Jules Barbey d’Aurevilly

1904

Les œuvres et les hommes : XIX. Romanciers d’hier et d’avant-hier

2015
Jules Barbey d’Aurevilly, Les œuvres et les hommes : XIX. Romanciers d’hier et d’avant-hier, Paris, A. Lemerre, 1904, 340 p. Source : Gallica. Graphies normalisées.
Ont participé à cette édition électronique : Iris Genoux (OCR et stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Stendhal et Balzac §

De l’Amour. — Contes drolatiques.

{p. 1}Depuis longtemps la librairie méconnaît les plus nobles conditions de son existence. Intermédiaire entre ceux qui écrivent et ceux qui lisent, mais avant tout marchande comme son époque, elle ne tient compte que des profits à faire et elle ne se préoccupe plus du côté élevé de sa fonction et de l’influence très légitime qu’elle pourrait exercer sur l’esprit de son temps et sur son expression, la littérature. Écouler des livres mauvais parce que le goût dépravé du public les demande, travailler, par-là, en sous-œuvre, à la corruption de la pensée, sans autre souci que de tirer monnaie de son commerce, voilà tout pour ces marchands d’opium en ballots, qui ont — à peu {p. 2}d’exceptions près — remplacé les grands libraires d’autrefois. Autrefois, en effet, il y avait des libraires qui regardaient leur fonction comme une magistrature. Mais, pour ne pas parler de ces hommes trop rares dont nous avons le souvenir et dont nous n’avons plus la race, les Estienne, les Alde Manuce, les Elzévir, etc., il y en eut, au-dessous de ceux-là, beaucoup d’autres, qui avaient au moins l’art de leur industrie, et pour qui l’unique et suprême question n’était pas de vendre et de gagner, n’importe à quel prix ! Et, voyez ! justement parce qu’ils n’étaient pas si étroitement attachés à l’intérêt le plus grossier de leur négoce, parce qu’ils n’étaient pas si marchands au pied raccourci de la lettre, ils faisaient naturellement de plus grandes affaires dans un commerce où l’appréciation de la chose mise en circulation exige presque l’intelligence du critique, qui voit les deux bouts de la chaîne : le mérite d’un livre et son effet probable sur le public. Oui ! précisément parce qu’ils ne jouaient pas en aveugles obstinés à cette stupide et éternelle martingale des mêmes noms et des mêmes œuvres, aimés de la foule, et qu’on use, sous le nombre des éditions, comme on crève les meilleurs chevaux de poste sous les aiguillons et sous le fouet, ils gagnaient davantage, — disons le mot, puisque c’est gagner qui est l’important ! — et ils finissaient par trouver que c’était bien jouer, même au point de vue du comptoir, que d’avoir de l’initiative, que d’oser {p. 3}mettre en avant des noms nouveaux ou ressusciter des noms anciens trop oubliés, que de publier enfin, à ses risques et périls, des livres vierges, ou de refaire sans peur une édition de quelque vieux livre épuisé. Franklin qui, par parenthèse, était un libraire, disait souvent que « si les fripons savaient le profit qu’il y a à être honnête homme, ils seraient tous honnêtes gens par friponnerie ». Ne peut-on pas modifier le mot de Franklin, et dire aussi qu’en matière de librairie, si on savait ce que doivent rapporter le sens et la préoccupation littéraires, chaque libraire s’efforcerait d’être littéraire, par intérêt bien entendu de commerçant ?

Et qu’on ne traite pas ce que nous disons là de paradoxe ! Paradoxe est le mot que les préjugés, qui ne sont pas si bêtes qu’ils sont faux, ont donné à beaucoup d’idées vraies. D’ailleurs, que nous importerait ! Nous n’en continuerions pas moins de penser que le libraire qui ne sait que vendre servilement au goût du public n’est qu’une moitié de libraire, et n’a pas l’esprit de son état. Nous continuerions de penser qu’il doit, comme l’auteur, mais dans sa mesure de libraire, prévenir ce goût, l’éveiller, le modifier, et l’empêcher de se blaser ou de se dégrader, par des publications audacieusement intelligentes. Certes ! il n’y a pas trop de mépris en littérature pour ceux-là qui, plus épris du succès que fermes dans leur conscience d’artistes, renoncent à leur originalité, {p. 4}courbent leur talent jusqu’à des compositions infimes, et détrempent les brillantes couleurs de leur palette dans l’eau des lavoirs où la Vulgarité s’abreuve. Eh bien, le libraire qui, comme l’écrivain, se fait la courtisane des fantaisies de son époque et n’ose prendre aucune initiative en dehors de ce que ces fantaisies lui imposent, encourt un peu de ce mépris qui revient aux hommes littéraires, profanateurs de leur génie, qui ont mis en petits morceaux, dans des compositions proportionnées à la taille de leur époque, cet arbre merveilleux que Dieu leur avait planté dans la tête et qui devait s’épanouir et fleurir dans quelque beau livre, orgueil de la patrie et de la postérité !… Ici, le rapport entre l’écrivain et le libraire va beaucoup plus loin qu’on ne croit. Leur action est différente et on peut la hiérarchiser. Mais une fois hiérarchisée, elle comporte cependant une espèce de solidarité sociale. Et voilà pourquoi la Critique qui s’occupe de l’un a aussi droit de regard sur l’autre. Voilà pourquoi la littérature et la librairie étant jointes par la nature des choses, la Critique, pour être complète, doit les embrasser toutes les deux.

Or, si l’état de la littérature, c’est-à-dire la force intellectuelle d’une époque, se juge par le nombre et la distinction des livres qui sortent de la plume de ses écrivains, la librairie, qui est l’instrument et le véhicule plus ou moins intelligent de la littérature, se juge d’abord par l’état de cette dernière ; mais elle se {p. 5}juge surtout par ce qui est bien davantage son action directe, positive, réfléchie, personnelle, et nous n’entendons plus ici les livres nouveaux qu’elle édite, mais les livres anciens qu’elle réimprime. À nos yeux, c’est la réimpression qui prouve la capacité du libraire. Mille motifs autres que son propre jugement peuvent influer sur lui quand il s’agit d’un livre nouveau qu’il publie : ainsi la nouveauté, les coteries, l’entourage, l’action plus ou moins éloquente de l’auteur, que sais-je encore ?… Mais, pour un livre qui a déjà produit son effet, qui n’a plus sa fleur, qui est tombé peut-être sous le coup de cette indifférence du public dont furent frappés pendant longtemps un si grand nombre de chefs-d’œuvre, pour un pareil livre à reprendre et à relancer, le libraire n’a plus que son appréciation, son sentiment de la valeur de l’ouvrage, sa propre perspicacité. Si le livre n’a pas réussi une première fois, réussira-t-il une seconde ?… Est-il assez supérieur pour pouvoir attendre son succès, et son succès certain, dans un temps donné, — inévitable ?… Toutes choses aléatoires sur lesquelles il y a une décision à prendre avec ce coup d’œil qui est le génie de toute affaire, et qui implique, dans l’intérêt du libraire, la double force de la sagacité littéraire et de la sagacité du commerçant.

C’est cette double force, trop rare, il faut bien le dire, parmi les libraires de ce temps, que Didier a montrée en réimprimant le livre de Stendhal sur {p. 6}l’amour. Et, en effet, le Traité de l’Amour1 est peut-être, de tous les livres de cet homme singulier qui s’appelait et qui ne s’appelait pas Stendhal, celui-là qui doit le moins convenir à la pensée contemporaine, malgré le magnétisme d’un titre dont chaque lettre semble une puissance. La pensée contemporaine, qui n’est point une reine pour qu’on la flatte, se soucie médiocrement des livres didactiques où la réflexion a remplacé l’action, et dans lesquels l’originalité de la forme heurte ce besoin d’égalité qui est aussi bien dans nos mœurs intellectuelles que dans nos autres mœurs. Or, tel est le livre de Stendhal : il est didactique ; il est réfléchi, profond, analysé jusque dans les dernières fibrilles du cœur ; et il a cette originalité hautaine et charmante qui choque les vanités vulgaires, dont elles se vengent en l’appelant souvent prétention. Nonobstant ces causes d’insuccès actuel, Didier n’a pas hésité à réimprimer un livre qui n’a pas eu son jour encore et qui n’a réussi que parmi les esprits fins, choisis, connaisseurs, antidatés, mais qui sont les véritables précurseurs des succès durables. En publiant le Traité de l’Amour, c’est à ces esprits qu’il s’est associé, et il s’y est associé davantage en confiant à Paulin Limayrac le soin d’apprécier le livre de Stendhal et de nous parler de la vie de l’homme, pour le caractériser et nous faire mieux connaître le talent de l’observateur.

{p. 7}Car, nous le répétons, ce talent n’est pas connu encore dans ce qu’on appelle le public, quoique depuis la mort de l’auteur il en ait été question davantage. Rien d’étonnant, du reste. La meilleure pierre de touche du génie est la pierre de son tombeau. Tout le temps qu’un homme est vivant, il peut y avoir un hasard ou une illusion dans sa gloire, un malheur dans son obscurité. Mais une fois mort, la Justice, qui est encore, je crois, plus boiteuse que la Prière, atteint enfin ce mausolée immobile, et le douloureux logogriphe de la vie qui n’avait pas de sens trouve enfin son mot quand la vie n’est plus ! Stendhal, ou, pour l’appeler par son vrai nom, Henri Beyle, a, comme tous les hommes d’un talent réel, gagné à mourir. Il y a gagné son commencement de renommée, qui va s’étendre en se fixant. Quoiqu’il n’ait pas eu à se plaindre de la destinée autant que bien d’autres, plus grands que leur vie, qui passent lentement, qui passent longtemps, qui vieillissent, leur chef-d’œuvre à la main, sans que les hommes, ces atroces distraits, ces Ménalques de l’égoïsme et de la sottise, daignent leur aumôner un regard ; quoique son sort, matériellement heureux, n’ait ressemblé en rien à celui, par exemple, du plus pur artiste qu’on ait vu depuis André Chénier, de cet Hégésippe Moreau qui a tendu à toute son époque cette divine corbeille de myosotis entrelacés par ses mains athéniennes, comme une sébile de fleurs mouillées de larmes, sans qu’il y {p. 8}soit jamais rien tombé que les siennes et les gouttes du sang de son cœur, Beyle, de son vivant, n’eut pas non plus la part qui revenait aux mérites de sa pensée. Amoureux fou qui faisait le dégoûté de la Gloire, il la traita en vain comme les séducteurs traitent les femmes : il la fuyait pour l’attirer. En vain se cachait-il d’elle pour lui donner l’envie de le découvrir, et croyait-il faire étinceler, en rondes bosses d’or, toutes les lettres de son nom à travers les ternes pseudonymes qu’il écrivait au front de ses œuvres : la Gloire lui répondit en vraie femme qui a le caprice de ne plus faire de contradiction. Elle le laissa dans ce manteau couleur de muraille qu’on prend la nuit et qu’il avait pris de jour pour être remarqué, et il eût passé dans un incognito de prince… qu’il était (un vrai prince de la pensée !), si Balzac n’avait trahi son incognito, et l’on sait avec quel éclat. La critique de La Chartreuse de Parme, l’un des plus grands morceaux de critique qui aient jamais été écrits dans la langue consommée d’une vieille civilisation, fut la flamme d’une torchère portée tout à coup au visage de ce porteur de masque pris dans son masque, et nous montra ce qu’il était. Mais à cela près de cette nappe de lumière qu’un homme de génie versa, comme un Dieu bienfaisant, sur la tête d’un homme de talent trop obscur, Henri Beyle n’aurait été, aux yeux des hommes de son temps, qu’un dilettante supérieur d’art et de style, et non l’homme qui, dans cette {p. 9}première moitié du xixe siècle, devait, après Balzac, marcher à la tête des artistes, des observateurs et des écrivains.

S’il y eut jamais un homme d’esprit tourné pour comprendre Henri Beyle, c’est à coup sûr Paulin Limayrac. Critique fin comme un lynx, — trop fin peut-être, — ayant ce ton détaché qui est à cent lieues en l’air du pédantisme et que Beyle aurait aimé plus que personne, spirituel, incisif, pénétrant, mais pénétrant comme une pointe, ayant sous chaque mot dont il se sert une aiguille d’or qu’il enfonce délicatement dans la tête des sots, Paulin Limayrac devait comprendre ce mélange de dandy, d’officier, d’artiste, d’homme du monde, de penseur original, d’humoriste, de touriste, d’excentrique et d’ironique que fut cette Chimère fabuleuse qui répondait au nom de Beyle… ou plutôt qui n’y répondait pas.

Limayrac est une imagination vive et nuancée, c’est un esprit de perçant sourire, une plume qui n’appuie pas, comme le diamant qui fend la vitre, et qui, comme ce diamant qui coupe, étincelle ; il promettait donc, par quelques-unes de ses analogies avec Beyle, une notice piquante et profonde sous des airs légers, — la plus jolie manière d’être profond. Limayrac cesserait d’être lui-même s’il n’était pas toujours piquant, et dès la dixième ligne de sa notice on reconnaît son élégante et pimpante manière ; mais on y souhaiterait quelque chose de plus creusé. Assurément, {p. 10}l’auteur de la notice est trop exercé et trop compréhensif pour ne pas voir, du premier regard, ce qu’il y avait de véritablement grand dans Beyle : aussi marque-t-il bien la descendance de son génie, qu’il fait venir de La Bruyère et de Saint-Simon ; mais après ce large classement, après le rapport de famille spirituelle saisi avec la justesse d’un naturaliste de la pensée, on voudrait de Beyle, d’un si sérieux artiste, un portrait plus étudié et plus sévère. Il valait le coup de burin de la médaille ou du moins le mordant de l’eau-forte, cet esprit à la Machiavel qui nous donna le Traité du Prince en action dans La Chartreuse, a dit Balzac, et la création de cette figure borgienne de Julien Sorel, le séminariste-officier de Rouge et Noir, aussi fort d’hypocrisie que le frère Timothée de La Mandragore. Henri Beyle n’était pas seulement le Tulou de la flûte de l’ironie, dont il jouait avec une perfection d’ange un peu démon, c’était de plus un homme aussi capable d’enthousiasme qu’il était profond, et, qu’on nous passe le mot ! qu’il était roué de combinaisons intellectuelles. Qui donc parla jamais comme lui de Raphaël ? Dans l’appréciation des beaux-arts, Beyle, l’auteur de l’Histoire de la peinture en Italie, a une grandeur de sensation et une émotion simple et sincère d’un diagnostic bien autrement sûr que les troubles nerveux et les bouillonnements de feu et de larmes de Diderot. Voilà ce que Limayrac a trop oublié. Après lui, l’étude reste trop à faire de cet homme dont le {p. 11}caractère étrange double l’étrange talent, et qui n’eut que deux bornes à l’étendue de sa supériorité : n’être pas chrétien, et penser en politique comme Le Constitutionnel de son temps. Prodigieuses contradictions, du reste, dans un esprit qui comprenait si bien la peinture, cet art exclusivement chrétien, et qui était devenu si féroce d’aristocratie, quand il s’agissait du talent, qu’il demandait des décorations et des crachats pour les artistes afin de les isoler de la foule et de préserver leurs célestes rêveries de l’importunité des sots.

Tel était Beyle. Limayrac, qu’on voudrait retenir quand il est là et qui a dardé plusieurs mots charmants sur cet homme unique et difficile à pénétrer, a fermé trop vite son carquois. Il s’est trop fié à ce qu’il dit sur son caractère, qui restera indéchiffrable. Mais les hiéroglyphes ont des Champollions. Limayrac s’est contenté d’être, en quelques lignes comme il sait les écrire, l’introducteur au public de l’auteur du livre de l’Amour : « Le livre de l’Amour — dit-il — est la physiologie complète de cette divine et infernale passion. Comment une œuvre pareille a-t-elle pu rester si longtemps (trente ans) dans l’obscurité, pendant que la Physiologie du goût marchait de succès en succès était traduite dans toutes les langues, et se pavanait à la place choisie dans toutes les bibliothèques ? Non que je n’estime Brillat-Savarin à sa valeur : il a de l’esprit, de l’agrément, du sel ; mais Stendhal (Beyle) a bien {p. 12}mieux que cela, et l’on peut dire que Brillat est à Beyle ce qu’un chef ordinaire eût été à Carême. Pourquoi donc cette différence entre la fortune de ces deux livres ? » Limayrac se fait une réponse beaucoup trop aimable pour Brillat-Savarin, qui est le dieu de l’esprit aux yeux des gens vulgaires, et dont la réputation s’en ira du même côté que celle de Berchoux, qui est partie. Berchoux, l’auteur du poème de La Gastronomie et de La Danse ou les dieux de l’Opéra, était aussi un homme d’esprit et gai. Il avait cette gaîté qu’a Brillat-Savarin, cette gaîté que madame Necker de Saussure a si bien caractérisée en disant que « c’est un terrain où toutes les portées se rencontrent ! » Voilà pourquoi elle décidera partout du succès instantané, immédiat et universel. Puis, Brillat-Savarin n’était pas original. Il ne donnait jamais à la pensée cet étonnement dont parle Rivarol, qui le donnait, lui, toujours. Nous le répétons, n’être pas original est un moyen sûr de réussir vite en France, où c’est presque une impertinence pour chacun que de ne pas ressembler à tout le monde. Or, Beyle était original… comme Figaro est paresseux : avec délices. Il en a été puni par l’indifférence de la foule, qui s’est détournée de son œuvre exquise et nouvelle, et est allée buter et ruminer ailleurs.

« Après tout, — reprend Limayrac, — cette mauvaise fortune du livre de l’Amour n’est qu’apparente ; car, lorsqu’il aura conquis la popularité qui {p. 13}ne peut lui faire défaut et qui aura été longue à venir seulement, il ne l’aura pas achetée par des concessions, et il sera populaire en conservant sa qualité superfine. » Pour notre compte, nous ne savons pas si un esprit superfin comme Stendhal-Beyle, de cette saveur et de ce haut goût, sera jamais populaire, mais ce que nous savons, c’est qu’il a résolu le problème le plus difficile dans les lettres, comme dans les arts, comme dans la politique, et qui consiste à exercer une grande puissance sans avoir une grande popularité.

Du reste, pour qu’on ait bien toute notre pensée sur cette notice critique et biographique de Paulin Limayrac, à laquelle nous ne retrancherions rien, mais à laquelle nous aurions voulu qu’il eût ajouté quelque chose, nous ferons pourtant une seule réserve. Le livre de l’Amour, — ce chef-d’œuvre de pointillé dans l’observation et de grâce inattendue dans le bien dire, que Sterne aurait admiré, et où les nuances, qui ondoient, chatoient, se fondent et s’évanouissent comme des lueurs d’opale dans le merveilleux observateur du Sentimental Journey, sont nettement fixées sous le regard par un procédé supérieur d’analyse sans rien perdre de leur ténuité et de leurs qualités presque immatérielles, — ce livre d’un agrafeur de nuances (ces mots-là sont faits pour lui seul), ce livre qui a tout dit et fait le tour du cœur, de ce muscle qui renferme l’infini, comme on fait le tour de la terre, de {p. 14}cette misérable petite chose que Voltaire appelait « un globule terraqué », nous ne croyons pas que Paulin Limayrac l’admire et l’aime mieux que nous. Cependant nous n’aurions point écrit : « Il y a tout un côté de Balzac qui procède de Beyle. D’abord, la Physiologie du mariage vient du livre de l’Amour en droite ligne. Le large tribut d’admiration que Balzac a payé à Beyle n’est que la reconnaissance légitime d’un légataire pour son bienfaiteur. » À notre sens, le spirituel passionne de l’Amour manque profondément de justice. Balzac, qui a monté le diamant de Beyle, ramassé sous les pieds du public trop myope pour l’apercevoir, n’avait point de reconnaissance et n’en devait nullement à Beyle. Il avait l’impartialité sereine d’un homme de génie qui en comprend un autre, et qui le dit simplement et grandement, en ajoutant pourquoi il l’admire.

Sa Physiologie du mariage — une gaîté et presque une fredaine de sa forte et sanguine jeunesse, une corde agacée de cette lyre aux sept cordes qu’il devait briser sous sa main, — ne descend point en ligne droite de l’Amour de Beyle-Stendhal, mais en spirale, comme un vol d’aigle, de cette Fantaisie que Balzac portait dans sa tête, à côté des plus augustes, des plus calmes, des plus impériales facultés. Balzac ne procède de personne. Il procède de lui-même et de l’esprit universel. Une fois dans sa vie, dans sa jeunesse encore, quand les hommes de génie se grisent d’eux-mêmes {p. 15}et sont comme les Bacchantes de leurs propres facultés, il voulut procéder de Rabelais qu’il appelait son maître, et il fit un livre dans lequel il l’égala, ces Contes drolatiques2 qui n’eurent aucun succès, comme l’Amour de Beyle, et qu’un éditeur courageux, Giraud, vient aussi de rééditer.

Ces Contes drolatiques, écrits dans cette merveilleuse langue du xve siècle, touffue, feuillue, verdissante et rayonnante dans ses obscurités, — aurore du Corrège se levant à travers les riches épaisseurs d’un bois sacré, — Balzac les choyait et les regardait comme son chef-d’œuvre.

Ce grand linguiste, qui aimait la langue française comme on aime une personne, et qui, dans les moules vidés de Rabelais, de Montaigne, de Régnier, versait son jeune sang tout bouillant de génie et transfusait sa sève inspirée ; cet artiste désintéressé de tout, excepté de la Beauté possible, de la Beauté cherchée, après laquelle il courait, un flambeau dans la main, comme le Coureur antique, eut la douleur de voir sa perle roulée dans un oubli qui est la fange pour les œuvres de l’esprit humain, sous l’ignoble groin des pourceaux. Un éditeur qui se dévoue la tire de cet oubli et la replace sous les yeux du public, comme un homme qui compte sur la justesse de son jugement et sur sa justice. Giraud, comme Didier, mérite qu’on {p. 16}tienne compte de son courage, ainsi que tout éditeur qui n’aura pas peur de relever un livre de talent tombé ou de soutenir un talent nouveau. La dignité des Lettres et de la librairie — ces deux sœurs qui devraient être plus unies qu’elles ne le sont — est à ce prix.

Balzac §

I §

Traité de la vie élégante [I].

{p. 17}Il y a plus de vingt ans3 déjà que notre maître à tous, cet illustre Balzac, qui a vengé la France du xixe siècle de n’avoir ni un Goethe ni un Walter Scott, publiait, dans on ne sait trop quel journal, ce Traité de la vie élégante. L’auteur commençait alors ses travaux de colosse et ces longues luttes, si fécondes pour sa gloire et pour son génie ; et, comme tous ceux qui ont besoin de se faire un public, il ne choisissait pas beaucoup ses intermédiaires, et il mettait le plus cher trésor de sa pensée sur le premier flot venu de cette mer de la publicité quotidienne, qui, comme l’autre mer, efface si vite de son sein la trace de tous {p. 18}les sillages ! Trop délicat, trop fin, trop profond, sous sa légèreté apparente, pour le public des journaux qui lit toujours d’un œil distrait ou préoccupé, l’ouvrage en question, fait pour être apprécié dans la plus lente et la plus voluptueuse dégustation de l’intelligence, eut le sort de tant de choses charmantes que Dieu envoie aux hommes et dont ils ne jouissent pas, et il eût péri, sans nul doute, si la plus noble piété envers la mémoire de l’auteur ne l’avait sauvé de l’oubli en le publiant pour la première fois en volume4. Dans de telles circonstances, un livre de Balzac, un livre presque inconnu, et qui ne se rattachait par aucun lien à l’ensemble de La Comédie humaine, pouvait-il passer sous les yeux de la Critique sans les attirer ?… À la vérité, la Critique n’ignorait pas qu’un tel ouvrage, diamant perdu et rapporté à un écrin immense, n’y ajouterait guères qu’une étincelle ; mais ce qu’elle tenait à indiquer, c’est que ce livre inaugurerait peut-être dans la littérature française du xixe siècle un genre particulier de littérature, qui a son nom depuis longtemps en Angleterre (littérature fashionable ou de high life), et qui, n’existant pas en France, y débute, grâce à Balzac, par un chef-d’œuvre.

Avant Balzac, en effet (et nous parlons du Balzac de 1830), qui donc avait songé à produire un livre comme le sien ? Quel écrivain, quel moraliste, quel {p. 19}observateur, si spirituel et si original qu’il pût être, avait eu l’idée d’un Esprit des Lois de la vie élégante ? mais d’un Esprit des Lois relevé de plus de généralités et d’épigrammes qu’on n’en trouve dans Montesquieu… Le grand moraliste du xviie siècle a dans ses Caractères un chapitre du costume qui, par un côté, touche au sujet traité par Balzac, et par un autre s’en éloigne, mais c’était là tout ou à peu près… Qui s’était jamais avisé de superposer des axiomes à tous ces faits, jusque-là sans raison, — on le croyait du moins, — qui constituent, dans une civilisation avancée, la vie élégante, de toutes les manières de vivre la plus difficile à fixer et à caractériser ? Qui avait essayé de décomposer le rayon sur le flanc mobile de ce nuage et d’en expliquer l’arc-en-ciel ?… La vie élégante, que les hommes soi-disant littéraires dédaignent, et qui paraît aux hommes graves si peu digne de ce superbe regard de myope qui les distingue et qui appuie sur toutes choses sa lourdeur de plomb, cette vie avait en France et en Angleterre — les deux seuls pays où elle soit possible — des peintres et des interprètes ; mais, jusqu’à Balzac, personne, dans ces deux pays, n’avait pensé à en faire la législation et à en dégager la philosophie. En Angleterre surtout, où, grâce à l’aristocratie, la vie élégante se précise et ne se compose pas seulement, comme chez nous, de nuances pâles et subtiles, les écrivains de high life sont nombreux Il y a toute une école. Mais nul d’entre eux et parmi {p. 20}les plus distingués, ni Bulwer, ni Lister, ni Normanby, ni Byron (écrivain de high life dans les derniers chants du Juan et dans ses Mémoires), ni le comte d’Orsay, qui avait commencé par écrire et qui, s’il avait continué, aurait plus marqué comme écrivain et comme observateur de high life que comme artiste, nul n’avait effleuré de sa pensée le sujet que Balzac, au début de sa vie intellectuelle, avait résolu de creuser. Malheureusement, nous n’avons qu’un fragment de cette merveilleuse intaille. Le traité de Balzac devait embrasser la vie élégante tout entière, avec ses faces multiples et ses développements, et il n’en a touché que la première partie, mais d’une main si sûre, si juste, si habile, si raffinée, et, qu’on me permette le mot ! si amoureusement retorse, que nous imaginons très bien ce qu’aurait été — si l’auteur l’eût achevé — ce livre, qui tient à la fois de l’observation la plus perçante et de la fantaisie la plus inspirée, et où, comme deux lutteuses qui s’étreignent sur le pied d’une coupe antique, l’ironie s’entrelace à la Profondeur.

Mais tel qu’il est, du reste, ce petit livre inachevé de Balzac est une véritable fortune pour tous les esprits — littéraires ou du monde — qui recherchent cette espèce de littérature dans laquelle on retrouve, sous des formes piquantes, les raffinements des excessives civilisations. Un traité de la vie élégante, partout où il s’écrit, fût-ce en Chine, n’est jamais que cela. Il ne faut donc pas s’y méprendre : l’étincelante théorie de {p. 21}Balzac n’est individuelle que par le détail et la forme, par cet art inouï qui bâtit des Alhambras aux mille labyrinthes sur la pointe de deux aiguilles, avec une truelle enchantée ! Mais par le fond, elle est sociale : et si toute observation bien faite n’était une conquête, j’oserais presque dire qu’elle ne lui appartient pas. Nul artiste, en effet, nul penseur, ne tire de sa tête, si riche qu’elle soit, la notion de l’élégance à l’état pur. Avant lui, autour de lui et même en lui, elle subsistait, travaillée par le milieu social dans lequel il pense et qui lui a appris à penser. Il peut, comme Balzac dans son livre, la féconder ou l’élargir par de nombreuses, de sagaces et toutes-puissantes applications ; mais alors il la subit encore plus qu’il ne la modifie. Il fait la loi, je le veux bien, mais il est obligé de la tirer de la coutume.

En publiant sa Théorie de la vie élégante, Balzac a donc fait plus que d’attester par un livre nouveau l’inépuisable variété de ses facultés et le caractère épique d’un génie qui s’appropriait tous les sujets. Il a — et c’est ici le point important à noter — opposé, en matière d’élégance et de high life, dans le sens que l’Angleterre donne à ce mot, le génie français au génie anglais, une littérature à une autre, et par la précision, la netteté, la vérité inattendue de sa théorie, il a, d’un seul effort et d’un seul coup, dépassé tout ce qu’avec sa littérature fashionable, classée et presque organisée, l’île aux dandys avait produit.

{p. 22}Et la preuve de ce qu’on dit là est facile. Le seul ouvrage dogmatique en matière d’élégance qu’ait l’Angleterre, le seul qui prescrive directement et enseigne, c’est le recueil des lettres de lord Chesterfield à son fils. Eh bien, que l’on compare, si on l’ose, ce traité du gentilhomme, ce rituel mondain de l’aristocratie anglaise, avec le traité de Balzac, et on verra si l’abîme qui sépare ces deux livres vient uniquement du mouvement des temps et de la différence des époques, mais s’il ne tient pas plutôt au fond même des notions de l’écrivain ! Je sais bien que lord Chesterfield, ce vieux damoiseau du xviiie siècle, avec sa manière de concevoir la vie élégante de son temps (car il n’y a pas de vie élégante absolue), a fait plus d’une fois sourire la race orgueilleuse de ces « Beaux » de l’époque du prince de Galles et de Brummell, qui cherchèrent et trouvèrent leur expression littéraire dans les premiers romans de Bulwer. C’est peu de chose que Chesterfield. Mais ce n’est pas notre faute, à nous, si l’Angleterre répugne tant aux idées générales, si elle a plus de romans et de poèmes que de théories philosophiques et même fashionables. Quand la Critique compare des livres analogues, il faut bien les prendre où ils sont.

Et, d’ailleurs, n’importe où, ni dans leurs romans, ni dans leurs poèmes (Moore a fait un poème fashionable), ni dans Don Juan, la plus belle œuvre que le dandysme, servi par une tête de génie, ait créée {p. 23}jamais, la pensée anglaise n’a exprimé sur cette haute question d’art humain et d’esthétique sociale — l’élégance dans la vie ! — des idées aussi saines et aussi lucides, en leur claire profondeur, que Balzac dans ce petit traité qui dit tant de choses sérieuses en souriant. Il y a plus : sans les exprimer, nulle plume tenue par une main anglaise ne les a fait pressentir, et la cause de cela n’est dans le génie individuel de personne. Elle est dans la notion même de l’élégance telle qu’on la conçoit et qu’on l’admet en Angleterre. Elle tient à ce qui l’a faussée et à ce qu’on y prend pour elle : le dandysme.

« Le dandysme — dit Balzac — est une hérésie de la vie élégante », et il a raison. Mais c’est l’hérésie de l’Angleterre. Or, on sait à quelles profondeurs tombent les choses dans ces mœurs anglaises qui semblent les garder toujours. Il faut donc que le Génie de l’Élégance s’en console ! Le dandysme — comme l’anglicanisme, comme le puritanisme et le cant, contre lesquels il fait réaction et dont il est l’hypocrisie opposée, — n’est pas près de quitter l’Angleterre. Il peut y pâlir, s’y voiler, non complètement y disparaître. Y a-t-il donc beaucoup d’années que Bulwer, détourné de la voie de ses premiers romans, écrivait son livre au daguerréotype : De l’Angleterre et des Anglais, et n’y sentait-on pas l’influence de ce dandysme autochtone à la Grande-Bretagne qui vient de tout un ensemble de mœurs et d’institutions, et que les favoris du {p. 24}Prince du Dandysme, le prince de Galles, purent bien nommer, mais ne créèrent pas ?

Il existait avant eux, qui ne le sait ? Mais ils le redoublèrent, ils l’exagérèrent, ils lui donnèrent une vie et une intensité nouvelles ; car nommer les choses, c’est les créer, a dit Mahomet, ce grand métaphysicien en turban ! Ils donnèrent à ce qui n’était d’abord qu’une affectation, un faux pli dans les mœurs de la classe élevée, les proportions d’une monstruosité. Les dandys de la bande du prince de Galles (bande est bien le mot), en tentant de s’élever au-dessus de la vie, tombèrent au-dessous. Ils éteignirent en eux le sentiment humain. Ces pâles vampires des tables vertes de Windsor, qui ne suçaient pas le sang mais l’or qui devait entretenir leur luxe grandiose, élégants jusqu’à la chimère, cessèrent d’être hommes et devinrent des poupées terribles ; car elles avaient l’ironie, le sang-froid, l’audace, et un esprit mystificateur et cruel.

Ici j’éprouve le regret d’avoir à noter une erreur dans un livre plein de vérités : « En se faisant dandy — dit Balzac — on devient un mannequin plus ou moins ingénieux, qui sait se poser sur son cheval ou sur un canapé, qui mord ou tête habituellement le bout d’une canne ; mais un être pensant ? jamais ! »

Certes ! ce n’était pas la pensée pourtant qui manquait à George IV, à Brummell et à Sheridan ; car Sheridan fut un dandy. Et Balzac le sait si bien que, dans {p. 25}son livre, il évoque l’image de Brummell, et met sous l’autorité de son nom bien des aperçus et bien des axiomes, — ce qui, pour le dire en passant, change l’erreur en contradiction. Non ! les dandys ne sont pas fatalement ce qu’a dit Balzac. Ils peuvent l’être accessoirement quelquefois, mais nécessairement, cela est faux. Les dandys les plus célèbres de l’Angleterre, de 1794 à 1815, se lèvent pour répondre. D’un goût perverti à force de recherche, — on peut l’accorder, — ils agirent avec ce goût blasé comme avec leur sang lymphatique et croupi, dont ils aiguillonnaient l’ardeur sous les morsures de ce dévorant caviar qu’ils aimaient. Mais il leur resta l’intelligence ; une intelligence sans passion, il est vrai, mais qui semblait se conserver dans sa propre glace quand tout se putréfiait en eux. Tels ils furent, au scandale de cette pharisaïque Angleterre, dont la vertu se laisse fort bien enlever et qu’ils séduisirent et révoltèrent tour à tour. S’ils n’avaient été que des téteurs de canne, comme dit Balzac, auraient-ils exercé cette influence qui va de la détestation à l’idolâtrie et des prosternements au mépris ? Eu supposant qu’ils eussent influé sur l’animal « aux têtes frivoles » des salons et des boudoirs, auraient-ils assez régné sur la partie vraiment intellectuelle de la société à laquelle ils appartenaient pour que toute une littérature les reflétât et les caressât en les reflétant, comme un miroir d’Armide tenu par des mains amoureuses ? On ne peut les chasser des Mémoires {p. 26}contemporains ; ils y sont partout, et c’est leur droit d’y être. Il n’y a point d’ostracisme en histoire. Mais le nombre des livres d’imagination où ils sont, et où ils pourraient très bien n’être pas, est immense. Que de types ils ont modifiés ! Et toute cette action ne s’est pas limitée à la littérature anglaise. Nous l’avons nous-mêmes ressentie. Au moment où Balzac écrivait son Traité de la vie élégante, un homme qui n’est pas son égal, à coup sûr, mais qui n’a pas non plus d’égaux, Stendhal, venait, dans son Rouge et Noir, de révéler des facultés puissantes d’observation créatrice et un style de génie ; car il ne ressemble au style de personne. Sa sobriété produit plus d’effet que la magnificence, et il prend l’imagination par tout ce qu’il ne lui donne pas. Eh bien, Stendhal avait peint le dandysme en homme qui, sous les impertinences de l’attitude, en comprenait la profondeur ! Enfin, pour citer Balzac lui-même à Balzac, les têtes les plus étonnantes de sa Comédie humaine, celles dans lesquelles il a versé le plus d’intelligence, sont des têtes de dandys. C’est Henri de Marsay, le Machiavel-Alcibiade, c’est Maxime de Trailles, le Mirabeau manqué, c’est la Palferine et tant d’autres, marqués tous, sans que la largeur de leur front en souffre, de ce cachet de dandysme laissé peut-être pour longtemps sur la fatuité de la société européenne, tant les hommes qui gravèrent ce cachet aux armes de l’Angleterre furent de redoutables fascinateurs !

II §

Les Fantaisies de Claudine [II].

{p. 27}Les Fantaisies de Claudine5 sont cet éblouissant roman taillé à facettes de notre illustre Balzac qui parut d’abord sous ce nom, et que son auteur fit entrer dans sa Comédie humaine sous le titre plus svelte et qui prend de plus près le sujet : Un prince de la Bohème. C’est l’ancien titre que l’éditeur Didier a rétabli, et nous le regrettons. Voilà la seule critique que nous adresserons à sa publication. Il a cru pouvoir détacher une des plus ravissantes fleurs que l’audace du génie ait sculptées dans une des frises de son splendide monument, et nous l’offrir ainsi à part de l’ensemble où elle brille. En ceci, l’habile éditeur a eu raison. Les bas-reliefs du Parthénon emportés par lord Elgin n’en étaient pas moins des chefs-d’œuvre que l’admiration suivait partout, et il n’y a pas non plus une seule pierre de cet autre Parthénon de La Comédie humaine qu’on ne puisse admirer encore hors de la place où le grand architecte l’incrusta.

Nous n’avons pas à juger le livre de Balzac. Qui ne l’a pas lu ? Qui ne le connaît pas ? Qui n’en a pas l’esprit ébloui et charmé ? Qui, ayant lu ce Prince de la Bohème, aussi profond que Le Prince de Machiavel et {p. 28}plus gai, n’est pas resté sous la merveilleuse puissance d’idéal que ce livre atteste ?

Le volume est élégant, mignon, dandy, parfaitement digne d’être acheté par les princes de la Bohême, s’ils payaient jamais quelque chose, et s’il y avait encore des princes dans la Bohême, qui, depuis la mort de Balzac, l’incomparable historien, a perdu son ancienne aristocratie.

III §

Contes drolatiques [1er article : III-V].

Voici une réimpression audacieuse et superbe, comme la librairie qui tiendrait à bien mériter des Lettres devrait plus souvent en risquer : ce sont les Contes drolatiques6 de Balzac, qui devaient former un collier de cent pierres précieuses, collier brisé tout à coup sous les doigts découragés du merveilleux joaillier qui les avait serties et qui en opposait et en accordait les feux comme s’il avait été le musicien de la lumière. Un ami du grand artiste qui n’est plus, par admiration pour son génie, par piété envers sa mémoire, est devenu l’éditeur de cette œuvre inachevée. Il a voulu replacer sous les yeux du public un livre dont le public indifférent s’était détourné quand il parut, et tenter de nouveau, en faveur d’un chef-d’œuvre de sentiment {p. 29}et de langage, cette fortune des livres, incompréhensible comme toutes les fortunes. En fait de livres comme en fait d’existences, le malheur et le bonheur sont si singulièrement répartis que l’homme, qui ne veut avoir la honte d’aucune ignorance, se rejette, pour les expliquer, à quelque chose d’aveugle, de sourd et de muet, qu’il appelle follement une étoile.

Aura-t-il la sienne, cet ouvrage, repris par un éditeur courageux, dévoué, intelligent, qui le ressuscite, mais avec la splendeur d’une véritable résurrection ?… Attiré par les Illustrations dont ce livre est orné, et qui sont dues à un talent d’une fougueuse et étrange fantaisie, le public reviendra-t-il à ces récits où l’art le plus raffiné se mêle à l’archaïsme le plus savant, et où l’imagination la plus féconde crée pour son compte sous les formes les plus admirablement imitées ? À cette heure, le génie de Balzac n’est discuté par personne. Sa gloire profitera, sans nul doute, à celle de ses œuvres que dans sa conscience d’artiste il estimait le plus. Nous sommes d’assez dociles petits garçons avec la Gloire. Elle peut, de ses rayons vainqueurs, dessiller bien des yeux et les ouvrir à des beautés inaperçues. Elle a des Epheta sublimes. Un jour, ces Contes — bijoux oubliés au pied de La Comédie humaine, qui fait ombre sur tout ce qui l’entoure, — reprendront leur place aux yeux des hommes. Pourquoi pas, en effet ? Des œuvres plus grandes que ces Contes eux-mêmes n’ont pas eu {p. 30}immédiatement leur jour et l’ont attendu des années.

Incroyables retards, dont l’histoire littéraire est pleine ! Faut-il s’étonner ? Faut-il sourire ? En 1300, la Divine Comédie était sans action à Florence. Ingrate pour le poète, insensible à l’œuvre, Florence vivait les oreilles bouchées par le son de l’or, l’esprit en proie aux calculs de l’usure, et toute l’Italie, qui n’était pas composée que de cardeurs de laine et de Shylocks, était aussi antidantesque. Ce fut vingt ans après la mort de Milton qu’un matin Addison découvrit que le Paradis perdu pourrait bien être un poème de talent et un honneur pour l’Angleterre. Les allemands, tout allemands qu’ils sont, n’entendirent rien d’abord à Goetz de Berlichingen, et, mystification de la renommée ! Auguste La Fontaine fut longtemps, même après Werther, plus célèbre que Wolfgang Goethe ! Cependant, la Divine Comédie, le Paradis perdu, et Goetz de Berlichingen, avaient été écrits dans la langue qui les avait vus naître, tandis que Balzac, en ses Contes, espèce de Josué littéraire, a fait reculer le soleil de la langue de trois siècles. Ceci dépaysa le public deux fois, et fit presque du succès une gageure contre l’impossible. C’était en 1834. Balzac, dont la personnalité allait jaillir aussi profonde et aussi complète que celle de Dante, de Milton ou de Goethe, voulut, dans les impatiences d’un génie qui jetait son écume, rivaliser d’invention avec Boccace et de langage avec Rabelais ; mais il ne réussit que pour les artistes, les écrivains et les {p. 31}connaisseurs. Seulement, pour eux, il réussit à tel point que le Décaméron ne fut plus qu’une guirlande pâlie en comparaison de ces trois éblouissants dizains des Contes drolatiques, — ce segment d’un cercle d’or et de cinabre qui n’a pas été terminé, — et si Rabelais ne fut pas dépassé, — car Rabelais est une des Colonnes d’Hercule du bien-dire, — il fut, du moins, égalé pour la grandiose bonhomie du style et la naïveté, admirablement comique, de l’expression.

Et je ne parle que de l’expression. Je sais, et Balzac le savait aussi, ce qui sépare l’auteur des Contes drolatiques de l’énorme Modèle et du Maître dont il a essayé une fois de retrouver quelques-uns des secrets perdus. Rabelais n’est pas tout entier dans sa langue prodigieuse ! il est, de plus, un génie épique dans le rire, c’est-à-dire là où l’épopée est le moins possible. Les types qu’il a inventés sont encore plus étonnants que son langage. Gargantua, Pantagruel, Jehan des Entommeures, Bridoie, Panurge, ressemblent aux créations d’un monde antédiluvien, mais vivant d’une vie immortelle, ce qui les rend supérieurs aux fossiles rongés de Cuvier. Ils sont des Titans d’un grotesque immense, mais des Titans qui n’ont rien de mythologique ; car on sent qu’au fond de ces colosses entripaillés, comme dirait leur poète, il y a les entrailles humaines. Avec le style, telle est la seconde puissance de Rabelais, la seconde corne de ce front où le dieu fait soubassement au satyre. Chateaubriand, qui n’avait {p. 32}pas la solidité, que rien n’entame, du grand critique, mais qui en eut quelquefois l’éclair de vision souveraine, a parlé dans une phrase monumentale des génies-mères, d’où s’épanchent, comme d’une source, les littératures ; et, parmi ces génies-mères, il a compté Rabelais : « Homère — dit-il — a fait la Grèce, et même Virgile, Dante, l’Italie jusqu’au Tasse ; Shakespeare, l’Angleterre (il aurait pu ajouter l’Allemagne), et Rabelais la France. » Certes ! on peut en croire Chateaubriand, l’idéal, le chevaleresque et le mélancolique ! Il a raison. Rien n’est plus vrai. Rabelais, littérairement, a fait la France. La Fontaine, Molière, Voltaire, Beaumarchais, ne sont pas, comme on a l’air de le croire, les seuls descendants de cette espèce de Magna parens de l’esprit français et de sa littérature. Nous en descendons tous de père en Fils. Nous sommes tous rabelaisiens, en plus ou en moins, dans la substance même de notre pensée, même les plus sévères d’entre nous, même ceux qui méprisent Rabelais ou qui le maudissent. Et, quand je parle ainsi, que l’on m’entende bien ! je laisse là les opinions ou les intentions criminelles de Rabelais, qui dirigea son esprit, comme une catapulte, contre un ordre social magnifique et qu’on ne calomnie que parce qu’on l’ignore, mais je parle de l’essence la plus subtile de sa pensée et des influences dont elle a pénétré les générations littéraires qui l’ont suivi. Je dis que, malgré elles, elles ont gardé en elles je ne sais quoi de ce génie que {p. 33}Chateaubriand appelle maternel, tant il est profond, et tant nous semblons en être issus ! La plaisanterie, l’ironie et le rire, ces trois rayons dont est formée la foudre joyeuse de ce Jupiter de l’orgie, sont toujours près de partir d’une phrase française.

« Les grands esprits, — a dit le grave de Maistre, ce français du Piémont ; — les grands esprits qui n’ont pas le petit mot pour rire, ne sont pas vraiment de grands esprits. » Et le mot, parfaitement vrai en France, serait faux ailleurs. Balzac, qui est devenu si sérieux, qui s’est épuré en montant, qui est devenu le calme et l’impartial observateur de La Comédie humaine et cette grande tête d’ordre et d’autorité que les désordonnés d’esprit nient encore comme ils nient l’ordre dans la nature, Balzac avait dans le sang, et plus que personne puisqu’il était un génie français, cette goutte de lait maternel, cette propension au rire, à la comédie, à la gaîté qui touche aux larmes, tant sa force épuise vite la nature humaine ! Cela se reconnaît à plus d’une page et à plus d’un caractère de sa grande œuvre. Plus tard, s’il avait vécu, il serait retourné pleinement à ce rire désabusé qui joue si bien dans les belles rides de la vieillesse. Mais là, pas plus que dans La Comédie humaine. Balzac n’aurait retrouvé ce genre de rire qu’il n’eut qu’une fois, — dont une fois il a fleuri sa fantaisie, — ce rouge bourgeon de vigne qu’il a ôté, pour le mettre à sa couronne, d’autour du hanap de Rabelais.

IV §

{p. 34}Ce genre de rire, Balzac l’a défini lui-même quand il osa offrir des Contes drolatiques à la gravité du xixe siècle. Il savait que ce rire, qui ne cueillait pas les lèvres, mais qui les épanouissait, ce rire à gorge déployée, éveillerait des échos grondeurs. Après s’être transformé par l’inspiration, par le sentiment, par le tour et par le langage, en chaud conteur du xvie siècle, il eut peur du masque qu’il s’était composé et il écrivit cette préface, inutile comme toutes les préfaces, dans laquelle il nous dit que « le Rire est ung enfant nud », pour nous faire croire à son innocence. Le penseur chrétien qu’il allait être, l’auteur du Curé de village et du Médecin de campagne, apprit plus tard que les enfants nus ne sont pas innocents quand ils portent la faute de leurs pères. La grâce de l’image ne devait donc pas défendre le livre de Balzac, s’il tombait sous le reproche des esprits austères, et c’est en vain que, comme Alcibiade, il avait peint un enfant sur son bouclier.

Ces Contes, en effet, peuvent inquiéter les esprits qui veulent avant tout, même avant le talent, la moralité dans les œuvres. Ils peuvent les inquiéter, puisqu’ils ont inquiété Balzac lui-même, et le meilleur moyen de les défendre contre une critique juste, mais {p. 35}élevée, n’était pas d’accuser du cant que lord Byron reprochait à l’Angleterre une société qui aurait mieux valu si elle eût été hypocrite… L’hommage à la vertu ne nous distinguait pas en 1834. Les livres qu’on publiait alors sont encore là pour l’attester, ainsi que les réputations bâties sur ce grossier pilotis qui finira par s’écrouler et se fondre au souffle du temps. Au lieu de supposer ce qui n’existait pas, comme Balzac a fait dans la préface de ses Contes, il fallait simplement rappeler l’intention de l’auteur et bien déterminer l’effet et l’influence de son livre. C’était plus franc, plus mâle et plus sûr.

Qui ne le sait ? ce qui fait surtout le danger d’un livre, c’est le dogmatisme de l’erreur ou la caresse à la passion contemporaine, qu’on redouble en la caressant. Or, les Contes drolatiques sont nets de ces deux causes de perturbation profonde. Ils ne sont ni l’expression d’une société vivante, ni même l’œuvre d’un homme vivant ; car Balzac semble avoir traversé le tombeau pour les écrire et pris une âme de ce passé qu’il a voulu peindre. Tour de force d’archéologie littéraire, ces Contes, qui seront appréciés un jour et rangés sur les hauteurs de l’art, ne seront jamais populaires. Leur effet ne sortira pas de cet arcane littéraire où le vieux langage dans lequel ils sont écrits doit nécessairement les retenir. Assurément, si un livre semblable avait paru à la date de la langue qui s’y trouve parlée, il aurait fait le même mal que ceux {p. 36}de Boccace, de Marguerite de Valois, de Rabelais et de tant d’autres rieurs, charmants et coupables, et il partagerait la même condamnation et la même peine devant l’Histoire. Mais ce frais écho de l’éclat de rire du Passé dans des ruines couchées à terre, n’insulte rien et ne peut plus rien renverser. Nous savons à quoi nous en tenir sur ces moines que la frivole Renaissance a tympanisés parce qu’ils portaient des cuculles. Nous savons que tous ces capuchons étaient le génie, la vertu et la civilisation du monde ! D’un autre côté, ce ne sont point quelques plaisanteries de fabliau sur le mariage, lesquelles traînent dans les Gaules depuis qu’il y a des Gaules, et que toute la piété du Moyen Âge n’interdisait pas à l’esprit gaulois, qui peuvent faire un mal bien grand dans un temps où c’est l’institution même qui a été attaquée et où l’adultère a été glorifié philosophiquement comme un droit. Balzac a dit suprêmement bien que, pour lire son livre, il fallait de la pureté de cœur, et c’est peut-être ce qu’il y a de mieux à dire de tous les livres où la passion est vivement montrée, cette passion d’ailleurs inévitable, car sans elle l’art, qui prend son point d’appui et son assise dans la nature humaine, n’existerait plus.

« Ores donques, — a dit le prestigieux conteur avec la cordialité d’une bonne intention, — prenez ceste œuvre comme ung grouppe ou statue, desquels ung artiste ne peut retraire certaines pourtraictures… » Et, de bonne foi, y a-t-il à faire {p. 37}davantage ?… En face de l’œuvre d’un talent consommé, ne nous faisons pas les iconoclastes d’une moralité déplacée ici et rétrécie. Pensons à la sagesse et à la largeur de l’Église romaine. Que de fois elle a eu la charité de l’intelligence pour des chefs-d’œuvre qu’une mère moins forte aurait effacés ! Que de fois elle a laissé, avec une sublime indulgence, le Conte drolatique, sorti de la fantaisie d’un artiste aux intentions pures, s’enlacer aux frises de ses cathédrales et rire aussi sur ses portails !

Cela dit, pour l’honneur de la vérité et pour l’apaisement d’une conscience dont Balzac sentit noblement les murmures, je n’aurai plus qu’à exprimer en peu de mots le jugement du critique littéraire sur un livre inouï, de première originalité dans l’imitation, et qui enlève désormais le sens à ce mot d’inimitable que l’on voit prodigué dans les traités de littérature.

V §

De tous les livres sortis du fécond cerveau de Balzac, j’estime, comme lui, qu’artistement c’est le premier… L’inspiration n’en est pas personnelle à l’auteur, dira-t-on. Mais si on admire un grand poète dramatique parce qu’il a la force de s’effacer et de parler à travers le personnage d’un autre, que doit-on penser de Balzac, qui, pendant trente Contes plus longs {p. 38}qu’aucun drame, parle à travers la passion, les manières de voir et la langue vraie du xvie siècle ? Cependant, si étonnant que cela puisse paraître, ce n’est ni cette faculté de déplacement, ni cette souplesse de Protée, qui me frappe et me ravit le plus dans les Contes. Ce n’est pas même l’éclat d’un coloris et le fini d’une peinture qui rappelle les plus grands maîtres sur toiles de la Renaissance, et fait de ce livre quelque chose de plastique qui se sent aux yeux comme dans la pensée. Non ! c’est le don le plus rare et le plus exquis que de grands génies, et de très grands, n’ont pas toujours trouvé dans leur talent et n’ont pas déposé dans leurs œuvres : je veux dire la naïveté, sans laquelle il n’y a pas de grâce toute-puissante et absolue dans les petites choses, et la bonhomie, sans laquelle, dans les grandes, il n’y a pas de complète grandeur.

Naïveté ! bonhomie ! la Critique n’a jamais — il me semble — assez insisté sur ces qualités et sur leur importance. Elle les a quelquefois notées, en passant, comme deux causes de jouissance pour l’esprit, deux dons heureux, mais elle n’a pas assez rendu compte de tout ce qu’elles donnent de supériorité à l’intelligence et à ses œuvres. Jusqu’ici cela est resté à l’état latent et obscur. Ni dans les arts, ni dans les lettres, pas de mérite suprême sans la naïveté et sans une bonhomie profonde ! La simplicité même, cette étoffe du sublime, ne suffit pas. Pour une critique qui va au {p. 39}fond, sous les contours et sous les lignes, Homère est un bonhomme, et Horace, le poète aux sensations pénétrantes et fines, le sentait bien quand il l’appelait : Bonus Homerus. Cependant Homère est un grand, c’est-à-dire un poète qui n’appartenait pas à cette ère du monde où la bonhomie pût être développée dans l’esprit ou dans l’âme humaine, car elle correspond à la vieillesse de l’humanité. C’est nous, les derniers venus d’ici-bas, qui avons blanchi sous le faix de la science et des sensations de la vie, c’est nous qui pouvons posséder dans toute sa force et sa plénitude cette vertu de bonhomie, inhérente à tous les talents, qui nous prend le plus à la poitrine et qui rend humain l’idéal ! Je n’ai pas à rechercher ici l’âpre et colossale bonhomie de Michel-Ange, ou la naïveté qui ouvre sa fleur, avec ses yeux de Jésus, dans Raphaël. Il faut me borner aux choses littéraires. Mais, en littérature, plus l’œuvre et le talent seront profonds, plus nous retrouverons ces deux qualités divinisantes. Les auteurs dramatiques sont moins eux-mêmes que les autres écrivains ; cependant, prenez Shakespeare, l’impersonnel Shakespeare, dans les poésies de récit ou de sentiment qui nous restent de cet esprit si formidable à la scène, et voyez s’il n’y sourit pas avec cette bonhomie familièrement sublime que le bonhomme Corneille avait comme le nonpareil La Fontaine, et qui fait plus grand Walter Scott, lequel l’avait aussi, que ses rivaux de renommée, Goethe et Byron, qui ne l’avaient pas !!!

{p. 40}Or, ce sont ces deux qualités incommunicables, et après lesquelles il n’y a plus rien à citer dans les formes et les mérites de la pensée, que Balzac a montrées dans les Contes drolatiques comme il ne les a jamais montrées, du moins au même degré. Dans La Comédie humaine, on rencontre bien çà et là des types et des tableaux d’une bonhomie adorable, mais ce n’est pas là le ton ordinaire de l’écrivain ou la qualité la plus en relief de l’inventeur. Dans les Contes drolatiques, au contraire, la naïveté et la bonhomie ont une expression continue, et versent partout les lueurs de leur surprise ou les ombres de leur profondeur. Ici, l’artiste ne manque jamais cet accent ineffable qui fit mourir le pauvre Jean-Paul de chagrin, car il l’entendait en lui, comme Beethoven, le sourd, entendait sa musique, mais il ne put jamais le faire sortir de sa pensée. Dans ces Contes, Balzac est donc supérieur, par la continuité du sentiment et le naturel de l’expression, à ce qu’il est dans La Comédie humaine. Les historiens littéraires qui s’occuperont un jour de Balzac avec le respect et le sérieux que l’on doit à cette Majesté intellectuelle, reconnaîtront, je n’en doute pas, la vérité d’une observation que je n’ai qu’indiquée, et ne me donneront pas de démenti.

VI §

Contes drolatiques [2e article : VI-IX].

{p. 41}C’est une idée fort heureuse de l’éditeur des Contes drolatiques que d’avoir fait illustrer ces Contes par Gustave Doré. Balzac, avant d’écrire cette épopée tout en épisodes où, malgré l’absence du rythme, la poésie coule à bords aussi pleins que dans le lit transparent des strophes de l’Arioste, Balzac avait vécu longtemps dans la fécondante intimité de Rabelais ; comme la belette de la fable, il s’était engraissé dans ce vaste grenier d’abondance… Or, par une singulière analogie, qui a été une loi de conduite pour l’intelligent éditeur, Gustave Doré a aussi passé avec Rabelais ses premières années d’invention et d’étude. Avant d’illustrer Balzac, il avait illustré (on se rappelle avec quel éclat !) les œuvres du Maître de la Gaye Science. C’est par Rabelais que lui était venu son commencement de renommée. C’est par Balzac, fils de Rabelais, qu’il va l’achever.

Mais il y a mieux que la renommée : c’est le talent qui sert à la conquérir. Eh bien, si naturel qu’il soit et d’une prime sauterie aussi jaillissante qu’il puisse être, le talent de Doré relève de Rabelais encore plus directement, si c’est possible, que la renommée qu’il lui doit ! Il est aisé de le reconnaître : l’enfant robuste — car c’était presque un enfant que ce jeune homme {p. 42}quand il illustra Rabelais — a été nourri de moelle de lion par l’immortel Centaure. Il a couché sur ces reins fauves et musculeux où semblent avoir grandi trois hommes d’un mérite inégal et d’un génie différent, mais trois maîtres : Téniers, Callot, Rubens ! C’est dans la lie vermeille dont le front homérique de Rabelais est rougi que Doré a trouvé, probablement, le coloris de son crayon. Alliance de mots qui n’est pas trop forte ! C’est, en effet, de Doré que l’on peut dire que son crayon a du coloris. Sans préjuger complètement l’avenir d’un jeune homme dont les défauts tiennent à l’impétuosité de la vie, nous osons dire que cet avenir restera marqué de l’influence première, et que le talent de l’artiste gardera toujours à son front la trace enflammée du baiser mordant de Rabelais. À cela nul grand inconvénient sans doute. Quel talent relève de soi seul ?

Il n’y a pas plus de talents autochtones qu’il n’y a de peuples autochtones, et, d’un autre côté, ce n’est pas Rabelais qui déformera jamais la tête, éprise de son génie, qui aura reposé ou médité sur ses mains inspirées, lui si grand artiste qu’on ne pense qu’à son art lorsqu’il pétrit l’argile la plus grossière, et que, par la forme, il l’égale au marbre le plus pur !

VII §

{p. 43}Il est très difficile de donner littérairement une idée exacte du talent actuel de Gustave Doré. Et je dis actuel, parce que cet esprit exubérant changera plus d’une fois sa voie avant de découvrir celle dans laquelle il devra rester. Ce n’est pas un peintre, du moins dans les Illustrations que nous avons sous les yeux. C’est à peine un dessinateur, et cependant c’est un artiste (on l’appellera comme on voudra) qui produit des effets merveilleux avec des moyens presque nuls. Il agit sur un bout de papier de trois doigts, et, insoucieux (trop insoucieux peut-être !) de la correction de la ligne, il rappelle, dans ces conditions que je ne veux ni dissimuler ni affaiblir pour donner une idée de ce talent étrange, oui ! il l’appelle involontairement les trois maîtres que j’ai nommés, et qui ont comme du sang luxuriant de Rabelais dans les veines de leur génie. Évidemment, il n’a pas la bonhomie pleine de profondeur des deux Téniers, — car ils étaient deux, ces talents si semblables qu’ils n’en font plus qu’un dans la mémoire des hommes, — mais il en a parfois la fougue burlesque et l’emportement de kermesse. Il n’a pas l’idéale noblesse de Callot, le plus idéal des artistes, qui élève la caricature aussi haut qu’elle peut monter, transforme la réalité sans cesser {p. 44}de la tenir d’une main puissante, nous pose des mendiants magnifiques drapés dans leurs guenilles comme dans des manteaux de rois, et des bourreaux tortionnaires à tournure d’archange, dardant la triple épée de feu au dos des coupables, mais il en a souvent l’audace, la cambrure, le tortillement italien, ce mouvement de serpent ou de diable (c’est la même chose depuis la Bible) qui donne aux types de l’auteur de La Tentation de saint Antoine ce je ne sais quoi de provocant et de passionné qui est certainement un des charmes de l’enfer. Enfin, de Rubens, qui vient tout écraser avec ses toiles splendides, il n’a pas, il ne peut pas avoir la plantureuse grandeur, l’enthousiasme de la chair vivante, la sensualité du coloris et les bacchanales de palette, mais pourtant il nous fait penser aux ardentes couleurs de ce maître de la couleur, quand, avec un peu de noir et de blanc, — une fumée d’estompe, un rien presque, à ce qu’il nous semble, — il incendie le ton des objets, lustre les étoffes les plus chatoyantes, et verse à flots la lumière ou la distribue en pointes d’éclairs ! Art inouï, mais tout en effets, et en effets inexplicables. Là est surtout l’originalité de Doré, là est la magie, mais aussi le danger de sa manière. Une telle manière (et si réussie !) qui, pour faire illusion, n’a besoin ni de coloris ni de dessin, doit avoir son danger comme elle a son ivresse. Un jour, s’il n’y prenait pas garde, le dernier trait du dessinateur pourrait disparaître dans {p. 45}le prestige, et la magie dévorer du coup le sorcier.

Mais en attendant ce résultat funeste, que la Critique doit montrer de loin à Gustave Doré pour qu’il s’efforce de l’éviter, il s’est rencontré que la manière du jeune artiste, de ce créateur, difficile à classer, qui se joue des formes en leur communiquant la vie, a trouvé son emploi le plus heureux dans les Contes drolatiques de Balzac. Si nous voulons nous rendre compte de nos différents ordres d’impressions, le drolatique n’est pas le fantastique, mais il y touche par le côté heureux et dilaté de la nature humaine. Il y a donc dans les Contes drolatiques de Balzac un fantastique qui, certes ! n’est pas celui d’Hoffmann ou d’Edgar Poe, mais qui s’appuie sur une réalité dont les proportions sont exagérées ou joyeusement grimaçantes ; et c’est à cette partie fantastique et impossible des Contes, où les faits, sous l’exhilarant caprice du conteur, cessent d’avoir les lignes, la mesure et le dessin des choses humaines, que la manière de Doré s’est le mieux ajustée.

On a beaucoup parlé de Doré comme d’un homme sachant son Moyen Âge sur le bout de son crayon, et nous n’avons rien à ajouter à cet éloge. Maisons, châteaux forts, églises, rues, hommes d’armes, hauts barons et baronnes, moines, routiers, écoliers, ribauds et truands, il nous a montré tout cela comme tout cela fut (pittoresquement parlant), avec des détails infinis d’archéologie et des connaissances appropriées ; mais, {p. 46}selon moi, ce mérite, que je reconnais, est bien inférieur à celui qu’il a quelquefois (s’il l’avait toujours !) de bien interpréter son texte et d’ajouter à la pensée de Balzac un sentiment très individuel. Le reste n’est que de la vignette, mais ceci est de l’invention. Seulement, quand cette vignette est empreinte de la touche spectrale du noir Goya, ou quand elle allonge les spirales ou les perspectives de Martynn dans un espace suffisant à peine pour un premier plan, il faut que l’invention qui l’efface ait une incontestable valeur.

Et voilà ce qu’on n’a point assez remarqué dans les Illustrations qui nous occupent. Le Moyen Âge ! Qui n’a pas fait du Moyen Âge, plus ou moins heureusement, dans sa forme plastique, depuis le romantisme ?… Le Moyen Âge, c’est-à-dire des casques à visières, des hennins, des cuirasses, des capuchons, des faucons sur le poing, qui ont leur physionomie de tapisserie ou de haute-lisse, qu’était cela quand il s’agissait des personnages, des passions et des drames de ces admirables récits ? Qu’était l’oripeau historique quand il s’agissait de faire voir, comme Balzac la voyait sous la loupe grossissante de son observation drolatique, cette nature humaine à deux masques, comique et tragique tout ensemble, mais plus comique que tragique encore, comme toujours ?… Doré, qui est un artiste vrai, a pensé, lui, à bien autre chose qu’à daguerréotyper tout le mobilier d’une époque, armes et bagages, et il s’est mis à peindre, en pied et en {p. 47}esprit, les divers personnages des Contes, puis, s’inspirant des différentes scènes de ce drame multiple, à composer des tableaux. De ses portraits, quelques-uns sont de véritables chefs-d’œuvre, et Balzac, s’il vivait, les reconnaîtrait comme il les voyait dans sa pensée. Mais pourquoi flatterai-je Doré, de qui j’attends beaucoup, s’il ne veut pas s’abandonner à cet hippogriffe de la fantaisie, à tous crins qui n’est pas l’imagination féconde, laquelle plane comme une Muse et ne rebondit pas dans l’espace comme un monstre fabuleux : Clamera bombinans in vacuo, a dit le prince de toute sapience… Dévergondage n’est pas fécondité ! La courtisane Impéria dans toutes ses effigies, l’évêque de Coire, le cardinal de Raguse, le François Ier de La Mye du Roy, l’hôtelier des Trois Barbeaux, le moine Amador, le sire Julien de Boys-Bourredon, si mélancoliquement beau de regards et surtout de bouche, sont des portraits pensés et qui honorent autant l’intelligence que la main Mais dans cette longue galerie il y a aussi des figures manquées, ou répétées, ce qui est bien pis ; car la puissance trahie n’est pas de l’impuissance, tandis que la stérilité est bien plus qu’un malheur : c’est une misère. Pour qui connaît les Contes de Balzac, il n’existe pas le moindre rapport entre la sénéchale d’Armignac, le Succube, « la preude et chaste femme, la dame d’Hocquetouville », la Blanche « du bonhomme Bruyn » et « Berthe-la-Repentie », et pourtant, à cela près de quelques détails de costume, d’un {p. 48}profil plus net, d’un menton plus ou moins empâté, c’est toujours le visage mat (la beauté de la chair sans intelligence) de la courtisane Impéria qui passe sous tous ces hennins comme une domination, comme une fatalité de la pensée de l’artiste, et qui nous fait nous demander si cette hantise obstinée du même type est une obsession dont le peintre est trop homme pour pouvoir se débarrasser.

Et ce qui est arrivé à Doré pour les portraits a eu lieu aussi pour les tableaux. Toutes les scènes qu’il a empruntées aux intarissables beautés de ces Contes, qui regorgent de situations, ne sont pas également venues avec la même vigueur d’invention ou la même compréhension profonde. L’interprète n’a pas toujours traduit la couleur, et le brave enfant est quelquefois tombé des griffes de l’aigle auquel il s’accrochait dans les airs. Seulement, quand Gustave Doré a vaincu la difficulté, il l’a bien vaincue ! Quand il a réussi, ç’a été complètement. Je citerai entre autres, comme une situation emportée du crayon et de la fantaisie puissante, le « clouement » de la Billette à la muraille par le sire d’Armignac, dont l’exécution est d’une férocité et d’un comique qu’on n’eût jamais cru pouvoir mêler. Le mouvement du connestable est terrible et grotesque à la fois. Il fait rire et il fait trembler. Dans la rage de son coup, il a cassé son épée, et quelle épée ! dans la gorge de la « meschine » ; et, comme si ce n’était rien de fait, il se retourne et s’en va chez sa femme avec {p. 49}une brusquerie et une torsion de râble comme en doivent avoir les taureaux furieux. Le dos de cet homme, ainsi retourné, vaut un visage, et son casque, qui masque sa tête, vole en éclats, crevé par deux cornes qu’il semble qu’on voit croître, tant elles s’élèvent dru sur ce front fécondé ! Je citerai encore la scène où Boys-Bourredon apprend qu’il va mourir pour la connestable. La connestable n’est pas comprise comme je le voudrais, mais Boys-Bourredon remplit tout de son attitude héroïque. Il se dresse sur les pointes de ses bottes d’acier, en dilatant une poitrine assez vaste pour sonner, sans se rompre, vingt-quatre heures du cor de Roland. Il se grandit pour faire plus de place à la mort qui vient. Avec un geste de triomphe, il montre le ciel où il va monter par la mort et l’amour, et c’est ainsi que les paroles du conteur sont magnifiquement accomplies : « Au veu du geste et de la face brillante de cet homme de couraige, la connestable feut férue en plein dans le cueur. »

C’est aussi dans ce Conte, où l’accent de Shakespeare alterne avec celui de Rabelais, que, sur les paroles du conteur, « l’espée des marys est un beau trespas de guallanterie, s’il y a de beaulx trespas », Doré en invente un de ce fantastique corporel qui est l’outrance d’une réalité gigantesque. Un jeune homme va se mettre à genoux, les mains jointes, aux pieds de sa dame de beauté, pour la requérir d’amour, quand une foudre de fer, l’épée du mari, vu à mi-corps dans {p. 50}l’ombre, s’abat sur le damoiseau et le fend, du haut en bas, comme le couteau d’un enfant partage une pomme. Les deux quartiers de cet homme, ainsi fendu par une blessure si longue et si béante, sont debout, quoique séparés, et son cœur, jaillissant de sa poitrine, saute, fusée sanglante, sur les genoux de sa maîtresse évanouie, comme s’il la connaissait encore ! Les détails de cette scène épouvantable sont traités avec une brutalité de vérité et une grandeur de nature physique qui rappelle les tragédies et les exploits d’un temps où les hommes envoyaient leur cœur à leurs maîtresses, où les maris le faisaient manger à leurs femmes, et où Godefroi de Bouillon partageait, d’un revers d’épée, un Sarrasin jusqu’à la ceinture, en entamant le garrot du cheval ! Gustave Doré a la vision de ces temps, qui ont cent coudées dans l’imagination des hommes. Les effets qui en résultent pour l’art et les yeux ne troublent pas un talent aussi hardi que le sien. Ainsi, dans le tableau que je viens de raconter, il y a un effet de profil extérieur et intérieur produit par la tête ouverte, et qu’il faut voir pour le comprendre et même pour comprendre le genre de hardiesse du talent de Doré.

VIII §

L’audace… Non ! ce n’est pas assez dire : la {p. 51}crânerie dans l’audace, c’est en réalité ce qui distingue le talent de ce jeune artiste. Doré a la confiance de la jeunesse, du succès, et d’un talent dont il a senti les tressaillements de bien bonne heure. Il a toutes les confiances… et cette fougue qui est une espérance et qui, le jour qu’elle se contiendra, sera une force… Mais, comme beaucoup d’artistes plastiques, il se fie un peu trop à la matière, à la matière qui trahit souvent ceux qui l’aiment le plus ! C’est dans l’art un hardi garçon, une espèce de roi des Ribauds (pour parler Moyen Âge), ce qui est toujours une royauté, en en attendant une autre meilleure, que nous désirons lui voir conquérir. Doré, qui comprend si bien le côté physique du Moyen Âge et n’a peur d’aucun détail poignant ou immonde des passions naïves de ce temps, n’en comprend pas si bien le côté pur, fermé, intime et religieux.

Par-là, il a de grands progrès à faire et son intelligence du Moyen Âge à compléter : il n’est pas chrétien… Balzac, lui, malgré son rire rabelaisien et sa plaisanterie du xvie siècle, est un chrétien, même dans ses Contes. Il rit, mais comme quelqu’un qui aime. Sa plaisanterie n’est jamais venimeuse. C’est presque une caresse. Le sentiment chrétien pénètre cette généreuse nature, apte à recevoir dans son giron tout ce qui est noble, chaste et grand, ce bon génie aussi chaud et aussi délicat qu’un bon cœur ! Il fallait être chrétien et chevaleresque (c’est tout un) pour écrire : {p. 52}Persévérance d’amour, Berthe la-repentie, et Le Frère d’armes, récits merveilleux et touchants, d’une inspiration entièrement étrangère au xixe siècle : les plus divins morceaux du livre de Balzac. Car l’homme s’élève vers ce qui est divin par la tristesse bien plus que par la gaîté, et les perles du rire sont moins belles que les perles des larmes. Gustave Doré n’a pas su toucher ces sujets comme son modèle, et cependant il n’est, certes ! pas incapable de grâce et de mélancolie. L’homme qui (dans Le Péché véniel) a trouvé la scène du tête-à-tête conjugal au sommet de la tour formant balcon, et a peint la pauvre Blanche, la main dans la main de son mari, se détournant du superbe Minotaure héraldique, dont le casque fermé a comme un rictus d’ironie, pour regarder ailleurs « en resvant à son ami absent », a certainement, dans la gerbe de ses facultés, les deux charmantes fleurs de la grâce attristée et de la rêverie chaste ; mais il les meurtrit dans ses mains, qui, comme celles de ses héros, finissent par être trop gantelées… La préoccupation artistique de Doré est si matérielle que c’est moins l’homme que l’armure, la femme que la robe armoriée, qui projettent chez lui l’orgueil ou la terreur. Le costume est une des parties les plus considérables des Illustrations de Doré. Il y déploie un luxe d’imagination qu’il n’a point au même degré quand il s’agit de la physionomie de ses personnages. Il a des manières de faire flotter des plumes sur la tête qui {p. 53}dispensent de la tête ! L’identité du personnage est dans l’air presque humain de ces incroyables panaches. Mais, précisément, ce qui le fait si splendide et si fée dans l’animation des choses matérielles, le rend parfois mesquin quand il s’agit des choses de l’âme. C’est ainsi que, dans ce roman sublime, Le Succube, quand il veut exprimer la dévorante séduction de cette Goule des cœurs, qui les suçait avec un simple regard jusque dans le fond de la poitrine, il figure cette puissance du regard par un rayon qui ressemble à un effet de soleil entrant par une porte ouverte et terminé par une griffe énorme… Un tel symbolisme est grossier et parfaitement indigne de l’artiste qui, dans Le Frère d’armes, a trouvé les deux yeux vivants du portrait, luisant si bien dans les ténèbres, et tirant, de leur expression seule, tout ce qu’ils ont de terrible et de merveilleux !

IX §

J’ai dit tout sur Gustave Doré et sur ses Illustrations, qui sont encore de la bibliographie. Il m’a paru valoir mieux qu’un éloge et ne pas craindre un examen impartial et désintéressé. Je l’ai traité comme un artiste qui doit un jour compter ou décompter avec la Gloire. Tel qu’il est ici, c’est un talent incorrect, mais plein de prestige, étonnant, charmant et dangereux. Ses Illustrations des Contes drolatiques {p. 54}sont un progrès dans sa manière et donnent un intérêt de plus à ce chef-d’œuvre, aux yeux de ceux pour qui la lutte d’un vigoureux talent avec un vigoureux génie est un spectacle digne d’attention, de sympathie et même de respect.

X §

Contes drolatiques, nouvelle édition [X-XII].

Les éditions, les éditions correctes, soignées dans le texte et hors le texte, deviennent aussi rares que les livres. Balzac, le premier homme littéraire du xixe siècle, et qui en a fait le premier livre, devait tenter des éditeurs intelligents, qui ne pensent pas seulement à consommer une grande et belle affaire, mais, par-dessus le marché, à s’honorer. Balzac vaut bien pour le moins, pédanterie à part, la plupart de ces vieux manuscrits grecs qu’on retrouva au xve et au xvie siècle, et qui furent imprimés, par les Lévy du temps, avec un respect, un amour, et presque une piété que les éditeurs n’ont plus guères ! Bans un siècle et demi ou deux siècles, recherchera-t-on la nouvelle édition du Balzac7 comme on recherche toujours les éditions du xvie siècle ? Telle est la question. Il est encore trop tôt pour la résoudre, mais on peut la poser. Il n’en a guères paru qu’un petit nombre de volumes, qui ne renferment encore que quelques romans de {p. 55}La Comédie humaine, publiée déjà (édition Furne) en 1846, et que MM. Lévy n’ont fait précéder d’aucun avant-propos qui justifie la conception quelconque, s’il y en a une, et il doit y en avoir une, d’après laquelle ils se sont permis de changer l’ordre de La Comédie humaine de l’édition de Furne. Ces volumes, typographiquement assez bien exécutés, autant du moins que le permet l’abaissement général et honteux de la confection matérielle du livre moderne, ont, en effet, dans la distribution qu’ils ont changée des romans composant l’Œuvre de Balzac, renversé l’ordre établi par lui-même, c’est-à-dire toute son architecture ; car c’était un architecte que Balzac dans sa Comédie humaine ! Rappelez-vous ce qu’il dit dans sa grande Introduction sur ses échafaudages ! Si donc, dans le premier de ces volumes, on trouve après La Maison du Chat qui pelote, Le Bal de Sceaux, qui est un des premiers romans de Balzac et qui sent encore sa jeunesse, et les Mémoires de deux jeunes mariées, l’un des derniers de sa maturité, et de sa maturité la plus accomplie, de deux choses l’une, et même toutes les deux : en faisant cela, les éditeurs ont interverti l’ordre prescrit par Balzac et qui avait sa profonde raison d’être, et, de plus, ils ont interverti l’ordre chronologique dans la production de sa pensée. Or, l’une de ces choses est le viol même du génie de l’homme qu’on publie, et l’autre une sottise, la plus splendide sottise que puissent commettre des éditeurs ! {p. 56}Quand il s’agit d’un homme célèbre qui a marqué dans les œuvres de son temps, — et Balzac a fait plus que de marquer dans les œuvres du sien, — les ouvrages de cet homme n’importent pas seuls aux lecteurs. L’homme, le cerveau de l’homme, les développements successifs de ce cerveau, intéressent peut-être encore plus les lecteurs que ses ouvrages, et c’est pourquoi il n’est jamais permis de rien changer à l’ordre chronologique des œuvres d’un homme ; car le temps est l’accoucheur de la pensée !… Et cette règle, qui ne peut souffrir d’exception, cette règle absolue, les éditeurs de la nouvelle édition de Balzac ont commencé par y manquer. Ils ont introduit l’anarchie dans l’ordre et la hiérarchie de Balzac, comme si le génie des plus grands écrivains ne leur avait été donné que pour que des éditeurs pussent s’y vautrer tout à leur aise. Et ils l’ont introduite dans l’esprit des lecteurs aussi, qui ne sauront plus où ils en seront quand ils voudront apprendre comment s’est développé cet esprit, prodigieux de toutes manières, autant par sa nature que par ses développements, d’abord difficiles, mais qui, tout à coup, à un certain moment, partit en ligne droite, et foudroyant, comme le plus plein des boulets, après avoir fait, comme un boulet creux, tant de paraboles ! Faute capitale, car toute l’édition, si bien faite qu’elle soit d’ailleurs ultérieurement, en répondra sur sa tête, c’est-à-dire sur son succès !

XI §

{p. 57}Que de choses il faudra, je ne dis pas pour la racheter, cette faute, mais pour faire seulement passer par-dessus ! MM. Lévy ont promis dans leurs prospectus et dans leurs annonces des richesses inédites, des correspondances, des trésors : tout étant trésor venant de Balzac, qui, dans les trois mots d’un billet, écrit à la hâte le matin, devait mettre pour le moins deux gouttes de lumière ! Certes ! personne plus que moi ne désire voir ces promesses de MM. Lévy magnifiquement réalisées. Personne ne s’en félicitera et ne les en félicitera, eux, plus cordialement que moi. Mais je connais les éditeurs… Il y a dans les magasins des Lévy de certains Mémoires sur la comtesse d’Albany, où l’éditeur nous promettait aussi, et même sur la couverture du livre, en très beaux caractères, des lettres de madame de Staël, de cette grande et faible femme qui n’était pas un homme, comme des niais ont dit qu’elle en était un, croyant par là lui faire honneur, les imbéciles ! Et les billets qu’on y trouvait, et avec lesquels les éditeurs faisaient leurs flics-flacs et postillonnaient leur édition, étaient de ces billets insignifiants comme toute femme en écrirait à sa marchande démodés ou à sa faiseuse de bottines. Quand Dutacq vivait, — Dutacq, l’ami de Balzac pendant toute sa vie, et qui est mort {p. 58}sans avoir pu réaliser le projet, galvaudé par d’autres depuis sa mort, d’éditer, comme on éditait au xvie siècle, toutes les pensées de Balzac, lesquelles, réunies dans un foyer commun, auraient envoyé un tel jet de son génie sur son génie que l’aspect en eût été peut-être changé, sous cette lumière inattendue, — Dutacq chercha comme il savait chercher, cet investigateur unique, cette activité merveilleuse, qui n’était pas seulement un homme actif, mais l’activité doublée, triplée alors par le fanatisme de l’admiration et de l’amitié. Mais tout fut à peu près inutile, et je me souviens très bien du peu que lui et moi (car il m’avait associé à son travail, trouvâmes alors. Et, de fait, Balzac n’a pas dû écrire beaucoup en dehors de ce que j’appelle les productions publiques de sa pensée : livres, articles, mémoires. Ce bénédictin du travail continu n’avait pas le loisir de la correspondance.

Il ne se mirait guères dans cette glace des lettres qu’on écrit, comme le font les Narcisses de l’oisiveté. Dutacq s’adressa pourtant en lieu bien intime pour avoir, s’il y en avait, quelque correspondance intime. Mais les mains qui auraient pu donner restèrent fermées. MM. Lévy auront-ils été plus heureux que nous ? Je le souhaite vivement pour eux, pour nous, pour le monde entier, parce que le monde entier doit bénéficier de tout Balzac. Mais s’ils ont été plus heureux que nous, pourquoi n’avoir pas dit nettement, dans une Introduction attachée à leur édition, ce {p. 59}qu’ils avaient à nous donner ? Pourquoi ne sont-ils pas sortis du vague des annonces et des prospectus, ces attrape-minettes éternelles ? Pourquoi, encore une fois, cette absence d’introduction, à laquelle on est obligé de revenir toujours et qu’on cherche à la tête de cette nouvelle édition de Balzac, qu’on ne comprend pas très bien comme vous la faites, si vous ne prenez pas la peine de nous l’expliquer !

XII §

Oui ! une introduction. En ferez-vous une plus tard ? Alors, ce sera une introduction qui n’introduira à rien, et c’est à cette édition projetée, que vous publiez, non plus d’un seul coup, mais à petits coups et par volumes, que je veux être introduit, comme disent les anglais. La nécessité de cette introduction était — je n’en démordrai pas — absolue. S’il ne s’agit plus impérieusement, à ce qu’il semble, de Balzac, dont l’œuvre est faite, — et connue, — il s’agit de vous, messieurs les éditeurs, dont l’édition n’est que commencée, qui faites des dérangements dans l’œuvre connue, et qui nous promettez de superbes arrangements à côté ! Mais il s’agit encore, néanmoins, et il s’agira encore bien longtemps, de Balzac. Un en a dit beaucoup de choses, il est vrai. Tout ce qui a plume en a écrit, attendu que le privilège du génie est de faire jaser les {p. 60}hommes qui pensent, ou qui ne pensent pas, comme des portières, et même sur la manière dont il prend sa clé pour aller se coucher ! Nous avons eu les souvenirs de Théophile Gautier. Nous avons eu le Balzac en pantoufles de cet admirable et adorable Gozlan, le seul homme que j’aie connu qui eût l’enthousiasme, ce mouvement toujours un peu dadais de la pensée, tout à la fois sincère et spirituel. Mais, quoi qu’on ait dit jusqu’à cette heure, il reste encore à dire sur Balzac. On ne l’a pas épuisé ! Auteur, en quelque sorte, même par la mémoire qu’il a laissée, il semble faire les livres que nous faisons sur lui, puisqu’il les inspire. Il peut encore se révéler dans nos esprits sous des aspects qui achèveraient l’idée qu’on a de son génie. Ses œuvres, à mesure qu’on les considérera, doivent montrer plus profondément sa toute-puissante individualité, et d’ici longtemps, à mesure qu’on les rééditera, si ses éditeurs ont plus qu’une intelligence de marchands, elles devront apporter sur ce grand esprit des lumières nouvelles.

Certainement, il y aura un moment où la lumière, entassée, deviendra fixe et complète. On n’y ajoutera plus. La gloire de l’homme continuera à s’élever, mais lui ne grandira plus dans la splendeur de la connaissance qu’on aura de lui. L’homme et le génie ne sont pas infinis… Mais, tout de même que ce gros homme dont Cyrano de Bergerac disait qu’on ne pouvait pas le bâtonner en un seul jour, Balzac, plus grand que {p. 61}cet homme n’était gros, a besoin de plus d’un jour aussi pour être éclairé en plein sur tous les points de sa circonférence intellectuelle, et la lentille enflammée de nos phares a encore du temps à tourner !

Madame Sand et Paul de Musset §

Elle et Lui. — Lui et Elle.

I §

{p. 63}Voici deux déplorables livres que la Critique ne peut séparer et qui soulèvent, hélas ! une question bien plus grosse qu’une question de littérature. Ou bien, un jour qui n’est pas éloigné, on ne parlera plus d’Elle et Lui et c’est une chose probable et désirable encore plus, ou, si on en parle, Lui et Elle se lèvera en face comme une inévitable réponse, et le scandale — l’odieux et sinistre scandale qui s’est fait à propos de ces deux romans — continuera ! Elle et Lui, Lui et Elle, ne sont point, en effet, à ce qu’il paraît, deux études de nature humaine désintéressées {p. 64}et sévères, mais — dit le scandale — deux actes personnels d’un caractère acharné, deux horribles accusations dont l’une a pour visée de déshonorer un homme mort, l’autre de déshonorer une femme vivante.

Avec leur sentimentale et mystérieuse transparence, ces deux titres : Elle et Lui, Lui et Elle8, ne sont que des masques de verre à travers lesquels on voit les visages, et ces visages, tout le monde les a reconnus. Tout le monde sait les noms vrais de monsieur Lui et de madame Elle, et tout le monde les a dits, jusque sur les toits ! La Critique même, qui a le triste devoir de juger les autres, et qui, pour cette raison, est tenue à plus de décence que ceux-là qui n’ont qu’à parler, voudrait taire ce que personne ne tait qu’elle n’en serait pas moins, sans risquer de noms, très bien comprise… Sa réserve, si elle en avait, serait donc inutile ; mais elle n’est pas assez Jocrisse pour garder le secret d’une comédie dont tout le monde se passe le mot.

Je sais bien cependant qu’on a dit, et c’est même un axiome qui a force de bon sens et force de loi, que la vie privée doit être murée. Seulement, quand c’est elle, la vie privée, qui abat le mur et passe par la brèche ; quand c’est elle, elle que le législateur voulait préserver et défendre, qui déborde dans la vie {p. 65}publique, et fastueusement ou méchamment s’y étale, je ne vois plus ce qu’on lui doit, si ce n’est peut-être le châtiment de l’y suivre et de la montrer.

D’ailleurs, soyons francs une bonne fois : sait-on où commence le mystère, l’arcane, le sanctuaire de la vie privée, dans la destinée exceptionnelle des artistes et des écrivains qui font publicité de tout et jusque parfois de leurs vices ?… Qui pourrait le dire aujourd’hui ? Qui pourrait exactement indiquer cette limite d’un doigt juste ?… Serait-ce madame George Sand, par hasard, elle qui depuis si longtemps a quitté l’ombre chaste de la famille et de la maison pour entrer dans le plein jour de l’opinion publique affrontée et effrontée aussi ?… Ou bien serait-ce ce pauvre Alfred de Musset, répondant par son frère (car c’est bien lui qui répond) à un livre affreusement mijoté contre lui pendant vingt-cinq ans, pour empoisonner sa mémoire ? Madame George Sand et Alfred de Musset ! Deux célébrités contemporaines de trop de bruit, d’un bruit qui ne fut pas toujours de la gloire, et qui en vont faire encore, l’un du fond de sa tombe, l’autre du fond de sa vieillesse, en nous condamnant à lire ces deux volumes d’Elle et Lui et de Lui et Elle, à la lueur cruelle de leur triste célébrité.

C’est elle, en effet, leur célébrité, qui a, malgré les précautions et les abat-jour plus ou moins habiles, éclairé pour tous les lecteurs, les sévères et les charitables, les renseignés et les ignorants, tous les faits et {p. 66}tous les personnages de ces deux romans. Déjà, et bien avant que Paul de Musset n’opposât à l’Elle et Lui de madame Sand la foudroyante réplique de Lui et Elle, ce premier roman d’Elle et Lui avait été compris, interprété, commenté, expliqué, et on en avait reconnu, ou du moins on avait cru en reconnaître et les sentiments, et les caractères, et les situations ! Il est vrai que Paul de Musset nous a appris, à ses risques et périls lui répondra-t-on par un autre roman encore ?…), une chose effroyable dont personne de nous ne se doutait : c’est que le roman de madame Sand, le malheureux Alfred le prévoyait… qu’il l’avait porté toute sa vie sur son cœur, comme une arme qu’on ne devait décharger contre sa mémoire que quand il ne serait plus là pour tirer à son tour et rendre le coup…

Mais si cela fut, et si l’opinion présente accepte une telle assertion comme tout le reste, ce n’est pas qu’il y ait dans le livre de madame Sand de ces pages, belles d’outrance, qui ajoutent par l’intensité du ressentiment ou l’atrocité de la haine — de cette haine après l’amour qui est peut-être de l’amour encore ! — au poids accablant de la formidable déclaration de Paul de Musset. Non pas ! Tout au contraire ! Mais c’est que la célébrité, la scandaleuse célébrité du poète des Nuits et de l’auteur de Lélia, qui mêla un jour l’éclat des fautes à l’éclat du talent, fait malheureusement tout croire et tout admettre avant d’avoir rien discuté.

{p. 67}Quant au livre même d’Elle et Lui, — il est vrai que l’auteur a eu le temps de le combiner (dame ! depuis vingt-cinq ans !) et de distiller, si on dit vrai, sa goutte de poison homicide, — nous venons de le lire avec soin, et nous pouvons bien affirmer que sans la célébrité et l’intimité trop publique de madame George Sand et d’Alfred de Musset, qui donnent à tout des significations terribles, et qui auraient dû — en fierté, en délicatesse et en pitié, puisqu’elle s’en targue, de pitié ! — l’empêcher d’écrire ce livre d’Elle et Lui dont elle croit orner son déclin, il n’y aurait ici qu’un roman, triste en soi, ni meilleur, ni pire, ni plus nouveau en talent et en morale, que les autres productions de l’auteur d’Indiana, de Jacques et de Leone Leoni9 !

II §

C’est un livre d’une abominable tristesse, dans le genre d’Adolphe, mais en comparaison duquel Adolphe, que Planche, ce hibou de sagesse, trouvait déjà si triste, a les rafraîchissements et les joyeuses écumes d’un lait pur. C’est de plus l’histoire des lions qui croient savoir peindre… Madame Sand, comme toutes les femmes devenues des bas-bleus, et qui luttent d’orgueil contre l’homme, crée des hommes misérables dans tous ses romans, pour donner à peu de frais la supériorité à la femme. Cela se comprend, du reste ! Il y a toujours de la supériorité forcée dans les livres que nous écrivons ; car avec quoi écririons-nous nos livres, si ce n’était avec les expériences de notre vie et les sentiments de nos cœurs ?

D’ailleurs, peut-être est-ce la punition des femmes qui déplacent leurs fonctions et se font écritoires, que de n’être aimées que par des hommes petits, qui les trouvent grandes et les adorent. Là est la pente de toutes, et madame de Staël, de toutes les femmes de lettres la meilleure, elle-même y glissa. Quoique très supérieurs aux hommes de madame Sand, ses Oswald, ses Léonce, peuvent cependant aller rejoindre les Leone Leoni et les Laurent de cette dernière. Laurent, c’est le pauvre héros d’Elle et Lui. C’est un {p. 69}rabâchage de Leone Leoni avec une variante. C’est enfin un Leone Leoni avec l’escroquerie en moins, mais avec la poésie en plus.

En effet, Laurent est un poète, comme Sténio, qui, disait-on, était déjà un portrait ; débauché comme Sténio, amoureux comme Sténio, bien plus de l’émotion de l’amour que de la femme aimée, recherchant cette émotion moins pour l’éprouver que pour la peindre, contradictoire comme un enfant et comme tant de génies, lorsque la religion, qui fait seule l’harmonie et l’ordre dans ces têtes sublimes et troublées, n’y verse pas la paix féconde et la lumière ! Laurent, comme l’éclair d’orage qui frissonne à l’horizon entre deux mondes, habite tour à tour le monde de l’inspiration et celui de la démence ; mais c’est celui de la démence qu’il habite le plus.

Eh bien, en face de ce type brillant et cependant commun dans sa rareté humaine (un poète débauché), madame Sand édifie une femme forte, contenue, résolue, raisonnable, dans laquelle on ne reconnaît guères le gamin des Lettres d’un voyageur, qui se nommait voyou si joliment lui-même autrefois ! Cette Thérèse d’Elle et Lui, qui, par le nom, nous rappelle la femme de Rousseau, et, par la vertu, madame de Warens, que Rousseau a si abjectement déshonorée, fait de sang-froid les plus grandes folies de cœur, et, par pitié, devient la maîtresse de Laurent : « J’ai été coupable envers toi, — lui dit-elle, — et n’ayant pas eu la {p. 70}prudence égoïste de te fuir, il vaut mieux que je sois coupable envers moi-même. » Et en voilà du raisonnement ! Comme vous le voyez, c’est toujours Rousseau, dont madame Sand est une des filles… trouvées. C’est toujours la morale de tous ses livres, à elle, et de ceux de son père, qui dit « toi et moi » comme s’il n’y avait dans le monde que des amants et des maîtresses, et que l’amour supprimât du même coup la société et Dieu ! C’est toujours, enfin, cet amour maternel — sans sacrement, bien entendu ! — qui ressemble monstrueusement à l’inceste, puisque celle qui l’éprouve ne l’éprouve que pour devenir la maîtresse de celui qu’elle ose appeler son enfant !

Tout cela, vous le reconnaissez. Tout cela est horrible et infect, d’un travail pourrissant sur les esprits et sur les âmes, et c’est contre cela que la Critique a le droit d’élever la voix, encore plus que contre les détails plus ou moins inventés d’une liaison qui, comme toutes les liaisons coupables, aboutit, sans nul doute, pour l’un des deux amants, à des crimes de cœur. Dans le roman de madame Sand, le criminel de cœur, l’infâme et le fou, c’est l’amant. Mais dans celui de Paul de Musset, la débauchée, la folle… non ! mais la méchante, c’est la maîtresse ! Ah ! la nature est plus indépendante et plus sauvage, et, dans les passions qui ressemblent à celle dont Elle et Lui et Lui et Elle nous racontent l’histoire, les torts appellent les torts, les abîmes invoquent les abîmes, et, {p. 71}puisqu’on a voulu le partage, on partage tout, jusqu’aux forfaits, s’il y en a !

III §

Non ! pour notre compte, nous n’admettons pas que ce soit vrai dans la vie et dans le roman, qui doit être la peinture idéalisée de la vie, tant de sagesse et de perfection d’un côté, de l’autre tant de folie et tant de vice ! Et lorsque je dis perfection, je parle au point de vue du romancier lui-même ; car, pour nous, madame de Warens est jugée, et toutes les femmes comme elle qui, pour une raison ou pour une autre, car elles ne pivotent pas toutes sur la cheville de la pitié, se livrent, dans les bras de leurs amants, aux petites singeries maternelles. En ceci, la morale de madame George Sand l’a profondément trompée, et de cette morale elle n’a même pas eu la logique.

Deux lignes plus bas que celles dans lesquelles Thérèse se donne, et qu’il ne faut pas se lasser de citer : « J’ai été coupable envers toi, et n’ayant pas eu la prudence égoïste de te fuir, il vaut mieux que je sois coupable envers moi-même », oui ! seulement deux lignes plus bas, ce pauvre cerveau chancelant, que les critiques galantins de ce temps appellent une tête forte, écrit, de sa plume titubante de femme littéraire : « L’exercice de la vie est le combat éternel contre soi », {p. 72}et elle ne s’aperçoit pas qu’elle est en pleine contradiction avec elle-même ! Elle oublie que son héroïque Thérèse devrait, pour l’honneur de son honneur, un peu plus combattre contre les tentations de sa pitié ; que si Laurent est un fou, c’est au moins un fou incendié par la tête et qui a des éclairs lucides, tandis qu’elle, c’est bien pis qu’une folle, c’est un esprit faux et un cœur débile, toujours prêt à faire, sans aucun enthousiasme, l’exercice de la compassion en douze temps !

On comprend qu’il n’y a pas d’analyse à faire de cet exercice, horriblement monotone et prolongé dans ce livre. Thérèse est également infatigable dans ses dégoûts et dans sa pitié. Placée par l’auteur entre deux hommes, le forcené, qui l’aime et l’insulte et avec lequel (il faut bien le dire !) elle a vécu, et un sage, mais un sage de l’école stoïque qui lui propose de l’épouser pour la délivrer du joug honteux dont elle est brisée, elle refuse le sage, agréé d’abord, parce qu’il lui passe sur le front, à cet honnête homme, le nuage, bientôt chassé, d’une jalousie silencieuse, et elle retombe sous l’empire dégradant du forcené qui est bien pis que jaloux, lui, car il est infidèle…

Dans la conception de son sage infortuné d’Elle et Lui, madame Sand, comme dans sa conception de Laurent, se pille elle-même. L’américain Palmer rappelle beaucoup le Ralph d’Indiana. C’est un de ces grands cœurs philosophiques et chimériques qui {p. 73}ramassent par les chemins du désordre les femmes tombées, mais qui voudraient bien les garder pour eux. Pour notre part, nous ne connaissons que les prêtres catholiques qui puissent ramasser, avec leurs saintes mains désintéressées, les femmes qui tombent ; mais des philosophes ne le peuvent pas. Ce Palmer, sans qui, du reste, le roman ne finirait point, apporte, pour le terminer, un enfant enlevé à Thérèse et qu’elle avait eu d’un indigne mari avant que l’indigne amant lui eût succédé. C’est ainsi que l’enfant vrai peut arracher du cœur de Thérèse, de ce cœur enragé ou plutôt dépravé par des besoins de maternité insatiables, l’amour faux de ce faux enfant d’amant, qu’elle s’obstine, jusqu’au dernier moment du livre, à traiter avec la lâcheté sublime que les mères ont parfois pour leurs fils !

IV §

Voilà le roman d’Elle et Lui, dans lequel on a voulu voir tant de choses piquantes, tant d’allusions, de confidences… au public, de dépositions contre un mort, tout un infini de sentiments ou de ressentiments qui n’y sont peut-être pas. Ce qui peut en faire douter, c’est le livre même. Il n’a pas l’énergie qu’il faudrait. Dante s’y prenait mieux. Quand il mettait ses ennemis {p. 74}en enfer, il les y plongeait bravement, et ne les appelait pas : Eux ! Il ne connaissait pas les précautions, les demi-mots, les demi-jours, les demi-vengeances, les petits tripotages d’impartialité pour ne pas paraître trop atroce. Il avait franchement tort, il était franchement passionné ; mais c’était un homme blessé, c’était un homme !

L’auteur d’Elle et Lui n’est qu’une femme, et elle n’a rien de plus dantesque que Caroline Lamb (maintenant oubliée) quand elle publia son petit roman contre lord Byron. Selon nous, celui de madame Sand ne méritait pas l’anxiété qui a, dit-on, rongé la vie de ce rêveur d’Alfred de Musset, et le livre, qui n’est pas un rêve, à ce qu’il paraît, de son frère. Quelle que soit l’intention, que Dieu seul peut juger (et qu’il jugera, madame !) ; quelle que soit l’intention qui anime en secret Elle et Lui, c’est un scandale sans doute que ce livre, un misérable scandale, qui n’est pas fait pour agiter deux jours une saine et honnête littérature ; mais, hors cela, c’est un coup manqué !

Paul de Musset n’a pas cru, lui, qu’il le fût… et il a opposé roman à roman, titre à titre. Et ce n’est pas tout. À la fin du sien, qui est très net, très aiguisé, très ajusté à la poitrine et dans lequel il ne dit pas de son Olympe ce que madame Sand dit de son Laurent : « il avait le cœur admirablement bon », Paul de Musset raconte, avec un accent qui n’est pas celui de l’invention romanesque, « qu’en faisant ce récit il n’est que {p. 75}l’exécuteur testamentaire d’une volonté respectée », et l’accent est tel qu’on le croit.

Littérairement (s’il est permis de finir par un mot de littérature en présence de livres pareils), le roman de Paul de Musset est écrit avec le goût un peu sec, mais ferme, d’un homme qui a beaucoup lu les romans du xviie siècle et qui s’est tapissé l’esprit de leurs formes. À part toute personnalité blessée et saignante, c’est assurément le meilleur livre de Paul de Musset. Son frère lui a porté bonheur, — un triste bonheur ! car, nous l’avons dit, tout cela est triste que de pareilles publications. L’esprit, qui emporte la pièce par le mordant de l’expression, marque profondément de son caractère ce livre, qu’on trouvera cruel.

Madame Sand, fille en tout de Rousseau, ne reconnaît pas cet esprit-là qu’elle va subir. Elle a le talent facile, abondant, et cette simplicité coulante qui charme le bourgeois chez Rousseau ; mais l’esprit, l’esprit qu’avait madame de Staël toujours, madame de Girardin quelquefois, elle ne l’a jamais. Il y a une étude à faire sur le talent, selon nous beaucoup trop vanté, de madame George Sand, à qui tout a réussi insolemment comme à une femme dans ce pays de la galanterie française, et un jour nous la ferons complète. On y verra que, pour manquer d’esprit, on ne remplit pas toutes les conditions du génie.

Ici, l’auteur d’Elle et Lui est seule en cause, quoiqu’elle n’y soit pas différente de la madame Sand que {p. 76}nous connaissons. Eh bien, même comme talent, son livre, à cette célèbre femme, est très au-dessous de celui de Paul de Musset !

À qui la faute ? Serait-ce au sujet, serait-ce à l’auteur ? Dans tous les cas, elle est punie d’avoir touché — fût-ce d’une main plus désintéressée qu’on ne croit — à un sujet dont elle eût dû se détourner… avec convenance. La chose est grave ; il faut insister. Si le roman de madame George Sand est une étude, purement et simplement, de nature et de passion humaine, comme les romanciers ont l’habitude de nous en donner, la pudeur, toutes les pudeurs, la compassion, toutes les compassions, la compassion pour Lui, et même pour Elle, le respect du passé, de la mort, de l’irrévocable, la peur enfin de son immortalité d’écrivain, si elle a la faiblesse d’y croire, tout devait l’arrêter, la troubler, lui faire jeter sa plume terrifiée. Mais si ce n’était pas une étude ! Si le scandale qui glose a raison (et l’on fait croire qu’il a raison, quand on intitule son livre Elle et Lui, au lieu de Laurent ou Thérèse !…)

… Eh bien, où allons-nous ? Quelle voie ouvrez-vous ? Que va devenir la littérature ? De quels livres, de quelles escopettes ne sommes-nous pas menacés ?… Tout le monde voudra vendre après la mort la peau de quelqu’un, en l’étiquetant de manière à la reconnaître, et sans dire brutalement : « C’est la peau de Monsieur tel ou de Madame telle, avec qui j’ai {p. 77}été si bien. » Nous marchons déjà sur cette pente.

Après ce livre-là, un autre bas-bleu, très inférieur à madame Sand, proposait à un directeur de journal de lui faire une autre Elle avec le même Lui. Ah ! nous en aurons des Elle et Lui, des Lui et Elle, des Elle sans Lui et des Lui sans Elle ! Et nous n’en finirons jamais, dans cette époque philanthropique et humanitaire, qu’en faisant le livre de : « Tous ensemble », qui serait peut-être le plus vrai et le plus triste de tous !

Édouard Gourdon et Antoine Gandon §

Louise. — Les Trente-deux Duels de Jean Gigon.

I §

{p. 79}Voici un roman dont le succès a été rapide et… inquiétant pour la Critique, qui sait trop les causes du succès… Publié vers la fin de l’année, il était déjà, avant que l’année soit révolue, à sa seconde édition. Et cependant ce roman n’a rien de ce qui distingue les ouvrages aimés et recherchés, pour l’heure, par ce gros capricieux qu’on nomme le Public. Les romans qu’il recherche, en effet, sont aussi {p. 80}gros que lui et doivent être bourrés de ces événements matériels assez faciles à inventer, — qui sont dans la vie comme ils pourraient bien n’y pas être, — mais qui plaisent à cette curiosité badaude qui n’a rien de commun, du reste, avec l’ardente ou délicate curiosité de l’imagination et du cœur. La Louise10 d’Édouard Gourdon est, au contraire, une œuvre courte, fine, passionnée, sans grands événements extérieurs, un de ces livres dont le sens se perd un jour mais se retrouve l’autre, car il est éternel comme le cœur ; livres brefs, mais pleins, qui n’ont besoin pour intéresser le lecteur que d’une seule situation profondément creusée ou d’un seul sentiment éloquemment exprimé.

Certainement, ces sortes de livres ne sont pas les premiers, en fait de romans, dans l’histoire des littératures. La première place sera toujours pour les œuvres étendues et fortement combinées, pour ces romans où l’esprit bourgeois voit des longueurs, comme il en voit dans Clarisse et dans les deux premiers volumes de tout roman de Walter Scott, mais où le connaisseur sait voir, lui, des secrets d’effet merveilleux. Seulement, après les chefs-d’œuvre, il faut compter pour les seconds ces livres spirituels dont le cœur humain fait le fond, qui s’appellent René ou Werther, Ourika, Édouard, Frère Ange ou {p. 81}Adolphe, et qui furent écrits avec cette goutte d’encre dont parle Joubert, qui peut bien mettre du temps à tomber, mais qui, en tombant, devient une goutte de lumière.

La goutte d’encre qui servit à écrire celui-ci est tombée d’une plume dont l’habitude n’est point le sentiment et la rêverie. Édouard Gourdon est, de fonction du moins, un esprit positif : ce qu’on appelle un homme pratique. Ancien directeur de l’Histoire des églises de France, il a touché autrefois d’une main compétente à ces études historiques auxquelles il reviendra sans doute ; car, par ce temps de délabrement et de philosophie épuisée, l’histoire est le dernier mot et la dernière ressource de tous les esprits vigoureux. Investi au ministère de l’Intérieur d’attributions entièrement politiques en matière de presse et de publicité, Édouard Gourdon, qui a peut-être en lui, qui sait ? le génie du romancier à tirer un jour du fourreau, a passé, pour nous raconter cette histoire d’amour intitulée Louise, par-dessus ses occupations et ses préoccupations habituelles, et à cela nous disons : Tant mieux !

Selon nous, c’est une raison de plus pour que son livre ait l’art et la vie. Dans ce livre, en effet, le métier n’est pour rien, — le métier, cette chose terrible qui casse si souvent la tête à l’art, dans les écrivains les plus écrivains tous les jours ! De deux choses l’une, en effet : ou l’auteur de Louise, en écrivant son {p. 82}roman, a obéi à la vocation décidée du romancier dont il nous donnera plus tard d’autres témoignages, ou il a cédé à la pression d’un de ces souvenirs personnels qui font trouver dans l’émotion qu’on éprouve le talent qu’il faut pour la communiquer ; et, dans l’un ou l’autre cas de cette alternative, nous sommes au-dessus du métier.

II §

De donnée, du reste, le livre est si simple que j’incline vers le souvenir personnel, ou, du moins, vers une de ces observations faites sur le vif à côté de soi. Louise est l’histoire d’un amour venu à Paris dans les circonstances assez ordinaires de la vie qu’on y mène, partagé d’ailleurs, filant dans le bleu sans obstacle, heureux d’un bonheur complet et au seul endroit où il soit complet : à la campagne ; puis se brisant tout à coup, comme un verre éclate. Et pourquoi ? Pourquoi ? Voilà tout le livre et la question qu’il pose, mais à laquelle il n’a malheureusement pas répondu. La Critique, qui n’a pas littérairement eu grand-chose à reprendre dans le cours de l’ouvrage, est obligée d’intervenir au dénouement pour en montrer l’indécision et le vague, étonnants dans un esprit qu’on sent très net même quand, le long du roman, il est le plus dans {p. 83}ces parages de la rêverie qui appartiennent à l’amour.

Édouard Gourdon, dont le talent est ongle, n’a pourtant pas eu le coup d’ongle de la fin qui fait tourner l’œuvre et la lance. Après avoir savouré les détails de son livre, qui sont jolis souvent et parfois touchants, après avoir admiré l’adresse et la délicatesse de touche avec laquelle l’auteur, qui est l’amant de son histoire, sauve sa maîtresse de la vileté ordinaire aux femmes comme elle, — car, il faut bien le dire, Louise est de la race aux camélias, dont on abuse vraiment trop dans les romans et au théâtre, et qui fera, si on continue, appeler la littérature française du xixe siècle la littérature des filles entretenues, — on est tout étonné de cette rupture peu intelligible qui vient brusquement clore le livre, et on voudrait se l’expliquer.

Est-ce la situation de cette femme, qui n’est pas fausse absolument de caractère, mais qui est victime de la position fausse que lui a créé son passé ? est-ce cette situation, découverte cruellement par les circonstances, qui est la cause de cette rupture douloureuse, mais définitive, sur laquelle finit le roman ? Serait-ce plutôt l’événement de la grossesse de Louise et de la mort de son enfant, involontairement tué par suite de l’obstination qu’elle met, étant enceinte, à aller avouer son changement de cœur à son premier amant ? Voilà ce que l’auteur n’a pas su dire comme il l’aurait dû. Voilà ce sur quoi il n’a point assez appuyé, et ce qui {p. 84}a ôté à son livre tout sens profond en nature humaine et aussi en moralité.

Il y avait à cette histoire d’amour, — et je n’écris pas ce mot avec un mépris léger : les histoires d’amour, en littérature, sont, pour peu qu’on y mette un peu de talent, non pas des redites, mais du renouveau, au contraire, — il y avait trois dénouements possibles, tranchés et vrais tous les trois, et qui auraient fait leçon dans l’esprit du lecteur après avoir fait coup dans son âme. Ou c’était le dégoût tuant l’amour, et s’il ne le tuait pas, car il ne le tue pas toujours, hélas ! qui rendait, au moins pour un homme élevé et courageux, toute intimité impossible ; c’était le dégoût, l’inévitable dégoût quand il s’agit d’une femme qui, après tout, et quoique nos passions soient assez lâches pour changer les noms aux choses qui nous concernent, a versé d’un concubinage dans un autre. Ou bien, c’était l’enfant mort par l’opiniâtreté imprudente de sa mère qui, à son tour, pouvait tuer le sentiment qu’on avait pour elle. Ou bien encore, c’était l’amour heureux, en pleine possession, qui se suicidait lui-même sans raison (l’amour n’en ayant ni pour naître, ni pour durer, ni pour mourir), et qui se frappait, comme le scorpion se perce de son dard, en pleine flamme. Trois dénouements dont chacun valait la peine d’être développé et approfondi par un romancier moraliste, et tout romancier doit l’être, sous peine de forfaire même à son art.

{p. 85}Édouard Gourdon a cru peut-être les avoir mis tous les trois en un seul dans son roman de Louise, mais en les fondant ainsi, qu’il nous permette le jeu de mots parce qu’il a un sens sérieux ! il les a trop véritablement fondus. Du tout, il n’est resté qu’une nuée. Une nuée, quand il fallait l’éclair qui descend dans l’ombre du cœur et en illumine le mystère ! Aussi l’esprit, qui a soif de clarté, l’esprit impatienté peut-il fermer le livre mécontent, inassouvi, et regrettant l’intérêt qu’il a pris à toute cette histoire et l’émotion que l’auteur a su lui donner.

Tel est le défaut de ce livre, et ce défaut est assez grave pour qu’un incontestable talent de détail ne puisse le racheter. La seule composition qu’il y ait, en effet, dans une œuvre si peu combinée, c’est sa conduite en ligne droite jusqu’au dénouement, et le dénouement, qui doit être l’émotion suprême et en même temps l’idée du livre, agrafant l’esprit et ne Lâchant plus le souvenir. Or, ce dénouement nécessaire et cette facile composition n’y sont pas. J’ai parlé plus haut de Werther, d’Ourika, d’Édouard et d’Adolphe, à la famille desquels appartient ce genre de roman. Eh bien, demandez à ces livres palpitants l’émotion passée, demandez-leur l’idée qu’ils résument et expriment par leur conclusion même ! Cette idée, vous pourrez la traduire et vous en rendre compte en deux mots. Or, dans Louise, rien de pareil. Vous avez l’émotion. Vous n’avez pas l’idée. Vous n’avez pas la mâle {p. 86}et rayonnante conclusion. Et, encore une fois, cela est d’autant plus surprenant que l’auteur n’est pas un de ces esprits sans direction et sans force menés par leur sujet plus qu’ils ne le mènent. C’est un homme de très peu d’entraînement, de très peu d’échevèlement, un esprit qui se contient très bien, même quand il est le plus pathétique, comme dans la scène la plus dramatique de l’ouvrage où l’amant, déjà froissé et souffrant du passé de Louise, veut la quitter furtivement un matin, et où elle, déjà levée, l’attend derrière la porte, pâle et haletante, et lui dit sans fureur : « Tu ne partiras pas ! Celui qui est là l’empêchera de partir », en lui mettant la main sur sa ceinture.

Partout on sent en Édouard Gourdon un homme qui comme écrivain a la parfaite possession de lui-même. Quand il parle ou qu’il peint l’amour, c’est d’une plume positive et consciente qui rappelle Alexandre Dumas fils, ce travailleur à l’emporte-pièce, sobre, mordant et sec, chez qui l’observation ne monte jamais jusqu’à l’idéal, — qui n’est cependant qu’une observation supérieure. Il y a un mot dans le livre de Gourdon qui pourrait être appliqué à son procédé et à sa manière. Il dit que de toutes ces circonstances si favorables, qu’il décrit fort exactement, jaillit l’amour entre lui et Louise, comme la flamme jaillit d’un feu bien fait. Ce feu bien fait devait être le livre de Gourdon, dont la main naturellement était fort capable de bien le construire du pied à la cime, mais qui, {p. 87}justement, après l’avoir arrangé avec beaucoup de soin et d’aptitude dans son milieu et dans sa base, tout à coup, par la cime, l’a manqué !

III §

La bibliographie n’est pas toujours de la littérature. Elle en repose même quelquefois. Après le livre d’Édouard Gourdon, nous voulons en examiner un qui n’a rien de littéraire, et qui n’en mérite pas moins, comme beaucoup de livres qui ne sont pas les moins précieux parmi les livres, d’arrêter un instant le regard d’une Critique qui voit la chose humaine bien avant la chose littéraire. Les Trente-deux Duels de Jean Gigon11, nous assure leur historien, sont une histoire réelle, et il se donne beaucoup de mal pour nous le persuader. Mais qu’est-ce que cela nous fait ? Que nous importerait quand ce serait un conte, si ce conte était vrai de nature, d’observation, d’accent ? Tout ce qui est vrai est assez réel. Nous ne sommes pas de l’école de ces derniers temps, qui serait abjecte si elle n’était pas imbécile, et qui a fait de la réalité quelque chose de plus que la vérité, croyant avoir fait là une fameuse découverte !

Eh bien, c’est l’avantage des Trente-deux Duels de Jean Gigon : la vérité y est, la vérité de détails et de caractère ! C’est une histoire militaire rondement {p. 88}racontée, d’un ton moitié gai et moitié attendri, par un homme qui a L’habitude des récits militaires, car c’est Antoine Gandon, l’auteur des Mémoires d’un vieux chasseur d’Afrique, laquelle a fait en son temps plus d’une razzia de lecteurs.

Jean Gigon, né avec le siècle, trouvé sur le versant français des Pyrénées par deux gendarmes, dont l’un son parrain, et l’autre sa marraine, lui donnent, l’un son prénom et l’autre son nom de famille, et lui constituent ce nom de Jean Gigon, si fameux — mais seulement fameux là ! — dans le premier régiment de chasseurs d’Afrique ; Jean Gigon ne fit point comme Joyeuse :

Qui prit, quitta, reprit la cuirasse et la haire.

On ne portait pas de cuirasse dans le premier de chasseurs, ni de haire non plus. Mais il y prit, quitta, reprit, pour les y perdre et reprendre encore, ses modestes galons de brigadier.

Ce brigadier était, tout simplement… un brigadier de cette admirable armée de héros inconnus dont de Vigny ne nous a donné que les officiers dans son beau livre de Grandeur et servitude militaires. Élevé par son gendarme sauveur et marraine, obligé de fuir la maison dans laquelle il avait été recueilli, parce qu’il avait vu enlever un jour par des Bohémiens sa petite sœur d’adoption, Gigonnette, sans que son bouillant courage d’enfant pût la sauver, cause {p. 89}involontaire de la tragique folie de la mère de la jeune fille, il fut d’abord berger aux Pyrénées, puis soldat dans la campagne d’Espagne et en Afrique. — Tel est ce Jean Gigon dont Gandon s’est fait le chroniqueur.

L’histoire qu’il nous en détaille a des côtés lieu commun romanesque et mélodramatique qui doivent en assurer la fortune, mais qui ne nous plaisent pas infiniment, à nous. Par exemple, cet enlèvement de la petite Gigonnette par des Bohémiens (toujours des Bohémiens !), pour la retrouver plus tard dansant des fandangos (toujours des fandangos !) sur un théâtre (toujours des théâtres !) espagnol. Ainsi, encore, la petite croix de tous les cous qu’elle donne à Jean Gigon, et dont la perte le pousse, de chagrin, à ce dernier duel où il est tué par son frère, à ce qu’il paraît, et si on en croit un signe bleu tatoué sur leur tempe à l’un et à l’autre. Voilà le romanesque adoré par les feuilletonistes, mais, pour nous, l’intérêt du récit n’est pas là. Il est tout entier dans la figure de Jean Gigon, type du soldat français en ces dernières années12, et qui n’est plus du tout, quoiqu’il y ait identité de cette bravoure qui est venue des Gaulois à nous et qui s’appelle la furie française, qui n’est plus du tout la figure connue des soldats français des autres temps.

Regardez, en effet, le portrait placé à la tête de ce volume, et voyez si sur cette face résolue et tranquille de lion au repos il n’y a pas la tristesse immense de {p. 90}notre âge, cette tristesse qui pénètre tout, hélas ! jusqu’aux hommes d’action les moins tourmentés par leur pensée. Ah ! ce n’était donc pas une vaine affectation que l’incurable mélancolie de Chateaubriand dont se moquait Beyle, aussi triste que lui pourtant, puisque j’en retrouve la désespérance fatiguée dans les yeux de ce ferme soldat, à la martiale candeur et à la tonique ignorance. Comparez cette physionomie, forte et pourtant voilée de tristesse, avec l’air fat et triomphant des derniers soldats de l’ancienne monarchie, avec l’air austère et inspiré du soldat de la Révolution et de l’Empire, et vous trouverez ici que la physionomie est aussi différente que les uniformes.

Jean Gigon est triste. Pourquoi ? Allez ! ce ne sont pas ses trente-deux duels qui l’inquiètent et qui le noircissent. Le duel, cette chose du Moyen Âge, qui n’est pas encore sortie de nos mœurs quoique nous en ayons chassé le Moyen Âge tout entier, mais qui n’en est pas sortie pour la même raison de vanité qui nous en a fait chasser tout le reste ; le duel, pour Jean Gigon, n’a pas de remords. Il s’identifie avec l’honneur militaire. D’ailleurs, il ne fut jamais un bretteur, et ses trente-deux affaires, à cet homme toujours prêt, furent bien plus pour le compte du régiment que pour le sien. Étudiez-le bien, et voyez s’il y eut jamais dans cette honnête et vaillante créature, douce comme toute force vraie, une brutalité quelconque, une disposition oppressive, un mauvais sentiment. Dites s’il n’est pas {p. 91}calme, en dedans, comme un homme primitif qui n’a jamais discuté avec lui-même !

Quel est donc le secret de cette physionomie étrange pour un homme d’autant d’acier que son sabre, innocent, héroïque, détaché de la vie comme d’une garnison où il n’y a pas d’adieux à faire, et qui, malgré son historien, moins naïf que lui à coup sûr, n’a cependant pas la gaîté, — la gaîté si connue et si légendaire du soldat français ?…

Non ! Gandon a beau faire et chercher des effets d’écrivain, Jean Gigon n’est pas gai, il n’est pas léger, il n’est pas spirituel. Il est moins et mieux que cela. Ah ! surtout, il est mieux ! S’il n’y avait jamais eu que des soldats comme celui-ci, les chansonniers n’auraient pas poussé cette bouffée charmante : Tiens ! voilà ma pipe et puis mon briquet ! et les peintres n’auraient pas dessiné leur piquante Permission de dix heures. Celui-ci n’a jamais eu, lui, la moustache relevée, la jambe fière, l’indolente et superbe manière de se retourner vers sa petite victime, de ce grand diable de garde-française heureux ! Il n’a ni pompon ni pomponnette. Prenez-le comme il est là, assis sur ce banc, qui est probablement le banc de pierre du corps de garde, son képi posé près de lui avec ses deux simples contre-épaulettes, sa large poitrine, qui n’a pour toute décoration que son pauvre cœur intrépide, et son sabre, entre ses deux jambes écartées, sur lequel il s’appuie comme sur un ami sans avoir besoin de le regarder : il {p. 92}est, en vérité, à sa façon, aussi simple que M. de Turenne, ce soldat d’hier mort aujourd’hui tout entier, mais dans l’ombre du drapeau, qui vaut presque la gloire ! C’est un Turenne du peuple, sans génie, sans bâton de maréchal resté dans la giberne pour donner raison à Louis XVIII, et aussi sans la piété du grand Turenne, qui lui aurait ôté, s’il l’avait eue, cet air triste qui ne lui va pas, pour mettre à la place l’air serein, le véritable air d’une figure, d’une vie, d’une conscience comme la sienne ; car le scepticisme qui nous déborde, et qui n’a pas fait de foi aux plus grandes âmes, a versé son ombre et sa misère sur les fronts les mieux nés pour être sereins.

Ce qui manque, en effet, à ce soldat, ce qui fait tache à sa physionomie, c’est la foi religieuse, qu’on avait moins qu’à présent du temps de Jean Gigon dans l’armée, et dont l’enfant trouvé, devenu soldat pour mourir soldat, devait avoir encore plus besoin que le maréchal de Turenne. Si Jean Gigon avait été pieux, la religion aurait mis de son auréole autour de cette tête tondue en brosse, selon l’ordonnance ; elle aurait mis de son rayon d’espoir dans ce mâle regard rectangulaire qui n’a peut-être jamais, sous la visière de son képi, cherché là-haut ce « je ne sais quoi » qui prend pitié du pauvre soldat, comme il prend pitié « du pauvre sauvage » ! La religion ! Le malheur du temps fut que Jean Gigon n’en eut pas. Son chroniqueur n’a pas cité dans sa chronique un seul acte de croyance {p. 93}profonde venant de ce héros obscur, de cet humble servant militaire à âme de chevalier, auquel il eût été plus séant qu’à personne d’être chrétien.

Or, ce qui explique la tristesse de la physionomie de ce Fort, qui n’était pas fait naturellement pour la tristesse, a nui jusqu’à sa beauté morale dans la mort. Jean Gigon mourut en Afrique des suites de son trente-deuxième duel involontaire. Son chroniqueur, qui fut, je crois, le témoin de ses funérailles, dit qu’il faudrait être Shakespeare pour en retracer la beauté. Certes ! un Shakespeare fait bien partout, et il y eut vraiment quelque chose de digne de son génie dans cette foule de soldats de toute arme venus, par une pluie battante, enterrer leur compagnon au bord de la mer qui le séparait de son pays, et qui, après lui avoir tourné le visage du côté de la France, lui versèrent, chacun avec sa main nue (détail vraiment antique !), la poignée de terre, dernier don des amis, qui servit à couvrir ses restes. Seulement, et par cela même que la religion ne fut pas assez présente à ces fières et simples funérailles, il s’y mêla un détail que je regrette, qui m’en interrompt le pathétique et m’en déflore la grave simplicité.

Jean Gigon, qui n’avait jamais eu la prière pour s’élever de la vie, avait eu quelquefois l’ivresse du vin pour y échapper, et en mourant il avait recommandé qu’on l’enterrât la tête sur une bouteille de ce vin qui lui avait réjoui parfois son grand cœur isolé. {p. 94}Une bouteille fut donc le chevet de cette tête militaire endormie. Franchement, j’eusse mieux aimé une croix. Ce détail est une désharmonie. Shakespeare finit trop en Rabelais. Jean Gigon, un moine presque, sans le savoir, par le renoncement, la résignation, l’obéissance, et qui aurait pu être si aisément un héros à la manière de ces zouaves que je voyais l’autre jour servir la messe, en grande tenue, à de pauvres capucins en guenilles ; Jean Gigon ne devait pas être enterré, même par Shakespeare, comme aurait pu l’être M. le chevalier Falstaff.

Erckmann-Chatrian §

Contes fantastiques ; Contes de la montagne.

I §

{p. 95}Ces deux têtes dans un bonnet qu’on appelle d’un seul nom, fait avec les deux leurs, Erckmann-Chatrian, pour l’appeler comme ces deux têtes s’appellent, vient de publier de nouveaux Contes fantastiques. Le succès de L’Illustre Docteur Mathéus a mis en verve Erckmann-Chatrian ; car Erckmann-Chatrian a eu du succès chez ce public qui aime mieux les lithographies que les gravures.  Quand on venait de nous donner les mordantes eaux-fortes qui s’intitulent les Contes arabesques d’Edgar Poe, faites pour la substance dure de l’organisme américain, mais réellement trop fortes pour le public qui crée le succès en France, les lithographies {p. 96}d’Erckmann-Chatrian devaient réussir, et cela n’a pas manqué. D’ailleurs, indépendamment de la forme, du trait appuyé, du coup de burin, qui n’a rien de ce forcené d’Edgar Poe, de ce « diable devenu fou », comme disait lord Byron de celui qui a bâti Londres, Erckmann-Chatrian avait fait, pour le fond de ses Contes, ce qui réussit, hélas ! à peu près toujours en France : du juste-milieu. Il s’était campé — non ! campé est un mot bien hardi : c’est glissé qu’il faut dire, — précisément entre cet Edgar Poe, encore plus diable que fou, et Hoffmann, l’allemand, qui, lui, était plus fou que diable, et il avait ôté à l’un son caractère diabolique et prémédité, et à l’autre son insanité effrayante et involontaire ; il les avait affaiblis, il les avait embourgeoisés…

Les bourgeois furent reconnaissants. Nous, nous fûmes sévères pour l’auteur de L’Illustre Docteur Mathéus, auquel nous reprochâmes son procédé d’imitation débilitante. Erckmann-Chatrian n’était réellement que le clair de lune d’Edgar Poe et d’Hoffmann, réfléchi dans un seau… Mais faites bien attention à l’orthographe ! car Erckmann-Chatrian n’est pas du tout celui qui s’écrit autrement. Il a du talent, ou, pour parler plus juste, il en aura, quand il n’imitera plus personne et qu’il se contentera d’être lui.

Je sais bien que L’Illustre Docteur Mathéus était un début, et que dans tout début, à quelque âge qu’on le fasse, il y a de la jeunesse et de son charme, de ces jolies petites imbécillités de la jeunesse que nous {p. 97}adorons, et auxquelles nous sommes tentés de tout pardonner. D’un autre côté, la Critique, qui doit tenir compte de tout, n’a pas de pistolet à mettre sur la gorge pour forcer un homme à avoir du génie, et presque tous, quand nous n’avons pas du génie, nous commençons par l’imitation en toutes choses. Mais cette imitation, qui est dans les usages de l’esprit humain, même quand on a du talent, est moins acceptable lorsqu’il s’agit de fantastique que quand il s’agit de toute autre espèce de littérature.

En fantastique, le génie est presque de rigueur. Qu’Erckmann-Chatrian nous le pardonne ! il y a souvent de l’impertinence à écrire le mot fantastique sur ses œuvres lorsque l’on n’a pas de génie ; il y a toujours de l’imprudence, lorsqu’on n’est pas sûr d’en avoir. Le fantastique oblige. Par cela même qu’on écrit ce grand mot, on déclare ne plus se réclamer de cette simple Fantaisie qui peut être si belle, mais de cette Fantaisie-là qui doit être transcendante, puisqu’elle se permet d’être étrange, et qu’on la déchaîne du dernier lien du bon sens, du dernier fil de la réalité. Lorsque le genre que l’on choisit autorise tout, voyons ! on est bien tenu à quelque chose. Quand l’invention est une outrance qui fait craquer le monde créé sous son absurdité puissante, et qui cherche l’émotion à tout prix, par toute voie, il faut la trouver, ou, soi-même, ou est perdu si on ne la trouve pas, cette émotion qui est le but, mais qu’il faut profonde et non pas {p. 98}vulgaire ! Faire du fantastique, c’est monter l’hippogriffe ou le manche à balai des Sorcières. Ce n’est pas tranquillement se mettre entre les jambes, au coin du feu ou d’un pot de bière, l’honnête rotin de l’imitation laborieuse qui a servi à faire du chemin, comme un bon bâton qu’il est, mais à pied !

Eh bien, c’est ce rotin que nous n’aimons pas ; c’est cette virtualité du fantastique que, malgré son succès et peut-être à cause de son succès, nous n’avions pas sentie en Erckmann-Chatrian ! Courageux contre notre opinion, il a continué de marcher dans cette voie où l’on ne s’en tire qu’avec des ailes, et il nous donne, absolument comme si nous n’avions rien dit, deux volumes, — que dis-je ? — comme s’il ne pouvait s’en empêcher ! Est-ce là l’entêtement du génie ?… Est-ce quelque chose comme le beau coup de colère de lord Byron, qui, lui aussi, commença par un livre détestable, imité, poncif, nuageux, ossianique, que la Revue d’Édimbourg traita comme il le méritait ; et heureusement !! car, sous son fouet, son fouet fécondant comme la verge de Moïse, coula, avec le sang de l’amour-propre irrité, un flot de poésie qui ne s’arrêta plus, la plus belle poésie du monde moderne !

En d’autres termes, sans être dans son genre un lord Byron, Erckmann-Chatrian a-t-il senti la vocation — cette tigresse qui dort parfois comme une marmotte — s’éveiller en lui sous le rude toucher de la Critique, et nous forcera-t-il à reconnaître qu’il a le génie {p. 99}fantastique, qui doit être le plus étonnant et le plus rare de tous les génies, puisque, ainsi que je l’ai avancé, il se permet tout, et que l’imagination, cette Rêveuse difficile, a toujours le droit de lui dire : Je m’y attendais ?…

II §

Cette question, que la balbutie de L’Illustre Docteur Mathéus avait laissée pendante, ces deux volumes-ci y répondent, selon nous, très nettement. Erckmann-Chatrian, qui se débat contre une prétention de son esprit ou contre une impression de son imagination fascinée, n’arrive point à dégager de ses facultés ce qui n’y est pas. Il ne sera point un fantastique. Il faut qu’il renonce à prendre ce bel oiseau bleu des Nuits, encore plus farouche et plus difficile à saisir que le bel oiseau bleu des Jours. Seulement, s’il n’est pas un de ces conteurs qui tuent sous eux la réalité, mais qui la remplacent, il n’est pas seulement qu’un imitateur qui, comme la Grenouille de la Fable, crève misérablement en faisant sa grimace. Non ! Dieu merci ! il y a en lui un autre homme que l’imitateur. Au lieu de l’étrange visionnaire à la sensibilité renversée qui fait le fond d’Edgar Poe ou d’Hoffmann, il y a un écrivain sensible à notre manière, à nous tous, pour tous les phénomènes normaux de la vie, et un {p. 100}observateur du cœur, quand le cœur est rythmé par les sentiments de l’humanité saine et pure. Il y a enfin dans Erckmann-Chatrian tout le contraire de ce qu’il cherche : — un homme de la réalité, de la lumière, du plein jour, un coloriste naïf et parfois vaillant, qui trémousse la couleur sur la palette et la jette sur sa toile avec une brutalité joyeuse et souvent heureuse.

Erckmann-Chatrian est même tellement l’homme de la réalité, qu’il touche au réalisme et qu’il pourrait y entrer… par la porte du cabaret qu’il aime… Mais c’est un réaliste que voilà averti maintenant et qui prendra garde ; car il ne nous produit pas l’effet d’avoir le parti pris de ceux-là qui se sont fait un système avec les objections naturelles de leur esprit. Ce n’est pas tout. L’auteur des Contes fantastiques et des Contes de la montagne13 n’a pas que la gaîté du coloris ; il a aussi celle de l’humeur. C’est un ironique… mais en goguette. C’est un misanthrope… mais sanguin, comme le prouve, entre autres Contes, — car d’autres de ses Contes le prouvent aussi, — cette excellente plaisanterie, ce Conte bouffe des Lunettes de Hans Schnaps. C’est enfin un allemand, mais sans niaiserie, un allemand de la bonne espèce, très au courant des choses allemandes, des paysages allemands, des mœurs allemandes. Il a la qualité la plus aimablement et la plus estimablement allemande : la cordialité ; et quand il {p. 101}aura vécu davantage, quand il aura éteint bien des tons crus qui lui restent, quoiqu’il ait déjà commencé de les adoucir, — car l’enlumineur de L’Illustre Docteur Mathéus a cédé la place au peintre dans les nouveaux Contes, — quand il aura passé sur les tableaux de genre, pour lesquels il nous semble fait, l’ombre enfumée de la délicieuse bonhomie, il aura atteint le vrai de son talent et acquis sa valeur plénière.

Telles sont, au vrai, les facultés naturelles, premières, développées déjà, et qu’il doit développer davantage. Comment un tel esprit, rond et éveillé, qui se tient entre deux vins (le nom d’un de ses contes joyeux), et qui ne boit ni d’éther comme Hoffmann, le grêle et le pointu, ni d’opium comme ce frénétique, sombre et froid d’Edgar Poe ; comment ce peintre de genre littéraire, attendri souvent malgré sa gaîté, et qui pleure au fond de son sourire, comme dans cette chose émouvante et charmante : Les Fiancés de Grinderwald ; comment ce moraliste, qui dans dix ans sera bonhomme, la qualité la plus enviable très certainement pour un conteur, a-t-il pu se croire ou voulu être un fantastique, c’est-à-dire le peintre du sinistre, du mystérieux, du morbide et de l’incompréhensible humain ? C’est là une question de biographie intellectuelle que la Critique n’a pas besoin de se poser pour être sûre qu’il s’est trompé, et pour le rappeler au sentiment de son talent vrai… et possible. Elle n’a qu’à regarder attentivement dans ces deux volumes, {p. 102}et opposer l’un à l’autre ce qui y est réussi, sans effort, visible du moins, avec ce qui y est visiblement voulu et manqué.

III §

Tout n’est pas fantastique, même de prétention, en ces deux volumes, malgré le titre que porte le premier. J’ai parlé des Fiancés de Grinderwald. Mais dans le volume intitulé : Contes fantastiques, il y a cette lunatique griserie d’Entre deux vins ; il y a Crispinus ou l’Histoire interrompue, L’Oreille de la chouette, Le Combat de coqs, qui n’ont nullement le caractère fantastique, et où nous trouvons, ainsi que dans Les Fiancés de Grinderwald, la perle de ce volume, les qualités que nous avons cherché à caractériser dans Erckmann-Chatrian. Restent donc, pour le fantastique essayé, Le Rêve du cousin Elof, qui n’est qu’un rêve somnambulique d’un effet usé et qu’il fallait renouveler, comme Edgar Poe, quand on ose toucher à ce genre de fantastique ; La Montre du Doyen, qui n’est qu’une histoire de la Gazette des tribunaux ; Les Trois Âmes, Hans Storkus, L’Araignée-Crabe. Mais ces différents récits sont, il faut bien le dire, sans aucune originalité saisissante. C’est de l’horrible matériel qui tient de la place, et non pas de l’horrible subtil tel qu’on le rencontre dans les maîtres du fantastique, ce genre {p. 103}d’horrible impondérable qui vous donne la sensation, autour du cœur, d’un étau froid.

Nous ne parlons pas du Sacrifice d’Abraham, une grande diablesse d’histoire dont Rembrandt est le héros, laquelle n’a pas de raison pour être plutôt dans ce volume que dans tout autre volume de nouvelles, et qui en aurait une que je sais bien de n’y être pas… Enfin, dans les Contes de la montagne, où l’auteur se détire de son fantastique et commence de s’en dégager, vous ne trouverez que deux contes de cette espèce : Le Violon du pendu et L’Héritage de mon oncle Christian, aussi faibles d’ailleurs que tout le reste ; car pour le Conte qui a presque proportion de roman, et qui envahit, à lui seul, tout le volume, ce très beau Conte de Hugues-le-Loup, je ne le mets point parmi les tentatives fantastiques de l’auteur, malgré la donnée somnambulique qui en fait le dénouement et qui a été si rabâchée depuis Shakespeare, mais je le place plutôt parmi les autres récits, où le talent d’Erckmann-Chatrian, son talent réel et lumineux, — son talent antifantastique — s’est montré avec le plus de suite et d’éclats.

En effet, il y a mieux ici qu’un progrès, il y a révélation d’une faculté nouvelle, ou du moins d’une faculté qui ne s’était jamais attestée dans les meilleures pages d’Erckmann-Chatrian. Ce peintre d’école hollandaise levant des paysages allemands vus par la fenêtre d’un cabaret, ce peintre de genre encore trop {p. 104}heurté de couleur et qui attend comme un bénéfice le velours brun du temps, de l’expérience et de l’art, sur son rouge trop dur, a tout d’un coup élargi sa toile, et, dans un horizon plus vaste que celui dans lequel il se contient d’ordinaire, il est monté jusqu’à l’idéal. Hugues-le-Loup est une histoire grandiose, à détails poétiques et poignants, et à la beauté de laquelle je ne reproche rien, si ce n’est un vague qui n’est pas celui que l’art produit quand l’art est profond ; car il est un vague plus terrible que la réalité la plus nettement tragique. Connaissez-vous rien de plus magnifiquement oppressif pour la pensée que le vague mystérieux de Lara ?… Hélas ! le vague de cette histoire de Hugues-le-Loup est celui-là que la faiblesse laisse tomber sur ce qu’elle n’oserait pas faire voir.

Si Erckmann-Chatrian avait eu la moindre puissance fantastique, il l’aurait prouvé dans cette histoire si bien commencée, entre cet homme atteint d’une maladie sans nom, qui hurle comme un loup blessé au fond de son château féodal, et dont les crises deviennent de plus en plus épouvantables à mesure que s’avance dans la plaine, à travers les neiges, la vieille sorcière, ou plutôt la vieille inconnue, que la terreur de tout le pays a surnommée la Peste Noire. Malheureusement l’histoire, commencée sur ce grand pied mystérieux, tourne de la lycanthropie, que l’auteur a peur d’aborder et qui n’eût pas fait trembler Edgar Poe ou tout autre génie fantastique, au {p. 105}somnambulisme shakespearien, mais sans la goutte de sang sur la main coupable, et, au point de vue du fantastique, c’est là le plus triste fiasco. Cela suffirait seul pour justifier nos observations sur Erckmann-Chatrian, qui, de nature, n’est pas fait pour ce monde à part, surnaturel et clair-obscur, ou fantastique, et dont le talent n’a qu’au plein jour de la vie réelle et corpulente, sa force et son intensité.

Paul Féval §

I §

M. Paul Féval [I-IV].

{p. 107}J’ai souvent cité un mot magnifique de madame de Staël, et je l’ai répété parce que, selon moi, c’est le mot suprême de la Critique : « Quand on me conduirait à la mort, — disait-elle, — pendant le trajet, je crois que je jugerais mon bourreau. » Un auteur ennuyeux, n’est-ce pas un bourreau que la Critique juge ? C’est facile, cela… facile comme une vengeance. On lui rend le mal qu’il vous a fait. Mais s’il n’est pas ennuyeux, au contraire ; s’il a du talent… fourvoyé, {p. 108}mais, après tout, du talent ; s’il intéresse, ou seulement s’il amuse, — ce qui est le petit intérêt après le grand ; si enfin il prend l’âme ou l’esprit par un côté quelconque : c’est plus difficile de le juger. Mais c’est ce qui me tente. Je profiterai de l’occasion. Qui sait ? C’est peut-être la seule fois de ma vie que j’aurai plus de mérite que madame de Staël !

S’il amuse… Et, de fait, voilà le mot qui arme et qui désarme ! Voilà le mot terrible et doux qui va planer sur cette critique que je vais risquer de Paul Féval et de ses œuvres. Il amuse dans le sens que l’imagination qui n’est pas très exigeante, que l’imagination bonne fille donne à ce mot-là. Il amuse. Il est amusant. C’est un amuseur. Qu’il prenne garde ! Ce mot léger peut devenir cruel. Oui ! Féval a cette fleur de l’amusement qui n’est pas toujours, que dis-je ? qui n’est presque jamais l’intérêt profond, passionné, à impression ineffaçable, que donnent les livres forts et grands ; mais il a cette fleur de l’amusement qu’on respire, — et qu’on jette aussi (rarement pour la reprendre) après l’avoir respirée.

Avec le nombre, très considérable déjà, de ses ouvrages, Féval est même tout un buisson de cette fleur-là. C’est un amuseur. C’est à une question d’amusement, c’est à un résultat de temps tué plus ou moins agréablement pour ses lecteurs, qu’aboutit toute la force — très réelle — employée à produire cette immense quantité de romans qui se succèdent depuis vingt {p. 109}ans14 sous forme de feuilleton dans les journaux. Vous le savez, depuis vingt ans et plus, on n’y voit que Féval et ses œuvres. Il y a l’ubiquité d’un Dieu. Seulement, est-ce à une gloire de journal, c’est-à-dire de journée ; est-ce à cette fonction littéraire de conteur pour le plaisir de l’imagination du plus grand nombre, qui est toujours une imagination vulgaire ; est-ce au rôle de Perrault pour les grandes personnes que Féval, fait pour mieux que cela, a consacré définitivement ses facultés et sa vie ?… Demande que la Critique a bien le droit de lui adresser avec sympathie, mais derrière laquelle s’élève une autre question, bien plus générale et bien plus haute que la personnalité littéraire, quelle qu’elle soit, de Féval.

C’est la question qui bride tout à l’heure : c’est la question du roman feuilleton. C’est la question de ce genre de roman qui menace de devenir le moule du roman au xixe siècle, et dont, à ce moment, je le veux bien, Féval est l’expression la plus féconde et la plus brillante. Paul Féval n’est pas, en effet, un romancier pur et simple, dans la généralité et la profondeur de ce mot. Il n’est pas un romancier comme Richardson, par exemple, quoique Richardson ait été le premier ou l’un des premiers feuilletonistes de l’Angleterre, et que Clarisse ait été publiée par chapitres dans un journal, ni plus ni moins que Le Fils du diable {p. 110}ou Le Capitaine fantôme. Il ne l’est pas non plus comme Chateaubriand. Jamais il n’eût écrit pour un journal René ou Le Dernier des Abencérages, dont certainement, d’ailleurs, aucun journal n’aurait voulu. Il n’eût pas écrit davantage Les Parents pauvres de Balzac (cette gloire !), lesquels faillirent bien d’être interrompus dans le journal qui s’était oublié au point de les accepter, et tant il ennuya messieurs les abonnés, ce chef-d’œuvre ! Paul Féval n’aurait pas eu de ces désagréments et de ces revers. Ce n’est point de ces diverses manières qu’il entend le roman et qu’il est romancier. Il l’est autrement. Il faut bien le dire, il a diminué la notion du roman, de cette chose complexe et toute-puissante, égale au drame par l’action et par la passion, mais supérieure par la description et par l’analyse ; car le romancier crée son décor et descend, pour l’éclairer, dans la conscience de ses personnages, ce que le poète dramatique ne fait pas et ne peut pas faire.

Le croirait-on si on le voyait ! Au lieu d’aborder hardiment cette œuvre immense du roman, qui comprend l’étude de l’homme et de la société, invariablement unis l’un à l’autre, Paul Féval l’a dédoublée et détriplée, et de cette époque dernière des temps prosaïques et civilisés il a dégagé une spécialité de roman dans lequel l’intérêt des faits qui se succèdent l’emporte sur l’intérêt des idées et des sentiments. Il a enfin écrit le roman d’aventures, — à proprement parler le roman {p. 111}de feuilleton, quoique le feuilleton puisse en publier d’autres, mais avec moins de chances de succès que celui-là, en raison même de son infériorité. Singulière contradiction ! Doué des qualités que je caractériserai tout à l’heure et qui ne manquent ni d’élévation ni de force, il s’est particulièrement, presque exclusivement, consacré à ce genre de roman, qui représente dans l’art le matérialisme et la démocratie, et qui ferait le tour du monde, comme le drapeau de la Révolution, si la Critique, qui ne veut pas que les grandes notions littéraires périssent, ne lui barrait pas le chemin !

II §

Cette espèce de roman, du reste, ce n’est pas Féval qui l’a inventée. Il existait bien avant lui et avant le xixe siècle. Le roman d’aventures est dans les conceptions de l’esprit humain comme le roman complet, le roman d’observation supérieure ; car il y a dans l’esprit humain des choses petites à côté des choses grandes, et même il y en a beaucoup plus… Si je ne reconnaissais à Paul Féval une valeur native, si je ne retrouvais pas dans ses livres les rayons brisés d’un talent de romancier très au-dessus de son emploi, je croirais qu’il a cédé à son instinct en écrivant le roman d’aventures et qu’il est exactement de niveau avec son inspiration ; mais il est impossible de conclure {p. 112}ainsi quand on a lu Paul Féval. Il le sait mieux que moi, sans doute, mais, moi, je parierais avec assurance que c’est un événement extérieur d’une forte action sur sa pensée qui a poussé dès l’origine son esprit vers la forme de roman qu’il a adoptée, et faussé ainsi sa vraie vocation. Peut-être est-ce le succès d’un livre dont il fut témoin à l’âge où le succès déprave ; peut-être encore quelque préjugé traditionnel comme il en reste parfois debout dans les esprits les plus puissants ?

Féval débuta, si vous vous le rappelez, par Les Mystères de Londres. Il était très jeune alors. Il avait peut-être écrit d’autres livres, mais la date de nos débuts, quand nous n’avons pas écrit quelque œuvre incontestable de génie dans l’obscurité, est toujours dans le premier bruit que nous faisons. Les Mystères de Londres furent comme un écho des fameux Mystères de Paris. C’était le temps du tonitruant succès de ce grand roman d’aventures à travers un monde que jusque-là la littérature n’avait pas osé aborder. Ce succès, comme on n’en a pas revu depuis pour des livres bien supérieurs, dut être un de ces faits décisifs dont l’influence reste sur l’imagination d’un jeune homme qui débutait, comme tout jeune homme débute, par l’imitation, mais qui, dans son imitation cependant, en donnant la patte comme Eugène Sue, laissa percer à plus d’une place une griffe d’originalité.

Je n’ai pas à peser ici sur ce premier livre de Féval, {p. 113}pour lequel la Critique du temps fut sans grandeur. Elle répéta avec platitude que les anglais trouvaient que Féval ne savait ni la grammaire de leur langue ni la grammaire de leurs mœurs, comme si, dans leur insularisme susceptible et hautain, et tout aussi intellectuel que politique, les anglais, enragés de nationalité blessée et justes comme des bœufs qui saignent, ne dénigreront pas toujours l’étranger qui voudra les peindre ou s’avisera de les juger. Je serai plus juste, moi ! Si, véritablement, quand il écrivit ses Mystères de Londres, le jeune auteur ne connaissait pas l’Angleterre, il était plus étonnant d’intuition que s’il l’avait patiemment et laborieusement étudiée ; et, à présent qu’il s’agit pour nous moins de ce livre que de la force individuelle du romancier qui l’a écrit, nous devons dire que ce roman en révélait une prodigieuse, et qui même ne nous a pas tenu tout ce qu’elle nous avait promis. Pour nous, donc, le succès d’Eugène Sue dans ses Mystères de Paris, qui produisirent Les Mystères de Londres, paraît être la circonstance qui précipita l’esprit de Paul Féval du haut de sa vocation réelle vers un genre de composition qu’il aurait dédaigné s’il avait été plus mûr et plus mâle ; et peut-être aussi faut-il y ajouter une vieille et tenace admiration d’école pour un autre célèbre roman d’aventures qu’on s’étonne qu’il ait conservée, mais dont il nous a donné tout récemment la preuve en intitulant un de ses derniers ouvrages : Madame Gil Blas.

III §

{p. 114}En effet, de tous les romans d’aventures, celui-là qui s’appelle Gil Blas passe, à tort ou à raison, pour un parangon sans égal. Gil Blas est respecté non seulement comme le chef-d’œuvre du roman et le génie du roman au xviiie siècle, mais comme un chef-d’œuvre de l’esprit humain, et une telle opinion ne m’étonne pas, venant, comme elle vient, du xviiie siècle… Pour mon compte, cela ne m’étonne nullement que le siècle qui admira cette brillante canaille de Casanova, d’Aventuros Casanova, comme l’appelait le prince de Ligne, ait trouvé Gil Blas une œuvre charmante et sublime. Un siècle sédentaire comme le xviiie siècle, qui vivait dans des salons ou dans des cafés, dut naturellement raffoler de Gil Blas, de ce gentilhomme de grande route, l’idéal impossible d’un bonhomme parfaitement cul-de-jatte en fait d’aventures, qui passa sa vie en habit gorge de pigeon à jouer au domino au café Procope, entre sa tabatière et sa bavaroise, dans la plus grasse et la plus bourgeoise des tranquillités ! Trop philosophe et trop libertin pour avoir le génie de la passion, cette source inépuisable du roman de grande nature humaine, le xviiie siècle, le siècle de l’abstraction littéraire comme de l’abstraction philosophique, qui n’eut ni la couleur locale ni aucune autre couleur, {p. 115}— qui ne peignit jamais rien en littérature, car Rousseau, dans ses Promenades, n’est qu’un lavis, et Buffon, dans ses plus belles pages, qu’un dessin grandiose, — ce siècle, qui ne comprenait pas qu’on pût être Persan, dut trouver, le fin connaisseur qu’il était en mœurs étrangères ! le roman de Gil Blas une œuvre diablement espagnole, sur le simple vu de quelques résilles et de quelques guitares, et surtout de quelques sandales d’inquisiteur laissées à la porte de la chambre des femmes pour empêcher ces polissons de maris d’entrer.

Certes ! je ne comparerai pas Beaumarchais-Figaro, ce bâtard de Rabelais, avec papa Le Sage, car du moins Beaumarchais avait dans le bec et dans l’esprit une vibrante paire de castagnettes, plus mordante que celles de toutes les mauricaudes de l’Espagne, et dont il se servit pour faire danser son dernier pas à toute une société, dans cette danse macabre, drôle et terrible, qui précéda la Révolution française. Mais on ne sait pas, on a trop oublié avec quel pauvre vestiaire et quelles loques Le Sage et Beaumarchais, en ceci égaux tous les deux, habillèrent une Espagne de leur invention, laquelle, mystification inénarrable ! a fini par escamoter l’autre Espagne, qui était la vraie. Je le sais, moi, et je ne m’en étonne pas. Mais qu’en plein xixe siècle, quand les passions et leur étude, et leurs beautés, et leurs laideurs, et jusqu’à leurs folies, ont pris dans la préoccupation générale la place qu’elles doivent occuper ; quand la littérature est devenue {p. 116}presque un art plastique, sans cesser d’être pour cela le grand art spirituel ; quand nous avons eu des creuseurs d’âme, des analyseurs de fibre humaine, des chirurgiens de cœur et de société ; enfin, qu’après Chateaubriand, Stendhal, Mérimée et Balzac, — Balzac, le Christophe Colomb du roman, qui a découvert de nouveaux mondes, — la vieille mystification continue et que la réputation de Gil Blas soit encore et toujours à l’état d’indéracinable préjugé classique, voilà ce qui doit étonner !

Et d’autant plus pour Féval qu’il a dû sentir en lui bien des fois bouillonner l’esprit de son siècle ! Tout voué qu’il soit au roman d’aventures (qu’il me pardonne ! j’allais presque dire prostitué), il a parfois touché avec une main moderne, et qui n’est pas la gourde main de ce chiragre de Le Sage, à la passion, au sentiment, à l’idée, à toutes ces choses qu’on ne peut pas plus rejeter entièrement du roman que de l’âme humaine. L’auteur des Mystères de Londres, des Amours de Paris, du Fils du diable, du Bossu, des Fanfarons du Roi, et de tant d’autres ouvrages, est, dans l’ordre du roman, ce que les mélodramaturges sont dans l’ordre du drame, et ils ont beau tresser et tordre, dans les implications et les complications de leur œuvre, les événements, les incidents, les péripéties, les surprises, les mélodramaturges du roman comme ceux du drame n’en sont pas moins obligés, dans une mesure quelconque, à la passion, sous peine {p. 117}de n’être plus que des joueurs d’échecs ou de casse-têtes chinois littéraires. Paul Féval n’a jamais décliné cette loi. Fils de ce romantisme qui, en passant, a laissé partout une lave incandescente de vie qu’on n’éteindra plus, Féval ne procède jamais à la manière incolore de ce pauvre diable de Le Sage, à peu près poétique comme son nom, mais il n’en trouble pas moins la hiérarchie des choses, dans son système de roman, en mettant en premier l’intérêt des événements, qui devrait être le second, et en second l’intérêt des sentiments, qui est certainement le premier…

Et ne croyez pas qu’il n’en ait point l’intelligence ! J’ai dit que je signalerais les qualités de Féval. L’une de ses meilleures est celle-là. Dans l’espèce de roman dont il est victime, dans ce roman à tiroirs et à double fond dans lequel il renferme des facultés assez vives pour faire sauter tout cela (le feront-elles un jour ?) et pour arriver à la simplicité du plan, au rythme aisé du récit, à la concision savante, à la mesure, à l’ordre lucide, à ce fini dans l’art que Platon appelait, avec une justesse si exquise, une rondeur, Féval montre souvent de la passion vraie, de l’observation acérée, de l’invention de bon aloi. Mais toutes ces facultés ne sont pas la faculté première ; car nous avons tous, si nous sommes organisés avec puissance et harmonie, une faculté première, une maîtresse faculté. Shakespeare, l’indifférent sublime, eut l’impartialité, cette impartialité dont l’homme ne peut dire si elle est {p. 118}infernale ou divine. Walter Scott avait la bonhomie. Et Balzac l’amour passionné de tout ce qui était et vivait et pouvait être saisi par la pensée !

Paul Féval, à qui je voudrais montrer ses qualités et ses défauts à la lumière de ces grands noms, a, lui, l’ironie, l’ironie qui lui a fait rechercher souvent les sujets où l’auteur se moque de lui-même. Dans Aimée, où il essaya de faire autre chose que de l’aventure ; dans Le Drame de la jeunesse, plus réussi, et où il révéla ce qu’il pourrait être s’il voulait énergiquement remonter vers les hautes et profondes régions du roman. — Dans Le Drame de la jeunesse, où il reprit l’idée d’Aimée (l’influence des livres et du théâtre sur la pensée et la moralité modernes, l’altération du naturel par les réminiscences littéraires, la pose, la comédie éternelle jouée entre nous et Dieu, et qui nous empêche d’avoir l’originalité même de nos vices et de nos douleurs), il poussa au comble du suraigu cette ironie15 qui est le caractère de son esprit et le symptôme de sa force, et qui pourrait faire de Paul Féval, s’il la développait dans des sujets de cœur, un {p. 119}romancier d’un comique amer de la plus poignante originalité.

IV §

Telles sont les qualités de Paul Féval. J’ai essayé d’indiquer ce qu’il est, en réservant ce qu’il pouvait être… En mon âme et conscience, je le crois, dénaturé, un romancier qui pourrait être grand, mais un romancier qui s’est compromis dans un genre non pas faux (entendez-moi bien !), mais inférieur et très indigne d’un grand artiste qui se sent. Si Féval doutait encore de la vérité de tout ce que nous lui avons dit sur cette espèce de roman auquel nous désirerions l’arracher, nous la lui prouverions par lui-même.

Sa réputation, cette réputation qui n’est pas seulement la popularité du feuilleton, est-elle en proportion avec ses efforts et ses travaux ? Il se plaint, je le sais, et il a droit de se plaindre, du mutisme de la Critique à son égard, lui qui depuis vingt-cinq ans fait jet continu de production. La Critique s’est détournée de lui et de ses œuvres, cette même Critique qui s’arrête, s’assied et examine longtemps un simple volume, s’il s’appelle, par exemple, Madame Bovary. Et comment ne se détournerait-elle pas ?… Il est dans le destin des romans d’aventures d’être vite oubliés. Tout roman d’aventures est un labyrinthe. Il a {p. 120}l’intérêt d’un labyrinthe, lequel n’existe plus une fois que l’on en est sorti. Jusqu’à l’impression du chemin qu’on a fait et des endroits par où l’on a passé s’efface.

Quoi que Féval ait produit, ce n’est pas le nombre des livres, mais leur qualité, qui rapporte à son auteur l’estime ou la gloire. Les messieurs Josse du xixe siècle, les flatteurs de l’époque actuelle, parce qu’ils en sont, peuvent s’ébahir de cette facilité ou de cette impétuosité de production qui la distingue, mais, avant le xixe siècle, qui se serait préoccupé de cela ? Boileau se moquait de Scudéry comme d’une monstruosité gaie. D’ailleurs, — voici qui est singulier, si l’on veut, mais certain, — Scudéry ne serait plus monstrueux aujourd’hui, tant la faculté de production est devenue vulgaire ! Elle est en haut, elle est en bas, elle est partout. Elle est dans l’air du temps. Et elle ne prouve rien. Les travaux de Balzac épouvantent. Madame Sand est une mère Gigogne littéraire. Madame Dash a plus de cent volumes. Et la force de cinquante chevaux d’Alexandre Dumas a été matée par celle de l’incroyable petit bidet de Ponson du Terrail.

L’époque est prolifique. Elle pond, et même trop. Ce n’est pas la force de production qui lui manque ; c’est la force de la gestation. Il y a de petites femmes, toutes faibles, qui n’en finissent pas d’avoir des enfants et qui peupleraient plusieurs hôpitaux. Mais, en littérature, la gestation est volontaire, et si {p. 121}malheureusement il en était de même pour la gestation de l’enfant par la mère, depuis longtemps le monde ne serait plus !

Il faut donc, pour conclure, autre chose que cette production qu’a Féval comme tout le monde et qui n’est plus un mérite, pour que la Critique vienne à lui en attendant la gloire. En soi, cette production ne sauve rien de ce qui doit périr, et elle perd souvent ce qui, sans son enragement, aurait pu vivre. En histoire, elle a perdu Capefigue, qui avait de l’historien dans le ventre ; qui a toujours le ventre, mais qui n’a plus d’historien. En roman, elle n’a pas sauvé Alexandre Dumas, l’auteur pourtant de Monte-Cristo et des Trois Mousquetaires, le chef-d’œuvre des romans d’aventures, si cher aux blanchisseuses de ce temps ! Féval, qui a pris la succession d’Alexandre Dumas et qui aurait été, s’il l’eût voulu, assez riche de sa fortune personnelle, Féval pourrait se garder des dangers de la production trop facile en portant et en creusant longtemps ses idées, et surtout ! surtout ! en renonçant à un genre de composition qui abaisse la portée de son talent.

Pour un homme de l’organisation supérieure de Féval, à la double nature aristocratique et artiste, pour cet homme d’esprit qui échappe à tout par le don précieux de l’ironie et n’est dupe de rien, pas même peut-être de ses propres inventions, ne voilà-t-il pas une belle position et une belle gloire que d’être le {p. 122}Dennery du roman et de trôner comme roi d’un genre dans lequel Ponson du Terrail est évidemment le dauphin ! Je sais bien qu’il y a le mot de César sur la première place dans une bicoque, meilleure que la seconde à Rome, mais je ne suis pas convaincu.

L’ambition littéraire ne pense pas comme l’ambition politique. Elle est plus fière que l’ambition même de César.

V §

Le Chevalier de Kéramour [V-IX].

Le temps n’est pas très éloigné où l’on appelait Balzac le plus fécond des romanciers… Depuis qu’il est mort, ce grand homme, il n’a été, certes ! détrôné de son génie par personne, mais, nous venons de le dire, sa fécondité n’inspirerait plus le même étonnement.

Alexandre Dumas, Paul Féval, ces deux travailleurs à bride abattue, n’ont peut-être pas, quand on y regarde de près, une fécondité égale à celle de Balzac, car chaque volume de La Comédie humaine est bourré d’un texte formidable, mais ils ont montré cependant à leur tour une fécondité qui a diminué quelque peu le phénomène de celle de Balzac. Eux aussi sont de grands Féconds ! Paul Féval, qui appartient moins d’origine et de nature intellectuelle à Balzac qu’à Alexandre Dumas, je l’ai dit déjà, a déjà publié, chez Dentu seulement, quarante romans, sans compter ceux qu’il a {p. 123}publiés ailleurs, et, toujours infatigable, il vient d’y ajouter le quarante et unième, Le Chevalier de Kéramour16, qui ne lui rapportera certainement que ce quarante et unième fauteuil idéal qu’occupèrent avant lui Dumas et Balzac.

Et d’ailleurs ce ne serait point par le petit dernier de cette puissante famille de livres qu’il y pourrait entrer. Et savez-vous pourquoi ? C’est un livre gai. C’est l’élancement et la mousse de la gaîté française, que ce livre. Oui ! c’est l’accent enlevant de cette vieille jeune chose dont Paul Féval a retrouvé dans son âme un rayon immortel. Or, un livre qui est tout cela est ce qui doit faire le plus horreur à ces quarante Empaillés dans leur immortalité, à ces hauts Figés dans l’ennui, et qui le représentent dans sa solennité et dans la leur, cet ennui qui vous faisait jeter à la porte de toutes les maisons autrefois et par lequel on fait maintenant son chemin en France. Bien ne peut être plus antipathique et plus désagréable qu’un livre gai, une fusée d’esprit avec des mots comme des étoiles, à ces hommes qui ne rient plus, s’ils ont jamais ri, et qui se félicitent de ne pas rire même en se regardant et en se faisant leurs bouffonnes politesses dont ils ne pensent pas un mot ; à ces gris-gris, marmottes perfectionnées, qui dorment, elles, pendant plus de six mois ! Mais un livre gai de pétillement inattendu, qui leur fait tant {p. 124}de mal, à eux, nous fait du bien, à nous, nous donne une sensation nouvelle et charmante, par ce temps d’un ennui qui n’est pas seulement à l’Académie, mais qui est partout, et contre lequel nous nous révoltons, dans lequel nous nous abhorrons et ne voulons pas nous confire ! Je ne dirai donc jamais assez le plaisir que ce livre m’a fait, la jouissance très piquante qu’il vient de me donner. Je me suis, en le lisant, retrouvé vivant et français, et français de l’ancien régime ! Je me suis dit que tout n’était peut-être pas perdu en France, puisqu’il y avait encore des filons de cette gaîté-là. Le rieur de ce livre, qui rit, n’est pas l’affreux Homme qui rit de l’académicien Victor Hugo, ce monstre (c’est de L’Homme qui rit que je veux parler), mais c’est un rieur de cette nation qui avait, en riant, le plus de grâce, et qui faisait faire le tour du monde à son rire, — ce qui valait mieux que le drapeau de Mirabeau !

VI §

Cette joyeuse nation n’est plus. Qui fera l’histoire de son rire ?… Qui fera l’histoire des transformations de sa gaîté ?

Que son rire avait de charmes !
J’en pleurais épanoui.
Le rire est évanoui,
Il n’est resté que des larmes !

{p. 125}Hélas ! oui ! les larmes sont venues, et ce n’a plus été à force de rire. Mais qui donc les a fait verser ? Un jour, un de ces larmoyeurs, le plus brillant de tous, qui écrivait ce jour-là avec une plume prise à l’aigle noir de Bossuet « qu’on put s’étonner de la quantité de larmes que contenait l’œil des femmes des rois », n’écrivait ainsi que parce que la Révolution, cette horrible Sérieuse, était venue ! Quoi qu’il fit et qu’il se crût le génie du christianisme, Chateaubriand ne fut jamais assez chrétien pour être gai. Il ne connaissait pas, pour se les appliquer, les paroles de celui qui a dit : « Mon poids est doux et mon joug est léger », aux craintifs et aux mélancoliques de son temps. Il ne rit ni ne sourit jamais. Il fut triste, au fond, comme un protestant, ce catholique qui avait fait ses études dans Rousseau, et qui, quand il ne l’aima plus, n’en garda pas moins toutes les mélancolies sur sa pensée… Chateaubriand, de race de chevaliers français qui teignaient de leur sang les armes de France (sa devise), n’avait point la gaîté de la vieille et gaie France, la gaîté du roi saint Loys et du sénéchal Joinville, qui étaient des hommes gais, quoique héros et saints ! Quand la Philosophie déchristianisa la vieille France, elle la rendit sérieuse et pédante ; pédante ! le comble du sérieux, sa grimace accomplie. Puis la Révolution acheva ce chef-d’œuvre. Après le sang coulèrent les larmes. Ce fut le temps de René et d’Obermann. On commença par le vague et on finit par le triste. Les {p. 126}Méditations de Lamartine conduisirent aux Poésies de Joseph Delorme. À l’exception de quelques pages savoureuses et fortes de Balzac, le grand pantagruéliste, le plus étoffé des enfants de ce géant qu’on appelle Rabelais, et des adorables chansons de Désaugiers, — car Béranger est triste à porter en terre le diable auquel il ne croit pas, — tout fut empesté de mélancolie.

Mais après le scepticisme et la religiosité qui nous avaient encrassés de leurs vapeurs et de leurs humeurs peccantes, tout devint pire, comme dit l’Homère errant d’André Chénier (un triste encore), et le matérialisme finit par nous arracher du cœur tout sentiment bête, — comme il disait, — pour n’y laisser que des sensations positives, et il fit le vide, — le vide de la désespérance, — et le vide engendra l’ennui, et nous eûmes la littérature des Vidés, des Ennuyés et des Ennuyeux !

La voilà, toute cette pauvre histoire. Et voilà où nous en sommes pour l’heure. À la littérature, qui n’est même plus triste, à la littérature du vide et de l’ennui ! Naturellement, des hommes qui n’ont rien dans le ventre ne mettent rien dans ce qu’ils écrivent. Ils prennent seulement les mots et les tordent comme du fer, et avec l’effort qu’on met à tordre du fer, mais leur fer reste creux. Ils sont ingénieux quelquefois, ils font de jolies papillotes : mais il n’y a pas de cheveux dedans. Ah ! la littérature française peut bien chanter que sa gaîté s’en est allée, ou encore, cette littérature impassible : « Plus d’amour, partant plus {p. 127}de joie ! », de ce vieux joyeux au rire divin. Même les Ballades joyeuses de Banville, le lyrique éclatant, ne sont pas joyeuses, et il n’en a fait que trente-six ! Enfin, la comédie elle-même, dont le métier est d’être gaie, mais qui ne sait plus son métier, fait des dénouements avec des coups de pistolet et incruste, dans des dialogues sans chaleur et sans verve, des mots cherchés et travaillés pendant trois mois… Aussi, lorsque l’on en est là, il faut bien convenir que c’est un événement heureux que l’arrivée d’un livre gai, d’un éclat de frais et bon rire, d’une manière frisque, pétulante et légère, qui fait l’effet d’un flacon de sels anglais au cerveau, et, dans le néant littéraire où tout tombe, nous ragaillardit et nous ravigote l’esprit et le cœur !

VII §

Tel est ce roman de Paul Féval. Au fond, ce n’est qu’un roman d’aventures, enté sur une idée superstitieuse que la haute raison des temps modernes a pu fouler de son pied superbe, mais n’a pas arrachée encore de l’esprit humain, qui impertinemment lui résiste. Le chevalier de Kéramour nomme le livre, qui a un sous-titre : La Bague de chanvre. L’auteur a reculé devant le titre, qui n’aurait pas dû faire peur à sa hardiesse, et qui aurait dû être : La Bague de corde de pendu. Le chevalier de Kéramour, un Breton du temps {p. 128}de Louis XV, ruiné de mère en fille par la plus singulière des combinaisons, s’en va chercher fortune loin de son pays, et, après des complications diverses et des péripéties de toute espèce, il finit par épouser sa petite femme d’enfance, — sa cousine Vivette, — avec laquelle il est heureux et à qui il fait deux enfants, garçon et fille : le souhait du Roi ! Jamais Conte — voire de fées ! — ne fut d’une construction plus simple, dans sa donnée et dans ses éléments ; jamais bulle de savon ne fut mieux, d’un souffle, tirée d’un plus humble fuseau ; mais ce souffle est d’une délicieuse pureté, et jamais détails, d’une si simple donnée, ne furent plus inattendus et plus charmants. Mis rondement à la porte, avec neuf livres dans sa poche, par son oncle, monsieur Polduc Le Bihan, sur lequel je reviendrai, le chevalier de Kéramour, qui n’a que sa beauté et sa bravoure, — un vrai chevalier des Contes de fées, — trouve sur la route devers Paris un pauvre diable de pendu dans une forêt, et il a l’idée de faire une bague avec quelques fils de sa corde, entrelacés aux cheveux de sa cousine Vivette ; et c’est alors que commence de se dérouler le ruban bariolé de ses aventures, qui vont, jusqu’à la fin du livre, de surprises en surprises, comme on les entend et comme on les pratique au théâtre, où l’on marche d’ordinaire, comme sur un tapis, sur toutes les invraisemblances et toutes les impossibilités.

Un tel livre, tout en détails, ne se raconte point, {p. 129}mais ce sont les détails qui font la fortune des livres, et les détails de celui-ci sont ravissants. Malheureusement, le roman du Chevalier de Kéramour est rompu par la moitié, et tient dans l’atmosphère de deux mondes, — de la Bretagne et de Paris. Le Paris de la fin du règne de Louis XV y est peint d’une couleur très vive. Paris, la cour, les personnages de cette fin du xviiie siècle, qu’on a peints tant de fois, ont été rechampis par Paul Féval une centième fois de plus avec un pinceau infatigablement spirituel, audacieux et léger comme cette époque où les jolies manières avaient remplacé les bonnes mœurs. Seulement, quoique très enlevée, cette seconde partie du roman est assurément inférieure à la première, qui se passe en Bretagne. L’auteur, qui est Breton et qui a déjà bretonné dans tant de livres, n’a jamais mieux bretonné que dans celui-ci. Il faut bien le rappeler, quoique tout le monde et lui-même le sachent, le vrai talent de Paul Féval, sa profondeur, son essence, son originalité, la saveur embaumante de son talent, lui viennent de cette terre de Bretagne dont il est le fils. Aussi, dans son roman, voit-on avec chagrin son Kéramour quitter sa terre natale et entrer à Paris avec son valet Joson Menou, un bâton, pour la force, du temps de Bertrand du Guesclin, parce que là ils vont évidemment perdre tous deux de leur provincialité. Le roman diminue d’intérêt parce qu’il diminue d’accent. L’auteur, comme Antée, a toute sa force sur le sein de sa {p. 130}mère, mais quand il n’y est plus, c’est un Antée en l’air dans les mains d’Hercule ; et Hercule, ici, cet Hercule que tous les romanciers connaissent, c’est la difficulté !

VIII §

Eh bien, cette difficulté, souvent plus forte que le talent des plus forts, n’existe plus pour Féval une fois qu’il est en Bretagne ! Il est là chez lui, comme Walter Scott en Écosse. Il n’a point certainement la céleste bonhomie de Walter Scott, qui était un grand bonhomme épique, non dans Ivanhoé, comme on l’a cru quand on ne connaissait pas le Moyen Âge et où il ne nous a donné qu’un templier de keepsake à l’usage des bégueules anglaises, mais en Écosse, et en Écosse la plus Écosse, — celle de 1745. Paul Féval n’a point l’épique de Walter Scott, qui est épique jusque dans sa gaîté ; mais il a, dans la sienne, des soudainetés, des jaillissements, des étincelles, du vif argent et du phosphore que n’a point le vieux Walter Scott, dont le comique est profond et rassis. Le rire de Paul Féval, ce bon rire exilé maintenant de la littérature française et que je retrouve à tant de places dans Le Chevalier de Kéramour, y éclate comme un écho purifié des immenses éclaffements de notre père et mère Rabelais (comme le nommait Chateaubriand, ce qui, pour un Triste, n’était pas trop mal !). Le rire de Walter {p. 131}Scott n’a pas cet éclat et cet étincellement d’émail de dents blanches qu’a le rire de Paul Féval, ce rieur ! C’est plutôt, chez Walter Scott, un sourire qu’un rire, — un large rire silencieux. Paul Féval a moins de naturel que Scott et plus de caricature ; mais la caricature, c’est du naturel dans l’outrance : c’est donc encore du naturel. Paul Féval ne nous donnerait pas des figures comme celles du juge de paix Foxley, de Pierre Peables le plaideur, et du capitaine de Jenny-la-Sauteuse (dans Redgauntlet), cette variété de trois ivrognes de génie. Mais il nous donne, dans son Chevalier de Kéramour, monsieur Polduc Le Bihan, le fort buveur de cidre, qui a inventé tout un ordre de jurons pour jurer tout son saoul sans offenser Dieu, et qui proteste, l’épée nue à la main, à la fin de chaque repas, en l’absence perpétuelle d’un chapelain qu’il ne peut appointer et qu’il dit en vacances, contre l’usurpation de la duchesse Anne de Bretagne, laquelle lui a volé sa couronne ducale ; et cette tête de monsieur Polduc Le Bihan est excellente, et d’une verve qu’aurait assurément goûtée avec délices le grand peintre en originaux et le grand connaisseur écossais.

Ainsi, comme Walter Scott, — et ce n’est pas un médiocre honneur pour Féval que d’être comparé à Walter Scott, n’importe dans quelle proportion, — ainsi, comme Walter Scott, Paul Féval est avant tout un provincial, ce mot relevé à cent pieds de hauteur à présent, et voilà son mérite le plus grand, comme ce {p. 132}sera sa meilleure gloire, que d’être un provincial ! Quand il est parisien dans ses œuvres, car il vit à Paris depuis des années et il a été trop magnétisé par cette drôlesse de Paris pour qu’avec son esprit gai et narquois, et si bon enfant dans la narquoiserie, il ne soit pas devenu parisien jusqu’aux ongles, et il l’est ; seulement alors, quand il l’est, il n’est plus que cela (un parisien) dans la littérature française, et nous en avons tant de parisiens !!! tandis que breton il est vraiment lui-même, et souvent exquis, et un solitaire comme le diamant ; car je ne sache que lui qui sache comme lui la Bretagne. Plus nous irons, d’ailleurs, plus ce cancer de Paris qui ronge tout de la personnalité de la France ira s’agrandissant, plus ceux-là qui se tiendront sains et à l’écart dans l’autochtonie de leur province garderont dans leur talent de personnalité et de caractère. À Paris, tout se polit et s’efface par le frottement de tous contre tous ; c’est la fusion et la détrempe universelles. Mais, s’il y a en France, dans cette nation sociable comme une catin, quelque chose qui ressemble encore à la virginité d’esprit qu’on appelle l’originalité, c’est en province, et c’est là seul qu’il faut chercher cette escarboucle des littératures. Or, Paul Féval a le bonheur d’appartenir à la province qu’a le moins touchée cette influence de Paris, qui finira par égratigner et mettre en poussière jusqu’aux granits de ses dolmens ! Si j’avais donc un conseil à lui donner, ce serait de se cantonner et de se {p. 133}calfeutrer dans sa Bretagne, dans l’esprit, les souvenirs et les coutumes du pays qu’il connaît si bien, de s’y ramasser et de s’y condenser tout à fait au lieu de s’éparpiller à tous les souffles de la rose des vents de Paris, et peut-être finirait-il sa vie par ce chef-d’œuvre absolu qui fixe enfin la gloire d’un homme et qui lui a toujours manqué.

IX §

Son Chevalier de Kéramour est comme une senteur anticipée de ce chef-d’œuvre qui est encore à venir. C’est Paris, la cour, Richelieu, Sartine, toutes les vieilles choses connues, qui ont fait échec au chef-d’œuvre possible ; et c’est surtout Paris, ce monstre de Paris ! Les habitudes du feuilleton, qui sont une dépravation de Paris, ont atteint jusqu’au style de Féval, dans son roman de Kéramour. C’est le style haché par trop menu de l’homme qui lire à la ligne (joli style de Paris !).C’est ce style à l’Alexandre Dumas, qui menait quatre feuilletons de front dans quatre journaux différents ; ce style rompu… mais non claudicant, sautillant plutôt, avec des vivacités d’écureuil, qui fut mis à la mode par Dumas père dans la littérature, et dans la politique par Émile de Girardin, et que je voudrais voir remplacé chez Féval, dans sa maturité, par un style plus ample, à attaches fortes, avec {p. 134}des articulations léonines… Ah ! que Paul Féval ne craigne pas d’étoffer sa manière ! Il lui restera bien toujours assez de mouvement, d’esprit, d’agilité, de souplesse, de gaîté étincelante, de qualités jadis françaises, et il vient de le prouver dans ce dernier roman du Chevalier de Kéramour. De toutes les facultés qui forment son talent très complexe, la première et la plus caractéristique, c’est l’observation et le sentiment de la comédie, et nous en avons été frappé il y a longtemps. Dans un des meilleurs livres qu’il ait produits (Aimée), cette observation se montra ironique et presque cruelle. Mais dans ce Chevalier de Kéramour, joli comme le nom de son héros, il a désarmé sa gaîté et elle n’est plus que charmante. Malgré les défauts de ce nouveau roman d’aventures, on est tellement saisi par cette gaîté, comme on n’en voit plus dans les livres de cette heure du siècle, qu’elle fait disparaître tout le reste dans son enchantement !

Voilà ce que l’auteur du Chevalier Des Touches avait à dire à l’auteur du Chevalier de Kéramour !

X §

Les Étapes d’une conversion [X-XIV].

« Ceci n’est pas un conte », écrivait un jour Diderot tout en flammes, l’inventeur Diderot, battu par un sujet qu’il n’avait pas inventé, et c’était son meilleur roman. « Ceci n’est pas un conte non plus ! » peut dire {p. 135}Paul Féval de ces Étapes d’une conversion17, qui seront peut-être aussi son meilleur roman ; car il n’est pas fini, ce livre… Nous ne sommes qu’au point de départ de ces Étapes.

Paul Féval, qui joue depuis plus de trente ans avec les haltères du feuilleton, a gardé les habitudes que ce diable de feuilleton nous donne. Comme Balzac lui-même, Paul Féval s’est courbé sous cette tyrannie littéraire d’un temps qui ne reconnaît plus en tout que Sa Majesté la Foule, et où tout le monde écrit pour elle. Sans contredit, il faut être fort pour se courber là-dessous sans se rompre ! Mais on garde le pli pour sa peine de s’être courbé, et on continue de procéder comme on a procédé toute sa vie. On publie, en le scindant, un livre qui devait être fini dans la pensée de l’auteur quand il a commencé de l’écrire, et par là on embarrasse mortellement la Critique, qui, pour juger une œuvre, doit l’étreindre toute dans la profondeur de son unité et la précision accomplie de son contour. Voilà ce qui fait hésiter à parler de ce livre, impatientant pour la Critique qui ne peut pas se scinder comme le livre et se mettre en petits paquets. Mais une raison qui n’est pas littéraire a tout emporté de mes velléités de silence, une raison qui vaut mieux que toutes les littératures, et cette raison, c’est que : « Ceci n’est pas un conte ! » C’est qu’ici — dans ces {p. 136}Étapes d’une conversion — il y a une vérité qui palpite plus fort que le talent n’a jamais palpité, et qu’enfin, pour ceux qui comprennent la beauté et la grandeur de la vie, il y a mieux même que le génie d’un homme dans un homme, — il y a son cœur !

Les Rois, quand on avait des Rois, faisaient mettre le leur dans des boîtes d’or et les envoyaient aux Églises auxquelles ils avaient le plus de foi et qu’ils avaient le plus aimées. Paul Féval, qui, par le talent et le succès, a eu sa manière d’être Roi, Paul Féval, dont la conversion a fait éclat en ces derniers temps, a mis son cœur ici, — et je vous jure que c’est une boîte d’or, digne d’être offerte à Dieu, sur son autel !

XI §

Il s’est converti, en effet, non pas à l’idée, mais à la pratique chrétienne. L’idée, il l’avait. Il pensait comme nous. Il croyait comme nous. Il avait l’immutable christianisme du Breton, dont rien n’avait pu entamer la solidité pure : ni la vie de Paris, ni le scepticisme de Paris, ni la dispersion de tous les sentiments dans ce funeste Paris, qui tient de la roue pour nous moudre le cœur et du vent pour nous l’éparpiller. Il avait cela, et il était assez chrétien comme cela, au regard des superficiels, qui le trouvaient charmant et léger et gai d’esprit comme pas un d’entre eux ; car {p. 137}il avait le charme, la légèreté et la gaîté de l’esprit qui n’empêcheraient pas d’être un saint si on avait envie de l’être, et qui s’ajoutent même à la sainteté pour la faire plus séduisante, quand on l’a. Seule, la pratique lui manquait. Presque rien ! Mais ce presque rien, c’est là tout. C’est la dentelle qui est le mur d’airain, transparent mais impénétrable. Un jour, le mur d’airain fondit et laissa passer l’homme de foi jusqu’à l’homme d’action.

Comme son incomparable homonyme, Paul Féval n’a pas été frappé de la foudre solaire sur le chemin de Damas. Le chemin de Damas ne se trouve guères sur les boulevards de Paris ! Il n’a point entendu la voix puissamment tendre qui dit l’irrésistible : Pourquoi donc me persécutes-tu ? car il n’avait jamais persécuté Celui-là qu’il aurait dû suivre, et que pour son malheur et son péché il ne suivait pas. Mais Dieu, qui a, quand il le veut, tous les moyens de nous atteindre, Dieu, qui donne à sa Grâce divine toutes les formes humaines qu’il lui plaît, donna pour Féval à sa Grâce le visage d’un ami et d’un homme fait par l’esprit pour tout renverser comme la foudre, et qui se contenta de lui planter et de lui enfoncer doucement dans le cœur, pendant des années dont je ne sais pas le nombre, les racines de cette conversion que voilà maintenant fleurie et épanouie sur sa tombe !

Cet ami, Paul Féval l’appelle tout simplement Jean dans son livre, mais, en réalité, il s’appelait d’un nom {p. 138}qui deux jours fut célèbre. Il s’appelait Raymond Brucker.

XII §

Je l’ai connu, et j’en ai déjà parlé ailleurs18 Raymond Brucker, qui fut la Grâce pour Paul Féval, et pour tant d’âmes qui ne l’ont pas dit comme Féval, fut l’inspiration pour une foule d’esprits qui ne l’ont pas dit davantage. Dans ce monde constipé de cœur et bourrelé de vanité discrète, n’attendez pas que le moindre quinquet littéraire allumé par Brucker reconnaisse lui devoir l’étincelle tombée sur sa mèche ! Mais je nommerais, s’il le fallait, tous les hommes issus de la brillante éclosion de 1830 à 1848, et je montrerais qu’il n’en est peut-être pas quatre qui n’aient porté sur leur front le souffle enflammé de Brucker, de cet homme qui eut les deux souffles : qui eut d’abord l’influence naturelle du talent, et, plus tard, l’influence surnaturelle de la foi… Aucun parmi nous ne lui a ressemblé. Ceux qui l’ont connu, et qu’il savait fasciner par l’extraordinaire d’une éloquence à laquelle rien ne ressemblait, l’admirèrent souvent comme un homme fait de toutes pièces, et de prodigieuses pièces. On trouvait en lui du Thomas d’Aquin {p. 139}et du Shakespeare, du Diderot et de l’O’Connell. Mais la puissance réelle de l’homme dans lequel on trouvait des morceaux de tels hommes, n’était pas là. Elle était ailleurs. Selon moi, Raymond Brucker fut, de nature, ce que je me permettrai d’appeler un homme-cause (chose rare !), qui donnait à tous les esprits la chiquenaude de Dieu pour les faire mouvoir et vibrer. Là était sa vocation, son génie, son destin dans la vie. Quand il n’était plus cause, il n’était plus rien. Il s’écroulait. Avant d’être devenu chrétien, il a fait des livres, comme nous tous ; il en a fait des las, témoignant de facultés et de connaissances encyclopédiques qui s’emmêlaient et s’enchevelaient, mais pour n’aboutir qu’à des œuvres puissamment manquées. Les livres, ces édifices difficiles et lents à construire, impatientaient ses mains rapides et brûlantes et ne furent jamais, sous les siennes, que d’éblouissantes imperfections. On ne bâtit point avec de la flamme. La sienne allumait les esprits. Quand c’était fait, son œuvre était faite… Né pestiféré dans un siècle pestiféré, et malade de toutes les maladies de son temps, représentées par tous les systèmes, il guérit de toutes par le miracle de cette Grâce, qui opéra en lui par des voies secrètes ; car il ne fut le Féval de personne. Nul homme ne devait être pour lui ce qu’il fut pour les autres hommes, et Dieu seul dut agir sur lui comme, lui, il agissait sur eux. Telle fut, vue par en haut, et dégagée, comme un arbre en pleine forêt abattue, de {p. 140}toutes les facultés qui jetaient leur épaisseur sur elle, la supériorité absolue de Raymond Brucker, de ce porte-flamme, qui, comme la flamme ne laisse rien après elle, n’a rien laissé après lui, et, tout entier, s’est évaporé. Il n’a laissé ni œuvre devant les hommes, ni gloire faite par eux, les ingrats ! et sans la tendre admiration de Paul Féval, et peut-être sa reconnaissance d’âme sauvée, Brucker courait probablement la chance d’être aujourd’hui tout à fait oublié. Mais, romancier jusqu’à sa dernière heure, Paul Féval, qui fut son ami, a voulu tailler un roman de plus dans l’étoffe de cette personnalité qui prête à tout, tant elle est vaste et contrastée ! et c’est ainsi que l’homme qui a le plus fécondé les têtes de son temps, comme Socrate accouchait celles du sien, l’inspirateur de tant d’esprits pendant sa vie, va, après sa mort, par une singulière opiniâtreté de la destinée, en inspirer encore un.

Et si celui-là continue son livre comme il l’a commencé, il fera un délicieux roman, et probablement le plus délicieux qui soit jamais sorti de sa plume. Brucker aura donc porté bonheur autant au talent de Paul Féval qu’à son âme. C’est Brucker, en effet, qui est le roman même ; il n’en est pas seulement un personnage, il en est le centre, le cadre et le sujet. Ce roman (qui n’est pas un conte) serait-il son histoire ? Seul, l’auteur pourrait répondre à cette question, et révéler le mystère d’une composition qui, comme {p. 141}toute composition, a son mystère, et où deux histoires vraies peuvent s’entrelacer et se fondre, comme dans beaucoup de romans et de poèmes, pour n’en faire qu’une, sans que l’on sache bien où l’une de ces histoires finit et où l’autre commence. Quoi qu’il en soit, et d’ailleurs cela importe peu ! la conversion racontée ici est un fait réel, soit de la vie de Brucker, qui s’est converti à un certain moment d’une vie longtemps profane, ou de la vie de Paul Féval, certainement moins profane, et qui vient aussi de se convertir. Dans tous les cas, ce qui reste acquis au débat, c’est que cette conversion n’est pas inventée, et qu’on le sent à la manière émue et pénétrante dont elle est racontée. Brucker ou Paul Féval, il y a ici le plus touchant, le plus attendrissant, le plus exquis des convertis et des conteurs. Dans la forme du roman, et sous le masque de verre de ce nom de « Jean », qui ne trompe personne, c’est Raymond Brucker qui raconte en son propre nom ; et il y est d’une vérité frappante d’accent et de physionomie, animés l’un et l’autre par des détails charmants, et qui, évidemment, ne peuvent appartenir qu’à cette nature de Raymond Brucker, presque ininventable d’originalité. J’ai parlé plus haut de lui, et je n’ai montré que le Brucker intellectuel et la note la plus élevée et la plus grave de sa prodigieuse intellectualité. Mais, dans le livre de Féval, Brucker est intégral et embrassé par tous les côtés de son esprit et de sa vie. C’est Brucker, tombé {p. 142}des athénées du monde dans les cryptes des églises chrétiennes. C’est Brucker, le prédicateur, avec ses impétuosités de converti, ses beaux mépris du monde, ses brusqueries tendres, sa bonhomie sublime ou plaisante, sa poignante sensibilité, sa mordante gaîté qui caressait encore lorsqu’elle mordait, son faste d’humilité, car parfois, Diogène chrétien, il affectait l’orgueil de l’humilité contre l’orgueil philosophique, et son inattendu dans le paradoxe qui terrassait l’idée connue et commune et vous rasait si près de terre un sot ! et cette éloquence à l’O’Connell, où le grandiose et le trivial se battaient comme la pluie et le vent dans Shakespeare, — cette éloquence, entendue et ressouvenue, dont l’auteur des Étapes d’une conversion a pu être l’écho, et, plus intime que l’écho : la harpe éolienne ! Le vent passe dans les cordes de la harpe éolienne et s’imprègne de leur harmonie. Paul Féval passe à travers Brucker et devient Brucker en y passant. On se dit : « Le voilà ! c’est bien lui ! » Paul Féval est un thaumaturge. Les Russes ont une adorable coutume. Le jour de Pâques, ils s’embrassent quand ils se rencontrent et se disent joyeusement : Le Christ est ressuscité ! Moi qui ai longtemps aimé Brucker, j’ai dit aussi avec une joie attendrie, après avoir lu Les Étapes d’une conversion : « Raymond Brucker est ressuscité ! » et j’aurais bien demandé à Paul Féval la permission de l’embrasser pour m’avoir fait ce bonheur-là.

XIII §

{p. 143}En effet, peindre ainsi, c’est ressusciter. Écoutez le peintre :

« Mais c’est lui surtout, — nous dit-il, — créature brillante et incomplète, poème auquel il manquait des feuillets, c’est Jean lui-même qui vit en moi avec tout ce que Dieu lui avait donné, défaillances et vigueur, lumières et ombres. Quand je détourne mes regards du présent pour les reporter en arrière, je vois, comme si elle était là devant moi, cette tête tourmentée, mais si calme ! de l’esclave de la foi qui s’émerveillait d’avoir douté ; cette figure du libre penseur prisonnier de Dieu ; ce masque imprévu, si absolument divers, frivole et profond, travaillé par la fièvre du savoir, mais tout pénétré de sérénités naïves, qui m’a fait si souvent, si souvent, penser et pleurer…

« Il est là, le vieil homme que j’aimais, — véritablement homme, pétri d’humilité et de dédains, de charité et de cruautés ; amalgame de douceur, d’amertumes, d’obéissance, de murmures, d’imprudence et de sagesse, et bon, loyal et généreux ! Le voilà, avec ses traits hardis, bizarrement fouillés, sa joue longue, creuse et blême, hachée de rides dont chacune trahit un sarcasme guéri, une colère apaisée, une plainte réduite au silence. Va-t-il {p. 144}parler, lui qui était l’éloquence même ? Sa bouche s’ouvre dans le sourire de ceux qui ont béni la douleur ardemment. Son grand front pense et prie. Son regard, qui semble éteint, couve sa puissance comme un foyer, endormi sous la cendre, disperse en gerbes, dès qu’on le remue, le soudain réveil de ses éclairs…

« Il avait été très beau. Madeleine disait cela. Moi, je ne le connus que longtemps après sa jeunesse passée… Parfois, sa haute taille abandonnée se redressait tout à coup comme celle d’un soldat qui oublie sa blessure, et parfois aussi, du fond de lui, une corrosive odeur d’orgueil s’exhalait, malgré l’humiliation volontaire et sévère de sa vie. Rien ne restait de la fortune si cavalièrement conquise à la pointe de sa plume, et sa plume, qui avait été d’or, ne valait pas même à présent l’outil du plus vulgaire ouvrier, puisqu’il avait peur d’elle au point de la condamner à l’immobilité. »

— Peur d’elle ! c’est le seul mot que j’aurais voulu changer à ce portrait superbe. Peur d’elle ? Brucker ? Il en avait le mépris !

Et quelques lignes plus bas : « Il apportait dans l’expiation la fougue et la force de sa nature. Comme il avait vécu d’orgueil, il était avide de rabaissement et ambitieux de décadence. Pour lui, en fait de chute, rien n’était assez profond. Comment dire ? L’orgueil se glisse partout, jusque dans la sainte passion d’expier l’orgueil. »

{p. 145}Que vous savez bien dire, au contraire, et que j’aime cette manière de peindre ! Je ne crois pas que l’on puisse faire plus simplement, plus profondément et plus magnifiquement vivant. Et ce n’est là que quelques traits que je détache de ce portrait, qui est moins un portrait que la vie, la voix, le geste et l’âme d’un homme, gravés ineffaçablement sur la toile palpitante et vivante du cœur d’un autre homme. Si je n’étais pas saisi par la puissance de cette image réapparue devant moi, par l’aspect troublant de ce revenant que j’aime à voir revenir sous la plume évocatrice de Féval, je vous aurais fait remarquer toutes les beautés de cette peinture, dont chaque coup de pinceau est une pensée, dans un temps où ceux qui passent pour des peintres n’ont que de la couleur physique à mettre par-dessus leur néant, comme des maçons mettent du mortier dans des trous.

XIV §

Du reste, c’est presque une conversion aussi que cette manière de peindre. La Grâce, quand son rayon tombe dans un homme, va jusqu’à l’écrivain. Paul Féval, en ses Étapes d’une conversion, nous a révélé, par des qualités neuves, une manière pensive, intime, recueillie et profonde, que je ne lui connaissais pas, {p. 146}du moins au même degré où je la lui vois maintenant. Ce n’est plus ici l’homme de ces grandes fresques qu’il a peintes toute sa vie, avec ce pinceau infatigable et ailé qui allait quelquefois trop vite et qui semblait capable défaire quatre-vingts lieues à l’heure, comme les ailes du martin-pêcheur. L’auteur à fond de train et ventre-à-terre des romans les plus lus et les plus aimés de ce siècle, qui a la fringale des romans, s’est rassis dans ce petit volume. Il a mis sa tête dans sa main, comme la Mélancolie d’Albert Dürer. En ce livre d’un christianisme qui ne l’est pas, comme tant de livres, de superficie, il ne travaille plus pour les appétits de ce gros boa de public qu’il a pu rassasier, mais sans le faire jamais dormir. Il y a travaillé pour les délicats, pour les esprits choisis, pour les âmes religieuses, pour le petit nombre des Élus, aussi petit, ce nombre-là, en littérature que dans le ciel ! Autrefois et naguère même, il versait son talent à flots dans toutes ces têtes qui sont le plus souvent des cruches ; et, fébrile de verve, pour le répandre plus vite et plus abondamment, il aurait volontiers cassé le goulot de la bouteille. Maintenant, c’est de l’extrait de talent qu’il va nous donner dans de petits livres qui rappelleront ces fines aiguilles de cristal dans lesquelles on enferme l’essence des roses… Les Étapes d’une conversion auront trois volumes comme celui-ci, et seront publiés en trois fois. Mais je n’avais pas à examiner littérairement ce premier volume, dans {p. 147}lequel la personnalité de Brucker tient toute la place et où il n’y a pas d’étapes encore.

Ce n’en est pas une, puisqu’on n’a pas marché, que le récit, qui commence le roman à venir et finit le volume actuel, de cette mort d’un père pénétrant des premières impressions chrétiennes l’âme d’un enfant qui les retrouvera un jour dans son âme et qui redeviendra chrétien. Les sentiments que ce pathétique récit remue dans les âmes, on les saura, en le lisant, mais il n’y a que les connaisseurs littéraires qui apprécieront le tour de force dans le chef-d’œuvre de ce récit. Dans quels livres, et chez quels romanciers, n’a-t-on pas vu des morts chrétiennes ? Elles sont si belles qu’elles tentent même ceux qui ne croient pas. Elles sont une espèce de sublime facile, à la portée de tous les talents. Mais dans quel roman a-t-on abordé, avec une pareille précision, tout ce qui constitue la mort chrétienne dans les plus petits détails des cérémonies dernières de l’Église, et sans oublier une seule de ses maternelles attentions pour le Fidèle qui meurt dans son sein ! L’artiste, doublé nouvellement du chrétien dans Paul Féval, a élevé le tout à un idéal de beauté qui prouve que le talent est déjà chez lui transfiguré par la Foi.

Il y a bien encore çà et là, à quelques touches (dans la Madeleine, la gouvernante de Jean, par exemple), du Paul Féval d’autrefois, de cet esprit charmant que j’ai tant loué dans Le Chevalier de Kéramour ; mais la {p. 148}Grâce l’a pris et a trempé le rieur aux sources de ces larmes qui rendent si heureux ceux qui les répandent que, dit-on, à cette marque on reconnaît les Saints. Le chrétien que voici en deviendra-t-il un ?… Je le souhaiterais pour lui, son talent dût-il en périr. Seulement, je suis bien sûr qu’il n’en périrait pas ! Je ne suis pas de ceux qui lui diraient, comme un critique chrétien le lui disait l’autre jour (drôle de christianisme !) : qu’il ne fallait pas trop se convertir, pour rester plus utile. L’utilitarisme, en religion, est aussi bas qu’en autre chose… Il n’y a de beau et même d’utile, puisqu’on aime ce mot et cette idée-là, mais d’utile dans le sens infini, que ce qui est beau, toujours plus beau, que ce qui se rapproche le plus de la Beauté Éternelle ! Goethe, — qui, malgré ses airs d’Olympien, fut quelquefois grotesque, s’est plaint toute sa vie de la longueur du nez des chandelles qui éclairaient (mal) les veillées de son génie ; — Goethe, mourant comme il avait vécu, criait, en mourant : « Toujours plus de lumière ! toujours plus de lumière ! » Nous disons, nous, à Féval, comme à tous les chrétiens : « Toujours plus de christianisme ! toujours plus de christianisme ! » parce que c’est plus de lumière. Mais ce n’est pas (heureusement !) la lumière de Goethe.

XV §

Jésuites ! [XV-XVIII].

{p. 149}Quand on annonça, presque immédiatement après Les Étapes d’une conversion, un livre du nouveau converti Paul Féval, j’étais loin de m’attendre, je l’avoue, à celui-ci. On avait parlé d’un livre sur les Jésuites, et je croyais que le célèbre romancier, resté romancier quoique ardemment devenu chrétien dans sa vie comme dans sa pensée, allait nous donner un roman dont les Jésuites seraient le sujet et les héros. S’il y a, en effet, des hommes historiques qui, à force de génie et d’héroïsme, de science religieuse et de science mondaine, semblent allumer le roman dans l’histoire, ce sont les Jésuites, à coup sûr. Pourquoi donc pas un roman dans lequel ils auraient figuré ? Le grand romancier protestant, à Walter Scott, a bien écrit Les Puritains. Pourquoi un grand romancier catholique n’écrirait-il pas Les Jésuites19 ? Pourquoi ne taillerait-il pas quelque superbe roman dans cette histoire immense : l’histoire des Jésuites, — trop vaste certainement pour être embrassée et tenir dans une seule composition, fût-elle épique ; car elle contient plusieurs épopées… D’ailleurs, il y avait une revanche à prendre. La haine voit plus clair pour faire le mal, {p. 150}que l’amour pour faire le bien. Les ennemis du catholicisme n’avaient pas manqué de voir le parti qu’ils pouvaient tirer, dans l’intérêt de leurs passions et de leurs idées, de ces hommes si romanesquement, si surnaturellement historiques, et dont la gloire trempait, par en bas, dans des calomnies qu’il s’agissait de faire monter toujours plus haut. Eugène Sue avait donné un fort coup de pompe à cette boue. Il avait inventé Rodin. Il fallait faire rentrer sous terre cette invention abjecte et scélérate. Il était temps d’opposer enfin le Jésuite vrai au Jésuite faux. Eugène Sue méritait un soufflet terrible, et quelle meilleure main, plus pure et plus inspirée, que celle de Paul Féval, un romancier comme lui, pour le lui donner ?…

Mais ce n’est pas un roman que le livre de Paul Féval. Catholique d’hier, animé d’un enthousiasme d’homme renouvelé, et qui ne s’en ira pas comme s’en vont de nos cœurs, les uns après les autres, tous nos pauvres enthousiasmes de la terre, Paul Féval a voulu affirmer son catholicisme plus expressément encore que par un roman, et à l’œuvre que j’attendais il a préféré une œuvre plus militante, — une œuvre qui ressemblât davantage à un acte, ainsi qu’il convient à un chrétien pour qui l’art, si grand qu’il soit, n’est plus maintenant le but principal de la vie. Pris au cœur comme le prophète aux cheveux par la main divine, Paul Féval, cet esprit fécond, à la composition rapide et dont la plume ressemble à une aile, ne {p. 151}pouvait tarder à nous faire un livre dans le sens des idées qui l’ont saisi avec tant de puissance, et le livre a paru comme l’éclair. Instantanéité merveilleuse de facultés ! Dans les hommes richement doués, il y a plusieurs hommes. Paul Féval a replié en lui le romancier et il a ouvert l’historien. Cet homme d’imagination romanesque s’est jeté dans la réalité historique avec un incroyable élan, et de toutes les histoires qu’il pouvait écrire il a choisi la plus troublée, la plus méconnue, la plus travestie, la plus insultée et la plus dangereuse au talent qui la touche, si le talent a la malheureuse ambition de cette sottise qu’on appelle la gloire… L’impopularité tente les esprits héroïques. Écrire l’histoire des Jésuites, c’est bondir au milieu du feu, et c’est jusqu’à cette histoire que Paul Féval, pour son début d’historien, a bondi… « Mon premier bond, — disait lord Byron, — est celui du tigre. Quand je le manque, je retourne en grondant à mon antre. » Paul Féval n’aura pas besoin de retourner au sien. Son premier bond, il ne l’a pas manqué.

C’est, du reste, tout ce qu’il a du tigre, Paul Féval : le bond, la souplesse, l’élasticité. Et il en a aussi la grâce ; car, avant tout, c’est un esprit d’une grâce victorieuse, — d’une grâce française, — de cette grâce qui était autrefois de race chez nous, et qui n’existe plus dans la dégénération actuelle. Le livre d’histoire qu’il nous a donné est un livre d’histoire, mais on peut dire : d’histoire armée. C’est tout à la fois une {p. 152}apologie et une polémique. C’est enfin un livre d’histoire comme on est obligé d’en faire aux époques de lutte, de contradiction et de déchirement. Il aurait pu assurément y mettre toutes les férocités d’un esprit dont il a assez, s’il le voulait, pour être féroce ; mais, en reprenant en sous-œuvre cette histoire que Crétineau-Joly écrivit un jour avec l’impitoyable âpreté d’une conviction révoltée, Paul Féval a aimé mieux n’y mettre que le charme de cet esprit fait pour emporter les cœurs qui le liront, avec des mains qui n’ont du tigre que la force et que le velours.

XVI §

Crétineau-Joly, dont il faudra désormais toujours parler quand il s’agira des Jésuites, était, lui, le tigre tout à fait, depuis les griffes jusqu’aux dents ; et c’est pourtant de l’histoire de ce tigre que le doux et aimable Paul Féval s’est inspiré. Il ne pouvait guères s’inspirer d’une autre. Avant Crétineau-Joly, les Jésuites, à proprement parler, n’avaient pas d’histoire. Ils s’en souciaient bien ! On les calomniait avec rage ; on les accusait de tout ce dont on peut accuser des créatures humaines : ils laissaient dire. Dieu les voyait. Qu’y a-t-il de commun entre le ciel et l’histoire ?… Ils ne la dédaignaient pas ; ils l’oubliaient. Crétineau, qui n’était pas Jésuite, y pensa pour eux. {p. 153}Avec ce que je sais de ces indifférents sublimes aux choses du temps, qu’on croit si occupés de la terre, Crétineau dut prendre l’initiative d’une histoire complète de leur ordre et leur demander la permission de l’écrire. On ne connaît pas assez Crétineau-Joly. Si ce talent robuste, à une époque de talents fins, et qui n’a pas laissé de renommée en proportion avec la force samsonienne que ses œuvres affirment, s’était donné à la Libre Pensée comme il s’est donné au Catholicisme, quelle gloire ne lui auraient pas faite les tapageurs qui ont fait celles de Renan et de Proudhon ! Mais le catholicisme a cela de beau qu’il peut, sans ingratitude, se décharger sur Dieu du soin de payer les services qu’on lui rend : Dieu reconnaîtra les siens ! Crétineau avait la hardiesse de sa force. L’idée d’écrire l’histoire de la Compagnie de Jésus enflammait son esprit hardi, amoureux du danger, et, qu’on me permette l’expression ! à rebrousse-poil de son époque. Il aimait la Papauté et l’Église comme ou les aimait au Moyen Âge. C’était, littérairement, un capitaine d’aventure, puisqu’il n’y en a plus maintenant que dans les lettres, de ces capitaines-là ! et il trouva digne de lui de courir cette aventure suprême. Tant de bravoure, d’esprit et de dévouement, toucha les grands Honnis, les grands Calomniés du monde, qui lui donnèrent pour écrire leur histoire les renseignements qui manquaient à tout le monde, et qui lui livrèrent les papiers engloutis jusque-là aux bibliothèques du Vatican et du {p. 154}Gesu. Cela, joint au talent de l’homme, de l’espèce de Charles Martel du catholicisme qu’était Crétineau, fit un livre incomparable, qu’on ne recommencera pas et qu’on n’a pas besoin de recommencer. Quand il parut, l’effet en fut si grand qu’on s’en tut. Selon la lâcheté traditionnelle, les Muets de la Libre Pensée (de bavards, ils l’étaient devenus !) crurent l’étouffer en n’en parlant pas… Nul ne souffla pour y répondre, et depuis ce temps-là nul non plus n’a soufflé, et le livre de Crétineau est resté là, dans la littérature du temps, comme une pierre aux angles aiguisés et formidables, attendant vainement toujours la tête osée qui s’y cognera, — pour la briser.

Mais les têtes étaient prudentes, et elles n’y touchèrent pas. Les charretiers de la calomnie tournèrent, en mourant de peur, cette borne terrible qui aurait fait culbuter et éventré leurs affreux colis. L’Histoire des Jésuites ne fut guères lue que par ceux qui n’avaient pas besoin de la lire et d’être édifiés sur le compte de ceux qu’elle défend ou qu’elle innocente. D’ailleurs, même pour ces lecteurs-là, cette Histoire des Jésuites était une œuvre rude à aborder. Elle avait (sauf erreur) sept ou huit volumes. Or, en ce siècle pressé et ennuyé, il n’y a que l’imagination qui, dans un livre, puisse se permettre la longueur. On veut des romans qui n’en finissent pas, mais un livre de raison, de faits graves et de discussion, doit être court pour être lu. Le livre de Crétineau-Joly ne fut donc {p. 155}qu’une pyramide dans le désert. Isolement plein de grandeur, mais plein de tristesse ! Cela suffisait, sans nul doute, au mâle architecte qui l’avait bâtie, cette pyramide, mais au point de vue du service qu’il avait voulu rendre, évidemment cela ne suffisait pas.

XVII §

Et voilà ce que Paul Féval a compris. Il connaît la vie et la vie moderne, lui qui souvent, dans ses romans, nous en a exprimé les passions, les ridicules et les vices. Il connaît la petitesse de l’esprit de son temps, qui n’est fait ni pour les grandes choses ni pour les choses complètes. Il sait l’inutilité des livres grands dans un temps petit. Il s’est souvenu que, même dans un siècle très grand, un livre intitulé les Petites Lettres, qui devinrent plus tard : les Provinciales, firent leur fortune, justement contre les Jésuites, et il a écrit pour eux aussi un petit livre. C’est celui-là qu’il n’appelle pas une histoire, mais Jésuites ! avec un point d’exclamation qui ressemble à un pennon déployé. Paul Féval s’est dit que le monument de Crétineau-Joly — car c’est un monument — n’était qu’un magnifique tombeau au pied duquel on passe, et qu’il fallait l’abaisser au niveau de ceux-là qui sont incapables d’en apprécier les proportions et la {p. 156}hauteur. Son livre : Jésuites ! semble sorti des flancs de la grande histoire de Crétineau, ou, pour mieux parler, c’est l’histoire de Crétineau, citée à beaucoup de pages, refaite, mais condensée, mais affinée, mais couronnée de la flamme légère d’une âme et d’un esprit charmants que n’avait pas ce violent brûle-tout de Crétineau. Où sa belle et savante Histoire des Jésuites ne peut pas entrer, parce qu’elle a des proportions trop larges pour l’étroitesse de nos esprits, le petit livre court de Paul Féval, intitulé si crânement Jésuites ! y pénétrera comme un projectile. C’est la balle d’argent du diable dans Robin des Bois mise au service de Dieu pour la première fois, et qui ne manquera pas son coup. Ce petit livre, gros comme rien et comme tout, atteindra plus sûrement que la vaste et inexorable histoire de Crétineau le but généreux que tous les deux se sont proposé : la réhabilitation historique de ces hommes, l’honneur de l’Église et du genre humain, qu’on traîne sur la claie depuis plus d’un siècle. Telle, selon moi, la supériorité pratique de cet écrit de Paul Féval, dans lequel il a montré une puissance qu’on aime et des facultés irrésistibles.

Faire aimer la puissance à ceux qui la subissent, chose rare, dans ce temps surtout où l’orgueil n’en veut plus, de puissance ! c’est le don de Paul Féval, — de ce talent fée. On ne se révolte pas contre la sienne, et comme il nous fait aimer la puissance, il {p. 157}nous fera peut-être aimer un jour la vérité. Mais, quand il n’y parviendrait pas, le livre que voici n’en serait pas moins un chef-d’œuvre. Je ne connais pas, en effet, de livre plus vrai, et où la vérité, qui n’est ordinairement que nue, soit plus séduisante. Paul Féval converti fait un apostolat inconnu aux Apôtres, — l’apostolat de la séduction, — et il le fait comme il faut le faire en France, où les Apôtres ne jouissent pas d’une excessive popularité… Je l’ai écrit plus haut : jamais, depuis Voltaire et Beaumarchais, on n’a été, de tournure d’esprit, plus français que lui. Voltaire n’a dit qu’un mot en faveur des Jésuites, — ce qui, par parenthèse, aurait dû apprendre à réfléchir à Béranger, — mais il aurait écrit pour eux à pleine plume qu’il n’aurait pas été, en les défendant, plus spirituel et plus gai que Paul Féval. Il n’aurait pas mieux raillé et ridiculisé leurs adversaires. Seulement, il n’aurait pas mouillé son rire de ces belles larmes d’admiration et d’attendrissement qui se mêlent au rire si gai pourtant de cet enchanteur de Paul Féval, dont l’enchantement est précisément le mélange, divin à force d’être humain, du rire et des larmes !

XVIII §

Il l’a toujours eue, cette source d’un talent touchant, — qui touche deux fois : l’une pour nous faire rire, {p. 158}et l’autre pour nous faire pleurer. Ses romans attestent qu’elle est en lui abondante, profonde, inépuisable ; mais nulle part elle n’a mieux jailli, elle n’a mieux coulé que dans cette histoire qu’il nous fait des Jésuites, et à travers laquelle il introduit, d’une façon si piquante, sa sensible personnalité. Étrange et délicieuse nouveauté en histoire ! le rire se trouve, ici, à côté des larmes. Mais le rire y est désarmé par la charité du chrétien, et les larmes y ont la beauté pure des larmes chrétiennes. Crétineau-Joly, l’historien implacable, ne connaît ni ces larmes ni ce rire. Quoique chrétien jusqu’aux entrailles, il ne l’est pas assez pour rire ainsi et ainsi pleurer. Il fallait, pour cela, l’âme et l’esprit de Paul Féval ! Paul Féval, qui a trouvé le moyen, tout en écrivant son histoire, de faire un pamphlet contre les pamphlets, est, en gaîté comme en pathétique, un passé maître. Pascal, le triste Pascal, qui savait pleurer, mais qui avait de l’âcreté dans les larmes, voulut rire une fois en sa vie, et contre les Jésuites. Mais voici un homme qui n’est pas Pascal, et qui, pour les Jésuites, dame le pion au grand Pascal en fait de gaîté. J’ai parlé de Voltaire, mais lisez l’introduction étincelante de Jésuites ! Vous trouverez que l’auteur de cette introduction, d’une verve si étonnante, a aussi la gaîté qui vibrait en Beaumarchais avec de si vives résonnances, avec de si prestes éclairs ! Le Paul Féval de ce livre, c’est Voltaire et Beaumarchais christianisés dans un homme, {p. 159}pour prouver au monde qu’en esprit et en gaîté ceux qui ont Dieu au cœur valent bien ceux qui ont le diable au corps.

Nous avions besoin de cette preuve, nous autres chrétiens… Nous avions parmi nous de très hautes intelligences, — des génies même, comme de Maistre et Bonald, — des savants, des docteurs, des éloquents ; mais un homme d’esprit qui sût rire, tout en restant chrétien, il faut bien le dire, il n’y en avait pas. De Maistre, qui aimait Voltaire tout en lu maudissant, parce qu’il avait autant d’esprit que Voltaire, et que l’Esprit est toujours un Narcisse qui aime à se mirer et à se revoir dans l’esprit des autres ; de Maistre, qui était capable de rire, n’a ri que deux ou trois fois dans ses œuvres. Son génie absorba son esprit. Donoso Cortès est solennel ; d’ailleurs, il n’est pas français : il est espagnol. Il est du pays de l’emphase. Louis Veuillot a le coup de dent ; et quand on appuie tant la dent, on ne rit plus, et surtout on ne fait pas rire. Ainsi, d’esprit léger, fringant, français, avec la petite flamme bleue dans les cheveux, moqueur charmant à faire rire ceux dont il se moque, comme le fait Féval, avant lui, il n’y en avait pas. Il semblait que le génie catholique, qui est le génie latin, eût tué le génie français. Les gens de la Libre Pensée pouvaient nous railler et nous dire : « Vous avez pour vous la vérité ; vous pouvez vous passer du reste. » Eh bien, messieurs, nous ne nous en passerons pas ! {p. 160}Le livre de Jésuites ! nous révèle un écrivain catholique qui ne croit pas faire un péché mortel en étant spirituel comme les plus mondains d’entre vous, et qui même a raison de se croire un mérite quand il daube joyeusement les ennemis de Dieu et de ses serviteurs.

Et ceci restera acquis à la cause chrétienne et aux Jésuites, qui ne font qu’un avec elle… Quant à eux, profiteront-ils autrement du livre de Paul Féval ? Je l’ai dit et le répète : je crois ce livre, dans l’ordre pratique, d’une influence bien plus considérable que l’Histoire des Jésuites par Crétineau, mais nous sommes dans des temps si mauvais que le doute du bien est permis. À une certaine hauteur de société et d’instruction, tout le monde sourit à présent des exagérations contre les Jésuites et des calomnies, atroces ou imbéciles, auxquelles ceux qui les débitent ne croient même pas ; mais on les maintient nonobstant. C’est de bonne guerre contre l’Église de calomnier les Jésuites, que l’athée Frédéric II, ce connaisseur en grenadiers, respectait comme ses grenadiers. Le livre vivant, mouvementé, pétillant de feu par toutes ses facettes, de Paul Féval, ne laissera peut-être dans l’opinion que le sillage d’un livre brillant. Nous nous en affligerons pour eux, mais c’est la gloire des Jésuites que cela ne leur fera rien du tout. La plus lourde balourdise des temps modernes, si ce n’en est pas la plus odieuse coquinerie, c’est de donner à {p. 161}croire que les Jésuites sont des hommes politiques qui se préoccupent de bien autre chose que du salut des âmes et du leur. Des hommes politiques ! — ils le sont bien, mais pas comme l’entend le monde. Ils ont la politique de la prière. Ils sont des hommes politiques à l’autel. Ils croient bien plus à la force de Moïse qu’à la force d’Aaron. Moïse priait pendant qu’Aaron livrait la bataille. Les hommes bêtes qui ne comprennent que l’action, que la brutalité des faits physiques, ne comprennent qu’Aaron, et leurs Te Deum ne se chantent qu’après la victoire. Mais les Jésuites ne comprennent que Moïse, — et dans le monde il n’y a plus peut-être qu’eux !

XIX §

Les Merveilles du Mont Saint-Michel [XIX-XXI].

Je ne serais pas un critique de fonction obligatoire, qu’à propos du livre de Féval sur le Mont Saint-Michel je serais un critique volontaire. Je le serais pour mon plaisir… Son sujet seul m’entre dans le cœur sans avoir besoin de la main puissante de l’écrivain qui l’y pousse… C’est, en effet, pour moi, le normand jusqu’aux ongles, une des plus belles histoires dont puisse être fier mon pays ! C’est, de toutes les histoires que la Normandie puisse raconter, la plus religieuse, la plus héroïque, la plus longue, en un mot, et, de toutes manières, la plus merveilleuse, — et c’est {p. 162}pourquoi l’auteur l’a nommée : Les Merveilles du Mont Saint-Michel20. Il aurait pu l’appeler prosaïquement : Histoire du Mont Saint-Michel, mais il a mieux aimé l’intituler : Les Merveilles du Mont Saint-Michel, et il n’y a ni badauderie ni charlatanerie dans ce titre, que, dans une candeur insolente, il jette au nez d’une génération savante, simplificatrice et sceptique, qui ne croit à la merveille de rien ! Paul Féval, l’ancien romancier, — et le romancier est bien près d’être un poète, — Paul Féval, devenu chrétien, c’est-à-dire un poète de plus, doit croire à la merveille de tout. Ici, ce n’est ni le romancier ni le poète qui ont éveillé l’historien qui dormait dans le romancier : c’est le chrétien : « J’appartiens à saint Michel, — dit-il dans cette langue que sa foi lui a donnée. — Je suis né le jour de sa fête. Ma pieuse mère avait voué mon berceau au chef des milices célestes, au vainqueur immortel du mal… et je veux essayer d’écrire l’histoire de sa maison merveilleuse, où habite le dessein de Dieu. » Quand on parle ainsi dans une préface, on écrit l’histoire comme Dieu l’a faite, — sans la discuter ni la diminuer, et dans toute la beauté, tantôt claire et tantôt mystérieuse, de sa grandeur.

Et c’est là ce qu’a fait Paul Féval. Il n’a pas eu peur de ce que le monde moderne, ce petit cuistre pincé, appelle miséricordieusement des légendes, {p. 163}c’est-à-dire les excusables et très compréhensibles mensonges des siècles pieux (quel aimable mépris !), et, sans hésiter, il a pris l’histoire du Mont Saint-Michel dans sa source surnaturelle. Paul Féval n’est pas un chrétien comme il y en a tant, un chrétien d’à moitié. Il l’est complètement. Il a beau traîner à ses talons trente ans de romans, de drames, de boulevard et de feuilletons, qui devraient modifier sa démarche ou la retarder, il n’en va pas moins jusqu’au bout… Nous l’avons dit déjà de ces Étapes d’une conversion qui datèrent la sienne à lui-même : l’homme converti, pour être converti, ne cessa pas d’être ce qu’il était dans toutes ses facultés, et il resta ferme sur elles. Seulement, des servantes qu’elles étaient pour lui, il en fit les servantes du Dieu, qu’il n’avait jamais nié, mais qu’il avait oublié parfois. Il est des âmes frappées par la foudre du chemin de Damas et qui sont coupées en deux dans leur génie, comme le corps d’un soldat par un boulet de canon. Quand Werner, l’auteur d’Attila, de Luther, du Vingt-quatre Février, fut percé à Rome du rayon divin, le poète se tut en lui tout à coup. Il se fit Jésuite, n’écrivit plus et prêcha. Il ne fut pas frappé que dans son âme ; il le fut jusque dans son esprit. Paul Féval n’a été, lui, frappé que dans son âme. Malgré sa capucinade, comme ils disent, il n’est pas devenu capucin. Et les jaloux ennemis de son talent, qui auraient voulu le voir coupé et emporté en deux morceaux par le boulet de la conversion, ont été {p. 164}trompés dans l’espérance de leur ressentiment, et ils l’ont retrouvé, après cette conversion, spirituellement intégral, mais avec une force de plus, attestée par un livre d’histoire plus grave d’inspiration et de portée que tout ce qu’avait écrit précédemment le romancier.

Mais, humainement, l’ancien romancier, — qui n’est pas mort, Dieu merci ! et que la conversion n’a pas fait taire comme le poète Werner, dont elle silença le génie, — l’ancien romancier, toujours vivant et vivace, trouvait son compte encore dans cette histoire du Mont Saint-Michel, qui semble un roman, tant elle est belle, aux yeux vulgaires sans Dieu et sans Archange pour l’expliquer. Jugez donc ! Commencée en 709, — entre Clovis et Charlemagne, par la révélation de saint Aubert, évêque d’Avranches, auquel l’archange Michel ordonna de bâtir sur le roc escarpé, au péril de la mer, qui allait devenir tous les genres de périls, un monastère impossible, et qui, pour preuve de la réalité de son apparition, laissa l’empreinte de son doigt dans la tête du saint à une telle profondeur qu’on retrouve le trou dans l’ossature du crâne qui nous reste, — traversant tout le Moyen Âge, et ne finissant qu’en 1594, après les terribles guerres protestantes, cette histoire du Mont Saint-Michel, qui recommencera peut-être dans l’avenir, a laissé là, écrite entre le ciel et l’eau, comme une immense lettre cunéiforme de granit devant laquelle nos pattes de mouche humiliées paraîtraient bien petites, si un {p. 165}esprit venant de Dieu ne les animait et ne les grandissait, en les animant… Or, c’est cet esprit-là, allumé dans le romancier devenu chrétien, qui lui a fait écrire une histoire qui, sans cet esprit, n’aurait que l’intérêt d’un roman, quoique ce soit certainement le plus magnifique de ses romans.

XX §

Et qui sait si ce sera autre chose ? Qui sait si cette mâle histoire sera plus qu’un roman religieux et historique pour ceux qui aimèrent et lurent longtemps Paul Féval, et qui regrettent le brillant et fécond romancier d’autrefois ?… Ils chercheront peut-être encore le romanesque dans cette histoire trop sublime pour ne pas en avoir, mais ils se plaindront que le romancier qui l’exprime l’ait mêlé à trop de faste de foi : car la foi de Paul Féval va jusqu’au faste… et pour moi ce faste devient une splendeur ! Même chrétiennement, en effet, l’auteur n’était pas tenu, après avoir constaté l’origine surnaturelle de son histoire, de creuser dans la source en remontant plus haut que cette source. Dans l’économie intime de son livre, dans l’exigence de la composition, il pouvait très bien partir de saint Aubert et descendre aux faits de l’histoire circonscrite du Mont. Mais une chose si simple n’aurait pas suffi à son avidité de se montrer chrétien et fastueusement chrétien, et il a écrit, d’après les livres sacrés, {p. 166}l’histoire théologique de saint Michel lui-même. Il a ouvert le ciel comme un pavillon au-dessus de la montagne qui portait à son sommet l’image de l’archange, et il en a fait tomber une lumière céleste pour mieux éclairer les faits prodigieux qu’il allait raconter. Ici l’historien touche à l’hagiographe et se fond avec lui. Paul Féval a fait absolument le contraire de ce que font les philosophes, qui essaient d’aller de l’homme à Dieu et qui se cassent le cou dans ce terrible passage. Il est allé de l’archange à l’homme. Il nous a donné une révélation plus vaste que celle de saint Aubert, en faisant précéder par l’histoire divine de l’Archange l’histoire du Mont qui lui a été consacré. Là, pour les esprits qui ne se soucient que du romanesque dans l’histoire, sera le roman, et le roman que justement ils n’y cherchaient pas. Aussi, diront-ils probablement avec une mélancolie à faire mourir de rire : « Nous aimions mieux Le Fils du diable ! » Mais nous ne le dirons pas, nous !

Nous, nous sommes chrétien à la manière de Féval. Ce que nous aimons dans son histoire, c’est le surnaturel. C’est là ce qui, pour nous, en fait la vérité, l’originalité, la beauté, la hardiesse. Nous, nous préférons cette histoire sacrée et savante, brillante de renseignements profonds, clairs, épuisés, et après lesquels il n’y en a plus (l’auteur a tout lu, dit-il fièrement) ; nous préférons cette histoire, brûlante de foi chrétienne, qui brave le martyre du ridicule infligé par les {p. 167}sots en attendant l’autre martyre qui viendra peut-être en ces délicieux jours, à tous les romans du romancier célèbre, dont quelques-uns pourtant sont d’un maître. Oui ! même littérairement, nous la préférons. La littérature n’est pour nous ni une affaire de poids ni une affaire de surface. À part la saveur catholique de cette histoire, à part le parfum qui l’embaume de la senteur de la vérité, et qui, pour nous, est bien au-dessus des sensations de la beauté et de la perfection littéraires, Les Merveilles du Mont Saint-Michel, à ne les prendre que par le côté positif, terrestre, humain, simplement historique, sont ce qu’on appelle un livre fort, dans ce siècle matérialiste et lâche où le plus grand éloge que l’on puisse faire de quelque chose ou de quelqu’un, c’est la force ! Assurément, la critique impie pourra bien ricaner du catholicisme de l’auteur, mais elle ne touchera pas à l’essence de son livre ; elle ne mordra pas sur ce marbre ; elle évitera de s’y cogner. Si les ennemis du surnaturel ne sentent pas, en lisant cette histoire, le vent de l’aile de l’Archange qui y passe, ils y sentiront du moins le vent d’une plume assez formidable pour qu’on la prenne pour cette aile. Passionné comme un homme qui a une croyance, Paul Féval a, dans une opinion opposée, une vie de talent comparable à celle de Michelet et qui le distinguera des froids historiens de ce temps, qu’on pourrait appeler les Croquemorts de l’Histoire. — Morts debout, qui écrivent sur d’autres morts couchés dans la tombe !

XXI §

{p. 168}Cependant, malgré cette position d’historien qu’il vient de prendre et qu’il pourrait garder, je crois bien que l’auteur des Merveilles du Mont Saint-Michel reviendra au roman, la vocation de toute sa vie, ardemment et continuellement obéie, par conséquent devenue maintenant presque une destinée… Seulement, en revenant au roman, il lui donnera un caractère nouveau qui l’élèvera bien au-dessus de tous ceux qu’il ait jamais écrits. Des esprits étroits parmi les catholiques, car il n’est pas nécessaire de dire qu’il y en a, le blâmeront peut-être de cette persistance à rester un romancier, c’est-à-dire ce que Dieu l’a fait. Mais si la conversion, en foudroyant l’homme, n’a pas tué l’artiste du même coup, l’artiste résistera certainement aux conseils de ceux qui ne se soucient ni du talent ni du génie, parce qu’ils n’ont, eux, ni génie ni talent. Un journal catholique, qu’il n’est pas besoin de nommer pour que tout le monde le reconnaisse, saluant, justement à propos de ces Merveilles du Mont Saint-Michel, la bienvenue du grand romancier dans l’histoire, par la plume sans autorité d’un de ces rédacteurs impersonnels qui ne sont pas plus que des soldats dans le rang et qui n’en sortent jamais, faisait, sous des formes impertinemment protectrices, une petite leçon rogue {p. 169}au nouveau converti, tout en le félicitant d’un livre qui — celui-là ! — ne devait servir qu’au bien des âmes ; car le bien des âmes est la grande affaire de ceux qui n’ont jamais fait le bien des esprits ! Paul Féval, qui s’appelle lui-même « un candidat à l’humilité », dut être content, ce jour-là, de la bonne occasion qu’on lui offrait de s’exercer à cette vertu, mais nous espérons bien qu’il ne la poussera pas au point de sacrifier à un puritanisme sot, que l’Église catholique renverrait aux protestants, ce qui a fait l’honneur et la gloire de sa vie. Et une bonne raison pour le penser, c’est la grande entreprise dont on a parlé, et qui consisterait pour lui à remanier catholiquement tous les romans qu’il a écrits avant d’être le chrétien qu’il est maintenant, mais qu’il était pourtant déjà alors qu’il les écrivait, ce breton qui a toujours ressemblé à l’hermine de l’écusson de son pays ! Inutile et impossible entreprise, du reste, indigne, selon moi, d’un artiste de race, — car les grands artistes, les inspirés, ne reviennent jamais sur leurs œuvres ; c’est un signe de médiocrité : ils brisent la statue ; ils ne la retouchent pas ! — mais entreprise qui montrerait pourtant que l’artiste, en Paul Féval, même converti, se sent encore, qu’il tient à la gloire de son passé, et qu’il n’est pas prêt à donner la démission qu’on lui demande de sa fonction de romancier.

Quant à l’histoire qu’il vient d’écrire, cette heureuse infidélité aux habitudes de toute sa vie et à l’emploi {p. 170}de ses facultés qui lui a si bien réussi, nous avons dit notre opinion sur le talent inattendu qu’il révèle, et que le livre Jésuites ! (historique aussi sous sa forme militante et enflammée) aurait pu d’ailleurs faire pressentir ; mais il n’y a vraiment que ceux qui liront ces Merveilles du Mont Saint-Michel, lesquelles forment une merveille de livre, qui la trouveront justifiée.

On n’a jamais concentré plus de faits dans moins de pages, et réduit un vaste sujet à tenir dans le creux d’une main d’homme assez empoignante pour l’y faire tenir. Sept cents ans d’histoire passent au pied ou pivotent autour de ce monastère et de cette forteresse tout ensemble, et ces sept cents ans sont racontés avec un détail d’érudition qui étonne encore plus que l’éloquence du récit. Par Dieu ! l’éloquence ne nous étonne pas dans Féval, mais que lui, le romancier, le gai et pathétique conteur, l’improvisateur, le coureur, le Basque du feuilleton, soit devenu tout à coup antiquaire, architecte, chroniqueur, et surtout hagiographe, qui est une manière d’historien spécial dans l’histoire générale, voilà ce qui a droit d’étonner. Les rieurs s’attendaient à un capucin, et c’est un bénédictin qu’ils trouvent ! Les chapitres du livre, qui ressemblent à des fermoirs d’or s’ouvrant et se refermant sur le récit, donnent une idée de ce qu’il y a ici d’intéressant et de grandiose. C’est d’abord l’apparition et la fondation du monastère, puis les moines, puis les sièges anglais, puis les sièges protestants, et enfin les dernières {p. 171}pages, et la fin des merveilles… Ces merveilles ne sont pas seulement les beautés architecturales de ce monument sans égal dont Féval fait l’histoire, tantôt avec le charme naïf d’un chroniqueur des plus vieux temps, tantôt à la manière d’un historien pénétrant, qui — comme Bossuet lui-même — interprète tout au point de vue prédestiné et divin. Si grandes qu’elles soient, ces merveilles, dans lesquelles la main de Dieu évidemment soutint la main des hommes pour les accomplir à travers tant de difficultés, tant d’obstacles, tant de malheurs, il en est, pour moi, de plus grandes, et ce sont les guerres séculaires qui vinrent, comme une succession de tempêtes, battre les murs de ce monastère consacré, et se heurter vainement contre l’autel élevé au porte-épée de Dieu, dressé du sein des flots comme un bloc aimanté pour attirer, des quatre points de l’horizon, les pèlerinages des rois et des peuples, — et pour attirer aussi les armées et les batailles auxquelles il a toujours résisté.

Et voilà certainement le plus merveilleux de l’histoire que Paul Féval a écrite. Cette histoire, je le sais, il l’a mêlée à bien des choses qui, peut-être, ont nui à la composition et à l’art de son livre. Il l’a mêlée même à des choses modernes, que, polémiste autant qu’historien (le polémiste de Jésuites !), il n’a pas pu approcher de sa plume sans que cette plume de soufre prît feu. Mais telle que la voilà, cette histoire, avec son échevèlement dramatique « l’orateur et ces trouées {p. 172}dans le monde moderne, — ce monde moderne qui marche à toute minute sur le cœur chrétien de Féval et le fait crier ! — elle est vraiment aussi superbe que les choses superbes qu’elle raconte, et les choses qu’elle raconte, ce n’est plus les gestes de Dieu par les Francs, c’est les gestes des Francs par Dieu même. Il n’y a, en effet, que Dieu ici. On n’y aperçoit que les deux mains de Dieu et les deux mains de son archange. Une circonstance inouïe dans ces Merveilles du Mont Saint-Michel, c’est que les prêtres du Dieu qui y apparaît tant n’y sont que des néants de prêtres, et l’historien le voit, et il le dit, malgré ses tempes brûlantes et l’illusion qui pour lui devait sortir du sacerdoce. J’avais peur qu’il n’en convînt pas… Dans le nombre des abbés qui gouvernèrent le monastère du Mont Saint-Michel pendant des siècles, il n’y eut guères que des hommes médiocres d’esprit ou de vertu. Aucun n’eut l’étoffe d’un grand homme. Un seul fut irréprochable : Jean de la Porte, mais il y eut parmi eux un traître, et ce fut Jolivet, l’homme des anglais. Tous, en somme, valaient beaucoup moins que les moines qui les avaient élus. Singularité triste, mais qui n’étonne plus quand on y pense. Les mauvais domestiques font faire la besogne à leurs maîtres, et on voit mieux la main de Dieu quand la main de l’homme ne la cache pas… Le Mont Saint-Michel a périclité longtemps par ses abbés, ruiné par la sordidité des uns, abandonné par l’ambition et la dissipation des autres, qui vivaient {p. 173}à la cour et préféraient la mitre de soie de l’évêque à la mitre en laine de l’abbé. Puis vint la peste des commendataires ! Si le monastère n’a pas péri de ce mal intérieur qui lui dévorait les entrailles, c’est grâce à la piété de ses moines et au courage de ses commandants militaires, parmi lesquels il se rencontra un abbé, un abbé-capitaine, Geoffroy de Servon, ami de Duguesclin, qui, au plus noir de la guerre de Cent ans, fit de sa crosse une lance et fut exactement un héros.

Mais il fut le seul. Toute la gloire et le salut du Mont et de son monastère appartiennent surtout à Dieu et à son archange, et c’est ce que Paul Féval a voulu surtout prouver. Ici, il n’y a pas qu’un monastère bâti à coups de miracles et une fois pour toutes, il y a Dieu et son archange, qui n’étend pas son épée et son bouclier seulement sur le pic où s’élève son autel et les quelques pieds de sable qui l’entourent ! De ce pic de deux cents coudées, il les étend démesurément sur toute la France, pendant les houles sanglantes du Moyen Âge et les affres de cette guerre de Cent Ans qui en dura cent vingt-cinq, alors que la France tout entière se croyait perdue. Je vais dire une chose bien frappante. Dans l’histoire de Féval, saint Michel est aussi visible que fut en France la personne physique de Jeanne d’Arc. La critique moderne n’en conviendra pas. La critique moderne, qui sourit de l’histoire universelle et providentielle de Bossuet, aura pour l’auteur des Merveilles du Mont Saint-Michel le {p. 174}même sourire. Mais il n’a pas craint ce sourire-là. Ce qu’il faut admirer, c’est son courage et la beauté de son livre. Ce courage a donné à son talent une immense palpitation et une force qu’on ne lui contestera pas, dût-on contester tout le reste. C’était difficile de faire accepter, même littérairement, l’immanence de saint Michel pendant sept siècles d’histoire. C’était difficile ! Mais il n’a pas hésité. Il a pris le taureau par les cornes, et les cornes du taureau lui sont restées dans les mains.

?? ? §

Le Blessé de Novare.

{p. 175}Lorsque tout éclate et crève de publicité autour de nous, c’est comme une fatuité profonde de garder l’anonyme ; et se le permettre, si on n’a pas le génie de Scott ou de Cooper, c’est courir le risque d’être puni par où l’on a péché. On a tiré sa couverture sur sa tête, et le public vous laisse mourir dessous. Tel sera-t-il le sort de l’auteur du Blessé de Novare21 ? On dit que cet auteur n’est pas un débutant timide. Il passe pour expérimenté, connu déjà par des ouvrages dont la publicité n’a pas été, jusqu’à ce moment, très sonore, ce qui est presque une distinction dans un temps où les réputations les moins méritées font le bruit de ces innocents coups de pistolet de papier que les enfants {p. 176}s’amusent à tirer et qui ne cassent la tête ni les doigts de personne. Si son livre ne révèle aucune de ces manières éclatantes et familières au public qui disent, dès les premiers mots, les plumes dont elles sont sorties, il n’accuse pas non plus quelque grande manière nouvelle, — une initiative dans le fond ou la forme des choses ; il confirme assez modestement les bruits qui ont couru. Il y a là une habitude d’écrire et une imagination cultivée qui pouvait dire son nom sans se compromettre, mais qui, en ne le disant pas, ne nous fera pas mourir de curiosité.

Le Blessé de Novare est un roman d’invention sur un fond historique ; mais ce fond d’histoire n’a pas deux pouces de profondeur. Il ressemble à cette mince couche d’or sur laquelle peignent certains peintres et qui enlève toute perspective. La question reste de savoir si les têtes principales du roman peintes là-dessus se détacheront mieux… L’idée du Blessé de Novare n’est pas une découverte. C’est cette vieille idée à laquelle tant d’esprits sont venus donner leur coup… de front depuis le commencement du xviiie siècle ; car Dindenaut n’avait pas que des moutons dans son troupeau : il avait des chèvres. L’idée du Blessé est l’étude plus ou moins dramatique de cette maladie sociale que Chateaubriand a peinte dans René, avec une largeur de touche et une idéalité d’expression qui font des quelques pages de ce petit livre un chef-d’œuvre qu’on lira toujours. Seulement, l’auteur du Blessé de Novare, {p. 177}qui ne voulait pas recommencer un livre achevé, mais qui voulait l’allonger en le variant, a cru qu’il était bon de tirer son héros du vague magnifique dans lequel Chateaubriand noie cette sombre et rêveuse figure, et d’en faire, par ce temps florissant de réalisme et de réalité, un être d’une réalité très précise et très coudoyée. Le René de Chateaubriand est un homme. C’est même plus qu’un homme : c’est un siècle. Il a la généralité de certaines statues et de certains portraits faits par les Maîtres. Le Zélislas du Blessé de Novare est, malgré son rang et ses habitudes, un personnage assez vulgaire, et dont un artiste qui pense ne pouvait tirer parti qu’en forçant son genre d’individualité. Pour que ce René de seconde main et d’application fût quelque chose après le grand Impuissant de Chateaubriand, il fallait qu’il fût profondément exceptionnel. Or, ce n’est pas une exception que d’être un proscrit regrettant sa patrie, un officier mécontent du gouvernement qui l’emploie, un philanthrope, un humanitaire, un Don Quichotte ; — non du passé, comme le chevalier de la Triste-Figure, mais d’un avenir qui ne viendra peut-être pas, ce qui ne donne pas l’air plus gai. Tout cela s’est vu. Tel est pourtant le personnage principal autour duquel le roman va tourner, emportant deux mondes, l’Europe et l’Asie ; car une partie de l’action se passe aux Indes. Si nous n’avons pas d’idées à nous en propre, il est prudent d’en sauver l’absence par la nouveauté des tableaux !

{p. 178}Le comte Zélislas est un polonais, — un de ces soldats d’aventure du xixe siècle. Arrachée du solde sa patrie, sa famille s’est replantée dans des terres propices, et les boutures disjointes de l’arbre déraciné ont repoussé dans plusieurs pays. Le père du comte est général au service de l’Autriche ; sa sœur mariée en Angleterre à un grand seigneur ; et lui-même jouit du bien-être et de la dignité d’un grade élevé dans les armées anglaises. Il a donc tout ce qui peut consoler un exilé et satisfaire un homme. Il peut agir, remplir de nobles et grands devoirs, arriver à d’éclatantes récompenses. Il a tout ce qui fait de l’existence un honneur, la seule félicité sur laquelle les âmes fières puissent compter ici-bas, quand Dieu leur est bon… Riche d’ailleurs, instruit, éloquent, beau, chevaleresque, artiste même (artiste ! la folie du siècle !), le comte Zélislas n’en est pas moins attaqué de plusieurs nostalgies. Il regrette sa patrie, et c’est bien, mais il est malade du mal d’un pays bien autrement difficile à reconstituer que la Pologne. Il souffre de cette plique allemande qu’on appelle l’amour de l’idéal ! L’amour de l’idéal ! le grand mot dont la lâcheté optimiste de ce temps a recouvert le dégoût des âmes qui ne voient pas s’allonger devant elles les allées du devoir comme les allées d’un jardin, et qui veulent à toute force aller faire des arabesques sur les plates-bandes ! La draperie de ce mot cache les plus grandes badauderies de la tête humaine. La perfection rêvée de l’humanité, la religion {p. 179}universelle dans un christianisme qui n’aurait pas de culte, pas même de Vicaires savoyards ! les idées pures gouvernant le monde par elles-mêmes, sans ministres à leur département, et l’humeur de n’avoir pas toutes ces belles choses, voilà le secret des tristesses et des lamentations du comte Zélislas pendant deux gros volumes, voilà ce qui le pousse, après avoir traîné ici et là la chaîne de ses déceptions, à aller se faire tuer à la polonaise sur le champ de bataille de Novare, où il est blessé, pour nommer le livre, et assez pour en mourir.

Eh bien, en prenant ce sujet, qui n’est pas neuf, comme on le voit, mais en le prenant aux cheveux d’une main puissante, on aurait pu en tirer un livre ! Mais pour cela il aurait fallu battre la terre avec la figure de son héros. Il aurait fallu le courage de mépriser toutes ses défaillances, l’esprit de flétrir énergiquement toutes ses chimères. Il ne fallait pas l’adorer et l’épouser dans sa pensée ; car bien évidemment le comte Zélislas est une espèce de sarbacane à travers laquelle l’auteur souffle au public ses propres idées, ses théories, ses espérances, ses désespoirs, et la condamnation (éloquente, croit-il, comme une victime !) d’un monde où des caractères si élevés, si purs, si grandioses, ont chance de se heurter et finalement de se briser. Supposez dans l’auteur du Blessé une intelligence plus mâle, un observateur plus profond, et le livre manqué, autant en esthétique qu’en morale, {p. 180}pouvait devenir une œuvre hardie d’effet, imposante d’enseignement et de conclusion. C’est qu’au lieu de lécher d’une langue efféminée cette blessure, qui saigne au flanc du siècle, on l’aurait débridée, élargie ; on n’eût pas craint de porter dans sa profondeur un fer courageux ou la flamme. À cela on aurait gagné, non seulement le fond de son livre, mais la forme, — la forme, qui devient chaque jour dans le roman plus difficile, la forme, plus rare que ce qui est déjà si rare : les idées et les observations !

On l’a dit avec vérité : le roman est l’épopée moderne. Que cela plaise ou non aux esprits incapables d’en produire un seul, le roman est le livre des sociétés qui périssent en proie aux extrêmes civilisations. Mais, justement à cause de cette destinée, justement à cause du grand nombre de romans que nous avons déjà, et qui chaque jour vont se multipliant davantage, la forme du roman, sur laquelle on se blase, devient d’une prodigieuse difficulté. Scott et Balzac (Balzac surtout, plus grand que Scott par ce côté) ont inventé des manières si supérieures de couper le jeu et de donner les cartes dans cette fameuse partie d’imagination, qu’après eux la difficulté a pris des proportions qui semblent la rendre invincible. L’auteur du Blessé de Novare, qui croit à son héros, qui le choie, qui le berce sur son cœur et a pour lui toutes les tendresses de la maternité littéraire (la seule maternité qui ne soit pas touchante), n’a pas beaucoup {p. 181}remué les ornières du grand chemin de tout le monde dans lequel il a continué de marcher. Le comte Zélislas, ou le Blessé de Novare, meurt en Suisse, au milieu de toute sa famille convoquée d’Autriche et d’Angleterre. Description de la Suisse. Description de la famille, groupée autour du mourant, avec la petite fille, les chiens, le domestique indien en costume. (Étude anglaise, tableau d’intérieur.) Avant de mourir, il donne son manuscrit à lire à sa sœur, et ce manuscrit, c’est sa vie, ses amours, son séjour aux Indes, c’est le roman enfin. Certes ! quand on fait du connu de cette force, on doit au moins le racheter par la beauté et la distinction des détails.

Il est indubitable que de tous les détails de son livre celui sur lequel l’auteur a le plus compté, c’est le grand épisode de l’Inde, — l’amour de Zélislas pour cette jeune indienne orpheline, l’Antigone chrétienne du missionnaire qui l’a convertie. Malheureusement, malgré les différences de climat, de situation, d’éducation et même de nature, cette petite indienne a un faux air d’Atala, comme Zélislas lui-même a un faux-air de René, et le père Thadée, du père Aubry. Chateaubriand a tatoué tellement le talent de l’auteur du Blessé de Novare, qu’il ne lui est plus permis d’effacer ce tatouage qui défigure ses traits primitifs… Quant à la manière dont l’Inde est peinte dans ce roman où elle a remplacé l’Amérique, prendre la flore d’un pays et la renverser, plante par plante, à travers {p. 182}une nature qu’on ne comprend pas, tant les mots indiens y abondent ! entasser stérilement les naucléas, les sirichas, les lianes des bahinias, le teckt, le nyctanthes, le negtali, le bignonia, le mouzzenda (nous pourrions aller comme cela longtemps), c’est écrire une nomenclature de Trissotin botaniste, mais ce n’est pas rendre vivantes pour l’imagination des beautés pittoresques absentes. Nous préférerions la moindre description de fleurs ou d’arbres que nous aurions vus, à ce dénombrement de fleurs lointaines qui ne nous fait rien voir de ce qu’on devrait nous montrer.

La conclusion de notre examen du Blessé de Novare ne peut manquer d’être sévère. L’auteur a voulu garder l’anonyme. Son talent le gardera mieux que lui. Il en a cependant. En plus d’un endroit nous avons remarqué des touches très fraîches, et qu’il n’a prises sur la palette de personne. En voyant cette nuance si supérieure à tout le reste du livre, nous avons cru qu’il y avait eu deux mains pour l’écrire. On nous a assuré qu’il n’y en avait qu’une… Alors, tant mieux pour cette main-là ! Seulement, quand on est un charmant éventailliste, pourquoi veut-on faire autre chose que des éventails ?…

Charles Barbara §

L’Assassinat du Pont-Rouge.

{p. 183}Nous parlions plus haut de l’énorme place qu’occupe déjà le roman dans la littérature moderne et de la difficulté de l’écrire d’une manière nouvelle et piquante. Eh bien, voici un écrivain qui ne rabâche pas les idées ou les descriptions de ses maîtres, et qui pourrait bien devenir un jour un grand romancier : Charles Barbara, — un jeune homme qui s’est battu avec la vie et peut-être avec son talent, pour le faire sortir ! Sous ce titre brutal : L’Assassinat du Pont-Rouge22, titre de Gazette des tribunaux et de mélodrame de portière, la Critique a trouvé non seulement du talent (à force de métier on finit parfois par en avoir), mais de la pensée, mais de l’observation à une profondeur telle que, quand on observe ainsi, on peut dire qu’on a inventé.

{p. 184}La donnée du roman est le sujet de roman ou de drame le plus commun dans l’histoire de nos mœurs présentes. Un homme est pauvre ; il envie la richesse. Il ne croit pas à Dieu et à une autre vie ; il joue cette affreuse carte : il tue pour être riche. — C’est le motif et l’explication de plus de la moitié des assassinats. — Comme on le voit, rien n’est plus horriblement vulgaire qu’un pareil thème. Au point de vue de la grossièreté et de la facilité de l’émotion, rien de plus bêtement chair de poule. Mais Charles Barbara, qui, je vous l’assure, est un homme, n’a pas craint de mettre son pied dans ce soulier éculé, rempli de sang, et, au lieu de barboter là-dedans comme un réaliste de 1855 ou un romantique de 1832, il nous a donné une étude superbe de vérité inattendue sur le remords dans les âmes fortes, — et, comme un chirurgien retire du fond d’une plaie des os brisés, des fragments de l’homme corporel il nous a retiré une conscience, les fragments d’une âme déchirée et mutilée par le crime… Jusqu’ici, la plupart des livres qui avaient peint le remords lui avaient fait pousser quelque cri sublime ou l’avaient peint accessoirement, de côté, le mêlant au torrent des autres sentiments de la vie. Mais Barbara l’a pris de face et l’a peint en l’éclairant jusque dans ses méplats les plus sombres. Il l’a pris comme tant de romancier sont pris l’amour ; — comme Godwin, ce viril génie, a pris l’ambition dans Caleb William. Il y a un rapport latent entre Godwin et {p. 185}l’auteur de L’Assassinat du Pont-Rouge, et, si on ne le voit pas encore, le temps et le travail se chargeront de le dégager.

Les événements qui font la trame du roman de Charles Barbara sont combinés avec une force égale à celle qu’il lui fallait pour attaquer le terrible et sévère sujet du remords dans une âme perverse et puissante. Trop exigeant et trop véritablement romancier pour se livrer à la douce commodité d’une monographie personnelle, Barbara a délaissé ce moyen psychologique et facile d’exposer par l’analyse ce qu’on ne sait pas montrer autrement : par l’action. Son effroyable héros, dans l’âme de qui se passe le drame, ne se raconte pas, mais c’est sous la pression d’événements noués habilement autour de lui que l’auteur fait jaillir des éclairs de la vérité qui le torture ! Il s’est rappelé, pour le mettre en action, le mot profond du moraliste : « Tout ce qu’on ne dit pas n’en existe pas moins, et tout ce qui est se devine. » Clément (l’assassin du Pont-Rouge) vit avec le renard du Lacédémonien qui lui mange le ventre, et toute sa vie se passe à bien boulonner son gilet de piqué blanc par-dessus. De mourant de faim devenu riche, il cache sa richesse, et ce qu’il en montre, il l’établit, il le justifie par des comptes, par un à-jour de ses travaux et de ses salaires dont il poursuit les yeux les plus indifférents. Il porte dans les précautions de son existence le génie de la prudence la plus consommée. Et, en {p. 186}cela il n’est au-dessus de tous les autres scélérats de son espèce, qui voudraient mettre l’épaisseur du globe sur leur crime, que par l’ensemble des précautions et la supériorité de ses facultés. Mais ce qui le rend différent, ce qui appartient à Barbara, et ce que cet écrivain n’a trouvé qu’en creusant dans la nature humaine, c’est le besoin, subsistant avec une égale force dans les âmes criminelles, de taire son crime et de l’avouer !

Le livre tient dans ce repli magnifique du cœur de l’homme. Il y est tout entier, idée et développement, passion et drame. Pendant tout le temps que dure et marche ce roman, on voit L’Assassinat du Pont-Rouge aller perpétuellement de la précaution la plus impénétrable de sang-froid à l’indiscrétion la plus effarée, de la négation imprudente qui répond à ce qu’on ne demandait pas, à la confession qui va tout perdre. Comme un homme atteint d’une folie terrible, il passe ses jours, les minutes de ses jours, à enterrer son crime et à le déterrer, n’allant jamais qu’à moitié de cette horrible besogne, réveillé toujours à temps, épouvanté de ses mains qui creusent, soit pour cacher la vérité, soit pour la faire sortir ; et c’est ainsi qu’écartelé à deux idées d’une égale énergie, qui le déchirent sans le tuer et ne peuvent pas plus sur cette organisation vigoureuse que le rasoir du bourreau sur les articulations de Damiens, il offre le spectacle le plus émouvant qu’un artiste puisse offrir à la {p. 187}contemplation intellectuelle. Nous l’avouerons, depuis cette femme qui tremble derrière un mur en serrant son fils que les bourreaux vont venir égorger tout à l’heure, nous n’avons pas vu plus hagard, plus épouvanté, plus noir et plus beau !

Et comme l’ensemble d’une composition littéraire est toujours plus vaste que l’étroit espace ou l’étroite durée d’un tableau, il se trouve que L’Assassinat du Pont-Rouge n’a pas que la beauté solitaire du principal personnage, tête merveilleuse de désordre et d’anarchie depuis son crime, Satan vrai, Satan d’homme, à qui Barbara s’est bien gardé de donner même un pouce de plus que la taille humaine ! Malgré l’intelligence qu’il lui reconnaît, il n’a pas fait héroïque et fulminant cet athée qui voudrait tuer Dieu pour avoir la paix, comme il a tué l’homme pour avoir l’argent ; car on a beau se dessiner en Ajax contre le ciel, le poing dont on menace Dieu est toujours un poing canaille et qui mérite d’être abattu sur le billot ! Il ne l’entoure d’aucune poésie, pas même de la poésie qui suit la force dévoyée. Ce n’est pas tout. À côté de cette face du remords, il dresse l’autre face dans la complice. Clément n’a pas tué seul. Sa femme l’a aidé, et à son tour il aide sa femme à porter le poids du crime partagé, mais en la brutalisant, si parfois ce poids lui échappe. Après cette double peinture des conséquences d’un crime dans les âmes, il fallait un genre d’expiation au niveau de cette originalité simple, pathétique {p. 188}et profonde. L’idée qu’a eue Barbara, je n’hésite pas à l’appeler une idée de génie. La femme de Clément était enceinte lors de l’assassinat du Pont-Rouge. L’enfant qu’elle met au monde, idiot d’une grande beauté, aura, sous l’arcade pure de son front stupide, le même regard que l’assassiné quand il mourut, et le père adorera, ô Providence ! cet enfant imbécile, dont le regard le fera éternellement trembler.

Voilà, en peu de mots, ce roman qui nous a beaucoup frappé par des qualités fermes, rudes, et une virtualité cachée qui nous fait infiniment espérer de l’avenir de l’auteur. Tout n’est pas irréprochable dans son très remarquable livre, et il n’a pas tiré de ses idées les plus précieux filons qu’elles contenaient. Mais nous n’insisterons pas sur des imperfections qu’il voit peut-être aussi bien que nous. C’est un travailleur à ce qu’il nous semble. Il y a dans son roman les empreintes marquées de la volonté, les griffes de lion d’un labeur qui sait s’acharner, et quand nous trouvons cela, notre critique n’a plus qu’un mot : courage ! Si le début de Charles Barbara n’est pas, de tout point, un chef-d’œuvre, nous croyons qu’il nous en promet bientôt un.

Gustave Droz §

I §

Monsieur, Madame et Bébé [I-III].

{p. 189}Il y a, de par le monde, un journal illustré qui s’appelle La Vie parisienne, comme si tous ses rédacteurs étaient des Balzac, des Gozlan et des Gavarni, et cet audacieux journal n’est pas mort sous son terrible titre. Il vit au contraire… et gaiement ! et se porte très bien ! Il n’est pas tout à fait la vie parisienne, cependant. La vie parisienne est quelque chose de plus compliqué que ces esquisses piquantes et frivoles. La vie parisienne est quelque chose, dirait lord Byron, comme le diable devenu fou et jetant les assiettes par les fenêtres, dans Babylone enivrée ! Il faut des Martynn pour peindre cela. Mais enfin si ce n’est pas {p. 190}exactement toute la vie parisienne que ce journal, c’en est une partie. C’en est la mousse, le pétillement, la surface, les petits vices, — viciolets — les élégances, et les élégances jusqu’aux extravagances, tout cela très animé d’esprit, très cinglant d’ironie, très indifférent — et même trop — à la morale, et j’allais presque dire à la littérature ; car les hommes de talent qui font ce journal ont le dandysme de ne pas se montrer littéraires… Ils ont l’hypocrisie charmante d’être des hommes du monde et des observateurs de salon. Et ils portent tous, même, ou presque tous, pour montrer leur détachement de la littérature, un loup d’initiales ou de pseudonymes inutiles ; comme si l’on pouvait à présent cacher quelque chose, avec les palais de cristal que les mœurs modernes, qui ont mis nos amours-propres en bouteille, ont bâtis à nos vanités, et aussi avec celle de l’auteur, ce flacon qui fermente et fait tôt ou tard sauter le bouchon !

Eh bien, parmi les rédacteurs de La Vie parisienne, en voici un qui a pendu son loup à sa boutonnière et s’est présenté à nous visage découvert, et avec un livre fait de ses articles, rassemblés ingénieusement sous un titre : Monsieur, Madame et Bébé23, lequel titre, comme vous le voyez, joue assez bien la composition ! C’était M. Gustave Z… mais, va te promener la honte ! c’est aujourd’hui Gustave Droz, — un peintre, je crois, qui, un matin, a trouvé une plume poussée au beau {p. 191}milieu de son pinceau. Gustave Droz, que je ne connais pas, mais dont le talent est jeune, et le talent, c’est la vraie personne dans un homme, Gustave Droz doit être certainement un de ces jeunes gens à qui les femmes, au bal masqué ou dans la vie (autre bal masqué), ont beaucoup dit : « Vous êtes un jeune homme inconséquent ! » ce qui est souvent leur manière de dire qu’on est aimable. En effet, il faut bien l’écrire : c’est un Léger. C’est un de ces Légers que j’aurais aimés dans tous les siècles, mais dont je raffole dans le mien ; car les Solennels, les Sérieux et les Puritains, m’ont absolument gâté le xixe siècle, et, anglais pour anglais, j’aime encore mieux les Mémoires de Gramont, par Hamilton, que les Mémoires de Guizot, par Guizot !

Avec cela que ces Légers, dont est Gustave Droz, font parfois de superbes raccrocs de profondeur !

II §

Ce qu’il a donné en volume, je l’avais lu en partie dans La Vie parisienne, et j’avais été, je l’avoue, intéressé par le ton de tout cela, par ce ton retrouvé et que nous allions perdre, et qui est le ton de notre race. Le hasard, il est vrai, le hasard des journaux, qui est bien plus abracadabrant que le hasard des livres, n’avait mis sous mes yeux que les deux premières parties du livre. Je connaissais Monsieur ; je {p. 192}connaissais Madame ; je ne connaissais pas Bébé, sur lequel tout à l’heure je m’en vais revenir. Mais Monsieur et Madame m’attirèrent et me plurent. Monsieur et Madame me firent l’effet des Caractères d’un petit La Bruyère… mauvais sujet, — d’une espèce de La Bruyère qui connaissait les femmes, non pas « entre tête et queue », comme les connaissait et voulait qu’on les prît La Bruyère, mais qui les prenait avec la tête et avec la queue, et Dieu sait si la queue est un endroit par lequel on puisse les prendre à présent ! Malgré ses mérites incontestés, je ne crois pas que La Bruyère ait eu jamais celui de lacer un corset à personne et de remettre une épingle en place, tandis que Gustave Droz, lui, au contraire, habille, déshabille et réhabille, épingle, désépingle et réépingle, avec une incomparable supériorité. S’il n’est pas moraliste comme La Bruyère, il est camériste et modiste comme La Bruyère ne l’était pas, et ce n’est pas Gustave Z… qu’il devait signer à La Vie parisienne, mais Suzanne, — la Suzanne de chez madame Almaviva ! Gustave Droz, qui fixe sous son fusain couleur de chair… (trop couleur de chair…) la chose qui passe, l’attrait qui s’évanouit, la mode qui va passer, n’est pas seulement qu’un La Bruyère mauvais sujet, c’est aussi un Marivaux. C’est le Marivaux du chiffon et du sentiment au xixe siècle, de ce sentiment qui, lui-même, le plus souvent n’est guères qu’un chiffon. Son livre est comme la boite à poudre du xixe siècle, autrement compliquée que celle {p. 193}du xviiie, allez ! Poudre à la maréchale retrouvée, poudre de riz, poudre d’iris, poudre de perles, poudre de rose et poudre d’or, bleu polonais, rouge de blonde, rouge de brune, maquillages d’idoles japonaises, toutes les poudres de perlimpinpin féminines, toutes les poudres à nous jeter aux yeux poudroient en ces écrits qu’elles ennuagent, colorent et parfument. Et quand ces écrits sont des articles, lus à distance les uns des autres, c’est charmant ; mais quand le tout est ramassé et massé dans un seul volume, qu’on lit d’une haleine, on finit par trouver que c’est trop de poudre comme cela, et on pense malgré soi à la fameuse anecdote du glorieux bailly de Suffren, qui avait l’habitude de fourrer de bien autres poudres que celles-ci dans son tabac d’Espagne, et qui, un jour qu’on voulut l’attraper et le corriger de ce goût étrange, en ne mettant, au lieu de tabac, que de cette poudrette dans sa tabatière, dit avec la majesté du connaisseur, après avoir aspiré fortement jusqu’au fin fond de son nez héroïque ce qu’il croyait du tabac encore : « Il est bon, mais il y en a trop ! »

Oui ! certainement, c’est joli, mais il y en a trop ! Voilà ce que nous dirons à Gustave Droz, qui, lui, ne se sert que de poudres délicieuses à respirer. Oui ! certainement, il y a dans ces pages, ainsi réunies, trop de poudres, trop de maquillages, trop de rubans, de bijoux, de chiffons, de jupes et de sous jupes, et même de… pas de jupes ! Un tel fouillis, dans lequel {p. 194}la nature humaine disparaît sous l’artifice et les chinoiseries et les dépravations d’une civilisation dégoûtée, qui ne sait que faire pour se ragoûter, est un défaut qui peut devenir grave, même dans un écrivain léger. Gustave Droz a des parentés plus ou moins de sang et de prétention avec l’Alfred de Musset du Spectacle dans un fauteuil ; il a, comme Alfred de Musset, le sentiment de la grâce et du caprice de la femme. Mais on peut faire du de Musset feuilleté sans être vertueux. Gustave Droz, qui ne l’est pas du tout, se risque bien souvent du côté de l’indécence plus loin que ne s’y risqua jamais le pauvre de Musset (Voyez L’Âme en peine, Ma tante en Vénus, etc.), comme Octave Feuillet se risque du côté opposé ; mais l’un et l’autre n’en sont pas plus Musset pour cela ! Épicuriens tous trois, du reste, et c’est leur infériorité, nés du sensualisme de ce siècle, Gustave Droz est de beaucoup le plus sensuel et le plus hardi des trois, sous cette forme légère qui a le dangereux attrait de sa légèreté. C’est bien souvent un de Musset par la sveltesse, le tour d’imagination, le mouvement et l’étincelle ; mais c’est un de Musset qui a passé par l’atelier, et il lui est resté, à certaines places, un peu de Mistigris, — que j’aurais voulu effacer.

Il est pourtant bien spirituel, Mistigris, ce bâtard abandonné de Candide, ce rapin sans respect, sceptique et railleur, qui a brouillé de la couleur chez ce grand peintre du Désenchantement qu’on appelle {p. 195}Méphistophélès ! Mais que voulez-vous ? je le déteste. N’introduit-il pas la caricature dans l’émotion, — quelquefois la calembredaine, quelquefois même l’obscénité ?… Profanateur de nature et d’éducation, flétrissant, pourrissant, un peu pourri lui-même, tel est Mistigris ; et je souffrirais d’avoir à dire qu’il reste quelque chose de cet affreux enfant terrible dans le talent élégant, désinvolte et presque aristocratique de Gustave Droz, si, en tournant les pages de son livre, je ne trouvais, à ma grande joie, le La Bruyère mauvais sujet corrigé, marié et père, — comme ces bons cœurs de mauvais sujets le deviennent, — le Bébé arrivé et Mistigris parti, par respect pour cette innocence, qui a fait tout à coup sûr l’auteur un peu immodeste de Monsieur et de Madame l’assainissant effet d’une contagion de pureté.

III §

Le Bébé ! voilà, en effet, qui obtiendra grâce dans le cœur de bien des gens, qui ne l’auraient pas faite sans cela pour les deux tiers du livre. Voilà un amour de Bébé qui ne refera pas certainement une virginité à monsieur son père, oh ! cela, non ! mais qui sera le pardon, pour tout le monde, des péchés de ce libertin, en qui la paternité a tourné au profit du mariage, vite, comme un moulin à vent. Le Bébé, voilà la vertu {p. 196}définitive de l’auteur de Monsieur et Madame, de ce Risque-tout, qui, à partir du Bébé, ne risque plus rien. Sa vertu ? Hé ! le mot est bien gros. Je ne voudrais pas qu’on pût s’y tromper. Il faut que la Critique se tienne ferme ici… Parce que l’auteur, à la plume leste, de Monsieur et de Madame, devient père et qu’il se purifie au seul souffle de son enfant, il ne change pas de nature pour cela, et, je l’ai dit plus haut, sa nature est épicurienne. C’est un sensuel que Droz, et si de sensuel, comme il arrive parfois sous l’influence des circonstances qui ennoblissent la vie, il se transforme tout à coup en sentimental, son sentiment n’est, après tout, que de la sensation transformée. Au fond, il est resté ce qu’il était. Rien ne change la nature des hommes que ce qui est surnaturel à eux. Dieu seul est plus fort que nos âmes. Mais, justement, Gustave Droz passe tout le temps que dure son livre à se moquer de ce qui pourrait changer sa nature et élever à sa plus haute puissance son sentiment paternel. Sceptique en religion ou incrédule, tirant de petites comédies du catholicisme pratiqué par les âmes frivoles, — (ce que vous pardonneront les âmes et les esprits profonds, monsieur !) — ayant toujours sous sa diable de plume, qu’on ne peut s’empêcher d’aimer, le mot impertinent, très réussi, quand il s’agit des choses religieuses, Droz, qui a même trouvé dans la monotonie de son procédé contre la dévotion du xixe siècle la punition de s’en être moqué, Droz, qui prononce le nom de Dieu {p. 197}vers la fin de son livre, quand il est ému, aussi bêtement qu’un bourgeois, lui, le spirituel artiste ! n’est qu’un déiste momentané, comme tout déiste, et dont toute la théologie est celle du Mondain de Voltaire, — le plus chétif des types de l’homme que ce génie de la superficialité pût rêver !

Pour toutes ces raisons, qui sont des lois dans la logique inflexible de nos organisations, Gustave Droz aime son enfant énergiquement, je n’en doute pas ! éloquemment, je viens de le dire ! mais comme aiment les sens dans un homme. Si pur, si essuyé qu’il soit, l’amour de l’enfant est chez lui matériel, physique, animal, et les milieux élégants, poétiques, colorants qu’il traverse, n’y font rien. C’est un amour qui reste un amour des sens paternels. Ce qu’il voit dans l’enfant, ce n’est pas son âme, c’est surtout sa beauté ; et quand ce n’est pas sa beauté, c’est sa chair. Sa chair est la mienne ! dit-il, et le générateur tressaille. C’est bien, cela ! Je ne veux pas mutiler l’homme ; je ne veux rien trancher dans ce que Dieu a fait en l’entremêlant de corps et d’âme avec un art, si c’en est un, si prodigieusement consommé. C’est bien, cela ! Mais les chrétiens aiment leurs enfants d’une autre manière ; mais je dis que ce n’est là encore que la moitié de l’amour paternel, — cette moitié que les écrivains de ce temps-ci, matérialiste jusqu’à l’axe, ont peint avec le plus de talent et d’intensité : Balzac dans Le Père Goriot, par exemple, et Victor Hugo dans Le Roi s’amuse et dans {p. 198}Notre-Dame de Paris ! L’auteur du Bébé est de cette école de sentiment et de peinture, avec les facultés de son ordre et le cadre du tableau de genre qu’il s’est choisi. Lisez son Premier-Né, Le Jour de l’An en famille, les Vieux souvenirs, Les Petites Bottes, — qui rappellent, mais en vieux et en usé, le frais soulier de la Gudule dans Notre-Dame de Paris, — les Bébés et papas et la Première culotte, et voyez si dans tout cela l’enfant n’est pas toujours ajusté, toujours compris de la même manière, aimé pour le plaisir et la peine qu’il donne, — car il y a aussi l’épicurisme de la douleur, — et si la moitié du sentiment paternel, celle que Dieu élargit en la doublant du sentiment de son être, n’est pas restée, pure lumière, étouffée sous le boisseau de la chair !

Fatalité du tempérament, du milieu, de la philosophie d’un homme ! Gustave Droz ne pouvait avoir une conception plus élevée du sentiment paternel qu’il ne l’a eue dans ces pages émues, dont j’ai partagé l’émotion, et que je juge après l’avoir partagée ; mais cette conception qu’il ne pouvait avoir, la Critique ne devait pas moins la lui montrer… Je vais finir par une chose triste. Cette conception trop élevée de l’amour paternel, par ce temps de morbides et mignardes tendresses où l’enfant n’est plus qu’un Bébé, la poupée des parents et la marionnette de leurs vanités conjugales, aurait bien moins de chances de réussir que la conception de l’amour de l’enfant telle que Gustave Droz l’a {p. 199}exprimée, et telle qu’elle est, à cette heure, dans des cœurs qui n’ont plus rien de mâle et dans des esprits affadis. Je prédis à Gustave Droz le plus grand succès. Si, par exemple, il enlevait son Bébé du livre où il se trouve, s’il le publiait à l’écart de la mauvaise compagnie du Monsieur et de la Madame avec lesquels il se trouve pour l’instant, le Bébé deviendrait le bréviaire des mères de famille… Ce serait une fortune pour l’auteur, un succès à la Picciola, qui eut, je crois, trente à quarante éditions, — et par la souveraine raison qu’un pareil livre est en équation avec les manières de sentir actuelles de la foule.

Mais pour un artiste qui se sent, est-ce là l’idéal du succès ?…

IV §

Autour d’une source [IV-VIII].

Autour d’une source24 est un livre dont je veux parler. Et pour bien des raisons. Moi qui crois à tous les miracles, je ne puis pas laisser passer un livre — de talent, d’ailleurs, — fait par un homme du monde ironique et incrédule, inspiré par eux et presque contre eux. « Presque contre eux » est trop dire pourtant. Gustave Droz, l’auteur d’Autour d’une source, a vu dans les derniers faits miraculeux qui ont réjoui les cœurs {p. 200}catholiques et que des plumes catholiques ont attestés, un prétexte, non pas à discussion, mais à roman, et il a fait le sien, d’un point de vue humain qui pourrait très bien être… Il a supposé que l’ardente Spéculation moderne, qui met ses mains avides sur tout, pouvait se servir d’un miracle, ou plutôt du mirage d’un miracle, pour faire ses affaires impudemment, malhonnêtement, abominablement, et il a construit un récit dans ce sens qui pourrait être vrai, qui ne l’est pas encore dans l’histoire de nos mœurs, mais qui pourrait l’être, et en construisant ce récit — rendons-lui cette justice ! — il a été si peu hostile à l’Église que le prêtre de son livre a l’horreur de cette spéculation, basée sur une apparence de miracle, et que ce sont des laïques — de méprisables laïques ! — qui la font.

Eh bien, cela m’a charmé ! Tant de gens auraient fait le contraire. Je connais Gustave Droz. Je le connais pour l’avoir lu. C’est un jeune écrivain ayant les idées jeunes de ce temps, qui sont des sensations plus ou moins raffinées, et un scepticisme plus ou moins spirituel. C’est un écrivain, je l’ai dit déjà, sorti de La Vie parisienne, la plus jolie indécence du xixe siècle l’Indécent. C’est un libre penseur, ou de nonchalance, ou d’irritation nerveuse, ou de paradoxe au dessert, en pelant sa pêche et en sirotant son verre de lacryma Christi, — la seule larme du Christ en qui il croie peut-être. Et cet écrivain de ce temps, ce sceptique, ce brillant oseur de La Vie parisienne, — cette {p. 201}brillante osée ! — a écrit tout un livre sur le meilleur thème à déclamation pour les lourdauds de l’impiété, et il n’a pas déclamé une seule fois contre la sainte Église romaine, et il a inventé un prêtre plein de faiblesses, hélas ! et de péché, mais qu’il n’a pas déshonoré comme prêtre. Il n’en a pas fait un Claude Frollo. Risquons le mot : il n’en a pas fait une canaille ! Que dis-je ? il en a fait, à la fin de son livre, un saint martyr, — martyrisé pour la foi. Ma parole d’honneur ! dans l’état actuel de l’opinion, c’est distingué. C’est d’un gentilhomme dans l’ordre de la pensée. Et nous autres catholiques, qui ne sommes pas tous des cuistres, comme les libres penseurs voudraient bien que nous le fussions, nous avons été touchés tous de cela, et, pour mon compte, hautement, je le dis !

V §

Est-ce pour sa peine d’avoir eu une idée généreuse que le livre éclate de talent ? Toujours est-il que Gustave Droz n’en a jamais montré autant, ni de plus inattendu. Qui ne savait, en effet, comment l’auteur de Monsieur, Madame et Bébé, s’était révélé dans la littérature contemporaine ?… Ce qui attira tout d’abord les yeux sur ce talent charmant, ce fut une fraîcheur de pastel, de jolis détails, une sentimentalité voluptueuse. Il parut comme un Greuze, mêlé de Crébillon, {p. 202}— un Greuze de l’amour conjugal et maternel, moins la vertu et l’innocence. On n’aurait peut-être pas cru que ce voluptueux sentimental se viriliserait, que cet efféminé se ferait mâle. On n’aurait peut-être pas cru que ce regard d’observateur, qui n’allait qu’aux détails de la vie intime d’entre le lit et le berceau, s’allongerait sur les choses de la vie sociale, et qu’au lieu de sentiments délicats à exprimer de deux à trois cœurs, comme d’un fruit les gouttes d’une essence exquise, il s’occuperait un jour à démêler et à peindre des passions et des caractères. Et cependant c’est là ce qui est arrivé. D’écrivain délicieusement personnel, Gustave Droz est passé romancier impersonnel et pénétrant, et c’est comme romancier qu’il faut le prendre et le juger.

C’est un romancier de passion et de mœurs, qui, dans la conception de sa première œuvre, a montré une force de tête sur laquelle la Critique n’avait aucun droit de compter. J’ai dit déjà plus haut que le prêtre dont il a fait la figure capitale et centrale de son roman avait cette originalité de rester prêtre, au milieu des turbulences et des craquements de l’homme que la passion secoue. Mais la femme aussi de ce même roman, qui peint les mœurs modernes au vif, a l’originalité, non moindre, de n’être pas une adultère. Deux fameuses originalités, par ce lâche temps de femmes perdues et de prêtres corrompus ! Au point de vue de l’esprit seul, voilà qui tire, d’un coup, le livre {p. 203}de Gustave Droz de la cohue des productions de notre époque, et qui l’élève au-dessus d’elles. Et non seulement la femme du roman, l’héroïne du roman, n’aime point le prêtre qui est l’être supérieur du roman, comme elle en est l’être charmant ; mais elle aime son propre mari comme une honnête femme… qu’elle n’est pas cependant ; car pour être une honnête femme, dans la santé splendide de cœur et d’esprit que ce simple mot exprime, il ne faut pas mêler à son amour les idées et les dépravations qu’une société vicieuse a fait pénétrer dans les âmes ; or, c’est ainsi que madame de Manteigney aime son mari dans ce roman. Obligé de se garder peintre de mœurs et d’être vrai, l’auteur d’Autour d’une source ne pouvait éviter la pourriture sociale qui nous fait, à tous tant que nous sommes, des taches plus ou moins grandes sur la conscience et sur le cœur. Aussi en a-t-il marqué l’imagination et le cœur de son héroïne, tout en la sauvant de la tache de l’adultère, de cette tache dernière qui fait se rejoindre toutes les autres et n’en fait plus qu’une seule de toutes, — et ceci, disons-le pour ceux qui creusent les choses et ne font pas de la critique à fleur de peau, ceci est réellement d’un Maître dans l’art des nouveautés et des inventions.

Ainsi, ô distinction ! pas d’adultère, qui est la borne contre laquelle vont se cogner bêtement, les uns après les autres, tous les romanciers de ce temps ingénieux. Partant, pas de repentirs pleurnicheurs ou {p. 204}de suicides enragés. Et pourtant pas d’innocence non plus. À une certaine profondeur dans la société de Paris, quand on y est mêlée autant que l’héroïne de Droz, il n’y a pas d’innocence ! Pas non plus de lymphe et de froideur, l’innocence physiologique qui, dans tant de romans modernes, remplace l’innocence morale par les scélératesses de l’impuissance. Rien enfin de tous ces affreux lieux communs qui traînent leurs haillons dans tous les livres de ces derniers vingt ans du xixe siècle, rien de tout cela, mais une femme vraie et vivante, une femme prise au tas de la société dans laquelle nous avons le bonheur de vivre ! une hermine, tachée, éclaboussée, étoilée de boue, — et qui n’en meurt pas.

Piquante étude, cela.

VI §

Et ce n’est point la seule. Le cadre où cette femme respire est un tableau, — un tableau très plein, très agité, très fourmillant, — et c’est même cela qui est la grande étude du livre. Madame de Manteigney n’est qu’une planète d’un petit monde, image du grand, qui tourne autour d’une source comme autour de son axe. Cette source n’est rien de plus qu’une source minérale dans une des montagnes du Midi. Cette source, qui n’est pas découverte encore quand le roman commence, a été soupçonnée d’exister par {p. 205}un M. Larreau, ancien marchand de robinets, devenu l’un des plus grands industriels de France, et c’est cet industriel dans lequel Droz a cubé tout l’industrialisme moderne et dont il a fait une personnalité tout à la fois odieuse, redoutable et comique, c’est ce coquin à gilet blanc qui s’est imaginé qu’un miracle, comme celui de la Salette, par exemple, si on pouvait se le procurer, poserait bien cette source dans l’opinion, et ferait colossale la fortune des établissements qu’il médite de fonder autour d’elle. Tels le titre et l’idée du livre. Les livres bien faits, on les explique en quelques mots. Le livre de Droz, c’est tout ce qui va se passer autour de cette source : toute une comédie, sinistre, au fond, de coquinerie sacrilège, mais gaie par endroits et par-dessus, comme Les Fourberies de Scapin. Les fourberies, les bassesses et les efforts de Scapin-Larreau pour avoir son miracle, pour le lancer, pour le rattraper quand il lui échappe, pour le relancer, pour le tenir droit devant l’opinion, comme un Saint-Sacrement, pour le faire passer à l’état incontesté et fulgurant, enveloppent tous les personnages du roman, qui sont nombreux, comme d’un moulinet de roueries, et, pendant toute la durée du livre, c’est dans ce vaste moulinet qu’on les voit. La scène de cette grande pièce en un volume est le château de Manteigney, appartenant au dernier descendant de la grande famille de ce nom, lequel, pour fumer sa vieille terre, comme on disait autrefois, a épousé la fille de Larreau. {p. 206}Très élégante, très spirituelle, mais très extravagante, ayant déjà les taches de la corruption parisienne sur l’esprit au moins, si elle ne les a pas sur le cœur, possédant au plus haut degré le génie de l’ironie et de la plaisanterie parisiennes, aveugle sur son père qu’elle admire d’enfance et de confiance, parce qu’il a toujours été heureux dans ses plans et qu’il est fou d’elle, madame de Manteigney est la femme amoureuse de son mari, maigre, mièvre, mal fait, chétif, jaunâtre, roussâtre, un crevé du temps, qui lui mange sa dot et ses diamants avec des filles. Elle l’adore, et c’est même pour cela ! L’Ange exterminateur qui nous punit de toutes les fautes de notre vie, disait madame de Staël, c’est l’être que nous aimons. Le comte de Manteigney est cet ange exterminateur pour sa femme, comme elle, à son tour, est l’ange exterminateur pour l’abbé Roque, curé de Grand-Fort, — l’intérêt tragique et le plus élevé du roman.

Le curé de Grand-Fort a toutes les façons d’être un homme. Il est noble de sang, et on le voit bien quand on le regarde, quoiqu’il ne soit qu’un enfant trouvé. Il est noble de cœur. Il est noble de beauté fière. Il est noble de force physique comme un Croisé des premiers temps. Il est noble enfin comme un prêtre, — plein de foi, de piété, de dévouement. C’est un robuste, agreste et saint pasteur, heureux dans le devoir, jusqu’à l’heure où les Manteigney et leur société de Paris viennent habiter le vieux château.

{p. 207}L’auteur d’Autour d’une source, en peignant son abbé Roque et en le faisant si grandiose, ne nous a pas donné que l’idée d’un homme exceptionnel ; il nous a donné — ce qui est bien plus profond — l’idée qu’il a de la grandeur du sacerdoce. C’est pour cela que, dans tout le cours de son livre, il ne l’a jamais dégradé. L’abbé Roque, épris de la comtesse de Manteigney, est certainement coupable aux yeux de Dieu, des hommes et de lui-même ; mais il combat avec fureur contre sa passion qui ne l’a égaré qu’une seule fois, mais il est dévoré de remords, mais il se met humblement au pied de la croix, mais, tout le reste de sa vie, il est irréprochable, héroïque et sublime. — Et lorsque, dans le roman de Droz où la Comédie alterne avec le Drame, Larreau, le père de la comtesse, qui dès le premier jour a visé ce prêtre pour son miracle et veut, à force de sophismes et de bagout industriel et progressif, et même religieux, le faire complice de son grotesque et abominable mensonge, le prêtre indigné, dont la colère monte devant le Seigneur, ne fléchit pas une minute dans son indignation et sa colère, — une colère terrible ! Et, calomnié auprès de son évêque, il se laisse frapper injustement sans se plaindre et sans se défendre, et s’en va mourir martyr en Chine, victime de sa probité inflexible, de son repentir et de sa foi.

Un catholique n’aurait pas mieux fait.

VII §

Gustave Droz, qui ne l’est pas d’affirmation, du moins pour son propre compte, dans son livre, s’il l’est pour le compte de son principal personnage, n’a pas fait catholique que le dénouement de son roman : il en a fait catholique l’action même, dans la vie et le péché de son prêtre. L’amour du vrai dans l’art lui a tenu lieu de principes que probablement il n’a pas, et l’a fait agir dans la conception de son prêtre comme s’il les avait. Le moraliste a été assez profond dans cet esprit qui n’était qu’une rose hier encore, pour aller… oui ! jusqu’au chrétien. Car, il ne faut pas s’y tromper, Droz est moraliste. Tout impersonnel que je le reconnais maintenant, il n’a pas l’objectivité inanimée et bête dont les pédants ont fait, depuis Goethe, une supériorité. Il ne peint pas l’objet pour l’objet, comme Flaubert, et ne se contente pas de cela. Il est moraliste par l’ironie, l’ironie qui circule dans son livre partout où il y a quelque chose de répréhensible à condamner. Pour lui, on n’aura pas besoin, comme on l’a tenté pour Machiavel, l’homme sans âme qui écrivit avec la main de bronze du Destin sous la dictée des Perversités de son siècle, — et ce qu’on vient de renouveler pour Flaubert, talent sans âme non plus, — on n’aura pas besoin d’inventer une ironie d’après {p. 209}coup, qui n’existe pas dans leurs œuvres glacées. On la sent de reste dans le livre de Gustave Droz, et cette ironie, qui n’est qu’une condamnation implicite, peut avoir la sévère beauté d’en être une explicite demain !

VIII §

Comme on le voit, je suis d’abord allé au plus grave en parlant du nouveau livre de Gustave Droz. J’en ai vu la portée. J’ai vu la hauteur, la pureté et la logique de la conception, avant d’en regarder le talent. Tous ceux qui l’ouvriront jugeront facilement du talent dont il est rempli. Ce qui domine, pour moi, dans ce livre, c’est l’esprit ; l’esprit étincelant, brillant, damasquiné ; l’esprit du dialogue, et du mot, et de la réplique ; l’esprit français dans toute sa gloire, qui ferait merveille à la scène, si on l’y parlait, — si Droz, par exemple, s’avisait un jour de faire du théâtre. Ah ! il a plus d’esprit à son petit doigt que Flaubert dans tout son grand corps de Suisse robuste. Le talent de peintre, on le connaissait. C’est toujours, à beaucoup d’endroits, cette touche veloutée, grasse, abondante, incarnadine, de ce peintre des premiers jours qui ombrait tout avec du rose. Mais Gustave Droz devenu observateur sait faire maintenant, quand il le faut, crier son coloris. Il a maintenant des crudités dans le rendu, des brutalités dans l’élégance, dont on ne se serait jamais {p. 210}douté. Exemple : la scène du rendez-vous dans la montagne avec la petite chevrière aux pieds nus, qui est si maigre, qu’a séduite le comte de Manteigney, et sa manière de faire l’amour. Je ne connais rien de plus fort, de plus raide et de plus contenu dans cette tonalité-là. Mérimée est dépassé d’un empan. Quelle poignante réalité, sous cette main potelée qui sait l’étreindre ! Et, contraste charmant, quelle bonne humeur, à d’autres moments, dans l’imagination ! Exemple encore : toutes les figures secondaires de cette œuvre, où la Comédie, malgré le Drame, est en dominance, et entre autres cette excellente tête du baron Claudius, cette figure si moderne, qui fait de la haute politique en s’occupant d’assiettes cassées et parle de transformations sociales en cherchant de vieux pots… C’est vraiment parfait ; nous l’avons tous rencontré, ce fantoche. C’est comme une fleur de ridicule bien épanouie et que l’auteur a glissée entre les grandes figures sérieuses de son livre, pour nous dérider, et on la respire en riant, cette violette… Quelle trouvaille de comédie !… J’ose revenir à cette idée, et ce sera ma conclusion : ce roman renferme surtout une œuvre de théâtre. Par la modernité des têtes, par le dialogue surtout, si rare maintenant sur nos scènes sans esprit, qui en ont — quand elles en ont — uniquement dans les situations, Gustave Droz aurait sa place et une destinée au théâtre. Déjà romancier, se décidera-t-il à varier sa voie encore ? Le roman gardera peut-être {p. 211}son analyseur, son descriptif et son peintre… Fera-t-il du théâtre ? Je n’en sais rien, mais ce que je sais, c’est qu’il saurait en faire.

Alors, MM. Dumas fils, Augier et Meilhac n’auraient peut-être qu’à se bien tenir !

Léon Gozlan §

I §

Léon Gozlan [I-II].

{p. 213}On vient de l’enterrer, ce romancier qui fut peut-être le troisième de son époque, après Balzac et après Stendhal. Journalistes, chroniqueurs, tous les jaseurs de la publicité en ont déjà parlé, et vont continuer d’en parler pendant bien deux jours, de cet homme si peu fait pour être populaire, et dont ils ne disaient guères mot de son vivant. Ces tambourineurs, même sur un tombeau, battront la caisse sur le sien, et si le cœur leur en dit, de cette fois ils peuvent frapper ferme… Le tombeau d’un homme de talent est toujours le meilleur tambour de sa gloire. C’est celui qui retentit le mieux, et le seul qu’on ne puisse pas crever…

{p. 214}Eh bien, nous aussi, nous nous permettrons d’y donner notre petit coup de baguette tout comme les autres ! Avant de nous occuper de l’œuvre entière de Léon Gozlan, de ce conteur raffiné auquel nulle critique, à ma connaissance, n’a assigné encore sa vraie place dans la littérature de ce siècle, avant cet examen exclusivement littéraire, pourquoi ne risquerions-nous pas quelques mots sur le genre d’homme qui doublait l’auteur en lui, et qui était pour le moins l’égal de l’auteur ? L’auteur, en effet, on le retrouvera bien toujours, puisqu’on a ses œuvres pour le juger. Mais l’homme hors de ses livres, l’esprit de l’homme tel qu’il était sur place, c’est là ce que la mort atteint et fait vite disparaître, et cette fumée, il faut en fixer le parfum…

II §

On a essayé, je le sais bien, mais a-t-on réussi ?… À part le talent de ses œuvres, pour lequel on n’a trouvé que le mot de distingué, — ce qui n’est pas assez, — on n’a trouvé aussi pour caractériser l’esprit sur place de Gozlan que le mot banal de charmant causeur, et ç’a été à peu près tout, sauf les arabesques et les chatoiements de la phrase sur ces deux pauvres idées, l’aumône de la Superficialité émue un moment par la mort ! Mais il y avait autre chose en Gozlan qu’un {p. 215}esprit distingué et un causeur distingué, le fût-il jusqu’au charme ; il y avait une personnalité tout entière de la plus rare distinction ! Une personnalité originale même, mais à force de distinction, et qui faisait un fier contraste avec la plupart de celles de son temps. À une époque où la vie privée tend à devenir monstrueusement une vie publique et où la vanité de chacun fait crier le plus fort qu’il peut sa crécelle, Léon Gozlan, un des esprits les plus brillants du siècle, de la race en ligne droite et courte des Chamfort et des Rivarol, ne faisait nul tapage de ses facultés. C’était un délicat et un discret. Comme tant d’autres qu’on pourrait nommer, il n’était ni le bateleur ni le montreur des curiosités de son esprit. Il ne tirait pas de feux d’artifices dans un salon. Il ne faisait pas pendant des heures l’improvisateur le dos à la cheminée, comme il y en a en Italie, sur les places publiques, le dos aux fontaines. Toutes exécutions qui plaisent à ce siècle, fou d’histrionisme et essentiellement comédien. Non ! lui était spirituel comme on l’est dans le monde, seulement avec la différence de la force, de la finesse et de l’éclat de son esprit. Et c’était de l’esprit par traits, par aperçus, par monosyllabes, comme mademoiselle Mars en avait parfois à la scène. Cet homme contenu, cet ajusteur, cet archer qui tirait toujours à l’œil droit de Philippe ou au talon d’Achille et qui ne les manquait jamais, ne se cambrait point en Apollon du Belvédère quand il avait lancé sa flèche. Il {p. 216}avait la simplicité de l’homme du monde, de l’homme qui sait vivre, de l’honnête homme, comme on disait du temps de Pascal. La première fois que celui qui écrit ces lignes le rencontra, — il y a de cela des années, — il ressemblait encore à ce portrait de son salon où, sous de longs et magnifiques cheveux noirs, éclatait, sombre, ce visage qu’on aurait dit fait de la beauté de quatre races différentes : la juive, la bohémienne, la phocéenne et la mauresque, et où le lion et l’aigle se confondaient, comme dans une chimérique tête de blason. C’était chez la baronne A. de M…, en plein monde antilittéraire du faubourg Saint-Germain. Et il n’y était pas dépaysé, je vous jure ! Il s’y montrait naturel et aristocratique, sans aucune des affectations ou des prétentions littéraires familières aux gens de lettres dans le monde, qui, quand ils sont célèbres, y font un peu trop queue de paon avec leur célébrité.

Il n’y parlait point ambitieusement, ni par nappes ; il ne tirait point à lui toute la couverture de la conversation. Il avait la grâce de savoir écouter longtemps, jusqu’au moment où, du fond de son silence attentif, partait le mot, l’éclair électrique, la balle d’argent de Robin des Bois ! et c’était alors Léon Gozlan qui se révélait. Il n’avait pas alors besoin du Figaro pour se montrer tout ce qu’il était. Il y avait débuté comme écrivain, et ce concentrateur y était promptement devenu le roi de l’entrefilet formidable, le serpent chatoyant, à langue aiguë, de la phrase courte, {p. 217}l’étrangleur avec un bracelet ! C’est là qu’il a taillé tant de mots qui ressemblent à des diamants dont les angles coupent, et qu’il aurait dits, s’il ne les avait pas écrits, tout aussi bien qu’il les écrivait. Partout, en effet, quand au lieu d’être journaliste il eût été corsaire, — ce qui, du reste, ne fait pas une si grande différence déjà, — partout, même quand il serait resté marchand d’anchois dans son excellente ville de Marseille, il aurait eu ce génie du mot, qui nous est donné, à pur don, comme tous les autres génies ; cette faculté qui, tout à coup, met une idée sous sa forme la plus concentrée, espèce de cristallisation de l’esprit d’une rapidité foudroyante. C’est par là qu’il fut supérieur. Maintenant qu’il n’est plus, on voudrait retrouver ces cristallisations éblouissantes, et on se livre à cette recherche ; mais les hommes qui ont ce génie de l’expression instantanée sont moins heureux que Polycrate. Ce n’est pas une seule émeraude qu’ils jettent à la mer, comme le tyran de Samos ! C’est, pendant toute leur vie, des écrins d’émeraudes ; mais nul poisson ne les rapporte, même le jour de leur mort, pour le besoin des chroniqueurs.

III §

L’œuvre de Léon Gozlan [III-VI].

J’ai dit ce qu’était l’homme. J’ai promis l’œuvre. L’œuvre, la voici.

{p. 218}Dans un autre temps qu’à une époque où la production intellectuelle se répand d’autant sur le marché qu’elle est plus inconsistante et plus lâche, l’œuvre de Léon Gozlan, composé d’une vingtaine de volumes, sans compter ses pièces de théâtre, pourrait sembler considérable ; mais nous sommes trop accoutumés à ce prétendu tour de force de la production toujours prête, qui n’est guères plutôt qu’une preuve de faiblesse, pour admettre que vingt volumes in-18, dans une vie tout entière, dans un remuement de plume qui dura trente-cinq ans, soit quelque chose de bien imposant par son ensemble et par sa masse. Encore une fois, dans ce temps de Mères Gigognes littéraires, nous avons vu mieux, et sorti, bon Dieu ! de quels ventres ! Seulement, si l’œuvre de Léon Gozlan n’a ni le nombre des écrits ni la longueur de chaque ouvrage, — car l’auteur des Nuits du Père-Lachaise, du Dragon Rouge et du Notaire de Chantilly, n’a jamais construit de ces grandes machines romanesques si à la mode aujourd’hui, et dont Les Mystères de Paris, Monte-Cristo et Les Mousquetaires, ont donné le goût au malheureux public, — son œuvre, à lui, cet esprit si aristocratiquement artiste, se recommande d’une autre manière. Il se fait compter par le genre de talent qui y brille, et qui, plus qu’un autre, impliquerait, pour produire, la nécessité du temps. En effet, Léon Gozlan, fût-ce dans ses œuvres les plus étendues, ne badigeonne jamais ; il grave toujours.

{p. 219}C’est un graveur sur pierres précieuses, même sur le diamant, où, matériellement, on ne grave guères, et sa gravure est même ce qui fait un diamant de la pierre quelconque sur laquelle il grave. Son merveilleux coup de burin rencontre le rayon endormi et le fait jaillir, éblouissant, comme s’il le créait ! Telle est la grande caractéristique dominante qui saute aux yeux, quand on lit Gozlan, et qui y reste, quand on l’a lu. C’est un Benvenuto Cellini littéraire ; mais qui dit littéraire dit un Benvenuto bien autrement compliqué et profond qu’un simple Benvenuto plastique… Par la précision, la torsion, le mordant du mot, Léon Gozlan a des consanguinités avec Théophile Gautier, qui a cru faire une belle chose de dédoubler l’art intellectuel d’écrire et de le descendre presque au niveau d’un art plastique. Mais Léon Gozlan a cet avantage sur Gautier qu’il possède ce qui doit entrer, à très larges doses, dans la composition des plus grands artistes littéraires, — c’est-à-dire beaucoup d’âme et encore plus d’esprit. Il a cela qu’il est passionné, qu’il est éloquent, qu’il connaît la vie, qu’il l’a pénétrée et qu’il sait la faire jouer dans la moindre des facettes de ses œuvres les plus courtes ; de ces œuvres qui ressemblent souvent à des bagues et à des bijoux de femme, pour le travail dans l’exiguïté. Or, c’est aussi tout cela, qu’il n’a point, qui fait que Théophile Gautier, le poète émailleur et le descriptif à outrance, n’a pu jamais être romancier quoiqu’il l’ait voulu, tandis que Léon {p. 220}Gozlan est, comme je l’ai dit déjà, un des trois plus forts romanciers de ce siècle, qui est le siècle du roman. L’un des trois, — c’est-à-dire pourtant le troisième ; c’est-à-dire le dernier dans ce triumvirat superbe dont Balzac est le premier, à une distance prodigieuse des deux autres, et dont Stendhal est le second. Dire comment il n’est que le troisième, expliquer sa place hiérarchique dans l’ordre de composition qu’il avait choisi pour les ambitions et les bonheurs de sa pensée, nous donnera l’occasion de poser quelques-unes de ces idées générales préliminaires sur lesquelles la Critique doit s’élever pour mieux juger les hommes qui seraient plus haut qu’elle de plain-pied.

IV §

Trois sortes d’esprits règnent sur le monde, — aussi bien sur le monde de l’Action que sur le monde de la Pensée : l’esprit religieux, l’esprit social, l’esprit individuel, et jamais l’Histoire, qui les reconnaît tous les trois, n’a songé même à discuter leur hiérarchie. Elle a étagé au sommet du monde de l’Action les fondateurs de religion, puis au-dessous d’eux les législateurs, puis, au-dessous des législateurs, les grands penseurs et les artistes. En faisant cela, l’Histoire a bien fait. Pas de distribution plus juste. Eh bien, dans {p. 221}l’ordre de la pensée pure appliquée, la Critique, comme l’Histoire, doit étager les grandes aptitudes intellectuelles avec la même rigueur et suivant la même loi ! Il est évident, en effet, que, pour la Critique comme pour l’Histoire, les plus grands esprits sont ceux qui se rapprochent le plus de Dieu, idéal de toute intelligence, par conséquent qui conçoivent le mieux les choses religieuses, et qui ont par éclairs — puisque l’homme n’est qu’un fragment dans un monde fragmenté — l’intuition du Surnaturel et de ses nécessités, si mystérieusement impérieuses. Il est évident que ce genre d’esprits, qui entendent, d’ailleurs, presque toujours les choses sociales : la notion qu’on se fait de Dieu impliquant tout le reste, l’emportent, et de beaucoup, sur les esprits qui ne se préoccupent que des problèmes terrestres de la vie, et ne songent qu’à tirer — extraction sublime, néanmoins ! — des instincts des hommes les institutions à l’aide desquelles on puisse les gouverner. Comme, à leur tour, ces derniers doivent l’emporter sur les autres esprits qui ne pensent à vivre que dans la conscience de leur force et dans leur enthousiaste ou profond besoin de la manifester. Enfin, pour résumer le tout, il est évident que si un seul homme pouvait réunir en lui ces trois sortes d’esprits différents qui, isolés, sont de si grandes forces, mais qui, réunis, seraient la plus grande force possible, cet homme aurait une supériorité aussi absolue qu’une supériorité peut l’être dans ce monde relatif.

{p. 222}Or, justement, ce sont ces trois esprits, c’est cette triplicité intellectuelle qu’avait Balzac dans sa fonction spéciale et son cadre de romancier. Il réunissait l’esprit religieux, l’esprit social et l’esprit individuel, non dans une quantité égale, — il aurait été plus qu’un homme alors ! — mais cependant en une quantité suffisante pour lui donner, de la manière la plus tranchée, — du moins jusqu’à cette heure ! — une incomparable supériorité sur tous les hommes qui ont voulu faire les mêmes choses que lui. Stendhal, si vigoureusement organisé, mais athée, dont la supériorité se rompait à l’athéisme comme l’épée se rompt à trois pouces de sa garde ; Stendhal, dont toute la moralité n’est que dans le mot terrible : « Ne se repentir jamais », n’en eut pas moins l’esprit social, profond et acéré. C’est un utilitaire féroce, mais qui avait des exigences d’artiste, non moins féroces… Léon Gozlan n’est rien de tout cela. Il n’est ni religieux, ni moral, ni utilitaire même. Il n’a ni la triple faculté de Balzac, ni la double de Stendhal. Il n’en a qu’une : il est individuel. Et c’est pourquoi, malgré l’art du détail qu’il avait autant que Balzac, et certainement bien plus que Stendhal, il est, dans l’opinion des hommes qui s’y connaissent, et il y doit rester, bien inférieur à tous les deux.

Mais cette infériorité une fois reconnue, que de qualités surgissent et apparaissent tout à coup dans cet esprit qui n’est qu’individuel, mais qui l’est avec une {p. 223}intensité qu’on adore. Quelles analogies et quels contrastes ! Quelle délicatesse et quelle pureté ! Et en même temps quelle rouerie et quelle savante scélératesse de formes et de combinaisons ! Quelle joliesse d’oiseau et quelle perversité de créature humaine charmante, quelle tournure de colibri et quels mouvements giratoires de couleuvre ! car par la torsion, l’entortillement, les souplesses changeantes et infinies, Gozlan est femme et il est couleuvre. Ce n’est pas le lion ailé de Saint-Marc, ni le griffon héraldique, mi-parti d’épervier, de certains blasons anglais ; c’est un serpent qui aurait des ailes aussi nuancées que des queues de paon, un serpent semblable à la couleuvre de la Légende, qui a un diamant dans la tête, dans les dents, dans les yeux, partout ! Et lorsque je dis un diamant, c’est un diamant à reflets verdâtres. Les hommes d’imagination (pour lesquels seuls j’écris) ne me comprendront-ils pas ?… Il y a bien moins dans les étincellements de Gozlan du diamant que de l’émeraude… Talent miroitant qu’on ne peut comprendre qu’à force de comparaisons. Panorama dans un éclair, monde dans une goutte de rosée ou de vin de Champagne, bulle d’arc-en-ciel suspendue à un fuseau d’ivoire et enflée par une haleine de cristal et deux lèvres vermeilles ; poudre d’or dansant dans la lumière électrique : vignette du Moyen Âge transposée du missel dans le monde moderne et à la marge de ses romans ; priapée légère, insolence de fillette {p. 224}heureuse, ivre saltarelle, pointe d’un poignard de cristal trempé dans un poison fait avec des roses, grelots de tambour de basque et sifflet d’argent, mais surtout sifflet (le serpent toujours !) : tout cela, c’est Gozlan, et Gozlan est cent fois autre chose que tout cela ! Il échappe à l’analyse et à la description par sa mobilité même. Bouchon de cristal de roche coupé à dix mille pans, son style n’a rien d’ample, même quand il veut l’être ; rien d’épanoui, de rond et de touffu. Tout en est aigu, jusqu’à la flamme, pointue et fourchue, qu’il lance par ses nombreuses facettes. Mais, disons-le, tout cela, si étonnant que ce puisse être, si produisant sur nous l’effet que les bijoux dont elles raffolent produisent sur les femmes, ne serait, après tout, rien de plus que le flamboyant écrin d’un Juif d’Orient venu à la foire de Beaucaire, si derrière toutes les ciselures et les pierreries de cette forme travaillée, exaspérée, diabolisée, qui est celle de Gozlan, il n’y avait pas la réalité toute-puissante, qui n’est plus de l’Orient, mais de l’Occident, et surtout de l’Occident-France, — et qui s’appelle dans ce pays-là simplement « l’esprit » !

V §

Car Gozlan, cet artiste raffiné, a plus d’esprit que d’art encore, et c’est par l’esprit qu’il vivra encore {p. 225}plus que par l’art du détail, dans lequel il est passé maître. L’art de la grande composition n’équivalut jamais chez lui, en effet, à l’art du détail. La préoccupation si inférieure du théâtre dont il a toujours été fêlé, à toutes les époques de sa vie, depuis l’instant de sa jeunesse où il ne voyait qu’un sujet heureux de vaudeville dans ces Intimes que Raymond Brucker et Michel Masson lui infligèrent comme un roman terrible en l’y faisant travailler avec eux, jusqu’à l’heure où, en pleine maturité, il ne craignit pas de s’amincir dans de petites pièces plus petites que tout ce qu’il avait jamais écrit, lui, le travailleur si souvent en petit cependant ; la préoccupation du théâtre lui fit maintes fois terminer en queue de poisson ses plus belles œuvres commencées en têtes de sirènes (voyez son Notaire de Chantilly, son Dragon rouge, ses Nuits du Père Lachaise, sa Famille Lambert, etc., etc.). Mais le détail, le fini du détail le sauva toujours. Or, de cette finesse de détail on ne peut séparer les aperçus, les nouveautés de vue, le piquant des observations et des rencontres. Composition, architecture, genres qu’on croit éternels et qui tout à coup s’en vont en mille miettes, toutes les formes littéraires finissent par mourir. Le poème épique est mort. La tragédie est morte. Le drame est mort. La comédie flue en vaudeville. Le roman, qui est la forme des temps modernes, se détériorera aussi un jour, et la forme de Balzac, qui nous donne actuellement de si prodigieuses {p. 226}jouissances, nous deviendra aussi indifférente que nous l’est maintenant la forme théâtrale de Shakespeare, pour laquelle, il y a trente ans, on s’est si vivement passionné. De Balzac comme de Shakespeare, comme de tous les artistes plus grands qu’eux, s’il y en avait, rien un jour pourrait ne rester, si ce n’est l’observation qui transperce tout, les cris de nature bravement rugis et qui trouvent toujours le même écho dans les cœurs semblables, et enfin les vues inattendues de l’esprit, incarnées en des mots qui les rendent plus spirituelles encore. La durée ou l’immortalité, pour les œuvres, n’est pas une question de forme, mais d’essence, et c’est pour cela que tant d’œuvres meurent et disparaissent qui n’existaient que par un certain agencement de parties, un certain style, un certain art d’ensemble, mais qui, sans manquer de talent, manquaient de génie ou d’esprit. C’est pour cela que tant d’auteurs vieillissent et rencontrent la caducité littéraire bien avant l’autre caducité. C’est par là que madame Sand, par exemple, cette fille naturelle de Rousseau, passera comme Rousseau, — le Rousseau de La Nouvelle Héloïse ; car le Rousseau du Contrat social subsiste, hélas ! toujours. C’est pour cela qu’Alexandre Dumas, le divertisseur des gens superficiels, est déjà à moitié passé, pendant que Léon Gozlan, l’artiste solitaire apprécié seulement durant sa vie des connaisseurs, qui sont des solitaires aussi, vivra plus longtemps que ces deux gloires bouffies, {p. 227}qui s’aplatiront demain comme des éléphants de baudruche sur lesquels on aura marché, par la seule raison que Gozlan mit dans ses livres cette toute petite chose qu’avait Voltaire, qu’avait Beaumarchais, qu’avait le prince de Ligne, et qui nous fait trouver une volupté si particulière jusque dans une anecdote de trois lignes contée par Chamfort ou un mot lancé par Rivarol !

Gozlan en avait — de l’esprit — presque autant qu’eux, mais plus violemment qu’eux. J’excepte Chamfort l’hydrophobe. Gozlan avait la violence de sa gracilité. Il voulait toujours, de ses nerfs d’anguille, se faire une musculature de tigre. Il était la grâce amoureuse furieuse de la force. Homme d’esprit comme il était artiste, sans bonhomie, sans naïveté, sans abandon, mais intensément, avec une ardeur fulgurante, fiévreuse et concentrée, il eut un idéal d’esprit vers lequel il tendit infatigablement. Il courbait l’arc à le casser pour mieux le tendre, et il ne le cassait pas ! Il tordait la flèche comme il courbait l’arc : il y avait de l’effort dans son trait ; mais cet effort ne venait jamais de la faiblesse, et il était toujours heureux. Dans son œuvre, il y a des livres faits par l’esprit seul. Les Sensations de Polydore Marasquin, livre à la Swift, et la renversante Histoire d’Aristide Froissard. Mais dans les autres livres de Gozlan faits par l’imagination et les autres facultés de l’auteur, à chaque ligne ne se rencontre pas moins l’esprit, sa {p. 228}faculté première, et quelle que soit la page, — qu’elle soit chauffée par la passion ou noyée dans les larmes de la tristesse ! « L’âme se mêle à tout », disait madame de Staël, mais c’est de l’esprit qu’on peut dire qu’il se mêlait à tout chez Gozlan.

VI §

Et c’est, du reste, ce qui rachètera tout des défauts de ses livres, dans lesquels il y a des parties éclatantes de chefs-d’œuvre, mais point de chefs-d’œuvre complets qu’on puisse mettre debout devant soi et admirer comme une chose accomplie. Ni l’histoire de ces Cent trente femmes, inouïe, magnifique d’expression et de terreur ici et là, mais coupée à chaque instant par les platitudes d’un récit officiel de journal anglais, qui devrait être écarté s’il est vrai et qui n’aurait pas dû être inventé s’il est faux. Ni Le Notaire de Chantilly, à scènes si grandiosement pathétiques et qui finit si mal pour avoir voulu trop bien finir. Ni Les Nuits du Père-Lachaise, où la nature humaine devient, comme les événements, par trop fantastique, — mais qui n’en sont pas moins ce que Léon Gozlan a produit de plus puissant dans l’outrance, comme Le Rêve d’un millionnaire est ce qu’il a fait de plus doux et de plus charmant (rappelez-vous cette tête suave de Reine Linon !) dans l’observation et par le coloris. On a {p. 229}souvent reproché à Balzac de peindre un monde qui n’est pas le vrai et sur lequel le vrai a pris modèle, par ainsi de ne pas réfléchir les mœurs et la nature humaine réelles, mais de créer, par un coup de baguette de sa magie, une nature humaine et des mœurs qui n’ont existé que depuis qu’il les a montrées. C’est bien plutôt à Léon Gozlan qu’il faudrait adresser ce reproche. Dans la plupart de ses livres, longs ou courts d’haleine, la nature humaine et les événements finissent, littéralement, par se casser, à force d’invraisemblances, de complications et d’intensité. Gozlan avait longtemps vécu dans l’intimité de Balzac, comme il était allé je ne sais où en Afrique sur un vaisseau négrier, et il avait gardé ces deux coups de soleil : l’impression de Balzac sur sa pensée, la lumière d’Afrique dans ses yeux ; il s’était doré à ces deux choses. Il n’imitait pas Balzac, mais parfois il lui ressemblait, il le réfléchissait. Si vous étudiez Gozlan à la clarté des œuvres de Balzac, ne vous semble-t-il pas comme la femelle intellectuelle de ce mâle ? comme le Virgile de cet Homère ? comme un lion d’une autre espèce que cet immense lion de l’Atlas ? — une miniature de lion, mignon et remuant comme un écureuil, mais qui n’en est pas moins lion pour cela en toutes ses parties, depuis la crinière jusqu’à la griffe, — une griffe fine, mais capable de rayer du granit, et qui l’a quelquefois rayé ?

Il n’avait, il est vrai, aucune des énormités de {p. 230}Balzac, ce Pantagruel littéraire, savant comme Rabelais, érudit comme tout un couvent de Bénédictins… Gozlan, qui a toujours caché sa vie avec une coquetterie profonde, devait avoir de son vaisseau négrier dans l’éducation. Il avait plus piraté dans les connaissances humaines et les livres qu’il n’y avait fait des acquisitions régulières et légitimes, et cela se voit suffisamment quand, par exemple, dans Les Martyrs inconnus, il change de siècle et dresse son roman dans l’histoire, et cela se voit encore dans La Sœur grise, où son ignorance catholique est presque honteuse, et semble donner raison à ceux qui ont prétendu un instant qu’il n’avait pas été baptisé. Gozlan est tout organisation naturelle, quand Balzac est organisation et acquisition tout à la fois. Ceux qui ont vécu longtemps avec Gozlan prétendent qu’il n’avait pas que l’ignorance des choses religieuses, et qu’il en avait aussi le dédain. Mais alors pourquoi vouloir en parler ?… C’est qu’il n’en parlait que pour obtenir des effets d’artiste. Esprit individuel toujours, et, je le veux bien, de la plus distinguée et de la plus nerveuse individualité, mais qui ne suffisait pas dans l’espèce, et qui n’a pas non plus suffi absolument, puisque Balzac et même Stendhal, qui furent, eux, plus qu’individuels, doivent, dans le défilé du xixe siècle, marcher et passer avant lui !

Paul Meurice §

Les Chevaliers de l’Esprit : Césara.

I §

{p. 231}Voici un livre qui se donne de grands airs. Il veut être tout à la fois un traité de philosophie et un roman, — une métaphysique et un drame. L’auteur, Paul Meurice, n’avait jamais montré de prétentions si hautes ; mais tout finit par pousser dans la vanité des hommes, et il arrive toujours un moment où le melon est mûr… Quoiqu’il eût romancé déjà, Paul Meurice n’est guères connu comme romancier. Mais il est très compté comme auteur dramatique, — un auteur dramatique de seconde ou de troisième catégorie, — et surtout comme un des prêtres de l’Église Hugo, de {p. 232}cette Église où Victor Hugo, l’archevêque, selon l’expression si comique et si vivante de Cousin, pontifie depuis plus de trente ans, sous son fameux dais historique.

Paul Meurice, — qui va seul pourtant, autant que peut aller seul un homme qui s’est donné à un autre homme comme autrefois on se donnait au diable, et qui lui appartient comme un de ses plus fidèles mamelouks, — Paul Meurice est allé souvent deux. On l’a vu s’acoquiner jusqu’à la jupe de madame Sand, avec qui, je crois, il a fait Cadio et Les Messieurs de Bois-Doré. Et je dis, moi : je crois… mais le monde n’en sait rien. Cadio et Les Messieurs de Bois-Doré sont, dans l’opinion du public, de ce gros public qui fait les gros succès, uniquement de madame Sand, dont la jupe, comme un éteignoir, a couvert et éteint tout net la collaboration de Meurice, et l’a payé ainsi de son manque de fierté ; car si toute espèce de collaboration est déjà un assez humble aveu d’infériorité, la collaboration spéciale dans laquelle un homme sera toujours pris pour avoir fait la femme de l’association, est un manque absolu de fierté. Certes ! Paul Meurice n’est pas dépourvu de talent, — et je dirai tout à l’heure le talent qu’il a, — mais entre son adoration génuflexoire pour Hugo et sa collaboration avec madame Sand, son talent est assez mal placé pour produire un grand effet et pour qu’on lui rende une justice entière. Il s’est mis lui-même à la suite, et, {p. 233}position qui le punit de l’avoir choisie, même quand il va seul comme aujourd’hui il ne fait jamais d’autre effet que d’être un homme de derrière quelqu’un.

Son livre, qui n’est, du reste, que le commencement d’une série de romans à publier sous ce titre : Les Chevaliers de l’Esprit, n’est point, comme on pourrait le croire, une œuvre d’art et de nature humaine désintéressée : c’est un livre d’apostolat et de propagande. L’auteur de Césara25, le prêtre de l’Église Hugo, est aussi, par la même occurrence, l’apôtre de cette autre Église humanitaire qui flambe neuf et va remplacer incessamment la vieille religion divine qui avait suffi jusque-là aux plus forts et aux plus nobles esprits, mais qui ne suffit plus maintenant, même aux plus imbéciles… Or, c’est dans les intérêts de cette religion humanitaire que l’auteur de Fanfan la Tulipe, laissant là les amusettes du théâtre où il s’est oublié si longtemps, s’est mis à écrire cette grande pancarte, qui aura plusieurs cartons, et qu’il appelle Les Chevaliers de l’Esprit, titre un peu vague. Madame de Genlis avait fait Les Chevaliers du Cygne, et cela se comprenait bien mieux ; car il y a eu, au Moyen Âge, des Chevaliers du Cygne, du Lion rampant, de la Panthère, etc., appelés ainsi du timbre de leurs écus. Mais des Chevaliers de l’Esprit, il n’y en a eu que dans la tête de Meurice, que voilà obligé de nous apprendre ce qu’il {p. 234}entend par là dans l’introduction de son livre ; et, ce qu’il entend, le croiriez-vous ? c’est toute la cohue de la Libre Pensée ! En effet : « Qu’est-ce que l’esprit ? — dit Meurice. — Autrefois, c’était le Saint-Esprit. Maintenant, c’est le Libre-Esprit ! »

Quelle jolie pirouette ! et que nous voilà bien renseignés !

II §

Et cette explication légère, facile, impertinente pour le Saint-Esprit, Paul Meurice, qui en a conscience, finit par en avoir un peu honte, et, redevenu modeste tout à coup : « Nous n’avons nulle prétention — dit-il agréablement — de fonder notre petite religion les pieds sur nos chenets. » Malheureusement, ce n’est pas bien long, cette modestie ; il reprend presque aussitôt le ton de sa maison, l’insupportable ton hugolâtre : « Dieu ! — dit-il — peut cependant être regardé par la pensée, comme par les yeux l’abime et le soleil. »

Car ils ont beau se mettre un instant les pieds en l’air, comme Hérodiade dansant devant Hérode, ces culs-de-plomb, pour se faire légers ! le plomb qu’ils ont là les ramène, par son poids, sur le large organe qui remplit leurs grègues de sa lourdeur. « Pour éviter le vertige, — continue Paul Meurice, — il suffit d’une {p. 235}rampe de bois entre le regard et l’abîme ; pour éviter l’éblouissement, il suffit d’un verre dépoli entre la prunelle et le soleil Pour dissiper le mystère, — (le mystère de la sainte Trinité, excusez du peu !) — il suffit du plus simple relatif entre la pensée et Dieu. » Et le voilà qui part de Shakespeare :

On ne s’attendait guère
À voir Shakespeare en cette affaire !

(car ils rêvent de Shakespeare, de la divinité de Shakespeare, tous ces poétereaux romantiques qui ne croient pas à la divinité de N.-S. Jésus-Christ !) pour nous démontrer le Dieu en trois personnes : — Shakespeare est un homme et un créateur dans l’humanité, et l’humanité, c’est Dieu, et c’est l’humanité qui fait Dieu, dit Meurice, qui n’est, en somme, qu’un hégélien, comme vous voyez, tombé du baragouin d’Hegel dans le baragouin d’Hugo, deux effroyables baragouins !

Eh bien, ce sont ces intelligents messieurs, qui soutiennent que Shakespeare explique la Trinité, qui prétendent que l’humanité pond son Dieu, ce long Dieu du devenir qui ressemble à un câble et que l’humanité fait et augmente d’une spirale tous les jours ; ce sont ces messieurs, qui soutiennent les droits du corps autant que les droits de l’esprit, et qui, niant toutes les négations, nient le péché, le châtiment, la guerre, la {p. 236}mort et l’enfer ; ce sont eux, ces messieurs, que Paul Meurice appelle : « les Chevaliers de l’Esprit » ! Nous, nous les appellerions : « les Chevaliers de la Bêtise ». Mais nous ne ferions jamais de roman sur eux.

III §

Césara, le héros du roman que Paul Meurice soude à toute cette étincelante philosophie, est donc un Chevalier de l’Esprit, mais dans l’ordre et l’action politiques. Césara est un polonais (nécessairement), un grand seigneur polonais, qui foule aux pieds sa naissance comme le marquis de la Fayette. C’est un carbonaro, un humanitaire, un philosophe, un révolutionnaire qui se bat pour la Révolution, fait des livres, car il faut toujours faire des livres dans l’école Hugo, et devient ministre, pour introduire au pouvoir la Révolution qu’il n’y introduit pas ; puis, comme toujours, accusé de trahison par ses amis, les autres Chevaliers de l’Esprit, qui n’ont point, eux, de ministère, finit par mourir de son ministère et de cette calomnie, comme un petit garçon, et non point comme un grand homme. Tel le sujet du roman de Meurice, et ce sujet, sous une plume virile et suffisamment essuyée des badauderies qui enniaisent la sienne, pourrait, malgré la faiblesse du caractère de son héros, tué par une opinion qu’il prend pour sa conscience, {p. 237}être intéressant, — comme l’est toute lutte ardente et funeste. Mais pour cela il ne faudrait pas que les idées philosophiques de l’auteur eussent préexisté au roman qu’il devait écrire, pour en diminuer ou pour en détruire le pathétique et la vérité !

Et, en effet, Paul Meurice vaut bien, après tout, la plupart des romanciers de ce temps ; et de talent il était bien capable de nous dresser en pied un Césara grandiose qui aurait été un double héros, tout à la fois le héros de la vie publique et celui de la vie privée. Il pouvait même, en copiant l’histoire, donner à son Césara la virginale austérité d’un Saint-Just ou la majestueuse moralité d’un Washington. Mais non ! Voilà que dès les premières pages de son roman Paul Meurice, asservi aux folles idées de sa préface, nous peint son immense Césara, son « Chevalier de l’Esprit », son homme d’État des temps futurs et qui s’est dévoué à en devancer et à en préparer l’heure, couché sur un canapé, à quarante-cinq ans, — l’âge d’Arnolphe dans la comédie, — avec la chanteuse Miriam, sa maîtresse, qu’il tient par la nuque, « sous ses boucles brunes », et à laquelle il débite toutes les puérilités de l’amour qui nous semblent si bêtes après quarante ans ! « Tu es belle. Les autres ne savent pas comme tu es belle. Ne le leur dis pas, veux-tu ?… Cache-leur le secret de cette beauté profonde qui me luit aux heures mystérieuses », et autres hugoteries semblables, hémistiches souvenus des Feuilles {p. 238}d’automne. Et non seulement le héros de la vie publique est misérablement rapetissé dans ces fades mièvreries d’un jouvenceau et d’un poète, mais l’autre héros, le héros de la vie privée, disparaît aussi dans cet amour benêt… et adultère ; car le noble Césara est marié. Il a femme et enfants, une femme à laquelle il aurait pu demeurer fidèle comme le premier honnête homme venu, si Meurice n’avait pensé que le Chevalier du libre esprit devait être en même temps le Chevalier du libre amour !

Césara donc, Césara, cet idéal de grandeur et de génie, dont le romancier n’entend pas nous faire voir la faiblesse, mais la force, n’est plus qu’un homme qui a vautré son cœur dans un concubinage vulgaire. Seulement, voyez où va le conduire ce concubinage, qui n’est d’abord pour lui qu’une dégradante vulgarité ! Quand, sorti de chez sa maîtresse pour rentrer chez sa femme, il y trouve des enfants qui, tout à l’heure, par le fait du roman, vont le mettre au supplice (sa fille en voulant épouser le fils d’un ennemi politique, son fils en jugeant et en réprouvant sa conduite quand il accepte le ministère), ce père, qui aurait pu être sublime dans ce déchirement de Laocoon, dévoré non plus par des serpents, mais par ses propres enfants, a perdu le bénéfice et l’auguste caractère de la paternité, et tous les sophismes de l’auteur n’ont pas le pouvoir de les restituer à cette paternité souillée. Dégradé par un indigne et sot amour comme {p. 239}homme, comme époux, comme tête qui pense, comme citoyen, comme chef d’État, Césara est encore dégradé comme père. Il cède sa fille à son ennemi, tremble devant la conscience armée de son fils, qui se tait et s’éloigne en emportant respectueusement son mépris, et il meurt de tout cela, comme un homme sans puissance d’ambition et d’idées ; car les grands hommes peuvent bien être tués par leur ambition ou par leurs idées, mais ils ne se laissent pas, comme une jeune fille allemande, mourir !

Ainsi, pour conclure, tout a tourné à mal dans ce roman, sous le dégât de cette ridicule théorie qui le précède. Littérairement trop martelé, trop retentissant des hugotismes qui tyrannisent la mémoire ou la pensée de l’auteur, il a parfois des pages d’une certaine grâce et même d’une certaine force ; mais tout cela se noie et se perd dans l’absurdité d’un système (si on ose ainsi nommer de telles billevesées) qui a eu sur Paul Meurice la même influence que sur son livre et sur son héros. Césara, l’ennemi de l’Église romaine, meurt révolté, mais béni par l’Église romaine, plus forte que lui. Eh bien, Paul Meurice est comme Césara révolté ! Meurice, le révolutionnaire, comme Césara, l’homme d’Hegel et d’Hugo, est aussi, malgré lui, béni par l’Église, dans ce livre, levé, comme une arme, contre elle !

IV §

{p. 240}Ironie de la vérité dont ne se doutent même pas les hommes qui sont l’objet de cette tranquille ironie, ses ennemis les plus acharnés participent encore d’elle… et c’est là sa manière de se moquer d’eux ! Tous les révolutionnaires de ce temps qui, comme l’auteur de Césara, ont déclaré une guerre implacable à cette religion du passé qui s’appelle le Christianisme, ne savent pas, ne sentent pas qu’ils sont plus chrétiens qu’ils ne pensent. S’il y a au fond de leurs doctrines de perdition, comme dans ce livre de Césara, malgré ses folies, un enthousiasme, une compassion, un je ne sais quoi qui puisse faire illusion encore aux âmes et aux esprits sur l’erreur radicale que respirent ces malheureuses doctrines, cet enthousiasme, cette compassion, ce je ne sais quoi qui fait illusion encore, c’est le Christianisme qui l’y a mis ! Paul Meurice, dans bien des pages de son détestable livre, a pourtant, lui aussi, de cette huile consacrée que l’archevêque de Vienne étendait sur les yeux et les lèvres de Césara expirant ! Le baptême couvre encore le révolté, la tête dure du révolté dans Meurice, et il n’aurait pas reçu le baptême que sa tête n’en nagerait pas moins dans dix-huit cents ans de Christianisme, qui, eux aussi, {p. 241}sont un baptême, et qu’on n’efface pas avec les quelques gouttes d’encre de l’orgueil !

Tous ces insurgés de l’heure présente, dans un aveuglement que Dieu permet et qu’ils ont mérité, retournent, croyant faire du nouveau, l’esprit chrétien faussé contre le Christianisme. Il n’y a que le diamant qui puisse couper le diamant. Il n’y a qu’avec des débris d’idées chrétiennes qu’on peut attaquer la religion chrétienne. Mais que peut cette poussière de diamant brisé contre le diamant de l’Église ?… Les hommes des temps et des progrès futurs ne sont que les hommes dévoyés du passé. Ils ne sont, en y regardant bien, que les pillards de l’Évangile, obligés de le répéter, même en le travestissant, même en le niant. Leur socialisme, dont ils font tant les fiers, n’est que du Christianisme renversé, et c’est la seule chose qu’il nous faille leur dire quand nous voulons nous moquer d’eux : Vous n’inventez pas dans l’erreur. Vous êtes stériles, et sans nous que vous insultez, sans nous, chrétiens, vous n’auriez pas même d’injures à nous dire.

Vous ne seriez pas !

Ranc §

Le Roman d’une conspiration.

I §

{p. 243}L’auteur de ce roman est un des plus brillants derniers venus de ces dernières années. Et quand je dis brillant, entendez-le comme de l’acier. Ranc est un de ces hommes d’action qui le sont de plume et de tout… Son talent est de même trempe que son caractère. Radical d’un radicalisme absolu, mais à l’antipode de toutes les idées de celui qui écrit ces lignes et qui est peut-être un radical aussi à sa façon, Ranc a commencé, comme la plupart d’entre nous, par le journalisme, cette improvisation au jour le jour qui est en train de tuer et de remplacer la littérature.

Très remarqué dès les premiers articles signés de {p. 244}son nom, on dit presque immédiatement « Voilà quelqu’un ! », parmi toute cette plèbe d’esprits qui se ressemblent comme les nègres se ressemblent entre eux, comme se ressemblent toutes les races physiologiquement inférieures, qui n’ont guères que la physionomie commune à la race. Et on lui aurait probablement fait payer cher la distinction mâle de son talent, si cette distinction de talent ne lui avait servi à exprimer des opinions excessivement démocratiques. Telle est la raison pour laquelle, sans doute, on lui pardonna cette aristocratie ; car tout talent est une aristocratie, et de toutes, ne vous y trompez pas ! la plus bassement détestée par les égalitaires de la médiocrité. Je me rappelle parfaitement les débuts de Ranc, qui ne tapagèrent pas. Ce fut tranquille et net comme une clarté, l’effusion silencieuse du jour. On ne le discuta point, on ne l’entrava point, on ne le nia point, et tout de suite il fut classé comme écrivain ; et, sans avoir beaucoup écrit, accepté sur le pied de sa valeur propre. On ne lui fit pas, à lui, les mille cruelles misères par lesquelles, dans cet épouvantable métier d’écrivain, on navre l’âme des hommes qui ont une supériorité, aussi méconnue d’abord qu’elle est vraie. Même l’égoïsme de son parti, qui sentait bien de quelle ressource un tel homme pouvait être dans un moment donné, lui épargna l’angoisse des commencements qui durent… Ce qu’on reconnaît le plus facilement, d’ailleurs, ce sont les facultés qui sont des {p. 245}armes ou qui peuvent le devenir. C’est Léon Gozlan qui disait, je crois, avec cet éclair et cette pointe de diamant qu’il mettait en ses moindres mots : « La beauté de la femme, c’est d’être un ornement. La beauté de l’homme, c’est d’être une arme. » Eh bien, Ranc a cette incontestable beauté-là !

C’est donc, avant tout, une plume de guerre, que Ranc. Il est peut-être, en théorie, contre la guerre ; car c’est là, pour l’instant, la plaie commune à la démocratie extrême. Maugrée-t-elle assez comiquement contre le soldat ?… Mais s’il est contre la guerre, qu’il le sache bien ! il est contre ses facultés. Son tempérament et ses opinions, les voilà eux-mêmes en guerre sur ce point. Ranc a, en effet, naturellement le talent guerrier. Ce n’est pas un niais, ce n’est pas un badaud ; tout utopiste qu’il soit, c’est l’esprit le plus ferme.

Ce n’est pas seulement un démocrate, c’est un Bleu… Il n’a pas de hausse-col comme Carrel, toujours officier, même en habit noir ; mais il n’en est pas moins un Armand Carrel à sa manière. Il a la stricte netteté de Carrel, sa forte sobriété d’expression (qualité militaire du style), et s’il est moins provocateur et moins hautain que Carrel, on sent l’homme, sous l’écrivain, tout aussi solide, avec un mordant et une terrible plaisanterie que n’avait point Carrel, le morose Carrel à l’ambition verte.

Ces qualités, qui feront peut-être un jour de Ranc {p. 246}un polémiste de premier ordre, et qui donnent à ses feuilletons de théâtre une simplicité et une sévérité d’expression (je ne dis pas d’opinion) à laquelle les feuilletons de théâtre ne nous ont pas accoutumés ; ces qualités sont-elles de celles qui annoncent et promettent le romancier ? Et quoique Ranc, toujours plume de guerre, ait choisi Le Roman d’une conspiration pour l’écrire, sont-elles suffisantes pour écrire, non pas comme une histoire, mais comme un roman, cette chose qui est toujours un peu militaire : — une conspiration ?

II §

C’est ce que je veux examiner… Ah ! s’il n’y avait là qu’une histoire comme l’histoire de la conspiration de Catilina ou des Pazzi, l’auteur, avec son style nerveux, rapide, poignant par places, et qui ne s’amuserait pas aux archaïsmes enfantins du vieux Salluste, nous la raconterait à merveille, je n’en doute pas, et y verserait cette vie de l’action qui est la vraie vie de l’Histoire. Avec l’amour qu’il a pour ses conspirateurs, qu’il épouse des deux mains dans leurs faits et gestes et qu’il admire, il serait, certes ! très capable d’être le résurrectionniste de héros qui auraient vécu. Mais, ici, ce n’est plus cela. Ici, ce n’est pas le récit, sans plus, le récit, clair ou ardent, d’un drame qui a ses {p. 247}personnages auxquels l’Histoire accroche, comme elle peut, çà et là, ses lumières. Ici, c’est Le Roman d’une conspiration26… Or, roman signifie invention, si ce n’est pas même tout invention. Nous n’avons plus affaire seulement à l’homme qui ressuscite comme l’historien, mais à l’homme qui crée comme le poète. Or, encore, si vous ne mettez pas dans votre roman les facultés surabondantes nécessaires à une création, vous avez interverti l’ordre des œuvres, et, au lieu de ce monde inventé et organisé d’un roman dans lequel Walter Scott, par exemple, aurait fait tenir jusqu’à l’Histoire, vous n’avez qu’une histoire, qui n’a peut-être pas la réalité pure de l’Histoire, et c’est dans les formes énergiques, mais étroites, maigres et décharnées de cette histoire, que vous étranglez le roman !

Tel, selon moi, a été le cas pour Ranc. Quoique dans l’introduction qui précède son livre il nous dise, vers la fin : « La conspiration que j’ai rapportée est une conspiration vraie, aussi vraie que la conspiration du général Malet », ce qui est peut-être trop vite dit et pas assez prouvé, et, quoique l’imagination, beaucoup plus intéressée à ce roman d’une conspiration qu’elle ne le serait à une histoire, veuille bien accepter, sans le chicaner, ce qu’affirme si brièvement l’auteur, cependant il reste toujours, non pas uniquement l’embarras de savoir où le personnage historique finit et où le personnage inventé commence, mais il {p. 248}reste encore — et c’est autrement important — que tous les personnages de l’action sont tous vus de par dehors, comme les personnages d’une histoire, au lieu d’être vus de par dehors et de par dedans tout ensemble, comme doivent être vus tous les personnages d’un roman, dont l’auteur peut approfondir à son gré ou idéaliser les caractères, puisqu’il les a lui-même inventés ! Ce qu’il y a de vrai et de réel dans cette conspiration de Rochereuil et de l’abbé Goujet, deux hommes qui ne sont pas sortis de cette injuste obscurité qui est souvent, hélas ! la destinée des plus grands cœurs, je puis ne pas m’en soucier, — pas plus que je ne me soucie des grands hommes oubliés du cimetière de Gray, — mais je ne puis pas ne point me soucier de la grandeur ou de la profondeur de ce Goujet et de ce Rochereuil, qui, vrais ou faux, vous appartiennent, et que vous me donnez hardiment et voulez me faire prendre pour des grands hommes inconnus.

III §

Ces grands hommes inconnus existaient donc à Poitiers, vers 1813. Ils étaient les chefs d’une société dite des Frères bleus, qui voulurent reprendre la conspiration de Malet et porter à l’Empereur Napoléon et à l’Empire le coup que ce général avait manqué. Rochereuil était le fils d’un ancien conventionnel, {p. 249}déporté et mort aux îles Séchelles, et l’abbé Goujet — l’Aristogiton de cet Harmodius — un prêtre qui avait brûlé sa soutane au pied des autels de la déesse de la Raison. Compromis, suspects, arrêtés quand ce Roman d’une conspiration commence, c’est du fond même de leur prison qu’ils vont continuer la conspiration interrompue. La situation ne manque pas d’originalité.

Il paraît que réellement, vers ce temps-là, le geôlier de la prison de Poitiers s’entendait avec une troupe de voleurs qui pillaient la ville toutes les nuits. Ranc nous raconte dans une note que ce misérable fut condamné à vingt ans de travaux forcés, et c’est ce geôlier dont l’auteur du Roman d’une conspiration a fait la cheville ouvrière de son drame. Rochereuil a eu la preuve de la complicité du geôlier avec les voleurs de la ville, et, comme il l’a menacé de le dénoncer s’il ne lui obéissait pas, il a exigé de lui des sorties que le geôlier épouvanté lui accorde toujours… C’est ainsi que Rochereuil et son ami l’abbé Goujet, qui ont des complices parmi les ministres et les maréchaux de l’Empereur, peuvent partir un soir pour l’assassiner, à la tête de son armée. Seulement, ils arrivent après la bataille de Leipsig, et, grâce à des défections et à des morts parmi les frères bleus, ils échouent, — et, comme Rochereuil a un frère à Poitiers dont il ne veut pas exposer la tête pour la sienne, il revient et se fait prendre et intrépidement fusiller sur la place du Pilori, devant la maison de sa mère.

{p. 250}Voilà le fil ténu autour duquel Ranc a tissé la trame de son livre. En soi, comme vous le voyez, ce n’est pas grand-chose. C’est, pour le fond, la crânerie ordinaire, illusionnée et bête, de toutes les conspirations. Vieilles machines de guerre et de parti qui ratent toujours, et qui tuent ceux-là qui s’en servent ! Mais sous la main féconde et puissante d’un véritable romancier, ce sujet, lieu commun d’histoire, pouvait devenir une grande œuvre, humaine, profonde et palpitante. Comme je l’ai dit, les faits eux-mêmes importent peu ; ce qui importe, c’est de créer des situations et des caractères.

Or, y en a-t-il, dans le livre de Ranc, comme les romanciers ont l’habitude d’en mettre dans les romans, qui ne sont, après tout, que l’histoire possible ?… Ce Rochereuil et cet abbé Goujet, ces figures de premier plan, ont-ils une individualité qui leur appartienne, qui émeuve l’imagination et qui s’impose à la mémoire ?… Sont-ils autre chose que de classiques conspirateurs ? Ont-ils, comme conspirateurs, plus de physionomie que des confidents de tragédie comme confidents de tragédie ? Avec leur stoïcisme révolutionnaire, sont-ils rien de plus que des décalques de ces vertus républicaines, qui n’ont qu’un profil, dans leur perfection monotone ?… En quoi, excepté par son titre d’abbé, Goujet diffère-t-il de Rochereuil et Rochereuil de Goujet ? Cependant la prêtrise, qui théologiquement implique caractère, l’implique humainement. {p. 251}Un prêtre révolutionnaire ne l’est jamais comme un autre homme, témoin ce brelan de prêtres apostats, Sieyès, Fouché, Talleyrand, trois visages qu’on ne peut confondre avec nul autre de leur temps. L’auteur du Roman d’une conspiration n’a pas tiré de la foule de tous les conspirateurs qui mettent leur vie au jeu, et bravement l’y laissent, ce Goujet, et surtout ce Rochereuil, qu’il fallait marquer d’un signe à part, — comme ce Redgauntlet, par exemple, qui est aussi un conspirateur, et que le génie de Walter Scott a marqué, pour que l’imagination le revoie toujours dans ses rêves, de ce fer à cheval sur le front, signe du malheur de toute une race, qui perd toutes les causes pour lesquelles elle combat, sans que jamais son courage faiblisse sous le poids de cette sombre et désespérante fatalité !

Et s’il ne l’a pas fait pour la tête principale, — pour Rochereuil, — pour son Rochereuil, — l’a-t-il fait pour les figures moins exigeantes, et secondaires ? Ah ! se rappeler le Redgauntlet de Walter Scott, voilà qui est mortel à l’œuvre de Ranc ! mais comment ne pas s’en souvenir ?… Comment ne pas se rappeler cet écrasant chef-d’œuvre, dont la simple comparaison aurait dû être pour Ranc une lumière et un idéal ? Comment ne pas se rappeler tout cet univers qui tourne dans Walter Scott autour de cette conspiration entreprise dans l’intérêt du prince Édouard, et les centaines de personnages s’agitant dans les magnifiques épisodes de cette conspiration manquée, tous {p. 252}sublimes dans leur incroyable variété, les uns ressortant de l’Histoire, les autres ressortant de la vie ! Chez Ranc, au contraire, excepté un mufle assez drôle d’espion, qui voudrait avoir aussi sa petite conspiration pour faire croc-en-jambe à la police, — fantoche d’espion, qui est aux terribles et impérissables figures de Contenson et de Corentin (dans Une ténébreuse affaire) ce que le Brididi du vaudeville serait aux plus glaçantes figures de Shakespeare ; — excepté ce marmouset d’une originalité comique, dont l’idée était heureuse, mais qu’il fallait creuser davantage, il n’y a pas un personnage vraiment individuel dans ce Roman d’une conspiration. Ni le juge d’instruction et sa servante, — un profil fuyant de Béranger, — ni M. Bourgeois, le maire de Poitiers, — ni les deux autres espions, Degranges et Méhu, — ni les personnages historiques, qu’il fallait d’autant plus intensément peindre qu’on ne les nommait pas et que leur visage devait crever le masque d’incognito que l’auteur leur attache, — ni le jeune frère de Rochereuil, — ni sa mère, — ni la femme aimée de Rochereuil, profonde comme une grisette, fusain à peine indiqué de fille facile, — rien de tout ce monde ne sort, ne se détache, mais tout reste blafard, exsangue, indécis et inanimé, sous la plume la plus mâle, la plus appuyée, la plus énergique et la plus amoureuse d’énergie. Phénomène au moins singulier !

IV §

{p. 253}Et il ne l’est pas, cependant. C’est que cette plume, bonne pour la guerre et pour l’Histoire, pour l’histoire qui se fait ou pour l’histoire faite, n’est pas la plume du romancier, de l’homme de la nature humaine désintéressée, à l’observation suraiguë, à la grande bonhomie, à la rêverie poétique, qui est le fond indispensable du romancier. En voulant aborder le roman, je crois sincèrement qu’elle s’est fourvoyée. Elle a été tentée par tout ce qui tente plume à cette heure. Elle a voulu, elle aussi, avoir son roman. Mais elle obéissait si peu a une vocation, que le roman qu’elle a songé tout d’abord à faire n’est ni de fantaisie, ni de sentiment, ni d’observation, mais un roman politique qui se rapprochait de ses préoccupations ordinaires. Cette idée — militaire — d’une conspiration, a fasciné le polémiste, qui allait continuer de faire la guerre à tout ce qu’il hait, en la racontant… C’était si bien cela, et si peu la vocation du romancier qui le décidait, que le livre lui-même — ce Roman d’une conspiration — ne semble qu’un prétexte pour lancer toutes les bordées d’un esprit de parti accumulé, exaspéré depuis des années au fond d’un homme, et d’un homme qui a les sentiments très profonds. L’absence même de composition et d’unité de rythme dans les développements du livre {p. 254}de Ranc, et ses interruptions (ce sont ces interruptions que j’appelle ses bordées) contre l’empereur Napoléon, les gouvernements qui ne sont pas la République, l’armée, le sacerdoce, la magistrature, la police, le prouvent de reste. Lui, penser sincèrement à écrire un roman ? mais à tout bout de champ le journaliste accourt ! Je reconnais toutes les idées de la minute présente. Le voilà, avec son talent, il est vrai, mais ce n’est pas là le talent qu’il faudrait, et c’est même à se demander quelquefois si Ranc, en écrivant l’Histoire (l’écrira-t-il plus tard ?…), tiendrait actuellement son noble esprit plus haut que ses passions d’homme de parti ? Je ne sache pas de plus triste spectacle. Seulement, il l’est pour moi seul… Pour moi seul, qui voudrais ici un livre éternel, et qui n’y trouve qu’un livre de passion et de circonstance. Quant à Ranc, je suis bien sûr qu’il n’aura pas un seul regret. C’est comme quand je lui dis que malgré son titre : Le Roman d’une conspiration, il n’est pas romancier, Ranc ! Qu’est-ce que cela lui fait, à ce violent accumulé, à ce tenace combattant pour la cause qui a perdu ses conspirateurs, qu’est-ce que cela lui fait de n’être pas romancier et que la Critique le lui reproche ?

Il le sait peut-être aussi bien que moi.

Xavier Aubryet et Albéric Second §

La Vengeance de Madame Maubrel ; La Comtesse Alice.

I §

{p. 255}Je les ai mis ensemble, et pour cause… Voici la cause : Quoique deux esprits très différents par la manière d’écrire, Albéric Second et Xavier Aubryet se ressemblent par le milieu dans lequel ils vivent et font vivre leurs inventions. Or, ce milieu exerce sur leur pensée et sur leurs œuvres une tyrannie que je regrette, et que je voudrais, dans l’intérêt de leur talent et de leurs œuvres futures, les voir briser. Ce {p. 256}milieu, — allons droit au fait ! — c’est Paris. Et encore quel Paris !… Celui qui part du boulevard Bonne-Nouvelle pour aboutir à la Madeleine. Un ruban de queue, — comme vous voyez, — qui ne désespérerait pas un postillon ! De tous les Paris, — car il y en a plusieurs, dans ce Paris fait de mille pièces comme un habit d’Arlequin, — le plus connu, grâce aux chroniqueurs, qui sont ses historiographes, par conséquent le moins original et celui dont les observateurs et les artistes devraient le moins se préoccuper.

Et d’autant que la langue de ce pays-là n’est ni la langue de la France, ni la langue de l’humanité ! C’est la langue de Paris, et d’un Paris spécial. Que Xavier Aubryet et Albéric Second me le pardonnent ! c’est presque un argot. En d’autres termes, poliment parlant, une langue hermétique. Ceux qui la parlent le mieux sont plus spirituels entre barrières que hors barrières… Mais, en province, on ne doit guères comprendre que la moitié de ce qu’ils disent. Ils sont pour la province, je ne veux pas dire des Chinois, car le mot de Chinois implique une idée de grotesque que ces messieurs ne donnent jamais d’eux, mais des Javanais. Oui ! mettons, si vous le voulez bien : des Javanais.

Cela dit, — qui va les envelopper tous deux, et qui va envelopper aussi tout ce que j’ai à dire d’eux, — j’examinerai à part le talent de l’un et de l’autre, talents qui, je le répète, ne se ressemblent point, et {p. 257}leurs deux ouvrages. Ils ne sont pas de la même École. Ce sont des esprits trop personnels et trop libres pour faire partie de ce qu’on appelle une École, — ce manège de cheval auquel les gens d’esprit, ces audacieux casse-cous, répugnent. Mais, ce qui n’est pas la même chose, ils sont victimes du même milieu ; et moi qui ne suis pas Taine, qui ne crois pas à l’influence irrésistible, fatale et nécessaire, des milieux sur l’esprit humain, j’aime assez les deux écrivains que voici pour désirer qu’ils sortent du leur. Je les aime assez pour vouloir les en arracher, afin d’avoir un jour leur talent dans toute la plénitude de sa force et la vérité de sa saveur.

II §

S’il y avait, au lieu de victimes, des coupables, c’est Xavier Aubryet qui serait certainement le plus coupable des deux. Xavier Aubryet (que je sache) n’a jamais pratiqué la chronique, ce genre à part dans le journalisme contemporain, destructif, dans un temps donné, de toute littérature. Il est même, au contraire, de naturel, d’étude et d’ambition, ce que nos pères appelaient autrefois un homme de lettres. Par ses facultés comme par ses préoccupations, il devait donc mieux échapper à l’influence tyrannique de Paris qu’Albéric Second, bien plus homme d’esprit {p. 258}qu’homme de lettres, en sa facilité charmante, chroniqueur émérite et chevronné, un des plus excellents dans cette spécialité, que j’ai la rigueur de trouver mauvaise. Et cependant Aubryet l’a tout autant subie, cette asservissante influence de Paris, dans son livre, qu’Albéric Second dans le sien… Grand étonnement pour moi, je l’avoue, qu’un homme qui a, comme Xavier Aubryet, toutes les bravoures de l’esprit, que ce crâne pimpant du paradoxe à qui j’ai vu, dans l’ordre intellectuel, casser tant d’assiettes, ne se soit pas soustrait, avec le bond de la contradiction, à cette domination de Paris qu’en politique il sait éloquemment maudire ! En morale, la maudirait-il moins ? Lui, le misanthrope à la Chamfort, qui rejette si bien au nez de la société les crapauds qu’elle veut nous faire avaler à tous, ferait-il exception pour ce crapaud-là, qui s’appelle Paris ?… Toujours est-il que cette fulminante sensitive qui se rétracte en lui, avec la furie du dégoût, au moindre contact des mains canailles qui à cette heure s’allongent partout et manient tout avec de si indignantes familiarités, se montre aussi parisienne épanouie, dans La Vengeance de Madame Maubrel27, qu’on l’est dans La Vie parisienne, par exemple, où l’on eût pu très bien publier ce livre si complètement parisien de langage, et qui n’aurait troublé en rien les habitudes de la maison.

{p. 259}Que dis-je ? Il y aurait eu, au contraire, un succès certain, et qui n’aurait même pas tenu uniquement à cet accent parisien que je lui reproche. À travers cette odeur de Paris, comme dirait Veuillot, qui s’exhale trop de son livre, est aussi le parfum de son esprit à lui-même, et ce parfum est aussi fort à sa façon que l’odeur de Paris à la sienne. C’est, en effet, un esprit musqué qu’Aubryet, et si ce mot de musqué, qui ne représente plus qu’un ancien parfum démodé, offense sa délicatesse élégante de parisien, disons de lui qu’il a de l’opoponax dans le talent, et il ne se fâchera plus. J’ai quelquefois parlé, en mes critiques des Œuvres et des Hommes au xixe siècle, de l’auteur des Jugements nouveaux et des Patriciennes de l’amour28, et ce que j’en ai dit, je le pense toujours. C’est un esprit acéré de toutes les manières, qui porte à la tête comme le syringa, et aux yeux comme des paillettes d’acier ou les facettes du diamant. Quand il est un diamant, car il l’est parfois, il l’est de qualité éblouissante, le plus souvent bizarrement taillé ; et s’il n’est pas diamant, il est toujours de très beau strass, plus brillant peut-être ; car les beaux diamants ne sont pas ceux qui brillent le plus. Ils ont des feux adoucis et des lueurs mystérieuses. Or, ce sont ces lueurs et ces feux-là qui manquent à Aubryet. Ce qui distingue particulièrement et toujours davantage son {p. 260}genre de talent, lequel se développe dans le sens de ses premiers ouvrages et de sa native personnalité, c’est l’éclat à tout prix et l’aperçu à tout prix, et pour les avoir, à tout prix, il met souvent à la vérité des atournements pour lesquels elle n’est point faite, et il va même parfois jusqu’à la renverser la tête en bas, pour la montrer par où on ne l’avait pas vue encore. On dirait qu’il ne l’aime plus, la vérité, quand elle n’est pour lui que ce qu’elle apparaît à tout le monde. Il la veut piquante à toute force, avec un ragoût d’inattendu et de raffiné qu’elle n’a pas toujours, la vérité, et sans lequel il la rejetterait volontiers dans l’eau claire de son puits. Vous le voyez, c’est un moraliste d’instinct et de réflexion qu’Aubryet ; mais plus encore de rétorsion… Jusqu’ici, il avait, comme la famille d’esprits dont il descend : les Chamfort et les La Bruyère, procédé surtout par des jugements, des portraits et des caractères ; mais l’invention l’a tenté, et, de moraliste devenu romancier, il nous donne cette Vengeance de Madame Maubrel, qui est un livre de détails parisiens si connus qu’il fallait sa plume pour les renouveler en les décrivant, mais qui n’est pas le cas nouveau d’âme humaine que j’attendais, et que tout romancier psychologique est tenu de mettre dans son livre, s’il se risque à faire un roman.

III §

{p. 261}La Vengeance de Madame Maubrel ! Ce n’est pas même une vengeance du tout que cette prétendue vengeance, qui m’avait fait tout d’abord me pourlécher les lèvres comme un vampire mis en appétit. Mais, mon Dieu ! que j’ai été pris ! et comment ne l’aurais-je pas été ? J’étais avec Aubryet, le délicat des Patriciennes de l’amour, un homme qui n’est jamais vulgaire, et qui, pour échapper à cette ornière qu’on appelle la vulgarité, se jetterait dans tous les sauts de loups du côté opposé, la tête la première. Assurément, l’aristocrate de sentiment et de sensation à qui j’avais affaire ne nous donnerait pas quelque crime grossier accompli sur une femme commune, et auquel elle répondrait par quelque vengeance physiquement féroce ou bassement perfide, comme on nous en donne tant dans les livres sensuels et matériels dont, à cette heure, nous nous repaissons. Voilà, tout d’abord, ce que je croyais. Le roman, dans son action même, commençait très bien. Il s’agit d’une femme restée vierge, quoique mariée, par une convention conjugale assez incompréhensible ; car de toutes ces conventions-là on ne comprend, sans rire, que celle des Saints (comme, par exemple, celle de sainte Édith et de saint Édouard le Confesseur, qui, elle, est auguste et {p. 262}touchante !). Mais, enfin, j’en acceptais l’incompréhensibilité, tant j’étais bon enfant d’espérance ! Cette femme vierge et mariée au plus singulier des savants, M. Maubrel, un savant pour les besoins de la situation, Aubryet en fait un portrait qui a l’idéalité d’un être impossible et pourtant la réalité d’une copie. Tout cela est charmant… Or, cette femme, une nuit, en chemin de fer, à moitié endormie (je ne discute aucune des circonstances qui s’entrelacent autour d’elle, cherchez-les dans le livre !), cette femme si pure est profanée par le baiser d’un inconnu, — le baiser d’Iblis, comme diraient les Contes Orientaux. Et c’est de cet outrage qui la brûle de honte, c’est de ce pli de feuille de rose qui a blessé le sybaritisme d’une pudeur divine, qu’elle veut se venger avec l’énergie surhumaine d’un ange violé… Certes ! cela est hardi et nouveau, et d’une promesse qui m’a fait rêver ; mais que l’auteur n’a pas tenue… le malheureux !

J’ai cru pourtant qu’il la tiendrait, quand j’ai vu sa madame Maubrel, après la mort de son mari, tué, comme il avait vécu, pour les besoins de la situation, chercher partout, avec l’acharnement d’une âme profonde qui n’oublie pas, et pour lui faire expier son crime, l’insolent farfadet qui l’a outragée ; — car il s’en est allé, il a disparu comme un farfadet ! Elle finit par le trouver, et c’est bien : j’espérais encore… Elle s’en fait aimer et l’épouse. Et moi, je faisais mieux que d’espérer, je voyais poindre la vengeance {p. 263}que j’avais rêvée, et le détail de cette vengeance sur laquelle je comptais aurait été tout à la fois délicieux, cruel et sublime… Mais Aubryet, pour un homme de tant d’esprit, ne s’en est pas douté. Dans ce livre si mal nommé La Vengeance de Madame Maubrel, madame Maubrel épouse l’inconnu qui l’a respirée. Elle peut essuyer sa bouche, pour la purifier, aux lèvres coupables qui l’avaient touchée… Est-ce une vengeance, cela ? C’est un dédommagement !… Qu’arrive-t-il ? C’est que ce mari, un libertin qui a toute sa vie pratiqué l’inconstance, montre à la main, pour aller plus vite, retourne à ses libertinages… Est-ce assez plat, assez commun, assez parisien, ce dénouement, et assez indigne de Xavier Aubryet, l’auteur des Patriciennes de l’amour !!

Je ne suis jamais tombé de plus haut… Quoi ! c’est donc là toute la Vengeance de Madame Maubrel ! Ah ! j’en avais entrevu une autre, infligée par la pureté implacable de cette femme outragée, qui se serait vengée du mari qu’elle eût affolé d’elle pour le faire souffrir, et, à chaque désir allumé, aurait mis Dieu entre elle et lui. Bien commencé par une tête d’ange, le livre finit, comme tant d’autres, en queue de poisson, et ce poisson n’est pas un dauphin ! Après une telle déception, je n’ai plus rendu justice à rien, ni aux conversations du livre, où le coup de raquette enlève le volant avec une précision et une rapidité d’escrime, ni aux analyses de sentiments et d’idées, {p. 264}légères, dentelées, à jour, ni aux masses de fleurs artificielles supérieurement exécutées et dont le livre est plein, il faut bien l’avouer.

Ce dénouement — article Paris — m’avait tout gâté… Et ce n’est plus qu’à la réflexion que je suis juste.

IV §

Ce n’est point par un dénouement qui aurait pu être superbe et qui est manqué dans le livre d’Aubryet, que pèche le roman d’Albéric Second. Dès et par son titre, Xavier Aubryet nous avait annoncé une vengeance qu’il ne nous a pas donnée, et Albéric Second ne nous a rien promis… L’imagination n’a donc pas à lui reprocher de l’avoir trompée. Le titre de son livre n’est qu’un nom. Il est vrai qu’un nom devient quelquefois une grande chose sous des mains créatrices. Clarisse, La Cousine Bette, sont des noms qui expriment maintenant des familles de femmes et des types, et toujours on dira une Clarisse et une Cousine Bette, de toutes celles qui rappelleront l’héroïne de Balzac ou l’héroïne de Richardson. La Comtesse Alice29, elle, ne nomme qu’une femme, et même une femme comme les autres… quand elles sont charmantes. Le roman d’Albéric Second est l’histoire d’un amour né dans les circonstances les plus inattendues et les moins propres, semble-t-il, à faire naître l’amour dans une âme…

Il faut être, en effet, un écrivain très sûr et très maître de soi pour avoir osé la circonstance, et l’état mental et physique, et l’immonde costume dans lequel, dès les premières pages de son livre, l’auteur fait apparaître son héros, attaqué de folie, fuyant son cabanon, se présentant, effaré, aux yeux de tout Paris, en plein théâtre Italien, dans la loge de la comtesse Alice. Pour toute femme et pour tout lecteur, une pareille apparition pourrait empêcher à jamais l’amour de l’une et l’intérêt de l’autre. Mais Albéric Second n’a pas craint de jouter dans son livre avec cette difficulté qu’il s’est créée à plaisir et qu’il a vaincue, avec cette terrible première impression qui presque toujours décide de tout en amour. La délicieuse comtesse Alice finit par aimer, comme Juliette aime Roméo, le fou, ignoble de costume et de terreur de fou poursuivi, qui a cherché un refuge dans sa loge, qu’elle n’en a pas fait sortir comme elle le pouvait si elle avait dit un seul mot, et à qui (pour que tous les détails les plus contraires à l’enthousiasme et à l’amour y soient) elle a fait l’aumône, en lui donnant un petit portefeuille dans lequel se trouvent trois billets de mille francs. Certes ! voilà qui est diablement {p. 266}rude à accepter. Eh bien, on l’accepte ! L’histoire d’Albéric Second est si bien racontée, il la fait glisser sur des événements si ingénieusement inventés, et la capitonne de tant de naturel et de rondeur dans la manière dont il la conte, qu’on finit par comprendre que la comtesse Alice ait pu aimer le fou — en cravate rouge et en chemise bleue — qu’elle a traité comme un mendiant. Par exemple, malgré sa loge aux Italiens et son hôtel à Paris, ce n’est pas, chose curieuse ! la comtesse Alice qui est parisienne, dans le livre si parisien d’Albéric Second. À peine si une italienne aurait pu aimer jamais un homme qu’elle aurait vu dans l’état de dégradation où l’auteur a mis son René Derville. Mais une parisienne ! c’est impossible ! Stendhal raconte, dans son livre de l’Amour, qu’il a tué l’amour dans le cœur d’une femme qui commençait d’en avoir pour un homme, en lui disant seulement qu’il faisait avec sa cravate ce qu’on appelle la lessive du Gascon, ce qui, d’ailleurs, était parfaitement faux. À partir de cette affreuse plaisanterie, la cristallisation ne se fit plus, dit le machiavélique Stendhal dans sa langue singulière. C’était bien une parisienne, celle-là !

Mais si la comtesse Alice ne l’est pas, le reste du roman l’est trop. Tout y est parisien au plus haut degré : les événements, les figures, le langage, la plaisanterie, et, comme dans La Semaine des trois jeudis (un autre roman très réussi d’Albéric Second), {p. 267}jusqu’aux crimes. C’est un crime bas, en effet, comme on n’en commet qu’à Paris, que l’inscription sur tous les murs, pour la déshonorer, du nom de la comtesse Alice et de celui de son amant entrelacés et accompagnés de cœurs percés de flèches. C’est aussi un crime ignoblement parisien, que le vitriol par la figure de La Semaine des trois jeudis. En province, on ne connaît guères ces lâches horreurs. Pour cela, il faut la jolie civilisation de Paris, syphilisé, comme disait un jour Raymond Brucker, jouant sinistrement sur le mot. Albéric Second, qui me fait l’effet d’être un très habile constructeur de romans, quant aux faits qu’il ramène très bien à ses fins, Albéric Second, qui a peut-être dans l’esprit, sans qu’il en ait conscience, ses Trois Mousquetaires, s’amuse et s’attarde, au lieu d’attaquer quelque long sujet de récit, à un roman de chronique, fait avec des événements de chronique, et il est si naturellement et si habituellement chroniqueur qu’il n’écrit même pas en italique, dans son roman, une foule de locutions qu’on ne comprendra peut-être que dans dix ans, à cent cinquante lieues de Paris.

Grave inconvénient — je ne le dirai jamais assez — que de se bastionner ainsi dans des genres de littérature si restreinte. On ne sait pas, quand on a du talent, ce qu’on y étouffe. S’il m’était permis de me citer, — et pourquoi pas, puisque je vais m’accuser d’une faute ? — je dirais que j’ai commencé aussi, dans l’ordre du roman, par une chronique parisienne. {p. 268}Cela s’appelait L’Amour impossible, et cela était parisien de mœurs, de langage, de corruption raffinée et nauséabonde, d’ennui et de préciosité. Seulement, je m’aperçus bientôt que les plafonds sous lesquels je voulais vivre étaient trop bas, et je revins presque immédiatement à l’observation élargie et à la grande nature humaine, hors de laquelle — comme en religion l’Église romaine — il n’y a pas, en littérature, de salut !

Il y a des succès, — mais d’un jour, — des succès de mode et d’engouement d’autant plus grands peut-être qu’ils sont plus courts, mais qui ne valent pas mieux en durée que des succès de coterie. Tenez ! en Angleterre, où il y a aussi des littératures restreintes à côté de la grande littérature, vous avez vu ce qu’est devenu le roman de high life qui eut, au commencement du siècle, un tel succès, que Pelham commença la fortune politique de Bulwer… Rien n’est resté de ce genre de roman. Il s’en est allé avec les vieilles lunes… Et c’est comme cela que s’en iront peu à peu tant de romans et de compositions de notre pays où Paris, le tic de Paris, le parlage de Paris, les mœurs banales et coulées de Paris, tiennent évidemment trop de place, — des œuvres de talent pourtant, mais qui n’en ont pas assez pour lutter contre l’influence qui les diminue, et pour les élargir et les faire durer.

Et je sais bien ce qu’on objectera. Les parisiens littéraires, et il y en a eu de charmants et presque {p. 269}de puissants, — Nestor Roqueplan, par exemple, l’auteur de Parisine, et qui s’est flambé avec ce cigare de Paris ! — les parisiens littéraires, pour défendre leur manie parisienne, invoqueront beaucoup d’exemples et se couvriront de ce grand nom qui vaut tous les noms : du nom de Balzac. C’est Balzac, en effet, et Eugène Sue, mais surtout Balzac, qui ont donné une importance si considérable à Paris dans la littérature contemporaine. Mais Eugène Sue, qui eut un immense succès de surprise et fît faire leurs premières études d’argot aux jaboteurs blasés de la langue de Scribe, n’est plus lu à présent que par les portières. Depuis longtemps, il est tombé de la préoccupation publique par morceaux… Quant à Balzac, qui nous donna tant de choses sur Paris et sur ses mœurs, grandes ou petites, aristocratiques ou canailles, il y mêla de si grandes choses, d’une telle généralité de nature humaine et de pathétique universel, que la préoccupation parisienne, qui l’aurait rapetissé comme un autre si elle avait été seule, disparaissait même dans ses Scènes de la vie exclusivement parisienne, mises en regard des autres Scènes qu’il a tracées avec ce génie et cette volonté encyclopédiques qui devaient embrasser tout entier le monde de son temps. Je n’en conviens pas moins que Balzac est réellement un des pères et des fomenteurs de cette littérature parisienne, qui est de la chronique aujourd’hui, et qui ne sera plus que de l’archéologie demain. Il s’est même vanté, {p. 270}et trop vanté en maint endroit, d’être l’archéologue et l’antiquaire de l’avenir, le peintre minutieux et fidèle d’un Paris disparu et qu’il sera curieux de retrouver. Mais pour ce grand homme sans critique, qui ne sut jamais se juger et qui se prit toujours de travers, la grande vie et la grande gloire ne seront pas où il les mettait. Non ! sa grande vie dans l’avenir et sa grande gloire, ce sera d’avoir créé des caractères et fouillé l’âme qui est infinie jusque dans ses dernières profondeurs, et cela sans petite couleur locale de temps et d’espace, et dans des langages immortels comme l’esprit humain !

Et c’est là surtout ce que j’engage Xavier Aubryet et Albéric Second à méditer.

Arsène Houssaye §

La Messaline blonde.

I §

{p. 271}Ce livre au titre hardi, même téméraire, même inquiétant pour les gens d’une moralité susceptible, n’est pas un roman isolé ayant sa valeur propre et intégrale, — une valeur absolue. Il n’est qu’une gemme de ce collier des Grandes Dames qu’Arsène Houssaye nous sertit depuis quelques années. La Messaline blonde appartient au cycle des femmes du second Empire dont Houssaye s’est fait l’historien, et plus exactement l’historiographe. Les Grandes Dames de Paris, que j’ai une fois signalées en passant, sont une œuvre balzacienne de conception. Avant Balzac, en France, — car en Europe Walter Scott a précédé {p. 272}Balzac, — on ne connaissait que le roman individuel. On faisait son roman sur un homme ou une femme, et c’était tout. On fouillait une passion. On mettait en relief un ou deux personnages. On exploitait une situation, comme au théâtre ; mais en la creusant davantage. Après avoir fait rêver René, chanter Corinne, immolé Delphine à l’opinion, il n’y avait plus rien. Le tour était fait. Mais enfin Balzac vint, comme Malherbe, et la spirale devint infinie.

D’individuel, le roman fut social. Où il n’y avait que l’homme, on mit toute une société. De l’analyse on s’éleva jusqu’à la synthèse. Non pas qu’avant Balzac, il est vrai, les mœurs de l’époque à laquelle appartenaient les personnages d’un roman ne s’aperçussent bien à travers ces personnages. Par exemple, la fin du xviiie siècle, qui mourait pourri sous ses élégances, était très visible dans cet effroyable chef-d’œuvre de Laclos : Les Liaisons dangereuses, mais elle ne l’était qu’à travers l’individualité de Valmont, de la présidente de Tourvel et de madame de Merteuil. Les mœurs putrides de ce temps n’y étaient étreintes que dans quelques âmes. Mais Balzac élargit ce cadre étroit. Il donna de l’espace et de la profondeur à l’horizon. Il changea les conditions du roman comme Napoléon avait changé les conditions de la guerre, et, chose saisissante d’analogie ! il procéda par masses, comme, sur les champs de bataille, Napoléon avait procédé… Ce sont véritablement des masses napoléoniennes que {p. 273}ces armées de personnages qui se tassent dans La Comédie humaine, où, sans la mort à jamais lamentable de l’homme qui les faisait vivre et se mouvoir, tiendrait tout entier le xixe siècle ! On a dit qu’Homère est épique parce qu’il a pu mettre dans son poème toute la civilisation de son temps. Eh bien, Balzac est tout aussi épique qu’Homère ! car il a mis dans sa Comédie humaine toute la civilisation du sien.

Or, quand on est un de ces génies assez puissants pour changer une poétique qui régnait jusque-là, que ce soit celle du roman ou de la guerre, il se passe des générations d’hommes qui appliquent cette poétique nouvelle et en vivent, spirituellement, jusqu’au jour clairsemé, et qui se fait longtemps attendre, où arrive encore un homme de génie, avec une autre poétique, qui bouleverse tout et renouvelle tout à son tour. Le système de l’ordre mince et de l’ordre profond du grand Frédéric fut emporté par le système de masses écrasantes et concentrées sur un point donné de Napoléon, et l’ordre mince du roman, par Balzac. Si Balzac n’avait pas existé, Arsène Houssaye, que voici en cause, n’aurait pas probablement abordé le roman collectif de ses Grandes Dames. Il serait resté dans la tradition. Il se serait contenté d’être un conteur, comme Diderot ou comme tout autre conteur de ce xviiie siècle qu’il aime tant. Mais voilà un roman multiple sur toute une espèce de femmes, et qui, malgré ses détails et son ampleur, vise pourtant à l’unité. Arsène {p. 274}Houssaye se rattache par là à Balzac, le Père à tous dans les romans futurs du xixe siècle. Il peut avoir son originalité propre et ses mérites particuliers dans le détail, l’expression des passions et le tour d’observation de son œuvre ; il peut être comme observateur et comme écrivain très différent de la manière de Balzac ; mais, de conception, il est timbré de cet homme qui a mis son cachet — sa griffe de lion — sur tous les esprits de notre temps. Qu’on se débatte là-dessous tant qu’on voudra, on n’en portera pas moins la marque ! Je ne dirai point qu’Arsène Houssaye s’est taillé un vêtement dans le manteau de roi de Balzac. Non ! il a un vêtement bien à lui ! Il ne demande d’étoffe à personne ! Mais son étoffe, à lui, il l’a coupée évidemment sur le manteau de Balzac.

A-t-il réussi dans l’imitation de cette coupe grandiose ? Ce n’est pas ce que je veux examiner ici. Les Grandes Dames de Paris sont une œuvre d’un ensemble trop vaste pour les strictes proportions d’un chapitre. Peut-être y reviendrai-je un jour… Ce que je veux seulement examiner, c’est La Messaline blonde, prise à part des tenants et des aboutissants qu’elle a dans ces récits qui s’entrelacent. Je vais la traiter comme si elle était un roman de l’ordre mince ou de l’ordre profond. Sous sa forme légère, elle est plus profonde qu’on ne croit. Elle m’a plus frappé, pour mon compte, que les autres héroïnes de Houssaye. Est-ce à cause de ce nom, de ce terrible nom qu’il lui a donné ? ou ne {p. 275}serait-ce pas plutôt par le contraste qu’elle fait avec cet osé et terrible nom ?…

II §

La Messaline blonde30, en effet, n’est pas du tout une Messaline. Messaline est un type de femme très simple et très primitif, quoique appartenant à une époque très corrompue et très compliquée. C’est la femme aux passions hystériques, au tempérament insatiable, à la fureur animale, — la femelle enfin dont le Satyre est le mâle, et rien de plus. Messaline, la romaine, n’est qu’une louve, mise bas par la louve de Romulus. Par un de ces étranges hasards qui ont l’air de se moquer de la majesté de l’Histoire, il s’est trouvé que ce type de femme bestialement ardent, que cet animal de volupté, — animal voluptatis, — comme disait Tertullien, dans sa brutalité africaine, même des femmes qui n’étaient pas des Messalines ; il s’est trouvé que cet être vulgaire, mais assez rare pourtant dans sa hideuse vulgarité, a été un jour impératrice, et que, femme du maître du monde, elle a souvent quitté son lit de pourpre et ses plafonds étoilés pour aller… là où Juvénal, certainement plus hardi qu’Arsène Houssaye, nous conduit avec elle et ose nous la montrer. Ce type de femme, simple comme {p. 276}la bête, mais la bête malade et affolée, et d’autant plus affreuse de cette simplicité dégradante qu’elle est un être doublé de la dualité d’une âme qui devrait retenir le corps sur la pente de ses infamies, Juvénal en a gravé l’horreur dans ses vers qui n’ont peur de rien, et qui ont dû faire pousser les hauts cris aux petits maîtres de moralité, s’il y en avait à Rome ; car les moralistes de ce temps étaient des Cyniques qui ne tremblaient pas non plus devant le mot, quand il s’agit de dire les choses. Et il l’a gravée avec tant de force, que de ce nom de Messaline qu’il a tué, comme nom, — car quelle femme voudrait le porter ? quelle mère voudrait le donner à sa fille ? — il a fait une épouvantable épithète : la caractéristique immortelle de toutes les femmes aux passions physiques et aux mœurs débordées. Regardez-y avec attention : Messaline, malgré le génie grossissant de son tortionnaire Juvénal, n’est pas, en somme, plus profonde que cela. Et précisément parce qu’elle n’est pas plus profonde que cela, elle peut tenir dans une tirade de vers sublimes ; mais, dans un roman, elle ne le peut pas. Ce qu’elle fait est trop vite fait, cette monstrueuse coquine. Et, qu’on me passe le mot ! elle est trop bête pour pouvoir entrer dans un livre qui, comme un roman, a besoin d’une âme et d’une intelligence pour intéresser.

Aussi Houssaye, malgré son titre, ne l’a pas mise dans le sien. Il s’en est bien gardé, au contraire. Les esprits, bas et dépravés, qui y chercheront la {p. 277}Messaline de Juvénal, rajeunie au xixe siècle, seront bien attrapés par ce qu’ils trouveront à la place. Et ce n’est point là une mystification de l’auteur. Arsène Houssaye n’a pas beurré cette moelle de louve sur la tartine de son titre pour avoir le plaisir taquin de vous dire : « Tu n’y toucheras pas ! » ; Houssaye est un ironique cependant, mais son ironie est plus haute et plus profonde que celle qu’on pourrait supposer. Sa Messaline blonde (pourquoi blonde ? pourquoi pas tout uniment Messaline ? son livre y gagnerait et son idée aussi) ; sa Messaline blonde n’est une Messaline que pour le monde, le monde sot qui l’appelle ainsi avec son génie d’observation ordinaire ; mais, en réalité, elle ne l’est pas. Qui sait ? peut-être voudrait-elle l’être ? car les femmes des époques corrompues (et nous n’avons pas la prétention, j’imagine, de n’avoir pas toutes les corruptions des vieux peuples !) ont le rêve et le désir audacieux. Elles caressent souvent d’affreuses chimères. Mais chez celle-ci, le rêve est trahi par ce qui reste d’âme au fond de l’animalité. L’imagination se dégoûte à moitié chemin du déportement. Le vice respiré de loin, enivrant de loin, ne fascine plus comme à distance ; et, malgré les dépravations secrètes de la volonté, ce n’est guères plus là qu’une ébauche de Messaline, et une ébauche qui ne s’achève jamais ; une ébauche qui a les bras coupés comme la Vénus de Milo ! Et voilà pourquoi cette ébauche de Messaline peut entrer dans le roman, {p. 278}comme tous les mutilés, comme tous les souffrants de quelque chose… La Messaline complète ne le peut pas. La Messaline ébauchée a des tristesses de n’être qu’ébauchée. Elle a la tristesse même de son impuissance à devenir vicieuse tout à fait, et cette tristesse vaut la peine qu’on l’explique. L’autre Messaline n’a que la tristesse de son inassouvissement, ce phénomène inexplicable, et qui, ne le fût-il pas, ne vaudrait pas la peine d’être expliqué.

III §

On voit maintenant, à cette lumière, quelle est la Messaline blonde d’Arsène Houssaye. Si blonde veut dire moralement faible, peu foncée, d’une nuance douce, elle est bien nommée : la rutilante Messaline de Juvénal rirait d’elle et de sa blonderie, et ne l’entraînerait pas où elle va… Jusqu’ici, dans cette histoire que je prends comme un tout et dont je ne veux pas prévoir le dénouement, il n’y a que la Messaline des commencements, — et Messaline, la vraie Messaline, commence par la fin. Il n’y a pas d’autres commencements pour elle que la fin ! La Messaline blonde ne dépasse pas ces commencements que madame de Staël trouvait si beaux qu’elle les disait la plus belle chose de la vie ! La comtesse Hélène de Montmartel, eu fait de chute définitive, ressemble au clocher de la {p. 279}cathédrale de Pise, qui a toujours l’air de tomber et qui ne tombe jamais. Seulement, le clocher ne tombe pas, par un miracle d’équilibre, et il est très solide au fond, tan dis que madame de Montmartel, qui ne l’est pas, ne tombe point parce que ce qui doit l’entraîner : l’illusion et le désir, s’en vont avant la chute, ce qui, certes ! n’est pas un miracle. Le héros du roman a pourtant tout ce qu’il faut pour être irrésistible, — pour justifier la romance de Julie Candeille :

Au temps orageux des folies
J’osai me choisir un vainqueur !

Il est beau, spirituel, riche, grandement né, étranger et bizarre, deux conditions de séduction essentielles pour les femmes françaises. Bizarre surtout. Quand on a, de par le fait de ses autres avantages, le droit d’être bizarre sans ridicule, cela est tout-puissant sur les femmes, parce que cela tourmente l’imagination par l’inexplicable, ce qui est la meilleure manière de la fixer. Selon moi, pour la clouer, il n’est pas de plus forte pattefiche. Eh bien, il a tout cela, lord Sommerson ! Et pourtant cette magnifique variété de Lovelace est battue par la Messaline blonde, qui se retire du jeu avant qu’il ait gagné la partie, ce qui est pour les femmes la seule façon de la gagner ; car, pour elles, rester au jeu, c’est la perdre toujours. Malgré l’éblouissement des qualités personnelles dont le romancier l’a doué comme une marraine-fée, lord Sommerson {p. 280}ne peut pas écrire une femme de plus sur sa liste, — s’il en fait une, comme en faisaient tous les roués du xviiie siècle. Il est moins heureux que les muletiers de Rome, ce lord anglais. La Messaline blonde qui l’a éconduit n’est une Messaline que pour le monde, le monde qui voit les commencements et ne voit pas la fin dans les passions ou les fantaisies de cette femme. Mais, certainement, ni pour l’auteur, ni pour nous, elle n’en est une. Le romancier ni le lecteur ne peuvent être dupes, comme le monde. Et cela est même, selon moi, le sens et l’idée du roman. Il y est bien moins question du vice d’une femme que du vice du monde, qui est sa bêtise — sa bêtise éternelle ! — quand il s’agit de voir les choses et de les juger.

Et ceci apparaît d’autant plus que, dans son livre, à côté de sa Messaline blonde, Houssaye dresse, sur le même plan et avec la même importance, une autre femme, brune celle-là, et qui, elle, va d’un trait au dénouement et dans la passion et dans la fantaisie, et qui, malgré tout cela pourtant, n’est pas non plus une Messaline. C’est justement la sœur de la comtesse de Montmartel, une dévote impeccable selon le monde, selon ce Brid’oison de monde, qui, à point nommé, se trompe toujours ! mais en vérité une charnelle insatiable, une vraie ogresse, sans avoir l’air d’y toucher… La marquise de Neers est une de ces femmes qui ont en elles — comme tant de femmes, du reste, — le diable de la contradiction. Pécheresse toujours et {p. 281}toujours repentante, voluptueuse et mortifiée, elle peut être vraie dans cette complexité de sentiments contraires, mais par-dessus cela (n’en déplaise à Arsène Houssaye !) elle est parfaitement hypocrite ; et Messaline, emportée et stupide d’emportement, ne pourrait jamais être cette chose volontaire, réglée, surveillée, travaillée, et admirable de force dans sa perversité, que l’on appelle une hypocrite. La marquise de Neers est du faubourg Saint-Germain, — l’édificatrice de toutes les paroisses du faubourg Saint-Germain, où l’hypocrisie religieuse existe encore, parce que les mœurs religieuses n’y ont pas encore péri… Arsène Houssaye, qui est un moraliste sérieux sous des formes légères (les sots n’admettent pas que cela puisse être, mais laissons dire les sots !), Arsène Houssaye le sait bien. L’hypocrisie n’est pas, au fond, si détestable qu’on l’a faite ; car elle prouve que la société croit à une Vérité absolue et régulatrice de la vie, puisqu’on est obligé d’affecter d’y croire comme elle, si ou veut emporter son respect. Les hommes ne disent tant de mal de l’hypocrisie que parce qu’elle blesse leur amour-propre en se jouant d’eux, et qu’ils ne veulent pas être joués, les orgueilleux ! Elle les met tous, plus ou moins, dans le sac où Scapin met Géronte, ce qui est honteux, même quand les coups de bâton ne suivraient pas… Mais, au bout du compte, elle atteste qu’il y a des mœurs et des croyances publiques auxquelles il faut, au prix de sa considération {p. 282}ou de son âme, se conformer. Allez donc faire comprendre cela à Messaline ! Un jour Lamartine a dit du peuple en révolution : « C’est un élément ! », et il le flattait. Mais Messaline n’est qu’un organe…

IV §

Ainsi donc, répétons-le pour qu’il n’en soit plus question, il n’y a, dans ce livre, de Messaline d’aucune espèce, ni de brune, ni de blonde, et, s’il y en avait, le livre serait bien moins spirituel qu’il n’est, bien moins intéressant, bien moins ironique ; car il est ironique, et je l’ai dit, mais j’insiste : c’est là sa plus charmante qualité. Le romancier, quelle jolie chose ! se moque du monde dont il écrit l’histoire. Il le pipe avec ce titre de Messaline, — mais, au lieu de ce type brutal, il nous donne deux types de femmes, très raffinés et très modernes, mis en opposition et en valeur l’un par l’autre. Opposition piquante, et, je m’y obstine, étude profonde et légère ! Arsène Houssaye s’entend à merveille à peindre ces corruptions qui ne sont pas encore des pourritures. Il reste dans les nuances de cette civilisation de notre temps, où l’âme, grâce au Christianisme, tient tant de place encore. Quand le monde romain et païen se mourait, c’était le monde physique qui finissait, le plus puissant monde physique qui eût jamais écrasé de son poids la terre, {p. 283}et il avait encore la force de rejeter, de son ventre épuisé, des arrière-faix comme Messaline. Le monde moderne, si corrompu soit-il, ne saurait produire de ces simplicités monstrueuses… Il a vécu dix-huit cents ans par l’âme sous l’influence du Christianisme, et c’est assez pour que, même chez les courtisanes sans aucun mélange, d’impératrice ou de grande dame, les Messalines soient impossibles. Houssaye nous a seulement donné deux femmes de notre civilisation et de notre société. Madame de Montmartel et madame de Neers sont des moitiés de courtisanes et de grandes dames très artistement fondues. L’une qui s’arrête à moitié chemin de son rêve, quand il s’agit de le corporiser ; l’autre qui n’achève que trop vite le sien, mais en le cachant, comme une grande comédienne. Et comédienne est bien le mot. Car Diderot en a menti dans son éblouissant paradoxe du Comédien. Le comédien n’est pas qu’un masque. Dessous, il y a l’homme qui sent, et madame de Neers, qui, en fait de plaisir, met la charrue avant les bœufs, trop lents au gré de cette pressée, puis cache les bœufs et la charrue, madame de Neers, malgré toute son hypocrisie, a pourtant sa sincérité.

Et voilà, en deux mots, toute cette Messaline blonde ! Je l’ai détachée, elle et sa brune sœur, de la fresque où elles vont probablement plus loin reparaître encore. Je les ai prises le temps qu’elles ont passé dans ce volume ouvert devant moi. Je les ai reconnues {p. 284}toutes les deux. Quel homme ayant vécu ne les a pas rencontrées ? Je crois que je pourrais donner leurs adresses. Quoique peintes pour une fresque, elles sont détaillées comme des médaillons. C’est par le détail surtout que brille le genre de talent d’Arsène Houssaye. Il a fait ses études dans le xviiie siècle, et on le voit bien quand il peint celui-ci. Houssaye est le Boucher aux amours roses de la littérature du xixe siècle, ou le Fragonard ; mais le Fragonard du Verrou. Dans ma préoccupation des deux figures peintes dans La Messaline blonde, je n’ai pas eu le temps de dire ce que je pense de tout ce qui leur fait fond et cadre, et de l’action rapide et changeante à travers laquelle elles sont emportées. On n’a pas d’idée de la prestesse, de l’impétuosité, de la grâce, du flou, du pétillant et du croustillant de tout cela. Arsène Houssaye, quand il s’était incarné dans le xviiie siècle, ne valait pas, certes ! ce qu’il vaut quand il se met à plein dans son siècle à lui. Il le connaît à fond. Il y a vécu. Il y a mûri. Il le possède et il n’en est pas possédé. Le moraliste, chez lui, a fini par l’emporter sur le peintre. Le moraliste, au trait, vise à tous les yeux, même les plus beaux, comme l’archer à l’œil de Philippe, et ni grandes dames ni courtisanes n’ont la puissance d’enivrer la tête de cet homme, qui a toujours à leur service une ironie embusquée dans sa barbe d’or.

Et c’est cette ironie, toujours prête et qui passe {p. 285}jusqu’entre les baisers qu’on se donne dans l’œuvre de Houssaye, et on s’y en donne beaucoup, puisque c’est l’histoire des amours, faux ou vrais, du Paris du xixe siècle ; c’est cette ironie, qui se tortille à travers toutes ces roses et ces camélias comme le serpent de la sagesse et de la science de la vie, qui fait de l’auteur des Grandes Dames, en fin de compte, un moraliste. Je sais, pardieu ! bien que ce n’est pas un prédicant, ni un doctrinaire, ni un sermonnaire. Il ne fait point le catéchisme de la vertu à l’usage des bégueules du temps, hommes ou femmes ; car les hommes parfois sont aussi de vieilles demoiselles ! C’est un homme du monde élégant, un écrivain de high life, comme Bulwer, blasé, bronzé et dédaigneux, quoique souriant. À coup sûr, un tel homme doit insurger les pédants de toutes les espèces. Certes ! j’aimerais mieux qu’il fût moins La Rochefoucauld et moins Chamfort, et que le sentiment chrétien, antipathique à Chamfort et presque inconnu à La Rochefoucauld, éclairât davantage son livre, qu’il rendrait certainement plus beau. Mais que voulez-vous ? c’est un sceptique de ce temps ; un sceptique, du moins, heureusement tempéré par un poète, et la corde religieuse dort toujours, dans les poètes, quand elle n’y vibre pas. Mais ce n’est nullement le peintre des boudoirs indécents, comme je l’ai entendu dire à des imbéciles. Il raconte des chutes, parce qu’il y en a, mais il ne dit pas que ce sont des assomptions. Que dis-je ? ce {p. 286}Boucher et ce Fragonard littéraire a des pages terribles, que je signalerai quand je m’occuperai de son œuvre entière… Quant aux femmes qui ne tombent pas, et qui semblent nées tombées, tant leur innocence dure peu et se perd dans les lointains ! en d’autres termes, et comme on dit crûment, quant aux filles de ses livres, à ce peintre des courtisanes du xixe siècle à toutes les hauteurs, personne n’a, sans colère à l’Alceste, traité avec plus de mépris ces drôlesses. Et cependant on continuera de dire peut-être qu’il est immoral, — comme s’il consacrait une couronne de chêne, comme madame Sand, aux femmes qui ressemblent aux héroïnes de ses livres… Eh bien, qu’il prenne son parti de tout cela, Arsène Houssaye ! On a fait boire ce petit verre d’absinthe à tous les écrivains qui ont pris le vice à poignées, pour le montrer mieux, depuis le grand Molière, père de Tartufe, jusqu’au grand Balzac, père de madame Marneffe !

L’Abbé Prévost et Alexandre Dumas fils §

Manon Lescaut, avec une préface d’Alexandre Dumas.

I §

{p. 287}C’est un vieux mot : « Les livres ont une destinée », et qui dit destinée dit mystère. Quand l’homme ne comprend plus rien à la vie, il invente et il applique, à tort et à travers, le mot de destin… Et il en est de même pour la Gloire, bien souvent aussi incompréhensible que la vie. Le livre célèbre que voici, ce livre de Manon Lescaut31, exalté, exulté, adoré ; ce livre qui a pris et enlevé — sans avoir rien de La force d’un tourbillon — les imaginations et les cœurs, est un de ces {p. 288}livres à destinée que la Critique n’a pas encore expliqué. Et comment l’eût-elle pu ?… Incompréhensiblement enivrant, ce livre l’avait elle-même enivrée et fait danser devant lui, comme David devant l’Arche. Alexandre Dumas fils, dont il va être question ici, est un de ces derniers danseurs. Mais il avait été précédé de bien d’autres, attaqués de cette Sainte-Manon qui remplace la Saint-Guy !

Ainsi, un des premiers, il y a déjà bien des années, Alfred de Musset l’avait dansée, cette Sainte-Manon, dans des vers qui ne le compromettent pas, car ils sont superbes, — et d’ailleurs un poète de génie est toujours un danseur… par les ailes ! Mais la Critique, mais tous ceux qui, depuis quarante ans et plus, conduisent l’opinion littéraire, et qui avaient la prétention de décider des œuvres de l’esprit humain ! Mais (pour nommer les plus acceptés et les plus célèbres) Sainte-Beuve, par exemple, ce sondeur, qui avait gardé pour la littérature son ancienne sonde de carabin ; — mais Gustave Planche, cet esprit difficile et dégoûté ; — mais le bon Janin, qui, dans ses plus jolies gaîtés, avait à l’œil, perlant de son eau bête, la larme éternelle d’un Prudhomme attendri sur les honnêtes gens et la littérature honnête ! — Ils n’ont pu, tous, se tenir tranquilles et fermes devant ce livre, qui les a grisés et qui leur a inspiré, en admiration, les plus étonnantes saltarelles. Cela s’était, il est vrai, un peu calmé en ces derniers temps ; mais cela a repris et {p. 289}c’est reparti de plus belle ! On a recommencé la farandole. Les frères Glady, dont j’aime l’audace en librairie, et qui promettent de nous donner, dans des conditions admirables de typographie et de gravure, tous les chefs-d’œuvre de l’esprit humain, ont commencé naturellement par ce chef-d’œuvre de Manon Lescaut, qu’ils croient peut-être le premier ! Il y a une édition Jouaust, devant laquelle Arsène Houssaye fait précisément ce qu’Alexandre Dumas fait devant l’édition Glady ; il y a l’édition Lemerre ; il y a l’édition populaire, — pour apprendre aux filles d’ouvriers à devenir des Manon Lescaut. Il y avait même, oubliée et digne de l’être, une vieille pièce intitulée Manon Lescaut, et on l’a remise à la scène, on l’a recampée, ô Rocambole ! sur le tremplin du théâtre ; on lui a dit : « Danse aussi, toi ! » Et c’est ainsi qu’après les moutons de Panurge, ont sauté les ours !

Eh bien, moi, je demanderai la permission de rester assis, au beau milieu de cette farandole universelle, et de ne pas me lever devant cette Hélène, cette ignoble Hélène de Manon Lescaut, qui, pour quelques écus, fait, à toute minute, de son Pâris un Ménélas !… Alfred de Musset, qui a osé traiter de Sphinx cette fille, au cœur ouvert comme la rue et dans lequel il est aussi facile de descendre, a dit là une sottise de poète. Ne mettons pas une sottise de critique par-dessus… Ce n’est pas Manon qui est un Sphinx, c’est son succès ! Et c’est incroyable, car, ce succès, on le tuerait {p. 290}peut-être en l’expliquant ; et, certes ! avec les idées et les mœurs de ce temps, il n’est pas si difficile de l’expliquer.

II §

Ne nous montons donc pas la tête. Manon Lescaut est tout simplement l’expression du matérialisme du xviiie siècle rejoignant et embrassant au bout d’un quart de siècle, le matérialisme du xixe, qui avale le livre et le trouve bon… Trop près de la Révolution française et venant d’un homme trop médiocre pour qu’on fît beaucoup d’attention à son roman, il fut publié quand le sang allait tout à l’heure passer par flots sur cette société, fondue en boue, et qui avait été les chiffons du xviiie siècle. Il en coula de deux espèces : d’abord le sang des échafauds, et puis le sang des champs de bataille, et tout le temps que ces deux mares de pourpre, qui cachaient l’affreux fond de fange, s’étendirent sur la France, la coquine qu’on appelle Manon Lescaut ne fit pas grand tapage. Charlotte Corday, l’ange exterminateur de Marat ; l’octogénaire abbesse de Montmorency, montant majestueusement ses quatre-vingts ans à la guillotine et y bénissant, avant de mourir, sa jeune porte-croix, qui va y mourir avec elle ; et les héroïques vivandières de l’Empire, la firent oublier, cette intéressante Manon ! Tout le temps même que dura la fière épopée de l’Empire, les {p. 291}romans, cette nécessité de l’imagination humaine au sein des plus terribles et des plus magnifiques réalités, avaient un autre accent que celui de ce prestolet d’abbé Prévost. C’étaient alors Delphine, Corinne, Atala, René, Malvina, Claire d’Albe, Mathilde et beaucoup d’autres, dont on n’a point ici à discuter la valeur, mais dont — quoi qu’ils fussent — l’idéal était, du moins, aussi élevé que celui de Manon Lescaut était bas ! Il fallut arriver jusqu’à 1830 pour que le livre de Prévost sortit avec éclat de son obscurité. Il fallut le dévergondage de l’imagination romantique pour voir dans ce livre — que je ne crains point d’appeler une pauvreté littéraire — des beautés qui n’y étaient pas… Assurément moins corrompus qu’au temps peint par l’abbé Prévost dans son livre et le redoutable Laclos dans le sien, par la raison que nous avions traversé le sang de deux époques sanglantes et que le sang, n’importe comme il soit versé, purifie toujours, nous n’en avions pas moins, péché originel ineffaçable ! quelque chose du principe morbide qui avait putréfié nos pères, et il nous en restait assez dans l’âme pour trouver charmante l’abominable sincérité de ce type de Manon Lescaut. Et ce fut justement ce mot-là que les critiques employèrent. L’ont-ils assez sifflé, ces merles ! Il est autant dans Planche que dans Sainte-Beuve. Manon Lescaut était sincère ! Elle ôtait délicieuse et touchante parce qu’elle était sincère, parce qu’elle était naïvement cynique, parce qu’elle était inconsciemment {p. 292}malpropre, parce qu’elle obéissait à son instinct de fille, — à cet instinct qui s’est si largement développé chez les femmes depuis notre admiration insensée pour cette lâche, immonde et superficielle Manon Lescaut ; car elle est tout cela ! Les chiennes aussi sont sincères. Elles ont aussi la sincérité et le vagabondage de leurs instincts. Leur histoire, si on l’écrivait, ne serait cependant rien de plus que de l’histoire naturelle, et il n’y a pas à s’attendrir sur de l’histoire naturelle, ainsi que des benêts corrompus s’attendrissent sur l’histoire naturelle de Manon.

Et comme, depuis 1830, le matérialisme du xviiie siècle, interrompu par le spiritualisme philosophique de la Restauration, trop vague pour lui résister, a repris la société moderne qu’il s’est définitivement asservie ; comme Sainte-Beuve, sceptique autant que Planche, lui a survécu et est devenu résolument matérialiste au déclin de sa vie, marquant en lui le progrès des esprits vers cette effroyable erreur absolue dans laquelle le monde presque tout entier verse en ce moment, le succès de Manon Lescaut devait grandir et a grandi. Il s’est exaspéré. Que dis-je ? il est devenu fécond. La Manon de l’abbé Prévost a pondu les autres Manons dont regorge la littérature actuelle. Manon Lescaut a été l’atome générateur de ces drôlesses qui y pullulent, comme une plaie d’Égypte, et qu’on nous a données avec les variétés du genre, qui ne sont pas très nombreuses, allez ! rien n’étant plus bête que ces {p. 293}filles-là. Manon Lescaut, ce roman bon pour des portières, disait l’empereur Napoléon à Sainte-Hélène, a produit les Dame aux Camélias, les Bovary, les Fanny, et toutes ces sincères qui suivent tranquillement leur instinct, comme un âne qui trotte suit le sien, et vont naturellement, sans grande fougue, sans combat, sans hésitation, sans scrupule, de l’amant qui leur plaît à l’amant qui les paie, quitte à revenir à l’amant qui leur plaît quand l’autre a payé ! Elle a enfin inauguré l’avènement de la fille, qui jusque-là n’avait régné que dans l’histoire de la prostitution humaine, et daté son ère dans la littérature et dans la préoccupation des écrivains.

III §

L’un des plus comptés parmi eux, l’auteur de La Dame aux Camélias, se devait à lui-même de faire une préface à Manon Lescaut, puisqu’on la rééditait avec cette furie. Il se devait de la trouver un chef-d’œuvre. Il était bien assez orfèvre, monsieur Josse ! pour trouver cela. Il n’y a pas manqué. Les frères Glady ont compris leur affaire, — et lui, la sienne. Nous avons eu cette fameuse préface qui semble, aux trembleurs devant le talent de Dumas, le dernier mot de toute critique possible sur ce livre, irrévocablement immortalisé, et qui semble dire aux trembleurs : Si on s’y {p. 294}frotte, on s’y piquera ! Cependant, moi, je cueillerai quelques roses sur cette préface… Certainement, le scalpel affilé de Dumas, qui est un anatomiste et non pas un moraliste comme le croient les imbéciles, vaut mieux et va plus avant que la sonde de Sainte-Beuve, cette mince aiguille à tricoter. L’œil à fleur de tête de l’auteur du Demi-Monde voit mieux son sujet que l’œil trouble de cet ivrogne de Planche, infiltré de madère. Mais sa critique, puisque critique il a voulu faire, n’est pas plus de la critique que la leur.

C’est du matérialisme sur du matérialisme. Voilà tout ! En effet, pour bien juger un livre, il faut être au-dessus de ce livre par la doctrine ou le point de vue central, et Alexandre Dumas n’est qu’au niveau de celui-ci. Livre matérialiste, critique matérialiste. En critique, Dumas n’aurait pas même sur ce livre le droit du mépris ; car le mépris doit tomber de haut. Il doit tomber toujours d’un principe, d’une idée, d’une vérité. Quel est le principe, quelle est l’idée, quelle est la vérité de Dumas ?… D’ailleurs, il ne méprise pas l’œuvre de l’abbé Prévost. Il l’admire, au contraire. Il ne méprise pas la Manon. Comment donc ? il la trouve ravissante ! Il la peint avec le vermillon libertin d’un Fragonard ou d’un Boucher. Il la trouve même utile et il s’en sert contre l’homme… Justicier inférieur, ne comprenant la justice que comme un talion, il oppose la femme à l’amant, l’entretenue à l’entreteneur. L’homme — pour parler comme parlerait Dumas — {p. 295}souille, use et fait crever la femme, et la femme le lui rend. Elle souille, use et fait crever l’homme. Vampire à vampire, goule à goule ! Et c’est bien ! dit-il radieusement. C’est un rendu pour un prêté. Et là-dessus le fameux moraliste tire l’échelle, comme le bourreau après pendaison. Il ne pouvait pas ne point la tirer, quoiqu’il ne puisse pendre personne. Pourquoi condamnerait-il Manon ? En sa qualité de tête dramatique, Dumas ne voit que les faits. Il n’est impressionné que par l’action. Mais les motifs de l’action, les voit-il ?… Quels sont-ils pour lui ?… Oui ou non, sont-ils de la fatalité d’organisation ou de circonstance ?… Et si ce n’est pas de la fatalité, c’est nécessairement de la liberté, de la liberté dont l’homme et la femme abusent aussi horriblement l’un que l’autre et l’un envers l’autre. Et si c’est cela, le péché, le vice, le crime, commencent ici, et il n’y a plus à chanter la chanson vengeresse et perverse de cet excellent Dumas, cette chanson de sauvage bondissant autour de son ennemi : « Va, ma fille ! continue, fais ton œuvre, paye-toi des muscles de cet homme, de sa fortune, de sa raison, de son sang, de son honneur, de son âme. Poursuis ton œuvre ! fais-nous du fumier ! » Mais il y a à dire nettement et sans broncher : « Tu es une coquine à prendre au chignon, comme les exempts du roman t’y prennent pour te jeter à la charrette ! car il ne faut pas que les femmes qui liront ta vie deviennent, en la lisant, des coquines comme toi ! » Il y a enfin à condamner et à {p. 296}flétrir cette sale histoire qui révoltait le génial bon sens de Napoléon ! Et il y a aussi à flétrir la société du xviiie siècle, dont cette histoire est sortie comme un de ces animalcules, dit Dumas, qui sont la pourriture de la vie ! Seulement, les livres ne se font pas tout seuls. Ils ne sont point de la génération spontanée. Il y a un esprit et une volonté qui les conçoivent et qui les écrivent. Il y a un auteur responsable, qu’il faut toujours juger dans la liberté, coupable ou innocente, de sa puissance !

Et c’est ce qu’Alexandre Dumas n’a pas fait et ne pouvait faire. On se ressemble de plus loin. Il ne fait identiquement dans sa préface que ce que l’abbé Prévost fait dans son roman. C’est le même procédé. Il constate : « Constater une chose, — dit-il pour excuser l’immoralité du livre de Prévost, — n’est pas la glorifier », et, content de cette distinction presque naïve, il ajoute, comme s’il était médecin, et il se croit toujours un peu médecin, Dumas : « Le médecin constate la phtisie et il n’en fait pas moins tout ce qu’il faut pour la guérir. » Il est vrai qu’il ne la guérit pas. Il ne la guérit pas plus que la nosographie de la bassesse et du vice de Manon Lescaut et de Desgrieux ne guérit de leur vice et de leur bassesse toutes les Manons et tous les Desgrieux de la terre. Pardieu ! je sais bien, et qui ne le sait ? qu’on n’est pas un guérisseur parce qu’on est un descriptif. Et, d’ailleurs, il ne s’agit ici ni de guérison ni de description : il s’agit {p. 297}uniquement et exclusivement de critique, — et d’une critique qui, pour être complète, pour mériter ce nom de critique, doit être tout à la fois esthétique et morale, parce que toute œuvre de littérature ou d’art s’adresse nécessairement, et du même coup, à l’intelligence et au cœur. Alexandre Dumas, qui a pour l’abbé Prévost le respect qu’on a pour son père, croit l’innocenter en le disant candide. Mais le vieux diable d’abbé, qui s’est fait à lui-même deux préfaces, et qui se sent un peu gêné dans sa soutane quand elle s’accroche par trop au jupon de Manon Lescaut, se débat et n’entend pas être si candide que le prétend son panégyriste, et n’en est pas moins lié par lui, pour notre édification éternelle, à ce pilori de candeur. L’abbé Prévost a été candidement tout ce qu’il pouvait et devait être, dit Dumas. Il a été un poète candide et un candide historien. Eh bien, pour historien, c’est faux ! Il n’a pas été historien du tout. Il faut en rabattre ! Il n’a été qu’un chroniqueur. Un chroniqueur adéquat à sa chronique, attelé à sa chronique, plat comme sa chronique ; exact, mais bête comme un photographe par avance. Or, un historien n’est pas un chroniqueur. Un historien ne s’oublie pas, ne s’efface pas, ne s’abolit pas, ne disparaît pas dans les faits de son histoire, comme le fameux habit du chevalier de Gramont dans les sables mouvants. L’historien intervient toujours dans son histoire. Il y intervient de sa pensée, de sa réflexion, de sa personne tout entière. Tacite intervient {p. 298}dans Tibère. Quant au poète, c’est-à-dire au romancier, il est temps de montrer, par-dessus la tête de Dumas qui l’admire, ce qu’il est, dans Manon Lescaut.

IV §

Il n’y est pas plus que l’historien. Poète veut dire inventeur, et, selon Dumas, l’abbé Prévost n’a pas inventé son roman. Il resterait donc ici le poète du détail, du récit, de la mise en scène et du style, qui sont bien aussi de la poésie ; mais ce poète-là n’y est pas davantage. L’abbé Prévost, à qui on a donné du génie à jour fixe, l’abbé Prévost, qui ne valait peut-être pas l’abbé Cottin, a continué d’être, dans son roman de Manon Lescaut, l’infatigable distillateur d’eau claire qu’il a été dans les cinquante volumes qui ont ruisselé de sa plume et inondé le xviiie siècle ; et même la boue de Manon n’y a rien changé, et, c’est là le seul phénomène de ce livre, elle ne l’a teinté d’aucune couleur. Elle coule toujours, sans aucun reflet, venant de sa surface ou de son fond, cette eau insipide ! cette potée d’eau morte et incolore qui est le style de l’abbé Prévost ! Il a beau nous raconter la vie de cette fille, qu’il nous dit si jolie et si voluptueuse, il ne rose ni ne rougit son récit de la fraîcheur de sa jeunesse ou de l’émotion de son plaisir. Il y a des peintres qui plongent leur pinceau dans tous les tons de la palette, {p. 299}d’autres dans une seule couleur : dans le bistre, dans le vermillon, dans l’encre de Chine, dans la céruse. L’abbé Prévost trempe le sien dans l’eau. C’est un pot à eau qui est sa palette. Le portrait qu’il fait de Manon ne se voit pas. C’est un portrait abstrait, composé avec des couleurs comme celles-ci : « Ses charmes dépassaient tout ce qu’on pouvait décrire », ce qui est commode pour s’en dispenser ! « Elle avait un air si fin, si engageant ! » Mais montrez-le donc, cet air-là ! « L’air de l’amour même ! un enchantement ! » L’enchantement n’est qu’un effet dans l’âme, et je voudrais voir la cause de cet effet, c’est-à-dire la personne qui le produit. Elle n’est point ici ; cherchez-la ! Certes ! je n’ignorais pas que la couleur plastiquement littéraire était à peu près inconnue au xviiie siècle. Je sais comme est écrit Gil Blas et même Candide ; mais j’avoue que je n’ai jamais rien vu de pareil au verre d’eau claire du style de Manon Lescaut, qui n’a jamais été chauffé, même au bain-marie, par la passion de son auteur. Toutes les infamies qu’il raconte de cette fille, qui fait de son amant une dupe, puis un fripon, et, plus qu’aimable dans l’infidélité, lui procure et lui envoie gratis une autre maîtresse pour qu’il ne soit pas trop de loisir pendant qu’elle lui est infidèle, ne tiédissent pas une minute ce style qui bouillonnerait d’indignation et de colère sous la plume d’un autre écrivain ! Le récit de Manon Lescaut n’a pas l’air de se comprendre… Il va toujours son amble tranquille, {p. 300}chargé de choses dégoûtantes, comme le mulet chargé de reliques, et ce malheureux récit, qui ne se doute de rien, s’en revient toujours de Pontoise… Est-ce cela que Dumas appelle de la candeur ?… Je ne crois pas qu’il ait existé fibre moins artiste que dans l’abbé Prévost, ce gros mollasse, à la bouche de douairière, au menton canonical, aux yeux de myope et à la crapaudine, du portrait qui orne le volume et qui doit être ressemblant… Il est bien du xviiie siècle. Malgré son eau claire, il en a la rhétoricaille. Elle nage çà et là dans son eau. « Ô dieux ! ô dieux ! » au lieu de Dieu, dit-il mythologiquement, ce prêtre. Il dit aussi, pour sortir de Saint-Lazare : « Rompre mes fers. » — « Elle m’assura — fait-il dire à Desgrieux encore — que son cœur était à moi et qu’il ne recevrait jamais d’autres traits que les miens… » Voilà les siens, à l’abbé Prévost ! Pour ce qui est de la composition de son roman, — de ce roman qu’il n’a point inventé, selon Dumas, — il en a du moins inventé les invraisemblances. Mais on est si heureux de se régaler de l’amour indécent de cette fille et de son… mettez le mot, si vous l’osez ! qu’on passe par-dessus les détails les plus incroyables et toutes les impossibilités.

J’en voudrais pourtant indiquer quelques-unes… Ainsi, ce chef-d’œuvre de roman n’existerait pas sans des parents qui envoient leur fille au couvent, au lieu de l’y conduire eux-mêmes. Cette fille de dix-sept ans, qu’il faudrait surveiller, car elle a des accrocs déjà à {p. 301}son tour de gorge, et qu’on envoie au couvent pour lui dompter le tempérament, s’en va par les coches, avec un domestique, parle avec le premier venu dans les cours d’auberge, et soupe avec ce premier venu, le même soir ! C’est comme ça, dit Dumas. Le vieux domestique qui l’accompagne murmure bien un peu, — et moi aussi, et vous ?… Murmures qu’il n’a, du reste, qu’à ravaler, le brave homme ! C’est elle-même, cette fleur de dix-sept ans et du mal, dirait Baudelaire, qui, dans cette auberge pleine, descend le matin, tire les verrous et se jette à Desgrieux qui l’enlève ! Ici, le coup de foudre du cœur se confond avec le coup de foudre de la chaise de poste ! car la chaise de poste arrive aussi vite que l’amour… Voilà d’où sort toute Manon Lescaut ! Et dans la suite ces belles choses continuent. Un jour, Desgrieux, désespéré des infidélités de sa maîtresse, qui va si ingénument de son amant qui plaît à ses amants qui paient, se réfugie au séminaire de Saint-Sulpice ; mais elle l’y vient chercher et l’en fait sortir, sans que personne, dans ce séminaire ouvert à tous les vents et à toutes les dames, lui dise seulement : Où allez-vous ? Un autre jour, quand il faut sortir de Saint-Lazare, Desgrieux, qui appelle rompre ses fers casser la tête d’un portier d’un coup de pistolet, trouve un supérieur d’une bénignité si charmante que ni dans le moment, ni plus tard dans le cours du roman, car Desgrieux continue de cultiver cet aimable supérieur, il ne lui parle de cette {p. 302}bagatelle d’une cervelle de portier brûlée sous ses yeux ! Il y a encore un autre coup de pistolet, dans Manon Lescaut : c’est celui qui tue le frère de Manon ; mais je veux mourir si on sait pourquoi. Jamais les faiseurs de ce temps-ci, les forçats à la ligne du feuilleton, qui rompent leur ban en sautant par-dessus tous les murs de la vraisemblance, ne s’étalent mieux par terre, dans le mélodrame impossible, que ce sauteur d’abbé Prévost ! Quand Desgrieux tire sa maîtresse de l’hôpital, il la déguise et lui donne sa propre culotte, et il s’en passe, lui ! Il s’en passe sans inconvénient. Il sort hardiment sans culotte. Il va jusqu’à Chaillot sans culotte, — on ne dit pas si c’était en hiver, — et il s’établit dans une auberge avec sa Manon, sans que personne lui fasse la moindre observation sur son absence de culotte. C’est ainsi que dans ce chef-d’œuvre de sincérité, disent les grands critiques Sainte-Beuve, Gustave Planche et Dumas, le grotesque, l’incroyable et le ridicule, s’ajoutent agréablement au crapuleux !

V §

Et j’ai cité pour être cru. J’ai opposé au prétendu chef-d’œuvre la réalité de cette pauvre œuvre, qui a volé la gloire, cette monnaie de la poche des sots. Elle peut la garder, et elle la gardera, soyez-en sûrs ! Elle {p. 303}ne sera point condamnée à la rendre. Il n’y a pas que prescription ; il y a mieux. Les volés croient l’avoir donnée. Jamais, selon moi, mystification ne fut plus grande et plus obstinée que cette gloire faite à Manon Lescaut, dans un pays où nous avons des romans de la force de ceux de Balzac ! Balzac aussi a peint des filles. Il faut bien les peindre, puisqu’elles sont partout, puisqu’elles envahissent tout, puisqu’elles grimpent à tous les étages de la société moderne, dans cette crue montante des mauvaises mœurs ! Mais il les a peintes à la flamme de son génie, et cette flamme brûle tout et purifie tout. Ses courtisanes, à lui, sont idéalisées et punies. Même l’avilissement dont il les frappe, il l’idéalise, et cet avilissement n’en est que plus terrible… Tenez ! comparez-les ! comparez Esther, Josepha, madame Marneffe, et toutes les grandes coquines de Balzac, à cette misérable Manon Lescaut, qui n’est qu’une copie, dit Dumas, quand elle devrait être une création, et ne parlons plus jamais de cette coquinette !…

Le Sage §

Gil Blas ; Le Diable boiteux.

I §

{p. 305}Ces deux ouvrages, qui ont vécu et qui vivent encore dans l’imagination des hommes, cette nouvelle édition (qui sait ?) va peut-être les tuer… Alphonse Lemerre n’a rien négligé pourtant pour éterniser la popularité de ces deux romans d’une popularité vieillie. Le texte en est très soigné. De très belles eaux-fortes de Pille, plus pittoresques et plus espagnoles que le livre même, l’ornent et font mieux que de l’interpréter : elles lui donnent plus de caractère qu’il n’en a.

{p. 306}L’éditeur de Le Sage32 a trouvé là une réputation bien établie, un écrivain réputé pour un des premiers dans l’ordre du roman ; une de ces célébrités faites par le siècle qu’elle amusa et acceptées sans bénéfice d’inventaire par le nôtre, qu’elle n’amuse plus ; un homme enfin qui passe toujours presque pour une des gloires de la Littérature française. Il a pris Le Sage sur le pied où le xviiie siècle, le préjugé et la tradition littéraire, l’ont mis. Il a dit au public : « Puisque vous le trouvez un grand romancier, le voilà ! Régalez-vous des beautés de l’oiseau ! Les critiques le jugeront, et c’est une occasion que je leur offre de dire un dernier mot, s’ils en ont un à dire, sur cet homme grandement classé et déjà classique. Pour ma part, je ne fais que mon simple métier d’éditeur en éditant Le Sage et en donnant à la Critique une belle occasion de faire le sien. »

Et elle le fera ; et ce sera probablement inutile qu’elle le fasse ; mais, n’importe ! il sera fait… La Critique sait trop bien la force des choses acquises et acceptées par l’opinion pour croire les arracher, en deux temps, à l’opinion, et les reprendre. Ce qui est acquis demeure acquis, en France surtout, en ce pays frivole et routinier, — et routinier justement parce qu’il est frivole, parce que revenir sur un jugement, c’est réfléchir, et qu’on ne revient pas quand on a si {p. 307}lestement et si étourdiment passé. Dans un pays où le Mot est tout, les clichés sont indestructibles. Le Sage a le sien. En France, il n’y a guères qu’en politique et en religion que la tradition est méprisée. Mais, quand elle serait une erreur, elle est très puissante et très honorée en littérature, et elle y devient très vite un petit ciment presque romain de solidité… À l’heure qu’il est, où nous sommes respectueux pour si peu de choses et de gens, il n’est peut-être pas un lettré en France qui, en parlant de Le Sage, n’ôte respectueusement son chapeau : « Ah ! Le Sage, — dit-il, — l’illustre, l’immortel auteur de Gil Blas ! » Confirmée, assurée par toutes les rhétoriques, par tous les Le Batteux battant aux champs, la gloire de Le Sage est une des mieux et des plus placidement assises des faciles gloires du xviiie siècle. Ce sage conteur, qui s’appelle providentiellement Le Sage, ne ressemble guères, par exemple, à cet autre conteur à tous crins qui, dans ses romans et dans ses contes, est toujours le philosophe Diderot, ce diable au corps de Diderot ! Il n’a, lui, ni ces idées, ni ce mouvement, ni cette flamme ! C’est un conteur plus tranquille, plus désintéressé des passions du temps, plus bourgeois et plus honnête, mais d’une très petite honnêteté. Moraliste tout rond, dont on ignore les principes et que les rhétoriques, plaisantes cautions de son génie, appellent un grand moraliste et un grand écrivain, et ne craignent pas de mettre entre La Bruyère et {p. 308}Beaumarchais, il ne doit rien pourtant aux violentes passions de son époque, si bonne pour lui. On dirait qu’il a vécu en dehors d’elles. Même les opinions de cette époque, sans monter plus haut, les partageait-il ?… À si peu de distance de lui, nous ne le savons pas.

Ses romans furent probablement l’unique préoccupation de sa vie. Ses romans, qui sont moins pour l’esprit des amusements que des amusettes, semblent, dit le subtil et pénétrant Joubert, avoir été « composés au café, par un joueur de dominos, entre deux parties ». Seulement, Joubert ne l’aurait pas prévu, cet heureux joueur de dominos s’est établi dans la renommée mieux qu’on ne s’établit au café, où l’on s’attable, mais où l’on ne reste pas, et il est resté à la même place dans une renommée tout de suite faite, et conservée par les générations qui ont suivi et qui se transmettent héréditairement les admirations enseignées et les réputations apprises… Et tout le monde est, plus ou moins, victime de cela ! Un critique très fin, Anatole France, qui a écrit une notice sur Le Sage pour le compte de Lemerre, est entré lui-même dans le flot qui coule, ou plutôt qui stagne, de cette éducation littéraire ; il n’a pas voulu le remonter, et il a souscrit à la gloire de Le Sage tout en racontant sa vie : jusqu’aux coups d’épée que cet innocent a fait donner ; car, chose étonnante ! on s’est battu pour Le Sage comme pour une honnête femme ou une coquine. Pour qui donc ne se bat-on pas ?… Un jour, {p. 309}deux marquis se flanquèrent en son honneur un coup d’épée. Anatole France ornemente avec coquetterie, de cette anecdote, sa notice. Ainsi, le croirez-vous, races futures ? comme disait Malherbe, on se sera battu, au xviiie siècle, pour la plume de Le Sage, comme pour les violons de Gluck ou de Piccini, auxquels cette plume, sans éclat et sans vibration, ressemble si peu ! Assurément, France est trop un homme d’après Balzac pour ne pas savoir ce que la plume de Le Sage vaut, pour ne pas trouver absolument dénuées de passion, de couleur et d’observation profonde, les aventures de Gil Blas ou du Diable boiteux, ces lanternes magiques sans magie ! Mais il s’est gardé de le dire. « Les gens d’esprit font les livres qu’ils lisent », a dit Montesquieu. Malheureusement, les imbéciles aussi. Et Anatole France s’est rangé (discrètement, j’en conviens,) à l’opinion du plus grand nombre, qui n’est jamais les hommes d’esprit, sur les mérites de Le Sage, lesquels n’ont — que je sache — jamais été l’objet de la moindre contestation…

Alors même que la Littérature, jalouse de la Politique, a voulu, Mort-Dieu ! faire, comme elle, sa révolution, en cette époque romantique de 1830, on ne toucha pas au classique Le Sage… On touchait à tout, cependant, avec une charmante insolence. En ce temps-là, les réputations les plus majestueuses ont été remises brutalement au crible, mais on ne secoua même pas celle de Le Sage… On ne fit pas contre lui {p. 310}ce qu’on osa faire contre Racine, — et il demeura incontesté et tranquille à sa place dans la littérature française, comme sur son socle dans la galerie du Théâtre-Français. Il est vrai qu’il n’avait point cette supériorité dont on eût pu faire, en ce temps-là, jaillir une théorie ; et c’est ainsi que sa gloire profita jusque des facultés qu’il n’avait pas. Jeu curieux de la destinée ! Ceux-là — les artistes fiers — qui travaillent pour la gloire ne l’ont presque jamais, du moins immédiatement. Il faut qu’ils attendent ! Le Sage, qui, toute sa vie, ne travailla que pour l’argent, n’eut pas l’argent, mais il eut la gloire. Il ne fut pas payé de la monnaie qu’il avait visée et que peut-être il estimait le plus. Il eut davantage. Mais connaissez-vous un bénéfice plus impertinent que celui-là ?…

II §

Il était né riche, à ce qu’il paraît, mais, dit la notice, il devint pauvre de bonne heure. Un tuteur infidèle lui mangea tout son bien, et il fut obligé de travailler pour vivre. Bonne occasion pour développer des facultés énergiques, quand on en a, et il en avait ; il était breton. Mais preuve aussi que ce ne fut point la Vocation, ce Destin du génie, qui le poussa, de ses mains inspiratrices, dans la littérature. Il avait été bien élevé. Il était ce qu’on appelait, en ce temps, un {p. 311}bon humaniste. De Vannes, où il avait fait ses études, il vint à Paris, et quoique Anatole France ait de la fatuité pour lui et prétende que sa jeunesse et sa figure y plurent à quelques femmes, qu’il ne compromet pas, du reste, en les nommant, Le Sage prosaïsa bientôt sa vie dans le mariage et s’empêtra d’une femme qu’il épousa par amour. Il avait vingt-sept ans. Avocat, sans causes, au Parlement, et père de quatre enfants, eu proie à ces tortionnantes délices paternelles qu’on savoure quand on n’a pas le sou, doué d’une intelligence plus apte à s’assimiler qu’à produire, il suivit le conseil de son protecteur, l’abbé de Lyonne, d’étudier la langue espagnole pour traduire des livres espagnols, et il se trempa dans l’Espagne des livres, au lieu de se tremper dans l’Espagne de la réalité.

C’est cette connaissance de l’Espagne par les livres, laquelle ne peut donner que des reflets, qui, dans les siens, nous donna une Espagne énervée et à réverbérations indécises, et non pas cette énergique Espagne, fragment resté d’un Moyen Âge sublime, partout — excepté là — effacé ! Le pauvre Le Sage ne se douta jamais de cette magnifique Espagne-là. Elle eût effrayé et déconcerté sa nature tempérée, à ce français du xviiie siècle ! Aussi, dans Le Diable boiteux, publié avant Gil Blas, et dont l’idée et les premiers chapitres appartiennent à Luis Velez de Guevara, Le Sage peignit-il (si cela peut s’appeler peindre ?) une espèce {p. 312}d’Espagne à la française et à teintes adoucies. La couleur locale, de nécessité dans le roman comme dans la vie elle-même, n’était pas encore inventée. Elle aurait été une blessure pour la délicatesse du goût français. Elle aurait fait saigner cette ophtalmie… De peur de l’exposer à cela, Le Sage imita ces traducteurs (il en était un) qui francisaient, comme ils disaient, l’œuvre par trop étrangère, pour la faire mieux comprendre dans leur pays. Voilà — nous verrons les autres tout à l’heure ! — une des explications des succès de Le Sage. Il nous avait mis une visière verte pour regarder l’Espagne ensoleillée, qui nous aurait aveuglés de son âpre beauté. Il n’avait pas révolté le goût de sa nature par le spectacle d’une Espagne vraie, abrupte, profonde, et d’un éclat presque cruel. Il avait versé de l’eau dans ce vin de feu… Il avait glissé sur les mœurs de ce peuple si fièrement sérieux et si sombrement grave, avec la petite rose de la gaîté française à la bouche. Il avait cherché la comédie dans le pays qui y prête le moins, dans le pays le plus grandiose, quand il n’est pas le plus tragique ! et il avait promené partout une ironie légère, native de France, et cette observation superficielle qu’il est facile à tout le monde de reconnaître, et qui n’est pas une découverte parce qu’elle s’arrête toujours misérablement à la peau !

Telles les qualités françaises et incorrigiblement françaises qui, dans le grand art du roman qu’il {p. 313}abordait, sont des défauts immenses, et qui firent immédiatement réussir Le Sage. Aux ignorants des choses espagnoles, à ceux-là qui n’avaient pas étudié les mœurs de l’Espagne chez elle, Le Diable boiteux et Gil Blas apportèrent la sensation d’une société nouvelle, et le terrible piment espagnol qui aurait emporté la bouche et qui pouvait se mêler à cette sensation, Le Sage eut la prudence de s’en abstenir. Il n’y avait là que de l’à-peu-près historique, mais cela suffit aux imaginations débiles, des mœurs à fleur d’épiderme, mais sur lesquelles on n’était pas blasé. Seulement, ce ne fut pas uniquement cette nouveauté d’impression offerte à l’esprit français avec toutes les précautions exigées pour ne pas effaroucher cet esprit qui veut se retrouver partout, ce n’est point uniquement cette sensation qui fit le succès instantané du Diable boiteux, et, plus tard, le succès du Gil Blas, plus grand encore… Ce fut aussi, — et ne vous y trompez pas ! — ce fut surtout le genre même du roman auquel on donnait pour théâtre l’Espagne, de ce roman qui s’appelle le roman « d’aventures », et auquel on pourrait donner pour théâtre tous les pays, parce que son infériorité est au niveau de l’esprit de tous les pays !… Quand on est très grand, on échappe, par sa grandeur même. Il faut que les imaginations s’apprivoisent à votre grandeur. Mais, quand on est petit, on est à la portée de ceux qui ne sont pas plus grands que vous, et qui, en vous trouvant, se retrouvent… C’est {p. 314}l’histoire du petit Le Sage… Au fond, il n’était qu’un artiste médiocre, de piètre conception et de plus piètre exécution encore. Il ne jeta sur rien des regards profonds. Sa langue est la langue correcte et limpide du siècle de Louis XIV, mais descendue de trente-six crans ! Calme et pure, nulle part cette langue ne s’élève ni ne bouillonne. Ce n’est guères que la langue de l’abbé Prévost, le verre d’eau claire qui ne se change point en vin et pour lequel il n’y a pas de noces de Cana. Pour Le Sage, trop compté, par l’opinion badaude, parmi les grands romanciers, il ne s’agit, dans le roman, ni du développement dramatique des passions, ni de l’originalité des caractères, ni, à force d’observation, de l’invention dans la réalité humaine, ni de l’expression idéale des sentiments, ni de la beauté littéraire du langage. Que reste-t-il donc ? Il reste l’aventure, — les petits événements qui se succèdent, s’entrelacent, et qui tiennent la curiosité en haleine.

Il s’agit pour Le Sage d’intéresser cette curiosité vulgaire, et il est lui-même d’un esprit assez vulgaire pour l’intéresser… Cette vulgarité foncière de l’esprit, on ne s’imagine pas comme c’est un bonheur, pour le succès, que de l’avoir, mais quand elle est mêlée avec quelques souples facultés d’emploi. Si puissante qu’elle soit, la vulgarité toute seule ne réussirait pas tout à fait. C’est cette vulgarité qui a fait la réussite de ceux-là qui ont, dans le roman, le plus {p. 315}monstrueusement réussi : l’abbé Prévost, par exemple, au siècle dernier, et, de nos jours, Alexandre Dumas et Dickens, — Dickens, pour le succès, l’Alexandre Dumas de l’Angleterre. Le Sage mérite d’être placé parmi ces monstrueux du succès. Il est un des premiers parmi ces amuseurs : car je ne consentirai jamais à les nommer des romanciers, ceux qui précipitent l’art jusqu’aux foules, et le dégradent en le faisant populaire. Anatole France, qui est peut-être, plus qu’il ne croit, un démocrate littéraire de ce temps maudit, nous parle avec plaisir de l’effet que produisit Le Diable boiteux sur « le petit laquais de Boileau ». Cela charme France ! Boileau, qu’il appelle « un vieux critique » qui ne comprenait rien aux talents de la belle jeunesse, jeta le livre par la fenêtre et menaça son valet de le mettre à la porte. Je suis assez de l’avis de cette vieille bête (pour France) de Boileau. Je ne reproche point à Henri Monnier d’avoir fait Le Roman chez la portière, le meilleur coup que la Critique ait jamais porté à Alexandre Dumas, étant, moi, de ceux-là qui se défient des génies capables d’enthousiasmer les laquais !

Gil Blas en est un, d’ailleurs, un laquais ! Fripon en plus, proxénète, et, qu’on me passe ce vilain mot moderne si applicable au monde moderne ! une canaille parfaite du plus abject accomplissement, et la société dans laquelle il fait ses pirouettes d’aventurier, en passant par tous les métiers, est aussi abjecte que lui ! {p. 316}Le Sage a déshonoré la noble Espagne, sous prétexte de peindre la vile nature humaine. Mais quand on peint ce tas d’ordures, ce ne doit pas être avec le sourire d’une ironie sceptique qui ressemble à de l’indulgence ; ce n’est pas à l’huile qu’on doit peindre : c’est au vitriol ! Encore là, du reste, une des causes du succès de Le Sage, que l’abjection de ses sujets et de ses héros. En cela, il est l’égal de l’abbé Prévost, son rival d’abjection et de gloire. Au degré de corruption et d’abaissement où était, au xviiie siècle, tombée la société française, on ne pouvait plus amuser cette société basse que par des peintures aussi basses qu’elle…

III §

Misérable occupation, pour gagner sa vie, d’un homme médiocre qui n’a pas relevé par le talent ce qu’il a fait ! Le Sage fut l’amuseur de son siècle, mais rien de plus. Lui qui ne fut jamais capable de créer un type (il n’y en a pas un seul dans ses ouvrages : Sangrado et Turcaret ne sont que des noms heureux), Le Sage a créé, sans le vouloir, quelque chose de plus mince et de plus odieux que ses œuvres. Il a créé cette chose moderne, le roman d’aventures, — qui va des Trois Mousquetaires à Rocambole ; — cette chose qui n’est pas littéraire, qui file, {p. 317}s’interrompt et refile, au bas des journaux, sans autre raison que de toucher, comme un postillon, ses quelque sous à chaque relais. Le Sage a été le M. Jourdain inconscient de toutes ces proses, qu’il a faites sans le savoir. On pond toujours plus bas que soi. Le Sage a pondu le roman feuilleton. C’est pis, cela, que Gil Blas et Le Diable boiteux ! On ne se doute pas des bâtards qu’on va mettre au monde pendant qu’on les fait… Le Sage ne se doutait pas qu’il sortirait de lui quelque chose comme Ponson du Terrail, qui est aux excréments actuels du feuilleton ce que lui-même, Le Sage, pouvait être à Ponson du Terrail… Or, ce genre qu’il a créé — le roman de feuilleton et d’aventures — est devenu la tyrannie et l’oppression de ceux-là même qui le méprisent le plus. Le feuilleton, dans nos mœurs littéraires, est le vestibule forcé du livre. On n’arrive au public et au livre que par le feuilleton. Un homme, un inconnu, devra publier quelque chef-d’œuvre d’ordonnance, d’unité, de concentration, d’analyse, qu’il faudra, pour qu’il parvienne au libraire et au public, qu’il passe par cette filière et ce laminoir du feuilleton. Balzac, ce colossal, a été obligé de se courber sous cette fourche caudine, et le feuilleton a quelquefois eu l’insolence de ne pas trouver amusants (c’est le mot dont on se sert) les chefs-d’œuvre que Balzac, l’Antonio de ce nouveau Shylock, donnait à couper dans la chair vive de son génie. Le feuilleton, c’est le fait-Paris qui vient souffleter l’idée, le sentiment, {p. 318}l’observation, au nom de l’amusement des imbéciles qui ne comprennent ni l’observation, ni le sentiment, ni l’idée, et qui ne se passionnent puérilement que pour l’inattendu des circonstances et le hasard bête des événements.

C’est, en effet, évidemment pour eux que Le Sage a écrit. Ils lui trouvèrent du talent, un talent charmant. Quel honneur ! Mais ils ne firent pas sa fortune. Il aurait certainement été plus heureux avec les imbéciles d’aujourd’hui… Ils lui eussent payé cher ses lignes… S’il avait vécu dans cette glorieuse et adorable époque, il aurait peut-être gagné autant d’argent qu’Alexandre Dumas, le Roi du Feuilleton, à liste civile, — par parenthèse, le seul descendant de l’auteur de Gil Blas qui ait, je crois, dit un jour du mal de son père, pour faire croire probablement qu’il n’en était pas le fils… « Il faut égorger ceux qu’on pille », disait Rivarol. L’imitation dans un genre de littérature est le vol honnête des besoigneux de l’esprit, qui cachent, sous le mépris qu’ils affectent pour ceux qu’ils imitent, les mains qu’ils mettent dans leurs poches. Paul Féval, la grande victime du roman feuilleton, lequel a cent fois plus d’esprit et de fécondité que Le Sage, a du moins plus de franchise qu’Alexandre Dumas. Il se reconnaît très bien de la dynastie de l’auteur de Gil Blas, et il a même écrit un livre bravement intitulé : Madame Gil Blas… Le Sage, il est vrai, à moins que la perspective de l’argent du xixe siècle ne l’eût {p. 319}stimulé, n’aurait jamais eu la verve de Féval ni la plume incomparablement multiple du gigantesque Dumas, ce Briarée du roman, dont les cent mains n’étaient pas toutes dans ses manches…

Mais il aurait vécu. De nos jours, Le Sage ne serait pas mort chétivement à Boulogne-sur-Mer, chez le chanoine, son fils, gueux comme un rat d’église qui quitte le désert de son église, où il meurt de faim, pour la desserte d’un chanoine ! Malheureusement, il ne faisait pas gras chez celui-là, et c’est là qu’il mourut à plus de quatre-vingts ans, indifférent aux politesses de son siècle, n’entendant plus le bruit de sa renommée. Il était devenu sourd comme un pot…

IV §

Son théâtre, car il avait commencé sa vie littéraire par le théâtre, avait fait, comme, depuis, ses romans, sa réputation. Mais ni Turcaret, qu’on prit longtemps pour un chef-d’œuvre, ni Crispin rival de son maître, ne tirent plus rouler carrosse au pauvre Le Sage que le Gil Blas et Le Diable boiteux. Turcaret, dont il ne reste plus que le nom, qui, à lui seul, vaut toute la pièce, a été claqué presque aussi haut que Le Barbier de Séville et Le Mariage de Figaro. Mais quelle différence entre Le Sage et Beaumarchais ! Leurs pièces, à {p. 320}tous les deux, représentent des sociétés finies ; mais Beaumarchais a donné l’immortalité de l’esprit à sa peinture.

Turcaret, aussi mort que les traitants du xviiie siècle, n’a pas été conservé, lui, par l’esprit de Le Sage, comme le poisson dans sa glace. Rien, en effet, de plus glacé que cette comédie momifiée. La passion dans l’esprit n’était pas le fait de Le Sage. Quant au Crispin rival de son maître, un laquais encore, inventé par cet homme qui aime les laquais et qui est cher aux laquais ! c’est le dernier Crispin du théâtre et du monde ; car, dans le monde, s’il y a encore des laquais, il n’y a plus de Crispins rivaux de leurs maîtres, mais des maîtres rivaux de leurs laquais !! Comme, après Gil Blas et Le Diable boiteux qui ne mirent pas le rond du moindre besant dans l’écusson de la gloire de Le Sage, qui ne fut que de gueules, il crut avoir pris un ton trop élevé et le baissa dans d’autres romans de pacotille : Le Bachelier de Salamanque, Estevanille Gonzalès, La Valise trouvée, de même, du Théâtre-Français et de Turcaret et de Crispin rival de son maître, il descendit et s’aplatit jusqu’au Théâtre de la Foire. C’était, pour son talent, s’en aller en eau de boudin. Mais l’autre (celui qu’on mange) lui manqua toujours…

Triste chose, n’est-ce pas ? dont ne le vengea pas sa gloire : il continua de porter, toute sa vie, des manuscrits…

{p. 321}
Chez ses voisins les libraires.
Je crois, dit-il, qu’ils sont bons,
Mais les moindres ducatons
Feraient bien mieux mes affaires !

Ce vieux coq du roman d’aventures pensait comme le coq de la fable. La gloire était une perle trop fine pour son bec… On voit maintenant un peu mieux sur quoi cette gloire était fondée. On sait ce qu’elle pèse et quel est son aloi, et si cette gloire qu’il attrapa, au lieu de monnaie, ne l’a pas deux fois attrapé !

Marie Desylles §

Lettres de Réa Delcroix.

I §

{p. 323}Voici un livre mystérieux, douloureux et charmant, dont on peut se demander s’il est plus que de la littérature, et si ce ne serait pas de la vie, — de la vie réelle, qui aurait palpité et brûlé là-dedans… Est-ce un roman ou une histoire ?… On ne sait quel mystère l’enveloppe, que le succès peut-être un jour déchirera. Je viens d’écrire son titre. Il paraît que ce nom de Marie Desylles, dont il est étoilé, ne serait pas la véritable étoile. Ces Lettres d’une Réa Delcroix33 inconnue, signées d’une Marie Desylles inconnue : pseudonyme sous pseudonyme, masque sur masque, sont-elles {p. 324}vraiment des lettres d’amour ? — de ces lettres qu’on ne publie jamais, qui restent au fond des tiroirs et des cassettes inviolables, à moins que quelque main indiscrète ne les arrache au cercueil qui devrait toujours les emporter… Les Lettres de mademoiselle de l’Espinasse, morte en 1776, qui étaient des lettres d’amour, écrites à un homme qu’elle avait ardemment et cruellement aimé, n’ont été publiées qu’en 1809. On mit du temps à être indiscret. Mais les lettres de Réa Delcroix auront moins attendu. Elles ont trouvé des mains impatientes. Si l’amour qui les a dictées a vécu, il était vivant hier encore. Comment donc a-t-on osé sitôt les publier ? Comment n’a-t-on pas craint d’étaler sous la vitrine d’un libraire ce cœur, tiède de ses derniers battements, comme, nous autres hommes, nous y étalons nos cerveaux ? Et cependant il n’y a pas à discuter. Le livre est là… Ces lettres de tant d’âme ont été envoyées à l’impression comme de la copie littéraire, et le cœur a beau me saigner de faire de la critique sur un pareil livre, de disséquer une vivante d’hier, — si ce n’est même pas une vivante d’aujourd’hui, — je suis bien obligé de vous en parler.

Mais si c’était de la copie ?… Si ces lettres d’amour n’étaient qu’un roman, un roman d’un effet calculé dans le mystère dont on l’entoure et qui ne serait qu’une ruse de plus pour percer dans la publicité ?… Par ce temps d’imbécile clarté qui tombe sur tout avec indifférence, on se cache quelquefois pour mieux se {p. 325}montrer… Le voile impatiente, et, pour l’écarter, tente la main. Que ce soit donc un vrai nom que ce nom de Marie Desylles, ou que ce soit un pseudonyme, plus pudique que celui de George Sand qui ne l’était pas, si les lettres de Réa Delcroix sont un roman de femme, je suis plus à l’aise pour les juger. Elles tombent sous ma coupe littéraire. Je n’opère plus sur le cœur d’une personne qui aima, et le mien reste en paix, puisqu’il ne s’agit plus que d’un livre, et d’un de ces livres qui sont, chez les femmes, toujours plus ou moins inspirés par une vanité à contresens de leur nature. Eh bien, malgré ce que je viens d’écrire là, si les lettres de Réa Delcroix ne sont qu’un roman, il faut bien le dire : elles sont un roman de génie, tant elles paraissent une vérité ! Elles ont même de la hardiesse dans le génie, par le mépris qu’elles font des événements qui forment la trame vulgaire de la vie, et par la préoccupation des sentiments que sa noblesse est d’exprimer. Le croira-t-on ? Il n’y a dans tout ce flot d’amour, qui déferle d’un bout à l’autre en ces lettres éloquentes, qu’un seul événement, en dehors de cet amour qui est le fond du livre, et encore qui ne s’y accomplit pas. À un certain moment de ces lettres, l’homme aimé de Réa Delcroix a la pensée de s’arracher des bras qui le retiennent pour se jeter dans les bras de Dieu. Il veut se faire prêtre. Cette résolution, qui ne dure qu’une minute, est la seule circonstance étrangère au magnifique développement d’amour qui est l’intérêt profond {p. 326}de ce roman par lettres sans égal ; car Clarisse et Delphine et les Lettres de deux jeunes mariées sont pleines d’événements. En général, les romans écrits particulièrement par les femmes sont beaucoup plus faits par la mémoire qui se souvient que par l’imagination qui invente. Mais les lettres de Réa Delcroix ont, elles, ce caractère qu’il est impossible de ne pas les croire torrentueusement sorties du cœur pour tomber sans ratures sur le papier, salamandres vivantes dans un style qui est une flamme ! Et si, trop souvent, oui ! trop souvent, la femme d’esprit se mêle à la femme de cœur, en ces lettres aussi spirituelles — et c’est leur défaut — qu’elles sont palpitantes d’émotion, l’esprit, du moins, n’y empêche jamais l’émotion de naître. L’émotion est toujours plus forte que l’esprit en elles, et c’est là même ce qui fait douter du roman.

Or, si le roman disparaît, il n’y a plus là que des lettres, — des lettres sans aucun souci littéraire, sans aucune ambition que celle d’exprimer l’amour dans la nudité passionnée et pure d’une âme vraie. Alors, encore, ce qui était facile à la Critique quand il s’agissait des combinaisons d’un roman, devient extrêmement difficile lorsqu’il faut rendre compte de cette adorable chose qu’on appelle des lettres d’amour, pour en faire apprécier intégralement la délicate et opulente beauté… Il n’y a plus là, en effet, ni plan qu’on puisse saisir, ni mise en œuvre, ni drame, ni visée d’art quelconque, mais seulement les tendresses et les transports d’une {p. 327}âme exceptionnelle, dépaysée par sa supériorité dans un temps de civilisation excessive, où l’amour, tel qu’il est dans ces lettres, a presque cessé d’exister.

Et qui sait même si ces lettres, en ce temps-là, ne paraîtront pas incompréhensibles ?… Un jour qui n’est pas encore très éloigné, je parlais d’un livre incomparable. J’avais la prétention d’apprendre au monde, qui n’écoute jamais que ses propres instincts, la publication inespérée des lettres de la dernière princesse de Condé, la sœur du duc d’Enghien… Et je n’appris rien à personne. C’est comme si j’avais parlé au fond de la mer, où, perles qu’on n’y pêchera pas, elles sont allées rejoindre celles qu’on y pêche ! Évidemment trop pures pour une société grossière sous ses fausses élégances, ces lettres virginales restèrent dans leur obscurité vierge. En sera-t-il de même de celles-ci ? Certes ! elles ont bien tout ce qu’il faut de supériorité de cœur et même d’esprit pour que ce monde bas et bête à qui on les offre ne les prenne pas, mais pourtant (disons-le tout de suite !) elles n’ont ni la naïveté chaste, ni la simplicité adorable, ni l’innocence dans l’amour, — combinaison divine, — des lettres de mademoiselle de Condé. Elles sont d’une substance plus terrestre… La main qui les a écrites est plus brûlante, la tête aussi. Toute la nature de la femme de ces lettres-ci est plus ardemment passionnée. Elle n’est pas une sainte comme mademoiselle de Condé. Elle n’est pas même religieuse. Elle est moins céleste ; elle est plus {p. 328}humaine… Elle est d’un autre temps et d’une autre société… Elle est de notre siècle, à nous, avec les développements d’esprit et de passion de notre siècle. La femme, entraînée par son cœur, tombe ici de la hauteur immaculée d’où ne descendit jamais l’angélique Condé. Eh bien, malgré sa chute dans l’amour et par l’amour, qui la rapproche de nos faiblesses, la femme de ces autres lettres sera peut-être encore trop sublime pour nous !

II §

Du reste, je ne la prendrai que comme je la vois dans ces lettres, où tout peut être contesté, excepté le sentiment qui les anime et qui en fait un chef-d’œuvre de passion sincère. D’où qu’elles viennent et si mystérieuses qu’elles soient ou qu’elles veuillent rester, toutes les lettres d’amour ont une histoire plus ou moins révélée par elles, le point d’or nécessaire de leur clair-obscur… Que me fait, après tout, à moi, la petite construction romanesque bâtie par les dix lignes de l’avant-propos et les deux de la note qui termine le volume !… Que me fait de savoir que ces lettres ont été sauvées d’une maison incendiée par les Prussiens, et qu’on n’a pas pu retrouver celles de l’homme que Réa Delcroix a aimé ! Que me fait même que cette Réa soit morte ! Ce qui me fait, ce sont ces lettres où elle a {p. 329}laissé l’empreinte tour à tour charmante et brûlante de son âme, et ces lettres-là, je les ai, et, à elles seules, elles m’en apprennent plus que ces déchirures d’histoire qui ne sont peut-être qu’un conte. Elles m’apprennent, en effet, le secret de la vie et du malheur de Réa Delcroix, « veuve… d’un mari vivant », dit-elle quelque part, et la minceur de l’âme, tout à la fois violente et tremblante, du très pauvre homme qu’elle a aimé, et qui, transfiguré par l’amour, est placé par elle dans une gloire de lumière, — aveuglement cruel, puisqu’elle éclaire sa médiocrité… Hélas ! ce tableau de la Transfiguration de Raphaël que toutes les femmes refont quand elles aiment, mademoiselle de Condé le refait, comme cette Réa Delcroix qui le recommence ! L’une a grandi jusqu’à son niveau son triste monsieur de la Gervaisais, comme l’autre son triste monsieur d’Oult, son Virgile d’Oult, comme elle l’appelle, et ni l’une ni l’autre ne se doutaient qu’un jour, devant la Critique qui n’a pas, elle, les illusions de l’amour, les hommes de leur rêve apparaîtraient dans leur chétive réalité. Victimes, toutes deux, de cette loi ironique et terrible qu’il n’y a que la perfection rêvée qui puisse inspirer de l’amour aux âmes capables d’amour, et que « hors l’Être existant par lui-même, il n’y a de beau que ce qui n’est pas ! »

Et voilà la tristesse qui plane sur toutes les lettres de Réa Delcroix : — l’indignité de l’homme qu’elle aima et qu’elle ne voit pas, mais que nous voyons ! {p. 330}C’est une de ces tristesses éternelles que nous donnent, d’ailleurs, tous ces livres enivrants, mais amers, qui racontent l’amour et ses aveuglements funestes… Comme tout ce qui a aimé passionnément dans la vie, Réa Delcroix a aimé au-dessous d’elle, mais qu’importe cela ! Elle a aimé, et c’est là l’honneur de son âme ! Ce n’est pas, je l’ai dit, une mademoiselle de Condé. Ce n’est pas non plus la Marguerite de Faust ou la Juliette de Roméo. Elle n’a rien de ces idéales puretés et de ces aurores. Ses lettres, puisque nous n’avons pas les premières, respirent le midi de la vie et le midi de son amour. En les ouvrant, on se trouve tout à coup en pleine femme, en pleine passion, et aussi en plein xixe siècle. L’amour de Réa peut porter tous les signes mortels de ce temps destructeur, mais il n’en est pas moins l’amour immortel qui ne disparaîtra qu’avec la dernière âme humaine… Cette Réa Delcroix, c’est bien là la femme amoureuse au xixe siècle, dans ce siècle où l’amour s’en va des cœurs appauvris, mais où, quand il existe, il est d’autant plus intense et d’autant plus orageux qu’il s’est réfugié dans quelques âmes ardentes et profondes, et qu’il s’y débat pour y mourir ! L’amour de Réa est l’amour d’une âme déjà éprouvée, mais en possession de toutes ses puissances ; c’est l’amour d’un cœur riche qui se dilate encore plus qu’il ne se concentre, et qui répand son sentiment dans toutes les choses de ce monde, dans toutes les sensations de la vie, dans toutes les poésies de la {p. 331}nature et de l’art, et jusque dans les idées de son esprit ; car chez elle l’amour remonte du cœur au cerveau ; car au sein de cette passion à laquelle elle s’est abandonnée trop librement et sans combat, elle reste invariablement spirituelle, et si spirituelle qu’un moment elle m’a fait trembler !… qu’un moment j’ai craint cette diablesse de femme d’esprit dont un poète a dit :

Une femme d’esprit est un diable en intrigue.

Et pour ces diablesses de femmes-là, c’est une intrigue que l’amour ! J’ai craint même plus que le diable : pourquoi ne pas le dire ? j’ai craint le bas-bleu. J’ai vu passer dans la pénombre ce spectre du bas-bleu qui me fait tant d’horreur. Mais en continuant de lire ces lettres, où le cœur emporte la tête, j’ai bien compris qu’il n’y était pas. J’ai bien compris qu’il n’y avait dans cette amoureuse éloquente rien de diabolique ni de bleu. J’ai bien compris qu’une femme, à une certaine hauteur d’éducation et de société, et qui aime, ne peut pas s’empêcher d’aimer avec toutes les facultés qu’elle a, — et à travers toutes les occupations de sa vie. Elle est prise toute par l’amour ! Je me suis dit que l’amour n’était pas le couteau mutilateur d’Origène, et que la magie du plus beau sentiment qui puisse diviniser l’existence ne supprimait pas d’un seul coup, de sa baguette enchantée, la femme qui vivait intellectuellement avant l’amour. Ce {p. 332}qu’était Réa Delcroix avant de rencontrer l’homme qu’elle a éperdument aimé, nous ne le savons pas… mais certainement elle était quelqu’un par la tête, en attendant qu’elle fût plus que quelqu’un par le cœur… Et si, dans ses lettres embrasées du double feu de l’esprit et de l’amour, elle parle par hasard — comme elle y a parlé — de quelques poètes ou de quelques artistes contemporains avec une justesse qui est un éclair, allez ! le bas-bleu est bien loin de la femme qui a écrit, par exemple, comme moi je l’écrirais : « Les femmes doivent tout ignorer pour tout apprendre, et tout sentir pour tout deviner. » Le bas-bleu est bien loin quand elle écrit, comme moi aussi je l’écrirais encore : « Le génie et le talent ne sont pas à l’usage des femmes. Il leur faut perdre la faculté féminine, — ce quelque chose qu’on ne remplace pas. Pour les besognes intellectuelles, il faut regarder faire les hommes. » Dites donc cela aux bas-bleus ! Cette folle amoureuse a-t-elle un assez vigoureux bon sens ! « As-tu remarqué — écrit-elle à l’homme qu’elle aime — que les hommes ont la poésie de l’idéal et les femmes de la réalité ? Les uns créent et les autres conçoivent… Et c’est bien arrangé ! » ajoute-t-elle, dans un mot qui est le plus joli sourire… Tout cela est dit aussi avec cette grâce d’expression que ne connaissent pas les bas-bleus, et qui semble demander pardon pour la profondeur de la pensée. Et de fait, il faut bien en convenir, elle a {p. 333}très souvent de la profondeur, cette passionnée, même quand elle regarde ailleurs que dans son cœur et dans l’autre cœur où elle vit. D’organisation et d’habitude, elle a peut-être gardé d’un passé qu’on ignore je ne sais quelle pente vers les choses qui préoccupent et dominent la pensée et l’imagination de son temps ; peut-être même que sans l’amour, avec toutes les notions fausses qui circulent présentement autour de nos têtes, dans ce misérable siècle égaré, elle aurait incliné, elle aussi, vers le bas-bleuisme universel. Mais l’amour est venu avec son rayon, l’amour l’a avertie à temps ; l’amour a éveillé en elle ce génie du cœur, ce génie composé de grâce et de caresses, et elle n’a plus été qu’une femme. Une femme vraie ! revenue à sa nature et à la Nature ! ayant assurément plus de talent de plume, si elle voulait s’en servir, que les faiseuses de livres qui mettent bas pour l’heure tant de volumes, mais se contentant d’écrire des lettres où elle a versé toute son âme, — et c’est ainsi qu’elle a prouvé une fois de plus que le génie de la femme n’est que là où elle a mis le sien.

III §

Quel livre de femme, en effet, — et de femme célèbre, — vaudrait en intérêt humain et palpitant ces lettres tout à la fois délicieuses et poignantes ? J’ai {p. 334}nommé plus haut la Delphine de madame de Staël. Je ne connais que dans ce roman de Delphine, — un des plus noblement passionnés de la littérature française, et, par cette raison, à peine lu, tant nos esprits se sont abaissés depuis quelque temps ! — je ne connais que dans ce roman des lettres d’une beauté d’éloquence et de couleur comparables à celles de ces lettres de Réa Delcroix. Mais ce n’est pas à dire pour cela que ces dernières lettres soient une imitation des premières. Elles ne se ressemblent que par l’accent du même sentiment, que par ce qui n’est pas dans les mots, mais dans le souffle, et, qu’on me passe cette expression ! dans la poussée de deux âmes éprises l’une vers l’autre. Réa Delcroix a son originalité de langage comme Delphine a la sienne. Elle a, par une intensité qui est, à sa façon, du génie, tous les tons et toutes les nuances de la passion qui fait si magnifiquement vibrer l’âme humaine et qui finit presque toujours par la briser. Dans l’ordre des passions qui ont vécu, que sont en comparaison les Lettres de la religieuse portugaise ou celles de mademoiselle de l’Espinasse, traditionnellement admirées ?… Que sont-elles, à côté de ces autres lettres, — clavier immense ! dans lesquelles la femme qui les a écrites semble avoir eu à son service toutes les manières d’exprimer l’amour ? Hélas ! celle qui les a écrites, qui a parlé avec tant d’enthousiasme des triomphants bonheurs de l’amour, un jour elle-même {p. 335}a été brisée. Cette pauvre et brillante et brûlante Réa Delcroix n’a pas échappé à la destinée de tout ce qui aime. C’est madame de Staël qui a dit, je crois, au nom de toutes les femmes, que l’homme aimé d’elles est toujours l’Ange exterminateur qui vient les punir de leurs fautes… Eh bien, pour Réa Delcroix, Virgile d’Oult fut cet Ange exterminateur, qui ne vient pas toujours le glaive de feu à la main et les ailes étendues, mais qui n’en fait pas moins souffrir ! Au moment même où elle lui avait fait monter, de lettres en lettres et d’aveux enivrants en aveux enivrants, jusqu’au bonheur suraigu et coupable qui est le point fatal et final de l’amour heureux, jusqu’à ce ciel d’une minute qui est le ciel de l’amour, celui dont parle madame de Staël avec tant de poésie — et qui n’est souvent qu’un bourreau vulgaire — frappa, et la faute fut punie ! Tête faible et presque égarée, esprit flottant, conscience dévorée de scrupules, — cette vermine des âmes imbéciles, religion sans racines, — Virgile d’Oult, l’homme adoré, eut, je l’ai dit, le dessein de se faire prêtre, dans un caprice d’imagination pusillanime et mystique, et, si cela pouvait être terrible pour Réa, cela pouvait être du moins grand pour l’homme qu’elle aimait s’il eût persisté stoïquement dans sa résolution. Il eût atteint alors les proportions de l’image de madame de Staël. Mais le caprice de cet être troublé et ambulatoire ne dura que le temps de bouleverser et de blesser la femme qui lui {p. 336}avait tout donné, et qui ne pouvait plus lui offrir qu’un martyre accepté par elle avec des furies de résignation entremêlées des furies du souvenir et du regret qui la rendent sublime dans quelques lettres, — selon moi les plus belles du recueil, — et d’autant plus sublime qu’il ne faut pas oublier, pour mieux comprendre sa sublimité, que Réa Delcroix est une femme de ce malheureux xixe siècle, où l’on n’a plus que le Dieu qu’on se fait dans sa tête, quand on en a un ! Il ne faut pas oublier que, digne d’être chrétienne par son âme, en réalité elle ne l’était pas, et qu’elle se trouvait pourtant sinon la force, au moins assez d’amour pour se sacrifier à ce qu’elle ne croyait pas, et peut-être à ce qu’elle méprisait !

Mais le sacrifice auquel elle était prête ne s’acheva pas. L’homme inconsistant dont elle avait fait son Dieu, n’était pas même capable de lui préférer le sien. Cependant ils ne rompirent pas ; mais elle, la noble femme, dut sentir qu’il se rompait quelque chose dans son âme… Ce ne fut plus entre eux l’amour, ses enchantements et ses miracles. Ce ne fut plus que l’intimité, — l’intimité plus forte que tout encore, l’intimité fatale, déchirée, déchirante, dont on ne peut plus se passer quand on a goûté à son philtre… Les lettres de Réa, de brûlantes, deviennent touchantes, tristement amères, courageusement maternelles, et le recueil finit avant que la généreuse créature blessée ait cessé d’admirer l’homme qui ne la méritait pas, et {p. 337}jusqu’à la fin elle s’obstine à la fidélité de l’enthousiasme dans l’amour !

IV §

Tel est ce recueil de lettres d’amour dont on a osé faire un livre, et que tout ce qui a encore un peu d’âme dans ce temps voudra lire. Moi, je voudrais pouvoir en faire rêver… On y trouvera ce qu’on ne trouve plus dans aucun des livres contemporains… On y trouvera un amour inattendu et rare avec tous ses élans, ses chastes ardeurs, ses abandons, ses coquetteries, ses enfances, sa goutte d’infini enfin, et de la douleur aussi qui se mêle à tout cela, mais qui n’empêche pas tout cela. C’est Réa qui l’a dit elle-même : « La pluie tombe dans la mer, mais cela ne l’empêche pas d’être la mer ! » On y trouvera, semés à profusion dans ces lettres, des mots qu’on n’oublie plus une fois qu’on les a vus écrits, — de ces mots tracés dans la séparation et qui ont la chaleur ou la fraîcheur des lèvres absentes : « Je suis veuve de toi — dit Réa — à tous les moments de ma vie ! » Elle dit encore à l’homme qui doute et qui ne voit pas au fond d’elle, cette transparence ! « Je vous aime d’une façon grande, profonde, douloureuse, puérile et joyeuse aussi. Comment se fait-il que tous ces sentiments soient scellés dans {p. 338}mon cœur et que vous n’en respiriez pas les émanations ?… » Elle a écrit « puérile », et c’est vrai ! Au milieu de tout ce qui foisonne d’adorables choses dans ces lettres, la plus adorable, c’est l’enfant ! car elle a de l’enfance dans le cœur, cette femme spirituelle et qui pense. Pour la faire plus femme encore, l’amour l’a faite une enfant… « Mettez votre cœur dans vos yeux, et donnez-les-moi », dit-elle avec la suave câlinerie de l’enfance. Enfant jusque dans les soumissions de sa coquetterie : « J’ai raconté à mes cheveux — écrit-elle — qu’ils ne m’appartenaient plus et qu’ils doivent se tenir sages et rangés, et non pas indisciplinés et éparpillés comme des bohèmes. Les boucles folles ont protesté, mais force est demeurée à la loi. » Et de cette même main qui vient de relever ses cheveux et d’en despotiser les boucles, elle écrit : « La solitude est envahissante. Elle fait écouter et entendre tant de choses… Je néglige tout pour ne me souvenir que de vous. C’est très mal, très bon, très doux, très absurde. Avez-vous cette folie, toi que j’aime ? » Placé ainsi, est-il divin, ce « toi » ! Et c’est ainsi partout, dans ces lettres. On y marche sur des choses exquises.

Il faut s’arrêter. J’ai trop cité, et néanmoins pas assez pour donner une idée bien juste de cette grâce inouïe dans toutes les formes que peut prendre, vêtir et dévêtir l’amour. Allez ! lisez plutôt ces lettres, ce roman fini dans un tour d’année. Allez boire, à cette {p. 339}source mystérieuse, le voluptueux et pur breuvage qui ensorcelle… Elle l’a bu, elle, et elle en est morte, nous dit-on à la fin de ce livre, fait avec les fleurs d’une âme qui ne devaient s’épanouir que pour l’amour seul

Il faut bien qu’elle soit morte, puisqu’on l’a publié !

Paria Korigan §

Récits de la Luçotte.

I §

{p. 341}Est-ce de l’invention, ou n’est-ce que du souvenir ?… Mais voici un livre qui n’a pas de prétention littéraire, et qui est bien tout ce qu’il y a de plus rare et de plus savoureux en littérature ! C’est un livre naïf et presque d’une ingénuité de génie… Et c’est l’œuvre d’une femme pourtant, malgré la masculinité du nom sous lequel elle a caché son sexe. Or, voilà le seul reproche que j’aie à faire à ce livre de tant de naturel : c’est de ne pas être signé naturellement du nom de la femme qui a pu l’écrire. Tout au moins, si elle voulait jouer à ce petit mystère du « pseudonyme » qu’on perce toujours, {p. 342}il fallait attacher à cette composition si féminine un nom de femme ; car c’est une femme qui parle toujours dans ces Récits de la Luçotte34, et monsieur Paria Korigan n’est que le nom d’un personnage auquel la Luçotte adresse ses Récits. En tant que si la femme qui a inventé… ou raconté ces histoires charmantes n’y mettait pas son nom, son véritable nom, elle pouvait oublier d’en mettre un. Les Récits de la Luçotte — tout simplement — suffisaient comme titre, et on évitait de faire l’homme sur la première page de son livre. On évitait ce ridicule du temps de faire l’homme, comme George Sand et Daniel Stern, et toute la plèbe des bas-bleus à la suite, dont c’est la manie ! Alors, il n’y avait plus de tache dans ce livre pur. Il n’y avait plus de petite tache bleue dans ce livre blanc, — blanc comme l’hermine ; mais que cette petite tache bleue, heureusement, ne fera pas mourir !

Et, en effet, nous sommes ici aussi loin du bas-bleuisme qu’il est possible d’y être… et c’est déjà, à mes yeux, une gloire pour une femme que de s’en tenir aussi loin. La femme des Récits de la Luçotte n’a rien de commun avec les femmes qui de leurs dix doigts, qui ne veulent plus être des doigts enchantés de modiste, chiffonnent gauchement dans la littérature. Quand on la lit, il est évident qu’elle n’a pas songé une minute à être un auteur. Plus tard, elle {p. 343}voudra peut-être en être un : car rien de dépravateur pour une femme comme un succès littéraire ; mais tout à l’heure, elle n’y pense pas. Tout à l’heure, elle n’est qu’une bretonne qui jette son patois de Bretonne à travers notre littérature française. C’est une bretonne qui n’a jamais perdu le goût de son terroir, et qui nous le fait partager. Ce n’est pas une bretonne Bretonnante, car, si elle l’était, elle le serait en bas-breton, c’est-à-dire en langage celtique, qui est une magnifique langue et que nous n’entendrions pas. Mais elle l’est en patois breton que nous pouvons entendre, — le patois breton de la Bretagne actuelle, — et c’est ce patois-là qu’elle nous donne et dont elle a toutes les grâces, tous les tours naïfs, toutes les locutions attardées, qui font des patois des choses délicieuses. C’est une patoisante, rien de plus, mais c’est tout pour nous ! En lisant ces Récits de la Luçotte, on sent qu’on n’a pas le moindrement affaire à un de ces archéologues qui refont, à force de science, une langue perdue, comme Balzac, par exemple, lequel, dans ses Contes drolatiques, le plus étonnant de ses ouvrages, a été le résurrectionniste de Rabelais, et qui a parlé la langue de Rabelais mieux que Rabelais lui-même, et pour dire des choses que Rabelais n’aurait jamais dites. Ici, nous n’avons affaire qu’à une bretonne patoisante qui, dans Paris depuis des années, s’est souvenue opiniâtrement — ils sont entêtés, les bretons ! — de ce patois qui fut la première langue {p. 344}de sa jeunesse ; car nous autres, gens de province, la première langue que nous ayons entendue a été un patois… Dans ces Récits de la Luçotte, nous n’avons affaire qu’à la première fileuse venue de la Bretagne, rhapsodisant, en tournant son rouet, ses vieilles histoires, et c’est pour cela que, brusquement et de plain-pied, elle est entrée dans ses Récits, sans explication, sans théorie et sans préface, et comme si toute la terre devait aimer le piché qu’elle nous verse et qui va nous griser, pour sûr ! n’ayant, elle, nulle préoccupation de faire cette construction enragée et endiablée qu’on appelle un livre, et ne voulant que se faire plaisir à elle-même et peut-être à nous, en écrivant ses Récits qui se trouvent finalement en être un.

II §

D’autres qu’elle, du reste, avaient, dans ces tout derniers temps, essayé de cette espèce de littérature de terroir, qui est moins et plus que de la littérature, et qui donne l’accent le plus spontané et le plus intime, tout à la fois, des sentiments et des mœurs d’un pays, traduits dans son propre patois, s’il est assez heureux pour en avoir un encore ! Rappelez-vous Le Bouscassié, de ce vigoureux paysan de Cladel. Ce livre, qui cache un art profond sous sa rude écorce, a eu son succès et ne l’a pas épuisé. Il a réussi, comme {p. 345}réussiront toujours les livres vrais dans les sociétés décadentes qui meurent de leurs mensonges, chez qui la langue littéraire est usée à force d’avoir servi, et où les esprits, brûlés par les piments d’une littérature à ses dernières cartouches et à ses dernières balles mâchées, reviennent aux livres qui apportent la sensation rafraîchissante du naturel, du primitif et du simple… Bien avant Cladel, madame George Sand avait eu l’idée de cette littérature de terroir ; mais elle ne pouvait y entrer que comme un bas-bleu qu’elle était, un bas-bleu armé de toutes pièces prises à l’arsenal de toutes les bêtises philosophiques, philanthropiques et démocratiques de ce temps, et gâtant tout de son bas-bleuisme et de ses préfaces explicatives. George Sand, cette vieille rouée littéraire, qui a roué son époque, et qui se disait avec affectation une campagnarde, était, au fond, trop homme de lettres de la trop bourgeoise Revue des Deux-Mondes pour aborder franchement et sans lourdeur cette littérature de terroir, fortement aromatisée de toutes les senteurs naïves et parfumées d’un pays. Dans un de ses livres les plus vantés par les esprits faux qui ont fait sa gloire, La Mare au Diable, elle n’a même eu ni le courage ni la poésie du patois ! Elle voulait cependant faire pour le Berry ce que les Récits de la Luçotte ont si bien fait pour la Bretagne. C’est à propos de ces Récits qu’on a récemment rapproché leur auteur de madame Sand, et l’erreur de ce rapprochement {p. 346}pourrait avoir cours si on ne l’arrêtait au passage, parce qu’elle semble être un éloge pour l’une et pour l’autre. Mais, à mes yeux, rien de plus faux que ce rapprochement. Il n’y a et il ne peut y avoir rien de commun entre La Mare au Diable, roman pédantesque et plat, sans patois d’aucune sorte, où des paysans philosophes parlent comme J.-J. Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, et les Récits de la Luçotte, qui exprime, elle, des sentiments vrais comme le sang des veines et l’eau des sources, dans un patois d’une couleur ravissante, plein de fautes de grammaire française, mais exquis !

Et si un tel livre, qui à toute page fait oublier qu’il en est un, n’est au fond qu’un bouquet d’histoires recueillies dans le pays de cette Luçotte, qui est, par le langage, un chef-d’œuvre de vieille paysanne bas-bretonne, il faut féliciter sincèrement la femme qui les a réunies de tous les bonheurs de sa mémoire, et d’avoir gardé si fidèlement l’âme de son pays dans son âme. Mais si, au lieu d’être des souvenirs, ce sont des inventions que ces histoires qui se suivent, variées de sujet, mais, toutes, dans l’unité de la même inspiration, eh bien, j’ai dit en commençant le mot de génie, et je ne m’en dédirai pas !

III §

{p. 347}Le génie, en effet, quelles que soient les œuvres dans lesquelles il se révèle, n’est que la puissance d’une force mystérieuse qui paraît toujours simple, mais qui ne l’est pas toujours ; car, vous le savez, un jour on a douté jusque de la naïveté du bon La Fontaine, qui n’était pas si bon au fond, et qui, comme ses chats, avait « le génie scélérat ». À ce compte, la naïveté, dans son involontaire simplicité de violette des bois, ne serait plus que l’instantanéité d’une combinaison inconsciente, trop rapide pour qu’on puisse l’observer, même en soi… Seulement, et quoi qu’il en puisse être d’ailleurs, il est bien évident que la femme de ces Récits de la Luçotte — qu’il m’est impossible d’appeler un auteur comme tout ce qui fait métier d’écrire — possède cette force mystérieuse, d’où qu’elle vienne, qui nous fait croire à ce redoublement de mystère : le naturel et la simplicité. Si un poète a dit de l’auteur de ces Contes de fées chers à nos enfances :

Perrault, tout plat qu’il est, pétille de génie,

la femme de ces Récits de la Luçotte n’a droit qu’à la moitié du vers. Elle n’a jamais la platitude. Ses contes, à elle, ne sont point d’incroyables contes de fée. La seule fée qu’il y ait, dans ses contes, c’est celle qui les fait. Ils ont toujours visage d’histoire. Ils ne sont {p. 348}jamais de ces adorables coglionerie de l’Arioste, comme les appelait cardinalement un cardinal, ni des arabesques dans le bleu de l’impossibilité et de la chimère, faites avec le bâton magique d’un sorcier. Non pas ! ce sont des contes, — mais des contes de vérité humaine, et d’une réalité toujours touchante, et quelquefois saignante ; car une gouttelette de sang y rose parfois l’eau des larmes…

IV §

Je ne sache rien de plus humain, et de plus humain dans la noblesse de la nature humaine, que ces histoires, qui sont pourtant de la réalité, mais de la réalité choisie, et, sous leur forme fruste, — contraste délicieux ! — idéalisée. Rien de naturaliste ici, dans ce temps de naturalisme. C’est de la nature humaine saine et forte, de la nature humaine qui se porte bien, sans chlorose et sans nervosité. Rien non plus de Berquin. Rien de Florian. Rien de moins églogue, rien de moins vertueux ou de moins… le contraire, de parti pris. Il est très difficile à la Critique, qui a toujours la main un peu rude, de toucher à ce livre, si peu livre, et qui n’a de livre que le petit arrangement (lequel n’a pas dû infiniment coûter) de ce monsieur Paria Korigan, à qui on feint de s’adresser pour offrir au public cette enfilade de récits, et {p. 349}pour qu’entre eux il y eût un lien dont ils auraient pu très bien se passer. Et, de fait, quand les perles ne seraient pas enfilées, elles n’en seraient pas moins des perles. Or, quand la Critique a dit qu’il y en a ici dix-neuf de l’orient le plus nuancé, la Critique a tout dit. On ne démontre pas que des perles sont des perles. On les montre à ceux qui s’y connaissent, et si on ne s’y connaît pas, tant pis ! et ce n’est pas pour les perles ! La Critique, qui regarde, scrute et analyse, est vaincue par ces sensitives de talent qui se rétracteraient ou tomberaient en poussière sous sa pointe. Il n’y a qu’un mot enthousiaste qui puisse caractériser le genre d’impression qu’elles produisent, et ce mot-là, c’est le conseil de lire un volume qu’on est presque heureux de n’avoir pas lu encore, parce que le souvenir d’un bonheur vaut bien moins que son espérance !

FIN.