Maurice Barrès

1900

Taine et Renan

Pages perdues recueillies et commentées par Victor Giraud

2014
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2014, license cc.
Ont participé à cette édition électronique : Frédéric Glorieux (2013, édition TEI), Vincent Jolivet (2013, édition TEI) et Pascale Langlois (2011, coordination éditoriale).

Avertissement §

On a recueilli en ce petit volume une dizaine d’articles sur Taine et Renan que M. Maurice Barrès a dispersés en divers journaux et revues au hasard de la rencontre, et qu’il n’a jamais pris la peine de réunir, — drus et lourds épis que le moissonneur trop riche a laissés tomber de sa gerbe, et que l’on a pu glaner après lui.‌

Ces articles ne constituent assurément pas une étude complète et méthodique sur les deux grands écrivains qui ont dominé toute la pensée française de la fin du xixe siècle. Mais ils ont paru curieux, suggestifs, pleins de vues pénétrantes, de vives et perçantes formules, et l’on y peut suivre comme à la trace ce passionnant phénomène psychologique qu’il est si rare de pouvoir observer avec quelque détail : l’action d’un esprit sur un autre esprit.‌

Les historiens, les moralistes et les lettrés jugeront sans doute qu’il y avait lieu de tirer ces pages perdues, presque inédites, de l’oubli.‌

Introduction §

Brunetière a observé quelque part que les hommes de sa génération n’ont progressivement conquis leur originalité que dans la mesure où ils s’affranchissaient de l’influence de Renan et de Taine. La remarque est d’une ingénieuse et même profonde justesse. Elle est vraie de Brunetière lui-même ; elle l’est aussi d’Emile Faguet, d’Eugène-Melchior de Vogüé, de M. Paul Bourget, de Jules Lemaître, de M. Anatole France, même de Pierre Loti, en un mot, de tous ceux que j’ai cru pouvoir appeler « les maîtres de l’heure ». On aura, dans les pages perdues qui composent ce petit livre, la preuve concrète qu’elle s’applique également à M. Maurice Barrès.‌

Comme la plupart de ses contemporains et de ses aînés, l’écrivain des Déracinés s’est de très bonne heure nourri de Taine et de Renan. Comment en eût-il été autrement ? A l’époque où il arrivait à la vie de l’esprit, — entre 1875 et 1885, — l’auteur de la Vie de Jésus et celui de l’Intelligence achevaient leur glorieuse carrière. Cerveaux encyclopédiques, ils avaient touché, chacun à leur manière, à toutes les questions qui intéressent l’homme moderne, et ils n’avaient laissé aucune d’elles dans l’état exact où ils l’avaient trouvée : on les rencontrait inévitablement l’un et l’autre, à toutes les avenues de la pensée. Plusieurs de leurs livres avaient soulevé une émotion qui n’était point encore calmée. Sur la vie, sur l’homme, sur la religion, sur la science, ils avaient prononcé quelques-unes de ces paroles profondes qui retentissent longuement au cœur des hommes, et les œuvres de longue haleine auxquelles ils travaillaient encore ne cessaient point de préoccuper vivement l’opinion. On les discute, certes, mais on subit leur incontestable maîtrise. Tous deux d’ailleurs, poètes autant que philosophes, possèdent à un haut degré ce prestige du verbe sans lequel on peut bien atteindre quelques esprits d’élite, mais non pas la totalité des âmes. L’un, par la violence éloquente, l’éclat un peu dur et comme métallique de son style, l’autre, par la musique enchanteresse, la grâce vaporeuse, le charme insinuant et enlaçant de sa phrase, chacun d’eux, à sa manière, captive ces « puissances invincibles du désir et du rêve » qui, en chacun de nous, sont les puissances dominatrices. Sur cette fin du XIXe siècle français, ils exercent une sorte de dictature spirituelle qui n’est pas sans analogie avec celle qu’entre 1760 et 1770 ont exercée Voltaire et Rousseau. Ils sont les guides, les chefs et les maîtres ; ils sont la « colonne de lumière » et la « colonne de nuées » qui conduisent Israël dans le désert ; et pour ceux qui lisent et qui pensent, il est littéralement impossible de se dérober à leur influence.‌

Se dérober à leur influence : en ces années lointaines, M. Maurice Barrès n’y songeait guère. Il était comme nous tous à son âge ; il n’avait qu’une préoccupation : se plonger dans l’atmosphère intellectuelle de son temps. Quand les premières pages de Taine et de Renan lui tombèrent-elles sous les yeux ? C’est ce qu’il serait sans doute assez difficile de préciser. L’écrivain se souvient pourtant, aux alentours de la quinzième année, d’avoir demandé, comme livre d’étrennes, l’Histoire de la Littérature anglaise. D’autre part, on lisait à Charmes le Journal des Débats, la Revue des Deux Mondes, et la bibliothèque maternelle possédait les Lundis de Sainte-Beuve. Par cette voie, ou par d’autres, les idées et les préoccupations du dehors affleuraient jusqu’à ce jeune esprit, en quête d’informations positives sur le monde contemporain, et qui, doué d’une remarquable faculté d’intuition, devinait encore plus de choses qu’il rien savait réellement. Il est plus que vraisemblable que les cours, les entretiens de Burdeau complétèrent les notions, plus ou moins vagues, que le jeune collégien avait emportées des livres. Puis vinrent les initiations et les libres lectures de la vie d’étudiant. Quand, au mois de janvier 1883, le jeune homme partit pour Paris, l’œuvre de Renan et celle de Taine constituaient, nous n’en pouvons guère douter, le plus clair de son bagage spirituel.

En lisant ses premiers articles et ses premiers livres, on peut, je crois, entrevoir assez nettement ce qu’il leur a dû à tous deux. Et d’abord, cette idée, qui leur est commune, que « seule la science peut être notre refuge Maurice Barrès Maurice Rollinat La Jeune France Maurice Barrès ». A leur école, il est devenu « un amateur d’âme », amoureux de l’étrange, du bizarre même, dévot de toutes les audaces Maurice Barrès Anatole France La Jeune France Maurice Barrès ». Renan lui a légué, — avec une disposition morale que, plus que personne, il a contribué à répandre, « la piété sans la foi », — ce goût du dilettantisme qui, un peu estompé dans ses premiers écrits, devait s’étaler si largement dans ses derniers ouvrages. Le « culte du moi », tel que M. Maurice Barrès devait bientôt le prêcher et le pratiquer, lui vient en droite ligne de l’auteur de l’Antéchrist. « Ce n’est, au fond, a très bien dit Jules Lemaître, qu’une glose, délicatement outrée, de quelques formules de Renan. Jules Lemaître L’Ennemi des Lois Figaro Maurice Barrès. » « Quant à Taine, il semble qu’il lui ait surtout inculqué, — avec certaines idées « conservatrices » qui ne se firent jour d’ailleurs en lui que plus tard, la condamnation du « déracinement », le goût de la décentralisation, le respect de la tradition nationale, — cette passion stendhalienne de l’énergie dont le livre Du Sang, de la Volupté et de la Mort sera la plus forte expression. Il est clair que toutes ces tendances, M. Maurice Barrès ne les aurait pas du tout eues, ou ne les aurait pas eues au même degré, s’il ne s’était converti les livres de Taine et de Renan « en sang et en nourriture ».‌

Le milieu parisien, tout pénétré de tainisme et de renanisme, ne fit tout d’abord que les développer. L’apprenti écrivain croisait dans la rue, — avec quels sentiments de piété et de vénération ! — ceux qu’il appelait « les maîtres de la grande espèce » ; il entendait parler d’eux, probablement par M. Bourget et par quelques autres ; peut-être allait-il quelquefois, comme nous faisions tous à son âge, entendre au Collège de France quelques leçons de Renan, ou, à l’École des Beaux-Arts, quelques cours de Taine. Et je ne sais ce qu’il y a de réalité concrète dans le chapitre des Déracinés intitulé Visite de Taine à Rœmerspacher ; mais je serais bien étonné que tout dans ces pages célèbres fût imaginaire. La grâce continuait d’agir.‌

Et pourtant, les réserves et les objections sont déjà toutes proches. C’est de Renan, semble-t-il, que M. Barrès s’est détaché tout d’abord. Il y a, dans les Taches d’encre de 1884, avec quelques traces de la vieille admiration, — à propos notamment des « deux superbes articles » sur Antiel, dont le jeune homme a vécu tout un mois4, — quelques mots très durs à l’adresse de l’auteur de la Vie de Jésus : on le qualifie de « génie jésuitique » ; on le rapproche de Tartuffe ; on parle de sa « souriante hypocrisie » ; on écrit : « C’est un parfait rhéteur et celui qui aura fait le plus pour le nihilisme moral de la génération que nous sommes5. » De la part de celui qu’on appelait parfois « Mademoiselle Renan », il faut avouer que ce sont des formules un peu rudes.‌

Trois ou quatre ans se passent, et la fameuse petite brochure Huit jours chez M. Renan paraît en librairie. Certes, ce n’était point ce qu’en langage de journaliste on appelle un « éreintement » ; mais enfin, cette fantaisie si joliment ironique pouvait difficilement passer pour une apologie6. Et à quelques mois de là, il y avait, dans le livre Sous l’œil des Barbares, certain chapitre où Renan n’était point nommé, mais était facilement reconnaissable sous les traits d’un glorieux vieillard qui tenait des propos très renaniens, et recevait de l’auteur la plus lyrique des bastonnades. Le disciple d’hier était totalement libéré.‌

Or, à l’égard de Taine, durant cette même période, je ne relève, sous la plume du jeune écrivain, aucune boutade de cette nature. Je sais bien qu’à la brochure sur ‌

Renan devait faire pendant un « essai de critique pittoresque » qui aurait eu pour titre : M. Taine en voyage. Mais d’abord, pour ne pas désobliger l’auteur des Origines, « ce mince cahier de plaisanteries » ne fut pas publié. Et ensuite, à en juger par ce qu’on nous en dit, la critique, dans cet opuscule de jeunesse, ne dépassait pas les limites d’une assez innocente moquerie7. Sans doute la gravité morale dont Taine donnait des preuves croissantes en imposait plus à M. Barrès que le souriant dilettantisme de Renan.‌

Quelques mois avant la mort de Renan, M. Barrès écrivait sur lui, dans le Figaro, un curieux article. Ces pages, intitulées la Règle de vie d’un philosophe, étaient assurément fort respectueuses. « Vieillard délicieux, y disait-on, qui étonne ses petits-neveux que nous sommes tous, autant par les ressources de sa politesse que par l’ingéniosité de son génie ! » Le jeune écrivain s’efforçait d’y définir la « règle de vie » que Renan s’était imposée pour édifier son œuvre, et dont la souple habileté lui paraissait le trait dominant. Çà et là, des observations un peu vives, d’ailleurs fort justes, des mots un peu durs, qui portaient assez loin : 

« Il aime à dire, à laisser dire qu’il reconnaît Dieu le père : c’est pour mieux étrangler le Fils. »
Et l’article se terminait par un mouvement d’impatience à l’adresse de toute cette diplomatie trop ingénieuse : « Et puis, quoi ! vivent les absurdités, les imprudences intellectuelles ! Avouons-le, dans la philosophie renanienne, faite de politesse, d’habiletés et de réticences, nous sommes gênés, mal à l’aise, privés de grand air. Allons ! qu’on ouvre la fenêtre !… »

L’article que M. Barrès a publié au moment de la mort de Renan est plus curieux encore. Il est, comme il convient, à l’égard de cette haute mémoire, de « ce parfait honnête homme », d’une parfaite déférence. On y loue fortement « cette merveilleuse sensibilité que la mort vient d’anéantir », « cette grâce inépuisable où tous nous nous sommes délectés ». Enfin, l’on salue en lui « l’un des bienfaiteurs de l’esprit français », car il est « un de ceux qui ont empêché l’esprit français de se passer du sentiment religieux ». Seulement, ce bienfait n’a été que « provisoire ». La conciliation que le grand écrivain a tentée entre le sentiment religieux et la curiosité scientifique n’a duré qu’un temps. Aujourd’hui le divorce apparaît plus irrémédiable que jamais entre ces deux ordres de dispositions morales. Et Renan est mort « sans s’être rendu un compte fort exact du cul-de-sac où nous a menés la forte impulsion qu’il nous donna sous le Second Empire ».‌

Enfin, en 1896, à l’occasion de la publication de la Correspondance avec sa sœur Henriette, l’auteur d’Un homme libre essayait de dégager la Vérité sur la crise de conscience de M. Renan. « Avec un sentiment respectueux pour le Maître, dont la mémoire nous est toujours présente », il analysait « son passage du séminaire à la vie laïque ». Et tout en rendant hommage au désintéressement, à l’idéalisme dont avait fait preuve, en cette circonstance, le futur écrivain de la Vie de Jésus, il n’avait pas de peine à montrer que la prétendue crise de conscience dont on avait tant parlé se ramenait tout simplement à une crise de carrière, et qu’en fait Renan « ne fut jamais moins catholique que dans cette période ». Point de drame religieux, point de nuit à la Jouffroy. « Avec sa tonsure, sa soutane, il est frénétique de jouir de la vie. Je vous dis que Stendhal, lors de son premier voyage d’Italie, avait cette belle fringale-là… Quand il chassait de sa conscience le catholicisme qui n’y avait jamais existé, sa correspondance nous démontre jusqu’à l’évidence que ça n’était désagréable qu’à sa mère. »

On ne saurait juger plus librement un maître que l’on a beaucoup aimé, et « dont les livres furent un des appuis de notre jeunesse ». Pour réconcilier pleinement Maurice Barrès avec Ernest Renan, il faudra, vingt ans plus tard, que l’héroïque sacrifice d’Ernest Psichari ait ajouté quelque chose à l’œuvre et à la mémoire de son illustre grand-père. « Il rachète, s’il en était besoin, son aïeul et, au sens mystique, le sauve8. » Peut-être, dans ses meilleurs jours, Renan eût-il applaudi à cette façon généreuse et profonde d’interpréter sa pensée et de juger son action.‌

Taine allait suivre de fort près Renan dans la tombe. A l’occasion de sa mort, M. Barrès publiait sur son influence un fort curieux et pénétrant article, plein d’une juste admiration pour cette grande et noble mémoire. « Je la sens si vivement, cette influence, disait-il, je lui garde, à cet illustre mort, une si vive reconnaissance ! Ne lui devons-nous pas, entre autres bienfaits, le meilleur de Paul Bourget, le meilleur de Vogüé aussi ? Ah ! Renan mort, que nous reste-t-il donc ? » Et il s’efforçait de définir le génie de Taine, et la vertu de sa méthode d’analyse. « L’imagination philosophique, écrivait-il avec une fine pénétration, le don de rendre émouvantes les idées, de dramatiser les abstractions, voilà le trait essentiel qu’il faut souligner, et souligner encore chez M. Taine. » Et il le louait d’avoir par « la hardiesse, l’indépendance » de sa méthode, donné ou rendu aux esprits le goût et la science de l’analyse. « M. Taine, déclarait-il ingénieusement, c’est notre professeur de psychologie, le père vénéré des analystes. » En terminant, il faisait simplement quelques réserves sur l’intempérance de son « moralisme » final, et il distinguait, « sur cet homme admirable, une légère tache protestante ».‌

Quelques jours après, dans un fort curieux article du Figaro, il revenait sur cette indication et la développait tout à loisir. Il se demandait à la suite de quelles réflexions intimes Taine, né catholique, avait fini par réclamer des obsèques protestantes. Et il s’efforçait d’imaginer et de reconstituer quelques-unes des « notes » personnelles sur lesquelles le philosophe avait dû consigner les principales phases de son évolution. Ces « notes » sont bien intéressantes : elles témoignent d’un remarquable effort de sympathie intellectuelle et d’une connaissance approfondie de l’œuvre et de la pensée de Taine. Peut-être, pour expliquer son évolution, y aurait-il lieu de tenir compte, plus que ne l’a fait M. Barrès, des « affinités électives » que l’historien de la Littérature anglaise s’est découvertes avec quelques-uns des écrivains d’outre-Manche qu’il avait pu étudier de près, de l’action secrète qu’a eue la philosophie allemande sur la pensée française au XIXe siècle, enfin de l’espèce de séduction que, depuis Rousseau et Mme de Staël, le protestantisme a exercée sur nombre d’esprits « libéraux » de chez nous, — qu’on songe à Quinet, à Émile Montégut, à Milsand, — et que les événements de 1870 n’ont fait qu’accentuer. Mais cette observation n’enlève rien à la justesse divinatrice des conjectures de M. Barrès ; et cette sympathie spirituelle était d’autant plus méritoire que, « résolument hostile à toute nuance de protestantisme », il se déclarait « complètement opposé à ces manières de voir du regretté philosophe ».‌

Mais, en dépit de ces divergences, la personne et l’œuvre de Taine n’en continuaient pas moins à solliciter sa curiosité et sa réflexion. Un jour, il se demandait si l’horreur de Taine pour les interviews et les indiscrétions des journalistes méritait une approbation sans réserve, et si l’on ne pouvait pas concevoir une autre attitude, tout aussi légitime. Une autre fois, à propos de la publication posthume des Carnets de voyage, il constatait, fort ingénieusement, que ce livre, c’est une charge à fond contre le bourgeois, contre le « philistin ». L’observation valait la peine d’être faite, et M. Barrès a très bien pressenti que cette curieuse disposition d’esprit était, dans l’auteur deGraindorge, — comme elle l’était chez Flaubert, — un legs de son éducation romantique.‌

Enfin, à propos d’une enquête sur l’œuvre de Taine qu’avait organisée la Revue Blanche, M. Barrès s’interrogeait encore une fois sur l’action du « dernier grand esprit que nous ayons eu dans la suite admirable de la pensée française ». Il ne lui ménageait pas les éloges, les témoignages d’admiration, de gratitude et de « vénération ». « Comme éducateur, disait-il, et pour nous communiquer l’ensemble des connaissances au point où l’observation et l’expérimentation les avaient menées en 1870, M. Taine me semble incomparable. » Mais sur un point pourtant, il « se permettait de se soustraire très décidément à son influence si notable ». Il lui reprochait son excessive sévérité pour les hommes de la Révolution et la « timidité » d’une conception qui rétrécissait l’humanité, en méconnaissant certaines de ses « grandeurs ». « En vérité, déclarait-il, la vie morale embrasse plus de choses que cet homme savant et vénérable n’en reproduisait en lui. Taine n’est pas un professeur d’énergie. » Mais ces mots à peine écrits, il se hâtait d’en « proclamer l’injustice ». « Reconnaissons bien haut, écrivait-il, la maîtrise de cet homme et comment sa conception de la Révolution (qui est une vue incomplète, qui d’autre part déjà avait été élaborée par Tocqueville) est un des grands événements de notre vie mentale. » ‌

Au total, c’est ce dernier point de vue qui devait l’emporter dans sa pensée. Il avait naguère parlé de « servilité » à propos de Taine ; il efface le mot, et il « revient au terme exact : discipline ». Et cette notion de discipline lui paraît vénérable et féconde. Il commente avec piété une page inédite de Taine sur l’association, ou plutôt contre les vices déplorables de la centralisation jacobine. Si l’on songe, d’autre part, que la thèse centrale des Déracinés n’est guère que l’illustration, ou, si l’on préfère, « l’orchestration » romanesque d’une des idées favorites de Taine, on en conclura qu’en dépit des objections qu’il pourra lui adresser, M. Barrès est demeuré, ou, plus précisément encore, qu’il est devenu de plus en plus fidèle à la pensée maîtresse de l’auteur des Origines. Et un jour même, il en viendra à le défendre publiquement contre les critiques intéressées et souvent erronées de M. Aulard9

Si l’on voulait, en deux mots, définir l’attitude de M. Maurice Barrès à l’égard des deux principaux maîtres de sa pensée, on pourrait dire, je crois, justement, que son évolution a consisté à se détacher de plus en plus de Renan pour se rapprocher de Taine.‌

Victor Giraud.

Renan §

I

La règle de vie d’un philosophe‌ §

Dans l’étroit appartement où il passait ses soirées auprès de sa sœur Henriette, vers 1846, M. Ernest Renan dut se préoccuper vivement de se choisir une règle de vie.‌

Il venait de fixer une noble tâche à son intelligence. Pour la mener à bonne fin, il était pourvu des plus récentes méthodes scientifiques et de toutes les ressources de douceur élégiaque et de nuance qu’avaient amassées les George Sand et les Sainte-Beuve. Mais ni l’art ni la science ne suffit à celui qui va lutter contre l’opinion. Il faut qu’il les fortifie d’une façon de prestige moral qui naît de mille petites sagesses dans le détail. Il faut des mœurs appropriées.‌

En un mot, se demandait M. Renan, quelle est la règle de vie la plus convenable au philosophe qui fait le métier dangereux de toucher aux préjugés de son siècle ?‌

Cette règle de vie, M. Renan l’a trouvée. Assurément, il serait malaisé de la mettre en formules, car c’est moins de l’habileté raisonnée qu’une part même de son souple génie. Vieillard délicieux qui étonne ses petits-neveux que nous sommes tous, autant par les ressources de sa politesse que par l’ingéniosité de son génie ! Mais on en peut dégager les traits principaux, tant il s’est plu à les souligner, soit chez lui, soit chez les penseurs qu’il biographiait.‌

Voici, par exemple, deux ou trois préceptes que j’ai relevés ; ce n’est pas très profond, mais c’est pratique et de bon aloi.‌

Et d’abord celui qui va soulever contre soi des passions doit avoir une vie inattaquable. Là-dessus M. Renan s’est résumé excellemment quand il a dit : « Spinoza, étant libre-penseur, se regarda comme obligé de vivre en saint. » Aphorisme fort judicieux ! Derrière les théories que nous propageons, il ne faut point qu’on soupçonne de préoccupations particulières.‌

Tropmann eût été un mauvais adversaire de la peine de mort ; signés de ce grand criminel, les beaux plaidoyers de Jules Simon et de Victor Hugo, encore que leur logique et leur véhémence ne fussent pas diminuées, eussent perdu de leur autorité. C’est qu’à un pareil abolitionniste chacun eût répondu : « Vous êtes orfèvre, monsieur Josse ! » Cette répartie, un réformateur de bon sens s’appliquera à se l’éviter. Si tu veux prêcher la polygamie, sois monogame toi-même, ou je te vais soupçonner de luxure. Si tu fais l’éloge des Juifs, je t’engage à être chrétien.‌

M. Renan, en même temps qu’il introduisait dans les jugements du siècle une compréhension qui allait contre la discipline de Saint-Sulpice, s’imposa de garder pour soi-même la rigueur de mœurs qu’il avait vu pratiquer dans cet austère bâtiment. Attitude fort sage et d’un effet excellent près des simples qu’il effarouche.‌

La seconde règle de vie, c’est de se garder de toute querelle personnelle. M. Renan ne répondit jamais aux injures dont il pouvait être l’objet et s’interdit même de prendre en faute ses adversaires. Ce n’était point seulement pour économiser son temps et parce qu’une calomnie réfutée, les polémistes ne sont pas en peine d’en imaginer une seconde ; c’était surtout, je le pressens, que M. Renan savait qu’il n’y a de vraiment dangereux que l’adversaire dont on a froissé la personne. Les grandes injustices, les persécutions atroces se font moins pour des opinions abstraites que pour des vengeances privées.‌

M. Renan pense même que le philosophe, quand sa dignité n’y est pas trop compromise, doit user d’une extrême complaisance à l’égard de toute personne considérée. Il ne se pique jamais de reviser les jugements de la société ; tout jeune, il prit le parti d’accorder qu’un académicien est toujours un esprit « extrêmement distingué » et un collaborateur des Débats « un homme éminent ». Ce dernier trait, je suis heureux de le dire, ne me paraît guère exagéré.‌

(Au reste, ne trouvez-vous pas que tout homme qui jouit d’une situation officielle et considérable devrait imiter la condescendance de M. Renan ? Ainsi les huissiers, et en général tous les magistrats, abusent du prestige dont ils sont vêtus pour désigner sur leurs papiers et dans leurs admonestations du titre méprisant de « le sieur un tel, la femme une telle, la fille, etc. », quand il serait si simple de nous appeler, jusqu’à preuve du contraire, « l’honorable M. un tel ». Ton fâcheux, et qui contribue à exaspérer contre ces fonctionnaires la démocratie.)‌

Évidemment, et dans aucune carrière, il n’eût été dans le tempérament de M. Renan de faire l’Alceste. Notre honoré maître est trop gras pour cet emploi. Mais eût-il été maigre et d’humeur bougonne, qu’il avait un trop haut sentiment de sa tâche et de ses responsabilités pour s’accorder le plaisir de laver la tête à tous ceux qui ne l’ont pas propre. De telles satisfactions auraient pu entraver la réussite de la tâche qu’il s’est fixée et qui est d’établir les origines purement humaines du christianisme.‌

Nous touchons au secret, à la grande habileté du sage : c’est parce qu’il ne veut qu’une seule chose, qu’il finit toujours par l’obtenir. Voilà la règle maîtresse ! M. Renan borna ses désirs, canalisa son activité vers un but précis et unique.‌

Entendez bien que je ne le félicite pas d’avoir négligé de faire fortune ou d’avoir peu insisté pour être sénateur. Ce sont de plus graves sacrifices qu’il a faits au succès de ses idées. S’étant proposé d’être un novateur dans les choses religieuses, il ne voulut pas l’être dans les choses morales non plus que dans les choses sociales. Vingt fois il touche à ces brûlantes questions ; vingt fois il est sur le point de réformer nos idées sur le juste et l’injuste, sur le tien et le mien, mais il s’arrête, ce vrai philosophe ! Peut-être nous eût-il aidés à résoudre quelques problèmes de la misère, mais il eût diminué son autorité à l’Académie des Inscriptions et le Corpus inscriptionum semiticarum en eût été ralenti.‌

Dans son livre de l’Avenir de la Science, livre admirable où bout toute sa jeunesse et notre cœur avec, on voit bien que Renan partait à vingt-huit ans pour modifier notre état mental tout entier. Des personnes avisées l’engagèrent à différer cette publication. C’est ainsi qu’il la fit paraître après la bataille.‌

Et cette prudence, il l’observe sur le terrain même qu’il s’est concédé. Comme il est réservé ! Dans les prairies de l’exégèse, il est le bon pasteur qui ne s’occupe que d’un seul mouton. S’il accepte le divin en marge de sa philosophie historique, c’est pour avoir un plus bel air d’impartialité quand il contestera à l’Église autre chose qu’une origine humaine. Il aime à dire, à laisser dire qu’il reconnaît Dieu le père : c’est pour mieux étrangler le Fils.‌

Céder sur les points incidents, pour être plus fort sur l’essentiel, c’est le secret des grands manieurs d’hommes. Quand Judith s’en allait vers la tente d’Holopherne, elle s’appliquait toute à sauver sa patrie. Si, dans le même moment, elle eût voulu sauver sa vertu, elle échouait dans sa tâche. Il faut savoir se borner. Elle fit la part du diable, qui, du même coup, se trouva la part de Dieu. Les historiens d’Israël l’ont délicieusement lavée et parfumée. Pareille aventure advint fréquemment dans un décor moins romanesque (c’était dans des ministères) à M. Cousin. M. Renan lui sait gré de s’être parfois plié pour que son peuple de professeurs ne fût pas accablé. Rien de plus philosophique qu’une concession. M. Renan toujours se conduisit avec l’opinion publique comme Judith, cette grande concessionnaire, avec Holopherne ; elle lui avait cédé sur un point, mais elle saisit par les cheveux la première occasion de lui tenir tête. Episode popularisé par la sculpture.‌

Cette prudence, cette habileté, ces calculs, toute cette politique à la façon de Gœthe servent assurément le penseur qui en use ; mais comment s’en trouve la pensée même ? Le réformateur Saint-Simon, qui était une façon d’aventurier brillant et passionné, Fourier, bonhomme d’une naïveté quasi-ridicule, ont posé une couple de principes autrement féconds que toute cette philosophie où M. Renan se garde à pique et à carreau.‌

Nous risquons d’être injustes et de cette façon-même que prévoyait l’illustre écrivain : peut-être taxons-nous de faiblesse ce qui ne fut que prudence ; mais il ne faut pas s’exagérer l’importance d’une injustice en matière littéraire, c’est le procédé de tous les petits-fils vis-à-vis de leurs grands-parents. Et puis, quoi ! vivent les absurdités, les imprudences intellectuelles ! Avouons-le, dans la philosophie renanienne, faite de politesse, d’habiletés et de réticences, nous sommes gênés, mal à l’aise, privés de grand air. Allons ! qu’on ouvre la fenêtre ! « Mon royaume pour un cheval ! » criait un Anglais de tragédie. Nous disons : « Toute la petite maison bretonne, la délicieuse petite maison, pour une chimère ! »‌

II

Renan10 §

Depuis six mois, M. Renan ne songeait plus qu’à se préparer à la mort. Il se préoccupait que ses dernières pensées fussent dans une disposition telle qu’elles ne contrediraient pas, mais compléteraient l’harmonie de toute sa vie.‌

Une fois encore, il y a trois ans, il s’était assuré de la solidité des assises sur lesquelles il avait bâti sa vie morale. On se rappelle cet Examen de conscience philosophique où l’illustre vieillard revise les principes qui l’ont commandé dans les crises principales de son existence et déclare s’y tenir. Mais pour ceux qui savent combien était haut le sentiment de la responsabilité chez ce parfait honnête homme, il paraîtra que ses dernières préoccupations, — celles où il puisa la paix suprême, — ont été pour un examen de conscience plus intime et où il s’arrêta moins à peser les idées auxquelles il avait lié sa vie qu’à venfier la façon même dont il avait usé de la vie.‌

Et comme il considérait que le devoir pour chacun est de tendre à sa perfection, je suis certain qu’il se demanda : « Ai-je bien profité pour ennoblir mon être de toutes les facilités que m’ont offertes les circonstances ? »

Il repassa ainsi toute la suite de son développement intellectuel, et je ne sais pas de problème psychique sur lequel on possède de meilleurs renseignements que sur cette vie intérieure de l’auteur des Souvenirs d’enfance et de jeunesse.‌

Aussi esquisserons-nous avec rapidité, une fois encore, les étapes où se forma cette merveilleuse sensibilité que la mort vient d’anéantir. Un point moins déterminé et, par là, plus attirant, c’est de savoir ce qui subsiste de M. Renan dans l’ensemble de nos opinions, dans la pensée contemporaine. « J’ai profité largement de ce qu’avaient accumulé les hommes, et en cela je fis mon devoir : mais leur ai-je été profitable à mon tour ? »

Grave question ! La seconde et la plus grave du suprême examen de conscience auquel M. Renan consacra ses suprêmes loisirs, coupés de lourdes somnolences. L’utilité morale de M. Renan ! Tout à l’heure, nous tenterons de voir clair dans ce passionnant problème.‌

Quand M. Renan sortit de Saint-Sulpice, ce qu’il emportait de cette austère maison, c’était un sentiment ardent des choses de la conscience ; c’était aussi une solide méthode intellectuelle que lui avaient faite ses travaux de philologie. A ces hautes préparations il avait donné toute l’énergie de sa jeunesse, sans rien en dissiper aux frivolités ordinaires.‌

Il est permis de supposer que sa compréhension de tant de parties de la science auxquelles il était étranger par des recherches personnelles lui vint de la familiarité où il vécut dès ce temps avec M. Berthelot. Et c’est ainsi que du don qu’ont les jeunes gens de lier des amitiés particulières, il tira encore un bénéfice. Il y gagna de ne point s’enfermer dans une spécialité et de ne pas s’aventurer sans compétence dans les généralités ; il fut un esprit philosophique.‌

Cependant les circonstances le contraignaient à fréquenter le monde des publicistes, auxquels il est permis de croire que son âpre jeunesse répugnait, et il sut encore tourner à profit des fréquentations qu’il n’avait acceptées d’abord que comme des conditions regrettables de son indépendance. Il connut Sainte-Beuve, il en reçut non pas un conseil, mais un mot de lettré, moins qu’un mot, un léger toucher qui entr’ouvrit son âme et fit jaillir cette grâce inépuisable où tous nous nous sommes délectés.‌

Nourri jusqu’à en pâlir des philosophes et des savants, entraîné au grand air par le lyrisme des Lamartine et des George Sand, mais encore bien âpre et livresque et provocant comme un curé breton, Renan eut tout pour séduire son siècle dès cet instant où Sainte-Beuve le fit homme de goût.‌

Un jour, nous pourrons discuter s’il n’eût pas été un plus fier génie en suivant l’intransigeante verve qu’on voit dans son livre de début, dans cet Avenir de la Science tout plein de l’ivresse des bibliothèques et des laboratoires. Ceux qui aiment avec passion les fortes individualités exprimeront peut-être ce regret. Mais si nous élargissons notre préoccupation, nous louerons Renan d’avoir eu le courage de s’atténuer. Peut-être se contenta-t-il moins soi-même, mais quel empire il prit sur ses contemporains ! Il eût risqué de n’être compris que d’une étroite minorité : il préféra être l’un des bienfaiteurs de l’esprit français.‌

Bienfaiteur de l’esprit français ! Oui, ce grand homme ne se contenta pas d’approcher le plus près que sa nature lui permettait de la perfection entrevue par les grands esprits ; il ne se contenta pas de se dévouer à la recherche de la vérité, d’être désintéressé et respectueux chez tous de la dignité humaine.‌

Ce n’était pas assez selon lui de plier son être sur l’idéal composé par nos aïeux ; il jugea qu’il était aussi de son devoir de restituer aux fils, en quelque mesure, les avantages qu’il avait reçus des pères.‌

M.Renan n’a pas été inutile. Si nous interrogeons notre conscience, nous lui devons ce témoignage, et, fût-il apporté par le plus humble, je n’en vois pas qui puisse faire un son plus beau parmi tant de paroles qu’on va jeter sur son cercueil.‌

Entre tant de mérites qu’à cette date chacun, selon son tour d’esprit, va lui attribuer, je crois mettre le doigt sur l’essentiel : M. Renan est un de ceux qui ont empêché l’esprit français de se passer du sentiment religieux.‌

Après la besogne du xviiie siècle, la situation était grave. Beaucoup d’esprits se sentaient incapables de se satisfaire, je ne dis pas de l’ironie voltairienne qui représenta surtout une période de lutte, mais de cette austère formule d’observation dont s’allaient pourtant contenter de nobles et vigoureuses intelligences, parmi lesquelles M. Taine. Peut-être une partie de la jeunesse, mal à l’aise (comme nous voyons encore aujourd’hui) dans le courant positiviste, allait-elle revenir à la formule catholique. Les Ozanam, les Lacordaire, assez maladroits à raisonner, avaient de quoi satisfaire certaines sentimentalités.‌

Ainsi, vers la moitié de ce siècle, les personnes d’une vie morale un peu intense se trouvaient dans cette alternative également fâcheuse de déserter les belles besognes de la critique moderne parce qu’elles n’y pouvaient contenter leurs aspirations religieuses, ou de s’y maintenir, mais en atrophiant une part de leur être. La seule solution était donc de trouver quelque provisoire qui conciliât le sentiment religieux et l’analyse scientifique.‌

Ce fut la tâche qu’assura M. Renan en qui venait précisément de se jouer cette crise. Son état d’âme à sa sortie de Saint-Sulpice, quand il chantait à la science un hymne qui semblait-contredire son Pater de Breton, c’est exactement l’état d’âme de la génération dont il allait être le directeur.‌

Oui, le bienfait dont nous remercions le maître qui vient de mourir, c’est qu’il a trouvé un joint pour conserver à l’esprit moderne le bénéfice de cette prodigieuse sensibilité catholique dont la plupart d’entre nous ne sauraient se passer, car elle a façonné trop longtemps nos ancêtres. Les jeunes gens et les femmes, à une certaine heure, suivirent l’auteur de la Vie de Jésus, l’aimèrent comme un apôtre, parce qu’il portait dans ses bras les beaux trésors héréditaires mêlés au bagage de la critique moderne.‌

Lourde charge ! Mélanges inquiétants !‌

A cette heure avancée de la nuit qui me hâte et dans la première minute de ce grand deuil, oserai-je reprendre, souligner, développer le mot « provisoire » dont je qualifiais tout à l’heure cette attitude constante chez M. Renan d’être un croyant (au sens philosophique) et un critique, un homme de foi et un analyste, de mêler enfin la notion du divin aux méthodes de nos laboratoires ?‌

Ce grand écrivain prétendait conserver Dieu dans le langage philosophique, parce que sa suppression déconcerterait l’humanité. Et malgré cette magique habileté, nous sommes après trente ans déroutés à nouveau.‌

Dans cette exquise Vie de Jésus, élégie et idylle mêlées, dont la grâce toujours enchantera les artistes, déjà nous avons cessé de trouver un contentement moral. Les liens se sont dénoués par lesquels M. Renan pensait avoir rattaché le passé au présent. Nous n’entendons plus que comme une belle poésie la façon dont il confond le sentiment religieux et la curiosité scientifique. Et de là il résulte, entre autres conséquences fort graves, que la notion du devoir où il nous invite ne nous paraît nullement nécessitée par la conception de l’univers qu’il nous propose d’après les sciences naturelles.‌

Le malentendu a pris de telles proportions que, dans ces dernières années, c’était devenu, chez les intelligences les plus averties, une habitude de soupçonner M. Renan d’ironie, alors qu’il parlait le plus gravement du monde.‌

Je ne crois pas qu’il y ait dans l’histoire littéraire un exemple de disciples différant de leur maître aussi fort que diffère de M. Renan le « renanisme ».‌

Si mêlé qu’il fût à la vie parisienne, cet illustre maître n’avait plus grand’chose de commun avec les préoccupations morales actuelles. Je crois qu’il vient de mourir sans s’être rendu un compte fort exact du cul-de-sac où nous a menés la forte impulsion qu’il nous donna sous le Second Empire, — de 1848 à 1875, car c’est là, ce me semble, la période philosophique où il faut le situer.‌

III

La vérité sur la crise de conscience de M. Renan‌ §

On peut douter, après une première lecture, qu’il y ait quelque sérieux bénéfice intellectuel à retirer de la Correspondance de Renan avec sa sœur Henriette. On n’y trouve point le degré de perfection où M. Renan, dans la suite, a poussé sa manière, et, quant à la substance même c’est l’ouvrage d’un enfant. D’un jeune provincial infiniment estimable et aimable par sa gravité et son sens de la haute moralité, mais, ces qualités-là, il devait les témoigner peu après, avec une force lyrique et une exaltation tout à fait supérieures, dans un volumineux essai sur l’Avenir de la Science, qui dispense des préliminaires qu’on nous communique aujourd’hui.‌

Voilà des raisons pour négliger ce recueil posthume. Mais ce sont des raisons de première lecture et peu valables. Les accepter, c’est se placer à un point de vue trop purement livresque. Nous pensons qu’à côté de l’œuvre il y a l’homme.‌

Une correspondance familière fait un livre médiocre, soit, mais elle constitue une précieuse biographie. Or, il est très utile de projeter une lumière abondante sur les figures caractéristiques, parce qu’elles sont représentatives, et que, fortement éclairées, à leur tour elles illuminent pour nous soit une époque, soit une série d’êtres.‌

Ces lettres intimes de M. Renan nous tiennent au courant, comme on sait, de la succession de circonstances et de raisonnements qui le décidèrent à renoncer à la cléricature. On croyait, et M. Renan lui-même semble avoir cru, que cette décision avait été nécessitée en lui par des scrupules théologiques. Sa foi religieuse aurait chancelé, parce qu’il distinguait que les explications messaniques des psaumes sont fausses. Il faut abandonner ou tout au moins interpréter cette version.‌

A repasser par les phases de la laïcisation de M. Renan, l’opinion s’impose qu’il ne fut jamais moins catholique que dans cette période. Ce n’est nullement une crise religieuse qu’il traversait dans les années 1843, 44 et 45. Ce sont des inquiétudes de vocation et, pour parler net, de carrière.‌

Étant donnés un caractère fait pour l’étude et la méditation, et aucune fortune, quelle carrière choisir ? Voilà, très exactement le problème que le jeune Breton se pose et propose à sa sœur. Toute sa préoccupation, c’est d’envisager son avenir.‌

« Une vie retirée, libre, indépendante des volontés ou des caprices d’un autre, une vie d’études et de travail », voilà le but et le désir de cet enfant merveilleusement intelligent et totalement dépourvu. C’est un problème délicat, mais d’économie domestique.‌

Le jeune Ernest Renan, quand il acceptait l’idée d’une vie ecclésiastique, n’imaginait rien d’autre que l’état d’un Malebranche qui fût prêtre et hardi penseur. Dès qu’il vit combien cette haute indépendance serait difficile à constituer, il chercha sa solution par ailleurs. Et voilà, je crois bien, le plus net ressort de la soi-disant crise religieuse de M. Renan.‌

Aucun des ouvrages de l’auteur de la Vie de Jésus ne me semble aussi parfaitement étranger au sentiment catholique, voire au sentiment religieux, que cette correspondance où éclate d’ailleurs une admirable passion de l’étude.‌

Je pense que le lecteur ne se méprend pas sur la qualité de mon observation. C’est avec un sentiment respectueux pour le Maître, dont la mémoire nous est toujours présente, que j’analyse son passage du séminaire à la vie laïque. On veut y voir, pour l’ordinaire, un drame de la conscience, une de ces tragédies intérieures qui mirent, certain soir, le pauvre Jouffroy dans un état si propre à la composition littéraire. J’affirme qu’à serrer de près les préoccupations qu’échangèrent, durant ces trois années, Ernest Renan et son admirable sœur, on ne voit rien d’essentiellement religieux.‌

Cette correspondance pose avec une ingénuité émouvante le problème d’un jeune garçon du peuple, empêché par sa condition précaire et par des complications familiales, qui veut assurer son développement intellectuel. Nul accent mystique. Mais le bon sens même, la divination des convenances sociales. (De cette faculté, M. Renan, par la suite, a tiré, selon moi, un parti exagéré.) Ce que nous aimons avec respect, dans ses premiers épanchements, c’est la force de sa curiosité intellectuelle et sa puissance d’enivrement cérébral. Voilà une atmosphère où le goût de l’éternel est si vigoureux que nul sentiment médiocre, je veux dire de considération pour les choses passagères, ne saurait y être viable.‌

Cet enfant de vingt-trois ans et cette jeune femme sont admirables en ce que jamais, au cours du débat qu’ils ont institué sur la voie à suivre pour créer à l’un d’eux une belle vie de culture, ils n’acceptent le point de vue des avantages mondains.‌

Dans un âge où l’on a tous les appétits, pour rien, pour le plaisir d’avoir des appétits, M. Renan ne désirait qu’un morceau de pain, un abri, et le loisir de travailler avec acharnement.‌

« Vive l’amateur qui peut penser à son aise sans s’inquiéter de son pain matériel ! » s’écrie familièrement M. Renan.‌

Je me permettrai de signaler cette boutade (qui a tous les caractères d’apparente platitude qui caractérise le bon sens) à ceux que préoccupe la vaine querelle de l’amateur et du professionnel : elle contient la solution de leur débat.‌

L’amateur est supérieur au professionnel parce qu’il a l’esprit libre. Mais cette liberté d’esprit ne vaut que s’il s’en sert pour penser. Il faut penser, tout est là ! Et l’on a remarqué qu’un jeûne léger, sans exagération, une demi-diète, favorisent mieux la verve des poètes et la réflexion des philosophes que ne ferait la digestion, avec ses suites proverbiales, d’une énorme truffe.‌

C’est ce qu’a très finement deviné, entre les murs de Saint-Sulpice, M. Renan. Il coupe la truffe en deux : « Tous les philosophes, déclare-t-il à sa sœur, devraient naître avec trois mille francs de rente à Paris, et deux mille en province, ni plus, ni moins. »

Le devis que propose Stendhal est légèrement plus élevé : « Celui qui n’a pas sept mille francs de rentes, écrit-il quelque part, doit y penser toujours. Dès qu’il les a, n’y plus penser jamais ! »

Notons-le en passant. Cette mesquinerie d’habitudes où se plaisait dans ses rêves le jeune Renan et qu’acceptait Stendhal ne paraît pas acceptable à certains esprits qui, bien qu’exempts de cupidité vulgaire, veulent un décor de grandeur à leur biographie. On connaît la lettre de Bossuet au maréchal de Bellefonds : « L’abbaye que le Roi me donne me tire d’embarras et de soucis qui ne peuvent pas se concilier longtemps avec les pensées que je suis obligé d’avoir. Je n’ai aucun attachement aux richesses, mais je ne suis pas encore assez habile pour trouver que j’ai tout le nécessaire si je n’avais que le nécessaire, et je perdrais plus de la moitié de mon esprit si j’étais à l’étroit dans mon domestique. »

Vivre à l’étroit, se contenter du nécessaire, c’est ce qu’un Renan, un Stendhal acceptent d’enthousiasme. Ils n’imaginent même point une objection. A vingt-cinq ans, enivrés par la méditation sentimentale que favorise l’Italie, ou par la méditation métaphysique, à laquelle les froides charmilles à la française du séminaire d’Issy sont fort convenables, ces deux adolescents merveilleux me semblent des sages. Je les loue. Mais je vous demande à quoi vous prétendriez reconnaître, dans ces soucis de la vingtième année de M. Renan, l’état d’esprit catholique, l’angoisse religieuse ?‌

Certaines personnes qui ont l’esprit confus se plaisent à mêler les termes, et décorent du titre de catholique, de chrétien, de religieux tout idéaliste, tout homme détaché des avantages matériels. Ces confusions ne doivent pas être perpétuées.‌

Faisons justice d’un faux lieu commun d’histoire littéraire. Avec un langage ecclésiastique, dont ses dernières œuvres sont d’ailleurs plus fortement marquées que sa correspondance de séminariste, M. Renan nous apparaît, dès sa première lettre à sa sœur, — et avant même que M. Berthelot l’ait mis sur la voie d’une conception scientifique de l’univers ; — comme un rationaliste sans aucune trace d’esprit catholique réel.‌

C’est un enfant intelligent qui s’enivre d’amour pour la grande culture humaine. Avec sa tonsure, sa soutane, il est frénétique de jouir de la vie. Je vous dis que Stendhal, lors de son premier voyage d’Italie, avait cette belle fringale-là. Nous ne l’oublions pas, Ernest Renan, lui, était un cérébral pur. Mais au point de vue catholique, la curiosité de savoir pour savoir n’est-elle pas une vanité aussi coupable que la folie du jeu, la débauche et autres « divertissements » ? Demandez-le à saint Augustin, à Port-Royal et à Saint-Sulpice.‌

Quand donc nos modernes néo-chrétiens qui affadissent tout, même le sens des mots, se mettront-ils dans la tête qu’il n’y a pas d’autre catholicisme que l’orthodoxie ! On n’est pas libre de définir à sa guise des termes qui ont une signification historique et philosophique très précise. Nul des sentiments que nous connaissons à Ernest Renan ne nous permet de le considérer comme ayant accepté le catholicisme à un instant quelconque de sa vie intellectuelle. Il n’a donc pas eu à le détruire en soi.‌

M. Renan, dans les premières années de sa majorité, a traversé une crise psychique ; il eut une de ces fortes congestions du cerveau qu’on remarque chez les enfants un peu notables, mis en présence des immenses ressources de la vie.‌

Je l’ai rapproché d’un Stendhal, c’est pour fortement marquer mon idée et soulever tout de suite les objections. J’entends qu’on veut trouver entre ces deux romantiques une réelle divergence d’éthique. On va m’inviter à remarquer que M. Renan, dans sa correspondance d’adolescent, donne à l’aspect moral des actes une importance qu’un Stendhal réserve pour leur caractère de beauté ou d’héroïsme. Je ne m’y arrête pas. Examinez d’un peu haut ces deux façons de comprendre la vie ! Vous verrez qu’elles se différencient seulement par le vocabulaire et qu’elles mènent dans la pratique à des résultats analogues.‌

Un Renan, un Stendhal ne se préoccupent que de leur développement intérieur. Ce sont des voluptueux, au noble sens que comporte ce mot, et tels que furent les Goethe et les Léonard de Vinci.‌

Et laissons là le Vinci qui nous reporte trop loin ; laissons aussi ces expressions de dilettantisme, de renanisme qui sont dégoûtantes de demi-culture et sentent la chronique où on les a gâchées. Renan est tantôt un humaniste, tantôt un naturaliste, un Gœthe enfin (avec une âme moins virile, quelque chose de serf dans les mœurs), mais ce n’est dans aucun instant de son développement un catholique.‌

Maintenant il faut qu’on cesse de nous parler des luttes intimes, des angoisses religieuses, des crises de conscience d’Ernest Renan. Au séminaire il a connu les premières ivresses cérébrales dont est tout soulevé le beau livre qu’il écrivit peu après sur l’Avenir de la Science. Jamais il n’a eu autant de certitudes qu’à ces époques-là. Il en a même de naïves, dont il rabattit singulièrement par la suite.‌

En toute connaissance de cause, je ne puis voir dans ces lettres à sa sœur que les premières difficultés de carrière d’un jeune homme d’esprit libre qui répugne à s’enrégimenter.‌

Si M. Renan avait connu une crise de conscience, je crois qu’il faudrait la chercher un peu plus tard, quand il a terminé son essai sur l’Avenir de la Science et qu’après quelques tentatives, il se détermine à se conformer à la conduite dictée par les anciens : « Le philosophe doit sacrifier aux dieux de l’Empire. » Ce que Pascal formulait : « Il faut avoir une pensée de derrière la tête et juger du tout par là, en parlant cependant comme le peuple. » Cet aphorisme constitue le point essentiel du « renanisme » ; c’est à l’adopter que le maître put hésiter, parce qu’il avait l’amour de la vérité et qu’il dut lui en coûter de la taire à demi, comme il fit le plus souvent, dès sa trentième année. Mais quand il chassait de sa conscience le catholicisme qui n’y avait jamais existé, sa correspondance nous démontre jusqu’à l’évidence que ça n’était désagréable qu’à sa mère11.‌

Taine §

I

L’influence de M. Taine‌ §

M. Taine est mort, hier, 5 mars…‌

Je supplie les lecteurs de m’excuser si, à cette heure tardive de la soirée, j’essaye de rédiger quelques notes sur ce mort illustre.‌

Je me déclare incapable d’exprimer avec convenance l’admiration que m’inspire cette incomparable imagination philosophique, et surtout de retracer avec l’ordonnance nécessaire le développement de cet esprit volontaire qui voua un culte si fiévreux à la logique.‌

L’imagination philosophique, le don de rendre émouvantes les idées, de dramatiser les abstractions, voilà, en effet, le trait essentiel qu’il faut souligner, et souligner encore, chez M. Taine, car c’est par là que s’explique la suprématie qu’il a conquise devant le public sur tant de philosophes qui se donnèrent avec lui à vulgariser les doctrines positivistes dans les cinquante dernières années.‌

M. Taine n’a rien inventé, ni un type, comme fait un poète, ni une action dramatique, ni une métaphysique, ni même la philosophie dont il se recommande. Mais il a rendu susceptibles de nous enthousiasmer des notions qui, chez les penseurs de même ordre, étaient glacées ou insupportablement délayées.‌

Ses livres sont composés avec une rigueur inflexible, chargés d’images et d’éloquence. Et quel est leur but ? de démontrer. De démontrer quoi ? l’excellence d’une certaine méthode.‌

Oui, qu’il étudie la littérature anglaise, la civilisation italienne, quelques écrivains français contemporains, la société parisienne ou la révolution, son souci constant est d’appliquer et de vérifier une certaine méthode.‌

 

Mais quoi ? dira-t-on, quelle méthode et à quoi sert-elle ?‌

On ne comprendrait pas, en effet, le sens de la vie de M. Taine, si l’on ne posait tout d’abord et très fortement que la passion de cet homme fut de voir clair. Il s’appliqua à classer les faits sous un autre fait dont on pût déduire leur nature, leurs rapports et leurs changements.‌

Chaque groupe de faits a sa cause : cette cause est un fait. M. Taine ne vécut que pour saisir la cause ordonnatrice dans la multitude des faits que nous classons sous les noms de littérature anglaise, civilisation italienne, Révolution française, etc., etc.‌

Cet homme est admirable, pour nous avoir présenté, sous vingt-cinq formes, une même méthode de raisonner et de comprendre.‌

 

Il fut notre professeur d’analyse. Et notre éducation, il la commença dès son premier livre, quand il s’appliqua à nous faire voir que chez les « philosophes classiques » de ce siècle, chez MM. Cousin, Royer-Collard, Jouffroy, Maine de Biran, la méthode est nulle, et qu’en même temps, il nous invitait à reprendre la tradition des Condillac et des Cabanis fortifiée par une féconde méditation de l’Éthique, de Spinoza, et de la Logique, de Hegel.‌

Et quand il nous promena ensuite dans l’histoire de la pensée anglaise, dans les musées italiens, dans la vie privée de Thomas Graindorge, etc., etc., c’était moins encore pour nous renseigner sur tous ces instants de la civilisation que pour nous enseigner à analyser.‌

M. Taine, c’est notre professeur de psychologie, le père vénéré des analystes.‌

 

Je m’arrête encore dans ce raccourci que j’essaye de tracer de l’influence de Taine sur la pensée française. Je la sens si vivement, cette influence, je lui garde, à cet illustre mort, une si vive reconnaissance ! Ne lui devons-nous pas, entre autres bienfaits, le meilleur de Paul Bourget, le meilleur de Vogüé aussi. Ah ! Renan mort, que nous reste-t-il donc !‌

Mais voici que nous heurtons un problème fort singulier au premier abord, et qui prête, depuis dix ans, aux plus âpres polémiques.‌

Après avoir satisfait les esprits les plus novateurs, après avoir été celui de qui s’autorisaient les contempteurs de la vieille morale, de la vieille religion, de la vieille société, après avoir passé pour un « révolutionnaire », M. Taine meurt en situation de « réactionnaire ».‌

Et pour résumer la situation en deux traits empruntés au journalisme quotidien, celui qui a écrit : « La vertu et le vice sont des produits comme le vitriol et le sucre », était classé ces années dernières comme « un du parti des ducs ».‌

Les sectaires, et même beaucoup d’esprits modernes, mais simplistes, y voulurent voir une défection. Les uns se réjouirent, les autres s’indignèrent. Quelques critiques ingénieux prétendirent donner une explication dans le caractère même de l’écrivain : ils supposèrent que la vieillesse l’avait rendu timoré. C’était mal raisonner, et, comme c’est la coutume, trop concéder à l’anecdote.‌

Toute la hardiesse, l’indépendance de M. Taine est dans sa méthode. Là-dessus, il est intraitable ; nulle considération n’assujettissait cet honnête homme ; il veut voir clair et saisir les faits sous les mots. Mais précisément cette méthode lui a affirmé qu’un peuple, une civilisation, un siècle sont un groupe de faits commandés par une hiérarchie de nécessités. Et de là son horreur pour ce qu’il a appelé l’esprit jacobin, pour la prétention d’imposer un état de choses à un peuple avant qu’il y fût parvenu naturellement. De là encore son goût si vif pour la tradition, pour le respect de l’évolution lente.‌

M. Taine, bien qu’on imprime chaque jour le contraire, n’a pas fait l’éloge de « l’ancien régime » ; loin de là, il lui fut sévère et jugea qu’il devait crouler ; mais il a protesté contre la méthode employée par les hommes de la Révolution pour la réfection de la France.‌

 

En résumé, nous expliquons M. Taine tout entier comme étant l’homme de la méthode dite l’analyse. Nous l’admirons comme un type, parce qu’il a manifesté, plus qu’aucun homme de notre connaissance, ce don singulier qu’on appelle l’imagination philosophique. Et nous le remercions, parce qu’il nous a appris, grâce à cette méthode et grâce à son enthousiasme contagieux, à aimer toutes les formes de l’intelligence humaine.‌

Sur un point seulement, il nous inquiète, et quelque jour nous nous en expliquerons : c’est qu’après avoir, pendant des années, jugé les hommes au point de vue esthétique (éloge des tyrans de la Renaissance, des brutes anglaises, etc.), il en arriva, sur le tard, à ne plus guère se préoccuper que du point de vue moral. Et pour tout dire, nous distinguons, sur cet homme admirable, une légère tache protestante.‌

 

II

Le protestantisme de M. Taine §

Aux obsèques de M. Taine, le pasteur Roger Holard prononçant l’éloge du défunt, a déclaré que ce n’était pas seulement pour se conformer au désir de Mme Taine et de ses enfants qu’un service funèbre était célébré, mais pour obéir à la volonté de M. Taine, nettement exprimée dans son testament.‌

Cette adhésion in extremis au protestantisme est très frappante en ce sens que M. Taine est né catholique, et que d’ailleurs nous étions autorisés à croire qu’il voyait d’inconciliables contradictions entre toute religion et les méthodes scientifiques. Voici donc que cet illustre penseur nous fournit, en sortant de la vie, un document très grave sur la qualité de son caractère et sur l’interprétation de ses idées. Par quelle pente est-il arrivé à aller prendre son suprême sommeil dans la famille protestante ?‌

Ce secret, nous eussions eu quelque malaise à le vouloir surprendre au lendemain de cette mort dont nous portons le deuil, mais après deux semaines, rapprochons-nous, osons interroger notre maître vénéré.‌

Le problème semblera d’autant plus important que l’esprit protestant apparaît non pas seulement chez Taine, mais chez ceux qui l’entouraient, chez Bourget (cf. Terre promise), chez Vogüé; chez tant d’hommes réfléchis du Collège de France, de la Sorbonne, de l’Institut.‌

Ah ! que ne pouvons-nous feuilleter avant qu’on les brûle, ces dossiers, ces fameux dossiers, où il classait ses conversations. Je sais que nous y trouverions des faits, des renseignements de tous ordres, des discussions d’hommes et nullement un journal intime. Mais la direction même de la curiosité de notre maître ne nous renseignerait-elle pas sur sa tendance morale ? Et puis souvent, à ces précieuses interviews, il dut joindre un bref examen de conscience : c’est prudence, en effet, de regarder la construction de son instrument, avant d’en enregistrer les résultats. Les impressions que nous ressentons des autres dépendent de ce que nous sommes.‌

Je me suis permis de reconstituer ci-dessous quelques-unes des fiches que, sans invraisemblance, M. Taine a pu rédiger, à des intervalles divers, depuis vingt ans, et classer sous ce titre qui exprime, je crois, son principal souci moral : Préparation à la mort.

Note I. — Depuis les années 1870 et 1871 qui ont beaucoup assombri mon caractère, mon esprit se reporte avec complaisance à la préparation à la mort. C’est que la raison et les sentiments prennent d’eux-mêmes la pente de la nature. Et malgré ma promenade quotidienne de Paris, en dépit du bienfaisant séjour de Menthon, je suis dans la période déclinante.‌

Je ne m’épouvante pas de la mort, c’est une fonction régulière de l’univers qui entraîne incessamment hors de la lumière les créatures pour faire place à d’autres. Mais il faut que ma raison participe de cette unité vers laquelle je m’achemine. Avant de rentrer dans ce grand tout, je veux m’y préparer. Je ne veux pas être une pensée mutilée, fragmentaire, dans l’universelle raison, un être isolé dans la communauté des hommes : j’entends servir la société et non point par goût des louanges, ni par désir d’être aimé, ni par sympathie pour mes contemporains, mais parce que le monde est un et que je veux me conformer à ses lois, qui sont d’ailleurs harmonieuses avec ma raison.‌

Accepter, s’accorder avec l’univers, voilà la vraie préparation à la mort. C’est à m’avancer dans cette soumission que j’emploierai les dernières années de ma vie.‌

Note II. — Pour Marc-Aurèle qui, selon moi, est la plus belle âme de l’humanité, se soumettre à la nature était un mot d’un sens suffisant. C’est cette formule qui a soutenu toute sa conduite, l’a décidé à s’abstenir des plaisirs, à modifier son pouvoir, à respecter la dignité de tout être et à s’épuiser, sans illusion d’ailleurs, pour le bien de l’empire. Toutefois, M. de Vogüé m’a dit aujourd’hui que dans son monde ce mot ne suffit pas.‌

Il m’a parlé de plusieurs personnes favorisées par la fortune, par la beauté, par une grande situation sociale, et qui pourtant mènent une vie morale digne de la plus haute estime. Or, il considère qu’elles n’eussent pas été telles et ne se seraient pas abstenues des plaisirs, si elles n’avaient eu pour précepteurs moraux que notre Marc-Aurèle ou notre Spinoza. Ce sont des catholiques.‌

D’autre part, je croise au Luxembourg des groupes de jeunes gens isolés, dont l’allure indique l’usage des bibliothèques, voire une belle culture, et qui sont pauvres. A l’éclat de leurs yeux, à la dureté de leurs regards, je sens que leurs rêveries sont d’un ordre funeste pour la paix sociale. A ceux-là aussi Marc-Aurèle sera insuffisant ; il faudrait leur donner des frères, et qu’ils prissent contact avec un groupe. Je voudrais entre eux un lien social, peut-être une religion, pourvu toutefois qu’en fortifiant la société, elle n’étouffât point l’individu.‌

Note III. — A., B., C., avec qui je cause, ne partagent point mes inquiétudes sur l’avenir de la société française. Mais la confiance de ces jeunes gens, si irraisonnée augmente encore ma défiance. Pour moi, je ne connaîtrai plus la sécurité avant ma mort.‌

A l’École Normale, où je m’occupais de choisir les principes qui ont déterminé ma vie, une phrase de Stendhal m’a frappé : « Tant qu’on n’a pas six mille francs de rentes, ne penser qu’à cela ; quand on les a, n’y plus penser. » Il faudrait ajouter : « Se choisir un milieu social, un ordre où passer sa vie avec régularité, et, cette élection faite, n’y plus penser. » Un ordre dans lequel on puisse d’ailleurs travailler en toute indépendance.‌

C’est dans cet esprit que j’ai voulu faire partie de l’Université, sans en adopter au reste les préjugés. Dans cet esprit encore, je fus heureux d’un fauteuil à l’Académie. A l’abri de ces antiques institutions, je pensais travailler sans tracas. Dès la première heure, pour ma thèse de doctorat, je vis l’Université me rejeter ! Et la haute situation d’académicien ne suffit pas à m’autoriser, devant l’opinion, à traiter librement de la période révolutionnaire, ni d’aucun sujet délicat.‌

Toutes expériences faites, je ne vois que la société protestante qui protège, défende les siens, leur soit une assurance, enfin. Elle leur passe les hardiesses essentielles et ne leur demande que des concessions d’attitude, dont s’agace peut-être un Parisien vif, irrespectueux, provocant, mais qui ne coûtent rien ni aux races du Nord, ni à moi.‌

Note IV. — Je crois prévoir que mes amis, au lendemain de ma mort, me traiteront de saint : c’est le genre de considération que je préfère. J’ai toujours voulu trouver une valeur morale à la recherche de la vérité. La curiosité scientifique me paraît une vertu, et il me répugne de n’y voir qu’une gymnastique de mon cerveau. Ce titre de saint, je le donne, moi aussi, à un Spinoza ou même à M. Littré. Pourtant, cette expression est mal justifiable ; elle fait partie d’une terminologie désormais sans emploi. C’est un mot sous lequel il n’y a plus un fait, et j’ai passé ma vie à combattre ce genre de vague. Comment ce titre vide éveille-t-il encore des sentiments en nous ? Pour mon cœur, la religion a-t-elle encore des raisons que ma raison ne connaît pas ?‌

Note V. — Bourget attache beaucoup d’importance à ce domaine de l’incognoscible, à ce « domaine des choses qui ne peuvent pas être connues ». La science positive préfère de n’y rien nier, de n’y rien affirmer ; en un mot, elle ne connaît pas l’inconnaissable, mais elle en connaît l’existence. Le vieux Littré a magnifiquement parlé, me rappelait Bourget, de cet océan de mystère qui bat notre rivage, que nous voyons devant nous réel et pour lequel nous n’avons ni barque, ni voile…1 . Pourquoi ne pas installer là tous ces rêves religieux qui satisferaient notre besoin de poésie, qui autoriseraient notre conception morale de la vie ? Voilà peut-être l’expédient par lequel, sans rien sacrifier de la rigueur de notre méthode, nous pourrons unir de nobles esprits dans la paisible idée de l’infini et dans l’aspiration vers le bien idéal. C’est en maintenant ce « domaine de l’inconnaissable » que Spencer, sans avoir par ailleurs d’autre souci que la vérité pure, s’accorde en pratique avec ses compatriotes d’un protestantisme si soupçonneux.‌

Note VI. — Aujourd’hui, en écrivant mon Sonnet VI sur les chats, j’ai constaté que mon point de vue moral ne s’est jamais déplacé.‌

Deux sages ont connu la vérité suprême :‌
Mais chacun dément l’autre et le condamne à tort.‌
L’un nous dit : Soutiens-toi, sois patient et fort.‌
Et l’autre : Sois heureux, jouis à l’instant même. ‌

C’est avec le premier que je me range. Outre que j’avais le goût de comprendre tous les états d’âme, j’avais trop de sens esthétique pour flétrir ceux qui jouissent. Je crois avoir bien parlé du Paradis terrestre qu’est Venise, mieux encore de l’héroïsme charnel de Rubens ; j’ai mis en valeur aussi les fougueux aventuriers de la Renaissance ; mais toute ma complaisance, je la donne à ceux qui souffrent et qui acceptent. Selon moi, ils possèdent la vraie poésie de la vie.‌

Aujourd’hui comme jadis, il me paraît très profond le mot de l’homme que j’ai le plus estimé, de ce Franz Wœpke qui disait : « J’ai pris la vie par le côté poétique. » Sous le nom de Paul, dans les Philosophes classiques2, puis dans le musicien du dernier chapitre de Graindorge, et ailleurs encore, bien souvent, j’ai décrit cette résignation, ce calme, cette politesse, ce labeur désintéressé. Se pénétrer du sentiment des nécessités qui nous plient et qui nous traînent, se persuader que toute la sagesse consiste à les comprendre ou à les accepter, c’est le stoïcisme des anciens, et voilà qui est pour moi de qualité religieuse.‌

Note VII. — Une jeune femme a fait, devant moi, un mot fort spirituel et profond. Parlant de son mari, qui s’occupe de « la réfection sociale des jeunes gens » et dont elle annonçait le départ pour Rome, elle a dit : « Il va demander au Pape la permission d’être protestant. »‌

Pour moi, ce n’est pas au Pape que je demande cette permission, c’est au Taine que j’étais il y a vingt ans. Dans ce temps-là, j’écrivais : « La religion et la philosophie sont produites par des facultés qui s’excluent réciproquement, se déclarent impuissantes… Le système qui essayerait de les réconcilier et de les confondre ne sera jamais qu’un roman. » J’allais même plus loin, et je disais : « Affirmer qu’une doctrine est vraie parce qu’elle est utile ou belle, c’est la ranger parmi les machines du gouvernement, ou parmi les inventions de la poésie3‌. »

Eh bien ! aujourd’hui, au terme de ma course, je prends la résolution de donner mon suprême témoignage à une religion, parce qu’elle donne satisfaction à ma conception poétique de la vie et parce qu’elle aide à refréner les tendances naturelles des hommes qui sont la brutalité et l’égoïsme.‌

Je répugne au catholicisme romain, à cause de son administration formidable et parce qu’il ne laisse pas assez de jeu à la libre interprétation de l’Univers par chaque individu. Je mourrai dans la communauté protestante. Aujourd’hui comme jadis, ma règle morale, c’est le stoïcisme de Marc-Aurèle, et ma méthode, c’est l’analyse scientifique ; mais ce serait un trait de jacobinisme de vouloir imposer par le raisonnement mon état d’esprit à ceux qui ne l’ont pas atteint. Séparons l’ordre moral de l’ordre scientifique, usons de distinctions, sans quoi il n’y aurait que désordre et mauvaise foi, mais fortifions ceux qui aspirent, eux aussi, au bien idéal.‌

Mes livres, qui sont écrits pour une minorité, n’enseignent rien que le déterminisme scientifique et la soumission d’un Marc-Aurèle ou d’un Spinoza ; mes obsèques religieuses, qui sont un argument mieux saisissable par la foule, contribueront à approcher mes contemporains de cette haute moralité. Mon esprit, nourri hors des temps et des milieux, demeurera, dans mes livres, tout au service de l’humanité non conditionnée ; mon corps, au service du pays et de l’époque auxquels j’ai dû les bonheurs de l’amitié et la sécurité du travail.‌

Voilà, j’en suis certain, par quel noble souci moral et par quels raisonnements M. Taine, qui est né catholique et qui a vécu en libre-penseur, est mort protestant.‌

Au début de ce siècle, Chateaubriand nous incitait à être catholiques, parce que le catholicisme est beau et bienfaisant. C’est aussi au nom de l’utilité que M. Taine préconise le protestantisme. Seulement, l’auteur du Génie du christianisme procédait par des élans de sensibilité et des peintures poétiques. L’auteur des Origines de la France contemporaine est un logicien qui nous souhaite un bien religieux parce que l’anarchie et le manque de tradition sont le mal de notre pays depuis cent ans, et qui préfère le protestantisme au catholicisme par haine de la centralisation excessive et par respect de l’individu.‌

Résolument hostile à toute nuance de protestantisme, je suis, pour ma part, complètement opposé à ces manières de voir du regretté philosophe, mais je me suis proposé ici de les exposer et non point de les réfuter.‌

 

III

M. Taine eut-il tort ? §

Tous, nous nous associons aux excellentes observations de M. André Hallays, dans les Débats. C’est à propos d’une lettre où Mme Taine proteste contre la publication faite par le Figaro de douze sonnets signés de Taine et qui, selon le vœu de leur auteur, devaient rester à jamais inédits. M. Hallays loue le grand écrivain de l’énergie et de l’esprit de suite qu’il montra à se défendre contre les entreprises des badauds.‌

« Taine, dit M. Hallays, savait bien quelle loge de concierge est devenue notre société moderne. Il connaissait les misérables vilenies qui se commettent chaque jour, sous prétexte de publications posthumes, et les perfides représailles des ennemis, et les maladresses des amis trop zélés, et l’éternelle niaiserie des badauds amusés par le scandale. »

Loge de concierge me plaît, voilà le mot exact. Les ennemis, les amis trop zélés, on s’en accommode encore. Mais le malheur, voyez-vous, c’est qu’il y a trop d’imbéciles ! Ils le sont trop, me dis-je chaque semaine.‌

Aussi l’indiscrétion du Figaro, la publication de ces très beaux sonnets, je ne la trouve pas très grave. Pourquoi ? parce qu’elle n’est pas d’un sot. Il faut même remercier cet indiscret, s’il a sauvé du feu ces nobles pensées, ingénument formulées. Et si, comme je le crois, son rôle se borne à nous donner tout de suite une petite œuvre que nos fils, plus tard, eussent publiée, je ne puis lui en vouloir d’avancer ainsi nos plaisirs.‌

A mon jugement (et l’on m’excusera si je ne ressens pas dans toute leur intensité les pieux scrupules des intimes du maître), cet anonyme indiscret ne commit qu’une légère faute de goût : pour bien agir, il aurait dû publier ces sonnets seulement à une cinquantaine d’exemplaires. On se les fût passés de la main à la main. C’est ainsi que nous usons de la Vie d’Henriette Renan, et très souvent j’ai admiré la parfaite délicatesse littéraire des journaux français qui tous ont écarté l’idée, assurément fort tentante, de donner à leur public ces pages fameuses. Grâce à leur réserve, le petit bijou est demeuré exquis.‌

Tels sonnets de Sainte-Beuve à une mystérieuse inconnue ont presque tout perdu de leur qualité de tendresse et d’intimité depuis que M. Pons les jeta dans le grand public. Il devait laisser ce Livre d’amour tel qu’il était : un ouvrage dont quelques exemplaires apparaissaient sous de rares manteaux.‌

M. A.-J. Pons a péché par manque de goût. Mais ce sont là, — de notre point de vue, à nous autres, curieux désintéressés, — des péchés véniels. Le cas tout à fait lamentable, c’est celui que l’on flétrissait, il y a peu, ici même, de cette Correspondance de Baudelaire que, malgré toutes les démarches, les éditeurs Calmann-Lévy ne semblent que trop décidés à publier. Quel faux lettré, quel déplorable Baudelairien assembla donc ces lettres déprimantes ? Ah ! les amis, les ennemis, ce sont les chères bêtes du foyer, auprès de cet animal redoutable qui est un imbécile.‌

Ce ne sont pas seulement ses papiers qu’il faut défendre, mais encore sa propre personne. « Taine, dit M. Hallays, mettait à la porte de sa maison les reporters. Il ne consentait point à ce qu’on fît sa photographie. Il n’écrivait d’anecdotes ni sur lui-même, ni sur ses amis. Il fuyait le monde. On ignorait le mobilier de son cabinet de travail. A une époque où les renommées littéraires se font et s’entretiennent par d’habiles réclames, où nous voyons avec tristesse des hommes que leur talent seul suffirait à rendre glorieux, pris de la rage de s’exhiber en public, eux, leur famille et leurs animaux domestiques, — c’était un spectacle salutaire que celui de ce philosophe sans cesse occupé à dérober aux regards des marchands de publicité sa vie de labeur et d’étude. »

Voilà qui est parfaitement dit ; je me hâte d’y souscrire, pour reprendre bien vite le droit de présenter quelques objections.‌

Et d’abord, M. Renan, qui avait, sauf les nuances, une même qualité de noblesse intellectuelle, prit dans toutes ces questions de publicité une attitude absolument opposée à celle de M. Taine. Il fut en proie, — et en proie souriante, — aux reporters. C’est dire que voilà une attitude également justifiable. Et, en effet, il y a quelque rudesse pour des maîtres (je pense, par exemple, à M. Zola, qui est la providence des débutants de l’information), il y a quelque rudesse à se fermer absolument aux jeunes gens qui veulent travailler dans ce très dur métier du journalisme et qui souvent seront tirés d’un grave embarras par quelques mots, quelques notes qu’on leur laissera prendre.‌

En outre, si nous déplaçons un peu le point de vue, M. Taine, qui pour Sainte-Beuve professait une admiration à peu près complète, ne souscrirait-il pas au jugement de cet écrivain : « Tant qu’on ne s’est pas adressé sur un auteur un certain nombre de questions et qu’on n’y a pas répondu, on n’est pas sûr de le tenir tout entier. — Que pensait-il en religion ? Comment était-il affecté du spectacle de la nature ? Comment se comportait-il sur l’article des femmes ? Sur l’article de l’argent ? Etait-il riche ? Était-il pauvre ? Quel était son régime, quelle était sa manière journalière de vivre ?… »

Voilà le questionnaire que dresse Sainte-Beuve, et ne reconnaissez-vous pas là précisément le dessin des interviews qu’on fait subir à nos « hommes en vue » ? Et pourquoi s’y soumettent-ils ? Eh ! parce que, Sainte-Beuve l’a vu, aucune de ces questions n’est indifférente pour juger l’auteur d’un livre et le livre lui-même. Et les auteurs, cela est fort juste, veulent qu’on les comprenne, eux et leurs livres.‌

On se prête à des interviews pour rétablir devant le public sa figure exacte. Je remarque avec tout le monde que Drumont parle le plus possible aux reporters de sa petite maison de Soissy. Il a mille fois raison, s’il la montre mille fois ; c’est pour détruire la légende qui le représenterait comme habitant un palais plus fastueux que les hôtels Rothschild. Mais voilà, il y a trop d’imbéciles. Et abusant de la facilité qu’on leur donne de voir les hommes tels qu’ils sont, ils les expriment tels qu’ils les voient.‌

Un reporter s’exprimait, il y a peu, en ces termes : « M. Barrès, tandis que je l’interrogeais, me regardait d’un air abruti. » Bien que nous n’ayons pas les mêmes opinions sur la question du Panama, mon confrère aurait pu dire, par exemple : « M. Barrès paraissait rêver. » Comme dit Sainte-Beuve, il y a des coins de vérité qu’on présentera plus agréablement sous un léger voile.‌

M. Taine qui, théoriquement, semble avoir eu tort de ne pas se prêter aux reporters, — tandis que son maître, Gœthe, en avait installé un d’office auprès de lui (Eckermann), — eut raison dans la pratique. Il ne compta que sur la force et la logique de son œuvre, pour donner, de ses idées et de sa personne, une image exacte au public.‌

Il supporta les plus énervantes légendes. Parfois j’ai songé, — c’était ma réflexion à chaque tome qu’il publiait de ses Origines de la France contemporaine, — qu’une bonne explication de lui sur sa situation philosophique, confiée à quelque reporter intelligent, éclairerait le public qui se passionnait à le traiter tantôt d’infâme réactionnaire, tantôt d’athée sans principe. Mais que sert de s’expliquer ! C’est la faculté de comprendre qu’il faudrait donner à un certain nombre de personnes.‌

Et, notamment, n’est-il pas lamentable qu’un ministre de l’Instruction publique en soit encore à ignorer ce qu’on entend philosophiquement par le moi et le culte du moi ? Ce problème de l’individualisme radical, qui est une des plus fécondes questions de ce temps, et qui ne va rien moins qu’à poser qu’il n’existe pas d’autres droits que ceux de l’individu, et à nier qu’il faille sacrifier l’individu à la collectivité, n’apparaît à ce haut fonctionnaire qu’un trait de prétention littéraire très propre à servir de thème à sa verve facétieuse ! Voilà qui me paraît prouver, d’incontestable façon, l’inutilité de la propagande, et, en conséquence, des concessions au reportage. De toute éternité, ceux qui doivent comprendre ont été désignés. Il n’y a pas à sacrifier les agréments de son intimité pour faciliter l’éducation des autres. Peut-être même serait-il inutile de publier ses livres, ceux qui doivent les comprendre les ayant déjà compris à l’avance. C’est en ce sens que Taine est pleinement admirable, et d’avoir repoussé les indiscrets, et d’avoir défendu qu’on publiât ses sonnets.‌

 

IV

M. Taine et le « philistin »‌ §

Je suis étonné qu’on ne commente pas davantage le livre posthume de M. Taine. De 1863 à 1865, étant examinateur d’admission à l’École militaire de Saint-Cyr, il fit des tournées en province. Au jour le jour, il prenait des notes qu’on vient de publier. Elles sont d’une violence extraordinaire.‌

Non pas dans les mots ; les violences de mots sont des gestes pour suppléer à l’animation réelle de la pensée, mais ici, ce sont les sentiments dans lesquels le maître recueillait ses observations qui font voir une singulière surexcitation. Ce grand honnête homme nous dit très consciencieusement ce qu’il a vu dans la province française, et son regard n’est pas bienveillant.‌

Il a distingué d’abord : « l’ignoble petit bourgeois prudhomme, important et tracassier des villes du Centre. » Voici comment il définit les fonctionnaires : « beaucoup de petites gens, mécontents, avares, désespérés, économes, mais point de désespoirs éclatants. C’est la vie rationnée ; chacun-se serre le ventre et attend en grognant un peu. » Quant aux petites villes, il en donne son opinion : « On s’imagine que tout est calme, heureux. De près, c’est comme un verre d’eau vu au microscope, avec des animalcules affreux qui se dévorent. Il paraît que la crinoline et l’ajustement tournent la tête de toutes les femmes ; on doit rogner sur le bœuf et le potage pour fournir aux rubans. » — La société française lui suggère cette âpre réflexion : « La France est organisée en faveur des paysans et des petits bourgeois, et c’est un triste produit. Une société est comme un grand jardin : on l’aménage pour lui faire rendre des pêches, des oranges ou des carottes et des choux. La nôtre est tout aménagée enr des choux et des carottes. L’idéal, c’est que le paysan puisse manger de la viande et que mon cordonnier, ayant amassé trois mille francs de rente, puisse envoyer son fils à l’École de Droit… »

Voilà quelques extraits des trente-trois premières pages ; il y en a trois cent cinquante de ce ton.‌

Ce livre est un réquisitoire terrible contre les Français de 1865, et comme ils ne sont pas morts ou que leurs fils leur sont identiques, c’est, on en juge, une lecture assez stimulante.‌

C’est un grand plaisir de comprendre. Cherchons donc à comprendre pourquoi M. Taine comprend de cette façon ses compatriotes. Et d’abord souvenons-nous qu’en quelque mesure nous sommes ses élèves et disons avec lui : « Ce que chacun sent lui est propre et particulier comme nature. Il est prudent d’examiner : la construction d’un instrument, âme ou esprit, avant d’admettre ce qu’il enregistre. »

Quand M. Taine, au crayon, sur de petits carnets, prenait ces notes que les siens publient respectueusement et sans rien y retrancher, il était un grand travailleur arraché pour quelques semaines à son labeur, à son milieu, contraint à se déplacer à travers toutes les régions de la France. Ce sédentaire jouit très fort des paysages qu’il visite, de la douceur de l’air, de la simplicité des types, de ce qu’il entrevoit de paix et d’animalité dans la province. Mais, d’autre part, il quitte le milieu intellectuel qu’il s’est choisi, auquel il s’est adapté, où la liberté d’esprit est absolue (du moins il le croit), où les préoccupations sont purement abstraites (du moins s’il en est de matérielles, comme il en ressent l’importance, il les excuse), et cette atmosphère, inférieure selon lui, où il se plonge, est encore faite plus médiocre par cette besogne monotone d’examiner des jeunes gens, et par la nécessité de se mettre en relations avec des fonctionnaires de toute sorte.‌

Voilà dans quelles conditions M. Taine ressent ces impressions de deux ordres si tranchés : le plus grand plaisir devant les choses naturelles, devant les champs, les montagnes, la mer, les heures diverses du soleil, et un dégoût passionné des individus qu’il rencontre ou, plus exactement, des conditions de vie où ils se meuvent.‌

Ces jeunes gens exténués et intimidés qui se pressent de ville en ville pour passer l’examen de Saint-Cyr, leurs parents qui attendent, leurs professeurs qui les recommandent, le recteur chez qui l’on dîne, le préfet et les magistrats avec qui on échange quelques considérations, tous ces personnages, M. Taine les examine de l’œil dont Henry Monnier collectionnait les traits de Joseph Prudhomme, avec la sympathie d’un Flaubert faisant parler les gens de Rouen pour orner son Homais, son Bouvard et son Pécuchet, avec l’accablement que le « bourgeois » donnait à Gautier.‌

Seulement, comme il n’est point un dessinateur, ni un poète, ni un romancier, mais qu’il est un philosophe sociologue, le personnage qu’il nous présente diffère de Joseph Prudhomme, du « philistin » des romantiques, et de Homais ; il nous fait voir le fonctionnaire français, ou l’administré français, tout domestiqué par « l’esprit fonctionnaire », mais à des traits certains nous reconnaissons dans le type qu’il nous détaille un frère des grandes caricatures romantiques.‌

Ici je demande la permission de placer une réflexion d’ordre général. M. Taine, comme M. Renan, comme tous les maîtres qui nous ont précédés, croyait à une raison indépendante, existant dans chacun de nous et qui nous permet d’approcher la vérité. Voilà une notion à laquelle, pour ma part, j’ai cru passionnément. L’individu ! son intelligence, sa faculté de saisir les lois de l’univers ! il faut en rabattre. La raison humaine est enchaînée de telle sorte que nous repassons tous dans les pas les uns des autres. Selon les milieux où nous nous sommes développés, nous élaborons des jugements, des raisonnements. Nous ne sommes pas maîtres des pensées qui naissent en nous. Elles sont des réactions, des mouvements de notre organisme dans un milieu donné. Elles ne naissent pas de notre intelligence. Elles sont des façons de réagir qui sont communes à tous les êtres plongés dans le même milieu.‌

C’est automatique. M. Taine, qui vit dans un petit milieu d’artistes, de penseurs, d’intellectuels, éprouve, à chaque fois qu’il se trouve en contact avec le « philistin », ce même mouvement d’horreur que ressentirent les Gautier et tous les poètes romantiques, les G. Sand et les Flaubert, et que l’on retrouve dans les livres les plus personnels de Renan, par exemple dans l’Avenir de la Science.‌

(Il serait bien curieux d’étudier dans quelles conditions la notion du « philistin » est apparue dans notre littérature et d’analyser ses éléments de formation. Cette conception, qui semblait tout d’abord une vue de brasserie, propre aux rapins et aux Pétrus Borel, est arrivée peu à peu à couper la France en deux, et constitue, selon moi, un des signes les plus caractéristiques de la dissociation profonde de notre pays.)‌

Seulement, voici qui est particulier et par où le philosophe se distingue du pur artiste : si Taine considère que tous ces gens qu’il croise dans ses tournées sont asservis à une telle conception de la vie qu’il ne peut collaborer avec eux, il ne peut pourtant pas en prendre son parti et, comme un Gautier, un Flaubert, un Leconte de Lisle, déclarer : « Je ne connais pas ces bourgeois ; je me désintéresse de tout ce qui les préoccupe » ; en tant que sociologue, il faut bien qu’il envisage les destinées de son pays, et dans cet esprit doué si merveilleusement d’imagination philosophique et historique, cette horreur du « bourgeois », du « philistin », aboutira à cette déclaration que le type du fonctionnaire français, que l’esprit fonctionnaire (qui ne se trouve pas seulement dans les administrations, mais qui a peu à peu pénétré même les professions libres) doit déterminer la mort de l’énergie française et, par conséquent, la décadence de notre patrie.‌

Ce qui me préoccupe dans cet article, — je le souligne avec insistance, — c’est de montrer comment, dans un même moment, tous les esprits placés dans des conditions analogues passent par des conceptions analogues. M. Taine, qui croyait que par un effort de l’intelligence individuelle on saisit les lois des choses, n’a fait que raisonner et organiser des sensations qui, des cénacles romantiques jusqu’aux brasseries de Montmartre, ont été éprouvées et exprimées par tous les artistes, par les plus minables et par les plus hauts, par les rapins de Murger et par le jeune Ernest Renan.‌

Ce livre qu’on vient de publier, c’est, avec une élévation de ton qui nous éloigne trop des parades fameuses de Rodolphe Salis pour qu’on y songe tout d’abord, une charge à fond contre le bourgeois, contre le philistin, issue exactement de cette même sensibilité qui constitue le dédain « artiste » des cabarets de Montmartre pour les « ronds-de-cuir ».‌

Cela en soi est assez curieux et vaut qu’on le signale. Quant au fond même de la question et de savoir si la France ne produit plus que des choux et des navets et si c’est une production insuffisante, je n’essaye même pas d’en donner mon sentiment. L’espace me ferait défaut pour me justifier d’approuver de si douloureuses prophéties ou de contredire des pages dont il faudrait d’abord exposer toute la force.‌

Le mal que fait à la France la centralisation parisienne, et par suite la convenance qu’il y aurait à décentraliser, ou pour mieux dire, à multiplier les points de centralisation, je ne pense pas que personne le nie, hors les ministres qui trouvent que c’est commode de régler des intérêts tous rassemblés dans les bureaux de leur ministère.‌

Mais ce point acquis, je m’étonne un peu de la persistance que met Taine à vouloir trouver en province un gentleman anglais…‌

Oui ! c’est là le fond de l’histoire ! Taine, qui exècre le philistin et qui croit le retrouver dans tous les fonctionnaires et dans tous les administrés qu’il rencontre, s’est pris en revanche d’une amitié d’imagination pour un certain type d’Anglo-Saxon qu’il s’est construit et qu’il voit riche, grand consommateur, puissant au travail, ne relevant que de soi-même.‌

Cette espèce d’homme, dans l’imagination du philosophe, joue le même rôle que joue l’artiste dans l’imagination d’Emma Bovary, ou l’Oriental noble et rêveur dans l’imagination d’un Lamartine. Le poète romantique, la jeune femme romanesque, M. Taine, ne trouvant pas autour d’eux l’Anglo-Saxon individualiste, l’Oriental noble et rêveur, l’artiste débauché et génial qui contenteraient leur conception de la vie, déclarent que la France est perdue, que les temps modernes sont honteux.‌

Si c’est vrai, on ne sera à même de s’en faire une idée claire que dans un délai minimum d’un siècle ; les générations pas plus que les individus ne se peuvent juger.‌

Mais ce qu’on peut constater dès maintenant, et la constatation contredit d’une façon piquante le préjugé où nous vivons sur l’audace des esprits élevés, c’est que depuis le grand mouvement industriel et commercial qui transforme l’Europe, il y a presque constamment en France une protestation de l’élite intellectuelle (au moins du monde littéraire accrédité) contre les directions du siècle. Toutes ces créations de Joseph Prudhomme, du pharmacien Homais, de Bouvard, du Philistin sont affreusement réactionnaires, comme l’étaient jadis les médecins de Molière.‌

Nos grands écrivains littéraires, quand ils dépeignent la société moderne, et à quelque parti d’ailleurs qu’ils se figurent appartenir, emploient toujours des couleurs au moins aussi injurieuses que celles qu’on trouve dans ces Carnets de voyage de Taine. Ils se désolent de ne pas voir, en place des contemporains que nous a nécessairement créés notre civilisation, soit un Turc dans son harem (rêve de Gautier), soit un grand seigneur anglais dans ses terres (rêve de Taine), soit un savant revêtu des pouvoirs et privilèges qu’eurent jadis les princes de l’Eglise (rêve de Renan). Tout cela, ce sont des systèmes de conservateurs exaspérés. En réalité, les Balzac, les Lamartine, les Gautier, les Flaubert, les Leconte de Lisle, les Taine, les Renan, etc., répugnent complètement aux conditions nouvelles de notre vie française où le fonctionnarisme, la spécialisation et la domination exclusive de l’argent accentuent chaque jour leur progrès.‌

 

V

Sur l’œuvre de Taine‌ §

Mon cher Bélugou,‌

C’est un formidable travail que vous me demandez là. Précisément parce que le sujet est du plus grand intérêt, il m’est impossible de vous satisfaire. Je respecte trop l’œuvre de M. Taine ; elle éveille des idées trop nombreuses, trop graves pour que je me dispense de leur donner les formules convenables. Or, celles-ci, même insuffisantes, les trouverais-je après plusieurs mois de réflexions ?‌

Comme éducateur, et pour nous communiquer l’ensemble des connaissances au point où l’observation et l’expérimentation les avaient menées en 1870, M. Taine me semble incomparable. Quelques objections respectueuses que j’oserais adresser à cet honnête homme ne me viennent qu’après que je me suis placé, grâce à son aide, au plan dont ses méthodes d’exposition nous ont facilité l’abord. Voici pourtant un point où je me permets de me soustraire très décidément à son influence si notable.‌

Ce philosophe a très bien senti l’insuffisance, le verbalisme où aboutissent certains efforts sociaux, tant d’enthousiasmes dépensés et tant de sang versé ; mais si le but qu’on déclarait viser, — à savoir la justice sociale — n’a pas été atteint (et cette sévérité pour l’œuvre de la Révolution, fort explicable dans la bouche d’un socialiste, ne vous étonne-t-elle pas un peu chez un admirateur des libertés anglo-saxonnes ?), si, dans l’entreprise révolutionnaire, il y a des puérilités, des agitations et du vide, une grandeur pourtant est apparue : certaines dépenses d’énergie, fussent-elles infécondes, contribuent à manifester l’humanité, elles accroissent, sinon le bien-être, du moins la beauté et, par là, la volupté et puis aussi la dignité de notre espèce.‌

M. Taine avait de la timidité dans le sang.‌

Il jugeait les choses avec un haut bon sens qu’on voit aussi chez Goethe. Ce qu’a donné ce naturalisme (sa soumission aux lois de la nature) dans sa philosophie et dans son esthétique, c’est un problème que je n’examine pas, mais dans son œuvre d’historien politique, cette vue gœthienne l’a mené à une doctrine par trop timide. Avec le maître de Weimar, il aurait dit, signé et contresigné cet aphorisme : « Quiconque veut exercer une influence ne doit jamais blâmer ni s’inquiéter de ce qui va de travers, mais faire constamment, uniquement le bien. Il ne s’agit point d’abattre, mais au contraire d’élever quelque chose en quoi l’humanité trouve un plaisir pur. » Il haïssait le désordre.‌

Tel était son tempérament : nous souffrons de ses limites, mais tout de même acceptons avec reconnaissance une manière de voir dont il a tiré une méthode si propre à nous former. Nous savons bien qu’il devait haïr les choses désordonnées, ce puissant naturaliste, qui acceptait et aimait les lois de la nature. Nous admettons avec lui le danger de la méthode dialectique et rationnelle dans les réformes sociales. Nous aurions à développer amplement ce qu’il y a d’excessif dans l’opposition qu’il leur fait. Ici nous nous bornerons à critiquer M. Taine sur un point spécial, quand il méconnaît ceux qui sont animés par le dévouement, le courage poussé jusqu’à l’héroïsme, ceux qui bravent la mort, se donnent à la fièvre.‌

On voudrait qu’un philosophe du xviiie siècle ou un homme de la Révolution, par exemple, lui répliquât dans les mêmes termes qu’un certain jour employa Gœthe. Le vieux patriarche de la pensée allemande avait été accusé de se désintéresser des destinées de la patrie. On se rappelle qu’il répondit : « Nous ne pouvons pas tous servir la patrie de la même façon. J’ose dire que dans les œuvres dont la nature m’avait prescrit la tâche, j’ai travaillé nuit et jour sans me permettre la moindre distraction ; loin de là, mes efforts, mes recherches, mon activité, tout a été aussi consciencieux qu’il dépendait de moi. Si chacun peut en dire autant de soi, cela ira bien pour tous. »

Vous voyez comment il faudrait très légèrement transformer la phrase pour qu’un de ces grands individus, que Taine traite de fous furieux, la reprît : « Nous ne pouvons pas tous servir l’humanité de la même façon… Marc-Aurèle, Spinoza, Gœthe, c’est très bien… accepter les lois de la nature, c’est parfait… Mais contrarier la nature, l’exalter, c’est un magnifique dressage… » Les grands hommes que je viens de citer sont des forces conservatrices ; elles s’efforcent de maintenir ; elles pourraient enrayer le mouvement vers l’inconnu, qui est la vie même. De ce que vous ne saisissez pas l’utilité immédiate d’un acte, il n’empêche que, du moment qu’il a nécessité pour sa production les qualités les plus viriles, par exemple le mépris de la mort, il est beau, utile. « Le soir de Wagram, a le droit de dire un Bonaparte, j’étais si fatigué que je suis tombé de sommeil, que j’ai dormi couché tout de mon long dans un sillon : j’étais la semence d’une admirable moisson de dévouements, de belles volontés, d’un lyrisme jusqu’alors inconnu… »

En vérité, la vie morale embrasse plus de choses que cet homme savant et vénérable n’en reproduisait en lui. Taine, mon cher Bélugou, n’est pas un professeur d’énergie. Il justifie la timidité, le repliement sur soi-même, et sous le nom d’acceptation, certaines servilités. S’il est vrai que les nations sont constituées par une poussière de fellahs, Taine en prend trop aisément son parti ; il a trop peur que la raison pure intervienne et dérange ces sommeils, cette belle ordonnance animale…‌

Mais à peine ai-je écrit ces lignes et ces mots « servilité, servage » que, sans pouvoir rien en effacer, je proclame combien je suis injuste envers un homme qui, le seul, avec Fustel de Coulanges, et mieux que Fustel de Coulanges, m’a fait toucher des réalités dans l’histoire de mon pays.‌

Honorons Taine, alors même que nous osons le blâmer, accompagnons de nos regrets et de notre vénération le dernier grand esprit que nous ayons eu dans la suite admirable de la pensée française. On se laisse aller par je ne sais quelle lâcheté de conversation, pour ne pas paraître dédaigneux, pour n’avoir pas à expliquer les bonnes raisons de son dédain (et puis aussi parce qu’on n’a pas le droit d’être sévère quand on a senti soi-même la difficulté de réaliser le moindre travail), on se laisse aller à traiter de grands esprits douze médiocres et vingt-six bêtas, et l’on chicanerait la gloire légitime de Taine !‌

Reconnaissons bien haut la maîtrise de cet homme et comment sa conception de la .Révolution (qui est une vue incomplète, qui d’autre part déjà avait été élaborée par Tocqueville) est un des grands événements de notre vie mentale.‌

Je m’arrête, mon cher Bélugou, parce que j’exprime mal ce que je crois penser avec force. Ah ! quel bonheur de penser longuement, lentement à cet homme d’honneur de la pensée française ! Comme il est agréable de songer que le cerveau humain peut être l’instrument, l’outil d’un si bel assemblage de considérations !‌

Veuillez être mon interprète auprès de nos amis de la Revue Blanche et me croire cordialement vôtre‌

Maurice Barrès12 .

VI

Une page inédite de Taine sur l’association‌ §

La Ligue de la « Patrie Française » avait entrevu (comme, dans un rêve) qu’il pourrait y avoir convenance pour elle de s’associer prudemment, un jour ou l’autre, à une conférence d’un distingué avocat, Me Michel Pelletier, sur le régime auquel sont soumises les associations en France et à l’étranger.‌

Nous aurons une soirée intéressante, mais, d’ailleurs, il faut le dire, d’un intérêt fort différent de ceux qui nous avaient tout d’abord ligués. Et moi, adhérent de la « Patrie Française », si je suis assez magnanime pour reconnaître à mes compatriotes le droit de se grouper dans l’intention d’afficher et de propager des idées qui m’offensent, je trouve tout de même qu’on exigerait beaucoup de mon libéralisme, en me demandant, à cette minute, de m’allier avec la Société des Droits de l’Homme contre une législation d’ailleurs blâmable.‌

Et puis, on l’a blâmé tant de fois, notre régime discrétionnaire, notre arbitraire administratif, nous avons entendu une si riche collection d’hommes de tous les partis venir tour à tour dénoncer le Code pénal de 1810, aggravé par la loi de 1834 et par la jurisprudence, que je ne vois pas qu’il y ait un mot à ajouter. Les parleurs professionnels n’ont-ils pas accumulé tout ce que l’éloquence, la dialectique, l’érudition, l’ironie, la métaphore et l’aboiement offrent de ressources ? Dans les revues un peu bien faites, il y a chaque trimestre un article d’une haute compétence sur la question. De Dufaure à Goblet, nous avons une abondante collection de projets et de propositions sur lesquels d’excellents Jules Simon étalèrent toutes les confitures du libéralisme, tantôt en tartines de trente lignes, tantôt en casse-museau de trois cents pages. Toutes les perceptions un peu rémunératrices de France sont occupées par des individus qui les ont méritées en fulminant au café, sous l’Empire, contre les articles 291 et suivants. Enfin, M. Dupuy doit bien avoir soumis quelque chose là-dessus aux délibérations du Conseil d’État. C’est-à-dire, en deux mots, que nous réclamons toute la liberté d’association et que nous sommes tous convaincus de ne pas l’obtenir.‌

Donc, si nous parlions d’autre chose ?‌

Permettez ! Je voudrais vous soumettre un document qui vaut par son origine. ‌

Bien que nous soyons parfaitement convaincus que les parlementaires ne nous donneront jamais une liberté en faveur de laquelle ils ont écrit tant de diatribes antigouvernementales, mais qui, naturellement, les gênerait pour gouverner, bien que l’homme pratique en conséquence aime autant faire des ronds dans la Seine que faire des interjections sur cet éternel plat du jour de la conférence Molé, il demeure intéressant de calculer le mal que cette incapacité de s’associer produit dans notre pays. C’est un des chapitres importants pour la connaissance de la France contemporaine. Et ce chapitre, Taine l’a esquissé.‌

Il devait même fournir le livre VII de son dernier tome des Origines de la France contemporaine. Il l’intitulait l’Association. La mort l’a interrompu. Cependant, il laissait des notes pour ces analyses des sociétés secondaires, c’est à-dire de l’Association et de la Famille, et nous savons à l’aide de quels arguments. Il aurait continué à prouver que « le vice interne dont souffre notre société française, c’est l’émiettement des individus, isolés, diminués aux pieds de l’État trop puissant, rendus incapables par de lointaines causes historiques et plus encore par la législation moderne, de s’associer spontanément autour d’un intérêt commun ».‌

L’intérêt de telles études, c’est qu’elles sont entendues au point de vue historique et philosophique et qu’elles n’impliquent pas chez celui qui se plaint de notre législation le naïf espoir, ni même le désir très vif de la voir modifier. C’est un analyste qui examine l’organe et qui dit : « Étant donné l’ensemble, il est tout naturel, il est nécessaire que la partie ait ce vice ; l’animal en pourra crever, mais nous aurons compris la nécessité de sa fâcheuse aventure. » Taine n’est pas parfait, mais il a une intelligence indépendante ; ses enfants tiennent directement de son tempérament et non point d’une politique adoptée pour obtenir soit la popularité, soit les faveurs du pouvoir. Voilà pourquoi nous avons si souvent proclamé le respect que nous inspirait une œuvre contre laquelle nous avons, d’ailleurs, deux objections très graves…‌

Or, un jour que nous avions ici même exprimé nos regrets d’une belle œuvre interrompue par la mort, nous avons reçu (d’une source sûre, mais qu’il importe peu d’indiquer) les notes que Taine avait rédigées sur « l’Association » et qui devaient se placer immédiatement à la suite de son tome II du Régime moderne.‌

Probablement, les exécuteurs testamentaires ont écarté ces pages parce qu’ils en ont jugé la rédaction provisoire, mais les idées étaient mûries depuis longtemps. Et il me semble intéressant de mettre, dans ce moment, sous les yeux du public, une page puissante et inédite, où le grand écrivain examine quelle est, en France, la condition des sociétés autres que l’État et marque la qualité morbide d’un tel régime.‌

« Commune, Département, Église, École, ce sont-là, dans une nation, à côté de l’État, les principales sociétés qui peuvent grouper des hommes autour d’un intérêt commun et les conduire vers un but marqué : d’après ces quatre exemples, on voit déjà de quelle façon, à la fin du xviiie siècle et à la fin du xixe, nos politiques et nos législateurs ont compris l’association humaine. Pareillement, à l’endroit des autres entreprises collectives et en vertu de la même conception, quelle que soit l’entreprise, locale ou morale, et quel qu’en soit l’objet, sciences, lettres et beaux-arts, bienfaisance désintéressée ou assistance mutuelle, agriculture, industrie ou commerce, plaisir ou profit, ils sont méfiants ou même hostiles.‌

 » Ils n’admettent pas que le corps social soit un composé d’organes distincts et spéciaux, tous également naturels et nécessaires, chacun d’eux adapté par sa structure particulière à un emploi défini et restreint, chacun d’eux spontanément produit, formé, entretenu, renouvelé et stimulé par l’initiative, par les affinités réciproques, par le libre jeu de ses cellules.‌

 » Selon eux, parmi ces organes, il en est un d’espèce supérieure, l’État, siège de l’intelligence : en lui seul réside la raison, la connaissance des principes, le calcul et la précision des conséquences ; dans les autres, il n’y a que des poussées brutes, tout au plus, un instinct aveugle.‌

 » C’est pourquoi l’État sait mieux qu’eux ce qui leur convient ; il a donc le droit et le devoir, non seulement d’inspecter et de protéger leur travail, mais encore de le diriger ou même de le faire, à tout le moins d’y intervenir, d’opérer par des excitations et des répressions systématiques, sur les tendances qui accolent et ordonnent en tissus vivants les cellules individuelles.‌

 » A ces tissus, il impose une forme et prescrit une œuvre ; par suite, sur chaque organe, il applique du dehors et d’en haut ses ligatures, ses appareils mécaniques de direction et de compression, de beaux cadres systématiques et rigides ; tous ces cadres prohibitifs et préventifs, il les maintient en place ; partant, sous prétexte de conduire le travail organique, il le dévie ou l’enraye ; à force d’ingérence, de refoulements et de tiraillements, il parvient à fabriquer des organes artificiels et médiocres qui tiennent la place des bons et empêchent les bons de repousser.‌

 » Ainsi s’est fait, à la longue, un corps social développé à faux et à demi-factice, dont les proportions ne sont plus normales et dont l’économie interne subit les troubles qu’on a décrits, avortements et déformations, étranglements et engorgements, appauvrissement vital et arrêt de croissance, çà et là, l’atrophie aggravée par l’hypertrophie, inflammations partielles, irritation générale, malaise permanent et sourd.‌

 » Ces troubles, qui sont des symptômes, indiquent une altération profonde de tout l’organisme, un vice introduit dans sa texture intime, un défaut contracté par les éléments contributifs, une diminution et une perversion des aptitudes par lesquelles les individus s’agrègent, adhèrent les uns aux autres et agissent de concert.‌

 » Le mal est ancien, héréditaire, il date de l’ancienne monarchie ; mais ce sont les législateurs modernes qui l’ont institué à demeure, par système, et qui, pour l’entretenir, l’étendre, l’empirer au-delà de toute mesure, ont employé la précision, la rigueur, l’universalité, la contrainte impérative et les plus savantes combinaisons de la loi4 »‌

Vous venez d’entendre Taine par-delà le tombeau. Voilà, n’est-ce pas, un puissant exposé des motifs qu’il y aurait pour revenir sur l’article 291 et suivants du Code pénal, sur la loi de 1834.‌

Est-ce à dire que l’historien naturaliste demandait la liberté d’association ? Il était bien trop dégoûté pour attendre rien d’excellent même de ce qu’il aimait. « Lorsque, sous l’influence d’un mauvais régime, un organisme a contracté un vice qui l’atteint jusque dans ses éléments, ce régime lui devient presque nécessaire ; en tout cas, il ne faut pas songer à le modifier tout d’un coup. »‌

Soyons tranquilles là-dessus ! On ne modifiera pas tout d’un coup le régime des associations en France ni notre incapacité de nous associer ! Vous pouvez réclamer sans scrupule toutes les libertés que vous voudrez. Dans la pratique, vous êtes de trop bons Français pour les accorder à vos adversaires et même pour en user. Tout ça, c’est de la matière oratoire (hélas !)‌

VII

La maison natale de M. Taine §

On se représente aisément l’enfance d’un Chateaubriand, d’un Renan ; mais celle d’un Taine ? Je ne puis me faire une image du jeune Hippolyte-Adolphe jouant ses premiers jeux dans Vouziers.‌

J’envie mon ami Emile Hinzelin, qui s’est donné le plaisir de chercher, dans cette petite ville des Ardennes, les premières traces de notre maître vénéré. Il raconte son excursion sous ce titre, que je trouve excellent : « L’Arbre de Taine à Vouziers », dans un livre plein de tendresse pour la Lorraine et la région de l’Est : « Images de France ».‌

L’Argonne, c’est la patrie des grands bois historiques. « Expérience faite, a écrit M. Taine, j’éprouve plus de plaisir devant les choses naturelles que devant les œuvres d’art ; rien ne me semble égal aux montagnes, à la mer, aux forêts et aux fleuves. » A mon goût, il n’a écrit sur rien avec un sentiment plus profond et plus passionné que sur les arbres.‌

Hinzelin, au sortir de la gare de Vouziers, a traversé la place de l’Hôtel-de-Ville, pour trouver au bout d’une rue, modestement bâtie, la maison où naquit, le 21 août 1828, le jeune Hippolyte. Une grille précède une cour plantée d’arbres. M. Taine le père tenait une étude d’avoué. Les gens du pays rappellent son esprit vif et fin, et ils savent encore des chansons qu’il a rimées, et que Hinzelin aurait peut-être dû noter. Mme Taine la mère était bonne et fort belle. « On se rappelle ses yeux comme on se rappelle les chansons du mari. Dans la famille se développait un goût d’artistique curiosité. Les habitants de Vouziers, en allant à Paris, s’arrêtaient à Rethel : dans le bureau de la voiture publique, tenu par les tantes de Taine, ils admiraient les guéridons délicats, les vieilles poteries, certain gros vase de thériaque tout fleuri, et une foule d’arbustes rares que les dames soignaient tendrement. »

M. Victor Giraud, à qui l’on doit de solides leçons sur Pascal, dans un « Essai sur Taine » (qu’il distribue dans son cours de l’Université de Fribourg), nous parle, lui aussi, de ces tantes. L’une d’elles aimait à philosopher avec son neveu, « lui écrivant de longues lettres, où elle discutait et réfutait ses théories, opposant système à système, syllogisme à syllogisme ».‌

Le jeune parçon resta jusqu’à sa onzième année dans la maison paternelle ; son père lui enseignait les premiers éléments du latin, et un oncle lui apprenait l’anglais. Le père et le fils, l’automne venu, passaient des après-midi dans la forêt voisine. « Je me souviens du long silence où nous tombions lorsque, lieue après lieue, nous retrouvions toujours les têtes rondes des chênes, les files d’arbres étagées et la senteur de l’éternelle verdure. » Cependant, il suivait les cours d’une petite école dirigée par un M. Pierson. M. Gabriel Monod est sobre de détails sur la formation première de Taine ; voici, pourtant, un trait que je lui emprunte : « il avait déjà, à l’âge de dix ans, un tel sérieux dans le caractère et une telle solidité dans l’esprit qu’il remplaça, pendant quelques jours, M. Pierson, empêché par une indisposition. »

Hinzelin s’est assuré, dans Vouziers, qu’aucun contemporain n’a oublié le petit garçon qui, à l’école de la ville, exerçait déjà d’une telle manière sa volonté de labeur assidu. « Son front large et proéminent, ses yeux mobiles, qui ressemblaient à ceux de sa mère, signalaient à tous, comme un être singulier, l’enfant que le professeur désignait comme un modèle. » Qu’on me permette de mettre sous les yeux du lecteur une esquisse que j’ai tracée, jadis, de M. Taine, dans ses dernières années ; elle a été vérifiée par Maurras, qu’avait distingué ce grand esprit, et par Bourget, qui fut de ses familiers. Enveloppé d’un par-dessus de fourrure grise, avec ses lunettes, sa barbe grisonnante, il semblait un personnage du vieux temps, un alchimiste hollandais. Ses cheveux étaient collés, serrés sur sa tête, sans une ondulation. Sa figure creuse et sans teint avait des tons de bois. Il portait sa barbe à peu près comme Alfred de Musset, qu’il avait tant aimé, et sa bouche eût été aisément sensuelle. Le nez était busqué, la voûte du front belle, les tempes bien renflées, encore que serrées aux approches du front, et l’arcade sourcilière nette, vive, arrêtée finement. Du fond de ces douces cavernes, le regard venait, à la fois impatient et réservé, retardé par le savoir, semblait-il, et pressé par la curiosité. Et ce caractère, avec la lenteur des gestes, contribuait beaucoup à la dignité d’un ensemble qui aurait pu paraître un peu chétif et universitaire dans certains détails, car M. Taine, par exemple, portait volontiers, l’après-midi, une étroite cravate noire, en satin, comme celles que l’on met le soir. Après quelques instants, on démêlait très vite que ces yeux gris, remarquables de douceur, de lumière et de profondeur, étaient inégaux et voyaient un peu de travers ; exactement, M. Taine était bigle. Ce regard singulier, avec quelque chose de retourné en dedans, pas très net, un peu brouillé, vraiment d’un homme qui voit des abstractions, et qui doit se réveiller pour saisir la réalité, contribuait à lui donner, quand il causait idées, un air de surveiller sa pensée et non son interlocuteur, et ce défaut devenait une espèce de beauté morale. Sa voix était très prenante : une voix comme teintée d’accent étranger. J’ai dit un jour qu’il prononçait les finales « euse » comme nous autres Lorrains, exactement, mais Emile Hinzelin m’aide à saisir une nuance plus exacte de la vérité : mon ami, lui aussi, croyait reconnaître du lorrain dans cet accent du Rethelois un peu dur et prolongeant la fin des phrases, mais un savant archéologue, qu’il a rencontré à Vouziers, et qui fut le condisciple de Taine, lui a signalé quelques différences. Soit ! n’empêche qu’à Vouziers, on prononce la « maiseun », elle est « tombéïe », « assurémeint », « mé oui », une « teille » d’oreiller, une « clanche » de porte, et tout cela, c’est ultra-lorrain.‌

Pour compléter le portrait du philosophe, je rapporterai qu’il mâchait d’ordinaire un petit bout de bois, afin de tromper sa nervosité et, sans doute, son besoin de fumer, et quand il se livrait à cette distraction, l’avance du bas du visage lui donnait l’apparence d’un rongeur.‌

Tout cela, c’est le Taine des dernières années qui allait mourir du diabète à soixante-six ans. C’est un Taine que ses compatriotes n’ont pas connu. Hinzelin nous donne quelques indications suggestives ; il pense que Vouziers se rappelle le bon écolier plus volontiers que le grand homme. « Un philosophe n’est pas aisément prophète en son pays. Pour les imaginations médiocrement préparées, M. Taine manque d’attrait. Quant aux lettrés de Vouziers, ils prennent un ton réservé, disant : Taine n’est pas venu à nous ; il ne nous a pas connus ; il ne rentrait à Vouziers que de loin en loin, descendait à l’hôtel et ne voyait que ses hommes d’affaires. »

La supériorité de la vie contemplative sur la politique, c’est qu’il n’est pas besoin de délégation pour la représenter ; que le Rethelois, que l’Argonne, que nos régions de l’Est autorisent ou non Taine, elles s’expriment par son génie. Il les introduit sous son nom dans la grande construction française.‌

Sa famille de petits bourgeois et de fonctionnaires était de longue date racinée dans le pays. Nous avons vu le père avoué à Vouziers, le grand-père avait été sous-préfet à Rethel. Sous l’ancien régime, plusieurs Taine remplirent les fonctions d’échevin. L’un d’eux, au xviie siècle, avait été surnommé par son entourage « Taine le philosophe ». Ces détails donnés à Victor Giraud par Mme Hippolyte Taine doivent être tenus pour certains. Cette famille s’essaya lentement à créer le génie de celui qui vient de l’anoblir, et par M. Chevrillon on voit bien que la puissance philosophique demeure dans ce noble sang. Comment négliger de marquer que le sol d’où sortit ce maître est le même qui produisit Turenne et que l’un et l’autre représentent la discipline la plus haute de cet esprit français que des plaisantins et des irrespectueux veulent trop souvent définir par la nomenclature de nos vaudevillistes plus ou moins amusants à travers les âges ?‌

De quelle race sont-ils ? Presque Lorrains, presque Champenois, exactement du Rethelois, nous l’avons dit, et l’un des aïeux de Colbert fut un des bons artisans qui construisirent à trois pas de la maison natale de Taine l’église de Vouziers. On peut encore rappeler utilement que ce territoire produisit le savant et mystique Gerson, Mabillon, l’une des gloires de notre érudition nationale. Je procède par indications, mais voyez-vous ce qu’est la discipline de cette région de l’Est ?‌

Cette discipline, si utile au point de vue social, je me demande parfois si elle ne nous donne pas quelque timidité.‌

M. Taine a très bien senti l’insuffisance, le verbalisme où aboutissent tant d’efforts, tant d’enthousiasmes dépensés et tant de sang versé ; mais si le but qu’on déclarait viser n’a pas été atteint, si, dans l’entreprise révolutionnaire, il y a des puérilités, de l’agitation et du vide, une grandeur pourtant y apparaît : certaines dépenses d’énergie, fussent-elles infécondes, contribuent à manifester les hommes ; elles accroissent sinon le bien-être, du moins la beauté et puis aussi la dignité de notre espèce. M. Taine jugeait les choses avec un haut bon sens. Nous savons bien qu’il devait haïr tous les désordres, ce puissant naturaliste qui acceptait les lois de la nature. Nous admettons avec lui le danger de la méthode logique dans la politique. Nous aurions pourtant à développer ce qu’il y a d’excessif dans l’opposition qu’il y fait. Nous nous bornerons à le critiquer sur un point spécial, quand il méconnaît ceux qui sont animés par la générosité, le dévouement, l’héroïsme, ceux qui bravent la mort, se donnent à la fièvre.‌

Goethe avait été accusé de se désintéresser des destinées de la patrie. On se rappelle qu’il répondit : « Nous ne pouvons pas tous servir la patrie de la même façon. J’ose dire que, dans les œuvres dont la nature m’avait prescrit la tâche, mes efforts, mes recherches, mon activité, tout a été aussi consciencieux qu’il dépendait de moi. Si chacun peut en dire autant de soi, cela ira bien pour tous. » Vous voyez comment il faudrait très légèrement transformer cette phrase pour qu’un de ces grands individus que Taine traite de fous furieux la reprît : « Nous ne pouvons pas tous servir l’humanité de la même façon ; Marc-Aurèle, Spinoza, Gœthe, c’est très bien. Accepter les lois de la nature, c’est parfait. Mais contrarier la nature, l’exalter, c’est un magnifique dressage. » Les grands hommes que je viens de citer sont des forces conservatrices ; ils risquent d’enrayer le mouvement vers l’inconnu, qui est la vie même. De ce que vous ne saisissez pas l’utilité immédiate d’un acte, il n’empêche que, du moment qu’il a nécessité pour sa production les qualités les plus viriles, par exemple le mépris de la mort, il a de grandes chances d’être heureusement fécond. « Au soir de Wagram, a le droit de dire un Bonaparte, j’étais si fatigué que je suis tombé de sommeil, que j’ai dormi couché tout de mon long dans un sillon : j’étais la semence d’une admirable moisson de dévouement, de belle volonté et d’un lyrisme jusqu’alors inconnu. »

Taine parfois justifie la timidité, le repliement sur soi-même et, sous le nom d’« acceptation », certaine servilité. S’il est vrai que les nations sont constituées par une poussière de fellahs, cet homme savant et vénérable en prend trop aisément son parti ; il a trop peur que la raison pure intervienne et dérange ces sommeils, cette belle ordonnance animale…‌

Mais, à peine ai-je écrit ce mot « servilité » que je l’efface et je reviens au terme exact : discipline. Quand M. Taine, à l’âge de quatorze ans, quitta définitivement Vouziers, il emportait de sa terre et de ses morts cette façon de sentir. C’est en y demeurant fidèle qu’il trouva des accents si sincères et si passionnés. Les milieux de grande culture variée où il allait se développer ne firent que fournir une riche abondance d’arguments aux opinions qu’il avait dans le sang.‌