe Moreau, avec moins même qu’un volume, est entré, pour n’en plus sortir, dans la littérature de son siècle.

Il faudra que la Critique sérieuse de l’avenir compte avec ce Mauvais Garçon… Mort à l’âge où le talent n’est que le bouton entr’ouvert d’une rose qui aurait été délicieuse, si elle se fût épanouie, l’auteur du Myosotis aurait pu être pleuré par un Virgile, et ce n’est pas cependant une simple espérance que Virgile eût pleurée. C’eût été aussi la réalité d’un talent, charmant déjà, tandis que M. Henri Mürger, si on le regrette aujourd’hui, ce n’est pas pour l’espoir qu’il donnait d’œuvres fortes. Il avait quarante ans. Après quarante ans, le talent peut certainement grandir encore, mais ce n’est plus l’âge des Marcellus !

Quant à la réalité exacte du talent qu’il avait, jugeons-la aujourd’hui sans faiblesse, dans le silence qui commence à s’établir autour d’une tombe, bruyante hier. Est-ce parce qu’il fut malheureux qu’on n’oserait plus juger un poète ?… Alors on n’en jugerait plus un seul. Ils le sont tous. Le malheur de la vie des poètes est d’ailleurs toujours le bonheur de leur gloire. Par respect pour la souffrance humaine, au contraire, voyons aujourd’hui si la pauvreté, l’indigence de l’éducation qui fait la virginité du génie, toutes les Cruautés de la destinée, ces nourrices aux mamelles de bronze qui donnent du sang à téter à leur nourrisson et bien souvent ne leur donnent rien à téter du tout, sont parvenues à élever M. Henri Mürger comme poète, et si à quarante ans il n’est pas mort, en bas âge, dans leurs fortes mains !

II §

C’est en effet le caractère du talent de M. Mürger, — le bas âge éternel ! Quoi qu’il ait écrit, — vers ou prose, — ce n’est pas un talent achevé, venu à bien, ayant son aboutissement et sa plénitude. Ses meilleurs endroits sont toujours les ébauches faciles, assez gracieuses dans leur facilité, d’un homme qui, peut-être, sera un artiste demain. Telle est même l’illusion de jeunesse et d’espérance à laquelle on s’est pris jusqu’à la dernière heure, que M. Henri Mürger, l’auteur de la Vie de Bohême, n’a jamais eu quarante ans, de fait, pour l’Imagination contemporaine, et ce n’est point, parce qu’en le lisant, l’Imagination est devenue grisette. Non point ! C’est pour une raison moins aimable.

Évidemment, en parcourant ces pages incorrectes et lâchées et ces vers dans lesquels l’émotion ne peut sauver le langage, on a senti que cette fantaisie ne tenait pas toute sa force, que cette langue de poète avait le filet… On ne le lui coupa pas et jamais il ne se l’arracha. Né délicat, M. Mürger n’était pas de ces esprits puissants qui trouvent une forme toute faite dans l’originalité de leur génie ou se travaillent de leurs mains robustes pour s’en faire une… Lui moins qu’un autre ne pouvait se passer de cette éducation première dont le génie se passe si bien et n’en est que plus fier ! mais qui est nécessaire à la moyenne des hommes, même avec d’assez jolies facultés. Les siennes étaient poétiques, mais précisément moyennes. C’étaient celles de tous les hommes qui peuvent faire des vers plus ou moins agréablement attendris et nous répéter, en y glissant leur faiblesse d’organe, des airs connus qu’on avait entendu mieux chanter !

Car, enfant par la balbutie, il l’est encore par l’imitation, cet enfant incorrigible à lui-même et incorrigé par la Critique qui le gâta, dès qu’elle le vit, et qui, pour cette raison, ne lui donna jamais l’âpre envie de devenir un homme. M. Henri Mürger, dont la destinée ne fut point heureuse, après tout, quand on jauge sa vie, M. Henri Mürger a cela de particulier que le succès littéraire qui lui fut facile ne lui amena pas, comme c’est son usage le plus souvent, sa sœur, cette vilaine petite sœur, dont on ne peut se passer et qui s’appelle la Fortune. Mais si M. Henri Mürger souffrit les mêmes souffrances qu’Hégésippe Moreau et si même son talent ne rencontra pas le même hasard de culture, si par ce côté-là il fut plus à plaindre que le poète de Provins, qui avait toutes les roses de son pays dans sa pensée, l’auteur de la Vie de Bohême eut tout de suite l’applaudissement collectif autour de son nom, et, plus tard, le temps de jouir d’une petite gloire, tandis que le pauvre Hégésippe n’a jamais fait manger à sa faim l’applaudissement de personne, pour la calmer.

L’auteur du Myosotis a pu mourir doutant de lui-même. M. Henri Mürger, au contraire, a dû mourir, lui, quelle que fût sa modestie, en s’exagérant sa valeur. S’il redevient obscur, il n’aura pas du moins vécu obscur… La Vie de Bohême, quand elle parut, cette suite de pochades écrites en un style qui est plus de l’argot que du français, sur des tables de brasserie et de café, entre beaucoup de pipes et de petits verres, parut une délicieuse fantaisie à beaucoup d’esprits et même à la Critique, qui devait pourtant s’y connaître. C’était le dernier mot du Romantisme en gaieté ou plutôt en griserie et le premier du Réalisme qui allait naître et qui allait en dire de plus laids. Les imaginations pour qui la chanson de Béranger « Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans » était un chef-d’œuvre d’idéalité durent traiter M. Mürger d’écrivain original, parce qu’il écrivait en manches de chemise, comme on joue au billard.

Tous ceux qui avaient été étudiants pauvres, déchirés, dérangés, déboutonnés, et c’est à peu près tout le monde à un certain niveau social, furent touchés, du fond de la tenue qu’impose plus tard la vie, de toutes les bêtises qu’ils avaient dites ou faites, et qu’on leur montrait dans cette lanterne magique de leur libre jeunesse, et ils parlèrent de M. Mürger comme d’un Sterne plus osé que l’autre (il n’était que cela !) dans son milieu d’hôtel garni ou dégarni et d’estaminet. M. Mürger fut nommé presque à l’unanimité le Sterne ou le Henri Heine du Pays Latin. Le bruit qui s’est élevé autour de sa tombe, trop tôt ouverte, ne fut donc point l’expiation ou la réparation d’une injustice, mais la continuation d’une faveur qui, comme bien des faveurs, fut une erreur aussi, par-dessus le marché.

Pour ma part, je le dis hautement, je n’ai jamais compris que la Critique, quelque émoustillée qu’elle puisse être par le souvenir des aimables sottises de ses vingt ans, pût traiter ces pochades de M. Mürger comme un livre d’observation, ayant une valeur littéraire. C’est une suite de bouffonneries charivariques assez drôles, dans lesquelles on rencontre de temps à autre un trait touchant, comme perle quelquefois une larme intelligente dans les yeux avinés d’un ivrogne, mais c’est là tout ! La verve n’y manque pas. Mais la verve, qui est le mouvement de l’esprit, et qui donne chaud comme tout mouvement, est une qualité, sans doute, mais la dernière qualité du talent. D’ailleurs, cette verve même n’appartient pas uniquement à M. Mürger, qui fut plusieurs, comme les Allemands prétendent qu’il y eut plusieurs Homère.

Tout le monde sait maintenant, et on pourrait les nommer, de quels excellents camarades, vivant dans le plus insouciant communisme de l’esprit, était composé M. Mürger. Tous firent cette poule de la Vie de Bohême, et ils la laissèrent gagner à celui qui l’a signée, mais elle ne l’enrichira pas. On oubliera demain ce Neveu de Rameau de la blague (je parle sa langue, en écrivant ce mot-là) et ce Bernardin de Saint-Pierre des Paul et Virginie du concubinage. Ce sera tant mieux. Qu’a la morale à gagner à de tels livres ? Et la littérature ? Et la langue ? Et même la gaieté française, que M. Mürger, s’il faut absolument rire, a épaissie et abaissée !… Les plaisanteries dont M. Mürger a donné le modèle sont maintenant des formules à l’usage des sots qui les répètent, et qui peut-être se tairaient sans cela !

Voilà ce que nous lui devons !

Ce n’est donc pas la Vie de Bohême qui fait la réputation actuelle de M. Henri Mürger, et l’a timbré tellement de son succès qu’il n’a, dans ses autres livres, jamais fait qu’elle ; ce n’est point cette Vie qui, selon moi, fait son mérite, si mérite il a. Je nie absolument M. Mürger comme observateur. Je ne l’aime pas comme fantaisiste. Il reste le poète, qui eut parfois du sentiment. Puisqu’on l’a nommé l’Henri Heine aussi bien que le Sterne du Pays Latin et que son latin, il l’apprit beaucoup dans ces deux hommes qu’il nous a vulgarisés et débraillés, je reconnais encore mieux le Heine que le Sterne, quoique cet Heine-là soit encore plus Alfred de Musset !

III §

C’est de l’Alfred de Musset d’imitation et de balbutie, de l’Alfred de Musset resté petit garçon toute sa vie et un peu singe, comme le sont les petits garçons… Chérubin vieilli, qui, à quarante ans, continue de chanter sa romance à Madame, laquelle n’est pas Mme Almaviva, — mais Musette, Frisette ou Rigolette. La mandore des Contes d’Espagne et d’Italie a baissé de je ne sais combien d’octaves. Ce n’est plus qu’une guitare, et encore une guitare des cafés du Pays Latin, car jamais M. Henri Mürger n’a changé d’atmosphère. Alfred de Musset, qui, avant d’être cette perle fine d’originalité, enfin trouvée, d’Alfred de Musset, imita aussi pour son propre compte et beaucoup trop, fut à lord Byron ce qu’est un brillant aide de camp à son général ; mais M. Henri Mürger ne fut, par le talent, à Alfred de Musset que ce qu’un groom est à son maître. Il montait derrière le cabriolet d’Alfred de Musset et il en tombait quelquefois.

Et ce n’est pas tout. Voyez le malheur de l’imitation ! M. Henri Mürger imita de Musset dans ce qu’il a de moins pur et de moins élevé. On sait que le poète des Contes d’Espagne et d’Italie a écrit quelques-uns de ses plus beaux poèmes sous le nom de Nuits. M. Mürger a écrit ses poésies sous le nom de Nuits d’hiver, mais ce n’est pas un chétif rapport de titres qui me fait conclure à l’imitation, l’insupportable imitation, qui donne deux fois la même note, en l’affaiblissant ! C’est tout le volume dans chacun de ses détails et dans son inspiration générale et première.

C’est toujours en effet cette inspiration si usée déjà, qui raille, en pleurant, son objet, parce que son objet est méprisable. La place qu’occupe la fille en ces poésies tient autant, je le sais, à l’époque qu’au poète, mais qui ne s’élève pas au-dessus de son époque n’est jamais un poète qu’à moitié.

O cara mia, Ninette, Ninette !
………………………………………..
Que la volonté du Soigneur soit faite !
Et sur nos amours tirons le rideau !
Quand je serai loin, tu pourras, Minette,
Le relever sur un amour nouveau.

Je n’ai plus le sou, ma chère, — et ton code
Dans un pareil cas, condamne à l’oubli,
Et sans pleurs, ainsi qu’une ancienne mode,
Tu vas m’oublier, n’est-ce pas, Nini ?…

Tel est et tel ne cesse pas d’être, dans tout ce recueil d’ailleurs fort mince, l’amour poétique de M. Henri Mürger. Certainement Alfred de Musset, à qui on ne peut pas plus prendre sa Ninon et sa Ninette qu’Elvire à Lamartine et que Laure à Pétrarque, est derrière ces vers qui le reproduisent négligé, — plus négligé qu’il n’était, et il l’était déjà, — et misérablement pâli. Et tous ceux qui suivent, à l’exception de deux à trois pièces imitées, elles, de Béranger, vont le reproduire en l’affadissant et en le diminuant encore. Le Requiem, Madrigal, La Chanson de Musette,

Hier, en voyant une hirondelle
Qui nous ramenait le printemps,
Je me suis rappelé la belle
Qui m’aima quand elle eut le temps, etc.

La Chanson à Rose, Louise, Marguerite, Printanière, les Étrennes à ma cousine Angèle, Au balcon de Juliette, A Hélène, A une dame inconnue, les Petits Poèmes, Ultima Spes Mortuorum, Courtisane, Le Testament, la pièce qui a été le plus citée (j’ai nommé presque toutes les pièces du volume), seront tour à tour des calques plus ou moins indécis ou tremblés d’Alfred de Musset. Il y aura même des pièces, comme Le Requiem d’amour, par exemple, où la hantise du souvenir de de Musset sera tellement tenace, que ce souvenir poursuivra le poète, non seulement dans l’image et dans la pensée, mais dans la pose, la coupe et l’allure de son vers !

Cette valse à deux temps qui me fit bien du mal ;
Le fifre au rire aigu raillait le violoncelle,
Qui pleurait sous l’archet ses notes de cristal.

Comme cela rappelle, n’est-il pas vrai ? mais dans un ton aigre et écourté, ces beaux vers si largement phrasés et qui chantent dans toutes les mémoires :

Une mélancolique et piteuse chanson
Respirant la douleur, l’amour et la tristesse.
Mais l’accompagnement parle d’un autre ton :
Comme il est vif, joyeux ! avec quelle prestesse
Il sautille ! — On dirait que la chanson caresse
Et couvre de langueur le perfide instrument,
Tandis que l’air moqueur de l’accompagnement
Tourne en dérision la chanson elle-même !
Et semble la railler d’aller si tristement.
Tout cela cependant fait un plaisir extrême !

Et ailleurs dans la même pièce :

Ton amour inconstant flotte sans préférence
Du brun valet de pique au blond valet de cœur !

N’est-ce pas le même mouvement que :

Et qui n’a pas le temps de nouer sa ceinture
Entre l’amant du jour et celui de la nuit ?

Je pourrais pousser plus loin ces rapprochements qui se font si positivement écho, mais l’espace me manquerait, et je voudrais signaler encore le style de M. Mürger, aussi faible en poésie qu’en prose, c’est-à-dire beaucoup plus, puisqu’il l’est autant. C’est le style lâché, déboutonné, effiloché, bohême enfin, dans toute sa beauté de paillon et de haillon. Rien n’y tient ni ne s’y accorde. On y trouve des manières de parler comme celles-ci :

Vous la reconnaîtrez à ses cheveux ardents
Comme un soleil du soir qui se couche dedans
  La pourpre et l’or d’un ciel d’orage.
…………………………………………

Et encore :

Notre jeunesse est enterrée
Au fond du vieux calendrier,
Ce n’est plus qu’en fouillant la cendre
Des beaux jours qu’il a contenus
Qu’un souvenir pourra noua rendre
La clef des paradis perdus.

Un souvenir qui fouille la cendre d’un vieux calendrier pour y retrouver la clef des paradis, dans ce vieux calendrier ! J’espère que c’est assez bohême comme cela et même charabia ? M. Henri Mürger a beaucoup d’unité. Dans ses Nuits d’hiver comme dans sa Vie de Bohême, il n’a pas plus d’inspiration personnelle qu’il n’a de style à lui, pour recevoir l’inspiration des autres. Ce vin des autres qu’on lui a versé, il l’a bu… dans sa main, quelquefois avec assez de grâce (toujours l’enfant et rien de plus !) mais les quelques gouttes qui ne sont pas tombées de cette coupe du pauvre ne lui ont jamais échauffé le front, pour lui communiquer la chaleur profonde, la vraie vie et la fécondité.

M. Auguste de Chatillon
À la Grand’Pinte ! §

I §

Voilà un mauvais titre ! Inexact, s’il n’est pas faux ! À la Grand’Pinte ! n’est plus que l’enseigne attardée et ne pendant plus qu’à un clou, d’un cabaret où l’on patoise et qui sera fermé demain ! La grand’pinte ! c’est là une mesure qui n’est plus de notre temps, un terme qui a cessé de faire partie du dictionnaire de nos mœurs ! Dans tous les cas, c’est là un titre beaucoup trop fort en gueule et en éclats de rire pour le recueil de poésies de ce nouveau poète, d’un nom si beau, — M. Auguste de Châtillon !

Sur le titre seul, en effet, ne dirait-on pas que ce livre est toute une beuverie à la Rabelais ou à la Saint Amand ? Et ce n’est pourtant qu’un simple recueil où, à trois ou quatre places au plus, le vin est vanté pour les raisons les plus mélancoliques qui puissent nous faire vanter le vin !… Allez ! M. Auguste de Châtillon, que je vous présente, n’est, Dieu merci ! d’aucune façon, un rabelaisien, un homme de franche lippée, un de ces rouleurs de futailles à qui les futailles le rendent bien ! Il n’est, ni naturellement, ni archaïquement, d’esprit gaulois. Malgré quelques détails de brocs d’étain sur des buffets bruns qu’on rencontre ça et là dans les encoignures de ses œuvres, il n’est pas et ne veut pas être à Olivier Basselin ce qu’André Chénier est à Simonide. Ce n’est pas plus l’ivrogne du bon vieux temps que l’ivrogne, pâle et convulsif, de ce temps-ci, le froid buveur de feu moderne, comme Edgar Poe, qui sombre dans l’ivresse pour fuir la vie, et comme Hégésippe Moreau, qui y trouve la mort. Il est d’une autre race de buveurs et de poètes, lui. Il n’est ni si gai ni si sauvage ! C’est un buveur doux, et triste, et rassis. Tout au plus ferait-il partie du club des Siroteurs, si nous étions en Angleterre. Il est parent de celui-là qui disait, mélancolique avec lui-même : « Quand une pensée ne vient pas, un coup de bon vin la fait venir, et quand elle est venue, un coup de bon vin la récompense ! » Évidemment, chez ce M. de Châtillon, beaucoup de pensées, — celles-là que le cœur garderait, — sont venues sous l’action de ce vin, quoique, hélas ! trempées d’autre chose… et pour la peine d’être venues, le coup de vin qui récompense a peut-être souvent manqué… Eh bien ! qu’il y ait enfin une justice ! Je veux aujourd’hui le lui verser, ce coup de vin mérité, cordial et sincère. Je veux fortifier et réchauffer cette pensée d’un poète, qui, s’il a bu, je le crains bien, a bu surtout des larmes… de ces larmes qui restent longtemps aux yeux sans en tomber, qui coulent enfin et qu’on dévore. Il me semble que j’en ai senti l’amertume dans la douceur résignée de ses vers.

Oui, chose nouvelle et bien nouvelle ! la douceur résignée, soit dans la joie, triste joie ! soit dans la tristesse, voilà, par ce temps d’orgueil qui crie, l’accent profond et surmonté de cette poésie qui n’est pas ivre, même de douleur, quoique la douleur ait été véritablement sa grand’pinte ; tel est le fond de cette poésie qui a parfois peint, à la flamande, les murs du cabaret où la pauvre fille s’est assise et a bu un coup, pour se réconforter un peu et pour oublier cette misère de la vie. Il est des gens qui s’y tromperont sans doute, qui prendront le mur plein d’ombre pour l’homme qui s’y appuie, la matière qui se montre, en ces poésies, pour l’âme qui s’y cache, et le dessus pour le dessous. Il en est de ces fins connaisseurs d’à côté qui diront que M. de Châtillon est de l’école, violemment extérieure, des Matériels, surtout quand ils verront M. Théophile Gautier, dans une préface, mettre la main, — une main presque protectrice, — sur l’épaule du poète inconnu encore, comme si c’était l’un des siens ; et au contraire, M. de Châtillon est un Intime, et sous les descriptions dont il se surcharge, un Idéaliste, un Immatériel ! C’est un sentimental et un sentimental discret, et si discret qu’il oublie de mettre son nom à son épitaphe, car c’est son épitaphe que celle-ci, qui n’est celle de personne dans son recueil, et dans laquelle on rencontre de ces traits, révélation d’une muette destinée :

Arrête-toi, passant. Brève sera l’histoire,
Et je ne te dirai rien que la vérité,
Aucun récit banal de douleur. — Dans sa gloire,
      C’est un noble type arrêté.

Comme si pour cela il était besoin de mourir !

Es-tu capable et fort, mais es-tu sans fortune ?
N’ayant rien, n’obtiens-tu rien, sans savoir pourquoi ?…
Sa tombe doit avoir un intérêt pour toi :
      Il n’eut, comme toi, chance aucune.

Entendez-vous ? Comprenez-vous le ton simple, abandonné, humilié, qui n’est plus fier, mais qui est noble encore, de cette poésie, poignante et douce ?… Aimez-vous, comme nous, ce cœur saignant qui s’est essuyé, ce que M. Théophile Gautier ne ferait pas, s’il pouvait saigner, ni personne de cette école qui voudrait dorer l’or et blanchir le lis, et qui laisserait tout ce vermillon couler avec faste, tandis que le poète, en M. de Châtillon, a la pudeur d’essuyer sa blessure et ne tache plus les choses qu’il touche que du rose d’un sang épuisé, qui fait bien plus de mal à voir que s’il était couleur de pourpre !

II §

Mélancolique qui n’a pas perdu d’Elvire, comme M. de Lamartine, M. de Châtillon n’en est pas moins de la famille des Souffrants, « pour leur grande ou délicate manière d’être », comme dit Henri Heine, avec tant de profondeur, et qui sont les grands Élégiaques. M. de Châtillon est dans la poésie contemporaine un Chevalier déshérité, comme Hégésippe Moreau y est un Bohême. Seulement, cet Ivanhoë de la poésie, ce chevalier de la race des premiers Croisés, porte une autre croix que ses ancêtres. Il porte la croix de la vie moderne sans la rejeter et sans la maudire, et il est plus calme, ce fils des preux, qui a tout perdu, fors l’honneur, et qui, par la poésie ou l’art, rentrera peut-être quelque jour dans l’héritage de gloire des ancêtres, il est plus calme que ce va-nu-pieds d’Hégésippe, qui n’a jamais rien eu que ses beaux pieds nus de pasteur grec. Vous vous le rappelez ? Ce Mauvais Garçon voulait brûler Paris et jouait avec une torche :

… Ma jeunesse engourdie
Pourra se réchauffer à ce vaste incendie !

M. de Châtillon ne veut d’incendie que sur les bords de la coupe qu’il allume quelquefois, pour y boire l’illusion, dont la flamme légère est l’image. Pour lui, les rayons du soleil couchant, quand il va à Mortefontaine, lui refont son blason perdu, son blason de gueules à trois pals de vair, au chef d’or, et j’aime jusqu’à cette Mortefontaine, harmonie de plus dans cette mort de toute splendeur, qui est maintenant la vie du poète ! M. de Châtillon, comme un vrai poète, se console de tout avec le soleil ! Consolation qui n’est jamais complète, et c’est son charme, — un homme consolé est presque aussi plat qu’un homme heureux, — résignation plutôt, chose que je ne vanterai jamais assez, tant elle est rare, et dont le poète est doué en M. de Châtillon, comme s’il avait été élevé auprès du rouet de quelque bienfaisante Fée pauvre !

Et il l’a été en effet, pour penser, ce fils d’hommes armés, avec ce désarmement de pensées :

Je ne demande rien en somme,
Ne flattant pas, on le sait bien…
Ma route est solitaire comme
La route où l’on ne gagne rien !
………………………………..
Et philosophe par contrainte,
Ne trouvant pas le monde laid,
Je n’y veux rien changer, de crainte
De le faire moins bien qu’il n’est !

Oui, telle est la corde vraiment humble trouvée par M. de Châtillon, et trouvée par le fait d’un naturel charmant, car M. de Châtillon n’est pas religieux, et c’est un reproche à lui faire, à ce sceptique des temps actuels qui a ajouté cette pauvreté à l’autre pauvreté, bien plus intéressante. Sa résignation n’a pas la beauté sévère d’une vertu, mais la grâce d’une amabilité :

Madame la Providence, Hélas !
Je n’ai pas de chance.
Si j’avais une maison,

Si j’avais une chaumière
Sur les bords du lac d’Enghien,
Un chalet, couvert de lierre,
Je m’en contenterais bien.

Cette idée d’une maison qu’il n’a pas, ce poète de si grande maison, revient sans cesse dans les vers de M. de Châtillon et y produit les plus adorables rêveries. Il en est une entre autres trop longue, et trop arabesque pour qu’on puisse la citer dans tous les enroulements de sa fantaisie. C’est celle qui commence par la strophe :

Je veux décrire une merveille
Intéressant beaucoup de nous ;
C’est une maison sans pareille,
Comme il doit s’en bâtir pour tous.
Je ne sais trop s’il y voit trouble
Ou si l’architecte y voit bien :
Les plus riches paieront le double,
Les pauvres, dit-il, presque rien !

Et la chose étant compensée,
Je verrai donc des gens contents !
J’applaudis à cette pensée,
L’un des besoins de notre temps…
……………………………………

Suit la description de cette maison merveilleuse, description d’un lyrisme éclatant et d’une magnifique haleine ; et quand cette immense et étincelante bulle de savon est soufflée :

Tout étant prêt, je me hasarde !
Et j’ai choisi mon logement.
Une grande chambre en mansarde,
Tendue en velours seulement.
J’ai dit à qui pouvait m’entendre
Que je serais là comme un roi :
L’architecte vient de m’apprendre
Qu’on s’était bien moqué de moi !

Jusqu’ici ce n’est que du comique ; seulement c’est du comique avec des nuances délicieuses d’humour contenue : mais voici le vrai Châtillon, voici la Bonté qui met les larmes aux yeux à l’Ironie :

Du moins, je ne perds pas courage.
Il faut se faire une raison…
En me plaçant sur leur passage
Je verrai ceux de la maison !
Voir des heureux, c’est quelque chose !
Se croire heureux est plus encor.
Adieu ! maison à porte close
Ouverte sur mon rêve d’or.

Et vous avez là toute l’originalité du poète, tout le neuf d’une manière inconnue. Ce n’est encore qu’un filet de voix, mais d’une voix à part et qui pourrait devenir quelque chose d’une simplicité bien divine, si le chanteur voulait oublier les solfèges par lesquels son pauvre filet de voix a passé.

III §

J’ai dit que M. Auguste de Châtillon n’était pas de l’école des Matériels qui font feu de toutes pierres et de toutes couleurs dans la poésie contemporaine, orfèvres qui croient que des bijoux consolent de tout, comme leur honnête parent, M. Josse. Mais, s’il est sentimental par l’inspiration, — et un sentimental exquis, même quand il est gai, écoutez plutôt :

Vous voulez savoir la cause,
La cause de ma douleur
J’ai frappé chez le bonheur,
Et j’ai trouvé porte close.

Nous refrapperons, qu’importe !
Le bonheur nous ouvrira !
S’il résiste, on lui fera
Sauter les gonds de sa porte !

Oh ! ma peine est trop profonde,
Plus de gaieté désormais ;
J’ai perdu ce que j’aimais,
Tout ce que j’aimais au monde.

Vous avez perdu, ma belle,
Ce qui se retrouvera, etc., etc.

Il faut bien l’avouer, par l’exécution la plus générale de ses poésies, il touche aux Matériels. Il est descriptif et chaud dans la description, comme ils disent, et cela explique sur l’épaule la main sympathique de M. Gautier. Seulement, il y a plus que l’exécution, réussie en quelques endroits, à simplifier, à aériser, à diaphaniser partout, pour qu’elle soit plus digne de l’inspiration qui doit y descendre comme une haleine plus pure dans une flûte de cristal. Il y a plus que cette exécution à reprendre dans la poésie de M. Auguste de Châtillon, et ici je touche au point vif de son Recueil… Il y a une influence et une influence terrible dont il n’est pas le seul parmi les poètes à porter le poids et que je voudrais lui voir repousser.

Et c’est difficile, car c’est le poids du siècle, et le génie seul est assez robuste pour pouvoir rejeter ce fardeau… Dans tout poète, il y a deux choses : ce que Dieu y a mis et ce que le monde, dont nous faisons partie, y ajoute. Quand le monde est à l’Idéal, aux profondes convictions, aux grandes choses, l’influence du monde sur le poète ne détruit pas le don de Dieu, cette originalité délicate qui est à la pensée ce que la pureté est au cœur. Mais lorsque les grandes choses deviennent plus rares, lorsque les convictions fléchissent et que l’Idéal s’est abaissé, alors tout est menacé du chef-d’œuvre de Dieu dans le poète.

Or, pour rester dans l’ordre littéraire, qui oserait dire que le dix-neuvième siècle n’est pas arrivé à l’heure de l’abaissement dans l’Idéal ? Voyez ! à partir de 1830 et de ce romantisme qui avait donné des poètes comme M. de Lamartine, M. Victor Hugo, Alfred de Musset, et le plus pur de tous, M. de Vigny, qu’avons-nous eu pour succéder à cette génération poétique ? Nous, qui avons toujours accueilli avec joie et même avec tressaillement toute personnalité de poète qui a cherché à se dégager de la prose du temps, nous savons trop combien cette prose, qui monte toujours, a été puissante contre l’énergie des plus fiers instincts, révoltés pour lui échapper. Et si les hommes à regarder font trop de peine, regardez les choses, et dites, entre le Réalisme en art et en littérature et le Positivisme en philosophie, si l’Idéal peut encore tomber ! Eh bien ! à ce cruel moment, s’il naît dans le sang versé de son cœur, car c’est là toujours que les poètes naissent, une fragilité comme un poète élégiaque, une créature de bonté, de simplicité, de tendresse, doit-on s’étonner que son talent s’altère dans ce milieu qui pèse de toutes parts sur son inspiration première, et peut-on croire que cette fragilité inouïe puisse un jour, grâce aux conseils de la Critique, s’arracher à ce joug de l’Idéal abaissé ?

Et voilà justement ce qui est arrivé à M. de Châtillon ! Nous aimons à louer avec ferveur et sympathie, un talent très-réel, très-ému, très-naturel et aussi très-cultivé, mais il faut bien reconnaître que M. de Châtillon, triple artiste, peintre, sculpteur et poète, qui n’est pas un jeune homme sans expérience, et dont le début pour le public n’est pas un début pour la Muse, n’a pas su préserver un talent d’une inexprimable délicatesse des épaisseurs et des grossièretés de l’art de son temps. Il faut reconnaître qu’on est presque en droit de lui appliquer la jolie pièce des Pigeons qui ont fané, en volant bas, l’iris de leur plumage.

Cherchez des semblants de tourelles,
Cherchez des semblants de donjons,
Respectez plus vos blanches ailes,
Volez haut, parmi les pigeons !

Lui, fait pour écrire toujours dans cette nuance que nous avons signalée, lui, le doux des doux, le résigné des résignés, dont la Muse aurait pu toujours ressembler à cette touchante image de Shakespeare, la Patience qui sourit longuement à la Douleur, a mieux aimé entrer à la Grand’Pinte et se verser du vin de cabaret de cette blanche main à laquelle on pardonne, car elle tremble, comme s’il savait que ce vin qu’il se verse n’apaisera rien de ce qui a soif dans son cœur. Lui, le déshérité, le souffrant par les plus nobles causes, se grime souvent en Mathurin Régnier, sans canonicat, et de sa voix fraîche d’amoureux, et de sa lèvre de framboise qui chantait, il n’y a qu’un moment :

La bouche rose,
Grenade mi-close
Où mon amour est resté !

prononce maintenant en vers des arrêts de cette sagesse repue :

On voit toujours plus juste alors qu’on n’a plus faim !

Le vers n’est pas mauvais et il en est beaucoup de cette tournure en ces poésies de cabaret qui ont du relief et parfois de la bonhomie, mais où l’on trouve trop d’étudiant, de barrière, de saucisson et de vin à quinze. La Flandre de cette flamanderie est trop près de nous ! Cet Idyllique qui dépose de si pensifs bouquets de pensées dans un simple verre d’eau et qui a fait La Ronde de l’oiseau, un modèle de gazouillage, et La Ronde des jeunes filles, un modèle de folie virginale,

Il est un amandier rose,
Un amandier rose et gris,
Qui parle ! Chose sans prix,
Le dire à peine si j’ose, etc.

méconnaît tout à coup le génie de l’Églogue, et ne fait plus que la bucolique utilitaire et bourgeoise des civilisations progressives qui mettent la ville à la campagne. Ah ! lui aussi, la mauvaise démocratie l’emporte, et il touche par là au Réalisme, cet idéaliste de sentiment. Il fait La Douleur du charretier ! et il associe ses bêtes à la souffrance de son âme, secret de nature surpris et que je ne blâme point encore. Mais il fait Le Tonnelier, L’Ouvrière, Le Chiffonnier ; il parle du propriétaire ! et c’est trop. Nous tombons dans les types populaires, usés, boulevardiens. De même, dans le Dimanche des Rameaux où tout est peint d’un ardent et vif mouvement de brosse, tout, excepté l’intérieur de l’église qui importait plus que le dehors, le poète va chanter la Mère Godichon, ce qui soulève… et fait penser que, si le pauvre et noble Dépouillé se souvient de son blason pourpré de gentilhomme, en regardant la pourpre et l’or d’un beau soleil couchant, les poètes ont aussi leurs blasons, comme les gentilshommes, leurs blasons qu’ils doivent toujours regarder !

M. Edgar Quinet
L’Enchanteur Merlin §

I §

Tout le monde le sait, M. Edgar Quinet fait dans l’épopée. Si ce n’est pas un poète épique, ni même un poète du tout par le résultat, c’est un travailleur en épopée, infortuné, mais acharné, du moins… On fait ce qu’on peut. M. Quinet a toujours cru pouvoir beaucoup. Il n’a jamais pris pour lui le mot insolent et cruel, trop accepté, comme tant de mots : « Les Français n’ont pas la tête épique. » Lui, il a toujours cru qu’il l’avait. Il est vrai que d’esprit, M. Quinet n’est pas Français. C’est un Allemand, né en France, dont l’érudition est allemande, la science allemande, et qui a la naïveté allemande de croire nous donner des poèmes épiques en français. Je n’outre rien sur M. Quinet. Dans son livre d’aujourd’hui qui, malgré la prose, est un poème dans la pensée de son auteur, et un poème où, comme dans Childe-Harold (car M. Quinet fait toujours toutes choses comme quelqu’un), la personnalité de l’auteur se mêle souvent à celle du héros, je trouve ces lignes parfaitement nettes sous leur emphase :

« D’autres peut-être seront loués plus que moi dans leurs pièces détachées. Leur versification sera plus applaudie. D’autres encore remporteront le prix de la chanson et de l’ode, quoique moi aussi j’aie frappé quelquefois à la porte des hymnes, fermée depuis le bon Pindare. Mais difficilement me refusera-t-on l’honneur d’avoir abordé les grands sujets, composé de vastes ensembles, suivi le fil des immenses labyrinthes, porté le fardeau des hardies inventions, en un mot, tenté les voies qui demandent non pas un essor pindarique d’un moment, mais une aile infatigable pour parcourir, sans se lasser, le champ de l’épopée. »

(Voir tome II, pages 327 et 328.)

Telles sont les prétentions de M. Quinet. J’aurais peut-être, pour mon compte, hésité à l’en accuser, mais c’est lui-même qui les avoue. C’est là sa pensée et c’est là son histoire. Vous vous en souvenez, il a débuté, en littérature, par son gros livre d’Ahasverus, dans un temps où jeunes de toute manière, hélas ! c’est-à-dire sans expérience et pleins d’illusions, nous étions indulgents à toute espèce de livres, pour peu qu’ils ne fussent pas dans la tradition du xviie siècle ! Ahasverus voulait être une épopée en prose, comme Merlin l’Enchanteur ; tirée des légendes, comme Merlin, et sous la forme légendaire et poétique, cachant, comme Merlin, une philosophie, laquelle est encore celle de Merlin ! Excepté le talent, qui a subi l’action du temps, non son action féconde, mais son action funeste, excepté le talent, je ne vois dans Merlin l’Enchanteur, au bout de trente ans d’intervalle, qu’une redite de l’Ahasverus ! C’est bien la peine d’avoir vécu trente ans ! Il est vrai que M. Edgar Quinet a fait, pendant ce temps, autre chose que Merlin. Il a fait un poème sur Napoléon. Il s’est un instant reposé de l’éjaculation des Épopées, dont il est le volcan, en nous racontant l’histoire des Épopées françaises qui n’étaient pas les siennes. C’était modeste ! Puis, il a été professeur, historien, représentant du peuple et colonel d’une légion dans la garde nationale de Paris. Et qui sait ?… c’est peut-être parce qu’il n’est plus tout cela que, de loisir forcé, cet homme, fait pour les grandes besognes, et de prétention épique dans l’action comme dans la pensée, nous a donné ce ruminement d’Ahasverus, L’Enchanteur Merlin !

Et si ce n’était qu’en matière d’idées que Merlin fût un ruminement, je ne m’en étonnerais pas, car les têtes toutes-puissantes qui renouvellent leur inventaire intellectuel et aient plus d’une source d’inspiration à leur service, le nombre en est infiniment restreint parmi les poètes, même parmi ceux que le monde appelle les plus grands. La plupart, sinon tous (et je ne vois guère que Shakespeare qu’on puisse excepter), n’ont presque jamais eu dans l’esprit qu’un seul sujet qu’ils reprennent, retournent, renouvellent et transforment ; préoccupation qui n’est qu’un esclavage sublime, thème incommutable, posé par Dieu dans leur pensée, et sur lequel ils sont condamnés, pour toute gloire et pour tout génie, à faire d’éternelles variations ! Malheureusement ce sont ces variations qui manquent dans Merlin au vieux sujet d’Ahasverus. Ahasverus ou Merlin ! Peu importe que le fond de ces deux ouvrages soit, sous deux noms différents, le même prétexte ou le même procédé pour nous faire voir le monde merveilleux ou historique des légendes et nous réverbérer, en le concentrant dans notre âme, ce prodigieux panorama ; mais il importe fort pour le mérite du poète et son progrès, pour l’intérêt et pour l’émotion du lecteur, que la forme et la manière de l’un ne soient pas par trop identiquement la forme et la manière de l’autre !

Or c’est là ce qui est arrivé. Si au moins, se dit-on, sous le coup de cette identité de manière, M. Quinet avait écrit Merlin en vers ; par cela seul, Merlin eut été autre chose qu’Ahasverus. Mais depuis la tentative de Napoléon, M. Quinet n’a pas osé revenir au vers. Ce jour-là, et sur un sujet qui n’a eu que ses Pindares d’un moment, comme dit orgueilleusement M. Quinet, mais qui attend toujours son poète épique, M. Quinet, qui croyait l’être, eut l’audace du vers, mais il n’en eut pas la réussite. Il se brisa à plat contre cette langue difficile à manier, quand on n’est pas un poète dans toute la force du mot, et M. Quinet apprit ainsi qu’il ne l’était pas. Certes, je ne doute point que ce n’ait été là pour lui un étonnement douloureux. Je ne doute pas qu’il n’ait été bien triste pour lui de renoncer au vers, dans le dernier efforcement de sa maturité, pour se délivrer de cette épopée dont il est toujours gros. Car, s’il n’est pas un poète, cet épique M. Quinet, il a en lui des fragments, des tronçons de poète. Il n’est pas complet, il n’est pas achevé. Avant d’être terminé, il a ennuyé la Nature qui l’a laissé là ; mais il était commencé en poète. C’est une création interrompue. Ça et là, on reconnaît en lui des moitiés de puissance poétique. Je veux être juste. Poétiquement, il n’est pas tout à fait stérile ; même pour avorter, il faut concevoir, et, M. Quinet a la puissance des avortements !

II §

Son livre d’aujourd’hui sera une preuve de plus de cette malheureuse puissance. À présent que le temps a marché, qu’Ahasverus s’est vidé, racorni et momifié dans sa poussière, à présent que la raison qui juge les œuvres, ou, du moins, s’inquiète de leur vraie et éternelle beauté, a remplacé, dans nos esprits, les entraînements plus sensibles qu’intelligents de nos jeunesses, demandons-nous ce que vaut cet Ahasverus, réveillé, sous le nom de Merlin, de son sommeil d’Épiménide ? Demandons-nous ce que c’est que cette épopée, faite, comme M. Quinet fait les siennes, dans une prose poétique qui est au vers ce que le bois des Vosges est au marbre, et qui se console des vers qui lui sont impossibles, en regardant la prose de Rabelais ou celle de Chateaubriand (dans Les Martyrs). Pernicieux grands artistes qui ont parfois fait croire, avec leurs faux poèmes et leur talent sincère, qu’il pouvait y avoir des poèmes et de la poésie, sans des vers !

Et d’abord c’est, comme invention, le plus incroyablement naïf et le plus monstrueux abus de mémoire dont se soit jamais rendu coupable un homme qui veut qu’on croie à son originalité. Dans cette épopée dont l’enchanteur Merlin est le héros, il n’y a pas que de l’Ahasverus. Un homme ne se vole pas soi-même. Seulement, en se prenant, il ne s’enrichit pas ! Il y a de toutes les épopées et de tous les poëmes connus dans L’Enchanteur Merlin, si bien qu’à mesure qu’on lit les vingt-quatre chants ou livres de M. Quinet, au lieu de trouver une inspiration personnelle, un fond de choses vierge, comme on est en droit de l’exiger de tout homme qui se donne les grands airs d’une épopée, on est assailli des plus importunes et, que dis-je ? des plus insupportables réminiscences !

On trouve, ou plutôt on retrouve partout devant soi de l’Homère, du Dante, du Rabelais, de l’Arioste, du Byron, du Cervantes, du Goldsmith, etc., mais ce qu’il y a de ces hommes de génie n’y est reconnaissable que pour faire lumière à la stérilité foncière de ce singulier poète, qui s’imagine inventer peut-être, quand il ne fait que se souvenir ! Merlin est un pèlerin qui se promène à travers le monde, comme Ulysse, Pantagruel, Childe-Harold, Don Juan, le Cosmopolite ; mais par cela même qu’il est un enchanteur, le grand intérêt humain, profond et varié des célèbres pèlerins d’Homère, de Rabelais, de Byron, de Goldsmith, ne peut pas exister pour le pèlerin de M. Quinet.

Par ses enchantements, par le mobilier de son merveilleux, par ses hippogriffes, ses oiseaux, ses fées, M. Quinet rappelle l’Arioste, mais l’Arioste avec cette fameuse tête qu’Ariel mit un jour sur les épaules de Puck, et qui, je crois bien, ne trouvera pas cette fois-ci de Titania ! Par le commencement de ses chants, il le rappelle encore, car M. Quinet ne craint pas d’y parler, en son propre et privé nom, à son lecteur, comme fait l’Arioste, et il s’y permet, avec un esprit à gros ventre, d’imiter les ondulations ravissantes de ce demi-Dieu de la grâce et de la fantaisie, moitié cygne et moitié serpent ! Par les allusions, par l’allégorie, par la guerre au temps présent, par ce bon Merlin qui joue à l’écho avec ce bon Pantagruel, M. Quinet est un Rabelais, mais un Rabelais contrefaçon, que le sérieux trahit, et qui n’apprendra jamais à rire. Par son Jacques Bonhomme, qu’il donne pour Sancho-Pança à Merlin transformé en Don Quichotte, nous glissons en Cervantes ; et enfin, nous tombons en plein dans le Dante, pèlerin aussi dans les trois vies, comme Merlin, et nous retournons, pour faire croire à la nôtre, la création de ce fier inventeur, en faisant, dans les limbes avant la vie, ce que Dante fait, lui, dans son triple monde d’expiation ou de récompense après la mort ! C’est un peu osé, comme vous le voyez, toutes ces réminiscences, mais que voulez-vous ? Voilà le génie de M. Quinet !

C’est un génie né de plusieurs pères, et qui, justement parce qu’il n’en faut qu’un, ressemble à trop de gens pour pouvoir ressembler jamais beaucoup à personne. Plagiaire involontaire, et caméléon qui s’ignore ; ruisselant, comme un homme qui sort de l’eau, des lectures que tout le monde a faites et que dans son livre on peut aisément suivre à la trace, ce génie, à personnalité incertaine et confuse, ne vivrait même pas de sa pauvre manière d’exister, si des autres n’avaient pas existé avant lui… En dehors des fabulations qu’ils ont fécondées ou ornées, je peux bien concevoir les autres poètes, épiques ou non, que M. Quinet nous rappelle et dont il nous renvoie, en les croisant ou en les brouillant, les rayons brisés. Mais lui, non ! Cela est souverainement impossible. Et non seulement cela l’est pour les traits généraux de sa physionomie de poète, mais cela l’est tout autant pour les détails spéciaux et particuliers de son poëme.

Dans cette succession d’événements qui osent tout, — le chimérique et l’absurde, sous prétexte de merveilleux, — on se demande vainement où finit la légende, fruit de l’imagination des poètes ou des chroniqueurs du passé, et où commence l’inspiration du poète moderne et son travail… Quel est le fait ou la combinaison, de quelque nature qu’ils soient, qui, réellement, lui appartiennent ? Quel est, dans le parcours de ces vingt-quatre chants qui ne chantent pas, le caractère ou la passion qu’il ait marquée de sa griffe de flamme créatrice et qui doive augmenter, d’une seule personnalité immortelle, le Décaméron de personnalités idéales, dues aux grands poètes de tous les temps ? Les personnages nécessaires et importants de ce long récit ne seraient pas nombreux, si, dans cette mêlée historique et panthéistique, tous les êtres ne devenaient pas personnages ; si tous les peuples de la terre, les oiseaux des airs, les fleurs des champs, ne parlaient pas et ne jouaient pas leur bout de rôle, au gré du poète.

Il n’y a guère, en somme, que Merlin l’Enchanteur, la fée Viviane, le serviteur Jacques Bonhomme et le Diable, père de Merlin, entre qui se concentre le drame. Les autres personnages humains, et non abstraits, comme les quelques femmes, par exemple, pour lesquelles le bon Merlin est infidèle à Viviane, Isoline, Marina, Dolorès, etc., sont épisodiques et de passage, pures enluminures extérieures, sans vie intime et même distincte. Eh bien ! Merlin, Viviane, Jacques Bonhomme et Satan, le trivial Satan, qui a roulé dans toutes les légendes, et au sombre diadème duquel M. Quinet n’était pas de force, comme M. de Vigny, à attacher un rayon oublié par Milton, sont des êtres surnaturels et symboliques, des généralités exsangues, aussi froides et aussi vides, aussi impersonnelles enfin, que si vous les nommiez la Sagesse, la Beauté, la Force physique, la Perversité.

Et l’action ?… l’action entre ces quatre personnages sans individualité et même sans humanité, l’action a-t-elle une individualité davantage ? A-t-elle une nouveauté quelconque ? L’enchanteur Merlin, on le connaît. C’est aussi une enluminure, une vieille carte à jouer, et qui a été beaucoup jouée, comme le roi de trèfle ou de pique. Avant de le mettre au tombeau de sa légende, dans lequel il recommence de vivre, après la mort, absolument comme il vivait, avant d’être dans le tombeau (par parenthèse une des plus grandes bêtises par impuissance de ce poëme d’impossibilités), M. Edgar Quinet, vous l’avez vu déjà, le fait promener à travers le monde, comme Ulysse, Childe-Harold, Don Juan, Don Quichotte, le Cosmopolite, et même son propre Ahasverus.

Non content de cette promenade à travers le monde, il le fait promener même en dehors de ce monde, comme le Dante, et de cette promenade éternelle, le but est de nous dérouler toute l’histoire, légendaire et poétique, du passé comme de l’avenir, car l’enchanteur Merlin, qui entre aux limbes, comme il entre partout, par la vertu de sa petite baguette de coudrier, n’a pas beaucoup de peine ni de mérite à nous prophétiser ce qui est de l’avenir pour lui, du temps du roi Arthur, et ce qui est du passé pour nous, Charlemagne, Hugues Capet, la Saint-Barthélemy, Louis XIV, la Révolution française, la tête coupée de Louis XVI, Robespierre et Napoléon. Cet énorme truc, qui est le fond même de toute l’épopée de M. Quinet, ne fera donc, comme ressource d’esprit ou d’art, illusion à personne. Je l’ai dit, mais il faut insister, puisque, pour une raison ou pour une autre, on vante une machine aussi grossière que ce poème, qui veut, à sa manière, être un Kosmos ! Seulement, ne vous y trompez pas, l’objet unique d’un pareil poème n’est pas de nous montrer, comme on pourrait le croire, dans un cadre colossal, les ombres chinoises ou les marionnettes historiques. Non ! M. Quinet n’est pas tout à fait aussi naïf, aussi innocent, aussi Perrault et Mme d’Aulnoy que cela !

Il y a encore autre chose… quelque chose de plus malin et de plus profond, mais non de plus nouveau que l’action de cette épopée puérile et rabâcheuse, et c’est sa signification philosophique, son enseignement, sous les marionnettes ; enfin son quatrième dessous ! M. Quinet, l’auteur de Merlin l’Enchanteur, a toujours, en sa qualité d’esprit allemand, été panthéiste ; son Dieu a toujours été « le Dieu inconnu du bon Merlin » qu’il appelle, ce bâtard d’un incube et d’une Sainte violée : « Le prophète des jours heureux dans les temps futurs », et c’est ce Dieu-là, dont le livre de M. Quinet voudrait faire aujourd’hui les affaires, sous couleur de poésie, de légende et d’histoire ! Le panthéisme avait son évangile pour les raisons fortes, mais M. Quinet a voulu qu’il eût aussi son apocalypse pour les imaginations ardentes ! Dans son épopée, burlesque sans gaieté et criminelle avec niaiserie, le bon Merlin, « qui n’a pas été éclipsé par la splendeur du Christ » (textuel), s’est donné pour mission de convertir Satan, son père, et de supprimer l’enfer ! Et il y parvient, dans le poëme de M. Quinet, ce qui, certes ! n’étonnera personne. Mais en risquant ce tableau final qu’il intitule : « Triomphe ! triomphe ! » et qu’il écrit lyriquement ainsi, le poète de Merlin l’Enchanteur reste toujours l’esclave de la répétition éternelle, la victime de cette mémoire, qui est son vautour. Seulement ce n’est plus ici le Dante qu’il répète ou reflète, c’est… Alexandre Soumet.

III §

Ainsi vieilles visées, hérétiquement ineptes, vieux projets impies, vieux blasphèmes, voilà encore, par ce dernier côté, des redites à ce poëme de redites, qui les expie, du reste, par l’ennui qu’il exhale, — un ennui qu’on peut dire immense, allez, puisque M. Quinet aime l’immensité ! Il est incertain qu’on puisse faire littérairement plus mal que ce livre. Il est certain qu’on ne peut pas faire plus ennuyeux. Et ce n’est pas là un ennui relatif que j’éprouve, moi, et que vous n’éprouvez pas, parce que vous êtes autrement fait que moi. Non, c’est un ennui absolu, universel et irrésistible.

Et tenez ! comment en serait-il autrement ?… Épopée emphatique, auprès de laquelle La Pétréide de Thomas, redoutée de Gilbert, ne serait que la plus légère des étrennes mignonnes, conte de fées pataud et niais, satire sociale où le thyrse de Rabelais, avec lequel ce Bacchant du rire enivré savait frapper son temps, est remplacé par l’arme bourgeoise d’un Prudhomme socialiste en mauvaise humeur, qui donne des coups de parapluie à son époque ; enfin, pour achever le tout, l’amphigouri panthéistique dans sa splendeur, voilà l’œuvre de M. Quinet ! Ajoutez-y ce style que nous connaissons, ce style pompeux, sonore, gongorique, qui est aux autres styles célèbres contemporains ce que la grosse caisse est aux autres instruments, dans une musique militaire.

Lorsque de ce style, qui est son genre de prose, M. Quinet veut faire son genre de poésie, alors il arrive à des proportions de gongorisme, attendri et mouillé d’allemanderie, auquel il n’y a plus rien à comparer ! Au travers de ce style inouï qui fait abus des fleurs qui parlent et des oiseaux bleus, commissionnaires de l’Amour, il y a cependant quatre vers qui reviennent sans cesse, mêlés à la prose de M. Quinet, comme le Chœur dans la tragédie antique ; quatre vers, échappés du mirliton moderne,

L’amour commence,
Tout est divin !
Puis vient la fin,
Douleur immense !

lesquels prouvent bien, comme vous voyez, que dans ce tout-puissant xixe siècle il naît et se combine des créatures si fortes, qu’elles peuvent réunir en elles, sans éclater, Pradon et Gongora…

L’amour commence,
Tout est divin !
Puis vient la fin,
Douleur immense !

Certes ! si, comme nous l’a dit M. Quinet, dans cette phrase que nous avons citée, « il a frappé parfois à la porte des Hymnes », il faut avouer qu’elles ne lui ont pas, à chaque fois, tiré le cordon !

IV §

Mais il faut en finir. Telle est, en peu de mots sans doute, la bourde épique de M. Quinet ; l’œuvre, nous dit-il sérieusement, qui représente douze ans de sa vie ! Nous qui savons le prix du temps mieux que lui, nous n’en aurions pas tant parlé, si les lâchetés de l’amitié, des partis et de la camaraderie, n’étaient pas en train de lui arranger une gloire hypocrite et dont on ne pense pas un mot. Croira-t-on qu’à propos de cette interminable légende de Merlin, bonne pour faire dormir forcément les enfants trop éveillés, quand ils ne sont pas sages, on a parlé d’un Essai d’histoire idéale, qui doit féconder et transfigurer le champ épuisé de l’histoire réelle ? Que n’a-t-on pas dit ?…

Aussi enchanteur que son héros, M. Edgar Quinet a brouillé, avec son Merlin, jusqu’au sens droit, si net, si français, si moqueur, de M. Prévost-Paradol. Eh bien ! franchement, c’est là une influence contre laquelle l’honneur de la Critique est de réagir. Au moins, nous, nous réagirons dans la mesure de nos forces. Merlin l’Enchanteur n’enchantera pas notre critique, et M. Edgar Quinet ne sera pour nous que ce qu’il est aujourd’hui, — un homme qui a mis douze ans à faire un livre, mortellement ennuyeux, dans un genre faux, avec un talent faux et une poésie fausse ! Revenant d’Ahasverus, qui revient trop tard ! Nous aimons mieux vraiment, quel qu’il ait été, le monsieur Quinet de l’entre-deux d’Ahasverus et de Merlin. Nous aimons mieux l’historien, le professeur, l’archéologue, le critique, même le poète, infortuné en vers, et même le colonel de la garde nationale ; oui, littérairement, même le colonel !!

M. Louis Bouilhet
Festons et Astragales. §

I §

M. Louis Bouilhet est un des plus tard venus dans la poésie de ces dernières années ; mais, si tard qu’il soit arrivé, il a bien fait de venir, puisqu’il a réussi. Ces derniers temps, mauvais à la poésie, et si mauvais que, pour être poète, il faut la vocation du génie ou le courage du héros, ces derniers temps lui ont été propices, à lui, par une exception aussi rare que douce. Il n’a pas attendu son succès. Il l’a eu tout de suite, dès son premier poëme, dès sa première pièce de théâtre, comme M. Ponsard, auquel il fait penser, cet autre heureux aussi de la poésie contemporaine, et pour les mêmes raisons que M. Ponsard. L’un et l’autre se trouvaient avoir un talent qui n’inventait pas.

Grande affaire, cela ! Avoir du talent, mais se garder de l’invention comme de la peste, n’avoir pas surtout l’insolent privilège de l’originalité qui choque tant les esprits vulgaires et viole trop cette chère loi de l’égalité ; avoir du talent et même s’en permettre beaucoup si on peut, mais sous la condition expresse que ce sera sur un mode connu, accepté, qui ne dérangera rien dans les habitudes intellectuelles et ne sera point, pour ceux qui se comparent, une différence par trop cruelle, telle est la meilleure et la plus prudente combinaison qu’il y ait pour se faire un succès, qui suffit à la vie et même à la fatuité dans la vie et pour se passer très bien de la gloire, — ce morceau de pain toujours inutile, gagné en mourant de faim par ces imbéciles d’inventeurs qui ne le mangent pas !

Eh bien ! c’est cette combinaison faite d’une aptitude et d’une indigence que M. Louis Bouilhet a trouvée — en la cherchant ou sans la chercher, — et elle a été sa fortune. Cette fortune, du reste, ne se démentira pas, nous le lui prédisons. Nous connaissons assez le temps dans lequel nous avons le bonheur de vivre pour lui jurer… qu’il n’a pas sauvé la littérature, mais qu’il ne l’a pas exposée non plus… et qu’un jour ou l’autre il montera tout comme un autre à son petit Capitole d’Académie. Sans être un Scipion littéraire, il pourra y remercier les Dieux ! Tout d’abord nous n’aurions pas osé lui garantir cette destinée : il était jeune, il débutait. Très souvent, dans la jeunesse, le talent n’est que le caméléon du génie. Il en renvoie les teintes et il croit que ce sont là ses propres feux ! Jeunes et même vigoureux, nous sommes fascinés par l’esprit de nos maîtres et nous gardons longtemps à l’épaule la marque des pavois que nous avons portés.

Mais il vient un moment, le moment de l’indépendance, de la virilité complète, de la possession de soi-même, où ce qui fut un écho devient une voix, où l’on ne répète plus les autres, et où l’on parle enfin pour le compte de sa pensée. Ce moment-là, nous l’attendions de M. Bouilhet. On annonçait un nouveau volume de poésies. Nous nous disions : L’originalité, retardée par la jeunesse et les admirations, va peut-être éclater dans les vers de ce jeune homme qui a l’art des vers ; elle va remplir les larges moules de son rythme, qui semblent préparés pour elle. Mais nous avons lu le volume.

Nous avons trouvé des vers bien faits, de beaux moules à idées, sans l’idée, l’aisance d’un poète, mais non sa puissance, et nous avons craint que M. Louis Bouilhet ne fût définitivement qu’un écho, — un écho puissant, distinct, sonore, répétant toutes les syllabes qui ont été prononcées, et même les répétant plusieurs fois, ce qui, pour un écho, est un très grand mérite… Mais M. Bouilhet (son volume ne le prouve que trop) sait la mythologie. Écho mourut, je crois, d’amour pour Narcisse. Elle s’évapora, consumée… Eh bien ! c’est dans l’histoire comme dans la fable. On vit d’abord de ceux qu’on répète ; mais on finit toujours par mourir de les avoir tant répétés !

II §

Ainsi, un écho, un écho avec l’étoffe d’une voix, voilà M. Louis Bouilhet en deux mots ! Cette étoffe qu’il a réellement, jointe aux airs qu’il exécute, et qui ont déjà été entendus, sentis, applaudis, trouvés et exécutés, d’ailleurs, par de bien plus grands maîtres que lui, enchante le public, qui aime à repasser sur ses impressions, mais impatiente la Critique, qui en voudrait de nouvelles, et qui, d’un homme si bien doué que M. Bouilhet, a le droit de les exiger.

Dans les poésies qu’il vient de publier, M. Bouilhet répète plus particulièrement M. Victor Hugo, M. Théophile Gautier, Alfred de Musset ; et surtout M. Hugo, dont le souvenir vous obsède jusqu’à la persécution, quand vous lisez les Festons et Astragales. C’est quelque chose d’incroyable, en vérité, que cet esclavage de ressemblance ! Est-il volontaire ou involontaire ? Le poète s’en aperçoit-il ou ne s’en aperçoit-il pas ?… Nous n’oserions le décider.

Mais ce qu’il y a de certain, c’est que l’éducation poétique de M. Bouilhet, qui s’est faite dans les grands Romantiques contemporains, a fini par trop influer sur sa pensée, car il ne faut pas être bien élevé, à ce point de n’avoir plus en soi qu’une excellente éducation pour toute personnalité ! Je ne veux pas dire cependant que celle de M. Bouilhet n’existe plus du tout. Je crois même qu’il y a quelque part dans les Festons de ce talent qui a bu la poésie contemporaine, non comme une organisation, pour en vivre, mais comme une éponge, pour s’en emplir et s’en gonfler, oui, je crois qu’il y a un petit filon d’originalité qu’on pourrait sauver, qui n’a pas été noyé encore et qui pourrait devenir, en le dégageant, une individualité complète, et tout à l’heure je le dirai… Mais présentement, la personnalité de M. Bouilhet n’apparaît pas en ses poésies, et on ne l’y trouve que comme un atome et le microscope à la main !

Le titre seul de ses poésies le dit, du reste : Festons et Astragales ! Voilà qui dit suffisamment le goût du poète, sa tendance, son éducation, son école, tout ce qui n’est lui que de seconde main. Il y a dans ce titre de Festons et Astragales quelque chose qui rappelle M. Hugo, le grand architecte en poésie, la Renaissance et ses ornementations idolâtres, et ce genre qui est devenu le défaut et presque le vice de la poésie moderne, de traiter la langue comme une pierre et d’en exagérer la plasticité. M. Bouilhet continue, à près de trente ans de distance, la tradition de 1830, et il a les bénéfices de la possession d’état, conquise par les lutteurs de 1830, mais il n’ajoute pas à cette tradition. Supposez qu’Alfred de Musset, M. de Lamartine, M. Victor Hugo, M. Théophile Gautier, n’eussent jamais existé, M. Bouilhet aurait fait des vers dans la manière de Delille, et il aurait réussi comme il a réussi à faire des vers (parfois très beaux) dans la manière de M. Hugo. Il aurait été le Campenon de Delille comme il a été le Campenon de M. Hugo. Et si Delille n’avait pas existé non plus, il aurait imité Fontanes ou quelque autre poète, — n’importe lequel, — et il l’eût imité non en se grimant péniblement, comme les faibles imitateurs, mais facilement, avec une appropriation pleine de force, en homme qui, s’il n’a pas les facultés créatrices du poète, a du moins des facultés poétiques d’une certaine puissance. Il eût peut-être, comme M. Ponsard dans sa Lucrèce, fait remonter son imitation plus haut que son siècle, en coupant le vin sabin du vieux Corneille avec l’eau pure de l’amphore de Chénier ou celle moins pure de sa propre cruche à lui, M. Ponsard.

Il n’y a rien de commun certainement entre la touche de M. Bouilhet, qui a une touche, et la touche de M. Ponsard, en supposant qu’on puisse employer ce terme de peinture en parlant d’un poète aussi peu peintre que l’auteur de Lucrèce ; mais si le résultat d’art est différent, le résultat d’impression est le même. Ils doivent leur succès aux mêmes causes. Ils font plaisir comme de vieux souvenirs. J’étonnerais peut-être beaucoup M. Bouilhet en lui disant qu’il est un vieux classique du Romantisme, et pourtant rien ne serait plus vrai. Le Romantisme est maintenant le classicisme de notre âge, mais la Critique, qui se fie à l’inépuisable Beauté, attend des poésies aux formes et aux inspirations nouvelles. En poésie, la littérature de 1830 n’a pas dit le dernier mot des choses, et déjà, sur une tête jeune et ardente comme celle de M. Bouilhet, la longue chevelure des Samsons du Romantisme d’il y a trente ans fait l’effet à son tour de cette fameuse perruque qu’on croyait voir alors sur la tête de M. Viennet !

Et la preuve de tout ceci déborde du volume de Poésies que nous avons sous les yeux. Demandez-vous ce qu’il renferme de neuf, d’original, d’inconnu ? Par le fond, c’est toujours la même ivresse égoïste ou matérielle de l’École Romantique, une poésie d’orgueil ou d’amour sensuel, la même immoralité naïve ou plutôt la même insouciance de toute moralité, et par la forme, c’est toujours la même fureur descriptive qui décrit tout.

Ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales !

Le titre du livre n’est que trop exact. Ce n’est pas tout. La Critique pourrait compter une par une les pièces qui appartiennent ou par la pensée, on par la manière, ou par le mouvement, aux maîtres de M. Bouilhet, restés pendant trop longtemps ses maîtres. C’est ainsi, par exemple, que la pièce intitulée Chanson d’Amour appartient à l’inspiration de M. Théophile Gautier, la pièce Kuchiuk-Hanem à l’inspiration de M. Gautier et à celle de M. Hugo combinées, mais celle de M. Hugo l’emportant. L’Esprit des Fleurs est manifestement Le Sylphe de M. Hugo ; La Plainte d’une Momie est du Gautier autant par le détail de l’expression que par le sujet choisi du poète. Les vers à Pradier sont du Gautier et du Victor Hugo encore. Le mérite du Danseur Bathyle et son effet reposent sur une énumération qu’on a vue dans Les Orientales, et qui est maintenant à l’état de procédé :

Elle aime, et ce n’est pas le chevalier romain, etc.
Ce n’est pas le consul au long manteau rayé, etc.
                                           —
Ce n’est pas le tribun, l’homme au pouvoir hautain, etc.
                                           —
C’est le danseur Bathyle aux cheveux parfumés,
…………………. Bathyle aux poses languissantes ! etc.

Rappelez-vous ! rappelez-vous !

Ce n’est point un pacha, c’est un klephte à l’œil noir
Qui l’a prise et qui n’a rien donné pour l’avoir,
       Car la pauvreté l’accompagne, etc.

Tou Song, Le Barbier de Pékin et Le Dieu de la Porcelaine, toute cette poésie-potiche d’étagère est de la fantaisie de M. Gautier, mais le Barbier, qui commence en Gautier, finit en Hugo, de mélancolique devenu grotesque,

Et sous la nue il frisera
La tresse blonde des comètes !

M. Hugo avait dit, lui :

Sa cendre encor frémit, doucement remuée,
Quand dans la nuit sereine une blanche nuée
       Danse autour du croissant des cieux !

La Chronique du Printemps est du Gautier, quand M. Gautier se fait précieux. Seulement il envierait le trait de la fin, qui est charmant :

Le silence, cet oiseau
Dont on n’entend pas les ailes !

Et cette nomenclature que, vu l’espace dont nous disposons, nous ne pouvons qu’indiquer et qu’abréger, nous pourrions bien la continuer et même l’étendre à d’autres poètes imités, comme M. Bouilhet imite, sans pillerie grossière, mais avec une évidence qui frappera tous ceux qui se connaissent en poésie. Par exemple, la pièce intitulée Le Lion rappelle le Jean de Paris d’Hégésippe Moreau et est bien moins belle, d’un mérite bien moins insolent. En somme, en imitant, M. Bouilhet diminue. Le rayon, qui fait mal aux faibles yeux, il le tamise, et les faibles yeux sont reconnaissants. M. Bouilhet est le soleil couchant de la poésie romantique arrivée au soir de sa durée. Mais en poésie, romantique ou non, il faut faire différent des autres, ou, si on ne fait pas différent des autres, il faut au moins faire aussi intense qu’eux. Autrement, les soleils couchants sont bientôt couchés.

III §

La poésie de M. Louis Bouilhet est donc une poésie sans originalité, — et, pour nous, c’est la condamnation suprême. Il a de la grâce souvent, comme dans son Enfant au bord de la mer ou son Intérieur ; il a de la vérité, comme dans L’Abandon, quoiqu’elle soit délayée, hélas ! dans beaucoup trop de rhétorique ; il a même quelquefois de l’inattendu, comme dans Le Secret, de la force partout et surtout dans son poème des Fossiles, où il peint des choses monstrueuses, avec le goût de M. Victor Hugo pour le monstrueux, mais toutes ces qualités réunies ne font pas à M. Bouilhet cette originalité hors de laquelle, pour les poètes, il n’y a pas de salut.

Malgré ces qualités que je me plais à reconnaître, M. Louis Bouilhet n’est présentement aux yeux de la Critique, qui ne croit pas à la solidité des succès que les bourgeois bâtissent, rien de plus que la cinquième roue au char du romantisme qui dételle… Je sais bien qu’il ne nous croira pas, ni pour le romantisme ni pour lui… Il ne croira jamais, parce que nous le lui disons, qu’il n’est qu’un Victor Hugo de dixième venue, un enfant robuste qui n’a pas craint de toucher au cor de ce Roland qui a sonné dans Les Contemplations, son Roncevaux littéraire, et s’est mis à en sonner comme s’il était Roland lui-même, devant crever au bout, non de désespoir, mais de l’entreprise, quoiqu’il ait eu foi, comme un enfant, en sa trompette !

IV §

Il y aurait peut-être moyen de vivre cependant… J’ai dit plus haut que dans M. Bouilhet, toute personnalité, pour être imperceptible, n’était ni perdue ni désespérée. Au milieu de toutes les choses que le romantisme a mises en lui, il en est une que le romantisme ne connaît pas, ou du moins connaît fort peu. C’est la gaieté, une gaieté loyale et sincère que M. Bouilhet ne tient de personne ! Ce n’est point celle de M. Hugo, qui ressemble au masque savamment composé de la Comédie, c’est la gaieté d’un vrai visage, aux lèvres vivantes ! Le rire de M. Bouilhet pourrait devenir aussi large que son mètre. Quand il rit, ce n’est plus un écho, et ce serait lui qui trouverait l’écho, s’il riait souvent, ce que je lui conseille… Cela ne veut pas dire, — qu’il me comprenne bien, — que l’auteur de Festons et Astragales doit renoncer à la poésie lyrique et se vouer exclusivement à la comédie.

La comédie fait rire d’un rire qui n’est pas celui de la gaieté. Le plus gai des poètes comiques, Regnard, n’est pas populaire, et ses pièces les plus gaies ne se jouent même plus. On lui préfère ce grand génie sombre qui s’appelle Molière ou ce valet qui se moque de ses maîtres et que l’on appelle Beaumarchais ! Non, la gaieté de M. Bouilhet doit rester lyrique. Elle fera des chansons ou des odes : que nous importent ces intitulés qui sentent leur rhétorique ! mais elle fera des choses gaies dans le genre, par exemple, de cette pièce excellente à M. Clogenson, trop longue pour que nous puissions la citer, mais où l’imagination a de ces grâces d’enfant qui joue. M. Clogenson est un juge de soixante-dix ans, mis à la retraite, et qui s’est retiré dans la poésie pastorale.

Les dieux velus, les dieux malins,
Aux forêts ont chanté victoire,
Voyant par-dessus tes moulins
Voler la toque du prétoire !
                     __
L’un du gros code s’est muni ;
L’autre est l’huissier qui dit : Silence !
Et les oiseaux ont fait leur nid
Aux deux plateaux de la balance !
………………………………………
                     __
Salut à vos soixante et dix !
Car si la logique est certaine,
En vérité, je vous le dis,
Vous dépasserez la centaine !
                     __
Et vous pourrez, selon le mot
Du bon poète que j’adore,
Sur le tombeau de plus d’un sot
Plus d’une fois compter l’aurore !

Croyez-vous qu’un recueil de poésies, dans cette intonation joyeuse, ne vaudrait pas bien les Festons et Astragales d’aujourd’hui ? Il est d’autres Festons que M. Louis Bouilhet peut faire : ce sont ceux que faisait si bien son compatriote Saint-Amand… La gaieté, cette fleur charmante de la vigueur de l’esprit, blanche et rose comme celle des pommiers de notre pays (ne sommes-nous pas Normands, M. Bouilhet et moi ?) je l’ai vue, une ou deux fois, sous les entortillements sérieux des Festons et des Astragales de M. Bouilhet, comme on voit parfois briller une rose naturelle sous le luxueux voile de dentelle noire, moucheté d’or, des Espagnoles du Mexique. Eh bien ! je voudrais la voir sans le voile.

Que la gaieté soit l’originalité de M. Bouilhet, l’originalité qui lui manque. Ce sera de l’originalité deux fois, car notre pauvre monde est bien triste, et ce n’est pas avec la mauvaise foi et la mauvaise humeur de l’ironie que nous disons comme la mère Jourdain du Bourgeois gentilhomme : « Oui, vraiment nous avons grande envie de rire, grande envie de rire nous avons ! » Chez nous, cela est sérieux, cette envie-là.

M. Pécontal
Volberg, poème. — Légendes et Ballades. §

I §

Il a été longtemps presque obscur, M. Siméon Pécontal. Attaché à cette œuvre ingrate et présentement stérile qu’on appelle la Poésie, il n’a pas encore sur son nom l’éclat de renommée qui serait dû à son talent, à ses travaux et à ses efforts. Les fleurettes de Clémence Isaure qui ornent le front de sa Muse ne sont pas des étoiles. Il y a des poètes plus ou moins mêlés à la littérature active des journaux et du théâtre, les deux timbalières de ce temps ; mais M. Siméon Pécontal se tient à l’écart de cette double littérature ; il vit modestement dans le recueillement du foyer domestique, dans le tête-à-tête chaste et solitaire de la Muse. Il pourrait concevoir et réaliser sa poésie comme il faut la concevoir et la réaliser pour être encore sympathique à un temps qui, demain, ne voudra même plus de cette poésie qu’on a descendue jusqu’à lui. Mais probablement il la dédaigne. M. Pécontal, doué d’une inspiration qui n’a pas voulu ou qui n’a pas pu descendre, doit sentir amèrement que le fond des âmes et l’écho des cœurs vont lui manquer !

Triste destinée, mais touchante ! Un poète qui n’a pas abaissé sa poésie, — qui la tient haut et au niveau de ses croyances spirituelles et religieuses, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus grand dans sa vie, est, après tout, un noble spectable. Que si la tristesse est aussi pour lui, elle est encore plus pour l’époque qui ne l’entend plus ou qui l’entend avec indifférence. Promettre à ce poète que l’avenir le vengera un jour de son temps, ce serait prendre sur soi d’affirmer que la Poésie n’est pas perdue. Pour notre compte, nous ne l’oserions pas. Seulement notre critique, à nous, n’aurait-elle que deux minutes à vivre, elle ferait, pendant ces deux minutes, sa pauvre justice éphémère et rendrait hommage à un homme de talent méconnu, parce que dans le débordement de paganisme et de matérialisme universel, il est resté purement et incorruptiblement un spiritualiste et un chrétien.

II §

Tel est le premier mérite et la première infortune de M. Siméon Pécontal. C’est un poète de grande inspiration chrétienne. Dès 1838, il publiait un poème en plusieurs chants dont le Journal des Débats, plus littéraire que les autres, parla seul ; et ce poème, intitulé Volberg, n’était tout simplement que la conversion au catholicisme d’un esprit du xixe siècle, d’un de ces Titans du doute, de l’incrédulité et de l’orgueil, comme Byron, ce grand boiteux d’esprit comme il l’était de corps, en avait tant élevé sur leurs pieds d’argile, — sur des pieds qui ressemblaient au sien ! Ce poème, qui mériterait d’être réédité, si nous avions une littérature qui sût regarder derrière elle et qui n’abattît pas tous les jalons que les divers esprits contemporains ont plantés, attestait en son auteur une profondeur de foi et une santé de doctrine étonnantes dans un temps où tout était malade, même la vérité. On sortait, si on se le rappelle, de l’époque où les Méditations de M. de Lamartine et ses Harmonies, d’une valeur poétique bien autrement supérieure, étalaient à la sensibilité publique un christianisme faux et souffrant, mais n’en tenaient pas moins leurs beautés, quand il y en avait, de cette inspiration chrétienne, toute faussée et souffrante qu’elle pût être. Quoique le débutant de 1838 n’eût pas l’abondance et la spontanéité géniale du poète des Harmonies, il se plongeait hardiment dans la même inspiration, mais il ne la troublait pas. Il n’y apportait pas de passion malsaine. Il gardait l’accent chrétien dans son charme pieux et sincère, et l’accent chrétien, quoiqu’on ne l’écoute plus, est le plus beau que puisse donner la voix des hommes. Quant aux qualités individuelles de l’auteur de Volberg, c’étaient réellement des qualités de poète. Il avait l’ampleur, la correction et la simplicité. On en jugera par les premiers vers venus qui nous tombent sous la main, en ouvrant son poème :

…….. La fortune superbe,
En naissant, me fit don de sa plus belle gerbe.
La richesse embauma mon berceau de ses fleurs,
Et plus tard, quand j’entrai dans les jeux de la vie,
Mon étoile toujours, et selon mon envie,
Monta comme un soleil, — et jamais les douleurs
N’obscurcirent les jours de ma jeunesse verte.
Enfin, lorsque ma vie aux choses fut ouverte,
Quand vint l’ambition dans la maturité,
La fortune toujours se tint de mon côté.
Ainsi je ne suis pas un homme à jeun, j’espère,
Et, quand je pousse un cri, ce n’est pas de misère !
Non ! non ! ce cri n’est point le cri du désespoir !
Le regret douloureux de n’avoir pu m’asseoir
Au banquet des faveurs et des folles richesses.
Ma bouche a bu le vin de toutes les ivresses,
Les femmes ont pour moi déserté leur enfant !
J’ai ravi leur aînée aux plus grandes familles.
J’ai dominé la foule, — et le peuple en guenilles
À voulu dans ses bras me porter triomphant !

Mais tout cela, mon père, a fatigué mon âme
Sans l’user, — tout cela, amour, jeunesse et femme,
La gloire du Sénat, celle des bataillons,
Et le peuple en drap d’or, et le peuple en haillons,
Tout cela m’a bientôt paru fortune aride ;
En le voyant de près, j’en ai trouvé le vide,
Et, déchirant ma robe au fer de mes talons,
J’ai porté mes regards vers de plus hauts jalons !

Depuis, dans l’infini mon âme se promène,
Vingt fois j’ai fait le tour de la science humaine !
Et remué partout pour voir ce mot caché
Que tant d’autres souffrants ont, avant moi, cherché !
Mais en vain. J’ai couru pour trouver mon rivage
À tous les vents du ciel. — À mon dernier voyage
Je suis encore Œdipe appelant dans la nuit
Antigone, l’enfant dont la main le conduit !

Tout le poème de Volberg était de cette large étoffe, à plis tombants et profonds ! Excepté l’enjambement renouvelé de Ronsard, des vieux tours duquel on avait tiré une poétique, on ne trouvait pas dans le livre de M. Siméon Pécontal les affectations volontaires et systématiques des écoles d’alors. La pensée n’y était pas renversée par l’image comme dans la poésie de M. Victor Hugo, ou comme dans celle de M. de Lamartine, noyée et dissoute dans un sentiment énervé. M. Pécontal, malgré sa jeunesse, malgré les tremblements de la main, inévitables à tout début, malgré la portée d’un vol qui ne s’élève jamais jusqu’au zénith, mais qui sait planer à la distance où il s’élève, M. Pécontal avait des virilités de pensée qui annonçaient un poète de reploiement et de réflexion, — oiseau rare dans les temps actuels !

Et quand l’homme ici-bas dans son orgueil sommeille,
Le malheur a cela de grand qu’il le réveille !
………………………………………………
La fée aux ailes d’or mène le genre humain !
Et ce n’est pas toujours aux mêmes origines
Qu’elle prend ses héros et ses races divines.
Elle sait avec art varier leurs berceaux,
Elle trouve Moïse au milieu des roseaux.
… Bien souvent la déesse féconde
Fait éclore un hasard qui s’empare du monde !
Mais quand l’homme, lassé d’amuser ses deux yeux,
Scrute dans leurs berceaux ces hasards et ces dieux,
Toujours à l’examen le miracle s’envole…
Et toujours en riant on sort du Capitole !

Mais ce que le poète de Volberg avait surtout, et à un degré suprême, c’était le don de simplicité. Dans ce poème dont il est facile de constater la faiblesse d’invention et de drame, et où l’homme seulement se promet, il y a un chant intitulé « L’Église », entièrement lyrique de mouvement et de rythme, et dont la simplicité est divine. Cette simplicité que le poète a trouvée dans une grande délicatesse d’organisation et plus encore dans le sentiment chrétien qui est le fond de sa vie vraie et non pas uniquement de sa vie littéraire, cette simplicité communique à sa poésie quelque chose de la pénétrante grandeur des hymnes de la liturgie qu’il rappelle et le fait arriver à des effets où l’art disparaît plus profondément que dans les chœurs même de Racine. C’est un chœur aussi que ce chant, avec ses appels, ses répons, ses rentrées, ses péripéties, toute cette chaîne mêlée et dévidée avec l’impétuosité de l’enthousiasme ou les grâces rêveuses de la mélancolie. Il est trop long pour que nous puissions le citer dans la variété de toutes ses modulations, mais dites si depuis les roucoulements des chœurs d’Esther ou d’Athalie vous avez vu des strophes de cette transparence tomber, avec ce mouvement de vapeur, dans un air léger :

Une Vierge de Galilée
Du nom de Marie appelée
En ses deux lianes vous portera,
Et dans une étable naîtra
Le roi de la sphère étoilée !

Et quel nom aura-t-il, Seigneur,
Votre enfant, l’enfant de Marie ?
Le plus grand parmi ceux qu’on prie :
Jésus ! qui veut dire Sauveur.

Il naîtra sur un lit de chaume,
Et celle qui l’aura porté,
Ce roi du céleste royaume,
Gardera sa virginité ;

Car à travers sa chaste mère
Passera l’enfant radieux,

Trait raphaëlesque !

Comme à travers l’azur des cieux
Passe un doux rayon de lumière.
                   ___
C’est à Bethléem, à minuit,
Que, dans une crèche, il naquit.
Et celui que servent les anges,
Qui tient le monde sur son doigt,
Était là, tout transi de froid,
Comme un pauvre enfant dans ses langes.
                   ___
Alors tous les anges ravis
Chantèrent, au milieu des brises,
Le Gloria in excelsis
Que l’on chante dans les églises !

Ici, comme il est aisé de le distinguer, le sentiment qui a créé le poète des Ballades, que M. Siméon Pécontal nous a données plus tard, commence de paraître. Mais une simplicité si ingénue, un christianisme d’une foi si naïve, des vers qui coulaient comme d’une source, pouvaient-ils être remarqués au moment de l’histoire contemporaine où une École célèbre, l’École de la Forme, allait triompher et où commençaient les gymnastiques enragées dans le rythme qui font de la poésie moderne la danseuse de corde aimée de M. de Banville :

Saqui, l’immortelle ! au temps
De sa royauté naissante,
Tourbillonnait d’un pied sûr
À mille pieds en l’air, sur
Une corde frémissante !

Évidemment cela était impossible. Le poème de Volberg n’eut aucun retentissement. Mais les trop rares esprits qui aiment la poésie en dehors des guerres civiles de la littérature y prirent garde et en respirèrent l’espérance.

III §

Cette espérance ne fut point trompée. M. Siméon Pécontal a publié, en 1854, un volume de Ballades et Légendes qui pourrait être la première pierre d’une renommée, si l’attention du monde était aux esprits délicats et à leurs œuvres, mais le monde est ailleurs. Pour l’attirer et le gouverner, il faut dans le talent des supériorités terribles, et encore, un jour ou l’autre, le plus napoléonien des poètes ne le ramènera pas des intérêts matériels à la poésie. Elle peut entonner son chant de mort. Poète lyrique (il l’a bien prouvé dans son ode magnifique sur la mort de Chateaubriand et ses stances sur La mer à Biarritz), M. Siméon Pécontal, avec le don de simplicité qui est le plus précieux caractère de son talent et cette fraîcheur d’âme dont, à plusieurs places de son Volberg, on avait vu resplendir les teintes frissonnantes et nacrées, devait préférer la ballade à toutes les autres formes de la pensée poétique. Pour lui la ballade n’était pas, comme pour M. Hugo, par exemple, un violent essai d’archaïsme, pratiqué par un esprit puissant sur les mots, et qui se joue dans les difficultés pour les vaincre, c’était une des formes les plus sympathiques au genre de génie qu’il avait. Fille du Moyen Age, la Ballade, comme la Légende dont elle est la seconde épreuve, ne peut être abordée que par un poète qui a encore de l’esprit du Moyen Age dans la pensée et de sa vieille foi dans la poitrine. Or, tel est M. Siméon Pécontal. Son livre, distingué partout, renferme plusieurs véritables chefs-d’œuvre. Nous citerons Les Pains et les Roses, Le Drack, Les Deux Baisers, Christel, Karine et La Tentation. Dans ces poèmes naïfs, épouvantés et mystérieux, l’expression ne défaille presque jamais, mais elle défaillerait, que le sentiment intérieur qui y circule et qui les anime suffirait pour nous toucher et pour nous saisir. L’âme est toujours plus que le talent en M. Pécontal. Imbu et pénétré de l’esprit des anciens jours, il a les délicieuses terreurs des superstitions qu’il raconte et la faculté de peindre un merveilleux de fée avec des touches d’opale et d’aurore. Dans Le Drack, où il nous fait passer par toutes les nuances de la peur surnaturelle, il entremêle au pathétique de son sujet des vers charmants :

Ce sont les fleurs les plus étranges
Et des fruits d’un goût sans pareil,
Des orangers remplis d’oranges,
Dans des champs tout pleins de soleil !

Ce sont des rois, ce sont des reines,
Assis au milieu de leur cour !
Ce sont des villes si sereines,
Que dans la nuit il y fait jour !

On voit tout ce qui peut surprendre,
Des hommes de toutes couleurs,
Des oiseaux qui se laissent prendre
Avec la main comme des fleurs !

Ce sont là des vers pris aussi avec la main, comme les fleurs auxquelles ils ressemblent, tant ils sont faciles, d’une couleur exquise, d’un tour heureux et naturel. Aisance, simplicité, naturel, battements de cœur qu’on sent dans les vers du poète comme l’artère de la vie dans la gorge de l’oiseau, toutes choses que M. Pécontal possède plus que personne, mais auxquelles l’esprit de notre époque préfère le rythme, tourmenté, poli, aiguisé, affiné, savant enfin et si souvent vide ; le rythme, dernière expression de la beauté poétique, et que l’Imagination dégoûtée finira par rejeter, pour sa peine d’avoir rejeté l’âme, — comme le roi de Thulé jeta à la mer sa coupe épuisée, quand ses yeux mourants n’eurent plus de larmes pour la remplir !

IV §

Ai-je donné une idée de M. Siméon Pécontal, de ce poète dans la légende, de ce poète dans la tradition, mais dans une tradition plus incertaine et plus lointaine ? En soi, la poésie n’y perd pas. Plus elle s’écarte de nous, la poésie, plus elle rentre chez elle. Elle a une perspective en sens inverse des choses, simplement visibles aux yeux corporels : plus elle s’éloigne, plus elle grandit et fort rayonne. C’est le contraire, hélas ! de l’homme qui diminue de toute manière et qui s’éteint, en s’éloignant. M. Siméon Pécontal est un poète lyrique et élégiaque, de cette simplicité qui à toute heure est rare, mais, à cette heure-ci, extraordinaire. Par ce côté, il n’est réellement pas de son temps. Dernièrement il a vanné les œuvres que nous connaissions, il y a ajouté et il a réimprimé un volume de choix qui a le mérite de l’unité dans l’inspiration et de la variété dans le détail des pièces composées. Il a voulu être spécial. Qui dit spécial dit plus artiste, et à l’exception des deux odes, dont nous parlions tout à l’heure, deux belles intruses auxquelles on pardonne en faveur de leur beauté, Chateaubriand et La mer à Biarritz, et de quelques fables dans lesquelles il n’a point imité La Fontaine, le seul genre d’éloge qu’on puisse donner à qui ose écrire une fable après l’incomparable et désespérant Maître Jean, M. Pécontal n’a été dans son volume que légendaire.

La Légende, avec sa piété attendrie, sa pathétique naïveté et son tragique surnaturel, est depuis longtemps l’Esprit familier qui hante sa rêverie, la Muse accoudée sur son épaule qui lui souffle au front, de ses lèvres pures, ses incantations mystérieuses. Le poète légendaire doit tenir de la nourrice, de la vieille fileuse, du mendiant, ces trois immenses poètes sans le savoir, venus en pleine terre de toute civilisation imparfaite. Il doit porter en lui leur accent spontané et profond auquel il doit joindre l’expression du poète de langue et de société avancée. Cela n’est pas facile à rencontrer, cet assemblage, surtout dans un homme qui dit ses vers le soir, entre deux tasses de thé, aux plus jolies femmes de Paris. Difficulté comme de faire donner au camélia un parfum sauvage. Voilà pourtant M. Pécontal !

En résumé c’est un poète ému, sincère, d’une nuance charmante et — puisque la poésie est l’intensité — intense à la manière des poètes de nuance, dont l’intensité, en ordre inverse des poètes de relief et d’énergie, est la transparence et la morbidesse. Ce n’est pas un poète sans défaut, et les siens, nous les connaissons et nous les lui dirons : c’est le prosaïsme et l’enfantillage, les deux écueils naturels du genre de composition qu’il a adopté. À force d’être simple, il glisse parfois dans la platitude, mais il n’y reste pas longtemps. À force d’être innocent et enfançon, Dieu sait ce qu’il devient ! mais, encore une fois, ce n’est pas long ; quand ces taches n’empâtent pas l’œuvre légère et diaphane, M. Pécontal enlève la légende avec un charme particulier de grâce et de mélancolie. Lorsque ces fils de la Vierge ne se rompent pas, on les croirait vraiment tombés du fuseau divin.

Le volume des Légendes est un clavier de tous les tons. Il y en a d’effrayantes qui font des peurs, de touchantes qui font des larmes, mais toutes font plaisir, même les imparfaites. Parmi les effrayantes, mettez Le Drack, Le Trolle, Édouard, La Chasse du roi Arthur, La Tentation, et au compte des touchantes, Les Pains et les Roses, Le Forgeron des Pyrénées, L’Ange et la Mère. Le Forgeron des Pyrénées est un morceau excellent. L’Ange et la Mère est exquis. De pareils vers eussent fait pleurer Wordsworth s’il les avait entendus. Sont-ils donc trop naturels, trop maternels et trop ingénus, pour qu’on leur donne un prix à l’Académie ?… Les Académies n’aiment pas les camélias parfumés et exceptionnels. Elles aiment les camélias ordinaires, qui ne sentent rien, les vrais camélias8 !

M. Charles Baudelaire
Les Fleurs du mal. §

I §

S’il n’y avait que du talent dans Les Fleurs du mal de M. Charles Baudelaire, il y en aurait certainement assez pour fixer l’attention de la Critique et captiver les connaisseurs ; mais dans ce livre difficile à caractériser tout d’abord, et sur lequel notre devoir est d’empêcher toute confusion et toute méprise, il y a bien autre chose que du talent pour remuer les esprits et les passionner… M. Charles Baudelaire, le traducteur des œuvres complètes d’Edgar Poe, qui a déjà fait connaître à la France le bizarre conteur, et qui va incessamment lui faire connaître le puissant poète dont le conteur était doublé, M. Baudelaire qui, de génie, semble le frère puîné de son cher Edgar Poe, avait déjà éparpillé, çà et là, quelques-unes des poésies qu’il réunit et qu’il publie. On sait l’impression qu’elles produisirent alors. À la première apparition, à la première odeur de ces Fleurs du mal, comme il les nomme, de ces fleurs (il faut bien le dire, puisqu’elles sont les Fleurs du mal) horribles de fauve éclat et de senteur, on cria de tous les côtés à l’asphyxie et que le bouquet était empoisonné ! Les moralités délicates disaient qu’il allait tuer comme les tubéreuses tuent les femmes en couche, et il tue en effet de la même manière. C’est un préjugé. À une époque aussi dépravée par les livres que l’est la nôtre, Les Fleurs du mal n’en feront pas beaucoup, nous osons l’affirmer. Et elles n’en feront pas, non seulement parce que nous sommes les Mithridates des affreuses drogues que nous avons avalées depuis vingt-cinq ans, mais aussi par une raison beaucoup plus sûre, tirée de l’accent, — de la profondeur d’accent d’un livre qui, selon nous, doit produire l’effet absolument contraire à celui que l’on affecte de redouter. N’en croyez le titre qu’à moitié ! Ce ne sont pas les Fleurs du mal que le livre de M. Baudelaire. C’est le plus violent extrait qu’on ait jamais fait de ces fleurs maudites. Or, la torture que doit produire un tel poison sauve des dangers de son ivresse.

Telle est la moralité, inattendue, involontaire peut-être, mais certaine, qui sortira de ce livre, cruel et osé, dont l’idée a saisi l’imagination d’un artiste ! Révoltant comme la vérité, qui l’est souvent, hélas ! dans le monde de la Chute, ce livre sera moral à sa manière ; et ne souriez pas ! cette manière n’est rien moins que celle de la Toute-Puissante Providence elle-même, qui envoie le châtiment après le crime, la maladie après l’excès, le remords, la tristesse, l’ennui, toutes les hontes et toutes les douleurs qui nous dégradent et nous dévorent, pour avoir transgressé ses lois. Le poète des Fleurs du mal a exprimé, les uns après les autres, tous ces faits divinement vengeurs. Sa Muse est allée les chercher dans son propre cœur entr’ouvert, et elle les a tirés à la lumière d’une main aussi impitoyablement acharnée que celle du Romain qui tirait hors de lui ses entrailles. Certes ! l’auteur des Fleurs du mal n’est pas un Caton. Il n’est ni d’Utique, ni de Rome. Il n’est ni le Stoïque, ni le Censeur. Mais quand il s’agit de déchirer l’âme humaine à travers la sienne, il est aussi résolu et aussi impassible que celui qui ne déchira que son corps, après une lecture de Platon. La Puissance qui punit la vie est encore plus impassible que lui ! Ses prêtres, il est vrai, prêchent pour elle. Mais elle-même ne s’atteste que par les coups dont elle nous frappe. Voilà ses voix ! comme dit Jeanne d’Arc. Dieu, c’est le talion infini. On a voulu le mal et le mal engendre. On a trouvé bon le vénéneux nectar, et l’on en a pris à si haute dose, que la nature humaine en craque et qu’un jour elle s’en dissout tout à fait. On a semé la graine amère ; on recueille les fleurs funestes. M. Baudelaire qui les a cueillies et recueillies, n’a pas dit que ces Fleurs du mal étaient belles, qu’elles sentaient bon, qu’il fallait en orner son front, en emplir ses mains et que c’était là la sagesse. Au contraire, en les nommant, il les a flétries. Dans un temps où le sophisme raffermit la lâcheté et où chacun est le doctrinaire de ses vices, M. Baudelaire n’a rien dit en faveur de ceux qu’il a moulés si énergiquement dans ses vers. On ne l’accusera pas de les avoir rendus aimables. Ils y sont hideux, nus, tremblants, à moitié dévorés par eux-mêmes, comme on les conçoit dans l’enfer. C’est là en effet l’avancement d’hoirie infernale que tout coupable a de son vivant dans la poitrine. Le poète, terrible et terrifié, a voulu nous faire respirer l’abomination de cette épouvantable corbeille qu’il porte, pâle canéphore, sur sa tête, hérissée d’horreur. C’est là réellement un grand spectacle ! Depuis le coupable cousu dans un sac qui déferlait sous les ponts humides et noirs du Moyen Age, en criant qu’il fallait laisser passer une justice, on n’a rien vu de plus tragique que la tristesse de cette poésie coupable, qui porte le faix de ses vices sur son front livide. Laissons-la donc passer aussi ! On peut la prendre pour une justice, — la justice de Dieu !

II §

Après avoir dit cela, ce n’est pas nous qui affirmerons que la poésie des Fleurs du mal est de la poésie personnelle. Sans doute, étant ce que nous sommes, nous portons tous (et même les plus forts) quelque lambeau saignant de notre cœur dans nos œuvres, et le poète des Fleurs du mal est soumis à cette loi comme chacun de nous. Ce que nous tenons seulement à constater, c’est que contrairement au plus grand nombre des lyriques actuels, si préoccupés de leur égoïsme et de leurs pauvres petites impressions, la poésie de M. Baudelaire est moins l’épanchement d’un sentiment individuel qu’une ferme conception de son esprit. Quoique très-lyrique d’expression et d’élan, le poète des Fleurs du mal est, au fond, un poète dramatique. Il en a l’avenir. Son livre actuel est un drame anonyme dont il est l’auteur universel, et voilà pourquoi il ne chicane ni avec l’horreur, ni avec le dégoût, ni avec rien de ce que peut produire de hideux la nature humaine corrompue. Shakespeare et Molière n’ont pas chicané non plus avec le détail révoltant et l’expression quand ils ont peint l’un, son Iago, l’autre, son Tartufe. Toute la question pour eux était celle-ci : « Y a-t-il des hypocrites et des perfides ? » S’il y en avait, il fallait bien qu’ils s’exprimassent comme des hypocrites et des perfides. C’étaient des scélérats qui parlaient, les poètes étaient innocents ! Un jour même (l’anecdote est connue), Molière le rappela à la marge de son Tartufe, en regard d’un vers par trop odieux, et M. Baudelaire a eu la faiblesse… ou la précaution de Molière.

Dans ce livre, où tout est en vers, jusqu’à la préface, on trouve une note en prose qui ne peut laisser aucun doute non seulement sur la manière de procéder de l’auteur des Fleurs du mal, mais encore sur la notion qu’il s’est faite de l’art et de la poésie ; car M. Baudelaire est un artiste de volonté, de réflexion et de combinaison avant tout. « Fidèle, dit-il, à son douloureux programme, l’auteur des Fleurs du mal, a dû, en parfait comédien, façonner son esprit à tous les sophismes comme à toutes les corruptions. » Ceci est positif. Il n’y a que ceux qui ne veulent pas comprendre, qui ne comprendront pas. Donc, comme le vieux Gœthe, qui se transforma en marchand de pastilles turc dans son Divan, et nous donna aussi un livre de poésie, — plus dramatique que lyrique aussi, et qui est, peut-être, son chef-d’œuvre, — l’auteur des Fleurs du mal s’est fait scélérat, blasphémateur, impie par la pensée, absolument comme Gœthe s’est fait Turc. Il a joué une comédie, mais c’est la comédie sanglante dont parle Pascal. Ce profond rêveur qui est au fond de tout grand poète s’est demandé en M. Baudelaire ce que deviendrait la poésie en passant par une tête organisée, par exemple, comme celle de Caligula ou d’Héliogabale, et Les Fleurs du mal, — ces monstrueuses, — se sont épanouies pour l’instruction et l’humiliation de nous tous ; car il n’est pas inutile, allez ! de savoir ce qui peut fleurir dans le fumier du cerveau humain, décomposé par nos vices. C’est une bonne leçon. Seulement, par une inconséquence qui nous touche et dont nous connaissons la cause, il se mêle à ces poésies, imparfaites par là au point de vue absolu de leur auteur, des cris d’âme chrétienne, malade d’infini, qui rompent l’unité de l’œuvre terrible, et que Caligula et Héliogabale n’auraient pas poussés. Le christianisme nous a tellement pénétrés, qu’il fausse jusqu’à nos conceptions d’art volontaire, dans les esprits les plus énergiques et les plus préoccupés. S’appelât-t-on l’auteur des Fleurs du mal, — un grand poète qui ne se croit pas chrétien et qui, dans son livre, positivement ne veut pas l’être, — on n’a pas impunément dix-huit cents ans de christianisme derrière soi. Cela est plus fort que nous ! On a beau être un artiste redoutable, au point de vue le plus arrêté, à la volonté la plus soutenue, et s’être juré d’être athée comme Shelley, forcené comme Leopardi, impersonnel comme Shakespeare, indifférent à tout, excepté à la beauté comme Gœthe, on va quelque temps ainsi, — misérable et superbe, — comédien à l’aise dans le masque réussi de ses traits grimés ; — mais il arrive que, tout à coup, au bas d’une de ses poésies le plus amèrement calmes ou le plus cruellement sauvages, on se retrouve chrétien dans une demi-teinte inattendue, dans un dernier mot qui détonne, — mais qui détonne pour nous délicieusement dans le cœur :

Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage
De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût !

Cependant, nous devons l’avouer, ces inconséquences, presque fatales, sont assez rares dans le livre de M. Baudelaire. L’artiste, vigilant et d’une persévérance inouïe dans la fixe contemplation de son idée, n’a pas été trop vaincu.

III §

Cette idée, nous l’avons dit déjà par tout ce qui précède, c’est le pessimisme le plus achevé. La littérature satanique, qui date d’assez loin déjà, mais qui avait un côté romanesque et faux, n’a produit que des contes pour faire frémir ou des bégaiements d’enfançon, en comparaison de ces réalités effrayantes et de ces poésies nettement articulées où l’érudition du mal en toutes choses se mêle à la science du mot et du rythme. Car pour M. Charles Baudelaire, appeler un art sa savante manière d’écrire en vers ne dirait point assez. C’est presque un artifice. Esprit d’une laborieuse recherche, l’auteur des Fleurs du mal est un retors en littérature, et son talent, qui est incontestable, travaillé, ouvragé, compliqué avec une patience de Chinois, est lui-même une fleur du mal venue dans les serres chaudes d’une décadence. Par la langue et le faire, M. Baudelaire, qui salue, à la tête de son recueil, M. Théophile Gautier pour son maître, est de cette école qui croit que tout est perdu, et même l’honneur, à la première rime faible, dans la poésie la plus élancée et la plus vigoureuse. C’est un de ces matérialistes raffinés et ambitieux qui ne conçoivent guère qu’une perfection matérielle, — et qui savent parfois la réaliser ; mais par l’inspiration il est bien plus profond que son école, et il est descendu si avant dans la sensation, dont cette école ne sort jamais, qu’il a fini par s’y trouver seul, comme un lion d’originalité. Sensualiste, mais le plus profond des sensualistes, et enragé de n’être que cela, l’auteur des Fleurs du mal va, dans la sensation, jusqu’à l’extrême limite, jusqu’à cette mystérieuse porte de l’infini à laquelle il se heurte, mais qu’il ne sait pas ouvrir, et de rage il se replie sur la langue et passe ses fureurs sur elle. Figurez-vous cette langue, plus plastique encore que poétique, maniée et taillée comme le bronze et la pierre, et où la phrase a des enroulements et des cannelures ; figurez-vous quelque chose du gothique fleuri ou de l’architecture moresque appliqué à cette simple construction qui a un sujet, un régime et un verbe ; puis, dans ces enroulements et ces cannelures d’une phrase qui prend les formes les plus variées comme les prendrait un cristal, supposez tous les piments, tous les alcools, tous les poisons, minéraux, végétaux, animaux ; et ceux-là les plus riches et les plus abondants, si on pouvait les voir, qui se tirent du cœur de l’homme, et vous avez la poésie de M. Baudelaire, cette poésie sinistre et violente, déchirante et meurtrière, dont rien n’approche dans les plus noirs ouvrages de ce temps qui se sent mourir. Cela est, dans sa férocité intime, d’un ton inconnu en littérature. Si à quelques places, comme dans la pièce La Géante ou dans Don Juan aux enfers, — un groupe de marbre blanc et noir, — une poésie de pierre, di sasso, comme le Commandeur, — M. Baudelaire rappelle la forme de M. V. Hugo, mais condensée et surtout purifiée ; si a quelques autres, comme La Charogne, la seule poésie spiritualiste du recueil, dans laquelle le poète se venge de la pourriture abhorrée par l’immortalité d’un cher souvenir :

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
        Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
        De mes amours décomposés,

on se souvient de M. Auguste Barbier, partout ailleurs l’auteur des Fleurs du mal est lui-même et tranche fièrement sur tous les talents de ce temps. Un critique le disait l’autre jour (M. Thierry, du Moniteur) dans une appréciation supérieure : pour trouver quelque parenté à cette poésie implacable, à ce vers brutal, condensé et sonore, ce vers d’airain qui sue du sang, il faut remonter jusqu’au Dante, magnus parens ! C’est l’honneur de M. Charles Baudelaire d’avoir pu évoquer, dans un esprit délicat et juste, un si grand souvenir !

Il y a du Dante, en effet, dans l’auteur des Fleurs du mal, mais c’est du Dante d’une époque déchue, c’est du Dante athée et moderne, du Dante venu après Voltaire, dans un temps qui n’aura point de saint Thomas. Le poète de ces Fleurs, qui ulcèrent le sein sur lequel elles reposent, n’a pas la grande mine de son majestueux devancier, et ce n’est pas sa faute. Il appartient à une époque troublée, sceptique, railleuse, nerveuse, qui se tortille dans les ridicules espérances des transformations et des métempsychoses ; il n’a pas la foi du grand poète catholique qui lui donnait le calme auguste de la sécurité dans toutes les douleurs de la vie. Le caractère de la poésie des Fleurs du mal, à l’exception de quelques rares morceaux que le désespoir a fini par glacer, c’est le trouble, c’est la furie, c’est le regard convulsé et non pas le regard, sombrement clair et limpide, du Visionnaire de Florence. La Muse du Dante a rêveusement vu l’Enfer, celle des Fleurs du mal le respire d’une narine crispée comme celle du cheval qui hume l’obus ! L’une vient de l’Enfer, l’autre y va. Si la première est plus auguste, l’autre est peut-être plus émouvante. Elle n’a pas le merveilleux épique qui enlève si haut l’imagination et calme ses terreurs dans la sérénité dont les génies, tout à fait exceptionnels, savent revêtir leurs œuvres les plus passionnées. Elle a, au contraire, d’horribles réalités que nous connaissons, et qui dégoûtent trop pour permettre même l’accablante sérénité du mépris. M. Baudelaire n’a pas voulu être dans son livre des Fleurs du mal un poète satirique, et il l’est pourtant, sinon de conclusion et d’enseignement, au moins de soulèvement d’âme, d’imprécations et de cris. Il est le misanthrope de la vie coupable, et souvent on s’imagine, en le lisant, que si Timon d’Athènes avait eu le génie d’Archiloque, il aurait pu écrire ainsi sur la nature humaine et l’insulter en la racontant !

IV §

Nous ne pouvons ni ne voulons rien citer du recueil de poésies en question, et voici pourquoi : une pièce citée n’aurait que sa valeur individuelle, et il ne faut pas s’y méprendre, dans le livre de M. Baudelaire, chaque poésie a, de plus que la réussite des détails ou la fortune de la pensée, une valeur très-importante d’ensemble et de situation qu’il ne faut pas lui faire perdre, en la détachant. Les artistes qui voient les lignes sous le luxe et l’efflorescence de la couleur percevront très bien qu’il y a ici une architecture secrète, un plan calculé par le poète, méditatif et volontaire. Les Fleurs du mal ne sont pas à la suite les unes des autres comme tant de morceaux lyriques, dispersés par l’inspiration, et ramassés dans un recueil sans d’autre raison que de les réunir. Elles sont moins des poésies qu’une œuvre poétique de la plus forte unité. Au point de vue de l’art et de la sensation esthétique, elles perdraient donc beaucoup à n’être pas lues dans l’ordre où le poète, qui sait bien ce qu’il fait, les a rangées. Mais elles perdraient bien davantage au point de vue de l’effet moral que nous avons signalé au commencement de ce chapitre.

Cet effet, sur lequel il importe beaucoup de revenir, gardons-nous bien de l’énerver. Ce qui empêchera le désastre de ce poison, servi dans cette coupe, c’est sa force ! L’esprit des hommes, qu’il bouleverserait en atomes, n’est pas capable de l’absorber dans de telles proportions, sans le revomir, et une telle contraction donnée à l’esprit de ce temps, affadi et débilité, peut le sauver, en l’arrachant par l’horreur à sa lâche faiblesse. Les Solitaires ont auprès d’eux des têtes de mort, quand ils dorment. Voici un Rancé, sans la foi, qui a coupé la tête à l’idole matérielle de sa vie ; qui, comme Caligula, a cherché dedans ce qu’il aimait et qui crie du néant de tout, en la regardant ! Croyez-vous donc que ce ne soit pas là quelque chose de pathétique et de salutaire ?… Quand un homme et une poésie en sont descendus jusque-là, — quand ils ont dévalé si bas, dans la conscience de l’incurable malheur qui est au fond de toutes les voluptés de l’existence, poésie et homme ne peuvent plus que remonter. M. Charles Baudelaire n’est pas un de ces poètes qui n’ont qu’un livre dans le cerveau et qui vont le rabâchant toujours. Mais qu’il ait desséché sa veine poétique (ce que nous ne pensons pas) parce qu’il a exprimé et tordu le cœur de l’homme lorsqu’il n’est plus qu’une épongé pourrie, ou qu’il l’ait, au contraire, survidée d’une première écume, il est tenu de se taire maintenant, — car il a des mots suprêmes sur le mal de la vie, — ou de parler un autre langage. Après Les Fleurs du mal, il n’y a plus que deux partis à prendre pour le poète qui les fit éclore : ou se brûler la cervelle… ou se faire chrétien !

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE DES POÈTES.