Jules Barbey d’Aurevilly

1902

Les œuvres et les hommes : XVIII. Le roman contemporain

2015
Jules Barbey d’Aurevilly, Les Œuvres et les Hommes, tome XVIII : Le roman contemporain, Paris, A. Lemerre, 1902, 285 p. Source : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Efstratia Oktapoda, Éric Thiébaud (OCR, Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Octave Feuillet §

I1 §

Le roman de Sybille est un des moins réussis d’Octave Feuillet. Je n’ai jamais nié, pour ma part, son talent, mais j’en connais le centre et la circonférence, et ce n’est pas ma faute si ce talent n’est pas plus grand. En supposant que la grâce pût être commune et rester la grâce, je dirais qu’Octave Feuillet en a souvent. Un jour, quelqu’un l’appela spirituellement un cueilleur de muguet, et c’était un mot doux et juste… Mais aurait-on jamais pu croire que cet aimable cueilleur de muguet pour les jeunes personnes qu’il ne faut qu’honnêtement émouvoir, aurait l’incroyable ambition de protéger le catholicisme ?… Eh bien, c’est là ce qu’on a vu pourtant ! Quoique ignorant comme un carpillon des choses de l’Église, Octave Feuillet, ce jeune homme pauvre… en théologie, a eu l’extrême bonté de recommander le catholicisme aux petites dames dont il est le favori et pour lesquelles il fait de petites comédies, et de l’excuser, et de l’arranger, et de l’attifer, ce vieux colosse de catholicisme, de manière à le faire recevoir sur le pied d’une chose de très bonne compagnie dans les plus élégants salons du xixe siècle… Or, voilà ce que George Sand, cette prêcheuse de la Libre Pensée, qui ne veut pas, elle ! que le catholicisme soit reçu nulle part sur un pied quelconque, n’a pu supporter, et, indignée, elle lança aussitôt sa Mademoiselle La Quintinie à la tête de la Sybille d’Octave Feuillet.

Dieu merci ! je suis bien obligé de dire que ce roman de Mademoiselle La Quintinie de George Sand n’est pas de beaucoup supérieur, dans son genre, à celui d’Octave Feuillet dans le sien. Cela se vaut à peu près. George Sand, dont le talent vieillissant a pris des fanons de plus en plus tombants, a voulu — dans l’ordre des idées, bien entendu ! — donner une volée… de sa cravache d’amazone philosophique et littéraire à ce jeune missionnaire de salon qui se mêlait des affaires du catholicisme, mais la main n’y est plus et la cravache n’a ni sifflé ni cinglé. Faux à son tour, mais d’une autre fausseté que celui d’Octave Feuillet, le roman polémique de George Sand, entrepris pour prouver que le catholicisme doit être définitivement vaincu et enfoncé sur toute la ligne, n’est, d’exécution, qu’un livre mou et déclamatoire. Le prêtre catholique, peint par elle plus d’une fois dans sa vie, y est repris et peint une dernière. Mais on n’y reconnaît plus ici le pinceau qui fit passer devant nos yeux, dans Lélia, le prêtre Magnus et le cardinal Annibal. Dans le prêtre catholique de Mademoiselle La Quintinie, il y a plus de haine, mais il y a moins de coloris… Et qu’importe pour le bruit, après tout ! George Sand a fait le sien comme Octave Feuillet. Seulement, ce bruit qui ne vient pas du mérite intrinsèque des œuvres se dissipe promptement.

II2 §

Quant à Monsieur de Camors, c’est autre chose. Les Dominicains le lisent dans leur cellule. Il y en avait un qui le humait entre deux pages de saint Thomas d’Aquin. Ce que c’est pourtant qu’une idée ! Il y a une idée dans ce livre ; seulement, cette idée, qui pipe jusqu’aux Dominicains, n’y est pas réalisée de manière à payer un prêtre et un religieux de la peine frivole d’avoir lu un roman plein d’inconséquence et de superficialité.

Mais le monde, qui n’a pas le sérieux d’un prêtre, le monde qui est livré à tous les vents du scepticisme, cette Rose des Vents intellectuels, croit, lui, ce roman très pensé et très fort. L’idée qui a passé (sous l’empire de qui ou de quoi ?) dans les horizons de l’esprit de Feuillet, cette idée qu’il n’a su étreindre ni même atteindre, il l’aurait prise avec la force souveraine qu’elle exigeait qu’il n’aurait pas eu de succès, d’abord dans son roman, dont tout le monde a parlé, et ensuite dans la comédie qu’il tirera sans doute de son roman et qui obtiendra au Gymnase, ce premier théâtre français, ou au Théâtre-Français, ce second Gymnase, la centaine de représentations devant laquelle les plus courageux sont à genoux.

III §

Figurez-vous, en effet, un roman conçu fièrement et vigoureusement réalisé dans cette donnée : un homme a le courage d’être un athée absolu, avec tous les dons de la vie : la naissance, la beauté, la jeunesse, la force de l’esprit, la solidité des organes, la richesse, sans laquelle rien ne se peut dans ce monde voué au veau d’or, à l’âne d’or, à tous les animaux d’or et à leurs excréments. Et avec cela, pour l’instruire, un père qui vaut Machiavel. Puis, — cet homme une fois instruit, forgé, fourbi, astiqué comme une arme, un revolver à dix mille coups, à autant de coups qu’il y a occasions de tirer sur l’ennemi dans la vie, et mis face à face avec toutes les difficultés, tous les obstacles, tous les problèmes, tous les sentiments, toutes les passions, toutes les résistances d’une société comme la nôtre, qui n’est pas plus athée résolument qu’elle n’est chrétienne, qui trempe par un bout dans l’athéisme, par l’autre bout dans un christianisme ramolli, — engager la lutte, une lutte hardie, à pleins bras, à plein corps, entre cet homme, trempé dans le feu et la glace de l’enfer, et cette société, écrasante de son poids seul, qui lui oppose la masse de ses préjugés, de son hypocrisie, de son ignavie, et même de sa moralité, s’il lui en reste encore. Quel spectacle et quel grand sujet ! Et quel grand sujet par lui-même ! indépendamment des opinions, des vues et de la conclusion de l’auteur, qu’il soit pour ou contre son héros, qu’il le tue sous la société ou qu’au contraire il tue la société sous lui.

Créer un Borgia au xixe siècle, non pas fils de pape comme l’autre Borgia, ce qui serait trop haut et trop loin de nous, trop exceptionnel, presque fabuleux, car cela ne s’est rencontré qu’une fois dans l’histoire, mais un Borgia de niveau avec nous, sur le même terrain social que nous, et le faire travailler, comme dit Vautrin, cela, certes ! pouvait être, sous une plume puissante, la plus robuste chose qu’on pût écrire. Mais, vraiment, la société actuelle, cette vieille de quatre-vingt-dix ans, pourrait-elle supporter dans sa terrible logique une aussi complète individualité ?… Le temps n’est ni aux esprits ni aux œuvres mâles. Pour un génie synthétique, qui sait généraliser sa pensée et qui échappe par sa grandeur même, vous avez la multitude des esprits qui analysent et qui se complaisent dans les finesses du détail. Or, c’est à ce genre d’esprits femelles qu’appartient le succès dans tous les genres. Octave Feuillet, imitateur d’Alfred de Musset à la scène, — d’Alfred de Musset qui n’y est lui-même qu’un charmant fantaisiste ; — Octave Feuillet, esprit mince, talent flexible, d’observation quelquefois piquante, mais toujours sans profondeur dans le roman, — lequel demande tant de profondeur pour n’être pas vulgaire, — a précisément dans la pensée les qualités féminines qu’il faut pour réussir dans ce temps énervé. Aussi a-t-il été dès sa première œuvre le bébé du succès, et il en sera certainement un jour, car il est jeune encore, le barbon…

Depuis le public qui le trouve charmant, jusqu’aux critiques eux-mêmes, lâches avec le public comme les tribuns avec le peuple, il est convenu que l’auteur de Dalila et du Cheveu blanc est un talent dont le caractère est la grâce, — la grâce décente. Mais cette réputation convenue, qui lui chante toujours la même chose, a fini par l’impatienter. Il s’est dit : « Mais, après tout, vous m’ennuyez… Je puis bien être fort comme un autre ! » Et la tête qui a pensoté Sybille, s’est donné la migraine pour inventer un Borgia. Blasé de grâce et de décence, écœuré de ce bonbon qu’on lui fait manger depuis des années, Octave Feuillet a voulu montrer que l’internellement gracieux et décent pouvait très bien être fort, si cela lui plaisait, — et même pas trop décent.

Et nous allons voir comment il l’a été.

IV §

Le roman commence bien : par un suicide lestement et froidement exécuté, en rentrant chez soi, de la promenade, par un beau soir, manière très émouvante de se jeter en plein intérêt dramatique, et que je dirais d’une originalité très inattendue s’il n’y avait dans la littérature du temps un livre beaucoup moins lu que ne le sera certainement le livre de Feuillet, et qui commence aussi par un suicide. Ce livre, c’est L’Ensorcelée, dans lequel le héros s’envoie un coup de tromblon chargé de dix-huit balles par la figure, et, s’il manque son cerveau, il ne manque pas sa figure, que le coup emporte, tandis que le suicidé de Monsieur de Camors se tue roide, et n’est pas le héros du roman. C’est le père du héros, et si j’en crois la lettre qu’il écrit à son fils avant de se tuer, un tout autre homme que monsieur son fils, et que j’aurais mieux aimé voir à la besogne. Cette lettre, éclaboussée de sang, est le Traité du Prince de ce Machiavel de père, supérieur à son élève, le contraire justement du Machiavel de l’histoire, très inférieur à Borgia, et qui n’écrivit son Traité du Prince que sous la dictée des actions de cet homme, qui fut, en somme, tout son génie. Seulement, si supérieur qu’il apparaisse, dans cette lettre testamentaire, à ce qu’est son fils dans tout le roman, ce comte de Camors a déjà des pailles dans son acier.

Le comte de Camors écrit dans sa lettre le mot d’honneur, qu’il appelle un grand mot, et qu’il croit la seule réalité morale qui reste aux hommes dans l’athéisme universel. Or, un homme comme lui, s’il est intégral et conséquent, trempé enfin comme il doit l’être, ne peut pas écrire sérieusement le mot d’honneur, vain à ses yeux comme tous les autres… Pour un matérialiste de cette franchise et de ce bloc, pour un athée de cette vigueur, pour un politique de cette ambition, pour un homme qui dit à son fils : « Aie les femmes et gouverne les hommes », l’honneur, dans un temps comme le nôtre, n’existe plus. C’est un préjugé. Il faut être aussi hardi contre lui que contre la religion. C’est là une idée et un mot chevaleresques, traînant d’une société finie dans une société qui rit de la chevalerie et des monarchies à la Montesquieu, fondées sur l’honneur. Parler d’honneur à son fils, à cette heure suprême où l’on veut l’armer contre le monde pour le vaincre. C’est lui inoculer le germe de toutes les faiblesses qui vont suivre. M. de Camors, qui ne croit qu’à la victoire, écrit à son fils : « Ne fais rien de bas. » Et pourquoi donc pas, si faire une bassesse est une manière de triompher ?… Est-ce que l’ambition, et l’ambition des plus fiers, ne monte pas souvent, pour s’élever, tout un escalier de bassesses ?…

Ce vieux dandysme d’honneur n’est-il pas ridicule dans un homme qui a le cynisme grandiose de son moi, comme l’avait Médée ? L’honneur, ce n’est pas seulement l’estime de soi, comme le définit faussement Feuillet, c’est l’estime de soi par les autres. Or, que sont les autres pour un égoïsme dont le centre est partout et la circonférence nulle part ? Et c’est ainsi que, dès les premières pages de ce roman qui voulait être hardi, ces Camors ne sont plus les Camors pur-sang d’athéisme et de perversité, pour parler comme l’indigné Feuillet, que j’aurais voulu voir à l’œuvre, et que le petit Musset bien connu des familles entre dans ces Borgia pour les fêler ! En effet, fêlé dans le père, le Borgia va crouler et tomber dans le fils, morceau par morceau, comme une vitre cassée, et nous allons avoir affaire à un caractère non pas vertueux, non ! mais non pas complètement vicieux non plus, du moins de ce vice radical qui avait passé comme une chose à peindre dans l’esprit de Feuillet, dont les pinceaux, accoutumés aux choses honnêtes, n’ont pas pu, les pauvres petits ! Louis de Camors, que j’aurais voulu voir tout ensemble Méphistophélès et Faust, a du Lovelace et du Grandisson. La monarchie absolue était tempérée par des chansons. Le Lovelace du Camors est tempéré par le Grandisson du même Camors. Mais Lovelace tempéré par Grandisson n’est plus Lovelace, mais Grandisson intempéré par Lovelace n’est plus Grandisson.

Mettre en charpie deux caractères et en mêler les fils, ce n’est point là tisser, n’est-ce pas ?… Du reste, dans cette lettre où le comte de Camors juge son fils, tout en voulant en faire un homme, un prince de ce monde, il laisse apercevoir qu’il n’a pas grande confiance dans l’énergie de sa progéniture, — ce qui rend plus imprudente encore et plus sotte sa théorie sur l’honneur : « Vous déferez-vous — dit-il à son fils — de cette faiblesse de cœur que j’ai remarquée en vous, et qui vous vient sans doute du lait maternel ? » — Comme vous le voyez, il doute de la force de son fils, et il a raison d’en douter ; car Louis de Camors, échappant par ce doute (qui veut explication) à la fierté des conseils de son père, n’est plus qu’un de ces pantins sublunaires de tous les romans, qui font le mal, puis se repentent, et qui s’en vont, jusqu’à ce qu’ils crèvent, de faute en faute et de repentirs en repentirs !

C’est donc, en somme, un homme comme un autre que Louis de Camors. Après l’avoir voulu individuel, et d’une individualité noire et terrible, voilà que Feuillet, comme s’il avait peur du type qu’il a évoqué, le passe à la pierre ponce et l’efface. Cela, certes ! n’empêche pas ledit Louis de Camors de faire de très laides et de très abominables choses, le long du roman ; mais il les fait sans grandeur, car le mal même a sa grandeur, sans aplomb, avec la pâleur des gens qui tremblent, avec le trémoussement de nerfs de ce temps, si misérablement nerveux… C’est véritablement à faire pitié, et nous nous attendions à de l’horreur ! Ainsi, il tombe comme un milan sur la femme de son meilleur ami, laquelle ne lui fait pas ombre de résistance, et après l’avoir possédée, il lui crache son mépris à la figure. « Vous me méprisez ! » (C’est un mot usé à force d’être dit, et, tout usé qu’il soit, c’est un cliché immortel.) « Vous me méprisez ! » lui dit cette créature qui n’a pas résisté à ce monsieur, lequel lui répond franchement : « Ma foi ! oui ! » et qui lui articule les raisons de son mépris, qui sont très bonnes, — et tout cela est excellent de vérité, d’observation, de connaissance de ces bourgeoises qui se donnent au premier aristocrate venu, je ne dis pas de naissance, mais de high life, de chevaux, d’élégance, de luxe et de célébrité. Mais, après les avoir données, ces raisons, voilà que le Camors se met à pleurer, à mordre de désespoir les barreaux d’une chaise, et à sentir toutes sortes de remords, qu’un Camors, s’il ôtait digne de son nom, de l’éducation de son père, de sa propre volonté intelligente, ne devrait pas seulement connaître. Ainsi encore quand il s’éprend de sa cousine Charlotte, qui pourra faire illusion aux petits jeunes gens, mais qui n’a pas d’autre grandeur que celle de la beauté ; qui tente et tombe comme toute femme ; qui craint moins, dit-elle (toujours les mêmes charlatanes de mots !), « de se profaner elle-même que de profaner un autel ». Louis de Camors, le faux Borgia, n’est plus que le jobard dont n’importe quelle femme sait jouer. C’est le sot nerveux du xixe siècle, — une espèce à part. Voyez, dans le roman, son trouble et son apeurement après le baiser sur les lèvres si impudemment offert par elle, pendant que son mari dort à trois pas ! Voyez la scène des ruines où elle se fait porter par lui, qui lui dit les bêtises d’usage : « Vous êtes un démon ! » Voyez enfin la scène du billet par lequel elle se donne à lui, corps et âme, et qui le foudroie de plus belle, qui le fait tomber sous ce pied qui le roule dans la fange et qui l’y maintient jusqu’au moment (car il faut bien que les romans finissent) où une autre femme, la sienne, et son enfant, l’arrachent à cette domination honteuse, si longtemps subie, pour le faire mourir de désespoir !

Car il se marie, M. de Camors. Il se marie à la fille d’une femme qu’il a aimée et qu’il n’a pas eue, ce Lovelace manqué, ce Lovelace borné par Grandisson ! Après avoir été infidèle à sa femme pour cette fameuse Charlotte de Campvallon, — que les ingénus qui jugent les femmes à l’audace avec laquelle elles relèvent leurs jupes ne manqueront pas de prendre pour un caractère, — il redevient platement amoureux de sa femme, à lui, uniquement parce qu’elle l’a quitté et que c’est l’éternel jeu de ces enfants : « Tu ne veux plus, mais moi précisément je veux, parce que toi tu ne veux plus. » Enfin, dernier coup porté à cet invincible ! Feuillet achève son héros en le faisant père, aussi bêtement père qu’il est, dans tout le roman, amant et mari… Il meurt de son petit, comme d’une maladie… Le bronze de la volonté, de l’intelligence, de l’égoïsme hautain, qui ne devait être brisé que par des foudres, s’amollit et fuit aux moindres contacts, et devient, qu’on me passe le mot ! le macaroni du sentiment. Mais là est le succès. Dans un temps où le sentimentalisme gouverne le monde et a remplacé la religion, la morale et la loi, tous les pleurards qui tètent leur canne en regardant mélancoliquement les corniches, quand on parle des choses du cœur, trouveront admirable un livre dans lequel, à l’honneur de la nature humaine, Berquin bat constamment Borgia, par la très simple raison, du reste, c’est que le Borgia qu’on voulait mettre dans ce livre, en définitive n’y est pas !

Il y a du Feuillet, il n’y a pas du Borgia… Il y a le talent connu, mesuré, d’Octave Feuillet, rien de plus. Il y a de l’agrément parfois, des situations et des personnages découpés pour entrer dans une pièce de théâtre, qu’on appellera une jolie pièce. Malgré ses prétentions à la force, Octave Feuillet reste donc ce qu’il était avant son Monsieur de Camors. Il reste dans sa grâce convenue et sa faiblesse… et je le défie d’en sortir !

V3 §

Je vais me donner une sensation nouvelle. À propos de son livre : Un mariage dans le monde, je vais presque louer Octave Feuillet sans réserve. Il n’a pas été précisément exalté par moi dans les nombreux examens que j’ai faits de ses œuvres. Je n’en ai pas nié le talent, mais je l’ai circonscrit. Et ç’a été quelquefois la circonscription de la flamme qui brûle une feuille de papier. Il n’en reste souvent qu’une papillote. C’est à peu près tout le talent d’Octave Feuillet, esprit mince, flexible, bien élevé, qui plaît au public honnête comme les petits jeunes gens bien sages plaisent aux vieilles femmes. Pour ma part, à moi, qui ai eu mon temps de frivolité, je ne hais point les papillotes, mais je ne les exagère pas. Octave Feuillet, lui, s’est toujours exagéré les siennes… Avec un talent joliet et graciolet, il a voulu faire des romans sévères comme Sybille et Monsieur de Camors, dans lesquels il fallait de la passion, des idées et des caractères, et cela était bien dur pour sa petite main ! Il a touché à des fers trop chauds et il s’y est brûlé les doigts. Il n’a pas brûlé que sa papillote. Ambitio major vita tristior, disait Cicéron, qui en a menti, tout Cicéron qu’il était, car la vie de Feuillet n’a pas été triste. Joyeuse plutôt. Il a réussi jeune, ce qui est réussir deux fois. Il a bu ce verre de champagne de croire à la gloire, à cette baliverne de gloire ! Il a été une coqueluche de cour, quand il y avait une cour, et il l’est de la ville toujours, et il le sera encore demain de la province. La province croit déjà aux livres de Feuillet. Il a eu, sans attendre, cette grande situation littéraire d’académicien, qui, chaque jour, aux choix qu’on fait, devient plus belle, et pour sa part il l’a embellie dans le sens où elle continue de devenir si charmante. Voilà l’histoire d’Octave Feuillet. S’il avait dans ses écrits persisté à être l’Octave Feuillet que nous connaissons, nous n’aurions probablement rien dit d’un roman où l’auteur n’aurait rien ajouté à ce qu’on sait de lui, et où son talent eût forcé la critique à être ennuyeuse comme un conte répété deux fois. Mais, par un hasard que je trouve heureux pour sa gloire, Octave Feuillet, de cette fois, s’est rencontré avec un sujet de grandeur qu’il pouvait embrasser. Ce mondain, qui nous raconte Un mariage dans le monde, s’est trouvé d’observation, de style et de taille, avec ce sujet d’une réalité si commune, et nous avons eu un livre vrai. Mais de quelle vérité… N’importe !… Qu’elle soit ce qu’elle pourra, indigente, misérable, petite, facile à ramasser, comme une paille, à nos pieds, et non difficile à rapporter, comme une perle, du fond des mers, c’est toujours quelque chose qu’une vérité !

Tel est le mérite présent d’Octave Feuillet, et je ne veux pas le diminuer. Il a peint vrai sans le prestige de la couleur et du pinceau, car s’il y avait eu couleur et pinceau, le livre aurait été moins vrai. Pour faire ressemblante cette platitude d’un mariage dans ce qu’on appelle le monde, il fallait peindre plat ; c’était le peindre mieux. Dans le roman de Feuillet, il n’y a pas la moindre invention, la moindre combinaison, le moindre détail original, le moindre rendu supérieur, la moindre volonté révélée par un effort quelconque de donner de l’accent à cette vulgarité d’un mariage dans le monde, — dans ce monde à la hauteur sociale duquel Octave Feuillet s’est placé. Macaulay a dit un jour que la biographie de Johnson était d’autant meilleure que Boswell, cette espèce de laquais, n’avait absolument que les qualités littéraires du laquais, et qu’on voyait mieux Johnson à travers le vide de talent de son biographe qu’à travers la lumière de son talent, s’il en avait eu. On peut en dire autant d’Octave Feuillet et de son roman. Certes ! Feuillet n’est pas le laquais du monde qu’il raconte comme Boswell l’était de Johnson ; il en est l’égal, et il en a été le favori. Sans être un Grippe-Soleil, qu’il ne grippa jamais, il est de la compagnie de ce monsieur, qui, hélas ! n’est plus Monseigneur… Il en a le langage. Il en a l’élégance sans relief, qui a remplacé la distinction, l’originalité, l’aristocratie, tuées, toutes les trois, par l’égalité qui règne sur ce monde. C’est, littérairement, l’homme comme il faut du monde actuel, le quarante millième exemplaire de ces habits noirs, gilets en cœur et camélias à la boutonnière, dont on peut dire que qui en a vu un les a vu tous !!! Et tout cela est très bien. Pour l’exactitude de son livre, il est excellent que Feuillet soit aussi tout le monde que le Mariage dans le monde est tous les mariages qui s’y font. C’est bien : est tous !

C’est parfait… de connu. Que les amateurs de choses nouvelles cherchent ailleurs ! La manière dont le mariage se fait, dans ce Mariage dans le monde, l’amour qui s’y fait avant le mariage, l’amour qui s’y défait après, le craquement misérable de tout cet agencement de petites convenances et de petits sentiments au bout de quelques mois d’intimité conjugale, le marié, la mariée, la marieuse, qui est maintenant une Institution : tout y est de ce qui est partout. La société qui se meut ici, c’est cette société égalitaire de tout ce qui a quarante mille livres de rente, — qui plus, qui moins. C’est cette société qui a moins de profondeur que le vernis de son carrossier, et dont les habitudes uniformes peuvent se traduire éternellement par la vie de château, Paris et Trouville, Trouville surtout, où les romanciers envoient à présent leurs romans prendre les bains pour les faire devenir forts, et qui en reviennent aussi faibles et aussi bêtas qu’ils étaient partis. Celui d’Octave Feuillet est la reproduction de ce monde, effacé et affecté tout ensemble, émoussé jusqu’en ses ridicules, et qui a remplacé le monde savoureux, spirituel et comique d’autrefois. C’est enfin ce monde écœurant que nous savons par cœur, dans lequel rien ne change et où tout le monde a la même phrase pour les mêmes situations. L’écrivain qui s’ajuste si bien à ce monde-là n’est, ni par le trait, ni par le style, d’une ligne au-dessous ou au-dessus. Les personnages de son roman et lui ne font qu’un. Ils sont lui. Il est eux. Tous Feuillets ! C’est une identité. Les tirades de conversation enfilées ici s’enfilent au même instant dans tous les salons de Paris, et les mêmes plaisanteries y font risette. J’en ai reconnu que j’avais entendues plusieurs fois dans plusieurs maisons… Oui ! cela est impeccablement reproduit et stéréotypé. C’est la vérité — la navrante vérité pour ceux qui aiment le mouvement, la verve, l’originalité et la vie, — qu’il y a en France un pareil monde, et que c’est le monde ! C’est même la vérité qu’il n’y en a pas un autre que nous puissions lui préférer. Aussi ce n’est pas Un mariage dans le monde, que ce livre devrait s’appeler, mais Le Mariage dans le monde, car s’il y en a d’autres, c’est une exception. Le type est ici de ce monde et de ces mariages mondains. Seulement, la raison qui a fait écrire : Un mariage dans le monde à Octave Feuillet, est une raison qui tient à sa personnalité d’écrivain. Jusque-là il n’était dans son livre qu’un homme de son livre, et cela donnait à son livre une perfection de vulgarité sous élégance commune qui ne laissait rien à désirer, mais il va nous fausser son ouvrage, vrai parce qu’il n’y invente rien, et faux dès qu’il veut s’y montrer inventeur.

VI §

Eh bien, franchement, c’est dommage ! Car c’était accompli comme cela… Nous tenions dans le creux de notre main, comme une carte de photographie, cette grande société française, qui à présent peut y tenir… Puisqu’il faut que tout soit avalé des choses les plus amères, puisqu’il y a pis que la ciguë de Socrate, qui du moins lui fut présentée dans une coupe de bronze et non dans une coupe de carton, n’était-ce pas là un résultat ?… Malheureusement, Octave Feuillet, qui pouvait s’en tenir à son calque, n’a pas oublié des prétentions déjà anciennes… Octave Feuillet est, pour les bourgeois sceptiques de ce temps incrédule et pour quelques vieilles femmes moitié mondaines, moitié dévotes, un délicieux moraliste au miel. Moral et léger, voilà sa visée, et c’est cet entrelacement gracieux qui lui a inspiré le dénouement de son Mariage dans le monde, qui n’est plus un dénouement à la manière du monde, mais un dénouement à la Feuillet. Dans le monde, on se soucie bien de la vertu ! Mais lui, Feuillet, s’en soucie, et Feuillet ? qui veut qu’elle ait sa récompense dans sa personne, et dont le roman est peut-être destiné à quelque prix académique, s’est fait dans son livre le sauveteur de ce que ce grand connaisseur croit la vertu. La mariée de son roman court à l’adultère en amazone, comme dans tous les romans de ce temps, qui n’a qu’une note, comme la musique russe, mais avec un résultat bien différent… Seulement, l’auteur du Mariage dans le monde, qui n’a pas le tempérament de Dumas, ne permet point qu’il y arrive… à fond ; car, pour un moraliste plus râblé que cette badine de Feuillet, l’adultère, dans le livre, est fortement commencé.

Pour en empêcher la consommation menaçante, Feuillet imagine à la Trublet une amie, — invention touchante qui a tant touché qu’elle ne touche plus, — laquelle intervient fougueusement dans cet adultère en fermentation et en demi-bouteille, et, se posant comme la Sabine entre le Sabin et le Romain, étend les bras, et d’une main chasse à Londres le mari furieux, mais docile, pour faire pendant qu’il y sera la cure de sa femme, et de l’autre main elle amène son frère pour aide-médecin dans la cure qu’elle a entreprise. Or, ce frère est un monsieur très sombre, très puritain, et qui pleure une femme morte. Ces gens-là sont très dangereux… Cependant la sœur et amie réussit dans sa cure. Le frère opère sur le cœur de la jeune mariée. Comme un clou qui chasse un autre clou, un second sentiment adultère chasse le premier sentiment adultère, et le mari revient de Londres étant deux fois ce qu’il craignait d’être une !

Mais il n’en reprend pas moins sa femme et du tout sans y être forcé, le brave homme ! et voilà la morale de Feuillet !! Je n’ai à discuter ici ni la délicatesse de cette morale, ni l’outrage fait à la nature humaine par l’abjection et la passivité de ce dénouement, parce que ce dénouement ne ressort pas nécessairement du mariage dans le monde qui est le sujet du livre, et dans lequel même un pareil dénouement détonne. Et, véritablement, si effacés, si énervés que nous soyons dans les dernières passions qui nous restent, ce n’est pas encore un fait ordinaire — une habitude dans nos mœurs — que cette commisération conjugale qui fait reprendre à un mari sa femme l’âme pleine d’un homme qui n’est pas le premier, mais le second, qu’elle ait mis dans son cœur. Octave Feuillet a l’habitude de chiffonner dans sa littérature, de retourner ses romans en pièces de théâtre, et je crois bien qu’il retournera celui-ci. Il est cousu et doublé pour cela. Mais il verra, si le public de ce soir-là n’est pas stupide, chose dont on peut toujours douter, ce que lui coûtera un pareil dénouement à sa première représentation !

VII4 §

Une chose terrible pour la Critique et dont je me suis plaint déjà, c’est d’avoir toujours à parler des talents dont on a parlé souvent et qui ne se renouvellent pas. En amour, si les recommencements sont charmants, il n’en est pas de même en littérature. La Critique, obligée à suivre le mouvement intellectuel de chaque jour, ne peut passer sous silence un livre écrit par un homme d’une célébrité acquise et d’une position faite, sous prétexte que le livre qu’il publie ressemble, plus ou moins, à tous ceux qu’il a publiés… Tel est le cas pour Octave Feuillet. Je n’ai jamais manqué de parler de lui quand il a publié quelque chose, et j’aurais, je l’avoue, aimé à me taire sur son nouveau livre, parce que ce livre n’ajoute pas aux qualités de son auteur et à l’estime que je fais de lui. Il faut en parler cependant. Octave Feuillet, à tort ou à raison, est une importance littéraire. Ce qui ne veut pas dire du tout qu’il fait l’important — ce qui serait ridicule — dans l’heureuse position qu’il doit à ses écrits. Certes, non ! je ne veux pas dire cela. Il n’est point un Turcaret en littérature, et il a le bon goût de sa fortune. Il n’a ni la morgue ni le charlatanisme retentissant de beaucoup d’autres, toujours sur la brèche de la publicité, faisant incessamment sonner à la Renommée les deux trompettes que lui donnait Voltaire, et ne méritant guères que celle qui sonnait par en bas… Octave Feuillet vit en province une partie de l’année, loin des commérages, des coteries, des affectations et des engouements de Paris, s’assainissant par cette vie de province, la seule chance de salut qui reste au talent, menacé de prostitution parisienne, et qui ne veut pas s’effacer au frottement de tous ces esprits qui s’effacent en effaçant les autres, comme une monnaie encrassée par le pouce de toutes les mains. Issu de la Revue des deux mondes, — une vilaine maman, par exemple ! — mais assez joli pour le fils d’une maman pareille (je parle du talent bien entendu), et arrivé à l’Académie où il est encore un des plus élégants de l’endroit, Octave Feuillet, qui aurait pu donner, avant qu’il fût inventé, une idée du vélocipède, a filé jusque-là, tranquillement et sans rien accrocher, sur les roulettes de la Fortune, et il continue de filer comme il a commencé. Les roulettes vont toujours. Bon an, mal an, cet écrivain, la veine sans déveine, — et qui ne s’ouvre pas les veines pour faire un livre, comme les affreux passionnés du génie, — pond et lèche son petit roman, mondain et moral, à travers la minceur transparente duquel on voit, comme le poisson dans un filet d’eau, la pièce de théâtre qu’il en tirera. Octave Feuillet a mis son talent en coupe réglée. Malheureusement, c’est toujours le même bois qu’il coupe et la même manière de le couper !

Voici à peu près la saison d’une de ces coupes annuelles. Il publie Les Amours de Philippe. Titre muet que j’exècre, et je vais vous dire pourquoi. Si c’était Les Amours de Jocrisse, cela voudrait dire quelque chose, car Jocrisse, c’est quelqu’un. Mais Philippe ! ce n’est personne, et Octave Feuillet, certainement, n’en a pas fait quelqu’un… Clarisse aussi n’était personne, quand Richardson la publia. Mais on dit maintenant une Clarisse de toute femme — allez ! il n’y en a pas beaucoup ! — qui ressemble à cette adorable prude anglaise. Clarisse est devenue un type. Mais frapper des types comme des médailles, dans un roman, exige un burin suraigu et mordant, et Octave Feuillet n’a qu’une plume, au bec assez fin, mais qui n’appuie pas sur son papier… de soie, pour que ce qu’elle y trace ne puisse s’effacer.

VIII §

Et, en effet, c’est l’inappuyé qui est le défaut de la littérature d’Octave Feuillet et son caractère, si on peut appeler caractère précisément de n’en pas avoir ; mais c’est, d’ailleurs, peut-être ce défaut de l’inappuyé qui lui a valu ses succès rapides, à peine contestés, jamais interrompus, dans le monde énervé et mou de Paris, dont, malgré la province, il est encore, et dont il a fait, depuis si longtemps, son publie. Octave Feuillet — qui ne le sait et qui ne l’a dit ? — est le romancier du high life de la bourgeoisie, dont la haute vie n’est pas très haute. Il n’est pas, il ne fut jamais, il ne pourrait pas être, un grand écrivain de nature humaine, qui la prend aux entrailles et la secoue avec puissance, mais il est très bien l’écrivain d’une petite société incapable de fortes sensations. Ce n’est pas le talent qui lui manque, ni l’observation, ni l’imagination, ni même le style, mais c’est la force, le mordant, et la profondeur dans tout cela. L’idée de ses romans ou de ses drames a été quelquefois ingénieuse ; géniale, jamais ! Les combinaisons ont été plus ou moins habiles ou déliées, jamais inattendues et surprenantes. Ses personnages (quelques-uns il est vrai) ont été spirituels et touchants, mais d’un touchant qui ne va pas jusqu’au pathétique et d’un esprit qui n’est pas l’éclatant de Beaumarchais et de Sheridan ! En tout, Feuillet reste dans la nuance, au lieu d’entrer hardiment dans la couleur et dans le trait. Il reste dans la nuance, et ce n’est pas seulement parce qu’il y veut rester qu’il y reste.

Il n’appuie sur rien et demeure à moitié de tout. Un peu plus à fond dans le coup à porter, et ce serait bien ! ce serait venu ! ce serait peut-être beau ! Mais le plus à fond n’arrive pas, et il n’y a jamais, du reste, avec Feuillet, de coup à porter… Cependant, ne vous y trompez pas ! ses livres ne sont pas des livres inachevés, négligés, indolemment conçus ou écrits ; des fatuités d’écrivain qui ne se gêne pas avec un public dont il est sûr… Non ! ce sont des livres faits avec attention et soin, mais inappuyés, voilà tout ! ce qui tient à la constitution même de l’écrivain. Ce sont des livres qui ne sont pas sortis, qu’on distingue seulement à travers ce qu’a fait l’auteur, et qui, s’ils étaient sortis, seraient des œuvres peut-être. Ils n’en sont que des germes et des linéaments. J’ai vu le moment, dans Monsieur de Camors, si bien commencé, où le livre pouvait devenir un chef-d’œuvre, mais ce moment n’a pas duré. J’ai vu le même moment passer pour Les Amours de Philippe. Les imaginations qui lisent Octave Feuillet et qui sont plus fortes que la sienne — et elles ne sont pas rares, ces imaginations, — peuvent rêver sur ses livres et leur donner une valeur qu’ils n’ont pas, en appuyant sur ce qui est inappuyé dans ces compositions, à moitié ou au quart venues, où l’auteur semble avoir eu pour visée, quoiqu’il n’ait probablement jamais pensé à cette précaution inutile, d’éviter cette chose qui dérange tant en France : l’abominable inconvénient d’une forte individualité !

C’est qu’Octave Feuillet n’en a pas. Il n’en a d’aucune manière. Voilà le vrai sur cet écrivain, voilà le vrai sans épigramme et sans satire. Il a du talent, mais ce talent se constate comme l’enfant se constate dans l’amnios. Une fois sorti, ceci sera un homme ! Mais le talent de Feuillet gît et flotte dans je ne sais quel amnios intellectuel à travers lequel on le voit… possible, organisé, vivant, et ne sortant pas ! Voilà l’histoire de tous ses livres. Drame, roman, comédie, ils ne sont pas ce qu’ils pourraient être, ils ne sont que des idées, heureuses parfois, qui ont toujours du malheur à l’exécution. Pour les arracher à cet empâtement, qui est une faiblesse de la mère et qui les empêche de grandement aboutir, il faudrait… quoi ? une opération césarienne, et il n’y en a pas pour faire accoucher la pensée. Tous ces livres de Feuillet, manqués aux yeux de la critique exigeante, ne sont que des effleurements d’observation ou d’idées, mais ils ne choquent personne et paraissent charmants à la majorité des esprits, qui ne veulent pas qu’on les remue trop fort. Le génie est comme l’Océan. Sa houle donne aux natures médiocres le mal de cœur que donne la mer aux estomacs faibles. Mais Octave Feuillet n’a point de houle. Son livre des Amours de Philippe bercera doucement les imaginations, sans compromettre le cœur de personne ; et il ira rejoindre dans le succès momentané et dans l’oubli sa sœur Sybille, déjà oubliée par la raison qu’il n’y a que l’originalité qui cramponne les livres dans la mémoire des hommes.

IX §

Les Amours de Philippe ne sont des crampons pour personne : ni pour qui les inspire, ni pour qui les ressent, ni pour qui les lit. Petites passions d’une petite société, exprimées petitement. Ce roman des Amours de Philippe n’a pas deux pouces de profondeur. Esquisse qui a la prétention d’être un tableau, et qui a coûté autant de peine que si elle en était un ! La passion n’y a pas plus de profondeur que l’observation, et la peinture plus de profondeur non plus que la passion et l’observation, et enfin la morale — car ce roman veut être moral — plus de profondeur à son tour que la passion, l’observation et la peinture. C’est une équation de superficialités. Seulement, fidèle à sa manière, qui tient à sa nature, l’auteur a de ces choses inappuyées qui, sous une plume plus vigoureuse que la sienne, et qui, les reprenant en sous-œuvre les foncerait, deviendraient superbes.

Le roman des Amours de Philippe s’ouvre comme Monsieur de Camors, avec une largeur et une simplicité étonnantes sous cette plume chinoise de Feuillet, bonne, à ce qu’il semble, pour calligraphier des éventails. C’est le moment dont j’ai parlé et qui fait croire (une minute !) que le roman va sortir de l’amnios qui l’enveloppe et devenir une chose nette et virile…

Philippe, jeune noble de province, est un de ces mauvais sujets de notre époque qui ne sortent pas plus de leur amnios d’imbécillité et de mollasserie que, du leur, les romans de Feuillet. C’est un mauvais sujet qui ferait pitié aux mauvais sujets du xviiie siècle, qui étaient les bons mauvais sujets. Philippe n’a de mauvais sujet que de vouloir vivre à Paris et de ne pas épouser sa cousine, que sa famille lui garde pour femme de toute éternité. La belle affaire, n’est-ce pas ? et le beau sujet de roman ! Eh bien, aux premières pages de ce roman si peu romanesque, Philippe déclare cette volonté à son père, un gentilhomme de l’ancien temps qui croit qu’on peut continuer, dans son château de province, la tradition des gentilshommes, en ce temps-ci qui les a mis à pied comme des postillons qui ont mal mené ! — et, en effet, il faut être juste, ils ont mal mené, en conduisant la France, les gentilshommes.

Cette scène de tous les pères nobles contrariés par de jeunes premiers dans toutes les comédies, cette scène décrépite, usée comme une pantoufle sur tous les théâtres, mais prise au sérieux par Feuillet, aurait presque de la grandeur s’il avait appuyé sur la fibre qu’elle a encore. Seulement, il fallait grandir ces personnages. Il fallait avoir ce que l’auteur n’a pas, — le sentiment de l’idéal et des réalités puissantes ! Il fallait, par exemple, grandir le père jusqu’à la hauteur de l’admirable père de Mirabeau, et le mauvais sujet jusqu’au terrible mauvais sujet son fils. Alors, le vis-à-vis du père et du fils, — du père qui dit fièrement au fils, en plein xixe siècle : « Reste dans ta province : la dignité, la grandeur et l’utilité de la  vie ne sont que là pour des gens comme nous ! » et du fils qui dit : « Non ! » et qui se tourne en hennissant vers Paris, l’abreuvoir de toutes les soifs de son âme, — ce vis-à-vis se serait enflammé des passions des deux personnages, nature et plus grands que nature, — car il faut faire, dans les romans, plus grand que nature, contrairement aux basses théories de la littérature d’à présent ! — et la scène qui n’est qu’indiquée, qui n’est qu’une larve de belle scène, aurait jailli, magnifique et complète, et, qui sait ? dans la sphère où elle fût montée, elle aurait peut-être emporté d’enthousiasme et l’auteur, inspiré par elle, et tout le reste du roman.

Mais il n’en est rien, il n’en a été rien. Octave Feuillet n’a pas de ces éclairs qui sont des hippogriffes ! Son roman est resté à terre et lui aussi, tout aussi à plat l’un que l’autre. Tout ce qui suit la scène que je viens d’indiquer est inférieur à elle, dans ces Amours de Philippe, qu’on croit nombreux et intéressants, puisque l’on en a timbré le livre ; mais on est trahi par l’annonce fastueuse de ces Amours. Que si on est en compagnie trop moderne pour s’attendre à quelque chose comme les mil e tre de don Juan et les quatre mille du prince de Conti, on se cogne un peu, de surprise, il faut l’avouer, à ces trois maigres amours de Philippe (qui n’est pas Alexandre), en comptant même celui qui le prend, à la fin du livre, pour la cousine dont il ne voulait pas au commencement. Trois donc, et ni plus ni moins, trois amours ! Nombre bourgeois ! Mais il faut se rappeler qu’Octave Feuillet est le peintre de la bourgeoisie, même quand il peint la noblesse, et qu’il ne peint l’excès moderne que comme il le voit dans son monde et comme il le comprend. Il le cote à vingt-cinq mille francs pour un mois d’actrice. Ce ne serait pas le diable chez Balzac, le peintre des de Marsay, des  Palférine et des de Trailles, ces vicieux étoffés qui conduisaient la vie à grandes guides et ne regardaient pas aux pourboires, mais c’est le diable, à ce qu’il paraît, pour Octave Feuillet et les auditeurs au Conseil d’État qui sont ses héros !

X §

Ainsi, mesquinerie de mœurs, mesquinerie de passion, mesquinerie de sujet, mesquinerie d’enseignement moral, — car l’enseignement moral de ce roman c’est d’apprendre aux femmes à rendre des lettres d’amour compromettantes sans trop de façons, — c’est là ce roman mesquin par tous les côtés à la fois, et dont le grêle talent de Feuillet ne peut pas draper la mesquinerie. C’en serait une de plus que l’histoire de l’actrice, si elle était, comme on l’a dit, une vengeance ; mais je connais trop la lâcheté humaine pour croire à des propos qui sont des coups de couteau dans le dos d’un homme. L’actrice, d’ailleurs, peinte par Feuillet, vraie comme actrice, et quoi de plus mesquin encore ? ne révèle aucune personnalité de femme dans ce dessin vide qu’on a pris pour elle. Octave Feuillet n’a point ce don de mettre debout une personne et de la faire voir, beautés, vices et tout, vivante et flambante ! C’est là le talent des plus grands… Ni sa Jeanne de La Roche-Ermel, ni sa marquise de Talyas, ce sphinx du livre de l’auteur du Sphinx, ne sont des personnalités Quand on n’en est pas une soi-même, on n’en peint pas. Ce sont des femmes que la civilisation et ses modes actuelles ont mâchonnées et chiffonnées. Cette Jeanne, élevée à la campagne, cette châtelaine-vachère, cette Nausicaa de convention qui trait les vaches avec des mains de princesse, n’est ni inventée ni découverte. C’est une figure sortie des confitures de Lolotte ou des fromages à la crème de Marie-Antoinette, et de toutes ces simplicités fausses dont les sociétés décadentes et dégoûtées d’artifices se mettent à raffoler comme d’un mensonge de plus ! Et quant à madame de Talyas, l’héroïne satanique du roman, préférée dans le cœur du romancier à l’héroïne céleste qui est la Jeanne, elle n’est pas plus inventée ni plus neuve ; et, scélérate, elle n’est que la petite monnaie de scélérates plus logiques qu’elle, dans la littérature de ce temps.

Et je ne fais pas un reproche à Octave Feuillet de son illogisme. Je conçois très bien l’inconséquence de sa marquise. Je ne lui reproche pas de l’avoir faite de jalouse, généreuse : tout à coup attendrie par le sang du front de sa rivale qu’elle vient de faire couler. Je suis de ceux qui croient que, dans ces êtres physiques et nerveux qu’on appelle les femmes, la pitié l’emporte sur l’amour. L’amour même n’est souvent que de la pitié en elles, et nous, les orgueilleux qui savons de quelles rares facultés doit se composer une femme vraiment organisée pour l’amour, nous n’avons pas de sujet d’être bien fiers de celui que nous imaginons leur inspirer. La marquise de Talyas, furieuse de voir sa triste marionnette d’amant aller d’elle, qu’il aimait tout à l’heure, à la femme qu’il n’aimait pas, sans transition, sans hésitation, sans la conscience du plus petit reproche, — la marquise de Talyas, outrée d’une si odieuse, d’une si froide, d’une si infâme infidélité, est, par vengeance, sur le point d’avouer son coupable amour à son mari, et de lui livrer les lettres qui la déshonorent et qui lui feront tuer son amant, après qu’elle-même se sera tuée, — la marquise de Talyas, ce monstre athée, corrompu, silencieux, beau et énigmatique comme la Joconde, se métamorphose tout à coup, foudroyée par la vue du sang qu’elle a versé, et rend les lettres, qui devaient tout perdre, à la fiancée de son amant : « C’est mon cadeau de noces », lui dit-elle. Beaucoup de ceux qui lisent Feuillet ont nié la vérité, en nature féminine, de ce changement, mais, moi, je le crois d’une vérité absolue. Cela prouve que s’il y a des César Borgia, il n’y a pas de Césarine ! Je crois très bien à cette rupture dans les passions et la férocité d’une femme. J’y crois pour un jour, mais après ?… Le caractère rompu peut se ressouder, la passion reprendre si elle est profonde… Et c’est ici qu’il y a une marquise de Talyas à montrer qui n’est pas sortie de celle de Feuillet ; qui n’est pas plus sortie que la scène du commencement du roman, restée en puissance une si belle chose ! L’auteur des Amours de Philippe a étranglé celui-ci. Il avait arrondi ou carré sa petite vignette. Il n’avait besoin que d’un dénouement, du coup de théâtre final, et il a tranché tout, comme au théâtre ; et l’homme de théâtre qu’est Feuillet, de préoccupation, avant tout, a sacrifié le romancier.

XI §

Si son roman avait été quelque chose de plus qu’une vignette dessinée pour la contemplation des jeunes filles innocentes, j’aurais dit qu’il aurait sacrifié le grand art au petit. J’aurais dit qu’il aurait sacrifié à des besoins et à d’inférieures considérations dramatiques la plus grande forme humaine et littéraire de la pensée au xixe siècle. Mais c’est là l’usage à cette heure ! dans cette littérature sans fierté que nos pénuries ont faite ! Afin de gagner quelques sous de plus et d’entendre les applaudissements de leurs deux oreilles, les romanciers actuels, — la plupart, — presque tous ! se retournent contre leurs œuvres faites et les déchiquètent pour le théâtre, ou visent le théâtre tout en les faisant. De tous ceux qui se livrent à ce charmant et noble exercice de tirer deux moutures d’un sac, Octave Feuillet est peut-être le plus excusable. Il a débuté par des essais dramatiques à la Revue des deux mondes, et il sait d’ailleurs que ce qu’il sacrifie à la scène, ce n’est pas le génie d’un grand romancier. Il se croit probablement bien moins fort comme romancier que comme auteur dramatique, et peut-être ne se trompe-t-il pas… Il tient mieux dans cette case du théâtre, sur cette feuille de parquet où l’on ne se meut qu’en se ramassant, il y tient mieux que dans ce large espace du roman où il faut être le poète, le peintre et le philosophe à la fois. Octave Feuillet, écrivain plus sobre qu’abondant et moins puissant que svelte, dès son origine a fait comme tous les esprits maigres, — c’est un Jules Sandeau maigre que Feuillet, comme Sandeau est un Octave Feuillet gras, — et il s’est, dans les habitudes du théâtre et du langage qu’on y contracte, desséché et écourté de plus en plus. Les Amours de Philippe en font foi… Son style sans éclat, mais non pas sans cliquetis, y est presque aussi sec que celui de Mérimée, de ce diable de la sécheresse, qui, par parenthèse, n’était pas diable que par ça, mais qui, ne croyant pas au diable, n’avait pas conscience de lui-même. Octave Feuillet, qui n’est pas, lui ! un diable du tout, puisqu’il fait des romans où la vertu et la passion sont dosées en globules homéopathiques à l’usage des jeunes personnes, comme disent d’un air si renchéri mesdames leurs mères, a diminué les enluminures d’un style qui brossait le paysage avec l’aisance pittoresque d’un homme de ce temps, — si fort en paysages ! — et par ce côté-là encore son livre est mesquin une fois de plus.

C’est à ce mot qu’il faut toujours revenir, si l’on parle de ces Amours de Philippe, si chétifs et si courts ! Reconnaissez pourtant dans ce roman, tout faible qu’il soit, un romancier qui, s’il se ressemble trop à lui-même, ne ressemble pas du moins à ceux-là, venus après lui, et qui tendent à s’élever sur ses débris… Octave Feuillet a encore à son front un reflet de romantisme de sa première heure. Littérairement, il s’est maintenu à la place où il a vécu toute sa vie. Il n’a pas fait comme beaucoup d’esprits moins délicats que lui, qui se sont laissé aller et corrompre aux Écoles nouvelles. Lui, n’a pas bougé. — Il a dédaigné de descendre jusqu’au fleuve de fange du réalisme, qui est le Rubicon du temps et que passent tous les Laridans qui se croient des Césars ! Il est ce qu’il était dans sa jeunesse. Il a échappé aux éclaboussures du goujatisme littéraire, « qui coule à pleins bords », comme jadis la Démocratie… Et n’est-ce pas Elle toujours ?… Quels que soient les mérites intrinsèques des livres d’Octave Feuillet, on ne peut nier qu’il n’ait dans le talent, dans la tournure de son talent, je ne sais quelle gracile élégance, et c’est même cette élégance qui le fît nommer un jour le clair de lune vertueux — quoiqu’ils soient très peu vertueux ordinairement, les clairs de lune, — de ce radieux libertin d’Alfred de Musset… Dans tous les temps, ce serait là quelque chose que cette appellation gracieuse ; mais par ce temps de littérature ignoble qui coule, c’est une gloire. Tout est relatif.

Edmond et Jules de Goncourt §

I5 §

La Madame Gervaisais de MM. Edmond et Jules de Goncourt n’est rien de plus qu’une analyse. Ce n’est point un roman. Et ce n’est point par l’unique raison qu’il n’y a pas d’amour dans ce livre. Il y a beaucoup de romans sans amour, et ce sont même les plus grands. Il y a le Robinson de Foë, le Gordon Pym d’Edgar Poe, le Caleb Williams de Godwin, Le Cousin Pons de Balzac, et bien d’autres ! Mais il n’y a pas ici de roman, parce qu’il n’y a pas d’action, d’événements, de passions en lutte, de caractères, et que la synthèse de la vie n’y introduit pas la concentration de son ensemble tout puissant ; parce qu’on n’y trouve, en définitive, qu’une description psychique et physiologique d’un cas d’organisation très particulier.

Madame Gervaisais est l’histoire de la conversion religieuse d’une âme, l’histoire du lent envahissement, pied par pied, pouce par pouce, ligne par ligne, de cette âme dite philosophique et que le catholicisme prend tout entière et emporte… Un tel sujet, assurément, peut être intéressant, mais cela est presque de la nosographie. MM. de Goncourt ont regardé à la loupe ce phénomène dans tous ses détails, et ils nous l’ont rendu avec cette saillie de style qui est une autre loupe fixée sur l’objet regardé et déjà grossi. Vous comprenez alors le degré d’énormité, et même de difformité, que les choses prennent sous ces deux espèces de verres grossissants. La souris dans le télescope semblait un monstre dans la lune. Ce monstre de Madame Gervaisais n’en est un, je vous assure, que dans la double lunette de ces messieurs de Goncourt.

Nous le disons donc tout d’abord, — et parce que nous avons quelque chose de plus grave à dire, — à le prendre comme une analyse leur livre n’est pas un livre d’observation exacte, précise, désintéressée et profonde ; car vous vous permettriez, les uns après les autres, tous les excès, toutes les violences et toutes les outrances, que vous ne feriez pas avec tout cela de la profondeur ! Comme observation, cela n’est pas. Comme art et comme style, c’est ce qu’ils ont l’habitude de faire : du kaléidoscope dans son tournoiement incohérent et son flamboiement tintamarresque pour l’œil ; mais d’intention, voici qui est nouveau pour MM. de Goncourt et je ne l’aurais jamais cru, d’un assez joli petit machiavélisme et perversité. Au moment où tout le monde tombe par devant et de côté sur le catholicisme, on ne lui a jamais, sans avoir l’air de rien, donné dans le dos un plus dextre coup de couteau !

II §

Et, ici, nous voilà bien loin de l’art et de la littérature ! Nous voilà, et de la faute à qui ?… en pleine philosophie, et en pleine philosophie active, militante et hostile. En art et en littérature, nous savions bien que MM. Jules et Edmond de Goncourt étaient des matérialistes assez osés d’impression et d’expression, visant en tout à une plasticité presque impossible. Nous savions bien qu’ils avaient fait leur éducation et leurs études dans les livres et les choses du xviiie siècle, et qu’ils avaient doublé, dans leurs œuvres, le sensualisme de ce temps-là du sensualisme de celui-ci. Mais, à cela près des habitudes d’écrire et d’un style laborieusement faux, dont je soupçonne jusqu’à la corruption peut-être encore plus systématique que vraie, je ne croyais pas, certes ! que ces deux jeunes hommes comme il faut, de bonne race, de manières charmantes, préoccupés, à ce qu’il semblait, uniquement d’art, dévorés par cette préoccupation ardente, fussent les ennemis du catholicisme de leurs pères, et les ennemis à la dernière façon du xixe siècle, à la dernière mode que le xixe siècle a inventée ; car nous avons une manière, nous avons une mode d’être les ennemis du catholicisme, que les hommes du xviiie siècle, que le bouillonnant et fougueux Diderot, par exemple, que même le diabolique Voltaire, ne connaissaient pas ! Ils le haïssaient, eux, vigoureusement et ouvertement, et ils le frappaient, l’infâme (c’était leur mot de colère), avec furie et presque avec férocité. S’ils avaient pu faire du mal à Dieu, ils l’auraient fait. Ils l’auraient poignardé, assassiné, torturé jusque dans son ciel, s’ils l’avaient pu, ces Idolâtres à la renverse, qui se croyaient des philosophes ! Mais l’hostilité contre le catholicisme au xixe siècle n’est plus cela. Au xixe siècle, on est plus vieux. On est plus rassis. On est indifférent, scientifique et serein. On ne frappe point à tour de bras, même dans le dos, mais on enfonce doucement la chose où il faut l’enfoncer ; et c’est ce qu’ont fait MM. de Goncourt ! Il n’y a pas, dans tout leur livre de Madame Gervaisais, un seul mot d’insulte, d’ironie, d’irrévérence, d’impatience contre le catholicisme. Les esprits innocents, qui ne voient que les mots, trouveront ce livre aussi innocent qu’eux. Mais, allez ! pour qui voit à travers les mots leur lumière, jamais il ne fut livre où l’idée catholique ait été plus réellement visée et atteinte. Ce que l’entomologiste fait, quand il darde adroitement son épingle entre les segments articulés d’un insecte qu’il pique et fixe pour l’observer, MM. de Goncourt l’ont fait pour le catholicisme, qu’ils voulaient aussi observer et surtout faire observer aux autres, et ils lui ont très bien enfoncé, entre les deux épaules, un tranquille couteau que je reconnais parfaitement pour être de la fabrique du xixe siècle, et de ceux-là dont on se sert au Restaurant Magny, dans ces fameux dîners qu’on y fait, tous les quinze jours, contre Dieu.

Et, en effet, les dîners contre Dieu, c’est encore une invention du xixe siècle ! On dîne maintenant contre Dieu, comme, du temps des banquets de la Réforme, on dînait contre les gouvernements. Les dîners contre Dieu, cette idée qui a pris naissance dans le catimini de quelques libres-penseurs discrets, a gagné les proportions d’une Institution publique, et est entrée triomphalement dans nos mœurs. Dernièrement, n’annonçait-on pas solennellement, pour le Vendredi-Saint prochain, un dîner gras de Solidaires au Grand-Hôtel, où l’on pourrait manger contre Dieu et son Église, même sans faim et sans plaisir ; car manger est une sensation vivante, passionnée, et d’un autre temps que ce temps de crevés exsangues où l’on fait tout sans jouir, même le péché. Pour revenir aux dîners Magny, vous rappelez-vous la rêverie de Fontenelle devant un troupeau de moutons ? « Quand je songe — disait-il, en les voyant paître, — qu’il n’y en a peut-être pas un seul de tendre ! » Eh bien, de tous les gaillards, assez peu gaillards, qui dînent contre Dieu chez Magny, il n’y en a peut-être pas un seul qui soit un gourmand ! et pourtant ils y viennent tous allonger des dents déjà longues. Mais il ne s’agit pas d’estomac ; il s’agit d’impiété. Il s’agit de jouer contre Dieu de la mâchoire, comme Samson en joua contre le Philistin, fût-ce sans la vigueur de Samson. Or, c’est inévitablement dans ces dîners que MM. de Goncourt, qui en sont les fidèles, ont trouvé, en s’y asseyant entre Sainte-Beuve et Renan, cet art délié de frapper sûrement le catholicisme, avec cette rouerie de sérénité qui est l’hypocrisie moderne. C’est dans ces banquets, où il y a plus de plats que de Platons, c’est dans ces petits régals blasphématoires, où l’on boit la haine du catholicisme à la glace, que MM. de Goncourt l’auront bue. Esprits chauds, à ce qu’il semblait autrefois, âmes qui furent sans doute chrétiennes, ils n’ont pu toucher impunément à ces cuisines, et voilà comme ils ont fait leur Madame Gervaisais !

Et cependant il y avait là des choses comiques qui auraient dû les dégriser de ces dîners, pour eux si malheureusement inspirateurs. Quand, par exemple, Sainte-Beuve, qui les présidait, — Sainte-Beuve, l’évêque du diocèse des Athées comme il s’est appelé lui-même, — ne voulait pas présider et fuyait, la tête enveloppée dans une serviette comme Scapin, si par hasard on était treize à table, et que les convives, désolés mais sérieux, ne trouvaient rien de mieux pour le faire rester que d’envoyer chercher le petit garçon ou la petite fille du sieur Magny et par ainsi être quatorze, est-ce que cette force d’une tête d’athée ne repoussait pas tout doucement MM. de Goncourt vers le catholicisme et ne rendait pas leur petit athéisme songeur ?… et, qui sait ? peut-être honteux ?…

Mais non, rien ! et Madame Gervaisais a paru ! Conçue dans le système objectif de Renan, cette conscience momie, aux procédés froids, Madame Gervaisais n’est pas une étude plus vraie de la conversion d’une âme devenue chrétienne que l’histoire de Jésus-Christ, par Renan, n’est son histoire. MM. de Goncourt ne connaissent que la superficialité des choses catholiques, et, comme la plupart des écrivains de ce temps, ils se donnent des airs furieusement docteurs, quand ils ne seraient pas de force à répondre aux questions d’un catéchisme de persévérance. Ils ont eu je ne sais quelles vagues lueurs sur la méthode de conversion des Jésuites, mais sans se douter seulement de la profondeur et de la beauté morale du procédé de ces Maîtres des Ames, en confession. Pour ce qui est de leur Trinitaire, qui tortionne si vilainement la pauvre diablesse d’âme de leur Madame Gervaisais, ce n’est guères plus qu’une caricature outrageante pour le catholicisme, — ou plutôt tout le livre est une caricature outrageante, et qui n’a demandé, pour la tracer, ni grandeur de talent ni grandeur de caractère. Triste livre et livre attristant, qui ne rachète par aucun genre d’agrément sa tristesse.

Excepté chez Magny, les jours où ils s’y gratteront la côte en mangeant leurs côtelettes, ce livre ne sera goûté avec plaisir chez personne. Quant au catholicisme, dont on espère par des livres pareils nous dégoûter, ou qu’on voudrait nous faire maudire, il en a vu d’autres, ce vieux cèdre du Liban !… et il usera encore bien des douzaines d’athées, et bien des douzaines de serviettes, dans les restaurants et les cabarets insurgés !

III6 §

MM. de Goncourt sont, de tendance, de nature de chose, absolument impossibles à dépraver même dans ce temps qui déprave tout, des écrivains du plus grand art et de la plus noble littérature. Rien de populacier, que dis-je ? rien de bourgeois en eux. Ils ont leurs défauts littéraires, mais ils sont ce qu’on appelle des écrivains de race, et cela seul couvre tout, si cela oblige à tout… Leur Renée Mauperin, republiée par Alphonse Lemerre, je ne la connaissais pas. Je n’en parlai point quand elle parut, et pourtant j’étais déjà attaché au joug superbe de la Critique ; mais un roman de MM. de Goncourt — Les Hommes de lettres — avait trompé mon espérance, et je les boudais comme on boude ceux qu’on aime. Mais je viens de lire Renée Mauperin pour la première fois, au moment où je finissais cette caricature historique de l’Empire (La Curée) par Zola, décidément le Ponson du Terrail du réalisme et du matérialisme. Eh bien, je l’avoue, ce livre de MM. de Goncourt, qui est la première marche supérieure de l’escalier menant et descendant à des livres comme ceux de Zola, m’a paru, en comparaison des livres de Zola, une composition d’une mesure, d’un gouverné, d’un équilibre, d’un fini et d’un style qui est, selon moi, le dernier pas qu’on puisse faire — sans tomber — du côté où les romanciers de l’heure présente, les littérateurs progressifs, tendent à se précipiter !

IV §

Ce côté, c’est le côté du détail cru, du mot vulgaire, de cette langue de Paris qui quelquefois est un argot mêlé à la grande langue française, c’est enfin toute cette réalité d’en bas, qui, sous une autre plume moins distinguée et moins savante que celle des de Goncourt, lesquels ont gardé de l’idéal dans la pensée, tend à devenir chaque jour le plus affreux démocratisme littéraire. Il serait peut-être curieux de rechercher, et peut-être facile de trouver, comment des écrivains de cette valeur et de celle élégance, qui, par le fait de leurs études, ont vécu dans la société du xviiie siècle, et qui ont montré presque de l’enthousiasme pour cette société artificielle et raffinée, aient pu pencher de ce côté inférieur qui aurait dû leur être si antipathique, et même y verser un jour tout à fait… Vous vous rappelez ce fameux drame d’Henriette Maréchal, joué au Théâtre-Français, et dans lequel les deux auteurs abordèrent si audacieusement la langue la plus verte des bals masqués les plus pourris de Paris, que le public en fut révolté et la pièce outrageusement sifflée… Ceci n’est réellement explicable que par le besoin de nouveauté qui saisit les esprits hardis, quand les vieilles formes littéraires expirent. D’ailleurs, personne ne l’ignore, les de Goncourt, qui sont presque des peintres et qui ont écrit sur la peinture, ont dû vivre beaucoup dans les ateliers. Ils en ont dû prendre les mœurs, du moins dans le langage ; et ils ont pensé qu’en faisant entrer les mots de cette langue, spéciale aux ateliers, dans la langue littéraire, ce serait là un accroissement et une richesse de plus pour la langue et pour la littérature. Dans leur Renée Mauperin, sont-ils entièrement dégrisés de cette idée ? Toujours est-il qu’ils ont fait parler ce mauvais langage à leur héroïne pour la rendre plus naturelle, plus réelle, comme on dit maintenant, et, qui sait ? peut-être pour eux plus charmante. Mais s’ils ont voulu la faire plus charmante, ils lui ont, selon nous, de cette façon, ôté de son charme, et s’ils ont voulu ne la faire que vraie, ils l’ont faite trop charmante pour qu’on ne lui pardonne pas sa vérité, qu’il fallait montrer pour la faire haïr. Là est le défaut et le danger de ce livre. Edmond de Goncourt dit, dans sa préface, que le roman de Renée Mauperin devait s’appeler primitivement la Jeune Bourgeoisie. C’était un titre faux. Certes ! on ne m’accusera pas d’aimer beaucoup et de surfaire la bourgeoisie, mais Renée Mauperin, qui dit : « Zut ! » quand on la contrarie, et qui parle comme le Tintamarre, n’est pas le type de la jeune fille dans la bourgeoisie du xixe siècle. Il est vrai qu’Edmond de Goncourt fait une réserve : C’est « la jeune fille moderne, dit-il, telle que l’éducation artistique et garçonnière des trente dernières années l’a faite ». Renée Mauperin est donc (heureusement !) une exception encore, et si elle cessait de l’être un jour, ce serait grâce à des livres comme celui des de Goncourt, qui sont très séduisants, et qui mêlent leur poésie à eux à ces façons de dire abaissées et vulgaires qu’on trouve dans leur livre et qu’on dirait empruntées à toutes les bohèmes de ce temps.

Et j’insiste sur ce point avec d’autant plus de force qu’Edmond de Goncourt — la pensée survivante de son frère — dit, dans sa préface, que la fabulation de ce roman de Renée Mauperin, à l’instar de tous les romans, n’est que secondaire dans cette œuvre, et que les auteurs ont préféré à tout « peindre la jeune fille moderne avec le moins d’imagination possible ». Avec le moins d’imagination possible ! Est-ce possible ?… Ah ! mademoiselle de Goncourt, et non plus monsieur de Goncourt, vous avez là une hypocrisie de coquette. Vous nous dites là un mot de préface ! Si c’est là un mot vrai, — ce dont je doute, — vous avez donc mis votre imagination à n’avoir pas d’imagination ?… Eh bien, c’est moi qui vous le dis, vous en avez beaucoup, au contraire ! Renée Mauperin n’est pas un type observé par un moraliste qui peint austèrement un vice ou un ridicule social. Renée Mauperin, que je trouve ravissante, et que, sans vous, je trouverais détestable, est une création absolument imaginaire… Les filles qui parlent comme cette demoiselle, — qui plaisantent comme elle, — qui sont hardies comme elle, — qui nagent et montent à cheval et sont sans gêne et sans pudeur et garçons comme elle, n’ont pas les divines touches de naturel resté femme que vous lui avez données, à cette Renée qui est un monstre, mais qui finit par racheter et effacer sa monstruosité. MM. de Goncourt se sont trop souvenus qu’ils sont poètes en voulant faire de la réalité moderne, de la réalité prosaïque. Pensaient-ils donc nous dégoûter ainsi des prétentions, des absurdités, des poses disgracieuses, des sottes impuissances de la femme qui veut être un homme en jupes dans la vie, et qui n’est plus qu’un masque grotesque dans ce carnaval de l’orgueil ?… Mais ils n’ont point produit ce dégoût salutaire. Ils n’ont point donné cette leçon à la jeune fille qui fait l’homme, ou aux imbéciles qui l’élèvent comme un homme. Ces écrivains, qui s’intitulaient des moralistes « avec le moins d’imagination possible », n’ont eu que de l’imagination, et n’ont été que des romanciers !

V §

Mais, comme romanciers, ils ont été charmants. Renée Mauperin, à part ce que je viens d’indiquer, est un livre d’imagination exquis. Littérairement, il est dangereux parce qu’il est sur le bord de l’abîme en littérature (le réalisme dans le langage), qui a leur donné quelquefois des vertiges. En ouvrant leur livre, on croit encore qu’ils vont y tomber, mais peu à peu ils s’en détournent, et plus on avance dans l’exécution du roman plus on y trouve de délicatesse et d’élévation, et plus on s’aperçoit que le grand progrès et la maturité sont venus aux auteurs. Il y a longtemps que je les suis. Ils ont eu une jeunesse littéraire exubérante, comme tous ceux qui sont assez riches pour avoir à gagner en perdant. Ils ont eu l’ardeur, l’intensité, la griserie d’usage avec de telles facultés, et ils ont eu aussi le raffinement, presque la corruption, l’affectation, la préciosité, la mignardise prise au xviiie siècle, dont ils ont trop raffolé. Ils ont été quelquefois effrénés. En fait de style, ils allaient jusqu’à tuer sous eux un cheval tous les jours, et je le leur ai reproché… Il ne faut pas monter en casse-cou la langue française. Mais dans ce roman de Renée Mauperin, ce n’est plus cela. Et ce que j’en admire le plus, savez-vous ce que c’est ?… C’est la sobriété, c’est l’économie et la distribution de la couleur, c’est la langue, quand elle n’est pas l’argot de Renée, et elle ne l’est pas longtemps ; ce sont enfin les qualités mâles d’hommes qui se possèdent et qui ne font plus que ce qu’ils veulent.

La Renée Mauperin qu’ils ont inventée, et non étudiée sur le vif comme ils le prétendent, commence comme une fille qui finit comme elle n’aurait jamais commencé. Elle commence par être la garçonnière de mauvais ton que le stupide et grossier américanisme de notre temps a mise à la mode dans certains milieux d’esprits fourbus ; mais, peu à peu, elle se débarrasse de cette gourme odieuse et elle devient une délicieuse fille, mourant sous les voiles d’une virginité qui n’a rien aimé dans sa vie que son père. Elle passe dans ce roman, qui est son histoire, comme ces natures supérieures qui ne savent pas aimer au-dessous d’elles, et qui s’en vont de ce monde sans donner leur main à un de ces êtres misérables que les femmes qui n’ont dégoût de rien, même de ce qu’elles méprisent, se résignent souvent à épouser. Sa vie est simple, en définitive, comme la tâche à l’aiguille d’une femme chaste… Elle veut empêcher son frère d’épouser une jeune fille qui, s’il l’épousait, le condamnerait à l’inceste puisqu’il est l’amant de la mère ; et des circonstances que je ne dirai pas, pour vous forcer à lire ce livre, un hasard comme il y en a tant dans la vie et qui se retourne contre elle, amènent un duel terrible dans lequel on tue son frère, ce qui la tue aussi, en un an, d’une maladie de cœur, développée par l’impression de cette catastrophe. Telle est la fin résignée, touchante, expiatrice, de cette fille amazone, nageuse et blagueuse, comme elle dirait elle-même dans le livre de MM. de Goncourt, et qui rentre dans la simplicité des filles qui ont été nos mères, de la jeune fille des sociétés droites, de la jeune fille éternelle que des temps corrompus veulent transformer en je ne sais quel horrible et insupportable androgyne ! Et tout cela est présenté et raconté aussi avec une simplicité digne de cette jeune fille… incroyable ; car les jeunes filles faussées qui ont l’orgueil insensé d’être des hommes meurent ordinairement dans leur orgueil, quand elles ne l’humilient pas sous la croix. Et c’est précisément ce qui manque à la jeune convertie des de Goncourt.

Est-ce encore pour être plus vrais, plus réels, plus modernes, qu’ils ont oublié la miraculeuse influence de la croix sur cette orgueilleuse, simplifiée seulement par la douleur ?… Les de Goncourt, ces aristocrates par le talent comme par le berceau, ne peuvent pas être des impies. Ils font aller leur Renée Mauperin à confesse quand elle est sur le point de mourir, par bon goût, pour elle et pour eux. Mais ce n’est pas seulement cela que j’aurais voulu… René Mauperin n’aurait pas été moins grande et elle n’aurait plus été incroyable, si, bien avant de mourir, la religion, plus forte que la douleur, lui avait redonné la grâce de son sexe ; car je ne connais que la religion qui soit plus forte que ce bête d’orgueil !

VI §

Ainsi, une exécution presque irréprochable dans tout ce que les auteurs de Renée Mauperin n’avaient pas pour but de faire, et l’oubli de ce qu’ils voulaient faire quand ils se proposaient de peindre, comme ils disent, « la jeune fille de l’éducation artistique et garçonnière de ces derniers trente ans ». Cette femme-là, ils l’avaient très nettement et même très brillamment posée dès le début de leur roman, dans cette scène, originale et nouvelle, qui ouvre le livre, entré Renée Mauperin et son fiancé Reverchon, nageant en pleine rivière, aux rayons obliques d’un soleil à son déclin… comme deux garçons qui veulent gagner de l’appétit avant de dîner. Scène étonnante et hardie, parfaitement filée, et à laquelle je ne connais pas d’analogue dans les romans contemporains ; si ce n’est une scène de baignoire, dans Fragoletta, entre la reine Caroline de Naples et lady Hamilton. Seulement, où Henri Delatouche est perversement indécent, MM. de Goncourt ne sont que hardis. Cette scène, effrayante comme un tour de force merveilleusement accompli, et qui fait se demander par quoi va continuer et finir un roman qui commence ainsi, n’est suivie d’aucune autre qui montre, en le développant, le caractère de cette fille singulière et gâtée, qui philosophe en caleçon, au bain, avec un homme, et qui a dix-sept ans !!! Ce caractère, annoncé avec cette audace, et qui méritait d’être creusé, ne l’est point. Après avoir si fort appuyé sur la pointe de leur burin, les auteurs se relâchent et ne vont pas plus avant. Cette Renée, qui semblait devoir être une gravure sur acier, n’est qu’un fusain, et encore inachevé. Et, en effet, quelques conversations en style de rapin, une affectation d’indépendance qui ressemble à la casquette que les jeunes filles se plantent sur l’oreille pour monter à cheval, la gaminerie d’allures que la bêtise et la lâcheté des hommes adorent, tout cela, dans le personnage de Renée, reste à la surface de la vie, et cela devait aller jusqu’au fond, la déformer et la débrailler. MM. de Goncourt, trop poètes pour n’être pas séduits par leurs créations, ne se sont pas senti le cœur de faire grimacer davantage la tête dont ils étaient épris. Mais, aussi, à cause de cela précisément, on ne juge pas assez des résultats de cette éducation, exécrable pour moi… mais pour eux ? Qu’est-elle pour eux ? Je ne le sais pas.

Leur opinion de moralistes ne rayonne pas à travers leurs peintures, comme les grands romanciers, comme Balzac, par exemple, la font rayonner à travers les leurs, même alors qu’ils ne l’expriment pas. L’opinion du moraliste dans le romancier, le Réalisme l’a supprimée… et c’est par là, chose lamentable ! que MM. de Goncourt, ces esprits amoureux et chauds, se trouvent ressembler au froid et sec Flaubert.

Voilà la faute, voilà la tache de Renée Mauperin ! Je ne dirai pas comme saint Augustin que c’est une faute heureuse, felix culpa !… Si MM. de Goncourt ne l’avaient pas commise, nous aurions certainement un livre plus profond, et plus cruel peut-être, mais, en déraillant, il est vrai, de notre sujet, nous avons eu un livre attendrissant et délicieux. Renée Mauperin, qui aspirait à être un type correct, sévère, intaillé et complet, de toute une classe de femmes, n’est rien de plus qu’une fantaisie, mais une fantaisie ravissante, dans laquelle l’imagination de deux poètes a glissé. À part les quelques faux plis que lui a fait faire la prétention des auteurs, Renée Mauperin n’est pas plus une bourgeoise du xixe siècle qu’autre chose. Elle est une femme, et voilà tout. Elle n’a pas le goût d’un terroir social, mais de la cigarette… que fument MM. de Goncourt et qu’ils lui font fumer. Et elle s’en essuie ! Elle s’en désinfecte ! C’est une jeune fille comme il peut y en avoir dans tous les mondes, mal élevée comme on peut l’être dans tous les mondes, et dont on oublie, et qui oublie elle-même, son mauvais ton, à mesure que la vie la prend, la vie telle qu’elle est faite, sérieuse et quelquefois tragique… Il n’y a pas, à proprement parler, de bourgeois et de bourgeoisie là-dedans. Le seul bourgeois de ce livre, qui devait s’appeler La Jeune Bourgeoisie, c’est le frère de Renée, c’est Henri Mauperin. Ah ! pour celui-là, j’en conviens, c’est un bourgeois… Si la sœur avait ressemblé à son frère, le livre aurait pu s’appeler La Jeune Bourgeoisie. Il aurait mérité son nom.

VII §

Oui ! le jeune bourgeois moderne et éduqué, sorti, non pas de Louis-Philippe et du parlementarisme, comme dit Edmond de Goncourt dans sa préface, car il date de plus haut, il est ici et sans caricature ; car la caricature est une outrance, et le jeune bourgeois n’a rien d’outré. Il est correct comme un chiffre, dont il a le cœur. Le jeune bourgeois n’est ni un Prudhomme ni un gandin. Il n’est ni un petit crevé, comme le gandin, ni un vieux crevant, comme le vieux Prudhomme, ni même le sublime Crevel, qui est un fameux bourgeois, mais qui n’est pas le jeune bourgeois. Le jeune bourgeois ne crèvera pas de sitôt encore. Il se porte si bien que, sans les flammes de la Commune qu’il voit toujours fumer un peu depuis qu’elles sont éteintes, il se croirait immortel. Le jeune bourgeois moderne, ce n’est pas Louis-Philippe qui l’a fait. Tout au plus l’a-t-il achevé, a-t-il donné la dernière main à l’importance de cette précieuse créature des classes moyennes, dont il a fini, le pauvre Louis-Philippe, très prince de nature mais qui aurait voulu s’embourgeoiser lui-même, par désespérer ! Le jeune bourgeois a devancé le règne de Louis-Philippe. Il était au Globe en habit noir boutonné, en gants jaunes et lorgnon d’écaille, avant que Louis-Philippe régnât avec la bonhomie du parapluie à la main et la cocarde tricolore à son chapeau gris. Le jeune bourgeois n’a pas changé pour avoir perdu Louis-Philippe. Le fiacre est parti, mais le jeune bourgeois est resté. Il a traversé une République et l’Empire, et il est toujours le même jeune bourgeois, comme il l’était au Globe, pédant, pincé, spécialiste, économiste, réformiste, avocat, ambitieux sur toutes ses roulettes, jouant la froideur anglaise pour se faire une physionomie politique, n’écrivant plus de Satire Ménippée comme les vieux bourgeois du xvie siècle, qui s’amusaient, eux, en haïssant, mais de longs journaux doctrinaires. Henri Mauperin est un type de cette race. MM. de Goncourt ne l’ont pas décrit avec ces surcharges de description qui auraient pu les tenter, car ces amateurs de peinture pourraient être des portraitistes très brillants. Ils ne l’ont point fait. Ils l’ont peint en le faisant agir. C’était plus fort. Tout ce roman de Renée Mauperin est dans ce chef-d’œuvre acéré d’Henri Mauperin, qui, pour soubasser son ambition de « jeune bourgeois », a soufflé scélératement au cœur d’une de ces femmes mûres, toujours prêt à s’entr’ouvrir, une passion insensée sur laquelle il compte pour lui faire donner sa fille en mariage ; et l’incestueux mariage s’accomplirait avec le cynisme ordinaire, lorsque Henri est tué en duel par un vieux noble qu’il croyait mort et dont il avait pris le nom légalement (la légalité nous tue ! disait Viennet) pour allonger son nom de jeune bourgeois. Il faut bien le reconnaître, là est le roman vrai, là est la moralité sociale de ce roman de Renée Mauperin, et Renée Mauperin, qui le nomme, n’est plus qu’une arabesque de ce livre, qui ne dit pas ce qu’il veut dire mais ce qu’il ne veut pas dire, et qui le dit si bien.

Et j’en fais sincèrement mon compliment à MM. de Goncourt… Hélas ! il n’y en a plus qu’un pour le recueillir. Je le fais bien tard, mais arrive bien qui vient de loin. Ce livre, que je n’avais pas lu, m’a donné une volupté d’esprit mêlée de surprise. Je ruisselais des phrases et des descriptions de M. Zola dans sa Curée, et j’entre dans un livre clair, ému, sobre d’effets et de longueurs, et peint (car il est peint aussi) avec une harmonie de ton pleine de transparence et de nuances. Les hommes qui l’ont écrit avaient trempé la fine extrémité de leurs doigts, faits pour toucher à de plus nobles choses, dans ce réalisme dont nous voyons les œuvres dernières. J’ai signalé dans ce livre-ci ce que je regrettais d’en voir encore. Mais je suis sûr que dorénavant je n’en retrouverai jamais plus rien sous la plume de celui qui nous reste…

VIII7 §

J’ai félicité M. Edmond de Goncourt, à propos de son Histoire remaniée de Madame de Châteauroux, des heureuses modifications introduites dans son esprit et dans son œuvre, et du jugement, si difficilement impartial pour un écrivain, qu’il avait stoïquement porté sur son talent et sur sa manière. Les années, qui, le plus souvent, ne sont bonnes à rien, lui avaient été bonnes à quelque chose… Seulement, il paraît que M. de Goncourt ne s’est modifié qu’en histoire. Romancier, il continue d’être ce qu’il a été. Les Frères Zemganno sont de la famille de tous les romans qu’il a déjà publiés. Il en est par la forme, et je ne dirai pas par la pensée, — mais par l’absence de la pensée.

Elle est absolue dans ce roman-ci… M. de Goncourt, qui pourrait mieux, s’entête à cette littérature sans idée qui part de Madame Bovary pour aboutir, en dévalant, à l’Assommoir, et cet entêtement est malheureusement réfléchi. À ce roman des Frères Zemganno, il a attaché, comme à un clou, un haillon de système qui pendille dans trois pages de préface. Il pouvait très bien se dispenser de les écrire, ces trois pauvres pages, mais l’heure est aux systèmes, et il a voulu, sans nul doute, dire aussi, distinctement, son petit mot à travers l’assourdissante huaille du Naturalisme actuel, et déterminer les mérites de sa position dans la trifouillante poussée de cette littérature canaille.

Et le mot y est tout au long, écrit par lui sans horreur : « Le genre canaille — dit-il, en parlant de sa Germinie Lacerteux, qu’il met respectueusement derrière l’Assommoir, — est épuisé à l’heure qu’il est ». On ne réussira plus dans ce genre prodigieusement comme on y a réussi, et il en avertit obligeamment les goinfres affamés du succès de M. Zola, qui voudraient manger de cette oie. Selon M. de Goncourt, le Réalisme et le Naturalisme — son expression dernière — ne tiennent pas essentiellement à la vidange sociale dans laquelle ils pataugent et dans laquelle ils semblent nés. Ils ne sont pas conglutinés et figés dans cette chose dont elle est faite. Ils peuvent s’élever plus haut, brasser d’autres matières, respirer d’autres odeurs, et s’appliquer très bien aux élégances des classes élevées… « Nous avons, nous ! — dit M. de Goncourt, — commencé par la canaille, parce que la femme et l’homme du peuple, plus rapprochés de la nature et de la sauvagerie, sont peu compliqués… » Humble aveu de faiblesse, qui déshonore l’œuvre qu’on a commise ! Mais un écrivain de talent peut venir — ajoute M. de Goncourt — qui appliquera à la société d’en haut cette « analyse cruelle que M. Zola, mon ami, et moi-même peut-être, avons apportée à dans la peinture du bas de la société… » Et alors tout sera dit ! « Le classicisme et sa queue seront tués. » Et la révolution de la Vérité littéraire accomplie.

Voilà l’espérance et voilà le système. L’espérance n’est pas grande. Le système est chétif. Le Réalisme et le Naturalisme ne seraient donc, en fin de compte, que l’analyse cruelle de MM. de Goncourt et Zola. Moi, je le croyais bien autre chose ! Une analyse seulement ? Mais pourquoi cette analyse est-elle cruelle ? M. de Goncourt tient beaucoup à la cruauté de son analyse… Déjà il l’appliquait à l’histoire (dans sa Madame de Châteauroux), et je relevai le mot, parce qu’il est faux. L’analyse est ce qu’elle est, — plus ou moins bien faite, mais elle n’est cruelle que pour celui qui la fait mal… Or, M. de Goncourt et M. Zola tiennent leur analyse pour bien faite, puisque, pour eux, leur analyse seule a créé cette littérature nouvelle qu’ils s’imaginent avoir inventée.

Hélas ! ils n’ont rien inventé du tout ! Ni l’analyse, qui date de plus loin qu’eux, ni la nature, qui n’est pas le Naturalisme, ni l’étude, qu’on en faisait bien avant eux, ni même cette description dont ils sont seulement capables et dont ils ont l’enragement comme les eunuques ont l’enragement de leur impuissance, ni le roman « sans beauté imaginative » qui est le plus beau des romans pour M. de Goncourt, — car il y en a diablement de ces romans-là, dans le monde. Et Les Frères Zemganno en sont un.

IX §

Il a la gloire de cette pauvreté d’imagination, il a la sublimité de cette platitude. Ce n’est plus, ici, un roman canaille… que par places, et je dirai les places. La caque sent ce hareng encore ! Mais c’est, nous dit l’auteur, « une tentative dans la réalité poétique ».

Eh bien, la tentative est un avortement ! Ce roman de M. de Goncourt n’est pas plus imaginé que poétique. La poésie est une des plus puissantes manifestations de l’âme humaine. Mais depuis longtemps, ankylosé de réalisme, l’auteur des Zemganno s’y est probablement pris trop tard pour être poétique ; et son livre, dont le sujet était de la sentimentalité la plus pure et la plus noble, puisqu’il devait être la glorification attendrie de l’amour fraternel, n’est partout que de la plus épaisse, de la plus grossière matérialité. La matérialité y étouffe tout : la pensée, l’émotion, la passion, le drame et la vie ! La description, cette maladie de peau des réalistes, s’y étend sur chaque page. La description qui se croit scientifique et qui n’est que puérile, la description des choses exclusivement physiques, — des choses que le premier sot peut voir et décrire ! — car pour les nuances et les transparences intellectuelles et morales, en d’autres termes, pour la moitié de la création, la description n’y est pas. Voilà ce que l’écrivain des Zemganno appelle le Naturalisme et son analyse tout à la fois : le retranchement de la moitié de la création dans l’observation de l’artiste ! Moi, j’appelle cela du matérialisme, et du plus borné et du plus stupide, du matérialisme vieux et incorrigible comme le monde, et qui, exilé des littératures fortes, ne manque jamais de reparaître dans les littératures décadentes, quand le souffle divin de la spiritualité n’anime plus les peuples que les littératures expriment. Et n’est-ce pas là que nous en sommes, dans ce moment ? Nous avons maintenant craché toute notre âme ! comme les pulmoniques crachent leurs poumons avant de mourir. Les peintures sur peintures des objets physiques, les badigeonnages éternels, les enluminures acharnées et effrontées, qui fatiguent d’abord et deviennent bientôt insupportables, ne sont pas la vie et ne peuvent pas la remplacer. On peut peindre de toutes les couleurs un cadavre, mais on ne parvient jamais qu’à faire une momie d’un cadavre peint.

Et c’est l’histoire du livre que voici. La vie n’y est point, la vie de l’intelligence et du cœur, la vie de la réflexion, de la pensée, du pathétique, la vie supérieure enfin, — et cela n’étonne pas chez un naturaliste ! — mais l’autre vie non plus, la vie inférieure, la vie même des choses. Il ne s’y trouve que l’effet brut, l’effet, à l’œil, de la couleur sans illusion, et l’odieux, le fourmillant détail physique et technique et tout cru, et que l’art — je ne dis pas l’art suprême, mais l’art le plus élémentaire, — devrait cacher. Pour le naturalisme de M. Edmond de Goncourt, l’art, le croira-t on ? c’est de montrer, au contraire, la technique de tout ; c’est d’arracher le voile d’or que l’imagination doit jeter sur le squelette des choses comme Dieu a jeté la beauté de la chair sur le squelette humain ! La Science, qui est la prétention des vieux peuples, viole ici l’art, sous prétexte de vérité, et elle prouve, par la plume de ceux qui proclament le Naturalisme le dernier mot de la littérature (et il pourrait bien l’être, en effet !), qu’il n’est que la cuistrerie d’un vieux peuple fini, qui se croit savant parce qu’il n’a plus la force de rien inventer.

X §

C’est ce défaut capital d’invention qui frappe d’abord dans le livre de M. de Goncourt. La conception en était poétique et touchante, mais cherchez-la, cherchez-en seulement la trace, dans cette exorbitante, dans cette intolérable description qui bouche la vue lointaine de cette conception jusqu’au dénoûment, et qui y apparaît pour immédiatement disparaître ! Sans les indiscrétions de quelques amis qui ont entendu la lecture des Frères Zemganno avant leur publication, le lecteur ne se serait jamais douté, en les lisant, qu’il allait y être question, à la fin, d’amour fraternel. Le livre tout entier n’est qu’un hors-d’œuvre de la conception première. Il n’est pas combiné comme il devrait l’être pour indiquer et amener le dénoûment de la catastrophe. Il manque également d’organisme, de perspective et d’unité. Rien ne s’y trouvé debout, vivant, marchant et s’avançant sur vous. Au lieu d’un roman et de son armature, vous avez une biographie, la plus surchargée, la plus lente et la plus rampante des biographies. Et encore la description exorbitante, la maniaque description, y tient plus de place que la biographie. Rien n’y est oublié de tout ce qui est indifférent ou inutile. L’écrivain y décrit jusqu’aux paysages des pays qui ne seront point le théâtre de son roman, et par lesquels ses personnages passent pour n’y revenir jamais… Avec cette charrette, trop minutieusement décrite, de bateleurs ambulants qu’on a vue déjà rouler dans L’Homme qui rit ; avec ces Hercules et ces pitres de foire, bohémiens très chers à la littérature bohème de ce temps, et dont on n’oublie ni le moindre haillon, ni le moindre paillon, les Zemganno ressemblent à beaucoup des anciens feuilletons de Théophile Gautier. Seulement, le feuilleton Gautier mange ici le roman Goncourt. Théophile Gautier, tout descripteur qu’il fût, gravait au moins ce qu’il décrivait, et M. de Goncourt délaie. Pour vous montrer dans quel délaiement, dans quel débordement d’épithètes et de phrases descriptives, le romancier sans idées et sans plan se coule et se noie, sur un livre de trois cent soixante-dix pages il y en a soixante-neuf (les soixante-neuf premières) de descriptions, accomplies quand, des deux clowns qui seront dans quinze ans les acteurs du roman… futur, l’un n’a que dix ans et l’autre vagit au berceau !

Ce sont des clowns, en effet, que les héros de ce roman. Et j’écris ce mot sans mépris. J’aime autant cette race des clowns que M. de Goncourt lui-même, et je comprends peut-être aussi passionnément que lui la poésie de ces hommes, dans lesquels le corps est souvent plus spirituel, dans ses évolutions, que bien des intelligences dans les leurs… Je me permettrai de le dire ici, puisque l’occasion s’en présente, j’ai toujours été un grand hanteur de Cirques, un amateur de ces spectacles physiques qui ne me donnent pas qu’un plaisir des sens, quoiqu’il y soit aussi, mais un plaisir intellectuel bien autrement profond et raffiné. Si, nous autres écrivains, nous pouvions écrire comme ces gens-là se meuvent ! Si nous avions dans le style les inépuisables ressources de leur vigueur, de leur souplesse presque fluide, de leur grâce ondoyante, de leur précision presque mathématique, de la propriété des mots, comme ils ont, eux ! la propriété des mouvements, nous serions de grands écrivains… Je suis convaincu que, pour qui a le sentiment des analogies et la puissance des mystérieuses assimilations, les regarder, c’est apprendre à écrire. N’a-t-on pas dit d’une célèbre danseuse que tous ses pas étaient des sentiments ? Pourquoi un grand clown — car, à sa manière, un clown qui est un artiste peut très bien être grand, — ne serait-il pas quelque chose comme un Rivarol ou un Hogarth en action ? Étincelant comme l’un, avec son corps, terrible et grotesque comme l’autre. Je ne reprocherai donc pas à l’auteur des Frères Zemganno d’avoir abaissé son sujet en choisissant deux clowns pour incarner dans ces deux hommes, qui semblent n’avoir qu’un corps et qui passent leur vie à le retourner comme une paire de gants, un superbe sentiment, un de ces sentiments qui impliquent une âme élevée et charmante. On me dira peut-être : Voyez où nous en sommes !

Nous savions bien que les peuples décrépits et corrompus tombent tous dans un cabotinisme effréné, mais nous ne savions pas que nous fussions plus avancés dans le sens de gibier faisandé que Rome et Byzance. En effet, ni Rome ni Byzance n’ont eu, dans leurs littératures, un homme de talent quelconque — un Goncourt — qui ait fait un roman avec les cochers bleus et verts du Cirque, avec les mimes ou les joueurs de flûte aimés des jeunes Romaines… Mais l’objection ne me touche point. Ce qui est contre nous, comme symptôme de la corruption générale de nos mœurs, n’est pas contre l’individualité du roman que M. de Goncourt a essayé d’écrire. Une âme délicieuse et même héroïque peut très bien exister dans un clown, et, dramatiquement, elle ferait plus d’effet si elle y était que si on la rencontrait dans un homme qui, par l’éducation, la pensée, la méditation, les habitudes, le milieu social, a développé les forces de son âme comme le clown n’a développé que celles de son corps… Seulement, il faut qu’une pareille âme soit dans le clown du roman qu’on veut faire, et dans celui de M. de Goncourt, elle n’y est pas !

XI §

Qu’y a-t-il donc ? Tout, excepté cela. Il y a les clowns et leurs exercices. Il y a le Cirque, — l’éternel feuilleton de Théophile Gautier sur le Cirque. Il y a les détails du métier cherchés, appris, notés, sous la dictée des clowns ou des acrobates avec qui on s’est mis en rapport en vue d’un livre à faire et de son exhibition immédiate ; manière facile d’acquérir une érudition qui reste indigérée, et plus superficielle encore que facile de pénétrer des mœurs qu’il s’agirait de bien comprendre pour les exprimer. M. de Goncourt n’avait pas besoin, comme il le fait dans une note, de tirer sa révérence à MM. Victor Franconi, Léon Sari, les frères Hanlon Lee ; car, à sa manière de faire, on devine sa méthode, qui est, du reste, la méthode de tous les réalistes actuels. Au moins, lui, s’est-il adressé aux maîtres de leur art, qui savaient leur art ; mais le procédé n’en est pas moins inférieur, et c’est le leur à tous. J’en ai connu, des réalistes, qui, ne pouvant aller dans un monde distingué, où en général les réalistes n’entrent pas, payaient à boire à des domestiques et prenaient des notes sur ce que les domestiques leur racontaient. Sublime façon d’être un observateur ! C’est ainsi qu’ils ont l’honneur de l’être. Après la description des Cirques (toujours cette teigne, cette lèpre de la description !), il y a celle des écuries, faite certainement, tant elle est exacte, place tenante, dans l’écurie du Cirque des Champs-Élysées. M. de Goncourt n’y a oublié que le crottin que M. Zola, son ami, n’aurait pas oublié. Après les clowns de la représentation et en costume, il y met les clowns de la vie privée, en habits bourgeois, depuis la braguette jusqu’à l’épinglette ; leurs habitudes si platement bourgeoises ; leurs exercices chez eux sur le trapèze ou sur le tremplin. Mais l’âme de ces clowns, qui ont une âme, et qui, comme tous ceux qui en ont une, vont souffrir et mourir de leur âme, M. de Goncourt ne la montre point dans sa beauté, ne la creuse pas dans sa profondeur, ne la dramatise pas dans son action et dans sa destinée. La fraternité de ces clowns, qui semblent n’avoir, par leur affection comme par leur art, dans lequel l’un parachève l’autre, qu’une seule vie à eux deux, aurait pu donner lieu aux plus touchants et aux plus magnifiques détails de cœur. Mais rien de pareil dans le roman si peu romanesque de M. de Goncourt ! Un des frères y rêve un tour de force et l’autre l’exécute, et, en l’exécutant, se casse les jambes. Cela semble misérable, cette donnée, mais pour une tête féconde, quel sujet ! Ce fratricide involontaire, dans lequel l’Abel adoré de ce Caïn innocent ne meurt pas en réalité, — mais meurt seulement pour l’art qui est sa vraie vie, — prêtait aux plus inattendues, aux plus déchirantes péripéties, aux plus pathétiques développements. Dans le roman de M. de Goncourt, le roman finit aux jambes cassées, et c’est là, pour nous, qu’il commence. Stérilité presque imbécile, M. de Goncourt, après la mutilation irrémédiable de son pauvre clown, coupé en deux par un accident dont son frère est la cause, ne trouve rien de mieux, pour nous attendrir, que de le faire un jour asseoir à la porte du Cirque, d’où il entend de loin des applaudissements qui le désespèrent. Il s’y assied, à la porte, mais il n’y entre pas ! et il fallait qu’il y entrât ! C’était là l’intérêt, c’était là le roman. Il fallait qu’il dégustât, goutte par goutte, le regret et l’angoisse du spectacle de sa gloire perdue ; il fallait qu’il revînt, chaque soir, boire à cet affreux calice ; car il est des supplices qui tuent et qu’on aime. Malheureusement, en comparaison de ce qu’il pouvait faire, M. de Goncourt (c’est le cas de le dire) s’est arrêté aux bagatelles de la porte, — et, pourtant, l’analyse, le drame prolongé, la splendeur tragique du dénouement, étaient dans cette fournaise allumée, éblouissante et joyeuse, du Cirque, devenu, pour le clown frappé d’impuissance, un enfer. Il aurait dû y mourir de jalousie, de désespoir, de fureur, — et de reconnaissance aussi pour son tendre et héroïque frère, renonçant à son art pour mieux ressembler au frère qui ne faisait qu’un avec lui, et pour rester ainsi à jamais, tous les deux, les frères Zemganno ! Mais M. de Goncourt n’a pas osé. Il n’a conduit son clown qu’à la porte du Cirque, de cet Enfer qui fut un jour, pour lui, le Paradis. Diderot, que M. de Goncourt, l’amoureux du xviiie siècle, admire certainement plus que moi, aurait osé, lui, faire franchir cette porte au sien. C’est que Diderot, tout matérialiste qu’il fût, avait, après tout, une sensibilité d’artiste, et le pathétique de cette destinée d’un artiste écrasé dans son art, de cette âme de clown foudroyée qui tombe de son ciel comme Phaéton, l’aurait touché et tenté. Il aurait osé ; mais M. de Goncourt, réaliste ou naturaliste, non ! Voulez-vous savoir comme il finit son roman, ce romancier qui veut être poétique par exception et qui le dit dans sa préface ?… Les frères Zemganno jouent du violon pendant leurs exercices, comme ces délicieux frères Conrad du Cirque des Champs-Élysées, qui ont probablement donné à M. de Goncourt l’idée de ses frères Zemganno. Eh bien, voici la phrase ! « Enfant ! embrasse-moi. Les frères Zemganno sont morts. Il n’y a plus ici que deux râcleurs de violon, et qui maintenant en joueront, le derrière sur des chaises ! »

C’est le trait final. Quel joli détail ! On reste sur ce derrière. La petite place canaille se retrouve ici… Elle est aussi bien souvent dans les dialogues des deux frères, dans leurs conversations chez eux. Je les signale, mais je m’épargnerai de les citer. M. de Goncourt, pour être plus vrai, sans doute, comme on entend la vérité maintenant, a fait ses frères Zemganno platement vulgaires. Voilà comme ce poétique entend l’idéal !!!

XII §

Et maintenant, j’ai fini. « La table est pleine », comme dit Macbeth. The table is full ! Hélas ! il faut tristement conclure, malgré la sympathie qu’on a pour M. de Goncourt, que Les Frères Zemganno sont un mauvais livre, échappé au talent de l’auteur. Il en a souvent beaucoup, quand il ne se souvient pas trop du système contre lequel il le cogne et le casse ici, comme le clown de son roman se casse les jambes contre son tonneau… Je n’aurais pas même insisté sur cet ouvrage, inférieur aux autres livres de l’auteur, quoique dans le même sentiment de vacuité et de détails descriptifs odieux, minutieux, imperceptibles, mais M. de Goncourt s’est réclamé et même vanté dans sa préface de ce système. — Réalisme ou Naturalisme, comme on voudra ! — qui fait son train ridicule dans ce ridicule moment littéraire, et voilà pourquoi j’ai pesé sur ce que je n’aurais fait qu’effleurer dans un autre temps. L’écrivain de La Fille Élisa avait pu se repentir de cette bassesse d’inspiration et d’exécution, mais le livre, et surtout cette préface des Frères Zemganno, m’empêche de croire à ce repentir que je supposais… M. de Goncourt, à qui j’ai reproché souvent d’être involontairement le père de ce menu fretin littéraire sans talent, qui fait maintenant le gros poisson, et, comme le crocodile, ouvre des mâchoires comme s’il allait tout avaler ! ne nie plus son ascendance. Ils prétendaient qu’il était leur aïeul. Ne le prétendent-ils pas aussi de Balzac lui-même, — de Balzac, sorti du romantisme ; de l’aristocratique, du catholique, de l’esthétique Balzac !!! Eh bien. M. de Goncourt accepte bénévolement d’être le générateur de cette ribaudaille qui se cherche des paternités partout ! Il brandit l’amitié de M. Zola. Il dit orgueilleusement ; « Mon ami, M. Zola… Et peut-être moi », ajoute-t-il modestement. Il s’embrigade lui-même dans cette anarchique cohue sans brigadiers de Sans-Culottes littéraires, qui veulent « déculotter tout », comme ils l’ont dit dans un impudent et presque impudique manifeste, qu’il faut citer pour les en punir. Évidemment, ceci est plus grave que l’apparition d’un mauvais livre isolé. C’est la disparition volontaire d’un homme qui marchait au premier rang de l’état-major intellectuel de son siècle, et qui se jette dans le trou de sa décadence, dans ce byzantinisme encore plus honteux que celui de la décrépite Byzance ; car le sien, à Byzance, s’exerçait sur les choses sacrées, sur la théologie, sur la science de Dieu, et le nôtre, à nous, sur quelles chichetés s’exerce-t-il ?… Qui pique une tête en ces bas-fonds y perd la sienne. Il me serait impossible, s’il l’y perdait, de ne pas regretter la noble tête de M. Edmond de Goncourt.

XIII8 §

M. de Goncourt ne veut pas en avoir le démenti ! Cet écrivain d’un talent raffiné et d’un coloris si souvent charmant, sur qui j’aurais presque pleuré quand il tomba de ses premiers romans sur le trottoir de La Fille Élisa, est resté meurtri et taché de cette chute. La Faustin, quoique d’un tout autre ton que La Fille Élisa, ce roman de La Faustin, qui aurait pu être beau et profond, porte çà et là les traces de ce mal du temps qui devient une contagion, et qu’ils ont appelé « le Naturalisme », pour ne pas lui donner son nom propre, qui serait une malpropreté… C’est la première fois, par parenthèse, que ces Grossiers, qui aiment et qui recherchent les mots abjects, ont reculé devant celui qui nommerait bien leur système. M. Edmond de Goncourt, digne par la distinction aristocratique de son talent de marcher sur un talon rouge, dépaysé en mauvaise compagnie avec eux comme un mousquetaire au cabaret, ne s’est pas, dans ce nouveau roman, tout à fait guéri de la maladie qu’il a contractée dernièrement dans de basses accointances littéraires. Et que dis-je ? Il a même l’orgueil de s’en vanter ! Il est plus fier que Colomb revenant d’Amérique… C’est moi — prétend-il — qui ai donné à tout le monde le principe du « Naturalisme ». C’est moi — écrit-il dans la préface de son roman — qui suis l’auteur de cette expression si blaguée (sic) de document humain ! « J’en réclame la paternité, la regardant, cette expression, comme la formule définissant le mieux et le plus significativement le mode nouveau de travail de l’école qui a succédé au Romantisme. » Or, ce nom de baptême du document humain, donné après coup au Naturalisme, n’est, en somme et en effet, que le nom du Naturalisme en deux mots, et, en supposant qu’il soit autre chose qu’une Lapalissade que des niais veulent faire prendre pour une idée à des niais plus sots qu’eux, — attendu que tous les romanciers qu’il y ait jamais eu dans le monde se sont nécessairement occupés du document humain, puisqu’ils avaient à peindre l’âme de l’homme en action dans ses vices et dans ses vertus, sans avoir besoin d’employer pour cela une formule si ridiculement pédantesque, — en réclamer la paternité, comme le fait M. de Goncourt, c’est se poser, en termes doux et furtifs, le chef de cette École qui a succédé au Romantisme, et noyer du coup l’auteur de Pot-Bouille dans le bouillon qu’il a inventé, et qu’il est, présentement, en train de boire…

Et ce document humain, dont il est fier comme d’une découverte de génie, M. de Goncourt lui sacrifie jusqu’à la fierté de son attitude et de sa pensée ; car, le croirait-on si on n’avait pas sous les yeux l’étonnante préface de son livre ? il se fait humblement le frère quêteur du document humain, et mendie en son nom comme un pauvre d’église sous un porche !… M. de Goncourt, métamorphosé en capucin du Naturalisme, tend la main et demande l’aumône à toute femme et fille qui a la moindre petite piécette d’un document humain à lui donner. Par une dernière délicatesse d’un talent qui fut parfois délicieusement féminin, par un reste en lui du xviiie siècle, le galantin M. de Goncourt ne quête que les femmes. Il laisse les hommes aux autres frères documentiers comme lui. Pour un quêteur d’une main aussi blanche que la sienne, le document humain, c’est surtout le document féminin. Lisez la divertissante et ingénieuse préface que M. de Goncourt a attachée à La Faustin, vous verrez que cette demande d’aumône, qu’il ne veut pas rendre importune aux dames, il l’appelle, avec une petite rouerie engageante pour la vanité de celles qu’il implore, « une collaboration avec un rien de l’aide et de la confiance de celles qui lui font l’honneur de le lire ». Pour établir cette collaboration, il ouvre chez son éditeur Charpentier un petit bureau de bienfaisance et de confidences où il attendra patiemment les renseignements demandés, et, entre tous, il prend la peine de signaler ceux qui lui plairaient davantage, et ce sont les impressions des jeunes filles, et même des toutes petites filles, et « l’éveil simultané de leur intelligence et de leur coquetterie… ». Ah ! d’aventures, il n’en exige pas. Il n’en a pas l’indiscrétion. Il est discret. Ce qu’il voudrait, c’est simplement des confidences « sur l’être nouveau créé chez l’adolescente par la première communion ». C’est « des aveux sur les perversions de la musique ». C’est « des épanchements sur les sensations d’une jeune fille, les premières fois qu’elle va dans le monde ». La littérature actuelle en est donc à dire, comme le petit Savoyard : « Un petit sou me rend la vie ! » Il lui faudrait de petits sous ! Et M. de Goncourt se charge d’en faire tomber dans sa tirelire. Mélange de quêteur et de confesseur, qui n’exige pas non plus le nom des jeunes filles et des toutes petites filles qui vont aller à confesse à lui, M. de Goncourt aura fondé un établissement de charité utile à la littérature naturaliste et à ses indigences, qui sont grandes, à ce qu’il paraît. D’aucuns prétendaient que les premiers naturalistes, qui parurent comme des météores, impatients de leur ignorance, payaient généreusement pour se documenter ; et pour savoir, par exemple, comment on servait sur table dans les bonnes maisons et comme on lavait les voitures, ils versaient de nombreux bocks et quantité de petits verres aux domestiques et aux cochers, et c’est ainsi qu’on s’instruisait… Mais le moyen de se faire renseigner sûrement sur les premiers troubles des toutes petites filles, sur les premières rougeurs de ces aurores ?… Diable ! ce n’était plus là affaires de femme de chambre et de laquais ! C’était, on doit en convenir, pour ceux qui n’accordent pas de divination au talent ni de seconde vue au génie, d’une incontestable difficulté. Mais, avec M. de Goncourt et le procédé simplificateur de sa préface, il ne s’agit que de mettre ces premiers troubles et ces premières rougeurs sous pli cacheté, à la poste et à l’adresse de M. de Goncourt, chez M. Charpentier, rue de Grenelle-Saint-Germain, nº 13, pour que soit suffisamment étanchée cette soif de documentation et d’information d’une littérature qui a rayé l’inspiration et l’invention de son programme, pour les remplacer par des notes qu’on n’a pas même prises, et des observations faites par les autres et qu’on vous met, comme une pièce de monnaie, dans la main !

Mais, en d’autres termes, moins gais que ceux d’une si bouffonne préface, un tel procédé, c’est la mort même, la mort déshonorante de toute littérature créatrice, qui se déclare incapable de vivre par elle-même, impuissante et finie ; c’est le moyen le plus honteux employé pour la faire durer un peu encore, si cela s’appelle durer que traîner sa paralysie hébétée et son cul-de-jattisme final sur les béquilles d’emprunt du document humain, et, pour parler avec l’élégance de M. de Goncourt, qui se plaint qu’on le blague, c’est vraiment une chose assez triste pour qu’il n’y ait plus à blaguer !

XIV §

Oui ! même pour M. de Goncourt, pour cet écrivain qui avait un talent à lui autrefois, qui pensait et qui observait pour son compte et, qui ne demandait de documents ni aux grandes personnes, ni aux toutes petites filles, pour faire un de ces livres de réalité et d’idéal comme la vie, que l’on appelle un roman. Il faisait alors les siens en se fiant à son génie, et non en s’en défiant et en gueusant, à droite ou à gauche, des documents, humains ou non !

M. Edmond de Goncourt a eu la pensée d’écrire le roman de la comédienne, et cela pouvait être un beau livre, pourvu qu’il fût profond ; car c’était une idée, et une idée neuve. Seulement, demandez-vous ce que devait devenir pareille idée sous une plume tombée à ne plus vivre que d’aumônes et à s’éparpiller dans des renseignements ramassés de toutes parts pour elle, et non par elle ! Ce qui aurait tenté un grand et robuste talent, c’eût été le type absolu de la comédienne, descendue des hauteurs du type dans une puissante et concrète personnalité. Ce n’était pas les portraits de deux ou trois comédiennes connues, et qui, mêlées dans un ensemble brouillé et confus, restent dans un vague anonyme. On se demande qui elles sont. La critique cancanière de ce temps avili n’a-t-elle pas voulu nommer la Faustin de M. de Goncourt, sans pouvoir deviner qui elle est ?… Était-ce Rachel ? Était-ce Sarah Bernhardt ? Puisque l’esprit des romanciers de cette heure n’a plus assez d’énergie pour créer sans avoir un modèle sous les yeux ou dans la mémoire, et que les mannequins sont devenus de première nécessité, en littérature ! Qui a répondu à cette question, en présence de cette Faustin telle qu’elle est ici, sans trait distinctif, sans personnalité reconnaissable, sans que rien n’agrafe le souvenir et nous rappelle nettement quelqu’un ?… La Faustin de M. de Goncourt est une suite de notations sur la vie, au théâtre et hors du théâtre, des comédiennes ; c’est des prospects variés sur leurs habitudes de famille et de camaraderie, sur leurs manières de travailler et d’être oisives, sur leurs amours, leurs caprices, leurs perversions, leurs nervosités, tout leur artificiel mis à la place de leurs sentiments vrais, et c’est colligé et collectionné ici comme un inventaire, — un de ces inventaires du xviiie siècle auxquels M. de Goncourt nous a accoutumés dans ses études historiques. Il a chiffonné dans la comédienne, il a chiffonné comme l’habilleuse qui l’habille et qui la déshabille tous les soirs. Mais la comédienne caractérisée, la comédienne entrée dans une personne vivante, fortement individualisée et impossible à oublier quand on vous l’a montrée une fois, n’est pas et ne pouvait pas être dans cette Faustin, faite de mille pièces rapportées et recousues comme les pièces de l’habit d’Arlequin, et ce n’est point de ces prétendus documents humains, ramassés, comme des chiffons, avec un crochet, qu’elle pouvait jamais sortir !

D’ailleurs, telle que l’a faite M. de Goncourt, elle est vulgaire. C’est la comédienne comme il y en a tant, la comédienne de la classe moyenne des comédiennes. Il la donne bien comme supérieure, mais il ne suffit pas de le dire, il faut montrer qu’elle l’est, dans le roman ; et elle n’y fait que des choses communes. L’obligation, pour qui doit toucher à cet être complexe et phénoménal d’une grande comédienne, c’était de la prendre sans rien diminuer de sa complexité. Il fallait même lui donner une âme en proportion avec son génie, pour qu’on pût mieux juger de l’effort de l’une contre l’autre, et savoir qui devait dévorer l’autre, des deux. Assurément, La Faustin n’inclinera pas beaucoup les cœurs vers les femmes de théâtre, mais, malgré l’exécration du dénouement qui brusque trop tôt un livre qu’il aurait fallu développer et creuser davantage, le roman de la comédienne — à elle seule plus dangereuse peut-être que tout ce que Bossuet et Rousseau ont dit de la comédie tout entière ! — ne produit pas l’épouvantement dans les cœurs, et c’était sur cet épouvantement qu’on était en droit de compter. C’eût été, après l’effet esthétique, la portée morale de ce roman de La Faustin s’il avait été un chef-d’œuvre, s’il avait été, sous la plume implacable du romancier, comme une tête de Méduse d’une beauté sublime, mais fatale et mortelle à tous les sentiments de la femme, et particulièrement à l’amour.

XV §

Car la question poignante d’un livre qui pouvait être si dramatique et si terrible est de savoir si l’âme et le génie peuvent vivre, dans leur double intensité, au fond de ce système nerveux endiablé, comme disait Voltaire, d’une comédienne qui aime son art comme tout être de génie aime le sien, et qui lui demande ses émotions, son bonheur et sa gloire. La question est de savoir si le Talent — cet ogre du cœur qui mange le nôtre dans nos poitrines au point qu’il n’en reste bientôt plus rien — n’est pas plus tyrannique, plus absolu et plus féroce, en ces natures de grandes comédiennes, qu’en quelques artistes que ce soit, et n’exalte pas des vanités que les hommes ne connaissent pas à ce degré de délirante ivresse, et qui l’emporte sur tous les autres enivrements de la vie ?… Cruel problème, qui peut donner lieu à des spectacles d’une passion immense ! Dans la destinée de la grande comédienne, les mille têtes d’un parterre qui l’applaudissent avec transport ne pèsent-elles pas plus que la tête unique de l’homme qui l’adore, et qui souffre de l’adorer de cela seul que l’amour qu’elle éprouve et qu’elle montre, elle peut le jouer !… Elle le joue peut-être !… Ah ! c’est pour les cœurs profonds, les cœurs jaloux et les cœurs fiers, que la comédienne est dangereuse, puisque son art est de ne plus être une âme humaine comme la nôtre, mais un protéisme d’apparences qui passent et qu’elle rappelle à son gré avec la puissance évocatrice d’une magicienne, qui charme et qu’on ne charme pas !! De ce monstre qu’on divinise il peut tout à coup ne rester pas plus que de la nuée éblouissante d’Ixion, quand on la presse sur son cœur ! Quel sujet de roman qu’une telle créature, pour un romancier fort en nature humaine, et qui sait la brasser. Avec la grande comédienne, le danger, le malheur, l’anxiété, l’angoisse, sont toujours présents, instants, menaçants, éternels ! Avec elle, ô supplice ! on peut toujours douter de tout ! Son art couvre sa loyauté et le visage n’est plus qu’un masque, — mais il est plus beau que le vrai visage, et l’amour même ne s’y reconnaît plus. Si le grand acteur tragique du commencement du siècle qui regardait ses pleurs couler et les étudiait derrière le cercueil de son père, pour pleurer de même dans Hamlet, nous paraît d’un génie atroce, il y a plus atroce encore : et c’est la comédienne attendrie que vous croyez compatissante, et qui étudie dans vos yeux, sans que vous puissiez vous en douter, l’expression de l’amour affligé ou jaloux que vous avez pour elle, pour vous la voler, cette détrousseuse d’émotion, et aller au théâtre la jouer le même soir ! Et c’est ainsi que j’aurais terminé mon roman s’il m’était passé dans la tête de peindre, comme M. de Goncourt, une grande comédienne. Je l’aurais tuée ou chassée, ou frappée dans l’exercice de son génie et de son mensonge. J’aurais donné cette revanche à la vérité dans l’amour de pénétrer une seule fois la plus calculée et la plus sublime des feintises de l’art et du génie. Dénouement tragique, d’un sentiment et d’une moralité grandioses. M. de Goncourt, moins spiritualiste que moi, l’a compliqué d’un horrible cas pathologique. Il a découvert une maladie des plus rares, qui se termine par ce qu’il appelle une agonie sardonique, et c’est pendant cette agonie de son amant — lord Annandale — que la Faustin, qui a renoncé à la scène et reprise par la rage de l’art, par l’ogre qui dévore la nature et qui mange toujours la femme au profit de la comédienne, étudie, mime et répète devant une glace, avec la passion de l’artiste qui ne voit plus rien, ce rire affreux de son amant qui meurt, quand, dans un de ces retours de connaissance comme il en revient parfois aux mourants, le lord s’aperçoit du rire de sa maîtresse et la fait jeter à la porte par ses valets.

XVI §

Ce dénouement de La Faustin serait la seule chose mâle et impressionnante du roman de M. de Goncourt, s’il avait été amené d’assez loin pour produire tout son effet et justifier la colère brutale et impitoyable d’un homme qui aimait avec une passion si profonde, il n’y a qu’une minute, et qui devient tout à coup si rapidement implacable. Les naturalistes entendent peu, en général, la gradation des nuances. Leur épaisseur ne comprend que ce qui est épais. L’amour ne se coupe pas toujours, au pied, d’un seul coup de hache, et il faut le scier parfois bien longtemps pour le faire tomber dans les cœurs épris. D’un autre côté, le dénouement pathologique est une des faiblesses ordinaires des naturalistes, qui ne croient qu’aux faits de la matière, et celui de M. de Goncourt en rappelle d’autres antérieurement connus : le delirium tremens de L’Assommoir, et la mort de la rage, dans un des romans les plus passionnés de Léon Cladel… Conséquences inévitables du naturalisme, qui se dit, malgré son ignorance, expérimental et scientifique, nous serons peut-être obligés de faire prochainement, dans les livres qui s’adressaient autrefois au cœur ou à l’esprit, le tour des maladies humaines, et nos romans ne seront plus que de dégoûtantes nosographies… M. de Goncourt, l’auteur de la Sœur Philomène, marqué depuis longtemps de ce carabinisme qui a aussi timbré Sainte-Beuve, devait prendre très facilement le fil d’un siècle qui allait, de toutes parts, aux préoccupations physiques, et qui ne trouve plus d’autre terrible et d’autres sources de pathétique, dans ses romans de sentiment et de passion, que la hideuse mort animale de ses héros.

Et rien de plus pour le compte de nos âmes ! Dans La Faustin, on ne trouve ni une page d’émotion sincère ou d’éloquence venant des entrailles, ni attendrissement, ni rêverie, mais seulement des hystéries et des nervosités qui sentent la dépravation et la folie. Le document humain, c’est ici le désordre et l’anormalité dans l’humain. En ce livre où, à travers des détails rarement jolis, comme, par exemple, « le château aux paons blancs », qui a de la couleur d’Edgar Poe, il y a de très plats hors-d’œuvre qu’on pouvait supprimer pour y faire gagner le roman. Ainsi l’absurde visite de la Faustin à ce maniaque de professeur de grec, pour entendre lire Phèdre dans une langue qu’elle ne comprend pas ! Et, de ces hors-d’œuvre sans aucun talent qui les excuse, le plus inutile de tous, qui se trouve être immonde, l’épisode du sadiste sir Georges Selwyn, qui n’a que faire là si ce n’est pour montrer les honteuses hantises que le Naturalisme inflige à la pensée, du côté de toutes les fanges de la vie, pour qu’un homme comme M. de Goncourt en ait rapporté cette tâche-là !

XVII §

À présent, j’ai fini cette critique que j’aurais voulu m’épargner… Malheureusement, c’était impossible. M. de Goncourt est trop haut dans l’estime et dans l’admiration publiques, il a trop de passé, pour que la critique se taise sur ce qu’il a dit quand il a parlé… Seulement, pourquoi, dans sa Faustin, n’a-t-il rien dit de grand ? Pourquoi, puisqu’il s’agissait d’éclairer le type de la grande comédienne, ne lui a-t-il pas donné, avec le génie de l’actrice, l’âme d’Adrienne Lecouvreur ou de madame Sainte-Huberti ? Sa Faustin n’est guères qu’une cabotine, et lui, qui la met en scène, un Byzantin de ce temps de nerfs, de mièvreries et de corruption. Son livre n’aura d’admiration que de la part de ceux qui cachent leur naturalisme sous le sien. En réclamant le document humain, il l’a arraché aux plumes qui vivaient de cette paternité incertaine… Il a cassé le pot de Pot-Bouille. Il a repris sa propriété naturaliste.

Mais c’est, hélas ! avec tout son talent qu’il l’a payée.

Gustave Flaubert §

I9 §

L’Éducation sentimentale a été un livre fameux, comme Salammbô, avant de paraître ; car, depuis Madame Bovary, on n’a jamais manqué de jouer à l’avance du cornet à bouquin des journaux en l’honneur de Flaubert et de ses œuvres. On annonça ses livres comme des curiosités, des événements, des coups de tonnerre, et le long feu de Salammbô n’y fit rien. On continua. Les badauds de la plume, en service ordinaire et extraordinaire, qui entretiennent, avec la leur, la grande badauderie universelle, ont recommencé d’éventer le chef-d’œuvre en poche, avec des airs mystérieusement indiscrets. Ne sachant pas ce qu’il était, ils ont dit ce qu’il n’était pas. À les en croire, ces cancaniers admirateurs, cela devait être un redoutable livre contre la magistrature ; et il n’y est pas parlé de magistrature une seule fois. Ignorants autant que badauds, qui ont poussé la badauderie et la réclame si loin qu’en attendant le livre ils se sont mis à genoux — comme les Rois Mages devant la crèche de l’Enfant Jésus — devant la boîte qui renfermait le manuscrit de Flaubert ; car Flaubert a inventé une boîte pour son manuscrit, et, par ce temps de bibelots niais, c’était là une idée. À défaut d’un autre, il aura toujours eu ce génie. On l’appellera désormais « l’homme à la boîte » en littérature, et ce sera une distinction.

Du reste, quand on a des entrailles d’auteur, on comprend très bien ce soin tabernaculaire de son ouvrage… Lorsqu’on n’accouche que tous les sept ans avec peine, on a le temps — et on le prend— de capitonner et d’orner le berceau dans lequel on va déposer son petit.

J’ai vu des mères, affligées de squirres, prendre leur squirre pour un enfant et devenir tendres pour cette horrible chose qu’elles avaient dans le ventre. L’auteur de L’Éducation sentimentale doit avoir, pour les œuvres qui sortent si lentement et si péniblement de lui, cette maternité idolâtre qu’augmentent encore la durée et la difficulté de la gestation chez les mères.

Et de fait, il n’est point prolifique, Gustave Flaubert. Ce n’est pas un esprit facile, et c’est même un compliment que je lui fais là. Les esprits faciles, après des commencements charmants, restent médiocres et finissent par se noyer toujours dans le crachat de leur facilité. Mais, entre la facilité qui pond sans effort et la fécondité laborieusement et quelquefois douloureusement puissante, il y a un abîme, et l’impossibilité, pour les esprits qui réfléchissent d’une confusion. Malheureusement, si Flaubert a le bonheur de n’être pas un esprit facile, il n’a nullement celui d’être un esprit fécond. Non ! c’est un homme à pensées rares, qui, quand il en a une, la cuit et la recuit, et non point dans son jus ; car elle n’en a pas. C’est un esprit de sécheresse supérieure parmi les Secs, une intelligence toute en surface, n’ayant ni sentiment, ni passion, ni enthousiasme, ni idéal, ni aperçu, ni réflexion, ni profondeur, et d’un talent presque physique, comme celui, par exemple, du gaufreur ou du dessinateur à l’emporte-pièce, ou encore comme celui de l’enlumineur de cartes de géographie. Il n’est pas besoin d’âme pour ces métiers et ces industries ; il n’en est pas besoin davantage pour les ouvrages que fait Flaubert.

Et, je l’ai dit déjà, — je l’ai dit même au lendemain de Madame Bovary, d’où sortit, d’un coup, toute sa réputation, cette réputation à laquelle il ôtera, sans rien y ajouter… Madame Bovary, que je m’obstine à croire un souvenir personnel, — un de ces romans comme tout le monde, sans être romancier, en a un ou plusieurs dans le sac de sa vie, — Madame Bovary, sur un fonds moins sec et moins dénué que Salammbô et que L’Éducation sentimentale, avait déjà la dureté de style, le repoussé de détail, la crudité d’enluminure, le pointillé fatigant, qui tiennent autant, chez Flaubert, à l’organisation de l’homme qu’au système. Venu après son ami Théophile Gautier, le lapidaire des Émaux et Camées, qui, lui aussi, grave sur pierre et peint sur caillou, Flaubert a été un Théophile Gautier prosaïque, descriptif jusqu’à la minutie, découpant tout et empâtant la couleur sur tout, pour que tout se voie, bombant l’atome et pointillant l’éléphant, et finissant par donner aux yeux de l’esprit la sensation, insupportable pour ceux du corps, que donne une tôle brillant au soleil ; car ses paysages si vantés, ces paysages sans nuances flottantes, sans tons fondus et sans transparence, ont la solidité et l’éclat brusque d’un métal. Matérialiste de fond, je n’oserais pas dire de doctrine (je ne crois guères à ce qu’on peut appeler des doctrines en Flaubert), l’auteur de Madame Bovary se révéla matérialiste dans la forme comme personne, avant lui, ne s’était peut-être jamais révélé. Et cela, avec son personnage de Madame Bovary, qui est la femme-type du genre de corruption le plus particulier à la femme du xixe siècle, lui valut ce succès sur lequel il a toujours vécu et vit encore, mais qu’il ne recommencera plus.

Et il ne le recommencera plus, pour bien des raisons que je veux donner toutes. D’abord, parce que l’effet de ce style, qui nous saute aux yeux, est connu, et que Flaubert ne peut plus bénéficier de la nouveauté de sa manière. Ensuite, parce que ce style ne s’applique plus à un sujet comme celui de Madame Bovary, qui, tout odieux qu’il fût, était vrai, brutalement vrai, rencontré dans le plain-pied et les hasards de la vie ; car, s’il ne l’eût pas rencontré, Flaubert n’était pas de force à le trouver par la seule conception de son esprit. Nous pouvons bien le dire maintenant : Flaubert n’est ni un inventeur, ni un observateur, comme tout romancier est tenu de l’être. Le romancier qui n’a trouvé, après Madame Bovary, que cette perruque carthaginoise de Salammbô, est un homme absolument dénué d’invention et d’observation impersonnelle, propre, tout au plus, à des recollages archaïques. L’Éducation sentimentale confirme suffisamment le vide de tête qu’avait affirmé Salammbô. Il ne s’y agit plus de Carthage, dont nous ne savons rien ou presque rien ; il s’y agit de la vie moderne, et d’une époque (1848) par laquelle nous avons passé. Or, qu’a vu Flaubert dans cette époque ?… Il n’y a, dans L’Éducation sentimentale, sous sa plume, que ce que nous y avons vu toujours. Il nous y ressert son type de madame Bovary, — non plus intégral, concentré et vivant, mais en petits morceaux ; et ces petits morceaux s’appellent Rosanette, mademoiselle Roque, mademoiselle Vatnaz, et toutes les femmes de son roman ! On fait du cirage avec du noir animal. C’est avec le noir animal de sa Bovary que Flaubert a fait ses femelles de L’Éducation sentimentale, et c’est ce connu, c’est ce manque de nouveauté, dans les personnages comme dans la manière, c’est cette répétition affaiblie, comme toute répétition, des mêmes formes et du même fond d’idées, — si idées il y a, — qui sera l’empêchement dirimant du grand succès annoncé, mais qui ne viendra pas, et qui déjà, comme vous voyez, se fait attendre !

II §

Le caractère principal du roman si malheureusement nommé de ce titre abstrait, pédagogique et pédant : L’Éducation sentimentale, est avant tout la vulgarité, la vulgarité prise dans le ruisseau, où elle se tient, et sous les pieds de tout le monde. Le médiocre jeune homme dont ce livre est l’histoire est vulgaire, et tout autour de lui l’est comme lui, amis, maîtresses, société, sentiment, passion, — et de la plus navrante vulgarité. A-t-on vraiment besoin d’écrire des livres à prétention sur ces gens-là ?… Je sais bien que les Réalistes, dont Flaubert est la main droite, disent que le grand mérite de Flaubert est de faire vulgaire, puisque la vulgarité existe. Mais c’est là l’erreur du Réalisme, de cette vile école, que de prendre perpétuellement l’exactitude dans le rendu pour le but de l’art, qui ne doit en avoir qu’un : la Beauté, avec tous ses genres de beauté. Or, la vulgarité n’est jamais belle, et la manière dont on la peint ne l’ennoblissant point, ne peut pas l’embellir. Selon nous, il y a dans le monde assez d’âmes vulgaires, d’esprits vulgaires, de choses vulgaires, sans encore augmenter le nombre submergeant de ces écœurantes vulgarités. Mais telle n’est point l’opinion de Flaubert et de son école. C’est cette école qui rit grossièrement de l’idéal en toutes choses, aussi bien en morale qu’en esthétique. C’est cette école qui ne veut de sursum corda ni en art, ni en littérature. C’est elle qui est en train de nier l’héroïsme et les héros, posant en principe, par la plume de tous ses petits polissons, « qu’il n’y a plus de héros dans l’humanité », et que tous les lâches et les plats de la médiocrité les valent et sont même mille fois plus intéressants qu’eux. Flaubert n’a pas manqué à son école. C’est un de ces plats de la médiocrité qu’il a choisi pour son héros.

Il l’a appelé Moreau, et je m’en étonne. Moreau, c’est le nom d’un héros et d’un poète. Dans sa haine pour l’héroïsme et dans son amour pour la vulgarité, il n’aurait pas dû donner au drôle de son livre un nom porté par ce qu’il y a de plus beau parmi les hommes, un poète et un héros ! Il devait l’appeler quelque chose comme Citrouillard, par exemple ; car il y a de la citrouille dans ce monsieur. Le Frédéric Moreau sur qui Flaubert a eu la bonté d’écrire un roman, et un roman de deux volumes, n’a pas même d’histoire. Réellement, ce n’est pas une histoire que les misérables faits de la vie de ce galopin sans esprit et sans caractère, de cette marionnette de l’événement qui le bouscule, et qui vit, ou plutôt végète comme un chou, sous la grêle des faits de chaque jour. Il est bête, en effet, comme un chou grêlé, ce Frédéric Moreau. De quel autre nom appeler un homme qui n’a ni libre-arbitre ni volonté, et qui se laisse manger par toutes les chenilles de la création ?… M. Frédéric Moreau voit sur un bateau à vapeur une dame Arnoux, femme d’un sieur Arnoux, mi-bourgeois et artiste, mi-libertin et mi-fripon, et parce que, tempérament et gaucherie modernes, navet des plates-bandes de ce temps, il n’ose pas prendre cette femme qu’il convoite, puisque rien dans ses principes ne lui fait une loi de la respecter ! voilà qu’il se roule aux bras d’une fille entretenue, évoquant dans les bras de cette fille le souvenir de madame Arnoux… et je ne veux pas aller plus loin. Vous voyez d’ici la série de lâchetés et de malpropretés par lesquelles va passer ce monsieur jusqu’à la fin du roman. La vie de Frédéric Moreau ! Il n’y a pas un étudiant, pas un rapin, pas un garçon apothicaire qui ne la connaisse et qui ne l’ait vécue ! pas une des scènes de cette vie qui n’ait été dix fois, cent fois racontée, dans des romans plus ou moins bas, plus ou moins infects ! C’est du Murger sans la grâce pulmonique de Murger, sans la mélancolie d’un être qui doit bientôt mourir. Flaubert n’a ni grâce ni mélancolie. C’est un robuste qui se porte bien. C’est un robuste dans le genre du Courbet des Baigneuses, qui se lavent au ruisseau et qui le salissent, avec cette différence pourtant que Courbet peint grassement et que Flaubert peint maigre et dur. La manière de Courbet est plus large : il procède par plus grands traits ; tandis que Flaubert procède par petits, accumulés, surchargés, ténus, n’oubliant rien, et détachant net l’ombre d’un ciron sur son grain de poussière… Les gens qui trouvent Flaubert un bien grand homme, car il en est qui sérieusement le mettent sur la ligne de Balzac, le vantent uniquement pour son style. Or, ce style, c’est la description, une description infinie, éternelle, atomistique, aveuglante, qui tient toute la place dans son livre et remplace toutes les facultés dans sa tête.

Demandez-vous, en effet, ce qu’il est, cet enragé descripteur, qui ne cesse jamais d’exister en dehors de cette description incessante ? Montrez-moi une idée qui ne soit pas une chose physique dans ses œuvres ! Montrez-moi une idée morale, un jugement, une opinion, — même politique ! À un certain moment du roman, on traverse 1848 et sa révolution ; mais pourriez-vous tirer des faits du temps, qui sont décrits avec une exactitude de photographe, l’aspect des rues, le sac des Tuileries, l’air des pavés les jours de barricades, etc., pour quel parti penche l’auteur de ces descriptions, qui n’a de sympathie que pour les choses visibles qu’on peut retracer ? Je sais et je sens que l’auteur de L’Éducation sentimentale est un matérialiste, et que le matérialisme doit nécessairement engendrer de certaines opinions politiques et non d’autres ; mais si je n’avais pas l’habitude des inductions et des déductions de la logique, d’honneur ! je ne le saurais pas ! Et il en est de même de toutes les opinions de Flaubert. Pour les choses d’art, dont il doit être beaucoup plus préoccupé que des choses sociales et de gouvernement, il exprime des opinions opposées sans qu’on puisse présumer la sienne, et il les exprime comme il décrit les masques d’un bal masqué et leurs costumes. Il fait des inventaires. Il fait avec les idées d’art ce qu’il fait avec la nature.

Qu’on me passe le mot ! ce n’est, somme toute, qu’un faiseur de bric-à-brac.

III §

Ce n’est donc pas une tête que Flaubert, c’est une main, — une main patiente et lente, mais acharnée, qui fait des descriptions tranchées et des paysages de précision, mais qui, quand cela est exactement exécuté, se trouve au bout de sa science et de son art, ou, pour mieux dire, de son industrie. Comme il n’a d’idées absolument sur rien, et qu’il n’est capable que de décrire, son procédé, pour fabriquer deux volumes montant à mille pages comme ceux-ci, est infiniment simple. Il cloue et soude des tableaux à d’autres tableaux. Son livre, c’est la boutique de son sieur Arnoux, qui, lui aussi, vend des tableaux. Un jour, l’empereur Napoléon, qui voyait le fond des têtes comme il voyait le fond des cœurs, écrivait en Espagne à son frère Joseph, dont il était mécontent : « Vous avez un défaut terrible qui empêche toute action, toute décision et tout courage, c’est ce genre d’imagination qui, surtout, se fait des tableaux. » Et c’est aussi là l’infirmité de Frédéric Moreau dans L’Éducation sentimentale, mais cette infirmité crée le procédé de Flaubert, dont la pensée ne fonctionne jamais non plus que sous la forme de tableaux. Moreau, comme Joseph-Bonaparte, voit dans sa tête toutes les choses qu’il craint, et les décrit comme si elles étaient arrivées. Par exemple, s’il s’avise de penser à la vieillesse fut turc de sa maîtresse, il la décrira ride par ride, cheveu blanc par cheveu blanc, et de la vieillesse passant à la mort, il décrira, une fois en train, l’enterrement, les croque-morts, le nasillement des prêtres, et jusqu’à la fumée de la mèche des cierges qui s’éteignent. Ma foi ! convenons-en, si bien exécutées qu’elles soient, un tel chargement de descriptions ferait désirer, de temps en temps, le rafraîchissement d’une phrase plate qui ne décrirait rien. Mais le matérialisme radical de Gustave Flaubert ne le lui permet pas. Toute abstraction, toute métaphysique lui sont interdites. Quand il veut faire autre chose que pincer des objets physiques dans sa langue matérielle, il n’y est plus, et il écrit alors des phrases dans le genre de celle-ci, lui, l’ami de Théophile Gautier l’Impeccable, comme disait Baudelaire : « Un besoin le poussait (un besoin qui pousse !) à lui dire des tendresses. Elle lui répondait par de petites tapes sur l’épaule… Il lui découvrait une beauté toute nouvelle, qui n’était peut-être que le reflet des choses ambiantes, à moins que leurs virtualités secrètes ne l’eussent fait s’épanouir. »

Les virtualités secrètes ! Voilà comme ils parlent des choses morales, ces négateurs de l’âme humaine ! Et d’en parler aussi joliment que cela, c’est là leur punition.

IV §

Il en est d’autres encore et de plus cruelles. Je me suis interdit de raconter le sujet du livre, dégoûté par le genre de monde qui s’y vautre ; mais ce n’est pas ce monde-là qui m’en a seul empêché. On peut raconter, analyser d’autres livres où les vautreries ne manquent pas, mais dans L’Éducation sentimentale, cette suite de tableaux à la file, tout pareils à une lanterne magique, il n’y a rien à raconter. Il n’y a pas de livre là-dedans ; il n’y a pas cette chose, cette création, cette œuvre d’art d’un livre organisé et développé, et marchant à son dénouement par des voies qui sont le secret et le génie de l’auteur. Flaubert n’entend pas ainsi le roman. Il va sans plan, poussant devant lui, sans préconception supérieure, ne se doutant même pas que la vie, sous la diversité et l’apparent désordre de ses hasards, a ses lois logiques et inflexibles et ses engendrements nécessaires. Non ! il va devant lui comme un enfant, attiré par l’objet à décrire, pris par cet objet d’un intérêt futile, — l’intérêt d’une sensation. Les sensations de ce livre ne sont pas même choisies. Ce sont les sensations que donne le milieu le plus commun à l’âme la plus commune. C’est une flânerie dans l’insignifiant, le vulgaire et l’abject, pour le plaisir de s’y promener. Cela n’a que deux volumes, mais cela pouvait en avoir dix ; car des aventures aussi plates et aussi bêtes que celles de Frédéric Moreau pourraient continuer indéfiniment. Seulement, il faut bien que le livre finisse, et il finit par une inconséquence plus forte que l’auteur, ce réaliste qui ne veut que des livres peints, et qui repousse tout livre ayant le dessein de prouver quelque chose. Il conclut en voulant prouver. Il s’enfile sur son propre titre, et on comprend alors ce titre d’Éducation sentimentale, auquel, jusque-là, on n’avait absolument rien compris. Et, quoi qu’il m’en coûte, il faut bien que je la donne, cette conclusion.

Fatigué, blasé, flétri, vieilli, éreinté de cœur, de corps et d’esprit, Frédéric Moreau, qui a demandé le bonheur de sa vie à l’amour, comme son meilleur ami l’a demandé à l’ambition, repasse un jour avec cet ami leurs deux vies d’hommes à sentiment, et après avoir fait le compte de leurs illusions, souillées dans les malpropretés de l’ambition et de l’amour, ils avisent tout à coup dans leurs souvenirs le petit tableautin du lupanar (pardon !) où ils étaient allés porter la fleur de leur âme et de leur jeunesse, et après l’avoir décrit, — toujours ! — ils concluent par ce mot de la fin, qui est la fin du livre : « C’est peut-être ce que nous avons eu de meilleur ! »

Vous voyez bien que, quand je vous parlais d’infection, je ne vous trompais pas !

V §

Allons ! c’est la fin. Tel est le livre. Telle sa conclusion immonde. Telle la condamnation, au fond, de L’Éducation sentimentale, qui est ici l’éducation sensuelle. Mais comment un matérialiste comme Flaubert ne prendrait-il pas les sensations pour les sentiments ?… Tel est ce chef-d’œuvre, selon les jeunes réalistes de ce temps, où le Réalisme, qui ne veut que peindre l’objet, est souffleté par le Matérialisme et sa morale ! Eh bien, j’ose dire, moi, qu’il n’y a pas du tout de chef-d’œuvre ici ! Je dis qu’il n’y a là qu’un livre médiocre : médiocre de talent d’abord, ennuyeux d’atmosphère, fatigant de peinture pointue, grossier et monotone de procédé, ignoble souvent de détails, et dépassé dans ce genre par sa conclusion. Je dis qu’il n’y a là qu’un livre matérialiste de fond, matérialiste de forme, matérialiste de sécheresse, un livre comme le matérialisme en fait et n’en peut pas faire d’autres, puisqu’il nie la moitié, au moins, de la créature humaine ! Je dis qu’il n’y a ici que le Flaubert de Madame Bovary, mais ayant passé par Salammbô ; un Flaubert marqué, entamé, vieilli, et visiblement épuisé. Je dis que Gustave Flaubert n’ira pas plus loin dans la voie même de son talent ; car les talents sans âme sont incapables de se renouveler. Ils ont méprisé l’Infini, et c’est le Fini qui les tue ! Je dis, enfin, qu’il n’y a plus à s’occuper de Flaubert qu’au seul cas où il changerait de système et de manière, et il n’en changera pas. Il est collé sous bande, comme au billard ! Dans sept ans, nous verrons. Mais, en attendant, la Critique, qui dès Salammbô avait prévu son épuisement définitif, peut écrire, de ses mains tranquilles, l’épitaphe de cet homme mort :

« Ci-gît qui sut faire un livre, mais qui ne sut pas en faire deux ! »

VI10 §

Il y a des années qu’on parlait de La Tentation de saint Antoine, ce vieux nouveau livre de Gustave Flaubert, lequel n’a point, comme on le sait, la production facile, et à qui il faut du temps pour accoucher. Les sauvages, qui croient que la lune accouche à certains jours encore plus péniblement que lui, tapent sur des vases d’airain et font un bruit du diable pour l’y décider. Les amis de Flaubert, qui ne sont pas des sauvages, mais des apprivoisés très aimables et très doux, pratiquent un peu le même système… Pour délivrer leur ami de sa grossesse intellectuelle, ils font du bruit, autour du livre qu’il porte, tout le temps de sa laborieuse gestation, croyant par là l’exciter et lui donner la force de le pousser et finalement de le pondre : Ce sera superbe, disent-ils, ce nouveau livre de Flaubert, mais il y met le temps, car de pareilles œuvres ne sortent pas aisément d’un homme. C’est comme la fourchette de L’Homme à la fourchette, dont on tant parlé ! Et, en effet, toute l’érudition, l’indigestible érudition que Flaubert a été obligé d’avaler pour faire des livres comme Salammbô et La Tentation de saint Antoine ; peut être considérée comme une vraie fourchette, capable d’étouffer ou de crever son homme. Déjà, qui ne s’en souvient pas ? l’homme de talent que fut, un jour, l’auteur de Madame Bovary, a été cruellement malade de la fourchette carthaginoise de Salammbô. Mais enfin elle avait passé, en déchirant, il est vrai, quelque peu de sa renommée. Mais la fourchette égyptienne de saint Antoine ne passera pas, et l’auteur de cette dangereuse jonglerie d’érudition en restera strangulé.

Et ceux qui liront ce livre de la Tentation le seront aussi. Ils n’en mourront pas, eux. Ils ne mourront que d’ennui, et on en réchappe. Mais, certainement, ils éprouveront quelque chose des souffrances et des obstructions que Flaubert a dû éprouver après avoir avalé cette dangereuse érudition, qui a tué en lui toute idée, tout sentiment, toute initiative, et qui est la seule chose qu’on trouve dans son livre, vide de tout, excepté de cela.

VII §

C’est là, il faut en convenir, une triste exécution de soi-même. La Tentation de saint Antoine pourrait être le suicide définitif de Flaubert. Le livre, tel que le voilà venu, est tellement incompréhensible qu’on n’en aperçoit ni l’idée première, ni même l’intention. Qu’a voulu faire l’auteur en l’écrivant ?… Qu’a-t-il voulu prouver ? Qu’a-t-il voulu nous faire sentir ?

Quelle est la signification de ce livre sans composition, et qui n’est pas réellement un livre ? Est-ce un roman que cette pancarte ? Est-ce un drame ?… Salammbô voulait être un roman encore, mais nous sommes bien loin de Salammbô, et, dans la même pente, bien au-dessous.

Franchement, pendant que ses amis parlaient de ce livre, si dur d’extraction, et l’annonçaient comme un chef-d’œuvre, je faisais involontairement à Flaubert l’honneur de lui supposer une pensée. La Tentation de saint Antoine ! ce titre, connu déjà et même profané par la plaisanterie qui profane tout, me donnait beaucoup à rêver, retrouvé sous la plume d’un homme qui, par malheur, aurait dit Voltaire, n’était pas né plaisant, ce qui, du reste, dans la circonstance de ce livre, n’était pas un malheur pour moi. Seulement, pourquoi cette circonscription et cette limite ? Pourquoi pas la vie entière de saint Antoine, qui ne fut pas qu’un homme tenté, mais un des plus grands hommes du christianisme naissant, un de ces puissants contemplateurs qui, du désert ou du ciel qu’ils portaient dans leur cœur, regardaient le monde et l’ont quelquefois gouverné ? Pourquoi, dans cette vie immense de saint Antoine, qui dura cent cinq ans, n’avoir vu exclusivement que la tentation, l’influence démoniaque à laquelle il est certain, d’ailleurs, qu’on ne croit pas, la bataille avec le péché ?… Je me demandais ce qu’un livre intitulé, sournoisement ou hardiment, La Tentation de saint Antoine, par Gustave Flaubert, pourrait bien être, et je me disais qu’avec la volonté acharnée de l’homme qui y travaillait, depuis si longtemps il serait au moins quelque chose, quoi que ce fût : histoire ou invention, poème ou roman, étude d’analyse ou de synthèse. C’était même pour moi d’une curiosité assez piquante, le contraste qu’il y avait entre le héros du livre et l’auteur, entre l’ardente et pieuse individualité d’un Saint à proportions grandioses, et qui paraissent fabuleuses en nos temps rapetissés et amaigris, et l’homme le plus froid de ces temps, le plus matérialiste de talent, le plus indifférent aux choses morales, qui a traité presque pathologiquement, dans le plus célèbre de ses livres, le cas honteux de Madame Bovary. Si je savais le mot tant répété : « Mais que diable allait-il faire dans cette galère ? », je le modifiais en celui-ci : « Mais que diable l’auteur de Madame Bovary va-t-il donc faire dans la grotte de saint Antoine ?… » Hagiographe singulier et inattendu, toucherait-il à ce sujet d’une main chrétienne ou impie ?… Je ne croyais pas à la main chrétienne, et il me semblait que j’en avais le droit.

D’un autre côté, l’impitoyable froideur d’analyse, et les prétentions à l’érudition, de Flaubert m’inclinaient à penser qu’après tout il pourrait bien sortir des plis de l’auteur de Madame Bovary un Renan de second degré et de seconde portée, mais qui, hardi et précis d’expression autant que l’autre est lâche et vague, ne craindrait pas de nous donner, dans un livre d’impartialité moins chattemite, quelque explication avilissante de la vie du plus grand des Solitaires chrétiens… Je ne m’imaginais, certes ! pas que Flaubert, qui n’a pas une goutte du sang de Rabelais dans les veines, osât aborder par le côté bouffon, pour en rire insolemment un peu, la grande figure mortifiée de l’anachorète égyptien. Les bouffons ont toujours beau jeu avec ce qui est sublime, parce que « du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas », disait l’Empereur Napoléon, et que les bouffons ne manquent jamais de faire faire au sublime ce pas-là. De Callot, le bohème de génie, à Sedaine, le maçon d’Opéra-Comique, et même à Armand Gouffé, le chansonnier du Caveau, la Tentation de saint Antoine est un sujet inépuisable de caricature. Il n’y a pas jusqu’au cochon de la légende, dans lequel le symbolisme profond du Moyen Âge voyait la personnification des vices de l’humanité qui traînent encore derrière le talon des plus saints dans leur sillon de lumière, où la légion des farceurs, qui est éternelle, ne vît je ne sais quelles sales et sottes analogies entre ce porc, gris ou noir, encapuchonné de ses oreilles et baissant humblement son groin vers la terre, et le moine qu’il accompagnait et qu’il fallait bien (histoire de rire !) déshonorer. Mais Flaubert, qui n’est pas rieur, pouvait le déshonorer, lui, d’une autre manière, par exemple dans une de ces études physiologiques ou pathologiques qui sont les coqueluches intellectuelles de ce temps-ci, et où il expliquerait scientifiquement l’âme orageuse de ce passionné et de ce pénitent des Thébaïdes, dont Chamfort, le libertin blasé, disait, en buvant, à souper, un verre de champagne entre deux Impures : « Je prendrais bien sur moi les rigueurs de sa pénitence, pour avoir le bénéfice de ses tentations ! »

Eh bien, ce que je rêvais ne s’est point réalisé ! J’ai dormi debout en attendant que je dormisse assis, à la lecture du livre de Flaubert. Il n’a pas, dans sa Tentation de saint Antoine, été plus inventeur qu’historien, plus sérieux que bouffon, plus observateur que superficiel. Je cherche vainement ce qu’il a été, dans ce livre dont je cherche le nom aussi pour dire exactement ce qu’il est. Il n’a été ni Rabelais, ni Voltaire, ni Callot, ni Sedaine, ni Gouffé, ni personne, ni même Flaubert, le chirurgien de race et de procédé, qui avait relevé, avec le cynisme de la science, les jupes de sa fameuse Bovary pour l’opérer devant nous. Chose particulière ! il aurait pu faire pis qu’il n’a fait avec la chaste robe de saint Antoine. Il n’a pas été respectueux, mais, rendons-lui cette justice ! il n’a pas été insolent. On sent bien avec lui qu’au fond on a affaire à un impie, pour qui toutes les religions sont parfaitement égales entre elles ; mais, enfin, l’impiété n’est pas expressément articulée ici. Elle n’y a ni son rire de singe ni son front de taureau. Elle n’y grimace point. Elle n’y beugle pas. Elle n’est pas plus qu’autre chose dans ce livre, qui n’est pas une pensée — une seule pensée — de toutes celles-là que Flaubert pouvait y mettre ! Il n’y a rien mis que des mots. Il n’y a mis que les plus petits détails d’une érudition pédantesque et tout à la fois enfantine. Il y a mis des peintures qui ressemblent à de l’imagerie. Il n’a pas plus d’initiative que le pauvre moine qui passait sa vie à illustrer des manuscrits à la marge, mais il n’a ni la foi ni la naïveté du pauvre moine, qui passaient dans toutes ses peintures et en attendrissaient les couleurs. Ce n’est, lui, qu’un industriel en culs-de-lampe. Il a cette patience puérile. Il parle quelque part de vases noirs sur lesquels il y a des peintures rouges, et ce sont ses livres que ces vases-là, en supposant pourtant qu’ils ne soient que des pots ; car le vase implique la beauté de la forme et du dessin, et il n’y a pas plus de forme et de dessin que d’idées dans le livre de Flaubert. C’est un enlumineur qui peint des verres coloriés pour les lanternes magiques qu’on montre aux enfants. Et que dis-je ? ce n’est pas seulement son livre qui est une lanterne magique. C’est même son cerveau. Il n’est plus que cela, et s’il continue dans ce sens, affreux progrès ! ce ne sera bientôt plus qu’une vessie qui voudra encore se faire passer pour une lanterne, mais qui ne le pourra plus.

VIII §

Profonde décadence d’un esprit qui fut homme, mais que voilà redevenu enfant, et qui n’a plus à son service que des procédés d’enfant. Les enfants, en revenant de l’école, font quelquefois d’abominables bonshommes sur les murs. Les littératures qui retombent à l’état d’enfance peignent les objets comme les enfants les peignent, pour l’objet même, — l’objet isolé et en soi, — sans se soucier de l’ordre, de la pensée, de la logique, de la vraisemblance, de la perspective. Et tel est le procédé de Flaubert. Il n’en a pas deux. Il n’en a qu’un. Dans Madame Bovary, son premier livre, on l’avait vu poindre. La description y était fatigante, éternelle. Tout le monde moral de l’art y passait dans la simple représentation physique, et plus tard, dans Salammbô, ce fut bien pis… Mais si déjà Flaubert abusait alors de son unique procédé, la description, la plus minutieuse description, le calque à la vitre de toute réalité, qui, pour faire trop réel, supprime la vie, il l’appliquait du moins encore comme un être raisonnable ; il était encore maître de son procédé ; mais, à présent, c’est son procédé qui est son maître. Dans sa Tentation de saint Antoine, il fait partout ce que les enfants font sur les murs, et cela lui est d’autant plus facile que, son mur, c’est l’imagination de saint Antoine, et que sur ce mur-là il peut peindre tout ce qu’il veut : il est dans le rêve, le cauchemar, l’hallucination, la folie ! Ce n’est pas plus là, en effet, la Tentation de saint Antoine que celle du premier fou pris à Charenton ; car à Charenton il y a aussi la folie obscène et la folie religieuse. Lorsque Perrault écrit ses Contes de fées, il fait œuvre beaucoup plus virile que Flaubert en faisant les siens. D’abord, il écrit pour des enfants : c’est là son but hautement avoué ; et ensuite, il a des qualités charmantes de simplicité et de nature humaine dans un surnaturel de convention impossible. Mais Flaubert écrit pour des hommes, et il a des défauts ennuyeux, malgré l’état troublé de son Saint qui lui permet tout et qui est tout aussi intellectuellement démantibulé qu’un fakir indien bourré d’opium. Aucun homme vulgairement et passablement organisé ne pourra prendre un intérêt quelconque à ces apparitions grotesques, qui ne font rire que de l’auteur qui a pu les inventer, et qui se succèdent, sans raison d’être et sans s’arrêter une minute, pendant quatre cents pages, lesquelles finissent par jouer cruellement sur les nerfs. J’ai vu de ces lecteurs exaspérés accuser brutalement Gustave Flaubert d’être fou. Il ne l’est pas, du moins par l’ardeur et l’emportement. Il est très rassis. Mais les hommes finissent comme les littératures. Les hommes finissent par de l’enfance, et les littératures par des enfantillages. Flaubert est — littérairement, bien entendu, — un décrépit et un Chinois. Et il n’y a qu’une littérature décrépite aussi et chinoise qui puisse accepter comme l’œuvre d’un Art sérieux ses calembredaines d’aujourd’hui !

Ainsi, de l’enfance d’esprit dans la conception, et dans l’exécution de l’enfantillage, ne voilà-t-il pas un beau résultat littéraire pour un homme à qui on octroyait un talent dont la prétention était surtout d’être mâle ! Ce rapetissement, ou pour mieux dire ce rabougrissement de Flaubert, est si profondément incroyable que la Critique semble obligée, pour l’honneur de ce qu’elle avance, d’appuyer ses affirmations par des exemples, et ce n’est, certes ! pas facile. Tout à l’heure je dirai pourquoi. Cependant, parmi les citations innocentes qu’elle peut se permettre, il y en a une tirée de l’apparition de la reine de Saba, qui peut être risquée sans inconvénient et qui édifiera sur la puérilité de toutes les autres… L’apparition de la reine de Saba est une des premières visions de ce saint Antoine, qui n’est qu’un visionnaire dans le livre. La Reine de Saba et sa suite, et ses dromadaires, et ses éléphants, et son palanquin, et ses esclaves, c’était là un fameux sujet de vignette. C’était un cul-de-lampe magnifique, et Flaubert, après s’être frotté les mains, l’a exécuté avec le détail chinois de sa manière, avec ce pointillé exaspéré qui veut faire tout voir, comme le microscope appliqué à des infusoires, et ce n’est pas là ce qui étonne. On pouvait prévoir qu’il en serait ainsi. C’est la dernière application possible du procédé connu. Après la fameuse toilette de Salammbô, qui devint un soir la toilette des princesses de ce temps de débordements de toilettes, il était tout simple que nous eussions la toilette de la reine de Saba, et nous l’avons eue « avec sa robe de brocart d’or à falbalas de perles, son corset zodiacal, ses patins dont l’un noir avec lune d’argent, l’autre blanc avec soleil d’or, ses ongles en aiguilles, sa poudre bleue, son scorpion allongeant la langue entre ses deux seins, etc., etc. ». On comprend parfaitement tout cela, mais ce qu’on ne comprend qu’à la condition de mettre Flaubert au-dessous de lui-même, ce sont les gamineries accumulées de ce singe, qui tient la queue de la longue robe de la reine et « qui la soulève de temps en temps » (je demande pourquoi ?) C’est la bêtise mignarde des déclarations de cette idiote, qui semble parler à un bébé idiot en parlant à saint Antoine. C’est le parasol à sonnettes qu’elle fait tinter, en coupant de pirouettes ses déclarations. Ce sont les promesses de l’épiler, ce qui, par parenthèse, doit être une forte tentation pour saint Antoine ! C’est la petite boîte ronde, impossible à ouvrir qu’elle lui donnera s’il l’embrasse, et sa manière de l’embrasser, elle ! en lui pinçant les joues, que les enfants appellent embrasser à pincettes ; puis ses pleurs et ses rires mêlés, comme les déclarations et les pirouettes ; puis (toujours) les soulèvements de la queue par ce polisson de singe ; puis ses la ! la ! la ! et ses oh ! oh ! oh ! car Flaubert, comme les gens qui ne savent plus parler (infantes)>, en arrive à l’inarticulé et aux onomatopées ! Et, enfin, c’est la disparition de cette reine désolée à clochepied ! Oui ! voilà ce qu’on ne comprend plus que comme une dégradation de l’intelligence d’un artiste, que comme une chose nouvelle et… effrayante, au moins pour ceux-là qui aimaient autrefois son talent.

IX §

Et je n’en puis pas citer davantage. Mais c’est assez, n’est-ce pas ? pour avoir l’idée des niaiseries d’enfançon d’un livre qui joue au grave, et qui n’est qu’une solennelle puérilité. Je n’en peux citer davantage, parce que, partout, dans cette Tentation de saint Antoine, les images lascives et les gros mots obscènes abondent, et qu’où le livre, fait pour quelques-uns, peut avoir son audace, le journal, fait pour tous, doit avoir sa pudeur. Flaubert ne recule jamais devant la nudité de l’expression. Le mot malpropre est pour lui souvent le mot propre. C’est de système chez lui. Il a commencé par être un réaliste, et il est maintenant un brutaliste, comme disent à présent les réalistes avancés. Et, du reste, il était à son aise pour se montrer tel dans le sujet qu’il a choisi, et ce serait là ce qu’il répondrait si on lui faisait un reproche. La Tentation de saint Antoine étant une bataille de paroles et de gestes avec tous les diables des sept péchés capitaux, quel excellent sujet pour dire ou pour faire toutes les porcheries ! et on les dit et on les fait, et de haut encore, comme si cela rentrait dans la poétique de la chose. Ce qui révolte seulement bien plus que l’odieuse crudité des paroles, c’est la froideur avec laquelle on les écrit ou on les fait dégoiser à ses personnages. Rabelais, l’orgiaque Rabelais écrit de ces choses-là, je le sais bien. Mais il a l’ébriété d’un bacchant de la Renaissance, de cette Renaissance qui, deux minutes, a enivré le genre humain. Mais le génie, le tempérament, l’esprit, et surtout le comique, un comique immense, qu’il mêle à ces images, en diminuent le dégoût et le danger. Flaubert a-t-il cette excuse ?… Il a toujours le froid d’un homme qui calcule ses effets. Voyez, par exemple, son passage sur le dieu Crepitus, dont il a eu la retenue — il faut le louer de tout ce qu’on peut louer ! — de ne pas traduire le nom en français. Croyez-vous qu’il soit possible de mettre plus de réflexion, d’effort, de recherche, à exprimer des choses plus dégoûtantes dans un style plus fastueux ?… Je n’invoquerai point la morale à propos de la Tentation de Flaubert. Je n’aurai pas le pédantisme de le moraliser. Je ne lui parle que littérature. Mon esthétique n’est point bégueule. Je suis de ceux qui pardonnent à la verve, cette impétuosité de l’esprit, bien des entraînements. Je suis de ceux qui croient que la passion qui embrase les mots les purifie, comme le feu allumé purifiait les lèvres du prophète. Mais, ici, il n’y a ni passion, ni feu, ni prophète ; Flaubert n’en est pas un ! Il n’y en a, dans cette Tentation de saint Antoine, ni du côté des tentateurs, qui devraient avoir tous les feux de l’enfer dans le ventre, puisqu’ils sont des démons, ni du côté de celui qu’ils tentent. On voit que Gustave Flaubert n’a pas la sincérité de ses immondices. Tout cela, pour lui, n’est qu’affaire de lanterne magique, d’ombres chinoises, de marionnettes. La citrouille fricassée dans la neige de madame de Sévigné n’était pas plus glacée que celle-ci, et celle-ci, ce n’est pas dans de la neige qu’elle est fricassée !

Mais aussi la punition de tout cela ne tarde pas à arriver ; je l’ai dit plus haut, c’est l’ennui, un ennui implacable, un ennui qui n’est pas français, un ennui allemand, l’ennui du second Faust de Gœthe, par exemple, auquel La Tentation de saint Antoine ressemble. On la dirait sortie de ce souvenir. Gœthe est le générateur de Flaubert, et avec lui — car tout n’est pas également de bonne maison dans les familles — Edgar Quinet, l’auteur d’Ahasvérus. Quinet, qui n’est un Gœthe que pour sa femme, mais qui n’est qu’un Allemand pour qui ne l’a pas épousé, débuta dans la célébrité par son poème en prose d’Ahasvérus, lequel n’a pas plus de composition, d’unité, de cohérence, que La Tentation de saint Antoine, mais a réellement plus de richesse de détails, d’étendue, d’intérêt, par la très bonne raison qu’Ahasvérus (le Juif errant) parcourt le monde, qu’il reflète ou qui le réverbère, tandis que saint Antoine est bloqué dans un cercle de tentations qui ne sont pas très variées. Ce sont les hérésies du temps, les mythologies du passé, et toujours et surtout la grosse et éternelle cuisinière rousse, « lascive, — dit Flaubert, — grasse, avec une voix rauque, la chevelure de feu et des chairs rebondissantes ». Pris et serré là-dedans, — quel étau ! — saint Antoine s’en tire comme il peut, ou plutôt il ne s’en tire pas. Il y reste. Le système d’images qui se succèdent s’arrête dans une dernière image. Après le vigoureux hoquet panthéiste à travers lequel saint Antoine s’écrie qu’il « voudrait se mêler à tout, voler, nager, aboyer, beugler, hurler, souffler de la fumée, avoir une carapace, porter une trompe, s’émanier avec les odeurs, couler comme l’eau, se développer comme la plante, briller comme la lumière, pénétrer les atomes, Être la matière », tout à coup, on ne sait pourquoi, le ciel se découvre dans les nuages d’or, « et on voit dans le disque même du soleil la figure rayonnante de Jésus-Christ ».

Mais s’arrêter n’est pas finir. Saint Antoine — nous dit Flaubert, qui, lui, nous laisse (heureusement !) et sort de son livre, — se remet en prière…

X §

Eh bien, nous n’avons aussi qu’à nous y mettre… pour l’auteur !

Nous n’avons qu’à prier le ciel de l’arracher à la voie littéraire — si cela peut s’appeler une voie littéraire — dans laquelle il s’est engagé et morfondu. Il n’y a certainement que le ciel qui puisse le tirer de ce mauvais pas. Lui ne le pourrait plus. Il ne reste plus en lui assez d’artiste. Ni comme chrétien, que je ne crois pas qu’il soit, même historiquement, ni comme artiste, qui comprend tout, qui a le quart d’heure de dévotion nécessaire dans les sujets religieux comme l’avait ce bandit de Benvenuto Cellini quand il sculptait ses crucifix, Flaubert, qui fait le sérieux dans son livre, n’a compris ce sévère et audacieux sujet de saint Antoine ; car il était audacieux, avec la plaisanterie séculaire des têtes légères de France qu’il fallait braver !… Pour ceux qui savent quelque chose de l’histoire des premiers siècles de l’Église, quel marmouset sera le saint Antoine de Flaubert, berné par ses tentations comme Sancho Pança par les muletiers qui le font sauter dans sa couverture, à côté du majestueux patriarche des Solitaires, l’ami du grand Athanase, au souffle inspiré, qui, du fond du désert, s’en vint et plana sur le concile de Nicée, et dont la pauvre sandale de roseaux entrelacés pesa aussi lourdement sur le démon terrassé que la bottine d’or de l’Archange ! L’auteur de Madame Bovary n’a rien vu (j’en suis fâché pour lui !) de ce grand homme, de sa force, de ses combats contre des passions grandes comme lui, et des interrègnes de ses batailles avec la nature humaine déchue, grondant toujours et révoltée quelquefois en son âme, surnaturalisée par la pénitence et par la sainteté. Réduit maintenant à n’être plus que deux très petites choses, un imagier et un érudit qui a gratté des curiosités dans les livres pour les fourrer dans les siens, Flaubert se sera dit (l’imagier) que La Tentation de saint Antoine serait une bonne occasion pour peinturlurer des images ; et l’érudit, pour nous parler de l’encens du cap Gardefan, du silphium bon à mettre dans les sauces, du chalibon, le vin des rois d’Assyrie qu’on buvait dans une corne de licorne, du cassiteros de Tartessus, du bois bleu de Pandio, du cinnamome, du dadanon (quel dada ! pardon ; mais il faut bien un peu rire !), et des cure-dents faits avec les poils du tachas, animal perdu qui se trouve — alors il n’est pas perdu ! sous la terre. Et c’est ainsi que, sans autre plan que cette double envie, que cette double démangeaison d’imagier et d’érudit, il a marié, dans une inclination charmante, l’enfantillage de l’érudition à l’enfantillage de la peinture. C’est là, en effet, toute l’explication qu’on puisse donner d’une œuvre à laquelle personne n’entendrait rien si on ne la donnait pas, et après laquelle on n’a plus qu’une ressource, c’est de renvoyer l’auteur, avec son paquet de cure-dents, à l’Académie des Inscriptions, qui a peut-être des dents encore, et, avec son paquet de vignettes, à l’imagerie d’Épinal.

Et qu’il en revienne, s’il peut en revenir, avec mieux que ce qu’il y porte ! Les Saints font le bien pour le mal. Demandons-le à saint Antoine !

XI11 §

Les chacals de la littérature posthume continuent leur triste besogne, qui est de ramasser les restes des lions morts, pour en vivre. Après les Lettres à Panizzi de Mérimée, c’est un roman de Gustave Flaubert qu’ils ramassent, et qui n’est pas seulement un livre posthume, mais un livre inachevé, et qu’ils publient comme si c’était une œuvre définitivement terminée. Ce n’est pas là une considération pour eux. Malheureusement pour eux, et heureusement pour nous que cela venge de leurs publications, leur instinct de chacals est souvent en défaut, et ils se trompent en fait de lions… Mérimée, le sec et maigre Mérimée, au flanc creusé et au museau pointu, n’a, littérairement, rien du lion. Il n’a rien de la générosité et de la majesté de cette noble bête. Et si, un jour, on a cru voir la crinière du lionceau pointer autour de la tête de ce nouveau venu en littérature qui publia Madame Bovary, elle ne poussa bientôt plus, et le lion qu’on avait cru voir dans Flaubert, et qui s’est détiré opiniâtrement toute sa vie pour sortir de sa gaine, n’en est point sorti, et même ses efforts pour en sortir l’y ont enfoncé davantage !

Et, de vrai, le caractère du lion (littérairement ou non) c’est la force, c’est l’impétuosité, c’est le bond ! et c’est précisément le contraire du genre de talent de Flaubert. Pour lui, le talent, c’est l’effort, l’effort continu, l’effort infatigable ; c’est l’étude, c’est l’étude acharnée. À partir de Madame Bovary, qui fut son premier mot, sur lequel il a vécu toute sa vie, jusqu’à Bouvard et Pécuchet, qui a été son dernier, sur lequel il est mort, Gustave Flaubert (rendons-lui cette justice !) a été le plus volontaire des écrivains ; et il faut bien que la patience ne soit pas le génie pour qu’avec la sienne il n’en soit pas devenu un. C’est une réponse à l’erreur célèbre de Buffon… et à l’autre axiome, non moins faux, qui dit, en latin, que le travail peut vaincre tout : Labor omnia vincit. Gustave Flaubert a travaillée ou te sa vie avec une vigueur d’application qui, moralement, l’honore, mais il n’a rien produit dans la mesure de son application, et, chose plus déplorable encore ! ce qu’il a produit est toujours allé, à chaque fois qu’il produisait, en s’affaiblissant. Il est parti de Madame Bovary pour descendre à Salammbô, de Salammbô pour descendre à L’Éducation sentimentale, de L’Éducation sentimentale pour tomber à La Tentation de saint Antoine, et de La Tentation de saint Antoine pour rouler jusqu’à Bouvard et Pécuchet, brutalement interrompu par la mort ! Comme on le voit, d’ailleurs, ce n’est pas là un grand nombre d’œuvres ; mais elles lui ont autant coûté de travail et de peines que si elles avaient été plus nombreuses. Gustave Flaubert est un ouvrier littéraire qui a la probité de son métier, bien plutôt qu’un artiste inspiré. C’est le casseur de pierres ou le scieur de long de la littérature. Mais c’est nous, qui le lisons et qui le trouvons d’autant plus médiocre qu’il est plus travaillé, c’est nous qu’il a fini par scier !

Et quand je dis nous, c’est quelques-uns qu’il faut entendre, quelques-uns qui tiennent encore pour la faculté innée du talent ! c’est pour ces chiens d’aristocrates en littérature, qui deviennent de plus en plus rares, et non pas pour ce gros de démocrates de lettres qui ne croient pas plus dans les lettres qu’en politique au privilège de la naissance. Parmi ceux-ci, qui sont une inondation, Gustave Flaubert a des admirateurs passionnés et presque des fanatiques, qui lui ont fait une gloire aussi disproportionnée avec son talent que le mérite de ses œuvres avec l’effort de travail qu’elles lui ont coûté. Il a été tout de suite, lui aussi, un de ces heureux à qui on n’a pas marchandé la gloire, et quoiqu’il ait fait tout ce qu’il fallait pour la perdre, elle lui est restée fidèle, comme ces femmes qui restent fidèles aux maris indignes qui les trompent. Instantanément célèbre par Madame Bovary et par l’absurde procès fait à ce livre et qui en doubla la célébrité, Gustave Flaubert a toujours été, dans l’opinion, à la hauteur où son roman de Madame Bovary l’avait placé. Et quand, après le long temps qu’il mettait à tout, il écrivit Salammbô, et fit de l’archaïsme carthaginois d’une science plus ou moins incertaine, personne, à l’exception d’un seul que je ne nommerai pas, ne vit, dans ce tour de force d’antiquaire et de lettré, l’épuisement d’un romancier tari au premier jaillissement de sa source…

Et, depuis comme alors, quand le travailleur obstiné qui était en Flaubert, n’en voulant pas avoir le démenti, revint de Salammbô au roman pour nous donner ces compositions hybrides et sans nom de L’Éducation sentimentale et de La Tentation de saint Antoine, il y eut encore des timbrés de Madame Bovary qui soutinrent que le Flaubert de Madame Bovary vivait toujours.

XII §

Dieu, auquel, par parenthèse, il ne croyait pas, lui avait donné tout ce qu’il fallait pour facilement réussir. Il était né riche. Il avait la fortune qui le dispensa de la terrible lutte pour la vie, et qu’il remplaça noblement par la lutte pour l’esprit, qui n’est pas toujours plus heureuse… Il travailla, en effet, comme s’il eût eu besoin de travailler. Il fut dans la littérature ce qu’au collège nous appelions « un piocheur ». Il voyagea. Dans le vide de ce qui lui manquait, il versa, pour le remplir, des impressions qu’il alla demander aux voyages. Il voulut se faire des idées avec des impressions, comme font ceux qui n’ont pas d’idées. Fils d’un grand médecin que Dupuytren respectait et matérialiste, de race et d’éducation je ne sais pas, mais assurément matérialiste, il ne pouvait voir le monde que par le dehors, et c’est ainsi qu’il le vit et le décrivit ; car, avant tout et après tout, c’est un descriptif que Flaubert, et il le fut même avec une exactitude et une ténuité qui, parmi les descriptifs contemporains, n’a pas été surpassée. Son pinceau a la dureté de pointe du crayon, et il n’eut, ce pinceau, tant il était fin ! bien souvent qu’un poil, qui avait l’aigu du scalpel de son père… La nature, qu’il enlevait à l’emporte-pièce comme une feuille de métal, n’avait pour lui ni transparence, ni arrière-plans, ni lointains fondus, ni vapeurs flottantes. Elle arrivait sur vous brutalement comme une tapisserie, et il ne la voyait bien qu’au microscope. Mais, dans une société qui n’a plus d’âme, qui est aussi incapable d’idéalisme que d’idéal, cette manière de voir et de rendre la nature devait avoir un grand succès, et Flaubert l’eut, et il l’a encore. Par là, il est un des premiers de ceux-là qui s’appellent actuellement les naturalistes, et par là aussi, par la sécheresse de la description dans sa manière de peindre la passion humaine, il se rallie à ceux qui n’en ont jamais parlé éloquemment ou poétiquement le langage, mais qui l’ont crachée, froide et répugnante, dans leurs écrits inanimés.

Il n’a jamais eu, dans les siens, ni pensée profonde, ni aperçu brillant, — ni même d’aperçu du tout ! — ni analyse sévère. En tout, il n’est qu’un descripteur. Phraséologue comme Victor Hugo, mais sans la puissance de l’énorme Verbe de ce grand et magnifique poète creux, Flaubert, voué à toutes les superstitions de la phrase, brosseur et ratisseur de mots, qui a peut-être entassé plus de ratures que de phrases pour parvenir à faire celles dont il avait l’ambition, Flaubert n’eut jamais, en dehors de la grammaire, de la rhétorique et de la description matérielle, rien d’humain, rien de vivant, rien de passionné, de battant sous sa mamelle gauche, sinon la haine et le mépris du bourgeois, — du bourgeois tel que l’a fait le monde moderne, ce joli monde sorti de la Révolution Française ! Encore un mérite de Flaubert. Il a eu la haine et le mépris du bourgeois autant que ceux qui les ont eus le plus à cette époque de leur règne. Il les eut autant que Henri Monnier, par exemple, qui a créé contre le bourgeois son Joseph Prud’homme immortel. Il les a eus autant que le grand Balzac, le créateur de Bixiou, de Mistigris, et de Matifat, et de Camusot, et de Crevel, et de tant d’autres bourgeois, sublimes à la renverse, dont La Comédie humaine foisonne et regorge. Il les a eus, enfin, autant que Préault, le sculpteur, qui ne les a pas sculptés — caricatures en marbre — par respect de son ciseau, mais qui les a coupés pendant tout le temps qu’il vécut avec des épigrammes plus acérées que son ciseau, et qui a dit d’eux ce mot que n’aurait pas trouvé Flaubert : « Quand la Sociale viendra, nous en aurons, chacun de nous, une trentaine dans notre écurie ! »

Gustave Flaubert n’avait pas, ne pouvait pas avoir cette verve dans la haine et dans le mépris, mais il eut celle-là qu’avec son genre de personnalité il pouvait avoir. Le bourgeois était pour lui une obsession. Une obsession détestée, méprisée, bafouée, à tous les instants de sa vie. Il avait pour les bourgeois la haine et le mépris des Rapins… Partout dans ses ouvrages on retrouve cette obsession, ou plutôt cette possession du bourgeois. Dans sa Madame Bovary, son meilleur livre, dans sa Madame Bovary qui est une bourgeoise corrompue et qui n’a que des amants bourgeois, le mari est bourgeois, les amis sont bourgeois, tout est bourgeois, même la mort de madame Bovary, qui s’empoisonne avec les drogues de son mari et meurt en pharmacienne… Dans L’Éducation sentimentale, c’est le bourgeois qui est visé encore. Mais dans Bouvard et Pécuchet, c’est le coup à fond, c’est le coup de la haine et du mépris élevés à la plus haute puissance, et dont la bourgeoisie du xixe siècle doit mourir.

XIII §

Il le croyait, mais il ne l’a pas tuée. Qui la tuera donc ?… Mais lui, Flaubert, après Henri Monnier, Balzac et Préault, qui ne l’ont pas tuée, et tous les ateliers de peinture de Paris, qui ne la tueront pas, Flaubert n’avait pas assez de talent pour cette exécution dernière des bourgeois… et il a manqué misérablement son coup à fond, — son coup définitif et suprême ! Son livre de Bouvard et Pécuchet, exaspéré, enragé contre les bourgeois, et qui est le dernier vomissement de sa haine et de son mépris contre eux, ne sera, contre eux, qu’un camouflet d’ironie trop impuissant pour ne pas être inutile. Les bourgeois même sont bien capables de prendre au sérieux ce livre dans lequel on veut les berner, et de s’en faire un titre au respect universel du monde. Et, en effet, Bouvard et Pécuchet, les deux héros du roman, sont des bourgeois qui n’ont pas en eux de quoi faire plus rire que messieurs leurs ancêtres, à qui Sieyès disait : « Vous étiez à genoux, mettez-vous debout ! », et qui s’y sont mis. Bouvard et Pécuchet, dont Gustave Flaubert a fait deux imbéciles de base et de sommet, ont le désir, du fond de leur imbécillité, de devenir des êtres intelligents et savants sans instruction obligatoire, et si on eût pressé le bouton à Flaubert là-dessus quand il vivait, il aurait dit certainement, il n’aurait pas pu ne pas dire, que c’était là un noble mouvement, une inspiration honorable. Bouvard et Pécuchet, qui ne savent rien et qui veulent apprendre tout, sont successivement infortunés dans leurs études et les sciences qu’ils essayent de s’assimiler et qu’ils traversent pour se retrouver, tout au bout, encore plus idiots qu’auparavant. Pourquoi Gustave Flaubert se moquerait-il de cela ? Henri Monnier et Balzac se sont moqués des affectations et des ridicules des bourgeois, mais ils ne les ont pas bernés dans leur désir, qui n’est pas bête, de s’élever dans la lumière sociale et scientifique de leur temps. Et c’est ici que la haine et le mépris pour les bourgeois, dans Gustave Flaubert, ont produit le résultat le plus inattendu pour tout le monde, et qui l’aurait fait mourir de honte s’il avait pu seulement se douter de ce résultat incroyable : c’est qu’à force de se préoccuper des bourgeois, de les peindre et de vivre avec eux, le croirait-on ? il l’est devenu !

On croirait, du moins, au récit qu’il fait d’eux, qu’il est l’un d’eux. Dans ce récit, écrasant vraiment de vulgarité et de bassesse, dans cette histoire de deux idiots qui se sont rencontrés un jour sur un banc de promenade et se sont raccrochés par vide de tête, badauderie, flânerie, bavardage et nostalgie d’imbécillité, et dont les deux niaiseries, en se fondant voluptueusement l’une dans l’autre, sont devenues la plus incroyable et la plus infatigable des curiosités, — comme, en grammaire latine, deux négations valent une affirmation, — il n’y a pas un mot, pas un sous-entendu qui puisse faire croire que l’auteur se moque de ces deux benêts qui sont les héros de son livre, et qu’il n’est pas la dupe de ce récit prodigieux de bêtise voulue et réalisée… Et il n’est pas que bête, ce récit, qui est un phénomène de bêtise ! Par places aussi, il est dégoûtant et odieux. Exemple, la scène où, dans la cave, Pécuchet attrape une maladie honteuse ; car la haine du bourgeois, dans Flaubert, va jusqu’à cette fange qu’il remue, et qu’il remue en naturaliste, sans indignation, sans dégoût, sans nausée, avec l’impassibilité d’un homme qui a perdu la délicatesse de l’artiste. C’est qu’en effet l’artiste ne se voit plus du tout ici, c’est qu’il a disparu entièrement dans l’ineffable platitude d’un roman aussi plat que les bourgeois qu’il a inventés. Tout ce qu’on pourrait dire ne saurait donner une idée de cette platitude. Certes ! comme force morale de haine et de mépris contre le bourgeois, il y a peut-être là un mérite pour Flaubert l’implacable, mais le mérite intellectuel d’un livre n’y est pas. Par quels procédés dégradants l’auteur de Madame Bovary, qui savait peindre ressemblants les bourgeois, est-il arrivé presque à les calomnier et à faire prendre parti pour eux ? Y en a-t-il vraiment, des bourgeois, de cette absurdité complète, violente, et continue ?… Y en a-t-il de cette perfection impossible dans la bêtise humaine et dans l’ennui que produit ce roman sans gaîté, sans talent, sans observation neuve, sur des types usés, sucés, épuisés, — ce livre, enfin, illisible et insupportable, que l’auteur n’a pas fini et, qui sait ? peut-être arrêté et étranglé par l’ennui qu’il se causait à lui-même, et que le lecteur ne finira pas, à coup sûr, plus que lui, mais finira certainement bien avant d’être arrivé, comme lui, au chiffre affreux de quatre cents pages !…

XIV §

Voilà donc le dernier roman de Gustave Flaubert ! Le dernier chant du cygne qui est devenu un cri d’oie et dont les éditeurs après décès vont faire maintenant un cri de canard ! Malheureux Flaubert ! A-t-il travaillé et souffert pour pousser hors de sa tète ces laborieuses quatre cents pages ? Si elles ont épuisé sa vie, on ne le sait pas, mais, assurément, on peut dire qu’elles ont épuisé son talent… Cette forte et copieuse purgation qu’il a prise et rendue, dans son livre de Bouvard et Pécuchet, contre les bourgeois qui étaient ses éternelles humeurs peccantes, l’a vidé cruellement du talent qu’il avait, mais ne l’avait pas cependant entièrement débarrassé de ses humeurs et de ses haines contre les bourgeois, et, partout et toujours, il en mugissait comme un buffle irrité. Pendant qu’il écrivait, à coup de ratures enragées, ce roman, ce dernier roman qui le soulageait, comme une soupape ouverte à sa vapeur, cette locomotive de haine ! cela ne le calmait pas, ce fort haïsseur ; il n’en criait pas moins contre eux, et sa bouche grandement ouverte était une seconde soupape. Je l’ai vu et entendu mugir contre eux en suivant un cercueil, et il n’a dû se taire contre eux que quand il a été dans le sien. Ses amis pourtant le disaient bon, d’une nature inoffensive, quoique bruyante ; mais la haine du bourgeois était chez lui une espèce de folie, clabaudante et sonore. Seulement, il y a des folies qui donnent au talent d’un homme une outrance d’intensité qui peut monter jusqu’au génie, mais ce ne fut point l’histoire de la sienne. Au lieu de grandir et de fortifier son talent, elle le débilita et le réduisit à ce radotage innocent de Bouvard et Pécuchet, sur lequel il comptait pour nettoyer la terre du bourgeoisisme et des bourgeois. Déception que la mort lui a épargnée ! C’est précisément ce terrible Bouvard et Pécuchet, qui devait tuer la bourgeoisie, qui, par le fait, l’aura vengée. Cet implacable et indomptable Flaubert, ce maniaque qui avait toujours sur le nez à califourchon un bourgeois, comme Michelet y avait un jésuite, cet homme de tempérament sanguin et romantique, qui respirait la guerre contre le bourgeois depuis 1830, est mort de ce bourgeois descendu de son nez dans son ventre, et qui était en lui comme un choléra perpétuel… Et c’est ce choléra du bourgeois qui a fini par l’emporter.

Hélas ! il n’a pas, malheureusement, emporté avec lui son livre de Bouvard et Pécuchet, qui nous reste, et qu’on peut mettre sur sa tombe comme une croix.

Car c’en sera une pour sa mémoire !

Alphonse Daudet §

I12 §

J’ai souvent déjà parlé du poète des Amoureuses, qui rappelle Thomas Moore par le talent, la beauté du visage et l’exiguïté de la stature, ce Thomas Moore qui se nommait lui-même Little Moore (le petit Moore). Le poète des Amoureuses a ôté aussi un conteur charmant dans son roman du Petit Chose, sous le nom duquel on a lu le vrai nom du Little Moore français. Toujours prosateur, mais pour cela n’éteignant pas en lui la poésie, Alphonse Daudet a publié en volume les Lettres de mon moulin, qui nous donnèrent une sensation si neuve quand nous les lûmes dans Le Figaro. Le titre de ce volume en dit plus la forme générale que le fond. Le fond, c’est bien moins des lettres et des impressions personnelles comme celles que l’on trouve dans des lettres, qu’une suite de contes, enlevés avec une légèreté de main et une vivacité de coloris dans cette manière sensible et profonde qui est celle de Daudet ; car Daudet a sa manière à lui, qu’on ne peut confondre avec celle de personne.

Il n’y a personne assurément dans la littérature actuelle qui ait le genre de plume (arrachée d’où ?…) avec laquelle furent, un jour, écrits Les Amoureuses et Le Petit Chose. On a autre chose, mais on n’a pas cela. On a peut-être le grand chose, mais on n’a pas ce petit. On peut aimer davantage autre chose, et même critiquer cela, mais il n’y a pas moyen de nier l’accent de nature qui est là ! Il n’y a pas moyen de ne point entendre cette vibration, ce coup de gorge de l’oiseau bleu, à la poitrine sanglante, qui, en passant, jette là son cri, et auquel personne parmi ceux qui ont le talent plus large que Daudet, plus étoffé, plus robuste, plus tout ce que vous voudrez, n’est capable, en l’imitant, de faire écho.

Et c’est là l’originalité ! Et c’est ce qui vaut mieux que tout ! L’originalité, d’où qu’elle vienne et quelle qu’elle soit ! On ne la conteste pas à Alphonse Daudet, mais on la lui dose. Des jugeurs, que j’ai quelquefois entendus chiffonner ce talent délicat, ne niaient pas son originalité, mais disaient qu’il n’en avait qu’une goutte, comme si une goutte ne suffisait pas !… Une goutte d’originalité, c’est la goutte de vie pour nos œuvres, et c’est aussi la goutte d’acide prussique pour nos ennemis, qui tue tout net leurs raisonnements.

C’est d’abord sur cette goutte d’originalité qu’on doit mettre la main quand il s’agit d’Alphonse Daudet. C’est elle que la Critique, qui est une alchimiste aussi, doit, comme l’alchimiste de Rembrandt, montrer d’abord dans son œuvre, à travers ce flacon rose et noir taillé et orné par sa main d’artiste ; plus précieuse qu’elle est à elle seule, l’originalité, que tous les détails charmants du flacon, puisqu’elle en est la vie et l’âme ! C’est là d’abord qu’il faut aller, comme nous y allons, à cette goutte d’originalité consentie, et, cela fait, on s’occupe du reste. On s’occupe alors de toutes les autres facultés qu’on refuse à Daudet, quand l’originalité est accordée, — qu’on lui refuse et qu’il a pourtant, et que je prouverai qu’il a en invoquant ce livre même, et qu’il faut, avant tout, caractériser.

II §

C’est un livre de contes, — mais de contes rapides, dits brièvement en quelques mots, de ces contes qui tiendraient « sur une carte de visite », disait Jean-Paul, qui les aimait comme cela. C’est une série de petits sujets d’histoires qu’il a vus et qu’il a sentis, presque tous provençaux ; car Daudet est provençal.

C’est un poète et un peintre de terroir comme tous les peintres et les poètes pénétrants, la loi étant de ne bien peindre que les choses qu’on a vues, qui se sont enfoncées en nous dès l’enfance, et dans lesquelles nous avons fait boire nos premiers regards. Ses contes, c’est donc la Provence, montrée non plus dans son ensemble, mais par parcelles lumineuses. Elle y tient toute, en ces parcelles ! L’auteur du Petit Chose fait des choses petites en sa qualité de Petit Chose ; mais Meissonier fait aussi des choses petites, et ce ne serait pas une gloire petite que d’être le Meissonier du conte provençal ! Mais Benvenuto Cellini lui-même, ce fort, ce violent, ce Cyclope enragé, faisait également des choses petites, quand il gravait ses onyx et taillait la facette d’une bague comme il eût ciselé un bouclier ! Les contes de Daudet, qui sont grands comme rien, j’en conviens, peuvent être comparés à des intailles pour la précision et le délié des détails. Seulement, dans ces contes à la Meissonier pour la peinture, dans ces intailles bonnes, à ce qu’il semble, pour faire l’agrafe d’un bracelet ou la tête d’une épinglette, y a-t-il trace d’émotion ? Y a-t-il trace de force ? trace de profondeur ? Y a-t-il et pouvait-on y mettre la marque des facultés que je viens réclamer pour le compte de Daudet ?…

L’émotion ! on ne la lui chicane pas, on en fait bon marché encore ; c’est comme sa gouttelette d’originalité. On a la bonté d’admettre qu’il peut émouvoir et qu’il peut être ému, dans la mesure, il est vrai, de son organisation de Petit Chose. Mais la profondeur et la force, on les lui refuse, d’aplomb et obstinément. Quand on fait si petit, il est impossible de faire fort et profond ! On effleure, on ne peut pas creuser ! Est-ce que, parmi les oiseaux-mouches de la poésie, ces imperceptibles rubis qui volent et qui sont les vers-luisants de l’air, il y a des aigles mouches ?… Est-ce que le gentil poète des Amoureuses, qui, aux épines de la vie, n’a guères laissé qu’une gouttelette de son sang vermeil, juste autant que sa gouttelette d’originalité, peut être, quoi qu’il fasse, autre chose qu’un gentil écrivain, ayant à perpétuité les grâces joliettes et fluettes de la jeunesse ? Est-ce qu’il peut, ce page de génie, capable de tourner la tête de toutes les demoiselles des Trois Cousines de la terre, devenir jamais fort et profond ?… Non ! il n’aura jamais ni la profondeur ni la force. C’est bien assez que ce qu’il a ! Il est jeune, et (on ajoute cela !) il est plus jeune peut-être encore dans ses livres que dans la vie, et il ne vieillira pas ; car vieillir, c’est prendre, malgré soi, de la profondeur et de la force.

Il restera, le malheureux ! éternellement printemps, éternellement grappe de lilas, éternellement violette des bois dans la rosée, éternellement enfant délicieux, mais enfant. Telle déjà l’opinion qui commence. Ah ! les préjugés poussent en une minute et durent des siècles, et voilà pourquoi il faut vite les étrangler.

III §

Ainsi, — voilà qui est réglé, — ni force ni profondeur. Pauvre Alphonse Daudet ! Pauvre Petit Chose ! Et pourquoi ? Parce qu’il fait petit, cet artiste spécial, à qui Pascal a très bien pu souffler tout bas que l’infini est dans l’atome aussi bien que dans un monde. Comme si la force et la profondeur avaient rigoureusement besoin d’espace ! comme si on n’était pas fort et profond sur un point intangible ! comme s’il fallait seulement un pouce de chair à la flèche pour pénétrer et tuer son homme, et comme si nous ne pouvions pas être atteints profondément par une épingle ! Il ne s’agit que de l’enfoncer. Mais laissons là les raisonnements. Les faits valent mieux, et je les trouve dans les œuvres de notre poète et de notre conteur. Il y a, si vous vous les rappelez, en ses Amoureuses, bien des poésies amertumées dans leur rhythme léger, bien des roses avec la cantharide mortelle nichée au fond de leurs cœurs de roses ; il y a, dans ces soupirs si vite jetés, la modulation de plus d’une angoisse. Dans son Petit Chose, il y a bien des pages navrantes, de l’observation fouillée, dure et cruelle, et acharnée, qui fait pleurer des larmes pesantes : il n’y a pas que des fraîcheurs de coloris et de douces et jeunes mélancolies. Tout n’y est pas de cette jolie triste couleur de robe de femme qu’on appelle cendre de rose ! Il y a de la cendre vraie, de celle-là sur laquelle on meurt vivant… Mais quand nous n’aurions ni Les Amoureuses ni Le Petit Chose, quand nous n’aurions que les Lettres de mon moulin, nous aurions assez pour trouver que la main qui a écrit cela, toute petite qu’elle est, peut mieux que caresser voluptueusement les surfaces de la vie, et peser sur le cœur d’un sujet comme la main d’un homme, et le pénétrer — en y pesant.

C’est la profondeur, en effet, — non pas dans les détails, entendons-nous bien ! mais dans l’accent, — c’est la profondeur d’impression qui me frappe surtout dans ces lettres écrites d’un moulin, ces lettres d’une fantaisie qui tourne, tourne comme ses ailes ; c’est cette profondeur d’impression qui me frappe plus que tout. Ce ne sont pas les paysages éclatants, ce ne sont pas les sensations joyeuses et poétiques de toute cette nature de Provence, peinte dans sa lumière avec de la lumière ; ce ne sont même pas les deux ou trois contes gais qui rient dans cet azur, comme Le Curé de Cucugnan et L’Élixir du Père Gaucher. Non ! ce n’est pas toutes ces gaîtés de l’œil, de l’oreille, de l’esprit et du style, mais c’est l’impression profonde qui sort de tous ces autres contes, si tristes au fond : La Cervelle d’or, qu’on dirait de Heine ; Les Deux Auberges, qu’on ne dirait de personne que d’un homme qui sait l’horreur de l’abandon ; La Sémillante, ce récit poignant et sombre, La Sémillante, — qui ne sémille plus, engloutie avec son vieux berger, « encapuchonné et lépreux », qui lève avec sa main sa lèvre, tombant sur sa bouche muette, pour raconter l’affreux naufrage ; — L’Île des Sanguinaires, enfin, le plus original de tous ces contes, non pas le plus terrible, — car ce gracieux Daudet se permet le terrible, comme vous venez de le voir ; — L’Île des Sanguinaires, où se trouve exprimée, toute seule, la mélancolie physique de la solitude. La solitude dans une île, c’est déjà quelque chose, mais avoir mis un phare dans cette île, et la solitude dedans… Certes ! c’est là, s’il en fut jamais, de la profondeur.

Tels sont les contes en majorité qui donnent à l’ouvrage sa physionomie, et cette physionomie n’est pas celle, allez ! que les superficiels, qu’il faut accabler par les détails pour qu’ils sentent quelque chose, voient dans Alphonse Daudet. Eux voient en lui le joli garçon, et même le joli garçonnet littéraire. Ils vont jusque-là, les impertinents ! Et, au contraire, voici l’homme fait qui connaît la vie, et qui vous écrit, avec une plume implacablement, inexorablement amère, et comme jamais moraliste n’en eut de plus amère, l’histoire — terrible encore, celle-là ! — qu’il a intitulée Le Portefeuille de Bixiou. Ici, c’est Balzac qui a donné le la de cette histoire, et il faut de la voix pour chanter sur le la donné par un pareil homme. Le Bixiou de Balzac, tout le monde l’a dans la mémoire, ce chat-tigre de la caricature, ce tortionnaire de la plaisanterie féroce, dont les mots étaient des tenailles rougies au feu de la verve la plus bouffonnement enragée. Eh bien, c’est ce Bixiou que l’auteur des Lettres de mon moulin a peint vieux, décrépit, aveugle, méprisé de sa femme, idiot de sa fille… et cherchez le pastel du doux Chérubin littéraire dans cette peinture ! Je ne cite presque jamais, mais, ici, il faut citer :

« … Un matin… je vis arriver chez moi, pendant que je déjeunais, un vieil homme en habit râpé, cagneux, crotté, l’échine basse, grelottant sur ses longues jambes comme un échassier déplumé. C’était Bixiou. Oui ! Parisiens, votre Bixiou, le féroce charmant et Bixiou, ce railleur enragé qui vous a tant réjouis avec ses pamphlets et ses caricatures… Ah ! le malheureux ! quelle détresse ! La tête inclinée sur l’épaule, sa canne aux dents comme une clarinette, l’illustre et lugubre farceur s’avança jusqu’au milieu de la chambre et vint se jeter contre ma table en disant d’une voix dolente : “Ayez pitié d’un pauvre aveugle !” C’était si bien imité que je ris !… Mais lui : “Vous croyez que je plaisante ? Regardez mes yeux.” — Et il tourna vers moi deux grandes prunelles blanches sans regard. — “Je suis aveugle, mon cher, aveugle pour la vie ! Voilà ce que c’est que d’écrire avec du vitriol. Je me suis brûlé les yeux à ce joli métier ; mais, là, brûlé à fond… jusqu’aux bobèches !” »Jusqu’aux bobèches ! est de la plus épouvantable beauté. Le conte qui commence ainsi est tout psychologique. C’est la confession de la misère de cœur, d’esprit et de vie, de cet homme fulgurant autrefois de l’esprit qui l’a consumé, de ce caricaturiste qui fait contre lui-même sa dernière caricature ! Comme tous les vicieux, Bixiou aime le vice qui le tue. Journaliste, fou des journaux qui l’ont perdu, en ne le rendant propre à rien qu’à faire des journaux, il les ramasse partout sans y voir, les sent, trouve qu’ils sentent bon, lèche leur encre et maudit sa femme qui ne veut pas les lui lire, — une catin bégueule, — parce qu’elle y trouve des inconvenances. Quand il parle de sa fille, qui est laide, il dit ce mot d’une si effroyable goguenarderie : Je n’ai jamais fait que des charges. Et tout le conte est d’une telle verve d’ironie cruelle qu’en voyant ce Bixiou de Daudet, car on dira aussi le Bixiou de Daudet, parce que peindre ainsi c’est une prise de possession, on songe à un Neveu de Rameau plus abject que l’autre, et certainement plus mordant, dans l’emporte-pièce de ces quelques pages…

Ces quelques pages, énergiques à étonner même sous une autre plume que celle de Daudet, il faut, pour bien en juger, les lire où elles sont. Mais, certainement, , elles donneront de lui une idée contraire à celle que certains esprits voudraient faire prévaloir sur ce jeune et intéressant écrivain. Les muscles finissent par saillir dans les êtres les plus ronds et les plus féminins, sous l’action de la vie. Le muscle intellectuel est venu à l’éphèbe des Amoureuses, et c’est des Lettres de mon moulin que datera sa virilité. Je n’ai voulu que dire cela. Peintre et poète, il l’était déjà, on le savait, on en convenait. Mais on ne voyait que l’extérieur, que le dessus du panier d’une manière à laquelle il a ajouté par-dessous.

Et Alphonse Daudet, en écrivant les Lettres de mon moulin, n’a pas seulement prouvé qu’il avait ce qu’on lui déniait : une force égale à sa grâce, une profondeur égale à sa légèreté. Il a résolu le problème d’art qui posait qu’il faut de certaines proportions pour produire des effets, thèse plus grossière que grandiose. Il a montré que le talent est toujours plus fort que son cadre, et que la peinture, qu’elle soit miniature ou fresque, peut remuer l’âme au même degré et nous passionner la pensée !

IV13 §

Alphonse Daudet a maintenant, littérairement, pignon sur rue, quoique ce soit là un mot bien pesant pour dire le succès de ce talent aérien, charmant et charmeur, et qui est en train, pour l’heure, de prouver qu’il a aussi la fécondité. Son Jack est un livre d’haleine, dans lequel celui que j’ai appelé un Meissonier littéraire a renoncé à ses délicieuses petites toiles pour nous prouver qu’il pouvait faire grand… Cette preuve, du reste, il l’avait donnée dans une œuvre précédente, couronnée, je crois, par l’Académie. Même l’Académie, — cette vieille dame (old lady), comme disent les Anglais en parlant de la Compagnie des Indes, à qui je trouve beaucoup plus d’attraits ; — même l’Académie, Daudet l’a enlevée à la pointe de sa plume. C’est un enleveur de cœurs en littérature, et je suis persuadé qu’avec son livre de Jack il va les enlever encore, mais ce ne sera pas sans leur faire mal.

Et, en effet, ce livre de Jack est un livre cruel. L’auteur, dans sa dédicace à Flaubert, son maître et son ami, dit-il, l’appelle « un livre de colère et de pitié », et il a raison, c’est bien cela… Seulement, la colère et la pitié n’y sont pas comme elles y pourraient être. Elles n’y sont guères que par l’accent, par un mot échappé de temps en temps et dont la vibration soulève ou attendrit, ou encore par l’intention de vous déchirer avec la cruauté de sa peinture. Mais est-ce assez ? Est-ce assez pour affirmer tant de pitié et de colère ? L’auteur, d’une sensibilité que j’adore, l’auteur qui est encore plus une âme qu’un esprit, s’est trop fait objectif, comme disent les Allemands, lui, de nature, le plus subjectif des hommes ! Il dit Flaubert son maître, et, malheureusement, il est trop son maître. Or, Flaubert vient de Gautier, qui vient lui-même de Gœthe. Triste généalogie ! Gœthe et Gautier, puissants par la langue, je le veux bien, n’avaient pas d’âme à perdre. Mais Alphonse Daudet en a une, et dans la prison descriptive où il l’enferme, elle frémit et palpite encore… Je voudrais qu’elle brisât cette limite et qu’elle débordât. Je voudrais que le moi de Daudet, son moi sensible et réfléchi, tînt plus de place dans son œuvre actuelle. Lui qui (je m’en souviens) s’est moqué autrefois si joliment des Impassibles, ne peut pas, sans inconséquence et perversion de sa nature, en devenir un. Il ne peut pas l’être comme cette forte mécanique de Flaubert, qui, en roman, fait ce que Taine fait en histoire, c’est-à-dire montre l’objet et puis s’en va. De système, Alphonse Daudet ne peut être impassible que comme le peut l’âme la plus naturellement tendre et la plus facilement émue, comme Joubert et Platon pourraient l’être, si Joubert et Platon, ce qui me paraît bien difficile, eussent pris pour maître Flaubert.

Alphonse Daudet — il faut l’en croire — se vante de l’avoir pris pour le sien, mais sa nature proteste contre son choix et sa préférence intellectuelle. Si Flaubert avait eu à écrire le Jack de Daudet, il n’y aurait pas mis l’accent de sensibilité qui y perce encore et que je voudrais y voir éclater, ce cri du cœur, jeté trop en passant, mais enfin jeté, arraché à une âme ! Il se serait contenté de la description sèche, rigoureuse, à l’emporte-pièce, de toutes ces pauvretés, de tous ces vices, de toutes ces misères qui sont le fond de ce livre de Jack. Il aurait été le photographe qui applique froidement un procédé, comme s’il était lui-même un procédé. Certes ! Flaubert n’aurait jamais écrit : « Ceci est un livre de colère et de pitié. » Les descripteurs, qui ne se soucient que du contour, du relief et de la couleur des choses, ne connaissent ni pitié, ni colère, et c’est par là que Daudet se différencie d’eux, tout en les admirant et en les choisissant pour modèles. De tempérament vivace et qu’il n’a point détruit encore, il n’est qu’à moitié de leur groupe, à ces desséchants ! mais, il faut bien le reconnaître, il s’en retrouve par la vulgarité du sujet qu’il traite. Le distingué qui est dans l’auteur du Jack au même degré que le sensible, l’artiste fait pour nous donner les plus nobles spectacles, les choses les plus aristocratiques et les plus idéales, s’est détourné de toute cette poésie pour nous peindre les réalités les plus basses. La petite flamme bleue des génies capricieux et charmants qu’il a dans l’esprit, cet homme de délicate fantaisie la promène et la fait ramper sur des sujets abjects et répugnants, sous prétexte de mœurs contemporaines à reproduire, — car son roman de Jack porte le sous-titre de Mœurs contemporaines ; et la Critique, en voyant cette application à contresens de facultés destinées à des sphères d’observation plus hautes, la Critique, qui n’est pas impassible comme Daudet voudrait l’être, a toute la tristesse du regret.

V §

Et j’ai dit le mot dur, car il doit être dit. Le sujet du roman de Jack est prosaïque, commun, oui ! et même abject, et tout le talent de l’écrivain, brillant dans une foule de détails, n’en sauve ni l’abaissement douloureux, ni la vulgarité pire encore. Daudet n’a pas été le chercher loin, ce sujet. Il n’a pas percé bien avant dans nos mœurs pour y trouver cette fange. Elle y est à fleur de peau, et nous en avons été tous plus ou moins éclaboussés. Le sujet de son roman, il l’a pris à ses pieds, à son coude, sous sa main, partout, puisque, de partout, nous sommes entourés et pressés de cette vie affreuse de bohèmes, d’impuissants, de déclassés, de filles entretenues, qu’il nous a décrite jusqu’au mal de cœur. Cela avait déjà été mis bien des fois dans des romans et au théâtre. Daudet a voulu encore une fois sucer l’orange empoisonnée pour en exprimer les dernières gouttes. Son livre est donc l’histoire tragique des bohèmes impuissants, vaniteux, envieux, dont ce malheureux monde moderne et révolutionné fourmille. Pour intailler mieux dans leur ignominie, il a employé un mot beaucoup dit dans ce monde-là, il les a appelés : les Ratés… et l’emploi hardi de ce mot, qui se montre, je crois pour la première fois dans un livre de style, en fera peut-être la fortune.

Dans le livre de Jack, en effet, il s’agit bien moins de Jack que des ratés. Et d’ailleurs Jack, dont l’auteur a fini par faire un mauvais ouvrier, est lui-même un raté, et qui rate depuis sa naissance, attendu qu’il est le bâtard d’une fille entretenue. Or, c’est ce malheur de naissance qui s’appesantit sur lui et l’enfonce dans toutes les misères de sa vie. Daudet aurait pu en faire un héros ; car il y a des bâtards qui sont des héros, qui remontent, à force de cœur, de volonté et d’énergie, ce torrent de la bâtardise qui entraîne Jack aux derniers malheurs et aux plus lamentables catastrophes. Mais Jack importe bien moins au romancier que le milieu dans lequel il vit et succombe. Jack, pour lui, est une occasion de peindre les Ratés. C’est le bouc émissaire des Ratés ; et je dis trop, c’en est le baudet : Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout le mal… et qui tondit du pré la largeur de sa langue, — et sa langue n’est pas large, allez ! Le mal de tout cela, c’est qu’il est impossible à l’imagination dégoûtée de s’intéresser à ce Jack imbécile, sentimental et raté… comme les autres, — pas plus intéressant, quoique plus à plaindre que les autres. Tel est le défaut de la cuirasse de ce roman : le sans intérêt ! Stendhal dit quelque part que la beauté d’une œuvre d’art se mesure au bonheur qu’elle nous donne. Eh bien, quel genre de bonheur le Jack de Daudet peut-il nous donner ?…

Assurément, je ne suis pas, comme Stendhal, un épicurien littéraire. Je ne prends point si strictement le bonheur que donne une œuvre d’art pour la mesure de sa beauté ; car le bonheur est relatif, et la valeur d’une œuvre d’art est absolue. Mais je demande pourtant que dans un livre qui a deux volumes l’impression s’interrompe un instant, si elle est douloureuse. Et elle ne s’interrompt point dans celui-ci, elle ne s’arrête pas une minute. C’est un entassement de bassesses, d’infamies, de ridicules, de platitudes, de misères de toute sorte, et jamais Macbeth n’a été rassasié d’horreurs comme Daudet, cet esprit si peu fait pour l’horreur, nous en rassasie. Seulement, les horreurs de Macbeth étaient terribles, et celles du livre de Jack sont dégoûtantes. Vols, escroqueries, concubinage, prostitution du sentiment maternel, avilissement des caractères, vanités bêtes ou méchantes, c’est à lasser le dégoût lui-même, si on veut l’inspirer, et à impatienter l’âme la plus ferme et la plus tranquille. Évidemment, une pareille faute de composition ne peut venir, dans un homme de la valeur de Daudet, que de l’étroite notion du roman tel que le conçoit le groupe littéraire auquel il se rallie. M. de Goncourt, qui est de ce groupe, et qui, comme Alphonse Daudet, a trop d’âme aussi pour en être, dit dans la préface de sa Germinie Lacerteux que le roman est maintenant une enquête sociale. C’est possible. Les enquêtes se font partout. Mais, certes ! il est autre chose encore, et que ne voient pas assez ces statisticiens et ces nosographes du roman, allant, de réflexion et de préférence, à tout ce qui est laid, odieux, ignoble, comme à des curiosités bonnes à peindre, — infatigablement et sans les tacher jamais de la lumière du moindre idéal !

VI §

Voilà, à mes yeux, la grande faute de ce roman. Faute volontaire, je le crois. Elle est bien moins de lui que d’une école dont on peut regarder Flaubert comme le chef, de fait sans théorie et sans enseignement. Seulement, voici qui va nous venger de cette faute. Si, littérairement, la valeur et l’intérêt esthétique du roman de Daudet défaillent, ce roman exact, qui a au moins le mérite recherché par Edmond de Goncourt d’être une enquête, est, pour les moralistes qui savent conclure, un renseignement effrayant. Je ne sache pas de livre plus terrible contre la société actuelle et Paris, Paris surtout, qui a la prétention de mouler le reste du monde à son image. Je ne connais pas de livre plus capable de faire mépriser le monde moderne et ses mœurs. Cette histoire de Ratés, de cette tribu d’impuissants, envieuse et dévorante, qui doit dévorer un jour tout le grain social ; cette histoire racontée sous des formes désintéressées, quand elles ne sont pas émues, est l’accusation la plus nette et la mieux formulée contre toutes les idées qui règnent en ce temps d’exécrable démocratie. L’auteur ne s’occupe que de ses peintures : c’est l’artiste qui ne voit que son art ; mais le penseur, qui voit plus loin, a-t-il jamais trouvé quelque chose de plus formidable contre l’instruction obligatoire, par exemple, — cette sottise de l’orgueil moderne, — que cette affreuse histoire des Ratés ? Y a-t-il contre le concubinage, — que l’on ne veut pas encore obligatoire comme l’instruction, c’est-à-dire qui n’est pas encore légal, mais qui semble préparer sa légalité future en prenant les proportions qu’il prend tous les jours dans nos mœurs, — y a-t-il contre le concubinage un argument plus fort que cette éducation et ce destin de fils de fille entretenue, tué littéralement par sa bâtardise ? Jack est écrasé par le fait seul de sa naissance, dont les conséquences sont effroyables, et l’auteur, qu’il veuille ou non être chrétien, croit, comme nous autres chrétiens, à ce dont rient les libres-penseurs, c’est-à-dire au péché originel. Puisque les réalistes exigent maintenant que le roman soit une enquête, quelle plus épouvantable que le livre de Daudet, qui nous crève les yeux de sa vérité et de sa boue, et qui ne les ouvrira pas. Il n’y a que Dieu, dit Bossuet, qui fasse de la lumière pour les aveugles, avec de la boue et du crachat !

VII §

Ces effets d’ensemble constatés, il reste les détails du livre à juger, et c’est ici que la Critique n’a plus à se montrer sévère. Ces détails sont dignes, en effet, de l’écrivain qui nous a donné tant de pages d’une originalité si primesautière et si ravissante. Alphonse Daudet est du très petit nombre d’écrivains qui ont à eux une manière qui ne ressemble à celle de personne, et c’est même la raison pour laquelle il échappe souvent à l’esprit de système et à des admirations dangereuses. C’est pour cela que ce talent charmant tremble si joliment dans le manche grossier du réalisme. C’est un conteur d’une grâce émue et légère, qu’aucun romancier contemporain n’a au même degré que lui. À l’accent, une page de Daudet se reconnaîtra toujours entre toutes, et il sera impossible de l’imiter. Il a cet avantage des esprits infiniment poétiques, que la poésie suit, comme une lueur, où qu’ils aillent, et qui font tomber des ciels d’or sur la teigne des pouilleux, comme le faisait Murillo… Où d’autres seraient bas, comme le sujet de leur peinture, il reste poétique et quelquefois poète. Il y a dans ce roman que je lui reproche, mais avec tant de tendresse pour un talent qui pourrait m’enchanter toujours, des scènes amenées par le choix du sujet auquel il s’est livré et qui rappelleraient Dickens et Paul de Kock, s’il n’était pas Alphonse Daudet, le conteur inexprimablement personnel. L’éducation du petit Jack, par exemple, dans l’horrible gymnase de la rue Montaigne, la plus féroce et la plus saignante des études d’un livre où il y en a tant, est du pur Dickens, mais avec des touches que Dickens n’a pas ; et le mariage de la fille de l’ouvrier Roudic est du Paul de Kock, mais du Paul de Kock transfiguré et rayonnant. La gaîté, la bonne foi dans l’impression, l’enfance du cœur, y éteignent l’ironie. Alphonse Daudet dit encore, dans sa dédicace à son maître Flaubert, qu’il a fait un livre ironique. Je pense qu’il s’abuse un peu sur ce point. Le cadre accepté, la tête prise là-dedans, il a fait un livre sincère. Daudet est un esprit trop facilement ému et trop transparent pour être ironique et amer bien longtemps. Et qu’il ne le regrette pas ! Il est candide comme il est lumineux. L’ironie, qui est une ride, au moins, et quelquefois une grimace, n’est pas faite pour ce jeune, aimable et franc visage, dans lequel la larme qui tombe des yeux est aussi vraie que le sourire qu’elle vient mouiller.

Je veux le quitter sur cette larme et sur ce sourire. En résumé, son livre n’aura de succès que par l’attendrissement qu’il causera à ceux qui le liront ; car la maîtresse faculté de Daudet, c’est la faculté de l’attendrissement, et, je l’ai dit en commençant, elle perce encore (heureusement !) dans ce livre, dédié à l’impassible Flaubert. Sans cette faculté d’attendrissement, il resterait, je n’en doute pas, par son fond, mortellement antipathique aux esprits élevés et délicats, le vrai, le seul public pour un écrivain de la race de Daudet. Avant qu’il ne fût publié, ce livre de Jack (même par un k) avait exhalé une odeur d’ouvrier inquiétante pour ceux qui veulent que le talent ne déroge pas… Daudet ne semblait pas littérairement conformé pour mettre son pied, qui est fin et cambré, dans les vieilles savates d’Eugène Sue. Aussi s’est-il bien gardé de l’y mettre. Je viens de dire où il l’a mis, et, malgré tout ce qui m’a déplu dans cette hideuse histoire des Ratés où tout est raté, la grâce de celui qui a écrit toute cette raterie y est si forte, qu’elle ne ratera pas !

VIII14 §

Dans ce désert d’œuvres, où la Critique, qui vit de livres, meurt de faim, il n’en faut pas une bien haute pour paraître quelque chose d’élevé. Le désert allonge les obélisques… Pourtant ce n’est pas là l’histoire d’Alphonse Daudet et de son livre, Le Nabab. Alphonse Daudet n’a besoin d’aucune comparaison et d’aucun mirage pour faire ressortir le talent de son œuvre. Il n’est point aujourd’hui, comme le dit la vieille expression proverbiale, le borgne du royaume des aveugles. Littérairement, il a, pardieu ! bien ses deux yeux, — deux yeux très purs, très expressifs et quelquefois très touchants, et le roman que voici serait certainement remarqué encore dans un temps plus préoccupé, plus épris de littérature que le nôtre. À quelque moment que ce fût la Critique compterait avec Alphonse Daudet ; mais, cette fois, elle a une autre raison pour s’occuper de son Nabab que le mérite prouvé de l’auteur de tant de choses charmantes, et le mérite à prouver du roman qu’il publie. Et c’est la modification, l’heureuse et profonde modification que je trouve dans ce roman de la manière de l’écrivain ; c’est le retour marqué vers cette manière qu’il eut longtemps, et qu’il semblait avoir dans ses derniers ouvrages, abandonnée.

J’en avais eu presque du chagrin, et j’écris ce mot tendrement, car le talent d’Alphonse Daudet a la puissance de tant d’émotion qu’on ne peut s’empêcher de l’aimer, même quand on le juge. Et il fait, pour celui qui est obligé de le juger, de l’impartialité une chose cruelle. Lorsqu’il publia son roman de Jack, je dis assez que je déplorais la pente sur laquelle il glissait et qui l’entraînait vers des idées qui sont, hélas ! les idées des Jeunes, à ce triste moment de la littérature et des arts, et contre lesquelles protestait la distinction de sa nature. Je ne sache pas, en effet, de nature plus opposée à l’idée du Réalisme, cette Bête du temps, que la nature de Daudet, le poète des Amoureuses, qui, André Chénier volontaire, ne pouvait pas vouloir faire guillotiner sa poésie par le tranchant fangeux de la plus abjecte des théories littéraires. Il s’exposait à cela, cependant ! Les camaraderies sont mortelles aux plus forts. Alphonse Daudet avait des liaisons littéraires dangereuses, qui devaient produire la camaraderie des idées… Dans son roman de Jack, il tendait, sans en avoir, je crois, le sentiment bien net, vers cette corruption du Réalisme contemporain, si tentant, non pour lui, mais pour les imaginations sans idéal et les talents sans invention et sans noblesse. Eh bien, je l’avoue, je craignais une perversion possible ! J’avais peur de voir le rampant crustacé prendre dans ses immondes pinces et y étouffer la jolie Sirène, à la flûte enchantée, qui, même dans la prose du poète des Amoureuses, chante encore.

Mais est-ce moi ou lui, dans sa conscience de poète, qu’il a entendu ? Toujours est-il qu’il échappe à ce danger que j’ai signalé, et qu’il est rentré dans la vérité native de son talent, si antipathique aux peintures basses et si délicieux de cette sensibilité que dédaignent, comme le renard les raisins, les Impassibles, ces pierreux de la littérature… Sensibilité, coloris, grâce de l’âme dans le talent, tout est revenu de ce que nous connaissions en lui depuis qu’il a changé de modèles. Avec sa manière de sentir, son horreur du vulgaire, l’élégance de sa plume, Alphonse Daudet n’est fait que pour peindre la société à une certaine hauteur… et dans son Nabab, c’est à cette hauteur qu’il l’a prise. Daudet n’est pas Zola. Il y a deux mille marches d’escalier entre eux, et ces deux mille marches qui les séparent et que je craignais de lui voir descendre, Alphonse Daudet les a remontées. Il n’appartient plus, et nous espérons qu’il n’y retournera jamais, au Réalisme, dont son nouveau livre n’est ni entiché ni maculé… La Critique, heureuse de ce retour, tuerait le veau gras — si elle en avait un ! — pour fêter cet enfant prodigue… prodigue de talent, et qui, comme celui de l’Évangile, ne gardera pas les pourceaux.

IX §

Le Nabab est une étude de mœurs qui relève plus de Balzac que de Flaubert, — de Flaubert que Daudet appela un jour, par trop modestement, « son maître ». Certes ! j’aimerais mieux qu’elle ne relevât de personne, mais le moyen de ne pas relever de Balzac, quand on fait une étude de mœurs, et de mœurs parisiennes encore ?… Balzac a cela de désespérant pour ceux qui viennent après lui, qu’ils ont l’air de l’imiter quand ils le continuent. Les bras de ce géant sont si longs, qu’ils ont embrassé le xixe siècle comme l’Océan embrasse la Terre, et que rien de ce siècle ne reste à personne. Ce ramasse-tout terrible a tout pris. Le génie de Balzac ressemble au Pantagruel et au Gargantua de ce Rabelais qu’il aimait, et qu’il avait raison d’aimer, comme un fils aime son père, il a la grandeur presque monstrueuse et la puissance dévorante de ces êtres qui sont des chimères, tandis que lui, Balzac, est une réalité ! Où il a passé, l’herbe ne repousse plus, ou, si elle repousse, c’est de la même herbe qu’il avait fauchée… Depuis Balzac, d’ailleurs, les mœurs parisiennes (et il n’est question dans l’étude de Daudet que de celles-là) n’ont pas assez changé, ne se sont pas assez renouvelées, pour que l’observateur y puisse découvrir de ces choses inattendues qui font à un livre qui les retrace une géniale originalité. Malgré les changements politiques survenus, malgré des malheurs qui auraient dû être des leçons, le Paris actuel est, de mœurs, à peu près celui de l’Empire, et le Paris de l’Empire ne différait pas beaucoup du Paris observé et peint par Balzac. C’est que les mœurs ne sont pas emportées, du coup, par les établissements et les institutions politiques qui croulent. Ces giroflées ont la vie plus dure que les murs sur lesquels elles ont poussé ; et cela, avec le vaste génie de Balzac, de ce chef de Dévorants qui a tout dévoré, même le temps qui a suivi sa mort, est une double raison pour qu’une Étude de mœurs parisiennes, à cette heure, quelque force de rendu qu’elle ait, ne produise pas sur l’imagination l’effet profond d’une œuvre dans laquelle ces mœurs seraient saisies et exprimées pour la première fois.

Mais Daudet, qui a l’entrain et la bravoure d’esprit d’un artiste, et d’un artiste qui se sent de la vie depuis la pointe des cheveux jusqu’au bout des ongles, n’a pas reculé devant la double difficulté d’une Étude de mœurs parisiennes après les Études de mœurs parisiennes de Balzac. Il aurait pu très bien nous donner un autre genre de roman, — un roman, par exemple, de sentiment ou de passion, car Balzac, qui se lève et qu’on aperçoit à tous les horizons des mœurs modernes, n’a pas embrassé et ne pouvait pas embrasser toute l’âme humaine comme il a embrassé toute une société. L’âme humaine, en effet, c’est l’infini, et toute société est finie. Le monde parisien a des limites ; cette chaudière infernale bouillonne entre des bords qu’on trouve bientôt. Après Balzac, l’auteur du Nabab pouvait nous creuser ou nous dramatiser une passion ; — il pouvait nous analyser un sentiment et découvrir dans le cœur humain la mine d’or d’une originalité souveraine. Mais il ne l’a pas voulu. La double difficulté de faire ce qu’il a fait l’a-t-elle séduit par sa difficulté même ? Qui n’aurait pas d’audace serait moins artiste… Parisien, trop Parisien peut-être, et trop jeune encore pour ne pas s’éprendre et s’enivrer de choses contemporaines, il a osé son pan de fresque après l’immense fresque du Maître des Maîtres, qui — même inachevée — fait croire à l’imagination que Balzac a peint tout, quand, interrompu par la mort, il lui restait tant à peindre encore ! Car voilà l’incroyable fascination du génie de Balzac, que ce qu’il n’a pas peint nous croyons le voir, et que nous le voyons dans ce qu’il a déjà peint, — comme on voit l’avenir dans le passé, disait Leibnitz. Alphonse Daudet n’a pas été épouvanté par cette immensité, et quoique sa fresque, à lui, porte fatalement les reflets de cet homme, qui est la Lumière, et dont tous ceux qui touchent aux mœurs du temps et du Paris moderne semblent plus ou moins les caméléons, il sera lu, pourtant, après Balzac, comme quelqu’un qui existe par lui-même. Et, de fait, s’il reflète un ensemble de choses déjà peint, et avec quel pinceau, grand Dieu ! il a son pinceau cependant qui n’est pas le reflet d’un autre, et qui, après celui de Balzac, a aussi son individualité.

X §

Oui ! le pinceau, c’est-à-dire ce qui appartient le plus à l’artiste ; — le pinceau, qui est à lui plus intimement que la composition et l’idée même de son œuvre ; le pinceau, qui lui appartient autant que sa main dont il est le prolongement ; qui est fait de ses cheveux que des Dalila coupent toujours ; trempé dans la source de ses larmes, — de celles qu’il a versées ou de celles qu’il versera, — et coloré de son sang, rose quand il est heureux, et qui devient si noir après les expériences de la vie ! C’est par le pinceau qu’Alphonse Daudet se distingue des autres romanciers qui, comme lui, s’efforcent de peindre les choses ambiantes, mais qui n’ont ni la couleur, ni surtout la sensibilité du sien. Il y a une fameuse phrase de Diderot, que de plus secs que moi — et de ce meilleur goût littéraire qui m’a toujours paru une pauvreté — trouvent amphigourique et prétentieuse, et qui est très intelligible et très simple quand il s’agit de Daudet. C’est la phrase sur cette plume « qu’il faut tremper dans toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ». Daudet y a trempé souvent la sienne, et il l’a trempée aussi dans l’arc-en-ciel de ses sensations de poète, aussi brillant que l’autre arc-en-ciel ! C’est un poète que Daudet, et le poète, en lui, domine le romancier comme il domine toujours tout dans ceux qui sont poètes. La poésie, cette forme divine, emporte toujours le fond humain dans l’œuvre des hommes, quelle que soit la beauté ou la profondeur de ce fond. Il y a telles pages dans Le Nabab qui emportent avec elles le fond du roman, et où, comme je l’ai signalé plus haut, le poète des Amoureuses, qui chantait à l’aurore de sa jeunesse comme le rossignol oriental épris de la rose, se retrouve, avec ces teintes de mélancolie que la vie fait tomber sur le talent, afin qu’on en ait davantage ! Voyez cette page, par exemple, sur une danseuse (un des personnages du roman), une espèce de danseuse composite, faite de deux réverbérations de ces deux êtres évaporés, Fanny Elssler et Taglioni, et qui, vieillie, brisée, anéantie, le spectre charmant d’elle-même, se remet un soir à danser sous l’influence d’une impression heureuse, et demandez-vous si ce poète, qui a chancelé un moment du côté du Réalisme, a eu jamais davantage ce que le Réalisme, cette brosse qui se croit un pinceau, a le moins :   la nuance opalisée, la transparence, la grâce, l’immatérialité !

« Cela en vaut la peine, — dit Felicia, — vous allez voir danser la Cremnitz… »

« C’était charmant et féerique. Sur le fond de l’immense pièce noyée d’ombre et ne recevant presque de clarté que par le vitrage arrondi, où la lune montait dans un ciel lavé, bleu de nuit, un vrai ciel d’opéra, la silhouette de la célèbre danseuse se détachait toute blanche, comme une petite ombre falotte, légère, impondérée, volant bien plus qu’elle ne bondissait ; puis debout, sur ses pointes fines, soutenue dans l’air seulement par ses bras étendus, le visage levé dans une attitude fuyante où rien n’était visible que le sourire, elle s’avançait vivement vers la lumière, ou s’éloignait en petites saccades si rapides qu’on s’attendait toujours à entendre un léger bris de vitre et à la voir ainsi monter à reculons la pente du grand rayon de lune jeté en biais dans l’atelier… Ce qui ajoutait un charme, une poésie singulière à ce ballet fantastique, c’était l’absence de musique, le seul bruit du rhythme, dont la demi-obscurité augmentait la puissance, de ce taqueté vif et léger, pas plus fort sur le parquet que la chute, pétale par pétale, d’un dahlia qui s’effeuille.. Cela dura ainsi quelques minutes, — puis on entendit, à son souffle plus fort, qu’elle se fatiguait. — “Assez, assieds-toi”, dit Félicia. Alors la petite ombre blanche s’arrêta au bord d’un fauteuil et resta là, posée, prête à repartir, souriante et haletante, jusqu’à ce que le sommeil la prit, se mît à la bercer, à la balancer doucement sans déranger sa jolie pose, comme une libellule sur une branche de saule, trempant dans l’eau et remuée par le courant… »

Certes ! une telle page vaut presque des vers. C’est de l’Albane pur, vaporisé. Il y a beaucoup de passages de ce détail poétique et de cette exquisité dans ce roman, qu’un autre eût pu penser peut-être, mais n’eût pas écrit de cette plume-là !

XI §

Ce roman — on l’a dit, et il y a une note à la fin du volume qui répond à ce bruit, — a été inspiré par des aventures vraies. Mais ce serait bien mal connaître le mystère et l’essence de la composition que de faire de cela une diminution dans le talent de l’auteur. Où veut-on que le moraliste et le romancier prennent leurs modèles, si ce n’est pas dans des êtres réels qui ont passé devant leurs yeux, surtout quand ils peignent les mœurs de leur temps ? D’ailleurs, à qui n’a-t-on pas fait ce reproche ? N’a-t-on pas mis des noms propres jusque sous les Caractères du brave La Bruyère ? Celui qui, dit-on, a posé pour le duc de Mora dans Le Nabab, n’a-t-on pas prétendu, à une autre époque, qu’il avait aussi posé pour le de Marsay de Balzac ?… De plus, la peinture que fait le romancier de son duc de Mora et de son Nabab les élèverait plutôt d’un cran au-dessus de la réalité qu’ils furent, qu’elle ne les abaisse d’un cran au-dessous. Chez Daudet, le moraliste n’est pas chagrin, et sa touche, qui pourrait être mordante, au besoin, n’est ni satirique ni amère. Le duc de Mora, que tout le monde a nommé, et qui relève, du reste, inévitablement de l’Histoire, est bien moins pris ici par son côté historique que par le côté intime de sa personne et de ses mœurs. C’est dans sa personnalité de viveur et de dandy que Daudet l’a étreint. Faisant un roman dont le sujet était les mœurs de l’Empire, dans lequel cette personne tenait tant de place, le romancier ne pouvait pas l’oublier. L’étude qu’il en a faite est superbe, même après celle du de Marsay de Balzac… Quant au Nabab, qu’on a aussi nommé, l’auteur le fait, malgré ses ridicules et ses vices, qui sont les vices et les ridicules de son temps, si bon, si humain, si filial, que, bien loin de se plaindre, le modèle serait peut-être flatté du portrait, et reconnaissant.

Et, après tout, ce portrait n’est-il pas poussé jusqu’au type ? À cette hauteur, ce n’est plus personne. Le Nabab de Daudet est une idée générale. C’est le Turcaret, l’énorme Turcaret du xixe siècle, à l’importance de qui les révolutions, en brisant les classes et les catégories sociales, lesquelles contenaient autrefois ces ventripotents de vanité qui débordent maintenant, ont donné plus de place et qui leur a permis de démesurément s’étendre. Le Turcaret de Le Sage n’est qu’un gringalet en comparaison de celui-ci, qui, de par l’argent, prétend à tout, et qui en a le droit dans notre charmante société. Le Turcaret du xixe siècle, Balzac, avec sa formidable ironie, l’a peint amoureux dans Nucingen, comme Molière avait peint l’avare amoureux dans Harpagon. Alphonse Daudet n’a pas donné au sien une passion qui fût en désaccord avec son type, qui en accentuât le relief ou qui en agitât convulsivement le jeu. Son Nabab n’est pas le Nabab anglais, cuit et recuit au soleil de l’Inde, jaune comme son or, malade du foie, dévoré de spleen et de l’ennui de cet argent qui ne le fait que riche en Angleterre, où les rangs ne sont pas encore confondus. Non ! le Nabab de Daudet est d’une autre espèce. C’est le Nabab de notre pays, et d’une époque qui jouirait de toutes les adorables platitudes de l’égalité, si l’argent n’était pas comme la seule montagne qui fasse ici bomber le sol. C’est le nabab français, sanguin, de belle humeur, insolent de bienveillance, facile, ouvert, répandu, répandant ; d’une duperie aimable et commode, mais pas bête pourtant, car il se sait dupe et il est le bon prince de sa duperie ; sceptique, corrompu, mais pas trop, pas assez pour n’avoir point, de temps en temps, une larme à l’œil et un bon sourire sur ses grosses lèvres ; repu d’or, indigéré de billets de banque, et n’ayant plus que l’ambition d’être député, dans cette société où c’est là le seul bâton de maréchal qui reste dans les pauvres gibernes de l’ambition. Assurément, il y avait là l’étoffe d’un fier personnage de comédie : le Falstaff de l’argent ; mais Daudet a mieux aimé en faire le héros pathétique d’un drame.

Seulement, le drame qu’il a noué et dénoué autour de son type est un drame que l’on joue depuis trop longtemps pour beaucoup passionner les esprits difficiles qui veulent que le talent leur apporte de nouvelles sensations. Le Nabab de Daudet, ce Turcaret colossal du xixe siècle, finit par n’être plus qu’un Gogo immense, — le Gogo de tous ceux qui l’entourent, et même du hasard. À l’exception de deux têtes très finement dessinées (le duc de Mora meurt à moitié du roman) : l’artiste Félicia, élevée, comme elle le dit, par « ce papillon de danseuse », ce qui explique bien tous les envolements de sa vie, et le docteur Jenkins, un Tartuffe affreusement suave, de cette Philanthropie qui a remplacé les Tartuffes de Religion par les siens, nous connaissons, pour les avoir vus au théâtre, dans les romans, partout, ces Robert Macaire inférieurs qui se meuvent, s’agitent, intriguent et trahissent autour du Nabab, chenilles de sa fortune. Et les choses sur lesquelles ils se détachent ont beaucoup servi. L’atelier, l’Exposition, l’élection, les sociétés d’actionnaires, l’intérieur des bureaux des sociétés industrielles ou des ministères, les premières représentations, les enterrements officiels, tout cet inventaire de la vie extérieure moderne est trop facile, après tant de livres qui l’ont fait, — et surtout après ceux de Balzac, ce confiscateur de génie, qui, comme Napoléon lui-même, ne pourrait pas se recommencer. La Critique ne serait pas la Critique si parfois elle ne risquait un conseil. Alphonse Daudet, cette âme dans le talent, a mieux à faire maintenant qu’à regarder, du bout des yeux, une société qui passe et qui a été décrite jusqu’à épuisement. Il a à regarder dans l’âme humaine, qui ne passe point. Quand on a ce don de vie et de couleur dans le talent, il faut l’appliquer aux choses de nature immortelle, pour que l’Imagination humaine en jouisse toujours et ne s’en fatigue jamais.

XII15 §

Ce qui fait le mérite des Rois en exil, c’est moins son exécution que sa pensée. La pensée en est grande et fière, et jamais peut-être, sous nulle plume, la visée d’un roman n’est montée plus haut. Et dans quel moment !… Ah ! le moment est bien choisi ! La belle réponse à Nana que ces Rois en exil ! Quand le monde, dépravé par L’Assommoir, qui lui a donné la fringale de l’ordure, retourne au second vomissement de son auteur, espérant y trouver des malpropretés qui n’y sont même pas, car le champ de la malpropreté n’est pas très vaste et Zola l’a tellement épuisé dans son premier roman que, dans celui-ci, on ne trouve plus que quelques redites de porcheries trop connues, déposées entre des vulgarités et des platitudes qui ne le sont pas moins, Alphonse Daudet, lui, remonte la pente où l’on pouvait craindre qu’il ne glissât, et s’éloigne autant que possible de l’observation basse (et honteusement facile) qui est la curiosité de ce temps à tête renversée. Alphonse Daudet, dont l’esprit aurait toujours raison s’il n’avait pas d’amis littéraires, a très bien su voir qu’il y avait un magnifique roman qui dormait, enveloppé dans une grande question d’histoire agitée souvent par des penseurs, mais laissée là par des artistes… et il l’a traitée dramatiquement. Seulement, le roman qui gisait là au fond de cette question d’histoire, comme un Dieu dans sa crèche, en est-il sorti ?…

Chose heureuse, d’ailleurs, et d’importance, en cette époque où la littérature, vieille et décadente, a la prétention d’être moderne par rage d’être décrépite, cette question d’histoire, qui pouvait porter dans ses entrailles la fortune d’un romancier, est une question moderne, pour le coup ! s’il en fut jamais, puisque ces éphémères enfants d’un jour ont la manie innocente d’être modernes, et ne parlent que de modernité ! Elle est moderne pour ce vieux roman perclus et vautré dans le bain de boue qu’on lui fait prendre, et qui ne le guérira pas de ses ankylosés, et c’est pour ses veines épuisées un sang nouveau à lui transfuser ; mais il faudrait une opération de génie. Cette question féconde, en effet, n’est rien moins, comme le titre du livre le dit superbement, que la Royauté en exil. Une question grandiose et terrible, que les siècles ont enfin posée ! Car, ne vous y trompez pas ! cette grande et formidable question n’est que d’hier dans la mémoire des hommes. Il ne faut pas remonter haut pour la trouver. Avant Charles II d’Angleterre, avant Jacques II, ce grand homme méconnu qui eut plus de conscience que de gloire, — ce que les hommes, qui font la gloire, ne comprennent pas et ne peuvent pardonner, — on n’avait point vu de rois en exil, ou si on en avait vu, c’était dans un exil armé, menaçant, toujours prêt à être le rebondissement de ces Dieux Termes de la Royauté qu’on avait jetés par-dessus la frontière qu’ils avaient si longtemps gardée, et qui s’opiniâtraient à revenir… Mais de rois prenant leur parti de la chose, vivant tranquillement dans l’exil, s’y engraissant, chanoines royaux de cet exil, ou s’y dégraissant de leurs majestés, on n’en avait pas vu. Ceci est moderne, absolument moderne… et cette triste histoire est le livre de Daudet. Les Rois dans l’exil de ce temps ne sont plus les Rois dans l’exil d’un temps où, sur le trône, il y avait des Rois encore. À présent, ils sont tous partis. L’esprit de la royauté est évaporé. À présent, les Stuarts, s’ils revenaient, ne trouveraient pas de Louis XIV. Très moderne par ce côté-là, le roman de Daudet est aussi parisien par un autre. Il l’a même appelé : Roman parisien. Des deux côtés, c’est le succès. Être parisien et moderne ! Paris, dans ce temps, c’est le sujet inépuisable et délicieux des livres qui ne tombent jamais, et c’est aussi le délicieux lieu d’exil des rois qui tombent, eux ! et qui viennent demander, le croira-t-on ? à une République, le lit de Messaline où ils se consoleront de vivre et n’auront pas honte de mourir.

XIII §

Voilà l’histoire et voilà le roman. L’histoire est cruelle pour ceux qui aiment encore la royauté. Mais le roman peut être beau, que celui qui l’écrit croie aux Rois ou qu’il n’y croie plus. Il ne s’agit pas de ses opinions à lui. Il ne s’agit pas de son âme. Il ne s’agit que de son esprit et de l’œuvre de son esprit. Même pour ceux-là qui ne croient plus à elle, la Royauté fut une si grande chose qu’on ne raconte pas ce qu’elle est devenue sans porter involontairement sur sa pensée la réverbération de sa grandeur et de la misère de sa fin ; mais quand, au lieu d’être un historien qui raconte, on veut être un artiste qui crée et combine des effets saisissants, des effets d’art, pathétiques ou impitoyables, dans ce navrant sujet d’histoire contemporaine, la tentative ne fait pas le génie, non ! mais ce peut être une révélation de sa puissance. Et, certes ! il en faut une déjà pour oser seulement manier cette réalité historique, et s’efforcer de la monter jusqu’à son idéal le plus sublime ou de la creuser jusqu’à sa dernière profondeur.

Telle l’entreprise de l’auteur des Rois en exil. Sujet énorme d’un roman oublié par Balzac. Balzac, qui a pris toute la société de son temps dans sa ceinture et l’a jetée et enlevée sur son épaule, avec la force d’un Hercule, sans en laisser rien à personne, n’a pas pensé à y mettre ce qui devait y peser le plus. Cet immense moraliste, encore plus moraliste que romancier, avait écrit les mœurs de son siècle. Il avait écrit les mœurs de Paris, les mœurs de la province, les mœurs des hautes classes en tant qu’elles étaient restées hautes, les mœurs des bourgeois, les mœurs du peuple, les mœurs des paysans, les mœurs des courtisanes, enfin les mœurs universelles ; mais les mœurs des Rois, il les avait oubliées. Était-ce par royalisme ? — par ce respect du royaliste qu’il était et qu’il n’a jamais cessé d’être ?… Se les réservait-il pour plus tard ?… Et devait-il couronner son œuvre colossale par les couronnes ?… Toujours est-il que plus de vingt-cinq ans après lui le romancier que voici a ramassé cette glane, qui vaut une gerbe, dans le riche sillon de Balzac. Moins royaliste certainement que Balzac, il n’a pas arrangé sa gerbe comme Balzac aurait probablement arrangé la sienne. Lui, c’est un jeune encore de ce temps maudit, qui n’a pas plus la religion des rois que la religion d’autre chose. C’est le sceptique moderne en tout, excepté en art peut-être ; incrédule à tout, excepté à ce qui est beau. Les rois en exil, déformés par l’exil, tombant sous le coup de l’exil qui leur coupe aussi bien la tête que la guillotine, tout en la leur laissant sur les épaules, sont un lamentable spectacle, et il nous l’a montré sans lamentation d’aucune sorte, comme Shakespeare, auquel je ne le compare point, nous a montré le roi Lear, chassé de son royaume, vieux et fou, — plus fou que son fou ! — mendiant, sans toit, la pluie et les éclairs sillonnant sa tête insensée. Mais le roi Lear n’était qu’un roi, après tout ! Et ici, c’est la royauté.

Ce sont les rois en exil ! Ce n’est plus un roi ! C’est la royauté tout entière, qui n’a plus la sublime misère du roi Lear, cette dernière poésie ! C’est la royauté qui n’a plus besoin, pour réchauffer ses pieds nus, des fagots que Louis XIV envoyait à Henriette d’Angleterre, réfugiée et mourant de froid à Saint-Germain. C’est la royauté qui n’est plus le Dieu Terme de nulle part, qui abdique aussi lestement qu’une écuyère descend de cheval après sa représentation du Cirque, et qui, riche de tout, excepté de sa couronne, — la seule richesse à laquelle elle devrait tenir, — la sacrifie et l’oublie, avec la facilité des philosophes et des viveurs, pour les délices de cette Capoue qui s’appelle Paris, comme ce prince souverain de Brunswick — un type de roi exilé — qui troqua si facilement sa royauté contre les diamants laissés et emportés aux boutonnières de sa culotte !… Quel haut-le-cœur pour qui a du cœur ! L’exil, l’insupportable exil, même pour le gros ventre de Louis XVIII, qui, du moins, intriguait, s’agitait, avait encore des tronçons de royauté qui se remuaient dans son corps impotent, et qui ne se contentait pas des résidences aumônées sordidement par des souverains sans cœur à leur royal frère ; l’exil est à présent accepté et presque regardé comme une bonne aubaine, — la bonne aubaine de la Royauté en naufrage. Et le rendez-vous général de ces exilés sans couronne, c’est Paris, qui a remplacé Venise, où Voltaire encaquait dans Candide les rois détrônés. Paris, ce chancre, ce cancer, dont la France doit crever, disait un jour Blücher avec la grossièreté de sa haine de Prussien, ils viennent le prendre, le contracter, se l’inoculer, s’en infecter, et avant que la France, qui en mourra, en meure, c’est eux qu’on en verra mourir !

XIV §

Pour qui a conçu un pareil livre, il doit y avoir des beautés et il y en a, mais ce sont des beautés qui viennent plus du livre que de l’auteur. L’auteur, nous le connaissons bien. Nous avons toujours parlé de chacun de ses livres quand il en a publié. Nous l’avons suivi. Nous le savons par cœur, et par cœur est le mot, car c’est un talent qui prend le cœur avec un charme plus qu’il ne saisit l’esprit avec une toute-puissance. Le sujet de ce livre est d’une virilité qui lui en donne une, et quoique son exécution ne soit pas au niveau de sa conception, cette conception est d’une telle vigueur qu’elle en communique à ce délicat, ordinairement plus fin que fort et moins robuste que sensible. Dans cette dépravation des « rois en exil » par Paris, on ne sait lequel est le plus coupable, de Paris, qui les pourrit si vite, ou des rois qui se laissent si rapidement atteindre par la gangrène de sa terrible civilisation. L’auteur des Rois en exil n’aura pas assurément un succès à la Zola, — le succès du premier venu qui nous parlerait abjectement de quelque fille, l’idolâtrie du temps où le Veau d’Or a été remplacé par des vaches dorées… Mais il aura son succès, néanmoins, pour une triple raison : c’est qu’il est moderne, parisien, et qu’il montre audacieusement et presque cyniquement la Royauté sous la fille encore, la fille partout et toujours ! et se mourant là-dessous, comme nous tous, du reste ; car la fille n’a pas besoin d’être Cléopâtre pour asservir ce piètre univers ! Christian II, le « roi dans l’exil » du livre de Daudet, qui tombe avec joie du trône au bal Mabille, est un Louis XV lâché et débarrassé de ces nobles chaînes de roi qui liaient encore Louis XV, et ce n’est plus, lui, qu’un Louis XV du xixe siècle… Vous imaginez-vous ce que c’est ?… Un Louis XV qui a laissé là sa défroque de roi parce que, pour lui comme pour son temps, ce n’est plus qu’une défroque ! Au moins, Louis XV le corrompu croyait en lui. Christian II ne croit pas plus en lui qu’en personne. Il y a des mots, dans une langue qui s’abaisse chaque jour, qui sont une nécessité : c’est un blagueur qui se blague lui-même. C’est enfin un homme de Paris ! Alphonse Daudet me fait reflet d’avoir trop d’élégance pour être un républicain bien farouche ; mais un boucher républicain n’aurait pas mieux sacrifié un roi, comme un bouc infâme de débauche, sur l’autel de l’Égalité, et n’eût pas fait boire une meilleure tasse de lait à la République. Ce n’est pas le républicain qui est le régicide dans son livre… Non ! le régicide, c’est le Roi ! et la République est absoute.

Impossible, en effet, de rouler plus bas la royauté que ne l’a fait l’auteur des Rois en exil. Impossible de lui dire un adieu plus amer. Et, non seulement, si on l’en croyait, ce ne serait pas seulement l’Institution qui serait en cause, mais la Race… L’institution ? je le conçois. Elle était divine, et nous ne croyons plus en Dieu. Mais la Race ?… Nous sommes assez physiologistes pour croire à la race, — à la race démontrée, d’ailleurs, par des siècles de grandeur, d’héroïsme, de génie et même de beauté. Mais nous sommes assez matérialistes aussi pour admettre le déclin des races, leur usé ou leur détraqué par le temps, les excès et les maladies, et c’est ainsi que la Race va rejoindre l’Institution dans la même négation et le même mépris. Puis, comme si ce n’était pas assez que cette fin par elles-mêmes de l’Institution et de la Race, le peintre, désespéré et désespérant, d’une Royauté qui meurt, selon lui, de deux ignominies : l’ignominie morale et l’ignominie physique des personnalités royales, n’a placé auprès de cette royauté ni un homme de génie (quoique dans son livre il y en ait un), ni un homme de foi et de dévouement (quoiqu’il y en ait plusieurs), qui ne soient ou inutiles ou ridicules dans leur effort pour la sauver. Il y a bien là une femme, — une femme héroïque, — la femme de Christian II, qui veut souffler dans le cœur de son mari le feu qui lui manque, qui ramasse comme elle peut, à chaque instant du roman, les morceaux de cette marionnette des vices de Paris pour les faire tenir debout et en reconstituer un homme, mais sans y réussir jamais… Elle est la seule qui ne soit pas ridicule dans le roman. Mais elle est inutile… Et, d’ailleurs, c’est un mauvais symptôme pour les races, quand les femmes y sont les héros.

XV §

Elle serait donc condamnée, irrémissiblement condamnée, la Royauté dans l’exil ! Ce ne serait plus la Royauté dans l’exil, mais la Royauté dans la mort, et dans la mort venue par l’exil. Forte leçon ! Toute Royauté doit mourir à son poste, et son poste n’est jamais l’exil. Voilà ce qu’enseigne le livre d’Alphonse Daudet, ce livre qui veut être un roman taillé dans une question d’histoire, et qui peut être une histoire et une prophétie. Tout serait donc consommé pour ceux qui pensent à la Royauté ? Mais les rois en exil ont-ils mérité ces durs portraits, venant d’un homme qui n’a pas d’ordinaire la main dure ?… Les choses racontées ou dramatisées dans cette œuvre d’art sont-elles vues dans une vérité qui n’est pas uniquement la vérité de l’art ?… Qui sait ? Mais il faut bien le dire, il résulte de tout cela une grande impression, plus grande que l’œuvre qui la donne, — et si grande qu’elle domine la littérature, et que pour aujourd’hui elle nous la fait oublier !

Ferdinand Fabre16 §

I §

Voici une originalité qui pourra coûter cher à son auteur ! C’est un roman sans une seule femme et avec tous prêtres ! Tel est le livre, étonnamment hardi et robuste, publié par Ferdinand Fabre sous le titre singulier, qui accroche la curiosité et qui la pince, de L’Abbé Tigrane, candidat à la papauté. Dès le titre, on se sent ici à soixante lieues du roman moderne et de ses mièvreries corrompues. Un roman sans femmes, en plein Paris, en pleine civilisation du xixe siècle ! lorsque la femme empoisonne tout, les cœurs et les esprits, les lettres et les arts, et où, pour tout drame et pour toute histoire, on dit, comme pour le crime : Montrez-moi la femme ! Ferdinand Fabre ne la montre pas. Il l’a, de cette fois, dédaignée. Comme Godwin, ce fort romancier anglais qui le premier eut l’audace de faire un livre où l’intérêt n’est plus l’amour, Ferdinand Fabre s’est adressé à d’autres passions que celle de la femme, et il a prouvé que, démêlées par une griffe de moraliste qui sait les carder, elles sont d’un intérêt, pour qui les comprend, tout aussi intense que la banale passion de la femme, qui est au niveau de toutes les âmes, même les plus basses… C’est l’ambition aussi — comme l’auteur du Caleb William — que Fabre a mise en scène dans son nouveau roman ; mais c’est l’ambition spécialisée dans un prêtre, c’est-à-dire la plus profonde, la plus terrible et la plus grandiose des ambitions ! L’ambition, en effet, cette passion essentiellement virile, a une plus riche encadrure dans un prêtre que dans tout autre homme. Le prêtre, qui, s’il est digne de sa fonction, ne doit, selon la magnifique expression d’Arnaud de Brescia, n’avoir soif que du sang des âmes, ne le leur fait répandre qu’à la condition de leur commander !

Mais qui comprend vraiment le prêtre, dans notre société sentimentalo-bête, le prêtre-vierge, qui n’est ni amant, ni époux, ni père, — les seules choses que les masses comprennent et sentent, — et qui s’intéresse à son austère grandeur ?… En France, ce pays spirituel autrefois, hébété maintenant d’impiété, le prêtre qui n’est pas le Bon pasteur de Béranger et que le libéralisme du bourgeois peut honorer encore, s’il est décoré de la Légion d’Honneur et si c’est un « apôtre de la tolérance », comme on dit dans la charmante langue de Béranger, n’est plus que le Soutane, levez-vous ! de l’affreux et sanglant voyou de la Commune, et tout romancier qui le met dans son livre, tout poète dramatique qui le met dans son drame, court toutes les bordées de l’incertitude en fait de succès. Seulement, n’est-ce pas là une raison de plus pour la Critique de glorifier ceux qui ont cette crânerie de prendre pour sujet de livre un prêtre, — qui préfèrent la beauté intrinsèque de leur œuvre à l’argent ou à la renommée qu’elle peut rapporter, et sont assez artistes pour avoir ce désintéressement et cette fierté ?…

II §

Eh bien, Ferdinand Fabre est de ceux-là ! Il est trop penseur et trop artiste pour que le type du prêtre ne l’attire pas, et il l’a, je crois, touché plus d’une fois dans ses œuvres. On a dit que l’auteur des Courbezon et de Julien Savignac était un des plus vigoureux romanciers sortis de l’école de Balzac ; car tout homme de génie comme Balzac — qu’il l’ait voulu ou non — laisse derrière lui une École. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que, comme à Balzac, le prêtre s’impose aux facultés de Fabre et à ses préoccupations d’observateur. Balzac, toute sa vie, fut fasciné par cette grande chose qu’on appelle le Prêtre. Dans son Curé de campagne, Les Célibataires, Une ténébreuse affaire, qui finit justement par un brelan de prêtres terribles : Sieyès, Talleyrand et Fouché ; partout, même quand il masque Vautrin de son splendide et effroyable abbé Carlos Herrera, Balzac a montré que son génie faisait équation avec le génie du prêtre, tant il le comprenait ! Et c’est ce que j’en puis dire de plus grand. Mais Balzac ne nous a cependant donné que des profils de prêtres, ou des trois quarts superbes ; car Véronique, dans Le Curé de campagne, est plus forte que le curé, et elle absorbe et garde tout de l’imagination émue. Balzac est donc mort, éternel regret ! sans avoir dit son dernier mot complet sur le prêtre, et peut-être est-ce ce dernier mot, qui n’a pas été dit, qui a tenté Ferdinand Fabre et lui a donné l’idée de faire, de face, lui, une grande figure de prêtre, comme il l’a faite dans son Abbé Tigrane, candidat à la Papauté !

Rien de plus mâle comme conception. Le Tigrane de Fabre n’est pas l’Ange ou le Saint que peut devenir le prêtre quand l’esprit de son sacerdoce a vaincu, en lui, la nature. C’est le prêtre bien autrement difficile à peindre, parce qu’il est double comme un centaure, mêlé d’homme et presque de bête, tant cet homme invaincu est fougueux ! Ce prêtre de naissance ne s’appelle point Tigrane. C’est un surnom qui lui fut donné par ses condisciples de séminaire, un jour où sa violence révéla qu’il y avait du tigre dans l’antre de cette âme profonde. Homme de génie, secoué par la conscience qu’il est fait pour le commandement, et d’une ambition tellement effrénée qu’elle en est épouvantablement maladroite et qu’elle en devient un jour presque sacrilège, il a, ainsi que le dit un des personnages du roman, la folie de la mitre, comme il aurait dû avoir la folie de la croix, et c’est cette folie de la mitre qui en fait, tout le long du roman, le furibond torrent de haine et de colère humaine que le prêtre ne peut endiguer, mais dont l’Église, à la fin et malgré tout, s’empare, parce qu’elle a reconnu, elle, le lynx divin, aux yeux maternels, que cette tempête d’homme assagi par elle peut avoir, un jour, vertu d’archevêque, et peut-être de Pape dans l’avenir… Le livre de Ferdinand Fabre, dont je viens de dire la conclusion, est, au fond, — si vous en ôtez deux ou trois nuances d’opinion que je n’y voudrais pas voir parce qu’elles blessent mon catholicisme, — un livre écrit à la gloire du prêtre et de l’Église, de cette Église à qui ses ennemis voudraient de petites vertus dont ils pussent se moquer, et non de grandes, devant lesquelles ils tremblent ! Rien, au contraire, ne montre mieux que le livre de Fabre la largeur d’idées de cette Église qu’ils font étroite comme leurs pauvres têtes, et qui est vaste comme la coupole sous laquelle doivent s’abriter les nations !

Doctrinalement, voilà donc le sens et la portée de ce livre. Ce n’est point un livre de propagande, et j’ignore la foi de l’auteur. Mais il a certainement le sentiment très respectueux de la force et de la grandeur de l’Église, quoique son regard d’observateur ait parfois beaucoup de hardiesse. Les passions de son abbé Tigrane, très coupables certainement pour un prêtre, n’impliquent au moins aux yeux du monde aucune bassesse. Mais il n’en est pas de même du clergé qui l’entoure, et sur lequel cet abbé ressort comme un relief d’un creux. L’auteur du Tigrane a dû vivre parmi les prêtres à quelque époque que ce soit de sa vie, car il en parle tous les langages comme s’il les avait appris, et il en exprime les faiblesses — plus ou moins honteuses — comme s’il les avait vues de ses propres yeux… Assurément, il a le mépris intelligent du clergé français assez médiocre dans sa masse flottante, ne croyant, là comme ailleurs, qu’à l’individualité et qu’à l’exception ; mais pourtant il ne hait point le prêtre comme un autre observateur et un autre artiste, Stendhal, qui fut aussi toute sa vie magnétisé par le sublime type du prêtre, la seule grande poésie, avec le soldat, qui soit restée à notre misérable temps. Stendhal, en effet, qui a créé l’abbé Julien Sorel du Rouge et Noir, l’abbé Fabrice de La Chartreuse de Parme, et surtout le janséniste abbé Pirard, d’une vérité de génie, Stendhal hait le prêtre de la haine d’un voltairien et d’un athée, et peu importe ! puisque la haine n’est jamais que l’envers de l’amour. Mais cette haine, quelle qu’elle soit, est inconnue à l’auteur de L’Abbé Tigrane. Lui, il voudrait que le prêtre restât toujours grand pour l’histoire, et s’il ne l’est pas, il en souffre… Seulement, impartial comme l’artiste sincère, il le peint ce qu’il le voit, par amour de la peinture vraie ; et s’il en souffre, il ne s’en venge même pas en forçant le trait.

III §

Tous ses prêtres sont vrais. Et son doux et sensible Ternisien, le secrétaire de l’évêque de Roquebrun, et son courageux et sanguin Lavernède, et son épuisé de courage, le vieil archiprêtre Clamouse, et son plat et servile Turlot, et son supérieur des Capucins, et son cardinal Maffei, cette tête chauve et chenue, mais si fine, et à travers laquelle il semble que l’on aperçoit le grand cerveau politique de l’Église… Tous sont vrais, très étudiés, très pensés et très conséquents à eux-mêmes, dans leurs tonalités diverses. La scène de ce roman, — qui est presque plus un drame qu’un roman, car l’action y est extrêmement rapide et serrée dans des circonstances impérieuses et le dialogue y dévore souvent le récit, — la scène de ce drame-roman, qui n’a pour acteurs que des prêtres, est Lormière, ville épiscopale des Pyrénées. C’est là qu’une lutte s’est engagée, sur des questions d’administration cléricale, entre l’évêque de Roquebrun, vieillard apostolique et homme de grande race, et l’abbé Ruffin Capdepont, le supérieur du séminaire, dit « Tigrane » dès l’école, sauvage paysan de la montagne n’ayant, lui, pas plus de race que les aérolithes qui à certains jours tombent du ciel.

Chaste et régulier dans ses mœurs, mais orgueilleux, — et la chasteté qui s’emmanche dans l’orgueil est terrible, car elle se fait payer par l’orgueil des sensualités qu’elle repousse, — l’abbé Capdepont dit « Tigrane » est, de plus, une espèce de Macbeth ecclésiastique, à qui les trois Sorcières qui sont en lui : la Puissance du génie, l’Autorité du caractère, et la Science, moins affirmatives que les Sorcières de Macbeth, ne lui disent pas : Tu seras Roi ! mais : Seras-tu Roi ?… et le flagellent, comme une toupie qu’elles brûlent, sous les lanières de feu de cette question qui renferme un doute. Un jour, dans une discussion solennelle et en présence de tout le clergé de la contrée, l’évêque de Roquebrun appelle l’abbé Capdepont « le prince des ténèbres », et cet outrage public ajoute la haine et la rancune aux autres passions de l’abbé. Le roman de Ferdinand Fabre est l’histoire haletante et furieuse de cette lutte, qui dure jusqu’après la mort de l’évêque de Roquebrun ; car Tigrane-Capdepont, devenu vicaire capitulaire à la mort de l’évêque, a l’insolente et terrifiante audace de refuser la sépulture épiscopale à l’évêque de Roquebrun, mort à Paris au moment même où il était allé désigner un successeur qui l’évinçât, lui, l’abbé Capdepont. Je n’ai point à refaire ici, en la racontant, cette histoire… Il faut en laisser toute la sensation, qui en vaut la peine, au lecteur. Mais ce qu’il faut aussi admirer, c’est l’aisance avec laquelle l’auteur se meut dans le détail des mœurs si particulières au clergé, et les péripéties de cette lutte acharnée qui, si elle a sa scandaleuse violence, a aussi pourtant sa grandeur.

Il est évident qu’il y a ici non plus un romancier à la douzaine, mais un artiste réfléchi, qui cherche des effets élevés et pathétiques et qui les trouve… Ce qui distingue particulièrement Ferdinand Fabre, c’est la force, bien plus grande chez lui que l’éclat. Il n’a pas les morbidesses de nos décadences. Il a la sobriété des descriptions, dont nous avons l’ivresse. Je n’en connais qu’une dans son roman, celle de l’orage, justifiée, du reste, par les nécessités du récit. J’ai entendu quelquefois comparer Ferdinand Fabre à Gustave Flaubert, qu’on pourrait appeler « le descriptif laborieux » ; car il décrit jusqu’aux nervures des feuilles et aux angles des ombres qui s’évaporent. Il n’y a pas, selon moi, le moindre rapport entre ces deux hommes. Ferdinand Fabre a l’insouciance de toutes ces fatigantes puérilités. Son talent se porte bien ; seulement, je lui trouve un peu de sécheresse. Il est tout en os et en muscles, mais je voudrais un peu de chair à la Rubens — s’il était possible — par-dessus tout cela. Souvent aussi, malgré sa force, Fabre manque du trait précis qui achève un mouvement ou une figure commencée ; il n’a pas le coup d’ongle définitif qui les fait tourner et les pose tels qu’ils doivent rester toujours dans l’imagination qui les a contemplés une fois ! Ainsi, dans la grande scène, que l’auteur de Tigrane a eu l’art d’amener, de l’ouverture du cercueil de l’évêque de Roquebrun, et qui rappelle le déterrement du Pape Formose (une des plus grandes scènes à décrire de l’Histoire ecclésiastique et même à juger), Ferdinand Fabre nous a très bien peint son abbé, foudroyé d’envie dévorante et d’ambition exaspérée à la vue de ce cadavre enseveli dans ses éblouissants insignes d’évêque, et lui fait porter des mains qu’il ne peut retenir vers cette mitre et cet anneau qui lui soutirent le cœur de la poitrine. Mais ces mains sacrilèges et pâmées d’une convoitise devenue atrocement physique, je voudrais les voir dans une meilleure clarté. Le mouvement indiqué n’est pas achevé… Ce n’est qu’une ébauche et presque qu’une velléité de sacrilège. La petite Convenance, cette Blême que Ferdinand Fabre ne devrait pas connaître, lui a lié le poignet avec son bout de fil et l’a empêché d’accomplir un mouvement qu’il fallait pousser à outrance, pour qu’il fût très beau. Eh bien, je le regrette, Ferdinand Fabre n’a pas osé !

IV §

Ainsi, — littérairement, artistiquement, le livre de Fabre n’est pas sans reproche. Dans le chapitre La Voix du crucifix, il y a la même indécision que dans le mouvement de ces mains, impuissamment violatrices de la mort et du cercueil. Le surnaturel d’une voix sortant d’un crucifix a épouvanté le moderne dans Fabre, qui, avec plus de foi ou plus d’imagination peut-être, n’eût pas été épouvanté. Grand dommage, pour la beauté d’une œuvre, qu’un homme d’invention ait peur du surnaturel et n’y touche que comme à du feu quand on a peur de se brûler !!! Shakespeare a créé, lui, l’impossible et monstrueux Caliban. Edgar Poe a écrit des Contes fantastiques avec le sentiment frissonnant de leur réalité, et un artiste qui comprend l’Église et le prêtre, et qui aurait dû aller jusqu’au bout et tout comprendre, n’ose pas faire parler franchement et distinctement un crucifix ! L’esprit moderne nous rabougrit donc tous, pour que les forts, les bien portants, les bien organisés, aient de ces faiblesses ?… Si Fabre n’avait pas eu celles que je lui reproche, Dieu sait ce que son livre que j’aime, et que je voudrais un chef-d’œuvre, y aurait gagné !

Mais si ce n’est pas un chef-d’œuvre dans ce que ce mot a d’absolu, le livre de Ferdinand Fabre n’en est pas moins une œuvre rare. Inférieur à certaines places dans le détail, qui n’a pas tout le fini que le détail doit avoir sous la plume des maîtres, il s’en revanche sur la hauteur de la pensée et sur l’amplitude de la tendance. L’Église, l’esprit de l’Église, la sagesse romaine qui juge à travers le péché, qui peut pardonner tout à ses serviteurs quand ils ont cette chose rare maintenant et qu’on appelle « le caractère », ont inspiré heureusement Fabre. Il donnerait sa voix, s’il faisait partie du conclave, à son candidat à la Papauté, et il aurait raison de la lui donner. Déjà meilleur parce qu’il est évêque, parce qu’il est apaisé, parce qu’il n’est plus dans la position exécrablement fausse d’un homme pris dans l’étau de la petite place qu’il occupe et des grandes facultés qu’il a, son effrayant Tigrane est, en somme, de l’étoffe dont sont faits les Hildebrand et les Montalte, quoiqu’il soit certainement moins grand que Grégoire VII et Sixte-Quint, et qu’ici l’imagination de l’inventeur soit glorieusement battue par l’histoire.

Hildebrand, avant d’être pape, Hildebrand, simple moine, était, en effet, dans le fond de son monastère, aussi majestueusement grand et papal sous son capuchon que sous la tiare. Que dis-je ? Hildebrand, — mais j’ai tort d’en parler, — ce n’est ni un homme, ni un grand homme, ni un saint, ni un pape. C’est l’Archange de feu blanc qui tient à la main le glaive de feu rouge que tenait l’autre Archange à la porte du Paradis, quand Dieu en chassa Adam et Ève. Il a gardé l’Église et ses portes comme l’autre les portes du Paradis. Sixte, énorme quand on le compare aux autres hommes, mais petit quand on le compare à Grégoire VII ; Sixte, le porcher, auquel Ferdinand Fabre a dû penser quand il a fait son Capdepont, le farouche paysan qui a peut-être aussi gardé des porcs dans la montagne ; Sixte est même infiniment plus grand que Capdepont. Ses colères de porcher, s’il en eut, lui, il les boucla et les ardillonna sous son froc de capucin, et il sut jouer cette comédie de la vieillesse, que Capdepont n’aurait pas jouée, qui faisait dire au cardinal San Severino, plus jeune que lui de quelques années, car il ne faut que quelques années de moins sur la tête pour qu’un sot se fasse méprisant : « Ne nous opposons pas à ce pauvre vieux, parce que nous serons les maîtres ! » Or, on sait comme il fut vieux et comme ils furent les maîtres ! Les béquilles rejetées sont peut-être une légende, vraie seulement de beauté, mais c’est tout le règne de Sixte-Quint qui crie : Ego sum Papa ! Certes ! le fougueux Capdepont n’a pas cette grandeur de dompteur sur soi, d’être qui peut dire, comme l’Auguste de Corneille :

Je suis maître de moi comme de l’univers !

Mais s’il l’avait eue, — disons-le à la décharge de Fabre, — le roman n’aurait pas eu peut-être la signification qu’il a, l’auteur aurait fait moins la preuve qu’il voulait faire, et, d’ailleurs, perte immense ! nous n’aurions pas eu la figure de l’abbé Mical, — la plus profonde figure du livre et la plus belle sans en avoir l’air ; — l’abbé Mical, qui croit en Capdepont, qui le veut évêque ; l’abbé Mical, au conseil de prêtre, à l’amitié de prêtre qui va jusqu’aux coups, qui les reçoit et qui les pardonne ; l’abbé Mical, le petit poisson qui conduit ce requin aveugle et qui a plus de mérite que le petit poisson, que le requin ne mangera pas, quand, lui, peut être dévoré par le sien ; l’abbé Mical, enfin, le Père du Tremblay du Richelieu futur, mais autrement sublime, car Richelieu, qui suivait les conseils du Père Joseph, ne le battait pas.

Assez ! Si l’homme qui a trouvé une telle figure, qui comprend ainsi l’amitié du prêtre et son dévoûment, n’est pas encore un catholique, il est bien près de le devenir.

Mais, en attendant, c’est moi qui vous le dis : c’est un fier romancier !

Émile Zola §

I17 §

Est-ce là un roman personnel ?… L’auteur de ce livre de haute graisse, car il est de haute graisse, aurait-il été, il faut bien le dire, charcutier ?… Aurait-il aimé une charcutière ?… Ou, non moins sérieux mais plus impersonnel, croirait-il que la Charcuterie est l’Idéal des temps modernes, et l’aurait-il seulement peinte avec l’amour d’un grand artiste pour une grande chose ? Ma foi ! je le croirais plutôt. Toujours est-il (voici la nouveauté !) que nulle part et dans aucun livre la charcuterie n’a été traitée avec cette importance, et décrite avec autant de science technique et de connaissance du métier. Assurément, il y a autre chose que de la charcuterie et des charcutiers dans le livre de M. Zola, dans ce Ventre de Paris qui est la Halle, sans métaphore. Tous les genres de comestibles, toutes les choses du ventre, légumes, poissons, volailles, viandes de boucherie, fruits et fromages, y sont traités à fond et peints avec un détail infini et une passion qu’on dirait famélique, tant elle est intense ! Mais, il faut bien le reconnaître, c’est la charcuterie, cette spécialité de la charcuterie, qui trône sur toutes les autres mangeailles étalées ici avec un luxe de couleurs qui fait venir vraiment par trop d’eau à la bouche… Oui ! c’est la charcuterie, c’est la cochonnaille, qui, entre toutes les victuailles de la terre, est la chose sacrée pour M. Zola.

Rabelais, ce grand rieur qui se permettait tout, cet Homère-Priape sans feuille de vigne ; Rabelais, l’auteur de Gargantua, a un jour raconté la bataille des Cervelas et des Andouilles, mais il riait au-dessus de sa plantureuse et folle Épopée. M. Émile Zola ne rit point, lui. « Il ne rigolle pas », comme disait précisément Rabelais. Non pas ! Il est grave et convaincu dans sa charcuterie. Pour Rabelais, en ses bacchanales de bouffon, les andouilles, les cervelas, les tripes, le piot, ne sont que de la ripaille et de la goinfrerie. Mais pour M. Zola, toute cette cochonnaille, qu’il nous étale et dont il nous repaît, et dont il finit par nous donner le mal au cœur, c’est de l’art.

Il croit dire le dernier mot de l’art en faisant du boudin, M. Zola !

II §

Et je ne me permets ici aucune mauvaise plaisanterie. Je veux être grave, comme M. Zola en sa charcuterie. Telle est la signification de son livre : faire de l’art, en faisant du boudin ! Ce n’est pas un goût particulier à M. Zola (parbleu ! il peut très bien aimer la charcuterie, cet homme !), qui a produit ce livre où il y a du talent souvent à dégoûter, mais c’est quelque chose de plus général qu’un goût ou une fantaisie individuelle. C’est une idée qui depuis longtemps se précise en littérature et en art. Nous devenons des charcutiers ! Cela s’appelle le réalisme, cette idée, et cela sort des deux choses monstrueuses qui s’accroupissent, pour l’étouffer, sur la vieille société française : le Matérialisme et la Démocratie. Le Ventre de Paris (je parle du livre de M. Zola) est la dernière expression, osée par un esprit que je crois systématiquement audacieux et coupeur de queues de chien, du Matérialisme et de la Démocratie, sa fillette, dans la littérature, l’art et la langue. Ce n’est point là une œuvre qui n’a de père que celui qui l’a faite, qui a jailli, un beau matin, d’une originalité isolée. C’est une œuvre qui a des ancêtres, et qui vient à son heure dans la suite des temps. Il y a entre la Notre-Dame de Paris, dont l’idée première a frappé certainement la tête de M. Zola ; il y a entre la Notre-Dame de Paris et Le Ventre de Paris assez d’espace pour qu’on y ait vu passer bien des choses, doctrines et œuvres, abaissantes, abaissées, se matérialisant, se démocratisant toujours davantage. On y a vu passer Les Iambes sur la Sainte canaille, de Barbier ; La Charogne, de Baudelaire ; Les Réfractaires et La Rue, de Vallès ; Littré et ses singes, volés à Darwin ; Courbet, en peinture, Courbet-le-Déboulonneur ; Manet, L’Homme au bon bock. Tous plus ou moins déboulonneurs de colonnes, ces gens-là. Tous voulant faire dégringoler l’art de la dernière marche pyramidale de cet Escalier des Géants qu’il avait monté, et dont ils disaient qu’il devait descendre ! M. Zola peut se nommer après ces noms fameux. Son Ventre de Paris est l’œuvre à présent la plus avancée (et vous pouvez l’entendre comme il vous plaira !) dans le sens de vulgarité et de matière qui nous emporte de plus en plus… Mais ce ne sera pas la dernière ! Il y a plus bas que le ventre. Il y a ce qu’on y met et il y a ce qui en sort. Aujourd’hui on nous donne de la charcuterie. Demain, ce sera de la vidange. Et ce sera peut-être M. Zola qui nous décrira cette nouvelle chose, avec cette plume qui n’oublie rien.

Délicieuse perspective ! Si ce charmant mouvement intellectuel continue, la Littérature française a chance de mourir asphyxiée derrière la porte infecte du cabinet d’Héliogabale.

III §

Eh bien, M. Zola me semble bâti pour aller aussi loin que possible dans cette voie descendante qui nous conduit… j’ai déjà dit où… Il est jeune, je crois, et il a malheureusement de l’avenir. Il a débuté par des bégaiements dont je me suis un peu moqué (La Confession de Claude), mais la voix, qui manquait de justesse et de force, lui est venue. Il a fini par bien poser, et d’aplomb, son archet sur les cordes de son violon, et il nous a joué cet air horrible de Thérèse Raquin qui fait saigner le cœur et l’oreille, et que nous allons entendre au théâtre pour qu’il les y fasse saigner mieux. Avec ce sans-gêne méprisant que les artistes qui ne sont pas de race ont pour leurs œuvres, M. Émile Zola a coupaillé un drame dans sa Thérèse Raquin, — ce roman d’un tragique affreux (le tragique dans l’immonde !) que n’a pas Le Ventre de Paris. Il était encore, en ce temps de Thérèse Raquin, M. Zola, dans le milieu bas où il se vautrait, un reste d’âme, un lambeau de vie spirituelle ; mais il a fini par tuer tout cela avec les couteaux de cuisine — avec les couteaux à boudin — de sa littérature. Du temps de Thérèse Raquin, il voyait rouge comme le Chourineur et il charcutait dans le crime et la chair humaine. Mais, à présent, il est plus calme et moins terrible, parce qu’il est plus mort aux choses de l’âme, et il ne charcute plus que comme un simple charcutier.

Là est tombé son talent, — dans un saloir qui ne le salera pas ! Cet homme, à qui on put croire du tempérament littéraire, qui peignit dans sa Thérèse Raquin — un livre qu’il ne recommencera pas ! — les épouvantables remords des natures physiques, plus forts que leur abrutissement, n’est plus capable que de faire l’étalage, comme un garçon, chez les charcutiers qu’il adore. Il n’est plus capable que de décrire, de décrire sans cesse et toujours, les viandes, et leurs couleurs, et leurs nuances, et leurs oppositions. Que dis-je ? tout charcutier qu’il soit de préférence (dans son Ventre de Paris la seule femme un peu intéressante qu’il y ait est une charcutière), il ne peint cependant pas que de la charcuterie. Il peint tout, dans cette Halle qu’il a choisie comme sujet de peinture incessante, dans cette Halle qui est bien plus le sujet de son livre que les personnages qui s’y agitent ; et il peint avec une telle absorption de lui-même dans l’objet, qu’il n’est plus une main conduite par une pensée, mais une espèce de palette mécanique, un pinceau qui va par l’effet d’un ressort, un procédé. Lui qui devrait avoir plus d’esprit que cette cruche vide de Courbet, il croit, comme lui, que tous les objets sont égaux devant la peinture, et il peint n’importe quoi, avec la fureur glacée du parti pris, comme Courbet, qu’il n’égale même pas ; car la langue, cette palette des peintres littéraires, n’a de valeur que par l’âme qu’on infuse dans les mots, et s’ils n’ont pas d’âme, ils sont, plastiquement, bien inférieurs à la couleur matérielle. Et c’est ainsi qu’en se tuant d’efforts l’écrivain qui, avec les mots seuls, et leurs entassements et leurs surcharges, croit arriver aux résultats du peintre plastique, comme M. Zola, n’est jamais, en littérature, qu’un rapin, tout au plus enragé !

IV §

Ainsi, le livre de M. Zola, dans sa prétention la plus accusée, qui était d’être de la peinture par les mots élevée à sa plus haute puissance plastique, n’est, au fond, qu’une suite parfois très fatigante de nomenclatures à épithètes violentes. Rien de plus. Théophile Gautier, — qui était un peintre littéraire et qui s’appelait encore, par-dessus le marché, « un gaufreur », — Gustave Flaubert, dont Zola relève par la phrase comme un vassal de son suzerain, nous ont bien trop accoutumé à leur manière, à leur style d’une matérialité presque dense, à leur couleur bombante qui approche du relief, pour que nous soyons fort étonné et fort ravi des descriptions de M. Zola, indifférent maintenant, je l’ai dit plus haut, à tout ce qui n’est pas la description minutieuse, microscopique, implacable, de toutes les réalités quelles qu’elles soient. Il parle dans ce livre-ci d’un homme abandonné sur un écueil et qui fut mangé par les bêtes de la mer. Il ressemble beaucoup à cet homme-là. Les mots lui mangent son talent, et c’est d’autant plus exact que les mots sont bêtes quand ils n’expriment pas des sentiments ou des idées. Le drame humain qui se noue et se dénoue dans ce Ventre de Paris, où il n’y a, comme dans le ventre de l’homme, que des choses physiques, est d’une pauvreté psychologique qui fait pitié. J’ai cru un moment que ce drame serait politique, que la flamme des passions démocratiques allait s’y allumer, car M. Zola est trop absolument matérialiste pour n’être pas un démocrate, et surtout quand j’ai vu, dès les premières pages, le héros du livre revenir de Cayenne, d’où il s’est sauvé, pour vivre caché dans ce Paris qui engouffre également tous les crimes et toutes les misères. Mais l’auteur du Ventre de Paris n’avait inventé son héros que pour les besoins de sa Halle, et pour en faire tourner à vous en donner des bluettes, dans une valse de description éternelle, toutes les nombreuses faces autour de lui !

J’ai donc été vite détrompé. Le héros, le triste héros de M. Zola, est un pauvre pied plat d’imbécile, une espèce d’Icarien, qui, en 48, s’est fait prendre bêtement sur une barricade, car il ne s’y battait même pas, et qui, dans le tas des émeutiers du temps, fut jeté à l’exil. Ce meurt-de-faim et ce-meurt-de-peur, ramassé dans le chemin, aux barrières, par une maraîchère dont la voiture a failli l’écraser, est porté sur des feuilles de chou et des monceaux de navets à la Halle, près de laquelle vivent son frère et sa belle-sœur, ces charcutiers qui sont le grand intérêt du volume de M. Zola. Ici vient se placer la description des mœurs de la charcuterie, générale et privée, et des opérations culinaires de cette attrayante industrie. Si ce croquant politique, leur frère, qu’ils métamorphosent en cousin pour cacher sa fuite de Cayenne, avait eu seulement une étincelle de ce feu sacré qui fait les charcutiers et qui cuit le boudin, du coup il devenait charcutier, et nous n’eussions pas eu, pour le bonheur de notre esprit, cette étonnante et forte étude sur la charcuterie qui restera la gloire de M. Zola. Nous n’aurions pas eu la Halle tout entière. Nous n’aurions pas eu l’intérieur de ce Ventre de Paris, avec toutes les industries qui en sont comme le système intestinal. La charcuterie nous eût absorbés. Nous disparaissions dans ce gouffre parfumé de la charcuterie. Mais M. Zola, plus fort qu’Annibal, a échappé aux douceurs de Capoue de la charcuterie en faisant, par un tour de génie, de son Icarien en rupture de ban un inspecteur à la Halle, que nous avons, par ce moyen, inspectée avec lui. Puis, quand l’inspection a été terminée, quand toutes les descriptions de la Halle, qui sont toute la visée d’art du livre de M. Zola, ont été épuisées, il n’en a fait ni une ni deux : il a brisé son Icarien ! Il a brisé cet homme-pivot autour duquel tournait sa mécanique. Il le mêle à un complot de cabaret et le fait reconduire à Cayenne. La lanterne magique pour les enfants et l’escamotage des muscades n’ont rien de plus compliqué que cela !

Ajoutez cependant à cela — à ce pauvre cela — quelques figures de poissardes et de harengères piquées, çà et là, dans cet océan de descriptions. Les unes aiment l’Inspecteur, les autres le détestent, toutes commèrent… mais de ces femmes de la Halle, prises uniquement par le côté physique, comme M. Zola prend tout, il n’en est pas une seule qui soit un type, un caractère, une physionomie. Chose naturelle, d’ailleurs ! Avec le matérialisme voulu de sa préoccupation et de sa manière, M. Zola ne peut nous donner que des tempéraments ; et, pour ma part, maintenant, je le défie de sortir jamais de l’animal !

Or, l’animal est, comme les mots, sans âme. Il est toujours bête, plus ou moins.

V §

Voilà, en toute brièveté, dans sa conception sans profondeur et dans sa chétive combinaison dramatique, — si chétive qu’elle arrive à la nullité, — ce roman de M. Zola, qui, du reste, ne devait exister dans la pensée de son auteur que par son exécution pittoresque. Mais M. Zola, qui croyait à une fresque monumentale, n’est arrivé qu’à une énorme photographie coloriée, qui s’amenuise et se perd dans la fatigue et l’infinité des détails. Dans ce roman très travaillé, toutes les prétentions, tous les défauts, tous les vices, toutes les manies, et, je dirai plus, tous les tics de l’orde École à laquelle l’auteur appartient, sont poussés, par un homme qui ne manque pas de vigueur, jusqu’au dernier degré de l’aigu, de l’exaspéré, du systématique, de l’opiniâtre et du fou. On y trouve toutes les immondices qui leur sont chères. Il y a des théories qui sont leurs théories connues sur la fin de l’art des Raphaël et des Michel-Ange, du temps des papes et des rois, et sur le commencement d’un art nouveau, l’art de l’avenir, industriel et athée, imaginé par les pouilleux du temps actuel ! Il y a le somptueux amour du vulgaire et du bas qui distingue ces Sans-Culottes du Réalisme, en révolution contre tout ce qui n’est pas vulgaire et bas comme eux, et qui leur ferait peindre avec des orgueils de pinceau singuliers les déjections de l’humanité. Il y a enfin… le charcutier ! le charcutier, qui transporte l’art, des sphères élevées et nobles où il devrait rester, dans les charcuteries, et qui pose l’axiome insolent, barbare et crapuleux, « que c’est là qu’il faut chercher le Beau et sa loi désormais ! ».

Et ils cherchent… avec un crochet. Mais ils y morfondent leur crochet. Ils y morfondront aussi le talent que Dieu, peut-être, leur avait donné. L’auteur du Ventre de Paris, dont la chair, pour parler comme lui, est faite des chairs mêlées de Victor Hugo, Théophile Gautier et Flaubert, malgré son amour monstrueux des choses basses, des couleurs criantes jusqu’à vociférer, et son cynique mépris des inspirations morales et des beautés intellectuelles dans les œuvres, a du talent encore. Mais cela ne sera pas long, s’il ne se retourne pas !… Il est à la limite extrême. Et, puisque la charcuterie, et le porc, qui en est la base, tiennent tant de place dans son livre et les contemplations de sa pensée, il n’aura pas peur de mon image : il est sur le rebord de l’auge à cochon du réalisme, dans laquelle il peut se noyer tout entier. Malheureusement, je le sais bien, il est attiré magnétiquement vers cette auge. Le cochon l’excite. Il est de l’opinion de Victor Hugo, ce fort porcher poétique, qui n’a pas craint d’écrire :

J’ai nommé par son nom le cochon, — pourquoi pas ?
…………………………………………………………
Le pourceau misérable et Dieu se regardèrent.
Un pourceau secouru pèse un monde opprimé !

Et qui sait même si ce n’est point par le fait de ce sentiment partagé qu’il a peint, lui, M. Zola, avec tant d’adoration précise et de détails idolâtres, les charcutiers, qui sont, au bout du compte, des artistes en cochon !

Du reste, il n’y a pas que l’art du porc salé qui ait ses hommages. Les fromages, entre autres, les ont aussi, — les fromages, qu’il comprend et peint aussi bien que les côtelettes froides en pyramide et les gelées, tremblantes et immobiles, dans leurs transparences de topazes, sur le marbre blanc des comptoirs. Je voudrais vous faire voir et flairer ces fromages pour vous donner une idée de la manière violente, inouïe, emphatique, musicale, et, ma foi ! sublime, dont M. Zola les aborde à leur tour, avec ce pinceau qui se met dans tout, pour peindre tout.

« Autour d’elles, les fromages puaient… (Quelle solennité de début !) À côté des pains de beurre à la livre, dans des feuilles de poirée, s’élargissait un cantal géant, comme fendu à coups de hache ; puis venaient un chester, couleur d’or, un gruyère, pareil à une roue tombée de quelque char barbare (c’est beau et glorieux pour un fromage !), des hollande, ronds comme des têtes coupées (détail qui doit les faire aimer !), barbouillées de sang séché, avec cette dureté de crânes vides qui les fait nommer têtes de mort (c’est complet !). Un parmesan, au milieu de cette lourdeur de pâte cuite, ajoutait sa pointe d’odeur aromatique (bon, pour celui-là !). Trois brie, sur des planches rondes, avaient (touchant !) des mélancolies de lunes éteintes : deux, très secs, étaient dans leur plein ; le troisième, dans son deuxième quartier, coulait, se vidait d’une crème blanche, étalée en lac, ravageant les minces planchettes, à l’aide desquelles on avait vainement essayé de le contenir…

« … Un romantour, vêtu de son papier d’argent, donnait le rêve d’une barre de nougat, d’un fromage sucré, égaré parmi ces fermentations âcres. Les roquefort, eux aussi, sous des cloches de cristal, prenaient des mines princières, des faces marbrées et grasses, veinées de bleu et de jaune, comme attaqués d’une maladie honteuse de gens riches qui ont trop mangé de truffes (encore un détail friand et affriolant !) ; tandis que, dans un plat, à côté, des fromages de chèvre, gros comme un poing d’enfant, durs et grisâtres, rappelaient les cailloux que les boucs, menant leur troupeau, font rouler aux coudes des sentiers pierreux. (Rêverie par les fromages !)

« Alors, commençaient les puanteurs (quel déroulement superbe !) : les mont-d’or, jaune clair, puant une odeur douceâtre ; les troyes très épais, meurtris sur les bords, d’âpreté plus forte, ajoutant une fétidité de cave humide ; les camembert, d’un fumet de gibier trop faisandé ; les neufchâtel, les limbourg, les marolles, les pont-l’évêque, carrés, mettant chacun leur note aiguë (la musique annoncée !) et particulière dans cette phrase rude jusqu’à la nausée ; les livarot, teintés de rouge, terribles à la gorge comme une vapeur de soufre ; puis enfin, par-dessus tous les autres, les olivet, enveloppés de feuilles de noyer, ainsi que ces charognes (pas celle de Baudelaire !) que les paysans couvrent de branches, au bord d’un champ, fumantes au soleil. La chaude après-midi avait amolli les fromages ; les moisissures des croûtes fondaient, se vernissaient avec des tons riches de cuivre rouge et de vert-de-gris, semblables à des blessures mal fermées ; sous les feuilles de chêne, un souffle soulevait la peau des olivet, qui battait comme une poitrine… un flot de vie avait troué un livarot, accouchant par cette entaille d’un peuple de vers. Et, derrière les balances, dans sa boite mince, un géromé anisé répandait une infection telle, que des mouches étaient tombées autour de la boîte, sur le marbre rouge veiné de gris. »

C’est accompli. Flaubert ! qu’en dis tu ?

Seulement, il faut bien pourtant que vous le sachiez ! c’est dans cette atmosphère de fromages épiques que se trame le complot contre l’Icarien de Cayenne, entre des commères qui veulent le livrer à la police. Toute la scène y est ; mais, moi, je ne veux vous exposer que ces fromages, qui deviennent terribles à leur tour autant que ces commères endiablées… « Elles restaient debout… — dit M. Zola dans le bouquet final des fromages… c’était une cacophonie de souffles infects, depuis les lourdeurs molles des pâtes cuites, du gruyère et du hollande, jusqu’aux pointes alcalines de l’olivet. Il y avait des ronflements sourds du cantal, du chester, des fromages de chèvre, pareils à un large chant de basse (ô nez de Beethoven, pourquoi donc ne respires-tu plus ?…), sur lesquels se détachaient, en notes piquées, les petites fumées brusques des neufchâtel, des troyes et des mont-d’or. Puis les odeurs s’effaraient, roulaient les unes sur les autres, s’épaississaient des bouffées du port-salut, du limbourg, du géromé, du marolles, du livarot, du pont-l’évêque, peu à peu confondues, épanouies en une seule explosion de puanteurs. Cela s’épandait, se soutenait, au milieu du vibrement général, n’ayant plus de parfums distincts (il appelle cela des parfums !), d’un vertige continu de nausée et d’une force terrible d’asphyxie. Et cependant, — ajoute-t-il, ce prodigieux peintre de fromages ! — il semblait que c’étaient les paroles mauvaises de madame Lecœur et de mademoiselle Saget qui puaient si fort ! »

C’est ainsi qu’il mêle le drame aux fromages. Mais la frénésie puante de ces fromages, qui se mettent à puer avec cette furie d’infection, l’emporte sur la scène où ces coquines puent à leur tour, de leurs becs infects, sur l’innocence de l’Icarien. Ces femmes méchantes, vindicatives, acharnées, rappellent, il est vrai, les sorcières de Macbeth autour de leur baquet, et ces autres trois vieilles de La Fiancée de Lammermoor, dans le cimetière, au mariage de la pâle Lucie ; mais elles sont tombées dans cette atmosphère de fromages, et, comme ces fromages, leur sublime tragique a coulé…

Je crois bien que le talent de M. Zola fera comme ces fromages et comme ce tragique disparu des sorcières de Macbeth et de Walter Scott, descendues, par un art insensé et grotesque, en ces fromages, ennemis du tragique. Je crois bien que dans peu d’années le talent et les œuvres de M. Zola auront aussi coulé…

VI18 §

Nous en étions restés sur le joli souvenir du Ventre de Paris, cette haute pièce montée de charcuterie, que M. Émile Zola, manches retroussées et le tablier sous l’aisselle, nous servit pompeusement. Il ne s’agit plus de cela. M. Zola n’est point un spécialiste. Il n’est pas charcutier tous les jours. Mais ce qu’il est tous les jours, c’est un écrivain matériel et matérialiste, qui public de bien autres choses que les quelques porcheries innocentes du Ventre de Paris. Elles n’étaient que de la fantaisie, — grossière, il est vrai, — la fantaisie d’un esprit sans goût, mais non pas sans calcul, qui bravait le dégoût et le rire et qui les inspirait tous les deux. La Faute de l’abbé Mouret n’est plus une farce nauséabonde comme Le Ventre de Paris, avec sa fameuse description de fromages dont on ne se souvient qu’en se bouchant le nez, et qui n’avait, au bout du compte, que l’inconvénient de l’infection pour nous et d’un ridicule incommensurable pour l’auteur. Ici, nous ne farçons plus… Nous sommes très grave. Nous avons une bien autre enseigne que celle d’un marchand de cochon, et enseigne est le mot, car voici les propres termes que M. Émile Zola met sur la couverture de son livre : « Physiologiquement, c’est l’histoire de la lente succession des accidents nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race, à la suite d’une première lésion organique, et qui déterminent, selon les milieux, chez chacun des individus de cette race, les sentiments, les désirs, les passions, toutes les manifestations naturelles, humaines et instinctives, dont les produits prennent les noms de vertus ou de vices… » Ainsi que vous le voyez par cette lourde et pédantesque affiche, les livres de M. Zola ont l’endoctrinante prétention d’être de l’art appuyé sur de la science. Grande pipée pour les niais ! Très peu original au fond, toujours en flagrant délit d’imitation de quelque chose ou de quelqu’un, mais croyant le dissimuler par la violence de son imitation et par l’épouvantable grimace qu’il fait faire à ce qu’il imite, M. Zola, qui voudrait retrancher la spiritualité humaine de la littérature et du monde, n’est, en définitive, qu’un singe de Balzac dans la crotte du matérialisme, écrivant pour les singes de M. Littré.

Mais les singes de M. Littré sont nombreux, et, si cela continue, la charmante société à laquelle nous avons le bonheur d’appartenir fera croire à la vérité de l’avilissante théorie. Le livre de M. Zola a, je le dis avec regret, du succès. Il ne révolte point, mais il attire. Il est en ce moment, soyons fiers de notre patrie ! la passion des cabinets de lecture. S’il n’y avait dans ce livre que le talent de M. Zola, nous n’en parlerions même pas. Ce talent, nous l’avons, et à plusieurs reprises, caractérisé… La Critique ne doit plus rien à un homme dont elle a déjà parlé, quand il ne se renouvelle pas, et M. Zola, dans La Faute de l’abbé Mouret, n’a pas plus de talent ni un autre talent que dans ses précédents ouvrages. Seulement la société, qu’il corrompt, pour sa part, autant qu’il le peut, a pris goût à ce livre. Elle trouve cela bon. C’est là un symptôme ! Et elle lape avec plus d’avidité dans l’auge qu’on lui tend. Eh bien, la Critique est tenue d’expliquer ce succès, sur la nature duquel la vanité de l’auteur et la complaisance de ses amis pourraient se méprendre, et elle va l’expliquer avec les deux mots que voici : la haine du catholicisme, qui est le fond du livre, et la bassesse de son inspiration.

VII §

M. Émile Zola est, en effet, un de ces haïsseurs du catholicisme qui s’en croient en ce moment les fossoyeurs. Je ne pense pas qu’il y ait pourtant grande haine dans son âme, laquelle doit être surtout une âme de préoccupation littéraire, non de papier mâché, mais de papier écrit… Si peu organisé qu’il soit pour les sentiments véhéments et sincères, M. Zola, cet homme de mots, cet écrivain d’un temps de trissotinisme et de décadence, n’en est pas moins — comme tous les amollis et les ramollis de son temps — l’ennemi de toutes les forces qui le gênent. Et quelle force plus grande que le catholicisme a jamais gêné davantage la lâcheté des hommes, qui voudraient vivre animalement au courant de leurs sensations ?… L’auteur de La Faute de l’abbé Mouret n’en fait pas moins contre le catholicisme acte de haine profonde, malgré l’insignifiance de son impiété. Il faut retourner le caillou pour trouver le crapaud dessous. Son livre semble n’avoir pour but que de peindre la nature et d’exalter les forces physiques de la vie. C’est un livre d’intention scélérate, sous le désintéressement apparent de ses peintures. Il est tout simplement la vieille idée païenne, battue par le christianisme et revenant à la charge. C’est le naturalisme de la bête, mis, sans honte et sans vergogne, au-dessus du noble spiritualisme chrétien !

Tel est le dessous et tel le crapaud de ce livre. Tout ces gens qui ne comprennent rien au catholicisme, qu’ils ne savent pas et qu’ils n’ont point étudié, n’ont qu’une seule façon de procéder contre lui, mais cette façon ne manque jamais son coup sur les imbéciles. C’est l’attaque au prêtre et le déshonneur du prêtre. Le prêtre, autrefois, vivait de l’autel, et il n’existait que par l’autel, mais à présent l’autel doit mourir par le prêtre… Et voilà pourquoi le prêtre, haï et méprisé, et dont on ne devrait même plus parler si les religions étaient — comme ils le disent — finies, tient tant de place dans l’irréligieuse littérature de ce temps. Je ne parle pas de Balzac, qui l’a mis partout dans ses œuvres pour le glorifier, excepté une seule fois, dans Le Curé de Tours, où il fit une caricature que son génie même n’excuse pas… Mais tous les écrivains qui n’ont pas le respect de Balzac pour les choses chrétiennes, toutes ces grenouillettes littéraires qui sautent sur le soliveau roi de l’Église désarmée et qui ne peut plus les châtier, radotent du prêtre dans leurs écrits. M. Zola, qui nous donne La Faute de l’abbé Mouret, nous avait déjà donné un autre prêtre dans La Conquête de Plassans… Il y avait peint l’ambitieux dans le prêtre. Idée commune et facile, et souvent exploitée. Stendhal nous l’avait exprimée dans sa Chartreuse de Parme, Ferdinand Fabre dans son Abbé Tigrane, — Ferdinand Fabre, tombé de l’abbé Tigrane au Frère Barnabé, qui n’est pas un prêtre, mais une espèce de prêtre à travers lequel on allonge un coup de couteau qui finira bien par trouver la poitrine d’un autre prêtre quelque jour. M. Émile Zola a changé son prêtre. Dans La Faute de l’abbé Mouret, ce n’est plus le prêtre ambitieux, c’est le prêtre vraiment prêtre, le prêtre mystique, qu’il a voulu déshonorer. Déjà Victor Hugo, le père de bâtards qui devraient, quand il les regarde, lui faire honte de sa paternité, nous avait donné le prêtre amoureux, Claude Frollo ; mais, tout en le traînant dans la fange enflammée de sa passion pour une coureuse de places publiques, il lui avait gardé sur son énorme front chauve un rayon d’intelligence qui, du moins, tout coupable qu’il apparaissait, faisait reculer le mépris. M. Zola n’a pas de ces inconséquences de poète… Il a, lui, idiotisé son prêtre pour le déshonorer mieux. Aux yeux de M. Zola, mysticisme et idiotisme ne sont qu’une équation dans la tête humaine. Ce n’est pas pour lui la faute de l’abbé Mouret qui est le crime et le mal, c’est sa pureté avant la faute, et, après, c’est son repentir.

Et vous comprenez, n’est-ce pas ? quelle est la faute de l’abbé Mouret. Je n’ai pas besoin de la nommer. C’est la faute facile et vulgaire que les impies reprochent avec le plus d’insulte au malheureux prêtre qui l’a commise, pour se venger sans doute de la pureté et de la force de ceux qui ne la commettent pas ! Et ce n’est pas ici, comme on pourrait le supposer, le résultat d’une de ces violentes passions combattues qui donnent une attitude intéressante à l’homme, même quand il est vaincu par elles. Un prêtre qui a la foi comme l’abbé Mouret, — car M. Zola lui a donné la foi pour mieux montrer à quel degré de rachitisme intellectuel l’idée religieuse fait descendre la créature humaine, — aurait dû résister longtemps avant de tomber, et, s’il fût tombé, le flambeau de la foi, qui n’est pas toujours éteint par la chute, aurait pu allumer en lui le feu des remords. Mais M. Zola, qui nous analyse les tentations, s’est épargné l’excuse de cette lutte qui sauve au moins le coupable de l’ignominie de la faute. M. Zola n’a pas donné non plus à son abbé Mouret le grandiose tragique qu’a parfois le prêtre qui tombe, le prêtre porte-lumière, foudroyé comme Lucifer, mais par une foudre qui vient d’en bas et qui n’est plus lancée par la main de Dieu. Pour un prêtre, dans l’esprit de M. Zola, c’aurait été trop beau ! Il ne fallait ni tant de beauté, ni tant de poésie… Son abbé Mouret n’eût plus ôté alors ce petit prêtre nerveux, ce chétif enfant qu’il fallait montrer imbécillisé par le séminaire, halluciné par l’oraison, et préparé à la faute de l’amour d’une femme par l’amour de la Vierge divine trop contemplée sur son autel… Il fallait que sa faute, à lui, fût facile et rapidement faite, pour humilier davantage la grandeur surnaturelle du sacerdoce devant les réclamations animales de la chair et les tyrannies de la nature Il fallait enfin que le prêtre, malade hier, et guéri aujourd’hui, s’enivrât assez à la première vue des cheveux et de la peau d’une fillette pour glisser dans ses bras, tout naturellement, un jour de sa convalescence… Est-ce assez misérable, tout cela ?… Et lorsque la faute de l’abbé Mouret est commise avec cette dégradante facilité, M. Zola, pour le dégrader davantage encore, le fait reprendre par l’Église aussi aisément qu’elle l’avait perdu. L’abbé Mouret sort des bras de sa maîtresse d’un moment aussi vite qu’il y était entré, et croyez-vous que M. Zola lui fasse une gloire de son repentir, de sa pénitence, de sa résistance obstinée à la femme qui le fit tomber et à la tentation des souvenirs ? Il lui en fait une injure et un avilissement de plus, et surtout, surtout, il en fait la preuve de l’influence effrayante et fatale de l’Église, qui déprime et crétinise assez la tête de ses prêtres pour les reprendre, sans effort, à la nature et au péché !…

Oui ! voilà le crapaud, voilà le dessous de la signification de cette courte églogue, jetée à travers les détails les plus prosaïques, les plus mesquins, les plus aplatis de la vie d’un pauvre curé de campagne, qui pourrait être si poétique dans sa pauvreté. La poésie ! M. Zola croit peut-être ne l’avoir gardée que pour sa bucolique, — à la Daphnis et Chloé, — mais dont le Daphnis est un curé, ô ridicule immense ! et la Chloé, une fille, élevée comme une femelle, et qui meurt enceinte de ses œuvres. Ignoble et insolente églogue ! Les fleurs dont M. Zola l’a couverte, ces charretées de fleurs qu’il étiquette et qu’il décrit comme un jardinier faisant l’inventaire et le prospectus de sa serre, n’en peuvent cacher ni l’insolence, ni l’ignobilité, ni l’abominable portée. Et, d’ailleurs, ni les fleurs peintes, ni les phrases de son églogue, dans lesquelles il s’efforce de se montrer poétique, ne font un poète de M. Zola. Pour l’être, il aime trop le technique de la réalité. Il n’est jamais rien de plus qu’un physiologiste, qui fait de la physiologie végétale dans le jardin du Paradou, comme il y fait de la physiologie animale quand il décrit, sous bois et dans l’oubli de sa fonction sociale de curé (pour le mâle), le rapprochement sexuel de deux vertébrés !

VIII §

Ainsi, première cause du succès de M. Zola : le déshonneur d’un prêtre catholique, qui jette sa soutane aux rosiers et fait l’amour comme les satyres le faisaient autrefois avec les nymphes, dans les mythologies… Cette malhonnêteté cinglée à la face de la sainte Église catholique paraît très piquante à tous les libres-penseurs de cette époque d’impiété et de décadence ; mais il n’y a pas que cela qui fasse la fortune du livre de M. Zola. Il y a, dans La Faute de l’abbé Mouret, en dehors de son intention outrageante contre la religion, une autre cause de succès, bien plus générale encore… Je l’ai dit plus haut, c’est la bassesse de l’inspiration. Je ne crois point que, dans ce temps de choses basses, on ait écrit de livre plus bas dans l’ensemble, les détails et la langue, que La Faute de l’abbé Mouret. C’est l’apothéose du rut universel dans la création. C’est la divinisation dans l’homme de la bête, c’est l’accouplement des animaux sur toute la ligne, avec une technique d’expression chauffée au désir de produire de l’effet qui doit être le grand et peut-être le seul désir de M. Zola. Voilà ce qui fait de ce livre quelque chose d’une indécence particulière… Avec le xviiie siècle derrière nous, nous avions vu toutes sortes d’indécences. Nous avons eu l’indécence naïve, l’indécence voluptueuse, l’indécence polissonne, l’indécence cynique. Mais l’indécence scientifique nous manquait, et c’est M. Zola qui a l’honneur de nous la donner… Blasés sur toutes les autres, nous n’étions pas blasés sur celle-là. M. Émile Zola, du reste, convenait merveilleusement, de facultés et de goût, à cette besogne. Il n’a point d’idéal dans la tête, et, comme son siècle, il aime les choses basses, signe du temps, et ne peut s’empêcher d’aller à elles.

Chose singulière ! tout ce qui répugne le fascine… Est-ce une conséquence de son matérialisme que son amour des choses basses, ou son amour des choses basses, qui est effréné, l’a-t-il poussé à son impudent matérialisme ? Qui peut le savoir avec un écrivain dont l’outrance en tout est suspecte ?… Mais il est certain que sa tendance vers les choses abjectes, qui est celle de ce temps, réaliste et démocratisé, n’a jamais été exprimée avec un cynisme plus volontaire et plus fastueux. Louis XIV disait du Régent : « C’est un fanfaron de vices. » M. Zola, c’est un fanfaron d’ordures. Il y en a tant dans ses livres, qu’il est impossible de ne pas croire qu’il brave l’opinion en les y mettant. Il les y entasse. Il les y décompose. Il les y flaire. Il les y met sur sa langue, comme un chimiste… Et, par ce côté de l’ordure, La Faute de l’abbé Mouret est de la même famille que Le Ventre de Paris.

La sœur de l’abbé Mouret est une grande et forte fille que l’Église n’a point rendue idiote comme son frère. Elle l’était de par la nature, et comme la nature ne se trompe pas comme l’Église, cette fille est la créature adorée de M. Zola, qui l’appelle « la grande bête », par parenthèse, l’expression la plus caressante et la plus idolâtre pour ce grand naturaliste, épris de la bestialité. Cette fille, qui s’appelle Désirée, est née fille de basse-cour… Type de femme qui ne manque pas de vérité, mais de vérité inférieure et de cette chaleur animale, la préoccupation éternelle de M. Zola, et dont il finit toujours par faire une malpropreté. Il aurait pu, évidemment, se dispenser de la placer dans son roman, cette gardeuse de dindons, de cochons, de lapins et de poules ; car elle y est un personnage à peu près inutile. Mais, en l’y plaçant, l’auteur a obéi aux instincts qui l’entraînent dans la description des choses basses, que son coup de pinceau, comme celui des grands maîtres, ne relève jamais. Certes ! les choses rurales ne sont point des choses basses en soi, et La Fontaine, qui les a peintes souvent en des vers adorables, a prouvé qu’on pouvait les idéaliser en les peignant. Mais M. Zola est d’une brutalité de touche qui, de simples qu’elles sont, les fait basses, et son amour dépravé du détail laid — le mal général de la peinture à cet instant du xixe siècle — les abaisse davantage encore. C’est ainsi, par exemple, que s’il peint un lapin de clapier, il n’oublie pas « l’urine qui jaunit les pattes de derrière », et que s’il fait saigner un cochon, il montre coquettement Désirée, rouge de plaisir, tapant sur le ventre ballonné de ce cochon pendant qu’on l’égorge. Et partout, à chaque page du roman de M. Zola, ce ne sont que détails pareils, subtils et dégoûtants, saillant, avec un raffinement ordurier, même sur le fond de fumier et de fiente où il pose triomphalement sa favorite Désirée, — laquelle, du reste, n’est là que pour justifier ces manières de peindre et peut-être aussi pour lancer le mot de la fin de ce livre immonde, — aussi bien sous les roses de son Paradou que sur le fumier de sa basse-cour… Ce mot de la fin, je me garderai bien de l’oublier, parce qu’il donne en une fois l’idée de l’abjection intégrale du livre de M. Zola, et que, d’ailleurs, celle qui le dit représente dans le livre la vie physique, — la seule vie qu’il y ait pour M. Zola, et qu’il oppose si impudemment et si insolemment à la vie morale ! Désirée intervient tout à coup dans l’enterrement de la fille qui s’est tuée parce que le prêtre lui a préféré son église. Le cercueil, dit M. Zola, avec sa grâce ordinaire, était au fond du trou, et les paysans retiraient les cordes. Tout à coup, Désirée cria à son frère, qui chantait les dernières prières, en l’apostrophant par-dessus le mur de la basse-cour et en tapant dans ses mains, comme sur le ventre ballonné du cochon :

« Serge ! Serge ! la vache a fait un veau ! »

Et voilà ce que la physiologie a fait de la littérature !

IX §

« La vache a fait un veau ! » et M. Zola nous quitte sur cette bonne nouvelle. Il y a peut-être parmi les lecteurs de M. Zola, puisqu’il en trouve, des gens qui diront que ce veau est sublime. Ils s’y reconnaîtront !… Mais, moi, je dis que, quand un homme tombe jusque-là, il sort de la littérature, et qu’il n’y a plus à s’occuper de ses élucubrations. Et, de fait, n’allez pas vous imaginer que cette mise à bas du veau soit simplement un dénoûment à effet scandaleux, un pétard d’antithèse allumé par un romantique puéril pour faire faire plus de train aux grossièretés et aux extravagances de son livre : vous vous tromperiez. Non ! le mot est plus sérieux que cela, il est plus profondément calculé. Il résume tout le roman de M. Zola, et il est la clé du monstrueux physiologisme qui s’y vautre ou qui y croupit. Pour l’auteur de La Faute de l’abbé Mouret, comme pour ce fort animal idiot qu’on appelle Désirée, cette vache qui vient de vêler est l’événement suprême. Il contrepèse la mort d’Albine. Il doit consoler le curé. Il est la consolation par la Nature, cette brute de Nature, qui continue indifféremment à produire des brutes comme elle, quand nous avons le cœur brisé ! C’est la réplique, par la nature, aux choses morales et religieuses de l’ancien monde qui croyait à Dieu, et aux chagrins de l’âme immortelle, et, pour un matérialiste comme M. Zola, c’est peut-être aussi, qui sait ? l’égalité des espèces !!! Vous comprenez que, quand un romancier en est là, on ne discute plus son talent. On a autre chose à penser. On ne se soucie plus de savoir à quel point il imite Victor Hugo ou Flaubert, en donnant à leurs profils des airs de gargouille qu’ils n’ont pas et en faisant de même avec ce pur camée de langue française, qui restait toujours ferme et correcte autrefois, alors qu’elle était le plus passionnée ! On peut dire hardiment qu’il n’y a plus là de littérature. Il n’y en a qu’un oripeau, planté sur l’épaule, pour l’orner et non pour le cacher, de ce crapuleux Matérialisme, qui nous pousse tous à l’égout où vont pourrir les vieilles nations ! Quand de pareilles choses se lisent et ont du succès, il n’y a plus de critique à faire. Il y a une page de mœurs et d’histoire à écrire sur la société qui les lit.

X19 §

J’aimerais assez qu’on eût le courage de ses actes et de ce que l’on croit son talent. Voici un roman fait pour le bruit, et qui, publié en feuilleton, en a fait déjà. Voici un roman qui, dans l’estime de beaucoup de gens, — les avancés ou les faisandés en littérature, — doit passer pour un livre étonnant, un coup de pistolet dans une poudrière, une nouveauté foudroyante, un chef-d’œuvre ! L’auteur, c’est M. Émile Zola, qui est à Balzac ce que Restif de La Bretonne — ce Diderot canaille — était à Diderot. M. Zola, qui produit copieusement, ce ventre cérébral ; M. Zola, l’auteur des Rougon-Macquart, ce livre jeté dans le moule de Balzac, — mais qui n’est ni de la même main, ni du même bronze, et qui a fait son trou dans une publicité presque insolente… Il a des amis qui ne croient peut-être pas en Dieu, mais qui croient en lui. Il a des Mamelouks, comme Victor Hugo. Il représente la jeunesse et son mouvement charmant, à cette dégingandée ! Il peint le cancan dans ses livres, et il l’y danse. C’est un réaliste de la dernière heure, — un Manet littéraire. Et ce n’est pas assez. Il est le réalisme même, dans son expression dernière et définitive. Je défie bien maintenant le réalisme de faire un pas de plus… par en bas. Et ad imum… contemnit. Il nous méprisera tous, M. Zola. Nous lui ferons l’effet de n’être pas, à ce jeune homme d’un relief immense… Il est tout cela, et il devrait en avoir l’orgueil, et la joie, et l’audace ; lui qui a l’audace des œuvres et du mot comme jamais homme ne l’eut avant lui, ni réaliste, ni brutaliste ! IL ne devrait donc rien craindre, ce Franc, si franc, trop franc : ni la chute du ciel, auquel il ne croit pas, sur la lance qu’il n’a pas, — ni sa chute, à lui, sous sa plume !

Mais il craint autre chose. L’Assommoir, le plus raide de ses livres, est précédé de la moins raide des préfaces. Le Titan littéraire s’aplatit ; il a senti le petit souffle qui faisait lever le poil sur le corps endommagé du pauvre bonhomme Job. Il a flairé quelque mauvaise affaire venant des scandalisés de son livre, qui, en feuilleton, a déjà eu l’honneur du scandale. Alors, de précaution, cet homme qui enfonce tout en littérature par la force de son verbe et de son argot, a écrit, sur l’air des Trembleurs (Ahi ! povero Calpigi !), une préface moins tonnerre que paratonnerre. C’est un tout petit blanchissage de son livre et de sa personne, que je n’attendais point de la part de ce Fendant. Dans cette préface, il se fait patelin, patte-pelu, archi-patte-pelu ; — un enfariné d’innocence. Il geint d’être calomnié, chargé de crimes, comme le baudet de reliques, pour son livre, malpropre mais « chaste », le plus chaste de tous ses livres. Il n’a pas été compris. On n’est jamais compris quand on n’est pas approuvé ! Il ne dit pas, comme Tartuffe, qu’il est un malheureux et un coupable :

Le plus grand scélérat qui jamais ait été !

Mais, le croirez-vous jamais de M. Zola ? « un digne bourgeois, vivant sagement dans son coin ». Marat vivait bien dans une cave ! Il affirme, la main sur la poitrine, qu’il n’est pas un buveur de sang… (quelle fatuité !) mais « un homme d’étude et d’art », et qu’il fallait attendre, pour le juger, que son œuvre fût finie. Comme si on ne pouvait pas lui rétorquer l’argument et lui dire : Et vous, si vous ne voulez pas qu’on vous juge, il fallait attendre que votre œuvre fût finie avant de la publier !

Eh bien, tout cela manque de grandeur, d’intrépidité, d’aplomb même !… Quand on publie des livres si hauts en couleur, on ne doit pas avoir peur de l’effet de sa couleur, son seul crime, à lui, dit M. Zola. Quand on a du génie, on a la fierté de son génie, et ni M. Zola, ni son éditeur, ni ses amis, ne doutent du sien…

XI §

L’Assommoir va l’affirmer encore… L’Assommoir, ce titre singulier, n’est que l’enseigne d’un des mille abominables cabarets de ce splendide Paris que Victor Hugo appelle la Cité-Lumière, et le théâtre que M. Zola a donné à la plus grande partie de son histoire.

Ce livre de L’Assommoir n’assomme pas, du reste, mais il éclabousse. On sort de sa lecture comme, du bourbier, sortent les cochons, ces réalistes à quatre pattes. Bourbier, en effet : bourbier de choses, bourbier de mots, — un irrespirable bourbier ! Je l’ai dit déjà : étalée, d’abord, dans un journal, toute cette fange a eu son succès de puanteur. Elle a fait crier, et les cris vont recommencer plus forts peut-être, à présent qu’elle n’est plus soulevée, cette fange, par pelletées, dans un feuilleton, mais tassée en bloc dans un livre. M. Zola proteste, dans sa préface, de la pureté de ses intentions… Laissons cette plaisanterie. Ses intentions, quelles qu’elles soient, et complètement invisibles dans son livre, n’empêchent pas la boue qu’il brasse d’être dégoûtante, et c’est même la gloire de cette boue et de son brasseur ! Tout marche, en ce temps de progrès. Le Réalisme se corse tous les jours davantage, et L’Assommoir le pose comme il n’avait jamais été posé, dans aucun livre et par personne. Puisque, d’ailleurs, selon les docteurs de cette dépravation littéraire, la réalité, sous toutes ses faces, est le but de l’art, pourquoi le Dégoûtant, qui est une chose aussi réelle que l’Agréable et le Beau, n’aurait-il pas sa place dans l’art et dans la littérature ? Et déjà, dans une foule de livres que je pourrais nommer, il l’y avait prise… Mais il y était mêlé à des choses plus ou moins élevées, qui en atténuaient l’effet immonde. Il n’y était pas sans compensation, sans interruption, intégral et absolu dans les hommes, les choses, les idées, les sentiments et le langage. Il y est, de cette fois… M. Zola a voulu travailler exclusivement dans le Dégoûtant… Nous avons su par lui qu’on pouvait tailler largement dans l’excrément humain, et qu’un livre fait de cela seul avait la prétention d’être beau !

Et c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire… À partir de ce livre de L’Assommoir, M. Émile Zola — et pour moi ce n’est pas un éloge — doit être tenu pour le réaliste le plus accentué, le plus résolu, le plus systématiquement exaspéré d’une littérature qui n’a de cœur pour rien et mal au cœur de rien… Ni MM. de Goncourt, qui ont commencé la triste chaîne du Réalisme contemporain, ni Flaubert et tant d’autres, par lesquels elle a passé pour aboutir à M. Émile Zola, ne peuvent plus même être mis en comparaison avec l’auteur de L’Assommoir, cet Hercule souillé qui remue le fumier d’Augias et qui y ajoute !… Si vous ne me croyez pas, lisez L’Assommoir ! Plongez-vous dans ce torrent d’ordures, et si vous pouvez y rester sans étouffer ou sans vomir, vous verrez que l’ordure y veut être de l’art encore, et du plus grand !

M. Émile Zola croit qu’on peut être un grand artiste en fange, comme on est un grand artiste en marbre. Sa spécialité, à lui, c’est la fange. Il croit qu’il peut y avoir très bien un Michel-Ange de la crotte… Son livre n’est plus « L’histoire naturelle et sociale de la famille Rougon-Macquart sous le second empire », dans laquelle l’imitateur de Balzac — vigoureux encore — se débattait sous un Réalisme de plus en plus envahissant. La pieuvre a vaincu. M. Zola est tombé de la bourgeoisie dans le peuple, non en vue du peuple et par amour du peuple, mais parce qu’il trouvait dans ce milieu du peuple des faubourgs bas et corrompu, humainement et socialement infect, le baquet d’effroyable glaise qu’il a pétrie dans son livre… Certes ! malgré sa préface à patte blanche, je ne suis pas assez bête pour parler morale à M. Zola, dans les livres de qui la morale est muette et n’a jamais dit un mot ni poussé un cri parmi les horreurs qu’il se délecte à y retracer. Je ne veux lui objecter que de la littérature, quoiqu’il semble, dans son Assommoir, sorti autant de la littérature que de la morale. Je ne veux lui rappeler que ce qu’il oublie, c’est que l’emploi des matières ignobles abaisse l’art et le rend impossible. Le Réalisme en a menti ! Il y a toujours dans tout grand artiste une hauteur originelle et une pureté de génie, qui dédaigne de toucher à ces choses honteuses dans lesquelles l’auteur de L’Assommoir ne craint pas de plonger sa main…

XII §

Oui ! que la question reste littéraire ! Je n’ai pas besoin même de morale pour condamner absolument un livre inouï, qui semble une gageure dans ce qu’il a, il faut bien le dire, de trivial et de crapuleux. Pour M. Zola, c’est peut-être là de la saleté élevée à un état sublime. Qui sait ? L’esprit de l’homme a parfois de ces renversements… Mais, pour nous, sans illusion et qui nous maintenons littéraire, il n’y a, dans le roman réaliste de M. Zola, qui aurait bien la petite coquetterie d’être une monstruosité, ni inspiration, ni observation indiquant une haute puissance d’artiste, même fourvoyée. Ici, l’artiste en fange a manqué son coup… par trop de fange ! Il n’en faut pas trop… Lui qui avait montré dans ses autres romans de l’invention et du langage (plus de langage que d’invention, il est vrai), n’est plus, dans celui-ci, comme inventeur, qu’une espèce de Paul de Kock, et, comme écrivain, qu’un Père Duchesne. C’est ici un de ses plus grands déchets, une de ses plus grandes pertes. Il avait une langue autrefois, chargée, convenons-en, de trop d’énumérations, d’une houle de trop de mots, mais, en fin de compte, touffue et puissante ; et il l’a dégradée et perdue dans les argots les plus ignominieux des cabarets ! Il a pris celle du peuple. Il a laissé celle de l’artiste. Dépravé par son sujet, il parle, en ce roman de L’Assommoir, comme les personnages qui y vivent. Il use d’un style dont il est impossible de ramasser une phrase, eût-on un crochet de chiffonnier pour la prendre, et une hotte aussi, pour l’y jeter ! Il n’a plus de personnalité. Il a oublié son Balzac, lui qui l’imitait trop !… Le grand homme de La Comédie humaine a créé et fait souvent parler, pour le besoin de ses romans, des Auvergnats, des Allemands, des portiers ; mais sans, pour cela, devenir Auvergnat, Allemand ou portier. Le dialogue fini, le romancier reprenait son récit et sa page, y versant son style et sa pensée. Mais M. Zola n’a ni style ni pensée à verser. Il n’a plus dans le ventre que la conscience de ses personnages, que leurs ignobles passions, leurs horribles manières de sentir et de s’exprimer. Il s’est enfin coulé et dissous dans leur boue, pour s’être trop acharné à la peindre. Devenu boue comme eux… Châtiment mérité d’un talent qui s’est avili !

Voilà donc ce roman, dont tout ce que je dis ne peut donner l’idée, parce que je ne puis pas tout en dire. Allez ! il donnera, ce livre, des embarras bien terribles à la Critique qui voudra citer… Je l’ai dit crapuleux et trivial ; mais ce qui déshonorerait même la monstruosité, systématiquement poursuivie par l’auteur, c’est la trivialité. Il vaut mieux être monstrueux que vulgaire, et M. Zola trouve le moyen de l’être. Les photographies cyniques qu’il croit des tableaux, sont vulgaires au plus lamentable degré. En effet, voyez ce qui passe devant nous en ces photographies : des concubinages et des accointances plus ou moins infâmes, des noces d’ouvriers grotesques auxquels l’auteur ôte toute poésie, toute naïveté, toute honnêteté vraie ; des noces gourmandes et bêtes chez le traiteur, — ô Paul de Kock ! — des adultères, des enfants battus et mourant sous les coups, des ménages à trois, des soûleries, des bâtards abandonnés, des premières communions impies, des hommes entretenus comme des femmes, de vieux concubins repris par de vieilles concubines, la prostitution, le raccrochage, les morts de faim, les croque-morts plaisantins, et, pour achever le tout, la catastrophe finale : un delirium tremens, cette chose terrible, qui devient comique tant l’auteur l’a ratée ! Tel est l’inventaire du livre de M. Zola. Je ne crois pas qu’on ait jamais écrit rien de plus commun dans le hideux que tous ces événements qui s’entassent les uns sur les autres, sans être reliés les uns aux autres, dans ce livre qui n’est pas composé et dont le fond semble appartenir à la littérature de la Gazette des tribunaux.

La fortune d’un pareil livre, où la Nature humaine est mutilée, quand elle n’est pas pervertie, est bien moins dans la sympathie douloureuse qu’elle devrait exciter que dans la crudité obscène de la langue et des détails. Mais, pour mon compte, je connais mon temps, je crois cette fortune assurée.

On voudra lire ce livre physique où l’âme n’est point, ni Dieu non plus, pour toutes les choses physiques et basses dont il regorge… C’est du matérialisme bouillonnant, et on se plongera avec délices dans cette étuve. Mais ceux-là que le matérialisme contemporain n’a point pénétrés savent bien que l’âme humaine et Dieu sont esthétiquement nécessaires, et que là où ils ne sont pas, il n’y a jamais de chef-d’œuvre ! Ils ne croiront donc pas à celui de M. Zola. Dans L’Assommoir de M. Zola, comme dans tous les livres des réalistes de ce temps, il n’est pas question plus de l’âme que de Dieu, qui n’est point, je crois, dans L’Assommoir, nommé une seule fois. Chose adorable ! Ces réalistes, qui s’accroupissent ou se traînent sur le ventre pour ramasser les moindres poussières, trouvent Dieu et l’âme des réalités trop menues pour daigner les voir et s’en occuper ; et ils ne se doutent pas que l’absence de Dieu et de l’âme, dans une œuvre humaine, fait un vide par lequel, quand on en aurait, s’en va le génie, — et même le talent !

XIII §

A-t-il disparu tout à fait ? je ne dis pas, comme ses amis, le génie, mais le talent de M. Zola ? En a-t-il encore dans ce livre, ce livre sans entrailles, sans élévation, sans pensée et sans style que celui de l’affreuse canaille qui vit là-dedans ; car M. Zola n’a pas l’air de croire à la sainte canaille de Barbier. S’est-il complètement asphyxié dans cette fétidité, dans cette putridité mortelle ?… Je dois être juste et dire toute la vérité. J’ai reconnu le talent à deux places. J’ai reconnu le tempérament de l’homme qu’était l’auteur de L’Assommoir avant que le réalisme l’eût pris tout entier et jeté dans le fond de son trou d’immondices ! Partout ailleurs qu’à ces deux places, — la scène du lavoir qui commence le livre et la scène de la forge : le duel de vanité et d’amour sur l’enclume entre les deux forgerons, — je n’ai plus vu que le système, éperdument du système, l’affectation, le procédé. Plus d’hommes au logis ! Quelquefois même — pourquoi donc ne le dirais-je pas ? — j’ai douté de la sensation et de la bonne foi de l’écrivain… Il va si loin dans la double abjection du sentiment et du langage, que j’ai cru parfois à un parti-pris enragé, pour faire plus de bruit dans la littérature, de crever son tambour comme le nain de Velasquez ; car il n’y a que les nains qui crèvent leurs tambours !

Et M. Zola n’est certainement pas un nain. C’est un homme d’art et d’étude, dit-il, en parlant de lui-même. D’étude, et d’étude acharnée, je le crois, mais d’art ?… Son art est faux et singulièrement raccourci. Tout est en volonté chez lui, et il n’y a que l’inspiration qui fasse de l’art vrai et profond. La volonté, la réflexion, l’effort, font de l’art tourmenté, rien de plus. Le sculpteur Préault disait un mot charmant : « La réflexion, c’est une bibliothèque… » Je ne crois qu’aux favoris de Dieu. M. Zola, qui est un écrivain, non pas sans esprit, mais sans spiritualité, comme l’époque à laquelle appartient sa jeunesse, ne fait point de littérature spirituelle et morale, et Racine, qui était de cette ancienne littérature, ne comprendrait rien probablement, s’il le lisait, à L’Assommoir. Seulement, M. Zola se moque bien du suffrage de Racine. Il a le suffrage universel.

C’est un homme du xixe siècle, — qui fait de la littérature comme en fait et en veut le xixe siècle, où la littérature porte la peine des idées fausses et des vices du temps. Les aveugles seuls ne le voient pas : le xixe siècle coule à pleins bords du côté du Matérialisme, du Positivisme et des sciences physiques, et y pousse M. Zola, qui fera peut-être de la littérature mécanique demain. L’auteur de L’Assommoir n’est ni plus haut, ni plus fort que son siècle, qui l’a emboîté dans ses rails impérieux. Ce n’est pas même lui, M. Zola, qui a mis au monde ce Réalisme dont certainement il est maintenant la plume la plus intense. Je l’ai dit plus haut, l’homme de L’Assommoir est le dernier mot du réalisme, mais ce dernier mot ne se répéterait pas. Je ne crois pas que M. Zola pût refaire un autre livre comme L’Assommoir… Quand on a épuisé la poétique du Laid de Hugo et la poétique du Dégoûtant de M. Zola ; quand on s’est encanaillé, soi et son talent, avec cette furie ; quand on a trifouillé à ce point les quinzièmes dessous de la Crapule humaine et qu’on est entré dans les égouts sociaux, sans bottes de vidangeur, — car M. Zola ne vidange pas : il assainirait ! et il n’assainit pas : il se contente d’empester, — où pourrait-on bien aller encore et quelle marche d’infamie et de saletés resterait à descendre ?…

La boue, ce n’est pas infini !

Jean Richepin20 §

I §

En voici un, pourtant, un livre ! — Je disais récemment que l’on n’en publiait pas et que le néant littéraire s’affirmait… Mais en voici un, cependant, et dans lequel l’imagination et l’observation sont bien pour quelque chose. C’est une réponse à mon désespoir. Celui qui me l’a faite n’est pas, du reste, une voix inconnue. Cette poudre a parlé, — comme disent les Arabes, — et elle a retenti. M. Jean Richepin a déjà de la célébrité sur la tête. Il débutait, en 1876, par La Chanson des gueux, qui le fit célèbre tout de suite, qui le tira de ces antichambres de la Renommée où tant de gens se morfondent ; car, insolente comme l’Attila de Corneille, elle fait parfois attendre jusqu’aux rois, — les rois futurs de la pensée ! Lui, M. Richepin, n’attendit pas. Dans cette société, pourrie d’or et de luxe, sa Chanson des gueux fit l’effet d’explosion d’un gueux superbe, qui serait entré dans un salon. Comme les Gueux des Pays-Bas, il avait eu le courage de planter cette cuiller de bois à son chapeau… Cela me plut. Je le dis alors. Je fus le fauconnier de ce faucon… Depuis ce moment-là, qui a été son plus beau moment, M. Jean Richepin a publié deux livres, l’un en prose, l’autre en vers, dans lequel le faucon n’avait pas enfoncé sa griffe au même degré de profondeur. Si la griffe y était encore, le coup de griffe n’y était pas. Jeune, — et parmi les derniers venus dans cette littérature expirante qui, comme le dauphin mourant, jette ses dernières couleurs, — M. Richepin est certainement un de ceux-là qui peuvent le mieux l’empêcher de tout à fait mourir. Tant qu’il y aura, d’organisation naturelle, des esprits bâtis comme le sien, la race des livres ne sera pas éteinte. Il est évidemment conformé pour produire. Il a ce qu’on appelle des reins. Si je cherchais dans l’ordre physique une ressemblance avec son talent, je dirais qu’il me fait penser à l’élève, héroïquement râblé, du Centaure Chiron, dans le beau tableau de L’Éducation d’Achille. Il est souple et musclé comme lui. Il a toute la souplesse de la force. Et c’est particulièrement de cette souplesse dans la force qu’il donne la preuve dans Madame André.

Sa Madame André est un roman ; et pour tous ceux qui connaissent et pratiquent M. Richepin, ce roman sera une surprise. C’est, de tous les livres qu’il pouvait faire, le plus étonnant à coup sûr, et celui auquel on devait le moins s’attendre. L’auteur de La Chanson des gueux, qui se chauffe avec les ossements des tombes et des têtes de morts tant il est affamé de flamme et de tableaux d’un tragique effréné, l’écrivain moins puissant, mais non moins ardemment épris de choses physiques, qui a écrit Les Morts bizarres et Les Caresses, et qui couve, en ce moment, comme le Chaos et la Nuit couvèrent l’Amour dans une terrible mythologie, l’œuf monstrueux de ses Blasphèmes, vient de nous faire, en Madame André, le livre le plus retenu, le plus contenu, le plus rassis, le plus didactique, le plus sage de la sagesse humaine, et le plus en dissonance et en contraste avec ce qu’il nous avait donné le droit de croire ses incoercibles instincts. Madame André, qu’on pouvait imaginer un livre de passion dramatique à faire pâlir tous les drames connus, et d’événements d’une invention extraordinaire, n’est que l’histoire la plus moralement exemplaire, si elle n’est pas la plus vertueuse en tout, et l’analyse très fine et très poursuivie, poursuivie jusqu’aux imperceptibles, de la situation la plus vulgaire de ce siècle où il y a tant de choses vulgaires, — le concubinage libre, qui est en train de remplacer le mariage pour faire place au concubinage légal du divorce que nous donnera la République ! Le violent, l’intempérant, l’extravagant (pour les bourgeois), l’indécent Richepin, l’impie Richepin, ce Capanée qui fourbit actuellement et damasquine ses Blasphèmes, se resserre tout à coup, se ramasse, se froidit, se simplifie, se métamorphose, et produit un roman d’analyse impartiale et patiente, — patiente… à impatienter le journal dans lequel il l’avait publié d’abord en feuilleton, et qui, lui, l’a raccourci, haché et châtré, ne voulant pas en perdre tout, puisqu’il l’avait payé à l’avance, et disant comme ce grand poète, qui n’est pas le Père prodigue, à son fils qui n’avait plus faim : « Mange donc cette côtelette encore, puisqu’elle est payée. » Le public, moins despotisé, n’a mangé qu’une partie de la côtelette de M. Richepin. Les superficiels auront peine à le croire. Le violent, l’absolu Richepin, s’est laissé tranquillement châtrer ; mais c’est ici un trait caractéristique de l’espèce d’homme qu’il est que je ne veux pas oublier. L’auteur de La Chanson des gueux a une si méprisante indifférence pour les journaux et l’opinion qu’ils font, qu’au sien il s’est détourné de son œuvre, avec une légèreté qui n’est pas même un stoïcisme, et qu’il a laissé opérer sur sa personne les sordides et lâches ciseaux de l’industrialisme qui l’ont dépecée. Sûr, d’ailleurs, de retrouver son œuvre plus tard ; sûr de la sauver du massacre qu’on lui avait fait subir, et de montrer — du même coup, en la publiant, — la double intégralité de l’œuvre et de la bêtise de ceux qui l’avaient massacrée !

II §

Le voici donc tout entier, ce livre qui, je l’ai dit, nous donne un Richepin aussi contenu qu’il avait été jusque-là incontinent, et aussi moral qu’on peut l’être sans Dieu ; car M. Richepin est athée. Il est athée, — mais en attendant qu’il ne le soit plus… Son livre est une lueur sur les fortes souplesses de sa pensée, et nous pouvons tout espérer de lui. Athée donc, pour l’heure, encore, comme ses contemporains, dont l’athéisme est aussi effronté que stupide, M. Richepin, qui vaut cent fois mieux qu’eux, n’est pas, sur d’autres points, en proie aux mêmes sottises. Par exemple, ce n’est pas un naturaliste du moment, comme ils le sont tous, ces singes qui prouvent bien leur descendance ! Il a le talent trop altier pour emboîter le pas derrière les assommants de L’Assommoir. Il ne croit pas, comme ces imbéciles, avoir inventé la nature. Il ne croit pas qu’une puanteur dans laquelle on ne peut pas rester puisse être jamais une École. Il est de la famille des écrivains qui, de toute éternité, ont mis de leur âme dans ce qu’ils écrivent, et qui ajoutent de leur âme à cette sotte et à cette brute qu’on appelle la nature, qu’on mutile (comme le journal qui a mutilé Madame André) quand on ne fait que la copier platement, cette nature… M. Richepin analyse trop l’âme pour n’y pas croire ; son livre, comme la vie, est encore plus psychologique que physiologique, et c’est là sa valeur, c’est là sa supériorité. Je lui ai entendu dire à lui-même, à ce jeune homme du temps de la photographie victorieuse, dans les œuvres de l’esprit comme dans les œuvres de la main, qu’il n’y avait, en définitive, que des romans d’analyse. Pour moi, ce n’est pas strictement vrai, mais cela prouve, du moins, une tendance à mille lieues des tendances et des procédés actuels. Assurément, on peut s’étonner déjà de cette opinion dans un écrivain de la génération qui n’est plus préoccupée, hélas ! que du rendu des faits extérieurs et de l’exactitude de leur description, Mais il y a bien d’autres choses encore qui vous étonneront dans le roman de M. Richepin, lequel, naïf ou volontaire, — et je le crois plus volontaire que naïf, — révèle un grand empire sur soi, et la rare faculté de s’éteindre aussi bien que de s’allumer.

Il s’y éteint, en effet. Il a mis le pied sur sa propre flamme. Je sais bien que ce n’est pas facile à éteindre, ce feu grégeois, ce feu Richepin, qui repart sous le pied mais dont le pied finit pourtant par être le maître. Tout est relatif. Où nous voyons Richepin éteint, d’autres que lui paraîtraient flamber encore.

Mais pour lui, pour cet intense de Richepin, il y a, dans ce livre, extinction de cette flamme exaspérée qui devait, nous disait-on, tout incendier dans ses œuvres. Excepté le bohème (Nargaud), qui est le justicier en ce roman, moral à sa manière ; excepté ce paroxyste, comme il l’appelle, dont la prose est… les vers de Richepin auxquels il a enlevé la rime ; excepté deux ou trois scènes d’amour où se retrouve un peu de l’ancien Richepin des Caresses, le roman de Madame André n’a que le spiritualisme de l’analyse, qui regarde surtout dans le cœur et qui en épingle les ténuités. Quoique le romancier voie les réalités, et, quand il s’agit de les nommer, ne barguigne pas, le cynisme de ce terrible Richepin, qui ne craignait pas autrefois d’être cynique, qui n’hésitait jamais devant l’expression et se jetait à corps perdu sur elle, n’a plus guères, dans tout ce livre, que quelques traits fort rares, et encore le romancier ne s’y arrête pas, ou, s’il les ose, le croiriez-vous jamais ? c’est par moralité, — son espèce de moralité à lui, — pour condamner ou pour mieux flétrir ce qui lui paraît immoral ou laid dans la vie. Et sa personnalité, la personnalité de ce Richepin que nous connaissons, où est-elle ici ? On la cherche… Certes ! s’il y a quelque part une personnalité retentissante qui semblait, comme dans les vrais poètes, devoir se reproduire et se chanter elle-même dans toutes ses créations, ou du moins dans les types favoris de sa pensée, c’était bien Richepin, la personnalité de ce mâle Richepin, si fier d’être un mâle, et dont le héros dans Madame André est une femelle pour la faiblesse, un lâche… idéal de lâcheté !

III §

Triste et difficile sujet de roman que la lâcheté ! triste par lui-même, car il dégoûte l’imagination comme il indigne le caractère, et difficile à toucher, même au génie. Waller Scott y a mis la main une fois, mais ce n’est que la lâcheté physiologique qu’il exposa dans son roman de La Jolie fille de Perth, et son poltron n’était pas son héros. Ses héros, c’étaient ceux qui mouraient pour lui et pour cacher avec leurs poitrines la lâcheté du chef de leur clan. Dévoûment sublime ! C’était là une donnée virile digne de l’esprit viril de Walter Scott, le vieux féodal écossais. Mais de lâche, non plus de nerf, mais d’âme, il n’y a jamais eu que des femmes qui en aient placé sur le premier plan de leurs livres. Elles avaient leurs raisons pour cela. Les unes, c’était pour humilier les hommes devant elles ; les autres, pour se venger de quelque sans-cœur qui les avait abandonnées. Madame de Staël a créé Oswald peut-être en se ressouvenant, ce blondasse anglais, plus mou que ses bottes molles, et dont la misérable infidélité tue Corinne. M. Jean Richepin, qui n’a pas d’injure personnelle à venger, est-il le chevalier d’une madame André, qu’alors il n’eût pas inventée ? Le Nargaud de son livre serait-il lui de pied en cap ?… Mais jusque dans cette hypothèse l’analyse serait allée trop loin, et le moraliste mâterait l’artiste, — ce qui peut augmenter le nombre des étonnements que fait naître le livre de M. Richepin, en y ajoutant le plus grand de tous. En effet, il faut que le roman, pour être une œuvre supérieure, nous prenne par tous les côtés de notre âme, et il est impossible de nous intéresser longtemps au caractère de Lucien Ferdolle, le héros, si cela peut s’appeler un héros, de M. Richepin. Il est impossible de supporter longtemps l’analyse, même la mieux faite, de tant de choses méprisables… Je conçois que Le Sage peignît un laquais dans Gil Blas, à l’époque où les laquais intéressaient une société qui donnait chaque jour sa démission de sa noblesse. Je conçois même aussi que M. Jean Richepin, dans une société sans noblesse et sans laquais, — car cette société est égalitaire, et le larbin, si elle est conséquente, y vaut le sénateur, — peigne un lâche parce qu’il y en a beaucoup dans cette charmante société. Mais il n’y a pas les mêmes raisons pour que le lâche nous plaise, à nous, comme le laquais a plu dans la société du xviiie siècle. Le laquais pouvait être un brillant, ou un dangereux, ou un amusant coquin. C’était une force. Mais Lucien Ferdolle, qu’est-il et que pourrait-il être ?… C’est une faiblesse. C’est un enfant qui a toujours besoin de sa bonne, qui pleure et toujours demande pardon à sa bonne, et sa bonne, c’est madame André. C’est aussi M. Jean Richepin, qui, à chaque pusillanimité, à chaque lâcheté, à chaque abjection, lui enlève sa jaquette et le fouaille. On est bientôt las de cette jaquette éternellement levée. Je n’ai pas à faire le compte de toutes les pusillanimités, de toutes les lâchetés, de toutes les abjections de Lucien Ferdolle. Qu’on aille les compter où elles sont ! Mais on croit toujours cela fini, et toujours cela recommence…

IV §

Seulement, on me dira peut-être : Ce n’est pas là le héros du livre de M. Richepin. — Il n’y a pas de héros dans son livre. Il y a une héroïne, ou plutôt, c’est madame André qui est le héros dans ce roman, qui, d’ailleurs, s’appelle Madame André. Lucien Ferdolle, ce pantin lacrymatoire, qui, comme les petits chiens de l’intimé, pleure partout, n’est que l’occasion pour madame André d’être le héros de ce livre féminisé par l’admiration pour les femmes. Madame André y est tout. Madame André, ce phénomène de madame André, cette Goule de perfection dévorante, y mange et y fait disparaître le pauvre Lucien Ferdolle. Elle l’avale comme une muscade, — comme une houlette dont elle meurt, par parenthèse. Elle l’absorbe et se l’assimile. Pour qu’il soit quelque chose, il faut que Lucien devienne elle. Il n’existe pas en dehors d’elle, si ce n’est pour faire des sottises, des vilenies ou des gémissements. Quand Lucien a quelque valeur, c’est elle qui la lui a soufflée, comme elle lui souffle la santé par la bouche quand il est malade ou mourant, — comme elle lui souffle de l’esprit quand il faut qu’il ait de l’esprit, — comme elle lui souffle du courage quand il a besoin de courage. Éternelle souffleuse ! qui lui souffle, sans qu’il le sache, jusque de l’argent dans sa poche. Eh bien, vous l’éprouvez, l’étonnement continue, et nous n’avons pas, cependant, épuisé la liste de toutes nos stupéfactions ! Cette incroyable, cette idolâtrique conception de madame André, qui va faire miauler de plaisir toutes les femmes dans leurs pâmoisons de vanité chatouillée, cette création d’une femme impossible de supériorité, devant laquelle l’homme s’aplatit et s’anéantit comme un nain chétif devant une géante toute-puissante, les femmes, flattées jusque sous la plante des pieds de leur orgueil, auraient-elles deviné qu’elles pussent la devoir jamais à M. Richepin, à l’humilité devant elles d’un homme qui sait se tenir debout, d’un homme qui a le sexe d’Hercule, et qui fait de sa massue la quenouille de ce roman filé ?… Ah ! vous l’avez vu, il n’y a qu’un moment, le moraliste, dans M. Richepin, ébréchait l’artiste ; et voici maintenant le sentimental qui s’ajoute au moraliste pour casser définitivement notre fier Richepin, comme une porcelaine de pâte tendre. C’est le sentimental, en effet, qui a parachevé, qui a léché ce type de madame André, qui renverse la hiérarchie humaine, transpose les sexes et fond la mère dans l’amante au profit de l’amant, qui n’est plus même alors le polichinelle de l’amour, mais qui en devient la poupée. C’est le sentimental, ce ne peut être que le sentimental, l’Amadis tombé, on ne sait d’où, dans M. Richepin, qui a pu rêver et nous donner pour une réalité cette fée, cette divinité, cette incomparable amoureuse, ce génie ; car elle finit par le génie, madame André, toujours au profit de son amant, à qui elle fait ses livres comme elle lui fait ses chemises. Elle finit par le génie, comme M. Richepin, ce fort contempteur, ce formidable gouailleur de La Chanson des gueux, l’athée Richepin, qui ne croit à rien, qui ne croit pas à la puissance divine de N.-S. Jésus-Christ immolé pour le salut du monde, finit par croire à la puissance divine d’un Bas-Bleu qui se sacrifie au plus inepte et au plus ignominieux polisson !

Voilà toute cette madame André !

Si la Critique, comme je l’entends du moins, n’était pas plus haute que la sensation, le sentiment et tous les genres de critiques de ce temps matérialiste, sentimentalement niais et individuel, le livre, je l’avoue, aurait passé avec moi un mauvais quart d’heure. Je ne l’aime pas. Mais il ne s’agit pas de ce que j’aime ou de ce que je déleste. Il s’agit de juger le talent, en dehors des préférences de la pensée. Or, il faut convenir qu’il y en a, dans ce livre de Madame André. Quoique le sujet ait été choisi et traité par un esprit qu’on n’aurait jamais pu croire celui de l’auteur de La Chanson des gueux, des Caresses et des Morts bizarres, il termine les étonnements qu’il cause par l’étonnement du genre de talent qu’on y trouve. Ce talent, je l’ai dit, me fait l’effet d’être voulu, artificiel ; l’application de cette souplesse dans la force qui caractérise M. Jean Richepin. Cet écrivain, qui avait débuté par des poésies osées, d’un cynisme archaïquement rabelaisien, d’un cynisme d’un autre temps et d’un relief sinistrement ou grotesquement pittoresque ; cet impétueux sensuel, qui ailleurs ne comprenait de l’amour que les voluptés et les fureurs, s’est dompté tout à coup jusqu’à exécuter un livre d’analyse et à travailler agilement sur ce métier à dentelles.

Il a dansé sur ce fil d’archal. Qui sait si tout l’art de son livre n’est pas le froid machiavélisme d’un esprit capable de tout dans l’avenir, et qui se tâte et qui s’essaye ?… Je le souhaite, et même je l’espère ; mais à cette heure, quelle est la valeur nette de ce livre de Madame André ?… Les qualités qui manquent le plus dans ce roman, c’est l’attendrissement et le rire. Les Secs n’ont ordinairement ni l’un ni l’autre, et à force de s’être féru de l’idée d’analyse, M. Richepin s’est fait sec. Dans sa Madame André, il relève, sous des formes littéraires à lui, de Chamfort, de Stendhal et de Mérimée, ces yeux qui n’ont jamais pleuré, ces bouches qui n’ont jamais ri ! Le livre de Madame André n’entraîne ni par la nouveauté d’invention, qui n’y est pas, ni par la passion qui y est bien, mais par places, mais plaquée par-dessus l’analyse, comme du rouge plaqué sur du blanc. Ce que j’y vois de mieux, c’est le style, de force à déborder, et qui est endigué. Ici, je reconnais l’écrivain, griffant (l’ancien faucon !) le marbre ou l’argile des réalités. Plume appuyée, mordante, solidement éclatante, même quand elle appuie sur les choses vulgaires, procédant d’habitude par comparaisons plus pratiques que poétiques, mais qui font entrer l’objet comparé dans l’esprit du lecteur comme un coup de cette bûche emmanchée — le marteau des fendeurs de bois — qui enfonce le coin de fer dans le tronc noueux de l’arbre abattu… Vous voyez qu’ici, dans l’homme aux opinions et aux créations antiviriles de ce roman à petite morale, puisqu’elle est vide de Dieu, se retrouve le mâle que nous connaissions. M. Jean Richepin sait se plier aux sinuosités de la réflexion, et même, dans le monde, mettre de la profondeur dans la convenance. Il pourrait donc bien être le dictateur de son propre esprit. Mais s’il l’est, il n’a pas fait encore le livre qu’il faut pour sortir des petits bruits et pour entrer dans le grand bruit, sans tapage, qui s’appelle la gloire. On quitte son livre et on le reprend pour le quitter et le reprendre encore. On ne le lit pas forcément et d’une enfilée. On ne le sable pas. On peut s’arrêter en le buvant… Il n’exerce pas sur nous la tyrannie littéraire du génie, qui est toujours un despote, lui ! Dictateur de son propre esprit, nous demandons à M. Richepin le livre dominateur qui prouvera sa dictature.

Quand nous le donnera-t-il ?…

Catulle Mendès21 §

I §

Décidément, ils sont à la mode, les clowns, dans la littérature. M. de Goncourt a écrit Les Frères Zemganno, qui sont deux clowns, dont l’un se casse une patte, ce qui la casse à tous les deux. Voilà tout le roman ! Maigre roman, qu’un clown réel, qui fait présentement ses exercices au café des Ambassadeurs, avec une jambe coupée au-dessus du genou, vient d’enfoncer, autant par le talent qu’il déploie que par l’intérêt qu’il inspire. Ah ! celui-là est de bien des crans supérieur aux Frères Zemganno ! La vie, si on la connaissait, de ce prodigieux acrobate, qui a su se faire de sa mutilation une grâce de plus, et dont l’énergique volonté a remplacé, par un art inouï, le membre le plus nécessaire ù son art, doit être bien autrement attachante que l’histoire de la jambe cassée et pleurée du clown de M. de Goncourt ! Dans le clown étonnant et charmant — mélancoliquement charmant — que je vous conseille d’aller voir au café des Ambassadeurs, c’est l’héroïsme dans l’acrobatisme. Et où qu’il soit, l’héroïsme a toujours de la beauté et de la grandeur. Le clown de M. de Goncourt n’est pas un héros, mais il n’est pas non plus qu’un acrobate. C’est un sentimental, et la sentimentalité, dans l’ordre esthétique et moral, est encore quelque chose. Mais le clown dont M. Catulle Mendès nous a fait l’histoire n’est, lui, ni un héros, ni un sentimental, ni même un homme. C’est positivement une bête féroce, dans laquelle il y a un si bas coquin qu’il déshonore jusqu’à la bête féroce… Et l’acrobatisme transcendant, inventé par M. Catulle Mendès pour rendre son clown poétiquement scélérat et originalement terrible, n’en peut pas sauver la dégoûtante monstruosité.

A-t-il donc cru qu’il la sauverait ?… A-t-il cru qu’il suffirait à son épouvantable clown d’être un clown ?… Je crois M. Catulle Mendès très capable de cette illusion. C’est un esprit à ne pas douter de grand’chose. De tous les romanciers et les poètes de cette génération qui peut s’appeler encore « la jeune génération », M. Catulle Mendès est certainement un des plus forts en imagination et en audace. Il n’est point un vil photographe littéraire, un calqueur à la vitre de la réalité, un pointilleur de descriptions microscopiques, un naturaliste naturant, peintre des plus sales crottes du siècle. Certes ! il est mieux que cela ! Ses facultés brûlent trop et sont trop fières pour faire de ces froides et méprisables besognes de système et de parti-pris. Esprit emphatique (dans le bon sens du mot), il tend, et c’est son mérite, au grandiose, même quand il le manque ; et quand il le manque, ce n’est pas qu’il ait tiré trop bas, mais c’est qu’il a tiré trop haut !… Quoiqu’il ne soit pas littérairement tout ce qu’il pourrait être et ce que je voudrais qu’il fût, M. Catulle Mendès descend de plus haut que ses contemporains. Il a, dans un temps où il n’y en a plus, du vieux sang romantique (sangre azul)> dans les veines, et il le fait souvent couler largement dans ses œuvres. Il l’a, corrompu peut-être, mais rouge encore. Comme tous les Infatués de ce temps-ci, qui s’aiment dans le siècle, il peut se tromper et il se trompe sur la beauté de la vie moderne, qui n’est, à mes yeux, que plate et laide ; mais il s’efforce toujours d’en faire bomber les platitudes et d’en pousser jusqu’à l’horrible les laideurs. Il a, enfin, faux ou vrai, la volonté d’un idéal. Ce livre de La vie et la mort d’un clown l’atteste. Il détonne au milieu des livres actuels, si petitement bas, pour la plupart ; et, malgré ses défauts qui sont nombreux, peut-être n’y a-t-il avec M. Catulle Mendès qu’un homme en France qui fût capable d’un livre pareil… Cet homme-là est au-dessus de M. Mendès, sans nul doute, et par un talent qu’il a eu le premier, et par l’adoration d’une opinion qui le déifie, et — c’est bien gros ce que je m’en vais dire, mais je le dirai cependant ! — cet homme-là, c’est Victor Hugo.

II §

Oui ! Victor Hugo, — l’Incomparable, — à qui la Critique, dont la fonction est de mesurer tout le monde et de ne déifier personne, ose comparer un jeune homme qui, sans lui, ne serait pas, — et encore est-ce bien sûr ?… Victor Hugo est, en effet, littérairement, le père de M. Catulle Mendès. Il l’est comme les hommes qui ont dans l’opinion position de génie, peuvent être les pères intellectuels de ceux qui viennent après eux et qui les admirent. Ils ne les ont pas faits leurs fils comme les pères de la chair font les leurs. Ce sont eux, plutôt, qui se sont fait volontairement les fils de ces hommes admirés qui, probablement, ne les auraient pas voulus si visiblement pour fils, et d’autant moins qu’ils leur ressemblent davantage. La ressemblance est un partage, et tout partage est une diminution. M. Catulle Mendès a tant lu Victor Hugo ; il l’a évidemment tant aimé ; il s’est tellement imprégné, imbibé, pénétré de sa substance, qu’il est devenu presque un avec lui, et qu’il a fini par lui ressembler comme les Ménechmes se ressemblent. Il est devenu le Ménechme du père d’élection qu’il s’est donné… Sans l’antériorité indiscutable de Victor Hugo, venu le premier dans la vie, ce serait à se demander lequel est le Sosie ou le Mercure de l’autre ?… Quand, il y a quelque temps, M. Mendès publia les Contes épiques, qui ne fut pas frappé de la prodigieuse ressemblance de ces poésies avec La Légende des siècles ? Ce n’était là ni un pillage ni une grimace littéraire, que cette ressemblance, mais elle équivalait à une identité. Un autre oiseau fourrait dans le nid du phénix des œufs qu’il n’avait pas pondus et qu’il eût pu couver sans se méprendre. Victor Hugo aurait pu très bien, et sans déroger, signer ces poésies de M. Mendès, et quand il les lut, il dut se tâter comme Sosie pour savoir si réellement elles n’étaient pas de lui, et s’il ne les avait pas composées dans quelque somnambulisme intellectuel ?… La chose allait jusqu’au phénomène. Hommage rendu au talent dont on est idolâtre et dans l’intimité duquel on a vécu ! mais hommage dont le talent se passerait bien peut-être… L’égoïsme du talent est facilement ingrat. Quelque Narcisse qu’on puisse être, et quelque plaisir orgueilleux qu’on prenne à se regarder dans les autres, devenus des miroirs flatteurs, on finit par se fatiguer et par s’inquiéter d’une répercussion si complète et si fidèle de son moi… On est moins soi-même à ses propres yeux. Il serait curieux de savoir quelles furent les sensations de Victor Hugo quand il lut, pour la première fois, ces Contes épiques, que La Légende des siècles avait inspirés. En fut-il orgueilleux ou en fut-il humilié ? et comprit-il enfin que l’originalité n’était plus le désert dans lequel, jusque-là, le lion vivait seul ?

Mais qui eût pu savoir cela que lui ?… Toujours est-il que son originalité était entamée par une imitation puissante… et elle l’est encore ici. Victor Hugo respire de nouveau dans le roman de M. Catulle Mendès. La Vie et la mort d’un clown est un roman à la manière de Han d’Islande et de Bug-Jargal. Le clown de M. Catulle Mendès est, comme Bug-Jargal et Han d’Islande, une de ces monstrueuses créatures qui violent dans tous les sens les proportions et les cadres de l’humanité. Il est de cette race disproportionnée dans laquelle la nature de l’homme disparaît pour faire place au rêve d’un poète qui, même dans ses autres œuvres plus fortes, plus mûres et plus finies, a toujours caressé l’affreuse chimère du monstrueux. Seulement, il faut bien en convenir, quoique aux fanatiques cela puisse sembler impossible, ici, l’imitateur, venu plus de quarante ans après l’imité, lui est, d’exécution, très supérieur. Il a bénéficié des quarante ans passés sur ces vieilles œuvres mortes de la jeunesse de Victor Hugo, qu’il a ressuscitée dans une œuvre du même genre, mais à laquelle il a communiqué la vie du moment (notre vie !), et par cela seul les œuvres ont pivoté et les forces se sont déplacées. Dans La Vie et la mort d’un clown, c’est vraiment Catulle Mendès qui est le Hugo, — et dans son Bug-Jargal et son Han d’Islande, c’est Victor Hugo qui est le Mendès !

Et, j’ai dit, — prenez-y bien garde ! — une œuvre à laquelle il a communiqué la vie du moment. Je n’ai pas dit une œuvre mieux faite. Cette vie et cette mort d’un clown est assurément plus intéressante, parce qu’elle est plus près de nous, que la vie sauvage de Han d’Islande et la vengeance du nègre Bug-Jargal ; mais regardée en dehors de la lueur que Victor Hugo y projette, ce roman de La Vie et la mort d’un clown n’est point, de construction, une œuvre d’art et une composition savante. Catulle Mendès, le consubstantiel de Victor Hugo, n’a pas plus que son consubstantiel dans l’esprit le lucidus ordo qui crée dans un livre l’harmonie d’une architecture… Taquinerie moqueuse de son destin ! cette architecture a toujours manqué à Victor Hugo, cet architecte pourtant, de préoccupation et de connaissances, à qui nous devons le roman architectural de Notre-Dame-de-Paris. Dans ce roman, le meilleur de son œuvre, Victor Hugo mêle la critique d’art au drame, comme dans ses autres romans il mêle à son drame la critique sociale, avec cette brouillonnerie indifférente et ce mépris de l’unité qu’il a en tout, ce majestueux Monsieur Sans-Gêne, qui se croit souverain et qui, tout en proclamant l’art pour l’art, a toujours fait de la littérature la servante de ses idées et de ses ambitions. M. Catulle Mendès n’y fait pas de façons davantage. Évidemment, la beauté d’un livre n’est pas, pour lui, dans l’agencement réfléchi et combiné de ses diverses parties. Elle est ailleurs… Il va, vient, s’arrête, s’empêtre et se dépêtre comme il peut dans le sien, coupant à toute minute son récit par des digressions luxueusement inutiles, avec l’indépendance d’une fantaisie qui est encore plus commode que capricieuse. L’important, pour lui, l’art suprême, c’est l’impression et l’expression, — c’est la scène qui succède à la scène, — c’est le pathétique et le poignant des choses, des événements et des personnages. Et ce poignant-là, il l’obtient, — mais il faut demander à quel prix ?…

III §

Il l’obtient, comme Hugo, qu’il rappelle partout et sans cesse, au prix de l’invraisemblable, du faux, de l’impossible, de tout ce qui n’est plus la vie, même la vie intense, la vie passionnée, la vie montée à sa plus haute puissance, soit dans le mal, soit dans le bien !… Il n’y a pas dans le roman de M. Mendès que le clown Aladin qui soit un monstre. Tous les autres personnages qui l’entourent sont des monstres comme lui, des monstres de vice ou de vertu, mais des monstres toujours. Ève-Ange-Lys, M. Amarillys, Henri Cardoz, Sébastien de Villaudric, sont des monstres de dévouement incroyables, inexplicables, inexpliqués, comme le clown Aladin en est un de bassesse, de convoitise et de cruauté, comme mademoiselle Arabelle de Villaudric en est un autre de débauche hystérique, en attendant qu’elle en devienne un de génie et de pureté sublime, sortant tout à coup de cette vulve de louve dans les bois, et sans qu’aucun Dieu ne s’en mêle ; car Dieu ne se mêle de rien dans le livre de M. Mendès. Nous nageons en pleine tératologie ! Ce sont des monstres aussi, je ne dis pas seulement que Han d’Islande et Bug-Jargal ; mais Claude Frollo, Quasimodo, la Sachette, Triboulet, s’ils ne sont pas des monstres absolus, sont du moins bien près de la monstruosité. Ils l’avoisinent. Mais M. Catulle Mendès s’y plonge… Je sais bien qu’il n’est pas encore à l’heure de la vie où l’homme se reprend en sous-œuvre et se sent le poignet assez ferme pour mettre une martingale au cheval fou de ses facultés !… Son roman donne une idée du vertigo de l’hippogriffe qu’il monte et qui l’emporte. L’inimaginable ribambelle de monstres qu’il exhibe dans ce roman sont d’une espèce infiniment plus râblée et plus carabinée que tous ceux de la Ménagerie tératologique de Victor Hugo, — le maître dans l’art de faire marcher ces horribles mécanismes qui ne vivent pas, mais qui ont l’air de vivre, comme Vaucanson faisait digérer l’estomac en bois de son canard… Tous, sans exception, dans le livre de M. Mendès, ce pandémonium de chimères où les monstres alternent avec les plus difformes caricatures, qui ne sont pas la vérité non plus ; tous sont tellement pétris et tripotés dans l’hyperbole et dans l’impossible, que Victor Hugo lui-même, malgré ses fameux yeux qui grossissent tout ce qu’ils regardent, déconcerté par un tel spectacle, serait bien capable de dire à la fin qu’une telle société de monstres n’existe pas. Et, de fait, Victor Hugo est plus sobre de monstres, lui, dans l’intérêt de quelques-uns d’entre eux, tandis que ce diable exaspéré de M. Catulle Mendès en met partout, comme de la moutarde.

Et, cependant, dans ce monde impossible, créé par une si sombre et si farouche fantaisie, il y a quelque chose de possible et qui est… Il y a le talent animé qui fait croire que ce qui est impossible a pu exister. M. Catulle Mendès a cette magie qui est la magie de l’accent. On sait bien — même ceux-là qui méprisent le mieux ce monde corrompu — que les monstres qui s’y trouvent n’y sont pas en nombre si rutilant, et qu’ils n’ont pas tous cette profondeur épouvantable de monstruosité. On sait bien qu’ils n’existent pas tels que M. Catulle Mendès les a rêvés et nous les présente. Mais il existe, lui, et pour nous impressionner, ne fût-ce que deux minutes, avec le roman de tous ces monstres, il faut qu’il ait un talent d’expression, ma foi ! risquons-le !… aussi presque monstrueux !… Cela rappelle le mot sur Mirabeau : « Si vous aviez entendu le monstre ! » On ne l’entend pas ici, mais on le lit… et ce n’est qu’à la réflexion et quand on a refermé ce livre, comme on referme une solfatare, que le sens critique revient au lecteur qui le juge pour ce qu’il vaut, c’est-à-dire comme un tour de force exécuté dans le faux par un talent qui pouvait s’y tuer et qui n’en meurt pas, — du moins de cette fois, car on ne jouerait pas longtemps impunément à ce jeu. M. Catulle Mendès est un acrobate littéraire aussi robustement souple et aussi téméraire que son clown. Mais la différence de celui-ci à celui-là, c’est que le clown, qui est un assassin, meurt de la guillotine et non pas de ses exercices, et que si M. Mendès continue les siens dans beaucoup de livres de la conception chimérique et de l’outrance épileptique de ce roman-ci, il rompra immanquablement le cou à son talent. Et ce serait dommage ! car il est réel, ce talent, et c’est même la seule réalité qu’on trouve dans son livre, parmi tant de choses qui n’en ont pas.

IV §

M. Catulle Mendès, l’auteur de La Vie et la mort d’un clown, et qui semble le dédoublé de Hugo, est (je l’ai déjà dit), comme Hugo, un poète, et un poète trop ardent pour avoir l’observation du romancier. De là les grands défauts d’un roman qui veut être une étude de la société d’il y a quelques années. Trop compliqué d’événements, trop surchargé de personnages (et quels personnages !), ce roman est partagé en deux parties, portant des sous-titres différents : la première, La demoiselle en or ; la seconde, La petite impératrice, et il rappelle un peu les romans oubliés d’Eugène Sue, mais avec une expression autrement vibrante et supérieure et un désintéressement de tout ce qui n’est pas l’effet dramatique, auquel la vérité humaine est sacrifiée dans la mesure qu’elle a, pour frapper plus fort. L’auteur de La Vie et la mort d’un clown a sur les romanciers du moment, qui ne tiendront qu’un moment, sur cette école de photographes qui se croient si plaisamment le dernier mot de l’art de peindre, l’avantage immense, et qui leur est inconnu, d’avoir de l’âme dans le talent et de la pensée dans le style. Il n’a point, lui, l’immoralité de ces réalistes impassibles, sans tête et sans cœur, qui se font une gloire de ne rien sentir de ce qu’ils décrivent, et, qu’on me pardonne un tel mot qui dit exactement l’abjection de leur procédé, qui ne sont rien de plus que les mouchards de la nature et de toute réalité, quelle qu’elle soit… Devant les monstruosités en ronde-bosse si extraordinairement entassées dans son ouvrage, M. Catulle Mendès pousse toujours, à chaque horreur qu’il étale, le cri de la conscience indignée que les romanciers modernes n’ont plus, et que l’art, disent-ils, est d’étouffer. Le Matérialisme est partout. Je le disais hier à propos de Courbet. J’aurai peut-être à le dire demain à propos d’un autre, puisqu’il est partout. Et puisqu’il est partout, M. Catulle Mendès pourrait bien être aussi matérialiste, comme tout le monde. Mais j’ai cette raison pour en douter : c’est qu’il est poète et que le matérialisme n’est pas capable de monter jusqu’à cette flamme de poésie, pour l’éteindre. Ce cul de plomb n’est pas de force à s’élever jamais jusque-là ! M. Catulle Mendès est tellement poète, de sensibilité et de résonance, que je ne crois pas en lui à un matérialisme qu’à ma connaissance il n’a point, d’ailleurs, dans ses livres, positivement exprimé. Je puis bien admettre que cet homme, qui est, avant tout, un artiste, soit assez indifférent aux idées philosophiques et religieuses, mais il n’a point de parti-pris contre elles, et si même il pouvait croire que d’être religieux donnerait une beauté de plus à son œuvre, je suis parfaitement sûr qu’immédiatement il le serait !

Tel, je le crois et je me l’imagine, M. Catulle Mendès, quand je le prends et que je le juge dans ses œuvres. Personnellement, il m’est à peu près inconnu. Son livre, ce roman de La Vie et la mort d’un clown, très frappant, mais trop frappé, aura-t-il le succès qu’obtiennent tout à l’heure des œuvres de moindre effort et de tendance moins haute ? C’est là une question. Nous ne sommes plus guères à la taille de ces livres d’une littérature maintenant morte, et qui vécut trop, disent actuellement tous les eunuques de la vie. Mais qu’il ait du succès ou qu’il n’en ait pas, que le livre périsse par les défauts que j’ai signalés ou par ses qualités, parfois plus dangereuses que les défauts quand on vise le succès pour l’atteindre, ce livre n’en sera pas moins la preuve faite, avec une précision qu’on n’avait jamais vue, de cette chose très curieuse et très rare parmi tant d’imitations impuissantes : — c’est qu’un fragment de la personnalité d’un homme soit entré et se soit incrusté si profondément dans la personnalité d’un autre homme…

Chemise de Nessus qui ne l’a pas fait souffrir !

J.-K. Huysmans22 §

I §

À Rebours ! Oui ! au rebours du sens commun, du sens moral, de la raison, de la nature, tel est ce livre, qui coupe comme un rasoir — mais un rasoir empoisonné — sur les platitudes ineptes et impies de la littérature contemporaine. Du talent pourtant, hélas ! il y en a, et plus qu’on ne voudrait et qu’on aurait pu croire, venant de l’auteur de ce livre, connu déjà par des ouvrages d’un ton bien inférieur à celui-ci… Jusqu’alors M. Huysmans s’était contenté d’emboîter le pas derrière M. Zola, le bouc du troupeau littéraire qui s’en va broutant, dans le roman, le serpolet des réalités les plus basses. C’était ce qu’ils appellent « un naturaliste ». Mot mal choisi, que leur prétention a imposé même à ceux qui n’admettent pas leur prétention. M. Huysmans, l’auteur des Sœurs Vatard, semblait devoir rester parmi les photographes sans âme et sans idées qui font école, à cette heure ; mais il paraît qu’il avait de l’âme pour son compte plus qu’on n’en a dans le groupe d’écrivains dont il fait partie, et c’est par là qu’il se sépare d’eux. Le schisme est menaçant, s’il n’est complet. M. Huysmans n’a pas, lui, le gras optimisme de M. Zola ! Il n’a pas, lui, la joie de vivre ! quoiqu’il la veuille aussi comme pas un. Et c’est précisément parce qu’il ne l’a pas qu’il veut mettre tout à la renverse.

C’est insensé, — mais c’est désespéré ! C’est donc plus que ne peuvent donner les photographes de la littérature. Le livre de M. Huysmans, pour qui la vie n’est pas le pâturage de M. Zola, est donc, au fond, un livre de désespéré, et son titre n’en dirait pas la portée si l’auteur ne l’avait pas souligné avec une épigraphe qui étonne et peut-être avertit… Le croirait-on ? l’auteur l’a tirée d’un des plus grands mystiques du xive siècle ! Or, les naturalistes de notre âge ne sont pas des mystiques. Ils doivent même, j’imagine, faire aux mystiques le grand honneur de les mépriser. Ces gens-là ne lisent guères Ludolphe et Tauler, et pour que M. Huysmans mette Ruysbroek sur la couverture de son roman, il faut que le naturalisme moderne craque furieusement en lui, et qu’il commence d’en avoir assez de cette littérature en vogue et dans laquelle il a morfondu des facultés qui seraient plus hautes qu’elle. À Rebours est l’histoire d’une âme en peine qui raconte ses impuissances de vivre, même à rebours ! C’est l’état d’une âme que M. Huysmans a retrouvée, et qu’il a peinte dans un livre d’une originalité presque monstrueuse, — mais qui, certainement, n’est pas un paradoxe, une nouvelle manière de battre les cartes, dans le roman, pour en renouveler le jeu, aujourd’hui si commun et si cruellement ennuyeux.

Évidemment, c’est plus que cela. Le héros de M. Huysmans — et les héros des romans que nous écrivons sont toujours un peu nous-mêmes — est un malade comme tous les héros de roman de cette époque malade. Il est en proie à la névrose du siècle. Il est de l’hôpital Charcot. Un héros de roman qui se porte bien et qui jouit de toutes ses facultés dans leur parfait équilibre est une chose infiniment rare et presque un phénomène. Autrefois, le phénomène existait. La passion, qui fait les romans, troublait cet équilibre et aliénait la liberté de l’homme, mais elle ne la supprimait pas. À présent, on l’a supprimée. De toutes les libertés auxquelles on fait mine de croire, c’est la liberté de l’âme à laquelle on croit le moins. Maintenant, avant d’être passionné, on est malade… On a même inventé des maladies d’avant la naissance, — ce qui ne me contrarie point, moi qui suis chrétien et qui crois au péché originel, mais ce qui devrait faire au moins réfléchir ceux qui le nient… Cela s’appelle l’atavisme et fait présentement le tour de la littérature. Le héros de M. Huysmans a des ancêtres sous Henri III, et c’est l’explication d’un de ses vices. Pour nous qui parlons une autre langue que tout ce patois scientifique, le névropathe de M. Huysmans est une âme malade d’infini dans une société qui ne croit plus qu’aux choses finies. Arrivé à la dernière limite que les sensations puissent atteindre, et toujours affamé de sensations nouvelles, il s’imagine que de prendre la vie à rebours c’est le seul parti qui lui reste pour y trouver quelque goût et quelque saveur, et il le prend, ce parti de la vie à rebours, et il décrit tous les vains efforts qu’il fait pour l’y mettre. Seulement, je n’en suis pas bien sûr ! mais pourtant je crois qu’il s’en doute… en écrivant l’autobiographie de son héros, il ne fait pas que la confession particulière d’une personnalité dépravée et solitaire, mais, du même coup, il nous écrit la nosographie d’une société putréfiée de matérialisme, et cela uniquement donne à son livre une importance que n’ont pas les autres romans physiologiques de ce temps.

II §

Car la physiologie, qui envahit tout, envahit le roman comme le reste. Depuis le glorieux Balzac, — qui croyait à Dieu et même à l’Église, et qui introduisit dans les siens cette physiologie, mais dans la juste mesure de son existence, — elle a grandi immensément, comme le matérialisme dont elle est la fille. Nous n’en sommes plus, il est vrai, à l’homme plante de La Mettrie ou à la main bête d’Helvétius. Nous ne disons plus avec la grossière brutalité de Cabanis : « La pensée n’est dans l’homme qu’un excrément de son cerveau » Mais nous disons philosophiquement et exactement la même chose, avec des mots différents et un autre style. Nous, c’est avec de la moelle épinière et des nerfs que nous expliquons l’homme tout entier. Des Esseintes (le malheureux dont M. Huysmans a écrit l’histoire) est soumis, dans toute la durée du roman, à cette fatalité terrible des nerfs, plus forts que la volonté et ses maîtres. Des Esseintes n’est plus un être organisé à la manière d’Obermann, de René, d’Adolphe, ces héros de romans humains, passionnés et coupables. C’est une mécanique détraquée. Rien de plus. L’intérêt de ce détraquement serait médiocre si cette mécanique n’en souffrait pas, si cette singulière horloge, qui ne s’est pas faite toute seule et qui essaie de se remonter et de se régler, n’avait pas en elle quelque chose de plus fort qu’elle qui l’en empêche et qui la torture… Et même sans cette torture le roman n’existerait pas. Il ne serait plus qu’un livre affreux, puéril et pervers ; mais cette torture, cette irrémédiable tordre, nous venge de sa perversité.

Sans elle, on n’irait pas jusqu’au bout. Il tomberait des mains. Les bibelotiers de cette époque de décadence, les soi-disant raffinés, ces artificiels niaisement épris de toutes les chinoiseries des civilisations matérielles, les pervertis de l’ennui à qui la simple beauté des choses ne suffit plus, le liraient seuls. Eux seuls, ces esprits blasés et tombés dans l’enfance des vieilles civilisations, s’intéresseraient aux efforts et aux rétorsions de ce misérable Des Esseintes, corrompu par l’ennui, qui engendre toutes les autres corruptions, et qui s’imagine qu’on peut prendre à rebours la vie, — cette difficulté de la vie ! — comme on change ses bibelots d’étagère. Eux seuls, ces dégoûtés, retrouveraient du ragoût peut-être à l’enfantillage destructeur de ce ménage renversé ; car le défaut du livre de M. Huysmans, tout horrible que ce livre soit, n’est pas seulement, comme je l’ai dit, d’être affreux dans sa philosophie, mais, en art, c’est d’être puéril. En art, il y avait mieux à nous offrir et à nous faire admirer. Des Esseintes est riche. Avec l’argent qu’il a, il pouvait se passer toutes ses fantaisies, et elles pouvaient être grandioses. Eh bien, exceptez du roman deux ou trois places où Des Esseintes se contente d’être tout à fait abominable, — par exemple quand il paye trois mois de lupanar à un tout jeune homme pour se donner plus tard le divertissement d’en faire un assassin, — le reste du temps, les moyens qu’il emploie pour échapper aux vulgarités de la vie font pitié. Quand il n’est pas un scélérat, il est un chétif… Il a des inventions idiotes et ridicules. Rappelez-vous l’histoire de la tortue dont il fait dorer l’écaille et dans laquelle il incruste des pierres précieuses ! Rappelez-vous les livres de sa bibliothèque, dont les reliures doivent traduire l’esprit ! Rappelez-vous ses fleurs de papier qui doivent tuer les fleurs de la nature ! Rappelez-vous l’alchimie de ses parfums, cherchés follement dans des combinaisons d’odeurs connues ! Et dites si des imaginations aussi pauvres valaient la peine d’être si absurdes. Assurément, je conçois très bien que les vulgarités de la vie répugnent à un esprit élevé et fier, mais, pour les fuir et pour les remplacer, il ne faut pas tomber dans l’infiniment petit des choses nabotes… Or, le Des Esseintes de M. Huysmans, qui fait le Titan contre la vie, ne se montre qu’un imbécile Tom Pouce quand il s’agit de la changer !

III §

Et voilà la punition d’un tel livre, l’un des plus décadents que nous puissions compter parmi les livres décadents de ce siècle de décadence. Ce n’est point, du reste, par le talent qu’il est décadent ; c’est par l’emploi de ce talent. Le talent, en effet, est ici à toute page. L’abondance des notions sur toutes choses y va jusqu’à la profusion. Le style, savant et technique, y déploie une magnifique richesse de vocables qui ressemble aux pierres précieuses incrustées dans l’écaille de la tortue et qui la firent mourir. Ce style superbe ne sauvera pas non plus l’œuvre inouïe sur laquelle il brille. Exceptionnellement dépravé, le héros autobiographique de M. Huysmans aime toutes les décadences en littérature. De choix et de réflexion, il préfère, par exemple, le latin barbare du Moyen Âge au latin du siècle d’Auguste, et met Lucain au-dessus de Virgile, qu’il déshonorerait de sa critique si un génie comme Virgile pouvait être jamais déshonoré. Certes ! pour qu’un décadent de cette force pût se produire et qu’un livre comme celui de M. Huysmans pût germer dans une tête humaine, il fallait vraiment que nous fussions devenus ce que nous sommes, — une race à sa dernière heure. Une tête humaine, eût-elle du génie et si faussée qu’elle soit, n’importe guères à l’humanité. Elle ne compte pas dans le tas humain. On peut passer près d’elle et se taire, et même ne pas l’apercevoir. Mais quand cette tète est l’expression de toute une société et fait équation avec elle, alors elle vaut et mérite le cri du moraliste et de l’historien, et nous le poussons !

Jamais renseignement plus formidable ne fut donné sur une société raisonnable et rhythmée autrefois, mais où, en ces dernières années, tant de bons sens ont fait la culbute. Jamais l’extravagance d’un livre n’a plus énergiquement témoigné de l’extravagance universelle. Il y a eu dans l’histoire d’autres décadences que la nôtre. Les sociétés qui finissent, les nations perdues, les races sur le point de mourir, laissent derrière elles des livres précurseurs de leur agonie. Rome et Byzance ont eu les leurs, mais je ne crois pas qu’on ait ramassé dans leurs ruines un livre pareil à celui-ci. Procope et Pétrone ne sont que des historiens, qui racontent, il est vrai, des choses honteuses et lamentables. Mais ils ne touchent pas à la vie, — à l’essence de la vie, — ils ne s’acharnent pas sur elle. Ils n’affirment pas que le monde fait par Dieu est à refaire. Ils ne sont point des réformateurs contre Dieu. Ils n’ont pas la spléenétique audace d’un simple romancier du xixe siècle, qui croit pouvoir créer une vie à rebours de la vie. Le livre de M. Huysmans n’est pas l’histoire de la décadence d’une société, mais de la décadence de l’humanité intégrale. Il est, dans son roman, plus Byzantin que Byzance même. La théologastre Byzance croyait à Dieu, puisqu’elle discutait sa Trinité, et elle n’avait pas l’orgueil perverti de vouloir refaire la création de ce Dieu auquel elle croyait. Cette vieille et inepte amoureuse d’histrions et de cochers s’abaissa et s’avilit aux choses petites dans lesquelles meurent les peuples qui furent grands, et qui, quand ils sont vieux, se voûtent jusqu’à terre, mais elle n’est pas tombée dans des choses aussi petites que les choses inventées par un romancier ennuyé de l’œuvre de Dieu !

IV §

Et cela serait réellement insupportable s’il n’y avait pas, au fond de cet ennui et de tous ces impuissants efforts pour le tromper, un peu de douleur qui fait plus pour relever le livre que le talent même. Entrepris par le désespoir, il touche, quand il finit, à un désespoir plus grand que celui par lequel il a commencé. Au bout de toutes les incroyables folies qu’il ose, l’auteur a senti le navrement de la déception. Une mortelle angoisse se dégage de son livre. Le misérable château de cartes — cette petite Babel de carton — élevé contre le monde de Dieu, s’est écroulé et lui est retombé sur les mains. Le matérialiste qui demandait tout à la matière n’en a tiré que ce qu’elle peut donner, et c’est insuffisant. Le Révolté a senti son néant. Chose expiatrice des criminels égarements de ce livre, les derniers mots en sont une prière. C’est à une prière qu’aboutit tout ce torrent d’imprécations et de malédictions enragées : « Ah ! — dit-il, — le courage me fait défaut et le cœur me lève… Seigneur ! prenez pitié du chrétien qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s’embarque dans la nuit sous un firmament que n’éclairent plus les fanaux consolants de l’espoir ! » Est-ce assez humble et assez soumis ?… C’est plus que la prière de Baudelaire :

Ah ! Seigneur, donnez-moi la force et le courage
De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût !

Baudelaire, le satanique Baudelaire, qui mourut chrétien, doit être une des admirations de M. Huysmans. On sent sa présence, comme une chaleur, derrière les plus belles pages que M. Huysmans ait écrites. Eh bien, un jour, je défiai l’originalité de Baudelaire de recommencer les Fleurs du mal et de faire un pas de plus dans le sens épuisé du blasphème. Je serais bien capable de porter à l’auteur d’À Rebours le même défi : « Après les Fleurs du mal, dis-je à Baudelaire, — il ne vous reste plus, logiquement, que la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix. » Baudelaire choisit les pieds de la croix.

Mais l’auteur d’À Rebours les choisira-t-il ?

FIN