André Beaunier

1924

Critiques et romanciers

2016
André Beaunier, Critiques et romanciers, 6e édition, Paris, G. Crès, coll. « Essais et critique », 1924, 260 p. Source : Gallica. Graphies modernisées.
Ont participé à cette édition électronique : Nejla Midassi (OCR et Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

[Avant-propos] §

Critiques et romanciers ne sont pas deux sortes de personnes très différentes, s’il faut de l’imagination pour rien comprendre, si les critiques en ont besoin, comme les romanciers, pour entendre les auteurs tout de même que ce monsieur qui passe, et s’il n’est pas indispensable qu’un romancier soit dépourvu de ce discernement qui semble la vertu principale d’un critique.

I. Veuillot critique littéraire §

La critique est premièrement l’art de choisir. Elle sépare les bons et les mauvais livres. Sa besogne ressemble un peu à celle que faisait Alcuin pour Charlemagne, lorsque l’Empereur visitait son école palatine : il rangeait les bons élèves à droite, les mauvais élèves à gauche et les offrait ainsi en deux groupes distincts à l’éloge ou au blâme de Charlemagne. Les élèves qui n’étaient exactement ni bons ni mauvais, qui avaient de gracieuses qualités avec de condamnables défauts, l’histoire ne dit pas où il les mettait. Sans doute, à leur propos, éprouva-t-il quelquefois le sentiment de scrupuleuse inquiétude qui tourmente les critiques doux et honnêtes et les empêche de paraître aussi décidés que tant d’autres. C’est difficile de supprimer toute incertitude à chaque instant, de n’aimer rien dans un livre ou de l’aimer de la première ligne à la dernière. Puis, on n’est pas sûr que ce qu’on aime soit si beau : voire, on n’est pas sûr de l’aimer longtemps. Alors, maints critiques renoncent à juger les livres et, à l’occasion de leur lecture, se bornent à raconter ce qui les amuse ; voilà tout : et c’est une grande faiblesse.

Mais lui, Veuillot, nulle incertitude ne le retarde ; il écrit : « Il y a deux races en ce monde, depuis Abel et Caïn, deux races adverses et ennemies. L’une est faite pour croire, pour respecter, pour aimer, pour adorer, pour porter humblement et vaillamment les jougs du devoir. L’autre, incrédule, haïsseuse, impie, blasphème et raille et ne se soumet qu’à la force, pour laquelle elle se sent moins de haine que pour le devoir ; race révoltée contre la société humaine autant que contre Dieu. Les livres nés de cette race ne peuvent me plaire, puisque j’appartiens à l’autre. Dans la race dont je suis, il y a des tribus militaires : je suis d’une de ces tribus. » C’est parfaitement net. Deux races, l’une de Caïn, l’autre d’Abel ; je suis de la race d’Abel, croyez-moi : tous les livres de Caïn me font horreur. Mais à quoi reconnaissez-vous qu’un livre est de Caïn ou de ses fils ? À l’horreur qu’il me fait.

Vous avez de la chance ! Car il peut arriver qu’un fils de Caïn soit un charmant poète, un fils d’Abel le dernier des rimeurs. Cela s’est vu, comme on voit aussi de bien séduisants visages tromper leur monde sur des âmes dénuées de vertu. Dieu n’a pas voulu nous rendre l’erreur impossible ; et il n’a pas refusé tout le génie, tout le talent et la beauté aux fils de Caïn, ni à ses filles, pour donner ces attraits divers aux fils et aux filles d’Abel. La possibilité de l’erreur fait notre mérite, au cas où nous l’aurons éludée ; autrement, nous sommes punis d’avoir cédé aux apparences.

Les lignes que je viens de citer sont de 1859. Dix ans plus tôt, Veuillot publiait ses Libres penseurs, où il traitait sans pitié beaucoup d’écrivains morts ou vivants. L’un de ses amis, le baron de Dumast, l’avait trouvé dur et lui plaida un peu la cause de ses victimes. Veuillot répondit : « Race idiote de Caïn ! Ce n’est pas sur du papier qu’il faudrait écrire, c’est sur leur front avec du vitriol et du fer. Une main viendra, je l’espère bien, plus robuste que la mienne… » Non, cette main, plus robuste que celle de Veuillot, n’est pas venue… « Une main emmanchée à un cœur qui les détestera moins et qui les méprisera davantage. Elle les saisira par la nuque et leur écrasera le nez dans leurs ordures. C’est à ce prix qu’ils cesseront de faire tant de mal… Ne vous souvient-il pas de ce propos du bon Joinville qui, voyant les Musulmans insulter le camp chrétien, disait à un sien compagnon, quoique ce fût dimanche : Mon ami, fonçons un peu sur cette chiennaille ? Mais qu’étaient ces Musulmans en comparaison de l’infâme bande pour laquelle vous criez merci ! Point de merci, jour de Dieu ! Je sens les éperons qui me poussent d’eux-mêmes aux talons, mon cheval hennit, mon sabre frémit dans ce fourreau. Fonçons sur la chiennaille ! » Voilà comment ce fils d’Abel connaît, devine et, pour ainsi parler, renifle les fils de Caïn.

Des noms ! M. le chanoine Bontoux a recueilli en deux volumes les jugements portés par Veuillot sur les « mauvais maîtres » des xvie, xviie et xviiie siècles : Luther, Calvin, Rabelais, Montaigne et Shakespeare ; Molière ; Lesage, Buffon et Beaumarchais ; Voltaire, Rousseau, les Encyclopédistes ; et sur les « mauvais maîtres » de son temps : Victor Hugo, Béranger, Byron, Musset, Henri Heine, Lamartine, Eugène Sue, George Sand, Cousin, Guizot, Thiers, Michelet, About, Renan, Sainte-Beuve, etc. Voilà, en somme, la chiennaille contre laquelle fonçait Veuillot le plus volontiers.

On a peine à le suivre. Et, comme il y a, dans sa chiennaille, la plupart des plus beaux noms de la littérature, on vient à se demander s’il n’avait pas la haine de la littérature. En 1860, au château d’Erquy, chez un de ses amis, il trouva une bibliothèque très bien garnie de vieux volumes, « un affreux nid de serpents du xviiie siècle, charmants de peau, de dorure, d’impression ; quant au surplus, de quoi pourrir la Bourse ». Il y avait Parny et d’autres poètes ou conteurs qu’il ne nomme pas. Il ne décrit pas davantage ces petits volumes, imprimés fin sur du papier bleuté, si agréables à l’œil et à la main ; la dorure en est plus jolie qu’au premier jour : les vignettes ont une grâce démodée, le style aussi. « Nous en avons fait un beau bûcher, dit Veuillot, pour solenniser la fête de saint Vincent de Paul. » Avait-il la haine de la littérature ? Il adorait ! Il écrit un jour à sa sœur : « Tout pour Pierre… » C’est le Pape et la littérature est Pétronille… « Rien pour Pétronille. Seigneur, vous savez si j’ai aimé cette femme-là ! » S’il ne l’avait pas aimée, serait-il un si grand écrivain, si habite et si attentif, non seulement à ses idées, mais encore à ses phrases, à la couleur et à la musique de ses mots ?

Il raconte qu’un jour un de ses camarades vint le voir, qui partait pour le tour de France et qui, dans son sac, emportait un livre, Gil Blas… Tu lis cela ?… Je le relis : « on y voit quantité de figures plaisantes, tout y est raconté drôlement et la vie y est peinte d’une manière qui amuse et qui instruit. Un seul chapitre de Gil Blas me repose ; par ce moyen, je suis seul ou en compagnie comme il me plaît ». Ce n’est pas Veuillot qui parle : c’est le camarade ; mais Veuillot prête la formule, qui est juste et bien aimable. Le camarade et Veuillot, là-dessus, commencent de lire ce Gil Blas et ont résolu de n’en prendre qu’à leur gré, comme dit Veuillot : « nous prîmes tout ». Le camarade avait son existence habituelle dans le monde politique : il y eut ainsi bien des remarques de Gil Blas qu’il se plut à commenter. Et Veuillot ? « Doué de plus de sens littéraire que lui, je commentais à mon tour des saveurs qu’il n’avait pas dégustées… » C’est d’un amateur ; et l’on s’attend que Lesage soit exclu de la chiennaille ? « Gil Blas est un mauvais livre, plein de misanthropie, avec du venin contre la religion. Vivre et penser en dehors de la religion n’est pas possible sans la haïr un peu… » Mais, « la grâce du style, l’observation fine et vraie », le talent de raconter ?… « Gil Blas est un livre mal fait. Qu’est-ce qu’un tableau de la vie humaine où ne paraît pas un véritable homme de bien ? Ce défaut est radical. L’absence de la vertu préserve le vice du contraste qui fait ressortir sa laideur ; le vice n’est pas châtié, le lecteur reste privé de leçon. L’œuvre, dès lors, manque aux conditions fondamentales de la bonne création littéraire : elle n’est pas vraiment honnête. Ce qui n’est pas vraiment honnête n’est pas vraiment beau. » Reste le « charme » de Gil Blas : oui ; et, pour avoir goûté le charme de Gil Blas, Veuillot cessa de lire Lélia et fut des années avant de pouvoir revenir à Mme Sand et à son immense faconde.

Si Veuillot n’aimait pas la littérature, les duretés qu’il a pour elle seraient peu intéressantes. Voyez comme il a joliment parlé du Cid, qu’en sa jeunesse il préférait : « J’y trouvais, dans le langage, dans la passion, dans l’aventure, une fleur indicible. C’était la même sensation que j’éprouvais en me promenant seul, de grand matin, à travers la campagne où se mêlaient la rosée, le brouillard et le soleil naissant, tandis que mon âme, pleine d’ardeurs et de tristesses confuses, cherchait l’impossible par des chemins inconnus, voulait jouir de tout, voulait sacrifier tout et pleurait également ou d’abandonner Chimène ou d’abandonner l’honneur. » Plus tard, mais on vieillit, les Navarrais, Maures et Castillans font moins ému ; et don Rodrigue prompt à exterminer tout seul une armée lui a semblé un peu absurde. Alors il a préféré Polyeucte. Il en est content : « Je donne le premier rang à Polyeucte, parce que je suis chrétien, et c’est un progrès ; autrement, je le donnerais à Cinna, et ce serait une décadence. » Oui ! Mais, d’avoir aimé Chimène, il garde un souvenir de tendresse alarmée. Au temps où, dans Corneille, il préférait le Cid, ses préférences, dans Racine, étaient pour Andromaque et Bajazet. Maintenant qu’il est chrétien, son progrès ne serait-il pas d’aimer Athalie davantage ? Eh ! bien, non et, si l’on dit que c’est une décadence, il n’y peut rien : c’est Phèdre qu’il aime. Il lit encore Iphigénie : et, de l’avoir lue, il a « le cœur chargé, les yeux humides ». Bientôt, il « n’osera plus » lire Racine : et c’est à cause de tant d’émoi qui le bouleverse et lui rend l’âme et le cœur déraisonnable. Il estime Boileau, qui est raisonnable. Mais il l’estime un peu froidement, pour la justesse de son esprit, et l’appelle un homme « qui n’est pas venu au monde pour consoler ni pour attendrir », et enfin le trouve extrêmement « pauvre d’élévation et de je ne sais quoi qu’on s’est accoutumé à nommer poésie ». Sa grande amitié fut Mme de Sévigné, dont il avait toujours un volume de lettres sous la main : « Heureux livre ! qui ne se compose que de pages charmantes et pures, semblable à une campagne pleine partout d’épais gazons, de grands arbres et d’eaux vives, où l’on s’aventure sans aucune appréhension de rencontrer ni reptiles, ni mares infectes, ni chiens enragés, pas même un seul visage désagréable, puisque cette marquise est toujours là, vive, fine, joyeuse ou attendrie, pour donner un tour plaisant aux importuns et les congédier avant qu’ils ennuient. » Sans doute, elle a « des mots désobligeants », elle a de « petites erreurs de jugement », regrettables quelquefois ; mais voyez l’indulgence de Veuillot : « Qu’est-ce que nous pardonnerons, si nous ne pardonnons cela ? » Il le pardonne à elle et ne le pardonne pas à d’autres. Elle se trompe de temps en temps ? Alors, il s’amuse à penser qu’il aurait pu lui tenir tête, lui prouver qu’elle n’aimait pas tant M. Nicole et qu’elle avait beaucoup plus d’esprit que « le bon Coulanges ». Il dit le bon Coulanges et le dît par complaisance pour son amie ; mais il n’a pas lu les chansons de Coulanges, probablement : s’il les avait lues, il devrait se fâcher. Et qu’importe ? Rien ne lui gâte son amie : « Ce charme, cette grâce et ce cœur simple, comment ne pas les chérir ? Comment ne pas aimer cet air de raison, de politesse et de bonté ? » Ces lignes encore sont jolies : « La grâce et la fleur de l’intelligence, plus délicieuses qu’ailleurs chez de Sévigné, à cause de son perpétuel épanouissement d’honnête joie… » Les mots sont ici pour dire exactement ce qu’on veut dire, et pour noter un fait, et aussi pour rendre, par le son, l’image et enfin la poésie, une impression plus vraie et persuasive qu’une idée. Jamais critique n’a été plus sensible que ne l’est Veuillot quand il aime.

Quand il n’aime pas… Le voici, fonçant sur la chiennaille.

Il prend la race de Caïn dès le xvie siècle où elle prélude à ses forfaits. Il considère comme les « fondateurs du langage » Rabelais, Bonaventure Desperriers, Clément Marot et leurs disciples, « beaux diseurs de philosophie et d’érudition, railleurs, chansonniers, plaisants sournois et implacables » ; il loue leurs « pages nettes, vives et élégantes » : il les déteste, « si habiles à réveiller les instincts mauvais du cœur, à les pousser à la révolte contre l’ennemie de toutes les concupiscences », l’Église. Il écrit : « La littérature proprement dite, en France, n’est pas de bon lieu. Elle est fille du protestantisme, elle a des origines païennes ; le scepticisme, la raillerie, l’impureté sont ses caractères principaux. Origine impure et malheureuse, dont elle s’est toujours ressentie ! » La Bruyère distingue en Rabelais le meilleur et le pire ; Veuillot le trouve « encore ignoble dans les rares instants où il n’est pas obscène et ordurier ». L’on voit, à Versailles, le portrait de Rabelais et, quel assemblage ! auprès du portrait de Luther. Regardez-le : « Jamais la pensée n’a pu sortir majestueusement de ces lèvres d’où le blasphème semble s’exhaler en fumée livide avec une odeur de fromage et de gros vin. » Montaigne, sa douceur ne va-t-elle pas obtenir l’indulgence de Veuillot ? Montaigne, c’est toute « l’espèce philosophique et littéraire ». Il était maire de Bordeaux ; à Bordeaux, il y eut la peste. Que sais-je ? disait-il ; et que faire ? « Il prit la poste et alla dans sa campagne peindre la peste qui n’y était pas. Ses adjoints le conjurèrent de revenir : serviteur ! Il resta chez lui, ruminant Épictète. » À propos de Montaigne, Veuillot se demande ce qu’est le don d’écrire. Ce don signale un homme que Dieu a destiné à quelque besogne importante : « Cet homme est donc à honorer, comme quiconque est revêtu d’un grade. Mais s’il se dégrade ? s’il manque à sa fonction, ou par trahison formelle, ou par inintelligence ou lâcheté ? Il me parut que la plupart-des capitaines de littérature et de philosophie ressemblent à des capitaines de troupe régulière qui se feraient capitaines de brigands. » Voilà Montaigne, ou peu s’en faut, capitaine de brigands.

Au xviie siècle, Veuillot ne voit pas beaucoup de chiennaille. Mais il y a Molière. Et, sur le génie de Molière, tout ce que vous voudrez ! Mais enfin Molière « ne répond pas à l’idée qu’on doit se faire d’un homme de bien ». C’est à cause de sa servilité à flatter les passions de Louis XIV ; et puis c’est à cause de Tartuffe. Il y a un petit volume de Veuillot, Molière et Bourdaloue : et l’on s’attend bien que Veuillot reconnaisse en Bourdaloue des vertus que Molière ne pratiquait pas constamment. Au carême de 1675, Bourdaloue prêcha, devant le Roi, la favorite et la cour, le sermon sur l’impureté. Le Roi fit ses Pâques, et Mme de Montespan fut éloignée. Le Roi dit à Bourdaloue : « Mon Père, vous devez être content de moi ; Mme de Montespan est à Clagny. » Et Bourdaloue : « Oui, Sire ; mais Dieu serait plus satisfait si Clagny était à soixante et dix lieues de Versailles ! » Veuillot doute que « le héros des libres penseurs, Modère, recevant du Roi la même parole, eût répondu avec le même courage ». Parbleu ! Et Veuillot n’a pas tort de supposer que Molière n’aurait pas donné au Roi cette leçon ; mais il a ton de le regretter. Ce n’était pas l’affaire de Molière : c’était bien celle d’un prédicateur. Aussi le Roi s’adressait-il à son prédicateur, non point à son poète comique : le roi n’aimait pas le désordre. Il y a du désordre à vouloir que tout le monde se mêle de toutes choses ; et, n’en déplaise à Veuillot qui n’est pas un homme de désordre, il y a du désordre pourtant à réunir, pour les juger, Molière et Bourdaloue., Veuillot ne peut souffrir Tartuffe ; il accuse Molière de fourberie, n’admet pas qu’on distingue la vraie et la fausse dévotion : du moins, il n’admet pas que Molière ait bien distingué l’une et l’autre. Molière avait, dit-il, le « parti pris de diffamer la piété » : l’imposteur, c’est Molière. Après cela, glorifiez Molière : vous êtes « de vains et ridicules rhéteurs, esclaves de la popularité du mal » ; entassez vos « phrases farcies d’adjectifs pour faire un piédestal de courage à ce flatteur, une couronne de franchise à ce menteur, une renommée de vertu à ce corrupteur ». Veuillot, ce n’est pas bien !

Le siècle des philosophes, c’est là que Veuillot ne manque pas d’ouvrage. Il n’épargne personne… « Une vanité rare, un égoïsme triomphant, des mœurs ignobles à travers beaucoup de pompe, un esprit grossier, une hypocrisie raisonnée, raffinée et persévérante ; en un mot, l’un des plus répugnants hypocrites que contienne le Panthéon des libres penseurs », qui est-ce ? M. de Buffon, tout simplement. Et, si Veuillot traite ainsi le malheureux Buffon, c’est qu’il a pris toute son information dans le pamphlet, si amusant d’ailleurs, du frivole Hérault de Séchelles. Et, s’il traite ainsi Buffon, comment va-t-il arranger de bien autres fils de Caïn, Rousseau et Voltaire ?

Il vous concède volontiers que ce Voltaire était un écrivain très habile. Mais il lui reproche sa philosophie anticatholique et antifrançaise. Anticatholique, on le sait à merveille. Antifrançaise, il est évident que les badinages de Voltaire relativement à la bataille de Rosbach ne sont pas d’un bon patriote. Et Sainte-Beuve, qui est si dur, implacable même pour Talleyrand, n’a plus de sévérité pour Voltaire ? Talleyrand « peut avoir commis le plus grand crime, puisqu’enfin il abjura son sacerdoce : mais le vil et obstiné coquin, le menteur, le souilleur, le haineux, le lâche, c’est Voltaire ». Bien !… Mais il avait de l’esprit : c’est le moins qu’on lui accorde ?… Veuillot répond, sans plaisanter : « Il est à peu près de toi, par déduction, que les libres penseurs ne peuvent pas avoir complètement ce qui s’appelle de l’esprit. » Mais Voltaire ? « Voltaire ? Voilà un homme d’esprit, n’est-ce pas, et une réputation incontestée ? Voltaire néanmoins est un sot… Voltaire fut un véritable sot, qui travailla, vécut et mourut sottement. » Les personnes que cette opinion dérouterait sont priées de se rappeler que Tertullien ne craint pas de nommer « sots éternels » Aristote et Platon.

Veuillot, qui exècre Voltaire, le préfère encore à J.-J. Rousseau. Celui-ci : « c’est ma bête noire. Tous mes instincts se piètent contre lui. Il me répugne dans ses raisonnements, dans ses sentiments, dans ses agréments. Ce Rousseau est l’effronterie incarnée, l’ingratitude incarnée, l’emphase incarnée. Il est sale. Il est de cette nature de domestiques qui souillent les maisons. Je n’admire rien de ce qu’il a dit, j’ai le dégoût de tout ce qu’il a fait. Quand il est dans le vrai, j’attends qu’il en sorte. Je ne le plains d’aucun de ses malheurs. Il a couru après toutes ses disgrâces, et toutes sont de légitimes punitions ou de sa bassesse ou de son orgueil. Le vilain être, avec son habit arménien, sa sonde, sa Julie, sa Thérèse, ses pleurs, pose, son droit de cité dans Genève, sa noire et méchante folie ! » Eh ! bien, ce n’est pas juste.

Veuillot qui n’épargne pas les morts, voyons-le parmi ses contemporains : c’est là qu’on est injuste le plus facilement.

Que Victor Hugo ait du talent, Veuillot ne dit pas non. Même, il l’appelle « le premier parmi les poètes de ces jours-ci » ; et, s’il ajoute : « qui sont, sous ce rapport, de tristes jours », une autre fois il reconnaît le génie de Victor Hugo. Certains poèmes des Contemplations lui arrachent ce compliment : « Il n’y a pas de plus beaux vers dans la langue française, ni dans la langue chrétienne. » Seulement, Victor Hugo fait d’habitude le pire usage de son génie ; et Veuillot lui reproche cinq défauts ou péchés : l’orgueil, la haine, l’esprit d’anarchie, l’obscénité, le blasphème. Quanta l’obscénité de Victor Hugo, peut-être sait-on par cœur la chanson de Doña Sabine : le roi disait à son neveu que, pour un sourire d’elle, pour un regard, pour un cheveu, il donnerait l’Espagne et le Pérou. Évidemment, ce n’est pas d’un roi très sérieux ; mais enfin, l’on a pu lire et peut-être chanter cette romance avec une étourderie innocente. Veuillot se fâche et crie au scandale : « Or, dit-il, quand M. Hugo chantait ainsi, il était père de famille, et nous le savions ! » Conclusion : « Le sentiment que M. Hugo nous inspire ne ressemble en rien à la haine et nous ne lui souhaitons qu’une chose : c’est de faire meilleur usage, pour lui-même et pour la patrie, du don qu’il a reçu de Dieu » ; car « le spectacle est triste au chrétien de voir le génie avorter dans le cœur ingrat de l’homme », Béranger, poète impie et ordurier, « a fait le mal, sachant qu’il le faisait, voulant le faire ». Il est « le poète de l’orgueil envieux, l’Horace des commis-voyageurs, le Tyrtée des Catilinas d’arrière-boutique, l’Anacréon des boudoirs-omnibus ; c’est la maison Laffite et toute sa clientèle qui veut l’emporter sur la maison de Bourbon et la maison de Dieu, et qui les diffame grossièrement et méchamment », La princesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin était fanatique d’Hugo et de Lamartine : « c’était un peu moins sale que Béranger ». Musset, « le pauvre charmant Musset », son Fantasio est « une rêverie, mais de la pire espèce ; une rêverie préparée, combinée, machinée, fardée et fatiguée ». Veuillot ne déteste pas Musset continûment : « Quelquefois Musset poussait un cri sublime. L’âme se réveillait un instant, étendait son aile brisée, mais immense, versait une larme, jetait un rayon ; et de pures étoiles venaient luire encore à ce front souillé. Quelques-unes sont impérissables… » Cependant, « ce Musset est très salissant ; il est flandrin, vaurien, goujat même ; il fusille la Croix ». Lamartine ? « L’homme qui, après avoir reçu la harpe sainte, en a tiré, au gré de ses flatteurs, des chansons pour Elvire, des outrages pour le Dieu du Sinaï, des blasphèmes contre le Dieu du Calvaire. » Un sceptique, « sous une enveloppe de fade religiosité ». Un sensuel : et, son Elvire ou Frétillon, c’est à peu près la même chose. Un mercanti ; car « il a promené partout sa grasse pauvreté, tendu sa sébile au coin de tous les feuilletons, employé toutes les ruses pour obtenir, par cette industrie de la mendicité poétique dont il est le créateur, tout l’or et tout le billon que la compassion et la vanité se peuvent laisser traire ». Sa poésie ? Il « ne raisonne jamais, ne chante même pas : il vocalise ».

Voilà comment Veuillot fonce avec entrain sur la chiennaille. L’ennui, c’est qu’il a mis dans la chiennaille plusieurs écrivains et poètes qu’on n’arrive pas à mépriser ou qu’on admire. L’ennui, c’est qu’il fonce toujours et que jamais il n’éprouve aucune fatigue ou le doux besoin d’un repos durant lequel se calmerait sa fougue et deviendrait plus conciliante un peu sa rude pensée. L’ennui, c’est que la perpétuelle injure, à la fin, cesse de porter coup. L’on dirait que le critique a modifié, par jeu, les habitudes anciennes du langage et qu’il s’amuse à prendre le ton plus haut comme ferait un fantasque musicien. Quand Veuillot vous accuse tel ou tel d’infamie ou de trahison préméditée, l’on entend qu’il n’est pas du même avis que le pauvre garçon et qu’il a deux ou trois objections à lui faire.

Ce n’est pas cela ; et les mots qu’il emploie, il les a choisis sans badinage ou maladresse : car il ne badine pas et il est excellent écrivain. Mais il défend sa cause et il défend la religion. Vous aimez la littérature et vous lui reprochez de la sacrifier aux besoins de sa polémique : il aime aussi la littérature ; mais il préfère sa religion. Vous demandez grâce pour de beaux vers : eh ! de beaux vers où la morale est offensée ne méritent pas l’indulgence ; « ou bien il faut nier la morale, qu’il est important d’honorer plus que les beaux vers ». Dites le contraire, osez le dire !… Et, si vous prétendez qu’une telle rigueur a passé de mode et ne convient pas à notre époque si tolérante, Veuillot vous répondra que vous mentez, que notre époque n’est pas si tolérante et précisément ne l’est pas pour les idées auxquelles Veuillot se dévoue. D’ailleurs, il ne réclame aucune tolérance en faveur de ses idées, qui sont « la vérité » : ce qu’il veut, c’est la soumission. Veuillot vous répondra, et d’une voix impérieuse et pathétique : « Nous avons, comme nos pères, une âme à sauver ! » Alors, que répliquerez-vous ?

La certitude où est Veuillot de posséder la vérité est admirable et vous incline au respect. Si vous cherchez encore la vérité, vous serez sensible au bonheur de cet homme qui l’a trouvée ; et, bien qu’il vous malmène, vous aimerez son désir de vous amener à son parfait contentement. Si vous êtes venu à la même vérité, il vous fera songer à tant de frivolité qui vous rend tièdes, indignes de votre bonheur, si peu émus de charité apostolique. Vous croyez en Dieu et vous le défendez mal. Vous n’y croyez pas : mais regardez avec envie et sympathie comment se bat le bon soldat du Christ.

Il est beau, quand il refuse toute patience à la Pucelle de Voltaire, aux Confessions de Jean-Jacques et au Diderot de la Religieuse, quand les grands noms des écrivains ne l’empêchent pas de voir la fausseté de leurs doctrines et quand les grâces tant célébrées d’un siècle charmant ne lut dissimulent pas les torts d’un siècle fou : « Mon parti est pris, je m’insurge contre ces cuistres faufilés à des drôlesses… l’honore ce qu’ils ont insulté, je sers ce qu’ils ont haï… J’appartiens à Celui que les rédacteurs du Siècle appellent hypocritement le Christ, mais que leur Béranger appelle un Fou, que leur Voltaire appelait l’infâme, et que j’appelle mon Dieu. Dans cet âge pervers qui l’a injurié, qui l’a trahi, qui l’a renié, partout où je vois ses confesseurs et ses martyrs, là sont mes héros : suppliciés par l’injure ou abattus par le fer, ce sont eux que je salue. Quel chrétien ne préférerait la part de ces humbles athlètes frappés aux pieds de Jésus-Christ à toutes les couronnes de leurs vainqueurs ? » On peut imaginer une autre joie religieuse, plus discrète, et fière avec un peu plus de réserve, et qui n’ait pas cette exubérance ou, quelquefois, cette insolence magnifique. Mais l’insolence est magnifique, aux endroits mêmes où Veuillot manque à toute mesure. Il avait, toute sa jeunesse et jusqu’à vingt-cinq ans, vécu loin de la religion, dans l’ignorance du catholicisme : sa conversion soudaine excita en lui une ardeur extraordinaire et qui jamais ne diminua.

Ce qui me déplaît, je l’avoue, c’est la dureté avec laquelle, trop souvent, il ne craint pas de secouer et d’accabler, au nom de Dieu, les mécréants qui n’ont pas reçu la même révélation que lui et qui durent dans l’état où il a vécu vingt-cinq ans. Il combat leur doctrine : et c’est à merveille, quand la fausseté de leur doctrine lui fait horreur. Mais il n’a aucune pitié de l’erreur où se trouvent ces pauvres gens ; il ne leur attribue aucune bonne foi et les livre pieds et poings liés à la vengeance du Seigneur : voire, il exerce lui-même la représaille divine. Voici Lamennais, Hugo et Lamartine : ces trois-là, dit-il, l’Église, la monarchie et la poésie devaient compter sur eux. Or ces trois-là ont failli à leur destinée : ils appartiennent à « Celui qui venge tout de suite la vérité abandonnée » ; et l’on refuse de les plaindre. Voici Heine allant à la mort dans les plus terribles souffrances : « Durant huit années, Dieu, appesantissant sa main sur sa chair et sur ses os, le tient suspendu au-dessus de l’abîme et lui laisse toute son intelligence pour le considérer et se sauver. La douleur lui arrache des rugissements et des blasphèmes, pas un mot de repentir, pas un appel à la clémence. La miséricorde lut moins offerte à Voltaire et il la refusa moins. » Bref, s’il est damné, tant pis pour lui ! Et voici Rousseau, défunt Rousseau, dans le temps que Genève se permet de lui élever un monument : « Tristes fêtes dont nous n’osons plus rire, quand nous songeons qu’il est une autre vie et que probablement ce malheureux Rousseau, mort dans l’hérésie, sans sacrements et, selon toute apparence, sans repentir, a plus affaire à la justice de Dieu qu’à sa clémence. Hélas ! là où il est maintenant, quel supplice pour lui que toute cette misérable et fausse gloire, s’il est vrai qu’une peine est ajoutée aux peines des maudits à mesure qu’une âme est perdue par eux. » Il me semble que la religion ne commande pas, et défend plutôt, de préjuger ainsi la décision divine, d’épiloguer sur un cas de repentir et de miséricorde, et enfin d’appeler un mort un maudit. Et Veuillot qui, ayant comparé son aventure d’ici-bas — quelle étrange idée ! — à celle de Heine, écrit : « j’ai grand-chance de me tirer mieux d’affaire au jugement dernier », ce Veuillot, n’allons-nous pas lui reprocher quelque pharisaïsme ?

Eh ! bien, non : ce n’est pas cela. Veuillot n’était pas pharisien, Veuillot de qui Sainte-Beuve a reconnu la bonté, Veuillot qui écrivait avec une sincérité absolue : « Non, je n’adresse point à Dieu les coupables actions de grâces du pharisien. Je ne me crois pas meilleur que cette foule qui rampe autour de moi, cherchant l’or et la volupté. Les mêmes instincts sont dans mon âme ; ils me pressent, ils me tourmentent. Lorsque, paisible, je regarde avec pitié le triste troupeau qui se rue, à travers la fange, sur l’appât des convoitises humaines, tout à coup mon pied glisse, d’humiliants désirs se soulèvent et me rappellent boue dont je suis fait. Plusieurs, m’écoutant parler disent : Celui-ci gagnera le ciel. Et moi, je voudrai ; monter sur une tour et crier d’une telle voix que tous les chrétiens qui sont dans le monde puissent l’entendre : Ô mes frères, mes frères, priez pour moi, je vais périr ! Mais, si mon âme est faible, elle a du moins embrassé une loi forte… » Veuillot n’est pas pharisien, parce qu’il n’attribue pas à lui-même, à son génie, à son mérite, le bienfait de la foi qu’il a reçu et qui lui permet de compter qu’il sera sauvé : sa force, il l’attribue à sa croyance.

Or, dit-il, la même croyance est à la disposition de tous les hommes. Dieu l’a offerte et l’offre à tous les hommes. Pourquoi ne l’ont-ils pas tous adoptée ? Veuillot, qui est bon, le déplore ; et Veuillot, que sa fougue anime, rage de voir que la vérité est là toute proche, avec le salut : mais on la néglige. Et pourquoi la néglige-t-on ? C’est qu’il y a, pour détourner les esprits et les perdre, la bande abominable des corrupteurs, mauvais maîtres et apôtres de l’erreur. Il se souvient de son enfance ; il se souvient d’avoir été, dans Paris, un adolescent du peuple et que l’erreur pouvait séduire : « Et nous autres, enfants délaissés d’une société marâtre ; nous qu’elle déposait dans nos langes au coin ténébreux des carrefours, sans nous dire le nom de notre père et sans nous indiquer la route du bien, nous écoutions ces voix que comprenait notre ignorance et qui caressaient les instincts de la mauvaise nature, les seuls qui se fussent développés en nous. Nous disions : Voilà les poètes, voilà les inspirés ! Toute flamme était douce à nos yeux dans l’absence du jour et les vapeurs des marécages obtenaient l’hommage de notre idolâtrie. » À la pensée de ce qu’il a risqué, Veuillot frémit ; toute sa vie, il a senti ce frémissement du péril : et une immense charité l’a porté à vouloir préserver le prochain, d’abord ses frères en roture. Voilà ce qui rend poignantes et belles ses colères : et sa critique, même injuste, n’est pas inutile, si elle avertit les littérateurs et lettrés de prendre garde aux idées qui font dans les âmes de si terribles dégâts.

II. Nouveaux Essais de Théodore de Banville §

C’est une pieuse et charmante idée qu’a eue M. Victor Barrucand d’aller chercher dans la collection de vieux journaux, — le National, le Dix Décembre, le Pouvoir, le Paris, l’Artiste, le Nain jaune, — les articles qu’y donnait, jetait et perdait le poète des Exilés. Sans doute faudra-t-il qu’un service pareil soit rendu à la renommée de quelques autres écrivains qui, de même que Banville et plus que lui, ont subi l’obligation de gaspiller ainsi leur génie ou leur talent. Génie ou talent gaspillé, dira-t-on, ce n’est rien ? C’est au moins une pathétique aventure ; et l’occasion de rêver assez tristement sur les conditions nouvelles de la littérature et de la poésie. Le « métier de faire un livre » devient, pour beaucoup d’écrivains, le passe-temps, les vacances, la récompense d’un lourd labeur quotidien, depuis que les arts divers ont à payer de maintes servitudes la fierté de leur indépendance. Le protecteur des lettres aujourd’hui, le mécène, le grand seigneur opulent et capricieux, — le public, — a de l’exigence ; et l’on ne s’acquitte pas, auprès de lui, avec une flatteuse dédicace : il veut de la copie, et tous les jours.

Les conditions nouvelles de la littérature ont eu, comme tous les changements humains, des conséquences bonnes ou non, des conséquences de vertus et de vices. Laissons les vices ; on ne les voit que trop : jamais un grand seigneur d’ancien régime n’a été flagorné à la première page d’un livre au point où l’est maintenant le public, et tout au long de certaines œuvres complètes. Quant aux vertus de la profession, que l’on veuille relire, dans les Pages de critique et de doctrine, le poignant chapitre que Bourget consacre à Théophile Gautier. ; Celui-là, « Cellini de la prose et des vers », a porté un lourd fardeau ; et, par les mémoires, — le Collier des jours, de Mme Judith Gautier, les Souvenirs de M. Émile Bergerat, — l’on sait qu’il a dû geindre de fatigue. Assez tard dans sa vie, et quand il était l’auteur de la Comédie de la mort et d’España, d’Émaux et Camées, de Mademoiselle de Maupin, de la Morte amoureuse, — « autant de merveilles, et ce n’est qu’une très petite partie de son œuvre », — il accomplissait encore, et n’y pouvait manquer, sa tâche de feuilletoniste et de salonnier, sa tâche de publiciste. Poète et l’un des plus parfaits, il assistait, et ne pouvait s’y refuser, il tout le vain trémoussement du théâtre ; et il a risqué cette confidence, un jour : « C’est un art si abject, le théâtre, si grossier ! » Il disait : « L’odeur de l’encre de l’imprimerie, il n’y a plus que cela qui me fasse marcher » ; et il me disait encore : « Je ne travaille qu’au Moniteur, et à l’imprimerie. On m’imprime à mesure… Et ça m’ennuie ; ça m’a toujours ennuyé, d’écrire !… » Évidemment, on l’engageait à se reposer. En 1868, à cinquante-sept ans, il répondait : « J’ai trois louis sur moi et il y a cent quarante francs à la maison… Si j’avais le malheur d’être malade quinze jours, ça irait encore, en déménageant. Si la maladie durait six semaines, il faudrait que j’aille à l’hospice Dubois, comme les autres… » Il ajoutait, et voici tout son chagrin : « C’est peut-être le pain sur la planche qui m’a manqué pour être l’un des quatre grands noms du siècle. Mais, la pâtée !… » Ces aveux-là ne sont pas dans son œuvre. On a bien fait, d’ailleurs, de les noter : ils donnent à son œuvre, où il ne daigne pas se plaindre, une signification de souffrance, de courage et de bel orgueil. Ce qu’il a enduré, s’il en admet le souvenir en son poème, tourne à un badinage de sourire momentané :

Mes colonnes sont alignées
Au portique du feuilleton.
Elles supportent, résignées,
Du journal le pesant fronton…

« Jusqu’à lundi je suis mon maître… » Il ne songe plus qu’à s’enivrer « du vin de sa propre pensée », du vin que « répand la grappe de son cœur », écrasée par la vie. Les petits vers du poème intitulé Après le feuilleton dansent avec une allégresse blessée et menacée.

Théodore de Banville a été feuilletoniste dès la vingt-cinquième année jusqu’à la soixantième à peu près. Ce ne sont pas tous ses feuilletons qu’a recueillis M. Victor Barrucand : seulement quelques-uns d’entre eux et des passages, très bien choisis, de beaucoup d’autres. Tout d’abord, le lecteur éprouvera de l’impatience, il me semble, à ne guère savoir ce qui fut l’occasion de ces pages. Rome, quatorze tableaux, par Ferdinand Laloue et Fabrice Labrousse ; Richelieu, drame en cinq actes et en vers, de Félix Peillon ; et même la Sapho de Philoxène Boyer : tout cela est tombé dans l’oubli à tout jamais. Pareillement, plusieurs célébrités du jour, ou de la nuit, que Banville saluait ou vilipendait. Pareillement, la quantité des anecdotes qui furent le scandale ou bien l’enthousiasme d’un instant et qui servirent de prétexte au chroniqueur. Peut-être fallait-il ajouter à la chronique de Banville un commentaire et, à coup sûr, délicieux si on l’eût fait, comme celui des Odes funambulesques si joli, drôle et cependant funèbre. Il y a plaisir et petite revanche, à disputer à l’oubli un peu de ce qu’il réclame et prend vite, à voler ce voleur et à lui arracher ne fût-ce que « Néraut, Tassin et Grédelu », comédiens honnêtes et qui jouaient les seconds rôles à la Porte-Saint-Martin « du temps de la féerie et des frères Cogniard » ; leurs noms étaient au bout de l’affiche tous les soirs et, comme « le triolet venait de renaître », leurs noms que le hasard avait rythmés passèrent à de légers poèmes qui ne sont pas encore anéantis et qui préservent leur fragile gloire. Peut-être aussi, en laissant morts et mystérieux les cinq actes et en vers de Félix Peillon, les quatorze tableaux et romains de Fabrice Labrousse et Ferdinand Laloue, accuse-t-on la futilité de ces travaux terriblement forcés auxquels avait à consentir le poète. Lui pourtant ne se lamente pas ou ne s’indigne pas. Il n’est point en colère et plutôt rirait, et ne se venge pas sans gaieté, si le Palais-Royal, le 3 août 1869, l’a convoqué pour demande des ingénues, comédie de Bernard et Grangé, mais qu’il intitule, au feuilleton du National, « comédie par Mme X…, couturière, Mlle Blanche d’Antigny, MM. Eugène Grangé et Victor Bernard. » Il commence : « La robe est une merveille !… » Il insiste et la compare, cette robe, pour la couleur, aux vagues de la mer et au vêtement que le grand Ingres a donné à son Odyssée, et pour la forme « aux draperies que fait frémir et boulier en petits flots l’amoureuse fantaisie de Clodion » : voilà pour l’auteur principal de cette comédie, la couturière. Puis, deuxième auteur, Mlle d’Antigny : « une femme de Rubens ; et c’est, en effet, dans ce goût que le maître d’Anvers pétrissait de lis et d’écarlate ses grandes Nymphes et les Néréides aux robustes poitrines auxquelles il confiait le soin de conduire le navire où vogue Marie de Médicis ». Magnifiquement belle, sous la robe qu’on eût dite peinte par Ingres et modelée par Clodion ; plus belle encore sans la robe et seulement vêtue, l’acte suivant, d’un peignoir « qui semble une nuée tramée, — déchevelée, les épaules nues, aimable, souriante, ayant tout promis et tenant plus qu’elle n’a promis… ». Enfin, les auteurs, MM. Bernard et Grangé : « La belle fille sourit du regard, les flammes de la rampe se reflètent dans ses dents blanches ; on applaudit à tout rompre MM. Eugène Grangé et Victor Bernard, Quoi ! cela aussi, ils l’ont fait ? La robe, les diamants, le chapeau, je le voulais bien ; mais tout cela, tout ce que montre à présent Blanche d’Antigny, se peut-il que ce soit aussi eux qui l’aient fait ? Dans ce cas, on aurait bien manqué de prévision en ne leur confiant pas l’exécution des groupes du nouvel Opéra ! » Banville est un excellent critique dramatique : il sait raconter une pièce et la juger.

Regrette-t-il le temps qu’il perd ainsi ? Je ne sais. Il a tant de grâce aimable et d’enjouement ! Presque toujours, il a bien l’air de s’amuser, avec indulgence ou avec politesse. En outre, sans pédantisme aucun, sans morgue magistrale et sans la dérisoire brutalité de nos doctrinaires ou partisans, ce poète dévoue aux Muses tout son effort très attentif et scrupuleux. Il veille autour d’elles. Il est là pour empêcher que l’on n’aille à confondre avec la littérature les séductions d’une autre sorte qui valent à MM. Bernard et Grangé la faveur publique et pour empêcher que l’on n’appelle poésie les vers de M. Scribe, sa bête noire. Le pauvre poète des Huguenots, comme il le taquine, dans le Petit traité de Poésie française ! « M. Scribe avait reçu le don de ne pas rimer ; il le posséda jusqu’au miracle… » Et Banville ne voit qu’un autre poète à lui comparer, pour ce don miraculeux : c’est Voltaire. Il y a de plus fâcheuses compagnies ! Dès 1849, Banville examinait l’art de M. Scribe, son art et sa pensée. Mais, la pensée de M. Scribe, il ne la comparait point à celle de Voltaire. Il comptait qu’avec une seule de ses idées, — et que voici : « Mon Dieu, si c’est un songe, faites que je ne m’éveille pas ! » — M. Scribe avait gagné plus de dix mille francs. Non pas d’un seul coup, certes ; mais, sa phrase du songe et du réveil refusé, M. Scribe l’a écrite « au moins trois cents fois », dans ses opéras, dans ses comédies. Banville, un jour, vit son opulente victime. Et « le prince des librettistes » lui parut, mieux que beau, superbe ; ah ! quel homme ! Vous croyez le connaître ; vous avez vu ses bustes, ses portraits… Vous ne le connaissez pas : les sculpteurs, les peintres, les dessinateurs, les graveurs, les lithographes, et voire les photographes, n’ont rien compris à M. Scribe. Son visage, d’après ces calomniateurs, serait une chose « d’une platitude et d’une vulgarité odieuse ». Pas du tout ! Il est magnifique « de force, de puissance, de volonté, d’implacable héroïsme ». En vérité ? Les traits, mesquins ; les yeux, petits ; le front petit. Qu’importe ? le front petit, les yeux petits, les traits mesquins marquent, on ne sait trop comment, une audace, une patience, une fermeté résolue et telle que le bonhomme en est sublime. M. Scribe n’était aucunement l’homme de son œuvre ; et tant pis pour son œuvre, mais tant mieux pour lui ! Son œuvre, une subtile niaiserie ; mais lui, « vaillant, clairvoyant, primesautier, inventif : et, s’il eût appliqué ses étonnantes facultés à toute autre chose qu’à la poésie, il fût devenu général, ministre, conducteur d’hommes, cardinal et pape s’il l’avait voulu ». Banville a causé avec M. Scribe ; ou, du moins, M. Scribe parlait : « Je ne lui répondis pas un seul mot et il n’a jamais entendu le son de ma voix… » Le silence de Prométhée, dans Eschyle, est-il plus tragique ? et les bourreaux de Prométhée sont-ils plus acharnés à leur victime que le bavard M. Scribe à la sienne ?…

Il avait attrapé Banville au bouton de la redingote. Et il parlait, parlait, avec entrain, fougue, emportement, volubilité. Cependant, il « tordait, tortillait, torturait » ce bouton, l’arrachait, l’emportait : « il me le doit toujours ! » Et il disait… Toute la scène, Banville l’a inscrite dans ses Souvenirs, où il a mis sa jeunesse, sa rêverie, ses dates précieuses ; et, comme les enfants de Sicos, dans l’Aveugle d’André Chénier, promettent de consacrer par des jeux et des fêtes le jour qu’ils ont reçu le grand Homère, il n’oubliera jamais le jour que M. Scribe l’entretint… M. Scribe disait : « Lorsque j’eus trouvé la scène, devenue célèbre, où Alice supplie Robert,. », Il sentit alors qu’une scène pareille voulait des rimes admirables, des mots splendides, enfin des vers étonnants. « J’allai trouver le plus grand des poètes… » Victor Hugo ! songe Banville ; et il frissonne… Mais, non : Casimir Delavigne !… « Casimir écrivit un morceau sublime, terrifiant, admirable, du Corneille !… » Oui ; et Meyerbeer n’en put rien faire, ne put rien faire de ce Corneille livré par Delavigne. Ça n’allait point. Or, Meyerbeer précisément partait pour la campagne, la tête pleine de musique, et la musique de Meyerbeer avait envie de se poser sur des paroles. Vite, des paroles ! M. Scribe n’a pas une minute à perdre ; Meyerbeer déjà monte en voiture. Un bout de papier ; ces quatre vers s’y écrivent tout seuls : « Robert, toi que j’aime, Et qui reçus ma foi, Grâce pour toi-même, Et grâce pour moi ! » Meyerbeer est enchanté, Meyerbeer s’écrie : « Je tiens mon air ! » Il le tenait. Et M. Scribe de conclure, avec autorité : « Vous voyez, monsieur, que, dans certains cas, un peu de bon sens et une idée juste valent mieux que la poésie. » Là-dessus, ni l’univers ne s’écroula, ni le nouveau Prométhée ne consentit à exhaler même une plainte.

M. Scribe ne pouvait dire un mot qui ne fût, aux idées de Banville, une offense. Quelque chose qui vaut mieux que la poésie : une offense ! Et, quoi ? le bon sens ; oui, lorsque Banville a toujours prétendu que la poésie dût être et ne put être qu’un délire. « Saisi du désir véritablement démoniaque de me faire renier ma foi, il s’efforçait de me prouver à quel point la poésie est un art frivole et comme elle devient inutile et nuisible lorsqu’il s’agit de convaincre les esprits et d’émouvoir les âmes. Certainement j’aurais pu rétorquer cette assertion en citant l’exemple du roi Orphée ; mais je m’en gardai bien, par pudeur, car il est odieux d’avoir trop facilement raison. » Bref, entre M. Scribe et Théodore de Banville, ce qu’il y a, c’est plus qu’un malentendu, c’est Orphée. Une querelle de ce genre est une haine qui vient d’assez loin pour qu’on n’essaye pas de l’apaiser jamais. C’est la rancune des siècles. Et, sans doute, avec Orphée, l’on a trop facilement raison. Le fils d’Œagre et de la muse Calliope ou, selon d’autres généalogies, le fils de Clio et d’Apollon déroute nos certitudes. Son œuvre nous échappe ; et son histoire, également. Je crois qu’au seul nom d’Orphée M. Scribe se fût égayé, se fût enorgueilli peut-être, sentant que Meyerbeer eût éconduit ce collaborateur aussi promptement que Delavigne. Banville a refusé à M. Scribe une occasion de se pavaner ou de rire. Et lui ne sourit même pas ; et les malheurs d’Orphée ne l’avertissent pas de redouter un sort funeste. Orphée, pour Banville, c’est le romantisme : autant dire, sa religion : et lui-même dit, son idolâtrie. Crémieux donne au théâtre cette impiété d’Orphée aux Enfers : sacrilège ! Et, ce jour-là, Banville ne plaisante pas : « Orphée attendrissait les lions, les rochers et les tigres ; mais, après qu’il fut déchiré par les bacchantes et que, roulée par les flots de l’Èbre, sa tête sanglante fut pieusement recueillie par une jeune fille, il n’a pu attendrir les Israélites. La farce de M. Crémieux est une œuvre de haine religieuse… » Il va le démontrer. Pour le démontrer plus hardiment, il a consulté Louis Ménard, « le savant mythologue », et su par lui que la religion des Hébreux était seule inconciliable avec « les croyances héroïques des Hellènes » ; voilà pourquoi Crémieux et les amis de Crémieux ne se tiennent pas d’insulter « tout ce qui est la tradition des races latines, les origines de notre poésie, les dieux d’Homère et d’Eschyle, dont ils font des paillasses costumés pour suivre le bœuf gras du Carnaval ». Non, Banville ne plaisante pas !

Orphée et le romantisme ? Orphée est le symbole du romantisme ; et premièrement par ceci, que le divin poète de Thrace obéit à l’unique impulsion du génie. Poète inspiré, poète sans étude et sans habileté… L’habileté est, en ce monde perverti, ce que Banville a détesté le plus vivement. L’habileté ? mais il en accorde l’honneur abominable à M. Scribe. Et, pour glorifier le grand Eschyle par-dessus tous les dramaturges, il lui dénie l’habileté, cette misère dégradante et qu’il a le désespoir de remarquer dans l’œuvre de Sophocle déjà, dans l’œuvre d’Euripide, plus maligne encore. L’habileté : négation de la poésie. De la part de Banville, auteur des Odes funambulesques, où l’habileté prodigue ses plus extraordinaires prouesses, et de la part de Banville, auteur du Petit traité, ce trésor de toutes habiletés poétiques, un tel mépris des stratagèmes déconcerte. Il répondra : — Je ne suis point Orphée ; mais Orphée est mon dieu, Orphée que j’appelle aussi Hugo. Et ce n’est pas à l’intention d’Orphée ni d’Hugo, certes, que j’ai voulu rédiger les recettes d’écrire en vers !… Puis, l’habileté de Banville, on a grand tort si l’on ne voit qu’elle et si l’on n’accepte aucunement ces lignes de Mallarmé que cite avec raison M. Victor Barrucand : « Aux heures où l’âme rythmique veut des vers et aspire à l’antique délire du chant, mon poète, c’est le divin Théodore de Banville, qui n’est pas un homme, mais la voix même de la lyre. Avec lui, je sens la poésie m’enivrer, — ce que tous les peuples ont appelé la poésie, — et, souriant, je bois le nectar dans l’Olympe du lyrisme… » Enfin, modeste avec la plus jolie élégance, avec autant d’esprit que d’élégance, le poète des Exilés avoue qu’il étudie et propose d’enseigner les règles de l’art sublime ; ce n’est pas qu’il omette un instant la principale vérité, que toute poésie est fille du génie, dernier mystère.

En 1843, Banville avait vingt ans et il était le poète des Cariatides. Il habitait, avec son père et sa mère, la maison de Jean Goujon, rue Monsieur-le-Prince. Dans sa chambre, décorée de dessins, d’estampes, et qu’un divan de soie bleue embellissait, il recevait souvent deux poètes à peine un peu plus âgés que lui : l’un qu’il admire sans nous étonner, Charles Baudelaire ; l’autre qu’il admire, et non pas sans nous étonner, Pierre Dupont. Un jeune Pierre Dupont qui, d’ailleurs, ne ressemble guère à l’image que nous avons de lui : l’air quasi anglais, de beaux cheveux châtain clair et d’une coupe savante, de minces favoris droits, une tenue de gentleman « la plus correcte qui se pût voir », de belles mains longues et blanches, « aux ongles bombés et roses » ; mais, quand il chantait sa poésie, on ne voyait pas ses belles mains, alors gantées paille ou gris perle. Un dandy ! et qui débarquait de son village, mais tiré à quatre épingles. Un curé de campagne, son parrain, l’avait élevé, très dévotement. Et le jeune Dupont gardait de son enfance une ferveur assez mystique. En même temps, il avait un remarquable appétit et vous dévorait deux gigots, avec simplicité, comme un garçon que les problèmes de Dieu et de l’âme ne tourmentent plus. Banville, un citadin pâle, admirait qu’on mangeât si bien : Dupont lui parut un héros. Et Dupont, lisant les Cariatides, admirait qu’on écrivît ainsi, admirait l’habileté du poète : il en était — et ne le dissimulait pas — épouvanté. Il supplia Banville de lui donner des leçons. Beaucoup plus tard, et après la mort de Pierre Dupont, Banville adore cette « naïve humilité » de son ami. La naïve humilité de Banville est charmante. Son ami n’était pas habile : et il a cru que son ami avait du génie. Entendons-nous : ce qu’il appelle génie, c’est à peu près la spontanéité, Pierre Dupont est un Orphée. Poète et musicien, n’ayant pas, comme ce Meyerbeer, besoin d’un Scribe, ou ce Scribe d’un Meyerbeer, unissant les deux arts que les premiers enfants de la muse ne séparaient pas ; et, par les chemins, les villes, les campagnes, allant comme un aède, familier partout, sur la route, dans la chaumière et dans le cabaret, chantant les Bœufs, la Musette neuve, les Sapins, le Chant de l’ouvrier, chantant pour les passants qu’assemblait sa voix, qu’elle animait, qu’elle entraînait à le suivre : c’est Orphée, n’est-ce pas ?… Banville ne s’est jamais corrigé de croire au génie de Pierre Dupont.

Génie ou spontanéité : romantisme. Banville, entre ces mots, ne fait pas de différence. En 1877, il célèbre Laferrière, qui vient de mourir, et il écrit : « Laferrière fut le dernier comédien appartenant à cette époque de 1830, où tout le monde désira d’avoir du génie et où presque tous les artistes, créateurs ou virtuoses, eurent quelque chose qui ressemblait au génie… » Il écrit, à propos d’un critique très peu analogue à Orphée : « La vérité, c’est que Jules Janin fut un romantique, un homme de 1830 et, tranchons le mot, un poète ! » Il ajoute, au surplus : « Toute cette époque de 1830, à vrai dire, fut un poète ; elle n’eut pas d’autre rôle que de rendre à la poésie tous les genres littéraires qui lui avaient été enlevés, la tragédie, la comédie, le roman et, grâce à Jules Janin, le feuilleton lui-même ! » C’est assez justement définir le romantisme, le glorifier ou, si l’on veut aussi, le condamner : au moins noter l’usage et l’abus qu’il a fait de la poésie, d’une certaine poésie et conçue un peu comme un délire. Abondante à merveille, la poésie déborde, envahit ce qui n’est pas son domaine, la critique peut-être, et en tout cas la politique ou la sociologie. La glorification sera de Banville ; mais non le reproche. Il ne tolère pas qu’on assigne un domaine à la poésie, qu’on l’enferme dans des bornes, et qu’on loge ou qu’on emprisonne dans un palais le grand Orphée, maître du monde, ciel et terre.

Il y a, pour la comparaison d’Orphée et du romantisme, encore un trait dont Banville est touché. Laissons les Bacchantes et le traitement quelles ont infligé au poète. Avant cela, Orphée traîne après lui, et plus même que Pierre Dupont, les foules : tigres et rochers, ce sont les foules, tantôt furieuses, parfois inertes. Eh ! bien, en 1830, on a vu les foules émues par la poésie, moins dociles certainement que les rochers et les tigres à la chanson d’Orphée, alarmées pourtant et qui cèdent à une impulsion qui vient des poètes. Hugo et Lamartine ne sont point isolés, souverains artisans du verbe, dans leur travail ; leurs poèmes s’adressent à leur époque tout entière et gouvernent des esprits ; Musset gouverne des cœurs. Ni les esprits n’auraient et la même fougue et la même tendance, ni les cœurs n’auraient cette mélancolie ou cette ardeur, si les Hugo, les Lamartine et les Musset ne les avaient excités ou alanguis, et dirigés. Le romantisme, avec tous ses penseurs, qui sont — philosophes ou orateurs — des poètes, modifie le désir universel, modifie la notion de l’individu, celle de l’État et, en d’autres termes, crée de la révolution. Banville, à ce sujet, ne discute pas : il approuve. Et il n’approuve pas seulement, mais il chante : « L’art est toujours, par sa nature même, révolutionnaire… Le poète n’a pas d’autre mission que d’exalter la passion, l’héroïsme et l’effort de l’âme humaine luttant au nom d’un idéal de beauté ou de devoir contre les nécessités sociales… » Comme il chante, on ne va point le chicaner, l’inviter à ne pas confondre avec un idéal de devoir un idéal de beauté, l’engager à considérer les « nécessités sociales » ainsi que des nécessités ; non, car il chante : « La grandeur, la nature divine de l’individu a le droit de se souvenir de son origine céleste et par conséquent… » Il chante… « Par conséquent d’être héroïque, tandis que la société, n’obéissant qu’à des intérêts, est nécessairement implacable et mesquine… Et toujours les initiateurs de l’humanité, les voyants, les poètes… les Thésées, les Hercules… la Liberté, la condamnation définitive de toutes les tyrannies… Et, Molière, qui ne sent que Scapin est son personnage préféré, le fils chéri de ses entrailles ? Oui, d’un côté, l’or, la vieillesse, la ruse des Argans et des Gérontes, de l’autre le seul enthousiasme de Scapin, de Triboulet, de Figaro, car c’est tout un, et toujours la société sera tenue en échec par ces parias qui combattent pour la jeunesse, pour la liberté, pour l’amour !… » Banville est-il révolutionnaire ? Il n’est pas réactionnaire, assurément ; et, conservateur, ce titre ne l’eût pas flatté. Du reste, la politique le dégoûte : il le dit, et plus d’une fois. Qu’est-ce donc que cet hymne à la Liberté, à la révolution ? C’est, pour ainsi parler, du romantisme intégral.

Et retournons à la poésie. Le talent se cantonne volontiers dans la sécurité d’une chambre ou, comme on disait, dans la tour d’ivoire. Non le génie, et non le génie romantique : il veut le grand air, il veut chanter dehors ; et il réclame les foules.

Seulement, les foules ne sont pas toujours prêtes. Il arrive que manque le poète : il arrive que manquent les foules, si vous les appelez à l’inquiétude et si elles ont, pour un temps, le goût du repos. Alors, les poètes romantiques sont bien dépourvus : les foules ne leur demandent que des feuilletons. « Bien que né le 14 mars 1823 et ayant publié les cinq mille vers de mon premier recueil en 1842, j’ai tout à fait appartenu par mes sympathies et par mes idolâtries à la race de 1830. J’ai été et je suis encore de ceux pour qui l’Art est une religion intolérante et jalouse », écrit Banville, en 1873. Et il avait le sentiment de survivre. C’est la grâce de toute son œuvre et, en particulier, de ces pages qu’on vient de recueillir, que le ton n’en soit ni désabusé ni amer. Il n’a rien renoncé du rêve de sa jeunesse et garde ses chimères : il ne consent pas qu’elles soient des chimères, et dangereuses. Il est parfaitement clairvoyant, malgré tout, et ne cache pas à lui-même que l’Art subit de rudes tribulations. Le jeune contemporain de Gautier, qu’il admire et qu’il voit succomber à la tâche quotidienne, peut-il douter que le temps d’Orphée est passé ? Il ne se décourage pas et tient haute sa lyre sans cesse accordée pour l’ode ou l’odelette.

Il ne croit pas que les poètes soient défaillants. Et il cherche la foule, non pour lui, mais pour la seule poésie. La question qui, dans ses Critiques, domine toutes les autres, c’est en fin de compte celle-ci : la littérature, poésie vraie, et celle que les artistes appellent poésie, a-t-elle encore et peut-elle espérer d’avoir demain, d’avoir plus tard, un public ? M. Scribe a un public ; et les sieurs Bernard et Grangé, collaborateurs de la couturière et d’une belle fille, ont un public : mais la littérature ?… Dans sa façon d’examiner ce problème, si angoissant et qui n’a pas fini de l’être, Banville suit son idée romantique. Et d’abord il daube le bourgeois. « Je partage avec les hommes de 1830 la haine invétérée et irréconciliable de ce qu’on appelait alors les bourgeois… » Ce n’est pas le tiers-état, remarque-t-il ; et on le sait bien. « Aussi ne devra-t-on pas s’étonner que j’aie traité comme des scélérats des hommes, fort honnêtes d’ailleurs, qui n’avaient que le tort — et il suffit ! — d’exécrer le génie et d’appartenir à ce qu’Henri Mounier a justement nommé la religion des imbéciles. » Cette profession de foi est du Commentaire aux Odes funambulesques : on la retrouvera, et tant qu’on voudra, dans les où il raconte la « liaison » de M. Scribe et de la Bourgeoisie, où Daumier l’aide à peindre le bourgeois, « sa sottise, sa banalité démesurée, son nez au vent, ses chapeaux tuyau de poêle, ses ventres pointus, ses Jambes grêles et quelque chose de surnaturel et de divin, marqué dans-chaque pli du vêtement, dans chaque ligne du visage et qui est : la haine du Beau » ! Tranquille, ce bourgeois, sur de ses doctrines, sûr de ses appétits ? Que non ! Le bourgeois de Banville et de Daumier sort des révolutions et frissonne : « Ce que Corot fit pour les arbres, pour le chêne, pour le mélèze et pour le peuplier qui tremble, Daumier l’a fait pour ses bourgeois… » Et Banville a grand soin de répéter que le bourgeois qu’il exècre, ce n’est pas le laborieux bonhomme qui, depuis des siècles, « travaille pour la liberté » ; c’est le hideux personnage à qui l’on a dit : « Enrichissez-vous ! » et qui n’a pas d’autre souci. Bien entendu ! Seulement, il est malaisé de trier les bourgeois et d’y choisir pour amis excellents les amis des beaux-arts. Très malaisé ; si malaisé qu’en définitive Banville, sur le point de convoquer un public autour des poètes, s’adresse au peuple. En définitive, c’est au peuple qu’il accorde sa confiance. Et pourquoi ? c’est que le peuple n’a pas encore trahi la confiance des poètes. Vraiment, c’est qu’il n’a guère été en relations avec les poètes, depuis les temps si reculés où il nous plaît d’imaginer la vie à notre guise. C’est aussi que « le peuple » est une façon de dire assez vague et, en tout état de cause, le peuple une multitude assez vaste et amplement inconnue pour que nulle hypothèse à lui relative soit fausse.

Banville compte sur le peuple. Pierre Dupont, s’il a compté sur le peuple, ce n’était pas la peine de se ganter paille ou gris perle. D’ailleurs, on l’a connu, chansonnier célèbre, qui portait la barbe longue, et longs ses cheveux épars « et le vêtement fièrement débraillé ». Mais lui, Banville ? Ce ne sont pourtant pas ses Cariatides, qu’il offrait au peuple, ni ses Améthystes, ni ses Occidentales, je suppose, ni ses Princesses ! Un jour, sur le tard de son existence, il songe aux subtiles délicatesses de notre poétique, à ses fines difficultés, sur lesquelles il a lui-même renchéri : et il se demande si les poèmes de nos savants artistes ne sont pas à tout jamais « lettre close » pour le peuple. Et, un autre jour, il écrit — c’est à propos de Mlle Croizette ; mais ne serait-ce également juste à propos de l’art en général et de tous les arts ? — « l’ingénuité est ce qu’il y a de plus long à apprendre… » Ce jour-là, ne songe-t-il pas qu’entre la multitude et les artistes la sincère amitié n’est pas commode ? Il a donné à son plus beau livre ce douloureux nom, Les Exilés. Parmi les exilés dont il plaint la solitude, il a rangé « les passants épris du Beau » et qui parfois « rencontrent leurs frères si rares, comme eux exilés, échangent avec eux un signe de main et un triste sourire… ».

Est-ce la conclusion la seule et inévitable ? Peut-être. Et peut-être aussi ne vaut-elle que pour la littérature et la poésie romantiques ? Et fallait-il épiloguer ainsi sur les bourgeois et le peuple ? Et tous les torts sont-ils du côté des bourgeois et du peuple ? Ne voulons-nous admettre nullement les torts de la poésie, de la littérature et des arts ?… Et, ces mots, les bourgeois et le peuple, n’essayera-t-on de les remplacer par un autre et qui serait, peut-être, la nation ?… La nation qui a souffert, agi et péniblement triomphé tout entière, peuple, bourgeois, poètes et les artistes, n’aura-t-elle prochainement une âme réunie, une âme toute consacrée au même souvenir, à la même pensée ? Je n’en sais rien. Nos lendemains sont douteux autant que nos devoirs sont clairs. Si la Beauté est reléguée loin de la multitude et loin de la nouvelle activité, puisse-t-elle avoir en tout cas ses Banville, qui maintiennent son cuite fidèle et qui la préservent d’être avilie !

III. Augustin Filon §

Il y a treize ans, vers la fin de l’hiver. Dans une salle qu’on avait laissée demi-obscure, à la Société des conférences. Sur l’estrade parut un vieillard presque aveugle, et qu’il fallait amener pas à pas ; un vieillard mince, discret, de manières douces, à la figure fine et pâle. Des lunettes noires lui cachaient les yeux et une visière d’étoffe noire lui voilait le front. Il parla ; et sa toute petite voix, nette, élégante, vive, dompta le silence : on l’entendit comme une confidence, et pathétique. L’ancien précepteur du Prince impérial, Augustin Filon, parlait de son élève et, comme il disait, de « son Prince », qui eut inutilement l’âme d’un souverain. Ce ne fut pas une conférence analogue à une autre, un discours : ce fut, en quelque sorte, un souvenir qui s’éveilla, un étrange souvenir, mêlé de jeunesse et de mort ; ce fut, à certains moments, une incantation, tant se dessinait, se colorait et s’éclairait la réalité d’autrefois, anéantie, soudain ranimée. Des images passèrent, gaies d’abord, tout embellies d’espérance, puis tragiques, et qui allaient du pavillon de Flore ou du château de Saint-Cloud à Sarrebruck, et à l’exil anglais, et au pays des Zoulous. Cette histoire est bien connue. Augustin Filon ne s’efforçait pas de la renouveler par de saisissantes révélations, de la rendre plus poignante par l’effet de son art. L’histoire suffisait. Et, surtout, l’émoi que l’orateur, l’évocateur plutôt, contenait avec un soin délicat. Bref, à mesure que défilaient tant de promesses, tant de malheurs, les fatalités d’une existence précieuse et sur laquelle de bons Français avaient compté, l’angoisse augmentait. L’aveugle qui faisait voir avait à résister plus difficilement contre l’impatience de son cœur, de sa voix, de ses mains. Il arriva au bout de son récit, put dire adieu à son prince, l’ensevelir, le complimenter d’être mort en héros et le plaindre de n’être pas, malgré son vœu, mort pour la France. En 1911, la France n’était pas dans toute la tribulation ; mais, à des signes que personne n’aurait dû méconnaître, elle devinait confusément les lendemains. Elle songeait avec inquiétude au cours que les événements avaient pris ; et elle songeait aux éventualités qui n’avaient pas eu leur aubaine. C’était l’année que notre ambassadeur et M. de Kiderlen-Waechter échangeaient de mystérieux propos, et alarmants… L’aveugle raconta une histoire de jadis et qui, dans la pensée de tout son auditoire, se mêla aux craintes d’une histoire prochaine. Il y eut des sanglots ; des larmes ont coulé, sur la mémoire du petit Prince mort, à vingt-trois ans, comme un lion.

Fixé près de Londres, après l’année terrible, Filon résolut de connaître l’Angleterre, et non comme un voyageur, qui regarde, s’étonne et s’en va, ni comme un Anglais, qui, à force de voir toujours la même chose, ou peu s’-en faut, ne la voit plus guère. Il lui sembla que sa qualité, premièrement défavorable, d’étranger tournerait à son avantage : à mesure qu’il serait un étranger qui s’acclimate, il garderait la fraîcheur d’observation libre, mais de mieux en mieux pénétrerait dans le secret d’une âme très différente de la nôtre. En 1911, après la mort d’Édouard VII, Filon se demandait, avec une tremblante amitié, comment cette Angleterre, forte et fébrile tout ensemble, se tirerait d’une crise dont il découvrait mieux les symptômes que les remèdes. Il avait confiance.

La confiance qu’il avait dans l’avenir de l’Angleterre tenait sans doute aux marques de santé qu’il observait en elle, et tenait aussi à son estime d’une vertu anglaise qu’on pourrait appeler le sens et le goût de l’évolution. Dans la préface de ses Profils anglais, il écrit : « Le peuple anglais est un peuple grand et prospère parce que c’est un peuple évolutionniste… » Cette opinion, cette doctrine même, il l’a plus d’une fois indiquée, parfois développée, fût-ce à propos de menus problèmes. Le théâtre anglais souffre de la censure ? Il en soutirait, du moins, à la fin du siècle dernier. Patience ! la censure disparaîtra. Elle ne sera pas supprimée du jour au lendemain : ce n’est pas la manière anglaise. Supprimée du jour au lendemain, la censure ? Ce serait une révolution. La manière anglaise a les sages lenteurs de l’évolution. La censure disparaîtra peu à peu, comme l’uniforme si médiéval qui donnait aux gardiens de la Pour, à Londres, un air de mascarade. Un beau jour, les gardiens, sans rien dire à personne, remplacèrent le haut-de-chausses par le pantalon. Et, si l’on trouve que le pantalon si moderne, avec le chaperon, le doublet et la hallebarde, c’est drôle et ce n’est pas joli, patience ! le chaperon s’en ira, le doublet et la hallebarde s’en iront. Peut-être alors le pantalon sera-t-il, à son tour, démodé : le pantalon périra. La censure périra ; mais il y aura toujours une censure, un censeur, le public, c’est-à-dire les délicats, les rigides, voire les tracassiers. Les puritains veilleront, qui sont « l’une des forces de l’âme nationale, une des raisons qu’a l’Angleterre d’être au monde » : les puritains, ennemis du théâtre, ennemis nécessaires, qui ne lâcheront pas le théâtre anglais. S’ils le lâchaient, « c’est que leur fin serait proche, ou la sienne ; et la fin de l’Angleterre ne serait pas loin ». Voilà ce que signifient les pantalons que promènent à petits pas vigilants les gardiens de la Tour.

Badinage ? Un symbole !… « Depuis vingt ou vingt-cinq ans, — cette préface des Profils anglais est de 1892, — l’Angleterre nous donne le spectacle d’une société qui passe de l’aristocratie à ta démocratie sans souffrance, presque sans le savoir, par une lente et pacifique métamorphose des institutions et des mœurs… » En d’autres termes, Angleterre est un pays qui sait évoluer. « Là, en effet, est le secret du succès pour les nations. Qui n’est point le serviteur de l’évolution en sera la victime. » Augustin Filon tient à cette idée.

S’il faut l’avouer, je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de principes plus dangereux au monde que celui de l’évolution. Mais, réplique-t-on, ce n’est pas un principe ; c’est une loi de la nature physique et morale. Non : c’est une hypothèse. Exactement, une hypothèse d’histoire naturelle, et de laquelle on a prétendu faire un principe moral et social. Et, surtout, c’est un mot. Rien de plus ravageur que certains mots vagues et qui se chargent de contresens : on ne compte plus les dégâts de ce mot, l’évolution. Filon n’est-il pas de mon avis ? Je le croirais, quand il écrit : « Un honnête savant, héritier de Buffon et de Cuvier, sortit de son laboratoire pour rajeunir et préciser la loi de l’éternelle transformation, pressentie par Épicure. En réalité, le darwinisme n’avait rien à faire avec les fluctuations journalières de notre vie politique et sociale ; et c’est par un étrange abus des mots que nous usons, en ces matières, du mot dévolution… » Et ailleurs, à propos du philosophe et historien Freeman, qui fut un des premiers à mettre en valeur la théorie évolutionniste de l’histoire, Filon se réserve : « Considérer le Witenagemot, — ancienne assemblée des Hommes libres et des Sages, — transformé en Curia Regis ou la Curia Regis transformée en Parlement comme l’histoire naturelle considère le ver à soie qui sort de son cocon, changé en papillon, ce serait confondre la méthode et les procédés de deux sciences fort différentes. ». C’est la vérité même, et telle au surplus que Darwin l’a formulée : il a protesté bien des fois contre les imprudents qui étendaient, comme il disait, son hypothèse d’histoire naturelle à des domaines étrangers. Mais on n’enferme pas une doctrine ; et, malgré qu’on en ait, elle rayonne au-delà des limites que son inventeur lui veut assigner. Que Darwin approuve ou qu’il blâme l’usage ou l’abus de son hypothèse, l’évolutionnisme lui échappe, se répand, devient une croyance… « N’importe ! dit Augustin Filon, qui tout à l’heure notait, après la découverte de l’honnête savant, l’intrusion de sa découverte dans les systèmes de la vie politique et sociale, n’importe ! C’est depuis ce moment que nous sentons la terre rouler sous nos pieds et que nous sommes devenus conscients du mouvement continu qui emporte les individus et les sociétés… » Conséquences : une « perpétuelle inquiétude » dans l’esprit des penseurs ; pour les sociétés humaines, il n’y a plus de repos ; et la recherche du bonheur humain n’est plus « un problème de statique », mais une quête indéfinie. Bref, « il n’y a plus qu’à se laisser vivre ». Ou bien aurez-vous le souci d’« aider l’évolution » ? autant vaudrait vous charger « d’aider la mer à monter les marées ou la lune à tourner autour de la terre » ! En somme, il y a chez Filon, je ne dis pas toute la critique, au moins quelques éléments d’une critique au bout de laquelle la philosophe évolutionniste a grièvement pâti. Néanmoins, il affirme et il répète que la vertu anglaise par excellence est le don, l’art de l’évolution.

La contrariété se résout, il me semble, si l’on voit que, l’évolution, ce n’est pas à l’immobilité qu’il l’oppose, mais à la révolution. Il croit — et ce ne peut être qu’un acte de foi, l’un de ceux qu’on fait le plus communément, l’un des plus arbitraires, — que l’aventure humaine se déroule suivant un cours normal ou régulier. Deux sortes d’hommes lui paraissent également vains et nuisibles, ceux qui prétendent seconder et ceux qui prétendent retarder l’évolution, les révolutionnaires et les réactionnaires, L’Angleterre qu’il a examinée et qu’il a peinte n’est ni révolutionnaire ni réactionnaire. Il la compare à la France. Il écrit : « Pour détacher de la vieille France cette France nouvelle que nous sommes, il a fallu le forceps révolutionnaire : l’Angleterre aristocratique a enfanté l’Angleterre démocratique pendant le sommeil du chloroforme. » Après cela, laissons les formules et les métaphores. Il y a, dans un état social, et quel qu’il soit, deux forces : l’une de changement, — je préfère à ce mot si trompeur d’évolution le mot plus simple de changement, — et l’autre de maintien. L’une est le mouvement, l’autre la résistance. L’équilibre de ces deux forces fait la stabilité sociale. La suprématie accablante de l’une d’elles a les pires inconvénients : elle fait le désordre ou la torpeur. Avant la Révolution française, les forces de résistance étaient, chez nous, réduites à l’extrême faiblesse : beaucoup des hommes qui avaient pour mission naturelle de résister n’eurent que l’entrain de céder, et d’aucuns avec un fol enthousiasme. Ce fut du désordre. Il en serait de même aujourd’hui : la torpeur n’est pas à craindre. Et, si l’Angleterre évolue, au lieu de se jeter en incessante révolution, ce n’est pas qu’elle change, c’est qu’elle change posément. Ce n’est point par l’œuvre de sa force mouvante, mais par l’œuvre de sa force résistante.

Mais cette force résistante, ne la confondons pas avec ce qu’on nomme un parti rétrograde. Certes, un tel parti peut, à l’occasion, doit aussi rendre des services, pour peu que l’autre parti aille trop vite et aille trop loin. Si je ne me trompe, C’est au cœur même de chacun des partis en lutte, — et, par suite, eu lutte moins forcenée, — que Filon nous invite à observer le dosage heureux des deux forces. Les exemples qu’il emprunte à la littérature, aux arts, à la vie politique, sociale et quotidienne, montrent dans l’âme anglaise l’élan vers l’avenir et le respect du passé bien réunis et mieux qu’ailleurs.

Filon, qui connaissait le peuple d’Angleterre, lui eût confié le soin de résoudre les plus difficiles problèmes. Vous ne savez que faire des Lords, de la pairie héréditaire ; vous n’avez point envie de conserver leur Chambre et de conserver ainsi la chamaillerie quelle entretient avec les Communes ; vous n’osez pas la supprimer ? Consultez le peuple ! Décidez qu’à l’avenir les conflits entre les deux Chambres seront tranchés par voie de référendum. On retrouve ici trace des opinions plébiscitaires qu’un partisan du régime impérial considère comme le droit et le salut. Mais il ne s’agit point de politique, au sens malheureux qu’on donne à ce mot. Toujours est-il que le partisan du référendum ou du plébiscite croit au peuple. Filon croit-il au peuple ? Sans aucun doute. Or, lisons ces lignes de lui : « Je l’écris avec une infinie tristesse, obligé que je suis d’accepter un fait qui, hélas ! n’est pas nouveau dans l’histoire : un relâchement dans les mœurs accompagne toujours les revendications de la liberté de penser. » Il ajoute : « Ce n’est pas une conséquence, c’est une coïncidence ; mais cette coïncidence est fatale… » Avec une infinie tristesse ? il a écrit : « La science, que nous avons l’habitude et le devoir de respecter… » Il a écrit : « Le plus grand des Français, Voltaire… » Il estime à son prix la liberté de penser ; mais il en constate les coïncidences funestes. Alors, ne va-t-il pas donner au peuple des initiatives redoutables ? Il n’est pas un doctrinaire et ne se flatte pas d’avoir supprimé toutes les difficultés de l’arrangement national et social. De toute manière, s’il croit au peuple et aussi le redoute, s’il croit à la liberté de penser sans dire qu’elle soit anodine, il a une confiance particulière dans le peuple anglais, dans la liberté de ce peuple qu’il juge capable d’innovations, et d’innovations qui ne détruisent pas le trésor légué par la sagesse des ancêtres.

C’est une des bonnes raisons pour lesquelles il a voulu le révéler à ses compatriotes qui auraient plutôt la manie de la révolution. Il n’a pas vécu très longtemps en Angleterre avant de voir que les Français — lui, par exemple, — ignoraient leurs voisins de l’île autant que les Anglais le continent. Toute une grande partie de son œuvre est consacrée à corriger ce défaut d’information. Après avoir publié à la Revue des deux mondes ses études sur le théâtre anglais, il donnait à la Fortnightly Review la série d’études qu’il a intitulées De Dumas à Rostand : c’est l’esquisse, et très finement tracée, du mouvement dramatique en France. D’ailleurs, il ne souhaitait pas qu’une influence directe et impérieuse vînt à s’exercer d’une littérature à l’autre.

Filon préfère aux idées, aux littératures et aux arts cosmopolites les œuvres qui traduisent des sentiments nationaux : il n’a pas tort. Il n’a pas tort non plus d’agréer comme un phénomène incontestable cette généralisation de la pensée moderne, qui fait que les écrivains et les artistes d’un pays ne sont pas enfermés dans leur pays ; cette curiosité qui fait que le public aussi teinte son goût d’une extrême variété de prédilections souvent très hasardeuses ; enfin ce caprice de la mode qui fait que de subites contagions d’esthétiques et d’idées se répandent. On ne résiste pas à révolution : tel est notre temps ; et nous n’empêcherons pas la terre de tourner. Mais on peut diriger en quelque façon le mouvement qu’on n’arrête pas. Bref, tandis que Filon se liait de plus en plus intimement avec l’âme anglaise, la vogue était chez nous au roman slave : dont se désolait Filon. Les Slaves l’ennuyaient, pour leur mélancolie embrouillée. Il admirait qu’on pût s’obstiner à l’étude méticuleuse d’un si morne chagrin : « cette étude, remarquait-il, ne paraît nous avoir ni égayés, ni fortifiés ». Or, « l’âme anglaise est aussi intéressante et plus saine ». Il eut alors l’intention, qu’il a réalisée très joliment, de réunir « le goût de chez nous à l’humour et à la moralité de nos voisins », dans une série de contes, Amours anglais : et les personnages sont des Anglais ; anglais, leurs sentiments ; et anglaises, leurs anecdotes. Le conteur, un Parisien, mais qui, tout en préservant son art français, prête à nos voisins sa fine complaisance. Ce n’est pas un pastiche des romans anglais : non pas ! Ce serait plutôt un mariage de l’âme anglaise et de l’esprit français. Un essai de mariage : et, si le mariage réussit, vous voyez ce qu’ont à gagner l’un et l’autre de ces deux peuples, pour peu qu’ils veuillent ne pas se méconnaître, La réussite est concluante.

Le recueil des Amours anglais commence l’œuvre romanesque de Filon. Plusieurs volumes, nouvelles et romans, l’ont suivi. Et Filon romancier n’est pas seulement un écrivain très délicat, très habile à raconter des histoires, mais un critique — il est un critique dans ses romans — qui eut de bonnes idées et résolument les mit en pratique.

L’une des bonnes idées de Filon, — mais on verra comment l’idée est bonne, — c’est de redouter, pour le roman, la philosophie. En d’autres termes, il adore le bon Töpffer et lui dédie, ou dédie à sa mémoire, les Vacances d’artiste. Il se lance même à tutoyer cette aimable mémoire et la complimente ainsi : « Tu ne songeais guère à résoudre ni à poser les grands problèmes sociaux et philosophiques où patauge le roman moderne… » Filon ne veut pas que le roman moderne patauge ; et qui ne l’approuverait ? Il n’a pas l’air d’imaginer que le roman moderne puisse traiter les grands problèmes sociaux et philosophiques sans patauger. Alors, il aime mieux les Nouvelles genevoises et, preuve de son abnégation, se place énergiquement sous le patronage et comme à l’ombre du Genevois qui « n’avait pas son pareil pour faire rire les honnêtes gens aux dépens de leurs petits travers ». Ne médisons pas de ce bon Töpffer ; et aussi ne nous attardons pas à noter que, si Töpffer était le maître incontestable du roman, ce serait dommage. Mais Filon ne croit pas inopportun de rappeler que le roman n’a pas besoin d’être ennuyeux. Ses contemporains le fâchent par leur défaut de futilité. Il se moque, dans Violette Mérian, de cette « intensité lugubre, que la jeunesse d’à présent apporte aux incidents les plus frivoles de la vie ». Et, dans son Mérimée, il regrette « cette légèreté, cette insouciance qui ont été si longtemps un des éléments de notre caractère national et qui donnaient une teinte gaie à l’héroïsme des anciens Français ; nous, nous sommes tristes, nous prenons la vie et la mort au sérieux et nous imposons cette tristesse aux arts, à la littérature !… » Honneur à Filon, qui a bien vu, contre maints doctrinaires du philosophisme et du moralisme, cette excellente vérité, que la littérature est d’abord un jeu. Las des doctrinaires, il se réfugie auprès de Töpffer l’anodin. Certes, il a de l’indulgence et de l’amitié pour la bonne humeur avisée des Nouvelles genevoises. Mais ce n’est pas tout ce qu’il aime. Il aime une rivière qui reflète « un ciel de printemps, léger, clair et gai comme une page d’Edmond About ». Il aime plus encore Mérimée, lequel florit à une époque où il y eut de beaux loisirs pour les « jeux brillants » de la littérature.

Il aime l’auteur de Colomba : c’est une bonne idée ; c’en est une autre, de savoir au juste, avec l’aide de Mérimée, ce qu’on entend au juste par le réalisme. En ce temps-là, quand Filon donna Mérimée et ses amis, en 1894, le réalisme sévissait, achevait peut-être de sévir, continuait. Dans son étude sur William Hogarth, Filon raconte qu’à huit ans le petit Charles Lamb fut mené au cimetière d’Islington. Il regardait les tombes, lisait les inscriptions élogieuses, toutes élogieuses. Il demanda : « Où donc, enterre-t-on les méchants ? Car, ici, ils sont tous bons ! » Filon, pareillement, après avoir examiné l’œuvre d’Hogarth, demande : « Ils sont tous méchants ici ; où sont les gens de bien ? Où sont les travailleurs qui nourrissent la société, les penseurs qui l’instruisent, les magistrats qui font prévaloir la justice, les médecins qui soignent les maux du corps, les pasteurs qui guérissent les plaies de l’âme ?… » La même interrogation, naïve et pressante, est le reproche que méritent nos réalistes, l’un des reproches qu’ils méritent. Filon cherche les honnêtes garçons et filles. En 1898, appréciant les auteurs dramatiques déjà célèbres, il annonce « de hautes destinées » à l’un d’eux, à M. Lavedan : « Qui sait si ce n’est pas lui qui nous ramènera les braves gens au théâtre ? » M. Lavedan fit jouer Catherine : la jolie pièce ! un père, « adorable type de vieux naïf » ! sa fille, sérieuse et douce ! une duchesse, « démocrate sans le savoir, et dans le meilleur sens du mot » ! ce Paul Mantel enfin, plus qu’un honnête homme et presque un héros ! « voilà les braves gens que je réclamais de M. Lavedan. »

C’est la condamnation du réalisme ? D’un certain réalisme ; de ce faux réalisme qui, dans la réalité, choisit la seule ordure ou qui, moins répugnant, refuse de voir la beauté. Quant à condamner le réalisme, jamais ! Filon ne le condamne pas ; il voudrait le sauver : « je crois qu’il faut le sauver, dit-il, à tout prix ». Comment le sauver ? « Il n’est pas inutile de remonter par la pensée jusqu’au moment où il venait au monde entre Beyle et Mérimée. Une heure après sa naissance, il n’avait pas encore fait de sottises ; le monde de l’art et de la vie s’ouvrait tout grand devant lui. Imaginons qu’il en est encore là et cherchons la voie… » Bref, le réalisme est la vérité de l’art et de la littérature : une évidente vérité. Seulement, les réalistes ont mal accompli leur besogne. Faute de talent ? Faute d’esprit. Nos réalistes ont été — Filon, s’il ne le dit pas en toutes lettres, l’insinue — énormément bêtes. Et, adoucissons la remarque, ils ont manqué terriblement d’esprit. Qu’est-ce que l’esprit ? Si vous n’en savez rien, tant pis. C’est ce qui manque à nos réalistes ; c’est ce qu’il faut qu’on ajoute à la réalité pour qu’elle devienne objet d’art ou de littérature. Mais l’esprit a passé de mode. Qu’est-ce qu’un homme d’esprit ? « une manière de bouffon qui florissait encore sous le second Empire ! » Prenez garde : les hommes d’esprit servaient à quelque chose. Il y a de sottes idées qui aujourd’hui font leur chemin de la façon la plus dangereuse et qu’une douzaine de railleurs, jadis, auraient arrêtées promptement, blessées, tuées : on n’est pas tranquille à la pensée de ce qui arrivera lorsqu’il n’y aura plus personne pour se moquer du monde. » Respect à la maréchaussée indispensable des railleurs !

Voici quelques-uns des principes littéraires de Filon. Ses nouvelles surtout sont charmantes. Et elles ne sont pas d’un imitateur de Mérimée ; ni, je l’avoue, d’un autre Mérimée ; du moins avait-il emprunté à ce grand écrivain, qu’il a connu, l’art du récit rapide, bien en faits et qui met dans la vive réalité sa signification. Les nouvelles d’Amours anglais et de Vacances d’artiste peignent, en anecdotes, les mœurs d’Angleterre et de France. On y rencontre beaucoup de braves gens, et d’autres. Ne craignez pas les braves gens de Filon : car les braves gens qu’on a su voir avec esprit sont plus amusants que les coquins. Le coquin n’est pas compliqué : l’honnête homme l’est bien davantage ; et c’est chez lui que vous ferez les découvertes les plus dignes de vous étonner, de vous divertir et, s’il vous plaît, de vous choquer, mais agréablement. Les décentes nouvelles de Filon, souvent, sont des merveilles d’ironie. « Je suis d’une génération à qui la vie s’est montrée peu clémente et qui en a gardé quelque amertume », dit-il un jour aux mânes de Töpffer. Et il s’accuse de manquer de bonhomie. Il a de la bonté. Il se moque et il pardonne. Il taquine ses personnages, mais il a pitié deux : et une Violette Mérian, petite institutrice à qui sans doute il fait endurer toutes les misères d’une existence malheureuse et dérisoire, il la récompense au bout du compte ; elle sera duchesse, par un mariage d’amour et, confessons-le, improbable. Ce dénouement, c’est de l’optimisme ? Et l’auteur a voulu séduire nos bonnes volontés, en nous présentant la vertu récompensée ? L’auteur sourit, avec un peu plus de tristesse que de crédulité. Il vous invite à consentir que la vertu n’est pas toujours punie : les hasards n’ont pas tant de méthode.

Sauver à tout prix le réalisme, c’est constater que le réalisme ne va pas bien, c’est aussi faire profession de réaliste. Et Filon cherche la réalité, il la trouve. Il est réaliste dans ses romans d’histoire. Il est réaliste, à sa manière la meilleure, dans ses Contes du Centenaire, qui sont peut-être son chef-d’œuvre : lisez Sylvanie. Ces contes, qu’il a publiés en 1889, commémoraient le centenaire des temps qu’on appelle nouveaux. Il les a dédiés à un grand-père qu’il n’a point connu, né à la veille de la guerre de Sept ans, déjà un homme lorsque M. Linguet sortit de la Bastille, et horloger dans la rue Saint-Denis, confrère ainsi de M. Caron de Beaumarchais : seulement, M. Caron de Beaumarchais fit des pièces de théâtre, non des pièces d’horlogerie.

Claude-François Filon, le grand-père, épousa une fille noble : à cette union, le petit-fils doit « d’aimer passionnément les deux Frances, celle d’autrefois et celle d’aujourd’hui ». Mais, dans la maison de Claude-François Filon, l’ancien régime et le nouveau ne firent pas très bon ménage : « il en a été de même dans le pays tout entier ». L’on aperçoit les dispositions du conteur : il n’est point, au sens injurieux qu’on donne à ce mot, un réactionnaire ; et il n’est pas de ces tenants de l’improvisation qui se flattent de croire que la France naquit la nuit du 4 août peut-être ou bien, trois ans plus tard, le 10 août. Dans un petit ouvrage qu’il a destiné à la bibliothèque des écoles et des familles : Nos grands-pères, il parle aux enfants : « Surtout, vous qui êtes la France nouvelle, ne laissez jamais calomnier devant vous la vieille France, car elle est votre mère ! » Ce sentiment de la continuité, il l’ajoute au poétique et tendre sentiment du passé. Et c’est la grâce de ces contes, où l’anecdote et le décor, la fantaisie et la pensée forment une harmonie parfaite et ont tant de vérité attrayante et persuasive.

Du réalisme ? Ces deux romans, Babel et Sous la tyrannie, sont bien des romans réalistes, si l’on entend par là, non pas une gageure de trivialité assommante, mais un intelligent essai de peinture exacte. Babel, c’est, dans Londres et aux alentours, la vie des réfugiés de tous pays et notamment d’une famille de « victimes du Deux Décembre ». Le 2 décembre a eu d’heureuses victimes ; celles-ci sont à plaindre, et sont absurdes, prises par toutes les folies et toutes les calamités. Sous la tyrannie, c’est, à Paris, le monde de l’opposition républicaine sous l’Empire ; c’est le mélange des nobles rêveries et des hâbleries les plus démoralisantes. Il y a là des types mémorables. Celui d’un pauvre pédagogue de lycée, que la philosophie tourmente, et qui meurt sans avoir accompli aucune de ses méditations. Découragé ? Non, il garde la force d’affirmer, aux derniers jours, sa devise et de citer du grec : « Kindunos kinduneutos ; c’est l’espoir qui doit nous fasciner, c’est la chance qu’il est beau de courir ! » Il ne maudit pas sa découverte : « c’est que le dévouement n’est pas la fantaisie des belles âmes, mais le devoir strict, la loi universelle, la nécessité souveraine et absolue… » Le type du démagogue très habile et qui fait valoir la démagogie, la fait valoir à son profit. D’ailleurs, tout prêt à se rallier, si l’Empereur y met le prix. Mais, à l’instant de causer avec le « tyran » seul à seul, il s’intimide : « Je ne suis brave que quand il y a du monde. La solitude m’ôte mes moyens… » Le type d’un ancien émeutier devenu sous-préfet très volontiers : « Le premier jour que je suis sorti en voiture avec une escorte, pour aller à l’inauguration d’un abreuvoir, quand le portier est venu me dire : Les gendarmes sont là ! J’ai eu un mouvement pour me sauver… » L’habitude ! Il ne connaissait de gendarmes que pour l’arrêter.

Filon, l’ennemi du réalisme, est, dans ses romans, un peintre de la réalité, Filon, qui se méfie de l’idéologie et qui supplie le romancier de ne pas patauger dans les grands problèmes, ses romans sont tout pleins d’idées ; et l’une de ses nouvelles, La Malle du capucin, n’est-elle pas un conte philosophique où a valeur de la science est en cause ? Et Filon, qui déteste la politique, malfaisante et la « pire ennemie » de la littérature, son roman Sous la tyrannie ne la refuse pas et fait bien de ne pas la refuser, quand il s’agit de copier d’après nature certains gaillards, dont l’un se console et, mieux, se pourlèche, durant l’autre guerre : « Bismarck pourrait nous consoler de Blücher ; les Prussiens nous ont apporté la monarchie en 1815, pourquoi ne nous apporteraient-ils pas la République en 1870 ? » Eh ! bien, Filon se contredit ? Pas du tout ! La littérature a besoin de réalité ; elle a besoin d’idées, et d’idées pures ou philosophiques, et d’idées incarnées ou politiques. Mais elle doit dominer sa matière, non la subir, et imposer à cette matière qui est à sa disposition l’esprit. Cela, c’est précisément l’art. Et Filon prétendait que l’art, en dépit de toutes considérations de doctrine ou d’école, fût sauvegardé. Il a été un artiste ingénieux, attentif, et laisse, en témoignage de son effort qui l’amusait, une œuvre charmante.

IV. Les « Contemporains » de Jules Lemaître §

La huitième série des Contemporains, publiée après sa mort, contient les premières études que Lemaître ait données à des revues : puis un assez grand nombre de pages, Figurines, Billets du matin, divers essais d’époque plus récente, qu’il négligea de recueillir dans ses volumes : enfin deux chapitres importants, l’un de 1911 et l’autre de l’année qui a précédé sa mort, deux lectures faites à la Société des Conférences, Les péchés de Sainte-Beuve et Mes souvenirs. Ce livre n’est évidemment pas tel que Lemaître l’eût souhaité, la plupart des morceaux qui le composent ayant été par lui écartés jadis. A-t-on bien fait de l’imprimer cependant ? Certes, oui ; et ne fût-ce que pour Les péchés de Sainte-Beuve et Mes souvenirs. À propos de Mes souvenirs, on remarquera que tout n’en est pas neuf ou inédit. Les passages relatifs à Flaubert et à Maupassant, par exemple, sont empruntés aux chapitres Flaubert et Maupassant des premières séries des Contemporains. Lemaître procédait ainsi volontiers. S’il avait à redire ce qu’il se trouvait avoir dit, il ne cherchait pas une rédaction nouvelle ; mais il copiait son écrit de naguère. Et je crois qu’il était content de cette aubaine. Car il n’était pas extrêmement laborieux : l’assiduité prodigieuse et la passion d’écrire de Faguet, son ami très cher, excitaient son admiration fervente et son étonnement. Je crois, en outre, qu’il éprouvait une sorte de plaisir, lui qui sentait avec une si délicate mélancolie la fragilité de nos idées et de nos certitudes, à vérifier qu’ici ou là son impression restait la même, fidèlement la même, en dépit de la durée infidèle. Et son exquise bonne foi, l’une de ses vertus principales, ne lui permettait pas de modifier par les mots ce qu’il avait noté d’abord avec exactitude. C’est ainsi qu’un de ses plus parfaits chefs-d’œuvre, le discours sur Jean Racine, prononcé à Port-Royal des Champs lors du centenaire de Racine, est un centon ; mais un centon de Jules Lemaître par lui-même. Il a pris dans ses feuilletons du Journal des Débats ou dans ses chroniques de la Revue les éléments de son discours. Et l’on goûtait, à Port-Royal, un accord charmant des paroles et du lieu ; Racine revivait dans son paysage. On n’avait pas tort d’apercevoir cette harmonie, surprenante et réelle, et qui prouvait que, dès avant ce jour, écrivant de Racine, Lemaître l’imaginait avec une merveilleuse justesse et déjà le plaçait dans la vérité de ses entours.

Les premiers articles de Lemaître dans la Revue bleue, sur « Le mouvement poétique en France », au mois d’août 1879, sur Flaubert, au mois d’octobre de la même année, il les avait sacrifiés : il y a découpé des pages qu’il a introduites dans ses portraits de Leconte de Lisle, de François Coppée, de Sully Prudhomme. Assurément, à ses débuts, il n’a pas tout son art encore et sa manière : il l’eut bientôt. Il y a, dans ses articles de 1879, un peu d’acidité, je n’ose dire, normalienne. Le raisonnement y est plus rigoureux peut-être que plus tard l’auteur des Contemporains ne l’a voulu, quand il eut compris que la vérité est plus nombreuse et variée que pareille à nos dialectiques.

Quant aux essais plus récents qu’il n’avait pas admis dans ses recueils, c’est du Lemaître. Et, s’il écartait avec modestie et nonchalance tout cela, fallait-il obéir tout à fait à cette indication de sa volonté ? Non. Il aimait beaucoup ces publications de petits papiers ; il aimait tout le détail qui aide à entrer dans le secret des âmes intéressantes. Même, il ne blâmait pas les « divulgations littéraires ». Il a écrit : « Continuez, éditeurs, à ouvrir les tombes ! » Et il disait que les morts sont plus indifférents qu’on ne feint de le supposer.

Le dernier volume des Contemporains nous engage à relire tous les autres. Et quel délice, de les retrouver tels qu’autrefois ! Ils n’ont pas vieilli et n’ont pas bougé. Vingt ans, vingt-cinq ou trente ans, c’est l’âge ingrat pour les livres. Ces livres privilégiés n’auront pas eu d’âge ingrat, je ne sais comment ils passeront à l’éternité ; la transition n’est pas commencée : ils ont toute leur jeunesse. Vous en reconnaîtrez les pages célèbres ; vous vous les réciterez en les relisant : et pourtant vous croirez que la pensée d’où elles sont nées frissonne encore. « … Quand j’embrasse, de quelque courbe de la rive, la Loire étalée et bleue comme un lac, avec ses prairies, ses peupliers, ses îlots blonds, ses touffes d’osiers bleuâtres, son ciel léger, la douceur épandue dans l’air et, non loin, dans ce pays aimé de nos anciens rois, quelque château ciselé comme un bijou qui me rappelle l’ancienne France, ce qu’elle a fait et ce qu’elle a été dans le monde : alors, je me sens pris d’une infinie tendresse pour cette terre maternelle où j’ai partout des racines si délicates et si fortes. Je songe que la patrie, c’est tout ce qui m’a fait ce que je suis ; ce sont mes parents, mes amis d’à présent et tous mes amis possibles ; c’est la campagne où je rêve, le boulevard où je cause ; ce sont les artistes que j’aime, les beaux livres que j’ai lus. La patrie, je ne me conçois pas sans elle ; la patrie, c’est moi-même au complet. Et je suis alors patriote à la façon de l’Athénien qui n’aimait que sa ville et qui ne voulait pas qu’on y touchât, parce que la vie de la cité se confondait pour lui avec la sienne… » Les « morceaux de bravoure » sont, dans une œuvre, ce qui se marque le plus vite et se démode promptement. Les morceaux de bravoure sont rares, dans les Contemporains, et au surplus ne méritent pas d’être ainsi appelés. Ils n’ont pas le caractère de ce genre brillant et caduc. Ce qui empêche qu’on les confonde avec tous les échantillons de ce genre et ce qui les délivre de tout inconvénient, c’est la qualité de leur éloquence : une éloquence, où les mots ne mènent pas la pensée ; mais la pensée a fleuri dans les mots. Une pensée attentive, et qui ne s’enivre pas d’elle-même, qui a grand soin d’éviter le bavardage, et qui se surveille, et qui détesterait le moment où, cédant à son impulsion lointaine, elle aurait perdu la maîtrise de soi. Ce couplet sur la patrie, — mais je n’en ai cité que la fin, — regardez-le avec minutie ; et cherchez-y vainement une ligne un peu vague : tout n’y est que souvenirs, choses vues et aimées, la pure et simple vérité. Puis songez que, depuis l’année 1885 où cette page fut écrite, il n’est rien arrivé qui ait rendu moins touchante ou qui ait modifié en aucune façon cette vérité pure et simple. Si même le temps où nous vivons ajoute au sentiment que Lemaître a noté certaines fureurs et des angoisses, le sentiment demeure au fond ce qu’il était. La belle page n’est pas surannée. »

L’on a coutume d’opposer aux idées, qui ont le renom d’être éternelles, les petits faits, qui sont passagers. Conséquemment, on se figure que les œuvres de l’art empruntent à leur caractère idéal ou concret leur qualité plus ou moins durable. On se figure que la généralité est de tous les temps et que la particularité est d’une époque. Ce serait logique, en somme. Seulement, la réalité se moque de la logique. Ou bien, si l’on veut, il y a toujours maintes combinaisons que la logique tolère : elle est plus tolérante qu’on ne l’a dit. Et la réalité choisit parmi ces combinaisons : elle est plus capricieuse que les théoriciens ne le croient. En réalité, les œuvres qui ont le mieux traversé les siècles avant de s’établir dans l’éternité sont merveilleusement particulières : l’Énéide est un poème de circonstance ; la Divine Comédie a besoin d’un perpétuel commentaire. Mais ce n’est pas comme une épopée romaine que nous lisons l’Énéide ? et ce n’est pas pour ses allusions à des événements ou des personnages abolis que nous lisons la Divine Comédie ? Nous lisons ces poèmes, qui ont survécu parce qu’ils étaient vivants : et il n’est de vie que particulière. Il n’est rien de moins vivant que les idées toutes seules ; et, entre les idées, les plus générales sont les moins vivantes, à moins qu’elles ne soient soudain prises par tels gaillards qui, les joignant à eux, leur communiquent leur entrain.

Les Contemporains sont tout pleins d’idées ; mais de quelles idées ? précises, non pas élargies au-delà de leurs limites premières, confinées au contraire, attachées à leur point d’origine et munies de tous les petits faits, hasardeux quelquefois, dont elles sont la prudente formule : les idées qui séduisaient Lemaître, cette année-là, ou ses impressions.

Lemaître m’accuserait de lui prêter une philosophie, et la refuserait. Il n’en voulait, à proprement parler, aucune. Seulement, les raisons qu’il avait de n’en vouloir aucune en font une. Il a écrit : « Changeants, nous contemplons un monde qui change. » C’est la plus jolie formule, et désespérante, qu’on ait trouvée, depuis Montaigne, après ! Héraclite, pour garantir l’esprit humain contre les périls de la certitude. « Et, ajoute-t-il, même quand l’objet observé est pour toujours arrêté dans ses formes, il suffit que l’esprit où il se reflète soit muable et divers pour qu’il nous soit impossible de répondre d’autre chose que de notre impression du moment. » Ces lignes sont de la deuxième série des Contemporains et du temps où Lemaître était plus occupé que jamais de critique et de littérature. Alors, demande-t-il, « comment donc la critique littéraire pourrait-elle se constituer en doctrine » ? Il compare l’intelligence du critique à un miroir devant lequel passent les œuvres de tous les écrivains ; long défilé, très divers. Et, pendant le défilé, les images sont à chaque instant différentes ; mais le miroir aussi change : « et quand, par hasard, la même œuvre revient, elle n’y projette plus la même image ». Que faire ? Il convient de renoncer aux doctrines, ou du moins de renoncer à les prendre pour ce qu’elles ne sont pas, à les prendre pour des réalités incontestables. Lemaître les appelle des préférences immobilisées.

Mais pourquoi ne pas immobiliser vos préférences ? Ne pouvez-vous choisir, entre elles, celles qui, un jour de lucidité favorable, vous auront semblé les meilleures ?… — Je veux bien, répond à peu près Lemaître : seulement, je ne serai plus sincère !… Il avait les plus ingénieux scrupules de la sincérité. Il se méfiait de ses jugements et craignait d’y mêler l’opinion courante, d’y mêler même le souvenir de son ancienne opinion. Et il s’amusait à glorifier les doctrinaires : « Certains esprits ont assez de force et d’assurance pour établir ces longues suites de jugements, pour les appuyer sur des principes immuables… » Mais, à peine glorifiés les doctrinaires, il vous les invite à la modestie : « Ces esprits-là sont, par volonté ou par nature, des miroirs moins changeants que les autres et, si l’on veut, moins inventifs, où les mêmes œuvres se reflètent toujours à peu près de la même façon. » Bref, les doctrinaires ont une espèce d’infirmité qui les engage et les oblige à être doctrinaires. Ce sont de pauvres gens, et qui seraient bien empêchés de n’être pas doctrinaires. Il ne faut pas leur reprocher leur doctrine ; mais il ne faut pas les en féliciter : leur doctrine résulte, malgré eux, ou avec leur consentement inévitable, de la pauvreté de leur imagination.

L’imagination d’un critique ?… Mais, quoi ! le critique n’est-il pas là pour comprendre et juger les œuvres ? Cette tâche demande assurément de l’esprit, du goût, de la sensibilité. De l’imagination ? C’est dangereux. S’il a de l’imagination, le critique ajoutera ses fantaisies à l’œuvre qu’on lui soumet ; ce n’est pas l’œuvre qu’il jugera, mais une œuvre illusoire et que son imagination lui aura suscitée… Lemaître se moque de ces objections. Il n’entend pas que le critique soit réduit au métier de juge, avec le seul devoir de l’impartialité ; il n’entend pas que le critique soit une balance, et qu’on a toujours peur de fausser : l’imagination fausserait la justesse de l’esprit ?… C’est un vieil usage, et répandu par les auteurs que les critiques ont offensés, d’opposer aux critiques les « créateurs » ; et le plus frivole des romanciers surpasserait le plus fameux des critiques par le fait de sa « création ». Sainte-Beuve a protesté là contre ; et pourtant il eût préféré d’être poète. Il savait bien que la critique — et la sienne, et son « histoire naturelle des esprits » — est une création. Lemaître va plus loin que Sainte-Beuve et dit : « Comme l’artiste crée ses personnages, le critique crée en quelque manière et façonne l’artiste qu’il définit. » Ainsi le critique est le créateur par excellence, le créateur des créateurs.

Les résumés que je tente ont l’inconvénient de donner beaucoup trop de rigueur aux impressions de Lemaître et à ses velléités. Les citations même que je fais le trahissent, car je ne puis tout citer ; il faudrait tout citer, pour qu’on vît comment un passage en corrige un autre, le complète ou le contredit, le complète en le contredisant, deux opinions également jolies valant mieux qu’une. Mais enfin, l’on a beau faire ; et si délicieusement que l’on varie ses préférences et quelque soin qu’on mette à ne pas les immobiliser, elles ne sont pas toujours en mouvement. La préférence la plus habituelle de Lemaître, à l’époque où il médita sur la critique la meilleure, était pour l’axiome que voici et qu’il a cité : « L’homme est la mesure de toutes choses. » C’est l’axiome des sceptiques ; et ce peut-être l’axiome des idéalistes ; et c’est un axiome, en outre, sur lequel on peut foncier un dogmatisme, si l’on traduit « l’homme » par « la raison humaine ». L’homme est la mesure de toutes choses : quel homme ? Et Lemaître : en ce qui me concerne, c’est moi. Il ne le dit point avec orgueil, mais il le dit avec humilité, plutôt encore avec résignation, puis avec une sorte de gaieté. « Encore de la critique personnelle ! me dit une voix que je respecte. — Hé ! vous en parlez à votre aise ; plût au ciel que j’en pusse faire d’autre, et sortir de moi !… » L’on se souvient de Fantasio : « Si je pouvais être ce monsieur qui passe !… Hélas ! tout ce que les hommes se disent entre eux se ressemble ; les idées qu’ils échangent sont presque toujours les mêmes dans toutes leurs conversations ; mais, dans l’intérieur de toutes ces machines isolées, quels replis, quels compartiments secrets ! Quelles solitudes que tous ces corps humains !… » Fantasio badine sur les plus tristes pensées. Le mélange du sourire et des larmes, qui est si gracieux dans les comédies de Musset, Lemaître en adorait l’indécision, comme un signe de poésie et de sagesse.

Mais cette voix, qu’il respecte, — qu’il a toujours respectée en effet, — et qui lui reproche assidûment sa « critique personnelle », c’est la voix de Brunetière. Ils ont ensemble débattu longtemps, et Brunetière, avec sa fougue persuasive, et Lemaître, avec une subtilité ravissante, le problème de la critique, on disait alors, subjective ou objective. Lemaître s’étant déclaré l’ennemi de la doctrine, la doctrine de Brunetière l’importunait : il ne pouvait opposer une doctrine à une autre, sous peine de manquer à son vœu. Brunetière l’attaquait selon les règles de la stratégie ; et lui harcelait l’assaillant. En guise de préface pour la sixième série des Contemporains, il a groupé quelques-unes de ses reparties. La première est du 4 novembre 1889 : « Il y a, dans une Revue illustre, un écrivain que je respecte et que j’admire infiniment. Depuis quelque temps, il ne peut plus écrire une page sans marquer son dédain et son antipathie pour ce qu’il appelle la littérature et la critique personnelles… Au fait, est-ce que ce ne serait pas de la littérature personnelle, l’expression si fréquente et si véhémente de cette antipathie ?… » Après cela, Lemaître vante les « excellentes raisons » de « ce grand dialecticien ». Puis il feint de se replier en désordre : « Et chaque fois, bien qu’il n’ait peut-être nullement pensé à moi, je prends cela pour moi ; je m’humilie, je rentre en moi-même… afin d’apprendre à en sortir, ou à faire semblant… Oui, je songe quelquefois à me corriger… » Voyez un peu : « Il me semble que cela ne serait pas très difficile. Je vous assure que je pourrais, comme un autre, juger par principes et non par impressions. On me traite d’esprit ondoyant. Je serais fixe, si je le voulais : je serais capable de juger les œuvres, au lieu d’analyser l’impression que j’en reçois ; je serais capable d’appuyer mes jugements sur des principes généraux d’esthétique ; bref, de faire de la critique, peut-être médiocre, mais qui serait bien de la critique. » Trois ans plus tard, au mois de septembre 1892, la querelle continue. Mais Lemaître passe de la défensive adroite à l’offensive presque un peu rude : « M. Brunetière est incapable, ce semble, de considérer une œuvre, quelle qu’elle soit, grande ou petite, sinon dans ses rapports avec un groupe d’autres œuvres, dont la relation avec d’autres groupes, à travers le temps et l’espace, lui apparaît immédiatement ; et ainsi de suite. Toute une philosophie de l’histoire littéraire et, à la fois, toute une esthétique et toute une éthique sont visiblement impliquées dans les moindres de ses jugements. Don merveilleux !… Mais en voici le rachat. Juger toujours, c’est peut-être ne jamais jouir. Je ne serais pas étonné que M. Brunetière fût devenu réellement incapable de lire pour son plaisir. Là est notre revanche à nous. Cela nous est égal de nous tromper en aimant ce qui nous plaît ou nous amuse, et d’avoir à sourire demain de nos admirations d’aujourd’hui. Consentant au plaisir, nous consentons à l’erreur… » Un peu plus tard, au mois de janvier 1893, Lemaître hasarde une attaque nouvelle. Et, très loyalement, il se propose de définir les deux façons de la critique. Celle qu’il n’aime pas, — et il l’admire, de bon cœur, mais il ne l’aime pas, — dit qu’une œuvre est bien conforme aux lois et aux règles du genre : et qu’est-ce, demande-t-il, que les genres littéraires ? Des entités réalisées ; des caprices rédigés. Cette critique impersonnelle refuse la volupté « qui naît du contact plein, naïf, et comme abandonné, avec l’œuvre d’art ». Cette critique austère, Lemaître l’accuse d’« une grande superbe intellectuelle ». Et, quant au critique, il lui reproche — après le lui avoir prêté — ce mot : « Vous louez toujours ce qui vous plaît ; moi, jamais ! » Il ajoute : « Dur renoncement ! » L’autre critique ? Elle consiste « à définir et expliquer les impressions que nous recevons des œuvres d’art… Et l’on est beaucoup moins sûr de ses jugements que de ses impressions ».

Les deux critiques, les voilà, bien nettement opposées l’une à l’autre, si différentes qu’il paraît impossible de les concilier : l’une détruit l’autre. Puis, les années passent ; Brunetière et Lemaître sont morts : non pas leurs livres. Mais leur querelle ?… Au bout de quelques années, les deux critiques inconciliables, celle qui s’appelait subjective et celle qui s’appelait objective, se sont insensiblement rapprochées. Impersonnels, les jugements de Brunetière ? et dépourvus de « volupté » ou de « plaisir » ? et l’application presque mécanique des « principes » à des œuvres ?… Lisez Brunetière et dites qui jamais s’amusa mieux des livres. Il les prenait pour amis ou ennemis : et les amis, il les choyait ; les ennemis, il les tarabustait. Que de passion ! Mais peu d’amour ? — Qui aime plus, ou Philinte, ou Alceste ?… Et, si Brunetière a dit : « Vous louez toujours ce qui vous plaît ; moi jamais ! » — je veux qu’il l’ait dit, — ne doutez plus de son allégresse. Mais la critique lui devenait une esthétique et une éthique ?… Une esthétique : naturellement ; et quelle esthétique ? la sienne, Puis une éthique ; et c’est-à-dire qu’un livre lui était une chose vivante. Vivre, c’est, qu’on le veuille ou non, pratiquer une morale, raisonnable ou non ; c’est aussi manquer à cette morale : et c’est enfin nous offenser ou non. Le livre, Brunetière le traitait comme fautif ou non vis-à-vis du lecteur ; et vis-à-vis de lui, son lecteur. Impersonnel, Brunetière ?… À vrai dire, je ne sais pas ce qu’il restera de ses doctrines, et de l’évolution des genres. Mais, à la distance où nous sommes de lui et de son œuvre, si Ion s’inquiète de savoir ce qu’il reste de lui et de son œuvre, n’en doutez pas, c’est lui.

Et l’on dirait qu’ainsi s’évanouit l’objection de Lemaître. Et nous donnons gain de cause à Brunetière. Mais alors, Lemaître avait raison : Lemaître qui affirmait que la critique est, et ne peut être, que personnelle ; nous donnons gain de cause à Brunetière, pour avoir été « personnel » autant que son émule ?

Retournons à Lemaître. Il se flatte de ne vous offrir que des « impressions » ; les jugements supposent une décision qu’il redoute. Il se fie à son humeur et, quelquefois, serait content de croire, et de vous faire croire, que la saison, la couleur du ciel, le hasard des journées a déterminé son opinion. Comme il vient d’écrire, au sujet de l’Immortel, des pages un peu frémissantes, et merveilleuses de fervente hésitation, n’a-t-il pas tout dit ? il faudrait conclure ; mais, sur tant de remarques fines et déliées, conclure ?… « Et puis, je ne sais plus. Après huit jours de soleil, voilà le froid revenu, un froid dur, brutal, noir. Nos raisins ne mûriront pas. Je n’ai rencontré ce matin, dans la campagne, que des figures tristes. Brr… je vais me chauffer dans la cuisine, — aujourd’hui, 17 août. » Évidemment, Brunetière ne s’en fût pas tiré ainsi : Brunetière concluait. Souvent, Lemaître avoue qu’une partie de son étude manquera : « l’effort serait trop grand », dit-il. Et il le dit avec une souriante loyauté. Brunetière, lui, ne redoutait pas l’effort et, plutôt, l’eût cherché. Certes, ils sont bien différents. Mais on les voit plus différents qu’ils ne sont, si l’on observe surtout la contrariété de l’un qui argumente et de l’autre qui badine. Lemaître se fie à ses impressions ? Cependant, il a écrit, à propos de J.-J. Weiss : « Une œuvre est bonne ou mauvaise selon qu’elle plaît ou déplaît à celui qui la juge. Malgré cela, il peut se rencontrer tel système de critique, tel ensemble de jugements qui vaille pour d’autres encore que pour celui qui les a formulés… » Prenez garde : et voyez que, peu à peu, nous nous éloignons de l’impressionnisme. Lemaître ne voulait pas s’engager lui-même : il engage son prochain… « Mais il y faut, je crois, deux conditions… » Eh ! la liberté absolue de la critique, la liberté capricieuse, l’enchaînez-vous ? Deux conditions !… « Le critique, d’abord, doit avoir ou se donner les sentiments, la disposition d’esprit de la majorité des honnêtes gens et des lettrés — ou même de la foule dans certains cas où la foule est compétente, — en sorte que sa mesure particulière ait des chances d’être aussi celle du grand nombre. Mais surtout, s’il est vrai qu’il ne puisse appliquer aux ouvrages de l’esprit une autre mesure que la sienne, il faut du moins qu’il n’en ait qu’une ; car, s’il en a plusieurs, il n’en a plus. Un bon critique n’a point de lubies ; il se défie des caprices, des impressions d’une heure ; il ne change pas d’aune et de toise comme de chemise. En mesurant une œuvre, il se souvient de toutes celles qu’il a déjà mesurées : il porte en lui une sorte d’étalon immuable. Il demeure le même en face des œuvres multiples qui lui sont soumises : et c’est pour cela que l’on comprend les raisons de tous ses jugements et qu’ils peuvent former un corps de doctrine. » Voilà tout le contraire, ou peut s’en faut, des aphorismes que Lemaître opposait à Brunetière, et qui fâchaient Brunetière ; et voilà deux théories de la critique, formulées par Lemaître comme siennes.

Laquelle a-t-il adoptée vraiment ? Toutes les deux. L’une après l’autre ? Non pas : la première, il l’a constamment reprise et, dans toute son œuvre, il l’a ornée de preuves ou de considérations nouvelles ; la seconde, je l’emprunte au portrait de J.-J. Weiss, qui est de 1885, et Lemaître l’a toujours suivie. Les deux théories étant justes, Lemaître n’a pas voulu renoncer à l’une d’elles. Contraires, l’une corrige l’autre. Et, si leur contrariété peut gêner un logicien, la pensée (de même que toute réalité vivante) admet — ne le sait-on pas ? — la contrariété.

Pas de lubies ! une mesure, et une seule ! méfions-nous des impressions d’une heure ! le critique demeure le même !… Et Lemaître disait : « Changeants, nous contemplons un monde qui change… » Il n’abandonne pas ce droit au changement. Ce qu’il retient de sa première théorie, c’est le souci d’être « sincère » et de l’être à chaque instant : jamais il ne sacrifiera son plaisir vrai aux vanités de l’obstination. Ce qu’il préserve ainsi, avec une jalousie attentive, c’est la bonne foi de ses jugements. Et le résultat, c’est la fraîcheur de ses opinions. Mais, en fait, le voyons-nous si changeant ? En 1875, il fut nommé professeur de rhétorique au lycée du Havre. Il avait un peu plus de vingt ans. Alors, il préférait Corneille à Racine ; il adorait les romantiques ; et la littérature contemporaine lui semblait infiniment plus attrayante que l’ancienne, il le raconte et il l’avoue dans ses Souvenirs : « J’ai donc beaucoup changé. Maintenant j’ai, non pas du dédain, mais une sorte d’éloignement pour les écrivains qui me jetaient alors dans des transports d’admiration. Pour les rouvrir, il me faut faire effort. Que nous puissions tellement changer, c’est un mystère assez inquiétant. Je me dis que mes opinions d’aujourd’hui doivent valoir mieux, puisqu’elles reposent sur plus d’expérience, de réflexion et de souffrance… » Il a changé, de 1875 à 1913, touchant Racine, les romantiques et la littérature contemporaine. Mais, à propos de Sainte-Beuve, il écrit : « Comment lui reprocherions-nous d’avoir fait justement ce qu’ont fait la plupart d’entre nous, d’avoir commencé par aimer trop les romantiques et d’avoir fini par les aimer moins ? d’avoir peu à peu découvert et avoué ses véritables goûts, d’avoir enfin reconnu qu’il était né classique ?… » Lemaître, comme Sainte-Beuve — et, je crois, un peu plus lentement — a suivi le cours naturel d’une méditation que la vie accompagne. Brunetière, lui, était arrivé plus tôt, et avec une promptitude extraordinaire, à sa vérité. Si Lemaître a flâné plus longtemps, il a profité de son erreur et montré d’une façon très pathétique et amusante les étapes du chemin qui conduit à la sagesse. D’ailleurs, sa préférence pour Corneille, il a raison de la noter comme un signe de ses goûts et de son caractère ; mais elle avait disparu dès avant les premiers Contemporains, où il est racinien déjà, s’il l’a été de plus en plus. Romantique, l’est-il encore, dans les premiers Contemporains ? Il l’est à peine ; et même, on voudrait qu’en parlant d’Hugo, sinon de Lamartine, il le fût davantage. La seule opinion de sa prime jeunesse qu’il ait conservée tard, c’est, comme il dit en 1913, sa « candide prédilection » pour les écrivains contemporains.

Il croyait qu’on avait le devoir de considérer Bossuet comme un grand orateur ; mais, quant à l’aimer, il estimait que cela ne se faisait pas sans « bonne volonté ». Il reprochait à Brunetière de mettre Athalie au-dessus de Madame Bovary, et demandait « ingénument » pourquoi. Il écrivait : « Si peut-être Corneille, Racine, Bossuet n’ont point aujourd’hui d’équivalents, le grand siècle avait-il l’équivalent de Lamartine, de Victor Hugo, de Musset, de Michelet, de George Sand, de Sainte-Beuve, de M. Renan ? Et est-ce ma faute, à moi, si j’aime mieux relire un chapitre de M. Renan qu’un sermon de Bossuet, le Nabab que la Princesse de Clèves et telle comédie de Meilhac et Halévy qu’une comédie même de Molière ?… » Il écrivait, après avoir célébré l’impressionnisme des Goncourt : « Et, comme nous sommes des gens d’aujourd’hui, nous demandons la permission de goûter vivement ces poètes de la modernité. » Il trouvait son époque « divertissante » et lui savait gré de réunir deux hommes entre lesquels il apercevait la différence de deux siècles, M. Sarcey et M. Renan. Plus tard, il écrira, dans son éloge des Vieux livres : « Il est possible que plusieurs écrivains du xixe siècle aient été d’une intelligence plus souple et plus étendue que les classiques, et il est possible que certains autres aient eu une sensibilité plus affinée. Mais il demeure probable qu’avec Corneille, Racine, Molière, Pascal, Bossuet, La Bruyère, on a déjà toutes les remarques essentielles sur la nature humaine, sur l’homme religieux, l’homme politique, l’homme social. Et il faut avouer que ces réflexions, ces observations, ces peintures, même ces lieux communs, ayant rencontré là, pour la première fois, une expression à peu près parfaite, gardent une fleur, une saveur, une plénitude, une grâce ou une force qu’on n’a guère retrouvées depuis. Il n’est donc pas déshonorant de s’en contenter ; et il est, au surplus, délicieux d’y revenir par le plus long, j’entends après avoir joui des enrichissements ajoutés par les âges récents à ce trésor primitif et essentiel. » Je ne vois guère d’autres changements, au cours des huit volumes des Contemporains, dans les idées littéraires de Lemaître. La constance m’y paraît beaucoup plus frappante que la frivolité à laquelle il prétendait.

Et il se défendait de juger. C’est pourtant ce qu’il a fait sans cesse. Mais il l’a fait avec une infinie précaution, sans lubies certainement et — relisez-le — sans fautes. Ses jugements, après maintes années, après la mode et la vogue et les événements, ont bien l’air de rester vrais ; et l’on doit supposer qu’ils le resteront. Ses jugements n’étaient que des impressions, disait-il : non point furtives, mais étudiées. Et, plus encore qu’étudiées, soumises au goût le plus parfait, le mieux formé à l’intelligence de l’art, de la pensée et de la rêverie française. Quand Lemaître conseille à J.-J. Weiss de se fixer et de ne pas vivre en un perpétuel vagabondage de l’esprit, le moyen ? se mettre d’accord avec les honnêtes gens, et lettrés, de son temps et de son pays. Ce qui a donné à Lemaître la justesse exquise de ses impressions et de ses jugements, c’est l’accord intime où il était avec l’âme française, ancienne et nouvelle, et celle-ci continuant celle-là plus fidèlement qu’on ne l’imagine. Voilà son secret et, j’allais dire, sa méthode : ou plutôt voilà ce qui le dispensait d’avoir une méthode. Sans autre méthode et cédant aux impulsions de la spontanéité la plus charmante et sûre, il s’est enchanté à loisir des merveilleuses délices de la littérature ; néanmoins avec une inquiétude qu’il notait déjà en 1894 : « N’est-ce pas fini de rire ?… » Beaucoup plus tard : « Désenchanté des jeux de la littérature… » Et il est mort dans les jours mêmes où décidément finit le rire ou le sourire de la vie anodine, amusée de littérature.

V. M. Anatole France, critique littéraire §

Cependant, M. Anatole France a toujours refusé le nom de critique littéraire, à l’époque même où, chaque semaine, il publiait dans le Temps les chapitres de la Vie littéraire. La dédicace du premier tome au directeur du Temps marque de la surprise : « Comment un esprit alerte, agissant, répandu comme le vôtre, en communion constante avec tout et avec tous, si fort en possession de la vie et toujours jeté au milieu des choses, a-t-il pu prendre en gré une pensée recueillie, lente et solitaire comme la mienne ? » M. Hébrard n’avait pas cru mauvais de confier l’examen des livres nouveaux, ou anciens et qui faisaient leur réapparition soudaine, à M. France qu’il appelait « un bénédictin narquois ». Les bénédictins ont le goût des livres ; et, que celui-ci fût narquois, ce n’était pas pour offenser M. Hébrard, qui aimait à corriger ou voiler d’ironie une véritable ferveur. M. France, d’ailleurs, ne jure pas fidélité à la règle de Saint-Benoît et ne consent à l’obédience que dans une abbaye de Thélème où il promet plus de piété que de foi résolue. S’il vient de lire Mensonges, de son jeune ami M. Paul Bourget, il en éprouve un étrange plaisir : c’est que le livre « est désespérant d’un bout à l’autre ». Alors, il cherche la consolation et, dans l’Imitation de Jésus-Christ, découvre les paroles salutaires. Il en est enchanté, non satisfait : « Nous n’aimons pas qu’on nous sauve. Nous craignons, au contraire, qu’on nous prive de la volupté de nous perdre. Les meilleurs d’entre nous sont comme Rachel, qui ne voulait pas être consolée. » M. France n’a point analysé Mensonges ; il dit : « Je cause, et la causerie a ses hasards… » Il ne veut pas qu’on prenne son essai pour une étude et lui pour un critique.

Quel métier fait-il donc ? C’est la question qu’il pose, et qu’il rougirait de résoudre, — si vous supprimez un problème, vous diminuez d’autant l’incertitude et c’est dommage : — il ne résout pas la question, mais il s’approche d’elle et il l’embellit de quelques ornements. Il se souvient, dans la préface du tome deuxième, d’avoir passé une saison très agréable, sous les sapins du Hohwald. Et il s’émerveillait, pendant ses promenades, de trouver un banc rustique « à chaque point où l’ombre est plus douce, la vue plus étendue, la nature plus attachante ». À l’imitation des obligeants villageois d’Alsace, qui ménagent au promeneur le repos et la contemplation la meilleure, il se propose d’accomplir, au pays de l’esprit, dans les bois sacrés et près des fontaines des muses, la tâche d’un « sylvain modeste » : il placera des bancs aux bons endroits de la littérature. Est-ce là de la critique ? Non pas. Il abandonne au « savant du village » et à l’« arpenteur » le soin de « mesurer la route et poser les bornes milliaires ». Ces pauvres gens, l’arpenteur et le savant du village, ce sont les critiques. On le voit, la modestie du sylvain s’anime ou s’animerait de quelque dédain, si la nonchalance ne le détournait d’un sentiment inutile et vite importun. Guy de Maupassant publie son roman de Pierre et Jean, qu’il a muni d’un avant-propos où le romancier dicte au critique ses devoirs et néglige de définir les devoirs du romancier : c’est qu’à son avis le romancier n’a que des droits, et tous les droits, étant parfaitement libre ; mais le critique ne l’est pas. Le critique doit ceci, doit cela. M. Anatole France ne compte point asservir le romancier ; mais peu s’en faut qu’il ne proteste contre l’asservissement du critique. Et puis, avant d’aller à la révolte, il se ravise ; il songe que ces débats ne le concernent presque pas : « Je ne fais guère de critique, à proprement parler… » Et il admire, à loisir, Pierre et Jean.

Mais la critique veille : celle qu’a semoncée l’auteur de Pierre et Jean, celle que M. France n’a pas beaucoup défendue. Ferdinand Brunetière adresse à M. France les mêmes reproches qu’à Jules Lemaître : et la réponse de M. France est analogue à la réponse de Lemaître. L’un et l’autre se donnent pour idéalistes et peu crédules à la réalité. Ils ont, l’un et l’autre, à invoquer en faveur de leur doute le témoignage d’un ancien ; Lemaître dit : « l’homme est la mesure des choses » ; et M. France : « nous sommes dans la caverne et voyons les fantômes de la caverne ». Et, comme Lemaître s’amusait à s’écrier : « Plût au ciel qu’il me fût possible de sortir de moi ! » pareillement M. France n’espère pas sortir de la caverne ; il n’en a pas non plus le désir. Néanmoins, M. France ne considère pas que le procès de Lemaître et le sien se puissent réunir ou confondre : « M. Lemaître se dédouble avec une facilité merveilleuse… Sa critique, indulgente jusque dans l’ironie, est, à la bien prendre, assez objective ; et si, quand il a tout dit, il ajoute : Que sais-je ? n’est-ce pas gentillesse philosophique ? » Assurément ! Lemaître sait très bien ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas ; il a confiance que ses « impressions » ne sont pas des lubies : et il jugea la rigueur les écrits dont il parle. Et M. France ? Également. À la vérité, ces deux critiques, et d’autres qui ont eu la même inclination vers le scepticisme, à les croire, l’on cherche leur scepticisme et l’on remarque leurs jugements, si nets, le zèle de leur admiration, leur sévérité quelquefois. Ni La Harpe ni Geoffroy, ni les critiques les mieux pourvus d’une doctrine, il me semble, n’ont traité avec plus de rudesse un de leurs contemporains que Lemaître l’auteur du Maître de Forges et de la Grande Manière. Le même auteur, M. France ne l’a pas traité plus doucement. Lemaître dit : « J’ai coutume d’entretenir mes lecteurs de sujets littéraires ; qu’ils veuillent bien m’excuser si je leur parle aujourd’hui des romans de M. Georges Ohnet… » Et il avertit ses lecteurs de ne prendre pas ces « bronzes de commerce » pour des œuvres d’art. M. France a intitulé « Hors de la littérature » le chapitre qu’il accorde ou qu’il inflige à Volonté, du même auteur ; et la conclusion : « Les romans de M. Georges Ohnet sont exactement, dans l’ordre littéraire, ce que sont dans l’ordre plastique les têtes de cire des coiffeurs. » Voilà les jugements de ces deux sceptiques ! Et « que sais-je ? » Ils savaient, ce jour-là. Même, leur entrain dogmatique les empêchait d’examiner les circonstances atténuantes et de reconnaître à l’auteur de Serge Panine ce don qui manque à de meilleurs écrivains, le don de raconter… Qu’importe ? et ce n’est pas de la littérature !… Je le veux bien. Mais ils négligeaient de songer que divers romanciers, autour d’eux, méritaient le même coup de massue accablante : certaines renommées ont flori et se sont épanouies, grâce à la patience de ces juges, qui les ont épargnées par hasard, comme il y eut quelque hasard dans le terrible choix qu’ils ont fait de M. Georges Ohnet. Ni La Harpe ni Geoffroy ne montrent moins d’hésitation dans leur critique habituelle, ni Ferdinand Brunetière n’a été plus impitoyable jamais que M. France qui, sur Émile Zola, prononce un tel verdict : « Son œuvre est mauvaise et il est un de ces malheureux dont on peut dire qu’il vaudrait mieux qu’ils ne fussent pas nés. » Après cela, M. France a l’air un peu de plaisanter, quand il écrit : « Je ne suis point du tout un critique. Je ne saurais pas manœuvrer les machines à battre dans lesquelles d’habiles gens mettent la moisson littéraire pour en séparer le grain de la balle. » Mais si, mais si, la machine à battre a battu, bien battu !

Dans la préface de son tome quatrième, l’auteur de la Vie littéraire retourne à condamner les prétentions dogmatiques de la critique. Vous argumentez ? Malheureux ! oubliez-vous les vanités du raisonnement ? Par le raisonnement, Zénon d’Élée a démontré que la flèche qui vole est immobile : « on pourrait aussi démontrer le contraire, bien qu’à vrai dire ce soit plus malaisé ». Mais vous possédez une esthétique ? « L’esthétique ne repose sur rien de solide. C’est un château en l’air. On veut l’appuyer sur l’éthique. Mais il n’y a pas d’éthique. Il n’y a pas de sociologie. Il n’y a pas non plus de biologie… » « À défaut de biologie, pour fonder une sociologie, sur laquelle vous appuieriez une éthique, et puis une esthétique, vous parlez de tradition, de consentement universel ? « Il n’y en a pas… »

Royer-Collard, il me semble, disait qu’on ne fait point au scepticisme sa part. C’est qu’il ne se connaissait point en scepticisme. La difficulté n’est pas du tout de limiter le scepticisme : les moins adroits y réussissent le mieux du monde. La difficulté serait plutôt de mener le scepticisme un peu loin : les plus habiles n’y parviennent pas. Les plus habiles sont partis en badinant ; et vous les voyez encore sur la route, quand ils ne badinent plus : ils font signe que oui, ou font signe que non. Regardez leur allure : ce ne sont plus des gens qui baguenaudent. Ils affirment, ou nient. Mais leurs négations valent des affirmations : et le doute s’est évanoui.

À propos du beau livre de Victor Brochard sur les Sceptiques grecs, M. France a consacré des pages délicieuses à Pyrrhon d’Élis. Et Pyrrhon disait qu’on ne doit essayer ni de comprendre, ni de présumer : les sens nous trompent, et la raison. Le doute universel nous invite à la plus tranquille sagesse. On lui demandait : « Pyrrhon, pourquoi donc ne mourez-vous pas ? » Car on se figure, généralement, les sceptiques désespérés. Il répondait : « C’est que la vie et la mort sont tout de même indifférentes. » Un Grec de Byzance lui composa une épitaphe ; car il mourut cependant : « Es-tu mort, Pyrrhon ? — Je ne sais pas. » Dans l’incertitude, il vécut de cette manière : « Sur les bords charmants du Pénée, vallée fleurie où les nymphes viennent le soir danser en chœur, il mena l’existence d’un saint homme, il tenait ménage avec sa sœur, Philista, qui était sage-femme. C’est lui qui portait à vendre la volaille et les cochons de lait au marché de la ville et nettoyait les meubles… » S’il lui restait un peu de loisir, il enseignait sa philosophie, qui était qu’il faut se garder d’avoir aucune opinion sur le bien ni sur le mal. Et pourquoi ? Mais afin d’éviter « les causes de trouble ». Car il ne doutait pas que la tranquillité de l’âme fût préférable à son inquiétude. En outre, il n’hésitait pas à pratiquer le bien et vivait « pieusement ». Sa sainte vie « le rendit vénérable à ses concitoyens, qui l’élevèrent au sacerdoce ; il remplit les fonctions de grand-prêtre avec exactitude et décence, comme un homme qui respectait les dieux de la République ».

Je ne dis pas que le scepticisme de M. France l’ait mené au sacerdoce. Mais il y a, dans les quatre volumes de la Vie littéraire, beaucoup plus d’affirmations et de négations qu’il n’en faut pour exercer très dignement une magistrature dans la République ; et cette magistrature, il l’a exercée, dans la république des lettres, avec autant d’autorité que de grâce. Accueillons cette confidence : « J’ai regardé, je l’avoue, plus d’une fois du côté du scepticisme absolu. Mais je n’y suis jamais entré ; j’ai eu peur de poser le pied sur cette base qui engloutit tout ce qu’on y met. J’ai eu peur de ces deux mots d’une stérilité formidable : Je doute. Leur force est telle que la bouche qui les a une fois convenablement prononcés est scellée à jamais et ne peut plus s’ouvrir. Si l’on doute, il faut se taire ; car, quelque discours qu’on puisse tenir, parler, c’est affirmer. Et, puisque je n’avais pas le courage du silence et du renoncement, j’ai voulu croire, j’ai cru. J’ai cru du moins à la relativité des choses et à la succession des phénomènes… » Merveilleuse puissance des mots, et leur magie ou leur malignité ! La relativité des choses et la succession des phénomènes : les mots et les idées ont l’air de trembler et, tremblants, de composer la périlleuse formule de l’irrésolution. Mais la relativité des choses et la succession des phénomènes sont les faits positifs sur lesquels reposent toute science et tout dogmatisme.

Il n’y a pas de biologie, pas de sociologie, pas d’éthique ni d’esthétique ? Et « l’achèvement des sciences n’a jamais existé que dans la tête de M. Auguste Comte, dont l’œuvre est une prophétie » ? Et, quand l’une des sciences, qui ne seront jamais réunies pour former ensemble cette inconnue que nous avons l’imprudence d’appeler déjà la Science, aura commencé de prendre tournure, « notre planète sera bien vieille et touchera au terme de ses destins » ; le soleil aura perdu sa chaleur et les hommes, retirés au fond des mines, brûleront les derniers morceaux de houille ? Mais, provisoirement, il y a, dans les quatre volumes de la Vie littéraire, une philosophie de M. France, et dont je voudrais indiquer les principaux articles. C’est d’abord la négation, — laissons le doute, — la négation nette et à peu près catégorique du surnaturel ou religieux ou métaphysique : les métaphysiques ne sont pas moins aventureuses que les religions et leur mensonge ne vaut pas mieux. La réalité nous échappe ; et nous vivons parmi les apparences. Le monde n’est pas le même pour nous et, par exemple, pour une mouche qui le voit avec son œil « à facettes » ; l’idée de la nature n’est pas la même dans l’esprit de l’homme et dans le cerveau « rude et simple » d’un Orang-outang. Qu’importe ? Vous perdez votre temps à vous demander si la réalité de la nature ou du monde est plus fidèlement représentée par les moyens qu’ont à leur disposition la mouche, l’homme ou l’orang-outang. La réalité de la nature ou du monde est pour nous comme si elle n’était pas : supprimons-la. Cette suppression n’a pas de conséquence : « En fait, réalités et apparences, c’est tout un. » Logés dans un petit canton de l’univers, emprisonnés dans « la caverne », les hommes n’ont de souci judicieux que d’améliorer leur sort. C’est à quoi leur servent les sciences, l’industrie et les arts. Et les religions ? Elles attristent l’homme : c’est leur condamnation. Je ne vois pas, dans la philosophie de M. France, telle que la Vie littéraire la présente, un principe qui ait plus de force dialectique et impérieuse que son horreur de la souffrance : horreur naturelle, spontanée, et plus ardente à la réflexion ; sentiment où il y a de la mollesse et puis de la bonté. Nous endurons la vie ; elle ne nous épargne pas et nous est ennemie : tâchons de la rendre moins méchante et ne commettons pas le crime horrible de l’aider à nous être plus tourmentante. Nous ne savons rien de rien, ni le commencement ni la fin, ni le secret du moment où nous sommes : et peut-être n’y a-t-il rien à savoir et probablement n’y a-t-il pas de secret d’aucune espèce à découvrir. Mais nous constatons que nous avons plaisir ou peine : et malheur à qui augmente la peine, et bénédictions à qui augmente le plaisir. C’est l’épicurisme ? C’est lui, n’en doutez pas. La sagesse de M. France ne va point au paradis, et ne vient pas du paradis terrestre ; il l’a cueillie dans le jardin d’Épicure. Il est parmi nous un philosophe de l’antiquité païenne. Il l’est sans effort et, j’allais dire, naïvement. Il parle quelquefois de « sa candeur » et de son « ingénuité ». Comme, d’autre part, il semble très avisé, l’on se méfie d’une ingénuité si savante et d’une candeur si avertie. Pourtant, il a — mais avec d’autres vertus — un peu de l’innocence qu’il voudrait avoir. Il est, en quelque sorte, à l’égard du christianisme, comme s’il ne s’en était pas aperçu. Et, si l’on en doute, qu’on relise, au quatrième tome de la Vie littéraire, le chapitre de Pascal : « Il ne fut jamais au monde un plus puissant génie que celui de Pascal ; il n’en fut jamais de plus misérable… Il faut prendre garde d’abord que cet homme prodigieux était un malade et un halluciné… Et, si l’on songe que ce malade était le fils d’un homme qui croyait aux sorciers et en qui le sentiment religieux était très exalté, on ne sera pas surpris du caractère profond et sombre de sa foi. Elle était lugubre ; elle lui inspirait l’horreur de la nature et en fit l’ennemi de lui-même et du genre humain… L’excès de sa pureté le conduisait à des idées horribles… Certes, Pascal était sincère. Il pensait comme il parlait. Il observait les leçons qu’il donnait ; mais ces leçons ne sont-elles pas littéralement celles que recevait Orgon du dévot retiré dans sa maison ?… » Etc. Voilà Pascal ? Oui : tel à peu près que l’imagine ou l’apprécie, avec une loyauté parfaite, un épicurien d’Athènes ou de Rome, soudain ressuscité en notre temps et qui, dès son arrivée, n’est pas au fait d’une angoisse, d’une logique et d’une consolation nouvelles.

Seulement, ce philosophe païen de l’antiquité, le christianisme et les divers systèmes de pensée que la métaphysique en a tirés depuis un millier d’années sont, en somme, tout ce qu’il méconnaît du travail que les siècles ont accompli depuis Épicure et Lucrèce et jusqu’à nos jours. Il est moderne et l’est extrêmement. À bien considérer la suite de l’histoire humaine, il croît découvrir qu’à travers les âges la vie humaine tend à quelque adoucissement et, autant dire, à quelque amélioration. Il croit — ou, avant ces dernières années, croyait — que l’humanité, d’âge en âge, s’éloigne de la barbarie. Je ne dis pas qu’il ait un grand espoir que les pauvres mortels passent jamais leur peu de jours dans une béatitude sans tache. Il est pessimiste, comme le sont, parmi les hommes de progrès, les plus fins et qui ont soin de se ménager des aubaines plutôt que des déceptions. Mais il est un homme de progrès : sa qualité de philosophe antique ne le rend pas réactionnaire. Il a même l’usage habituel de ne pas juger une idée, entre celles de son époque, sans consulter l’avenir : « Pas plus que vous, je ne suis sûr de la bonté de tel système et, comme vous, je vois qu’il est en opposition avec les mœurs de mon temps ; mais qui me garantit la bonté de ces mœurs ? Qui me dit que le système, en désaccord avec notre morale, ne s’accordera pas un jour avec une morale supérieure ?… Les idées de la veille font les mœurs du lendemain… Elles élaborent obscurément une morale qui n’est point faite pour nous, mais qui semblera peut-être un jour plus heureuse et plus intelligente que la nôtre… Rien ne semble plus immoral que la morale de l’avenir : nous ne sommes point les juges de l’avenir… » Et c’est ici, je crois, que se glisse l’imprudence, ou la chimère, dans la philosophie de M. France. Nous ne sommes pas les juges de l’avenir : nous ne le devinons pas. Mais que faisons-nous, si nous prenons pour notre juge cet avenir que nous ignorons ? Nous ne le prenons pas pour juge : cependant, nos idées nous deviennent incertaines, et moins aimables, si nous craignons que l’avenir ne veuille pas les approuver. C’est dommage ; car nous avons à vivre en notre temps et avec nos idées. M. Charles Maurras a fait un livre intitulé : Quand les Français ne s’aimaient pas. Le titre n’est qu’à moitié bon, parce qu’il prête à l’amphibologie : l’on est tenté de songer aux querelles qui, parfois, ont animé les Français les uns contre les autres. Mais le livre est excellent, qui blâme une époque où les Français avaient perdu le goût de la chose française : « Ils ne pouvaient rien souffrir qui fût de leurs mains, ni de la main de leurs ancêtres, livres, tableaux, statues, édifices, philosophie, sciences. Cette ingratitude pour leur patrie était si farouche qu’un étranger a pu dire que leur histoire semblait écrite par leurs propres ennemis. Ni les arts, ni les lettres, ni les idées ne trouvaient grâce, à moins de venir d’autre part… » Il y a, pareillement, des siècles qui ne s’aiment pas. Ils ne sont pas contents d’eux-mêmes. Ils sont plus contents d’eux-mêmes que du passé : mais ils n’aiment que l’avenir. Une doctrine a, de nos jours, étrangement favorisé ce malaise, la doctrine de l’évolution, selon laquelle certaines formes politiques, certaines croyances et des coutumes sont mortes une fois, sont ensevelies sous la poudre des âges comme certains fossiles sous les couches de terrains tertiaire ou quaternaire. En vertu des lois évolutives, à leur invitation flatteuse, on va, pour ainsi parler, de l’avant. Continuer la courbe de ce progrès, la suivre et bientôt la prolonger, la mener loin, quelle tentation ! La mener loin, jusqu’à un avenir qu’on aménage très joliment et qu’on pare de ses prédilections, jusqu’à un avenir illusoire ; s’installer dans cet avenir ou, en d’autres termes, s’installer dans le néant ; juger de là tout le reste ; considérer le passé comme de la mort accomplie et le présent comme de la mort qui se fait ; et, à cet avenir qu’on invente, attribuer une immortalité intangible ; révérer en lui l’absolu, qui ne tolère ni doute ni rébellion : voilà le caractère d’un siècle qui ne s’aime pas et le prélude périlleux des erreurs principales, d’où l’on revient las et blessé. Peut-être conviendrait-il de ne pas négliger ces remarques, si l’on avait à examiner la philosophie politique de M. France. Mais j’ai seulement affaire à sa philosophie générale, et dans la mesure où dépend d’elle sa critique de la littérature.

Il est à noter, d’ailleurs, que, si la politique de M. France a le plus vif élan vers l’avenir, son opinion littéraire procède avec beaucoup plus de précaution ; et, comme il a dans la littérature sa compétence la meilleure et sa maîtrise incontestée, peut-être n’est-ce pas en littérature qu’il a tort. En littérature, il n’encourage pas à tout hasard les novateurs. Les symbolistes et les décadents, qui lui offraient leurs vers de maintes syllabes et de syllabes sans nombre, l’ont déconcerté. Il leur répondait : « Voilà des vers faux. » Il ne songeait pas : le vers faux d’aujourd’hui sera le vers juste d’après-demain. Les symbolistes et les décadents lui présentaient leurs poèmes ténébreux ; il ne disait pas : les ténèbres d’aujourd’hui seront après-demain la clarté. Il avouait qu’à ce galimatias bizarre il ne comprenait rien. Et il se souvenait d’avoir écrit : « J’aime mieux sentir que comprendre » ; mais, à toute cette poésie énigmatique, il ne sentait rien. Plusieurs symbolistes pourtant furent de véritables poètes et qui s’avisaient d’une nouvelle musique de la pensée. Charles Morice tâchait de leur gagner la sympathie de M. France ; mais lui : « Oh ! que je voudrais être en communion avec la littérature nouvelle, en sympathie avec les œuvres futures ! Je voudrais pouvoir célébrer les vers et les proses des décadents. Je voudrais me joindre aux plus hardis impressionnistes, combattre avec eux et pour eux. Mais ce serait combattre dans les ténèbres, car je ne vois goutte à ces vers et à ces proses-là ; et vous savez qu’Ajax, lui-même, le plus brave des Grecs qui furent devant Troie, demandait à Zeus de combattre et de périr en plein jour. » Maurice Spronck, dans ses Artistes littéraires, exposait la théorie de l’audition colorée, afin que le Traité du verbe de M. René Ghil ne fût pas tout inintelligible. M. France lisait tout cela et savait bien ce qu’on pensait lui démontrer : que « l’audition colorée détermine, dans les esprits doués pour l’art et la poésie, un nouveau sens esthétique, auquel répond la poétique de la nouvelle école ». Mais l’aptitude à l’audition colorée lui paraissait « une névrose » ; et, les jeunes poètes, il les appelait « des malades ». La courtoisie l’engageait à citer sur-le-champ cet apophtegme de Jules Soury : « Santé et maladie sont de vaines entités. » il préférait néanmoins la santé ; en fait de littérature, il ne s’attendait pas que, de la maladie, sortît jamais un bel avenir ; il n’avait pas d’impatience.

Mais où l’on voit que sa critique littéraire dépend de sa philosophie générale, c’est à son idée, pour ainsi dire, épicurienne aussi de la littérature ; idée qu’il a souvent exprimée, en termes ravissants et persuasifs. Il ne veut pas que la littérature le tracasse ou l’ennuie ; il ne veut pas que la littérature oublie d’être ce qu’elle doit être, un divertissement et un jeu, un art. Il veut qu’elle embellisse l’existence ; il la veut belle. Et c’est la raison pour laquelle il condamne le naturalisme : « Tout l’effort immense des civilisations aboutit à l’embellissement de la vie. Le naturalisme est bien inhumain : car il défait ce travail de l’humanité entière. Il arrache les parures, il déchire les voiles ; il humilie la chair qui triomphait en se spiritualisant ; il nous ramène à la barbarie primitive, à la bestialité des cavernes et des cités lacustres. » Le réalisme d’un Zola, M. France le déteste ; et il adore l’idéalisme de George Sand, plus généralement l’idéalisme. La recherche de la vérité dans les arts et dans la littérature est un principe d’où l’on est parti, le plus souvent, pour de regrettables erreurs. En outre, M. France ne croit pas à la découverte possible de la vérité. Alors, dit-il, réjouissez-vous ; car vous devez à votre inévitable ignorance un précieux cadeau, la liberté : vous êtes libres d’imaginer le monde à votre guise. Aucune représentation de la réalité n’est la réalité, ni ne la donne : « Pourquoi ne pas rechercher et goûter de préférence les figures de grâce, de beauté et d’amour ? Songe pour songe, pourquoi ne pas choisir les plus aimables ? C’est ce que faisaient les Grecs. Ils adoraient la beauté ; la laideur, au contraire, leur semblait impie… » La beauté, dans la littérature, est surtout une qualité de la pensée. Et la pensée tient sa beauté des qualités qui rendent beaux les paysages, les horizons, le ciel : c’est la sérénité, c’est la clarté pure et limpide. Or, un tel idéal de pensée et d’art vient de l’antiquité grecque et, par l’intermédiaire de Rome, il s’est répandu dans l’univers. Il a fait jusqu’à nous un chemin périlleux parmi les barbares. Il n’a pas converti à sa douce religion tous les barbares, mais il a finalement échappé à leurs entreprises. Du reste, il est toujours menacé : il réclame de ses fidèles un soin constant. C’est le « génie latin » : goûtez-le et protégez-le.

Sous le titre du Génie latin, M. France a réuni quinze études qui vont du roman de Daphnis et Chloé au poète Albert Glatigny, en passant par la reine de Navarre, Paul Scarron, La Fontaine, Molière, Jean Racine, Alain-René Le Sage, l’abbé Prévost, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, Xavier de Maistre, Benjamin Constant, Sainte-Beuve. Et, bien entendu, ce ne sont pas là toutes les étapes du génie latin : ce sont quelques moments du bel itinéraire et, le long de la route, quelques reposoirs où le dévot d’une rêverie ancienne et vivante s’est plu à porter l’ornement votif des couronnes et des guirlandes. Et il a inscrit cette dédicace, l’année d’avant la dernière invasion des barbares : « C’est un acte de foi et d’amour pour cette tradition grecque et latine, toute de sagesse et de beauté, hors de laquelle il n’est qu’erreur et que trouble. Les anciens, toujours vivants, nous enseignent encore. » Ils nous enseignent encore ; et nous avons à enseigner le genre humain : cette admirable mission, Rome qui l’avait reçue d’Athènes l’a confiée à la France. Le génie latin, c’est le génie français qui le préserve. Et saura-t-il à jamais le préserver ? Cette inquiétude est sensible, en maints endroits de la Vie littéraire. Ou laissera-t-il éteindre « la flamme qui éclaire le monde depuis si longtemps » ? Le service de la France nous serait déjà commandé par notre haine des ténèbres : c’est le service de la lumière.

Et le devoir de la critique est la défense du génie latin dans la littérature française. M. France n’y a point manqué. Si l’on regarde ses jugements, — il a beau dire qu’il ne juge pas, il juge ou bien il avoue qu’il aime ou n’aime pas un livre, — ses jugements ne sont pas capricieux et dérivent tous de la même idée ou d’un sentiment pareil : ce qu’il aime est de nature latine et française ; il n’aime pas ce qui offense et il repousse énergiquement ce qui hasarderait le génie de notre nation latine et française. Il tremble pour le parfait trésor dont nous avons reçu l’héritage et la garde, S’il parcourt l’histoire, il tremble aux aventures qui ont été le plus dangereuses. Et la Révolution faillit tout détruire : il se félicite de croire qu’elle a été une Renaissance. Il étudie avec une sollicitude infinie les âmes qui ont subi la formidable épreuve et qui ont dû sauter d’un monde aboli dans un autre, portant un peu du trésor ; elles sont sauvées, les voici, et il les accueille : « De pareilles âmes, — un Boufflers, une Sabran, — de pareilles âmes à la fois frivoles et fortes, ironiques et tendres, ne pouvaient être produites que par une longue culture. Le vieux catholicisme et la jeune philosophie, la féodalité mourante et la liberté naissante ont contribué à les former avec leurs piquants contrastes et leur riche diversité. Ces êtres fiers et charmants ne pouvaient naître qu’en France et au xviiie siècle. Bien des choses sont mortes en eux, bien des choses bonnes et utiles sans doute : ils ont perdu notamment la foi et le respect dans le vieil idéal des hommes. Mais aussi que de choses commencent en eux et par eux, qui nous sont infiniment précieuses, je veux dire l’esprit de tolérance, le sentiment profond des droits de la personne, l’instinct de la liberté humaine ! » Au lieu de s’anéantir dans la tourmente, le génie français y a pris des forces nouvelles, pour de nouvelles destinées : il continue sa durée glorieuse et bienfaisante. Mais évitons le risque de telles tribulations. M. France conjure les écrivains de n’être pas des novateurs ; s’ils le sont malgré eux, on leur pardonnera : veuillent-ils surtout l’être « le moins possible » ! Le critique de la Vie littéraire est pieusement conservateur : il sait le prix adorable de la merveille à conserver.

M. France souhaite aussi que la critique littéraire, afin de mieux remplir son rôle, n’oublie pas qu’elle est de la littérature et doit posséder les agréables vertus d’un art exquis. Il la veut aimable et destinée au plaisir du lecteur. Il cite volontiers et il approuve une objection de Henry Laujol à Flaubert : « Son malheur vint de ce qu’il s’obstinait à voir dans la littérature, non la meilleure servante de l’homme, mais on ne sait quel cruel Moloch, avide d’holocaustes. » La littérature ne doit pas être ce Moloch ; et la critique littéraire ne doit pas être ce Moloch. Il la veut amicalement unie à la littérature, et non pas un tribunal où comparaît la littérature, mais une compagne indulgente et sage, dont les avertissements sont écoutés, les exemples suivis, et l’une des muses entre la poésie, l’histoire et la philosophie ou, si le mot vous effraye, la méditation. L’une des muses, et fille de l’imagination comme les autres muses. Il l’appelle « une espèce de roman à l’usage des esprits avisés et curieux ». Il a écrit : « Je la tiens pour le signe honorable d’une société docte, tolérante et polie ; je la tiens pour un des plus nobles rameaux dont se décore, dans l’arrière-saison, l’arbre chenu des lettres. » Il l’a honorée ainsi, avec un zèle gracieux, et avec cette gaieté pensive qui est le tour qu’il donne le plus volontiers au génie latin florissant chez nous, et avec ce perpétuel bonheur de la perfection qui lui est aisée et comme naturelle dans l’arrangement, qu’on dirait fortuit, des syllabes et des idées.

VI. M. Paul Bourget, critique §

On admet généralement que le talent du critique et le talent du romancier sont à peu près incompatibles. Et il est vrai que beaucoup de romanciers — mais nous en avons des centaines — seraient sans doute moins féconds, s’ils n’étaient dénués de tout discernement.

Il est vrai aussi que l’on attribue au romancier, pour qualité principale et aptitude singulière, l’imagination, tandis que l’excellente vertu d’un critique est le goût. L’imagination et le goût sont deux mérites bien différents, que l’on ne voit pas toujours réunis : peut-être un goût très difficile entrave-t-il une imagination fougueuse et qui a plus d’entrain que de finesse attentive. On épiloguerait là-dessus sans peine et sans utilité, comme on épilogue sur maints petits problèmes qui ne sont que chicane au sujet de définitions arbitraires une fois posées. Qu’est-ce qu’un romancier ? puis un critique ? Selon qu’il plaira de séparer ou de rapprocher ces deux littérateurs, on les définira d’une manière ou d’une autre.

Mais voici M. Paul Bourget, qui certes est un romancier : je ne crois pas qu’on le nie ; et qui est un critique, l’auteur des Essais et des Nouveaux essais de psychologie contemporaine, des Études et portraits, du volume intitulé Sociologie et littératures des Pages et des Nouvelles pages de critique et de doctrine, neuf volumes et de critique véritable.

Les débuts de M. Paul Bourget remontent à 1872. Depuis lors, et pendant ce demi-siècle d’une production très abondante et continue, l’œuvre critique a sans cesse accompagné l’œuvre romanesque et, faut-il le dire ? sans dommage pour celle-ci ou celle-là.

Comment se fit d’abord la réunion ? Lisez, dans le recueil des Études et portraits, un chapitre de « Réflexions sur la critique », daté de 1882. M. Paul Bourget considère alors que l’ancienne critique, celle qui était rigoureusement fidèle à son étymologie d’un « jugement », celle de l’abbé Morellet par exemple ou de notre Gustave Planche, avait passé de mode. Il ne s’en attristait pas. Il en résumait ainsi le caractère : « Le rôle du critique était celui d’un arbitre suprême et convaincu, sorte de procureur de la littérature qui dressait le dossier des méchants ouvrages et, distributeur de couronnes autant que de châtiments, décernait des récompenses aux bons auteurs. » Cette critique est morte, dit en 1882 M. Paul Bourget. Puis il pose la question de savoir pourquoi elle est morte. Elle est morte, répond-il, en même temps que son principe. Son principe était qu’il y a « des lois inflexibles de la Beauté », qu’il y a « un type absolu de l’œuvre d’art ». Eh ! bien, ces lois n’existent pas, ni ce type. Descartes croyait à l’identité des esprits : nous avons découvert, nous, la variété des intelligences ; la connaissance des littératures étrangères nous a menés à cette découverte. Et « ce que l’ancienne critique appelait l’imperfection d’une œuvre apparaît alors comme une condition de la vie même de cette œuvre ». L’ancienne critique reproche à Ronsard de parler, en français, grec et latin : la critique moderne constate ce que fut, à l’époque de Ronsard, l’enivrement de l’Antiquité retrouvée, L’ancienne critique reproche à Rabelais tant d’obscénité : la critique moderne examine la verve sensuelle et cynique de la Renaissance. Bref, il ne s’agit plus de juger, mais de comprendre. Il fallait toujours comprendre, mais on avait grand hâte de juger. Depuis Sainte-Beuve et Taine, dit M. Paul Bourget, la critique devient psychologie. Elle essaye de parfaire une « histoire naturelle » ou une botanique des esprits. C’est le mot de Sainte-Beuve. Ou bien elle « vérifie » sur les œuvres littéraires d’autrefois ou d’à présent les hypothèses des savants relatives à la pensée, à son effort qui d’âge en âge se transforme. C’est le désir de Taine. Les critiques, dit M. Paul Bourget, « ne régentent pas plus la production littéraire que les physiologistes ne régentent la production de la vie, mais je n’avouerai jamais que ce soit là une infériorité… La grande ouvrière des créations du génie est l’inconscience ; et le meilleur procédé pour composer de belles œuvres est de travailler à se faire plaisir à soi-même. Aucun précepte n’enseigne cette sorte de plaisir ». En somme, le critique analyse une œuvre, analyse un plaisir et analyse l’âme d’un auteur qui a pris son plaisir à composer une œuvre que voilà. Ainsi, la critique tourne à cette psychologie que disait le romancier psychologue de Cruelle énigme, d’Un crime d’amour et d’André Cornélis. Tous deux psychologues, le critique et le romancier se réunissent. Les Essais et les Nouveaux essais de psychologie sont bien l’ouvrage du même auteur à qui l’on doit les romans que j’ai cités.

Je ne crois pas que M. Paul Bourget signerait aujourd’hui, sans les modifier, ses Réflexions sur la critique » de 1882. Non qu’elles ne soient extrêmement justes à maints égards. Il a raison, dès 1882, à mon avis, de rendre voisines la notion de littérature et celle d’un plaisir. C’est l’idée de Racine et qu’il a plus d’une fois formulée ; c’est, au xviie siècle et jusqu’à l’époque d’un étonnant désordre littéraire, l’idée de tous nos écrivains qui n’étaient pas ou philosophes ou prédicateurs. Secondement, si les critiques, en nous aidant à mieux comprendre les belles œuvres du passé, en nous donnant de nouvelles raisons de les goûter, par les moyens de l’histoire et de la psychologie, enfin si les critiques augmentent notre plaisir, grand merci. Mais ont-ils dès lors accompli toute leur besogne ?

Pourquoi l’auteur des « Réflexions sur la critique » les dispense-t-il et même leur refuse-t-il le droit de « juger » ? C’est qu’ils se trompent ! Boileau parle de Ronsard « avec une inintelligence singulière de l’essence du génie lyrique ». Morellet ne comprend rien à « ce grand secret de mélancolie que la lune raconte aux chênes et aux rivages antiques des mers », dans Atala : tant pis pour lui ! Gustave Planche « ne s’est jamais douté que les deux plus puissants génies littéraires de sa génération fussent Victor Hugo et Balzac… Colossale méprise ! » Je ne dis pas non. Mais, s’il n’y a point de critiques infaillibles, comme il n’y a guère d’écrivains, poètes ou romanciers, impeccables, est-ce une raison pour ôter à la critique son attribution la plus importante, qui est de juger, qui est de dire, et très souvent : ceci ne vaut rien, ceci tourne au galimatias, ces idées-ci ne sont que fausseté ? On a beau jeu à signaler les erreurs de la critique. Et toutes celles que l’on signale ne sont peut-être pas si évidentes. Plusieurs — et celle de Boileau qui n’a pas entendu Ronsard — peuvent aussi être considérées comme les signes d’une époque et de son goût différent du nôtre. Boileau n’est pas seul en son temps à n’aimer que médiocrement Ronsard ; et nous, qui l’aimons autant que nul poète de chez nous, l’aimons-nous à cause de ses néologismes latins et grecs, ou bien en dépit de ce langage mélangé ?… Vous l’aimez en bloc ? Moi aussi. Mais, au temps de Racine et de Boileau, quand il s’agissait de purifier la langue et de lui trouver sa clarté parfaite, Boileau n’avait pas tort de blâmer le vocabulaire de Ronsard, auquel d’ailleurs Ronsard lui-même renonça peu à peu et qui ne se rencontre plus beaucoup dans les Amours d’Hélène. À présent, ce ne sont plus le grec et le latin qui mettent en péril notre langue ; et les sévérités de Boileau ne seraient plus si opportunes, il aurait d’autres sévérités. Pareillement, à Rome, sous le règne de Tibère, Sénèque se plaint d’« un excès de littérature » : il aurait maintenant à blâmer tout le contraire et dirait que nous souffrons d’un trop grand nombre d’illettrés.

Du reste, la critique n’a point exactement la même tâche à faire, selon qu’il s’agit des écrivains du temps passé, dont la gloire est bien établie et le génie reconnu, ou des auteurs contemporains, qui sont dans la bataille : et elle aussi ! Elle n’a point à déclarer grands poètes Ronsard, La Fontaine ou Racine. Qu’elle ajoute aux plaisirs que nous en recevons naïvement, pour ainsi dire, d’autres plaisirs et plus savants ; c’est tout ce que nous lui demandons. Mais, quand il s’agit de la littérature qui se prépare ou qui se fait, qui subit les tribulations de la vogue ou de la mode, qui parfois se trémousse et utilise les stratagèmes de publicité ou les intrigues des cénacles, des coteries et des chapelles, la critique est là (ou doit être là) pour réagir contre la sottise, pour ridiculiser les toquades, pour découvrir les belles œuvres : elle doit être là pour juger, sauf erreur, avec intelligence et vive loyauté. Si, par endroits, un Gustave Planche se trompe, son idée de la critique est pourtant vraie. Il me semble que M. Paul Bourget se rangerait aujourd’hui à cette opinion qui n’était pas la sienne en 1882.

Non qu’il ait, dès lors, exercé la critique à la façon de Gustave Planche, signalé les mauvais écrivains et fait de ces rudes et utiles exécutions que ne dédaignaient ni Ferdinand Brunetière, ni Jules Lemaître ou M. Anatole France. Je ne vois rien de tel dans ses volumes de critique. Et même, il plaint les critiques, pour ainsi dire, professionnels, critiques de guet, de combat, qui ont eu à défendre incessamment la littérature, à en protéger, à en nettoyer les abords. Il plaint Barbey qui, « à l’orée de la vieillesse », devait « articler hâtivement sur toutes les inepties parues de la veille en librairie ». Barbey appelait cette besogne laver la vaisselle dans les journaux et, fier, ajoutait : « Je la lave comme saint Bonaventure, avec des mains de cardinal ! » Il plaint Théophile Gautier, qui « use ses forces », lui l’auteur d’Émaux et camées et de la Morte amoureuse, au travail du feuilletoniste, salonnier, critique de théâtre… Il est facile de recueillir et de grouper certaines paroles tristes et qui ont échappé à Gautier dans les moments de lassitude. Mais, à vrai dire, je ne puis le plaindre. Il avait choisi le métier de servir la littérature, qu’il adorait : et il l’a servie de toutes manières, par ses poèmes, ses romans, et aussi en accomplissant toute la tâche d’un critique.

Du moins, si M. Paul Bourget ne lave point la vaisselle comme Gautier, Barbey ou saint Bonaventure, s’il méprise de s’attaquer aux personnes qui sont, dans la littérature, les ennemis de l’intérieur, il pose avec une admirable netteté les principes en vertu desquels on devra séparer les bons et les mauvais écrivains.

Un art l’intéresse par-dessus tous les autres, l’art où il est passé maître, le roman. Je ne sais si aucun romancier a, comme lui, médité sa technique, l’a éprouvée, ensuite l’a voulue. Les pages où il la présente sont des merveilles de lucidité intelligente.

Méfiez-vous, dit-il : c’est mon opinion ; c’est mon système et qui dérive de mes instincts peut-être autant que ma raison !… Mais le système qu’il tient pour bon, ses romans le certifient : son œuvre ajoute au précepte la démonstration. Trois préceptes, et qu’il résume par ces mots qui ont besoin d’un commentaire : la crédibilité, la présence, l’importance du sujet.

La « crédibilité » est « la vertu première du roman ». La crédibilité « se distingue de la vraisemblance et même de la vérité ». Voulez-vous un exemple ? Les Trois mousquetaires, du vieux Dumas : « L’histoire racontée est invraisemblable dans dix-neuf épisodes sur vingt, et la crédibilité de la fable est souveraine… Le lecteur ne peut pas ne pas y croire et, à cause de cela, c’est un grand roman, tandis que Salammbô n’est que le plus magnifique exemple de rhétorique de la langue. » Pour préférer à Salammbô ces Trois mousquetaires, il faut que M. Paul Bourget se place, comme il le fait ici, au seul point de vue d’un roman, d’une histoire, d’un conte, enfin d’un mensonge qui s’adresse à notre crédulité. Nous savons bien que ce n’est pas la vérité.

Nous serons dupes volontiers, pourvu qu’on nous y engage. Et la vraisemblance nous y aide. Cependant, elle ne suffit pas ; il y a même un don du romancier qui se moque de la vraisemblance et qui, sans elle, nous persuade. « À quoi tient-elle, cette crédibilité, qui fait que nous disons couramment, un Don Quichotte, un Robinson, un d’Artagnan, quelque différence qu’il y ait entre le génie d’un Cervantès ou d’un Daniel de Foë à la facilité hâtive de l’improvisateur Dumas ? À la vraisemblance ? Non, puisque les Trois mousquetaires abondent en aventures de cape et d’épée qui touchent au fantastique. À la logique ? Pas davantage… Pour qu’il ait une crédibilité d’une force indiscutable, il faut, semble-t-il, que l’auteur soit par-dessus tout de bonne foi, qu’il croie à l’histoire qu’il raconte, avec une spontanéité, une naïveté complètes… » Il faut que le dupeur soit dupe lui-même et le menteur trompé. Cela est extrêmement bien vu ; et il y aurait une jolie analyse à faire de la « naïveté » du romancier, naïveté diverse comme sont divers, ou devraient l’être, nos dizaines ou nos centaines de romanciers.

Deuxième vertu d’un roman : la présence. Mérimée eut « le don de présence » que n’avaient ni l’auteur de René ou d’Atala, ni l’auteur d’Adolphe, ni l’auteur de Volupté. Si le romancier manque de ce don, « les gens, pour employer une métaphore vulgaire, mais expressive, ne sont pas dans la chambre ». Avec Mérimée, ou Balzac, ils sont toujours dans la chambre ; avec Tolstoï, également, et avec Pierre Loti. La sensation de présence, Mérimée l’impose par un choix de petits faits, qui paraissent anodins, qui sont révélateurs. Au début de Carmen, José Navarro nous est montré, nous est rendu présent par tous ses gestes, qui indiquent son habitude et son émoi du moment. « C’est par le détail juste et sans commentaire que Mérimée a procédé. Pour les imaginer, ces détails, et en équilibrer la mise en mouvement, il faut une vision intérieure d’une précision d’appareil photographique et désencombrée de tous les détails inutiles, un esprit d’une impeccable sûreté qui ne retient, des physionomies, des attitudes, des paroles, que le significatif. » Et il y a, sans la vertu de « présence », de très belles œuvres, mais dénuées d’une des qualités qui font le roman. La « présence », d’ailleurs, seconde la crédibilité.

La troisième loi que M. Paul Bourget formule est relative à « l’importance du sujet ». C’est une loi que certains réalistes ont méconnue : les uns, qui, satisfaits de peindre la réalité, en copiaient un fragment quelconque, tout de même que s’ils ne l’avaient pas choisi et le trouvaient par hasard devant eux ; les autres qui se contentaient de copier sans avoir vu ou deviné, au-delà de cette réalité fragmentaire, autre chose. « Il faut que l’histoire racontée par l’auteur puisse s’adapter à d’autres événements, sans que l’âme avec laquelle ils ont été sentis soit changée. » Ainsi, Notre cœur, de Maupassant : « Il avait agrandi l’anecdote jusqu’à en faire un symbole » ; il vous raconte un drame assez vulgaire et, de ce drame, il dégage « un de ces grands faits moraux qui intéressent tous les cœurs, la profonde souffrance d’aimer plus qu’on n’est aimé ». Pêcheur d’Islande, de Pierre Loti : c’est une anecdote, et c’est « le mal de l’absence ». Voilà, dit M. Paul Bourget, les grands sujets et les grands livres.

À ces trois « lois du roman », il ajoute, je ne dis pas une quatrième loi, mais une recommandation, qui est parfaitement juste, mais qui me semble un peu dangereuse. À propos de Flaubert : « Le roman, pour reproduire la vie, doit posséder le mouvement ; et ce mouvement a pour condition essentielle qu’aucune phrase n’arrête et ne fasse saillie, que les détails se fondent les uns dans les autres et ne soient pas remarqués. Il en est du roman comme des fresques : le large coup de brosse y est nécessaire, et le fignolage du miniaturiste serait ici le pire des défauts. Le style du poème en prose, tel que l’ont pratiqué un Aloysius Bertrand ou un Baudelaire, figerait le récit et détruirait radicalement la crédibilité, condition sine qua non de l’illusion nécessaire elle-même à la création du type. » On a dit que les romans de Balzac étaient mal écrits : non, ils sont « admirablement écrits, en tant que romans ». Et Flaubert, s’il avait négligé les « affres du style », serait peut-être un moins grand prosateur : il serait un plus grand romancier. Du reste, si le romancier doit éviter « le finissage trop poussé du style », cependant on lui recommande le respect du vocabulaire et de la syntaxe. On le supplie seulement de ne pas rechercher « l’écriture artiste » des Goncourt. Je le crois bien ! Car l’écriture artiste des Goncourt est le contraire d’un bon style et n’est pas le contraire d’un galimatias. Mérimée, Stendhal et Balzac, dit ailleurs M. Bourget, sont « de très grands écrivains », mais « de très grands écrivains de romans : leur langue ne pouvait pas, ne devait pas être celle de très corrects et très parfaits prosateurs. Les petits faits vrais qu’ils avaient à noter ne comportaient ni la ciselure, ni la mélodie, ni le choix minutieux des termes. Le style dans le roman ne saurait, sans fausser le genre, rappeler celui du poème en prose. Il doit tenir du laboratoire et de la clinique, comme l’observation elle-même qu’enregistre le romancier ». M. Paul Bourget revient souvent à exprimer cette opinion juste, disais-je, et dangereuse.

Dangereuse, parce que nous vivons à une époque où les écrivains n’ont pas besoin qu’on les encourage à n’être pas des prosateurs bien attentifs. Il y eut des époques où, comme Sainte-Beuve l’a remarqué, tout le monde écrivait à la perfection. Telle n’est pas du tout la nôtre : de nos jours, le style courant ne vaut rien. La syntaxe n’est plus suivie. Est-ce une autre syntaxe qui naît ? Pas du tout : c’est, en manière de syntaxe, le gâchis. Les mots sont pris dans une acception de hasard ; et l’on invente des mots inutiles, faute d’avoir analysé un peu sa pensée : l’on s’apercevrait alors que notre langue est assez riche pour procurer à toute idée française une expression française. Un écrivain qui s’aviserait d’écrire à la perfection — j’entends, selon l’usage véritable de la langue — serait bientôt incompréhensible. En attendant, on l’accuserait de « pasticher » le xviie siècle. Voilà pourquoi je ne crois pas très opportun de louer jusqu’aux négligences de Balzac ou de Stendhal.

S’il ne s’agit que d’interdire au romancier — comme à toute sorte d’écrivains — le « fignolage » et la « ciselure », enfin l’écriture artiste, M. Bourget certes a bien raison. Ce qu’il demande, c’est au bout du compte le naturel. L’auteur de Marius l’Épicurien, Walter Pater, qu’approuve M. Paul Bourget, reprochait à Flaubert un « style fabriqué ». Sans aucun doute, un style naturel vaut mieux. Mais regardons-y à deux fois. Et ne confondons pas le style naturel et une façon d’écrire « à la va vite », que blâme, dans le vieux Dumas, M. Bourget. Ne feignons pas de croire que le style naturel soit exactement spontané, surtout à notre époque. Je n’ose dire, et je dirai pourtant qu’il n’est de style que fabriqué. La merveille serait que la fabrication ne se vît pas. Et l’on n’arrive à la simplicité qu’à force de rouerie, ou je me trompe.

Les trois « lois » du roman, — crédibilité, présence et l’importance du sujet, — telles que M. Paul Bourget les pose, il les a toujours observées avec bonheur. L’une de ces lois, la troisième, a pris dans son œuvre un magnifique développement. Ses romans se sont élargis encore et traitent les sujets les plus importants. Sa pensée, enrichie par la méditation, par l’expérience et l’examen constant des phénomènes sociaux, combine et organise une idéologie de réalité.

Sa critique ne s’est pas modifiée : elle a plus d’ampleur et, sans avoir à se modifier dans ses principes, elle s’étend plus loin, comme l’indiquent déjà les titres de ses plus récents volumes. Aux Essais de psychologie, aux Études et portraits succèdent littérature et les Pages de critique et de doctrine. Ces mots de « sociologie » ajoutée à la littérature, et de « doctrine » ajoutée à la simple critique de littérature, sont une nouveauté ou signalent plutôt l’aboutissement d’un grand effort mental.

Dans un très pénétrant chapitre de Sociologie et littérature, M. Paul Bourget discute la question de savoir s’il y eut, comme on l’a prétendu, — et ce fut avec malveillance, — deux Taine, un Taine des Essais de critique, de l’Intelligence et de la Littérature anglaise, et un Taine des Origines ; un Taine démocrate et un Taine réactionnaire, celui-ci que la Commune aurait averti de se méfier. Taine aurait donc changé de doctrine ? Mais un positiviste, à qui l’on ne reproche pas de l’être, a le droit, le devoir aussi, de ne pas négliger les faits et de leur soumettre ses opinions. Puis « c’est un fait encore », et démontré par la correspondance de Taine, « que ce changement ne s’est jamais produit ; le Taine de la vingtième année portait en lui, comme dessinée à l’avance, la mentalité du Taine de la cinquantième année ». On peut en dire autant de M. Bourget : l’auteur de Sociologie et littérature et des Pages de critique et de doctrine est déjà dans l’auteur des Essais de psychologie.

Les Essais de psychologie sont « le tableau des tendances sociales de notre littérature sous le second Empire ». Une thèse, en outre, circule dans les deux volumes des Essais et des Nouveaux essais ; et la voici : « Les états de l’âme particuliers à une génération nouvelle étaient enveloppés en germe dans les théories et les germes de la génération précédente. Les jeunes gens héritent de leurs aînés une façon de goûter la vie, qu’ils transmettent eux-mêmes, modifiée par leur expérience propre, à ceux qui viennent ensuite. Les œuvres de littérature et d’art sont le plus puissant moyen de transmission de cet héritage psychologique. Il y a donc lieu d’étudier ces œuvres en tant qu’éducatrices des idées et des cœurs. » J’emprunte ces lignes à la préface des Nouveaux essais, datée de 1885. Et lisons l’avant-propos de Sociologie et littérature, daté de 1906 : « L’auteur n’a voulu qu’apporter une contribution à la doctrine du traditionalisme qui fut la sienne, d’abord par instinct, puis par réflexion, depuis qu’il a commencé d’écrire. Le thème fondamental de son livre de début, les Essais de psychologie, n’était-il pas l’affirmation d’une étroite solidarité entre les intelligences et les sensibilités des générations successives ? » Bref, comme il n’y a point deux Taine, il n’y a point deux Bourget, mais, dans l’œuvre de cet écrivain, l’épanouissement d’une pensée.

M. Paul Bourget se déclare élève de Taine : élève qui emprunte à son maître, non la doctrine, mais la méthode ou ne fût-ce que l’idée d’une méthode. Bien avant les Origines, et dès le La Fontaine et le Tite-Live, Taine s’applique à « situer » l’œuvre littéraire dans la race, dans le milieu et le moment : c’est considérer que l’œuvre littéraire, roman, drame ou poème, a une valeur de document et est un signe. Vous étudiez une œuvre littéraire : vous assistez à une expérience humaine. Vous interprétez une œuvre littéraire : vous comprenez cette expérience. Roman, drame et poème indiquent les mœurs d’une époque. Ces mœurs ont des causes : les états de sensibilité que traduisent le roman, le drame et le poème dérivent de conditions sociales et politiques. Ainsi, l’analyse littéraire vous mène à l’analyse sociale et celle-ci à l’analyse politique. Voilà comment l’auteur des Essais de psychologie fut conduit à ne pas séparer la littérature de la sociologie.

Vous avez constaté que l’état politique et social d’une nation crée ou — c’est un mot qui ne me fait point un grand plaisir — « conditionne » les états de sensibilité que la littérature avoue et révèle. Puis, — « un esprit peut toujours s’arrêter à mi-chemin de sa pensée », il peut aller aussi au bout de sa pensée, — les états de sensibilité que vous observez, ne les jugerez-vous pas ? Ils valent bien d’être jugés quand vous apercevez qu’ils sont de qualité sociale, et qu’ils ont une importance et une influence elles-mêmes sociales, et qu’ils attestent la santé ou la maladie de la nation. Voilà comment l’auteur d’Études et portraits, qui en 1882 invitait la critique la plus intelligente à ne pas rendre de verdicts, se ravise, en quelque sorte, et maintenant ajoute à la critique la doctrine.

Je dis que l’auteur des « Réflexions sur la critique », devenu l’auteur des Pages de critique et de doctrine, s’est ravisé. Plus exactement, il refusait le jugement littéraire ; et il approuve et il réclame le jugement que j’appellerai social. En quoi il ne se contredit pas. Si l’œuvre littéraire va lui servir de document psychologique et social, sans doute n’a-t-il pas tort de la considérer comme un document qui, plaisant ou non, n’aura ni plus ni moins de signification. La doctrine est la conséquence de l’analyse.

Qu’est-ce que la doctrine ? « Un effort pour dégager de l’expérience et de l’histoire les lois de santé des sociétés. » Ces mots sont très heureusement choisis. La santé des sociétés est le vœu suprême et catégorique du penseur et de l’observateur qui a vu comme elle est rare et délicate, exposée à tous les périls et infiniment précieuse. M. Paul Bourget cite volontiers Le Play, qui disait que la paix sociale était le chef-d’œuvre de l’humanité. Qu’est-ce que la politique ? « L’art de faire vivre ensemble des hommes réels, à une heure déterminée de l’histoire et dans un espace déterminé de la planète. » Un art, et difficile ! En effet, la civilisation nous apparaît comme sans cesse menacée. La barbarie est la menace contre laquelle il faut que la civilisation se garantisse : la barbarie, naturelle ; la civilisation, le triomphe d’un art. Toute la bonne volonté humaine se doit consacrer au maintien de la civilisation. La barbarie n’est pas un état ancien, périmé, aboli, de l’humanité, mais un état permanent. M. Paul Bourget, dans la préface de ses Nouvelles pages, revendique — et il le mérite — l’honneur de n’avoir pas méconnu ce principe du citoyen, littérateur aussi : défendre la civilisation.

Si l’on demande ce que fait la littérature, en telle occurrence, et comment elle supplée ou seconde l’homme d’État, le législateur ou les divers meneurs de foule, eh ! bien, elle ne prétend pas les suppléer. M. Paul Bourget confesse qu’il « a toujours répugné aux luttes peu intellectuelles de la vie politique » ; il n’a jamais siégé dans une assemblée. Peu s’en faut qu’il ne reproche à Taine d’avoir été conseiller municipal d’un village : « l’ouvrier de pensée doit s’abstenir de l’action ». Mais si le littérateur ne recherche pas du tout la place du politicien, son œuvre peut et, le pouvant, doit seconder l’homme d’État.

La littérature, le roman ? Oui. La littérature est « une psychologie vivante » ; et, n’est-ce pas ? tout dérive de la psychologie. Le romancier peint les mœurs contemporaines. Il observe et il explique. Le romancier digne de ce nom n’évite pas de conclure. Sa conclusion n’est qu’une hypothèse ? « L’hypothèse est le procédé scientifique par excellence. Les romanciers d’observation se comparent aux cliniciens. Or, quelle est l’attitude du clinicien au chevet du malade ? Il n’admet pas que l’on tire d’un cas particulier une loi générale : il conclut pourtant, et c’est là proprement en quoi consiste le diagnostic. » Il y a de bons et de mauvais diagnostics. Les diagnostics d’un romancier tel que Balzac prouvent, avec le temps, leur justesse. Les chapitres que M. Paul Bourget consacre à l’œuvre balzacienne montrent l’étonnante perspicacité de Balzac et montrent que Balzac ne jugeait pas seulement son époque, mais devinait et annonçait la suite de l’erreur contemporaine, donnait à redouter notre époque.

La littérature invente et propage des idées. Toutes les idées sont génératrices d’activité, sont par conséquent génératrices de faits, il y a des idées belles et des idées laides : c’est affaire d’esthétique. Il y a des idées vraies et des idées fausses : c’est affaire d’expérimentation, de dialectique ou même, hélas ! de métaphysique. Et il y a des idées bienfaisantes et des idées néfastes. L’on peut se placer aux différents points de vue de l’esthétique, de la métaphysique ou de l’utilité sociale. Ce dernier souci n’est jamais négligeable ; et il l’emporte sur les autres, si l’on vient à observer que les idées néfastes sont généralement laides et fausses. Voyez s’il en est ainsi.

Mais il faut écarter les prestiges dont il arrive très souvent que s’entoure une idée fausse, par une sorte de vitalité qui l’anime : — les idées, comme les êtres, ont leur « vouloir-vivre » ; — et par le zèle, ou sincère ou non, de ses inventeurs et propagandistes. L’observateur de la réalité, le romancier, Balzac, une fois écartés les prestiges, pose alors des questions telles que celles-ci que M. Paul Bourget formule : « Si pourtant l’idéologie révolutionnaire s’était trompée ? Si elle avait méconnu les conditions de la santé nationale ? Si la déclaration des droits de l’homme n’était qu’un code de contre-vérités ? » Ces questions désormais posées, Balzac et M. Paul Bourget n’éludent pas de répondre, et nient la bienfaisance de l’idéologie révolutionnaire : ils préconisent le « traditionalisme par positivisme », une doctrine de l’utilité publique, fondée sur les renseignements que nous donne « le plus vital de nos organes », l’observation.

Il ne m’appartient pas de discuter ici la politique et la sociologie de M. Paul Bourget. Mon intention n’était que d’indiquer, en peu de mots, comment s’est accrue son idée de la littérature et comment sa critique s’achève en doctrine. Il veut que les écrivains, et principalement les romanciers, soient, en France, des éducateurs de la pensée : « je ne dis pas des sermonneurs ». Il leur demande d’ajouter aux idées vraies, et qui ont prouvé leur valeur en étant bienfaisantes, « la crédibilité » qui les rendra persuasives. « Voilà, dit-il, notre service à nous. La Comédie humaine est là pour démontrer que ce service est compatible avec toutes les franchises de la peinture. Une telle manière de comprendre l’art du roman, non seulement n’est pas une diminution de la puissance de l’artiste, elle en est une exaltation. » L’auteur de ces lignes est aussi l’auteur d’une « comédie humaine » qu’anime sa doctrine, assidue, ardente et vivante.

VII. Octave Mirbeau §

Octave Mirbeau était un écrivain de grand talent et qui avait les dons les plus rares, et qui n’avait pas « la chose du monde la mieux partagée », le sens commun. En le disant, on n’offense pas sa mémoire. Il méprisait l’opinion commune et la traitait comme l’ennemie de son génie et de sa raison. Dans l’incertitude, où il n’aimait point à se tenir, il prenait le contre-pied de l’opinion commune et aussitôt se croyait en possession de la vérité. Il le croyait, et fermement, non pas en vertu peut-être d’une philosophie, mais par la spontanéité vive de sa nature et de son caractère, qui était singulièrement primesautier. Cette méthode, si l’on peut ainsi parler, avait chez lui une fougue à peu près héroïque et périlleuse.

Dans un petit livre intitulé Boulevard et coulisses, Alfred Capus a raconté comment Mirbeau, M. Grosclaude, Paul Hervieu et lui fondèrent jadis les Grimaces, qui parurent, un peu de temps, chaque semaine. Journal réactionnaire et journal d’opposition ; mais, à quelques années d’intervalle, Capus ne se rappelle pas quel était le gouvernement à qui les Grimaces faisaient de l’opposition : cependant, il avait la rubrique de la politique intérieure et des débats parlementaires. Il se souvient que l’opposition des Grimaces était « énergique et virulente » et qu’on y flétrissait « les hommes politiques et, en général, l’ensemble de la société ». Le premier article de Mirbeau portait ce titre : Ode au choléra. « Ce fléau venait d’apparaître ; et Mirbeau, au lieu de réclamer des mesures prophylactiques, lui souhaitait la bienvenue. Il le suppliait d’immoler un certain nombre de gens qu’il désignait par leur nom, de supprimer les scandales et, en somme, de tout détruire pendant qu’il y était… »

Les années passent. Mirbeau donne des chroniques dans maints journaux, après que les Grimaces ne sont plus qu’un souvenir gai, donne des romans et des comédies. Chroniques, romans et comédies continuent l’effort des Grimaces et même tâchent d’accomplir en quelque façon la besogne que le choléra n’a point faite, exécutent des gens, pourchassent des idées, ne tuent ni les gens ni les idées, au moins les malmènent, en tout cas montrent que Mirbeau les déteste. Parfois, il ne les déteste plus : mais alors, il en déteste d’autres. Et puis survient la guerre, la seconde qu’il ait vue. Il est malade, il est mourant depuis des mois. La cruelle souffrance de la maladie, il la supporte : non la guerre ; et la guerre l’achève. Il meurt et laisse un testament de sa pensée, qui est une page étrange et pathétique. Il ne s’attendait point à la guerre : c’est qu’il ne la voulait pas ; il comptait que ses amis, les ennemis de la guerre, et lui-même avaient à jamais « saboté la guerre ». Il note son amère déception : « Quarante ans de lutte, pour aboutir au plus grand crime de l’histoire du monde, la monstrueuse agression de l’Allemagne ! » S’est-il trompé ? Oui. Et, quant à reconnaître son erreur, Mirbeau est un homme qui n’hésite pas : sa conviction nouvelle, aussi ardente que l’autre est jalouse, ne tolère point le partage. « Tout sacrifier à la France ! » annonce-t-il. Cependant, il maintient comme vraies et la peinture qu’il a faite de l’humanité, fût-ce de l’humanité française — « faiblesses, bas instincts de lucre, tares honteuses » — et l’espérance que l’humanité s’améliore. Ce qu’il aperçoit, c’est que les individus sont ignobles, non pas les collectivités : il a vu, par la guerre, par les Français à la guerre, « ce dont est capable une conscience collective », en d’autres termes, une patrie. Et, bref, il a confiance dans l’avenir : « mais pour cela, il faut qu’on découvre, comme je l’ai découvert moi-même, que la patrie est une réalité ! » Ces mots, sans doute, sont poignants de bonne foi, de naïveté. Mais enfin, cette « découverte », si c’en est une, où donc avait-on les regards tournés et par quelles fictions l’esprit voilé ? La franche découverte de Mirbeau, c’est l’aveu, loyal et brave, et presque ingénu, d’un prodigieux aveuglement.

Son œuvre se déroule des virulentes facéties des Grimaces jusqu’à ce document dernier. L’on y trouve, mêlées constamment, la plaisanterie énorme des Grimaces et les illusions énormes que le testament révèle. Peu importerait, somme toute, si Mirbeau se fût contenté de céder à son imagination, qu’il avait puissante et hasardeuse, pour des contes en l’air et des récits de fantaisie exubérante. Ce n’est pas cela, du moins dans son projet ni dans sa suprême pensée. « Que nous ayons individuellement des faiblesses, de bas instincts de lucre, des tares honteuses, toute mon œuvre est là pour le dire », écrit-il encore, au point de mourir. Ainsi, son œuvre est, à son avis, un témoignage ; elle est une preuve, il a prétendu démontrer que la vie et les hommes sont tels qu’il les a peints. C’était sérieux ! Ce n’était pas seulement, comme on dit, de la littérature : c’était le procès de l’humanité, son jugement, et sans appel, Mirbeau se crut un réaliste et, selon l’usage des réalistes, n’hésita point sur l’authenticité de ses peintures. Mais il y avait, entre lui et la réalité, les fantômes, joyeux ou lugubres, de son imagination.

Réaliste, il admire le maître de l’école, Émile Zola : « Son œuvre fut décriée, injuriée, maudite, parce qu’elle était belle et nue, parce qu’au mensonge poétique et religieux elle opposait l’éclatante, saine, forte vérité de la vie, et les réalités fécondes, constructrices, de la science et de la raison. » C’est le langage de l’école ; et c’en est, un peu emmitouflée de grands mots, la doctrine. Avant l’école ou hors d’elle, mensonge, hypocrisie : dorénavant, l’incontestable vérité. Mirbeau exècre le mensonge et l’hypocrisie. Généreuse haine, et que d’autres n’ont pas : il était, jusque dans ses caprices les plus changeants, la sincérité perpétuelle. Mais pourquoi ne consentait-il pas à pratiquer cette vertu avec simplicité ? Ce n’est pas une vertu si terriblement difficile, et pour lui qui la possédait mieux que d’autres et aussi bien que personne. Alors, pourquoi se donne-t-il, à chaque instant, l’air de remporter une éclatante victoire, s’il écrit ce qu’il pense ? On dirait que le mensonge et l’hypocrisie l’entourent, l’assiègent : le mensonge et l’hypocrisie universels, conséquences de la pusillanimité universelle. Oui, les gens n’osent pas dire ce qu’ils voient ; même, ils ont peur de le voir. Ils ont peur et ils n’osent pas ? Mirbeau veille à ne redouter rien. Comme il avait identifié avec la poltronnerie une certaine indulgence à l’égard de la vie, à l’égard de la destinée et des hommes, avec la lâcheté une certaine hésitation devant les idées, qui pourtant ne sont pas toujours si évidentes, il a mis du courage et de l’intrépidité à ne douter aucunement de ses doctrines, à ne dissimuler aucunement, à exhiber, l’abomination de la vie, de la destinée et des hommes. Ce fut un point d’honneur : il n’a rien ménagé, dût, sans qu’il y songeât, « l’humble vérité » en pâtir.

Dans les Contes de la chaumière, son premier volume, il y a des types de paysans, dessinés vite et qui sont d’une étonnante justesse. Il les a vus : les voici tels qu’il les a vus. Il les dessine et il les anime. Il les fait penser et parler. Il nous les donne à voir, à entendre. L’auteur n’est pas là : nous avons ces gaillards près de nous. Puis, soudain, l’auteur intervient. Comme s’il craignait de manquer aux devoirs de l’audace — et pourtant !… — comme s’il craignait la fadaise et la bergerie et de laisser confondre ses rudes bonshommes avec les Berrichons de Mme Sand, il va loin, dépasse la modeste vraisemblance. Quelquefois, c’est une gageure : n’en est-ce pas une ? un badinage. Ainsi, La Justice de paix, conte que j’aurai la décente hypocrisie de ne point analyser : et qui, dans son genre obscène, est excellent ; et qui — changez seulement le magistrat — serait, en vers, un conte de La Fontaine, un conte drôle et anodin. L’auteur s’amuse. Il ne s’amuse pas toujours. Il a noté, au cours d’une promenade — Hé ! père Nicolas ! — cette résignation, stoïque ou stupide, cette « insensibilité » peut-être, des paysans devant la mort : « la mort qui pourtant fait japper douloureusement les chiens dans le chenil vide, et qui met comme un sanglot et comme une plainte au chant des oiseaux, près des nids dévastés ». C’est une idée qu’il va reprendre, ah ! mais sans faiblesse, dans un autre conte, Avant l’enterrement. Il y a là un « maît’ Poivret » qui descend de sa carriole, attache son cheval, entre à la boucherie, appelle : « Y a-t-y du monde ? Hé ! Gasselin ! Où qu’t’es ? » Gasselin, son gendre, Gasselin n’est pas à la boucherie, mais en face, au café. Il s’essuie la bouche, du revers de sa main, rallume sa pipe, accourt. Les deux hommes échangent quelques propos : « Ça va-t-y comme vous v’lez ? — Ça va, mon gars, ça va tout bellement. — Faut-y donner d’l’avoine à votre cheval ? — Pargué non ! Il a bu et mangé à c’matin. J’viens d’la foire d’Chassant, mon gars. — C’était-y une bonne foire ? — Oua ! oua ! Point tant bonne, point mauvaise itout. Les prix s’tiennent cor. » Et le maître Poivret n’attend pas plus longtemps pour dire à son gendre qu’il sait « l’malheur » : il a donné quatre litres d’avoine à son cheval et il est venu, sans dételer. « Ben oui ! Ben oui ! » répond le gendre ; et : « Vous allez p’tête ben vous rafraîchir ? — Ma foi, c’est point d’refus… » Et ils entrent au café. Le malheur, c’est la mort d’une femme, et qui était la femme de Gasselin, la fille du maître Poivret. « Quen ! quen ! quen ! » fait le père. Et de quoi est-elle morte ? Du ventre. Gasselin lui avait donné une claque et puis un coup de pied dans le ventre : jamais il n’aurait cru qu’un simple coup de pied dans le ventre, « comme ça, en jouant, pas fâché, ça pouvait crever une femme ». — « Quen ? quen ? fait le maître Poivret : voyez-vous ça ! » Ils boivent et, après cela, jugent convenable d’aller voir la morte. « All’ est ben morte ! dit le père ; all’ est fraide ! mâtin qu’all est fraide ! — Et jaune ! et jaune !… » ajoute le mari. Et, sur la date de l’enterrement, ils causent. « Samedi, c’est l’marché ! J’peux pourtant pas laisser gâter ma viande… » Les deux hommes sont embarrassés… Et, par hypocrisie, j’en passe… « Si j’reprenions une autre bouteille… » C’est la conclusion provisoire du maître Poivret. Et, faute d’hypocrisie, ou par un singulier scrupule de hardiesse, Mirbeau a poussé l’anecdote jusqu’à la rendre monstrueuse, jusqu’au point où ses personnages échappent, non pas seulement à notre amitié, mais à notre intelligence. Ce ne sont plus des hommes ; ce ne sont pas exactement des bêtes : ce sont des brutes, mais inventées à plaisir.

Il y a beaucoup de ces brutes, dans l’œuvre de Mirbeau : les paysans, et aussi les bourgeois, et les nobles évidemment : n’oublions pas, certes, le clergé ! Son abbé Jules, une figure extraordinaire. Antipathique ? Sans doute, et séduisante cependant, par quelques traits de sa physionomie farouche et fière, et cocasse. Mirbeau ne méprise pas l’abbé iules. Je crois qu’il l’aime et nous invite à l’aimer. C’est que l’abbé Jules, tel que le voilà, nie Dieu et le diable, se moque de l’évêque, se rit de la morale, se joue de l’opinion publique et mène, en ce monde, grand train de révolté. Il est un révolté ; il est le révolté ; il est la révolte. Allons ; pas de timidité. Ce héros de la désobéissance, Mirbeau le munit d’un tempérament fort, allume en lui toutes les concupiscences de la chair et de l’esprit, le jette dans l’hérésie et dans le sacrilège. Sa digne mère se méfie et ne sait pas s’il ne serait, sous la soutane empruntée, l’Antéchrist. L’abbé Jules, vieux et qui porte encore les sacrements aux moribonds, s’est fait un évangile qui réduit « au strict nécessaire » l’indiscutable vérité : « 1o L’homme est une bête méchante et stupide ; 2o La justice est une infamie ; 3o L’amour est une cochonnerie ; 4o Dieu est une chimère… » Et il enseigne les quatre points de cet évangile à un jeune gamin, son neveu. Par testament, il lègue sa fortune, assez jolie, au premier prêtre qui, pour l’avoir, se défroquera. Et, à l’article de la mort, il est lubrique au-delà de toute imagination. C’est trop !… Le petit Sébastien Roch, du roman que son nom désigne, son père, un quincaillier vaniteux, le met aux Jésuites de Vannes. Or, « les collèges sont des univers en petit ». Qu’est-ce à dire ? « Ils renferment, réduits à leur expression d’enfance, les mêmes dominations, les mêmes écrasements que les sociétés les plus despotiquement organisées ; une injustice pareille, une semblable lâcheté président aux choix des idoles qu’ils élèvent et des martyrs qu’ils torturent. » Si vous avez été au collège, autrefois, et feignez de n’y avoir été ni bourreau ni martyr : hypocrisie et mensonge. Au collège, il y a, comme dans toutes les sociétés humaines, des bourreaux et des martyrs : voilà ce qu’il y a au collège. Et dans les collèges des Jésuites, donc ! Et chez les jésuites de Vannes, où Mirbeau a choisi de placer l’infortuné Sébastien Roch et de l’y installer martyr ! Ses camarades sont de jeunes hobereaux cruels et bêtes. Le père de l’un deux, un nobliau qui cache dans son château de Kerral des instincts de loup, a six chiens courants pour forcer les lièvres et les renards. Un jour qu’il n’a pas vu de gibier, il rage, il grogne. Pas de renards, pas de lièvres ? Il découple ses chiens et les lance, ma foi, sur un clerc d’huissier : « Ouaou ! ouaou ! Tu comprends… » C’est le doux enfant du nobliau qui raconte… « si le clerc d’huissier détale, sentant les chiens à ses trousses. Il saute dans la lande. Il s’empêtre parmi les ajoncs et les ronces, son pantalon se déchire ; il roule, revient sur la route, la figure en sang. Les chiens le menaient comme un lièvre. Tête nue, les cheveux au vent, et les chiens tout près lui mordant déjà les culottes… Il entre dans l’église, n’a que le temps de refermer la porte sur lui ; et il tombe, évanoui de peur, sur les dalles. Une seconde de plus, il était pris et dévoré par les chiens. Ils ne badinent pas, tu sais, ces chiens-là ! » Après cela, le clerc d’huissier tombe malade et reste fou. Voilà les nobles ; et, pareils à eux, leurs fils ! Les petits bourgeois ? Tandis que Jean de Kerral raconte cette chasse à courre, Bolorec, fils d’un médecin, « l’œil allumé d’un rire », trépigne de joie et crie de toutes ses forces : « Ouaou ! ouaou ! » Il aboie. Et les Jésuites ? Il y a le jésuite imbécile, et fourbe néanmoins ; le jésuite implacable et que jamais aucune velléité de quelque bonté, de quelque pitié, ne dérange de sa manie austère ; il y a le jésuite qui serait sensible et juste, s’il n’était pas jésuite, mais qui sacrifie à l’intérêt de l’Ordre la générosité naturelle de son cœur et immole à une « politique ténébreuse » plus de victimes qu’on n’en peut compter ; et il y a le jésuite infâme, ignoble, qui, pour l’enfance, n’a pas la plus petite révérence et n’est que du vice, merveilleusement libidineux : Mirbeau refuse l’hypocrisie de ne pas nous montrer ce misérable dans l’exercice de sa luxure. Voilà les Jésuites ! Voilà leurs collèges. Des collèges comme les autres : et, en outre, la religion. Parlons-en ! La première communion, chez les Jésuites de Vannes, c’est une scène quasi infernale. « Exemples dramatiques, bonheurs exaltés, châtiments horribles venaient à l’appui des explications du catéchisme… » Pendant les jours de la retraite, on cite à Sébastien l’histoire d’un enfant impie que les chiens ont dévoré, d’un autre que la vengeance divine a précipité d’une falaise dans la mer, et de bien d’autres qui désormais brûlent aux feux de Satan. Les plus dévots ? L’un, au sortir de la chapelle, va trouver ses parents, leur tend son couteau, les supplie de le tuer, disant : « Tuez-moi ! tuez-moi ! Je vous en conjure ; car je suis sûr d’aller au ciel tout droit ! » Et, la première communion de Sébastien, c’est une aventure où la physiologie est importante : l’hostie n’a-t-elle point failli l’étouffer ? Sébastien n’a pas eu de chance : car il a rencontré, dans un seul collège et dans l’espace de peu de mois, plus de scandale que n’en réunissent, d’habitude, les annales de plusieurs départements au cours d’un siècle. Mais Célestine, la femme de chambre dont Mirbeau copie, en y « mettant du sien », le Journal, Célestine, c’est pis encore ! Célestine, c’est effroyable, ce qu’elle a rencontré de saleté dans les nombreuses places qu’elle a faites. Ses maîtres, les uns après les autres, vieux ou jeunes, sont à ses trousses des chiens plus terribles, plus hargneux, plus dégoûtants que les chiens de Kerral aux trousses du clerc d’huissier. Les femmes : toutes les maladies et toutes les dépravations. Les jeunes gens : de petits faunes, et féroces. Tous : hormis l’un, M. Georges, un adolescent poitrinaire, avec qui ce fut presque une idylle, et touchante, jolie dans le désespoir. Encore a-t-il fallu que Mirbeau ne consentît pas à laisser l’idylle simplement jolie, mais l’avilît de quelques détails écœurants. Les domestiques, autour de, Bien dignes de leurs maîtres. Celui que Célestine agrée pour l’épouser est l’assassin d’une fillette qu’il a violentée. C’est trop !

Pauvre Mirbeau, si brave, et qui a mis son orgueil découragé à ne point épargner ses héros, ni son lecteur ; si épris de la vérité : mais il a cru que le service de la vérité voulait qu’il traînât l’univers dans la boue ! La vérité n’en demande pas tant ; et elle demande aussi davantage : une étude méticuleuse, attentive, et lente, et qui ne se rue pas à des conclusions, et qui même s’attarderait à ses remarques, fût-ce au risque de ne jamais conclure. La vérité est dans les nuances : Mirbeau la peint toute en couleurs ; et, les nuances, il les dédaigne, comme des signes d’hésitation, de lâcheté. Il n’hésite pas à conclure et donne l’impression qu’il avait conclu d’abord.

C’est que, tout de go, la vérité l’offensa ? Et c’est qu’il possédait, à part lui, un bel idéal, auquel la vérité insulta ? Probablement. Et il se vengea. Son pessimisme serait ainsi la rancune de sa crédulité blessée ? Peut-être. Il châtie bien : c’est qu’il n’eût désiré que d’aimer bien. Mais, farouche, il a montré le châtiment plus volontiers que l’amitié, dans son œuvre. Dans l’ordinaire de la vie, je crois qu’il avait une gracieuse bonhomie avec de l’amertume et, souvent, corrigeait d’un sourire un peu triste et un peu gai sa grande fureur. Au lendemain de sa mort, ses amis ont parlé de lui avec tendresse. Tenons-nous à son œuvre. Le sourire un peu triste et un peu gai n’y paraît pas beaucoup, ni cette bonhomie. On l’aperçoit en quelques pages de La 628-E8, un bizarre volume où il a réuni les souvenirs et rêveries de ses randonnées en voiture automobile. Pour les pays qu’il a visités, il n’a guère plus de clémence que pour les jésuites de Sébastien Roch, les paysans de la Chaumière, les bourgeois de la Femme de Chambre et, en général, pour les sujets et les personnages de ses livres. Par exemple, Bruxelles lui a déplu : et alors !… Mais il ajoute : « Peut-être que ma mauvaise humeur tient uniquement à ce fait puéril, que nous avons été forcés de gravir et dégringoler trop souvent, malgré nous, la rue Montagne-de-la-Cour et de tourner, beaucoup plus longtemps que nous n’aurions voulu, dans les bois de la Cambre… Il n’en faut pas plus !… » Aux bonnes heures, n’eût-il pas fait ainsi amende honorable à maintes choses qu’il avait diffamées, et notamment à la vie ?… La tendresse, dans son œuvre, où la trouver, en la cherchant, et non sans peine ? Dans La 628-E8 encore, il y a une page, assez compliquée. Il avoue que certaines gens lui plaisent tant qu’il ne sait ni leur parler, ni parler devant eux : il a honte de l’avouer ; et l’on n’est pas sûr qu’il ne se moque point. D’autres ! Il faut qu’il les contredise, les injurie, les opinions que ceux-là soutiennent fussent-elles précisément ses opinions les plus chères : « Je ne me contredis pas ; je les contredis. Je ne leur mens pas ; je m’évertue à les faire mentir… » Il les déteste, ces gens ? « Si je pouvais avoir de la haine, je crois bien que j’aurais, — pauvre de moi ! — du génie. Au lieu qu’un sourire, qui me séduit, ne m’inspire pas un mot… et mes yeux, que des yeux ennemis font étinceler, se baissent devant un regard dont ils aiment la lucidité ou la douceur. Alors je demeure silencieux, je me sens stupide. C’est ma façon de m’abandonner… » Se repent il ? « Combien d’attentes j’ai dû décevoir !… Qu’on se repente aussi, car, dans un malentendu, l’on est deux : « Mes chers amis… mes charmantes amies… tous mes bien-aimés, vous tous qui vous êtes, hélas ! détachés de moi, vous surtout dont je me suis détaché, de combien de reniements, de combien de lâchetés vous êtes responsables… et, je puis bien vous le dire, de combien de larmes ! Car, pauvres imbéciles que vous êtes, vous avez toujours ignoré la belle source de tendresses qu’il y avait en moi. » Ces lignes tremblantes ont leur prix et révèlent Mirbeau, délicieusement déraisonnable.

Alors, ne va-t-on pas, en manière de représailles, lui crier : — Cette colère et ce mépris, cette malédiction de la vie, du hasard et de la destinée, cette injure à tous les hommes et aux femmes, hypocrisie et mensonge d’un cœur qui n’avoue pas ses meilleures alarmes ?… On l’eût fâché. Ce n’est pas cela non plus, Mirbeau. Mais on le devine peut-être dans ce passage de Sébastien Roch, où il montre une âme d’enfant, « ignorante et candide », bouleversée, petite, « assez grande cependant pour contenir l’immense amour et l’immense haine de toute l’humanité ». Est-ce l’amour, est-ce la haine ? Décidez-vous. Mirbeau ne se décide pas et ne tient pas à définir avec plus de précision le sentiment dont il goûte l’étrangeté, surtout le paroxysme.

C’est ainsi que, généralement, ce réaliste s’éloigne de la réalité. À le lire, on a presque toujours une impression mal assurée. L’on a peine à suivre les sautes de son humeur chagrine et soudain bouffonne : tristement bouffonne et qui pourtant met dans ses larmes un drôle de rire. Ses plus sombres et douloureux récits ont des moments où le sarcasme tourne au comique et recommence l’Ode au choléra des Grimaces. Et puis, le parti pris du désespoir et du dénigrement les mène on ne sait où, au cauchemar voulu, délibéré, organisé. C’est dommage. Quand Mirbeau ne cède point à ces fortes manies, il émeut si bien ! Quand il ne s’est pas juré de taquiner son lecteur et le sens commun, nul romancier ne saisit mieux l’humble vérité, ne vous la donne mieux toute vive et bien frémissante. Son petit Sébastien Roch a un père idiot ; Sébastien Roch est l’un de ces garçons auxquels Mirbeau accorde la prédilection de sa pitié, et qui dès le jeune âge ont reçu « l’effroyable coup de pouce au cerveau, du père imbécile et du professeur ignorant ». Bon ! Mais encore faut-il que M. Roch le père, funeste personnage et très actif dans la morne destinée de Sébastien, nous semble un homme, et non point un fantoche. Autrement, qu’importe de lui ? C’est un quincaillier vaniteux : ridicule de vanité, oui ; odieux de vanité, oui. Mais il n’est humain qu’une seconde, à la seconde où Sébastien le quitte pour les Jésuites de Vannes. Il interrompt ses discours emphatiques et ne fait plus que bégayer des mots niais, de pauvres petits mots qu’on dit pour ne point se taire : « As-tu ton billet ?… Ne le perds pas… Ne te penche pas aux portières… Un accident est tôt arrivé… » Sébastien pleure : « Il sentait ce qu’il y avait de tendresse maladroite et vive, cachée sous ses phrases banales, décousues, dont le ridicule lui était cher… » Une seconde, M. Roch le père s’approche de la réalité ; puis il n’est qu’une marionnette délirante, non pas même une marionnette, taillée, déguisée, contrefaite à la ressemblance de l’humanité ordinaire, mais un symbole exaspéré, l’hyperbole de la sottise endimanchée.

Le roman le moins hyperbolique de Mirbeau et son chef-d’œuvre, c’est Le Calvaire, son premier roman. Mirbeau, alors, n’a point toute son habileté ; il n’a point toutes ses doctrines ; et il n’a point toute sa rhétorique du style et de la pensée. Il a déjà sa manière franche, sa belle désinvolture, non pas encore le cynisme où il a cru ensuite qu’il était indispensable d’aller pour n’être point un hypocrite et un menteur. Son Jean Mintié est un jeune homme pareil à d’autres, sans vertus énergiques, sans vices fabuleux, démuni de principes et d’habitudes, un petit bourgeois, mais démoralisé. Il rencontre une fille et, pour l’amour de cette fille, perd son temps, sa fortune, sa dignité, tombe dans la pire abjection. C’est une histoire qui n’est pas neuve, et l’histoire d’un Des Grieux. Seulement, ce Des Grieux du Calvaire, c’est aussi un enfant de la Défaite. Il a vingt ans à la Guerre, à l’autre guerre, à celle qui avait détraqué l’âme française pour longtemps. Il a vu la débâcle de nos armées et la débâcle de nos idées. Il ne possédait pas une croyance et il ne possédait pas un caractère qui lui permit de résister à la grande avanie française. Faible jusque dans la rébellion, voluptueux dans la souffrance même, il s’abandonne, il se laisse entraînera ce qui a plus d’entrain que lui ; et, après la guerre, il continue sa déroute. Le Calvaire est un beau livre, tout plein d’enseignements.

Et toute l’œuvre de Mirbeau, après cela, refuse les enseignements du Calvaire, je veux dire les enseignements que le Calvaire contient dans son intime réalité. Mirbeau les repousse ; et il se révolte. L’Évangile de l’abbé Jules : — néant ! néant ! néant ! — nous avons à le relire cent fois dans l’œuvre de Mirbeau, sous les diverses formes que ses personnages lui communiquent, sous la forme d’une imprécation qu’il profère, lui, comme ses héros furieux. À la fin même, il écarte les personnages, n’ayant plus besoin d’eux, n’ayant plus besoin de ces porte-paroles : et il maudit tout seul la vie et la destinée, les gens et les idées. Il a écrit le Jardin des supplices pour dénoncer, au cœur de tous les hommes, un vil instinct de meurtre et de sadisme ; il a écrit le Journal d’une femme de chambre pour insulter « à la tristesse et au comique d’être un homme ». Assez de contes et de romans : désormais, il sera le héros de ses livres, journal de son déplaisir, témoignage de sa délectation morose, Les Vingt et un jours d’un neurasthénique, La 628-E8 et ce Dingo, recueil de son chagrin, de sa rancune, de sa haine et, qui sait ? de sa tendresse déconcertée.

Ce petit volume, Dingo, le dernier de ses ouvrages, et où un chien jette à l’univers sa philosophie et son invective, la matière en est déjà dans Montaigne et dans l’Apologie de Raimond Sebond, mais là en malice, en colère ici, là mesurée, ici déchaînée. Aimez-vous la mesure ? Lisez Montaigne. Et l’ironie ? Montaigne. Si vous craignez la perfide justesse de l’ironie et sa puissance persuasive, Mirbeau est moins périlleux. La petite oie qui parle, dans Montaigne, redoutez-la, pour vos doctrines, plus que les aboiements de Dingo.

Mirbeau, réaliste, aboutit à une sorte de lyrisme forcené, lyrisme lugubre, et que pourtant égayé sa fougue imprudente. Lyrisme à rebours ; et cependant lyrisme. Et que de réalistes ont tourné ainsi, comme Zola lui-même ! La réalité ne leur suffit pas. La réalité n’est pas grand-chose, probablement. Ils ont résolu de ne point l’embellir : donc, ils l’enlaidissent, et à tour de bras. La réalité suffirait, s’ils l’aimaient : ils ne l’aiment point. Ceux qu’on appelle réalistes, et l’on appelle réalistes les peintres de la réalité laide, enlaidie à tour de bras, ce sont, parmi les écrivains, ceux qui méconnaissent le plus hardiment la réalité, laquelle n’est pas du tout ce qu’on voit chez eux. Ce qu’on voit chez eux ne passerait pas de la peinture à la vie ; car la vie est un équilibre : et ils ont tout porté d’un seul côté, à l’extrême.

Mirbeau et les réalistes, ce n’est pas la réalité qu’ils cherchent, mais l’art, et un art qui révèle, non pas l’humble vérité, mais, en leur langage, « un sens curieux de la vie ». L’un d’eux, dans les Vingt et un jours d’un neurasthénique, un désenchanté, s’écrie : « L’art est une corruption, la littérature un mensonge, la philosophie une mystification… » Mystification, mensonge et corruption qui font leurs délices ! Le petit Sébastien Roch, aux jours de sa pire détresse enfantine, Mirbeau le plaint de n’avoir pris qu’une conscience imparfaite encore de « la beauté artiste ». Patience ! Bientôt Sébastien se rattrapera, se louera d’être en fervente communion de pensée avec une jeunesse admirablement libre et qui annonce : « Je serai immorale et je serai révoltée ! » Et bientôt il confesse, ou il proclame, avec le dégoût que lui causent les misères des pauvres gens : « Peut-être n’est-ce qu’une curiosité artiste, et par conséquent féroce, qui m’a porté vers eux ? J’ai joui, bien des fois, des accents terribles, des déformations admirables, de la patine splendide que la douleur et la haine mettent sur le visage des pauvres gens… » Sébastien Roch est un artiste.

Mirbeau regarde les yeux de son chien Dingo : « mobiles comme des astres et fixes comme des gouffres… » Les yeux de Dingo sont des astres, des gouffres : « et bien autre chose encore » ; mais quoi ? Les yeux de Dingo « vous vident l’âme jusqu’à la vase », dépouillent vos pensées de leurs mensonges, vos désirs de leurs ignominies. Et ils ont cette « inexpression hallucinante » qu’on remarque aux yeux des fous et de certains mineurs, aux reflets « d’eau, de ciel, de feu, de foules, de chairs maquillées et de cheveux teints qui composent la surface des pierres précieuses : inexpression formidable qui, avec un peu d’imagination neurasthénique, contient et projette sur nous, en rayons multicolores, avec toutes les expressions de la vie visible, toutes les expressions centuplées de la vie qui se cache dans l’inconnu ». Voilà ce que Mirbeau a vu dans les yeux de Dingo : avec un peu d’imagination neurasthénique !

En haine de la littérature fade, et qu’il accuse de mensonge et d’hypocrisie, ajouter la neurasthénie à la réalité, la relever ainsi, c’est où Mirbeau a réussi merveilleusement. Son œuvre singulière, un peu absurde et admirable, est un cri de douleur et, si l’on peut dire, un cri de douleur et d’art. Mais, s’il a cherché, s’il a trouvé une sorte nouvelle de « beauté artiste », ce n’est pas tout ce qu’il prétend, lorsque, dans ses romans, son théâtre, ses livres de méditation philosophique et dans le testament de sa pensée, il préconise la dévastation de toutes les idées sur lesquelles l’humanité se repose ou tâche de se reposer, et il prophétise des temps meilleurs, et leur sacrifie le temps présent. Le plus ardent des réalistes, — avec bravoure, et bravade aussi, le plus imprudent, — il a compté sur la lucidité de sa neurasthénie artiste. Et son témoignage est aventureux ; son activité de penseur, périlleuse. Quelle expérience il faut, pour que de tels réalistes « découvrent la patrie » ! D’autres expériences, moins onéreuses, leur vaudraient d’autres découvertes, importantes et qu’à tout hasard ils méprisent.

VIII. Le premier livre de Jules Renard §

Un nouveau livre de Jules Renard — son premier roman, qu’il refusait de publier et qui paraît dix ans après sa mort — éveille le souvenir de ce grand garçon dédaigneux et timide, orgueilleux et bon, l’un des parfaits écrivains de son temps. Il avait de petits yeux très vifs et qui vous dévisageaient sans pitié. Il parlait peu, comme il écrivait peu : il détestait le bavardage et, le soir, il se repentait encore de quelques riens qu’il avait dits par obligeance et pour n’avoir point à s’excuser de ne pas en dire. Il n’était pas gai ; il n’admirait pas le spectacle que lui donnait le monde, il ne se fiait point aux idées, qui sont le facile plaisir des frivoles : il préférait la réalité, que l’on n’arrange point à sa convenance. Il aimait la nature et la littérature : il savait réunir ces deux objets de sa prédilection malaisée, consacrant sa vie et l’exquise patience de son art à mettre la nature en prose.

Il a composé une très singulière comédie en douze pages, où on le reconnaît sous le personnage d’Eloi. Ses amis, ses parents et les gens de son village lui reprochent de « faire des mots à leurs dépens ». C’est leur faute : ils sont ridicules. Un homme de cœur, indigné, l’accuse de n’aimer personne ; il s’amuse à répondre avec effronterie : « Je m’aime ! » La nature sait qu’il l’aime : « Il aime mes arbres… —Éloi : Comme ils ont maigri, cet hiver ! — Mes prairies, mes rivières… — Éloi : Je voudrais que ma main fût assez légère pour écrire sur les eaux. — Et mes brumes fragiles… — Éloi : Elles naissent le soir, vivent la nuit et meurent au matin, comme mes rêves. » La nature n’a-t-elle rien à lui pardonner ? Si ! « Pourquoi, dit-elle, remuer ma boue, mes tas de fumier ? — Ils fument par les champs comme des chevaux dételés. — Tu fouilles trop bas, tu choques Cybèle, tu scandalises Pan. — Connais pas ! » Ses répliques sont drôles et impertinentes. Ni l’homme de cœur indigné, ni le vieillard qui lutte désespérément pour la vie, et ni une dame ni même une jolie femme ne trouvent grâce devant lui. Bref, on se fâche, on le houspille et on le traite enfin d’homme de lettres. C’est une injure qu’il accepte : « Oui, homme de lettres ! Pas autre chose. Je le serai jusqu’à ma mort et puissé-je mourir de littérature. Et jamais je ne me fatigue d’en faire, et toujours j’en fais… Comme le vigneron qui trépigne dans sa cuve, ivre de soleil et de vin et sourd aux railleries des braves gens qu’il écœure !… » Des voix qui s’éloignent continuent de crier : « Homme de lettres ! Homme de lettres… de lettres !… » Et lui, demeuré seul : « Pas de faiblesse, Eloi ! tu es le plus heureux des hommes. »

C’est très bien ! Car il faut pourtant que la littérature soit défendue ; et par qui le sera-t-elle, si les écrivains ne lui accordent pas un grand amour, jaloux, fier et même un peu farouche ? Elle a des ennemis de toute sorte, les uns qui pèchent par ignorance, et les autres qui sont malins. Les politiques et les moralistes l’ont chargée de tous les crimes, et de leurs crimes : ce qu’ils lui reprochent, c’est de n’avoir pas fait leur métier. S’ils avaient mieux fait leur métier, sans doute n’auraient-ils point à réclamer aujourd’hui son aide, à la déclarer paresseuse et dangereuse quand elle ne se mêle pas de ce qui les regarde. Et puis, elle veut bien les seconder ; mais elle ne se soumettra pas à toutes leurs volontés : elle ne va pas, en travaillant avec eux, oublier ce qu’elle est d’abord, un divertissement.

Son premier roman, les Cloportes, Jules Renard le commença en 1887, à vingt-trois ans. Jusqu’alors, il n’avait écrit qu’en vers. Il interrompit au bout de quelques chapitres la composition des Cloportes ; il donna plusieurs nouvelles, qu’il réunit l’année suivante sous le titre de l’une d’elles, Crime de village. Et il recommença d’écrire les Cloportes, qu’il ne termina qu’au mois de juin 1889.

Il n’était pas content de son œuvre. Il n’était content que de l’avoir finie. Tout un roman, deux cent cinquante ou trois cents pages d’un récit continu, est une chose qui lui paraissait longue, assez fastidieuse, terriblement lourde à porter. Il ne s’est chargé ensuite que d’un roman, l’Écornifleur : son Poil de Carotte n’est pas tout à fait un roman. Mme Vernet, dans l’Écornifleur, a décidé que son bien-aimé homme de lettres Henri Gérard ne serait point un fainéant. Elle a de l’ambition pour lui et ne croit pas trop s’avancer en lui promettant la gloire au bout d’un roman qu’il n’y a plus qu’à écrire. Vous les matins, au lieu de l’emmener à la promenade, elle l’enferme avec de l’encre, un porte-plume et du papier qu’il faut noircir. Et Henri se désole : « Passe d’écrire une petite nouvelle ! C’est court comme une visite de jour de l’an. Bonjour, bonsoir, à des gens qu’on déteste ou qu’on méprise. La nouvelle est la poignée de main banale de l’homme de lettres aux créatures de son esprit… Mais écrire un roman ! un roman complet, avec des personnages qui ne meurent pas trop vite ! Mes jeunes confrères me l’ont dit : — Tu réussis les petites machines, mais ne t’attaque jamais à une grosse affaire. Tu manques d’haleine. — J’en conviens, j’ai besoin de souffler à la troisième page, de prendre l’air, de faire une saison de paresse ; et, quand je retourne à mes bonshommes, j’ai peur, comme si je devais renouer avec une maîtresse devenue grand-mère pendant mon absence, comme si j’allais traîner des morts sur une route qui monte. » Henri avoue quelque paresse ; et, au commencement des Bucoliques, dans le joli préambule qu’il a intitulé : « La lutte quotidienne », Jules Renard fait un pareil aveu. Mais il travaillait tout le temps.

Cet aveu dissimule aussi un scrupule que beaucoup de romanciers auraient heureusement, ils ne craignent pas d’allonger le récit, lorsqu’ayant dit le principal, ils se reposeraient un peu sans inconvénient pour eux et pour le lecteur. Entre les meilleurs passages de ces gros livres que fournissent à leur clientèle, cependant pressée, la plupart des romanciers, il y a de la bourre, en quelque sorte, et analogue à celle que l’on met dans une caisse où l’on emballe des objets précieux et fragiles. Jules Renard, lui, n’avait aucun courage pour entasser cette bourre. Il plaçait les objets précieux et fragiles les uns à côté des autres : ça ne faisait point un colis. Ça ne faisait point un roman : c’était trop court et tout délié.

Il écrit un jour : « Avec la vie de mademoiselle Olympe Bardeau, on écrirait un roman de mœurs provinciales ; mais il serait monotone. Ce n’est guère varié, ce qu’elle fait : elle passe son temps à se dévouer. » Et toute l’histoire de mademoiselle Olympe, depuis son enfance jusqu’à son âge très avancé, tient en huit pages. Pour animer le récit d’une longue vie et pour empêcher le lecteur de s’y endormir, les romanciers sont obligés de combiner une intrigue et d’inventer de grands événements. Il n’y a, dans la réalité quotidienne, absolument rien de pareil. Les intrigues et les événements de roman ne viennent pas de la réalité, mais appartiennent à un vieux fonds ou magasin d’accessoires, qui ne s’enrichit plus guère et auquel les romanciers les empruntent. C’est un usage que Jules Renard ne pouvait pas souffrir.

Il n’appréciait que la vérité. Conséquemment, on estimait qu’il avait peu d’imagination. C’est possible : au sens qu’on attribue à ce mot, certes il n’avait aucune imagination. D’ailleurs, il avait une autre espèce d’imagination ; car c’est une erreur de croire que l’on voit la vérité tout simplement : on l’imagine, ou l’on invente son image de la vérité. N’aurait-il dû alors composer des romans de vérité toute neuve ? Mais oui ! Seulement, c’était un genre à créer, sans modèle et sans la ressource d’imiter le voisin, la voisine, Balzac ou George Sand. Il a peint de petits tableaux, où il a mis beaucoup de fraîche vérité avec beaucoup d’art.

Le roman des Cloportes, connu de quelques amis, allait paraître dans un journal, et puis dans un autre, dans le Roquet d’abord, et puis dans le Carillon : Jules Renard, tout compte fait, le refusa et le cacha, disait M. Alfred Vallette, « comme un péché honteux ». On remerciera M. Henri Bachelin de le publier, à présent que Jules Renard n’est plus là pour le cacher : ce roman n’est pas un péché honteux, mais une œuvre de jeunesse, imparfaite, en bien des endroits charmante et riche de la plupart des qualités qui deviendront le merveilleux talent de l’auteur. M. Bachelin trouve les quinze premiers chapitres plus maladroits que la suite ; et, ces quinze chapitres, « j’aurais pu, dit-il, les retravaillant après lui, selon — autant qu’il m’eût été possible — la méthode qui fut la sienne pour écrire le reste du livre, les amener au ton général… » On frémit à cette pensée. M. Bachelin ne rassure personne, quand il ajoute qu’il n’aurait eu qu’à « serrer la deuxième cheville du violon pour que le ré sonnât la quinte juste au-dessous du la que donnent les chapitres suivants ». Non, ce n’était pas l’affaire de l’éditeur, à qui l’on demandait seulement ce qu’il a donné, le texte de l’auteur. Et tout au plus aurait-il fallu corriger les fautes d’impression qui gâtent certaines pages ; écrire « la paume », et non « la pomme de la main » ; et, quand la petite Françoise est tombée dans le foin, ne pas écrire : « Au moindre remuement des mollets, ses bras s’emplissaient d’aiguilles à tricoter », mais bien « ses bas ». Peut-être le manuscrit n’est-il pas d’une lecture très facile ; mais, comme ces deux passages se retrouvent dans les Sourires pincés et dans la Lanterne sourde, il était facile de corriger les deux fautes. Après la mort des écrivains, les négociants font de telles réimpressions de leurs ouvrages, et avec tant de négligence, qu’il est bon de veiller du moins à la première édition, Tâchons de préserver leurs écrits : nous n’avons pas de plus délicat service à leur rendre. Épargnons-leur l’offense et le chagrin des coquilles et autres bévues, même si nous devinons que la mort les a doués de souveraine indifférence ou de sérénité.

À l’époque où Jules Renard écrivait son roman des Cloportes, la jeune littérature avait à choisir entre deux écoles, le naturalisme, un peu fatigué, mais qui n’abandonnait pas ta partie, et le symbolisme qui donnait de grandes espérances ! il ne les a pas toutes déçues. Quelques années plus tard, Jules Renard s’est moqué de ces deux écoles. « D’abord, Éloi documente avec rage. Ses amis le fournissent sans le savoir. Ne changez pas de chemise devant lui : vous retrouveriez votre torse et le relief exagéré de vos omoplates, huit jours après, au milieu d’un conte. Surtout ne le laissez jamais seul dans votre chambre en désordre. Il ramasse les bouts de cigares, les queues d’allumettes ; il recueille les cheveux oubliés sur l’oreiller, les poils de barbe. Ah ! une fausse dent : quelle perle ! Il examine les peignes, les brosses, la culotte pendue, la savate morte… Il fait un tas des pièces de prix transportables et les noue dans son mouchoir en disant : tout mon bonhomme est là ; je le tiens. » Voilà le naturalisme. Éloi, devenu symboliste, cherche l’obscur et le trouve : « aveugle, il jetterait, la nuit, sur un tableau noir, les lettres retournées de mots sans suite ». Sa gentille amie pleure de ne pas le comprendre. Ému, il est sur le point de renoncer à son mystère. Mais il se ravise, avec orgueil et défi : et « il mourra avant d’oublier cette minute où il faillit, à cause de sa gentille amie, perdre tout le talent qu’il a de ne pas écrire en français ». Bonne caricature, injuste et ressemblante !

On voit très bien ce que Jules Renard ne devait pas aimer dans le naturalisme : une méthode et un système d’information, dite scientifique, hélas ! et qui n’était ni de la science ni de l’art ; une façon d’inventorier rapide et sotte ; une contrefaçon de la réalité. Ce n’est point sa manière à lui. Cependant, l’auteur des Cloportes, bien différent déjà d’un romancier naturaliste, n’a pas dès son premier essai secoué cette influence d’une littérature alors prépondérante : il y a, dans Les Cloportes, une scène de luxure, un accouchement, et avec tous les détails, un infanticide, un suicide, enfin le trantran, pour ainsi parler, de la vie naturaliste.

Et l’on voit très bien ce que Jules Renard ne devait pas aimer dans le symbolisme : le galimatias et l’obscurité. Il termine son portrait du symboliste par ces mots, « ne pas écrire en français » : voilà le péché qu’il n’a point commis et qu’il aurait eu honte de commettre. On sait, je le disais, qu’il travaillait constamment ; il ne laisse qu’un petit nombre de volumes : il travaillait à bien écrire, et suivant la leçon des maîtres incontestés, nos écrivains classiques. Ceux-ci enseignent la clarté : il l’a voulue, et toujours obtenue, difficilement s’il n’avait point à exprimer une idée très simple ; mais il eût renoncé à son idée plutôt que de la rendre mal. Comme un de ses livres allait paraître, — et c’était son chef-d’œuvre, le Vigneron dans sa vigne, — il ne comptait pas sur des milliers de lecteurs : cinq à six cents, peut-être mille, tout au plus. Il écrivait à un ami : « Mieux vaut rester entre intimes. Notez que je n’ai pas la prétention d’être incompréhensible. Fichtre non ! Je serais navré d’être obscur. Mais je ne suis clair que pour quelques-uns. » Cela, il le constate, sans orgueil et avec regret : s’il s’en console, c’est à se dire, et justement, que la faute n’est pas la sienne, l’obscurité des symbolistes a une excuse quelquefois : ces poètes avaient un idéal compliqué ; ce qu’ils tâchaient de dire était, par un malheur, ce que les mots n’ont point accoutumé de dire. Mais trop souvent ils prenaient leur parti de cette obscurité avec un entrain fâcheux ; ils n’évitaient pas tous également d’habiller de mystère le néant. Jules Renard n’est pas, dans les Cloportes, et n’a jamais été un symboliste.

Cependant, il a subi un peu l’influence de ce qui, dans le symbolisme, était recommandable, était une intelligente notion de l’art. C’est par le symbolisme ou, plus exactement, c’est par le moyen de clairs symboles, qu’il se passe des procédés naturalistes. L’on ne saurait copier avec minutie la réalité : elle échappe à notre enquête. Il ne faut pas la copier, mais la représenter : et des symboles remplacent l’impossible copie. Dans la cuisine des Cloportes, il y a une vieille horloge peinte en rouge qui laisse « voir derrière son verre sans tache, le va-et-vient de son balancier de cuivre, ses plombs, ses chaînes, tout l’intérieur de son ventre ». Ce dernier mot donne à imaginer la forme de cette machine et rend cette machine vivante. Il y a, dans la salle à manger des Cloportes, un poêle dont le tuyau passe par-dessus la tête des gens qui se chauffent, « comme un grand bras étendu ». Dans une allée de la forêt, les branches « se rejoignent et se tendent leurs feuilles comme des mains ». Une image, si l’on redoute le mot de symbole, remplace une description. Jules Renard emploie aussi des images ou des symboles pour remplacer parfois l’analyse des sentiments. Les « cloportes » de son roman, c’est une famille de villageois apathiques, de gens « calfeutrés, chez qui le sang avait cessé de couler et s’arrêtait à fleur de peau, changé en humeurs, gonflé en furoncles », Cette apathie accable leurs esprits et leurs corps. Ils dorment longuement, ne font rien, ne parlent pas. Et voici une de leurs soirées. On apporte, auprès du poêle, une petite table ; on pose une lampe dessus. Mme Lérin et sa fille prennent leurs chaufferettes et vont à l’église. M. Lérin penche la tête sur son journal ; et à côté de lui son fils dort ou, s’il ne dort pas, il a bien l’air de dormir : le père et le fils ont « engagé une véritable partie de silence ». Un incident : la lampe baisse, le poêle aussi et la bouillotte ne ronronne plus. Le journal que lit M. Lérin remue ; le fils de M. Lérin se dérange pour mettre une bûche dans le poêle : « La bouillotte se réveille comme une pie babillarde ; M. Lérin remonte la lampe, soulève l’abat-jour ainsi qu’un couvercle, et un peu d’animation se mijote comme l’écume d’un pot-au-feu. » Les gens et les objets sont réunis dans une même description, qui est toute en images ou subtiles analogies.

Ce procédé symboliste, qui se voit déjà dans les Cloportes, Jules Renard l’aimera de plus en plus et y montrera une étonnante habileté. Les Histoires naturelles sont, à cet égard, son chef-d’œuvre. Quelquefois on dirait d’un jeu d’esprit, de trop d’esprit que rachète la réussite merveilleuse. Rappelez-vous la sauterelle : « Serait-ce le gendarme des insectes ? Tout le jour elle saute et s’acharne aux trousses d’invisibles braconniers qu’elle n’attrape jamais. Les plus hautes herbes ne l’arrêtent pas. Rien ne lui fait peur, car elle a des bottes de sept lieues, un cou de taureau, le front génial, le ventre d’une carène, des ailes en celluloïd, des cornes diaboliques et un grand sabre au derrière… » Elle a les vertus d’un gendarme et elle en a les travers ; elle chique : « Si je mens, poursuis-la de tes doigts, joue avec elle à quatre coins et, quand tu l’auras saisie, entre deux bonds, sur une feuille de luzerne, observe sa bouche : par ses terribles mandibules, elle sécrète une mousse noire comme du jus de tabac. » Quelquefois la plaisanterie tourne à une exquise poésie : « La nuit s’use à force de servir. Elle ne s’use pas par le haut, dans ses étoiles. Elle s’use comme une robe qui traîne à terre, entre les cailloux et les arbres… il n’est pas un coin où ne pénètre un pan de nuit. L’épine le crève, les froids le gercent, la boue le gâte. Et chaque matin, quand la nuit remonte, des loques s’en détachent, accrochées au hasard. Ainsi naissent les chauves-souris… » Les chauves-souris sont les petits symboles frissonnants de la nuit ; l’alouette est l’allégorie de la lumière : « Je n’ai jamais vu d’alouette et je me lève inutilement avec l’aurore… Mais écoutez comme j’écoute. Entendez-vous quelque part, là-haut, piler dans une coupe d’or des morceaux de cristal ? Qui peut me dire où l’alouette chante ? Si je regarde en l’air, le soleil brûle mes yeux. Il me faut renoncer à la voir. L’alouette vit au ciel et c’est le seul oiseau du ciel qui chante jusqu’à nous. » Les Histoires naturelles les plus charmantes enferment de menus fragments de paysage et aussi de rêve.

Il y a déjà des « histoires naturelles » dans les Cloportes. Il y a l’âne ; il y a les rainettes, qui « roulent leurs r, infatigables » ; il y a les grives, les bécasses et leur long bec qui alourdit leur vol et qui pend. Il y a les araignées et la quantité variée de leurs toiles, qui « s’accrochent aux poutres, se collent aux tuiles, longent une latte et se creusent sous le poids de petites boules blanches qui sont des nids, se vallonnent comme un drap agité par des blanchisseuses ; l’une laisse pendre sa corne comme une poche perd son mouchoir, l’autre encercle dans ses dessins concentriques un oblique rayon de soleil… Une hirondelle entre, fuse, enlève la toile et l’araignée et sort, d’un trait. Cela fait comme une trouée dans une tenture ». Il y a les agneaux, le petit agneau qui vient de naître et qu’on trouve « entre les pattes de sa mère, flageolant sur ses jambes raides, tout pareil aux petits agneaux en bois découpé dont on emplit des boîtes au jour de l’an ». Ces quelques lignes, Jules Renard lésa reprises et autrement écrites, dans Poil de carotte : « Chaque matin, le fermier Pajol compte deux ou trois agneaux de plus. Il les trouve égarés parmi les mères, gauches, flageolant sur leurs pattes raides ; quatre morceaux de bois d’une sculpture grossière. » Et peut-être se souvient-on d’un antre petit animal aux pattes grêles et fragiles, la gazelle du dernier Abencerage, couchée dans une corbeille, sur des feuilles de palmier : « Ses jambes fines étaient attachées et ployées sous elle, de peur qu’elles ne lussent brisées dans les mouvements du vaisseau ; elle portait un collier de grains d’aloès… » La manière n’est pas la même, ici et là. Et laquelle préférez-vous ?… Moi aussi !… Mais, avec son collier de grains d’aloès et puis avec une plaque d’or qui joint les deux bouts du collier, — sur la plaque d’or sont gravés en arabe un nom et un talisman, — cette gazelle de Chateaubriand, si jolie, nous paraît comme un peu habillée, un peu arrangée, prête à monter sur la pendule, en tout cas telle que nous ne l’avons pas rencontrée, fût-ce en nos voyages. Les agneaux de Jules Renard, vous les verrez à la bergerie, dans nos campagnes, quand il vous plaira ; et tous les animaux de Jules Renard, vous les avez vus et les reconnaissez : pourtant vous n’aviez pas remarqué leur aspect véritable, qu’il semble avoir aperçu le premier, qu’il sait vous montrer, qui vous étonne et vous amuse par sa vérité familière ensemble et pittoresque.

Plusieurs « histoires naturelles » ont passé des Cloportes aux recueils que Jules Renard donna ensuite. Et ce roman de sa jeunesse, qu’il avait refusé de publier, lui a servi comme un trésor dont il n’approuvait pas l’arrangement, dont les pièces lui paraissaient précieuses. On retrouve des pages entières ou des phrases plus ou moins longues, des mots, des images des Cloportes dans les Sourires pincés, dans l’Écornifleur, dans Poil de carotte, dans la Lanterne sourde et jusque dans cette comédie de La bigotte qui a été jouée quelques mois avant la mort de l’auteur. Au bout de vingt ans, il n’avait pas oublié ni relégué loin de sa nouvelle pensée l’œuvre de ses vingt ans : il y allait puiser comme dans une réserve abondante. Maintes pages qu’il a ainsi transportées de l’ancien manuscrit au livre nouveau sont à peine modifiées. Plus souvent, il corrige et il abrège : il écrit de mieux en mieux ; il est plus adroit, plus sévère à lui-même, plus attentif à bien choisir les mots et à suivre exactement le précepte qu’il donnait un jour aux élèves du lycée de Nevers, « jeunes camarades » et, lui, qui présidait la distribution des prix : « Défiez-vous des mots. Les plus grands ne sont pas les moins vides. Ne vous en servez qu’après les avoir pesés. » Cette défiance est l’article premier de fart auquel il consacrait un zèle délicat. Les mots qui ne sont pas tout pleins d’une réalité, les mots inutiles, les mots trompeurs, il les supprimait de sa phrase. Et la difficulté de composer une phrase entière, du commencement à la fin, sans mots de secours, est la difficulté qu’il entendait vaincre à chaque fois qu’il écrivait. Une phrase qui, comme on dit, se tienne et qui se tienne toute seule, qui marche et sans béquilles, une phrase parfaitement saine, valide et bien portante, ce fut la sienne et ce n’est pas celle des écrivains les plus nombreux. Il la voulait jolie, en outre élégante : il lui voulait une beauté qui ne vînt pas de faux ornements, une beauté vraie.

Il y a, dans les Cloportes, ce petit tableau à la Breughel : « Un gamin pétrissait entre ses mains une grosse boule de neige ; la posait délicatement sur une couche bien unie, sans ornières ou marques de pas et la poussait avec prudence, d’abord de la main droite, puis de la gauche quand la droite était gobe, puis avec un pied quand la boule en valait la peine, ce qui lui permettait de mettre ses deux mains dans ses poches, puis enfin avec les pieds et les mains. » D’autres gamins viennent à la rescousse et, après un long travail et des anicroches, la grosse boule est sculptée en un bonhomme de neige qui peu à peu s’émiette et s’écoule en eau boueuse. Voici la même page dans la Lanterne sourde : « Dans la rue, un gamin pétrit une boule, la pose sur une couche unie, sans ornière ou marque de pas, et la pousse prudemment… » Beaucoup de mots ont disparu, sans laisser de trous à leur place… « Elle roule et s’enveloppe à chaque tour comme d’une feuille de ouate. Bien que gobes, les mains suffisent d’abord à la conduire par les sentiers blancs. Puis il y faut mettre le pied, les genoux, les épaules, toutes les forces. Souvent, la boule résiste, entêtée, s’écorne, se fendille. Enfin elle s’immobilise. » Quelle netteté prend la phrase et comme elle se dessine mieux !

Après les Cloportes et jusqu’à la fin de sa vie, par un effort continu que son amour de la littérature lui rendait agréable et que son dédaigneux ennui de tout le reste l’empêchait de trouver futile, Jules Renard devenait plus exact à bien écrire. Son art s’est affiné, sans perdre les qualités qu’il avait d’abord. Mais il y a, dans les Cloportes, presque toute la substance de l’œuvre qui s’est développée ensuite. Jules Renard, dès le roman de ses vingt ans, voit tristement les hommes et la vie. Ses personnages sont dénués d’intelligence et de bonté : leur niaiserie est cause de leur méchanceté. Ils ont des manies, des vices, de l’égoïsme, à faire pitié. Jules Renard ne leur accorde point sa pitié : mais il les traite rudement. On ne dirait pas que ses héros fussent les enfants de son imagination, car il n’a aucune indulgence pour eux. D’ailleurs, il les a pris dans la réalité, sans doute : il les y a choisis, du moins ; il n’a pas mis de bienveillance à les choisir. Il n’affirme pas non plus que l’humanité soit toute analogue aux échantillons qu’il en offre. Il ne le déclare pas ; et, comme il a peint des individus, vous n’avez point à formuler de maximes générales, vous n’avez point à lui prêter une philosophie !… Cependant, cette philosophie est dans son œuvre, une philosophie morose et qui refuse toute consolation.

L’insistance avec laquelle Jules Renard, analysant les âmes, n’y découvre que laideur, est le signe d’une opinion. Si l’on dit que ce n’est pas sa faute et que les âmes ne sont pas belles, eh ! bien, les âmes sont principalement variées, mêlées du pire et du meilleur : et l’on y aperçoit ce que l’on y cherche, le pire ou le meilleur, au gré de quelque préférence.

À vrai dire, n’y a-t-il point un personnage sympathique, dans les Cloportes ? Oui, la pauvre servante Françoise, celle-là qui a des malheurs, qui est tombée dans le foin, qui s’en relève comme elle peut, qui accouche et qui jette son enfant au fond du puits. Elle est gentille, elle n’a pas de chance, il faut la plaindre. Est-ce que Jules Renard ne la plaint pas ? Il ne l’a guère épargnée : tant de calamités dont il l’accable et qui la mènent au suicide ! C’est pour la plaindre davantage ? Mais la plaint-il ?… Un jour que les petits messieurs du village font, au café, leurs parties de manille, les paysans les entourent, les écoutent, rient quand il s’agit de ces pauvres filles dont les petits messieurs parlent en libertins : « Il ne vint pas à l’idée de ces messieurs que, leurs servantes, c’étaient les filles des hommes qui écoutaient là, qui buvaient comme eux, riaient comme eux, pensaient comme eux. De leur côté, les paysans ne songeaient pas à faire observer que c’était peut-être aller un peu loin. Non : tous se comprenaient, s’entendaient fraternellement ! » Et c’est l’auteur, on le voit, qui intervient, avec colère, en faveur des pauvres servantes.

Une telle intervention de l’auteur est probablement de ces choses que bientôt Jules Renard n’aima plus dans son roman des Cloportes.

Plus tard, il a grand soin de ne jamais intervenir et de laisser les personnages qu’il invente ou qu’il peint se débrouiller sans lui. Non qu’il ne soit pas là : mais il se dissimule. Et non que l’on n’ait point à deviner le sentiment qui l’anime : du moins, il ne l’énonce pas et devinez-le.

Il aura toujours beaucoup de dureté, quelque férocité parfois, pour ces déplorables gens que l’on nomme les bourgeois, les riches, les représentants de l’autorité. Il leur sera extrêmement injuste. En même temps, il aimera les humbles ; il aimera leur simplicité mentale et morale, leur patience, leurs vertus, leurs travers et, le cas échéant, leur absurdité comique. Or, Jules Renard n’est point un philosophe ; il n’est pas du tout un idéologue, il a le goût de la réalité : il ne compte pas les idées pour des réalités et ne compte pour rien les métaphysiques et les religions ; plutôt, il les méprise et les déteste, il est réaliste, il est positiviste et l’est jusqu’à l’anticléricalisme le plus rigoureux ou, si je ne me trompe, le plus saugrenu. Cela ne fait point une philosophie. Cela fait, par le temps qui court, une politique. Et il y a une politique de Jules Renard, conseiller municipal, délégué cantonal et maire dans le département de la Nièvre. Ce n’est pas ce que j’étudie ; et cette politique de Jules Renard, en somme, n’a pas d’autre inconvénient littéraire que de lui avoir fait manquer ici ou là ses personnages de « curés » : il ne peint pas le curé, il en mange. Et l’on n’y peut rien. Sa peinture des villages en est moins vraie ; Balzac le lui eût reproché. Mais on a beau refuser toute philosophie et se réfugier dans la seule réalité, l’on aboutit à une philosophie, parce que la réalité en contient une et qu’il faut bien que l’on découvre dans la réalité même.

Jules Renard ne l’a point exprimée. Il l’a découverte pourtant, peu à peu, lentement. Il ne l’avait pas découverte quand il écrivait les Cloportes. Mais lisez les Bucoliques et Le vigneron dans sa vigne. C’est une philosophie de la nature et aussi de la nature humaine ; c’est une intelligente amitié pour les âmes et aussi pour les champs, pour les arbres, pour les saisons et les heures, pour les objets que leur contact avec les gens, avec leur travail et avec leur souffrance, a en quelque sorte animés ou munis d’une âme. Lisez, dans les Bucoliques, cette invocation : « Seigneur, s’il est vrai que vous seul soyez grand, ne réservez pas à ma vieillesse un château, mais faites-moi la grâce de me garder, comme dernier refuge, cette cuisine avec sa marmite toujours en l’air…, avec la lune en papier jaune qui bouche le trou du tuyau de poêle, et les coquilles d’œufs dans la cendre…, avec un chien à droite et un chat à gauche de la cheminée, tous deux vivants peut-être, et le fourneau d’où filent des étoiles de braise…, et cette demi-douzaine de fers à repasser, à genoux sur leur planche, par rang de taille, comme des religieuses qui prient, voilées de noir et les mains jointes. » Et, dans le Vigneron, lisez « Le petit bohémien ». Ce n’est que l’histoire, une histoire à peine, d’un gamin sans feu ni lieu, qui s’approche d’un troupeau, d’une maison, pour être moins seul, et qui s’approche de vous, sur la route, chemine avec vous, non comme un petit mendiant, mais comme un petit compagnon. Puis il faut se quitter pour la vie : « Il s’éloignait déjà ; mais il se retourna comme s’il avait oublié quelque chose et m’apporta sa main tendue que je serrai, sur la route déserte, d’une pression furtive… » Je me rappelle que je vantais à Jules Renard son Petit bohémien et qu’il me répondit : — N’est-ce pas ? On trouve ces petites choses à la promenade et on les rapporte chez soi comme un bol de lait qu’on a peur de renverser… (Je ne mets pas de guillemets, n’étant pas sûr de tous les mots : et l’on craint d’avoir gâté une phrase de Jules Renard.)

IX. Paul Adam §

Si l’on veut être bien sûr de ne pas se contredire, il vaut mieux ne dire qu’une chose et la dire en peu de mots : dès que la phrase se prolonge, elle risque de tourner et d’aller ailleurs. Mais, Paul Adam, soixante volumes ne l’ont pas contenté. L’œuvre qu’il laisse inachevée, si abondante déjà, si énormément riche, devait s’enrichir encore ; et elle tendait à de nouveaux développements, plutôt qu’à une conclusion. Elle n’est pas simple et harmonieuse ; elle ne ressemble pas à un syllogisme. ! Elle est turbulente ; on y remarque du désordre. Et, si l’on aime qu’un écrivain médite longtemps une seule idée, puis vous l’apporte enfin mûrie, et fut-elle un peu défraîchie, l’on n’aura guère de plaisir à lire Le mystère des foules, Le triomphe des médiocres, ni même La bataille d’Uhde ou Le Trust. Mais, si l’on aime le conflit des idées, leur tumulte et l’émoi d’une pensée que sollicitent de perpétuelles préférences et qui, dans le doute, choisit hardiment le pour et le contre ; et, par exemple, si l’on aime les Encyclopédistes autant que les Classiques et si l’amitié qu’on a pour Despréaux ne vous interdit pas Denis Diderot, certes il faudra que l’on reconnaisse à l’œuvre de Paul Adam, si imprudente quelquefois, de la grandeur et de la magnificence.

C’était un homme robuste et ardent, qui travaillait avec joie. Il avait une forte carrure. Il avait la tête solide, les cheveux drus, les yeux vifs et, dans le regard, une belle flamme, les traits bien marqués, l’air de l’énergie et de la virile douceur. Il ne semblait jamais languir ; et sa ferveur et sa fierté se voyaient en plein : la plus légitime fierté, une noblesse naturelle de l’esprit et une fougue juvénile que rendait charmante la plus exquise politesse. Il était toujours dans la passion, mais la passion la plus variée : quelques-unes de ses audaces, d’autres les corrigeaient. Il croyait à la dialectique et se lançait volontiers à la suite des conséquences : il en revenait avec bonne humeur. Il se trompait comme un autre, et plus que d’autres qui ont soin de n’avancer presque rien : au retour d’une erreur, il avait de la bonhomie. Les tenants d’une seule opinion s’acharnent à la défendre et manquent très souvent d’aménité : il était assez opulent pour renoncer à une doctrine sans redouter après cela d’être tout dépourvu. Cependant il n’abandonnait qu’à regret un système où commençait de prendre forme une esquisse de l’univers intelligible et le sacrifice qu’il consentait montrait sa générosité. Sa causerie était ainsi attrayante et pathétique. On pouvait lui donner tort ; on ne pouvait lui refuser l’admiration que méritait son talent mêlé de génie et, pour peu qu’on l’eût approché, un sentiment d’estime et de tendresse.

Lors de ses débuts, la jeune littérature était partagée entre deux écoles : l’une qui menait le réalisme très loin, l’autre qui inventait le symbolisme. À vrai dire, le réalisme durait depuis quelque temps : mais on tâchait de le renouveler par le naturalisme, qui est le réalisme encore, avec plus d’intempérance. Et le symbolisme, tout neuf, réagissait, au nom de l’idéal ou de l’idéologie. C’étaient deux écoles et, plus exactement que deux croyances, deux désinvoltures qui tentaient la jeunesse de cette époque. À peine plus âgé que de vingt ans et déjà tel qu’on la connu ensuite, avec sa promptitude et qu’alors ne retardait aucune habitude prise, Paul Adam subit les tentations ; et, pour céder à l’une, il n’avait pas écarté l’autre. Il fut naturaliste et symboliste. C’est contradictoire ? La contradiction n’est pas ce qu’on redoute à vingt ans ; on a plusieurs philosophies comme on a plusieurs amours.

Naturaliste, Paul Adam publia Chair molle, que les tribunaux n’approuvèrent pas. Mais le verdict des tribunaux n’avait pas convaincu Paul Adam qui, toute sa vie, se souvint d’avoir été naturaliste et qui le resta, d’une façon moins exubérante, moins continue ou moins fréquente. Si plus tard il n’écrivit pas de romans à proprement parler naturalistes, il ne craignit pas de mettre dans ses romans quelques pages naturalistes et qui ont tout l’inconvénient de ce genre bien démodé.

Symboliste, Paul Adam fut le collaborateur de Jean Moréas, l’un des fondateurs du journal Le symboliste et l’inventeur de la célèbre formule : « L’art est l’œuvre d’inscrire un dogme dans un symbole. » Sous le pseudonyme de Jacques Plowert, il publia en 1888, chez « Vanier, bibliopole », un fameux Petit glossaire pour servir à l’intelligence des auteurs décadents et symbolistes. Le premier mot du glossaire, par un hasard de l’ordre alphabétique, est « difficile à percevoir » ; et l’on vous renvoie au latin : « absconsus, synonyme de absconditus, caché ». Un exemple est emprunté à M. Félix Fénéon : « les absconses pages qu’aucune note explicative ne profane ». Le Petit glossaire profanait le mystère de maints poèmes récents, prouvait que beaucoup de mots cités par les « folliculaires » comme bizarres et incompréhensibles sont déjà dans le Larousse, entendait le prouver « à la honte des folliculaires qui s’ébahirent à leur aspect », et, en définitive, montra, sans le vouloir montrer, que les Symbolistes et Décadents écrivaient un affreux jargon. D’ailleurs, les poètes de la Pléiade auraient pu, en leur temps, publier eux aussi leur Petit glossaire : car ils reprenaient de vieux mots hors d’usage et forgeaient un vocabulaire nouveau. Mais il est possible qu’il fallût, au xvie siècle, enrichir la langue : elle n’avait pas besoin qu’on l’enrichît, à la fin du siècle dernier ; de nos jours, moins encore. Les faiseurs de néologismes sont ordinairement des écrivains qui, faute d’avoir analysé leur pensée, ne s’aperçoivent pas qu’il y a des mots pour la rendre. La langue n’est pas si pauvre ! et vous n’êtes pas sûr que votre pensée soit si neuve ! Paul Adam ne comptait pas au nombre de ses ouvrages le lexique de Jacques Plowert. Cependant, il avait gardé un certain goût du néologisme, qui n’est pas ce qu’on louera dans sa manière d’écrire, autrement si habile, originale et, par certains côtés, classique.

Les jeunes écoles ont toujours de l’effronterie, et sur les points où elles prêtent à la critique. Elles affichent leurs défauts. Ce n’est pas maladroit. Leurs défauts les signalent plus que leurs qualités honnêtes à l’attention d’un public nombreux ; et, plus faciles à imiter que leurs qualités honnêtes, leurs défauts leur valent des adhérents. Les symbolistes gagnèrent la renommée par le moyen du néologisme, comme le naturalisme eut ses triomphes les plus éclatants par le moyen de la pornographie. Cela ne veut pas dire — et je ne le crois pas du tout — qu’il n’y eût rien de bon dans le naturalisme ni dans le symbolisme. Seulement, ce qu’il y avait de bon, d’excellent même, ici ou là, n’est pas ce qu’on a vu d’abord et ce qui a fait scandale. Ce fut, dans le naturalisme, la recherche souvent heureuse d’une vérité plus parfaite, le désir de l’exactitude et l’art de revenir à l’authentique réalité, dont vous éloignent les livres peu à peu et où la littérature a pourtant ses réserves de substance neuve. Ce fut, dans le symbolisme, la notion très juste que l’art est un symbole, que l’œuvre d’art est le symbole d’une idée et que la littérature est la peinture symbolique des idées. Symbolistes et naturalistes, vers 1885 et dans les années suivantes, s’amusèrent au jeu d’étonner les badauds : et le jeune Paul Adam ne dédaigna point leur jeu. Mais il ne se laissa point tromper aux apparences. Il aima leur polémique et l’aima si bien qu’on l’a vu combattre dans les deux partis. Mais il avait aperçu, derrière la polémique, le problème qu’on négligeait d’examiner parce qu’on se livrait à de plus légers divertissements, le problème principal et qui est de savoir comment se combinent les idées et la réalité. Convient-il de présenter la réalité seule, sans les idées qui peut-être en sont l’âme ? C’est ainsi que procédaient, pour la plupart, les réalistes et, mieux encore, les naturalistes, gens qui volontiers réduisaient au témoignage de nos sens notre connaissance du monde. Et convient-il de présenter les idées seules ou vêtues seulement d’allégories, sans la réalité qui en est peut-être le corps manifeste ? C’est ainsi que procédaient les symbolistes, gens qui supprimaient trop catégoriquement la vérité concrète. Paul Adam se range parmi les naturalistes et les symbolistes : il admet que ceux-ci et ceux-là ont raison d’affirmer leurs thèses, valables toutes deux, mais ont tort de nier la thèse qui n’est pas la leur. Réunir le naturalisme et le symbolisme, en d’autres termes réunir la réalité matérielle et les idées, voilà dès le début le projet littéraire de Paul Adam : ce fut le souci constant de cet écrivain.

Premièrement, il apparaît comme un idéologue : et c’est un mot qu’on a tant galvaudé qu’il n’a pas l’air d’un compliment ; pour l’appliquer à Paul Adam, je ne songe qu’à la noblesse des idées et à la dignité de l’amour qu’elles inspirent. L’auteur de Basile et Sophia, de La Force et des Images sentimentales a intitulé la série d’ouvrages dans laquelle il range ces volumes l’Histoire d’un idéal à travers les siècles. On dirait aussi bien « l’histoire des idées ». Les idées composent un idéal. Comment ne pas voir, en Paul Adam, l’un de nos idéalistes résolus ? Il a eu toutes les vertus d’un idéaliste, le dévouement, l’intrépidité, même la crédulité.

Dans ses plus anciens écrits, il revendique pour l’intelligence la suprématie politique et sociale. En 1898, il propose un nouvel arrangement gouvernemental. Le pays serait gouverné par une centurie, laquelle serait élue « par le suffrage de tous les bacheliers, des artistes, des professeurs et des écrivains ». Les membres de la Centurie auraient prouvé leur « mérite social », qu’une œuvre ou un acte de génie attesterait. La Centurie intelligente et choisie par les citoyens lettrés désignerait le président de la république, les ministres et les ambassadeurs. Elle se répartirait en cinq groupes ou « vingtaines » : la vingtaine politique, la vingtaine des relations étrangères, celle des artistes, celle des savants, celle des financiers. Il y aurait un Sénat, qui serait élu par « tous les bacheliers de France » ; et le Sénat serait une assemblée de cent magistrats, de cent officiers d’état-major et de cent docteurs L’Institut de France aurait son prestige augmenté.

Les Encyclopédistes déjà aimaient à rédiger des constitutions. Et l’on s’adressait à eux. Paul Adam, je l’indiquais, a bien de l’analogie avec ces philosophes. Mais, de nos jours, l’on ne s’adresse plus aux philosophes pour régler le gouvernement des États : si l’on fait bien ou mal, c’est l’avenir qui le dira. Les inconvénients des philosophes, on les aperçoit : les inconvénients de leurs émules n’ont point échappé à tous les regards.

Je ne sais si Paul Adam maintint exactement son programme et le détail de sa constitution républicaine. En 1898, il offrait une liste des membres de la Centurie : les noms étaient variés, et les hommes se fussent très certainement chamaillés à merveille, pour les idées et pour les réalités auxquelles les idées font un joli costume. Il aurait fallu remanier cette liste, à cause des décès et à cause de certains noms qui vinrent à se déconsidérer. Mais de tels accidents ne sont pas du tout particuliers à une compagnie intelligente. Ce que maintint Paul Adam, c’est le désir de faire coïncider l’intelligence et le gouvernement, l’intelligence et l’efficacité politique. En 1908, dans la Morale de la France, il gourmande « l’élite » et il l’appelle à prendre conscience d’un rôle et d’un devoir qu’elle ne saurait éluder sans trahir l’intérêt de la nation, il écrit : « Les calculateurs de statistiques chiffrent par un million, à peu près, les personnes que l’on peut dire, au sens large, constituer la classe bachelière, en comptant les professeurs, les avocats, les officiers, les magistrats, les fonctionnaires, les ingénieurs, les notaires, avoués, puis leurs proches évidemment instruits ou capables de goûter les lettres. Il est donc un million de Français en état de réfléchir pertinemment sur le cours des choses… » Eh ! bien, c’est à ce « million de bacheliers » que Paul Adam veut que soit dévolu le soin de diriger le pays, Et l’on dira qu’il attribue trop d’importance au diplôme de bachelier. Sans doute ! Et l’on citera cette parole de Sénèque : « Nous souffrons d’un excès de littérature. » Mais enfin, si l’excès de littérature a tourmenté les contemporains de Sénèque, la prépondérance des illettrés, que nous avons connue depuis lors, en est-elle moins redoutable ?

Pendant la guerre, en 1916, Paul Adam publia ce brillant essai, La littérature et la guerre. Il y déroulait avec ampleur les annales de l’humanité depuis les temps les plus lointains et, il faut l’avouer, les moins précisément connus, puis à grands traits l’histoire de la France depuis Charlemagne qui a « dompté la Germanie » jusqu’à ces jours calamiteux où l’on avait encore la Germanie à dompter. Il prétendait établir que tout le mal venait de ce discrédit où il considérait que l’intelligence était tombée. Il écrivait, pour conclure : « Cette guerre, une fois de plus, prouvera que les littérateurs d’une génération font les idées, les mœurs d’une génération suivante, et que leur savoir encyclopédiste prévoit les événements trop méconnus par l’ignorance des majorités politiques et de leurs chefs. » Et il écrivait : « Si la Chambre et le Sénat avaient entendu les littérateurs, la République déjà tiendrait la victoire. » Il ajoutait : « D’ailleurs, est-il un Français intelligent pour ne pas regretter que, de 1860 à 1880, son pays ait été gouverné par les Rouher, les Ollivier, les Gambetta, quand il eût pu l’être par les Michelet, les Taine, les Renan, les Albert Sorel ? Il suffit de feuilleter les discours des uns et les œuvres des autres, après les chapitres douloureux de nos annales. » Je ne suis pas sûr que ce soit la littérature qui ait manqué aux hommes d’État dont Paul Adam n’admire pas le gouvernement ; et, si l’éloquence a quelque rapport avec la littérature, on trouverait peut-être qu’un excès de littérature les a quelquefois détournés de l’exacte réalité où ils avaient affaire. Je ne suis pas sûr que le gouvernement de Michelet fût désirable ; et je ne crois pas que Taine eût accepté le gouvernement. Si l’on observe aussi, avec chagrin, que la plupart des corps de métiers qui sont allés au pouvoir, depuis un demi-siècle environ, n’y ont pas tous réussi le mieux du monde, l’amitié que l’on a pour la littérature vous invite à ne pas l’embarquer dans cette aventure si périlleuse. Du reste, je n’ai cité ces passages de Paul Adam qu’afin de montrer comme il a cru, sans défaillance, à la suprématie de l’intelligence et au gouvernement des idées.

Cela posé, Paul Adam constate que son rêve ne s’est jamais réalisé. Il réclame la prépondérance pour l’élite : et il voit bien que l’élite est la minorité inefficace. Il voit, et le voit partout, « le triomphe des médiocres ». C’est le titre d’un de ses livres. Le médiocre a toute la puissance et il délègue sa puissance à des représentants dignes de lui : « Il triomphe, barbare suprême, contre la lumière de l’Idée. » Le monde antique a subi la catastrophe abominable des grandes invasions, quand les barbares sont venus d’Orient saccager le chef-d’œuvre de la pensée accomplie, Notre monde moderne subit une invasion nouvelle, et terrible également, l’invasion des médiocres. Et le désastre sera le pire, à notre époque où le « prochain bonheur » est signalé : « L’Idée illumine. Elle veut resplendir, Messie, pour le rachat de nos douleurs. Encore un pas : les sciences et les arts font à nos descendants l’existence rêvée par les anciens pour leurs dieux. » Voilà ce que les médiocres empêchent : et, le « prochain bonheur » qu’ils ont perpétuellement retardé, voilà leur crime.

Les médiocres sont les négateurs de l’Idée. Ils sont les créateurs de l’absurdité. Ils ignorent les lois de la logique. Et Paul Adam voudrait que la logique fût souveraine. On dira que cela ne s’est jamais vu : il ne dit pas le contraire ; mais il déplore de n’avoir pas à le dire. L’activité humaine se déploierait si bien, guidée par la raison ; et elle se gaspille dans l’incohérence. En 1898, Paul Adam constatait que l’Europe entière était paralysée, du fait qu’on n’eût pas résolu encore l’angoissante question des provinces que l’Allemagne nous avait arrachées en 1871. Or, disait-il aux Français, qu’attendez-vous ? Il faut en finir. Vous ne renoncez point à l’Alsace ni à la Lorraine : reprenez-les. Ce n’est pas impossible ; soit qu’un traité vous les rende, si, en échange, vous cédez « à l’appétit colonial de l’Allemagne l’une de nos possessions exotiques », ou si vous tâchez de vous acquitter à prix d’argent ; soit qu’il vous plaise de recourir aux armes, « et alors il n’est plus de motif de retard ». Vous n’essayez ni le moyen des armes ni le moyen de ta diplomatie, comme l’exigerait la logique. Cependant, vous ne confirmez pas de votre acquiescement le traité de Francfort : vous n’avez point de lâcheté. Mais vous n’avez pas de logique ; et vous laissez durer la situation la plus fausse, qui vous gêne et qui gêne l’Europe : « il faut une solution ! » En 1908, dans la Morale de la France, Paul Adam revient à cette exhortation véhémente. Nous avions récupéré, il y a quelque dix ans, toute notre vigueur militaire, disait-il ; nous pouvions alors dresser devant l’ennemi une armée formidable, munie de l’artillerie la meilleure : que faisons-nous ? « Les uns, en affirmant la décadence de notre armée, l’ineptie de nos ministres et l’insuffisance de nos moyens, les autres en déclarant ouverte l’ère de l’embrassade universelle, les journaux propagent la peur : la peur d’une guerre européenne consécutive aux complications d’Afrique. Mais pourquoi cette peur ? Depuis trente-huit ans, nous prodiguons les milliards afin d’instruire, d’équiper, d’armer la nation qui connut les gloires de Valmy, d’Austerlitz et de Moscou, les victoires plus récentes de Sébastopol et de Solferino. Pourquoi s’imaginer toujours la défaite, quand on a fêté tant de triomphes ? Certes, l’Allemagne est redoutable : mais nous aussi !… Multiplions les batteries, les transports automobiles, les chemins de fer stratégiques, la flotte et les dirigeables jusqu’à ce que notre puissance visible inspire à l’adversaire le renoncement. Cela est possible ; cela peut s’accomplir rapidement. C’est notre devoir de le faire : car il importe que notre nation et sa culture demeurent au rang des races maîtresses sur le globe par l’énergie matérielle aussi bien que par l’énergie spirituelle. » Commandement de la logique : la revanche !

Il m’a semblé que cette page devait être citée, pour qu’on ne fût pas tenté de confondre l’« intellectualisme » de Paul Adam, comme le voilà, tout brûlant de patriotisme, et la doctrine de ces prétendus intellectuels » qui, ayant perdu la notion de l’intelligence française, aboutissent aux neutralités les plus honteuses. Petit-fils d’un soldat de l’Empereur et fidèle à ses traditions de famille, Paul Adam, si aventureuse que fût parfois sa dialectique, ne s’est jamais laissé divertir de ses croyances nationales, toute son œuvre exalte la grandeur française, la gloire de nos drapeaux, les victoires que nos soldats ont remportées sur les champs de bataille. Il n’a point commis l’erreur, si répandue, l’erreur de penser que les triomphes de l’esprit remplacent les triomphes militaires. Il n’a point redouté la guerre ; et, qu’on veuille relire son œuvre : il a aimé la guerre. Il a mérité l’hommage qu’a rendu à sa dépouille l’un de nos chefs dont l’autorité est indiscutable et qu’on ne soupçonnera pas de complaisance pour les idées fausses, le général Mangin.

Mais enfin, nous n’avons pas fait la guerre en 1898, quand Paul Adam dit que nous étions prêts ; nous ne l’avons pas faite en 1908, quand Paul Adam nous sommait de ne plus attendre ; et, en 1914, nous ne l’avons pas déclarée. Est-ce qu’à son avis la logique avait été perpétuellement méconnue ? Et notre victoire difficile et tardive est-elle, au bout du compte, la victoire de la logique ? On peut le dire, et dire le contraire. Il serait facile de signaler le danger qu’il y aurait eu à suivre les commandements de la logique tels que les formulait Paul Adam, et à les suivre au moment qu’il les formulait. Il est difficile de démêler, parmi les éventualités de jadis et de naguère, celles qui avaient le plus de chances de ne pas s’anéantir. Et, s’il est vrai que les plus saines intentions de l’élite soient réduites à rien par la prépondérance, illégitime, hélas ! mais inévitable, des médiocres, s’il en est ainsi depuis que le monde est monde, peut-être vaut-il mieux noter que la logique ne gouverne pas le monde et que l’histoire ne ressemble pas au déroulement rigoureux d’un syllogisme ou d’un sorite.

C’est à l’histoire qu’il faut s’adresser pour éprouver l’intellectualisme, comme on éprouve les idées au contact de la réalité. Ainsi, procède Paul Adam. Et, si l’on est surpris que le romancier que j’étudie devienne, dans mon résumé, un idéologue d’abord, et puis un historien, voilà pourtant le double caractère de son œuvre.

Il a eu l’ambition — le temps lui a manqué — de peindre les époques lointaines ou récentes. Les Princesses byzantines et le roman de Basile et Sophia ressuscitent l’admirable et terrible cité où les plus belles idées de l’antiquité tournèrent en fureur : les philosophies les plus sereines s’y avilirent dans la luxure. Être évoque le moyen âge et ne l’évoque pas sans faute. Nous ne connaissons pas très bien le moyen âge : il était malaisé de placer en ce temps, et parmi tout ce mystère que les érudits n’ont pas dévoilé, une anecdote, des gens et le tracas de leur vie quotidienne. Du moins, Paul Adam n’a-t-il pas été la victime du mensonge que l’ignorance et l’esprit de parti ont accumulé sur cette époque où préludait la France, il écrivait, dans son essai de La littérature et la guerre : « Des sots n’ont-ils pas soutenu que le moyen âge était une époque d’obscurantisme, de servilisme ? Ce temps où les satiristes ébauchaient l’encyclopédie, où les cathédrales s’édifiaient, somme de tous les arts, où les communes imposaient au prince la réunion des États généraux, où les moines défricheurs réalisaient le socialisme conventuel ! » Paul Adam n’a point dénigré cette époque où l’invention française a peut-être été le plus originale, assurément très hardie et très féconde.

Puis, avec sa tétralogie de La Force, L’Enfant d’Austerlitz, La ruse et le Soleil de Juillet, il aborde les origines de la France contemporaine. Voilà ses plus beaux livres et, parmi eux, l’Enfant d’Austerlitz est, je crois, le plus parfait. Il y avait à se garder des inconvénients auxquels n’ont point échappé beaucoup de romans historiques : en général, le roman nuit à l’histoire et la fausse ; ou bien l’histoire accable, étouffe le roman. Les romanciers désinvoltes fabriquent un passé de fantaisie ; et l’on se demande pourquoi ils ne se sont point avisés de placer dans la fantaisie pure et simple une péripétie romanesque, plutôt que d’offenser comme à plaisir la vérité d’une époque. Les romanciers savants et méticuleux entassent une information toute fraîche et tout à fait insignifiante. Paul Adam, ses lectures lui ont fourni les détails dont il avait besoin. Mais ce qui l’a servi, plus que la quantité des petits documents, c’est le sens de l’histoire, qui était l’une des qualités éminentes de son esprit ; et, si l’on veut, c’est l’imagination de l’histoire. On dirait que ces deux mots ne vont point ensemble, si l’histoire se nourrit de vérité, tandis que l’imagination ne lui offre que sa rêverie. Pourtant, il est certain que les documents ne suffisent pas à ressusciter le passé ; même nombreux, ils ne sont que des fragments de vérité. En outre, la vérité flambait ; et ces fragments éteints ne contiennent plus la flamme de la vérité. Il faut que l’imagination les recompose et aussi leur rende une ardeur que la cendre a couverte. L’imagination seule est en mesure de ranimer l’histoire. Mais il faut qu’elle ne crée pas une autre histoire que la vraie histoire ; il faut qu’elle ait le don de vérité. L’auteur de La Force, de l’Enfant d’Austerlitz, de La ruse et du Soleil de Juillet avait l’imagination de l’histoire.

Secondement, il a très bien choisi son personnage du jeune Omer Héricourt, enfant conçu dans la gloire d’Austerlitz quand sa mère eut rejoint, aux bivouacs de Moravie, l’époux en train de conquérir l’Europe. Ce garçon qui va grandir au lendemain de l’épopée impériale, qui parmi ses aïeux a des royalistes et des jacobins, des catholiques fervents et des athées, qui a dans le sang les velléités de l’énergie belliqueuse et à qui manque désormais l’emploi d’une telle énergie, Omer Héricourt, c’est la France au sortir de ses tribulations les plus profondes, la Terreur et l’Empire. Il hésite et il souffre. Dans son malaise, il désire un enthousiasme et une foi. Les occasions de croire et d’être passionné se multiplient près de lui : les francs-maçons et les prêtres, les bonapartistes survivants et les royalistes obstinés, les saint-simoniens et les fouriéristes lui offrent à qui mieux mieux leurs évangiles, leurs affirmations impétueuses, leurs négations impatientes. Au règne de la force, le règne de la ruse a succédé ; un idéal se détériore, un autre se prépare. Et c’est à savoir si le soleil de juillet vaudra le soleil d’Austerlitz !…

Omer Héricourt, un moment de l’incertitude française, est un symbole. Et peut-être convient-il que les personnages de romans historiques, s’ils ne sont pas des personnages historiques, soient des symboles de l’histoire. Ainsi, la vérité est préservée. Où Paul Adam a réussi avec un art excellent, c’est à réaliser le symbole et à lui donner la vie, la vivante particularité sans lui ôter ce caractère général et cette ampleur de signification qui lui permettent de jouer son rôle, non pas dans une anecdote, mais dans l’histoire. Et voilà réunies, comme l’avait souhaité dès longtemps cet écrivain si volontaire, es deux esthétiques ou, mieux vaut dire, les deux philosophies entre lesquelles, dans sa jeunesse, il refusait de choisir, afin d’opérer leur synthèse, le réalisme et le symbolisme. Il est parvenu à peindre la réalité pleine d’idées.

Seulement, si les idées habitent la réalité, elles n’y ont pas la vie commode. Analogues à des âmes, les idées n’ont pas dans la réalité un domicile meilleur que les âmes dans les corps. Elles trouvent des empêchements ; mal installées, en désordre, elles ne se rangent pas : elles arrivent à se chamailler. Et Omer Héricourt n’est pas un logicien : la France, depuis le soleil d’Austerlitz et jusqu’au soleil de juillet, n’a pas été logicienne. Historien véridique, Paul Adam n’a pas montré, dans le passé, le déroulement logique des idées, mais le tumulte des idées. Il y en a qui meurent, d’autres naissent et, quand elles vont s’épanouir, elles se fanent ; d’autres, qui semblaient mourir, ont des sursauts et recommencent de vivre. C’est une bataille, avec des péripéties, des hasards ; et le plus fort est victorieux, le plus fort ou le plus adroit : le vainqueur ne sait pas toujours profiter de sa victoire.

Anne Comnène, parmi les Princesses byzantines, est une héroïne parfaite et malheureuse. Voici le drame de son existence : elle a des vertus que son temps ne tolère pas ; elle eût été heureuse et révérée aux jours sereins et magnifiques de Bossuet, tandis que la frénésie de Byzance la tue. Anne Comnène est l’image d’une idée que les hasards n’ont pas favorisée.

Mahaud de Horps, dans Être, magicienne et que son père a initiée au Grand Art, et qui lutte pour soi, pour la défense de son être, Mahaud « plus éclairante que le jour » triomphe par la certitude ; mais elle est conduite au supplice. En quel temps se fût imposée la suprématie de Mahaud ? Peut-être y a-t-il des idées, et les plus belles et pures, qui n’ont jamais leurs circonstances favorables et dont l’univers ne profite pas.

Au lendemain de la Révolution, les idées de 89 et de 93 auraient pu créer un état de choses, terrible sans doute, mais cohérent : d’autres idées les ont détruites. Au lendemain d’Austerlitz, un régime s’est installé, qui aurait pu être durable : des idées anciennes l’ont démoli ; et puis ces revenantes ont dû laisser la place à des idées nouvelles. Certains héros sont, dans l’histoire, les représentants de certaines idées plus ou moins pures et préservées ; les foules représentent la fureur des idées : et le triomphe des héros n’est point assuré dans l’histoire plus que le triomphe des idées dans la réalité illogique.

Ses romans contemporains, Paul Adam les a traités comme de l’histoire ; et notre époque lui offrait, plus ardemment que nulle autre, le spectacle des idées en folie. De sorte que l’idéologue était content, non pas le logicien ; mais l’idéologue arrivait à consoler le logicien. L’étude de l’histoire et l’étude de notre époque amena Paul Adam à ne plus concevoir la vie humaine, la vie des collectivités et des nations sous l’aspect d’un syllogisme ou d’un sorite bien dérivé. Les idées ne font pas de la logique : elles font un prodigieux désordre, où d’ailleurs elles ne sont pas seules, mais où rivalisent avec elles les sensualités, les convoitises, les sottises. Désordre où il faut pourtant se reconnaître ; et désordre qu’il faut aimer, non pour lui-même évidemment, mais pour les admirables puissances qui sont en lui et qui, dégagées par le lucide et vigoureux effort de l’élite, produiront leur efficacité ou bienfaisante ou la meilleure : lisez Le trust.

Je n’ai pas résumé les soixante volumes de Paul Adam ; je n’ai pas indiqué, en quelques pages, la profusion d’images, de sentiments et de doctrines que son œuvre ingénieuse et immense prodigue. Elle a, son œuvre, de la ressemblance avec notre temps, où il y a de la confusion, de l’opulence, de la splendeur et de l’espoir. Il bâtissait son œuvre singulière, très large, très haute, d’une architecture bizarre et superbe, où le faîtage manquera. Il ne ménageait ni les matériaux, ni l’invention, ni le zèle. Il était un extraordinaire ouvrier de littérature et de pensée. Il était fort, il était habile ; et il avait l’entrain de son génie. C’est dommage que Paul Adam soit mort, quand la France a besoin de ses fils les plus certainement destinés à la gloire, pour que brille son intelligence égale à ses vertus.

X. Le romancier des bêtes, Louis Pergaud §

« Quand Louis Pergaud arrivait chez moi, le dimanche, j’avais l’impression que l’on ouvrait une fenêtre… » Ainsi commence une notice consacrée à Louis Pergaud par M. Lucien Descaves. Et je n’ai pas connu l’auteur de Goupil à Margot, mais, à le lire, on a vraiment cette impression d’une fenêtre qui s’ouvre sur la campagne et qui laisse entrer le grand air des prés et des bois : quelle aventure, bien étonnante, pour les gens de lettres de Paris, un peu confinés et rencognés ! Pergaud-le-rustique, dit encore M. Lucien Descaves. Il était de la campagne, qui n’est pas du tout la même chose que la nature. La nature, c’est de la poésie, ou de la philosophie. Mais la campagne : vous n’en avez aucune idée.

Louis Pergaud est mort, au printemps de 1915, à la guerre : il avait trente-trois ans. Il était né dans la belle province de Franche-Comté, fils d’un instituteur ; et il a été lui-même instituteur, un peu de temps. Après cela, il vint à Paris et fut employé à la préfecture de la Seine, dans les bureaux de l’enseignement.

Pergaud dans les bureaux, et rond de cuir ! Pour deviner comme il a dû souffrir et manquer d’air, il faut le lire et voir, dans ses livres, l’homme qu’il était, un paysan, toujours dehors, qui chasse, qui baguenaude et qui ne préfère nulle compagnie à celle des animaux, même sauvages, nulle causerie au silence de la forêt.

Il avait publié d’abord, aux environs de vingt-cinq ans, deux minces recueils de vers, l’Aube et l’Herbe d’avril. Je n’en ai lu qu’un seul poème, Matin de chasse, que donne M. Edmond Rocher dans une étude amicale et intéressante. Ce sont de beaux vers, d’une prosodie un peu irrégulière, mais de véritables vers cependant, où l’on devine l’influence de Baudelaire et surtout de Rimbaud, je crois, mais où l’on devine aussi un nouveau poète qui, sur un mode ancien, célèbre son émoi :

Des rumeurs entr’ouvraient la robe du silence
Et la pudeur du jour rougissait l’Orient,
Lorsque le feu des chiens mena nos pas pesants
Vers la forêt dressant ses fûts comme des lances.

Les rimes imparfaites montrent déjà que Louis Pergaud tolérait mal, au point de les éluder avec désinvolture, les contraintes de la poésie. Dès lors, il s’établit prosateur ; et c’est à ce titre qu’il a mérité, sauf quelques reproches, la louange et l’admiration.

En 1910, ses premières « histoires de bêtes », de Goupil à Margot, lui valurent le prix Goncourt, Ce livre, et puis la Revanche du corbeau, la Guerre des boutons et le Roman de Miraut, chien de chasse, le rendirent promptement célèbre. Il préparait un recueil d’histoires, les Rustiques : et ce fut la guerre.

Le 2 août 1914, il écrivait à M. Lucien Descaves : « Demain lundi, je pars pour Verdun et je viens vous dire au revoir. Vous savez si je hais la guerre ; mais vraiment nous ne sommes pas les agresseurs et nous devons nous défendre. C’est dans cet esprit que je rejoins mon corps. Paris a été digne et grave. Hier soir, je voyais des femmes et des gosses accompagnant le mari qui allait partir… et j’étais saisi de rage contre les misérables qui ont préparé et voulu l’immonde boucherie qui se prépare. Tant pis pour eux, si le sort nous est favorable ! Je vous embrasse. » Il a été écrit beaucoup de lettres de ce genre, à cette date. Celle-ci indique très bien des sentiments simples et nets. Louis Pergaud, sergent au mois d’août 1914, et qui sera sous-lieutenant une demi-année plus tard, se disait « pacifiste et antimilitariste » ; et l’on ne peut douter qu’il ne le fût, mais d’une manière qui ne l’empêchait pas d’être aussi un rude soldat, fier de servir. Car il écrivait : « Notre 166e est un régiment des plus solides et des plus vaillants ; ç’a été un des piliers de la défense de Verdun. On y trouve pas mal de Parisiens, des gens de la Meuse et de Meurthe-et-Moselle, et beaucoup de mineurs du Nord et du Pas-de-Calais. Ce sont de vrais poilus, qui ont du mordant, de l’entrain et de l’esprit. » D’ailleurs, Louis Pergaud, de temps en temps, se fâche ; il y a un général qui l’exaspère ; il ne veut pas non plus que les patriotes de l’arrière, comme il les appelle, vantent le « confort des tranchées ». Mais, au mois d’avril 1915, en Voëvre, du côté des Éparges, le 8 avril à deux heures du matin, en pleine nuit, Pergaud, avec ses fantassins, sortait de la tranchée. Ils se heurtèrent à un réseau de fils de fer intact ; ils tâchèrent de s’y frayer un chemin, n’y parvinrent pas. À l’aube, quand ils reçurent l’ordre de se replier, les débris de la section Pergaud revinrent sans leur chef. On n’a plus revu Louis Pergaud. Il avait été blessé au moment qu’il commandait encore : « En avant ! » Et l’on croit que son corps s’est enfoncé, perdu dans la boue. On a cherché partout, cherché vainement Louis Pergaud, qui, comme dit M. Lucien Descaves, n’est plus pour nous que dans ses livres. « En avant ! » voilà ses deux derniers mots.

Depuis sa mort, on a publié ces Rustiques dont il avait préparé le recueil ; et, sous le titre de la Vie des bêtes, on vient enfin de publier ce qu’il laissait, les trois premiers chapitres, d’un roman, Lebrac, bûcheron, — les personnages sont déjà bien dessinés, — plusieurs nouvelles et une série d’« études » très curieuses, toutes relatives aux chères bêtes qu’il savait qui ne sont pas du tout bêtes.

La première de ces études, qui annonce les autres, chicane Jean de La Fontaine. Pergaud n’aimait-il pas La Fontaine ? Que si ! Mais il n’aimait pas que l’on fit, de ce fabuliste, un observateur scrupuleux des animaux, un précurseur de Fabre. Ce n’est pas ça ! répond-il. On raconte que La Fontaine, un jour, n’arriva point à l’heure du dîner ; une belle compagnie l’attendait : pour son excuse, il prétendit, c’est l’anecdote, qu’il avait assisté à l’enterrement d’une fourmi, accompagné le convoi jusqu’au cimetière et ramené à leur logis les tristes amies de la défunte. Non ! répond Louis Pergaud. Ou bien La Fontaine se moquait du monde. Mais l’anecdote n’est pas vraie. L’été, la fourmilière travaille. Est-ce que la fourmi est morte en chemin ? Les autres fourmis l’ont laissée là : tout au plus l’ont-elles débarrassée de son fardeau. Est-elle morte dans les couloirs ou dans les greniers de la fourmilière, de sorte que son petit cadavre fût encombrant. Deux fourmis l’ont poussée, l’ont transportée à quelques pas de là. « Mais supposer le travail commun interrompu en totalité ou en partie, l’abandon de la cité sans défenseurs et sans gardiens, pour rendre un problématique honneur funèbre à un obscur membre de cette société, est bien un rêve de poète… » Ou une farce.

La Fontaine, en somme, ne modifie pas beaucoup le portrait des animaux qu’il a trouvé dans les fables d’Ésope. Une fois, il contredit son maître ; c’est à propos du Renard : Ésope lui attribue un esprit tout plein de matoiserie. La Fontaine le nie, imprudemment. Pergaud l’en blâme : « Il est absolument inadmissible qu’un homme s’intéressant aux animaux, amant de la nature, amateur des promenades en forêt, ignore les nombreux traits de ruse et de finesse dont s’honore chaque jour l’hôte des terriers… » La Fontaine, observateur méticuleux ? Il n’avait, dit Pergaud, ni beaucoup d’attention, ni aucune méthode. Il suivait sa fantaisie charmante : et nous aurions tort de nous en plaindre.

Lui, Pergaud, cherche l’exacte vérité. Il note que l’opinion commune, relative aux animaux, est le plus souvent la fausseté même. Par-exemple, on accuse le chat d’hypocrisie. Quelle sottise ! On en veut au chat, pour ses coups de griffes et ses coups de dents. Mais lui reprochez-vous de se défendre ? Vous lui reprochez de ne vous avoir pas avertis de son projet de se défendre ? Il vous a pris, comme on dit volontiers, en traître ? C’est que vous êtes des balourds qui n’attendiez pas la riposte. Vous le taquiniez, le chat, vous le tourmentiez : vous n’avez pas vu qu’il était à bout de patience. Il vous en avertissait, pourtant. Mais vous n’avez pas vu, balourds, les signes de son impatience : « le redressement des sourcils, le renversement des oreilles, le brandissement des moustaches, le frémissement du nez, un pli imperceptible au coin du mufle, l’agrandisse ment ou le rétrécissement des paupières, l’avivement de l’œil, un frétillement nerveux de la queue, certaines façons de se ramasser et de faire porter le poids du corps sur une seule patte… » Il vous avertissait, le chat ! Vous le traitez d’hypocrite : c’est qu’une loyauté exquise dépasse vos imaginations, hypocrites vous-mêmes ! Le chat ne vous trompe pas : c’est vous qui vous trompez à lui. Mais il ne se trompe pas à vous. Il vous a bientôt examinés et jugés. Il sait qui vous êtes, brutal ou gentil et, selon qu’il vous aura d’abord connus tel ou tel, vous le verrez venir à vous peut-être, ou s’écarter de vous avec une politesse où le mépris est joliment caché.

J’aime beaucoup cette juste apologie pour le chat. Cependant j’aurais voulu que Pergaud ne dit point « le chat », comme s’il n’y en avait qu’un ou comme si tous les chats étaient pareils. Il y en a de toute sorte : leurs espèces ou leurs races ne les distinguent pas autant que leurs caractères individuels. Il y en a de bêtes, en petit nombre. Il y en a de très intelligents ; il y en a de toqués ; il va des chats de génie. Les différences de l’un à l’autre ne sont pas moins remarquables que les différences d’un homme à un autre-Il y en a qui ont des âmes adorablement compliquées.

Si les animaux ont des âmes est une des questions que pose Louis Pergaud. Laissons de côté la théologie et la philosophie ; celle-ci a mené Malebranche à une théorie des animaux-machines, déplorable. Qu’est-ce qu’une âme ? Quelles seront toutes ses destinées ? Laissons cela, qui n’est pas notre affaire. Les animaux ont de la sensibilité, de la mémoire, de la volonté jusqu’à l’entêtement, de l’imagination, de la méditation, de la raison, de la rêverie. Voilà de l’âme, si nous prenons ce mot d’une simple façon qui n’engage pas tout le reste.

L’âme des animaux est-elle pareille à la nôtre, en quelque sorte ? Elle a bien des analogies avec la nôtre. Mais elle ne travaille pas sur les mêmes informations. C’est une remarque très fine, que fait Louis Pergaud : « Vous êtes-vous jamais demandé ce que serait l’éducation d’un enfant qui naîtrait, non point avec une hiérarchie de sens constituée selon la norme humaine, c’est-à-dire pour qui la vue et le toucher constitueraient les organes essentiels de communication avec le monde extérieur, mais selon la formule réglementaire animale, avec l’odorat, l’ouïe et le goût dominant les autres sens ? » Tout est changé, en effet, par la prépondérance d’une information. Pour les hommes, en général, la vue est le sens prépondérant ; pour une quantité d’animaux, c’est l’odorat. Si nous tâchons d’imaginer le monde comme un chien se le figure (et voilà que déjà les mots que j’emploie sont de qualité visuelle), il faut que nous le peuplions d’odeurs variées et distribuées, tout de même qu’il est pour nous peuplé de couleurs et de lignes. Chez certains hommes, les sons prennent une importance qu’ils n’ont pas également pour d’autres.

Ainsi se distinguent premièrement les âmes. Louis Pergaud attribue aux hommes une âme visuelle, aux animaux une âme olfactive. Une âme plutôt visuelle ; et une âme plutôt olfactive. En de tels sujets, où abonde l’incertitude, il convient d’atténuer les mots.

Mais les sens ne donnent à une âme, ou visuelle ou olfactive, que son information, les éléments de son travail. Après cela, comment travaille-t-elle. Nous avons beau faire, nous ne concevons pas un travail mental extrêmement différent du nôtre, fût-ce pour l’attribuer à des animaux extrêmement différents de nous en apparence. Il s’agit de raisonnement, ce raisonnement fût-il très simple. Il s’agit de discerner des effets et des causes, de prévoir et, une fois la volonté marquée, de produire la cause afin d’obtenir l’effet. La volonté sera plus ou moins nette : le but sera petit ou grand, sera médiocre ou splendide : la raison procédera de même.

En définitive, l’intelligence des animaux ressemble à l’intelligence humaine. Seulement, l’homme est plus intelligent que les animaux ? Oui, répond Louis Pergaud ; l’homme paraît mieux utiliser les données que les sens lui procurent, lit cependant… « Chez certains humains, la qualité transformatrice du cerveau, l’intelligence active du sujet, semble très inférieure à celle dont font preuve certains chats, certains chiens, certains renards qui, eux, ne bénéficient d’aucuns travaux exécutés par leurs devanciers et dont l’activité cérébrale doit être bien plus intéressante que celle d’un grand nombre de brutes humaines… » Vous souriez ? Vous pouvez aussi rêver là-dessus et, par exemple, vous dire que de très intelligents animaux ont, par malheur, la vie courte et meurent vieux à l’âge d’un enfant, d’un adolescent. Les dix années, les quinze années qui leur sont accordées par le destin sont un délai insuffisant pour qu’ils accomplissent toutes les prouesses dont leur esprit les eût rendus, probablement, capables. Ils sont d’abord très avancés pour leur âge ; mais ils s’arrêtent en chemin, comme s’ils savaient — ne le savent-ils pas ? — que leur course est bientôt bornée. On dirait qu’ils se découragent.

Moins courte, moins affreusement courte que celle des pauvres petits chats, la vie des hommes n’est pas longue ; mais ils transmettent à leurs descendants leurs trouvailles, les résultats de leur expérience, leur pensée : ainsi les générations successives prolongent la durée humaine. Voilà ce que les animaux ne savent pas faire ; et voilà pourquoi se perd l’effort intelligent de chacun d’eux, au grand dommage du Progrès !…

On dit cela, où il y a quelque vérité : l’on ne dit rien, où il n’y avait aucune vérité, mêlée à plus d’erreur. Mais quoi ! les animaux ne passent-ils à leurs descendants ni usage ni ingéniosité ? Qu’est-ce donc que l’instinct. C’est précisément l’habitude transmise intacte d’une génération d’animaux à toutes les générations suivantes, que vous appelez l’instinct. Seulement, vous avez admis que l’instinct ne change pas.

En êtes-vous bien sûrs ? Louis Pergaud n’en est pas sûr le moins du monde. Louis Pergaud, se fiant à un vers de La Fontaine, a cherché toute une saison des nids d’alouettes dans les blés en herbe, Il s’est fait maudire par les cultivateurs et houspiller par le garde champêtre : il n’a pas trouvé, dans les blés en herbe, un seul nid d’alouettes. Alors, il a cru que La Fontaine était un farceur. Il se demande à présent si les animaux ne modifient pas leurs coutumes : « Il se peut fort bien que les alouettes de l’Île de France, au temps de La Fontaine, aient nidifié dans les blés, tandis que les alouettes comtoises contemporaines de ma jeunesse préféraient bâtir, pondre, couver et faire éclore sur le sol sec et rocailleux des terrains communaux où croît une herbe rare. » Les nouvelles alouettes ne se cachent pas comme autrefois ; elles ne veulent d’abri qu’une motte ou un caillou : elles veulent « le plafond du ciel et les horizons vastes ». On prétendait aussi — et, tout près de nous, Michel et — que les alouettes ne se perchaient pas sur les branches : « depuis quelques années », répondit Louis Pergaud, « il m’est donné tous les automnes de voir des alouettes se percher sur les branches des buissons avoisinant leurs anciens nids ». Depuis quelques années : les alouettes auraient donc modifié leur vie et pris d’autres habitudes, récemment. Jadis, et il n’y a pas encore longtemps, les hirondelles ne se posaient pas volontiers sur le sol ; et, quand elles s’y étaient posées, par mégarde, elles avaient de la difficulté à reprendre leur vol : « ces dernières années et tous les jours j’ai vu des hirondelles volontairement se poser à terre ci s’enlever ensuite avec une légèreté et une facilité que je n’eusse pas soupçonnées de la part d’oiseaux munis de pattes si faibles… » Le lièvre aussi, dans le pays de Louis Pergaud, changeait de conduite, les derniers temps que Pergaud l’observait. Eh ! bien, si de telles remarques portaient sur de longues années et des siècles, sans doute s’apercevrait-on que l’instinct des animaux n’est pas immuable, comme on l’a dit, et que leur intelligence n’est pas inactive.

Je ne puis analyser tous les chapitres de ce volume, où Louis Pergaud résume, de la plus jolie manière, sa connaissance de tous les animaux du village et de la forêt. Les problèmes qu’il étudie ont le plus vif intérêt. Si les animaux jouent, ce qui s’appelle jouer, pour le plaisir ? N’en doutez pas : même, il a vu des corbeaux organiser une course contre le vent ; tous s’élançaient au signal donné ; le vainqueur était salué de croassements glorieux et, le vaincu, bafoué. Si les animaux ont de la pudeur ? Mais oui ! Ce n’est pas la nôtre, ou celle qu’on nous recommande : c’est la pudeur de la souffrance, de la maladie et de la mort. Coppée demandait si les oiseaux se cachent pour mourir : certainement ! Et plusieurs animaux, devant la souffrance, la maladie, la mort, sont de véritables stoïciens, sauf l’éloquence et le grand bavardage de ces philosophes. Il y a des animaux qui se tuent, préférant la mort à de fâcheuses conditions d’existence. Il y a des animaux qui ont le goût de la famille et de la société ; il y en a qui sont des bohèmes, des parias, des révoltés. Si le lièvre est poltron ? S’il est triste ? « Cet animal est triste et la crainte le ronge », dit le Bonhomme. Et Louis Pergaud : « Braves oreillards, gentils capucins aux oreilles noires et blanches, au derrière mutin, aux pattes spirituelles, que d’esprit ne mettez-vous pas dans la détente de vos puissants jarrets, quand la petite queue, railleusement retroussée, découvre la touffe blanche qui a l’air, sous cette visière postérieure, d’éclater de rire au nez du poursuivant ! Que de malice, dans le rabattement silencieux de vos oreilles, quand, gîtés à quatre pas du chien, après un savant crochet, vous écoutez le méchant braillard renifler de colère sur les pistes qui s’enchevêtrent ! Tristes et craintifs ? Allons donc !… » Les hommes ne connaissent pas les lièvres ; ils ne les ont pas regardés : « Rarement ils vous ont vus, la nuit, vous promener joyeux et cabrioler par les luzernes et les trèfles de votre festin servi ; ils ne vous ont pas aperçus, aux brèches du mur de la forêt, à votre réveil vespéral, renifler le crépuscule qui descend et sonder, de vos oreilles pointées voluptueusement vers les quatre vents, le bourdonnement musical de la nuit tombante… » N’est-ce pas charmant ? Et la phrase n’a-t-elle pas la fraîcheur, l’odeur, l’inquiétude aussi de la nuit ?

Ce qui donne à tant de pages de Louis Pergaud leur attrait, je crois que c’est leur vérité. Puis, je me demande avec bonne foi ce que j’en sais, n’ayant pas ma vie au village, aux abords de la forêt. Cependant, la vérité de Louis Pergaud n’est pas douteuse : on la devine, on la sent. Louis Pergaud ne raconte pas ce qu’il a lu, mais ce qu’il a vu ; et il l’écrit comme il l’a vu. La phrase n’est pas toujours excellente : elle l’est souvent. ! Les moins bonnes phrases, un peu négligées, ont encore ce charme, elles sont toutes pleines de leur idée : Pergaud n’est jamais bredouille.

Il connaît à merveille les animaux. Il les comprend, comme il est possible de les comprendre : il ne feint pas de les comprendre davantage, il les comprend, par ce moyen, le seul que nous ayons, par le moyen de la ressemblance qu’il a trouvée entre eux et nous. Une certaine ressemblance, qui fait qu’aux mêmes signes nous devinons les mêmes sentiments.

Faute de quoi, les animaux nous sont tout à fait inintelligibles. Mais il n’y aucune raison de ne pas admettre qu’aux mêmes signes correspondent les mêmes sentiments, aucune ! Il faut pourtant ne pas négliger les différences : faute de quoi, les animaux sont de viles caricatures de l’humanité. Pergaud tient un juste compte de l’analogie et de la singularité.

Une condition de sa justesse intelligente, la voici : Pergaud ne place pas, entre les animaux et lui, une philosophie, un système ; il accueille avec simplicité les petits faits et il s’en amuse.

Il aime les animaux : il n’est pas sentimental. Pergaud sentimental ? Un chasseur ; cruel comme un autre chasseur. Il tue des animaux, cruels eux-mêmes. La nature, telle qu’il la vue et la montre, est belle et atroce… « C’était un soir de printemps, un soir tiède de mars que rien ne distinguait des autres, un soir de pleine lune et de grand vent, qui maintenait dans leur prison de gomme, sous la menace d’une gelée possible, les bourgeons hésitants. Ce n’était pas, pour Goupil, un soir comme les autres… » Goupil, le renard, est en péril : comme sont en péril les bourgeons. Les bourgeons n’osent pas sortir ; et Goupil combine ses stratagèmes. Il y a, dans la nuit, de l’incertitude. Goupil sera tué : nous aurons pitié de Goupil ; mais Goupil était un meurtrier. La mort de Goupil, c’est la vie sauve à d’autres bêtes.

Une jolie bête, la fouine. Pergaud l’appelle Fuseline… « Née d’amours fugitives à l’avant-dernier printemps, Fuseline, la petite fouine à la robe gris brun, au jabot de neige, était, ce jour-là, comme à l’ordinaire, venue de la lisière du bois de hêtres et de charmes où, dans la fourche par le temps creusée d’un vieux poirier moussu, elle avait pris ses quartiers d’hiver… » Charmante Fuseline ! Seulement, l’hiver, Fuseline bien charmante n’apaise pas sans difficulté « sa soif inextinguible de sang ». Les taillis sont déserts ; il faut aller au village et à la basse-cour, chez les poules : « Elle tranchait d’un coup de dent près de l’oreille la carotide et, pendant que coulait le sang chaud qu’elle suçait voluptueusement, elle maintenait sous ses griffes aiguës comme celles d’un chat la bestiole stupide qu’elle abandonnait, tiède, vidée, flasque, dans les derniers sursauts de l’agonie. » Voilà comment elle travaille. Puis elle s’en retourne au bois, un peu pocharde, le jabot taché de sang, la robe salie, et grosse et grasse, extrêmement gaie, Fuseline si bien charmante.

Roussard, le lièvre, est poursuivi par le chasseur et ses chiens. Cruel, le chasseur ; et cruels, les chiens. Roussard est blessé ; il se sauve à grand-peine. « Il courait comme un fou, longeant les sillons retournés, les raies de champs d’éteules, sautant les murs, faisant des doublés le long des haies, des pointes au bord des sentiers, crochant dans les murgers, s’arrêtant dans les trèfles, sentant la fatigue le gagner et ses pattes s’engourdir sous l’effet des morsures de plomb, et la nécessité de mettre entre lui et ses bruyants ennemis un dédale inextricable de voies… » Il ne sait pas qu’au-dessus de lui planent deux ennemis et le guettent. Premier ennemi, Tiécelin le corbeau. Tiécelin profite d’une défaillance du lièvre et l’attaque. Tiécelin va triompher : survient une buse géante. Elle s’empare du lièvre et remporte. La cruauté de l’homme est loin : les cruautés animales l’ont relayée. Le combat se livre dans les airs, à des hauteurs de vertige, entre la buse et le corbeau. La buse est plus forte, mais empêtrée de son fardeau. Il coule du sang, qui tombe du ciel sur la terre. Un jeune corbeau, qui était venu seconder Tiécelin, succombe : la buse, d’un coup de bec, a su le tuer. Ce jeune corbeau, Tiécelin l’aimait, comme son élève. Et Tiécelin mène un grand désespoir. Il appelle les autres corbeaux à déplorer avec lui ce trépas.

Et voici tous les corbeaux réunis autour du cadavre : « Ils se regardaient et criaient. C’étaient presque des miaulements. La langue de l’universelle douleur, avec ses modulations âpres et plaintives, pont commun où convergent tous les ramages, sortis du même berceau, nés de besoins parallèles, retrouvait, à travers le dédale des habitudes acquises et la convention consacrée, sa formule de primitive simplicité dans cette émotion profonde que tous les ailés comprenaient et écoutaient avec angoisse du fond de leurs postes terrestres ou du haut de leurs observatoires aériens… » Je ne dis pas que la phrase qu’on vient de lire soit exactement parfaite. Elle est confuse, un peu embrouillée. Elle a, dans sa confusion même et son désordre, sa beauté, une richesse et une opulence de vérité qui fait image et fait plaisir ; elle dit bien des choses, avec entrain.

Si l’on observe que Louis Pergaud prête à ses corbeaux des sentiments de deuil, un apprêt de cérémonie funèbre, une douleur de mort qu’il reprochait à La Fontaine d’attribuer aux fourmis, eh ! bien, ce qui n’est pas vrai des fourmis, ne le refusez point aux corbeaux. Ils font quelquefois des funérailles à leurs morts. « Je l’ai vu », dit Pergaud. Si vous en doutez, vous n’avez donc pas senti comme il a soin de ne pas mentir ? Et, si vous en doutez, il vous renvoie aux Mémoires d’un compagnon du bon Agricol Perdiguier.

Les animaux sont les grands amis de Pergaud. Mais il peint toute la campagne, même les gens de la campagne. S’il préfère les animaux, il ne dédaigne pas les gens ; il les peint de la même manière, avec une impitoyable justesse. Il ne les embellit pas, ne les enjolive pas. Il ne les enlaidit pas non plus, selon l’usage de ces faux réalistes qui ne distinguent pas la vérité de la laideur, ayant une fois supposé que l’« audace » est la vertu principale de l’écrivain. Facile audace, faute de goût ! Pergaud ne fait pas l’audacieux. Ni le timide ! Il se réclame de Rabelais volontiers : auprès de son maître, il a pris des leçons de bonne humeur. Il ne craint pas la grossièreté, mais il ne l’affiche pas. Il est gaillard ; mais il n’est pas cynique.

La Guerre des boutons, qu’il appelle aussi le roman de sa douzième année, est l’histoire, très abondante, bien contée, d’une querelle qui durait depuis longtemps, et l’on n’en savait plus la cause, entre un village et le village d’à côté. Les vieux l’avaient oubliée : les gamins en gardaient la rancune. Et ces gamins se font la guerre. Aux prisonniers, on arrache les boutons de leurs vêtements, de sorte qu’ils s’en vont ensuite la culotte bas. Et les parents les tarabustent. C’est drôle et c’est absurde. C’est drôle et c’est triste par une absurdité qui déconcerte l’intelligence. Ces mauvais gamins ne sont pas tout différents des animaux de la forêt. Leurs ruses ont de l’analogie avec celles de Goupil le renard. Ils manquent de douceur, d’aménité, d’une finesse qui ne soit pas malicieuse et astucieuse, méchante même. Leur langage ne leur confère aucune digne supériorité sur les bêtes silencieuses. Affreux gamins ! Mais bien vivants. Pergaud s’en amuse ; et pareillement son lecteur. Il y a là une espèce de fureur, un foisonnement de jeunesse, une ridicule exubérance et d’un effet le plus singulier.

Les paysans de Pergaud, voyez-les dans le Roman de Miraut. Miraut, chien de chasse, est l’âme de ce roman des paysans. Le maître de Miraut, Lisée : un braconnier. Sa femme, la Guélotte, une mégère. La Guélotte a pris en détestation le pauvre Miraut, bon chien pourtant. Ce qui la fâche est que Miraut tient beaucoup de place dans la maison, dérange les chats, salit le plancher. C’est principalement que Miraut mène Lisée à la chasse, le débauche, le dévergonde. À cause de Miraut, la Guélotte et Lisée font un exécrable ménage. Lisée, en outre, se grise. La Guélotte l’injurie. Des injures, l’on vient aux coups. Mais, entre le maître et le chien, l’amitié est ravissante. « Tu ne ferais pas tant de grimaces pour moi ! dit la Guélotte à Lisée ; pourtant, ce n’est qu’un chien ! » Certes, Lisée n’aime pas la Guélotte : il aime son chien. Le lecteur aussi préfère Miraut. Ce Miraut, c’est un bon chien ; la Guélotte n’est pas une bonne femme. Et puis, telle que Louis Pergaud nous la montre, la Guélotte a quelque chose d’animal ; et Miraut, quelque chose d’humain.

Lisée, qui ne se plaît qu’au braconnage, ne travaille pas. Le ménage vient à manquer d’argent. Un riche monsieur des environs offre une somme, trois cents francs au moins, de Miraut : vendre Miraut ! Lisée en a trop de peine. Il se résigne. « Quand ma chienne aura des petits, je t’en élèverai un », lui dit un voisin compatissant. « Merci, mon vieux, merci, non ! répond Lisée. C’est Miraut qu’il me faut ; je ne pourrais rien taire avec un autre ! » Quelle histoire ce fut, d’emmener Miraut ! Puis, ailleurs que chez son maître véritable, Miraut ne supporte pas l’existence. Il se sauve. Il revient ; et Lisée n’ose pas le reprendre, avant reçu les trois cents francs du marché. Miraut, le plus tristement du monde, aboie et se laisserait mourir de faim. Ce que Lisée endure, aux plaintes de Miraut, c’est un supplice.

La sensibilité de Lisée, quand il s’agit de son chien, est jolie et attendrissante. Le même Lisée houspille sa femme et, plus d’une fois, risque de l’assommer. L’aimable Fuseline, quand elle fait la guerre dans le poulailler, semble une diablesse effrayante. Le corbeau Tiécelin, si touché de la mort de son jeune ami et si attentif à célébrer son deuil, est tout de même un terrible oiseau, lâchement sauvage lorsqu’il tombe sur le lièvre blessé. Pareillement, toute la forêt, tout le village, bêtes et gens, réunissent de la gentillesse et de la férocité. Voilà les bêtes et les gens et, digne d’eux, la vie !

Louis Pergaud ne dissimule ni la férocité, ni la gentillesse. Il n’est pas l’un de ces pessimistes forcenés qui peignent la vie des plus sombres couleurs. Il ne pousse pas au noir ce qu’il a vu. On aurait tort aussi de le ranger parmi les juges indulgents de ce monde. Il a vu partout la haine et le carnage. Et ce n’est pas gai. Il a vu l’intelligence et la sottise : l’intelligence ne gouverne pas la sottise. Principalement, il a vu partout la guerre.

Or, il est tendre et bon, Pergaud ; la cruauté l’offense. Mais il ne se laisse point aller aux jérémiades. Son opinion sur la vie, comme il a peint la vie dans ses livres, je crois que sa lettre du 2 août 1914, et que j’ai citée, la résume : « Vous savez si je hais la guerre ; mais vraiment nous ne sommes pas les agresseurs… » Il y a la guerre dans le monde, dans le village et dans la forêt, parmi les bêtes et parmi les gens : l’on n’y peut rien. C’est une loi de nature : ces mots, qui ne veulent rien dire, sont les seuls qu’on trouve à dire. Et il faut se battre, sans pusillanimité, sans bavardage triste, en homme.

XI. Les romans de M. de Régnier §

Tito Bassi est un garçon de Vicence, le fils d’Ottavio Bassi, cordonnier, et de Clelia Gherambini, lingère. Il écrit ses mémoires, qui sont un roman de M. Henri de Régnier, à l’automne de l’an 1773. Son père, dont Dieu ait l’âme, était un homme qui refusait de rien connaître hors de son métier, hormis de tailler le cuir, le coudre et le clouer, manier l’alène et le marteau. Il n’avait pas de curiosité : ses sentiments, il ne les disait pas. Mais Clelia était, par un contraste périlleux, toute imagination, fantaisie et rêverie. Un bon ménage, d’ailleurs, le bonhomme étant sourd et la jeune femme étant sage. Lui, confiné dans sa besogne, elle emportée à ses chimères, ne se rencontraient pas beaucoup. Et ils s’aimaient : lui, on verra comme, pour elle, il se précipite à la mort : et elle, épouse d’un vieux cordonnier, n’est pas sûre de n’être pas la favorite du Grand Turc ou la femme du Grand Mogol.

Ce ne sont ni Ottavio ni Clelia qui forment et composent jour à jour l’âme qu’ils ont donnée à Tito Bassi ; Ottavio veille seulement à ses chaussures, les veut solides et commodes ; Clelia ne veille qu’à son linge, le veut propre et fin. Son enseignement, Tito le doit à un excellent prêtre, et savant, l’abbé Clercati, ami de ses parents, dont il approuve la piété, la vertu, les obligeants cadeaux, soit d’une paire de fameux souliers, soit d’un élégant rabat de lingerie. L’abbé Clercati s’est promis de faire de Tito un latiniste. Mais l’éducatrice de Tito, ce fut sa ville natale, Vicence belle et charmante avec les deux rivières qui lui sont « une ceinture d’eaux vives et fraîches », avec ses vergers et ses vignes, avec les dômes de ses églises, avec sa basilique palladienne et avec toute la parure de pierre dont l’a ornée le génie de son divin Palladio, avec la dignité gracieuse que la nature et l’art ensemble ont accomplie en elle comme un chef-d’œuvre. Et, le propos de M. de Régnier, ce fut de montrer, dans son Tito, Vicence.

Il s’est plu, maintes fois, à de telles analogies d’un personnage qu’il invente et d’une cité qu’il a vue : et Venise, et Vérone, et Paris ont, parmi ses romans, je n’ose dire leurs symboles, au moins leurs vivantes images. Les cités, et aussi les époques. Du reste, ce n’est pas qu’il prétende illustrer là une théorie du genre de celle que Taine a formulée et qui, d’un être, fait le produit d’un temps et d’un milieu : non pas cette théorie, non pas une autre. Aucune théorie, certes. Et, afin qu’on ne soit pas tenté d’en chercher une où il n’a cherché qu’une image à dessein combinée, il a soin de noter, autour de l’image, les éléments de vérité qu’il n’utilise pas. Ainsi, vers la fin de Romaine Mirmault, il y a Viterbe, ville farouche, plus vieille que la Renaissance et le Moyen Age ; ville aux maisons tassées et refrognées, et ville où le bruit des fontaines dans les vasques n’interrompt pas le silence ; ville de passions tragiques et muettes. Et le prince Alvanzi, lequel, ayant tué le fat que la beauté de la princesse Alvanzi rendait éperdu d’amour, demeure à consoler en son palais pareil à une citadelle sa femme déraisonnable, voilà Viterbe. Mais, dans les rues de Viterbe, Romaine Mirmault ne rencontre que bonnes gens voués à l’ennui provincial et qui usent paisiblement leur vie quotidienne. À Vicence, tous les garçons ne sont pas de la même sorte que Tito Bassi. Quantité de polissons s’y démènent comme où l’on voudra, inattentifs à la poignante leçon de Vicence. Tito avait le privilège d’une sensibilité qui le prêtait à la persuasion du paysage et des monuments ; et il avait sa méditation puérile devant le palais Vallarciero, magnifique et mystérieux.

L’héroïsme qui est épars dans l’air de Vicence, Tito l’a recueilli. Et, dans Vicence plus riche de souvenirs que de réalité, dans Vicence qui, dès le moment où cet enfant y grandissait, n’était plus au bel état de sa prospérité, laissait tomber en désuétude sa splendeur ancienne et courte, en pauvreté son faste, les velléités que Tito attrapera ne seront que d’héroïsme vain, manqué.

Le palais Vallarciero dresse, en face de la boutique où Ottavio tape sur le cuir, où Clelia brode et badine, dresse la masse énorme et la majesté de ses murailles, ses colonnes plates, ses statues, ses hautes fenêtres. Clelia jadis, étant au service de la comtesse, le connaît, ce beau palais. Tito en regarde les dehors, la grande porte, le va-et-vient de valets, d’abbés, de gens de toutes sortes, les carrosses qui amènent la compagnie et parfois emmènent le comte et la comtesse : à travers les glaces, Tito aperçoit leurs visages, leurs perruques, spectacle admirable et qui lui fait battre le cœur. Il attribue au comte et à la comtesse de Vallarciero des aventures que ces personnes étonnantes ne soupçonnent pas, à lui-même des aventures qui ne sortiront pas de ce petit domaine où il est le maître du gai mensonge. Pour que le comte et la comtesse de Vallarciero fussent avertis de savoir qu’il existe et qu’il a nom Tito Bassi, quel exploit le tente ? Une prouesse qu’il ne réussit pas à concevoir assez extraordinaire. Une nuit, comme Tito allait à ses quatorze ans, le palais brûle. Un divertissement que le comte et la comtesse donnaient à la noblesse de Vicence et des alentours fut cause qu’on alluma lampions, girandoles et torches de résine. La fête finie, tard après minuit, les fenêtres s’éteignirent ; et puis elles s’embrasèrent soudain. Les vitres qui éclatent, la fumée qui monte, les craquements, les effondrements ; et Tito de crier : « Le palais Vallarciero est en feu ! » La grande porte du palais s’ouvrit ; et parurent le comte et la comtesse, elle un bonnet de lingerie sur ses cheveux, une mante sur ses épaules, et lui en robe de chambre, un foulard de l’Inde noué à la tête remplaçant la perruque : tous deux, en leur costume imparfait, superbes aux regards enchantés de Tito. Ils se réfugièrent dans la boutique du cordonnier, qui les fît asseoir, tandis que Clelia les saluait de révérences. Mais la comtesse avait oublié, dans la fureur de l’incendie, son carlin chéri Perlino ; et de crier et de se lamenter : Perlino. Perlino ! Clelia baise la main de la comtesse ; et elle s’élance. Ni la foule, ni les sbires du podestat ne la retiennent. Elle va sauver Perlino. Tito la vit s’engouffrer dans les flammes. Et Ottavio s’élança, non pour le carlin, mais pour sa femme. Le carlin fut sauvé. Ottavio et Clelia périrent. Tito fut orphelin et, dans son deuil aussi, fut déçu de lui-même : il n’avait pas saisi l’occasion si glorieuse.

Après cela, il est, sous l’indulgente discipline de l’abbé Clercati, ce jeune latiniste qu’on voit, sur les pentes du Monte Berico, sous les ombrages, méditer Virgile et Cicéron, les yeux baissés ; mais on ne voit pas que sa pensée est toute bouillante d’une activité secrète. Le soir, quand il épie la minute où la beauté de Vicence va se noyer dans l’ombre, il suppose Vicence aux prises de ses ennemis et délivrée par lui, Tito Bassi, qu’une foule en délire acclamera, fera passer sous des arcs de triomphe, l’épée à la main, conduira même jusqu’à la basilique, où le podestat, timide et plein de gratitude, lui mettra aux tempes la couronne de vert laurier.

Mais, un jour qu’il se promène sur la route de Padoue, un cavalier s’approche, au galop. Tito se jette aux naseaux du cheval, saisît la bride. Il est traîné dans la poussière. Il a sauvé cet imprudent. L’imprudent le remercie avec des injures : de quoi se mêle-t-il, d’arrêter les chevaux quand on s’exerce à la course ? il a failli désarçonner un milord. Une autre fois, un moine qui mendie de porte en porte, la besace vide, se débat contre un chien furieux qui déjà tire sur un pan du froc. Tito n’écoute que son courage et, d’un bâton, tue le chien. C’est beau ! Une semonce du moine le récompense : pourquoi entraver les desseins de la Providence ? et, si Dieu voulait que sa créature pâtit sous les crocs du molosse. Tito n’avait point qualité pour intervenir en de tels projets. Tito s’attriste, jusqu’à une circonstance heureuse où il débite au comte et à la comtesse de Vallarciero une harangue latine, joliment redondante, et célèbre leurs noces d’argent. L’assemblée est nombreuse. Il y a là un gros homme, le seigneur Alvise Alvenigo, personnage nouveau de ce roman. Vous ne l’attendiez pas ? l’auteur n’avait pas du tout préparé sa venue ? « Je me suis borné, en cette occurrence, à suivre l’exemple de la vie, qui ne nous ménage pas les surprises… » Le seigneur Alvise Alvenigo, d’une illustre et puissante famille vénitienne, est un grand amateur de théâtre et fin connaisseur en matière de tragédies où l’histoire et la table se joignent pour le contentement subtil d’un lettré. Sa Seigneurie n’a guère apprécié les fadaises latines de Tito : mais la voix de Tito l’a transporté d’un si fougueux enthousiasme qu’il annonce que Tito est le fils de son cœur et de sa pensée, qu’il saura lui léguer tous ses biens, en échange de quoi Tito sera le plus fameux tragédien moderne, le Roscius moderne de Vicence et, notamment, sera César dans une tragédie du seigneur Alvenigo. À la Rotonda, qui est le séjour de ce toqué, Tito est César toute la journée : il en a le costume ; et il a aussi l’emphase qu’on prête aux héros de l’ancienne Rome depuis que sa grandeur est passée. À Vicence, il y a ce charmant théâtre, le chef-d’œuvre de Palladio, où le décor imite les rues et les superbes édifices de Vicence et, par le stratagème d’une perspective savante, réunit le double agrément de la petitesse et de l’étendue. C’est là que Tito se révèle en César ; c’est là qu’il devient, par le faux et tant séduisant prestige de la scène, ce qu’il a rêvé d’être. Vicence l’attend, Vicence l’écoute… Et Vicence éclate de rire ! Ce tragédien qui fait rire, le seigneur Alvise Alvenigo le maudit, l’appelle César imbécile et fils de savetier, misérable idiot.

Ce tragédien qui fait rire ne serait-il pas un comédien ? C’est tout de go l’idée du signore Capagnole, chef d’une troupe, et qui l’engage : « Divin Tito, sèche tes larmes ; le coup de pied que tu viens de recevoir est le signe de ta vocation ! » Tito sera le bouffon Scarabellin, dans un théâtre de toile et de planches, à Bergame, pour la foire de la Saint-Alexandre. Farces et parades : le César outragé sera jovial sous la bastonnade et les taloches ; il sortira d’un pâté de carton, fera des cabrioles. Sa rancune et la drôle de tête que son chagrin présentera aux moqueries d’Arlequin, de Brighella, de Pantalon, voilà tout le secret de son génie comique. Il est, avec fureur, le fameux bouffon Scarabellin, Et il aime une petite Pierina, de Ferrare, jolie et telle qu’il n’est rien de plus vil et mutin que cette Pierina, Il lui raconte ses déboires : et l’on débute ainsi, quand on a l’âme généreuse et naïve ; les sourires, les moues de Pierina le ravissent de tendresse et d’ardeur. Il enlève Pierina. Elle est jolie, coquette aussi. Les galants l’assiègent : elle n’est pas une citadelle farouche. Les aventures vont leur train. De sorte qu’à Vicence, où la troupe du signore Capagnole a porté son tréteau, sur la piazza dei Signori, à l’heure des sorbets, Tito saisit maladroitement l’occasion d’une querelle. D’un couteau à peler les citrons, ne va-t-il pas tuer Pierina, qui pousse un cri ? Les sbires du podestat s’emparent de Tito, l’enferment dans une étroite cellule. « Ah ! mon pauvre Tito !… » Pas du tout : désormais, on ne rira plus de Tito Bassi le bouffon !

Le podestat de Vicence est maintenant le seigneur Alvise Alvenigo. Et Tito sera pendu. Le poète sifflé de César se venge. Eh ! tant mieux : Tito se hausse à la dignité de son infortune. Pierina trop légère, il ne la hait pas : elle lui a donné d’être un héros, enfin !… Sur la piazza dei Signori, la potence est levée. Il y a, dans un concours de peuple, Sa Seigneurerie et qui, énorme et goguenarde, fait au condamné un signe aimable de la main. Tito se détourne : et il ne songe qu’à montrer qu’il sait mourir. Il n’est pas sans remarquer l’humeur allègre de la foule ; et il n’est pas sans remarquer la jeunesse, La taille menue et fine du bourreau, le capuchon qui dissimule son visage, la délicatesse des mains qui lui passent au cou la corde de chanvre. Il veille à bien se tenir. Mais, du capuchon fuse un rire clair ; et la foule éclate de rire. Le bourreau, c’est Pierina. Et la cérémonie de pendaison, ce n’est qu’une comédie un peu rude organisée par le seigneur Alvise Alvenigo, lequel se frappe le ventre de ses deux mains et mêle sa joie ironique aux ovations de la populace. Le poète sifflé de César bafoue son triste Roscius et lui inflige le châtiment d’être comique dans les apprêts sinistres de la mort. Au théâtre de Palladio, Tito avait manqué son entrée : sur l’échafaud de la piazza dei Signori, Tito vient de manquer sa sortie. Bref, Tito a la vie sauve, au prix de son héroïsme ; et il sera ce qu’il était, au détriment de ce qu’il a souhaité d’être.

Il fallait raconter ce roman, bien que l’analyse le gâte. Certains romans, on en dégage l’idée philosophique ou morale, on en montre le témoignage de réalité. Cette fois, tout n’est que récit. Le plus gracieux récit, le plus attrayant, varié d’incidents qui en renouvellent sans cesse la surprise aimable, et traversé de personnages, les uns drôles, les autres si touchants, qui évoluent, disparaissent, reviennent et, dans le costume de leur pays et de leur temps, sur le théâtre antique et renaissant de Palladio, jouant la comédie éternelle, la jouent plaisamment, pour qu’on en rie et pour qu’on en rêve.

Un récit : quelques romanciers ne se souviennent pas toujours qu’un roman, d’abord, est un récit. Plaisant : beaucoup d’écrivains oublient volontiers que la littérature est, d’abord, un plaisir ; faute de quoi, elle sera maintes belles choses, tout ce que vous désirez, et risquera de n’être plus la littérature. L’œuvre de M. de Régnier, son œuvre entière et ses romans, est là pour rappeler aux imprudents ces vérités principales. Il aime à conter ; il aime moins à épiloguer sur son art. Cependant, il a formulé, à l’occasion, le précepte de son plaisir. S’il donne les Rencontres de M. de Bréot, qui sont de joyeuses rencontres, il avertit son lecteur de ne se point mettre martel en tête : « Je n’ai jamais, en écrivant, cherché quoi que ce soit d’autre que le plaisir délicieux d’une occupation inutile. » Le Roman d’un jeune homme sage ressemble à ses ouvrages les plus divers, en ce qu’il ne provient, comme eux, « de rien d’autre que d’un même goût, qui m’est naturel, de me divertira des événements et des personnages ». Sur le Plateau de laque, voici de « brefs épisodes observés sur la vie ou inventés d’après elle, et qui n’ont d’autre prétention que de divertir par leurs figurines ou d’amuser par leur arabesque ». Au lecteur de la Canne de jaspe, cet avis : « Je ne sais pourquoi mon livre ne te plairait pas. Un roman ou un conte peut n’être qu’une fiction agréable. S’il présente un sens inattendu au-delà de ce qu’il semble signifier, il faut jouir de ce surcroît à demi intentionnel sans y exiger trop de suite et en le considérant comme né fortuitement des concordances mystérieuses qu’il y a, malgré tout, entre toutes choses… Il y a là des épées et des miroirs, des bijoux, des robes, des coupes de cristal et des lampes, avec, parfois, au dehors, le murmure de la mer ou le souffle des forêts. Écoute aussi chanter les fontaines. Elles sont intermittentes ou continues ; les jardins qu’elles animent sont symétriques… Fais le tour des bassins. Parcours le labyrinthe, fréquente le bosquet et lis mon livre, page à page, comme si, du bout de ta haute canne de jaspe, promeneur solitaire, tu retournais, sur le sable sec de l’allée, un scarabée, un caillou ou des feuilles mortes… »

La Canne de jaspe est le recueil des premiers écrits en prose qu’ait donnés M. de Régnier. Il contient Monsieur d’Amercœur, le Trèfle noir et les Contes à soi-même. Il a paru en 1897. Deux ans plus tôt, le Trèfle noir offrait déjà quelques-unes des lignes que je viens de citer. Et, sans doute, on y apercevra l’influence de la pensée littéraire qu’on nomme symboliste et à laquelle l’auteur était alors plus attaché qu’ensuite, je crois qu’ensuite les théories de littérature ou, plutôt, d’école l’ont importuné : les théories ne favorisent pas à merveille le plaisir de la littérature. Mais, détaché ou non de l’école, M. de Régnier n’a méconnu jamais, et non plus maintenant que naguère, et non plus dans l’Illusion héroïque de Tito Bassi que dans la Double maîtresse et même dans le Trèfle noir, cette vérité que les poètes symbolistes ont bien vue, s’ils ne l’ont pas tous interprétée à merveille : une œuvre d’art est un symbole. Non pas une allégorie : un symbole. Et s’il y a de magnifiques allégories, en tout cas le procédé de l’allégorie est un ornement, vain le plus souvent : l’allégorie, analogue au rébus, met en un langage difficile ce qu’on aurait vite fait de dire en termes simples. Mais le symbole est, dans les arts, dans la littérature notamment, l’expression des sentiments et des idées qui ne se laissent pas définir ou étiqueter d’un mot cru. Stéphane Mallarmé voulait que l’art fût « une allusion à la vie » : le symbole est une allusion aux sentiments, et aux idées que la vie suggère. Sans lui, toute une part de la réalité serait sans voix, serait comme si elle n’était pas. Avec des couleurs, des lignes, des sons, des mots, l’artiste copie la réalité : il ne la copiera pas toute, s’il ne dépasse aucunement l’évidence première ou l’apparence et néglige, comme disait l’auteur de la Canne de jaspe, ces « concordances mystérieuses qu’il y a entre toutes choses ». Les ouvrages de M. de Régnier, ses romans à l’égal de ses poèmes, sont tout pleins de ces concordances, autrement dit sont des symboles, ne les traduisent pas, ne vous invitent pas à les traduire, vous engagent à en aimer les grâces au dehors, l’étrangeté plus au fond.

Tito Bassi, un symbole ? Tito Bassi est un garçon qui se rêve une destinée, qui en accomplit une autre. Il est aux prises, lui chétif, et tout sublime qu’il se veuille, avec les hasards. Les hasards ne sont, à l’égard de Tito, que des coïncidences. Mais si, dans la rencontre de Tito et des hasards, les hasards n’en savent rien, Tito médite ; et la méditation de Tito suffit à donner une âme au destin. La présence d’une âme fait, de la réalité apparente, un symbole ou, si l’on veut, une rêverie.

Les romans de M. de Régnier sont ainsi des rêveries, qui se posent sur la réalité, non sur tome réalité : il la choisit belle et amusante. « Il y a là des épées et des miroirs, des bijoux, des robes, des coupes de cristal et des lampes… » et des paysages d’Italie, et les monuments les plus parfaits de l’architecture, un luxe délicat, la plus élégante habitude. Aucune vulgarité n’est admise. Le crime n’est pas refusé ; mais il faut que sa pittoresque désinvolture compense le tort qu’il fait à l’ordre calme des événements. Dans les Amants singuliers, le sang coule par trois fois, « de la gorge des deux Corcorone, du flanc de Balthazar Aldramin et du crâne défoncé, sous sa perruque grise, de ce bon M. de La Thomassière » ; pour ce recueil de trois contes gaîment tragiques, l’auteur du Trèfle noir, et qui a intitulé le Trèfle blanc les pages de ses souvenirs enfantins, imagine le nom du Trèfle rouge. Et les propos, dans tous ses romans, admettent la vivacité du mot, sa verdeur ; mais ce n’est point, de ses personnages, façon canaille : c’est gaillardise et rehaussée de quelque cynisme ou fière loyauté. Si les choses vont un peu loin de ce côté-là, M. de Régnier les autorise d’une ligne qu’il emprunte à Mme de Maintenon, prudente personne, et qui écrivait : « Un peu de crapule se pardonne en ce temps-ci… » Quel temps ? Celui de Mme de Maintenon, qui est aussi celui du roman que couvre cette épigraphe, Le bon plaisir. Quel temps encore ? Le nôtre. Et la similitude ainsi proposée nous invite à nous rappeler qu’une certaine liberté du langage, mais surveillée, n’est pas d’hier et est le ton de qui, chez nous, parle franc.

M. de Régnier a demandé à maints pays et à maintes époques, à l’Italie surtout, mais une fois à l’Orient et à la Chine, et à la Renaissance italienne, et au Grand siècle et au plus doux des siècles, longtemps le plus doux, le xviiie, le décor et les héros de ses récits. Du reste, il ne se flatte d’être, quant à la Chine, un voyageur, ni jamais un archéologue, ni aucunement un archiviste. Il s’accusait, en accueillant à l’Académie M. Pierre de La Gorce, de n’avoir consulté ordinairement que « les archives de sa sensibilité », non « les documents sur lesquels se fonde la science du passé ». Mais la science du passé, même appuyée sur tous les documents, n’est-elle pas un art, et principalement l’art de pressentir ou deviner ? Depuis qu’Henri Poincaré a dit et a prouvé que, dans les mathématiques, la qualité maîtresse est l’imagination, les autres sciences nous paraissent moins inhumaines, se rapprochent de nous ; et la science qui est le moins science, ou l’histoire, nous devient plus traitable et familière. Il y a plus d’histoire ou de vérité ancienne, il y a plus de passé, dans le Bon plaisir, dans les Rencontres de M. de Bréot, dans les Petits messieurs de Nèvres, que dans ces gros volumes où tant d’érudits mettent à sécher et à perdre l’odeur et la sève les feuilles ou les fleurs d’autrefois. Il aime « le passé vivant » : c’est le titre d’un de ses romans. Il aime le passé de n’être pas mon, mais de durer, en quelque manière, jusqu’à nous, après nous, et d’avoir pris son caractère d’éternité. Le passé est déjà une œuvre d’art ; et le symbole en serait, à Versailles, le Louis XIV du Bernin : « Ce roi de pierre, sur son cheval au galop immobile, ne dirait-on pas le Passé courant après le Présent ? » Il court et ne bouge pas. L’art aussi éternise, immobilise ; l’art est de résister contre la fuite incessante de tout, contre le gaspillage et la perte des minutes, contre le temps, contre la mort, contre l’oubli, seconde mort après la mort. Un personnage du Passé vivant regarde un pastel de La Tour, un fragile visage à la double expression spirituelle et passionnée : « Le peintre avait saisi le passage de l’une à l’autre. Il avait rendu immuable un moment de vie fugitive… » L’auteur de la Double maîtresse avoue qu’il est surpris d’avoir écrit « ce singulier roman » qui l’importunait, qui s’imposait à lui et qui enfin sut le contraindre : « Cette hétéroclite figure de M. de Galandot m’est, si souvent et avec tant d’insistance, apparue à la pensée que j’ai ressenti le besoin de me l’expliquer à moi-même. Je lui ai inventé une vie pour l’écarter de la mienne et j’ai pris ensuite le parti de le faire connaître aux autres pour mieux parvenir à l’oublier… » Disons, pour consentir à l’oublier. Une idée qui tend à devenir œuvre d’art est une idée qui cherche sa sécurité : elle ne l’a point dans nos âmes perpétuellement remuées, inquiètes et qui font, à chaque instant, plus de mort que de vie ; elle l’a quand elle a pris hors de nous sa forme la plus parfaite. Les deux Corcorone de la Femme de marbre sont deux cousins qui aiment également, mais l’un fougueux et l’autre doux, une petite Giulietta. Et Alberto le fougueux aura la belle ; Conrado, qui est doux, l’image en marbre de la belle. Ensuite, aux premiers feux de l’été, se répand une contagion sur les bords limoneux du Motterone ; chaque jour, les cloches sonnent des trépas : et Giulietta meurt. Alors, Alberto, qui plaignait Conrado et le méprisait de son amante en marbre, lui envie cette amante immortelle ; et, devant la statue, les Corcorone sont deux rivaux qui s’entretuent. Le statuaire avait conté ainsi son histoire à lui : « Un jour, ma maîtresse m’embrassa avec un geste si charmant que je voulus en fixer le souvenir ailleurs qu’en ma mémoire. Celle des hommes est si incertaine que même les images qui l’ont le plus délicieusement émue y sont brèves et fugitives. C’est de l’expérience de cette fragilité que sont nés les arts, et du désir de rendre durable par eux ce qui, sans leur aide, n’est que passager… ». Un jeune homme, qui s’attendrit sur la beauté d’un paysage ou d’une idée, en fait part à sa bien-aimée, puis, comme il est dit dans la Maison du berger, « se regarde au miroir d’une autre âme » : c’est la première illusion, de présumer plus fidèle et sûre une autre âme. Le sentiment de la frivolité qui est dans toutes les âmes vous mène au désir de l’art, qui est un amour plus impassible et non, comme l’amour et son furtif émoi, toujours menacé.

L’amour et l’art, et la menace de la mort ou de l’oubli, sont la poésie de ces romans que le poète de Tel qu’en songe écrit pour son mélancolique et fin plaisir et qui ont la grâce, effrontée parfois, des Fêtes galantes et l’indicible tristesse de l’Embarquement pour Cythère. L’amour en est le sujet, le motif, l’amour si varié ; l’amour tel que le pratiquent, au siècle de M. de Bréot, les libertins, railleurs désespérés ; l’amour à Venise, hier et maintenant ; le grand amour et l’amour futile, à Paris et dans la province ; l’amour qui rend brutal et repentant M. Le Varlon de Verrigny, sans cesse éveillé d’une bonne fortune et tourmenté de scrupules moins vifs que son entrain ; l’amour qui rend comiques M. d’Aiguisy et M. de Valenglin, prétendants malheureux et rivaux de rancune ; l’amour qui rend si pathétique en sa niaiserie le jeune Galandot, si aguichante sa cousine Julie ; et si attrayante jusqu’en ses refus Mme de Blionne qui écarte un rêveur, en lui disant : « Hélas ! monsieur, ne craignez-vous donc pas l’épreuve de la réalité ? » Mais l’amour n’est pas le tout de ces récits, comme il n’est pas, on dirait, le tout de l’existence… « N’y a-t-il pas, s’écrie la gentille Romaine Mirmault, des tas d’autres choses qui le valent bien ? Il y a le soleil, l’air, la lumière, la musique, l’amitié et la toilette ! » On lui répondrait : c’est encore de l’amour. On n’osait lui répondre, et alarmer son allégresse : il y a aussi la destinée, mais qui, d’ordinaire, ne vaut pas l’amour. La destinée est là, dans ces romans légers et inquiets et qui sont, en même temps que la tragi-comédie de l’amour, une rêverie sur la destinée.

La destinée, les beaux problèmes insolubles, parmi tant de voluptueux épisodes ?… Sainte-Beuve appelle un fou Zacharias Werner, poète et philosophe emberlificoté de mysticisme, et qui demandait aux gens : « Savez-vous ce qu’on aime dans sa maîtresse ? » On le regardait, avec décence. Mais lui : « C’est Dieu ! » Ces confusions métaphysiques ne sont pas du tout ce qu’on trouve dans les romans de M. de Régnier : la destinée dont il s’agit demeure ici-bas, se confine avec prudence et modestie en ce monde où l’affaire de vivre est déjà compliquée.

Mais, en publiant son Tito, M. de Régnier ne dissimule pas une sorte de frémissement qu’il éprouve. Ce roman fut écrit au printemps de l’année 1914, avant la date où « le bulletin de nos armées devint notre seule lecture » ; et « il se rattache à des préoccupations qui nous semblent d’un autre âge, tant leur recul s’est fait vite dans le passé » ; et la vocation héroïque de Tito est une chose qu’il faut se garder bien d’entendre au sens que le mot d’« héroïsme » a pris dans nos pensées ; enfin ce récit ne concorde pas avec « l’état où nous vivons en ce moment ». Ce récit, dont M. de Régnier note, en quelque façon, l’inopportunité, l’« anachronisme », il le donne comme « le témoignage d’une époque déjà lointaine » : cette époque depuis laquelle nous croirions que des siècles se sont écoulés. « Qu’on le prenne donc comme un des fragments de ce miroir, maintenant brisé, où notre fantaisie d’alors aimait à considérer le visage de ses rêves ! » Il y a, dans cet aveu, dans cet avertissement, un chagrin déconcerté, la peur aussi de voir anéanties, par la catastrophe et même par ses plus magnifiques résultats, plusieurs de nos raisons de vivre, et notamment l’art ou bien la littérature, qui ornaient notre vie et la vie française. On nous annonce que tout sera changé : même, nous le voulons ; il nous paraîtrait absurde et intolérable qu’un tel effort de la nation ne fût pas le commencement d’une admirable nouveauté, sensible en toutes choses. Mais la littérature ? ce que nous appelions littérature, et qui était un jeu ?… Si le temps des jeux est fini !…

Dans son récent discours à l’Académie, M. de Régnier souhaitait que fût ajoutée à la grande Histoire du second Empire, de M. Pierre de La Gorce, un tableau de la littérature à cette époque : « L’histoire d’un temps me semble inséparable de celle de sa littérature ; et, en enlevant au second Empire sa couronne d’artistes et d’écrivains, vous le privez d’une de ses plus belles parures… » Il faudra cette belle parure aussi à la France nouvelle. Mais, quant à dire ce que sera la littérature de la France victorieuse et qui travaille à conserver l’honneur et le bénéfice de sa victoire, les conjectures sont permises.

Ce qui restera vrai, c’est que la littérature, et en particulier la française, est un jeu. Cela, jadis et depuis lors. M. de Régnier, qui veut qu’un roman soit d’abord « une fiction agréable » ; et qui ne lui demande que l’occasion « de se divertir à des événements et à des personnages » ; et qui se défend d’écrire « pour une autre fin que pour l’amusement », suit l’usage de nos écrivains exemplaires, et de Racine qui répète que son objet n’est que de plaire. Et le romancier qui n’a en vue que de « conter certaines façons de vivre, soit du temps passé, soit de notre temps », continue à sa guise l’œuvre de nos moralistes. Il a mis en épigraphe à l’un de ses livres, les autres la méritent, cette opinion de Mme de Sévigné : « C’est une plaisante étude, que les manières différentes de chacun. »

La littérature, dans notre pays et aux époques les meilleures, est un jeu. Certes, on peut, en plusieurs conjonctures, l’utiliser à divers emplois. Ce fut, en général, le malheur des temps qui l’exigea, ou le permit, quand les législateurs, les savants et les capitaines avaient la tâche lourde et risquaient de n’y point suffire. La littérature alors veut servir. Il arrive qu’elle y parvienne. Il arrive aussi qu’elle ait à se repentir de n’être pas restée, inutile sans doute, au moins anodine.

En tout cas, l’œuvre romanesque de M. de Régnier, si parfaitement fidèle à nos traditions littéraires, belle et délicieuse et, avec tant d’esprit, toute pensive, a en elle, pour ainsi parler, son « privilège ». Elle peint la France, notre goût, nos habitudes de regarder la vie, habitudes qui remontent loin et qui ont, de leurs siècles accomplis, leur valeur et leur charme. Elle montre bien le passé dans le présent, la continuité dans l’invention même et la soudaineté apparente. Elle est un hommage à la durée de ce pays dont l’âme se développe sans perdre jamais ses grâces de la veille. Elle vient de nos origines ; elle a traversé tous nos âges. Elle est de chez nous. Elle a voyagé ; elle a été en Italie, comme y allaient, ou en Espagne, nos poètes de la Renaissance et du Grand siècle, pour y augmenter son trésor, et non pour s’y dénaturer. Elle fleure l’ancienne France, que veuille perpétuer la nouvelle !

XII. M. Édouard Estaunié §

M. Édouard Estaunié est un romancier qui ne se dépêche pas. Il a mis une trentaine d’années à écrire une douzaine de romans. Ajoutons un recueil d’« impressions de Hollande », Petits maîtres : voilà, quant à présent, toute son œuvre d’écrivain. Par ailleurs, il est homme de science et administrateur. Sans doute, la science et l’administration lui ont-elles pris beaucoup de temps. Mais je ne crois pas qu’il ait souhaité de donner plus de livres et de les donner plus vite. Son œuvre se développe avec la lenteur et la noble gravité d’une méditation digne d’occuper toute une existence ; à chacune de ses étapes, on remarque et l’on admire une acquisition de pensée. Cette œuvre courte et sans fatras, riche de sentiments et d’idées, est toujours en chemin, toujours en quête, et ne baguenaude pas, ne se laisse pas divertir. Elle a de l’activité, de la ferveur et de la méthode.

En 1891, quand préludait M. Édouard Estaunié, le réalisme régnait encore. Mais il régnait depuis longtemps et l’on était un peu las de lui. Surtout, on était las de ses vieilles audaces et de son romantisme suranné. L’on cherchait une autre sorte de réalisme, plus vrai et qui se contentât de peindre, comme l’inscrivait Maupassant à la première page d’Une vie, « l’humble vérité ». M. Estaunié publia Un simple, roman d’un jeune garçon qui s’aperçoit que sa mère n’est pas digne de sa tendresse déférante et qui se tue. L’année suivante, il publia Bonne Dame ou l’histoire d’une mère qui, de sa fille bien-aimée, ne reçoit pas sa récompense de tendresse. Dans les deux romans, la péripétie est extrêmement peu compliquée. Il n’y a guère d’incidents que médiocres et vulgaires : ce n’est pas là ce qui intéresse le lecteur, mais la souffrance des personnages qu’il a fallu qui fussent très charmants pour gagner notre amitié plutôt que notre curiosité. L’auteur a su nous attacher à eux : lorsque le petit Deschantres va passer son baccalauréat, nous redoutons vivement son échec ; et nous accompagnons avec chagrin la bonne Dame qui, ayant tout donné à sa fille ingrate, se retire dans un asile de vieillards. Cependant, nous n’évitons pas de nous apercevoir que la peinture de la vie terne et ennuyeuse, même délicatement faite, ennuie un peu. L’auteur aussi s’en est aperçu. La seconde partie d’Un simple n’est pas simple comme la première : le drame caché se déclare et aboutit à des scènes violentes ; un suicide est le dénouement. Peut-être M. Estaunié n’approuvait-il plus ce dénouement dès l’année suivante : sa bonne Dame finit mieux que son petit Deschantres et le roman garde jusqu’à la fin la même couleur grise ou, du moins, tâche de la garder. Quelquefois, l’auteur a manqué de très subtile habileté. Au moment où la bonne Dame, ayant marié sa fille, devient jalouse de son gendre et jalouse de l’autre belle-mère, elle crie beaucoup trop fort. C’est difficile de peindre gris sur gris : l’auteur a mis du noir et, par endroits, du rouge un peu désagréable, dans ces deux livres de ses débuts et qui ont pourtant de jolies qualités, une intention plus exquise que la réussite.

Il semble que M. Estaunié ne fût satisfait ni d’Un simple ni de Bonne Dame, et qu’il ne voulût pas continuer ainsi. Après Bonne Dame, il ne publiera de roman que quatre ans plus tard, et un roman bien différent, L’Empreinte. Dans l’intervalle, il est allé prendre conseil de ces réalistes parfaits, et amusants, les peintres hollandais. Le petit volume qu’il a consacré à Brauwer, à Terburg, à Gérard Dow, à Pieter de Hooch, à Van der Meer, est délicieux d’intelligence et de sensibilité ; puis on y voit comment un romancier peut consulter les peintres sur un art qui est le leur et qui est le sien, l’art d’interpréter la réalité. Il ne suffit pas de la copier ; il ne convient pas de l’embellir au moyen de faux ornements : il faut découvrir et montrer l’âme qui est en elle.

Et, tandis que M. Estaunié regardait avec soin les petits maîtres de Hollande, il inventait pour son usage plusieurs des idées qu’il n’était pas encore tout prêt à utiliser, mais qui plus tard, et des années plus tard, lui revenant à l’esprit, seront la substance nouvelle de ses romans.

Il y a, au musée de La Haye, le portrait de Terburg ; un visage long, le nez droit, la bouche grande et sans lèvres, le menton fort et d’une seule pièce, la physionomie glaciale : un puritain. « Profil et maintien de prédicant, silhouette raidie et prétentieuse d’homme de robe… Point de gaieté ni de charme… La bouche ne parle pas. Le regard n’interroge pas. Le personnage pourrait être un reclus de Port-Royal, un pasteur Gomariste, ou un conseiller au Parlement : c’est Terburg ! Et voici que devant ce portrait, je me rappelle, stupéfait, l’œuvre délicieuse du peintre, toute en attraits mystérieux, en grâces déjà minaudières. » L’œuvre ne ressemble pas au peintre et lui ressemble si peu qu’on vient à se demander si le portrait de La Haye ne trahit pas le modèle. Mais voilà résoudre la difficulté trop aisément. Nous avons ce témoignage et croyons que tels furent le visage austère et le maintien très guindé de ce Terburg. Alors ? « La Hollande intolérante et puritaine, qui était la Hollande de son temps, a pu jeter sur son épaule le manteau noir qui l’assombrit. Quoi qu’on veuille, son âme n’est point là. » Où est son âme ? Dans son œuvre. Ainsi Terburg, tel que l’ont vu et l’ont connu ses contemporains, ses camarades et peut-être ses amis, ne ressemblait point à son œuvre, laquelle dut ressembler à son âme. Les gens ne ressemblent point à leurs âmes ; et leur vie apparente n’est point l’image de leur vie intime et profonde. Cette remarque est un avertissement précieux pour le romancier réaliste : s’il l’a bien entendue, il se méfiera des apparences. Et, une quinzaine d’années après la publication des Petits maîtres, où elle est notée d’abord, elle animera toute la philosophie du livre le plus singulier de M. Estaunié, le roman de La Vie secrète.

En regardant les réalistes hollandais, l’auteur des Petits maîtres s’est aperçu de l’impossibilité où l’on est de comprendre et de juger un tableau par les seuls procédés de la science. Or, à cette époque, il y a une trentaine d’années, on crut que la science offrait la clef, le passe-partout, de la critique. Émile Hennequin venait de publier sa théorie de la Critique scientifique et deux essais d’application, sur les « écrivains francisés » qui étaient à la mode, les Russes principalement, et sur « quelques écrivains français », Victor Hugo, Gustave Flaubert, Zola, les Goncourt, Huysmans et d’autres. « Non, la critique n’est pas et ne peut être une science », répond M. Estaunié, qui est un homme de science, qui restera un homme de science et qui seulement ne veut pas embrouiller toutes choses. L’œuvre d’art ne relève pas de la science. Et, comme on a vu l’auteur des maîtres considérer que l’œuvre d’art et l’âme de l’artiste sont toutes proches et ressemblantes, c’est la connaissance de l’âme ainsi que l’interprétation de l’œuvre que M. Estaunié retire à la science ou à l’esprit de géométrie pour la donner à l’esprit de finesse. Les romanciers réalistes comptaient sur la science, avaient confiance de lui emprunter leurs méthodes, qu’à tout hasard ils appelaient méthodes expérimentales, et enfin se vantaient de collaborer à une enquête scientifique sur l’homme et les sociétés humaines. L’auteur des Petits maîtres est désormais averti de renoncer à de si imprudentes prétentions.

Quand il retourne au roman bientôt, L’Empreinte et Le Ferment révèlent un écrivain que ses deux premiers romans n’avaient point annoncé. Ni Un simple ni Bonne Dame ne sont écrits à la perfection ; le style a de la gaucherie, de la négligence : et l’on dirait qu’auprès de Terburg, de Brauwer et de Van der Meer, qui savaient si bien leur métier, M. Estaunié s’est avisé d’apprendre le sien, d’en avoir l’amour et le souci religieux. Soudainement, le voici maître de ses mots et de sa phrase. Le voici peintre à son tour, peintre des gens et des objets, peintre de l’atmosphère, peintre de l’âme que dégage l’authentique réalité. Le roman de L’Empreinte est célèbre, On se souvient du collège Saint-Louis de Gonzague et de ce jeune homme alarmé que charment la discipline et l’extase, que tente la vie émancipée et que ramène à Dieu l’enchantement des messes matinales, ce Léonard Clan, docile et révolté, curieux d’une liberté dont il ne sait plus rien faire : Stendhal l’aurait aimé.

L’Empreinte a fait grand plaisir à divers penseurs véhéments qui ont vu, dans ce beau livre, une condamnation des Jésuites et de l’enseignement clérical. C’est rabaisser un beau livre au niveau de la piètre polémique. Léonard Clan, formé par d’autres pédagogues, savez-vous ce qu’il devenait ? Et, les autres élèves du collège Saint-Louis de Gonzague, voyez ce qu’ils sont devenus. De pauvres êtres incapables d’organiser leur vie normale dans le monde ? Pas du tout ! Léonard, au collège, avait un ami très cher, qui s’appelait Lanie. Quelques années plus tard, il le rencontre et d’abord ne le reconnaît pas. Lanie raconte à Léonard qu’un de ses enfants a la rougeole et qu’afin de ne pas répandre la contagion sa maison se tient en quarantaine : il est notaire dans une petite ville du Nivernais ; il est « affairé, honoré, bedonnant, rustaud ; ses pensées sont épaisses, son accent traîne » ; un bon notaire de petite ville. Et sans doute l’on ne conclura pas que l’enseignement des Jésuites n’est destiné qu’à former des notaires bedonnants et rustauds, dont les fils ont la rougeole : on ne conclura pas davantage que l’enseignement des Jésuites forme des rêveurs découragés et malheureux.

Si l’on voulait absolument trouver, dans le roman de L’Empreinte, la condamnation de renseignement clérical, et si l’on était sincère, il faudrait considérer Le Ferment comme la condamnation de l’enseignement laïque. Les héros du Ferment, sortis des lycées et des grandes écoles, sont des anarchistes satisfaits ou mécontents selon que leurs convoitises forcenées ont eu de la chance ou non. Gradoine, qui n’a pas réussi, se fâche, au nom de la justice. Julien, qui a réussi, serait plus volontiers conservateur, comme on l’est aussitôt que l’on a quelque chose à conserver. Mais l’étrange conservateur, en qui subsistent les fureurs de ses commencements : « Regarde-moi ! dit-il à ce Gradoine. Ai-je l’air d’un homme qui oublie ou qui pardonne ? Comme toi, je fus leurré de promesses ; comme toi, j’ai connu tous les désirs, toutes les ambitions, tous les appétits. Et rien pour les satisfaire ! une science vaine, pas un rêve, pas une de ces idées qui aident à vivre et pour lesquelles on meurt !… D’autres croient à Dieu, à l’au-delà : Dieu est inconnu, l’au-delà est une sottise, on me l’a démontré, je le sais. J’avais une famille, une maison : j’ai dû livrer la maison à de plus paysans que moi, renier ma famille pour avoir appris à la trouver vulgaire. Du moins, après m’avoir fait ainsi, la société devait m’aider et rester neutre. Tant que j’ai obéi à ses règles, elle m’a laissé pauvre ; le jour où, sautant les barrières, j’ai changé de chemin, c’est elle encore qui s’opposait à mon passage. Ah ! je la hais, autant que toi et mieux. Notre haine est pareille ; nous ne différons que de méthode ! » Gradoine accuse l’autorité de fraude, la justice de corruption, la religion de mensonge : « Autorité, justice, religion, moi j’achèterai tout ! » répond Julien. Et il ajoute : « Le seul anarchiste, le seul qui agisse vraiment, c’est moi, le lanceur d’affaires, le trafiquant d’argent, le parvenu et le jouisseur ! » Cependant, Gradoine a voulu tuer Julien ; dans le moment qu’il déchargeait son revolver, il se croyait le vrai anarchiste et criait : « Vive l’anarchie ! » car c’est le rite et l’on a le goût des cérémonies bien menées. Julien réclame et revendique ses qualités d’anarchiste plus savant : « Que l’on soit gueux comme toi ou dépourvu de scrupules comme tu m’accuses de l’être, tous, nous travaillons de même. Nous sommes le Ferment, te dis-je ! Non pas le Ferment de vie que tu croyais, mais bien le Ferment de mort, celui que les bourgeois aveugles ont cultivé et dont ils vont mourir. Reconnais-tu maintenant ta sottise ? des loups ne se dévorent pas quand le troupeau est en vue : ils se précipitent et ils pillent ! » Gradoine s’aperçut que julien, plus fort que lui, était un anarchiste plus efficace.

Les penseurs de gauche et d’extrême-gauche, à qui L’Empreinte fit tant de plaisir, Le Ferment les désola. Tant pis pour eux ! Et l’on est à constater que l’auteur de ces deux romans n’était pas un homme de parti, l’un de ces théoriciens prompts à la besogne qui croient tout sauvé si le parti est au pouvoir.

Gérard Dow, un des petits maîtres hollandais que l’auteur de L’Empreinte et du Ferment venait d’étudier, avait été l’élève de Rembrandt : Gérard Dow, si étonnamment dépourvu de génie, et si adroit, si malin, si méticuleux. Mais oui ! « Ce myope sort de l’école du prodigieux visionnaire. Durant trois ans, on lui apprit l’art du clair-obscur, la mise en relief du trait, l’étude du caractère d’après l’extérieur de l’être. Puis, ayant vu peindre le Syndicat des Drapiers, il tartina des maraîchères poupines et monochromes, des épiceries nettoyées comme des palais, et obstiné ment s’épuisa à décrire une jolie fille à joues rondes qui, toujours attifée de la même façon, pleure sa mère expirante ou rattache une volaille au garde-manger ! » Mauvais élève ? Excellent élève, au contraire, et le type de l’excellent élève ! Seulement, Gérard Dow n’a jamais cessé d’être un élève et d’appliquer des procédés : il ne les appliquait à rien, par malheur, n’ayant quasi rien du tout qui fût à lui.

Ce n’est pas à dénigrer l’éducation des Jésuites et puis l’éducation de l’État que sont dédiés les deux romans de M. Estaunié, mais à poser, je ne dis point à résoudre, le problème de l’enseignement. Un de mes amis a quitté l’enseignement, un beau jour ; et il disait : — J’avais deux sortes d’élèves. Les uns, sur lesquels je n’avais aucune influence : ils ne m’intéressaient pas. Les autres, sur lesquels j’avais trop d’influence : ils me faisaient peur !

Et c’est une terrible chose, en effet, l’influence qu’on a, d’une âme à une âme. Il faut avoir une extraordinaire certitude et la confiance de posséder l’indiscutable vérité. Puis, il faut croire que les idées, en passant d’une âme à une âme, ne se dénaturent pas et, calmes chez vous, ne vont pas se mettre à flamber dans une autre âme. Heureux Rembrandt, avec son bon élève de Gérard Dow ! Celui-là n’était pas alarmant ; celui-là ne faisait qu’appauvrir et dessécher la leçon. Mais, pour un Gérard Dow, niais et de tout repos, combien n’y a-t-il pas d’inquiétants disciples qui, d’un évangile raisonnable, font un conseil de mysticisme intempérant, de frénésie voleuse ou meurtrière ! C’est le problème de l’éducation que traite M. Estaunié, dans ses deux romans de L’Empreinte et du Ferment : c’est aussi le problème de l’idéalisme et de sa bonne santé si rare. Les idées sont extrêmement délicates, souvent malades et alors dangereuses. Notre société, soumise au gouvernement des idées, prend leurs maladies. Et concluez, si le cœur vous en dit !

Les romans de M. Estaunié, depuis Un simple et Bonne Dame, se sont enrichis d’une pensée ardente et brûlante. L’anecdote empruntée à la vie ordinaire devient une pathétique aventure dans laquelle se trouvent engagées les conditions mêmes de la vie individuelle et sociale. Ce n’est plus le baccalauréat du petit Deschantres qui nous importe, ni de savoir comment la bonne Dame souffrira que sa fille appelle « maman » la belle-mère : il s’agit d’une autre angoisse et de l’immense péril où risquent leur survie et leur durée notre époque et cet arrangement précieux, lente acquisition des siècles et leur chef-d’œuvre imparfait, la civilisation. Car tout se détraque, si la transmission des doctrines est faussée, si les croyances qui ont été des disciplines et les philosophes destinées à organiser l’ordre social tournent vite à l’absurdité.

En même temps que des romans comme L’Empreinte et Le Ferment gagnent, de leurs grands sujets, une poignante beauté, les personnages dont l’histoire y est contée sont plus vivants et attrayants. Le drame où ils font leur partie excite en eux une nouvelle intensité de passion. L’auteur ne les a point sacrifiés à l’idéologie que remuent ses livres ; mais il a incarné en eux les idées. Son propos n’était pas une controverse d’idées : il montrait comment les idées, parmi les hommes et par eux, deviennent, — du mysticisme et de la révolution ? — des mystiques et des révolutionnaires. Il n’allait point à rendre ses personnages abstraits, mais à rendre concrètes des idées.

Depuis Le Ferment jusqu’à La Vie secrète, l’intervalle est de dix années : je n’oublie pas L’Épave ; mais L’Épave n’est qu’un épisode, une première esquisse de La Vie secrète.

Avec son air guindé, son air d’austérité revêche, un Terburg dénué de sourire peint les grâces galantes, les émois de l’amour, le trouble furtif des aveux et l’imprudence du plaisir. A-t-il vécu selon l’une ou l’autre philosophie, celle que fait imaginer sa mine puritaine, ou celle que fait imaginer sa peinture voluptueuse ? Il a mené probablement deux existences, l’une que le monde a vue, et l’autre qui était cachée. L’hypocrite ? — Non pas ! Ou bien l’hypocrisie de Terburg est l’hypocrisie universelle : toute âme a une vie secrète, et qui peut être pire ou meilleure que sa vie évidente, et qui n’a presque pas d’analogie avec sa vie évidente, et qu’elle-même ignore quelquefois. Cette dualité n’est point le caractère ou la vicieuse infirmité de certaines âmes : c’est, pour ainsi dire, une loi de la nature humaine.

Aux premières pages de La Vie secrète, voici une demoiselle mûre, Mlle Peyrolles de Saint-Puy. Elle habite un vieux château. Elle est dévote et consacrée à ses manies et habitudes. Elle a toutes ses journées pareilles ; elle s’occupe de son jardin, fait le catéchisme aux enfants du village et attend que vienne le soir. Le soir, M. Lethois et le curé, M. l’abbé Taffin, partagent avec elle le divertissement régulier d’un whist. M. Lethois est un petit homme de soixante ans, à cheveux gris et coupés ras. M. l’abbé Taffin a « les joues pleines, le nez gai et le sourire constant d’un chérubin », Ces trois personnes ont la même assiduité au jeu, la même tranquillité d’humeur et semblent également préservées de tout ce qui n’est pas le trantran de leur destinée douce et morne.

Vous les voyez vivre et ne craignez pour elles que l’ennui. Elles ne s’ennuient pas : leur vie secrète suffit à les exalter, leur vie secrète qui est plus passionnée, plus chimérique et folle que nul roman de cape et d’épée. M. Lethois, qui étudie les mœurs des fourmis et, de leur examen, conclut à la négation de Dieu, des lois et de la propriété ; M. l’abbé Taffin, que mène à l’idolâtrie le culte de sainte Letgarde et qui, apprenant que cette sainte n’a point existé, va sombrer dans le nihilisme ; enfin Mlle Peyrolles, qui maternellement s’éprend d’un sien neveu avec le zèle qu’une Lespinasse accorde à ses amours : ces trois personnes, qui ont l’air si reposé, sont animées d’une étonnante frénésie. La « vie secrète » n’est point sage. Hommes et femmes, les gens que vous rencontrez « vivent des tragédies qu’on ne voit pas ». M. Lethois et l’abbé Taffin passent des années côte à côte ; une amitié mutuelle les unit : et chacun d’eux ignore son camarade. Il faut une occasion, le moindre hasard, pour que la « vie secrète » se révèle. Et elle est effrayante. « Pendant si longtemps, dit l’un des personnages du roman, moi aussi je n’ai vu que l’extérieur, des gestes. Mais aujourd’hui, comme je comprends que les âmes portent toutes un vêtement ; que, derrière la vie qu’on aperçoit, il y en a une autre qui nous épouvanterait si l’on devait la mettre à nu !… Le monde est semblable à la mer : il y a de petites vagues innombrables qui blanchissent, écument, se battent, disparaissent : mais, plus bas, les courants circulent, invisibles, et ce sont eux qui poussent les navires. Depuis hier, je suis ainsi portée, je ne sais plus où ils me mènent !… » Ces courants cachés mènent les gens et l’humanité hors des chemins que trace la juste et l’exacte raison.

Ce qu’appelle M. Estaunié la « vie secrète » a quelque ressemblance avec ce que les philosophes décrivent sous le nom de la « subconscience ». Mais cette « vie secrète » n’est pas seulement caractérisée par son mystère : elle a une réalité séparée, une logique à elle et qui dépend d’un pouvoir, caché aussi, la destinée. Ce mot, la destinée, est là pour désigner ce qui, d’ailleurs, échappe à toute analyse et défie toute prévision. La « vie secrète » est continuelle et fait son incessante besogne, mais ne se manifeste que parfois. « Durant de longs jours, on dirait qu’elle n’existe pas… On voit, durant des siècles, sur la surface unie du globe, des champs paisibles où l’homme laboure, ensemence et récolte : parce que le cycle des saisons y a commandé toujours le même cycle de travaux, ils semblent à l’abri. Soudain, pareille à une chaudière mal close, la terre s’entrouvre, un cataclysme bouleverse les sécurités séculaires et une contrée neuve remplace l’ancienne. Ainsi la vie secrète, en silence, travaille le sol sacré des âmes. Longtemps masquée par la vie coutumière, elle éclate, renverse, sauve ou tue. Révolution des cœurs que nul ne reconnaît plus : tous sont arrachés par elle aux habitudes, aux lois, à la règle. C’est l’heure unique où le Dieu passe, exalte qui lui répond et brise qui lui résiste. La vie secrète ! force redoutable qui règne au plus profond de l’âme pour forger sa destinée, mais que nul n’aperçoit ; car, enfermé dans son drame, chacun méconnaît l’autre. Tous les cœurs sont murés. Les plus proches ne se découvrent pas. Le mystère nous baigne. » Admirable page, si pleine de pensée ; dernière page d’un roman digne d’aboutir à ce dénouement philosophique ! Le tumulte des passions que la vie secrète a soulevées s’apaise dans la contemplation du phénomène surprenant.

Cette philosophie de M. Estaunié, si nouvelle, se relie néanmoins à d’autres philosophies ; car toute invention dérive d’une autre : et quelques-unes des idées de M. Estaunié continuent le thème de méditation que propose l’œuvre de M. Maurice Maeterlinck. Peut-être aussi découvrirait-on, dans les poèmes dramatiques de Robert Browning, le thème de la vie séparée et de la vie secrète. Toujours est-il que les romans de M. Estaunié modifient très sensiblement l’atmosphère morale et mentale où se meuvent les héros de l’aventure quotidienne. La psychologie ordinaire, et scientifique, ne suffit pas à expliquer tout le tracas des âmes, leur longue docilité, leurs soudaines révolutions et enfin leur extravagance. On dira que M. Estaunié ne résout pas le problème et, que la « vie secrète », une fois constatée, reste mystérieuse. Force redoutable qui forge nos destinées dans nos âmes, la « vie secrète » ne donne aucune prise à l’analyse : en l’appelant secrète, M. Estaunié n’avoue-t-il pas qu’elle échappe à son investigation ? Puis il compare les bouleversements de la « vie secrète » aux révolutions du globe : ces révolutions, qui dépendent d’une force également mystérieuse, fournissent les éléments d’une comparaison, mais ne procurent pas une solution du problème. En définitive, la « vie secrète » ne serait qu’une métaphore.

Admettons-le. Ensuite, demandons-nous si une métaphore très juste n’est pas le dernier mot de la science. Mais, pour le romancier, pour le peintre des âmes et de leurs passions, le principal est de posséder une doctrine accueillante aux phénomènes inattendus qu’il observe, et non pas une doctrine étroite où les phénomènes se rangent difficilement, ou les phénomènes indisciplinés et qui semblent saugrenus n’entrent pas. Disons que tout se passe comme si la « vie secrète » gouvernait nos destinées : ce genre de formule est de qualité scientifique ; une formule de ce genre contient une abondante vérité, constatée, puis rendue intelligible.

C’est encore une métaphore ou un symbole de vérité qui fait le titre et le sujet du roman de M. Estaunié le plus étrange et l’un des plus beaux, Les choses voient. L’auteur l’a dédié à sa mère morte ; et voici quelques lignes de cette dédicace, où le chagrin, la tendresse et l’intelligente rêverie composent une poignante parabole de vérité : « Ce livre, commence près de toi, dans la joie, dans la lumière, s’achève encore près de toi ; mais la joie s’est évanouie et la lumière est cachée. Au début, je ne voulais que demander aux choses le secret du souvenir qu’elles portent en elles… Tu vis toujours : si tu as cessé d’être visible, ce n’est pas que tu sois partie, c’est que je suis aveugle. Combien de fois déjà, croyant toucher la muraille, me suis-je étonné d’en trouver le contact si doux ? C’était toi qui me serrais dans tes bras maternels : hélas ! quand j’ai compris, j’étais revenu au centre de la pièce vide. Mais, y a-t-il des pièces vides ? Celle-ci, où tu vécus et où je vis, n’a point changé. Comme une cassolette fumante, chaque objet familier y exhale ta mémoire. L’écho de ta voix agite encore les rideaux que tu as brodés, ion amour est le vrai parfum des roses et des œillets qui fleurissent ta place préférée… » Le souvenir est une existence qui dure au-delà de la mort apparente. Les mystères de la vie secrète enveloppent la continuité des êtres qu’on a cessé de toucher et de voir. Les choses voient : si l’on suppose qu’elles voient, comme elles gardent le souvenir des êtres qui les ont eues pour compagnes de leurs journées, on peut supposer aussi que leur vision dépasse les apparences qui sont la limite de nos regards ; et l’on peut leur prêter une aptitude singulière à pénétrer jusqu’au tréfonds de la vie secrète. Dans le roman de M. Estaunié, une vieille horloge qui a compté les minutes d’autrefois, un miroir qui a reflété des visages solitaires et dépourvus de leur dissimulation la plus fréquente, un secrétaire, un portrait, les murs, les choses qui voient, qui sont les témoins de la vie secrète, racontent une histoire oubliée. Oubliée : et même on ne l’a pas sue. On a su que telle jeune femme était morte : on n’a pas su comment ni pourquoi. Une enquête plus avisée de la police aurait découvert les culpabilités, peut-être, et ce n’est pas sûr. Mais, si l’on avait appris le suicide et que cette jeune femme fût menée à se tuer par l’initiative d’une autre, alors même on n’aurait pas su comment et pourquoi cette initiative s’est déchaînée, comment et pourquoi elle a eu cette conséquence ; on n’aurait pas su le travail intime et dangereux des âmes et de leur malice mêlée d’amour, On n’aurait pas tout su : l’on n’aurait, en somme, rien su. Les choses, qui ont les regards les plus pénétrants, n’ignorent point les âmes, ce qu’elles n’avouent pas, ce qu’elles dissimulent à elles-mêmes.

Le roman de La Vie secrète marque le moment où M. Estaunié prit, pour ainsi parler, possession de son idée principale ou de sa philosophie. Le roman des choses qui voient la vie secrète et ses manigances de folie est un corollaire ou une scolie de La Vie secrète ; et pareillement le roman des Solitudes. À cause de leur vie secrète, les âmes sont, les unes à côté des autres, comme si elles étaient seules. Inattentives ou résignées, toutes sont en prison. Mal résignées ou désireuses de communiquer à leurs voisines leur émoi, elles ne font qu’apercevoir leur isolement ; et les signes qu’elles échangent ne vont pas de l’une à l’autre ou bien, dans l’intervalle, perdent leur signification, La solitude n’est pas un accident qui vous arrive et qu’il fallait éviter : elle est l’inévitable condition des âmes, le résultat de leur nature. Elle est leur supplice, parce qu’il y a aussi, dans leur nature, un désir d’amitié qui fait qu’une perpétuelle déception les tourmente. Elle est cependant leur loi et l’est à un tel point que les âmes les plus solitaires sont les plus parfaites et atteignent, dans les moments de leur solitude absolue, leur plus haut degré de puissance. La solitude les exalte : et cette exaltation, trop forte pour les âmes faibles, tue ces âmes faibles et fortifie les plus vaillantes. La solitude « est un instrument de mort, le plus redoutable qui soit » ; et l’on peut l’appeler « bête malfaisante », puis s’écrier : « Ô déchirement de la solitude !… Comme tu nous emportes loin de nous-mêmes, c’est-à-dire vers les hauteurs ! » La solitude « n’est pas seulement une force : elle est aussi l’asile profond des tendresses dépouillées. Par un jeu divin, elle qui sépare si bien les vivants, semble au contraire abattre la muraille devant ceux qui ne sont plus… Mais à quoi bon poursuivre ? Il s’agit trop ici de choses du dedans. Baissons les paupières et taisons-nous ». L’évangile de solitude aboutit à un évangile de silence.

L’Ascension de M. Baslèvre, a en quelque sorte le caractère d’une conclusion : d’une première conclusion, provisoire et qui va s’épanouir en d’autres œuvres. M. Baslèvre est un solitaire et silencieux, qui mène la vie la plus monotone et insignifiante, qui a son temps réglé de la façon la moins romanesque, la plus morne, et qui n’attend pas qu’un hasard — ou dirons-nous une fatalité ? — survienne et interrompe le cours paisible de son ennui. Un grand amour s’empare de lui, le soulève, le rend très différent de ce qu’il était, différent de ce dont il avait l’air, et pareil à ce qu’il est dans sa vie secrète. La femme qu’il a aimée, et qui ne pouvait pas être à lui, meurt et, pour lui, continue de vivre, incarnée en un souvenir plus réel que la fausse réalité au milieu de laquelle vous croyez vivre. Et cette morte lui enseigne le pardon, l’abnégation, l’éternel bonheur. « J’ai fait de toi une âme ! » lui dit cette morte. L’Ascension de M. Baslèvre est le roman du silence et de la solitude, le roman de la vie secrète, où les choses voient, le temps s’anéantit, les âmes se révèlent. Ce roman, d’une inspiration si pure et noble et qui contient — en résumé, mais en un résumé peut-être un peu succinct, — toute la pensée qu’avait amassée précédemment M. Estaunié, je ne sais ce qui lui manque : il n’achève pas l’œuvre puissamment originale de cet écrivain, l’un des maîtres de la méditation pathétique. Il en prépare de loin l’achèvement, la conclusion digne des prémisses.

XIII. Les contes de M. Pierre Mille §

Un jour, M. Pierre Mille était à Constantinople. On le mena chez un hodja. Ce très saint homme avait passé quarante années dans une petite chambre de dix pieds carrés à méditer sur les attributs et la gloire de Dieu. Il y avait quarante années que le très saint homme était là ; et il continuait sa méditation. Dans la chambre, on ne voyait pas d’autres objets qu’une écuelle, une natte, un tapis de prières et le foyer dont les cendres étaient froides. Non loin de ce réduit, le paysage est le plus beau du monde, la Corne d’Or et les collines de Scutari, les merveilles de la lumière qui joue avec l’air et l’eau. M. Pierre Mille demanda au bonhomme s’il n’avait aucune envie de regarder ces merveilles et s’il n’admettait pas que la contemplation d’une telle beauté, qui est l’œuvre de Dieu, fût en quelque sorte une prière ; le bonhomme n’aimerait-il point à sortir, à se promener et à voyager ? « De l’air patient que prend un maître avec un enfant qui ne comprend pas », le bonhomme répondit : « Pourquoi faire ? Regarde cette cendre, dans le loyer. Allah y est, puisqu’il est partout. Je regarde cette cendre. » Pareillement, on lit dans l’Imitation de Jésus-Christ : « Que pouvez-vous voir ailleurs, que vous ne voyiez où vous êtes ? Voici le ciel, la terre, les éléments : eh ! bien, c’est d’eux que tout est fait. Quand vous verriez toutes choses à la fois, que serait-ce, qu’une vision vaine ? » Jules Lemaître avait besoin de se rappeler ces maximes d’une sagesse incontestable, pour redevenir casanier sans regret, quand la lecture de Loti l’avait tenté de connaître les pays estranges et d’agrandir par ce moyen son rêve de la vie.

Or, Jules Lemaître songeait : « Loti sera un des rares hommes qui auront habité toute une planète ; moi, je mourrai n’ayant habité qu’une ville, tout au plus une province ! » Mais, le chagrin que cette pensée lui procurait, l’Imitation l’en consolait, parce qu’au surplus il n’aimait pas le remuement. L’Imitation ni les propos ou l’exemple d’un hodja qui, depuis quarante ans, négligeait de regarder le paysage de la Corne d’Or pour contempler la cendre d’un foyer toujours éteint, n’ont persuadé M-Pierre Mille, grand voyageur, et qui s’est promené par tous les chemins d’ici-bas. Il faut à la sagesse, pour nous convaincre, une coïncidence de ses maximes et de nos prédilections.

M. Pierre Mille a parcouru la « vaste terre », l’Asie, l’Afrique ; et plusieurs de ses voyages lui mériteraient le renom d’un explorateur. Il a publié quelque douze volumes de contes charmants ou admirables ; mais il est beaucoup plus fier de savoir que l’Atlas Vidal-Lablache fait, pour le Tonkin, mention d’un itinéraire de lui, dans la région septentrionale et vers la frontière de Chine. On doit compter, parmi ses œuvres importantes, deux études qu’il a données en 1899 et en 1903 aux très savantes Annales de géographie : l’une qui a trait aux Colonies juives et allemandes de Palestine, l’autre à divers projets de canaux de navigation et d’irrigation en Indochine. Ce sont de remarquables études, riches d’information nouvelle et de chiffres éloquents, dépourvues de toute ironie et de plaisante gaieté. À peine y reconnaît-on par endroit l’ingénieux écrivain dont le badinage est célèbre. Pour expliquer ce que furent, au commencement, les colonies allemandes qu’avait conduites en Palestine un Wurtembergeois nommé Hoffmann, prêcheur mystique et annonciateur du dernier jour, il les appelle des « couvents de gens mariés » ou communautés de « moines qui se reproduisent ». D’ailleurs, le gouvernement de Berlin ne négligeait pas de seconder ces colonies plus ou moins religieuses, quelques centaines d’individus qui bientôt lui seront une base d’influence. M. Pierre Mille, voici vingt ans de cela, notait l’intrusion d’un élément boche dans un pays où nous avions de bonnes raisons de nous croire prépondérants. « Peut-être la France… » ajoutait-il ; et il invitait nos maîtres à profiter de cet avertissement.

Ses études relatives au Congo belge ont encore plus de portée. Il examine l’étonnante réussite du Congo belge, puis la valeur économique du Congo français ; il montre la faiblesse de nos arrangements administratifs et insiste sur la nécessité de créer de grandes exploitations commerciales et agricoles. Il trace le plan d’une politique française coloniale, et non copiée sur la politique léopoldienne, mais qui aurait à ne pas méconnaître l’enseignement que l’expérience du voisin propose. Et, par bonheur, ce n’est pas mon affaire de discuter ses arguments et de savoir si l’on aurait dû suivre ses conseils. Mais il fallait noter ce caractère de son œuvre : elle est sérieuse et active d’abord.

Ne l’est-elle plus, à partir du moment où M. Pierre Mille, collaborateur aux Annales de géographie et l’auteur d’un essai sur la colonisation commerciale et industrielle en Afrique, devient un conteur des plus attrayants ? Certes il change de gravité. Il semblera frivole quelquefois et le sera plutôt en apparence que tout de bon. Les problèmes coloniaux n’auront pas fini de l’intéresser. Seulement il lui plaira de les traiter d’une autre manière ; et, par exemple, il chargera son magnifique Barnavaux, plein de bon sens et d’une compétence éprouvée, d’énoncer quelques-unes de ses idées, avec un dogmatisme et un entrain que l’on n’ose pas montrer comme de soi.

À la terrasse d’un petit café sis au coin du boulevard Montparnasse et de la rue du Cherche-Midi, Barnavaux, sergent d’infanterie coloniale, et M. Pierre Mille voient passer, qu’on traîne sur un fardier cahotant, la masse d’une statue énorme en plâtre et dont le sommet dépasse la cime des arbres : c’est pour le Salon d’automne. Et, symbole de la France occupée à civiliser un peuple barbare, un soldat de l’infanterie coloniale « relève de la main droite une petite négresse aux chaînes brisées, tandis que de la gauche il brandit un fusil modèle 86 ». Voilà votre portrait, dit à Barnavaux M. Pierre Mille ; et ça doit vous faire plaisir. « C’est idiot ! répondit Barnavaux ? c’est complètement idiot ! » Ce monument, du Salon d’automne, ira orner une place publique, dans l’une de nos colonies africaines. Eh ! bien, remarque Barnavaux, « quand on montre un blanc aux indigènes, il faut que ce soit un grand blanc, un chef, avec des galons, la croix de la Légion d’Honneur, et qu’il ait une grande barbe, autant que possible, la barbe étant ce qu’ils respectent le plus au monde, parce qu’ils n’en ont pas ». Et puis, quelle idée de représenter le peuple barbare sous les traits d’une femme ! Ces Africains méprisent les femmes et ne comprendront pas que celle-ci soit l’image de leur patrie. Cette femme est nue. « Il n’y a pas un pays hors d’Europe, pour croire que le nu soit une beauté » ; les indigènes africains trouvent le nu obscène et matière à plaisanterie : une femme nue est, à leurs yeux, une pauvresse ou une esclave de guerre. Alors, qu’est-ce que sera cette allégorie de la France très civilisatrice, pour un Peuhl ou un Bambara ? Ce sera « Barnavaux qui a fait captifs beaucoup bon, après avoir cassé village ». Et telle n’était l’intention généreuse ni de l’artiste, ni du gouvernement de la métropole. Le monument sera-t-il en marbre ? Ni le Bambara ni le Peuhl n’admettront que la négresse soit blanche. En bronze ? Ils n’admettront pas que le blanc ne soit pas blanc. Barnavaux raconte qu’à Saint-Louis du Sénégal on a dressé sur la grand-place une statue en bronze de Faidherbe et que les soldats sénégalais la comprennent ainsi : le colonel Faidherbe était un noir, et qui a fait la guerre, aux blancs ; il a cassé les blancs et, vous le voyez, l’épée à la main, il menace la maison du gouverneur. Et Barnavaux, qui regarde le monument de la civilisation française brinqueballer sur les pavés du boulevard, conclut avec simplicité : « Si ça se casse avant d’arriver, ce ne sera pas un mal pour les colonies ! »

Bref, nos meilleurs gouvernements connaissent mal les colonies, ou bien ne les connaissent pas du tout. Et l’on commet mille bévues, faute de savoir. On ne sait pas, on ne sait rien. De telles erreurs suffisent à fausser toute l’administration coloniale, à saboter (pour ainsi dire) tout l’immense effort, coûteux, et qui serait facilement si fécond, de la France aux pays noirs ou jaunes. Barnavaux ne l’envoie pas dire à de gros personnages très ignorants et qui ont souvent de bonnes intentions.

Qui est Barnavaux ? « C’est un homme que j’aime ! Je l’ai trouvé pour la première fois sur la route, et sur le sentier de la guerre, à Madagascar. Je l’ai revu au Soudan, puis en Crète, puis à Pho Ban, plus loin que tous les diables de la Chine, sur la frontière du Tonkin. Et si vous saviez comme il est ferré sur le savoir-vivre ! Sommes-nous sans témoins ; il cause avec moi comme un égal. Y a-t-il du monde : il me traite en supérieur. Et quand il est tout seul, il me méprise profondément pour toutes les choses que j’ignore et où il est maître : voler des poules, acheter du riz à la foire d’empoigne, construire une case en bambous, briques, pierres ou boîtes de sardines vides, faire ami avec les Sénégalais, qui sont les plus braves soldats de la terre, et pourtant taper sur les nègres, fabriquer des sous-ventrières de selle avec des mèches de lampes à pétrole, monter à cheval, mais préférer le palanquin, administrer des provinces, — ça consiste à faire rentrer l’impôt, dit-il simplement, — tremper la soupe, manger tout ce qui se mange et boire tout ce qui se boit, spécialement l’absinthe. » Qu’est-ce que Barnavaux ? Un homme qui sait faire ce qu’il s’est promis de faire. Et qu’est-ce que Barnavaux ? Le contraire d’un maladroit. M. Pierre Mille l’aime et l’estime pour cela.

C’est qu’à l’opinion de M. Pierre Mille, telle que son œuvre la révèle, la maladresse est, en ce monde, et en Europe autant qu’ailleurs, la calamité la pire ; cette maladresse qui vient de ce que les gens sont très mal informés des conditions de leur activité. Ils ne savent pas ! Et, honnêtes parfois, ils courent le risque d’avoir plus d’inconvénients que des canailles. Ce qu’ils ignorent, c’est un peu toutes choses, et notamment les âmes de leurs partenaires ou de leurs ennemis, les âmes de leurs interlocuteurs. La conséquence : une administration coloniale à contre-sens ; plus généralement, une querelle inutile et absurde et la grande misère des amis séparés, des amants infidèles et des ménages tout en haine. Un beau jour, Barnavaux s’est marié, ou peu s’en faut. Il a choisi pour compagne de sa destinée aventureuse une Louise, douce et bonne. Louise et Barnavaux ont un enfant ; Louise et Barnavaux sont un excellent ménage. Mais l’enfant meurt ; et Barnavaux a une sorte de chagrin qui est la sienne : Louise a une autre sorte de chagrin. La tristesse a des nuances très fines que la gaîté ne paraît point avoir. Et, dès la mort de son enfant, Barnavaux ne souhaite que de s’en aller ; où donc ? n’importe où ! On lui demande : « Barnavaux, pourquoi ne restez-vous pas avec Louise ? » Et il répond ; « Je ne peux pas ! » Il aime cependant Louise plus que jamais. Seulement, il pense au malheur qui est arrivé : ça lui fait si mal qu’il a besoin d’en parler : à qui ? mais à Louise ! « Elle ne répond pas de la même façon ; elle ne pense pas les mêmes choses, quand nous pensons à la même chose… C’est à ce moment-là qu’on est le plus seul, parce qu’on suit son idée, qui ne peut pas être l’idée de l’autre, Je ne savais pas ça. Mais c’est sûr ; et il est impossible que ce ne soit pas comme ça ! » Et va-t-il abandonner Louise ? Non, certes ! « Seulement, on ne pourra se revoir que quand on aura perdu chacun le dessus de ses idées, le plus fort. Il en restera toujours assez, après, qui ne seront encore qu’à nous deux, pour qu’on soit plus pareil ensemble qu’avec tous autres. » Barnavaux a de subtiles délicatesses du cœur et de l’esprit. Les mots lui manquent pour exprimer tout le détail de sa peine, mais non l’âme pour le sentir. Il a vu, dans les pays de la guerre continuelle, l’hostilité des peuples et des races ; et puis, rentré dans son pays, il a senti l’étrangeté d’un être parmi ceux qui ont le mieux l’air de mériter le nom de ses semblables. M. Pierre Mille, qui est un peu l’élève de son Barnavaux et qui lui doit une part de sa philosophie, — mais Barnavaux lui doit l’existence, — M. Pierre Mille, au retour de ses longs voyages, a peint de la même façon la polémique des races et le malentendu, presque toujours crue et ridicule aussi, des âmes que l’amitié ou l’amour ne dispensent pas d’être ignorantes les unes des autres.

Ce malentendu est analysé avec beaucoup d’art et une tendre justesse dans La passion d’Amanda Mangin, le deuxième des contes qu’il a réunis sous le titre de Trois femmes. Cette Amanda Mangin est une jeune fille pauvre. Elle essaye de gagner sa vie en faisant, à la Bibliothèque nationale, des copies ou des traductions pour les érudits opulents. Et elle s’est éprise de l’un de ses clients, qui s’appelle André Snyder, et qui n’a point de méchanceté ni de perversité. Il ne l’aime point, à vrai dire ; mais il est curieux d’elle. Amanda, ce qu’elle donnerait et ce qu’elle donne sans qu’il songe à s’en apercevoir, c’est tout un immense amour. Il aurait pitié d’elle : et elle ne veut pas de pitié. Elle disparaît. Elle va s’établir à Cambridge. Et des années passent. Avant de partir, elle n’a pas revu André. Elle lui a écrit et l’a prié de l’oublier, de se marier ; puis, quand il aurait une fille, ne voudrait-il, en souvenir d’elle et bien qu’elle ne demande que l’oubli, appeler cette petite enfant Amy, comme on l’appelait dans sa petite enfance ? Vient la guerre, dix ans plus tard. André est tué. Elle l’apprend. Elle ne pleure pas : depuis longtemps, pour elle, André est dans l’éternité. Elle s’informe : André laissait une veuve et deux filles ; aucune de ses filles ne s’appelait Amy. Elle dit : « C’est dommage ! » Tout ce qu’elle a d’économies, elle l’emploie à des achats de bijoux et de bonbons qu’elle envoie aux deux filles d’André, lesquelles ni leur mère ne savent que ces cadeaux sont d’elle et ne savent qu’elle existe. On lui reproche tant de libéralités qui appauvrissent. Elle sourit : « Je n’ai besoin de rien », dit-elle. Et elle meurt, quelques mois après : dans le silence de ses derniers jours, elle disait seulement : « C’est bien ! C’est très bien, ainsi ! » On la trouvait singulière ; on ne comprenait pas, tout en l’aimant, qu’elle avait été malheureuse et qu’elle était morte de sa singularité.

Les peuples entre eux et les races, les amants et leurs maîtresses, les maris et leurs femmes, sont ennemis involontaires, à force d’étrangeté. Ce qui les sépare est l’ignorance où ils sont les uns des autres ; c’est l’erreur qu’ils n’arrivent pas à ne point commettre : et c’est le mensonge.

La quantité de crime et de chagrin qu’il y a, en ce monde résulte du mensonge. Et M. Pierre Mille n’est pas un de ces réformateurs qui se proposent d’amender le genre humain ni de lui rendre la vie à jamais délicieuse. Il ne compte pas corriger l’univers. Mais tout ce qu’il a vu de fausseté par le monde lui a donné le goût très vif et la passion de la vérité. Son art de conteur est marqué de cette passion.

Quand il examinait, en Palestine ou au Tonkin, les colonies allemandes ou le système des canaux les plus opportuns, il apportait à son étude la méthode la plus attentive et n’épargnait point une recherche méticuleuse. Dans la relation de son voyage au Congo belge, il a noté ce qu’il a vu, il s’est méfié de ce qu’on lui racontait et il écrit : « Je ne comprends que ce que j’ai vu. » C’est pour avoir vu, pour avoir compris et pour être sûr, qu’il a subi les dures fatigues des chevauchées, des marches et des navigations en pays redoutables. Au printemps de l’année 1897, il a suivi l’armée turque à la guerre et il a rapporté de son expédition très incommode ce charmant livre, De Thessalie en Crète, où abondent les beaux paysages, les anecdotes significatives et les renseignements précieux. Il expliquait la guerre et il n’a pas fait de la stratégie son étude particulière. Il exposait la situation créée par l’intrigue des diplomates et il n’était pas dans le dernier secret des chancelleries balkaniques. Du moins, disait-il, « je me suis gardé de rien tirer de mon propre fonds, ayant tâché seulement d’éviter les gens qui mentent. Je peins ou je répète ce que j’ai entendu, en classant les faits et les êtres, en les plaçant de façon qu’ils s’éclairent réciproquement ». La mise en contact des gens et des événements équivalait à une sorte de contrôle : et beaucoup de prudence donnait le plus de vérité possible.

Conteur ensuite, il eut le même souci de la vérité. Il raconte, dans Barnavaux et quelques femmes, l’histoire de Marie-faite-en-fer, une fille de rien qu’on a menée à Port-Ferry et qui là-bas continue d’être une fille de rien, mais une espèce de sainte aussi, dévouée jusqu’à l’héroïsme et bonne jusqu’à l’oubli complet de soi. C’est une extraordinaire histoire et telle qu’il y en a dans les vieux livres de légendes. « Et je ne veux pas affirmer qu’elle mourut d’amour. Il est très vrai qu’on meurt quelquefois d’amour ; mais je ne veux rien dire dont je ne sois tout à fait sûr ; et si la grande passion pour le major Roger, que Marie-faite-en-fer entretint silencieusement dans son cœur, fut pour quelque chose dans sa fin, elle ne l’a jamais avoué à personne et c’est un secret qu’elle a emporté. » L’hagiographe de Marie-faite-en-fer se ferait scrupule d’ajouter à la vérité nul ornement et refuse d’« altérer par aucun mensonge une histoire si simple, où l’on rougirait de mettre de l’art et des mots qui ne seraient pas tous vrais ». Dans le recueil intitulé Sur la vaste terre, il raconte une histoire de Chinois qu’on avait embauchés pour construire un chemin de fer au Congo et qui ont pris la fuite et qui, espérant trouver au bout de leur course africaine la Chine, se sont enfin perdus : « Il ne faut pas dire comment ils moururent, il ne faut pas écrire pour écrire. Ils sont morts, n’est-ce pas ? et voilà tout et ils allaient vers le soleil ! » C’est une histoire vraie, que M. Pierre Mille a connue quand il voyageait dans le Congo belge : il l’a ensuite présentée sous la forme d’un conte ; mais il a eu grand soin de ne pas la dénaturer. Plus que jamais il est content, s’il peut écrire : « Il n’y a rien dans ce qu’on va lire, que l’expression d’une chose vue, d’une chose nue. Aucune fiction, aucune péripétie : la réalité insensible et cruelle. » Á cause de ce grand amour qu’il a pour la plus simple vérité, il juge sévèrement une certaine poésie et le romantisme. À propos de Louise qui sera bientôt la maîtresse de Barnavaux et qui ajourne l’échéance, il note que, l’on a beau dire, nulle femme ni même un homme ne tombe à n’être exactement qu’un animal : « Nous le saurions mieux, si nous n’étions gâtés par cent ans de littérature antihumaine. » Et, à propos d’un petit garçon qu’il mène au bord de la mer et qu’il s’attend qui soit bien étonné devant cette infinité bleue, il note : « Cent ans de littérature romantique nous ont fait l’esprit assez faux… » Mais le petit garçon qui n’est pas étonné remarque seulement que cette eau est une rivière qui n’a qu’un bord. Et voilà démenties les farces du lyrisme accoutumé.

Au romantisme, — et l’on n’est pas juste pour le romantisme, en ce moment : ce n’est qu’un moment à passer, — M. Pierre Mille préfère la vérité, il sait, d’ailleurs, ce qu’a son goût d’un peu bizarre et de paradoxal. Il a écrit, dans le Monarque, où Ion voit d’aimables méridionaux jouer gentiment avec le mensonge : « L’amour de ce qui n’est pas, seule joie de ce misérable univers !… » Il a constaté que les enfants, les nègres et les poètes — les autres personnes aussi — ne font aucune différence digne d’être examinée entre un simulacre et la réalité. Car, dit-il autre part, « tout, chez nous, vient des mots », et les mots sont les simulacres des idées ; et les idées sont les simulacres des choses ; et nous sommes séparés des choses par le double simulacre des idées et des mots. Que faire ?…

M. Pierre Mille est-il un réaliste ? Oui ; en quelque sorte ! Mais un réaliste averti de la difficulté de son art. Au surplus, la plupart des romanciers que l’on appelle réalistes sont plus exactement des romantiques dépravés ou qui ont mal tourné. D’autres tâchent de peindre la réalité ; mais, s’ils ne font que la copier, tout est perdu.

Le petit garçon que M. Pierre Mille a mené au bord de la mer possède un petit bateau grand comme la main, le fait voguer dans une flaque et lui inflige des tempêtes : « Des cailloux disposés par lui-même formèrent un port, des quais, des bassins ; au large, il avait ménagé des récifs. En rapetissant les choses, il s’était efforcé d’en obtenir une image nette. C’est le procédé naturel de l’esprit humain. » Le petit garçon qui, sans le savoir, est un artiste, nous invite à ne pas méconnaître l’esthétique la plus recommandable et, en somme, les procédés de l’art le plus honnête. Il s’agit de voir, et non de copier tout au juste ; on n’y parvient pas : mais de rapetisser l’univers et de le mettre aux dimensions de notre intelligence attentive. Ainsi, nous atteignons le plus de vérité possible. Et M. Pierre Mille, qui ne dédaigne pas d’emprunter à son Barnavaux une part de sa philosophie, ne dédaigne pas non plus d’emprunter à ce petit garçon qui joue au bord de la mer les principes d’un autre jeu qui est le jeu de peindre ou d’écrire, il n’a guère donné de romans ; ses quelques volumes qui s’appellent romans sont des contes liés ensemble par un stratagème narratif auquel je crois qu’il ne tient pas beaucoup. Un long roman supposerait qu’on a su attraper une grande étendue de réalité : quelle ambition, souvent déçue ! ou bien, ce qui manque de réalité authentique, on l’a remplacé par de vaines supercheries ou imaginations. Le conte, si bref, a plus de chances de ne point offenser la vérité : il l’a rapetissée, — je n’entends pas qu’il l’ait faussée, en la diminuant, — pour la mieux peindre après l’avoir mieux vue. Et les contes de M. Pierre Mille sont de la vérité courte et parfaite.

M. Pierre Mille, qui étudie le petit garçon que je disais, ne résiste pas au désir de le comprendre et peu à peu vient à composer une hypothèse trop compliquée. La mère de ce petit garçon le lui reproche et doucement lui dit : « À force de parler de Caillou… » c’est le nom de cet enfant… « d’arranger ses mots, de raisonner dessus, de vous livrer à ce travail nécessaire mais si dangereux qui est le vôtre, et qui consiste à reconstituer la nature, à refaire un être tout entier avec les quelques fragments épars que vous en avez découverts, vous vous imaginez que c’est vous qui avez créé mon fils !… » En d’autres termes, un artiste n’a pas à copier seulement la nature, à copier des fragments épars de la nature : l’immense nature échappe aux entreprises de l’intelligence humaine. Et la simple copie des fragments de la vérité n’est rien : ce qu’il y manque, c’est la vie. Et il faut donc que l’image soit une création. Mais alors le péril est de créer avec une désinvolture involontaire une image qui ne sera plus la vérité.

L’art demande une habileté à laquelle il serait fou de renoncer sous le prétexte qu’on s’est promis de ne pas intervenir, comme si l’on espérait donner ainsi d’une façon plus exactement pure la vérité que l’on a vue et prise. Mais il importe que cette habileté n’aille point à modifier la vérité. Voilà l’extrême difficulté de l’art auquel M. Pierre Mille se consacre.

Comment résoudre une telle difficulté ? M. Pierre Mille est un observateur assidu. En outre, il sait que nous avons à craindre de voiler par notre méditation l’objet de notre examen. Pour éviter ce pire inconvénient, il se fie à la prompte divination que réussit assez bien l’esprit dès sa mise en contact avec la vérité. À ce moment, l’esprit n’a-t-il pas sa fraîcheur ? Et la surprise l’a mis en éveil : il sait voir. Il devra ensuite élaborer les documents qu’il aura saisis d’un coup preste et heureux : mais il redoutera surtout de leur ôter leur vivacité. Un art qui réunit à la spontanéité la méditation, sans que l’une étouffe l’autre, une spontanéité intelligente, c’est l’art de M. Pierre Mille, où il est passé maître.

Les images de vérité qu’un artiste réalise dépendent de la vérité, mais ne dépendent pas moins de l’artiste. Une image sur un miroir dépend de l’objet qui se reflète, et aussi du miroir : mais l’âme d’un artiste, si elle est un miroir, est un miroir qui compose, arrange et colore l’image. Conséquemment, une esthétique revient à être en quelque sorte une morale : tant vaut l’âme et tant vaudra l’image.

Or, dans une touchante et belle invocation que M. Pierre Mille adresse à un jeune homme qui est tombé en Argonne le 17 février 1915, il y a cette ligne : « Tu es tombé comme je t’avais, pour ma part, un peu appris à vivre : droit, fort, ironique et brusque. » Il me semble que ces quatre mots caractérisent très bien l’âme qui se révèle dans l’œuvre de M. Pierre Mille.

C’est une œuvre honnête et sans pusillanimité. Sur la terre vaste et qu’il a parcourue, M. Pierre Mille a vu beaucoup de tristesse et d’atrocité, la souffrance qui résulte des climats, et la souffrance qui résulte du travail, et la souffrance qui résulte de la sottise ou de la malignité humaine. En lisant ses livres, on éprouve le même chagrin qu’à lire l’histoire : celle-ci montre, dans la durée, le mal que les hommes ont fait aux hommes, quand les terribles conditions de la vie humaine suffiraient au malheur de l’humanité ; les livres de ce voyageur nous montrent, dans l’espace, le même et affligeant spectacle. Machine à explorer les siècles, l’histoire et, machine à explorer l’étendue, la géographie nous mènent à contempler la misère de notre destinée en ce monde. À Madagascar, ou Barnavaux fait la guerre, M. Pierre Mille a vu les beaux lataniers du Bouéni, forêt splendide et parée de lumière chaude. Seulement, il y a de l’or, au Bouéni ; et l’or est l’ennemi des arbres. Et l’on arrache les lataniers pour fouiller la terre, « on les coupe pour boiser les galeries, on les creuse pour fabriquer les canaux où l’or lourd s’accroche et brille, on les brûle pour faire de la place, pour le plaisir, pour rien : car l’animal qui gaspille et qui gâte le plus, ce n’est pas le singe, c’est l’homme ». Et, les pages où M. Pierre Mille a raconté la dévastation de la belle forêt, il aurait pu les joindre à son recueil des Paraboles : ce qui resterait de bonheur à l’humanité, en dépit de la nature et des hasards, les hommes le dévastent. La peinture de la vie humaine que M. Pierre Mille nous présente n’est pas adoucie de fades illusions. Il a eu la force de dire ce qu’il a vu.

Il a eu la droiture aussi de ne pas farder en mal ce qu’il avait résolu de ne pas farder en bien. C’est ici qu’on le doit séparer de tant de réalistes qui ont poussé à l’horreur la peinture de la vie humaine… « Je le sentais près de moi, depuis quelques jours. Invisible et bienveillant, il planait, frôlait, enveloppait… Je vous parle du printemps. Les premiers à savoir qu’il est chez nous, par un phénomène mystérieux, ce sont les objets animés… Et, après les objets animés, ce sont les infiniment petits qui sont avertis : les moucherons qui dansent au soleil, toute une poussière heureuse qui semble naître des herbes encore pâles et souffrantes… C’est le vent qui nous prévient d’abord, parce qu’il est grand voyageur, qu’il va très vite et qu’il thésaurise. Toutes les fois qu’il a passé sur une pousse verte ou une petite fleur, il lui vole un peu de son haleine, va plus loin, et recommence. À la fin, quand il nous arrive, il est déjà très riche et, au premier rayon de soleil, tout ce qu’il porte en lui s’exalte… » Il y a le printemps et dans la nature et dans les âmes ; il y a cette jeunesse renouvelée ; il y a cette bonté soudaine. Et le printemps, comme le dur hiver, l’œuvre de M. Pierre Mille sait l’accueillir sans chicane.

Qu’est-ce que ce monde, où rivalisent les Furies et les Grâces ? Et comment le juger ? Autant vaut ne le point juger. Mais il ne saurait nous laisser indifférents ; et quel émoi éveille-t-il en nous ? M. Pierre Mille nous propose l’émoi que l’on appelle ironie. Entendons ce mot sans oublier que le jeune homme qui est tombé en Argonne avait reçu tout à la fois des conseils de force, de droiture et d’ironie ; c’est assez pour ennoblir un mot. Dans un des contes qu’il a écrits, pendant que nos soldats se battaient,« sous leur dictée », M. Pierre Mille montre un Adolfus Merl, prisonnier badois, qui, le jour de Noël, reçoit une lettre de sa Luisa, et s’attendrit et ne le cache pas : « Les Français mettent un point d’honneur à dissimuler leurs sentiments profonds ; les Allemands, à les manifester… » Ailleurs, il note « cet héroïsme de chez nous, qui n’oublie jamais, et même dans les plus cruelles circonstances, le mot ironique et vaillant, cette habitude particulière à notre race, qui est très pudique et sentimentale et ne veut pas l’avouer ». L’ironie est une sorte de pudeur qui préserve les sincérités les plus délicates ; elle est aussi une sorte de courage. Elle est une façon de plaisanter qui étude l’occasion des larmes. Et elle peut avoir de la brusquerie ; mais elle n’a pas de brutalité.

Ce qui rend le plus charmante l’ironie de M. Pierre Mille est qu’elle dissimule, et pourtant laisse voir, une sensibilité merveilleusement fine et vite alarmée, cette inquiétude qui n’est que tendresse et pitié.

Son œuvre, qui a souvent une allure assez gaillarde, frémit sans cesse ; et il faudrait l’avoir lue sans amitié pour n’y point deviner ce qu’elle avoue intimement et à demi-mot, cette mélancolie contre laquelle lutte et réagit l’indispensable gaieté.

Voici le monde, la terre vaste et ses habitants divers, universellement déraisonnables et analogues par la déraison. Les sauvages africains ont de la ressemblance avec certains sauvages de notre société civilisée. La naïveté compliquée des enfants est d’une telle qualité qu’à les regarder vivre vous croiriez « explorer un grand pays sauvage et frais ». En outre, ce monde est si vieux qu’après l’avoir visité vous dites : « Il n’y a plus au monde que le passé ! » Ce monde est baroque ; il est absurde ; il est amusant et il souffre.

En tête de l’un des livres de M. Pierre Mille, En croupe de Bellone, il y a un portrait de l’auteur. Les yeux rient comme des lèvres et, à l’extrémité des paupières, à leur commissure, des plis remontent qui donnent à la physionomie une étrange gaieté. Le sourire des lèvres est plus incertain : l’on n’est pas sûr que ce soit un sourire ; et la tension des joues, que marque un rude accent des muscles, fait penser que la bouche se serre afin de ne pas frissonner et trahir un émoi trop vif et tout proche des larmes.

XIV. M. Gustave Geoffroy : Le roman d’une apprentie §

Vous rappelez-vous Cécile Pommier, fillette d’un faubourg de Paris, l’apprentie gentille et malheureuse, dont M. Gustave Geffroy commençait de conter l’histoire il y a vingt ans ? Vous l’avez d’abord aperçue, toute petite et qui, pendant le siège, en plein hiver, se promène, parmi les tombes, sous les marronniers, les charmes et les peupliers blancs du Père-Lachaise : elle semblait une ombre douce et inquiète. Puis vous l’avez vue à la maison, bien sage, auprès de son père et de sa mère, bonnes gens, auprès de ses deux frères Justin et Jean, — c’est Jean qui l’aime le mieux, — et auprès de sa sœur Céline, beaucoup moins sage quelle. Une famille d’honnêtes ouvriers à l’époque de l’autre guerre ; Cécile, en 1870, avait tout juste sept ans. Justin a été tué à Buzenval. Jean s’est laissé induire en erreur par la colère et le chagrin, de sorte qu’il a été fusillé comme un autre communard. Le père Pommier s’est mis à boire ; il est mort à l’asile Sainte-Anne. Cécile a décidément tourné très mal. Enfin, la pauvre Mme Pommier succombe à tant de peines en 1880. Cécile de dix-sept ans reste seule en ce monde, la vie devant elle.

Au bout de vingt ans, M. Gustave Geffroy s’est souvenu de cette petite fille ; cela ne m’étonne pas : elle avait un charme, elle avait une âme à lui gagner de l’amitié. Il a voulu lui composer la suite de son histoire. Et voici les deux volumes de Cécile Pommier, qui sont les tomes deux et trois du long roman de l’Apprentie. Est-ce la fin de cet ouvrage ? Cécile a vieilli ; elle n’est pas morte. Nous ne savons pas comment elle ira au dernier jour de sa tristesse.

Un long roman. L’auteur ne cherche ni la brièveté, ni cette rapidité qui est à la mode. L’auteur ne cherche aucun des agréments qui sont à la mode. Faut-il l’en complimenter ? Sans doute ! Il avait son dessein, différent de ce qu’un nouveau romancier se proposerait. Et il a une idée de l’art et de la littérature, idée un peu ancienne, à laquelle ne conviendrait pas une manière plus récente. D’ailleurs, la manière qu’il a suivie a quelques inconvénients et que nous sentons davantage depuis que d’autres écrivains ont le plus grand soin de les éviter. La longueur aujourd’hui effraye. Notre temps se dépêche. Peut-être n’a-t-on jamais vécu avec tant de promptitude. Quelle imprudence ! Une telle hâte supprime l’ennui : et, si l’on y songe, l’ennui serait l’étoffe de la vie, où broderait la rêverie. Les écrivains récents ne s’attardent pas ; ils n’aiment point à flâner. Ils ne sont guère attentifs.

M. Gustave Geffroy se plaît à une extrême lenteur. En trois volumes, en neuf cents pages, la vie de Cécile Pommier n’est pas finie. Or, il n’invente point à son héroïne de grandes aventures. Il ne tient pas en éveil la curiosité de ses lecteurs par une attente singulière. Il leur déroule une série d’incidents, presque toujours tristes et analogues aux péripéties d’une destinée ordinaire. M. Gustave Geffroy est un réaliste.

Mais un réaliste véritable ; et ces deux mots, qui semblent redondants, ne le sont pas. Les plus fameux réalistes, ceux de l’école, ce n’est pas la réalité qu’ils ont peinte, c’est la laideur. Ils appelaient réalité la laideur physique ou morale. Ils prétendaient à l’audace ; et ils croyaient qu’avant eux la timidité empêchait peintres et littérateurs de mettre dans leurs tableaux ou dans leurs livres les aspects ignobles de la réalité. Ladite réalité n’est pas toute laide : ils n’en voulaient montrer que l’ignominie, par un affreux courage ou par un sentiment un peu niais de hardiesse.

Ils avaient de l’entrain, qui a été leur défaut principal, une fougue et une étourderie étranges. Et ils réagissaient contre le romantisme : cependant, ils étaient romantiques. Zola ne l’est-il pas ?

Les réalistes de l’école ont trouvé, à la peinture de la réalité, fût-elle horrible, maintes difficultés, qu’ils n’ont pas toutes résolues. Celle qui les a le plus frappés et tout d’abord, c’est la difficulté de faire admettre, par l’honnête public, une laideur à lui présentée sans voiles. On ne saurait leur reprocher d’avoir été pusillanimes ; on leur accordera une bravoure qu’ils auraient mieux dépensée pour une meilleure cause. Ils ont pourtant fait ce qu’ils s’étaient promis de faire : ils ont modifié le goût public. Ne l’ont-ils pas avili ? C’est possible ; et je le crois. Mais, qu’on dénigre leur victoire, il ne faut pas la nier.

Ils n’ont pas résolu la difficulté principale, ne l’ayant pas vue. Ils ne se sont pas doutés que la difficulté principale était de réunir l’art et la réalité, deux choses différentes, si l’art est, en quelque mesure, le contraire de la réalité. Ils étaient, à leur façon, des artistes. Par leur qualité même d’artistes, n’allaient-ils pas déformer la réalité ?

Ils la déformaient à plaisir. La réalité de Zola et celle des Goncourt sont deux réalités et qui ne sont pas la réalité.

Ce qui leur a manqué surtout, à ces réalistes, c’est une abnégation que le savant possède. Le savant préfère la réalité à lui-même ; et l’artiste préfère à l’authentique réalité l’interprétation qu’il en donne. Artistes bizarres, ces réalistes ! Mais premièrement des artistes, et qui ont hérité du romantisme une prédilection de l’auteur pour soi, au détriment de l’humble et anodine vérité.

M. Gustave Geoffroy, qui vient longtemps après Zola et les Goncourt, longtemps après la victoire des réalistes, prend le problème au point où ses maîtres l’ont laissé. Il n’a plus à montrer l’audace que je disais, déplorable audace et qui serait à présent trop facile. Son père Pommier devient alcoolique et Céline Pommier tombe dans l’inconduite ; mais sa mère Pommier mériterait le prix Montyon, Cécile a toutes les plus jolies vertus. Ce réaliste n’est pas un peintre de la laideur. Il donne à la pauvreté même une grâce. L’immoralité le choque, lui fait de la peine ; il s’en écarte ; il la réprouve. Un jour, Cécile est allée au théâtre. Elle y a vu « les débats de l’éternel trio, le mari, la femme et l’amant, dont le nul d’amour se communique de scène en scène et fait ressembler le cabinet de travail de l’auteur dramatique à un cabinet de consultation pour maladies sentimentales et mentales ». Elle en est dégoûtée. Elle a dû, pendant trois actes, se demander « si l’amoureuse se sauvera de chez elle avec son amant », puis consentir que la femme coupable revienne demeurer dans la maison de son mari, comme si de rien n’était : « Si c’est là, s’écrie-t-elle, un sujet de pièce, je le trouve immoral. — Ce n’est pas la question, lui dit-on. — Si ! c’est une question ! » réplique-t-elle. Et je crois qu’elle interprète l’opinion de M. Geoffroy.

Les réalistes de l’école mettaient leur zèle à nous offrir un grand spectacle de rude ignominie. Leur élève s’attaque ici à l’ignominie d’une littérature mondaine ; il n’apprécie pas davantage l’ignominie populaire. Son ouvrage est la décence même, Il ne dissimule pas les vilenies de la rue ; mais il les indique sans y traîner le moins du monde, sans plaisir, et n’est content qu’auprès de ses héroïnes parfaites. Il ne veut pas qu’il manque un mérite à Mme Pommier la mère, très simple femme, dévouée à son mari, à ses enfants, qui leur sacrifie sa portion de bonheur, qui ne pense pas à elle-même et qui ajourne jusqu’à eux la récompense de sa vie exemplaire : « Ces existences secrètes perpétuent la bonté et la force de la race… Que l’on songe à l’infinie beauté, à la poésie cachée des jours vécus par cette pauvre femme. Au logis où elle séjourne, chaque objet raconte des jours ajoutés aux jours… Qu’elle passe comme une ombre dans le tumulte de la rue, elle offre un monde à deviner par les traits expressifs de son visage que la vie a sculpté… L’ardeur et la beauté de sa vie intérieure font de cette créature instinctive un type d’humanité supérieure. » Cécile ne commet ni une faute ni une erreur seulement ; et, en toutes circonstances, elle sait ce que lui commandent le bon sens et le bon cœur.

L’élève tardif des réalistes, de Zola et des Goncourt, s’est aperçu que la laideur et la beauté se mêlent dans la réalité. Il ne montre pas l’une sans l’autre ; il permet que l’on voie que la beauté lui est bien chère.

Et c’est à a question de réunir l’art et la réalité qu’il s’applique. Ses maîtres, tout compte fait, sacrifiaient la réalité. Il ne consent pas l’autre sacrifice ; mais il renonce aux plus vifs attraits de son art.

Un Zola se divertit à peindre, comme on dit, en pleine pâte. Les Goncourt travaillent à la subtile façon des peintres qui se sont appelés impressionnistes, Zola et les Goncourt affichent leur procédé. M. Geffroy, s’il a un procédé, le cache ; et il voudrait n’en point avoir. Son rêve serait, semble-t-il, de n’être pas un littérateur ou de réduire à ne se pas voir et à ne pas nuire le cachet que la littérature ajoute à ce qu’elle touche. Il s’efface ; il désire que son intervention ne paraisse pas. Il écrit bien, d’un style tout uni, à peu près sans faute, mais sans vive originalité. Il n’a pas un tour de phrase où l’on ait à le reconnaître. Il souhaite de n’être pas reconnu : ce n’est pas à lui que vous avez affaire, mais à la seule réalité qu’il vous propose de regarder avec lui.

Un tel renoncement, tout à l’inverse de l’habitude que nous remarquons chez la plupart des écrivains, caractérise M. Geffroy. Tant d’humilité est rare, est jolie, est touchante par les intentions qu’elle signale.

M. Geffroy n’essaye pas de vous étonner, de vous divertir. Son roman de Cécile Pommier n’est point, comme on dit, amusant. Et, s’il l’était, il aurait le tort de ne pas ressembler à la vie que mène ici-bas Cécile Pommier. La réalité n’est pas amusante ; elle n’est pas ennuyeuse non plus : elle est, au gré de petites volontés et de plus grands hasards, du temps qui passe avec lenteur. On objectera que si, que la réalité est amusante par les trouvailles qu’y sait faire un artiste malin ; les mêmes choses que vous avez toujours vues et qui n’excitent pas votre surprise, qu’un artiste malin vous les montre, autant de merveilles. Seulement, M. Geffroy ne permet pas qu’un artiste malin se mêle de tout cela.

N’est-il pas un artiste lui-même ? Il en est un et, parmi nos critiques d’art, l’un des plus renommés. Il a étudié le talent de nos peintres et de nos sculpteurs les plus adroits. Et il serait adroit, s’il le voulait ; ce qui le tente, c’est l’ingénuité. Il a dû l’observer : la réalité, comme la peignent en détail les artistes malins, devient une espèce de chose quasi monstrueuse, un recueil ou une synthèse de ces trouvailles qui sont les paradoxes de leur imagination. La vérité cesse, du moment que les objets que vous avez accoutumé de voir se déguisent d’une apparence très singulière.

Voilà pourquoi M. Gustave Geffroy ne craint pas ce que d’autres artistes honnissent sous le nom de banalité. Non : la vie est banale. Cette petite fille d’un faubourg n’invente pas son existence. Elle ne la choisit même pas ; elle la subit telle que les circonstances la lui donnent. Les circonstances ne lui sont pas du tout particulières. Elle partage son existence avec un très grand nombre d’autres petites filles de son pays et de son temps. Elle est pareille à ses compagnes d’infortune. Pareille, non : car il n’y a point deux feuilles toutes pareilles dans la forêt, ni deux âmes pareilles dans une famille ? Assurément ! Nées des mêmes parents, élevées de même, Cécile et Céline sont bien différentes. Céline succombe à toutes les tentations les plus dangereuses, tandis que Cécile a un don charmant d’éviter le séduisant péril. Mais enfin ce qui rend Cécile une personne que l’on ne saurait confondre avec une autre ne l’a point détachée de la vie ordinaire. Elle a, dans la vie ordinaire, son trantran, pour ainsi parler. Et le trantran n’est-il pas la réalité principale d’une existence ?

Aux dernières pages de l’Apprentie, Mme Pommier vient à mourir, de chagrin, de fatigue, dans les bras de la tendre Cécile. « Les yeux étaient ouverts, mais fixes, la chair était d’une blancheur de cire. » Et Cécile de s’écrier : « Maman ! maman ! » Puis « ce furent des sanglots et des larmes sur la figure et les mains insensibles, mais rien ne répondit à l’appel désespéré ». La pauvre Cécile appelle à son secours une voisine, et le médecin. Le médecin constate le décès. « Maman ! ma pauvre maman ! » répète Cécile. Etc., il n’y a point un incident imprévu. Le hasard fait que l’on enterre Mme Pommier le 14 juillet de cette année 1880 que, pour la première fois, la République célébrait la prise de la Bastille. La triste cérémonie, par un tel jour de fête ! Ne vous attendez pas que l’auteur de ce roman tire de grands effets de cette rencontre. Il y eut, à Paris, ce jour-là, des enterrements comme les autres jours. Ce n’est pas un événement prodigieux. Alors, ne faussez pas la vérité par le style ; gardez une simplicité honnête : « Au matin, Cécile suit le cercueil vers l’église, puis vers la colline funèbre où sont déjà tant des siens, et tant d’autres aussi. Tout le quartier est pavoisé de drapeaux, toute la population est en liesse, mange et boit sur les tables qui couvrent les trottoirs. Il se fait un arrêt du bruit au passage du corbillard suivi de la jeune fille et des gens de sa maison. » Voilà tout. La fête nationale ne modifie pas la peine de Cécile : tant de peine, et le hasard peu important de cette joie aux alentours ! Une ou deux pages, sur les banderoles qui flottent à des mâts, rue de Belleville et rue des Pyrénées, sur les concerts en plein vent qui réunissent les chants patriotiques et les airs de danse : « Les gens stationnent, écoutent un morceau, puis s’en vont, font place à de nouveaux venus, se répandent par les rues, passent sous les arcs de triomphe drapés, fleuris, enguirlandés, ornés d’inscriptions et d’affirmations républicaines, admirent les ingénieuses décorations des fenêtres, les merveilles en papier doré de l’art parisien, les tableaux symboliques, les devises formées par des fleurs entrelacées, les verroteries, les transparents de couleurs. Cela flamboie aux feux du gaz, des lanternes vénitiennes, s’éclaire de lueurs multicolores. » Mais oui ! Ko vous le disant ou bien, si vous n’êtes pas jeune, en vous le rappelant, M. Gustave Geffroy ne compte pas vous émerveiller. Sa tête nationale ne se distingue pas d’une autre fête populaire ; il ne l’a point marquée de traits singuliers. Ce 14 juillet n’ajoute pas grand-chose non plus à l’épisode sur lequel se termine le volume, la mort de Mme Pommier, qui meurt tout de même qu’une autre bonne femme de petite condition, dans un faubourg. En somme, ces longues pages reviennent à dire : Mme Pommier mourut, et fut mise en terre le 14 juillet 1880 ; Cécile eut beaucoup de chagrin. Le reste, vous l’auriez imaginé.

Le reste n’est-il qu’une paraphrase ? Mais véridique. Et ce 14 juillet, si peu attrayant ? C’est de l’histoire. Le réalisme de M. Gustave Geffroy, c’est de la vérité ; c’est par conséquent de l’histoire. Le roman de l’Apprentie commence à la guerre de 1870 et à la Commune ; le second tome de Cécile Pommier s’achève à la récente guerre. Entre les deux guerres, Cécile Pommier a l’existence d’une Française de ce temps ; la première guerre lui a coûté ses deux frères et la seconde lui a coûté son fils.

On donne ce grand nom d’histoire, le plus communément, au récit des événements qui changent la destinée des nations. Or, la vie de Cécile Pommier, chance ou malheurs, n’a aucune importance ; elle serait morte en bas âge, l’histoire de notre pays se fût déroulée comme il en advint.

Aussi les historiens ne tiennent-ils pas compte d’une petite Pommier, de la quantité immense de ces petits êtres qui subissent les événements de l’histoire et qui ne les dirigent pas. Suivant Salluste, ils considèrent que l’histoire est l’aventure et l’ouvrage de quelques hommes, de quelques héros ou de coquins, mais doués d’une vertu, l’efficacité. Ou bien ils considèrent que l’histoire est la série continue de faits qui sont effets et causes. Logique des idées ou volonté active des héros, l’histoire néglige ordinairement les petites gens.

Un personnage de M. Gustave Geffroy, le vieil écrivain Porphyre Rondeau, proteste là-contre. Il s’est aperçu de la fine intelligence de Cécile, de l’aptitude qu’elle aurait à devenir très distinguée, admirable même ; seulement, il y a, dans les classes populaires, « un chiffre énorme de forces perdues, un déchet d’intelligences dû aux circonstances de la vie : arrêt brusque des études, d’ailleurs insuffisantes, nécessité de se donner à un métier, abandon complet de l’exercice des facultés naissantes ; pour les hommes, fatigue des professions corporelles, recherche des distractions vulgaires, souvent même grossières ; pour les femmes, celles qui tournent bien, ménage et maternité, ce qui est une fonction sociale au premier chef, mais laquelle n’est pas toujours prise dans son sens le plus élevé, par quoi l’on revient encore à constater le manque de forte éducation première ». Bref le peuple n’est pas moins riche de génie que les grands hommes auxquels les historiens font honneur de toute l’histoire : et le peuple mérite donc l’attention des historiens.

Comme son cher M. Rondeau, M. Gustave Geffroy, généreux philosophe, refuse son assentiment à une classe de privilégiés qui seraient en quelque sorte les privilégiés de l’histoire, diplomates et généraux, meneurs des foules. Et les foules ? demande-t-il. Dédaignez-vous les foules anonymes et agissantes, anonymes dans l’action, dans le triomphe même de leur patience ?

M. Rondeau, qui a bien vu comme Cécile était sensible et intelligente, a causé avec elle ; et elle est un peu l’élève de ce penseur. Des années passent, au cours desquelles Cécile se marie ; elle a un fils.

Des années passent ; Justin-Charles, fils de Cécile et qui a vingt ans, visite avec elle les musées : « Avec elle, il apprend la beauté et l’histoire… Elle le fait aussi se plonger dans la vie anonyme qui a été fortement vécue : et, lorsqu’ils font le tour d’une chambre aux meubles massifs et sombres, comme il en est à Cluny, lorsqu’ils séjournent dans un clair salon de Versailles, où tout parle de grâce et de savoir raffiné, il apprend plus de l’Histoire que s’il compulsait une bibliothèque, il devine la misère des uns sous le luxe des autres, il admire le monde d’artisans obscurs et évanouis qui ont su faire ces merveilles avec leurs soucis et leurs souffrances de tous les jours. Il retrouve partout cette idée d’une foule disparue. À Notre-Dame, à Saint-Séverin, il écoute chuchoter les pierres. Chacune rit, pleure, parle. C’est un bruissement lointain qui déferle contre les visiteurs. Et ces voix d’autrefois font entendre à Justin-Charles les voix d’aujourd’hui, il les entend dans la bâtisse neuve comme dans l’édifice chargé d’années. La charpente, le fer, le verre, tout vibre pour lui, et la rumeur du passé devient la clameur du présent. » Rumeur et clameur sont un peu confuses ; et Justin-Charles, qui médite d’écrire sous leur dictée une histoire de l’art, je crains qu’il n’y mêle aux idées justes les idées fausses.

Une histoire de l’art et, plus généralement, une histoire qui serait une récrimination du peuple contre une aristocratie de beaux esprits, aurait tort de ne pas voir que cette aristocratie vient du peuple autant que des autres classes de la société, Justin Charles me paraît sur le point de confondre la foule anonyme et le peuple. Ce n’est point au nom d’une classe, ni au nom du peuple, que la réclamation de Justin-Charles, et de M. Gustave Geffroy, se doit formuler, mais au nom de la foule anonyme. La foule compte, dans l’histoire : elle y agit, elle y pâtit. Elle y fait une immense besogne ; elle y endure une immense souffrance. C’est par un artifice de composition, ou c’est par sottise, qu’on feint de la supprimer, Réduite à la méditation des généraux et à l’exposé de leur stratégie, à leur dessein qui réussit ou qui échoue, l’histoire d’une guerre manque d’une abondante partie de sa vérité. Réduite aux opérations militaires, à la signature des traités, à l’effort des gouvernements et à la polémique des États, l’histoire n’est plus qu’un jeu savant. La vivante réalité de l’histoire n’est pas là, mais dans la foule nombreuse, obéissante ou rebelle.

Aussi M. Gustave Geffroy n’a-t-il pas tort de placer dans l’histoire la menue anecdote de Cécile Pommier, de lui donner la dignité de l’histoire.

Il le fait avec une simplicité qui est son goût, sa règle et son art. Il ne s’embrouille pas de politique. Cécile est une enfant du peuple. Et M. Gustave Geffroy, qui aime Cécile, aime aussi le peuple. On ne songe pas à le lui reprocher. On le louera de ne point opposer au peuple une bourgeoisie abominable. Il préfère le peuple : c’est bonne charité, c’est poésie. L’apprentie épouse un riche bourgeois, qui ne vaut rien, qui la rend si malheureuse qu’elle le quitte. Et ce Charles Duplessis-Rouville, dans une querelle qu’ils ont ensemble, où elle a raison, lui réplique : « Tu viens de nous définir à ta manière ; tu es la faubourienne vertueuse, je suis le bourgeois infâme ! » En vérité, Cécile est née de parents pauvres à Belleville ; sa vertu n’a subi aucun dommage. Lui, né de parents opulents, mériterait qu’on l’appelât bourgeois infâme, si l’on était en colère. M. Gustave Geffroy ne l’aime pas, ce méchant garçon qui fait tant de peine à sa chère Cécile ; mais il ne l’injurie pas de cette manière et ne nous invite pas à penser que tous les jeunes bourgeois sont infâmes et toutes les filles du faubourg la vertu même : grand merci. Je ne sais pourquoi il a donné au second tome de Cécile Pommier le sous-titre de « la lutte des classes », car ce n’est pas le sujet du livre. Le mauvais ménage que font Cécile et Charles, ce garçon l’eût fait pareillement avec une autre femme et d’opulente bourgeoisie : ce garçon ne rêve que plaisir et n’a point de fidélité naturelle ou acquise. Elle, Cécile, aurait trouvé dans son faubourg un autre époux également détestable : M. Geffroy nous a montré, à Belleville, des vauriens auprès de qui Cécile eût été une épouse déçue. Enfin, ce n’est pas la lutte des classes qui désunit le ménage de Cécile et de Charles : c’est l’inégalité morale de ces deux êtres, une gentille femme et son mauvais mari.

Le roman de l’Apprentie et de Cécile Pommier, malgré le sous-titre du dernier volume, se passe très bien d’une philosophie sociale, qui eût encombré, qui l’eût avili, et que l’auteur n’y a pas mise.

Non ; ce roman répond, sans plus vouloir, à la question que voici : comment vivait le peuple de Paris pendant le demi-siècle qui vient de s’écouler ? Ce peuple a fait deux guerres ; dans l’intervalle de ces deux guerres, il a vécu avec difficulté ; il a commis ses fautes quotidiennes, qui ne sont pas seulement ses fautes, mais bien celles de tout le monde ; il a été durement à l’épreuve, et les conditions d’existence qui lui étaient imposées lui seraient une excuse ; il a gardé une sagesse qui est plus remarquable que ses fautes ; il mériterait la compassion, et il mérite l’amitié. Ce jugement général, que l’auteur ne formule pas, résulte clairement de son ouvrage.

Mais un tel jugement n’est pas ce que nous demandons à un roman, n’est pas ce que le roman nous peut donner de la manière la meilleure. Et M. Gustave Geffroy nous montre, par un exemple qu’il a joliment choisi, la véritable vie populaire dans l’aventure de Cécile Pommier. Il fallait donc que Cécile Pommier fût la plus ordinaire femme et à qui rien n’arrive de très extraordinaire. Une bizarrerie de Cécile et de sa destinée l’empêcherait de ressembler à ces filles du peuple qu’elle a mission de représenter, car l’auteur a voulu qu’elle fût à la fois elle et bien d’autres.

C’est la raison pour quoi l’auteur de ce roman se tient à une simplicité constante et ne craint pas une banalité, je le disais, qui a des inconvénients, mais qui était indispensable et qui a le charme du sacrifice consenti.

Cependant, le roman, quel que soit le projet de l’auteur, est un genre de littérature qui a l’intention de nous divertir. Ah ! la frivole intention ! se dit l’auteur. Et il se fait que le roman triomphe de l’auteur et, plus fort que lui, parvienne à lui imposer ses volontés différentes. M. Geffroy, en dépit de ses résolutions, n’a pu réussir à enfermer sa chère Cécile dans la médiocrité. C’est qu’il l’aimait ; il nous l’a rendue extrêmement aimable. Il lui a prêté une âme exquise, et des aventures qui ne sont pas le trantran du faubourg.

Cécile a bien des malheurs. Elle a aussi des chances magnifiques. D’ailleurs, ses chances lui amènent de pires chagrins. Elle est une héroïne douloureuse ; elle est pourtant une héroïne, et de roman.

Sa principale chance est la perfection de son âme, son intelligence que rien ne rebute, sa grâce qui partout lui donne des amis. Elle a de la chance, après la mort de sa mère, quand elle s’établit au dernier étage d’une maison qui n’est pas mal, d’y rencontrer les meilleures gens de la terre : un vieil écrivain, M. Rondeau, la bonté même ; et une ancienne danseuse, Mlle Stéphanie Lechevalier, la bonté même. La danseuse et l’écrivain sont amis, en tout bien tout honneur. Ils ont l’un et l’autre leurs domiciles, très honnêtement séparés, dans des chambres de domestiques, la chambre de M. Rondeau pleine de livres, la chambre de Mlle Stéphanie ornée avec goût. Ces deux personnes, qui ne sont plus jeunes, et qui ne sont pas riches, ne rêvent que de bien agir. M. Rondeau écrit une histoire de la littérature française. Un homme de science et de doctrine, la plus noble pensée : il aidera Cécile à connaître la littérature, l’art et la philosophie. Mlle Stéphanie a conservé d’autrefois une élégance, qui mettra Cécile au courant de la vie raffinée ; elle a conservé aussi une maisonnette au bord de la mer, où Cécile aura de bons mois de vacances. On ne saurait imaginer un plus digne penseur que M. Rondeau, une ancienne danseuse plus recommandable que Mlle Stéphanie. Et tous les deux sont aux petits soins pour Cécile. Je ne dis pas de tout qu’on ne puisse trouver, dans Paris et à l’étage des bonnes, de tels penseurs et de telles danseuses, qui ont toutes les qualités du cœur et de l’esprit. Mais Cécile a eu de la chance.

Une autre chance de Cécile, ce grand mariage qu’elle fait quand elle épouse le jeune et beau M. Duplessis-Rouville. Grand mariage et mauvais ménage. Au bout du compte, Cécile n’a point à se louer de s’être mariée dans la bourgeoisie opulente. Nous la plaignons : elle y gagne notre sympathie plus fervente. Les malheurs de Cécile, ses malheurs de bourgeoise, après tant de chagrins à Belleville, nous ont touchés. Elle a beaucoup de peine, à la mort de M. Rondeau, à la mort de Mlle Stéphanie : c’est pourtant une chance qu’elle a eue, de les rencontrer. Les chances de Cécile et ses malheurs qui sont la suite de ses chances, achèvent la physionomie de l’héroïne que je disais, d’une héroïne de roman. M. Gustave Geffroy, sans le vouloir, et contre son gré même, a écrit un roman, j’allais dire, un roman romanesque.

Il s’en est aperçu, vers la fin de son roman. Cécile, dans les deux premiers volumes, a toutes ses gentilles qualités. Elle devient, dans le troisième volume, « un être exceptionnel ». Tout le monde s’en aperçoit : le vieux Rondeau, bien entendu ; et, plus remarquablement, Mme Duplessis-Rouville, mère de son fiancé, une bourgeoise qui ne voit pas d’un très bon œil une enfant du peuple entrer dans cette grande famille, mais qui subit le prestige d’une telle âme. Et qui s’en aperçoit mieux encore et avec un délicieux plaisir, avec une ravissante inquiétude et une alarme de tendresse ? M. Gustave Geoffroy. Il lui a fait, parce qu’il l’aime, cette Cécile merveilleuse, une « destinée de conte de fées ». Sans les fées ? Si ! Car Cécile est une fée. Elle est aussi « une nymphe des bois », et une naïade, et une sirène. Quand elle réunit tant de prodiges en elle, Cécile a de loin dépassé l’apprentie, la jeune ouvrière qu’elle était d’abord. Son roman réaliste risquerait de tourner au conte bleu, si les malheurs de Cécile ne le ramenaient par la tristesse à une vérité probable.

Enfin ce roman de l’Apprentie et de Cécile Pommier nous avertit de ne pas croire que l’on écrive jamais un roman réaliste, je ne sais si aucun romancier fit, avec plus de bonne foi, plus intelligemment et avec une idée plus nette des nécessités auxquelles il devrait se résigner, le propos d’observer la simple vérité. Les divers agréments que l’on tâche de donner à un roman, la coquetterie de littérature, la fantaisie, l’esprit, une gaieté de l’invention qui anime l’auteur à sa besogne et le public à sa lecture, la singularité de l’anecdote et l’originalité des personnages, tout cela, il le sacrifiait à son vœu d’une vérité, fût-elle anodine. Seulement, il s’est épris de son héroïne et, comme fait un amoureux, il l’a comblée de présents mirifiques, j’entends bien qu’il ne lui a point épargné les chagrins : c’est pour ajouter à toutes ses beautés un attrait de mélancolie ; c’est pour la plaindre, où l’amour et l’amitié ont leurs délices.

Quand Cécile est fiancée, elle se promène au bras de ce jeune homme qui lui prodigue tant d’amour. Elle est heureuse, et M. Gustave Geffroy si content qu’il cède, réaliste en vacances, à l’impulsion lyrique de sa joie : « Jeunesse ! Amour ! Vous suffisez à vous-mêmes. Jours à jamais sacrés des aveux et des promesses ! vous ne périrez pas, même si vous ne devez éveiller plus tard que la nostalgie et le regret… Celui qui a vécu des promenades semblables dans la foule, avec la bien-aimée au bras, emportera ce souvenir dans la nuit de la terre… Les deux êtres éphémères qui partagent cette ivresse, qui vivent de cette communion, passent sans toucher le sol. Il leur semble qu’ils sont emportés par des vagues vers les étoiles… » Ce couplet, ce transport appelle, on dirait, la musique de Berlioz, qui n’était pas un réaliste.

Et, quand Cécile est à l’extrémité de ses malheurs, M. Gustave Geffroy lui offre, pour la consoler de son amour perdu, le cadeau d’un autre amour. Il est critique d’art : il lui offre l’amour de l’art ; il lui donne le sentiment le plus fin de la sculpture et de la peinture, il l’engage à regarder la nature et les paysages comme des tableaux préparés. Il la mène dans les musées, dans les beaux jardins de Paris. Il lui enseigne que « les aspects ordonnés et composés de la nature, retouchés par l’homme, peuvent inspirer la sérénité, la passion maîtresse d’elle-même ». Voilà comme tourne ce roman réaliste à n’être plus qu’un livre de tendresse et qui, par la tendresse, est charmant.