Bergson

1932

Les deux sources de la morale et de la religion

2013
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2013, license cc.
Source : Henri Bergson. Les deux sources de la morale et de la religion (1932).
Ont participé à cette édition électronique : Frédéric Glorieux (2012 — encodage TEI) et Vincent Jolivet (2012 — encodage TEI).

L’obligation morale §

Le souvenir du fruit défendu est ce qu’il y a de plus ancien dans la mémoire de chacun de nous, comme dans celle de l’humanité. Nous nous en apercevrions si ce souvenir n’était recouvert par d’autres, auxquels nous préférons nous reporter. Que n’eût pas été notre enfance si l’on nous avait laissés faire ! Nous aurions volé de plaisirs en plaisirs. Mais voici qu’un obstacle surgissait, ni visible ni tangible : une interdiction. Pourquoi obéissions-nous ? La question ne se posait guère ; nous avions pris l’habitude d’écouter nos parents et nos maîtres. Toutefois nous sentions bien que c’était parce qu’ils étaient nos parents, parce qu’ils étaient nos maîtres. Donc, à nos yeux, leur autorité leur venait moins d’eux-mêmes que de leur situation par rapport à nous. Ils occupaient une certaine place : c’est de là que partait, avec une force de pénétration qu’il n’aurait pas eue s’il avait été lancé d’ailleurs, le commandement. En d’autres termes, parents et maîtres semblaient agir par délégation. Nous ne nous en rendions pas nettement compte, mais derrière nos parents et nos Maîtres nous devinions quelque chose d’énorme ou plutôt d’indéfini, qui pesait sur nous de toute sa masse par leur intermédiaire. Nous dirions plus tard que c’est la société. Philosophant alors sur elle, nous la comparerions à un organisme dont les cellules, unies par d’invisibles liens, se subordonnent les unes aux autres dans une hiérarchie savante et se plient naturellement, pour le plus grand bien du tout, à une discipline qui pourra exiger le sacrifice de la partie. Ce ne sera d’ailleurs là qu’une comparaison, car autre chose est un organisme soumis à des lois nécessaires, autre chose une société constituée par des volontés libres. Mais du moment que ces volontés sont organisées, elles imitent un organisme ; et dans cet organisme plus ou moins artificiel l’habitude joue le même rôle que la nécessité dans les œuvres de la nature. De ce premier point de vue, la vie sociale nous apparaît comme un système d’habitudes plus ou moins fortement enracinées qui répondent aux besoins de la communauté. Certaines d’entre elles sont des habitudes de commander, la plupart sont des habitudes d’obéir, soit que nous obéissions à une personne qui commande en vertu d’une délégation sociale, soit que de la société elle-même, confusément perçue ou sentie, émane un ordre impersonnel. Chacune de ces habitudes d’obéir exerce une pression sur notre volonté. Nous pouvons nous y soustraire, mais nous sommes alors tirés vers elle, ramenés à elle, comme le pendule écarté de la verticale. Un certain ordre a été dérangé, il devrait se rétablir. Bref, comme par toute habitude, nous nous sentons obligés.

Mais c’est une obligation incomparablement plus forte. Quand une grandeur est tellement supérieure à une autre que celle-ci est négligeable par rapport à elle, les mathématiciens disent qu’elle est d’un autre ordre. Ainsi pour l’obligation sociale. Sa pression, comparée à celle des autres habitudes, est telle que la différence de degré équivaut à une différence de nature.

Remarquons en effet que toutes les habitudes (le ce genre se prêtent un mutuel appui. Nous avons beau ne pas spéculer sur leur essence et leur origine, nous sentons qu’elles ont un rapport entre elles, étant réclamées de nous par notre entourage immédiat, ou par l’entourage de cet entourage, et ainsi de suite jusqu’à la limite extrême, qui serait la société. Chacune répond, directement ou indirectement, à une exigence sociale ; et dès lors toutes se tiennent, elles forment un bloc. Beaucoup seraient de petites obligations si elles se présentaient isolément. Mais elles font partie intégrante de l’obligation en général ; et ce tout, qui doit d’être ce qu’il est à l’apport de ses parties, confère à chacune, en retour, l’autorité globale de l’ensemble. Le collectif vient ainsi renforcer le singulier, et la formule « c’est le devoir » triomphe des hésitations que nous pourrions avoir devant un devoir isolé. A vrai dire, nous ne pensons pas explicitement à une masse d’obligations partielles, additionnées, qui composeraient une obligation totale. Peut-être même n’y a-t-il pas véritablement ici une composition de parties. La force qu’une obligation tire de toutes les autres est plutôt comparable au souffle de vie que chacune des cellules aspire, indivisible et complet, du fond de l’organisme dont elle est un élément. La société, immanente à chacun de ses membres, a des exigences qui, grandes ou petites, n’en expriment pas moins chacune le tout de sa vitalité. Mais répétons que ce n’est là encore qu’une comparaison. Une société humaine est un ensemble d’êtres libres. Les obligations qu’elle impose, et qui lui permettent de subsister, introduisent en elle une régularité qui a simplement de l’analogie avec l’ordre inflexible des phénomènes de la vie.

Tout concourt cependant à nous faire croire que cette régularité est assimilable à celle de la nature. Je ne parle pas seulement de l’unanimité des hommes à louer certains actes et à en blâmer d’autres. Je veux dire que là même où les préceptes moraux impliqués dans les jugements de valeur ne sont pas observés, on s’arrange pour qu’ils paraissent l’être. Pas plus que nous ne voyons la maladie quand nous nous promenons dans la rue, nous ne mesurons ce qu’il peut y avoir d’immoralité derrière la façade que l’humanité nous montre. On mettrait bien du temps à devenir misanthrope si l’on s’en tenait à l’observation d’autrui. C’est en notant ses propres faiblesses qu’on arrive à plaindre ou à mépriser l’homme. L’humanité dont on se détourne alors est celle qu’on a découverte au fond de soi. Le mal se cache si bien, le secret est si universellement gardé, que chacun est ici la dupe de tous : si sévèrement que nous affections de juger les autres hommes, nous les croyons, au fond, meilleurs que nous. Sur cette heureuse illusion repose une bonne partie de la vie sociale.

Il est naturel que la société fasse tout pour l’encourager. Les lois qu’elle édicte, et qui maintiennent l’ordre social, ressemblent d’ailleurs par certains côtés aux lois de la nature. Je veux bien que la différence soit radicale aux yeux du philosophe. Autre chose, dit-il, est la loi qui constate, autre chose celle qui ordonne. A celle-ci l’on peut se soustraire ; elle oblige, mais ne nécessite pas. Celle-là est au contraire inéluctable, car si quelque fait s’écartait d’elle, c’est à tort qu’elle aurait été prise pour une loi ; il y en aurait une autre qui serait la vraie, qu’on énoncerait de manière à exprimer tout ce qu’on observe, et à laquelle alors le fait réfractaire se conformerait comme les autres. — Sans doute ; mais il s’en faut que la distinction soit aussi nette pour la plupart des hommes. Loi physique, loi sociale ou morale, toute loi est à leurs yeux un commandement. Il y a un certain ordre de la nature, lequel se traduit par des lois : les faits « obéiraient » à ces lois pour se conformer à cet ordre. Le savant lui-même peut à peine s’empêcher de croire que la loi « préside » aux faits et par conséquent les précède, semblable à l’Idée platonicienne sur laquelle les choses avaient à se régler. Plus il s’élève dans l’échelle des généralisations, plus il incline, bon gré mal gré, à doter les lois de ce caractère impératif : il faut vraiment lutter contre soi-même pour se représenter les principes de la mécanique autrement qu’inscrits de toute éternité sur des tables transcendantes que la science moderne serait allée chercher sur un autre Sinaï. Mais si la loi physique tend à revêtir pour notre imagination la forme d’un commandement quand elle atteint une certaine généralité, réciproquement un impératif qui s’adresse à tout le monde se présente un peu à nous comme une loi de la nature. Les deux idées, se rencontrant dans notre esprit, y font des échanges. La loi prend au commandement ce qu’il a d’impérieux ; le commandement reçoit de la loi ce qu’elle d’inéluctable. Une infraction à l’ordre social revêt ainsi un caractère antinaturel : même si elle est fréquemment répétée, elle nous fait l’effet d’une exception qui serait à la société ce qu’un monstre est à la nature.

Que sera-ce, si nous apercevons derrière l’impératif social un commandement religieux ! Peu importe la relation entre les deux termes. Qu’on interprète la religion d’une manière ou d’une autre, qu’elle soit sociale par essence ou par accident, un point est certain, c’est qu’elle a toujours joué un rôle social. Ce rôle est d’ailleurs complexe ; il varie selon les temps et selon les lieux ; mais, dans des sociétés telles que les nôtres, la religion a pour premier effet de soutenir et de renforcer les exigences de la société. Elle peut aller beaucoup plus loin, elle va tout au moins jusque-là. La société institue des peines qui peuvent frapper des innocents, épargner des coupables ; elle ne récompense guère ; elle voit gros et se contente de peu : où est la balance humaine qui pèserait comme il le faut les récompenses et les peines ? Mais, de même que les Idées platoniciennes nous révèlent, parfaite et complète, la réalité dont nous ne percevons que des imitations grossières, ainsi la religion nous introduit dans une cité dont nos institutions, nos lois et nos coutumes marquent tout au plus, de loin en loin, les points les plus saillants. Ici-bas, l’ordre est simplement approximatif et plus ou moins artificiellement obtenu par les hommes ; là-haut il est parfait, et se réalise de lui-même. La religion achève donc de combler à nos yeux l’intervalle, déjà rétréci par les habitudes du sens commun, entre un commandement de la société et une loi de la nature.

Ainsi nous sommes toujours ramenés à la même comparaison, défectueuse par bien des côtés, acceptable pourtant sur le point qui nous intéresse. Les membres de la cité se tiennent comme les cellules d’un organisme. L’habitude, servie par l’intelligence et l’imagination, introduit parmi eux une discipline qui imite de loin, par la solidarité qu’elle établit entre les individualités distinctes, l’unité d’un organisme aux cellules anastomosées.

Tout concourt, encore une fois, à faire de l’ordre social une imitation de l’ordre observé dans les choses. Chacun de nous, se tournant vers lui-même, se sent évidemment libre de suivre son goût, son désir ou son caprice, et de ne pas penser aux autres hommes. Mais la velléité ne s’en est pas plutôt dessinée qu’une force antagoniste survient, faite de toutes les forces sociales accumulées : à la différence des mobiles individuels, qui tireraient chacun de son côté, cette force aboutirait à un ordre qui ne serait pas sans analogie avec celui des phénomènes naturels. La cellule composante d’un organisme, devenue consciente pour un instant, aurait à peine esquissé l’intention de s’émanciper qu’elle serait ressaisie par la nécessité. L’individu qui fait partie de la société peut infléchir et même briser une nécessité qui imite celle-là, qu’il a quelque peu contribué à créer, mais que surtout il subit : le sentiment de cette nécessité, accompagné de la conscience de pouvoir s’y soustraire, n’en est pas moins ce qu’il appelle obligation. Ainsi envisagée, et prise dans son acception la plus ordinaire, l’obligation est à la nécessité ce que l’habitude est à la nature.

Elle ne vient donc pas précisément du dehors. Chacun de nous appartient à la société autant qu’à lui-même. Si sa conscience, travaillant en profondeur, lui révèle, à mesure qu’il descend davantage, une personnalité de plus en plus originale, incommensurable avec les autres et d’ailleurs inexprimable, par la surface de nous-mêmes nous sommes en continuité avec les autres personnes, semblables à elles, unis à elles par une discipline qui crée entre elles et nous une dépendance réciproque. S’installer dans cette partie socialisée de lui-même, est-ce, pour notre moi, le seul moyen de s’attacher à quelque chose de solide ? Ce le serait, si nous ne pouvions autrement nous soustraire à une vie d’impulsion, de caprice et de regret. Mais au plus profond de nous-mêmes, si nous savons le chercher, nous découvrirons peut-être un équilibre d’un autre genre, plus désirable encore que l’équilibre superficiel. Des plantes aquatiques, qui montent à la surface, sont ballottées sans cesse par le courant ; leurs feuilles, se rejoignant au-dessus de l’eau, leur donnent de la stabilité, en haut, par leur entrecroisement. Mais plus stables encore sont les racines, solidement plantées dans la terre, qui les soutiennent du bas. Toutefois, de l’effort par lequel on creuserait jusqu’au fond de soi-même nous ne parlons pas pour le moment. S’il est possible, il est exceptionnel ; et c’est à sa surface, à son point d’insertion dans le tissu serré des autres personnalités extériorisées, que notre moi trouve d’ordinaire où s’attacher : sa solidité est dans cette solidarité. Mais, au point où il s’attache, il est lui-même socialisé. L’obligation, que nous nous représentons comme un lien entre les hommes, lie d’abord chacun de nous à lui-même.

C’est donc à tort qu’on reprocherait à une morale purement sociale de négliger les devoirs individuels. Même si nous n’étions obligés, théoriquement, que vis-à-vis des autres hommes, nous le serions, en fait, vis-à-vis de nous-mêmes, puisque la solidarité sociale n’existe que du moment où un moi social se surajoute en chacun de nous au moi individuel. Cultiver ce « moi social » est l’essentiel de notre obligation vis-à-vis de la société. Sans quelque chose d’elle en nous, elle n’aurait sur nous aucune prise ; et nous avons à peine besoin d’aller jusqu’à elle, nous nous suffisons à nous-mêmes, si nous la trouvons présente en nous. Sa présence est plus ou moins marquée selon les hommes ; mais aucun de nous ne saurait s’isoler d’elle absolument. Il ne le voudrait pas, parce qu’il sent bien que la plus grande partie de sa force vient d’elle, et qu’il doit aux exigences sans cesse renouvelées de la vie sociale cette tension ininterrompue de son énergie, cette constance de direction dans l’effort, qui assure à son activité le plus haut rendement. Mais il ne le pourrait pas, même s’il le voulait, parce que sa mémoire et son imagination vivent de ce que la société a mis en elles, parce que l’âme de la société est immanente au langage qu’il parle, et que, même si personne n’est là, même s’il ne fait que penser, il se parle encore à lui-même. En vain on essaie de se représenter un individu dégagé de toute vie sociale. Même matériellement, Robinson dans son île reste en contact avec les autres hommes, car les objets fabriqués qu’il a sauvés du naufrage, et sans lesquels il ne se tirerait pas d’affaire, le maintiennent dans la civilisation et par conséquent dans la société. Mais un contact moral lui est plus nécessaire encore, car il se découragerait vite s’il ne pouvait opposer à des difficultés sans cesse renaissantes qu’une force individuelle dont il sent les limites. Dans la société à laquelle il demeure idéalement attaché il puise de l’énergie ; il a beau ne pas la voir, elle est là qui le regarde : si le moi individuel conserve vivant et présent le moi social, il fera, isolé, ce qu’il ferait avec l’encouragement et même l’appui de la société entière. Ceux que les circonstances condamnent pour un temps à la solitude, et qui ne trouvent pas en eux-mêmes les ressources de la vie intérieure profonde, savent ce qu’il en coûte de se « laisser aller », c’est-à-dire de ne pas fixer le moi individuel au niveau prescrit par le moi social. Ils auront donc soin d’entretenir celui-ci, pour qu’il ne se relâche en rien de sa sévérité à l’égard de l’autre. Au besoin, ils lui chercheront un point d’appui matériel et artificiel. On se rappelle le garde forestier dont parle Kipling, seul dans sa maisonnette au milieu d’une forêt de l’Inde. Tous les soirs il se met en habit noir pour dîner, « afin de ne pas perdre, dans son isolement, le respect de lui-même » 1.

Que ce moi social soit le « spectateur impartial » d’Adam Smith, qu’il faille l’identifier avec la conscience morale, qu’on se sente satisfait ou mécontent de soi selon qu’il est bien ou mal impressionné, nous n’irons pas jusqu’à le dire. Nous découvrirons aux sentiments moraux des sources plus profondes. Le langage réunit ici sous le même nom des choses bien différentes : quoi de commun entre le remords d’un assassin et celui qu’on peut éprouver, tenace et torturant, pour avoir froissé un amour-propre ou pour avoir été injuste à l’égard d’un enfant ? Tromper la confiance d’une âme innocente qui s’ouvre à la vie est un des plus grands méfaits au regard d’une certaine conscience qui semble n’avoir pas le sens des proportions, justement parce qu’elle n’emprunte pas à la société son étalon, ses instruments, ses méthodes de mesure. Mais cette conscience n’est pas celle qui s’exerce le plus souvent ; elle est d’ailleurs plus ou moins délicate selon les personnes. En général, le verdict de la conscience est celui que rendrait le moi social.

En général aussi, l’angoisse morale est une perturbation des rapports entre ce moi social et le moi individuel. Analysez le sentiment du remords dans l’âme du grand criminel. Vous pourriez d’abord le confondre avec la crainte du châtiment, car ce sont les précautions les plus minutieuses, sans cesse complétées et renouvelées, pour cacher le crime ou pour faire qu’on ne trouve pas le coupable ; c’est, à tout instant, l’idée angoissante qu’un détail a été négligé et que la justice va saisir l’indice révélateur. Mais regardez de plus près : il ne s’agit pas tant pour notre homme d’éviter le châtiment que d’effacer le passé, et de faire comme si le crime n’avait pas été commis. Quand personne ne sait qu’une chose est, c’est à peu près comme si elle n’était pas. C’est donc son crime même que le criminel voudrait annuler, en supprimant toute connaissance qu’en pourrait avoir une conscience humaine. Mais sa connaissance à lui subsiste, et voici que de plus en plus elle le rejette hors de cette société où il espérait se maintenir en effaçant les traces de son crime. Car on marque encore la même estime à l’homme qu’il était, à l’homme qu’il n’est plus ; ce n’est donc plus à lui que la société s’adresse : elle parle à un autre. Lui, qui sait ce qu’il est, il se sent plus isolé parmi les hommes qu’il ne le serait dans une île déserte ; car dans la solitude il emporterait, l’entourant et le soutenant, l’image de la société ; mais maintenant il est coupé de l’image comme de la chose. Il se réintégrerait dans la société en confessant son crime ; on le traiterait alors comme il le mérite, mais c’est bien à lui maintenant qu’on s’adresserait. Il reprendrait avec les autres hommes sa collaboration. Il serait châtié par eux, mais, s’étant mis de leur côté, il serait un peu l’auteur de sa propre condamnation ; et une partie de sa personne, la meilleure, échapperait ainsi à la peine. Telle est la force qui poussera le criminel à se dénoncer. Parfois, sans aller jusque-là, il se confessera à un ami, ou a n’importe quel honnête homme. Rentrant ainsi dans la vérité, sinon au regard de tous, au moins pour quelqu’un, il se relie à la société sur un point, par un fil ; s’il ne se réintègre en elle, du moins est-il à côté d’elle, près d’elle ; il cesse de lui être étranger ; en tout cas, il n’a plus aussi complètement rompu avec elle, ni avec ce qu’il porte d’elle en lui-même.

Il faut cette rupture violente pour que se révèle clairement l’adhérence de l’individu à la société. En temps ordinaire, nous nous conformons à nos obligations plutôt que nous ne pensons à elles. S’il fallait chaque fois en évoquer l’idée, énoncer la formule, il serait beaucoup plus fatigant de faire son devoir. Mais l’habitude suffit, et nous n’avons le plus souvent qu’à nous laisser aller pour donner à la société ce qu’elle attend de nous. Elle a d’ailleurs singulièrement facilité les choses en intercalant des intermédiaires entre nous et elle : nous avons une famille, nous exerçons un métier ou une profession ; nous appartenons à notre commune, a notre arrondissement, à notre département ; et, là où l’insertion du groupe dans la société est parfaite, il nous suffit, à la rigueur, de remplir nos obligations vis-à-vis du groupe pour être quittes envers la société. Elle occupe la périphérie ; l’individu est au centre. Du centre à la périphérie sont disposés, comme autant de cercles concentriques de plus en plus larges, les divers groupements auxquels l’individu appartient. De la périphérie au centre, à mesure que le cercle se rétrécit, les obligations s’ajoutent aux obligations et l’individu se trouve finalement devant leur ensemble. L’obligation grossit ainsi en avançant ; mais, plus compliquée, elle est moins abstraite, et elle est d’autant mieux acceptée. Devenue pleinement concrète, elle coïncide avec une tendance, si habituelle que nous la trouvons naturelle, à jouer dans la société le rôle que nous y assigne notre place. Tant que nous nous abandonnons à cette tendance, nous la sentons à peine. Elle ne se révèle impérieuse, comme toute habitude profonde, que si nous nous écartons d’elle.

C’est la société qui trace à l’individu le programme de son existence quotidienne. On ne peut vivre en famille, exercer sa profession, vaquer aux mille soins de la vie journalière, faire ses emplettes, se promener dans la rue ou même rester chez soi, sans obéir à des prescriptions et se plier à des obligations. Un choix s’impose à tout instant ; nous optons naturellement pour ce qui est conforme à la règle. C’est à peine si nous en avons conscience ; nous ne faisons aucun effort. Une route a été tracée par la société nous la trouvons ouverte devant nous et nous la suivons il faudrait plus d’initiative pour prendre à travers champs. Le devoir, ainsi entendu, s’accomplit presque toujours automatiquement ; et l’obéissance au devoir, si l’on s’en tenait au cas le plus fréquent, se définirait un laisser-aller ou un abandon. D’où vient donc que cette obéissance apparaît au contraire comme un état de tension, et le devoir lui-même comme une chose raide et dure ? C’est évidemment que des cas se présentent où l’obéissance implique un effort sur soi-même. Ces cas sont exceptionnels ; mais on les remarque, parce qu’une conscience intense les accompagne, comme il arrive pour toute hésitation ; à vrai dire, la conscience est cette hésitation même, l’acte qui se déclenche tout seul passant à peu près inaperçu. Alors, en raison de la solidarité de nos obligations entre elles, et parce que le tout de l’obligation est immanent à chacune de ses parties, tous les devoirs se colorent de la teinte qu’a prise exceptionnellement tel ou tel d’entre eux. Du point de vue pratique, il n’y a aucun inconvénient, il y a même certains avantages à envisager ainsi les choses. Si naturellement, en effet, qu’on fasse son devoir, on peut rencontrer en soi de la résistance ; il est utile de s’y attendre, et de ne pas prendre pour accordé qu’il soit facile de rester bon époux, bon citoyen, travailleur consciencieux, enfin honnête homme. Il y a d’ailleurs une forte part de vérité dans cette opinion ; car s’il est relativement aisé de se maintenir dans le cadre social, encore a-t-il fallu s’y insérer, et l’insertion exige un effort. L’indiscipline naturelle de l’enfant, la nécessité de l’éducation, en sont la preuve. Il n’est que juste de tenir compte à l’individu du consentement virtuellement donné à l’ensemble de ses obligations, même s’il n’a plus à se consulter pour chacune d’elles. Le cavalier n’a qu’à se laisser porter ; encore a-t-il dû se mettre en selle. Ainsi pour l’individu vis-à-vis de la société. En un certain sens il serait faux, et dans tous les sens il serait dangereux, de dire que le devoir peut s’accomplir automatiquement. Érigeons donc en maxime pratique que l’obéissance au devoir est une résistance à soi-même.

Mais autre chose est une recommandation, autre chose une explication. Lorsque, pour rendre compte de l’obligation, de son essence et de son origine, on pose que l’obéissance au devoir est avant tout un effort sur soi-même, un état de tension ou de contraction, on commet une erreur psychologique qui a vicié beaucoup de théories morales. Ainsi ont surgi des difficultés artificielles, des problèmes qui divisent les philosophes et que nous verrons s’évanouir quand nous en analyserons les termes. L’obligation n’est nullement un fait unique, incommensurable avec les autres, se dressant au-dessus d’eux comme une apparition mystérieuse. Si bon nombre de philosophes, en particulier ceux qui se rattachent à Kant, l’ont envisagée ainsi, c’est qu’ils ont confondu le sentiment de l’obligation, état tranquille et apparenté à l’inclination, avec l’ébranlement que nous nous donnons parfois pour briser ce qui s’opposerait à elle.

Au sortir d’une crise rhumatismale, on peut éprouver de la gêne, voire de la douleur, à faire jouer ses muscles et ses articulations. C’est la sensation globale d’une résistance opposée par les organes. Elle décroît peu à peu, et finit par se perdre dans la conscience que nous avons de nos mouvements quand nous nous portons bien. On peut d’ailleurs admettre qu’elle est encore là à l’état naissant ou plutôt évanouissant, et qu’elle guette seulement l’occasion de s’intensifier ; il faut en effet s’attendre à des crises quand on est rhumatisant. Que dirait-on pourtant de celui qui ne verrait dans notre sentiment habituel de mouvoir bras et jambes que l’atténuation d’une douleur, et qui définirait alors notre faculté locomotrice par un effort de résistance à la gêne rhumatismale ? Il renoncerait d’abord ainsi à rendre compte des habitudes motrices ; chacune de celles-ci implique en effet une combinaison particulière de mouvements, et ne peut se comprendre que par elle. La faculté générale de marcher, de courir, de mouvoir son corps, n’est que la somme de ces habitudes élémentaires, dont chacune trouve son explication propre dans les mouvements spéciaux qu’elle enveloppe. Mais, n’ayant envisagé cette faculté que globalement, et l’ayant d’ailleurs érigée en force opposée à une résistance, nécessairement on fait surgir à côté d’elle le rhumatisme comme une entité indépendante. Il semble qu’une erreur du même genre ait été commise par beaucoup de ceux qui ont spéculé sur l’obligation. Nous avons mille obligations spéciales dont chacune réclame son explication à elle. Il est naturel, ou plus précisément habituel, de leur obéir à toutes. Par exception on s’écartera de l’une d’elles, on résistera : que si l’on résiste à cette résistance, un état de tension ou de contraction se produira. C’est cette raideur que nous extériorisons quand nous prêtons au devoir un aspect aussi sévère.

C’est à elle aussi que pensent les philosophes, quand ils croient résoudre l’obligation en éléments rationnels. Pour résister à la résistance, pour nous maintenir dans le droit chemin quand le désir, la passion ou l’intérêt nous en détournent, nous devons nécessairement nous donner à nous-mêmes des raisons. Même si nous avons opposé au désir illicite un autre désir, celui-ci, suscité par la volonté, n’a pu surgir qu’à l’appel d’une idée. Bref, un être intelligent agit sur lui-même par l’intermédiaire de l’intelligence. Mais, de ce que c’est par des voies rationnelles qu’on revient à l’obligation, il ne suit pas que l’obligation ait été d’ordre rationnel. Nous nous appesantirons plus tard sur ce point ; nous ne voulons pas encore discuter les théories morales. Disons simplement qu’autre chose est une tendance, naturelle ou acquise, autre chose la méthode nécessairement rationnelle qu’emploiera, pour lui rendre sa force et pour combattre ce qui s’oppose à elle, un être raisonnable. Dans ce dernier cas, la tendance éclipsée peut reparaître ; et tout se passe sans doute alors comme si l’on avait réussi par cette méthode à reconstituer la tendance. En réalité, on n’a fait qu’écarter ce qui la gênait ou l’arrêtait. Cela revient au même, je le veux bien, dans la pratique : qu’on explique le fait d’une manière ou d’une autre, le fait est là, on a réussi. Et il vaut peut-être mieux, pour réussir, se figurer que les choses se sont passées de la première manière. Mais poser qu’il en est effectivement ainsi serait fausser la théorie de l’obligation. N’est-ce pas ce qui est arrivé à la plupart des philosophes ?

Qu’on ne se méprenne pas sur notre pensée. Même si l’on s’en tient à un certain aspect de la morale, comme nous l’avons fait jusqu’à présent, on constatera bien des attitudes différentes vis-à-vis du devoir. Elles jalonnent l’intervalle entre deux attitudes ou plutôt deux habitudes extrêmes : circulation si naturelle sur les voies tracées par la société qu’on les remarque à peine ; hésitation et délibération, au contraire, sur celle qu’on prendra, sur le point jusqu’où l’on ira, sur les trajets d’aller et de retour qu’on fera en s’engageant successivement sur plusieurs d’entre elles. Dans le second cas, des problèmes nouveaux se posent, plus ou moins fréquents ; et, là même où le devoir est tout tracé, on y met plus ou moins de nuances en l’accomplissant. Mais d’abord, la première attitude est celle de l’immense majorité des hommes ; elle est probablement générale dans les sociétés inférieures. Et ensuite on a beau raisonner dans chaque cas particulier, formuler la maxime, énoncer le principe, déduire les conséquences : si le désir et la passion prennent la parole, si la tentation est forte, si l’on va tomber, si tout à coup ou se redresse, où donc était le ressort ? Une force s’affirme, que nous avons appelée « le tout de l’obligation » : extrait concentré, quintessence des mille habitudes spéciales que nous avons contractées d’obéir aux mille exigences particulières de la vie sociale. Elle n’est ni ceci ni cela ; et si elle parlait, alors qu’elle préfère agir, elle dirait : « Il faut parce qu’il faut. » Dès lors, le travail auquel s’employait l’intelligence en pesant les raisons, en comparant les maximes, en remontant aux principes, était de mettre plus de cohérence logique dans une conduite soumise, par définition, aux exigences sociales ; mais à cette exigence sociale tenait l’obligation. Jamais, aux heures de tentation, on ne sacrifierait au seul besoin de cohérence logique son intérêt, sa passion, sa vanité. Parce que la raison intervient en effet comme régulatrice, chez un être raisonnable, pour assurer cette cohérence entre des règles ou maximes obligatoires, la philosophie a pu voir en elle un principe d’obligation. Autant vaudrait croire que c’est le volant qui fait tourner la machine.

Les exigences sociales se complètent d’ailleurs les unes les autres. Celui même dont l’honnêteté est la moins raisonnée et, si je puis dire, la plus routinière, met un ordre rationnel dans sa conduite en se réglant sur des exigences qui sont logiquement cohérentes entre elles. Je veux bien que cette logique soit une acquisition tardive des sociétés. La coordination logique est essentiellement économie ; d’un ensemble elle dégage d’abord, en gros, certains principes, puis elle exclut de l’ensemble tout ce qui n’est pas d’accord avec eux. La nature est au contraire surabondante. Plus une société est voisine de la nature, plus large y est la part de l’accident et de l’incohérent. On rencontre chez les primitifs beaucoup d’interdictions et de prescriptions qui s’expliquent par de vagues associations d’idées, par la superstition, par l’automatisme. Elles ne sont pas inutiles, puisque l’obéissance de tous à des règles, même absurdes, assure à la société une cohésion plus grande. Mais l’utilité de la règle lui vient alors uniquement, par ricochet, du fait qu’on se soumet à elle. Des prescriptions ou des interdictions qui valent par elles-mêmes sont celles qui visent positivement la conservation ou le bien-être de la société. C’est à la longue, sans doute, qu’elles se sont détachées des autres pour leur survivre. Les exigences sociales se sont alors coordonnées entre elles et subordonnées à des principes. Mais peu importe. La logique pénètre bien les sociétés actuelles, et celui-là même qui ne raisonne pas sa conduite vivra, s’il se conforme à ces principes, raisonnablement.

Mais l’essence de l’obligation est autre chose qu’une exigence de la raison. C’est tout ce que nous avons voulu suggérer jusqu’à présent. Notre exposé correspondrait de mieux en mieux à la réalité, croyons-nous, à mesure qu’on aurait affaire à des sociétés moins évoluées et à des consciences plus rudimentaires. Il reste schématique tant que nous nous en tenons à la conscience normale, telle que nous la trouvons aujourd’hui chez un honnête homme. Mais justement parce que nous avons affaire alors à une singulière complication de sentiments, d’idées, de tendances qui s’entrepénètrent, nous n’éviterons les analyses artificielles et les synthèses arbitraires que si nous disposons d’un schéma où figurera l’essentiel. Tel est celui que nous avons essayé de tracer. Représentez-vous l’obligation comme pesant sur la volonté à la manière d’une habitude, chaque obligation traînant derrière elle la masse accumulée des autres et utilisant ainsi, pour la pression qu’elle exerce, le poids de l’ensemble : vous avez le tout de l’obligation pour une conscience morale simple, élémentaire. C’est l’essentiel ; et c’est à quoi l’obligation pourrait à la rigueur se réduire, là même où elle atteint sa complexité la plus haute.

On voit à quel moment et dans quel sens, fort peu kantien, l’obligation élémentaire prend la forme d’un « impératif catégorique ». On serait embarrassé pour découvrir des exemples d’un tel impératif dans la vie courante. La consigne militaire, qui est un ordre non motivé et sans réplique, dit bien qu’« il faut parce qu’il faut ». Mais on a beau ne pas donner au soldat de raison, il en imaginera une. Si nous voulons un cas d’impératif catégorique pur, nous aurons à le construire a priori ou tout au moins à styliser l’expérience. Pensons donc à une fourmi que traverserait une lueur de réflexion et qui jugerait alors qu’elle a bien tort de travailler sans relâche pour les autres. Ses velléités de paresse ne dureraient d’ailleurs que quelques instants, le temps que brillerait l’éclair d’intelligence. Au dernier de ces instants, alors que l’instinct, reprenant le dessus, la ramènerait de vive force à sa tâche, l’intelligence que va résorber l’instinct dirait en guise d’adieu : il faut parce qu’il faut. Cet « il faut parce qu’il faut » ne serait que la conscience momentanément prise d’une traction subie, — de la traction qu’exercerait en se retendant le fil momentanément détendu. Le même commandement retentirait à l’oreille du somnambule qui se préparerait, qui commencerait même à sortir du rêve qu’il joue : s’il retombait tout de suite en somnambulisme, un impératif catégorique exprimerait en mots, pour la réflexion qui aurait failli surgir et qui se serait aussitôt évanouie, l’inévitabilité du retour. Bref, un impératif absolument catégorique est de nature instinctive ou somnambulique : joué comme tel à l’état normal, représenté comme tel si la réflexion s’éveille juste assez longtemps pour qu’il puisse se formuler, pas assez longtemps pour qu’il puisse se chercher des raisons, Mais alors, n’est-il pas évident que, chez un être raisonnable, un impératif tendra d’autant plus à prendre la forme catégorique que l’activité déployée, encore qu’intelligente, tendra davantage à prendre la forme instinctive ? Mais une activité qui, d’abord intelligente, s’achemine à une imitation de l’instinct est précisément ce qu’on appelle chez l’homme une habitude. Et l’habitude la plus puissante, celle dont la force est faite de toutes les forces accumulées, de toutes les habitudes sociales élémentaires, est nécessairement celle qui imite le mieux l’instinct. Est-il étonnant alors que, dans le court moment qui sépare l’obligation purement vécue de l’obligation pleinement représentée et justifiée par toute sorte de raisons, l’obligation prenne en effet la forme de l’impératif catégorique : « il faut parce qu’il faut » ?

Considérons deux lignes divergentes d’évolution, et des sociétés à l’extrémité de l’une et de l’autre. Le type de société qui paraîtra le plus naturel sera évidemment le type instinctif : le lien qui unit entre elles les abeilles de la ruche ressemble beaucoup plus à celui qui retient ensemble, coordonnées et subordonnées les unes aux autres, les cellules d’un organisme. Supposons un instant que la nature ait voulu, à l’extrémité de l’autre ligne, obtenir des sociétés où une certaine latitude fût laissée au choix individuel : elle aura fait que l’intelligence obtînt ici des résultats comparables, quant à leur régularité, à ceux de l’instinct dans l’autre ; elle aura eu recours à l’habitude. Chacune de ces habitudes, qu’on pourra appeler « morales », sera contingente. Mais leur ensemble, je veux dire l’habitude de contracter ces habitudes, étant à la base même des sociétés et conditionnant leur existence, aura une force comparable à celle de l’instinct, et comme intensité et comme régularité. C’est là précisément ce que nous avons appelé « le tout de l’obligation ». Il ne s’agira d’ailleurs que des sociétés humaines telles qu’elles sont au sortir des mains de la nature. Il s’agira de sociétés primitives et élémentaires. Mais la société humaine aura beau progresser, se compliquer et se spiritualiser : le statut de sa fondation demeurera, ou plutôt l’intention de la nature.

 

Or, c’est bien ainsi que les choses se sont passées. Sans approfondir un point dont nous nous sommes occupe ailleurs, disons simplement qu’intelligence et instinct sont des formes de conscience qui ont dû s’entrepénétrer à l’état rudimentaire et se dissocier en grandissant. Ce développement s’est effectué sur les deux grandes lignes d’évolution de la vie animale, avec les Arthropodes et les Vertébrés. Au bout de la première est l’instinct des Insectes, plus particulièrement des Hyménoptères ; au bout de la seconde est l’intelligence humaine. Instinct et intelligence ont pour objet essentiel d’utiliser des instruments : ici des outils inventés, par conséquent variables et imprévus ; là des organes fournis par la nature, et par conséquent immuables. L’instrument est d’ailleurs destiné à un travail, et ce travail est d’autant plus efficace qu’il est plus spécialisé, plus divisé par conséquent entre travailleurs diversement qualifiés qui se complètent réciproquement. La vie sociale est ainsi immanente, comme un vague idéal, à l’instinct comme à l’intelligence ; cet idéal trouve sa réalisation la plus complète dans la ruche ou la fourmilière d’une part, dans les sociétés humaines de l’autre. Humaine ou animale, une société est une organisation ; elle implique une coordination et généralement aussi une subordination d’éléments les uns aux autres ; elle offre donc, ou simplement vécu ou, de plus, représenté, un ensemble de règles ou de lois. Mais, dans une ruche ou dans une fourmilière, l’individu est rivé à son emploi par sa structure, et l’organisation est relativement invariable, tandis que la cité humaine est de forme variable, ouverte a tous les progrès. Il en résulte que, dans les premières, chaque règle est imposée par la nature, elle est nécessaire ; tandis que dans les autres une seule chose est naturelle, la nécessité d’une règle. Plus donc, dans une société humaine, on creusera jusqu’à la racine des obligations diverses pour arriver à l’obligation en général, plus l’obligation tendra à devenir nécessité, plus elle se rapprochera de l’instinct dans ce qu’elle a d’impérieux. Et néanmoins on se tromperait grandement si l’on voulait rapporter à l’instinct une obligation particulière, quelle qu’elle fût. Ce qu’il faudra toujours se dire, c’est que, aucune obligation n’étant de nature instinctive, le tout de l’obligation eût été de l’instinct si les sociétés humaines n’étaient en quelque sorte lestées de variabilité et d’intelligence. C’est un instinct virtuel, comme celui qui est derrière l’habitude de parler. La morale d’une société humaine est en effet comparable à son langage. Il est à remarquer que si les fourmis échangent des signes, comme cela paraît probable, le signe leur est fourni par l’instinct même qui les fait communiquer ensemble. Au contraire, une langue est un produit de l’usage. Rien, ni dans le vocabulaire ni même dans la syntaxe, ne vient de la nature. Mais il est naturel de parler, et les signes invariables, d’origine naturelle, qui servent probablement dans une société d’insectes représentent ce qu’eût été notre langage si la nature, en nous octroyant la faculté de parler, n’y eût joint cette fonction fabricatrice et utilisatrice de l’outil, inventive par conséquent, qu’est l’intelligence. Reportons-nous sans cesse à ce qu’eût été l’obligation si la société humaine avait été instinctive au lieu d’être intelligente : nous n’expliquerons ainsi aucune obligation en particulier, nous donnerons même de l’obligation en général une idée qui serait fausse si l’on s’en tenait à elle ; et pourtant à cette société instinctive on devra penser, comme à un pendant de la société intelligente, si l’on ne veut pas s’engager sans fil conducteur dans la recherche des fondements de la morale.

De ce point de vue, l’obligation perd son caractère spécifique. Elle se rattache aux phénomènes les plus généraux de la vie. Quand les éléments qui composent un organisme se plient à une discipline rigoureuse, peut-on dire qu’ils se sentent obligés et qu’ils obéissent à un instinct social ? Évidemment non ; mais si cet organisme est à peine une société, la ruche et la fourmilière sont de véritables organismes, dont les éléments sont unis entre eux par d’invisibles liens ; et l’instinct social de la fourmi — je veux dire la force en vertu de laquelle l’ouvrière, par exemple, exécute le travail auquel elle est prédestinée par sa structure — ne peut différer radicalement de la cause, quelle qu’elle soit, en vertu de laquelle chaque tissu, chaque cellule d’un corps vivant fonctionne pour le plus grand bien de l’ensemble. Pas plus dans un cas que dans l’autre, d’ailleurs, il n’y a proprement obligation ; il y aurait plutôt nécessité. Mais cette nécessité, nous l’apercevons précisément par transparence, non pas réelle, sans doute, mais virtuelle, au fond de l’obligation morale. Un être ne se sent obligé que s’il est libre, et chaque obligation, prise à part, implique la liberté. Mais il est nécessaire qu’il y ait des obligations ; et plus nous descendons de ces obligations particulières, qui sont au sommet, vers l’obligation en général, ou, comme nous disions, vers le tout de l’obligation qui est à la base, plus l’obligation nous apparaît comme la forme même que la nécessité prend dans le domaine de la vie quand elle exige, pour réaliser certaines fins, l’intelligence, le choix, et par conséquent la liberté.

On alléguera de nouveau qu’il s’agit alors de sociétés humaines très simples, primitives ou tout au moins élémentaires. Sans aucun doute ; mais, comme nous aurons occasion de le dire plus loin, le civilisé diffère surtout du primitif par la masse énorme de connaissances et d’habitudes qu’il a puisées, depuis le premier éveil de sa conscience, dans le milieu social où elles se conservaient. Le naturel est en grande partie recouvert par l’acquis ; mais il persiste, à peu près immuable, à travers les siècles : habitudes et connaissances sont loin d’imprégner l’organisme et de se transmettre héréditairement, comme on se l’était imaginé. Il est vrai que nous pourrions tenir ce naturel pour négligeable, dans notre analyse de l’obligation, s’il était écrasé par les habitudes acquises qui se sont accumulées sur lui pendant des siècles de civilisation. Mais il se maintient en fort bon état, très vivant, dans la société la plus civilisée. C’est à lui qu’il faut se reporter, non pas pour rendre compte de telle ou telle obligation sociale, mais pour expliquer ce que nous avons appelé le tout de l’obligation. Nos sociétés civilisées, si différentes qu’elles soient de la société à laquelle nous étions immédiatement destinés par la nature, présentent d’ailleurs avec elle une ressemblance fondamentale.

 

Ce sont en effet, elles aussi, des sociétés closes. Elles ont beau être très vastes en comparaison des petits groupements auxquels nous étions portés par instinct, et que le même instinct tendrait probablement à reconstituer aujourd’hui si toutes les acquisitions matérielles et spirituelles de la civilisation disparaissaient du milieu social où nous les trouvons déposées : elles n’en ont pas moins pour essence de comprendre à chaque moment un certain nombre d’individus, d’exclure les autres. Nous disions plus haut qu’au fond de l’obligation morale il y a l’exigence sociale. De quelle société s’agissait-il ? Était-ce de cette société ouverte que serait l’humanité entière ? Nous ne tranchions pas la question, pas plus qu’on ne le fait d’ordinaire quand on parle du devoir de l’homme envers ses semblables. On reste prudemment dans le vague. On s’abstient d’affirmer, mais on voudrait laisser croire que la « société humaine » est dès à présent réalisée. Et il est bon de le laisser croire, car nous avons incontestablement des devoirs envers l’homme en tant qu’homme (quoiqu’ils aient une tout autre origine, comme on le verra un peu plus loin), et nous risquerions de les affaiblir en les distinguant radicalement des devoirs envers nos concitoyens. L’action y trouve son compte. Mais une philosophie morale qui ne met pas l’accent sur cette distinction est à côté de la vérité ; ses analyses en seront nécessairement faussées. En fait, quand nous posons que le devoir de respecter la vie et la propriété d’autrui est une exigence fondamentale de la vie sociale, de quelle société parlons-nous ? Pour répondre, il suffit de considérer ce qui se passe en temps de guerre. Le meurtre et le pillage, comme aussi la perfidie, la fraude et le mensonge ne deviennent pas seulement licites ; ils sont méritoires. Les belligérants diront comme les sorcières de Macbeth :

Fair is foul, and foul is fair.

Serait-ce possible, la transformation s’opérerait-elle aussi facilement, générale et instantanée, si c’était vraiment une certaine attitude de l’homme vis-à-vis de l’homme que la société nous avait jusque-là recommandée ? Oh, je sais ce que la société dit (elle a, je le répète, ses raisons de le dire) ; mais pour savoir ce qu’elle pense et ce qu’elle veut, il ne faut pas trop écouter ce qu’elle dit, il faut regarder ce qu’elle fait. Elle dit que les devoirs définis par elle sont bien, en principe, des devoirs envers l’humanité, mais que dans des circonstances exceptionnelles, malheureusement inévitables, l’exercice s’en trouve suspendu. Si elle ne s’exprimait pas ainsi, elle barrerait la route au progrès d’une autre morale, qui ne vient pas directement d’elle, et qu’elle a tout intérêt à ménager. D’autre part, il est conforme à nos habitudes d’esprit de considérer comme anormal ce qui est relativement rare et exceptionnel, la maladie par exemple. Mais la maladie est aussi normale que la santé, laquelle, envisagée d’un certain point de vue, apparaît comme un effort constant pour prévenir la maladie ou l’écarter. De même, la paix a toujours été jusqu’à présent une préparation à la défense ou même à l’attaque, en tout cas à la guerre. Nos devoirs sociaux visent la cohésion sociale ; bon gré mal gré, ils nous composent une attitude qui est celle de la discipline devant l’ennemi. C’est dire que l’homme auquel la société fait appel pour le discipliner a beau être enrichi par elle de tout ce qu’elle a acquis pendant des siècles de civilisation, elle a néanmoins besoin de cet instinct primitif qu’elle revêt d’un si épais vernis. Bref, l’instinct social que nous avons aperçu au fond de l’obligation sociale vise toujours — l’instinct étant relativement immuable — une société close, si vaste soit-elle. Il est sans doute recouvert d’une autre morale que par là même il soutient et à laquelle il prête quelque chose de sa force, je veux dire de son caractère impérieux. Mais lui-même ne vise pas l’humanité. C’est qu’entre la nation, si grande soit-elle, et l’humanité, il y a toute la distance du fini à l’indéfini, du clos à l’ouvert. On se plaît à dire que l’apprentissage des vertus civiques se fait dans la famille, et que de même, à chérir sa patrie, on se prépare à aimer le genre humain. Notre sympathie s’élargirait ainsi par un progrès continu, grandirait en restant la même, et finirait par embrasser l’humanité entière. C’est là un raisonnement a priori, issu d’une conception purement intellectualiste de l’âme. On constate que les trois groupes auxquels nous pouvons nous attacher comprennent un nombre croissant de personnes, et l’on en conclut qu’à ces élargissements successifs de l’objet aimé correspond simplement une dilatation progressive du sentiment. Ce qui encourage d’ailleurs l’illusion, c’est que, par une heureuse rencontre, la première partie du raisonnement se trouve être d’accord avec les faits : les vertus domestiques sont bien liées aux vertus civiques, pour la raison très simple que famille et société, confondues à l’origine, sont restées en étroite connexion. Mais entre la société où nous vivons et l’humanité en général il y a, nous le répétons, le même contraste qu’entre le clos et l’ouvert ; la différence entre les deux objets est de nature, et non plus simplement de degré. Que sera-ce, si l’on va aux états d’âme, si l’on compare entre eux ces deux sentiments, attachement à la patrie, amour de l’humanité ? Qui ne voit que la cohésion sociale est due, en grande partie, à la nécessité pour une société de se défendre contre d’autres, et que c’est d’abord contre tous les autres hommes qu’on aime les hommes avec lesquels on vit ? Tel est l’instinct primitif. Il est encore là, heureusement dissimulé sous les apports de la civilisation ; mais aujourd’hui encore nous aimons naturellement et directement nos parents et nos concitoyens, tandis que l’amour de l’humanité est indirect et acquis. A ceux-là nous allons tout droit, à celle-ci nous ne venons que par un détour ; car c’est seulement à travers Dieu, en Dieu, que la religion convie l’homme à aimer le genre humain ; comme aussi c’est seulement à travers la Raison, dans la Raison par où nous communions tous, que les philosophes nous font regarder l’humanité pour nous montrer l’éminente dignité de la personne humaine, le droit de tous au respect. Ni dans un cas ni dans l’autre nous n’arrivons a l’humanité par étapes, en traversant la famille et la nation. Il faut que, d’un bond, nous nous soyons transportés plus loin qu’elle et que nous l’ayons atteinte sans l’avoir prise pour fin, en la dépassant. Qu’on parle d’ailleurs le langage de la religion ou celui de la philosophie, qu’il s’agisse d’amour ou de respect, c’est une autre morale, c’est un autre genre d’obligation, qui viennent se superposer à la pression sociale. Il n’a été question que de celle-ci jusqu’à présent. Le moment est venu de passer à l’autre.

Nous avons cherché l’obligation pure. Pour la trouver, nous avons dû réduire la morale à sa plus simple expression. L’avantage a été de voir en quoi l’obligation consiste. L’inconvénient a été de rétrécir la morale énormément. Non pas, certes, que ce que nous en avons laissé de côté ne soit pas obligatoire : imagine-t-on un devoir qui n’obligerait pas ? Mais on conçoit que, ce qui est primitivement et purement obligatoire étant bien ce que nous venons de dire, l’obligation s’irradie, se diffuse, et vienne même s’absorber en quelque autre chose qui la transfigure. Voyons donc maintenant ce que serait la morale complète. Nous allons user de la même méthode et passer encore, non plus en bas mais en haut, à la limite.

De tout temps ont surgi des hommes exceptionnels en lesquels cette morale s’incarnait. Avant les saints du christianisme, l’humanité avait connu les sages de la Grèce, les prophètes d’Israël, les Arahants du bouddhisme et d’autres encore. C’est à eux que l’on s’est toujours reporté pour avoir cette moralité complète, qu’on ferait mieux d’appeler absolue. Et ceci même est déjà caractéristique et instructif. Et ceci même nous fait pressentir une différence de nature, et non pas seulement de degré, entre la morale dont il a été question jusqu’à présent et celle dont nous abordons l’étude, entre le minimum et le maximum, entre les deux limites. Tandis que la première est d’autant plus pure et plus parfaite qu’elle se ramène mieux à des formules impersonnelles, la seconde, pour être pleinement elle-même, doit s’incarner dans une personnalité privilégiée qui devient un exemple. La généralité de l’une tient à l’universelle acceptation d’une loi, celle de l’autre la commune imitation d’un modèle.

Pourquoi les saints ont-ils ainsi des imitateurs, et pourquoi les grands hommes de bien ont-ils entraîné derrière eux des foules ? Ils ne demandent rien, et pourtant ils obtiennent. Ils n’ont pas besoin d’exhorter ; ils n’ont qu’à exister ; leur existence est un appel. Car tel est bien le caractère de cette autre morale. Tandis que l’obligation naturelle est pression ou poussée, dans la morale complète et parfaite il y a un appel.

La nature de cet appel, ceux-là seuls l’ont connue entièrement qui se sont trouves en présence d’une grande personnalité morale. Mais chacun de nous, à des heures où ses maximes habituelles de conduite lui paraissaient insuffisantes, s’est demandé ce que tel ou tel eût attendu de lui en pareille occasion. Ce pouvait être un parent, un ami, que nous évoquions ainsi par la pensée. Mais ce pouvait aussi bien être un homme que nous n’avions jamais rencontré, dont on nous avait simplement raconté la vie, et au jugement duquel nous soumettions alors en imagination notre conduite, redoutant de lui un blâme, fiers de son approbation. Ce pouvait même être, tirée du fond de l’âme à la lumière de la conscience, une personnalité qui naissait en nous, que nous sentions capable de nous envahir tout entiers plus tard, et à laquelle nous voulions nous attacher pour le moment comme fait le disciple au maître. A vrai dire, cette personnalité se dessine du jour où l’on a adopté un modèle : le désir de ressembler, qui est idéalement générateur d’une forme à prendre, est déjà ressemblance ; la parole qu’on fera sienne est celle dont on a entendu en soi un écho. Mais peu importe la personne. Constatons seulement que si la première morale avait d’autant plus de force qu’elle se dissociait plus nettement en obligations impersonnelles, celle-ci au contraire, d’abord éparpillée en préceptes généraux auxquels adhérait notre intelligence mais qui n’allaient pas jusqu’à ébranler notre volonté, devient d’autant plus entraînante que la multiplicité et la généralité des maximes vient mieux se fondre dans l’unité et l’individualité d’un homme.

D’où lui vient sa force ? Quel est le principe d’action qui succède ici à l’obligation naturelle ou plutôt qui finit par l’absorber ? Pour le savoir, voyons d’abord ce qui nous est tacitement demandé. Les devoirs dont il a été question jusqu’à présent sont ceux que nous impose la vie sociale ; ils nous obligent vis-à-vis de la cité plutôt que de l’humanité. On pourrait donc dire que la seconde morale — si décidément nous en distinguons deux — diffère de la première en ce qu’elle est humaine, au lieu d’être seulement sociale. Et l’on n’aurait pas tout à fait tort. Nous avons vu, en effet, que ce n’est pas en élargissant la cité qu’on arrive à l’humanité : entre une morale sociale et une morale humaine la différence n’est pas de degré, mais de nature. La première est celle à laquelle nous pensons d’ordinaire quand nous nous sentons naturellement obligés. Au-dessus de ces devoirs bien nets nous aimons à nous en représenter d’autres, plutôt flous, qui s’y superposeraient. Dévouement, don de soi, esprit de sacrifice, charité, tels sont les mots que nous prononçons quand nous pensons à eux. Mais pensons-nous alors, le plus souvent, à autre chose qu’à des mots ? Non, sans doute, et nous nous en rendons bien compte. Seulement il suffit, disons-nous, que la formule soit là ; elle prendra tout son sens, l’idée qui viendra la remplir se fera agissante, quand une occasion se présentera. Il est vrai que pour beaucoup l’occasion ne se présentera pas, ou l’action sera remise à plus tard. Chez certains la volonté s’ébranlera bien un peu, mais si peu que la secousse reçue pourra en effet être attribuée à la seule dilatation du devoir social, élargi et affaibli en devoir humain. Mais que les formules se remplissent de matière et que la matière s’anime — c’est une vie nouvelle qui s’annonce ; nous comprenons, nous sentons qu’une autre morale survient. Donc, en parlant ici d’amour de l’humanité, on caractériserait sans doute cette morale. Et pourtant on n’en exprimerait pas l’essence, car l’amour de l’humanité n’est pas un mobile qui se suffise à lui-même et qui agisse directement. Les éducateurs de la jeunesse savent bien qu’on ne triomphe pas de l’égoïsme en recommandant « l’altruisme ». Il arrive même qu’une âme généreuse, impatiente de se dévouer, se trouve tout à coup refroidie a l’idée qu’elle va travailler « pour le genre humain ». L’objet est trop vaste, l’effet trop dispersé. On peut donc conjecturer que si l’amour de l’humanité est constitutif de cette morale, c’est à peu près comme est impliquée, dans l’intention d’atteindre un point, la nécessité de franchir l’espace intermédiaire. En un sens, c’est la même chose ; en un autre, c’est tout différent. Si l’on ne pense qu’à l’intervalle et aux points, en nombre infini, qu’il faudra traverser un à un, on se découragera de partir, comme la flèche de Zénon ; on n’y verra d’ailleurs aucun intérêt, aucun attrait. Mais si l’on enjambe l’intervalle en ne considérant que l’extrémité ou même en regardant plus loin, on aura facilement accompli un acte simple en même temps qu’on sera venu à bout de la multiplicité infinie dont cette simplicité est l’équivalent. Quel est donc ici le terme, quelle est la direction de l’effort ? Qu’est-ce, en un mot, qui nous est proprement demandé ?

Définissons d’abord l’attitude morale de l’homme que nous avons considéré jusqu’à présent. Il fait corps avec la société ; lui et elle sont absorbés ensemble dans une même tâche de conservation individuelle et sociale. Ils sont tournés vers eux-mêmes. Certes, il est douteux que l’intérêt particulier s’accorde invariablement avec l’intérêt général : on sait à quelles difficultés insolubles s’est toujours heurtée la morale utilitaire quand elle a posé en principe que l’individu ne pouvait rechercher que son bien propre, quand elle a prétendu qu’il serait conduit par là à vouloir le bien d’autrui. Un être intelligent, à la poursuite de ce qui est de son intérêt personnel, fera souvent tout autre chose que ce que réclamerait l’intérêt général. Si pourtant la morale utilitaire s’obstine à reparaître sous une forme ou sous une autre, c’est qu’elle n’est pas insoutenable ; et si elle peut se soutenir, c’est justement parce qu’au-dessous de l’activité intelligente, qui aurait en effet à opter entre l’intérêt personnel et l’intérêt d’autrui, il y a un substratum d’activité instinctive primitivement établi par la nature, où l’individuel et le social sont tout près de se confondre. La cellule vit pour elle et aussi pour l’organisme, lui apportant et lui empruntant de la vitalité ; elle se sacrifiera au tout s’il en est besoin ; et elle se dirait sans doute alors, si elle était consciente, que c’est pour elle-même qu’elle le fait. Tel serait probablement aussi l’état d’âme d’une fourmi réfléchissant sur sa conduite. Elle sentirait que son activité est suspendue à quelque chose d’intermédiaire entre le bien de la fourmi et celui de la fourmilière. Or, c’est à cet instinct fondamental que nous avons rattaché l’obligation proprement dite : elle implique, à l’origine, un état de choses où l’individuel et le social ne se distinguent pas l’un de l’autre. C’est pourquoi nous pouvons dire que l’attitude à laquelle elle correspond est celle d’un individu et d’une société recourbés sur eux-mêmes. Individuelle et sociale tout à la fois, l’âme tourne ici dans un cercle. Elle est close.

L’autre attitude est celle de l’âme ouverte. Que laisse-t-elle alors entrer ? Si l’on disait qu’elle embrasse l’humanité entière, on n’irait pas trop loin, on n’irait même pas assez loin, puisque son amour s’étendra aux animaux, aux plantes, à toute la nature. Et pourtant rien de ce qui viendrait ainsi l’occuper ne suffirait à définir l’attitude qu’elle a prise, car de tout cela elle pourrait à la rigueur se passer. Sa forme ne dépend pas de son contenu. Nous venons de la remplir ; nous pourrions aussi bien, maintenant, la vider. La charité subsisterait chez celui qui la possède, lors même qu’il n’y aurait plus d’autre vivant sur la terre.

Encore une fois, ce n’est pas par une dilatation de soi qu’on passera du premier état au second. Une psychologie trop purement intellectualiste, qui suit les indications du langage, définira sans doute les états d’âme par les objets auxquels ils sont attachés : amour de la famille, amour de la patrie, amour de l’humanité, elle verra dans ces trois inclinations un même sentiment qui se dilate de plus en plus, pour englober un nombre croissant de personnes. Le fait que ces états d’âme se traduisent au dehors par la même attitude ou le même mouvement, que tous trois nous inclinent, nous permet de les grouper sous le concept d’amour et de les exprimer par le même mot ; on les distinguera alors en nommant trois objets, de plus en plus larges, auxquels ils se rapporteraient, Cela suffit, en effet, à les désigner. Mais est-ce les décrire ? Est-ce les analyser ? Au premier coup d’œil, la conscience aperçoit entre les deux premiers sentiments et le troisième une différence de nature. Ceux-là impliquent un choix et par conséquent une exclusion : ils pourront inciter à la lutte ; ils n’excluent pas la haine. Celui-ci n’est qu’amour. Ceux-là vont tout droit se poser sur un objet qui les attire. Celui-ci ne cède pas à un attrait de son objet ; il ne l’a pas visé ; il s’est élancé plus loin, et n’atteint l’humanité qu’en la traversant. A-t-il, à proprement parler, un objet ? Nous nous le demanderons. Bornons-nous pour le moment à constater que cette attitude de l’âme, qui est plutôt un mouvement, se suffit à elle-même.

Toutefois un problème se pose à l’égard d’elle, qui est tout résolu pour l’autre. Celle-ci a été voulue en effet par la nature ; on vient de voir comment et pourquoi nous nous sentons tenus de l’adopter. Mais celle-là est acquise ; elle a exigé, elle exige toujours un effort. D’où vient que les hommes qui en ont donné l’exemple ont trouvé d’autres hommes pour les suivre ? Et quelle est la force qui fait pendant ici à la pression sociale ? Nous n’avons pas le choix. En dehors de l’instinct et de l’habitude, il n’y a d’action directe sur le vouloir que celle de la sensibilité. La propulsion exercée par le sentiment peut d’ailleurs ressembler de près à l’obligation. Analysez la passion de l’amour, surtout à ses débuts : est-ce le plaisir qu’elle vise ? ne serait-ce pas aussi bien la peine ? Il y a peut-être une tragédie qui se prépare, toute une vie gâchée, dissipée, perdue, on le sait, on le sent, n’importe ! il faut parce qu’il faut. La grande perfidie de la passion naissante est justement de contrefaire le devoir. Mais point n’est besoin d’aller jusqu’à la passion. Dans l’émotion la plus tranquille peut entrer une certaine exigence d’action, qui diffère de l’obligation définie tout à l’heure en ce qu’elle ne rencontrera pas de résistance, en ce qu’elle n’imposera que du consenti, mais qui n’en ressemble pas moins à l’obligation en ce qu’elle impose quelque chose. Nulle part nous ne nous en apercevons mieux que là où cette exigence suspend son effet pratique, nous laissant ainsi le loisir de réfléchir sur elle et d’analyser ce que nous éprouvons. C’est ce qui arrive dans l’émotion musicale, par exemple. Il nous semble, pendant que nous écoutons, que nous ne pourrions pas vouloir autre chose que ce que la musique nous suggère, et que c’est bien ainsi que nous agirions naturellement, nécessairement, si nous ne nous reposions d’agir en écoutant. Que la musique exprime la joie, la tristesse, la pitié, la sympathie, nous sommes à chaque instant ce qu’elle exprime. Non seulement nous, mais beaucoup d’autres, mais tous les autres aussi. Quand la musique pleure, c’est l’humanité, c’est la nature entière qui pleure avec elle. A vrai dire, elle n’introduit pas ces sentiments en nous ; elle nous introduit plutôt en eux, comme des passants qu’on pousserait dans une danse. Ainsi procèdent les initiateurs en morale. La vie a pour eux des résonances de sentiment insoupçonnées, comme en pourrait donner une symphonie nouvelle ; ils nous font entrer avec eux dans cette musique, pour que nous la traduisions en mouvement.

C’est par excès d’intellectualisme qu’on suspend le sentiment à un objet et qu’on tient toute émotion pour la répercussion, dans la sensibilité, d’une représentation intellectuelle. Pour reprendre l’exemple de la musique, chacun sait qu’elle provoque en nous des émotions déterminées, joie, tristesse, pitié, sympathie, et que ces émotions peuvent être intenses, et qu’elles sont complètes pour nous, encore qu’elles ne s’attachent à rien. Dira-t-on que nous sommes ici dans le domaine de l’art, et non pas dans la réalité, que nous ne nous émouvons alors que par jeu, que notre état d’âme est purement imaginatif, que d’ailleurs le musicien ne pourrait pas susciter cette émotion en nous, la suggérer sans la causer, si nous ne l’avions déjà éprouvée dans la vie réelle, alors qu’elle était déterminée par un objet dont l’art n’a plus eu qu’à la détacher ? Ce serait oublier que joie, tristesse, pitié, sympathie sont des mots exprimant des généralités auxquelles il faut bien se reporter pour traduire ce que la musique fait éprouver, mais qu’à chaque musique nouvelle adhèrent des sentiments nouveaux, crées par cette musique et dans cette musique, définis et délimités par le dessin même, unique en son genre, de la mélodie ou de la symphonie. Ils n’ont donc pas été extraits de la vie par l’art ; c’est nous qui, pour les traduire en mots, sommes bien obligés de rapprocher le sentiment crée par l’artiste de ce qui y ressemble le plus dans la vie. Mais prenons même les états d’âme effectivement causes par des choses, et comme préfigurés en elles. En nombre déterminé, c’est-à-dire limité, sont ceux qui ont été voulus par la nature. On les reconnaît à ce qu’ils sont faits pour pousser à des actions qui répondent à des besoins. Les autres, au contraire, sont de véritables inventions, comparables à celles du musicien, et à l’origine desquelles il y a un homme. Ainsi la montagne a pu, de tout temps, communiquer à ceux qui la contemplaient certains sentiments comparables à des sensations et qui lui étaient en effet adhérents. Mais Rousseau a créé, à propos d’elle, une émotion neuve et originale. Cette émotion est devenue courante, Rousseau l’ayant lancée dans la circulation. Et aujourd’hui encore c’est Rousseau qui nous la fait éprouver, autant et plus que la montagne. Certes, il y avait des raisons pour que cette émotion, issue de l’âme de Jean-Jacques, s’accrochât à la montagne plutôt qu’à tout autre objet : les sentiments élémentaires, voisins de la sensation, provoqués directement par la montagne devaient s’accorder avec l’émotion nouvelle. Mais Rousseau les a ramassés ; il les a fait entrer, simples harmoniques désormais, dans un timbre dont il a donné, par une création véritable, la note fondamentale. De même pour l’amour de la nature en général. Celle-ci a de tout temps suscité des sentiments qui sont presque des sensations ; on a toujours goûté la douceur des ombrages, la fraîcheur des eaux, etc., enfin ce que suggère le mot « amoenus » par lequel les Romains caractérisaient le charme de la campagne. Mais une émotion neuve, sûrement créée par quelqu’un, ou quelques-uns, est venue utiliser ces notes préexistantes comme des harmoniques, et produire ainsi quelque chose de comparable au timbre original d’un nouvel instrument, ce que nous appelons dans nos pays le sentiment de la nature. La note fondamentale ainsi introduite aurait pu être autre, comme il est arrivé en Orient, plus particulièrement au Japon : autre eût alors été le timbre. Les sentiments voisins de la sensation, étroitement liés aux objets qui les déterminent, peuvent d’ailleurs aussi bien attirer à eux une émotion antérieurement créée, et non pas toute neuve. C’est ce qui s’est passé pour l’amour. De tout temps la femme a dû inspirer à l’homme une inclination distincte du désir, qui y restait cependant contiguë et comme soudée, participant à la fois du sentiment et de la sensation. Mais l’amour romanesque a une date : il a surgi au moyen âge, le jour où l’on s’avisa d’absorber l’amour naturel dans un sentiment en quelque sorte surnaturel, dans l’émotion religieuse telle que le christianisme l’avait créée et jetée dans le monde. Quand on reproche au mysticisme de s’exprimer à la manière de la passion amoureuse, on oublie que c’est l’amour qui avait commencé par plagier la mystique, qui lui avait emprunté sa ferveur, ses élans, ses extases ; en utilisant le langage d’une passion qu’elle avait transfigurée, la mystique n’a fait que reprendre son bien. Plus, d’ailleurs, l’amour confine à l’adoration, plus grande est la disproportion entre l’émotion et l’objet, plus profonde par conséquent la déception à laquelle l’amoureux s’expose, — à moins qu’il ne s’astreigne indéfiniment à voir l’objet à travers l’émotion, à n’y pas toucher, à le traiter religieusement. Remarquons que les anciens avaient déjà parlé des illusions de l’amour, mais il s’agissait alors d’erreurs apparentées à celles des sens et qui concernaient la figure de la femme qu’on aime, sa taille, sa démarche, son caractère. On se rappelle la description de Lucrèce : l’illusion porte seulement ici sur les qualités de l’objet aimé, et non pas, comme l’illusion moderne, sur ce qu’on peut attendre de l’amour. Entre l’ancienne illusion et celle que nous y avons surajoutée il y a la même différence qu’entre le sentiment primitif, émanant de l’objet lui-même, et l’émotion religieuse, appelée du dehors, qui est venue le recouvrir et le déborder. La marge laissée à la déception est maintenant énorme, parce que c’est l’intervalle entre le divin et l’humain.

Qu’une émotion neuve soit a l’origine des grandes créations de l’art, de la science et de la civilisation en général, cela ne nous paraît pas douteux. Non pas seulement parce que l’émotion est un stimulant, parce qu’elle incite l’intelligence à entreprendre et la volonté a persévérer. Il faut aller beaucoup plus loin. Il y a des émotions qui sont génératrices de pensée ; et l’invention, quoique d’ordre intellectuel, peut avoir de la sensibilité pour substance. C’est qu’il faut s’entendre sur la signification des mots « émotion », « sentiment », « sensibilité ». Une émotion est un ébranlement affectif de l’âme, mais autre chose est une agitation de la surface, autre chose un soulèvement des profondeurs. Dans le premier cas l’effet se disperse, dans le second il reste indivisé. Dans l’un, c’est une oscillation des parties sans déplacement du tout ; dans l’autre, le tout est poussé en avant. Mais sortons des métaphores. Il faut distinguer deux espèces d’émotion, deux variétés de sentiment, deux manifestations de sensibilité, qui n’ont de commun entre elles que d’être des états affectifs distincts de la sensation et de ne pas se réduire, comme celle-ci, à la transposition psychologique d’une excitation physique. Dans la première, l’émotion est consécutive à une idée ou à une image représentée ; l’état sensible résulte bien d’un état intellectuel qui ne lui doit rien, qui se suffit à lui-même et qui, s’il en subit l’effet par ricochet, y perd plus qu’il n’y gagne. C’est l’agitation de la sensibilité par une représentation qui y tombe. Mais l’autre émotion n’est pas déterminée par une représentation dont elle prendrait la suite et dont elle resterait distincte. Bien plutôt serait-elle, par rapport aux états intellectuels qui surviendront, une cause et non plus un effet ; elle est grosse de représentations, dont aucune n’est proprement formée, mais qu’elle tire ou pourrait tirer de sa substance par un développement organique. La première est infra-intellectuelle ; c’est d’elle que les psychologues s’occupent généralement, et c’est à elle qu’on pense quand on oppose la sensibilité à l’intelligence ou quand on fait de l’émotion un vague reflet de la représentation. Mais de l’autre nous dirions volontiers qu’elle est supra-intellectuelle, si le mot n’évoquait tout de suite, et exclusivement, l’idée d’une supériorité de valeur ; il s’agit aussi bien d’une antériorité dans le temps, et de la relation de ce qui engendre à ce qui est engendré. Seule, en effet, l’émotion du second genre peut devenir génératrice d’idées.

On ne s’en rend pas compte quand on traite de « féminine », avec une nuance de dédain, une psychologie qui fait une place si large et si belle à la sensibilité. Ceux qui parlent ainsi ont pour premier tort de s’en tenir aux banalités qui ont cours sur la femme, alors qu’il serait si facile d’observer. Nous n’allons pas nous engager, à seule fin de corriger une expression inexacte, dans une étude comparée des deux sexes. Bornons-nous à dire que la femme est aussi intelligente que l’homme, mais qu’elle est moins capable d’émotion, et que si quelque puissance de l’âme se présente chez elle avec un moindre développement, ce n’est pas l’intelligence, c’est la sensibilité. Il s’agit, bien entendu, de la sensibilité profonde, et non pas de l’agitation en surface 2. Mais peu importe. Le plus grand tort de ceux qui croiraient rabaisser l’homme en rattachant à la sensibilité les plus hautes facultés de l’esprit est de ne pas voir où est précisément la différence entre l’intelligence qui comprend, discute, accepte ou rejette, s’en tient enfin à la critique, et celle qui invente.

Création signifie, avant tout, émotion. Il ne s’agit pas seulement de la littérature et de l’art. On sait ce qu’une découverte scientifique implique de concentration et d’effort. Le génie a été défini une longue patience. Il est vrai qu’on se représente l’intelligence à part, et à part aussi une faculté générale d’attention, laquelle, plus ou moins développée, concentrerait plus ou moins fortement l’intelligence. Mais comment cette attention indéterminée, extérieure à l’intelligence, vide de matière, pourrait-elle, par le seul fait de se joindre à l’intelligence, en faire surgir ce qui n’y était pas ? On sent bien que la psychologie est encore dupe du langage quand, ayant désigné par le même mot toutes les attentions prêtées dans tous les cas possibles, elle ne voit plus entre elles, supposées alors de même qualité, que des différences de grandeur. La vérité est que dans chaque cas l’attention est marquée d’une nuance spéciale, et comme individualisée, par l’objet auquel elle s’applique : c’est pourquoi la psychologie incline déjà à parler d’« intérêt » autant que d’attention et à faire ainsi intervenir implicitement la sensibilité, plus susceptible de se diversifier selon les cas particuliers. Mais alors on n’appuie pas assez sur la diversité ; on pose une faculté générale de s’intéresser, laquelle, toujours la même, ne se diversifierait encore que par une application plus ou moins grande à son objet. Ne parlons donc pas d’intérêt en général. Disons que le problème qui a inspiré de l’intérêt est une représentation doublée d’une émotion, et que l’émotion, étant à la fois la curiosité, le désir et la joie anticipée de résoudre un problème déterminé, est unique comme la représentation. C’est elle qui pousse l’intelligence en avant, malgré les obstacles. C’est elle surtout qui vivifie, ou plutôt qui vitalise, les éléments intellectuels avec lesquels elle fera corps, ramasse à tout moment ce qui pourra s’organiser avec eux, et obtient finalement de l’énoncé du problème qu’il s’épanouisse en solution. Que sera-ce dans la littérature et dans l’art ! L’œuvre géniale est le plus souvent sortie d’une émotion unique en son genre, qu’on eût crue inexprimable, et qui a voulu s’exprimer. Mais n’en est-il pas ainsi de toute oeuvre, si imparfaite soit-elle, où entre une part de création ? Quiconque s’exerce à la composition littéraire a pu constater la différence entre l’intelligence laissée à elle-même et celle que consume de son feu l’émotion originale et unique, née d’une coïncidence entre l’auteur et son sujet, c’est-à-dire d’une intuition. Dans le premier cas l’esprit travaille à froid, combinant entre elles des idées, depuis longtemps coulées en mots, que la société lui livre à l’état solide. Dans le second, il semble que les matériaux fournis par l’intelligence entrent préalablement en fusion et qu’ils se solidifient ensuite à nouveau en idées cette fois informées par l’esprit lui-même : si ces idées trouvent des mots préexistants pour les exprimer, cela fait pour chacune l’effet d’une bonne fortune inespérée ; et, à vrai dire, il a souvent fallu aider la chance, et forcer le sens du mot pour qu’il se modelât sur la pensée. L’effort est cette fois douloureux, et le résultat aléatoire. Mais c’est alors seulement que l’esprit se sent ou se croit créateur. Il ne part plus d’une multiplicité d’éléments tout faits pour aboutir à une unité composite où il y aura un nouvel arrangement de l’ancien. Il s’est transporté tout d’un coup a quelque chose qui paraît à la fois un et unique, qui cherchera ensuite à s’étaler tant bien que mal en concepts multiples et communs, donnés d’avance dans des mots.

En résumé, à côté de l’émotion qui est l’effet de la représentation et qui s’y surajoute, il y a celle qui précède la représentation, qui la contient virtuellement et qui en est jusqu’à un certain point la cause. Un drame qui est à peine une oeuvre littéraire pourra secouer nos nerfs et susciter une émotion du premier genre, intense sans doute, mais banale, cueillie parmi celles que nous éprouvons couramment dans la vie, et en tout cas vide de représentation. Mais l’émotion provoquée en nous par une grande œuvre dramatique est d’une tout autre nature : unique en son genre, elle a surgi dans l’âme du poète, et là seulement, avant d’ébranler la nôtre ; c’est d’elle que l’œuvre est sortie, car c’est à elle que l’auteur se référait au fur et à mesure de la composition de l’ouvrage. Elle n’était qu’une exigence de création, mais une exigence déterminée, qui a été satisfaite par l’œuvre une fois réalisée et qui ne l’aurait été par une autre que si celle-ci avait eu avec la première une analogie interne et profonde, comparable à celle qui existe entre deux traductions, également acceptables, d’une même musique en idées ou en images.

C’est dire qu’en faisant une large part à l’émotion dans la genèse de la morale, nous ne présentons nullement une « morale de sentiment ». Car il s’agit d’une émotion capable de cristalliser en représentations, et même en doctrine. De cette doctrine, pas plus que de toute autre, on n’eût pu déduire cette morale ; aucune spéculation ne créera une obligation ou rien qui y ressemble ; peu m’importe la beauté de la théorie, je pourrai toujours dire que je ne l’accepte pas ; et, même si je l’accepte, je prétendrai rester libre de me conduire à ma guise. Mais si l’atmosphère d’émotion est là, si je l’ai respirée, si l’émotion me pénètre, j’agirai selon elle, soulevé par elle. Non pas contraint ou nécessité, mais en vertu d’une inclination à laquelle je ne voudrais pas résister. Et au lieu d’expliquer mon acte par l’émotion elle-même, je pourrai aussi bien le déduire alors de la théorie qu’on aura construite par la transposition de l’émotion en idées. Nous entrevoyons ici la réponse possible à une question grave, que nous retrouverons plus loin, mais que nous venons de frôler en passant. On se plaît à dire que si une religion apporte une morale nouvelle, elle l’impose par la métaphysique qu’elle fait accepter, par ses idées sur Dieu, sur l’univers, sur la relation de l’un à l’autre. A quoi l’on a répondu que c’est au contraire par la supériorité de sa morale qu’une religion gagne les âmes et les ouvre à une certaine conception des choses. Mais l’intelligence reconnaîtrait-elle la supériorité de la morale qu’on lui propose, étant donné qu’elle ne peut apprécier des différences de valeur que par des comparaisons avec une règle ou un idéal, et que l’idéal et la règle sont nécessairement fournis par la morale qui occupe déjà la place ? D’autre part, comment une conception nouvelle de l’ordre du monde serait-elle autre chose qu’une philosophie de plus, à mettre avec celles que nous connaissons ? Même si notre intelligence s’y rallie, nous n’y verrons jamais qu’une explication théoriquement préférable aux autres. Même si elle nous paraît recommander, comme s’harmonisant mieux avec elle, certaines règles nouvelles de conduite, il y aura loin de cette adhésion de l’intelligence à une conversion de la volonté. Mais la vérité est que ni la doctrine, à l’état de pure représentation intellectuelle, ne fera adopter et surtout pratiquer la morale, ni la morale, envisagée par l’intelligence comme un système de règles de conduite, ne rendra intellectuellement préférable la doctrine, Avant la nouvelle morale, avant la métaphysique nouvelle, il y a l’émotion, qui se prolonge en élan du côté de la volonté, et en représentation explicative dans l’intelligence. Posez, par exemple, l’émotion que le christianisme a apportée sous le nom de charité : si elle gagne les âmes, une certaine conduite s’ensuit, et une certaine doctrine se répand. Ni cette métaphysique n’a imposé cette morale, ni cette morale ne fait préférer cette métaphysique. Métaphysique et morale expriment la même chose, l’une en termes d’intelligence, l’autre en termes de volonté ; et les deux expressions sont acceptées ensemble dès qu’on s’est donné la chose à exprimer.

Qu’une bonne moitié de notre morale comprenne des devoirs dont le caractère obligatoire s’explique en dernière analyse par la pression de la société sur l’individu, on l’accordera sans trop de peine, parce que ces devoirs sont pratiqués couramment, parce qu’ils ont une formule nette et précise et qu’il nous est alors facile, en les saisissant par leur partie pleinement visible et en descendant jusqu’à la racine, de découvrir l’exigence sociale d’où ils sont sortis. Mais que le reste de la morale traduise un certain état émotionnel, qu’on ne cède plus ici à une pression mais à un attrait, beaucoup hésiteront à l’admettre. La raison en est qu’on ne peut pas ici, le plus souvent, retrouver au fond de soi l’émotion originelle. Il y a des formules qui en sont le résidu, et qui se sont déposées dans ce qu’on pourrait appeler la conscience sociale au fur et à mesure que se consolidait, immanente à cette émotion, une conception nouvelle de la vie ou mieux une certaine attitude vis-à-vis d’elle. Justement parce que nous nous trouvons devant la cendre d’une émotion éteinte, et que la puissance propulsive de cette émotion venait du feu qu’elle portait en elle, les formules qui sont restées seraient généralement incapables d’ébranler notre volonté si les formules plus anciennes, exprimant des exigences fondamentales de la vie sociale, ne leur communiquaient par contagion quelque chose de leur caractère obligatoire. Ces deux morales juxtaposées semblent maintenant n’en plus faire qu’une, la première ayant prêté à la seconde un peu de ce qu’elle a d’impératif et ayant d’ailleurs reçu de celle-ci, en échange, une signification moins étroitement sociale, plus largement humaine. Mais remuons la cendre ; nous trouverons des parties encore chaudes, et finalement jaillira l’étincelle ; le feu pourra se rallumer, et, s’il se rallume, il gagnera de proche en proche. Je veux dire que les maximes de cette seconde morale n’opèrent pas isolément, comme celles de la première : dès que l’une d’elles, cessant d’être abstraite, se remplit de signification et acquiert la force d’agir, les autres tendent à en faire autant ; finalement toutes se rejoignent dans la chaude émotion qui les laissa jadis derrière elle et dans les hommes, redevenus vivants, qui l’éprouvèrent. Fondateurs et réformateurs de religions, mystiques et saints, héros obscurs de la vie morale que nous avons pu rencontrer sur notre chemin et qui égalent à nos yeux les plus grands, tous sont là : entraînés par leur exemple, nous nous joignons à eux comme à une armée de conquérants. Ce sont des conquérants, en effet ; ils ont brisé la résistance de la nature et haussé l’humanité à des destinées nouvelles. Ainsi, quand nous dissipons les apparences pour toucher les réalités, quand nous faisons abstraction de la forme commune que les deux morales, grâce à des échanges réciproques, ont prise dans la pensée conceptuelle et dans le langage, nous trouvons aux deux extrémités de cette morale unique la pression et l’aspiration : celle-là d’autant plus parfaite qu’elle est plus impersonnelle, plus proche de ces forces naturelles qu’on appelle habitude et même instinct, celle-ci d’autant plus puissante qu’elle est plus visiblement soulevée en nous par des personnes, et qu’elle semble mieux triompher de la nature. Il est vrai que si l’on descendait jusqu’à la racine de la nature elle-même, on s’apercevrait peut-être que c’est la même force qui se manifeste directement, en tournant sur elle-même, dans l’espèce humaine une fois constituée, et qui agit ensuite indirectement, par l’intermédiaire d’individualités privilégiées, pour pousser l’humanité en avant.

Mais point n’est besoin de recourir à une métaphysique pour déterminer le rapport de cette pression à cette aspiration. Encore une fois, il y a une certaine difficulté à comparer entre elles les deux morales parce qu’elles ne se présentent plus à l’état pur. La première a passé à l’autre quelque chose de sa force de contrainte ; la seconde a répandu sur la première quelque chose de son parfum. Nous sommes en présence d’une série de gradations ou de dégradations, selon qu’on parcourt les prescriptions de la morale en commençant par une extrémité ou par l’autre ; quant aux deux limites extrêmes, elles ont plutôt un intérêt théorique ; il n’arrive guère qu’elles soient réellement atteintes. Considérons cependant en elles-mêmes, isolément, pression et aspiration. Immanente à la première est la représentation d’une société qui ne vise qu’à se conserver : le mouvement circulaire où elle entraîne avec elle les individus, se produisant sur place, imite de loin, par l’intermédiaire de l’habitude, l’immobilité de l’instinct. Le sentiment qui caractériserait la conscience de cet ensemble d’obligations pures, supposées toutes remplies, serait un état de bien-être individuel et social comparable à celui qui accompagne le fonctionnement normal de la vie. Il ressemblerait au plaisir plutôt qu’à la joie. Dans la morale de l’aspiration, au contraire, est implicitement contenu le sentiment d’un progrès. L’émotion dont nous parlions est l’enthousiasme d’une marche en avant, — enthousiasme par lequel cette morale s’est fait accepter de quelques-uns et s’est ensuite, à travers eux, propagée dans le monde. « Progrès » et « marche en avant » se confondent d’ailleurs ici avec l’enthousiasme lui-même. Pour en prendre conscience, il n’est pas nécessaire de se représenter un terme que l’on vise ou une perfection dont on se rapproche. Il suffit que dans la joie de l’enthousiasme il y ait plus que dans le plaisir du bien-être, ce plaisir n’impliquant pas cette joie, cette joie enveloppant et même résorbant en elle ce plaisir. Cela, nous le sentons ; et la certitude ainsi obtenue, bien loin d’être suspendue à une métaphysique, est ce qui donnera à cette métaphysique son plus solide appui.

Mais avant cette métaphysique, et beaucoup plus près de l’immédiatement éprouvé, sont les représentations simples qui jaillissent ici de l’émotion au fur et à mesure qu’on s’appesantit sur elle. Nous parlions des fondateurs et réformateurs de religions, des mystiques et des saints. Écoutons leur langage ; il ne fait que traduire en représentations l’émotion particulière d’une âme qui s’ouvre, rompant avec la nature qui l’enfermait à la fois en elle-même et dans la cité.

Ils disent d’abord que ce qu’ils éprouvent est un sentiment de libération. Bien-être, plaisirs, richesse, tout ce qui retient le commun des hommes les laisse indifférents. A s’en délivrer ils ressentent un soulagement, puis une allégresse. Non pas que la nature ait eu tort de nous attacher par des liens solides à la vie qu’elle avait voulue pour nous. Mais il s’agit d’aller plus loin, et les commodités dont on se trouve bien chez soi deviendraient des gênes, elles tourneraient au bagage encombrant, s’il fallait les emporter en voyage. Qu’une âme ainsi mobilisée soit plus encline à sympathiser avec les autres âmes, et même avec la nature entière, on pourrait s’en étonner si l’immobilité relative de l’âme, tournant en cercle dans une société close, ne tenait précisément à ce que la nature a morcelé l’humanité en individualités distinctes par l’acte même qui constitua l’espèce humaine. Comme tout acte constitutif d’une espèce, celui-ci fut un arrêt. En reprenant la marche en avant, on brise la décision de briser. Pour obtenir un effet complet, il faudrait, il est vrai, entraîner avec soi le reste des hommes. Mais si quelques-uns suivent, et si les autres se persuadent qu’ils le feraient à l’occasion, c’est déjà beaucoup : il y a dès lors, avec le commencement d’exécution, l’espérance que le cercle finira par être rompu. En tout cas, nous ne saurions trop le répéter, ce n’est pas en prêchant l’amour du prochain qu’on l’obtient. Ce n’est pas en élargissant des sentiments plus étroits qu’on embrassera l’humanité. Notre intelligence a beau se persuader à elle-même que telle est la marche indiquée, les choses s’y prennent autrement. Ce qui est simple au regard de notre entendement ne l’est pas nécessairement pour notre volonté. Là où la logique dit qu’une certaine voie serait la plus courte, l’expérience survient et trouve que dans cette direction il n’y a pas de voie. La vérité est qu’il faut passer ici par l’héroïsme pour arriver à l’amour. L’héroïsme, d’ailleurs, ne se prêche pas ; il n’a qu’à se montrer, et sa seule présence pourra mettre d’autres hommes en mouvement. C’est qu’il est, lui-même, retour au mouvement, et qu’il émane d’une émotion — communicative comme toute émotion — apparentée à l’acte créateur. La religion exprime cette vérité à sa manière en disant que c’est en Dieu que nous aimons les autres hommes. Et les grands mystiques déclarent avoir le sentiment d’un courant qui irait de leur âme à Dieu et redescendrait de Dieu au genre humain.

Qu’on ne vienne pas parler d’obstacles matériels à l’âme ainsi aérée ! Elle ne répondra pas que l’obstacle doit être tourné, ni qu’il peut être forcé : elle le déclarera inexistant. De sa conviction morale on ne peut pas dire qu’elle soulève des montagnes, car elle ne voit pas de montagne à soulever. Tant que vous raisonnerez sur l’obstacle, il restera où il est ; et tant que vous le regarderez, vous le décomposerez en parties qu’il faudra surmonter une à une ; le détail en peut être illimité ; rien ne dit que vous l’épuiserez. Mais vous pouvez rejeter l’ensemble, en bloc, si vous le niez. Ainsi procédait le philosophe qui prouvait le mouvement en marchant ; son acte était la négation pure et simple de l’effort, toujours à recommencer et par conséquent impuissant, que Zénon jugeait nécessaire pour franchir un à un les points de l’intervalle. En approfondissant ce nouvel aspect de la morale, on y trouverait le sentiment d’une coïncidence, réelle ou illusoire, avec l’effort générateur de la vie. Vu du dehors, le travail de la vie se prête, dans chacune de ses oeuvres, à une analyse qui se poursuivrait sans fin ; jamais on n’aura achevé de décrire la structure d’un oeil tel que le nôtre. Mais ce que nous appelons un ensemble de moyens employés n’est en réalité qu’une série d’obstacles tombés ; l’acte de la nature est simple, et la complexité infinie du mécanisme qu’elle paraît avoir construit pièce à pièce pour obtenir la vision n’est que l’entrecroisement sans fin des antagonismes qui se sont neutralisés les uns les autres pour laisser passer, indivisible, l’exercice de la fonction. Telle, une main invisible qui s’enfoncerait dans de la limaille de fer et dont l’acte simple apparaîtrait, si l’on ne tenait compte que de ce qu’on voit, comme une inépuisable série d’actions et de réactions que les brins de limaille exerceraient les uns sur les autres pour s’équilibrer réciproquement. Si tel est le contraste entre l’opération réelle de la vie et l’aspect qu’elle prend pour les sens et l’intelligence qui l’analysent, est-il étonnant qu’une âme qui ne connaît plus d’obstacle matériel se sente, à tort ou à raison, en coïncidence avec le principe même de la vie ?

 

Quelque hétérogénéité qu’on puisse trouver d’abord entre l’effet et la cause, et bien qu’il y ait loin d’une règle de conduite à une affirmation sur le fond des choses, c’est toujours dans un contact avec le principe générateur de l’espèce humaine qu’on s’est senti puiser la force d’aimer l’humanité. Je parle, bien entendu, d’un amour qui absorbe et réchauffe l’âme entière. Mais un amour plus tiède, atténué et intermittent, ne peut être que le rayonnement de celui-là, quand il n’est pas l’image, plus pâle et plus froide encore, qui en est restée dans l’intelligence ou qui s’est déposée dans le langage. La morale comprend ainsi deux parties distinctes, dont l’une a sa raison d’être dans la structure originelle de la société humaine, et dont l’autre trouve son explication dans le principe explicatif de cette structure. Dans la première, l’obligation représente la pression que les éléments de la société exercent les uns sur les autres pour maintenir la forme du tout, pression dont l’effet est préfiguré en chacun de nous par un système d’habitudes qui vont pour ainsi dire au-devant d’elle : ce mécanisme, dont chaque pièce est une habitude mais dont l’ensemble est comparable à un instinct, a été préparé par la nature. Dans la seconde, il y a encore obligation, si l’on veut, mais l’obligation est la force d’une aspiration ou d’un élan, de l’élan même qui a abouti à l’espèce humaine, à la vie sociale, à un système d’habitudes plus ou moins assimilable à l’instinct : le principe de propulsion intervient directement, et non plus par l’intermédiaire des mécanismes qu’il avait montés, auxquels il s’était arrêté provisoirement. Bref, pour résumer tout ce qui précède, nous dirons que la nature, déposant l’espèce humaine le long du cours de l’évolution, l’a voulue sociable, comme elle a voulu les sociétés de fourmis et d’abeilles ; mais puisque l’intelligence était là, le maintien de la vie sociale devait être confié à un mécanisme quasi intelligent : intelligent, en ce que chaque pièce pouvait en être remodelée par l’intelligence humaine, instinctif cependant en ce que l’homme ne pouvait pas, sans cesser d’être un homme, rejeter l’ensemble des pièces et ne plus accepter un mécanisme conservateur. L’instinct cédait provisoirement la place à un système d’habitudes, dont chacune devenait contingente, leur convergence vers la conservation de la société étant seule nécessaire, et cette nécessité ramenant avec elle l’instinct. La nécessité du tout, sentie à travers la contingence des parties, est ce que nous appelons l’obligation morale en général ; les parties ne sont d’ailleurs contingentes qu’aux yeux de la société ; pour l’individu, à qui la société inculque des habitudes, la partie est nécessaire comme le tout. Maintenant, le mécanisme voulu par la nature était simple, comme les sociétés originellement constituées par elle. La nature avait-elle prévu l’énorme développement et la complexité indéfinie de sociétés comme les nôtres ? Entendons-nous d’abord sur le sens de la question. Nous n’affirmons pas que la nature ait proprement voulu ou prévu quoi que ce soit. Mais nous avons le droit de procéder comme le biologiste, qui parle d’une intention de la nature toutes les fois qu’il assigne une fonction à un organe : il exprime simplement ainsi l’adéquation de l’organe à la fonction. L’humanité a beau s’être civilisée, la société a beau s’être transformée, nous prétendons que les tendances en quelque sorte organiques à la vie sociale sont restées ce qu’elles étaient à l’origine. Nous pouvons les retrouver, les observer. Le résultat de cette observation est net : c’est pour des sociétés simples et closes que la structure morale, originelle et fondamentale de l’homme, est faite. Ces tendances organiques n’apparaissent pas clairement à notre conscience, je le veux bien. Elles n’en constituent pas moins ce qu’il y a de plus solide dans l’obligation. Si complexe que soit devenue notre morale, bien qu’elle se soit doublée de tendances qui ne sont pas de simples modifications des tendances naturelles et qui ne vont pas dans la direction de la nature, c’est à ces tendances naturelles que nous aboutissons quand nous désirons, de tout ce que cette masse fluide contient d’obligation pure, obtenir un précipité. Telle est donc la première moitié de la morale. L’autre n’entrait pas dans le plan de la nature. Nous entendons par là que la nature avait prévu une certaine extension de la vie sociale par l’intelligence, mais une extension limitée. Elle ne pouvait pas vouloir que cette extension allât jusqu’à mettre en danger la structure originelle. Nombreux sont d’ailleurs les cas où l’homme a trompé ainsi la nature, si savante et pourtant si naïve. La nature entendait sûrement que l’homme procréât sans fin, comme tous les autres vivants ; elle a pris les précautions les plus minutieuses pour assurer la conservation de l’espèce par la multiplication des individus ; elle n’avait donc pas prévu, en nous donnant l’intelligence, que celle-ci trouverait aussitôt le moyen de couper l’acte sexuel de ses conséquences, et que l’homme pourrait s’abstenir de récolter sans renoncer au plaisir de semer. C’est dans un tout autre sens que l’homme trompe la nature quand il prolonge la solidarité sociale en fraternité humaine ; mais il la trompe encore, car les sociétés dont le dessin était préformé dans la structure originelle de l’âme humaine, et dont on peut apercevoir encore le plan dans les tendances innées et fondamentales de l’homme actuel, exigeaient que le groupe fût étroitement uni, mais que de groupe à groupe il y eût hostilité virtuelle : on devait être toujours prêt à attaquer ou à se défendre. Non pas, certes, que la nature ait voulu la guerre pour la guerre. Les grands entraîneurs de l’humanité, qui ont forcé les barrières de la cité, semblent bien s’être replacés par là dans la direction de l’élan vital. Mais cet élan propre à la vie est fini comme elle. Tout le long de sa route il rencontre des obstacles, et les espèces successivement apparues sont les résultantes de cette force et de forces antagonistes : celle-là pousse en avant, celles-ci font qu’on tourne sur place. L’homme, sortant des mains de la nature, était un être intelligent et sociable, sa sociabilité étant calculée pour aboutir à de petites sociétés, son intelligence étant destinée à favoriser la vie individuelle et la vie du groupe. Mais l’intelligence, se dilatant par son effort propre, a pris un développement inattendu. Elle a affranchi les hommes de servitudes auxquelles ils étaient condamnés par les limitations de leur nature. Dans ces conditions, il n’était pas impossible à certains d’entre eux, particulièrement doués, de rouvrir ce qui avait été clos et de faire au moins pour eux-mêmes ce qu’il eût été impossible à la nature de faire pour l’humanité. Leur exemple a fini par entraîner les autres, au moins en imagination. La volonté a son génie, comme la pensée, et le génie défie toute prévision. Par l’intermédiaire de ces volontés géniales l’élan de vie qui traverse la matière obtient de celle-ci, pour l’avenir de l’espèce, des promesses dont il ne pouvait même être question quand l’espèce se constituait. En allant de la solidarité sociale à la fraternité humaine, nous rompons donc avec une certaine nature, mais non pas avec toute nature. On pourrait dire, en détournant de leur sens les expressions spinozistes, que c’est pour revenir à la Nature naturante que nous nous détachons de la Nature naturée.

Entre la première morale et la seconde il y a donc toute la distance du repos au mouvement. La première est censée immuable. Si elle change, elle oublie aussitôt qu’elle a changé ou n’avoue pas le changement. La forme qu’elle présente à n’importe quel moment prétend être la forme définitive. Mais l’autre est une poussée, une exigence de mouvement ; elle est mobilité en principe. C’est par là qu’elle prouverait — c’est même par là seulement qu’elle pourrait d’abord définir — sa supériorité. Donnez-vous la première, vous n’en ferez pas sortir la seconde, pas plus que d’une ou de plusieurs positions d’un mobile vous ne tirerez du mouvement. Au contraire, le mouvement enveloppe l’immobilité, chaque position traversée par le mobile étant conçue et même perçue comme un arrêt virtuel. Mais point n’est besoin d’une démonstration en règle : la supériorité est vécue avant d’être représentée, et ne pourrait d’ailleurs être ensuite démontrée si elle n’était d’abord sentie. C’est une différence de ton vital. Celui qui pratique régulièrement la morale de la cité éprouve ce sentiment de bien-être, commun à l’individu et à la société, qui manifeste l’interférence des résistances matérielles les unes avec les autres. Mais l’âme qui s’ouvre, et aux yeux de laquelle les obstacles matériels tombent, est toute à la joie. Plaisir et bien-être sont quelque chose, la joie est davantage. Car elle n’était pas contenue en eux, tandis qu’ils se retrouvent virtuellement en elle. Ils sont, en effet, arrêt ou piétinement sur place, tandis qu’elle est marche en avant.

De là vient que la première morale est relativement facile à formuler, mais non pas la seconde. Notre intelligence et notre langage portent en effet sur des choses ; ils sont moins à leur aise pour représenter des transitions ou des progrès. La morale de l’Évangile est essentiellement celle de l’âme ouverte : n’a-t-on pas eu raison de faire remarquer qu’elle frise le paradoxe, et même la contradiction, dans les plus précises de ses recommandations ? Si la richesse est un mal, ne nuirons-nous pas aux pauvres en leur abandonnant ce que nous possédons ? Si celui qui a reçu un soufflet tend l’autre joue, que devient la justice, sans laquelle il n’y a pourtant pas de charité ? Mais le paradoxe tombe, la contradiction s’évanouit, si l’on considère l’intention de ces maximes, qui est d’induire un état d’âme. Ce n’est pas pour les pauvres, c’est pour lui que le riche doit faire abandon de sa richesse : heureux le pauvre « en esprit » ! Ce qui est beau, ce n’est pas d’être privé, ni même de se priver, c’est de ne pas sentir la privation. L’acte par lequel l’âme s’ouvre a pour effet d’élargir et d’élever à la pure spiritualité une morale emprisonnée et matérialisée dans des formules : celle-ci devient alors, par rapport à l’autre, quelque chose comme un instantané pris sur un mouvement. Tel est le sens profond des oppositions qui se succèdent dans le Sermon sur la montagne : « On vous a dit que… Et moi je vous dis que… » D’un côté le clos, de l’autre l’ouvert. La morale courante n’est pas abolie ; mais elle se présente comme un moment le long d’un progrès. On ne renonce pas à l’ancienne méthode ; mais on l’intègre dans une méthode plus générale, comme il arrive quand le dynamique résorbe en lui le statique, devenu un cas particulier. Il faudrait alors, en toute rigueur, une expression directe du mouvement et de la tendance ; mais si l’on veut encore — et il le faut bien — les traduire dans la langue du statique et de l’immobile, on aura des formules qui frôleront la contradiction. Aussi comparerions-nous ce qu’il y a d’impraticable dans certains préceptes évangéliques à ce que présentèrent d’illogique les premières explications de la différentielle. De fait, entre la morale antique et le christianisme on trouverait un rapport du même genre que celui de l’ancienne mathématique à la nôtre.

La géométrie des anciens a pu fournir des solutions particulières qui étaient comme des applications anticipées de nos méthodes générales. Mais elle n’a pas dégagé ces méthodes ; l’élan n’était pas là, qui eût fait sauter du statique au dynamique. Du moins avait-on poussé aussi loin que possible l’imitation du dynamique par le statique. Nous avons une impression de ce genre quand nous confrontons la doctrine des stoïciens, par exemple, avec la morale chrétienne. Ils se proclamaient citoyens du monde, et ils ajoutaient que tous les hommes sont frères, étant issus du même Dieu. C’étaient presque les mêmes paroles ; mais elles ne trouvèrent pas le même écho, parce qu’elles n’avaient pas été dites avec le même accent. Les stoïciens ont donné de fort beaux exemples. S’ils n’ont pas réussi à entraîner l’humanité avec eux, c’est que le stoïcisme est essentiellement une philosophie. Le philosophe qui s’éprend d’une doctrine aussi haute, et qui s’insère en elle, l’anime sans doute en la pratiquant : tel, l’amour de Pygmalion insuffla la vie à la statue une fois sculptée. Mais il y a loin de là à l’enthousiasme qui se propage d’âme en âme, indéfiniment, comme un incendie. Une telle émotion pourra évidemment s’expliciter en idées constitutives d’une doctrine, et même en plusieurs doctrines différentes qui n’auront d’autre ressemblance entre elles qu’une communauté d’esprit ; mais elle précède l’idée au lieu de la suivre. Pour trouver quelque chose d’elle dans l’antiquité classique, ce n’est pas aux stoïciens qu’il faudrait s’adresser, mais plutôt à celui qui fut l’inspirateur de toutes les grandes philosophies de la Grèce sans avoir apporté de doctrine, sans avoir rien écrit, à Socrate. Certes, Socrate met au-dessus de tout l’activité raisonnable, et plus spécialement la fonction logique de l’esprit. L’ironie qu’il promène avec lui est destinée à écarter les opinions qui n’ont pas subi l’épreuve de la réflexion et à leur faire honte, pour ainsi dire, en les mettant en contradiction avec elles-mêmes. Le dialogue, tel qu’il l’entend, a donné naissance à la dialectique platonicienne et par suite à la méthode philosophique, essentiellement rationnelle, que nous pratiquons encore. L’objet de ce dialogue est d’aboutir à des concepts qu’on enfermera dans des définitions ; ces concepts deviendront les Idées platoniciennes ; et la théorie des idées, à son tour, servira de type aux constructions, elles aussi rationnelles par essence, de la métaphysique traditionnelle. Socrate va plus loin encore ; de la vertu même il fait une science ; il identifie la pratique du bien avec la connaissance qu’on en possède ; il prépare ainsi la doctrine qui absorbera la vie morale dans l’exercice rationnel de la pensée. Jamais la raison n’aura été placée plus haut. Voilà du moins ce qui frappe d’abord. Mais regardons de plus près. Socrate enseigne parce que l’oracle de Delphes a parlé. Il a reçu une mission. Il est pauvre, et il doit rester pauvre. Il faut qu’il se mêle au peuple, qu’il se fasse peuple, que son langage rejoigne le parler populaire. Il n’écrira rien, pour que sa pensée se communique, vivante, à des esprits qui la porteront à d’autres esprits. Il est insensible au froid et à la faim, nullement ascète, mais libéré du besoin et affranchi de son corps. Un « démon » l’accompagne, qui fait entendre sa voix quand un avertissement est nécessaire. Il croit si bien à ce « signe démonique » qu’il meurt plutôt que de ne pas le suivre : s’il refuse de se défendre devant le tribunal populaire, s’il va au-devant de sa condamnation, c’est que le démon n’a rien dit pour l’en détourner. Bref, sa mission est d’ordre religieux et mystique, au sens où nous prenons aujourd’hui ces mots ; son enseignement, si parfaitement rationnel, est suspendu à quelque chose qui semble dépasser la pure raison. Mais ne s’en aperçoit-on pas à son enseignement même ? Si les propos inspirés, en tout cas lyriques, qu’il tient en maint endroit des dialogues de Platon n’étaient pas de Socrate, mais de Platon lui-même, si le langage du maître avait toujours été celui que Xénophon lui prête, comprendrait-on l’enthousiasme dont il enflamma ses disciples et qui traversa les âges ? Stoïciens, épicuriens, cyniques, tous les moralistes de la Grèce dérivent de Socrate, — non pas seulement, comme on l’a toujours dit, parce qu’ils développent dans ses diverses directions la doctrine du maître, mais encore et surtout parce qu’ils lui empruntent l’attitude qu’il a créée et qui était d’ailleurs si peu conforme au génie grec, l’attitude du Sage. Quand le philosophe, s’enfermant dans sa sagesse, se détache du commun des hommes, soit pour les enseigner, soit pour leur servir de modèle, soit simplement pour vaquer à son travail de perfectionnement intérieur, c’est Socrate vivant qui est là, Socrate agissant par l’incomparable prestige de sa personne. Allons plus loin. On a dit qu’il avait ramené la philosophie du ciel sur la terre. Mais comprendrait-on sa vie, et surtout sa mort, si la conception de l’âme que Platon lui prête dans le Phédon n’avait pas été la sienne ? Plus généralement, les mythes que nous trouvons dans les dialogues de Platon et qui concernent l’âme, son origine, son insertion dans le corps, font-ils autre chose que noter en termes de pensée platonicienne une émotion créatrice, l’émotion immanente à l’enseignement moral de Socrate ? Les mythes, et l’état d’âme socratique par rapport auquel ils sont ce que le programme explicatif est à la symphonie, se sont conservés à côté de la dialectique platonicienne ; ils traversent en souterrain la métaphysique grecque et reparaissent à l’air libre avec le néoplatonisme alexandrin, avec Ammonius peut-être, en tout cas avec Plotin, qui se déclare continuateur de Socrate. A l’âme socratique ils ont fourni un corps de doctrine comparable à celui qu’anima l’esprit évangélique. Les deux métaphysiques, en dépit de leur ressemblance ou peut-être à cause d’elle, se livrèrent bataille, avant que l’une absorbât ce qu’il y avait de meilleur dans l’autre : pendant un temps le monde put se demander s’il allait devenir chrétien ou néo-platonicien. C’était Socrate qui tenait tête à Jésus. Pour en rester à Socrate, la question est de savoir ce que ce génie très pratique eût fait dans une autre société et dans d’autres circonstances, s’il n’avait pas été frappé par-dessus tout de ce qu’il y avait de dangereux dans l’empirisme moral de son temps et dans les incohérences de la démocratie athénienne, s’il n’avait pas dû aller au plus pressé en établissant les droits de la raison, s’il n’avait ainsi repoussé l’intuition et l’inspiration à l’arrière-plan, et si le grec qu’il était n’avait maté en lui l’oriental qui voulait être. Nous avons distingué l’âme close et l’âme ouverte : qui voudrait classer Socrate parmi les âmes closes ? L’ironie courait à travers l’enseignement socratique, et le lyrisme n’y faisait sans doute que des explosions rares ; mais, dans la mesure où ces explosions ont livré passage à un esprit nouveau, elles ont été décisives pour l’avenir de l’humanité.

Entre l’âme close et l’âme ouverte il y a l’âme qui s’ouvre. Entre l’immobilité de l’homme assis, et le mouvement du même homme qui court, il y a son redressement, l’attitude qu’il prend quand il se lève. Bref, entre le statique et le dynamique on observe en morale une transition. Cet état intermédiaire passerait inaperçu si l’on prenait, au repos, l’élan nécessaire pour sauter tout d’un coup au mouvement. Mais il frappe l’attention quand on s’y arrête, — signe ordinaire d’une insuffisance d’élan. Disons la même chose sous une autre forme. Nous avons vu que le pur statique, en morale, serait de l’infra-intellectuel, et le pur dynamique du supra-intellectuel. L’un a été voulu par la nature, l’autre est un apport du génie humain. Celui-là caractérise un ensemble d’habitudes qui correspondent symétriquement, chez l’homme, à certains instincts de l’animal ; il est moins qu’intelligence. Celui-ci est aspiration, intuition et émotion ; il s’analysera en idées qui en seront des notations intellectuelles et dont le détail se poursuivra indéfiniment ; il contient donc, comme une unité qui envelopperait et dépasserait une multiplicité incapable de lui équivaloir, toute l’intellectualité qu’on voudra ; il est plus qu’intelligence. Entre les deux, il y a l’intelligence même. Là fût demeurée l’âme humaine, si elle s’était élancée de l’un sans aller jusqu’à l’autre. Elle eût dominé la morale de l’âme close ; elle n’eût pas encore atteint ou plutôt créé celle de l’âme ouverte. Son attitude, effet d’un redressement, lui aurait fait toucher le plan de l’intellectualité. Par rapport à ce qu’elle viendrait de quitter, une telle âme pratiquerait l’indifférence ou l’insensibilité ; elle serait dans l’« ataraxie » ou l’« apathie » des épicuriens et des stoïciens. Par rapport à ce qu’elle trouve de positif en elle, si son détachement de l’ancien veut être un attachement à du nouveau, sa vie serait contemplation ; elle se conformerait à l’idéal de Platon et d’Aristote. Par quelque côté qu’on la considère, l’attitude sera droite, fière, vraiment digne d’admiration et réservée d’ailleurs à une élite. Des philosophies parties de principes très différents pourront coïncider en elle. La raison en est qu’un seul chemin mène de l’action confinée dans un cercle à l’action se déployant dans l’espace libre, de la répétition à la création, de l’infra-intellectuel au supra-intellectuel. Qui s’arrête entre les deux est nécessairement dans la égion de la pure contemplation, et pratique en tout cas naturellement, ne s’en tenant plus à l’un et n’étant pas allé jusqu’à l’autre, cette demi-vertu qu’est le détachement.

Nous parlons de l’intelligence pure, se renfermant en elle-même et jugeant que l’objet de la vie est ce que les anciens appelaient « science » ou contemplation. Nous parlons, en un mot, de ce qui caractérise principalement la morale des philosophes grecs. Mais il ne s’agirait plus de philosophie grecque ou orientale, nous aurions affaire à la morale de tout le monde, si nous considérions l’intelligence en tant que simplement élaboratrice ou coordinatrice des matériaux, les uns infra-intellectuels et les autres supra-intellectuels, dont il a été question dans le présent chapitre. Pour déterminer l’essence même du devoir, nous avons en effet dégagé les deux forces qui agissent sur nous, impulsion d’une part et attraction de l’autre. Il le fallait, et c’est pour ne l’avoir pas fait, c’est pour s’en être tenue à l’intellectualité qui recouvre aujourd’hui le tout, que la philosophie n’a guère réussi, semble-t-il, à expliquer comment une morale peut avoir prise sur les âmes. Mais notre exposé se condamnait ainsi, comme nous le faisions pressentir, à rester schématique. Ce qui est aspiration tend à se consolider en prenant la forme de l’obligation stricte. Ce qui est obligation stricte tend à grossir et à s’élargir en englobant l’aspiration. Pression et aspiration se donnent pour cela rendez-vous dans la région de la pensée où s’élaborent les concepts. Il en résulte des représentations dont beaucoup sont mixtes, réunissant ensemble ce qui est cause de pression et ce qui est objet d’aspiration. Mais il en résulte aussi que nous perdons de vue la pression et l’aspiration pures, agissant effectivement sur notre volonté ; nous ne voyons plus que le concept où sont venus se fondre les deux objets distincts auxquels elles étaient respectivement attachées. C’est ce concept qui exercerait une action sur nous. Erreur qui explique l’échec des morales proprement intellectualistes, c’est-à-dire, en somme, de la plupart des théories philosophiques du devoir. Non pas, certes, qu’une idée pure soit sans influence sur notre volonté. Mais cette influence ne s’exercerait avec efficacité que si elle pouvait être seule. Elle résiste difficilement à des influences antagonistes, ou, si elle en triomphe, c’est que reparaissent dans leur individualité et leur indépendance, déployant alors l’intégralité de leur force, la pression et l’aspiration qui avaient renoncé chacune à leur action propre en se faisant représenter ensemble par une idée.

Longue serait la parenthèse qu’il faudrait ouvrir si l’on voulait faire la part des deux forces, l’une sociale et l’autre supra-sociale, l’une d’impulsion et l’autre d’attraction, qui donnent leur efficace aux mobiles moraux. Un honnête homme dira par exemple qu’il agit par respect de soi, par sentiment de la dignité humaine. Il ne s’exprimerait pas ainsi, évidemment, s’il ne commençait par se scinder en deux personnalités, celle qu’il serait s’il se laissait aller et celle où sa volonté le hausse : le moi qui respecte n’est pas le même que le moi respecté. Quel est donc ce dernier moi ? en quoi consiste sa dignité ? d’où vient le respect qu’il inspire ? Laissons de côté l’analyse du respect, où nous trouverions surtout un besoin de s’effacer, l’attitude de l’apprenti devant le maître ou plutôt, pour parler le langage aristotélicien, de l’accident devant l’essence. Resterait alors à définir le moi supérieur devant lequel la personnalité moyenne s’incline. Il n’est pas douteux que ce soit d’abord le « moi social », intérieur à chacun, dont nous avons déjà dit un mot. Si l’on admet, ne fût-ce que théoriquement, une « mentalité primitive », on y verra le respect de soi coïncider avec le sentiment d’une telle solidarité entre l’individu et le groupe que le groupe reste présent à l’individu isolé, le surveille, l’encourage ou le menace, exige enfin d’être consulté et obéi : derrière la société elle-même il y a des puissances surnaturelles, dont le groupe dépend, et qui rendent la société responsable des actes de l’individu ; la pression du moi social s’exerce avec toutes ces énergies accumulées. L’individu n’obéit d’ailleurs pas seulement par habitude de la discipline ou par crainte du châtiment : le groupe auquel il appartient se met nécessairement au-dessus des autres, ne fût-ce que pour exalter son courage dans la bataille, et la conscience de cette supériorité de force lui assure à lui-même une force plus grande, avec toutes les jouissances de l’orgueil. On s’en convaincra en considérant une mentalité déjà plus « évoluée ». Qu’on songe à ce qu’il entrait de fierté, en même temps que d’énergie morale dans le « Civis sum romanus » : le respect de soi, chez un citoyen romain, devait se confondre avec ce que nous appellerions aujourd’hui son nationalisme. Mais point n’est besoin d’un recours à l’histoire ou a la préhistoire pour voir le respect de soi coïncider avec l’amour-propre du groupe. Il suffit d’observer ce qui se passe sous nos yeux dans les petites sociétés qui se constituent au sein de la grande, quand des hommes se trouvent rapprochés les uns des autres par quelque marque distinctive qui souligne une supériorité réelle ou apparente, et qui les met à part. Au respect de soi que professe tout homme en tant qu’homme se joint alors un respect additionnel, celui du moi qui est simplement homme pour un moi éminent entre les hommes ; tous les membres du groupe « se tiennent » et s’imposent ainsi une « tenue » ; on voit naître un « sentiment de l’honneur » qui ne fait qu’un avec l’esprit de corps. Telles sont les premières composantes du respect de soi. Envisagé de ce côté, que nous ne pouvons isoler aujourd’hui que par un effort d’abstraction, il oblige par tout ce qu’il apporte avec lui de pression sociale. Maintenant, l’impulsion deviendrait manifestement attraction si le respect « de soi » était celui d’une personnalité admirée et vénérée dont on porterait en soi l’image et avec laquelle on aspirerait à se confondre, comme la copie avec le modèle. Il n’en est pas ainsi en fait, car l’expression a beau n’évoquer que des idées de repliement sur soi-même, le respect de soi n’en reste pas moins, au terme de son évolution comme à l’origine, un sentiment social. Mais les grandes figures morales qui ont marqué dans l’histoire se donnent la main par-dessus les siècles, par-dessus nos cités humaines : ensemble elles composent une cité divine où elles nous invitent à entrer. Nous pouvons ne pas entendre distinctement leur voix ; l’appel n’en est pas moins lancé ; quelque chose y répond au fond de notre âme ; de la société réelle dont nous sommes nous nous transportons par la pensée à la société idéale ; vers elle monte notre hommage quand nous nous inclinons devant la dignité humaine en nous, quand nous déclarons agir par respect de nous-mêmes. Il est vrai que l’action exercée sur nous par des personnes tend ainsi à devenir impersonnelle. Et ce caractère impersonnel s’accentue encore à nos yeux quand les moralistes nous exposent que c’est la raison, présente en chacun de nous, qui fait la dignité de l’homme. Il faudrait pourtant s’entendre sur ce point. Que la raison soit la marque distinctive de l’homme, personne ne le contestera. Qu’elle ait une valeur éminente, au sens où une belle oeuvre d’art a de la valeur, on l’accordera également. Mais il faut expliquer pourquoi elle peut commander absolument, et comment elle se fait alors obéir. La raison ne peut qu’alléguer des raisons, auxquelles il semble toujours loisible d’opposer d’autres raisons. Ne disons donc pas seulement que la raison, présente en chacun de nous, s’impose à notre respect et obtient notre obéissance en vertu de sa valeur éminente. Ajoutons qu’il y a derrière elle les hommes qui ont rendu l’humanité divine, et qui ont imprimé ainsi un caractère divin à la raison, attribut essentiel de l’humanité. Ce sont eux qui nous attirent dans une société idéale, en même temps que nous cédons à la pression de la société réelle.

Toutes les notions morales se compénètrent, mais il n’en est pas de plus instructive que celle de justice, d’abord parce qu’elle englobe la plupart des autres, ensuite parce qu’elle se traduit, malgré sa plus grande richesse, par des formules plus simples, enfin et surtout parce qu’on y voit s’emboîter l’une dans l’autre les deux formes de l’obligation. La justice a toujours évoqué des idées d’égalité, de proportion, de compensation. Pensare, d’où dérivent « compensation » et « récompense », a le sens de peser ; la justice était représentée avec une balance. Équité signifie égalité. Règle et règlement, rectitude et régularité, sont des mots qui désignent la ligne droite. Ces références à l’arithmétique et à la géométrie sont caractéristiques de la justice à travers le cours de son histoire. La notion a dû se dessiner déjà avec précision dans les échanges. Si rudimentaire que soit une société, on y pratique le troc ; et l’on ne peut le pratiquer sans s’être demandé si les deux objets échangés sont bien de même valeur, c’est-à-dire échangeables contre un même troisième. Que cette égalité de valeur soit érigée en règle, que la règle s’insère dans les usages du groupe, que le « tout de l’obligation », comme nous disions, vienne ainsi se poser sur elle : voilà déjà la justice sous sa forme précise, avec son caractère impérieux et les idées d’égalité et de réciprocité qui s’attachent à elle. — Mais elle ne s’appliquera pas seulement aux échanges de choses. Graduellement elle s’étendra à des relations entre personnes, sans toutefois pouvoir, de longtemps, se détacher de toute considération de choses et d’échange. Elle consistera surtout alors à régulariser des impulsions naturelles en y introduisant l’idée d’une réciprocité non moins naturelle, par exemple l’attente d’un dommage équivalent à celui qu’on aura pu causer. Dans les sociétés primitives, les attentats contre les personnes n’intéressent la communauté qu’exceptionnellement, quand l’acte accompli peut lui nuire à elle-même en attirant sur elle la colère des dieux. La personne lésée, ou sa famille, n’a donc alors qu’à suivre son instinct, à réagir selon la nature, à se venger ; et les représailles pourraient être hors de proportion avec l’offense si cet échange de mauvais procédés n’apparaissait pas comme vaguement soumis à la règle générale des échanges. Il est vrai que la querelle risquerait de s’éterniser, la « vendetta » se poursuivrait sans fin entre les deux familles, si l’une d’elles ne se décidait à accepter un dédommagement pécuniaire : alors se dégagera nettement l’idée de compensation, déjà impliquée dans celles d’échange et de réciprocité. — Que la société se charge maintenant de sévir elle-même, de réprimer les actes de violence quels qu’ils soient, on dira que c’est elle qui exerce la justice, si l’on appelait déjà de ce nom la règle à laquelle se référaient, pour mettre fin à leurs différends, les individus ou les familles. Elle mesurera d’ailleurs la peine à la gravité de l’offense, puisque, sans cela, on n’aurait aucun intérêt à s’arrêter quand on commence à mal faire ; on ne courrait pas plus de risque à aller jusqu’au bout. Oeil pour oeil, dent pour dent, le dommage subi devra toujours être égal au dommage causé. — Mais un oeil vaut-il toujours un oeil, une dent toujours une dent ? Il faut tenir compte de la qualité comme de la quantité : la loi du talion ne s’appliquera qu’à l’intérieur d’une classe ; le même dommage subi, la même offense reçue, appellera une compensation plus forte ou réclamera une peine plus grave si la victime appartenait à une classe plus haute. Bref, l’égalité peut porter sur un rapport et devenir une proportion. La justice a donc beau embrasser une plus grande variété de choses, elle se définit de la même manière. — Elle ne changera pas davantage de formule, dans un état de civilisation plus avancé, quand elle s’étendra aux relations entre gouvernants et gouvernés et plus généralement entre catégories sociales : dans une situation de fait elle introduira des considérations d’égalité ou de proportion qui en feront quelque chose de mathématiquement défini et, par là même, d’apparemment définitif. Il n’est pas douteux, en effet, que la force n’ait été à l’origine de la division des anciennes sociétés en classes subordonnées les unes aux autres. Mais une subordination habituelle finit par sembler naturelle, et elle se cherche à elle-même une explication : si la classe inférieure a accepté sa situation pendant assez longtemps, elle pourra y consentir encore quand elle sera devenue virtuellement la plus forte, parce qu’elle attribuera aux dirigeants une supériorité de valeur. Cette supériorité sera d’ailleurs réelle s’ils ont profité des facilités qu’ils se trouvaient avoir pour se perfectionner intellectuellement et moralement ; mais elle pourra aussi bien n’être qu’une apparence soigneusement entretenue. Quoi qu’il en soit, réelle ou apparente, elle n’aura qu’à durer pour paraître congénitale : il faut bien qu’il y ait supériorité innée, se dit-on, puisqu’il y a privilège héréditaire. La nature, qui a voulu des sociétés disciplinées, a prédisposé l’homme à cette illusion. Platon la partageait, au moins pour sa république idéale. Si l’on entend ainsi la hiérarchie des classes, charges et avantages sont traités comme une espèce de masse commune qui serait répartie ensuite entre les individus selon leur valeur, et par conséquent selon les services qu’ils rendent : la justice conserve sa balance ; elle mesure et proportionne. — De cette justice qui peut ne pas s’exprimer en termes utilitaires, mais qui n’en reste pas moins fidèle a ses origines mercantiles, comment passer à celle qui n’implique ni échanges ni services, étant l’affirmation pure et simple du droit inviolable, et de l’incommensurabilité de la personne avec toutes les valeurs ? Avant de répondre à cette question, admirons la vertu magique du langage, je veux dire le pouvoir qu’un mot confère à une idée nouvelle, quand il s’étend à elle après s’être appliqué à un objet préexistant, de modifier celui-ci et d’influencer le passé rétroactivement. De quelque manière qu’on se représente la transition de la justice relative à la justice absolue, qu’elle se soit faite en plusieurs fois ou tout d’un coup, il y a eu création. Quelque chose est survenu qui aurait pu ne pas être, qui n’aurait pas été sans certaines circonstances, sans certains hommes, sans un certain homme peut-être. Mais au lieu de penser à du nouveau, qui s’est emparé de l’ancien pour l’englober dans un tout imprévisible, nous aimons mieux envisager l’ancien comme une partie de ce tout, lequel aurait alors virtuellement préexisté : les conceptions de la justice qui se sont succédé dans des sociétés anciennes n’auraient donc été que des visions partielles, incomplètes, d’une justice intégrale qui serait précisément la nôtre. Inutile d’analyser en détail ce cas particulier d’une illusion très générale, peu remarquée des philosophes, qui a vicié bon nombre de doctrines métaphysiques et qui pose à la théorie de la connaissance des problèmes insolubles. Disons seulement qu’elle se rattache à notre habitude de considérer tout mouvement en avant comme le rétrécissement progressif de la distance entre le point de départ (qui est effectivement donné), et le point d’arrivée, qui n’existe comme station que lorsque le mobile a choisi de s’y arrêter. Parce qu’il peut toujours être envisage ainsi quand il a atteint son terme, il ne s’ensuit pas que le mouvement ait consisté à se rapprocher de ce terme : un intervalle dont il n’y a encore qu’une extrémité ne peut pas diminuer peu à peu puisqu’il n’est pas encore intervalle ; il aura diminué peu à peu quand le mobile aura crée par son arrêt réel ou virtuel une autre extrémité et que nous le considérerons rétrospectivement, ou même simplement quand nous suivrons le mouvement dans son progrès en le reconstituant par avance de cette manière, à reculons. Mais c’est de quoi nous ne nous rendons pas compte, le plus souvent : nous mettons dans les choses mêmes, sous forme d’une préexistence du possible dans le réel, cette prévision rétrospective. L’illusion fait le fond de maint problème philosophique, dont la Dichotomie de Zénon a fourni le modèle. Et c’est elle que nous retrouvons en morale, quand les formes de plus en plus larges de la justice relative sont définies comme des approximations croissantes de la justice absolue. Tout au plus devrions-nous dire qu’une fois celle-ci posée, celles-là peuvent être considérées comme autant de stations le long d’une route qui, tracée rétrospectivement par nous, conduirait à elle. Encore faudrait-il ajouter qu’il n’y eut pas acheminement graduel, mais, à un certain moment, saut brusque. — Il serait intéressant de déterminer le point précis où ce saltus se produisit. Et il serait non moins instructif de chercher comment, une fois conçue, sous une forme d’ailleurs vague, la justice absolue resta si longtemps à l’état d’idéal respecté, qu’il n’était même pas question de réaliser. Disons seulement, en ce qui concerne le premier point, que les antiques inégalités de classe, primitivement imposées sans doute par la force, acceptées ensuite comme des inégalités de valeur et de services rendus, sont de plus en plus soumises à la critique de la classe inférieure : les dirigeants valent d’ailleurs de moins en moins, parce que, trop sûrs d’eux-mêmes, ils se relâchent de la tension intérieure à laquelle ils avaient demandé une plus grande force d’intelligence et de volonté, et qui avait consolidé leur domination. Ils se maintiendraient pourtant s’ils restaient unis ; mais, en raison même de leur tendance à affirmer leur individualité, il se trouvera un jour ou l’autre parmi eux des ambitieux qui prétendront être les maîtres et qui chercheront un appui dans la classe inférieure, surtout si celle-ci a déjà quelque part aux affaires : plus de supériorité native, alors, chez celui qui appartient à la classe supérieure ; le charme est rompu. C’est ainsi que les aristocraties tendent à se perdre dans la démocratie, simplement parce que l’inégalité politique est chose instable, comme le sera d’ailleurs l’égalité politique une fois réalisée si elle n’est qu’un fait, si elle admet par conséquent des exceptions, si par exemple elle tolère dans la cité l’esclavage. — Mais il y a loin de ces équilibres mécaniquement atteints, toujours provisoires comme celui de la balance aux mains de la justice antique, à une justice telle que la nôtre, celle des « droits de l’homme », qui n’évoque plus des idées de relation ou de mesure, mais au contraire d’incommensurabilité et d’absolu. Cette justice ne comporterait une représentation complète qu’« à l’infini », comme disent les mathématiciens ; elle ne se formule précisément et catégoriquement à un moment déterminé, que par des interdictions ; mais, dans ce qu’elle a de positif, elle procède par des créations successives, dont chacune est une réalisation plus complète de la personnalité, et par conséquent de l’humanité. Cette réalisation n’est possible que par l’intermédiaire des lois ; elle implique le consentement de la société. En vain d’ailleurs on prétendrait qu’elle se fait d’elle-même, peu a peu, en vertu de l’état d’âme de la société à une certaine période de son histoire. C’est un bond en avant, qui ne s’exécute que si la société s’est décidée à tenter une expérience ; il faut pour cela qu’elle se soit laissé convaincre ou tout au moins ébranler ; et le branle a toujours été donné par quelqu’un. En vain on alléguera que ce bond en avant ne suppose derrière lui aucun effort créateur, qu’il n’y a pas ici une invention comparable à celle de l’artiste. Ce serait oublier que la plupart des grandes réformes accomplies ont paru d’abord irréalisables, et qu’elles l’étaient en effet. Elles ne pouvaient être réalisées que dans une société dont l’état d’âme fût déjà celui qu’elles devaient induire par leur réalisation ; et il y avait là un cercle dont on ne serait pas sorti si une ou plusieurs âmes privilégiées, ayant dilaté en elles l’âme sociale, n’avaient brisé le cercle en entraînant la société derrière elles. Or, c’est le miracle même de la création artistique. Une œuvre géniale, qui commence par déconcerter, pourra créer peu à peu par sa seule présence une conception de l’art et une atmosphère artistique qui permettront de la comprendre ; elle deviendra alors rétrospectivement géniale : sinon, elle serait restée ce qu’elle était au début, simplement déconcertante. Dans une spéculation financière, c’est le succès qui fait que l’idée avait été bonne. Il y a quelque chose du même genre dans la création artistique, avec cette différence que le succès, s’il finit par venir à l’œuvre qui avait d’abord choqué, tient à une transformation du goût publie opérée par l’œuvre même ; celle-ci était donc force en même temps que matière ; elle a imprimé un élan que l’artiste lui avait communique ou plutôt qui est celui même de l’artiste, invisible et présent en elle. On en dirait autant de l’invention morale, et plus spécialement des créations successives qui enrichissent de plus en plus l’idée de justice. Elles portent surtout sur la matière de la justice, mais elles en modifient aussi bien la forme. — Pour commencer par celle-ci, disons que la justice est toujours apparue comme obligatoire, mais que pendant longtemps ce fut une obligation comme les autres. Elle répondait, comme les autres, à une nécessité sociale ; et c’était la pression de la société sur l’individu qui la rendait obligatoire. Dans ces conditions, une injustice n’était ni plus ni moins choquante qu’une autre infraction à la règle. Il n’y avait pas de justice pour les esclaves, ou c’était une justice relative, presque facultative. Le salut du peuple n’était pas seulement la loi suprême, comme il l’est d’ailleurs resté ; il était en outre proclamé tel, alors que nous n’oserions plus aujourd’hui ériger en principe qu’il justifie l’injustice, même si nous acceptons de ce principe telle ou telle conséquence.

Consultons-nous sur ce point ; posons-nous la fameuse question : « que ferions-nous si nous apprenions que pour le salut du peuple, pour l’existence même de l’humanité, il y a quelque part un homme, un innocent, qui est condamné à subir des tortures éternelles ? ». Nous y consentirions peut-être s’il était entendu qu’un philtre magique nous le fera oublier, et que nous n’en saurons jamais plus rien ; mais s’il fallait le savoir, y penser, nous dire que cet homme est soumis à des supplices atroces pour que nous puissions exister, que c’est là une condition fondamentale de l’existence en général, ah non ! plutôt accepter que plus rien n’existe ! plutôt laisser sauter la planète ! Que s’est-il donc passé ? Comment la justice a-t-elle émergé de la vie sociale, à laquelle elle était vaguement intérieure, pour planer au-dessus d’elle et plus haut que tout, catégorique et transcendante ? Rappelons-nous le ton et l’accent des prophètes d’Israël. C’est leur voix même que nous entendons quand une grande injustice a été commise et admise. Du fond des siècles ils élèvent leur protestation. Certes, la justice s’est singulièrement élargie depuis eux. Celle qu’ils prêchaient concernait avant tout Israël ; leur indignation contre l’injustice était la colère même de Jahveh contre son peuple désobéissant ou contre les ennemis de ce peuple élu. Si tel d’entre eux, comme Isaïe, a pu penser à une justice universelle, c’est parce qu’Israël, distingué par Dieu des autres peuples, lié à Dieu par un contrat, s’élevait si haut au-dessus du reste de l’humanité que tôt ou tard il serait pris pour modèle. Du moins ont-ils donné à la justice le caractère violemment impérieux qu’elle a gardé, qu’elle a imprimé depuis à une matière indéfiniment agrandie. — Mais ces agrandissements non plus ne se sont pas faits tout seuls. Sur chacun d’eux l’historien suffisamment renseigné mettrait un nom propre. Chacun fut une création, et la porte restera toujours ouverte a des créations nouvelles. Le progrès qui fut décisif pour la matière de la justice, comme le prophétisme l’avait été pour la forme, consista dans la substitution d’une république universelle, comprenant tous les hommes, à celle qui s’arrêtait aux frontières de la cité, et qui s’en tenait dans la cité elle-même aux hommes libres. Tout le reste est venu de là, car si la porte est restée ouverte à des créations nouvelles, et le restera probablement toujours, encore fallait-il qu’elle s’ouvrît. Il ne nous paraît pas douteux que ce second progrès, le passage du clos à l’ouvert, soit dû au christianisme, comme le premier l’avait été au prophétisme juif. Aurait-il pu s’accomplir par la philosophie pure ? Rien n’est plus instructif que de voir comment les philosophes l’ont frôlé, touché, et pourtant manque. Laissons de côté Platon, qui certainement comprend parmi les Idées suprasensibles celle de l’homme : ne s’ensuivait-il pas que tous les hommes étaient de même essence ? De là à l’idée que tous avaient une égale valeur en tant qu’hommes, et que la communauté d’essence leur conférait les mêmes droits fondamentaux, il n’y avait qu’un pas. Mais le pas ne fut pas franchi. Il eût fallu condamner l’esclavage, renoncer à l’idée grecque que les étrangers, étant des barbares, ne pouvaient revendiquer aucun droit. Était-ce d’ailleurs une idée proprement grecque ? Nous la trouvons à l’état implicite partout où le christianisme n’a pas pénétré, chez les modernes comme chez les anciens. En Chine, par exemple, ont surgi des doctrines morales très élevées, mais qui ne se sont pas souciées de légiférer pour l’humanité ; sans le dire, elles ne s’intéressent en fait qu’à la communauté chinoise. Toutefois, avant le christianisme, il y eut le stoïcisme : des philosophes proclamèrent que tous les hommes sont frères, et que le sage est citoyen du monde. Mais ces formules étaient celles d’un idéal conçu, et conçu peut-être comme irréalisable. Nous ne voyons pas qu’aucun des grands stoïciens, même celui qui fut empereur, ait jugé possible d’abaisser la barrière entre l’homme libre et l’esclave, entre le citoyen romain et le barbare. Il fallut attendre jusqu’au christianisme pour que l’idée de fraternité universelle, laquelle implique l’égalité des droits et l’inviolabilité de la personne, devînt agissante. On dira que l’action fut bien lente : dix-huit siècles s’écoulèrent, en effet, avant que les Droits de l’homme fussent proclamés par les puritains d’Amérique, bientôt suivis par les hommes de la Révolution française. Elle n’en avait pas moins commencé avec l’enseignement de l’Évangile, pour se continuer indéfiniment : autre chose est un idéal simplement présenté aux hommes par des sages dignes d’admiration, autre chose celui qui fut lancé à travers le monde dans un message chargé d’amour, qui appelait l’amour. A vrai dire, il ne s’agissait plus ici d’une sagesse définie, tout entière formulable en maximes. On indiquait plutôt une direction, on apportait une méthode ; tout au plus désignait-on une fin qui ne serait que provisoire et qui exigeait par conséquent un effort sans cesse renouvelé. Cet effort devait d’ailleurs nécessairement être, chez quelques-uns au moins, un effort de création. La méthode consistait à supposer possible ce qui est effectivement impossible dans une société donnée, a se représenter ce qui en résulterait pour l’âme sociale, et à induire alors quelque chose de cet état d’âme par la propagande et par l’exemple . l’effet, une fois obtenu, compléterait rétroactivement sa cause ; des sentiments nouveaux, d’ailleurs évanouissants, susciteraient la législation nouvelle qui semblait nécessaire à leur apparition et qui servirait alors à les consolider. L’idée moderne de justice a progressé ainsi par une série de créations individuelles qui ont réussi, par des efforts multiples animés d’un même élan. — L’antiquité classique n’avait pas connu la propagande ; sa justice avait l’impassibilité sereine des dieux olympiens. Besoin de s’élargir, ardeur à se propager, élan, mouvement, tout cela est d’origine judéo-chrétienne. Mais, parce que l’on continuait à employer le même mot, on a trop cru qu’il s’agissait de la même chose. Nous ne saurions trop le répéter : des créations successives, individuelles et contingentes, seront généralement classées sous la même rubrique, subsumées à la même notion et appelées du même nom, si chacune a occasionné la suivante et si elles apparaissent après coup comme se continuant les unes les autres. Allons plus loin. Le nom ne s’appliquera pas seulement aux termes déjà existants de la série ainsi constituée. Anticipant sur l’avenir, il désignera la série entière, on le placera au bout, que dis-je ? à l’infini ; comme il est fait depuis longtemps, on supposera également faite, depuis aussi longtemps et même de toute éternité, la notion pourtant ouverte et de contenu indéterminé qu’il représente ; chacun des progrès acquis serait alors autant de pris sur cette entité préexistante ; le réel rongerait l’idéal, s’incorporant par morceaux le tout de la justice éternelle. — Et cela n’est pas seulement vrai de l’idée de justice, mais encore de celles qui lui sont coordonnées, égalité et liberté par exemple. On définit volontiers le progrès de la justice par une marche à la liberté et à l’égalité. La définition est inattaquable, mais que tirera-t-on d’elle ? Elle vaut pour le passé ; il est rare qu’elle puisse orienter notre choix pour l’avenir. Prenons la liberté, par exemple. On dit couramment que l’individu a droit à toute liberté qui ne lèse pas la liberté d’autrui. Mais l’octroi d’une liberté nouvelle, qui aurait pour conséquence un empiétement de toutes les libertés les unes sur les autres dans la société actuelle, pourrait produire l’effet contraire dans une société dont cette réforme aurait modifié les sentiments et les mœurs. De sorte qu’il est souvent impossible de dire a priori quelle est la dose de liberté qu’on peut concéder à l’individu sans dommage pour la liberté de ses semblables : quand la quantité change, ce n’est plus la même qualité. D’autre part, l’égalité ne s’obtient guère qu’aux dépens de la liberté, de sorte qu’il faudrait commencer par se demander quelle est celle des deux qui est préférable à l’autre. Mais cette question ne comporte aucune réponse générale ; car le sacrifice de telle ou telle liberté, s’il est librement consenti par l’ensemble des citoyens, est encore de la liberté ; et surtout la liberté qui reste pourra être d’une qualité supérieure si la réforme accomplie dans le sens de l’égalité a donné une société où l’on respire mieux, où l’on éprouve plus de joie à agir. Quoi qu’on fasse, il faudra toujours revenir à la conception de créateurs moraux, qui se représentent par la pensée une nouvelle atmosphère sociale, un milieu dans lequel il ferait meilleur vivre, je veux dire une société telle que, si les hommes en faisaient l’expérience, ils ne voudraient pas revenir à leur ancien état. Ainsi seulement se définira le progrès moral ; mais on ne peut le définir qu’après coup, quand une nature morale privilégiée a créé un sentiment nouveau, pareil à une nouvelle musique, et qu’il l’a communiqué aux hommes en lui imprimant son propre élan. Qu’on réfléchisse ainsi à la « liberté », à l’« égalité », au « respect du droit », on verra qu’il n’y a pas une simple différence de degré, mais une différence radicale de nature, entre les deux idées de justice que nous avons distinguées, l’une close, l’autre ouverte. Car la justice relativement stable, close, qui traduit l’équilibre automatique d’une société sortant des mains de la nature, s’exprime dans des usages auxquels s’attache « le tout de l’obligation », et ce « tout de l’obligation » vient englober, au fur et à mesure qu’elles sont acceptées par l’opinion, les prescriptions de l’autre justice, celle qui est ouverte à des créations successives. La même forme s’impose ainsi à deux matières, l’une fournie par la société, l’autre issue du génie de l’homme. Pratiquement, en effet, elles devraient être confondues. Mais le philosophe les distinguera, sous peine de se tromper gravement sur le caractère de l’évolution sociale en même temps que sur l’origine du devoir. L’évolution sociale n’est pas celle d’une société qui se serait développée d’abord par une méthode destinée à la transformer plus tard. Entre le développement et la transformation il n’y a ici ni analogie, ni commune mesure. Parce que justice close et justice ouverte s’incorporent dans des lois également impératives, qui se formulent de même et qui se ressemblent extérieurement, il ne s’ensuit pas qu’elles doivent s’expliquer de la même manière. Nul exemple ne montrera mieux que celui-ci la double origine de la morale et les deux composantes de l’obligation.

Que, dans l’état actuel des choses, la raison doive apparaître comme seule impérative, que l’intérêt de l’humanité soit d’attribuer aux concepts moraux une autorité propre et une force intrinsèque, enfin que l’activité morale, dans une société civilisée, soit essentiellement rationnelle, cela n’est pas douteux. Comment saurait-on autrement ce qu’on doit faire dans chaque cas particulier ? Des forces profondes sont là, l’une d’impulsion et l’autre d’attraction : nous ne pouvons nous reporter directement à elles chaque fois qu’il y a une décision à prendre. Ce serait le plus souvent refaire inutilement un travail que la société en général d’une part, l’élite de l’humanité de l’autre, ont fait pour nous. Ce travail a abouti à formuler des règles et à dessiner un idéal : ce sera vivre moralement que de suivre ces règles, que de se conformer à cet idéal. Ainsi seulement on sera sûr de rester pleinement d’accord avec soi-même : il n’y a de cohérent que le rationnel. Ainsi seulement pourront être comparées entre elles les diverses lignes de conduite ; ainsi seulement pourra être appréciée leur valeur morale. La chose est tellement évidente que nous l’avons à peine indiquée ; nous l’avons presque toujours sous-entendue. Mais il résultait de là que notre exposé restait schématique et pouvait paraître insuffisant. Sur le plan intellectuel, en effet, toutes les exigences de la morale se compénètrent dans des concepts dont chacun, comme la monade leibnizienne, est plus ou moins représentatif de tous les autres. Au-dessus ou au-dessous de ce plan nous trouvons des forces dont chacune, prise isolément, ne correspond qu’à une partie de ce qui a été projeté sur le plan intellectuel. Comme cet inconvénient de la méthode que nous avons suivie est incontestable, comme d’ailleurs il est inévitable, comme nous voyons que la méthode s’impose et comme nous sentons qu’elle ne peut pas ne pas soulever des objections tout le long de son application, nous tenons, pour conclure, à la caractériser de nouveau et à la définir encore, dussions-nous répéter sur quelques points, presque dans les mêmes termes, ce que nous avons déjà eu l’occasion de dire.

Une société humaine dont les membres seraient liés entre eux comme les cellules d’un organisme ou, ce qui revient à peu près au même, comme les fourmis d’une fourmilière, n’a jamais existé, mais les groupements de l’humanité primitive s’en rapprochaient certainement plus que les nôtres. La nature, en faisant de l’homme un animal sociable, a voulu cette solidarité étroite, en la relâchant toutefois dans la mesure où cela était nécessaire pour que l’individu déployât, dans l’intérêt même de la société, l’intelligence dont elle l’avait pourvu.. Telle est la constatation que nous nous sommes borné à faire dans la première partie de notre exposé. Elle serait de médiocre importance pour une philosophie morale qui accepterait sans discussion la croyance à l’hérédité de l’acquis : l’homme pourrait alors naître aujourd’hui avec des tendances très différentes de celles de ses plus lointains ancêtres. Mais nous nous en tenons à l’expérience, qui nous montre dans la transmission héréditaire de l’habitude contractée une exception — à supposer qu’elle se produise jamais — et non pas un fait assez régulier, assez fréquent, pour déterminer à la longue un changement profond de la disposition naturelle. Si radicale que soit alors la différence entre le civilisé et le primitif, elle tient uniquement à ce que l’enfant a emmagasiné depuis le premier éveil de sa conscience : toutes les acquisitions de l’humanité pendant des siècles de civilisation sont là, à côté de lui, déposées dans la science qu’on lui enseigne, dans la tradition, dans les institutions, dans les usages, dans la syntaxe et le vocabulaire de la langue qu’il apprend à parler et jusque dans la gesticulation des hommes qui l’entourent. C’est cette couche épaisse de terre végétale qui recouvre aujourd’hui le roc de la nature originelle. Elle a beau représenter les effets lentement accumulés de causes infiniment variées, elle n’en a pas moins dû adopter la configuration générale du sol sur lequel elle se posait. Bref, l’obligation que nous trouvons au fond de notre conscience et qui en effet, comme le mot l’indique bien, nous lie aux autres membres de la société, est un lien du même genre que celui qui unit les unes aux autres les fourmis d’une fourmilière ou les cellules d’un organisme. C’est la forme que prendrait ce lien aux yeux d’une fourmi devenue intelligente comme un homme, ou d’une cellule organique devenue aussi indépendante dans ses mouvements qu’une fourmi intelligente. Je parle, bien entendu, de l’obligation envisagée comme cette simple forme, sans matière : elle est ce qu’il y a d’irréductible, et de toujours présent encore, dans notre nature morale. Il va de soi que la matière qui s’encadre dans cette forme, chez un être intelligent, est de plus en plus intelligente et cohérente à mesure que la civilisation avance, et qu’une nouvelle matière survient sans cesse, non pas nécessairement à l’appel direct de cette forme, mais sous la pression logique de la matière intelligente qui s’y est déjà insérée. Et nous avons vu aussi comment une matière qui est proprement faite pour se couler dans une forme différente, qui n’est plus apportée, même très indirectement, par le besoin de conservation sociale mais par une aspiration de la conscience individuelle, accepte cette forme en se disposant, comme le reste de la morale, sur le plan intellectuel. Mais toutes les fois que nous revenons à ce qu’il y a de proprement impératif dans l’obligation, et lors même que nous trouverions en elle tout ce que l’intelligence y a inséré pour l’enrichir, tout ce que la raison a mis autour d’elle pour la justifier, c’est dans cette structure fondamentale que nous nous replaçons. Voilà pour l’obligation pure.

Maintenant, une société mystique, qui engloberait l’humanité entière et qui marcherait, animée d’une volonté commune, à la création sans cesse renouvelée d’une humanité plus complète, ne se réalisera évidemment pas plus dans l’avenir que n’ont existé, dans le passé, des sociétés humaines à fonctionnement organique, comparables à des sociétés animales. L’aspiration pure est une limite idéale, comme l’obligation nue. Il n’en est pas moins vrai que ce sont les âmes mystiques qui ont entraîné et qui entraînent encore dans leur mouvement les sociétés civilisées. Le souvenir de ce qu’elles ont été, de ce qu’elles ont fait, s’est déposé dans la mémoire de l’humanité. Chacun de nous peut le revivifier, surtout s’il le rapproche de l’image, restée vivante en lui, d’une personne qui participait de cette mysticité et la faisait rayonner autour d’elle. Même si nous n’évoquons pas telle ou telle grande figure, nous savons qu’il nous serait possible de l’évoquer ; elle exerce ainsi sur nous une attraction virtuelle. Même si nous nous désintéressons des personnes, il reste la formule générale de la moralité qu’accepte aujourd’hui l’humanité civilisée : cette formule englobe deux choses, un système d’ordres dictés par des exigences sociales impersonnelles, et un ensemble d’appels lancés à la conscience de chacun de nous par des personnes qui représentent ce qu’il y eut de meilleur dans l’humanité. L’obligation qui s’attache à l’ordre est, dans ce qu’elle a d’original et de fondamental, infra-intellectuelle. L’efficacité de l’appel tient à la puissance de l’émotion qui fut jadis provoquée, qui l’est encore ou qui pourrait l’être : cette émotion, ne fût-ce que parce qu’elle est indéfiniment résoluble en idées, est plus qu’idée ; elle est supra-intellectuelle. Les deux forces, s’exerçant dans des régions différentes de l’âme, se projettent sur le plan intermédiaire, qui est celui de l’intelligence. Elles seront désormais remplacées par leurs projections. Celles-ci s’entremêlent et se compénètrent. Il en résulte une transposition des ordres et des appels en termes de raison pure. La justice se trouve ainsi sans cesse élargie par la charité ; la charité prend de plus en plus la forme de la simple justice ; les éléments de la moralité deviennent homogènes, comparables et presque commensurables entre eux ; les problèmes moraux s’énoncent avec précision et se résolvent avec méthode. L’humanité est invitée à se placer à un niveau déterminé, — plus haut qu’une société animale, où l’obligation ne serait que la force de l’instinct, mais moins haut qu’une assemblée de dieux, où tout serait élan créateur. Considérant alors les manifestations de la vie morale ainsi organisée, on les trouvera parfaitement cohérentes entre elles, capables par conséquent de se ramener à des principes. La vie morale sera une vie rationnelle.

Tout le monde se mettra d’accord sur ce point. Mais de ce qu’on aura constaté le caractère rationnel de la conduite morale, il ne suivra pas que la morale ait son origine ou même son fondement dans la pure raison. La grosse question est de savoir pourquoi nous sommes obligés dans des cas où il ne suffit nullement de se laisser aller pour faire son devoir.

Que ce soit alors la raison qui parle, je le veux bien ; mais si elle s’exprimait uniquement en son nom, si elle faisait autre chose que formuler rationnellement l’action de certaines forces qui se tiennent derrière elle, comment lutterait-elle contre la passion ou l’intérêt ? Le philosophe qui pense qu’elle se suffit à elle-même, et qui prétend le démontrer, ne réussit dans sa démonstration que s’il réintroduit ces forces sans le dire : elles sont d’ailleurs rentrées à son insu, subrepticement. Examinons en effet sa démonstration. Elle revêt deux formes, selon qu’il prend la raison vide ou qu’il lui laisse une matière, selon qu’il voit dans l’obligation morale la nécessité pure et simple de rester d’accord avec soi-même ou une invitation à poursuivre logiquement une certaine fin. Considérons ces deux formes tour à tour. Lorsque Kant nous dit qu’un dépôt doit être restitué parce que, si le dépositaire se l’appropriait, ce ne serait plus un dépôt, il joue évidemment sur les mots. Ou bien il entend par dépôt le fait matériel de remettre une somme d’argent entre les mains d’un ami, par exemple, en l’avertissant qu’on viendra la réclamer plus tard ; mais ce fait matériel tout seul, avec cet avertissement tout seul, aura pour conséquence de déterminer le dépositaire à rendre la somme s’il n’en a pas besoin, et à se l’approprier purement et simplement s’il est en mal d’argent : les deux procédés sont également cohérents, du moment que le mot « dépôt » n’évoque qu’une image matérielle sans accompagnement d’idées morales. Ou bien les considérations morales sont là : l’idée que le dépôt a été « confié » et qu’une confiance « ne doit pas » être trahie ; l’idée que le dépositaire « s’est engagé », qu’il a « donné sa parole » ; l’idée que, même s’il n’a rien dit, il est lié par un « contrat » tacite ; l’idée qu’il existe un « droit » de propriété, etc. Alors, en effet, on se contredirait soi-même en acceptant un dépôt et en refusant de le rendre ; le dépôt ne serait plus un dépôt ; le philosophe pourrait dire que l’immoral est ici de l’irrationnel. Mais c’est que le mot « dépôt » serait pris avec l’acception qu’il a dans un groupement humain où existent des idées proprement morales, des conventions et des obligations : ce n’est plus à la nécessité vide de ne pas se contredire que se ramènera l’obligation morale, puisque la contradiction consisterait simplement ici à rejeter, après l’avoir acceptée, une obligation morale qui se trouverait être, par là même, préexistante. — Mais laissons de côté ces subtilités. La prétention de fonder la morale sur le respect de la logique a pu naître chez des philosophes et des savants habitués à s’incliner devant la logique en matière spéculative et portés ainsi à croire qu’en toute matière, et pour l’humanité tout entière, la logique s’impose avec nue autorité souveraine. Mais du fait que la science doit respecter la logique des choses et la logique en général si elle veut aboutir dans ses recherches, de ce que tel est l’intérêt du savant en tant que savant, on ne peut conclure à l’obligation pour nous de mettre toujours de la logique dans notre conduite, comme si tel était l’intérêt de l’homme en général ou même du savant en tant qu’homme. Notre admiration pour la fonction spéculative de l’esprit peut être grande ; mais quand des philosophes avancent qu’elle suffirait à faire taire l’égoïsme et la passion, ils nous montrent — et nous devons les en féliciter — qu’ils n’ont jamais entendu résonner bien fort chez eux la voix de l’un ni de l’autre. Voilà pour la morale qui se réclamerait de la raison envisagée comme une pure forme, sans matière. — Avant de considérer celle qui adjoint une matière à cette forme, remarquons que bien souvent on s’en tient à la première quand on croit arriver à la seconde. Ainsi font les philosophes qui expliquent l’obligation morale par la force avec laquelle s’imposerait l’idée du Bien. S’ils prennent cette idée dans une société organisée, où les actions humaines sont déjà classées selon leur plus ou moins grande aptitude à maintenir la cohésion sociale et à faire progresser l’humanité, et où surtout certaines forces définies produisent cette cohésion et assurent ce progrès, ils pourront dire, sans doute, qu’une activité est d’autant plus morale qu’elle est plus conforme au bien ; et ils pourront ajouter aussi que le bien est conçu comme obligatoire. Mais c’est que le bien sera simplement la rubrique sous laquelle on convient de ranger les actions qui présentent l’une ou l’autre aptitude, et auxquelles on se sent déterminé par les forces d’impulsion et d’attraction que nous avons définies. La représentation d’une hiérarchie de ces diverses conduites, de leurs valeurs respectives par conséquent, et d’autre part la quasi-nécessité avec laquelle elles s’imposent, auront donc préexisté à l’idée du bien, qui ne surgira qu’après coup pour fournir une étiquette ou un nom : celle-ci, laissée à elle-même, n’eût pu servir à les classer, encore moins à les imposer. Que si, au contraire, on veut que l’idée du Bien soit la source de toute obligation et de toute aspiration, et qu’elle serve aussi à qualifier les actions humaines, il faudra qu’on nous dise à quel signe on reconnaît qu’une conduite lui est conforme ; il faudra donc qu’on nous définisse le Bien ; et nous ne voyons pas comment on pourrait le définir sans postuler une hiérarchie des êtres ou tout au moins des actions, une plus ou moins grande élévation des uns et des autres : mais si cette hiérarchie existe par elle-même, il est inutile de faire appel à l’idée du Bien pour l’établir ; d’ailleurs nous ne voyons pas pourquoi cette hiérarchie devrait être conservée, pourquoi nous serions tenus de la respecter ; on ne pourra invoquer en sa faveur que des raisons esthétiques, alléguer qu’une conduite est « plus belle » qu’une autre, qu’elle nous place plus ou moins haut dans la série des êtres : mais que répondrait-on à l’homme qui déclarerait mettre au-dessus de tout la considération de son intérêt ? En y regardant de près, on verrait que cette morale ne s’est jamais suffi à elle-même. Elle est simplement venue se surajouter, comme un complément artistique, à des obligations qui lui préexistaient et qui la rendaient possible. Quand les philosophes grecs attribuent une dignité éminente à la pure idée du Bien et plus généralement à la vie contemplative, ils parlent pour une élite qui se constituerait à l’intérieur de la société et qui commencerait par prendre pour accordée la vie sociale. On a dit que cette morale ne parlait pas de devoir, ne connaissait pas l’obligation telle que nous l’entendons. Il est très vrai qu’elle n’en parlait pas ; mais c’est justement parce qu’elle la considérait comme allant de soi. Le philosophe était censé avoir d’abord accompli, comme tout le monde, le devoir tel que le lui imposait la cité. Alors seulement survenait une morale destinée à embellir sa vie en la traitant comme une oeuvre d’art. Bref, et pour tout résumer, il ne peut être question de fonder la morale sur le culte de la raison. — Resterait alors, comme nous l’annoncions, à examiner si elle pourrait reposer sur la raison en tant que celle-ci présenterait à notre activité une fin déterminée, conforme à la raison mais s’y surajoutant, une fin que la raison nous enseignerait à poursuivre méthodiquement. Mais il est aisé de voir qu’aucune fin — pas même la double fin que nous avons indiquée, pas même le double souci de maintenir la cohésion sociale et de faire progresser l’humanité — ne s’imposera d’une manière obligatoire en tant que simplement proposée par la raison. Si certaines forces réellement agissantes et pesant effectivement sur notre volonté sont dans la place, la raison pourra et devra intervenir pour en coordonner les effets, mais elle ne saurait rivaliser avec ces forces, puisqu’on peut toujours raisonner avec elle, opposer à ses raisons d’autres raisons, ou même simplement refuser la discussion et répondre par un « sic volo, sic jubeo ». A vrai dire, une morale qui croit fonder l’obligation sur des considérations purement rationnelles réintroduit toujours à son insu, comme nous l’avons déjà dit et comme nous allons le répéter, des forces d’un ordre différent. C’est justement pourquoi elle réussit avec une telle facilité. L’obligation vraie est déjà là, et ce que la raison viendra poser sur elle prendra naturellement un caractère obligatoire. La société, avec ce qui la maintient et ce qui la pousse en avant, est déjà là, et c’est pourquoi la raison pourra adopter comme principe de la morale l’une quelconque des fins que poursuit l’homme en société ; en construisant un système bien cohérent de moyens destinés a réaliser cette fin, elle retrouvera tant bien que mal la morale telle que le sens commun la conçoit, telle que l’humanité en général la pratique ou prétend la pratiquer. C’est que chacune de ces fins, étant prise par elle dans la société, est socialisée et, par là même, grosse de toutes les autres fins qu’on peut s’y proposer. Ainsi, même si l’on érige en principe de la morale l’intérêt personnel, il ne sera pas difficile de construire une morale raisonnable, qui ressemble suffisamment à la morale courante, comme le prouve le succès relatif de la morale utilitaire. L’égoïsme, en effet, pour l’homme vivant en société, comprend l’amour-propre, le besoin d’être loué, etc. ; de sorte que le pur intérêt personnel est devenu a peu près indéfinissable, tant il y entre d’intérêt général, tant il est difficile de les isoler l’un de l’autre. Qu’on songe à tout ce qu’il y a de déférence pour autrui dans ce qu’on appelle amour de soi, et même dans la jalousie et l’envie ! Celui qui voudrait pratiquer l’égoïsme absolu devrait s’enfermer en lui-même, et ne plus se soucier assez du prochain pour le jalouser ou l’envier. il entre de la sympathie dans ces formes de la haine, et les vices mêmes de l’homme vivant en société ne sont pas sans impliquer quelque vertu : tous sont saturés de vanité, et vanité signifie d’abord sociabilité. A plus forte raison pourra-t-on déduire approximativement la morale de sentiments tels que celui de l’honneur, ou la sympathie, ou la pitié. Chacune de ces tendances, chez l’homme vivant en société, est chargée de ce que la morale sociale y a déposé ; et il faudrait l’avoir vidée de ce contenu, au risque de la réduire à bien peu de chose, pour ne pas commettre une pétition de principe en expliquant par elle la morale. La facilité avec laquelle on compose des théories de ce genre devrait éveiller nos soupçons : si les fins les plus diverses peuvent ainsi être transmuées par les philosophes en fins morales, c’est vraisemblablement — comme ils ne tiennent pas encore la pierre philosophale — qu’ils avaient commencé par mettre de l’or au fond de leur creuset. Comme aussi il est évident qu’aucune de ces doctrines ne rendra compte de l’obligation ; nous pourrons être tenus à l’adoption de certains moyens si nous voulons réaliser telle ou telle fin ; mais s’il nous plaît de renoncer à la fin, comment nous imposer les moyens ? Pourtant, en adoptant l’une quelconque de ces fins comme principe de la morale, les philosophes en ont tiré des systèmes de maximes qui, sans aller jusqu’à prendre la forme d’impératifs, s’en rapprochent assez pour qu’on puisse s’en contenter. La raison en est bien simple. Ils ont envisagé la poursuite de ces fins, encore une fois, dans une société où il y a des pressions décisives et des aspirations complémentaires qui les prolongent. Pression et attraction, en se déterminant, aboutiraient à l’un quelconque de ces systèmes de maximes, puisque chacun d’eux vise à la réalisation d’une fin qui est à la fois individuelle et sociale. Chacun de ces systèmes préexiste donc dans l’atmosphère sociale à la venue du philosophe ; il comprend des maximes qui se rapprochent suffisamment par leur contenu de celles que le philosophe formulera, et qui sont, elles, obligatoires. Retrouvées par la philosophie, mais non plus sous la forme d’un commandement puisque ce ne sont plus que des recommandations en vue de la poursuite intelligente d’une fin que l’intelligence pourrait aussi bien rejeter, elles sont happées par la maxime plus vague, ou même simplement virtuelle, qui y ressemble, mais qui est chargée d’obligation. Elles deviennent ainsi obligatoires ; mais l’obligation n’est pas descendue, comme on pourrait le croire, d’en haut, c’est-à-dire du principe d’où des maximes ont été rationnellement déduites ; elle est remontée d’en bas, je veux dire du fond de pressions, prolongeable en aspirations, sur lequel la société repose. Bref, les théoriciens de la morale postulent la société et par conséquent les deux forces auxquelles la société doit sa stabilité et son mouvement. Profitant de ce que toutes les fins sociales se compénètrent et de ce que chacune d’elles, posée en quelque sorte sur cet équilibre et sur ce mouvement, semble se doubler de ces deux forces, ils n’ont pas de peine à reconstituer le contenu de la morale avec l’une quelconque des fins prise pour principe, et à montrer alors que cette morale est obligatoire. C’est qu’ils se sont donné par avance, avec la société, la matière de cette morale et sa forme, tout ce qu’elle contient et toute l’obligation dont elle s’enveloppe.

En creusant maintenant sous cette illusion commune à toutes les morales théoriques, voici ce qu’on trouverait. L’obligation est une nécessité avec laquelle on discute, et qui s’accompagne par conséquent d’intelligence et de liberté. La nécessité, d’ailleurs, est analogue ici à celle qui s’attache à la production d’un effet physiologique ou même physique : dans une humanité que la nature n’aurait pas faite intelligente, et où l’individu n’aurait aucune puissance de choix, l’action destinée à maintenir la conservation et la cohésion du groupe s’accomplirait nécessairement ; elle s’accomplirait sous l’influence d’une force bien déterminée, la même qui fait que chaque fourmi travaille pour la fourmilière et chaque cellule d’un tissu pour l’organisme. Mais l’intelligence intervient, avec la faculté de choisir : c’est une autre force, toujours actuelle, qui maintient la précédente à l’état de virtualité ou plutôt de réalité à peine visible dans son action, sensible pourtant dans sa pression : telles, les allées et venues du balancier, dans une horloge, empêchent la tension du ressort de se manifester par une détente brusque et résultent pourtant de cette tension même, étant des effets qui exercent une action inhibitrice ou régulatrice sur leurs causes. Que va donc faire l’intelligence ? C’est une faculté que l’individu emploie naturellement à le tirer des difficultés de la vie ; elle ne suivra pas la direction d’une force qui travaille au contraire pour l’espèce et qui, si elle prend en considération l’individu, le fait dans l’intérêt de l’espèce. Elle ira tout droit aux solutions égoïstes. Mais ce ne sera que son premier mouvement. Elle ne pourra pas ne pas tenir compte de la force dont elle subit la pression invisible. Elle se persuadera donc à elle-même qu’un égoïsme intelligent doit laisser leur part à tous les autres égoïsmes. Et si c’est l’intelligence d’un philosophe, elle construira une morale théorique où l’interpénétration de l’intérêt personnel et de l’intérêt général sera démontrée, et où l’obligation se ramènera à la nécessité, sentie par nous, de penser à autrui si nous voulons nous rendre intelligemment utiles à nous-mêmes. Mais nous pourrons toujours répondre qu’il ne nous plaît pas d’entendre ainsi notre intérêt, et l’on ne voit pas alors pourquoi nous nous sentirions encore obligés. Nous sommes obligés cependant, et l’intelligence le, sait bien, et c’est pourquoi elle a tenté la démonstration. Mais la vérité est que sa démonstration ne semble aboutir que parce qu’elle livre passage à quelque chose dont elle ne parle pas, et qui est l’essentiel : une nécessité subie et sentie, que le raisonnement avait refoulée et qu’un raisonnement antagoniste ramène. Ce qu’il y a de proprement obligatoire dans l’obligation ne vient donc pas de l’intelligence. Celle-ci n’explique, de l’obligation, que ce qu’on y trouve d’hésitation. Là où elle paraît fonder l’obligation, elle se borne à la maintenir en résistant à une résistance, en s’empêchant d’empêcher. Nous verrons d’ailleurs, dans le prochain chapitre, quels auxiliaires elle s’adjoint. Pour le moment, reprenons une comparaison qui nous a déjà servi. Une fourmi qui accomplit son rude labeur comme si elle ne pensait jamais à elle, comme si elle ne vivait que pour la fourmilière, est vraisemblablement en état somnambulique ; elle obéit à une nécessité inéluctable. Supposez qu’elle devienne brusquement intelligente : elle raisonnera sur ce qu’elle fait, se demandera pourquoi elle le fait, se dira qu’elle est bien sotte de ne pas se donner du repos et du bon temps. « Assez de sacrifices ! Le moment est venu de penser à soi. » Voilà l’ordre naturel bouleversé. Mais la nature veille. Elle avait pourvu la fourmi de l’instinct social ; elle vient d’y joindre, peut-être parce que l’instinct se trouvait en avoir momentanément besoin, une lueur d’intelligence. Pour peu que l’intelligence ait dérangé l’instinct, vite il faudra qu’elle s’emploie à remettre les choses en place et à défaire ce qu’elle a fait. Un raisonnement établira donc que la fourmi a tout intérêt à travailler pour la fourmilière, et ainsi paraîtra fondée l’obligation. Mais la vérité est qu’un tel fondement serait bien peu solide, et que l’obligation préexistait dans toute sa force : l’intelligence a simplement fait obstacle à un obstacle qui venait d’elle. Le philosophe de la fourmilière n’en répugnerait pas moins à l’admettre ; il persisterait sans doute à attribuer un rôle positif, et non pas négatif, à l’intelligence. Ainsi ont fait le plus souvent les théoriciens de la morale, soit parce que c’étaient des intellectuels qui craignaient de ne pas concéder à l’intelligence assez de place, soit plutôt parce que l’obligation leur apparaissait comme chose simple, indécomposable : au contraire, si l’on y voit une quasi-nécessité contrariée éventuellement par une résistance, on conçoit que la résistance vienne de l’intelligence, la résistance à la résistance également, et que la nécessité, qui est l’essentiel, ait une autre origine. A vrai dire, aucun philosophe ne peut s’empêcher de poser cette nécessité d’abord ; mais le plus souvent il la pose implicitement, sans le dire. Nous l’avons posée en le disant. Nous la rattachons d’ailleurs à un principe qu’il est impossible de ne pas admettre. A quelque philosophie, en effet, qu’on se rattache, on est bien forcé de reconnaître que l’homme est un être vivant, que l’évolution de la vie, sur ses deux principales lignes, s’est accomplie dans la direction de la vie sociale, que l’association est la forme la plus générale de l’activité vivante puisque la vie est organisation, et que dès lors on passe par transitions insensibles des rapports entre cellules dans un organisme aux relations entre individus dans la société. Nous nous bornons donc à noter de l’incontesté, de l’incontestable. Mais, ceci une fois admis, toute théorie de l’obligation devient inutile en même temps qu’inopérante inutile, parce que l’obligation est une nécessité de la vie inopérante, parce que l’hypothèse introduite peut tout au plus justifier aux yeux de l’intelligence (et justifier bien incomplètement) une obligation qui préexistait à cette reconstruction intellectuelle.

La vie aurait d’ailleurs pu s’en tenir là, et ne rien faire de plus que de constituer des sociétés closes dont les membres eussent été liés les uns aux autres par des obligations strictes. Composées d’êtres intelligents, ces sociétés auraient présenté une variabilité qu’on ne trouve pas dans les sociétés animales, régies par l’instinct ; mais la variation ne serait pas allée jusqu’à encourager le rêve d’une transformation radicale ; l’humanité ne se fût pas modifiée au point qu’une société unique, embrassant tous les hommes, apparût comme possible. Par le fait, celle-ci n’existe pas encore, et n’existera peut-être jamais : en donnant à l’homme la conformation morale qu’il lui fallait pour vivre en groupe, la nature a probablement fait pour l’espèce tout ce qu’elle pouvait. Mais de même qu’il s’est trouvé des hommes de génie pour reculer les bornes de l’intelligence, et qu’il a été concédé par là à des individus, de loin en loin, beaucoup plus qu’il n’avait été possible de donner tout d’un coup à l’espèce, ainsi des âmes privilégiées ont surgi qui se sentaient apparentées à toutes les âmes et qui, au lieu de rester dans les limites du groupe et de s’en tenir à la solidarité établie par la nature, se portaient vers l’humanité en général dans un élan d’amour. L’apparition de chacune d’elles était comme la création d’une espèce nouvelle composée d’un individu unique, la poussée vitale aboutissant de loin en loin, dans un homme déterminé, à un résultat qui n’eût pu être obtenu tout d’un coup pour l’ensemble de l’humanité. Chacune d’elles marquait ainsi un certain point atteint par l’évolution de la vie ; et chacune d’elles manifestait sous une forme originale un amour qui paraît être l’essence même de l’effort créateur. L’émotion créatrice qui soulevait ces âmes privilégiées, et qui était un débordement de vitalité, s’est répandue autour d’elles : enthousiastes, elles rayonnaient un enthousiasme qui ne s’est jamais complètement éteint et qui peut toujours retrouver sa flamme. Aujourd’hui, quand nous ressuscitons par la pensée ces grands hommes de bien, quand nous les écoutons parler et quand nous les regardons faire, nous sentons qu’ils nous communiquent de leur ardeur et qu’ils nous entraînent dans leur mouvement : ce n’est plus une coercition plus ou moins atténuée, c’est un plus ou moins irrésistible attrait. Mais cette seconde force, pas plus que la première, n’a besoin d’explication. Vous ne pouvez pas ne pas vous donner la demi-contrainte exercée par des habitudes qui correspondent symétriquement à l’instinct, vous ne pouvez pas ne pas poser ce soulèvement de l’âme qu’est l’émotion : dans un cas vous avez l’obligation originelle, et, dans l’autre, quelque chose qui en devient le prolongement ; mais, dans les deux cas, vous êtes devant des forces qui ne sont pas proprement et exclusivement morales, et dont le moraliste n’a pas à faire la genèse. Pour avoir voulu la faire, les philosophes ont méconnu le caractère mixte de l’obligation sous sa forme actuelle ; ils ont ensuite dû attribuer à telle ou telle représentation de l’intelligence la puissance d’entraîner la volonté : comme si une idée pouvait jamais demander catégoriquement sa propre réalisation ! comme si l’idée était autre chose ici que l’extrait intellectuel commun, ou mieux la projection sur le plan intellectuel, d’un ensemble de tendances et d’aspirations dont les unes sont au-dessus et les autres au-dessous de la pure intelligence ! Rétablissons la dualité d’origine : les difficultés s’évanouissent. Et la dualité elle-même se résorbe dans l’unité, car « pression sociale » et « élan d’amour » ne sont que deux manifestations complémentaires de la vie, normalement appliquée à conserver en gros la forme sociale qui fut caractéristique de l’espèce humaine dès l’origine, mais exceptionnellement capable de la transfigurer, grâce à des individus dont chacun représente, comme eût fait l’apparition d’une nouvelle espèce, un effort d’évolution créatrice.

De cette double origine de la morale les éducateurs n’ont peut-être pas tous la vision complète, mais ils en aperçoivent quelque chose dès qu’ils veulent réellement inculquer la morale à leurs élèves, et non pas seulement leur en parler. Nous ne nions pas l’utilité, la nécessité même d’un enseignement moral qui s’adresse à la pure raison, qui définisse les devoirs et les rattache à un principe dont il suit, dans le détail, les diverses applications. C’est sur le plan de l’intelligence, et sur celui-là seulement, que la discussion est possible, et il n’y a pas de moralité complète sans réflexion, analyse, discussion avec les autres comme avec soi-même. Mais si un enseignement qui s’adresse à l’intelligence est indispensable pour donner au sens moral de l’assurance et de la délicatesse, s’il nous rend pleinement capables de réaliser notre intention là où notre intention est bonne, encore faut-il qu’il y ait d’abord intention, et l’intention marque une direction de la volonté autant et plus que de l’intelligence. Comment aura-t-on prise sur la volonté ? Deux voies s’ouvrent à l’éducateur. L’une est celle du dressage, le mot étant pris dans son sens le plus élevé ; l’autre est celle de la mysticité, le terme ayant au contraire ici sa signification la plus modeste. Par la première méthode on inculque une morale faite d’habitudes impersonnelles ; par la seconde on obtient l’imitation d’une personne, et même une union spirituelle, une coïncidence plus ou moins complète avec elle. Le dressage originel, celui qui avait été voulu par la nature, consistait dans l’adoption des habitudes du groupe ; il était automatique ; il se faisait de lui-même là où l’individu se sentait à moitié confondu avec la collectivité. A mesure que la société se différenciait par l’effet d’une division du travail, elle déléguait aux groupements ainsi constitués à l’intérieur d’elle la tâche de dresser l’individu, de le mettre en harmonie avec eux et par là avec elle ; mais il s’agissait toujours d’un système d’habitudes contractées au profit seulement de la société. Qu’une moralité de ce genre suffise à la rigueur, si elle est complète, cela n’est pas douteux. Ainsi, l’homme strictement inséré dans le cadre de son métier ou de sa profession, qui serait tout entier à son labeur quotidien, qui organiserait sa vie de manière à fournir la plus grande quantité et la meilleure qualité possible de travail, s’acquitterait généralement ipso facto de beaucoup d’autres obligations. La discipline aurait fait de lui un honnête homme. Telle est la première méthode ; elle opère dans l’impersonnel. L’autre la complétera au besoin ; elle pourra même la remplacer. Nous n’hésitons pas à l’appeler religieuse, et même mystique ; mais il faut s’entendre sur le sens des mots. On se plaît à dire que la religion est l’auxiliaire de la morale, en ce qu’elle fait craindre ou espérer des peines ou des récompenses. On a peut-être raison, mais on devrait ajouter que, de ce côté, la religion ne fait guère autre chose que promettre une extension et un redressement de la justice humaine par la justice divine : aux sanctions établies par la société, et dont le jeu est si imparfait, elle en superpose d’autres, infiniment plus hautes, qui doivent nous être appliquées dans la cité de Dieu quand nous aurons quitté celle des hommes ; toutefois, c’est sur le plan de la cité humaine qu’on se maintient ainsi ; on fait intervenir la religion, sans doute, mais non pas dans ce qu’elle a de plus spécifiquement religieux ; si haut qu’on s’élève, on envisage encore l’éducation morale comme un dressage, et la moralité comme une discipline ; c’est à la première des deux méthodes qu’on s’attache encore, on ne s’est pas transporté à la seconde. D’autre part, c’est aux dogmes religieux, à la métaphysique qu’ils impliquent, que nous pensons généralement dès que le mot « religion » est prononcé : de sorte que lorsqu’on donne la religion pour fondement à la morale, on se représente un ensemble de conceptions, relatives à Dieu et au monde, dont l’acceptation aurait pour conséquence la pratique du bien. Mais il est clair que ces conceptions, prises en tant que telles, influent sur notre volonté et sur notre conduite comme peuvent le faire des théories, c’est-à-dire des idées : nous sommes ici sur le plan intellectuel, et, comme on l’a vu plus haut, ni l’obligation ni ce qui la prolonge ne saurait dériver de l’idée pure, celle-ci n’agissant sur notre volonté que dans la mesure où il nous plaît de l’accepter et de la mettre en pratique. Que si l’on distingue cette métaphysique de toutes les autres en disant que précisément elle s’impose à notre adhésion, on a peut-être encore raison, mais alors ce n’est plus à son seul contenu, à la pure représentation intellectuelle que l’on pense ; on introduit quelque chose de différent, qui soutient la représentation, qui lui communique je ne sais quelle efficace, et qui est l’élément spécifiquement religieux : mais c’est maintenant cet élément, et non pas la métaphysique à laquelle il est joint, qui devient le fondement religieux de la morale. Nous avons bien affaire à la seconde méthode, mais c’est de l’expérience mystique qu’il s’agit. Nous voulons parler de l’expérience mystique envisagée dans ce qu’elle a d’immédiat, en dehors de toute interprétation. Les vrais mystiques s’ouvrent simplement au flot qui les envahit. Sûrs d’eux-mêmes, parce qu’ils sentent en eux quelque chose de meilleur qu’eux, ils se révèlent grands hommes d’action, à la surprise de ceux pour qui le mysticisme n’est que vision, transport, extase. Ce qu’ils ont laissé couler à l’intérieur d’eux-mêmes, c’est un flux descendant qui voudrait, à travers eux, gagner les autres hommes : le besoin de répandre autour d’eux ce qu’ils ont reçu, ils le ressentent comme un élan d’amour. Amour auquel chacun d’eux imprime la marque de sa personnalité. Amour qui est alors en chacun d’eux une émotion toute neuve, capable de transposer la vie humaine dans un autre ton. Amour qui fait que chacun d’eux est aimé ainsi pour lui-même, et que par lui, pour lui, d’autres hommes laisseront leur âme s’ouvrir à l’amour de l’humanité. Amour qui pourra aussi bien se transmettre par l’intermédiaire d’une personne qui se sera attachée à eux ou à leur souvenir resté vivant, et qui aura conformé sa vie à ce modèle. Allons plus loin. Si la parole d’un grand mystique, ou de quelqu’un de ses imitateurs, trouve un écho chez tel ou tel d’entre nous, n’est-ce pas qu’il peut y avoir en nous un mystique qui sommeille et qui attend seulement une occasion de se réveiller ? Dans le premier cas, la personne s’attache à l’impersonnel et vise à s’y insérer. Ici, elle répond à l’appel d’une personnalité, qui peut être celle d’un révélateur de la vie morale, ou celle d’un de ses imitateurs, ou même, dans certaines circonstances, la sienne.

Qu’on pratique d’ailleurs l’une ou l’autre méthode, dans les deux cas on aura tenu compte du fond de la nature humaine, prise statiquement en elle-même ou dynamiquement dans ses origines. L’erreur serait de croire que pression et aspiration morales trouvent leur explication définitive dans la vie sociale considérée comme un simple fait. On se plaît à dire que la société existe, que dès lors elle exerce nécessairement sur ses membres une contrainte, et que cette contrainte est l’obligation. Mais d’abord, pour que la société existe, il faut que l’individu apporte tout un ensemble de dispositions innées ; la société ne s’explique donc pas elle-même ; on doit par conséquent chercher au-dessous des acquisitions sociales, arriver à la vie, dont les sociétés humaines ne sont, comme l’espèce humaine d’ailleurs, que des manifestations. Mais ce n’est pas assez dire : il faudra creuser plus profondément encore si l’on veut comprendre, non plus seulement comment la société oblige les individus, mais encore comment l’individu peut juger la société et obtenir d’elle une transformation morale. Si la société se suffit à elle-même, elle est l’autorité suprême. Mais si elle n’est qu’une des déterminations de la vie, on conçoit que la vie, qui a dû déposer l’espèce humaine en tel ou tel point de son évolution, communique une impulsion nouvelle à des individualités privilégiées qui se seront retrempées en elle pour aider la société à aller plus loin. Il est vrai qu’il aura fallu pousser jusqu’au principe même de la vie. Tout est obscur, si l’on s’en tient à de simples manifestations, qu’on les appelle toutes ensemble sociales ou que l’on considère plus particulièrement, dans l’homme social, l’intelligence. Tout s’éclaire au contraire, si l’on va chercher, par-delà ces manifestations, la vie elle-même. Donnons donc au mot biologie le sens très compréhensif qu’il devrait avoir, qu’il prendra peut-être un jour, et disons pour conclure que toute morale, pression ou aspiration, est d’essence biologique.

La religion statique §

Le spectacle de ce que furent les religions, et de ce que certaines sont encore, est bien humiliant pour l’intelligence humaine. Quel tissu d’aberrations ! L’expérience a beau dire « c’est faux » et le raisonnement « c’est absurde », l’humanité ne s’en cramponne que davantage à l’absurdité et à l’erreur. Encore si elle s’en tenait là ! Mais on a vu la religion prescrire l’immoralité, imposer des crimes. Plus elle est grossière, plus elle tient matériellement de place dans la vie d’un peuple. Ce qu’elle devra partager plus tard avec la science, l’art, la philosophie, elle le demande et l’obtient d’abord pour elle seule. Il y a là de quoi surprendre, quand on a commencé par définir l’homme un être intelligent.

Notre étonnement grandit, quand nous voyons que la superstition la plus basse a été pendant si longtemps un fait universel. Elle subsiste d’ailleurs encore. On trouve dans le passé, on trouverait même aujourd’hui des sociétés humaines qui n’ont ni science, ni art, ni philosophie. Mais il n’y a jamais eu de société sans religion.

Quelle ne devrait pas être notre confusion, maintenant, si nous nous comparions à l’animal sur ce point ! Très probablement l’animal ignore la superstition. Nous ne savons guère ce qui se passe dans des consciences autres que la nôtre ; mais comme les états religieux se traduisent d’ordinaire par des attitudes et par des actes, nous serions bien avertis par quelque signe si l’animal était capable de religiosité. Force nous est donc d’en prendre notre parti. L’homo sapiens, seul être doué de raison, est le seul aussi qui puisse suspendre son existence à des choses déraisonnables.

On parle bien d’une « mentalité primitive » qui serait aujourd’hui celle des races inférieures, qui aurait jadis été celle de l’humanité en général, et sur le compte de laquelle il faudrait mettre la superstition. Si l’on se borne ainsi à grouper certaines manières de penser sous une dénomination commune et à relever certains rapports entre elles, on fait œuvre utile et inattaquable : utile, en ce que l’on circonscrit un champ d’études ethnologiques et psychologiques qui est du plus haut intérêt ; inattaquable, puisque l’on ne fait que constater l’existence de certaines croyances et de certaines pratiques dans une humanité moins civilisée que la nôtre. Là semble d’ailleurs s’en être tenu M. Lévy-Bruhl dans ses remarquables ouvrages, surtout dans les derniers. Mais on laisse alors intacte la question de savoir comment des croyances ou des pratiques aussi peu raisonnables ont pu et peuvent encore être acceptées par des êtres intelligents. A cette question nous ne pouvons pas nous empêcher de chercher une réponse. Bon gré mal gré, le lecteur des beaux livres de M. Lévy-Bruhl tirera d’eux la conclusion que l’intelligence humaine a évolué ; la logique naturelle n’aurait pas toujours été la même ; la « mentalité primitive » correspondrait à une structure fondamentale différente, que la nôtre aurait supplantée et qui ne se rencontre aujourd’hui que chez des retardataires. Mais on admet alors que les habitudes d’esprit acquises par les individus au cours des siècles ont pu devenir héréditaires, modifier la nature et donner une nouvelle mentalité à l’espèce. Rien de plus douteux. A supposer qu’une habitude contractée par les parents se transmette jamais à l’enfant, c’est un fait rare, dû à tout un concours de circonstances accidentellement réunies : aucune modification de l’espèce ne sortira de là. Mais alors, la structure de l’esprit restant la même, l’expérience acquise par les générations successives, déposée dans le milieu social et restituée par ce milieu à chacun de nous, doit suffire à expliquer pourquoi nous ne pensons pas comme le non-civilise, pourquoi l’homme d’autrefois différait de l’homme actuel. L’esprit fonctionne de même dans les deux cas, mais il ne s’applique peut-être pas à la même matière, probablement parce que la société n’a pas, ici et là, les mêmes besoins. Telle sera bien la conclusion de nos recherches. Sans anticiper sur elle, bornons-nous à dire que l’observation des « primitifs » pose inévitablement la question des origines psychologiques de la superstition, et que la structure générale de l’esprit humain — l’observation par conséquent de l’homme actuel et civilisé — nous paraîtra fournir des éléments suffisants à la solution du problème.

Nous nous exprimerons à peu près de même sur la mentalité « collective », et non plus « primitive ». D’après Émile Durkheim, il n’y a pas à chercher pourquoi les choses auxquelles telle ou telle religion demande de croire « ont un aspect si déconcertant pour les raisons individuelles. C’est tout simplement que la représentation qu’elle en offre n’est pas l’oeuvre de ces raisons, mais de l’esprit collectif. Or il est naturel que cet esprit se représente la réalité autrement que ne fait le nôtre, puisqu’il est d’une autre nature. La société a sa manière d’être qui lui est propre, donc sa manière de penser 3 ». Nous admettrons volontiers, quant à nous, l’existence de représentations collectives, déposées dans les institutions, le langage et les mœurs. Leur ensemble constitue l’intelligence sociale, complémentaire des intelligences individuelles. Mais nous ne voyons pas comment ces deux mentalités seraient discordantes, et comment l’une des deux pourrait « déconcerter » l’autre. L’expérience ne dit rien de semblable, et la sociologie ne nous paraît avoir aucune raison de le supposer. Si l’on jugeait que la nature s’en est tenue à l’individu, que la société est née d’un accident ou d’une convention, on pourrait pousser la thèse jusqu’au bout et prétendre que cette rencontre d’individus, comparable à celle des corps simples qui s’unissent dans une combinaison chimique, a fait surgir une intelligence collective dont certaines représentations dérouteront la raison individuelle. Mais personne n’attribue plus à la société une origine accidentelle ou contractuelle. S’il y avait un reproche à faire à la sociologie, ce serait plutôt d’appuyer trop dans l’autre sens : tel de ses représentants verrait dans l’individu une abstraction, et dans le corps social l’unique réalité. Mais alors, comment la mentalité collective ne serait-elle pas préfigurée dans la mentalité individuelle ? Comment la nature, en faisant de l’homme un « animal politique », aurait-elle disposé les intelligences humaines de telle manière qu’elles se sentent dépaysées quand elles pensent « politiquement » ? Pour notre part, nous estimons qu’on ne tiendra jamais assez compte de sa destination sociale quand on étudiera l’individu. C’est pour avoir négligé de le faire que la psychologie a si peu progressé dans certaines directions. Je ne parle pas de l’intérêt qu’il y aurait à approfondir certains états anormaux ou morbides qui impliquent entre les membres d’une société, comme entre les abeilles de la ruche, une invisible anastomose : en dehors de la ruche l’abeille s’étiole et meurt ; isolé de la société ou ne participant pas assez à son effort, l’homme souffre d’un mal peut-être analogue, bien peu étudié jusqu’à présent, qu’on appelle l’ennui ; quand l’isolement se prolonge, comme dans la réclusion pénale, des troubles mentaux caractéristiques se déclarent. Ces phénomènes mériteraient déjà que la psychologie leur ouvrît un compte spécial ; il se solderait par de beaux bénéfices. Mais ce n’est pas assez dire. L’avenir d’une science dépend de la manière dont elle a d’abord découpé son objet. Si elle a eu la chance de trancher selon les articulations naturelles, ainsi que le bon cuisinier dont parle Platon, peu importe le nombre des morceaux qu’elle aura faits : comme le découpage en parties aura préparé l’analyse en éléments, on possédera finalement une représentation simplifiée de l’ensemble. C’est de quoi notre psychologie ne s’est pas avisée quand elle a reculé devant certaines subdivisions. Par exemple, elle pose des facultés générales de percevoir, d’interpréter, de comprendre, sans se demander si ce ne seraient pas des mécanismes différents qui entreraient en jeu selon que ces facultés s’appliquent à des personnes ou à des choses, selon que l’intelligence est immergée ou non dans le milieu social. Pourtant le commun des hommes esquisse déjà cette distinction et l’a même consignée dans son langage : à côté des sens, qui nous renseignent sur les choses, il met le bon sens, qui concerne nos relations avec les personnes. Comment ne pas remarquer que l’on peut être profond mathématicien, savant physicien, psychologue délicat en tant que s’analysant soi-même, et pourtant comprendre de travers les actions d’autrui, mal calculer les siennes, ne jamais s’adapter au milieu, enfin manquer de bon sens ? La folie des persécutions, plus précisément le délire d’interprétation, est là pour montrer que le bon sens peut être endommagé alors que la faculté de raisonner demeure intacte. La gravité de cette affection, sa résistance obstinée à tout traitement, le fait qu’on en trouve généralement des prodromes dans le plus lointain passé du malade, tout cela semble bien indiquer qu’il s’agit d’une insuffisance psychique profonde, congénitale, et nettement délimitée. Le bon sens, qu’on pourrait appeler le sens social, est donc inné à l’homme normal, comme la faculté de parler, qui implique également l’existence de la société et qui n’en est pas moins dessinée dans les organismes individuels. Il est d’ailleurs difficile d’admettre que la nature, qui a institué la vie sociale à l’extrémité de deux grandes lignes d’évolution aboutissant respectivement à l’hyménoptère et à l’homme, ait réglé par avance tous les détails de l’activité de chaque fourmi dans la fourmilière et négligé de donner à l’homme des directives, au moins générales, pour la coordination de sa conduite à celle de ses semblables. Les sociétés humaines diffèrent sans doute des sociétés d’insectes en ce qu’elles laissent indéterminées les démarches de l’individu, comme d’ailleurs celles de la collectivité. Mais cela revient à dire que ce sont les actions qui sont préformées dans la nature de l’insecte, et que c’est la fonction seulement qui l’est chez l’homme. La fonction n’en est pas moins là, organisée dans l’individu pour qu’elle s’exerce dans la société. Comment alors y aurait-il une mentalité sociale survenant par surcroît, et capable de déconcerter la mentalité individuelle ? Comment la première ne serait-elle pas immanente à la seconde ? Le problème que nous posions, et qui est de savoir comment des superstitions absurdes ont pu et peuvent encore gouverner la vie d’êtres raisonnables, subsiste donc tout entier. Nous disions qu’on a beau parler de mentalité primitive, le problème n’en concerne pas moins la psychologie de l’homme actuel. Nous ajouterons qu’on a beau parler de représentations collectives, la question ne s’en pose pas moins à la psychologie de l’homme individuel.

Mais, justement, la difficulté ne tiendrait-elle pas d’abord à ce que notre psychologie ne se soucie pas assez de subdiviser son objet selon les lignes marquées par la nature ? Les représentations qui engendrent des superstitions ont pour caractère commun d’être fantasmatiques. La psychologie les rapporte à une faculté générale, l’imagination. Sous la même rubrique elle classera d’ailleurs les découvertes et les inventions de la science, les réalisations de l’art. Mais pourquoi grouper ensemble des choses aussi différentes, leur donner le même nom, et suggérer ainsi l’idée d’une parenté entre elles ? C’est uniquement pour la commodité du langage, et pour la raison toute négative que ces diverses opérations ne sont ni perception, ni mémoire, ni travail logique de l’esprit. Convenons alors de mettre à part les représentations fantasmatiques, et appelons « fabulation » ou « fiction » l’acte qui les fait surgir. Ce sera un premier pas vers la solution du problème. Remarquons maintenant que la psychologie, quand elle décompose l’activité de l’esprit en opérations, ne s’occupe pas assez de savoir à quoi sert chacune d’elles : c’est justement pourquoi la subdivision est trop souvent insuffisante ou artificielle. L’homme peut sans doute rêver ou philosopher, mais il doit vivre d’abord ; nul doute que notre structure psychologique ne tienne à la nécessité de conserver et de développer la vie individuelle et sociale. Si la psychologie ne se règle pas sur cette considération, elle déformera nécessairement son objet. Que dirait-on du savant qui ferait l’anatomie des organes et l’histologie des tissus, sans se préoccuper de leur destination ? Il risquerait de diviser à faux, de grouper à faux. Si la fonction ne se comprend que par la structure, on ne peut démêler les grandes lignes de la structure sans une idée de la fonction. Il ne faut donc pas traiter l’esprit comme s’il était ce qu’il est « pour rien, pour le plaisir ». Il ne faut pas dire : sa structure étant telle, il en a tiré tel parti. Le parti qu’il en tirera est au contraire ce qui a dû déterminer sa structure ; en tout cas, le fil conducteur de la recherche est là. Considérons alors, dans le domaine vaguement et sans doute artificiellement délimité de l’« imagination », la découpure naturelle que nous avons appelée fabulation, et voyons à quoi elle peut bien s’employer naturellement. De cette fonction relèvent le roman, le drame, la mythologie avec tout ce qui la précéda. Mais il n’y a pas toujours eu des romanciers et des dramaturges, tandis que l’humanité ne s’est jamais passée de religion. Il est donc vraisemblable que poèmes et fantaisies de tout genre sont venus par surcroît, profitant de ce que l’esprit savait faire des fables, mais que la religion était la raison d’être de la fonction fabulatrice : par rapport à la religion, cette faculté serait effet et non pas cause. Un besoin, peut-être individuel, en tout cas social, a dû exiger de l’esprit ce genre d’activité. Demandons-nous quel était le besoin. Il faut remarquer que la fiction, quand elle a de l’efficace, est comme une hallucination naissante : elle peut contrecarrer le jugement et le raisonnement, qui sont les facultés proprement intellectuelles. Or, qu’eût fait la nature, après avoir créé des êtres intelligents, si elle avait voulu parer à certains dangers de l’activité intellectuelle sans compromettre l’avenir de l’intelligence ? L’observation nous fournit la réponse. Aujourd’hui, dans le plein épanouissement de la science, nous voyons les plus beaux raisonnements du monde s’écrouler devant une expérience : rien ne résiste aux faits. Si donc l’intelligence devait être retenue, au début, sur une pente dangereuse pour l’individu et la société, ce ne pouvait être que par des constatations apparentes, par des fantômes de faits : à défaut d’expérience réelle, c’est une contrefaçon de l’expérience qu’il fallait susciter. Une fiction, si l’image est vive et obsédante, pourra précisément imiter la perception et, par là, empêcher ou modifier l’action. Une expérience systématiquement fausse, se dressant devant l’intelligence, pourra l’arrêter au moment où elle irait trop loin dans les conséquences qu’elle tire de l’expérience vraie. Ainsi aurait donc procédé la nature. Dans ces conditions, on ne s’étonnerait pas de trouver que l’intelligence, aussitôt formée, a été envahie par la superstition, qu’un être essentiellement intelligent est naturellement superstitieux, et qu’il n’y a de superstitieux que les êtres intelligents.

Il est vrai qu’alors de nouvelles questions se poseront. Il faudra d’abord se demander plus précisément à quoi sert la fonction fabulatrice, et à quel danger la nature devait parer. Sans encore approfondir ce point, remarquons que l’esprit humain peut être dans le vrai ou dans le faux, mais que dans un cas comme dans l’autre, quelle que soit la direction où il s’est engagé, il va droit devant lui : de conséquence en conséquence, d’analyse en analyse, il s’enfonce davantage dans l’erreur, comme il s’épanouit plus complètement dans la vérité. Nous ne connaissons qu’une humanité déjà évoluée, car les « primitifs » que nous observons aujourd’hui sont aussi vieux que nous, et les documents sur lesquels travaille l’histoire des religions sont d’un passe relativement récent. L’immense variété des croyances auxquelles nous avons affaire est donc le résultat d’une longue prolifération. De leur absurdité ou de leur étrangeté on peut sans doute conclure à une certaine orientation vers l’étrange ou l’absurde dans la marche d’une certaine fonction de l’esprit ; mais ces caractères ne sont probablement aussi accentués que parce que la marche s’est prolongée aussi loin : à ne considérer que la direction même, on sera moins choqué de ce que la tendance a d’irrationnel et l’on en saisira peut-être l’utilité. Qui sait même si les erreurs où elle a abouti ne sont pas les déformations, alors avantageuses à l’espèce, d’une vérité qui devait apparaître plus tard à certains individus ? Mais ce n’est pas tout. Une seconde question se pose, à laquelle il faudra même répondre auparavant : d’où vient cette tendance ? Se rattache-t-elle à d’autres manifestations de la vie ? Nous parlions d’une intention de la nature . c’était une métaphore, commode en psychologie comme elle l’est en biologie ; nous marquions ainsi que le dispositif observé sert l’intérêt de l’individu ou de l’espèce. Mais l’expression est vague, et nous dirions, pour plus de précision, que la tendance considérée est un instinct, si ce n’était justement à la place d’un instinct que surgissent dans l’esprit ces images fantasmatiques. Elles jouent un rôle qui aurait pu être dévolu à l’instinct et qui le serait, sans doute, chez un être dépourvu d’intelligence. Disons provisoirement que c’est de l’instinct virtuel, entendant par là qu’à l’extrémité d’une autre ligne d’évolution, dans les sociétés d’insectes, nous voyons l’instinct provoquer mécaniquement une conduite comparable, pour son utilité, à celle que suggèrent à l’homme, intelligent et libre, des images quasi hallucinatoires. Mais évoquer ainsi des développements divergents et complémentaires qui aboutiraient d’un côté à des instincts réels et, de l’autre, à des instincts virtuels, n’est-ce pas se prononcer sur l’évolution de la vie ?

Tel est en effet le problème plus vaste que notre seconde question pose. Il était d’ailleurs implicitement contenu dans la première. Comment rapporter à un besoin vital les fictions qui se dressent devant l’intelligence, et parfois contre elle, si l’on n’a pas déterminé les exigences fondamentales de la vie ? Ce même problème, nous le retrouverons, plus explicite, quand surgira une question que nous ne pourrons pas éviter : comment la religion a-t-elle survécu au danger qui la fit naître ? Comment, au lieu de disparaître, s’est-elle simplement transformée ? Pourquoi subsiste-t-elle, alors que la science est venue combler le vide, dangereux en effet, que l’intelligence laissait entre sa forme et sa matière ? Ne serait-ce pas qu’au-dessous du besoin de stabilité que la vie manifeste, dans cet arrêt ou plutôt dans ce tournoiement sur place qu’est la conservation d’une espèce, il y a quelque exigence d’un mouvement en avant, un reste de poussée, un élan vital ? Mais les deux premières questions suffiront pour le moment. L’une et l’autre nous ramènent aux considérations que nous avons présentées autrefois sur l’évolution de la vie. Ces considérations n’étaient nullement hypothétiques, comme certains ont paru le croire. En parlant d’un « élan vital » et d’une évolution créatrice, nous serrions l’expérience d’aussi près que nous le pouvions. On commence à s’en apercevoir, puisque la science positive, par le seul fait d’abandonner certaines thèses ou de les donner pour de simples hypothèses, se rapproche davantage de nos vues. En se les appropriant, elle ne ferait que reprendre son bien.

Revenons donc sur quelques-uns des traits saillants de la vie, et marquons le caractère nettement empirique de la conception d’un « élan vital ». Le phénomène vital est-il résoluble. disions-nous, en faits physiques et chimiques ? Quand le physiologiste l’affirme, il entend par là, consciemment ou inconsciemment, que le rôle de la physiologie est de rechercher ce qu’il y a de physique et de chimique dans le vital, qu’on ne saurait assigner d’avance un terme à cette recherche, et que dès lors il faudra procéder comme si la recherche ne devait pas avoir de terme : ainsi seulement on ira de l’avant. Il pose donc une règle de méthode ; il n’énonce pas un fait. Tenons-nous en alors à l’expérience : nous dirons — et plus d’un biologiste le reconnaît — que la science est aussi loin que jamais d’une explication physico-chimique de la vie. C’est ce que nous constations d’abord quand nous parlions d’un élan vital. — Maintenant, la vie une fois posée, comment s’en représenter l’évolution ? On peut soutenir que le passage d’une espèce à l’autre s’est fait par une série de petites variations, toutes accidentelles, conservées par la sélection et fixées par l’hérédité. Mais si l’on songe au nombre énorme de variations, coordonnées entre elles et complémentaires les unes des autres, qui doivent se produire pour que l’organisme en profite ou même simplement pour qu’il n’en éprouve aucun dommage, on se demande comment chacune d’elles, prise à part, se conservera par sélection et attendra celles qui la compléteraient. Toute seule, elle ne sert le plus souvent à rien ; elle peut même gêner ou paralyser la fonction. En invoquant donc une composition du hasard avec le hasard, en n’attribuant à aucune cause spéciale la direction prise par la vie qui évolue, on applique a priori le principe d’économie qui se recommande à la science positive, mais on ne constate nullement un fait, et l’on vient tout de suite buter contre d’insurmontables difficultés. Cette insuffisance du darwinisme est le second point que nous marquions quand nous parlions d’un élan vital : à la théorie nous opposions un fait ; nous constations que l’évolution de la vie s’accomplit dans des directions déterminées. — Maintenant, ces directions sont-elles imprimées à la vie par les conditions où elle évolue ? Il faudrait admettre alors que les modifications subies par l’individu passent à ses descendants, tout au moins assez régulièrement pour assurer par exemple la complication graduelle d’un organe accomplissant de plus en plus délicatement la même fonction. Mais l’hérédité de l’acquis est contestable et, à supposer qu’elle s’observe jamais, exceptionnelle ; c’est encore a priori, et pour les besoins de la cause, qu’on la fait fonctionner avec cette régularité. Reportons à l’inné cette transmissibilité régulière — nous nous conformerons à l’expérience, et nous dirons que ce n’est pas l’action mécanique des causes extérieures, que c’est une poussée interne, passant de germe à germe à travers les individus, qui porte la vie, dans une direction donnée, à une complication de plus en plus haute. Telle est la troisième idée qu’évoquera l’image de l’élan vital. — Allons plus loin. Quand on parle du progrès d’un organisme ou d’un organe s’adaptant à des conditions plus complexes, on veut le plus souvent que la complexité des conditions impose sa forme à la vie, comme le moule au plâtre : à cette condition seulement, se dit-on, on aura une explication mécanique, et par conséquent scientifique. Mais, après s’être donné la satisfaction d’interpréter ainsi l’adaptation en général, on raisonne dans les cas particuliers comme si l’adaptation était tout autre chose, — ce qu’elle est en effet, — la solution originale, trouvée par la vie, du problème que lui posent les conditions extérieures. Et cette faculté de résoudre des problèmes, on la laisse inexpliquée. En faisant alors intervenir un « élan », nous ne donnions pas davantage, l’explication ; mais nous signalions, au lieu de l’exclure systématiquement en général pour l’admettre et l’utiliser subrepticement dans chaque cas particulier, ce caractère mystérieux de l’opération de la vie. — Mais ne faisions-nous rien pour percer le mystère ? Si la merveilleuse coordination des parties au tout ne peut pas s’expliquer mécaniquement, elle n’exige pas non plus, selon nous, qu’on la traite comme de la finalité. Ce qui, vu du dehors, est décomposable en une infinité de parties coordonnées les unes aux autres, apparaîtrait peut-être du dedans comme un acte simple : tel, un mouvement de notre main, que nous sentons indivisible, sera perçu extérieurement comme une courbe définissable par une équation, c’est-à-dire comme une juxtaposition de points, en nombre infini, qui tous satisfont à une même loi. En évoquant l’image d’un élan, nous voulions suggérer cette cinquième idée, et même quelque chose de plus : là où notre analyse, qui reste dehors, découvre des éléments positifs en nombre de plus en plus grand que nous trouvons, par là même, de plus en plus étonnamment coordonnés les uns aux autres, une intuition qui se transporterait au dedans saisirait, non plus des moyens combinés, mais des obstacles tournés. Une main invisible, traversant brusquement de la limaille de fer, ne ferait qu’écarter de la résistance, mais la simplicité même de cet acte, vue du côté résistance, apparaîtrait comme la juxtaposition, effectuée dans un ordre déterminé, des brins de limaille. — Maintenant, ne peut-on rien dire de cet acte, et de la résistance qu’il rencontre ? Si la vie n’est pas résoluble en faits physiques et chimiques, elle agit à la manière d’une cause spéciale, surajoutée à ce que nous appelons ordinairement matière : cette matière est instrument, et elle est aussi obstacle. Elle divise ce qu’elle précise. Nous pouvons conjecturer qu’à une division de ce genre est due la multiplicité des grandes lignes d’évolution vitale. Mais pair là nous est suggéré un moyen de préparer et de vérifier l’intuition que nous voudrions avoir de la vie. Si nous voyons deux ou trois grandes lignes d’évolution se continuer librement à côté de voies qui finissent en impasse, et si, le long de ces lignes, se développe de plus en plus un caractère essentiel, nous pouvons conjecturer que la poussée vitale présentait d’abord ces caractères à l’état d’implication réciproque : instinct et intelligence, qui atteignent leur point culminant aux extrémités des deux principales lignes de l’évolution animale, devront ainsi être pris l’un dans l’autre, avant leur dédoublement, non pas composés ensemble mais constitutifs d’une réalité simple sur laquelle intelligence et instinct ne seraient que des points de vue. Telles sont, puisque nous avons commencé à les numéroter, la sixième, la septième et la huitième représentations qu’évoquera l’idée d’un élan vital. — Encore n’avons-nous mentionné qu’implicitement l’essentiel : l’imprévisibilité des formes que la vie crée de toutes pièces, par des sauts discontinus, le long de son évolution. Qu’on se place dans la doctrine du pur mécanisme ou dans celle de la finalité pure, dans les deux cas les créations de la vie sont prédéterminées, l’avenir pouvant se déduire du présent par un calcul ou s’y dessinant sous forme d’idée, le temps étant par conséquent sans efficace. L’expérience pure ne suggère rien de semblable. Ni impulsion ni attraction, semble-t-elle dire. Un élan peut précisément suggérer quelque chose de ce genre et faire penser aussi, par l’indivisibilité de ce qui en est intérieurement senti et la divisibilité à l’infini de ce qui en est extérieurement perçu, à cette durée réelle, efficace, qui est l’attribut essentiel de la vie. — Telles étaient les idées que nous enfermions dans l’image de l’« élan vital ». À les négliger, comme on l’a fait trop souvent, on se trouve naturellement devant un concept vide, comme celui du pur « vouloir-vivre », et devant une métaphysique stérile. Si l’on tient compte d’elles, on a une idée chargée de matière, empiriquement obtenue, capable d’orienter la recherche, qui résumera en gros ce que nous savons du processus vital et qui marquera aussi ce que nous en ignorons.

Ainsi envisagée, l’évolution apparaît comme s’accomplissant par sauts brusques, et la variation constitutive de l’espèce nouvelle comme faite de différences multiples, complémentaires les unes des autres, qui surgissent globalement dans l’organisme issu du germe. C’est, pour reprendre notre comparaison, un mouvement soudain de la main plongée dans la limaille et qui provoque un réarrangement immédiat de tous les brins de fer. Si d’ailleurs la transformation s’opère chez divers représentants d’une même espèce, elle peut ne pas obtenir chez tous le même succès. Rien ne dit que l’apparition de l’espèce humaine n’ait pas été due à plusieurs sauts de même direction s’accomplissant çà et là dans une espèce antérieure et aboutissant ainsi à des spécimens d’humanité assez différents ; chacun d’eux correspondrait à une tentative qui a réussi, en ce sens que les variations multiples qui caractérisent chacun d’eux sont parfaitement coordonnées les unes aux autres ; mais tous ne se valent peut-être pas, les sauts n’ayant pas franchi dans tous les cas la même distance. Ils n’en avaient pas moins la même direction. On pourrait dire, en évitant d’attribuer au mot un sens anthropomorphique, qu’ils correspondent à une même intention de la vie.

Que d’ailleurs l’espèce humaine soit sortie ou non d’une souche unique, qu’il y ait un ou plusieurs spécimens irréductibles d’humanité, peu importe : l’homme présente toujours deux traits essentiels, l’intelligence et la sociabilité. Mais, du point de vue où nous nous plaçons, ces caractères prennent une signification spéciale. Ils n’intéressent plus seulement le psychologue et le sociologue. Ils appellent d’abord une interprétation biologique. Intelligence et sociabilité doivent être replacées dans l’évolution générale de la vie.

Pour commencer par la sociabilité, nous la trouvons sous sa forme achevée aux deux points culminants de l’évolution, chez les insectes ’hyménoptères tels que la fourmi et l’abeille, et chez l’homme. A l’état de simple tendance, elle est partout dans la rature. On a pu dire que l’individu était déjà une société : des protozoaires, formés d’une cellule unique, auraient constitué des agrégats, lesquels, se rapprochant à leur tour, auraient donné des agrégats d’agrégats ; les organismes les plus différenciés auraient ainsi leur origine dans l’association d’organismes à peine différenciés et élémentaires. Il y a là une exagération évidente ; le « polyzoïsme » est un fait exceptionnel et anormal. Mais il n’en est pas moins vrai que les choses se passent dans un organisme supérieur comme si des cellules s’étaient associées pour se partager entre elles le travail. La hantise de la forme sociale, qu’on trouve dans un si grand nombre d’espèces, se révèle donc jusque dans la structure des individus. Mais, encore une fois, ce n’est là qu’une tendance ; et si l’on veut avoir affaire à des sociétés achevées, organisations nettes d’individualités distinctes, il faut prendre les deux types parfaits d’association que représentent une société d’insectes et une société humaine, celle-là immuable 4 et celle-ci changeante, l’une instinctive et l’autre intelligente, la première comparable à un organisme dont les éléments n’existent qu’en vue du tout, la seconde laissant tant de marge aux individus qu’on ne sait si elle est faite pour eux ou s’ils sont faits pour elle. Des deux conditions posées par Comte, « ordre » et « progrès », l’insecte n’a voulu que l’ordre, tandis que c’est le progrès, parfois exclusif de l’ordre et toujours dû à des initiatives individuelles, que vise une partie au moins de l’humanité. Ces deux types achevés de vie sociale se font donc pendant et se complètent. Mais on en dirait autant de l’instinct et de l’intelligence, qui les caractérisent respectivement. Replacés dans l’évolution de la vie, ils apparaissent comme deux activités divergentes et complémentaires.

Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons expose dans un travail antérieur. Rappelons seulement que la vie est un certain effort pour obtenir certaines choses de la matière brute, et qu’instinct et intelligence, pris à l’état achevé, sont deux moyens d’utiliser à cet effet un outil dans le premier cas, l’outil fait partie de l’être vivant dans l’autre, c’est un instrument inorganique, qu’il a fallu inventer, fabriquer, apprendre à manier. Posez l’utilisation, à plus forte raison la fabrication, à plus forte raison encore l’invention, vous retrouverez un à un tous les éléments de l’intelligence, car sa destination explique sa structure. Mais il ne faut pas oublier qu’il reste une frange d’instinct autour de l’intelligence, et que des lueurs d’intelligence subsistent au fond de l’instinct. On peut conjecturer qu’ils commencèrent par être impliqués l’un dans l’autre, et que, si l’on remontait assez haut dans le passé, on trouverait des instincts plus rapprochés de l’intelligence que ceux de nos insectes, une intelligence plus voisine de l’instinct que celle de nos vertébrés. Les deux activités, qui se compénétraient ; d’abord, ont dû se dissocier pour grandir ; mais quelque chose de l’une est demeuré adhérent à l’autre. On en dirait d’ailleurs autant de toutes les grandes manifestations de la vie. Chacune d’elles présente le plus souvent à l’état rudimentaire, ou latent, ou virtuel, les caractères essentiels de la plupart des autres manifestations.

En étudiant alors, au terme d’un des grands efforts de la nature, ces groupements d’êtres essentiellement intelligents et partiellement libres que sont les sociétés humaines, nous ne devrons pas perdre de vue l’autre point terminus de l’évolution, les sociétés régies par le pur instinct, où l’individu sert aveuglément l’intérêt de la communauté. Cette comparaison n’autorisera jamais des conclusions fermes ; mais elle pourra suggérer des interprétations. Si des sociétés se rencontrent aux deux termes principaux du mouvement évolutif, et si l’organisme individuel est construit sur un plan qui annonce celui des sociétés, c’est que la vie est coordination et hiérarchie d’éléments entre lesquels le travail se divise : le social est au fond du vital. Si, dans ces sociétés que sont déjà les organismes individuels, l’élément doit être prêt à se sacrifier au tout, s’il en est encore ainsi dans ces sociétés de sociétés que constituent, au bout de l’une des deux grandes lignes de l’évolution, la ruche et la fourmilière, si enfin ce résultat s’obtient par l’instinct, qui n’est que le prolongement du travail organisateur de la nature, c’est que la nature se préoccupe de la société plutôt que de l’individu. S’il n’en est plus de même chez l’homme, c’est que l’effort d’invention qui se manifeste dans tout le domaine de la vie par la création d’espèces nouvelles a trouvé dans l’humanité seulement le moyen de se continuer par des individus auxquels est dévolue alors, avec l’intelligence, la faculté d’initiative, l’indépendance, la liberté. Si l’intelligence menace maintenant de rompre sur certains points la cohésion sociale, et si la société doit subsister, il faut que, sur ces points, il y ait à l’intelligence un contrepoids. Si ce contrepoids ne peut pas être l’instinct lui-même, puisque sa place est justement prise par l’intelligence, il faut qu’une virtualité d’instinct ou, si l’on aime mieux, le résidu d’instinct qui subsiste autour de l’intelligence, produise le même effet : il ne peut agir directement, mais puisque l’intelligence travaille sur des représentations, il en suscitera d’« imaginaires » qui tiendront tête à la représentation du réel et qui réussiront, par l’intermédiaire de l’intelligence même, à contrecarrer le travail intellectuel. Ainsi s’expliquerait la fonction fabulatrice. Si d’ailleurs elle joue un rôle social, elle doit servir aussi l’individu, que la société a le plus souvent intérêt à ménager. On peut donc présumer que, sous sa forme élémentaire et originelle, elle apporte à l’individu lui-même un surcroît de force. Mais avant d’arriver à ce second point, considérons le premier.

Parmi les observations recueillies par la « science psychique », nous avions jadis noté le fait suivant. Une dame se trouvait à l’étage supérieur d’un hôtel. Voulant descendre, elle s’engagea sur le palier. La barrière destinée à fermer la cage de l’ascenseur était justement ouverte. Cette barrière ne devant s’ouvrir que si l’ascenseur est arrêté à l’étage, elle crut naturellement que l’ascenseur était là, et se précipita pour le prendre. Brusquement elle se sentit rejeter en arrière : l’homme chargé de manœuvrer l’appareil venait de se montrer, et la repoussait sur le palier. A ce moment elle sortit de sa distraction. Elle constata, stupéfaite, qu’il n’y avait ni homme ni appareil. Le mécanisme s’étant dérangé, la barrière avait pu s’ouvrir à l’étage où elle était, alors que l’ascenseur était resté en bas. C’est dans le vide qu’elle allait se précipiter : une hallucination miraculeuse lui avait sauvé la vie. Est-il besoin de dire que le miracle s’explique aisément ? La dame avait raisonné juste sur un fait réel, car la barrière était effectivement ouverte et par conséquent l’ascenseur aurait dû être à l’étage. Seule, la perception de la cage vide l’eût tirée de son erreur ; mais cette perception serait arrivée trop tard, l’acte consécutif au raisonnement juste étant déjà commencé. Alors avait surgi la personnalité instinctive, somnambulique, sous-jacente à celle qui raisonne. Elle avait aperçu le danger. Il fallait agir tout de suite. Instantanément elle avait rejeté le corps en arrière, faisant jaillir du même coup la perception fictive, hallucinatoire, qui pouvait le mieux provoquer et expliquer le mouvement en apparence injustifié.

Imaginons alors une humanité primitive et des sociétés rudimentaires. Pour assurer à ces groupements la cohésion voulue, la nature disposerait d’un moyen bien simple : elle n’aurait qu’à doter l’homme d’instincts appropriés. Ainsi fit-elle pour la ruche et pour la fourmilière. Son succès fut d’ailleurs complet : les individus ne vivent ici que pour la communauté. Et son travail fut facile, puisqu’elle n’eut qu’à suivre sa méthode habituelle : l’instinct est en effet coextensif à la vie, et l’instinct social, tel qu’on le trouve chez l’insecte, n’est que l’esprit de subordination et de coordination qui anime les cellules, tissus et organes de tout corps vivant. Mais c’est à un épanouissement de l’intelligence, et non plus à un développement de l’instinct, que tend la poussée vitale dans la série des vertébrés. Quand le terme du mouvement est atteint chez l’homme, l’instinct n’est pas supprimé, mais il est éclipsé ; il ne reste de lui qu’une lueur vague autour du noyau, pleinement éclairé on plutôt lumineux, qu’est l’intelligence. Désormais la réflexion permettra à l’individu d’inventer, à la société de progresser. Mais, pour que la société progresse, encore faut-il qu’elle subsiste. Invention signifie initiative, et un appel à l’initiative individuelle risque déjà de compromettre la discipline sociale. Que sera-ce, si l’individu détourne sa réflexion de l’objet pour lequel elle est faite, je veux dire de la tâche à accomplir, à perfectionner, à rénover, pour la diriger sur lui-même, sur la gêne que la vie sociale lui impose, sur le sacrifice qu’il fait à la communauté ? Livré à l’instinct, comme la fourmi ou l’abeille, il fût resté tendu sur la fin extérieure à atteindre ; il eût travaillé pour l’espèce, automatiquement, somnambuliquement. Doté d’intelligence, éveillé à la réflexion, il se tournera vers lui-même et ne pensera qu’à vivre agréablement. Sans doute un raisonnement en forme lui démontrerait qu’il est de son intérêt de promouvoir le bonheur d’autrui ; mais il faut des siècles de culture pour produire un utilitaire comme Stuart Mill, et Stuart Mill n’a pas convaincu tous les philosophes, encore moins le commun des hommes. La vérité est que l’intelligence conseillera d’abord l’égoïsme. C’est de ce côté que l’être intelligent se précipitera si rien ne l’arrête. Mais la nature veille. Tout à l’heure, devant la barrière ouverte, un gardien avait surgi, qui interdisait l’entrée et repoussait le contrevenant. Ici ce sera un dieu protecteur de la cité, lequel défendra, menacera, réprimera. L’intelligence se règle en effet sur des perceptions présentes ou sur ces résidus plus ou moins imagés de perceptions qu’on appelle les souvenirs. Puisque l’instinct n’existe plus qu’à l’état de trace ou de virtualité, puisqu’il n’est pas assez fort pour provoquer des actes ou pour les empêcher, il devra susciter une perception illusoire ou tout au moins une contrefaçon de souvenir assez précise, assez frappante, pour que l’intelligence se détermine par elle. Envisagée de ce premier point de vue, la religion est donc une réaction défensive de la nature contre le pouvoir dissolvant de l’intelligence.

Mais nous n’obtenons ainsi qu’une figuration stylisée de ce qui se passe effectivement. Pour plus de clarté, nous avons suppose dans la société une brusque révolte de l’individu, et dans l’imagination individuelle la soudaine apparition d’un dieu qui empêche ou qui défend. Les choses prennent sans doute cette forme dramatique, à un moment donné et pour un certain temps, dans une humanité déjà avancée sur la route de la civilisation. Mais la réalité n’évolue vers la précision du drame que par l’intensification de l’essentiel et par l’élimination du surabondant. En fait, dans les groupements humains tels qu’ils ont pu sortir des mains de la nature, la distinction entre ce qui importe et ce qui n’importe pas à la cohésion du groupe n’est pas aussi nette, les conséquences d’un acte accompli par l’individu ne paraissent pas aussi strictement individuelles, la force d’inhibition qui surgit au moment où l’acte va s’accomplir ne s’incarne pas aussi complètement dans une personne. Arrêtons-nous sur ces trois points.

Dans des sociétés telles que les nôtres, il y a des coutumes et il y a des lois. Sans doute les lois sont souvent des coutumes consolidées ; mais une coutume ne se transforme en loi que lorsqu’elle présente un intérêt défini, reconnu et formulable ; elle tranche dès lors sur les autres. La distinction est donc nette entre l’essentiel et l’accidentel : il y a d’un côté ce qui est simplement usage, de l’autre ce qui est obligation légale et même morale. Il ne peut pas en être ainsi dans des sociétés moins évoluées qui n’ont que des coutumes, les unes justifiées par un besoin réel, la plupart dues au simple hasard ou à une extension irréfléchie des premières. Ici tout ce qui est usuel est nécessairement obligatoire, puisque la solidarité sociale, n’étant pas condensée dans des lois, l’étant encore moins dans des principes, se diffuse sur la commune acceptation des usages. Tout ce qui est habituel aux membres du groupe, tout ce que la société attend des individus, devra donc prendre un caractère religieux, s’il est vrai que par l’observation de la coutume, et par elle seulement, l’homme est attaché aux autres hommes et détaché ainsi de lui-même. Soit dit en passant, la question des rapports de la morale avec la religion se simplifie ainsi beaucoup quand on considère les sociétés rudimentaires. Les religions primitives ne Peuvent être dites immorales, ou indifférentes à la morale, que si l’on prend la religion telle qu’elle fut d’abord, pour la comparer à la morale telle qu’elle est devenue plus tard. A l’origine, la coutume est toute la morale ; et comme la religion interdit de s’en écarter, la morale est coextensive à la religion. En vain donc on nous objecterait que les interdictions religieuses n’ont pas toujours concerné ce qui nous apparaît aujourd’hui comme immoral ou comme antisocial. La religion primitive, vue par le côté que nous envisageons d’abord, est une précaution contre le danger que l’on court, dès qu’on pense, de ne penser qu’à soi. C’est donc bien une réaction défensive de la nature contre l’intelligence.

D’autre part, l’idée de responsabilité individuelle est loin d’être aussi simple qu’on pourrait le croire. Elle implique une représentation relativement abstraite de l’activité de l’individu, que l’on tient pour indépendante parce qu’on l’a isolée de l’activité sociale. Mais telle est d’abord la solidarité entre les membres du groupe que tous doivent se sentir participer dans une certaine mesure à la défaillance d’un seul, au moins dans les cas qu’ils tiennent pour graves : le mal moral, si l’on peut déjà employer ce terme, fait l’effet d’un mal physique qui s’étendrait de proche en proche et affecterait la société entière, par contamination. Si donc une puissance vengeresse surgit, ce sera pour frapper la société dans son ensemble, sans s’appesantir uniquement sur le point d’où le mal était parti : le tableau de la Justice poursuivant le coupable est relativement moderne, et nous avons trop simplifié les choses en montrant l’individu arrêté, au moment de rompre le lien social, par la crainte religieuse d’un châtiment qu’il serait seul à subir. Il n’en est pas moins vrai que les choses tendent à prendre cette forme, et qu’elles la prendront de plus en plus explicitement à mesure que la religion, fixant ses propres contours, deviendra plus franchement mythologique. Le mythe portera d’ailleurs toujours la trace de ses origines ; jamais il ne distinguera complètement entre l’ordre physique et l’ordre moral ou social, entre la régularité voulue, qui vient de l’obéissance de tous à une loi, et celle que manifeste le cours de la nature. Thémis, déesse de la justice humaine, est la mère des Saisons (Hôrai) et de Dikè, qui représente aussi bien la loi physique que la loi morale. De cette confusion nous sommes à peine libérés aujourd’hui ; la trace en subsiste dans notre langage. Mœurs et morale, règle au sens de constance et règle au sens d’impératif : l’universalité de fait et l’universalité de droit s’expriment à peu près de la même manière. Le mot « ordre » ne signifie-t-il pas, tout à la fois, arrangement et commandement ?

Enfin nous parlions d’un dieu qui surgirait pour interdire, prévenir ou punir. La force morale d’où part la résistance, et au besoin la vengeance, s’incarnerait donc dans une personne. Qu’elle tende bien ainsi, tout naturellement, à prendre aux yeux de l’homme une forme humaine, cela n’est pas douteux ; mais, si la mythologie est un produit de la nature, c’en est le produit tardif, comme la plante à fleurs, et les débuts de la religion ont été plus modestes. Un examen attentif de ce qui se passe dans notre conscience nous montre qu’une résistance intentionnelle, et même une vengeance, nous apparaissent d’abord comme des entités qui se suffisent ; s’entourer d’un corps défini, comme celui d’une divinité vigilante et vengeresse, est déjà pour elles un luxe ; la fonction fabulatrice de l’esprit ne s’exerce sans doute avec un plaisir d’art que sur des représentations ainsi vêtues, mais elle ne les forme pas du premier coup ; elle les prend d’abord toutes nues. Nous aurons à nous appesantir sur ce point, qui n’a pas suffisamment attiré l’attention des psychologues. Il n’est pas démontré que l’enfant qui s’est cogné à une table, et qui lui rend le coup reçu d’elle, voie en elle une personne. Il s’en faut d’ailleurs que tous les psychologues acceptent aujourd’hui cette interprétation. Mais, après avoir trop concédé ici à l’explication mythologique, ils ne vont pas assez loin maintenant quand ils supposent que l’enfant cède simplement à un besoin de frapper que susciterait la colère. La vérité est qu’entre l’assimilation de la table à une personne, et la perception de la table comme chose inerte, il y a une représentation intermédiaire qui n’est ni celle d’une chose ni celle d’une personne : c’est l’image de l’acte qu’accomplit la table en cognant, ou mieux l’image de l’acte de cogner amenant avec lui — comme un bagage qu’il porterait sur le dos — la table qui est derrière. L’acte de cogner est un élément de personnalité, mais non pas encore une personnalité complète. L’escrimeux qui voit arriver sur lui la pointe de son adversaire sait bien que c’est le mouvement de la pointe qui a entraîné l’épée, l’épée qui a tiré avec elle le bras, le bras qui a allongé le corps en s’allongeant lui-même : on ne se fend comme il faut, et l’on ne sait porter un coup droit, que du jour où l’on sent ainsi les choses. Les placer dans l’ordre inverse est reconstruire et par conséquent philosopher ; en tout cas c’est expliciter l’implicite, au lieu de s’en tenir aux exigences de l’action pure, à ce qui est immédiatement donné et véritablement primitif. — Quand nous lisons sur un écriteau « Défense de passer », nous percevons l’interdiction d’abord ; elle est en pleine lumière ; derrière elle seulement il y a dans la pénombre, vaguement imaginé, le garde qui dressera procès-verbal. Ainsi les interdictions qui protègent l’ordre social sont d’abord lancées en avant, telles quelles ; ce sont déjà, il est vrai, plus que de simples formules ; ce sont des résistances, des pressions et des poussées ; mais la divinité qui interdit, et qui était masquée par elles, n’apparaîtra que plus tard, à mesure que se complétera le travail de la fonction fabulatrice. Ne nous étonnons donc pas de rencontrer chez les non-civilisés des interdictions qui sont des résistances semi-physiques et semi-morales à certains actes individuels : l’objet qui occupe le centre d’un champ de résistance sera dit, tout à la fois, « sacré » et « dangereux », quand se seront constituées ces deux notions précises, quand la distinction sera nette entre une force de répulsion physique et une inhibition morale ; jusque-là il possède les deux propriétés fondues en une seule ; il est tabou, pour employer le terme polynésien que la science des religions nous a rendu familier. L’humanité primitive a-t-elle conçu le tabou de la même manière que les « primitifs » d’aujourd’hui ? Entendons-nous d’abord sur le sens des mots. Il n’y aurait pas d’humanité primitive si les espèces s’étaient formées par transitions insensibles à aucun moment précis l’homme n’aurait émergé de l’animalité ; mais c’est là une hypothèse arbitraire, qui se heurte à tant d’invraisemblances et repose sur de telles équivoques que nous la croyons insoutenable 5 ; à suivre le fil conducteur des faits et des analogies, on arrive bien plutôt à une évolution discontinue, qui procède par sauts, obtenant à chaque arrêt une combinaison parfaite en son genre, comparable aux figures qui se succèdent quand on tourne un kaléidoscope ; il y a donc bien un type d’humanité primitive, encore que l’espèce humaine ait pu se constituer par plusieurs sauts convergents accomplis de divers points et n’arrivant pas tous aussi près de la réalisation du type. D’autre part, l’âme primitive nous échapperait complètement aujourd’hui s’il y avait eu transmission héréditaire des habitudes acquises. Notre nature morale, prise à l’état brut, différerait alors radicalement de celle de nos plus lointains ancêtres. Mais c’est encore sous l’influence d’idées préconçues, et pour satisfaire aux exigences d’une théorie, qu’on parle d’habitudes héréditaires et surtout qu’on croit la transmission assez régulière pour opérer une transformation. La vérité est que, si la civilisation a profondément modifié l’homme, c’est en accumulant dans le milieu social, comme dans un réservoir, des habitudes et des connaissances que la société verse dans l’individu à chaque génération nouvelle. Grattons la surface, effaçons ce qui nous vient d’une éducation de tous les instants : nous retrouverons au fond de nous, ou peu s’en faut, l’humanité primitive. De cette humanité, les « primitifs » que nous observons aujourd’hui nous offrent-ils l’image ? Ce n’est pas probable, puisque la nature est recouverte, chez eux aussi, d’une couche d’habitudes que le milieu social a conservées pour les déposer en chaque individu. Mais il y a lieu de croire que cette couche est moins épaisse que chez l’homme civilisé, et qu’elle laisse davantage transparaître la nature. La multiplication des habitudes au cours des siècles a dû en effet s’opérer chez eux d’une manière différente, en surface, par un passage de l’analogue à l’analogue et sous l’influence de circonstances accidentelles, taudis que le progrès de la technique, des connaissances, de la civilisation enfin, se fait pendant des périodes assez longues dans un seul et même sens, en hauteur, par des variations qui se superposent ou s’anastomosent, aboutissant ainsi à des transformations profondes et non plus seulement à des complications superficielles. Dès lors on voit dans quelle mesure nous pouvons tenir pour primitive, absolument, la notion du tabou que nous trouvons chez les « primitifs » d’aujourd’hui. A supposer qu’elle ait paru telle quelle dans une humanité sortant des mains de la nature, elle ne s’appliquait pas à toutes les mêmes choses, ni probablement à autant de choses. Chaque tabou devait être une interdiction à laquelle la société trouvait un intérêt défini. Irrationnel du point de vue de l’individu, puisqu’il arrêtait net des actes intelligents sans s’adresser à l’intelligence, il était rationnel en tant qu’avantageux à la société et à l’espèce. C’est ainsi que les relations sexuelles, par exemple, ont pu être utilement réglées par des tabous. Mais, justement parce qu’il n’était pas fait appel à l’intelligence individuelle et qu’il s’agissait même de la contrecarrer, celle-ci, s’emparant de la notion du tabou, a dû en faire toute sorte d’extensions arbitraires, par des associations d’idées accidentelles, et sans s’inquiéter de ce qu’on pourrait appeler l’intention originelle de la nature. Ainsi, à supposer que le tabou ait toujours été ce qu’il est aujourd’hui, il ne devait pas concerner un aussi grand nombre d’objets, ni donner des applications aussi déraisonnables. — Mais a-t-il conservé sa forme originelle ? L’intelligence des « primitifs » ne diffère pas essentiellement de la nôtre ; elle doit incliner, comme la nôtre, à convertir le dynamique en statique et à solidifier les actions en choses. On peut donc présumer que, sous son influence, les interdictions se sont installées dans les choses auxquelles elles se rapportaient : ce n’étaient que des résistances opposées à des tendances, mais comme la tendance a le plus souvent un objet, c’est de l’objet, comme si elle siégeait en lui, que la résistance a semblé partir, devenant ainsi un attribut de sa substance. Dans les sociétés stagnantes, cette consolidation s’est faite définitivement. Elle a pu être moins complète, elle était en tout cas temporaire, dans des sociétés en mouvement, où l’intelligence finirait par apercevoir derrière l’interdiction une personne.

Nous venons d’indiquer la première fonction de la religion, celle qui intéresse directement la conservation sociale. Arrivons à l’autre. C’est pour le bien de la société que nous allons encore la voir travailler, mais indirectement, en stimulant et dirigeant les activités individuelles. Son travail sera d’ailleurs plus compliqué, et nous aurons à en énumérer les formes. Mais dans cette recherche nous ne risquons pas de nous égarer, parce que nous tenons le fil conducteur. Nous devons toujours nous dire que le domaine de la vie est essentiellement celui de l’instinct, que sur une certaine ligne d’évolution l’instinct a cédé une partie de sa place à l’intelligence, qu’une perturbation de la vie peut s’ensuivre et que la nature n’a d’autre ressource alors que d’opposer l’intelligence à l’intelligence. La représentation intellectuelle qui rétablit ainsi l’équilibre au profit de la nature est d’ordre religieux. Commençons par le cas le plus simple.

Les animaux ne savent pas qu’ils doivent mourir. Sans doute il en est parmi eux qui distinguent le mort du vivant : entendons par là que la perception du mort et celle du vivant ne déterminent pas chez eux les mêmes mouvements, les mêmes actes, les mêmes attitudes ; cela ne veut pas dire qu’ils aient l’idée générale de la mort, non plus d’ailleurs que l’idée générale de la vie, non plus qu’aucune autre idée générale, en tant du moins que représentée à l’esprit et non pas simplement jouée par le corps. Tel animal « fera le mort » pour échapper à un ennemi ; mais c’est nous qui désignons ainsi son attitude ; quant à lui, il ne bouge pas parce qu’il sent qu’en remuant il attirerait ou ranimerait l’attention, qu’il provoquerait l’agression, que le mouvement appelle le mouvement. On a cru trouver des cas de suicide chez les animaux ; a supposer qu’on ne se soit pas trompé, la distance est grande entre faire ce qu’il faut pour mourir et savoir qu’on en mourra ; autre chose est accomplir un acte, même bien combiné, même approprié, autre chose imaginer l’état qui s’ensuivra. Mais admettons même que l’animal ait l’idée de la mort. Il ne se représente certainement pas qu’il est destine a mourir, qu’il mourra de mort naturelle si ce n’est pas de mort violente. Il faudrait pour cela une série d’observations faites sur d’autres animaux, puis une synthèse, enfin un travail de généralisation qui offre déjà un caractère scientifique. A supposer que l’animal pût esquisser un tel effort, ce serait pour quelque chose qui en valût la peine ; or, rien ne lui serait plus inutile que de savoir qu’il doit mourir. Il a plutôt intérêt à l’ignorer. Mais l’homme sait qu’il mourra. Tous les autres vivants, cramponnés à la vie, en adoptent simplement l’élan. S’ils ne se pensent pas eux-mêmes sub specie aeterni, leur confiance, perpétuel empiétement du présent sur l’avenir, est la traduction de cette pensée en sentiment. Mais avec l’homme apparaît la réflexion, et par conséquent la faculté d’observer sans utilité immédiate, de comparer entre elles des observations provisoirement désintéressées, enfin d’induire et de généraliser. Constatant que tout ce qui vit autour de lui finit par mourir, il est convaincu qu’il mourra lui-même. La nature, en le dotant d’intelligence, devait bon gré mal gré l’amener à cette conviction. Mais cette conviction vient se mettre en travers du mouvement de la nature. Si l’élan de vie détourne tous les autres vivants de la représentation de la mort, la pensée de la mort doit ralentir chez l’homme le mouvement de la vie. Elle pourra plus tard s’encadrer dans une philosophie qui élèvera l’humanité au-dessus d’elle-même et lui donnera plus de force pour agir. Mais elle est d’abord déprimante, et elle le serait encore davantage si l’homme n’ignorait, certain qu’il est de mourir, la date où il mourra. L’événement a beau devoir se produire : comme on constate à chaque instant qu’il ne se produit pas, l’expérience négative continuellement répétée se condense en un doute à peine conscient qui atténue les effets de la certitude réfléchie. Il n’en est pas moins vrai que la certitude de mourir, surgissant avec la réflexion dans un monde d’êtres vivants qui était fait pour ne penser qu’à vivre, contrarie l’intention de la nature. Celle-ci va trébucher sur l’obstacle qu’elle se trouve avoir placé sur son propre chemin. Mais elle se redresse aussitôt. A l’idée que la mort est inévitable elle oppose l’image d’une continuation de la vie après la mort 6 ; cette image, lancée par elle dans le champ de l’intelligence où vient de s’installer l’idée, remet les choses en ordre ; la neutralisation de l’idée par l’image manifeste alors l’équilibre même de la nature, se retenant de glisser. Nous nous retrouvons donc devant le jeu tout particulier d’images et d’idées qui nous a paru caractériser la religion à ses origines. Envisagée de ce second point de vue, la religion est une réaction défensive de la nature contre la représentation, par l’intelligence, de l’inévitabilité de la mort.

A cette réaction, la société est intéressée autant que l’individu. Non pas seulement parce qu’elle bénéficie de l’effort individuel et parce que cet effort va plus loin quand l’idée d’un terme n’en vient pas contrarier l’élan, mais encore et surtout parce qu’elle a besoin elle-même de stabilité et de durée. Une société déjà civilisée s’adosse à des lois, à des institutions, à des édifices même qui sont faits pour braver le temps ; mais les sociétés primitives sont simplement « bâties en hommes » : que deviendrait leur autorité, si l’on ne croyait pas à la persistance des individualités qui les composent ? Il importe donc que les morts restent présents. Plus tard viendra le culte des ancêtres. Les morts se seront alors rapprochés des dieux. Mais il faudra pour cela qu’il y ait des dieux, au moins en préparation, qu’il y ait un culte, que l’esprit se soit franchement orienté dans la direction de la mythologie. A son point de départ, l’intelligence se représente simplement les morts comme mêlés aux vivants, dans une société à laquelle ils peuvent encore faire du bien et du mal.

Sous quelle forme les voit-elle se survivre ? N’oublions pas que nous cherchons au fond de l’âme, par voie d’introspection, les éléments constitutifs d’une religion primitive. Tel de ces éléments a pu ne jamais se produire dehors à l’état pur. Il aura tout de suite rencontré d’autres éléments simples, de même origine, avec lesquels il se sera compose ; ou bien il aura été pris, soit tout seul soit avec d’autres, pour servir de matière au travail indéfiniment continué de la fonction fabulatrice. Il existe ainsi des thèmes, simples ou complexes, fournis par la nature ; et il y a, d’autre part, mille variations exécutées sur eux par la fantaisie humaine. Aux thèmes eux-mêmes se rattachent sans doute les croyances fondamentales que la science des religions retrouve a peu près partout. Quant aux variations sur les thèmes, ce sont les mythes et même les conceptions théoriques qui se diversifient à l’infini selon les temps et les lieux. Il n’est pas douteux que le thème simple que nous venons d’indiquer se compose tout de suite avec d’autres pour donner, avant les mythes et les théories, la représentation primitive de l’âme. Mais a-t-il une forme définie en dehors de cette combinaison ? Si la question se pose, c’est parce que notre idée d’une âme survivant au corps recouvre aujourd’hui l’image, présentée à la conscience immédiate, d’un corps pouvant se survivre à lui-même. Cette image n’en existe pas moins, et il suffit d’un léger effort pour la ressaisir. C’est tout simplement l’image visuelle du corps, dégagée de l’image tactile. Nous avons pris l’habitude de considérer la première comme inséparable de la seconde, comme un reflet ou un effet. Dans cette direction s’est effectué le progrès de la connaissance. Pour notre science, le corps est essentiellement ce qu’il est pour le toucher ; il a une forme et une dimension déterminées, indépendantes de nous ; il occupe une certaine place dans l’espace et ne saurait en changer sans prendre le temps d’occuper une à une les positions intermédiaires ; l’image visuelle que nous en avons serait alors une apparence, dont il faudrait toujours corriger les variations en revenant à l’image tactile ; celle-ci serait la chose même, et l’autre ne ferait que la signaler. Mais telle n’est pas l’impression immédiate. Un esprit non prévenu mettra l’image visuelle et l’image tactile au même rang, leur attribuera la même réalité, et les tiendra pour relativement indépendantes l’une de l’autre. Le « primitif » n’a qu’à se pencher sur un étang pour y apercevoir son corps tel qu’on le voit, dégagé du corps que l’on touche. Sans doute le corps qu’il touche est également un corps qu’il voit : cela prouve que la pellicule superficielle du corps, laquelle constitue le corps vu., est susceptible de se dédoubler, et que l’un des deux exemplaires reste avec le corps tactile. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a un corps détachable de celui qu’on touche, corps sans intérieur, sans pesanteur, qui s’est transporté instantanément au point où il est. Que ce corps subsiste après la mort, il n’y a rien en lui, sans doute, qui nous invite à le croire. Mais si nous commençons par poser en principe que quelque chose doit subsister, ce sera évidemment ce corps et non pas l’autre, car le corps qu’on touche est encore présent, il reste immobile et ne tarde pas à se corrompre, tandis que la pellicule visible a pu se réfugier n’importe où et demeurer vivante. L’idée que l’homme se survit à l’état d’ombre ou de fantôme est donc toute naturelle. Elle a dû précéder, croyons-nous, l’idée plus raffinée d’un principe qui animerait le corps comme un souffle ; ce souffle (anemos) s’est lui-même peu à peu spiritualisé en âme (anima ou animus). Il est vrai que le fantôme du corps paraît incapable, par lui-même, d’exercer une pression sur les événements humains, et qu’il faut pourtant qu’il l’exerce, puisque c’est l’exigence d’une action continuée qui a fait croire à la survie. Mais ici un nouvel élément intervient.

 

Nous ne définirons pas encore cette autre tendance élémentaire. Elle est aussi naturelle que les deux précédentes ; c’est également une réaction défensive de la nature. Nous aurons à en rechercher l’origine. Pour le moment, nous n’en considérerons que le résultat. Elle aboutit à la représentation d’une force répandue dans l’ensemble de la nature et se partageant entre les objets et les êtres individuels. Cette représentation, la science des religions la tient généralement pour primitive. On nous parle du « mana » polynésien, dont l’analogue se retrouve ailleurs sous des noms divers : « wakanda » des Sioux, « orna » des Iroquois, « pantang » des Malais, etc. Selon les uns, le « mana » serait un principe universel de vie et constituerait en particulier, pour parler notre langage, la substance des âmes. Selon d’autres, ce serait plutôt une force qui viendrait par surcroît et que l’âme, comme d’ailleurs toute autre chose, pourrait capter, mais qui n’appartiendrait pas à l’âme essentiellement. Durkheim, qui semble raisonner dans la première hypothèse, veut que le « mana » fournisse le principe totémique par lequel communieraient les membres du clan ; l’âme serait une individualisation directe du « totem » et participerait du « mana » par cet intermédiaire. Il ne nous appartient pas de choisir entre les diverses interprétations. D’une manière générale, nous hésitons à considérer comme primitive, nous voulons dire comme naturelle, une représentation que nous ne formerions pas, aujourd’hui encore, naturellement. No-us estimons que ce qui fut primitif n’a pas cessé de l’être, bien qu’un effort d’approfondissement interne puisse être nécessaire pour le retrouver. Mais, sous quelque forme qu’on prenne la représentation dont il s’agit, nous ne ferons aucune difficulté pour admettre que l’idée d’une provision de force où puiseraient les êtres vivants et même bon nombre d’objets inanimés est une des premières que l’esprit rencontre sur son chemin quand il suit une certaine tendance, celle-là naturelle et élémentaire, que nous définirons un peu plus loin. Tenons donc cette notion pour acquise. Voilà l’homme pourvu de ce qu’il appellera plus tard une âme. Cette âme survivra-t-elle au corps ? Il n’y aurait aucune raison de le supposer si l’on s’en tenait à elle. Rien ne dit qu’une puissance telle que le « mana » doive durer plus longtemps que l’objet qui la recèle. Mais si l’on a commencé par poser en principe que l’ombre du corps demeure, rien n’empêchera d’y laisser le principe qui imprimait au corps la force d’agir. On obtiendra une ombre active, agissante, capable d’influer sur les événements humains. Telle serait la conception primitive de la survie.

L’influence exercée ne serait d’ailleurs pas grande, si l’idée d’âme ne venait rejoindre l’idée d’esprit. Celle-ci dérive d’une autre tendance naturelle, que nous aurons aussi à déterminer. Prenons-la aussi pour accordée, et constatons qu’entre les deux notions vont se pratiquer des échanges. Les esprits que l’on suppose partout présents dans la nature ne se rapprocheraient pas tant de la forme humaine si l’on ne se représentait déjà ainsi les âmes. De leur côté, les âmes détachées des corps seraient sans influence sur les phénomènes naturels si elles n’étaient du même genre que les esprits, et plus ou moins capables de prendre place parmi eux. Les morts vont alors devenir des personnages avec lesquels il faut compter. Ils peuvent nuire. Ils peuvent rendre service. Ils disposent, jusqu’à un certain point, de ce que nous appelons les forces de la nature. Au propre et au figuré, ils font la pluie et le beau temps. On s’abstiendra de ce qui les irriterait. On s’efforcera de capter leur confiance. On imaginera mille moyens de les gagner, de les acheter, voire de les tromper. Une fois engagée dans cette voie, il n’est guère d’absurdité où ne puisse tomber l’intelligence. La fonction fabulatrice travaille déjà assez bien par elle-même : que sera-ce, si elle est aiguillonnée par la crainte et par le besoin ! Pour écarter un danger ou pour obtenir une faveur, on offrira au mort tout ce que l’on croit qu’il désire. On ira jusqu’à couper des têtes, si cela peut lui être agréable. Les récits des missionnaires sont pleins de détails à ce sujet. Puérilités, monstruosités, la liste est interminable des pratiques inventées ici par la stupidité humaine. A ne voir qu’elles, on serait tenté de prendre l’humanité en dégoût. Mais il ne faut pas oublier que les primitifs d’aujourd’hui ou d’hier, ayant vécu autant de siècles que nous, ont eu tout le temps d’exagérer et comme d’exaspérer ce qu’il pouvait y avoir d’irrationnel dans des tendances élémentaires, assez naturelles. Les vrais primitifs étaient sans doute plus sensés, s’ils s’en tenaient à la tendance et à ses effets immédiats. Tout change, et, comme nous le disions plus haut, le changement se fera en surface s’il n’est pas possible en profondeur. Il y a des sociétés qui progressent, — probablement celles que des conditions d’existence défavorables ont obligées à un certain effort pour vivre, et qui ont alors consenti, de loin en loin, à accentuer leur effort pour suivre un initiateur, un inventeur, un homme supérieur. Le changement est ici un accroissement d’intensité ; la direction en est relativement constante ; on marche à une efficacité de plus en plus haute. Il y a, d’autre part, des sociétés qui conservent leur niveau, nécessairement assez bas. Comme elles changent tout de même, il se produit en elles, non plus une intensification qui serait un progrès qualitatif, mais une multiplication ou une exagération du primitivement donné : l’invention, si l’on peut encore employer ce mot, n’exige plus d’effort. D’une croyance qui répondait à un besoin on aura passe a une croyance nouvelle qui ressemble extérieurement à la précédente, qui en accentue tel caractère superficiel, mais qui ne sert plus à rien. Dès lors, piétinant sur place, on ajoute et l’on amplifie sans cesse. Par le double effet de la répétition et de l’exagération, l’irrationnel devient de l’absurde, et l’étrange du monstrueux. Ces extensions successives ont d’ailleurs dû être accomplies, elles aussi, par des individus ; mais plus n’était besoin ici de supériorité intellectuelle pour inventer, ni pour accepter l’invention. La logique de l’absurde suffisait, cette logique qui conduit l’esprit de plus en plus loin, à des conséquences de plus en plus extravagantes, quand il part d’une idée étrange sans la rattacher à des origines qui en expliqueraient l’étrangeté et qui en empêcheraient la prolifération. Nous avons tous eu l’occasion de rencontrer quelqu’une de ces familles très unies, très satisfaites d’elles-mêmes, qui se tiennent à l’écart, par timidité ou par dédain. Il n’est pas rare qu’on observe chez elles certaines habitudes bizarres, phobies ou superstitions, qui pourraient devenir graves si elles continuaient à fermenter en vase clos. Chacune de ces singularités a son origine. C’est une idée qui sera venue à tel ou tel membre de la famille, et que les autres auront acceptée de confiance. C’est une promenade qu’on aura faite un dimanche, qu’on aura recommencée le dimanche suivant, et qui s’est imposée alors pour tous les dimanches de l’année : si par malheur on y manquait une fois, on ne sait pas ce qui pourrait arriver. Pour répéter, pour imiter, pour se fier, il suffit de se laisser aller ; c’est la critique qui exige un effort. — Donnez-vous alors quelques centaines de siècles au lieu de quelques années ; grossissez énormément les petites excentricités d’une famille qui s’isole : vous vous représenterez sans peine ce qui a dû se passer dans des sociétés primitives qui sont restées closes et satisfaites de leur sort, au lieu de s’ouvrir des fenêtres sur le dehors, de chasser les miasmes au fur et à mesure qu’ils se formaient dans leur atmosphère, et de faire un effort constant pour élargir leur horizon.

Nous venons de déterminer deux fonctions essentielles de la religion, et nous avons rencontré, au cours de notre analyse, des tendances élémentaires qui nous paraissent devoir expliquer les formes générales que la religion a prises. Nous passons à l’étude de ces formes générales, de ces tendances élémentaires. Notre méthode restera d’ailleurs la même. Nous posons une certaine activité instinctive ; faisant surgir alors l’intelligence, nous cherchons si une perturbation dangereuse s’ensuit ; dans ce cas, l’équilibre sera vraisemblablement rétabli par des représentations que l’instinct suscitera au sein de l’intelligence perturbatrice : si de telles représentations existent, ce sont des idées religieuses élémentaires. Ainsi, la poussée vitale ignore la mort. Que l’intelligence jaillisse sous sa pression, l’idée de l’inévitabilité de la mort apparaît : pour rendre à la vie son élan, une représentation antagoniste se dressera ; et de là sortiront les croyances primitives au sujet de la mort. Mais si la mort est l’accident par excellence, à combien d’autres accidents la vie humaine n’est-elle pas exposée ! L’application même de l’intelligence à la vie n’ouvre-t-elle pas la porte à l’imprévu et n’introduit-elle pas le sentiment du risque ? L’animal est sûr de lui-même. Entre le but et l’acte, rien chez lui ne s’interpose. Si sa proie est là, il se jette sur elle. S’il est à l’affût, son attente est une action anticipée et formera un tout indivisé avec l’acte s’accomplissant. Si le but définitif est lointain, comme il arrive quand l’abeille construit sa ruche, c’est un but que l’animal ignore ; il ne voit que l’objet immédiat, et l’élan qu’il a conscience de prendre est coextensif à l’acte qu’il se propose d’accomplir. Mais il est de l’essence de l’intelligence de combiner des moyens en vue d’une fin lointaine, et d’entreprendre ce qu’elle ne se sent pas entièrement maîtresse de réaliser. Entre ce qu’elle fait et le résultat qu’elle veut obtenir il y a le plus souvent, et dans l’espace et dans le temps, un intervalle qui laisse une large place à l’accident. Elle commence, et pour qu’elle termine il faut, selon l’expression consacrée, que les circonstances s’y prêtent. De cette marge d’imprévu elle peut d’ailleurs avoir pleine connaissance. Le sauvage qui lance sa flèche ne sait pas si elle touchera le but ; il n’y a pas ici, comme lorsque l’animal se précipite sur sa proie, continuité entre le geste et le résultat ; un vide apparaît, ouvert à l’accident, attirant l’imprévu. Sans doute, en théorie, cela ne devrait pas être. L’intelligence est faite pour agir mécaniquement sur la matière ; elle se représente donc mécaniquement les choses ; elle postule ainsi le mécanisme universel et conçoit virtuellement une science achevée qui permettrait de prévoir, an moment où l’acte est décoché, tout ce qu’il rencontrera avant d’atteindre le but. Mais il est de l’essence d’un pareil idéal de n’être jamais réalisé et de servir tout au plus de stimulant au travail de l’intelligence. En fait, l’intelligence humaine doit s’en tenir à une action très limitée sur une matière très imparfaitement connue d’elle. Or la poussée vitale est là, qui n’accepte pas d’attendre, qui n’admet pas l’obstacle. Peu lui importe l’accident, l’imprévu, enfin l’indéterminé qui est le long de la route ; elle procède par bonds et ne voit que le terme, l’élan dévorant l’intervalle. De cette anticipation il faut pourtant bien que l’intelligence ait connaissance. Une représentation va en effet surgir, celle de puissances favorables qui se superposeraient ou se substitueraient aux causes naturelles et qui prolongeraient en actions voulues par elles, conformes à nos vœux, la démarche naturellement engagée. Nous avons mis en mouvement un mécanisme, voilà le début ; le mécanisme se retrouvera dans la réalisation de l’effet souhaité, voilà la fin : entre les deux s’insérerait une garantie extra-mécanique de succès. Il est vrai que si nous imaginons ainsi des puissances amies, s’intéressant à notre réussite, la logique de l’intelligence exigera que nous posions des causes antagonistes, des puissances défavorables, pour expliquer notre échec. Cette dernière croyance aura d’ailleurs son utilité pratique ; elle stimulera indirectement notre activité en nous invitant à prendre garde. Mais ceci est du dérivé, je dirais presque du décadent. La représentation d’une force qui empêche est à peine postérieure, sans doute, à celle d’une force qui aide ; si celle-ci est naturelle, celle-là s’en tire comme une conséquence immédiate ; mais elle doit surtout proliférer dans les sociétés stagnantes comme celles que nous appelons aujourd’hui primitives, où les croyances se multiplient indéfiniment par voie d’analogie, sans égard pour leur origine. La poussée vitale est optimiste. Toutes les représentations religieuses qui sortent ici directement d’elle pourraient donc se définir de la même manière : ce sont des réactions défensives de la nature contre la représentation, par l’intelligence, d’une marge décourageante d’imprévu entre l’initiative prise et l’effet souhaité.

Chacun de nous peut faire l’expérience, s’il lui plaît : il verra la superstition jaillir, sous ses yeux, de la volonté de succès. Placez une somme d’argent sur un numéro de la roulette, et attendez que la bille touche à la fin de sa course : au moment où elle va parvenir peut-être, malgré ses hésitations, au numéro de votre choix, votre main avance pour la pousser, puis pour l’arrêter ; c’est votre propre volonté, projetée hors de vous, qui doit combler ici l’intervalle entre la décision qu’elle a prise et le résultat qu’elle attend ; elle en chasse ainsi l’accident. Fréquentez maintenant les salles de jeu, laissez faire l’accoutumance, votre main renonce bien vite à se mouvoir ; votre volonté se rétracte à l’intérieur d’elle-même ; mais, à mesure qu’elle quitte la place, une entité s’y installe, qui émane d’elle et reçoit d’elle une délégation : c’est la veine, en laquelle le parti pris de gagner se transfigure. La veine n’est pas une personne complète ; il faut plus que cela pour faire une divinité. Mais elle en a certains éléments, juste assez pour que vous vous en remettiez à elle.

A une puissance de ce genre le sauvage fait appel pour que sa flèche touche le but. Franchissez les étapes d’une longue évolution : vous aurez les dieux protecteurs de la cité, qui doivent assurer la victoire aux combattants.

Mais remarquez que dans tous les cas c’est par des moyens rationnels, c’est en se réglant sur des consécutions mécaniques de causes et d’effets, qu’on met les choses en train. On commence par accomplir ce qui dépend de soi ; c’est seulement quand on ne se sent plus capable de s’aider soi-même qu’on s’en remet à une puissance extra-mécanique, eût-on même placé dès l’abord sous son invocation, puisqu’on la croyait présente, l’acte dont on ne se sentait nullement dispensé par elle. Mais ce qui pourra tromper ici le psychologue, c’est que la seconde causalité est la seule dont on parle. De, la première on ne dit rien, parce qu’elle va de soi. Elle régit les actes qu’on accomplit avec la matière pour instrument ; ou joue et l’on vit la croyance qui on a en elle ; a quoi servirait de la traduire en mots et d’en expliciter l’idée ? Ce ne serait utile que si l’on possédait déjà une science capable d’en profiter. Mais à la seconde causalité il est bon de penser, parce qu’on y trouve tout au moins un encouragement et un stimulant. Si la science fournissait au non-civilisé un dispositif qui l’assurât mathématiquement de toucher le but, c’est à la causalité mécanique qu’il s’en tiendrait (à supposer, bien entendu, qu’il pût renoncer instantanément à des habitudes d’esprit invétérées). En attendant cette science, son action tire de la causalité mécanique tout ce qu’elle en peut tirer, car il tend son arc et il vise ; mais sa pensée va plutôt à la cause extra-mécanique qui doit conduire la flèche où il faut, parce que sa croyance en elle lui donnera, à défaut de l’arme avec laquelle il serait sûr d’atteindre le but, la confiance en soi qui permet de mieux viser.

L’activité humaine se déroule au milieu d’événements sur lesquels elle influe et dont aussi elle dépend. Ceux-ci sont prévisibles en partie et, pour une large part, imprévisibles. Comme notre science élargit de plus en plus le champ de notre prévision, nous concevons à la limite une science intégrale pour laquelle il n’y aurait plus d’imprévisibilité. C’est pourquoi, aux yeux de la pensée réfléchie de l’homme civilisé (nous allons voir qu’il n’en est pas tout à fait ainsi pour sa représentation spontanée) le même enchaînement mécanique de causes et d’effets avec lequel il prend contact quand il agit sur les choses doit s’étendre à la totalité de l’univers. Il n’admet pas que le système d’explication, qui convient aux événements physiques sur lesquels il a prise, doive céder la place, quand il s’aventure plus loin, à un système tout différent, celui dont il use dans la vie sociale quand il attribue à des intentions bonnes ou mauvaises, amicales ou hostiles, la conduite des autres hommes à son égard. S’il le fait, c’est à son insu ; il ne se l’avoue pas à lui-même. Mais le non-civilisé, qui ne dispose que d’une science inextensible, taillée à l’exacte mesure de l’action qu’il exerce sur la matière, ne peut pas jeter dans le champ de l’imprévisible une science virtuelle qui le couvrirait tout entier et qui ouvre tout de suite de larges perspectives à son ambition. Plutôt que de se décourager, il étend à ce domaine le système d’explication dont il use dans ses rapports avec ses semblables ; il y croira trouver des puissances amies, il y sera exposé aussi à des influences malfaisantes ; de toute manière il n’aura pas affaire à un monde qui lui soit complètement étranger. Il est vrai que, si de bons et de mauvais génies doivent prendre la suite de l’action qu’il exerce sur la matière, ils paraîtront influencer déjà cette action elle-même. Notre homme parlera donc comme s’il ne comptait nulle part, pas même pour ce qui dépend de lui, sur un enchaînement mécanique de causes et d’effets. Mais s’il ne croyait pas ici à un enchaînement mécanique, nous ne le verrions pas, dès qu’il agit, faire tout ce qu’il faut pour déclencher mécaniquement le résultat. Or, qu’il s’agisse de sauvages ou de civilisés, si l’on veut savoir le fond de ce qu’un homme pense, il faut s’en rapporter à ce qu’il fait et non pas à ce qu’il dit.

Dans les livres si intéressants et si instructifs qu’il a consacrés à la « mentalité primitive », M. Lévy-Bruhl insiste sur « l’indifférence de cette mentalité aux causes secondes », sur son recours immédiat à des « causes mystiques ». « Notre activité quotidienne, dit-il, implique une tranquille et parfaite confiance dans l’invariabilité des lois naturelles. Bien différente est l’attitude d’esprit du primitif. La nature au milieu de laquelle il vit se présente à lui sous un tout autre aspect. Tous les objets et tous les êtres y sont impliqués dans un réseau de participations et d’exclusions mystiques 7. » Et un peu plus loin : « Ce qui varie dans les représentations collectives, ce sont les forces occultes auxquelles on attribue la maladie ou la mort qui sont survenues : tantôt c’est un sorcier qui est le coupable, tantôt l’esprit d’un mort, tantôt des forces plus ou moins définies ou individualisées… ; ce qui demeure semblable, et on pourrait presque dire identique, c’est la préliaison entre la maladie et la mort d’une part, et une puissance invisible de l’autre 8. » A l’appui de cette idée, l’auteur apporte les témoignages concordants des voyageurs et des missionnaires, et il cite les plus curieux exemples.

Mais un premier point est frappant . c’est que, dans tous les cas allégués, l’effet dont on parle, et qui est attribué par le primitif à une cause occulte, est un événement concernant l’homme, plus particulièrement un accident arrivé à un homme, plus spécialement encore la mort ou la maladie d’un homme. De l’action de l’inanimé sur l’inanimé (à moins qu’il ne s’agisse d’un phénomène, météorologique ou autre, dans lequel l’homme a pour ainsi dire des intérêts) il n’est jamais question. On ne nous dit pas que le primitif, voyant le vent courber un arbre, la vague rouler des galets, son pied même soulever de la poussière, fasse intervenir autre chose que ce que nous appelons la causalité mécanique. La relation constante entre l’antécédent et le conséquent, qu’il perçoit l’un et l’autre, ne peut pas être sans le frapper : elle lui suffit ici, et nous ne voyons pas qu’il y superpose, encore moins qu’il y substitue, une causalité « mystique ». Allons plus loin, laissons de côté, les faits physiques auxquels le primitif assiste en spectateur indifférent : ne peut-on pas dire, de lui aussi, que « son activité quotidienne implique une parfaite confiance dans l’invariabilité des lois naturelles » ? Sans elle, il ne compterait pas sur le courant de la rivière pour porter son canot, sur la tension de son arc pour lancer sa flèche, sur la hache pour entamer le tronc de l’arbre, sur ses dents pour mordre ou sur ses jambes pour marcher. Il peut ne pas se représenter explicitement cette causalité naturelle ; il n’a aucun intérêt à le faire, n’étant ni physicien ni philosophe ; mais il a foi en elle et il la prend pour support de son activité. Allons plus loin encore. Quand le primitif fait appel à une cause mystique pour expliquer la mort, la maladie ou tout autre accident, quelle est au juste l’opération à laquelle il se livre ? Il voit par exemple qu’un homme a été tué par un fragment de rocher qui s’est détaché au cours d’une tempête. Nie-t-il que le rocher ait été déjà fendu, que le vent ait arraché la pierre, que le choc ait brisé un crâne ? Évidemment non. Il constate comme nous l’action de ces causes secondes. Pourquoi donc introduit-il une « cause mystique », telle que la volonté d’un esprit ou d’un sorcier, pour l’ériger en cause principale ? Qu’on y regarde de près : on verra que ce que le primitif explique ici par une cause « surnaturelle », ce n’est pas l’effet physique, c’est sa signification humaine, c’est son importance pour l’homme et plus particulièrement pour un certain homme déterminé, celui que la pierre écrase. Il n’y a rien d’illogique, ni par conséquent de « prélogique », ni même qui témoigne d’une « imperméabilité à l’expérience », dans la croyance qu’une cause doit être proportionnée à son effet, et qu’une fois constatées la fêlure du rocher, la direction et la violence du vent — choses purement physiques et insoucieuses de l’humanité — il reste à expliquer ce fait, capital pour nous, qu’est la mort d’un homme. La cause contient éminemment l’effet, disaient jadis les philosophes ; et si l’effet a une signification humaine considérable, la cause doit avoir une signification au moins égale ; elle est en tout cas de même ordre : c’est une intention. Que l’éducation scientifique de l’esprit le déshabitue de cette manière de raisonner, ce n’est pas douteux. Mais elle est naturelle ; elle persiste chez le civilisé et se manifeste toutes les fois que n’intervient pas la force antagoniste. Nous faisions remarquer que le joueur, qui mise sur un numéro de la roulette, attribuera le succès ou l’insuccès à la veine ou à la déveine, c’est-à-dire à une intention favorable ou défavorable : il n’en expliquera pas moins par des causes naturelles tout ce qui se passe entre le moment où il place l’argent et le moment où la bille s’arrête ; mais à cette causalité mécanique il superposera, à la fin, un choix semi-volontaire qui fasse pendant au sien : l’effet dernier sera ainsi de même importance et de même ordre que la première cause, qui avait également été un choix. De ce raisonnement très logique nous saisissons d’ailleurs l’origine pratique quand nous voyons le joueur esquisser un mouvement de la main pour arrêter la bille : c’est sa volonté de succès, c’est la résistance à cette volonté qu’il va objectiver dans la veine ou la déveine pour se trouver devant une puissance alliée ou ennemie, et pour donner au jeu tout son intérêt. Mais bien plus frappante encore est la ressemblance entre la mentalité du civilisé et celle du primitif quand il s’agit de faits tels que ceux que nous venons d’envisager : la mort, la maladie, l’accident grave. Un officier qui a pris part à la grande guerre nous disait qu’il avait toujours vu les soldats redouter les balles plus que les obus, quoique le tir de l’artillerie fût de beaucoup le plus meurtrier. C’est que par la balle on se sent vise, et que chacun fait malgré lui le raisonnement suivant : « Pour produire cet effet, si important pour moi, que serait la mort ou la blessure grave, il faut une cause de même importance, il faut une intention. » Un soldat qui fut précisément atteint par un éclat d’obus nous racontait que son premier mouvement fut de s’écrier : « Comme c’est bête ! » Que cet éclat d’obus projeté par une cause purement mécanique, et qui pouvait atteindre n’importe qui ou n’atteindre personne, fût pourtant venu le frapper, lui et non pas un autre, c’était illogique au regard de son intelligence spontanée. En faisant intervenir la « mauvaise chance », il eût manifesté mieux encore la parenté de cette intelligence spontanée avec la mentalité primitive. Une représentation riche de matière, comme l’idée d’un sorcier ou d’un esprit, doit sans doute abandonner la plus grande partie de son contenu pour devenir celle de la « mauvaise chance » ; elle subsiste cependant, elle n’est pas complètement vidée, et par conséquent les deux mentalités ne diffèrent pas essentiellement l’une de l’autre.

Les exemples si variés de « mentalité primitive » que M. Lévy-Bruhl a accumulés dans ses ouvrages se groupent sous un certain nombre de rubriques. Les plus nombreux sont ceux qui témoignent, selon l’auteur, d’une obstination du primitif à ne rien admettre de fortuit. Qu’une pierre tombe et vienne écraser un passant, c’est qu’un esprit malin l’a détachée : il n’y a pas de hasard. Qu’un homme soit arraché de son canot par un alligator, c’est qu’il a été ensorcelé : il n’y a pas de hasard. Qu’un guerrier soit tué ou blessé d’un coup de lance, c’est qu’il n’était pas en état de parer, c’est qu’on avait jeté sur lui un sort : il n’y a pas de hasard 9. La formule revient si souvent chez M. Lévy-Bruhl qu’on peut la considérer comme donnant un des caractères essentiels de la mentalité primitive. — Mais, dirons-nous à l’éminent philosophe, en reprochant au primitif de ne pas croire au hasard, ou tout au moins en constatant, comme un trait caractéristique de sa mentalité, qu’il n’y croit pas, n’admettez-vous pas, vous, qu’il y a du hasard ? Et, en l’admettant, êtes-vous bien sûr de ne pas retomber dans cette mentalité primitive que vous critiquez, que vous voulez en tout cas distinguer essentiellement de la vôtre ? J’entends bien que vous ne faites pas du hasard une force agissante. Mais si c’était pour vous un pur néant, vous n’en parleriez pas. Vous tiendriez le mot pour inexistant, comme la chose. Or le mot existe, et vous en usez, et il représente pour vous quelque chose, comme d’ailleurs pour nous tous. Demandons-nous ce qu’il peut bien représenter. Une énorme tuile, arrachée par le vent, tombe et assomme un passant. Nous disons que c’est un hasard. Le dirions-nous, si la tuile s’était simplement brisée sur le sol ? Peut-être, mais c’est que nous penserions vaguement alors à un homme qui aurait pu se trouver là, ou parce que, pour une raison ou pour une autre, ce point spécial du trottoir nous intéressait particulièrement, de telle sorte que la tuile semble l’avoir choisi pour y tomber. Dans les deux cas, il n’y a de hasard que parce qu’un intérêt humain est en Jeu et parce que les choses se sont passées comme si l’homme avait été pris en considération 10 soit en vue de lui rendre service, soit plutôt avec l’intention de lui nuire. Ne pensez qu’au vent arrachant la tuile, à la tuile tombant sur le trottoir, au choc de la tuile contre le sol : vous ne voyez plus que du mécanisme, le hasard s’évanouit. Pour qu’il intervienne, il faut que, l’effet ayant une signification humaine, cette signification rejaillisse sur la cause et la colore, pour ainsi dire, d’humanité. Le hasard est donc le mécanisme se comportant comme s’il avait une intention. On dira peut-être que, précisément parce que nous employons le mot quand les choses se passent comme s’il y avait eu intention, nous ne supposons pas alors une intention réelle, nous reconnaissons au contraire que tout s’explique mécaniquement. Et ce serait très juste, s’il n’y avait que la pensée réfléchie, pleinement consciente. Mais au-dessous d’elle est une pensée spontanée et semi-consciente, qui superpose à l’enchaînement mécanique des causes et des effets quelque chose de tout différent, non pas certes pour rendre compte de la chute de la tuile, mais pour expliquer que la chute ait coïncidé avec le passage d’un homme, qu’elle ait justement choisi cet instant. L’élément de choix ou d’intention est aussi restreint que possible, il recule à mesure que la réflexion veut le saisir ; il est fuyant et même évanouissant ; mais s’il était inexistant, on ne parlerait que de mécanisme, il ne serait pas question de hasard. Le hasard est donc une intention qui s’est vidée de son contenu. Ce n’est plus qu’une ombre ; mais la forme y est, à défaut de la matière. Tenons-nous ici une de ces représentations que nous appelons « réellement primitives », spontanément formées par l’humanité en vert-Li d’une tendance naturelle ? Pas tout à fait. Si spontanée qu’elle soit encore, l’idée de hasard n’arrive à notre conscience qu’après avoir traversé la couche d’expériences accumulées que la société dépose en nous, du jour où elle nous apprend à parler. C’est dans ce trajet même qu’elle se vide, une science de plus en plus mécanistique expulsant d’elle ce qu’elle contenait de finalité. Il faudrait donc la remplir, lui donner un corps, si l’on voulait reconstituer la représentation originelle. Le fantôme d’intention deviendrait alors une intention vivante. Inversement, il faudrait donner à cette intention vivante beaucoup trop de contenu, la lester exagérément de matière, pour obtenir les entités malfaisantes ou bienfaisantes auxquelles pensent les non-civilisés. Nous ne saurions trop le répéter : ces superstitions impliquent d’ordinaire un grossissement, un épaississement, quelque chose enfin de caricatural. Elles marquent le plus souvent que le moyen s’est détaché de sa fin. Une croyance d’abord utile, stimulatrice de la volonté, se sera transportée de l’objet où elle avait sa raison d’être à des objets nouveaux, où elle ne sert plus à rien, où elle pourrait même devenir dangereuse. S’étant multipliée paresseusement, par une imitation tout extérieure d’elle-même, elle aura pour effet maintenant d’encourager à la paresse. N’exagérons rien, cependant. Il est rare que le primitif se sente dispensé par elle d’agir. Des indigènes du Cameroun s’en prendront uniquement aux sorciers si l’un des leurs a été dévoré par un crocodile ; mais M. Lévy-Bruhl, qui rapporte le fait, ajoute, sur le témoignage d’un voyageur, que les crocodiles du pays n’attaquent presque jamais l’homme 11. Soyons convaincus que, là où le crocodile est régulièrement dangereux, l’indigène s’abstient comme nous d’entrer dans l’eau : l’animal lui fait alors peur, avec ou sans maléfice. Il n’en est pas moins vrai que, pour passer de cette « mentalité primitive » à des états d’âme qui seraient aussi bien les nôtres, il y a le plus souvent deux opérations à accomplir. Il faut d’abord supposer abolie toute notre science. Il faut ensuite se laisser aller à une certaine paresse, se détourner d’une explication qu’on devine plus raisonnable, mais qui exigerait un plus grand effort de l’intelligence et surtout de la volonté. Dans bien des cas une seule de ces opérations suffit ; dans d’autres, nous devrons combiner les deux.

Considérons par exemple un des plus curieux chapitres de M. Lévy-Bruhl, celui qui traite de la première impression produite sur les primitifs par nos armes à feu, notre écriture, nos livres, enfin ce que nous leur apportons. Cette impression nous déconcerte d’abord. Nous serions en effet tentés de l’attribuer à une mentalité différente de la nôtre. Mais plus nous effacerons de notre esprit la science graduellement et presque inconsciemment acquise, plus l’explication « primitive » nous paraîtra naturelle. Voici des gens devant lesquels un voyageur ouvre un livre, et à qui l’on dit que ce livre donne des informations. Ils en concluent que le livre parle, et qu’en l’approchant de leur oreille ils percevront un son. Mais attendre autre chose d’un homme étranger à notre civilisation, c’est lui demander beaucoup plus qu’une intelligence comme celle de la plupart d’entre nous, plus même qu’une intelligence supérieure, plus que du génie — c’est vouloir qu’il réinvente l’écriture. Car s’il se représentait la possibilité de dessiner un discours sur une feuille de papier, il tiendrait le principe d’une écriture alphabétique ou plus généralement phonétique ; il serait arrivé, du premier coup, au point qui n’a pu être atteint chez les civilisés que par les efforts longtemps accumulés d’un grand nombre d’hommes supérieurs. Ne parlons donc pas ici d’esprits différents du nôtre. Disons simplement qu’ils ignorent ce que nous avons appris.

Il y a maintenant, ajoutions-nous, des cas où l’ignorance s’accompagne d’une répugnance à l’effort. Tels seraient ceux que M. Lévy-Bruhl a classés sous la rubrique « ingratitude des malades ». Les primitifs qui ont été soignés par des médecins européens ne leur en savent aucun gré ; bien plus, ils attendent du médecin une rétribution, comme si c’étaient eux qui avaient rendu le service. Mais n’ayant aucune idée de notre médecine, ne sachant pas ce qu’est une science doublée d’un art, voyant d’ailleurs que le médecin est loin de guérir toujours son malade, considérant enfin qu’il donne son temps et sa peine, comment ne se diraient-ils pas que le médecin a quelque intérêt, inconnu d’eux, a faire ce qu’il fait ? Comment aussi, plutôt que de travailler à sortir de leur ignorance, n’adopteraient-ils pas naturellement l’interprétation qui leur vient d’abord à l’esprit et dont ils peuvent tirer profit ? Je le demande à l’auteur de « La Mentalité primitive », et j’évoquerai un souvenir très ancien, à peine plus vieux cependant que notre vieille amitié. J’étais enfant, et j’avais de mauvaises dents. Force était de me conduire parfois chez le dentiste, lequel sévissait aussitôt contre la dent coupable ; il l’arrachait sans pitié. Entre nous soit dit, cela ne me faisait pas grand mal, car il s’agissait de dents qui seraient tombées d’elles-mêmes ; mais je n’étais pas encore installé dans le fauteuil à bascule que je poussais déjà des cris épouvantables, pour le principe. Ma famille avait fini par trouver le moyen de me faire taire. Bruyamment, dans le verre qui servirait à me rincer la bouche après l’opération (l’asepsie était inconnue en ces temps très lointains) le dentiste jetait une pièce de cinquante centimes, dont le pouvoir d’achat était alors de dix sucres d’orge. J’avais bien six ou sept ans, et je n’étais pas plus sot qu’un autre. J’étais certainement de force à deviner qu’il y avait collusion entre le dentiste et ma famille pour acheter mon silence, et que l’on conspirait autour de moi pour mon plus grand bien. Mais il aurait fallu un léger effort de réflexion, et je préférais ne pas le donner, probablement par paresse, peut-être aussi pour n’avoir pas à changer d’attitude vis-à-vis d’un homme contre lequel — c’est le cas de le dire — j’avais une dent. Je me laissais donc simplement aller à ne pas penser, et l’idée que je devais me faire du dentiste se dessinait alors d’elle-même dans mon esprit en traits lumineux. C’était évidemment un homme dont le plus grand plaisir était d’arracher des dents, et qui allait jusqu’à payer pour cela une somme de cinquante centimes.

Mais fermons cette parenthèse et résumons-nous. A l’origine des croyances que nous venons d’envisager nous avons trouvé une réaction défensive de la nature contre un découragement qui aurait sa source dans l’intelligence. Cette réaction suscite, au sein de l’intelligence même, des images et des idées qui tiennent en échec la représentation déprimante, ou qui l’empêchent de s’actualiser. Des entités surgissent, qui n’ont pas besoin d’être des personnalités complètes : il leur suffit d’avoir des intentions, ou même de coïncider avec elles. Croyance signifie donc essentiellement confiance ; l’origine première n’est pas la crainte, mais une assurance contre la crainte. Et d’autre part ce n’est pas nécessairement une personne que la croyance prend pour objet d’abord ; un anthropomorphisme partiel lui suffit. Tels sont les deux points qui nous frappent quand nous considérons l’attitude naturelle de l’homme vis-à-vis d’un avenir auquel il pense par cela même qu’il est intelligent, et dont il s’alarmerait, en raison de ce qu’il y trouve d’imprévisible, s’il s’en tenait à la représentation que la pure intelligence lui en donne. Mais telles sont aussi les deux constatations que l’on peut faire dans des cas où il ne s’agit plus de l’avenir, mais du présent, et où l’homme est le jouet de forces énormément supérieures a la sienne. De ce nombre sont les grands bouleversements, un tremblement de terre, une inondation, un ouragan. Une théorie déjà ancienne faisait sortir la religion de la crainte qu’en pareil cas la nature nous inspire : Primus in orbe deos fecit timor. On est allé trop loin en la rejetant complètement ; l’émotion de l’homme devant la nature est sûrement pour quelque chose dans l’origine des religions. Mais, encore une fois, la religion est moins de la crainte qu’une réaction contre la crainte, et elle n’est pas tout de suite croyance à des dieux. Il ne sera pas inutile de procéder ici à cette double vérification. Elle ne confirmera pas seulement nos précédentes analyses ; elle nous fera serrer de plus près ces entités dont nous disions qu’elles participent de la personnalité sans être encore des personnes. Les dieux de la mythologie pourront sortir d’elles ; on les obtiendra par voie d’enrichissement. Mais on tirerait aussi bien d’elles, en les appauvrissant, cette force impersonnelle que les primitifs, nous dit-on, mettent au fond des choses. Suivons donc notre méthode habituelle. Demandons à notre propre conscience, débarrassée de l’acquis, rendue à sa simplicité originelle, comment elle réplique à une agression de la nature. L’observation de soi est ici fort difficile, à cause de la soudaineté des événements graves ; les occasions qu’elle a de s’exercer à fond sont d’ailleurs rares. Mais certaines impressions d’autrefois dont nous n’avons conservé qu’un souvenir confus, et qui étaient déjà superficielles et vagues, deviendront peut-être plus nettes et prendront plus de relief si nous les complétons par l’observation que fit sur lui-même un maître de la science psychologique. William James se trouvait en Californie lors du terrible tremblement de terre d’avril 1906, qui détruisit une partie de San Francisco. Voici la bien imparfaite traduction des pages vraiment intraduisibles qu’il écrivit à ce sujet :

Quand je quittai Harvard pour l’Université Stanford en décembre le dernier « au revoir », ou peu s’en faut, fut celui de mon vieil ami B***, californien : « J’espère, me dit-il, qu’ils vous donneront aussi un petit bout de tremblement de terre pendant que vous serez là-bas, de façon que vous fassiez connaissance avec cette toute particulière institution californienne. »

En conséquence, lorsque, couché encore mais éveillé, vers cinq heures et demie du matin, le 18 avril, dans mon petit appartement de la cité universitaire de Stanford, je m’aperçus que mon lit commençait à osciller, mon premier sentiment fut de reconnaître joyeusement la signification du mouvement « Tiens, tiens ! me dis-je, mais c’est ce vieux tremblement de terre de B***. Il est donc venu tout de même ? » Puis, comme il allait crescendo : « Par exemple, pour un tremblement de terre, c’en est un qui se porte bien !… »

Toute l’affaire ne dura pas plus de 48 secondes, comme l’observatoire Lick nous le fit savoir plus tard. C’est à peu près ce qu’elle me parut durer ; d’autres crurent l’intervalle plus long. Dans mon cas, sensation et émotion furent si fortes qu’il ne put tenir que peu de pensée, et nulle réflexion, nulle volition, dans le peu de temps qu’occupa le phénomène.

Mon émotion était tout entière allégresse et admiration : allégresse devant l’intensité de vie qu’une idée abstraite, une pure combinaison verbale comme « tremblement de terre » pouvait prendre, une fois traduite en réalité sensible et devenue l’objet d’une vérification concrète ; admiration devant le fait qu’une frêle petite maison de bois pût tenir, en dépit d’une telle secousse. Pas l’ombre d’une peur ; simplement un plaisir extrême, avec souhaits de bienvenue.

Je criais presque : « Mais vas-y donc ! et vas-y plus fort »

Dès que je pus penser, je discernai rétrospectivement certaines modalités toutes particulières dans l’accueil que ma conscience avait fait au phénomène. C’était chose spontanée et, pour ainsi dire, inévitable et irrésistible.

D’abord, je personnifiais le tremblement de terre en une entité permanente et individuelle. C’était le tremblement de terre de la prédiction de mon ami B***, tremblement qui s’était tenu tranquille, qui s’était retenu pendant tous les mois intermédiaires, pour enfin, en cette mémorable matinée d’avril, envahir ma chambre et s’affirmer d’autant plus énergiquement et triomphalement. De plus, c’est à moi qu’il venait en droite ligne. Il se glissait à l’intérieur, derrière mon dos ; et mie fois dans la chambre, il m’avait pour lui tout seul, pouvant ainsi se manifester de façon convaincante. Jamais animation et intention ne frirent plus présentes à une action humaine. Jamais, non plus, activité humaine ne fit voir plus nettement derrière elle, comme source et comme origine, un agent vivant.

Tous ceux que j’interrogeai là-dessus se trouvèrent d’ailleurs d’accord sur cet aspect de leur expérience : « Il affirmait une intention », « Il était pervers », « Il s’était mis en tête de détruire », « Il voulait montrer sa force », etc., etc. A moi, il voulait simplement manifester la pleine signification de son nom. Mais qui était cet « il » ? Pour quelques-uns, vraisemblablement, un vague pouvoir démoniaque. Pour moi, un être individualisé, le tremblement de terre de B***.

Une des personnes qui me communiquèrent leurs impressions s’était crue à la fin du monde, an commencement du jugement dernier. C’était une dame logée dans un hôtel de San Francisco, à laquelle l’idée d’un tremblement de terre ne vint que lorsqu’elle se fut trouvée dans la rue et qu’elle entendit donner cette explication. Elle rue dit que son interprétation théologique l’avait préservée de la peur, et lui avait fait prendre la secousse avec calme.

Pour « la science », quand des tensions de l’écorce terrestre atteignent le point de rupture, et que des strates subissent une modification d’équilibre, le tremblement de terre est tout simplement le nom collectif de tous les craquements, de toutes les secousses, de toutes les perturbations qui se produisent. Ils sont le tremblement de terre. Mais, pour moi, c’était le tremblement de terre qui était la cause des perturbations, et la perception de ce tremblement comme d’un agent vivant était irrésistible. Eue avait une force dramatique de conviction qui emportait tout.

Je vois mieux maintenant combien étaient inévitables les anciennes interprétations mythologiques de catastrophes de ce genre, et combien sont artificielles, comment vont en sens inverse de notre perception spontanée, les habitudes ultérieures que la science imprime en nous par l’éducation. Il était simplement impossible à des esprits inéduqués d’accueillir des impressions de tremblement de terre autrement que comme des avertissements ou des sanctions surnaturels 12.

On remarquera d’abord que James parle du tremblement de terre comme d’un « être individualisé » ; il constate que le tremblement de terre « se personnifie pour lui en une entité permanente et individuelle ». Mais il ne dit pas qu’il y ait — dieu ou démon — une personnalité complète, capable d’actions diverses, et dont le tremblement de terre serait une manifestation particulière. Au contraire, l’entité dont il s’agit est le phénomène lui-même, considéré comme permanent ; sa manifestation nous livre son essence elle a pour unique fonction d’être tremblement de terre il y a une âme, mais qui est l’animation de l’acte par son intention 13. Si l’auteur nous dit que « jamais activité humaine ne fit voir plus nettement derrière elle un agent vivant », il entend par là que l’intention et l’« animation » semblaient appartenir au tremblement de terre comme appartiennent à un agent vivant, situé derrière eux, les actes que cet agent accomplit. Mais que l’agent vivant soit ici le tremblement de terre lui-même, qu’il n’ait pas d’autre activité, pas d’autre propriété, que ce qu’il est coïncide par conséquent avec ce qu’il fait, tout le récit en témoigne. Une entité de ce genre, dont l’être ne fait qu’un avec le paraître, qui se confond avec un acte déterminé et dont l’intention est immanente à cet acte même, n’en étant que le dessin et la signification consciente, est précisément ce que nous appelions un élément de personnalité. Il y a maintenant un autre point dont on ne manquera pas d’être frappé. Le tremblement de terre de San Francisco fut une grande catastrophe. Mais à James, placé brusquement en face du danger, il apparaît avec je ne sais quel air bonhomme, qui permet de le traiter avec familiarité. « Tiens, tiens ! c’est ce vieux tremblement de terre. » Analogue avait été l’impression des autres assistants. Le tremblement était « pervers » ; il avait son idée, « il s’était mis en tête de détruire ». On parle ainsi d’un mauvais garnement, avec lequel on n’a pas nécessairement rompu toute relation. La crainte qui paralyse est celle qui naît de la pensée que des forces formidables et aveugles sont prêtes à nous broyer inconsciemment. C’est ainsi que le monde matériel apparaît à la pure intelligence. La conception scientifique du tremblement de terre, à laquelle James fait allusion dans ses dernières lignes, sera la plus dangereuse de toutes tant que la science, qui nous apporte la vision nette du péril, ne nous aura pas fourni quelque moyen d’y échapper. Contre cette conception scientifique, et plus généralement contre la représentation intellectuelle qu’elle est venue préciser, une réaction défensive se produit devant le péril grave et soudain. Les perturbations auxquelles nous avons affaire, et dont chacune est toute mécanique, se composent en un Événement qui ressemble à quelqu’un, qui peut être un mauvais sujet mais qui n’en est pas moins de notre monde, pour ainsi dire. Il ne nous est pas étranger. Une certaine camaraderie entre lui et nous est possible. Cela suffit à dissiper la frayeur, ou plutôt à l’empêcher de naître. D’une manière générale, la frayeur est utile, comme tous les autres sentiments. Un animal inaccessible à la crainte ne saurait pas fuir ni se garer ; il succomberait bien vite dans la lutte pour la vie. On s’explique donc l’existence d’un sentiment tel que la crainte. On comprend aussi que la crainte soit proportionnée à la gravité du danger. Mais c’est un sentiment qui retient, qui détourne, qui retourne : il est essentiellement inhibiteur. Quand le péril est extrême, quand la crainte atteindrait son paroxysme et deviendrait paralysante, une réaction défensive de la nature se produit contre l’émotion qui était également naturelle. Notre faculté de sentir ne pourrait certes pas se modifier, elle reste ce qu’elle était ; mais l’intelligence, sous la poussée de l’instinct, transforme pour elle la situation. Elle suscite l’image qui rassure. Elle donne à l’Événement une unité et une individualité qui en font un être malicieux ou méchant peut-être, mais rapproché de nous, avec quelque chose de sociable et d’humain.

Je demande au lecteur d’interroger ses souvenirs. Ou je me trompe fort, ou ils confirmeront l’analyse de James. Je me permettrai en tout cas d’évoquer un ou deux des miens. Le premier remonte à des temps très anciens, puisque j’étais tout jeune et que je pratiquais les sports, en particulier l’équitation. Voici qu’un beau jour, pour avoir croisé sur la route cette apparition fantastique qu’était un bicycliste juché sur un haut vélocipède, le cheval que je montais prit peur et s’emporta. Que cela pût arriver, qu’il y eût en pareil cas certaines choses à faire ou du moins à tenter, je le savais comme tous ceux qui ont fréquenté un manège. Mais l’éventualité ne s’était jamais présentée à mon esprit que sous forme abstraite. Que l’accident se produisît effectivement, en un point déterminé de l’espace et du temps, qu’il m’arrivât à moi plutôt qu’à un autre, cela me paraissait impliquer une préférence donnée a ma personne. Qui donc m’avait choisi ? Ce n’était pas le cheval. Ce n’était pas un être complet, quel qu’il fût, bon ou mauvais génie. C’était l’événement lui-même, un individu qui n’avait pas de corps lui appartenant, car il n’était que la synthèse des circonstances, mais il avait son âme très élémentaire, et qui se distinguait à peine de l’intention que les circonstances semblaient manifester. Il me suivait dans ma course désordonnée, malicieusement, pour voir comment je m’en tirerais. Et je n’avais d’autre souci que de lui montrer ce que je savais faire. Si je n’éprouvais aucune frayeur, c’est justement parce que j’étais absorbé par cette préoccupation ; c’est aussi, peut-être, parce que la malice de mon singulier compagnon n’excluait pas une certaine bonhomie. J’ai souvent pensé à ce petit incident, et je me suis dit que la nature n’aurait pas imaginé un autre mécanisme psychologique si elle avait voulu, en nous dotant de la peur comme d’une émotion utile, nous en préserver dans les cas où nous avons mieux à faire que de nous y laisser aller.

Je viens de citer un exemple où le caractère « bon enfant » de l’Accident est ce qu’il y a de plus frappant. En voici un autre, qui met peut-être mieux en relief son unité, son individualité, la netteté avec laquelle il se découpe dans la continuité du réel. Encore enfant en 1871, au lendemain de la guerre, j’avais, comme tous ceux de ma génération, considéré une nouvelle guerre comme imminente pendant les douze ou quinze années qui suivirent. Puis cette guerre nous apparut tout à la fois comme probable et comme impossible : idée complexe et contradictoire, qui persista jusqu’à la date fatale. Elle ne suscitait d’ailleurs dans notre esprit aucune image, en dehors de son expression verbale. Elle conserva son caractère abstrait jusqu’aux heures tragiques où le conflit apparut comme inévitable, jusqu’au dernier moment, alors qu’on espérait contre tout espoir. Mais lorsque, le 4 août 1914, dépliant un numéro du Matin, je lus en gros caractères « L’Allemagne déclare la guerre à la France », j’eus la sensation soudaine d’une invisible présence que tout le passé aurait préparée et annoncée, à la manière d’une ombre précédant le corps qui la projette. Ce fut comme si un personnage de légende, évadé du livre où l’on raconte son histoire, s’installait tranquillement dans la chambre. A vrai dire, je n’avais pas affaire au personnage complet. Il n’y avait de lui que ce qui était nécessaire pour obtenir un certain effet. Il avait attendu son heure ; et sans façon, familièrement, il s’asseyait à sa place. C’est pour intervenir à ce moment, en cet endroit, qu’il s’était obscurément mêlé à toute mon histoire. C’est à composer ce tableau, la pièce avec son mobilier, le journal déplié sur la table, moi debout devant elle, l’Événement imprégnant tout de sa présence, que visaient quarante-trois années d’inquiétude confuse. Malgré mon bouleversement, et bien qu’une guerre, même victorieuse, m’apparût comme une catastrophe, j’éprouvais ce que dit James, un sentiment d’admiration pour la facilité avec laquelle s’était effectué le passage de l’abstrait au concret : qui aurait cru qu’une éventualité aussi formidable pût faire son entrée dans le réel avec aussi peu d’embarras ? Cette impression de simplicité dominait tout. En y réfléchissant, on s’aperçoit que si la nature voulait opposer une réaction défensive à la peur, prévenir une contracture de la volonté devant la représentation trop intelligente d’un cataclysme aux répercussions sans fin, elle susciterait précisément entre nous et l’événement simplifié, transmué en personnalité élémentaire, cette camaraderie qui nous met à notre aise, nous détend, et nous dispose à faire tout bonnement notre devoir.

Il faut aller à la recherche de ces impressions fuyantes, tout de suite effacées par la réflexion, si l’on veut retrouver quelque chose de ce qu’ont pu éprouver nos plus lointains ancêtres. On n’hésiterait pas à le faire, si l’on n’était imbu du préjugé que les acquisitions intellectuelles et morales de l’humanité, s’incorporant à la substance des organismes individuels, se sont transmises héréditairement. Nous naîtrions donc tout différents de ce que furent nos ancêtres. Mais l’hérédité n’a pas cette vertu. Elle ne saurait transformer en dispositions naturelles les habitudes contractées de génération en génération. Si elle avait quelque prise sur l’habitude, elle en aurait bien peu, accidentellement et exceptionnellement ; elle n’en a sans doute aucune. Le naturel est donc aujourd’hui ce qu’il fut toujours. Il est vrai que les choses se passent comme s’il s’était transforme, puisque tout l’acquis de la civilisation le recouvre, la société façonnant les individus par une éducation qui se poursuit sans interruption depuis leur naissance. Mais qu’une surprise brusque paralyse ces activités superficielles, que la lumière où elles travaillaient s’éteigne pour un instant : aussitôt le naturel reparaît, comme l’immuable étoile dans la nuit. Le psychologue qui veut remonter au primitif devra se transporter à ces expériences exceptionnelles. Une lâchera pas pour cela son fil conducteur, il n’oubliera pas que la nature est utilitaire, et qu’il n’y a pas d’instinct qui n’ait sa fonction ; les instincts qu’on pourrait appeler intellectuels sont des réactions défensives contre ce qu’il y aurait d’exagérément et surtout de prématurément intelligent dans l’intelligence. Mais les deux méthodes se prêteront un mutuel appui : l’une servira plutôt à la recherche, l’autre à la vérification. C’est notre orgueil, c’est un double orgueil qui nous détourne ordinairement d’elles. Nous voulons que l’homme naisse supérieur à ce qu’il fut autrefois : comme si le vrai mérite ne résidait pas dans l’effort ! comme si une espèce dont chaque individu doit se hausser au-dessus de lui-même, par une laborieuse assimilation de tout le passé, ne valait pas au moins autant que celle dont chaque génération serait portée globalement au-dessus des précédentes par le jeu automatique de l’hérédité ! Mais il y a encore un autre orgueil, celui de l’intelligence, qui ne veut pas reconnaître son assujettissement originel à des nécessités biologiques. On n’étudierait pas une cellule, un tissu, un organe, sans s’occuper de sa fonction ; dans le domaine psychologique lui-même, on ne se croirait pas quitte envers un instinct si on ne le rattachait pas à un besoin de l’espèce ; mais une fois arrivé à l’intelligence, adieu la nature ! adieu la vie ! l’intelligence serait ce qu’elle est « pour rien, pour le plaisir ». Comme si elle ne répondait pas d’abord, elle aussi, à des exigences vitales ! Son rôle originel est de résoudre des problèmes analogues a ceux que résout l’instinct, par une méthode très différente, il est vrai, qui assure le progrès et qui ne se petit pratiquer sans une indépendance théoriquement complète à l’égard de la nature. Mais cette indépendance est limitée en fait : elle s’arrête au moment précis où l’intelligence irait contre son but, en lésant un intérêt vital. L’intelligence est donc nécessairement surveillée par l’instinct, ou plutôt par la vie, origine commune de l’instinct et de l’intelligence. Nous ne voulons pas dire autre chose quand nous parlons d’instincts intellectuels : il s’agit de représentations formées par l’intelligence naturellement, pour s’assurer par certaines convictions contre certains dangers de la connaissance. Telles sont donc les tendances, telles sont aussi les expériences dont la psychologie doit tenir compte si elle veut remonter aux origines.

L’étude des non-civilisés n’en sera pas moins précieuse. Nous l’avons dit et nous ne saurions trop le répéter : ils sont aussi loin que nous des origines, mais ils ont moins inventé. Ils ont donc dû multiplier les applications, exagérer, caricaturer, enfin déformer plutôt que transformer radicalement. Que d’ailleurs il s’agisse de transformation ou de déformation, la forme originelle subsiste, simplement recouverte par l’acquis, dans les deux cas, par conséquent, le psychologue qui veut découvrir les origines aura un effort du même genre à faire ; mais le chemin à parcourir pourra être moins long dans le second que dans le premier. C’est ce qui arrivera, en particulier, quand on trouvera des croyances semblables chez des peuplades qui n’ont pas pu communiquer entre elles. Ces croyances ne sont pas nécessairement primitives, mais il y a des chances pour qu’elles soient venues tout droit d’une des tendances fondamentales qu’un effort d’introspection nous ferait découvrir en nous-mêmes. Elles pourront donc nous mettre sur la voie de cette découverte et guider l’observation interne qui servira ensuite à les expliquer.

Revenons toujours à ces considérations de méthode si nous ne voulons pas nous égarer dans notre recherche. Au tournant où nous sommes arrivés, nous avons particulièrement besoin d’elles. Car il ne s’agit de rien de moins que de la réaction de l’homme à sa perception des choses, des événements, de l’univers en général. Que l’intelligence soit faite pour utiliser la matière, dominer les choses, maîtriser les événements, cela n’est pas douteux. Que sa puissance soit en raison directe de sa science, cela est non moins certain. Mais cette science est d’abord très limitée ; minime est la portion du mécanisme universel qu’elle embrasse, de l’étendue et de la durée sur laquelle elle a prise. Que fera-t-elle pour le reste ? Laissée à elle-même, elle constaterait simplement son ignorance ; l’homme se sentirait perdu dans l’immensité. Mais l’instinct veille. A la connaissance proprement scientifique, qui accompagne la technique ou qui s’y trouve impliquée, elle adjoint, pour tout ce qui échappe à notre action, la croyance à des puissances qui tiendraient compte de l’homme. L’univers se peuple ainsi d’intentions, d’ailleurs éphémères et changeantes ; seule relèverait du pur mécanisme la zone à l’intérieur de laquelle nous agissons mécaniquement. Cette zone s’élargit à mesure que notre civilisation avance ; l’univers tout entier finit par prendre la forme d’un mécanisme aux yeux d’une intelligence qui se représente idéalement la science achevée. Nous en sommes là, et un vigoureux effort d’introspection nous est aujourd’hui nécessaire pour retrouver les croyances originelles que notre science recouvre de tout ce qu’elle sait et de tout ce qu’elle espère savoir. Mais dès que nous les tenons, nous voyons comment elles s’expliquent par le jeu combiné de l’intelligence et de l’instinct, comment elles ont dû répondre à un intérêt vital. Considérant alors les non-civilisés, nous vérifions ce que nous avons observé, en nous-mêmes ; mais la croyance est ici enflée, exagérée, multipliée : au lieu de reculer, comme elle l’a fait chez le civilisé, devant les progrès de la science, elle envahit la zone réservée à l’action mécanique et se superpose à des activités qui devraient l’exclure. Nous touchons ici à un point essentiel. On a dit que la religion avait commencé par la magie. Ou a vu aussi dans la magie un prélude à la science. Si l’on s’en tient à la psychologie, comme nous venons de le faire, Si l’on reconstitue, par un effort d’introspection, la réaction naturelle de l’homme a sa perception des choses, on trouve que magie et religion se tiennent, et qu’il n’y a rien de commun entre la magie et la science.

Nous venons de voir, en effet, que l’intelligence primitive fait deux parts dans son expérience. Il y a, d’un côté, ce qui obéit à l’action de la main et de l’outil, ce qu’on peut prévoir, ce dont on est sûr : cette partie de l’univers est conçue physiquement, en attendant qu’elle le soit mathématiquement ; elle apparaît comme un enchaînement de causes et d’effets, ou en tout cas elle est traitée comme telle ; peu importe que la représentation soit indistincte, à peine consciente ; elle peut ne pas s’expliciter, mais, pour savoir ce qu’implicitemeut, l’intelligence pense, il suffit de regarder ce qu’elle fait. Maintenant il y a, d’un autre côté, la partie de l’expérience sur laquelle l’homo faber ne se sent plus aucune prise. Celle-là n’est plus traitée physiquement, mais moralement. Ne pouvant agir sur elle, nous espérons qu’elle agira pour nous. La nature s’imprégnera donc ici d’humanité. Mais elle ne le fera que dans la mesure du nécessaire. A défaut de puissance, nous avons besoin de confiance. Pour que nous nous sentions à notre aise, il faut que l’événement qui se découpe à nos yeux dans l’ensemble du réel paraisse animé d’une intention. Telle sera en effet notre conviction naturelle et originelle. Mais nous ne nous en tiendrons pas là. Il ne nous suffit pas de n’avoir rien à craindre, nous voudrions en outre avoir quelque chose à espérer. Si l’événement n’est pas complètement insensible, ne réussirons-nous pas à l’influencer ? Ne se laissera-t-il pas convaincre ou contraindre ? Il le pourra difficilement, s’il reste ce qu’il est, intention qui passe, âme rudimentaire ; il n’aurait pas assez de personnalité pour exaucer nos vœux, et il en aurait trop pour être à nos ordres. Mais notre esprit le poussera aisément dans l’une ou l’autre direction. La pression de l’instinct a fait surgir en effet, au sein même de l’intelligence, cette forme d’imagination qu’est la fonction fabulatrice. Celle-ci n’a que se laisser aller pour fabriquer, avec les personnalités élémentaires qui se dessinent primitivement, des dieux de plus en plus élevés comme ceux de la fable, ou des divinités de plus en plus basses comme les simples esprits, ou même des forces qui ne retiendront de leur origine psychologique qu’une seule propriété, celle de n’être pas purement mécaniques et de céder à nos désirs, de se plier à nos volontés. La première et la deuxième directions sont celles de la religion, la troisième est celle de la magie. Commençons par la dernière.

On a beaucoup parlé de cette notion du mana qui fut signalée jadis par Codrington dans un livre fameux sur les Mélanésiens, et dont on retrouverait l’équivalent, ou plutôt l’analogue, chez beaucoup d’autres primitifs : tels seraient l’orenda des Iroquois, le wakanda des Sioux, etc. Tous ces mots désigneraient une force répandue à travers la nature et dont participeraient à des degrés différents, sinon toutes choses, du moins certaines d’entre elles. De là à l’hypothèse d’une philosophie primitive, qui se dessinerait dans l’esprit humain dès qu’il commence à réfléchir, il n’y a qu’un pas. Certains ont supposé en effet qu’un vague panthéisme hantait la pensée des non-civilisés. Mais il est peu vraisemblable que l’humanité débute par des notions aussi générales et aussi abstraites. Avant de philosopher, il faut vivre. Savants et philosophes sont trop portés à croire que la pensée s’exerce chez tous comme chez eux, pour le plaisir. La vérité est qu’elle vise l’action, et que si l’on trouve réellement chez les non-civilisés quelque philosophie, celle-ci doit être jouée plutôt que pensée ; elle est impliquée dans tout un ensemble d’opérations utiles, ou jugées telles ; elle ne s’en dégage, elle ne s’exprime par des mots — nécessairement vagues d’ailleurs — que pour la commodité de l’action. MM. Hubert et Mauss, dans leur très intéressante Théorie générale de la Magie, ont montré avec force que la croyance à la magie est inséparable de la conception dit mana. Il semble que, d’après eux, cette croyance dérive de cette conception. La relation, ne serait-elle pas plutôt inverse ? Il ne nous paraît pas probable que la représentation correspondant à des termes tels que « mana », « orenda », etc., ait été formée d’abord, et que la magie soit sortie d’elle. Bien au Contraire, c’est parce que l’homme croyait à la magie, parce qu’il la pratiquait, qu’il se serait représenté ainsi les choses : sa magie paraissait réussir, et il se bornait à en expliquer ou plutôt à en exprimer le succès. Que d’ailleurs il ait tout de suite pratiqué la magie, on le comprend aisément : tout de suite il a reconnu que la limite de son influence normale sur le monde extérieur était vite atteinte, et il ne se résignait pas à ne pas aller plus loin. Il continuait donc le mouvement, et comme, par lui-même, le mouvement n’obtenait pas l’effet désiré, il fallait que la nature s’en chargeât. Ce ne pouvait être que si la matière était en quelque sorte aimantée, si elle se tournait d’elle-même vers l’homme, pour recevoir de lui des missions, pour exécuter ses ordres. Elle n’en restait pas moins soumise, comme nous dirions aujourd’hui, à des lois physiques ; il le fallait bien, pour qu’on eût prise mécaniquement sur elle. Mais elle était en outre imprégnée d’humanité, je veux dire chargée d’une force capable d’entrer dans les desseins de l’homme. De cette disposition l’homme pouvait profiter, pour prolonger son action au-delà de ce que permettaient les lois physiques. C’est de quoi l’on s’assurera sans peine, si l’on considère les procédés de la magie et les conceptions de la matière par lesquelles on se représentait confusément qu’elle pût réussir.

Les opérations ont été souvent décrites, mais comme applications de certains principes théoriques tels que : « le semblable agit sur le semblable », « la partie vaut pour le tout », etc. Que ces formules puissent Servir à classer les opérations magiques, cela n’est pas douteux. Mais il ne s’ensuit nullement que les opérations magiques dérivent d’elles. Si l’intelligence primitive avait commence ici par concevoir des principes, elle se fût bien vite rendue à l’expérience, qui lui en eût démontré la fausseté. Mais ici encore elle ne fait que traduire en représentation des suggestions de l’instinct. Plus précisément, il y a une logique du corps, prolongement du désir, qui s’exerce bien avant que l’intelligence lui ait trouvé une forme conceptuelle.

Voici par exemple un « primitif » qui voudrait tuer son ennemi ; mais l’ennemi est loin ; impossible de l’atteindre. N’importe ! notre homme est en rage ; il fait le geste de se précipiter sur l’absent. Une fois lancé, il va jusqu’au bout ; il serre entre ses doigts la victime qu’il croit ou qu’il voudrait tenir, il l’étrangle. Il sait pourtant bien que le résultat n’est pas complet. Il a fait tout ce qui dépendait de lui : il veut, il exige que les choses se chargent du reste. Elles ne le feront pas mécaniquement. Elles ne céderont pas à une nécessité physique, comme lorsque notre homme frappait le sol, remuait bras et jambes, obtenait enfin de la matière les réactions correspondant à ses actions. Il faut donc qu’à la nécessité de restituer mécaniquement les mouvements reçus la matière joigne la faculté d’accomplir des désirs et d’obéir à des ordres. Ce ne sera pas impossible, si la nature incline déjà par elle-même à tenir compte de l’homme. Il suffira que la condescendance dont témoignent certains événements se retrouve dans des choses. Celles-ci seront alors plus ou moins chargées d’obéissance et de puissance ; elles disposeront d’une force qui se prête aux désirs de l’homme et dont l’homme pourra s’emparer. Des mots tels que « mana », « wakonda », etc., expriment cette force en même temps que le prestige qui l’entoure. Ils n’ont pas tous le même sens, si l’on veut un sens précis ; mais tous correspondent à la même idée vague. Ils désignent ce qui fait que les choses se prêtent aux opérations de la magie. Quant à ces opérations elles-mêmes nous venons d’en déterminer la nature. Elles commencent l’acte que l’homme ne peut pas achever. Elles font le geste qui n’irait pas jusqu’à produire l’effet désiré, mais qui l’obtiendra si l’homme sait forcer la complaisance des choses.

La magie est donc innée à l’homme, n’étant que l’extériorisation d’un désir dont le cœur est rempli. Si elle a paru artificielle, si on l’a ramenée à des associations d’idées superficielles, c’est parce qu’on l’a considérée dans des opérations qui sont précisément faites pour dispenser le magicien d’y mettre son âme et pour obtenir sans fatigue le même résultat. L’acteur qui étudie son rôle se donne pour tout de bon l’émotion qu’il doit exprimer ; il note les gestes et les intonations qui sortent d’elle : plus tard, devant le public, il ne reproduira que l’intonation et le geste, il pourra faire l’économie de l’émotion. Ainsi pour la magie. Les « lois » qu’on lui a trouvées ne nous disent rien de l’élan naturel d’où elle est sortie. Elles ne sont que la formule des procédés que la paresse a suggérés à cette magie originelle pour s’imiter elle-même.

Elle procède d’abord, nous dit-on, de ce que « le semblable produit le semblable ». On ne voit pas pourquoi l’humanité commencerait par poser une loi aussi abstraite et arbitraire. Mais on comprend qu’après avoir fait instinctivement le geste de se précipiter sur l’ennemi absent, après s’être persuadé à lui-même que sa colère, lancée dans l’espace et véhiculée par une matière complaisante, ira achever l’acte commencé, l’homme désire obtenir le même effet sans avoir à se mettre dans le même état. Il répétera donc l’opération à froid. L’acte dont sa colère traçait le dessin quand il croyait serrer entre ses doigts un ennemi qu’il étranglait, il le reproduira à l’aide d’un dessin tout fait, d’une poupée sur les contours de laquelle il n’aura plus qu’à repasser. C’est ainsi qu’il pratiquera l’envoûtement. La poupée dont il se servira n’a d’ailleurs pas besoin de ressembler à l’ennemi, puisque son rôle est uniquement de faire que l’acte se ressemble à lui-même. Telle nous paraît être l’origine psychologique d’un principe dont la formule serait plutôt : « Le semblable équivaut au semblable », ou mieux encore, en termes plus précis : « Le statique peut remplacer le dynamique dont il donne le schéma. » Sous cette dernière forme, qui rappelle son origine, il ne se prêterait pas à une extension indéfinie. Mais, sous la première, il autorise à croire qu’on peut agir sur un objet lointain par l’intermédiaire d’un objet présent ayant avec lui la ressemblance la plus superficielle. Il n’a même pas besoin d’être dégagé et formulé. Simplement impliqué dans une opération presque instinctive, il permet à cette magie naturelle de proliférer indéfiniment.

Les pratiques magiques se ramènent à d’autres lois encore : « On peut influencer un être ou une chose en agissant sur ce qui les a touchés », « la partie vaut pour le tout », etc. Mais l’origine psychologique reste la même. Il s’agit toujours de répéter à tête reposée, en se persuadant qu’il est efficace, l’acte qui a donné la perception quasi hallucinatoire de son efficacité quand il était accompli dans un moment d’exaltation. En temps de sécheresse on demande au magicien d’obtenir la pluie. S’il y mettait encore toute son âme, il se hausserait par un effort d’imagination jusqu’au nuage, il croirait sentir qu’il le crève, il le répandrait en gouttelettes. Mais il trouvera plus simple de se supposer presque redescendu à terre, et de verser alors un peu d’eau : cette minime partie de l’événement le reproduira tout entier, si l’effort qu’il eût fallu lancer de la terre au ciel trouve moyen de se faire suppléer et si la matière intermédiaire est plus ou moins chargée — comme elle pourrait l’être d’électricité positive ou négative — d’une disposition semi-physique et semi-morale à servir ou à contrarier l’homme. On voit comment il y a une magie naturelle, très simple, qui se réduirait à un petit nombre de pratiques. C’est la réflexion sur ces pratiques, ou peut-être simplement leur traduction en mots, qui leur a permis de se multiplier dans tous les sens et de se charger de toutes les superstitions, parce que la formule dépasse toujours le fait qu’elle exprime.

La magie nous paraît donc se résoudre en deux éléments : le désir d’agir sur n’importe quoi, même sur ce qu’on ne peut atteindre, et l’idée que les choses sont chargées, ou se laissent charger, de ce que nous appellerions un fluide humain. Il faut se reporter au premier point pour comparer entre elles la magie et la science, et au second pour rattacher la magie à la religion.

Qu’il soit arrivé à la magie de servir la science accidentellement, c’est possible : on ne manipule pas la matière sans en tirer quelque profit. Encore faut-il, pour utiliser une observation ou même simplement pour la noter, avoir déjà quelque propension à la recherche scientifique. Mais, par là, on n’est plus magicien, on tourne même le dos à la magie. Il est facile, en effet, de définir la science, puisqu’elle a toujours travaillé dans la même direction. Elle mesure et calcule, en vue de prévoir et d’agir. Elle suppose d’abord, elle constate ensuite que l’univers est régi par des lois mathématiques. Bref, tout progrès de la science consiste dans une connaissance plus étendue et dans une plus riche utilisation du mécanisme universel. Ce progrès s’accomplit d’ailleurs par un effort de notre intelligence, qui est faite pour diriger notre action sur les choses, et dont la structure doit par conséquent être calquée sur la configuration mathématique de l’univers. Quoique nous n’ayons à agir que sur les objets qui nous entourent, et quoique telle ait été la destination primitive de l’intelligence, néanmoins, comme la mécanique de l’univers est présente à chacune de ses parties, il a bien fallu que l’homme naquit avec une intelligence virtuellement capable d’embrasser le monde matériel tout entier. Il en est de l’intellection comme de la vision : l’œil n’a été fait, lui aussi, que pour nous révéler les objets sur lesquels nous sommes en état d’agir ; mais de même que la nature n’a pu obtenir le degré voulu de vision que par un dispositif dont l’effet dépasse son objet (puisque nous voyons les étoiles, alors que nous sommes sans action sur elles), ainsi elle nous donnait nécessairement, avec la faculté de comprendre la matière que nous manipulons, la connaissance virtuelle du reste et le pouvoir non moins virtuel de l’utiliser. Il est vrai qu’il y a loin ici du virtuel à l’actuel. Tout progrès effectif, dans le domaine de la connaissance comme dans celui de l’action, a exige l’effort persévérant d’un ou de plusieurs hommes supérieurs. Ce fut chaque fois une création, que la nature avait sans doute rendue possible en nous octroyant une intelligence dont la forme dépasse la matière, mais qui allait pour ainsi dire au-delà de ce que la nature avait voulu. L’organisation de l’homme semblait en effet le prédestiner à une vie plus modeste. Sa résistance instinctive aux innovations en est la preuve. L’inertie de l’humanité n’a jamais cédé qu’à la poussée du génie. Bref, la science exige un double effort, celui de quelques hommes pour trouver du nouveau, celui de tous les autres hommes pour adopter et s’adapter. Une société peut être dite civilisée dès qu’on y trouve à la fois ces initiatives et cette docilité. La seconde condition est d’ailleurs plus difficile à remplir que la première. Ce qui a manqué aux non-civilisés, ce n’est probablement pas l’homme supérieur (on ne voit pas pourquoi la nature n’aurait pas eu toujours et partout de ces distractions heureuses), c’est plutôt l’occasion fournie à un tel homme de montrer sa supériorité, c’est la disposition des autres à le suivre. Quand une société sera déjà entrée dans la voie de la civilisation, la perspective d’un simple accroissement de bien-être suffira sans doute à vaincre sa routine. Mais pour qu’elle y entre, pour que le premier déclenchement se produise, il faut beaucoup plus : peut-être une menace d’extermination comme celle que crée l’apparition d’une arme nouvelle dans une tribu ennemie. Les sociétés qui sont restées plus ou moins « primitives » sont probablement celles qui n’ont pas eu de voisins, plus généralement celles qui ont eu la vie trop facile. Elles étaient dispensées de l’effort initial. Ensuite ce fut trop tard : la société ne pouvait plus avancer, même si elle l’avait voulu, parce qu’elle était intoxiquée par les produits de sa paresse. Ces produits sont précisément les pratiques de la magie, tout au moins dans ce qu’elles ont de surabondant et d’envahissant. Car la magie est l’inverse de la science. Tant que l’inertie du milieu ne la fait pas proliférer, elle a sa raison d’être. Elle calme provisoirement l’inquiétude d’une intelligence dont la forme dépasse la matière, qui se rend vaguement compte de son ignorance et en comprend le danger, qui devine, autour du très petit cercle où l’action est sûre de son effet, où l’avenir immédiat est prévisible et où par conséquent il y a déjà science, une zone immense d’imprévisibilité qui pourrait décourager d’agir. Il faut pourtant agir quand même. La magie intervient alors, effet immédiat de la poussée vitale. Elle reculera au fur et à mesure que l’homme élargira sa connaissance par l’effort. En attendant, comme elle paraît réussir (puisque l’insuccès d’une opération magique peut toujours être attribué au succès de quelque magie antagoniste) elle produit le même effet moral que la science. Mais elle n’a que cela de commun avec la science, dont elle est séparée par toute la distance qu’il y a entre désirer et vouloir. Bien loin de préparer la venue de la science, comme on l’a prétendu, elle a été le grand obstacle contre lequel le savoir méthodique eut à lutter. L’homme civilisé est celui chez lequel la science naissante, impliquée dans l’action quotidienne, a pu empiéter, grâce à une volonté sans cesse tendue, sur la magie qui occupait le reste du terrain. Le non-civilisé est au contraire celui qui, dédaignant l’effort, a laissé la magie pénétrer jusque dans la zone de la science naissante, se superposer à elle, la masquer au point de nous faire croire à une mentalité originelle d’où toute vraie science serait absente. D’ailleurs, une fois maîtresse de la place, elle exécute mille et mille variations sur elle-même, plus féconde que la science puisque ses inventions sont fantaisie pure et ne coûtent rien. Ne parlons donc pas d’une ère de la magie à laquelle aurait succédé celle de la science. Disons que science et magie sont également naturelles, qu’elles ont toujours coexisté, que notre science est énormément plus vaste que celle de nos lointains ancêtres, mais que ceux-ci devaient être beaucoup moins magiciens que les non-civilisés d’aujourd’hui. Nous sommes restés, au fond, ce qu’ils étaient. Refoulée par la science, l’inclination à la magie subsiste et attend son heure. Que l’attention à la science se laisse un moment distraire, aussitôt la magie fait irruption dans notre société civilisée, comme profite du plus léger sommeil, pour se satisfaire dans un rêve, le désir réprimé pendant la veille.

Reste alors la question des rapports de la magie avec la religion. Tout dépend évidemment de la signification de ce dernier terme. Le philosophe étudie le plus souvent une chose que le sens commun a déjà désignée par un mot. Cette chose peut n’avoir été qu’entrevue ; elle peut avoir été mal vue ; elle peut avoir été jetée pêle-mêle avec d’autres dont il faudra l’isoler. Elle peut même n’avoir été découpée dans l’ensemble de la réalité que pour la commodité du discours et ne pas constituer effectivement une chose, se prêtant à une étude indépendante. Là est la grande infériorité de la philosophie par rapport aux mathématiques et même aux sciences de la nature. Elle doit partir de la désarticulation du réel qui a été opérée par le langage, et qui est peut-être toute relative aux besoins de la cité : trop souvent elle oublie cette origine, et procède comme ferait le géographe qui, pour délimiter les diverses régions du globe et marquer les relations physiques qu’elles ont entre elles, s’en rapporterait aux frontières établies par les traités. Dans l’étude que nous avons entreprise, nous avons paré à ce danger en nous transportant immédiatement du mot « religion », et de tout ce qu’il embrasse en vertu d’une désarticulation peut-être artificielle des choses, à une certaine fonction de l’esprit qu’on peut observer directement sans s’occuper de la répartition du réel en concepts correspondant à des mots. Analysant le travail de la fonction, nous avons retrouvé un à un plusieurs des sens qu’on donne au mot religion. Poursuivant notre étude, nous retrouverons les autres nuances de signification et nous en ajouterons peut-être une ou deux nouvelles. Il sera donc bien établi que le mot circonscrit cette fois une réalité. Une réalité qui débordera quelque peu, il est vrai, vers le bas et vers le haut, la signification usuelle du mot. Mais nous la saisirons alors en elle-même, dans sa structure et dans son principe, comme il arrive quand on rattache à une fonction physiologique, telle que la digestion, un grand nombre de faits observés dans diverses régions de l’organisme et quand on en découvre même ainsi de nouveaux. Si l’on se place à ce point de vue, la magie fait évidemment partie de la religion. Il ne s’agit sans doute que de la religion inférieure, celle dont nous nous sommes occupes jusqu’à présent. Mais la magie, comme cette religion en général, représente une précaution de la nature contre certains dangers que court l’être intelligent. — Maintenant, on peut suivre une autre marche, partir des divers sens usuels du mot religion, les comparer entre eux et dégager une signification moyenne : on aura ainsi résolu une question de lexique plutôt qu’un problème philosophique ; mais peu importe, pourvu qu’on se rende compte de ce qu’on fait, et qu’on ne s’imagine pas (illusion constante des philosophes !) posséder l’essence de la chose quand on s’est mis d’accord sur le sens conventionnel du mot. Disposons alors toutes les acceptions de notre mot le long d’une échelle, comme les nuances du spectre ou les notes de la gamme : nous trouverons dans la région moyenne, à égale distance des deux extrêmes, l’adoration de dieux auxquels on s’adresse par la prière. Il va sans dire que la religion, ainsi conçue, s’oppose alors à la magie. Celle-ci est essentiellement égoïste, celle-là admet et souvent même exige le désintéressement. L’une prétend forcer le consentement de la nature, l’autre implore la faveur du dieu. Surtout, la magie s’exerce dans un milieu semi-physique et semi-moral ; le magicien n’a pas affaire, en tout cas, à une personne ; c’est au contraire à la personnalité du dieu que la religion emprunte sa plus grande efficacité. Si l’on admet, avec nous, que l’intelligence primitive croit apercevoir autour d’elle, dans les phénomènes et dans les événements, des éléments de personnalité plutôt que des personnalités complètes, la religion, telle que nous venons de l’entendre, finira par renforcer ces éléments au point de les convertir en personnes, tandis que la magie les suppose dégradés et comme dissous dans un monde matériel où leur efficacité peut être captée. Magie et religion divergent alors à partir d’une origine commune, et il ne peut être question de faire sortir la religion de la magie : elles sont contemporaines. On comprend d’ailleurs que chacune des deux continue à hanter l’autre, qu’il subsiste quelque magie dans la religion, et surtout quelque religion dans la magie. On sait que le magicien opère parfois par l’intermédiaire des esprits, c’est-à-dire d’êtres relativement individualisés, mais qui n’ont pas la personnalité complète, ni la dignité éminente des dieux. D’autre part, l’incantation peut participer à la fois du commandement et de la prière.

L’histoire des religions a longtemps tenu pour primitive, et pour explicative de tout le reste, la croyance aux esprits. Comme chacun de nous a son âme, essence plus subtile que celle du corps, ainsi, dans la nature, toute chose serait animée ; une entité vaguement spirituelle l’accompagnerait. Les esprits une fois posés, l’humanité aurait passé de la croyance à l’adoration. Il y aurait donc une philosophie naturelle, l’animisme, d’où serait sortie la religion. A cette hypothèse on semble en préférer aujourd’hui une autre. Dans une phase « préanimiste » ou « animatiste », l’humanité se serait représenté une force impersonnelle telle que le « mana » polynésien, répandue dans le tout, inégalement distribuée entre les parties ; elle ne serait venue que plus tard aux esprits. Si nos analyses sont exactes, ce n’est pas une force impersonnelle, ce ne sont pas des esprits déjà individualisés qu’on aurait conçus d’abord ; on aurait simplement prêté des intentions aux choses et aux événements, comme si la nature avait partout des yeux qu’elle tourne vers l’homme. Qu’il y ait bien là une disposition originelle, c’est ce que nous pouvons constater quand un choc brusque réveille l’homme primitif qui sommeille au fond de chacun de nous. Ce que nous éprouvons alors, c’est le sentiment d’une présence efficace ; peu importe d’ailleurs la nature de cette présence, l’essentiel est son efficacité : du moment qu’on s’occupe de nous, l’intention peut n’être pas toujours bonne, nous comptons du moins dans l’univers. Voilà ce que dit l’expérience. Mais a priori, il était déjà invraisemblable que l’humanité eût commencé par des vues théoriques, quelles qu’elles fussent. Nous ne cesserons de le répéter : avant de philosopher, il faut vivre ; c’est d’une nécessité vitale qu’ont dû sortir les dispositions et les convictions originelles. Rattacher la religion à un système d’idées, à une logique ou à une « prélogique », c’est faire de nos plus lointains ancêtres des intellectuels, et des intellectuels comme il devrait y en avoir davantage parmi nous, car nous voyons les plus belles théories fléchir devant la passion et l’intérêt et ne compter qu’aux heures où l’on spécule, tandis qu’aux anciennes religions était suspendue la vie entière. La vérité est que la religion, étant coextensive à notre espèce, doit tenir à notre structure. Nous venons de la rattacher à une expérience fondamentale ; mais cette expérience elle-même, on la pressentirait avant de l’avoir faite, en tout cas on se l’explique fort bien après l’avoir eue ; il suffit pour cela de replacer l’homme dans l’ensemble des vivants, et la psychologie dans la biologie. Considérons, en effet, un animal autre que l’homme. Il use de tout ce qui peut le servir. Croit-il précisément que le monde soit fait pour lui ? Non, sans doute, car il ne se représente pas le monde, et n’a d’ailleurs aucune envie de spéculer. Mais comme il ne voit, en tout cas ne regarde, que ce qui peut satisfaire ses besoins, comme les choses n’existent pour lui que dans la mesure où il usera d’elles, il se comporte évidemment comme si tout était combiné dans la nature en vue de son bien et dans l’intérêt de son espèce. Telle est sa conviction vécue ; elle le soutient, elle se confond d’ailleurs avec son effort pour vivre. Faites maintenant surgir la réflexion : cette conviction s’évanouira ; l’homme va se percevoir et se penser comme un point dans l’immensité de l’univers. Il se sentirait perdu, si l’effort pour vivre ne projetait aussitôt dans son intelligence, à la place même que cette perception et cette pensée allaient prendre, l’image antagoniste d’une conversion des choses et des événements vers l’homme : bienveillante ou malveillante, une intention de l’entourage le suit partout, comme la lune paraît courir avec lui quand il court. Si elle est bonne, il se reposera sur elle. Si elle lui veut du mal, il tâchera d’en détourner l’effet. De toute manière, il aura été pris en considération. Point de théorie, nulle place pour l’arbitraire. La conviction s’impose parce qu’elle n’a rien de philosophique, étant d’ordre vital.

Si d’ailleurs elle se scinde et évolue dans deux directions divergentes, d’un côté vers la croyance à des esprits déjà individualisés et de l’autre vers l’idée d’une essence impersonnelle, ce n’est pas pour des raisons théoriques : celles-ci appellent la controverse, admettent le doute, suscitent des doctrines qui peuvent influer sur la conduite mais qui ne se mêlent pas à tous les incidents de l’existence et ne sauraient devenir régulatrices de la vie entière. La vérité est que, la conviction une fois installée dans la volonté, celle-ci la pousse dans les directions qu’elle trouve ouvertes ou qui s’ouvrent sur les points de moindre résistance au cours de son effort. L’intention qu’elle sent présente, elle l’utîlisera par tous les moyens, soit en la prenant dans ce qu’elle a de physiquement efficace, en s’exagérant même ce qu’elle a de matériel et en tâchant alors de la maîtriser par la force, soit en l’abordant par le côté moral, en la poussant au contraire dans le sens de la personnalité pour la gagner par la prière. C’est donc de l’exigence d’une magie efficace qu’est sortie une conception comme celle du mana, appauvrissement ou matérialisation de la croyance originelle ; et c’est le besoin d’obtenir des faveurs qui a tiré de cette même croyance, dans la direction inverse, les esprits et les dieux. Ni l’impersonnel n’a évolué vers le personnel, ni de pures personnalités n’ont été posées d’abord ; mais de quelque chose d’intermédiaire, fait pour soutenir la volonté plutôt que pour éclairer l’intelligence, sont sorties par dissociation, vers le bas et vers le haut, les forces sur lesquelles pèse la magie et les dieux auxquels montent les prières.

Nous nous sommes expliqué sur le premier point. Nous aurions fort à faire si nous devions nous étendre sur le second. L’ascension graduelle de la religion vers des dieux dont la personnalité est de plus en plus marquée, qui entretiennent entre eux des rapports de mieux en mieux définis ou qui tendent à s’absorber dans une divinité unique, correspond au premier des deux grands progrès de l’humanité dans le sens de la civilisation. Elle s’est poursuivie jusqu’au jour où l’esprit religieux se tourna du dehors au dedans, du statique au dynamique, par une conversion analogue à celle qu’exécuta la pure intelligence quand elle passa de la considération des grandeurs finies au calcul différentiel. Ce dernier changement fut sans doute décisif ; des transformations de l’individu devinrent possibles, comme celles qui ont donné les espèces successives dans le monde organisé ; le progrès put désormais consister dans une création de qualités nouvelles, et non plus dans un simple agrandissement ; au lieu de profiter seulement de la vie, sur place, au point où l’on s’est arrêté, on continuera maintenant le mouvement vital. De cette religion tout intérieure nous traiterons dans le prochain chapitre. Nous verrons qu’elle soutient l’homme par le mouvement même qu’elle lui imprime en le replaçant dans l’élan créateur, et non plus par des représentations imaginatives auxquelles il adossera son activité dans l’immobilité. Mais nous verrons aussi que le dynamisme religieux a besoin de la religion statique pour s’exprimer et se répandre. On comprend donc que celle-ci tienne la première place dans l’histoire des religions. Encore une fois, nous n’avons pas à la suivre dans l’immense variété de ses manifestations. Il suffira d’indiquer les principales, et d’en marquer l’enchaînement.

Partons donc de l’idée qu’il y a des intentions inhérentes aux choses : nous arriverons tout de suite à nous représenter des esprits. Ce sont les vagues entités qui peuplent, par exemple, les sources, les fleuves, les fontaines. Chaque esprit est attaché à l’endroit où il se manifeste. Il se distingue déjà par là de la divinité proprement dite, qui saura se partager, sans se diviser, entre des lieux différents, et régir tout ce qui appartient à un même genre. Celle-ci portera un nom ; elle aura sa figure à elle, sa personnalité bien marquée, taudis que les mille esprits des bois ou des sources sont des exemplaires du même modèle et pourraient tout au plus dire avec Horace : Nos numerus sumus. Plus tard, quand la religion se sera élevée jusqu’à ces grands personnages que sont les dieux, elle pourra concevoir les esprits à leur image : ceux-ci seront des dieux inférieurs ; ils paraîtront alors l’avoir toujours été. Mais ils ne l’auront été que par un effet rétroactif. Il a sans doute fallu bien du temps, chez les Grecs, pour que l’esprit de la source devînt une nymphe gracieuse et celui du bois une Hamadryade. Primitivement, l’esprit de la source n’a dû être que la source même, en tant que bienfaitrice de l’homme. Plus précisément, il était cette action bienfaisante, dans ce qu’elle a de permanent. On aurait tort de prendre ici pour une idée abstraite, je veux dire extraite des choses par un effort intellectuel, la représentation de l’acte et de sa continuation. C’est une donnée immédiate des sens. Notre philosophie et notre langage posent la substance d’abord, l’entourent d’attributs, et en font alors sortir des actes comme des émanations. Mais nous ne saurions trop le répéter : il arrive à l’action de s’offrir d’abord et de se suffire à elle-même, surtout dans les cas où elle intéresse particulièrement l’homme. Tel est l’acte de nous verser à boire : on peut le localiser dans une chose, puis dans une personne ; mais il a son existence propre, indépendante ; et s’il se continue indéfiniment, sa persistance même l’érigera en esprit animateur de la source où l’on boit, tandis que la source, isolée de la fonction qu’elle accomplit, passera d’autant plus complètement à l’état de simple chose. Il est vrai que les âmes des morts viennent tout naturellement rejoindre les esprits : détachées de leur corps, elles n’ont pas tout à fait renoncé à leur personnalité. En se mêlant aux esprits, elles déteignent nécessairement sur eux et les préparent, par les nuances dont elles les colorent, à devenir des personnes. Ainsi, par des voies différentes mais convergentes, les esprits s’achemineront à la personnalité complète. Mais, sous la forme élémentaire qu’ils avaient d’abord, ils répondent à un besoin si naturel qu’il ne faut pas s’étonner si la croyance aux esprits se retrouve au fond de toutes les anciennes religions. Nous parlions du rôle qu’elle joua chez les Grecs : après avoir été leur religion primitive, autant qu’on en peut juger par la civilisation mycénienne, elle resta religion populaire. Ce fut le fond de la religion romaine, même après que la plus large place eût été faite aux grandes divinités importées de Grèce et d’ailleurs : le lar familiaris, qui était l’esprit de la maison, conservera toujours son importance. Chez les Romains comme chez les Grecs, la déesse qui s’appela Hestia ou Vesta a dû n’être d’abord que la flamme du foyer envisagée dans sa fonction, je veux dire dans son intention bienfaisante. Quittons l’antiquité classique, transportons-nous dans l’Inde, en Chine, au Japon : partout nous retrouverons la croyance aux esprits ; on assure qu’aujourd’hui encore elle constitue (avec le culte des ancêtres, qui en est très voisin) l’essentiel de la religion chinoise. Parce qu’elle est universelle, on s’était aisément persuadé qu’elle était originelle. Constatons du moins qu’elle n’est pas loin des origines, et que l’esprit humain passe naturellement par elle avant d’arriver à l’adoration des dieux.

Il pourrait d’ailleurs s’arrêter à une étape intermédiaire. Nous voulons parler du culte des animaux, si répandu dans l’humanité d’autrefois que certains l’ont considéré comme plus naturel encore que l’adoration des dieux à forme humaine. Nous le voyons se conserver, vivace et tenace, là même où l’homme se représente déjà des dieux à son image. C’est ainsi qu’il subsista jusqu’au bout dans l’ancienne Égypte. Parfois le dieu qui a émergé de la forme animale refuse de l’abandonner tout à fait ; à son corps d’homme il superposera une tête d’animal. Tout cela nous surprend aujourd’hui. C’est surtout parce que l’homme a pris à nos yeux une dignité éminente. Nous le caractérisons par l’intelligence, et nous savons qu’il n’y a pas de supériorité que l’intelligence ne puisse nous donner, pas d’infériorité qu’elle ne sache compenser. Il n’en était pas ainsi lorsque l’intelligence n’avait pas encore fait ses preuves. Ses inventions étaient trop rares pour qu’apparût sa puissance indéfinie d’inventer ; les armes et les outils qu’elle procurait à l’homme supportaient mal la comparaison avec ceux que l’animal tenait de la nature. La réflexion même, qui est le secret de sa force, pouvait faire l’effet d’une faiblesse, car elle est source d’indécision, tandis que la réaction de l’animal, quand elle est proprement instinctive, est immédiate et sûre. Il n’est pas jusqu’à l’incapacité de parler qui n’ait servi l’animal en l’auréolant de mystère. Son silence peut d’ailleurs passer aussi pour du dédain, comme s’il avait mieux à faire que d’entrer en conversation avec nous. Tout cela explique que l’humanité n’ait pas répugné au culte des animaux. Mais pourquoi y est-elle venue ? On remarquera que c’est en raison d’une propriété caractéristique que l’animal est adoré. Dans l’ancienne Égypte, le taureau figurait la puissance de combat ; la lionne était destruction ; le vautour, si attentif à ses petits, maternité. Or, nous ne comprendrions certainement pas que l’animal fût devenu l’objet d’un culte si l’homme avait commence par croire à des esprits. Mais si ce n’est pas à des êtres, si c’est à des actions bienfaisantes ou malfaisantes, envisagées comme permanentes, qu’on s’est adressé d’abord, il est naturel qu’après avoir capté des actions on ait voulu s’approprier des qualités : ces qualités semblaient se présenter à l’état pur chez l’animal, dont l’activité est simple, tout d’une pièce, orientée en apparence dans une seule direction. L’adoration de l’animal n’a donc pas été la religion primitive ; mais, au sortir de celle-ci, on avait le choix entre le culte des esprits et celui des animaux.

En même temps que la nature de l’animal semble se concentrer en une qualité unique, on dirait que son individualité se dissout dans un genre. Reconnaître un homme consiste à le distinguer des autres hommes ; mais reconnaître un animal est ordinairement se rendre compte de l’espèce à laquelle il appartient : tel est notre intérêt dans l’un et dans l’autre cas ; il en résulte que notre perception saisit les traits individuels dans le premier, tandis qu’elle les laisse presque toujours échapper dans le second. Un animal a donc beau être du concret et de l’individuel, il apparaît essentiellement comme une qualité, essentiellement aussi comme un genre. De ces deux apparences, la première, comme nous venons de le voir, explique en grande partie le culte des animaux. La seconde ferait comprendre dans une certaine mesure, croyons-nous, cette chose singulière qu’est le totémisme. Nous n’avons pas à l’étudier ici ; nous ne pouvons cependant nous dispenser d’en dire un mot, car si le totémisme n’est pas de la zoolâtrie, il implique néanmoins que l’homme traite une espèce animale, ou même végétale, parfois un simple objet inanimé, avec une déférence qui n’est pas sans ressembler à de la religion. Prenons le cas le plus fréquent : il s’agit d’un animal, le rat ou le kangourou, par exemple, qui sert de « totem », c’est-à-dire de patron, à tout un clan. Ce qu’il y a de plus frappant, c’est que les membres du clan déclarent ne faire qu’un avec lui ; ils sont des rats, ils sont des kangourous. Reste à savoir, il est vrai, dans quel sens ils le disent. Conclure tout de suite à une logique spéciale, propre au « primitif » et affranchie du principe de contradiction, serait aller un peu vite en besogne. Notre verbe être a des significations que nous avons de la peine à définir, tout civilisés que nous sommes : comment reconstituer le sens que le primitif donne dans tel ou tel cas à un mot analogue, même quand il nous fournit des explications ? Ces explications n’auraient quelque précision que s’il était philosophe, et il faudrait alors connaître toutes les subtilités de sa langue pour les comprendre. Songeons au jugement qu’il porterait de son côté sur nous, sur nos facultés d’observation et de raisonnement, sur notre bon sens, s’il savait que le plus grand de nos moralistes a dit : « L’homme est un roseau pensant ! » Converse-t-il d’ailleurs avec son totem ? Le traite-t-il comme un homme ? Or nous en revenons toujours là : pour savoir ce qui se passe dans l’esprit d’un primitif, et même d’un civilisé, il faut considérer ce qu’il fait, au moins autant que ce qu’il dit. Maintenant, si le primitif ne s’identifie pas avec son totem, le prend-il simplement pour emblème ? Ce serait aller trop loin en sens opposé : même si le totémisme n’est pas à la base de l’organisation politique des non-civilisés, comme le veut Durkheim, il occupe trop de place dans leur existence pour qu’on y voie un simple moyen de désigner le clan. La vérité doit être quelque chose d’intermédiaire entre ces deux solutions extrêmes. Donnons, à titre d’hypothèse, l’interprétation à laquelle on pourrait être conduit par nos principes. Qu’un clan soit dit être tel ou tel animal, il n’y a rien à tirer de là ; mais que deux clans compris dans une même tribu doivent nécessairement être deux animaux différents, c’est beaucoup plus instructif. Supposons, en effet, qu’on veuille marquer que ces deux clans constituent deux espèces, au sens biologique du mot : comment s’y prendra-t-on, là où le langage ne s’est pas encore imprégné de science et de philosophie ? Les traits individuels d’un animal ne frappant pas l’attention, l’animal est perçu, disions-nous, comme un genre. Pour exprimer que deux clans constituent deux espèces différentes, on donnera alors à l’un des deux le nom d’un animal, à l’autre celui d’un autre. Chacun de ces noms, pris isolément, n’était qu’une appellation : ensemble, ils équivalent à une affirmation. Ils disent en effet que les deux clans sont de sang diffèrent. Pourquoi le disent-ils ? Si le totémisme se retrouve, comme on l’assure, sur divers points du globe, dans des sociétés qui n’ont pas pu communiquer entre elles, il doit répondre à un besoin commun de ces sociétés, à une exigence vitale. Par le fait, nous savons que les clans entre lesquels se partage la tribu sont souvent exogames : en d’autres termes, les unions se contractent entre membres de clans différents, mais non pas à l’intérieur de l’un d’eux. Longtemps même on a cru qu’il y avait là une loi générale, et que totémisme impliquait toujours exogamie. Supposons qu’il en ait été ainsi au départ, et que l’exogamie soit tombée en route dans beaucoup de cas. On voit très bien l’intérêt qu’a la nature à empêcher que les membres d’une tribu se marient régulièrement entre eux et que, dans cette société close, des unions finissent par se contracter entre proches parents : la race ne tarderait pas à dégénérer. Un instinct, que des habitudes toutes différentes recouvrent dès qu’il a cessé d’être utile, portera donc la tribu à se scinder en clans à l’intérieur desquels le mariage sera interdit. Cet instinct arrivera d’ailleurs à ses fins en faisant que les membres du clan se sentent déjà parents, et que, de clan à clan, on se croie au contraire aussi étrangers que possible les uns aux autres, car son modus operandi, que nous pouvons aussi bien observer chez nous, est de diminuer l’attrait sexuel entre hommes et femmes qui vivent ensemble ou qui se savent apparentés entre eux 14. Comment alors les membres de deux clans différents se persuaderont-ils à eux-mêmes, comment exprimeront-ils qu’ils ne sont pas du même sang ? Ils s’habitueront à dire qu’ils n’appartiennent pas à la même espèce. Lors donc qu’ils déclarent constituer deux espèces animales, ce n’est pas sur l’animalité, c’est sur la dualité qu’ils mettent l’accent. Du moins a-t-il dû en être ainsi à l’origine 15. Reconnaissons d’ailleurs que nous sommes ici dans le domaine du simple probable, pour ne pas dire du pur possible. Nous avons seulement voulu essayer à un problème très controversé la méthode qui nous paraît d’ordinaire la plus sûre. Partant d’une nécessité biologique, nous cherchons dans l’être vivant le besoin qui y correspond. Si ce besoin ne crée pas un instinct réel et agissant, il suscite, par l’intermédiaire de ce qu’on pourrait appeler un instinct virtuel ou latent, une représentation imaginative qui détermine la conduite comme eût fait l’instinct. A la base du totémisme serait une représentation de ce genre.

Mais fermons cette parenthèse, ouverte pour un objet dont on dira peut-être qu’il méritait mieux. C’est aux esprits que nous en étions restés. Nous croyons que, pour pénétrer jusqu’à l’essence même de la religion et pour comprendre l’histoire de l’humanité, il faudrait se transporter tout de suite, de la religion statique et extérieure dont il a été question jusqu’à présent, à cette religion dynamique, intérieure, dont nous traiterons dans le prochain chapitre. La première était destinée à écarter des dangers que l’intelligence pouvait faire courir à l’homme ; elle était infra-intellectuelle. Ajoutons qu’elle était naturelle, car l’espèce humaine marque une certaine étape de l’évolution vitale : là s’est arrêté, à un moment donné, le mouvement en avant ; l’homme a été posé alors globalement, avec l’intelligence par conséquent, avec les dangers que cette intelligence pouvait présenter, avec la fonction fabulatrice qui devait y parer ; magie et animisme élémentaire, tout cela était apparu en bloc, tout cela répondait exactement aux besoins de l’individu et de la société, l’un et l’autre bornés dans leurs ambitions, qu’avait voulus la nature. Plus tard, et par un effort qui aurait pu ne pas se produire, l’homme s’est arraché à son tournoiement sur place ; il s’est inséré de nouveau, en le prolongeant, dans le courant évolutif. Ce fut la religion dynamique, jointe sans doute à une intellectualité supérieure, mais distincte d’elle. La première forme de la religion avait été infra-intellectuelle ; nous en savons la raison. La seconde, pour des raisons que nous indiquerons, fut supra-intellectuelle. C’est en les opposant tout de suite l’une à l’autre qu’on les comprendrait le mieux. Seules, en effet, sont essentielles et pures ces deux religions extrêmes. Les formes intermédiaires, qui se développèrent dans les civilisations antiques, ne pourraient qu’induire en erreur la philosophie de la religion si elles faisaient croire qu’on a passé d’une extrémité à l’autre par voie de perfectionnement graduel : erreur sans doute naturelle, qui s’explique par le fait que la religion statique s’est survécu en partie à elle-même dans la religion dynamique. Mais ces formes intermédiaires ont tenu une si grande place dans l’histoire connue de l’humanité qu’il faut bien que nous nous appesantissions sur elles. Nous n’y voyons, pour notre part, rien d’absolument nouveau, rien de comparable à la religion dynamique, rien que des variations sur le double thème de l’animisme élémentaire et de la magie ; la croyance aux esprits est d’ailleurs toujours restée le fond de la religion populaire. Mais de la faculté fabulatrice, qui l’avait élaborée, est sortie par un développement ultérieur une mythologie autour de laquelle ont poussé une littérature, un art, des institutions, enfin tout l’essentiel de la civilisation antique. Parlons donc de la mythologie, sans jamais perdre de vue ce qui en avait été le point de départ, ce qu’on aperçoit encore par transparence au travers d’elle.

Des esprits aux dieux la transition peut être insensible, la différence n’en est pas moins frappante. Le dieu est une personne. Il a ses qualités, ses défauts, son caractère. Il porte un nom. Il entretient des relations définies avec d’autres dieux. Il exerce des fonctions importantes, et surtout il est seul à les exercer. Au contraire, il y a des milliers d’esprits différents, répartis sur la surface d’un pays, qui accomplissent une même besogne ; ils sont désignés par un nom commun et ce nom pourra, dans certains cas, ne pas même comporter un singulier : mânes et pénates, pour ne prendre que cet exemple, sont des mots latins qu’on ne trouve qu’au pluriel. Si la représentation religieuse vraiment originelle est celle d’une « présence efficace », d’un acte plutôt que d’un être ou d’une chose, la croyance aux esprits se situe très près des origines ; les dieux ne paraissent que plus tard, quand la substantialité pure et simple qu’avaient les esprits s’est haussée, chez tel ou tel d’entre eux, jusqu’à la personnalité. Ces dieux se surajoutent d’ailleurs aux esprits, mais ne les remplacent pas, Le culte des esprits reste, comme nous le disions, le fond de la religion populaire. La partie éclairée de la nation n’en préférera pas moins les dieux, et l’on peut dire que la marche au polythéisme est un progrès vers la civilisation.

Inutile de chercher à cette marche un rythme ou une loi. C’est le caprice même. De la foule des esprits on verra surgir une divinité locale, d’abord modeste, qui grandira avec la cité et sera finalement adoptée par la nation entière. Mais d’autres évolutions sont aussi bien possibles. Il est rare, d’ailleurs, que l’évolution aboutisse à un état définitif. Si élevé que soit le dieu, sa divinité n’implique aucunement l’immutabilité. Bien au contraire, ce sont les dieux principaux des religions antiques qui ont le plus change, s’enrichissant d’attributs nouveaux par l’absorption de dieux différents dont ils grossissaient leur substance. Ainsi, chez les Égyptiens, le dieu solaire Râ, d’abord objet d’adoration suprême, attire à lui d’autres divinités, se les assimile ou s’accole à elles, s’amalgame avec l’important dieu de Thèbes Amon pour former Amon-Râ. Ainsi Mardouk, le dieu de Babylone, s’approprie les attributs de Bel, le grand dieu de Nippour. Ainsi dans la puissante déesse Istar viennent se fondre plusieurs dieux assyriens. Mais nulle évolution n’est plus riche que celle de Zeus, le dieu souverain de la Grèce. Après avoir commencé sans doute par être celui qu’on adore au sommet des montagnes, qui dispose des nuages, de la pluie et du tonnerre, il a joint à sa fonction météorologique, si l’on peut s’exprimer ainsi, des attributions sociales qui prirent une complexité croissante ; il finit par être le dieu qui préside à tous les groupements, depuis la famille jusqu’à l’état. Il fallait juxtaposer à son nom les épithètes les plus varices pour marquer toutes les directions de son activité : Xenios quand il veillait à l’accomplissement des devoirs d’hospitalité,Horkios quand il assistait aux serments, Hikesios quand il protégeait les suppliants, Genethlios quand on l’invoquait pour un mariage, etc. L’évolution est généralement lente et naturelle ; mais elle peut aussi bien être rapide et s’accomplir artificiellement sous les yeux mêmes des adorateurs du dieu. Les divinités de l’Olympe datent des poèmes homériques, qui ne les ont peut-être pas créées, mais qui leur ont donné la forme et les attributions que nous leur connaissons, qui les ont coordonnées entre elles et groupées autour de Zeus, procédant cette fois par simplification plutôt que par complication. Elles n’en ont pas moins été acceptées par les Grecs, qui savaient pourtant les circonstances et presque la date de leur naissance. Mais point n’était besoin du génie des poètes : un décret du prince pouvait suffire à faire ou à défaire des dieux. Sans entrer dans le détail de ces interventions, rappelons seulement la plus radicale de toutes, celle du pharaon qui prit le nom d’Iknaton : il supprima les dieux de l’Égypte au profit d’un seul d’entre eux et réussit à faire accepter jusqu’à sa mort cette espèce de monothéisme. On sait d’ailleurs que les pharaons participaient eux-mêmes de la divinité. Dès les temps les plus anciens ils s’intitulaient « fils de Râ ». Et la tradition égyptienne de traiter le souverain comme un dieu se continua sous les Ptolémées. Elle ne se limitait pas à l’Égypte. Nous la rencontrons aussi bien en Syrie, sous les Séleucides, en Chine, et au Japon, où l’empereur reçoit les honneurs divins pendant sa vie et devient dieu après sa mort, enfin à Rome, où le Sénat divinise Jules César en attendant qu’Auguste, Claude, Vespasien, Titus, Nerva, finalement tous les empereurs passent au rang des dieux. Sans doute l’adoration du souverain ne se pratique pas partout avec le même sérieux. Il y a loin, par exemple, de la divinité d’un empereur romain à celle d’un pharaon. Celle-ci est proche parente de la divinité du chef dans les sociétés primitives ; elle se lie peut-être à l’idée d’un fluide spécial ou d’un pouvoir magique dont le souverain serait détenteur, tandis que celle-là fut conférée à César par simple flagornerie et utilisée par Auguste comme un instrumentum regni. Pourtant le demi-scepticisme qui se mêlait à l’adoration des empereurs resta, à Rome, l’apanage des esprits cultivés ; il ne s’étendait pas au peuple ; il n’atteignait sûrement pas la province. C’est dire que les dieux de l’antiquité pouvaient naître, mourir, se transformer au gré des hommes et des circonstances, et que la foi du paganisme était d’une complaisance sans bornes.

Précisément parce que le caprice des hommes et le hasard des circonstances ont eu tant de part à leur genèse, les dieux ne se prêtent pas à des classifications rigoureuses. Tout au plus peut-on démêler quelques grandes directions de la fantaisie mythologique ; encore s’en faut-il qu’aucune d’elles ait été suivie régulièrement. Comme on se donnait le plus souvent des dieux pour les utiliser, il est naturel qu’on leur ait généralement attribué des fonctions, et que dans beaucoup de cas l’idée de fonction ait été Prédominante. C’est ce qui se passa à Rome. On a pu dire que la spécialisation des dieux était caractéristique de la religion romaine. Pour les semailles elle avait Saturne, pour la floraison des arbres fruitiers Flore, pour la maturation du fruit Pomone. Elle assignait à Janus la garde de la porte, à Vesta celle du foyer. Plutôt que d’attribuer au même dieu des fonctions multiples, apparentées entre elles, elle aimait mieux poser des dieux distincts, quitte à leur donner le même nom avec des qualificatifs différents. Il y avait la Venus Victrix, la Venus Felix, la Venus Genetrix. Jupiter lui-même était Fulgur, Feretrius, Stator, Victor, Optimus maximus ; et c’étaient des divinités jusqu’à un certain point indépendantes ; elles jalonnaient la route entre le Jupiter qui envoie la pluie ou le beau temps et celui qui protège l’État dans la paix comme dans la guerre. Mais la même tendance se retrouve partout, à des degrés différents. Depuis que l’homme cultive la terre, il a des dieux qui s’intéressent à la moisson, qui dispensent la chaleur, qui assurent la régularité des saisons. Ces fonctions agricoles ont dû caractériser quelques-uns des plus anciens dieux, encore qu’on les ait perdues de vue lorsque l’évolution du dieu eut fait de lui une personnalité complexe, chargée d’une longue histoire. C’est ainsi qu’Osiris, la figure la plus riche du panthéon égyptien, paraît avoir été d’abord le dieu de la végétation. Telle était la fonction primitivement dévolue à l’Adonis des Grecs. Telle aussi celle de Nisaba, en Babylonie, qui présida aux céréales avant de devenir la déesse de la Science. Au premier rang des divinités de l’Inde figurent Indra et Agni. On doit à Indra la pluie et l’orage, qui favorisent la terre, à Agni le feu et la protection du foyer domestique ; et ici encore la diversité des fonctions s’accompagne d’une différence de caractère, Indra se distinguant par sa force et Agni par sa sagesse. La fonction la plus élevée est d’ailleurs celle de Varouna, qui préside à l’ordre universel. Nous retrouvons dans la religion Shinto, au Japon, la déesse de la Terre, celle des moissons, celles qui veillent sur les montagnes, les arbres, etc. Mais nulle divinité de ce genre n’a une personnalité plus accusée et plus complète que la Déméter des Grecs, elle aussi déesse du sol et des moissons, et s’occupant en outre des morts, auxquels elle fournit une demeure, présidant d’autre part, sous le nom de Thesmophoros, à la vie de famille et à la vie sociale. Telle est la tendance la plus marquée de la fantaisie qui crée les dieux.

Mais, en leur assignant des fonctions, elle leur attribue une souveraineté qui prend tout naturellement la forme territoriale. Les dieux sont censés se partager l’univers. D’après les poètes védiques, leurs diverses zones d’influence sont le ciel, la terre, et l’atmosphère intermédiaire. Dans la cosmologie babylonienne, le ciel est le domaine d’Anu, et la terre celui de Bel ; dans les profondeurs de la mer habite Ea. Les Grecs partagent le monde entre Zeus, dieu du ciel et de la terre, Poséidon, dieu des mers, et Hadès, auquel appartient le royaume infernal. Ce sont là des domaines délimités par la nature même. Or, non moins nets de contour sont les astres ; ils sont individualisés par leur forme, comme aussi par leurs mouvements, qui semblent dépendre d’eux ; il en est un qui dispense ici-bas la vie, et les autres, pour n’avoir pas la même puissance, n’en doivent pas moins être de même nature ; ils ont donc, eux aussi, ce qu’il faut pour être des dieux. C’est en Assyrie que la croyance à la divinité des astres prit sa forme la plus systématique. Mais l’adoration du soleil, et celle aussi du ciel, se retrouvent à peu près partout : dans la religion Shinto du Japon, où la déesse du Soleil est érigée en souveraine avec, au-dessous d’elle, un dieu de la lune et un dieu des étoiles ; dans la religion égyptienne primitive, où la lune et le ciel sont envisagés comme des dieux à côté du soleil qui les domine ; dans la religion védique où Mitra (identique à l’iranien Mithra qui est une divinité solaire) présente des attributs qui conviendraient à un dieu du soleil ou de la lumière ; dans l’ancienne religion chinoise, où le soleil est un dieu personnel ; enfin chez les Grecs eux-mêmes, dont un des plus anciens dieux est Helios. Chez les peuples indo-germaniques en général, le ciel a été l’objet d’un culte particulier. Sous les noms de Dyaus, Zeus, Jupiter, Ziu, il est commun aux Indiens védiques, aux Grecs, aux Romains et aux Teutons, quoique ce soit en Grèce et à Rome seulement qu’il soit le roi des dieux, comme la divinité céleste des Mongols l’est en Chine. Ici surtout se constate la tendance des très anciens dieux, primitivement chargés de besognes toutes matérielles, à s’enrichir d’attributs moraux quand ils avancent en âge. Dans la Babylonie du Sud, le soleil qui voit tout est devenu le gardien du droit et de la justice ; il reçoit le titre de « juge ». Le Mitra indien est le champion de la vérité et du droit ; il donne la victoire à la bonne cause. Et l’Osiris égyptien, qui s’est confondu avec le dieu solaire après avoir été celui de la végétation, a fini par être le grand juge équitable et miséricordieux qui règne sur le pays des morts.

Tous ces dieux sont attachés à des choses. Mais il en est — souvent ce sont les mêmes, envisagés d’un autre point de vue — qui se définissent par leurs relations avec des personnes ou des groupes. Peut-on considérer comme un dieu le génie ou le démon propre a un individu ? Le genius romain était numen et non pas deus ; il n’avait pas de figure ni de nom ; il était tout près de se réduire à cette « présence efficace » que nous avons vue être ce qu’il y a de primitif et d’essentiel dans la divinité. Le lar familiaris, qui veillait sur la famille, n’avait guère plus de personnalité. Mais plus le groupement est important, plus il a droit à un dieu véritable. En Égypte, par exemple, chacune des cités primitives, avait son divin protecteur. Ces dieux se distinguaient précisément les uns des autres par leur relation à telle ou telle communauté : en disant « Celui d’Edfu », « Celui de Nekkeb », on les désignait suffisamment. Mais le plus souvent il s’agissait de divinités qui préexistaient au groupe, et que celui-ci avait adoptées. Il en fut ainsi, en Égypte même, pour Amon-Râ, le dieu de Thèbes. Il en fut ainsi en Babylonie, où la ville d’Ur avait pour déesse la Lune, celle d’Uruk la planète Vénus. De même en Grèce, où Déméter se sentait spécialement chez elle à Éleusis, Athéné sur l’Acropole, Artémis en Arcadie. Souvent aussi protecteurs et protégés avaient partie liée ; les dieux de la cité bénéficiaient de son agrandissement. La guerre devenait une lutte entre divinités rivales. Celles-ci pouvaient d’ailleurs se réconcilier, les dieux du peuple subjugué entrant alors dans le panthéon du vainqueur. Mais la vérité est que la cité ou l’empire, d’une part, ses dieux tutélaires de l’autre, formaient un consortium vague dont le caractère a dû varier indéfiniment.

Toutefois c’est pour notre commodité que nous définissons et classons ainsi les dieux de la fable. Aucune loi n’a présidé à leur naissance, non plus qu’à leur développement ; l’humanité a laissé ici libre jeu à son instinct de fabulation. Cet instinct ne va pas très loin, sans doute, quand on le laisse à lui-même, mais il progresse indéfiniment si l’on se plaît à l’exercer. Grande est la différence, à cet égard, entre les mythologies des différents peuples. L’antiquité classique nous offre un exemple de cette opposition : la mythologie romaine est pauvre, celle des Grecs est surabondante. Les dieux de l’ancienne Rome coïncident avec la fonction dont ils sont investis et s’y trouvent, en quelque sorte, immobilisés. C’est à peine s’ils ont un corps, je veux dire une figure imaginable. C’est à peine s’ils sont des dieux. Au contraire, chaque dieu de la Grèce antique a sa physionomie, son caractère, son histoire. Il va et vient, il agit en dehors de l’exercice de ses fonctions. On raconte ses aventures, on décrit son intervention dans nos affaires. Il se prête à toutes les fantaisies de l’artiste et du poète. Ce serait, plus précisément, un personnage de roman, s’il n’avait une puissance supérieure à celle des hommes et le privilège de rompre, dans certains cas au moins, la régularité des lois de la nature. Bref, la fonction fabulatrice de l’esprit s’est arrêtée dans le premier cas ; elle a poursuivi son travail dans le second. Mais c’est toujours la même fonction. Elle reprendra au besoin le travail interrompu. Tel fut l’effet de l’introduction de la littérature et plus généralement des idées grecques à Rome. On sait comment les Romains identifièrent certains de leurs dieux avec ceux de l’Hellade, leur conférant ainsi une personnalité plus accusée et les faisant passer du repos au mouvement.

De cette fonction fabulatrice nous avons dit qu’on la définirait mal en faisant d’elle une variété de l’imagination. Ce dernier mot a un sens plutôt négatif. On appelle imaginatives les représentations concrètes qui ne sont ni des perceptions ni des souvenirs. Comme ces représentations ne dessinent pas un objet présent ni une chose passée, elles sont toutes envisagées de la même manière par le sens commun et désignées par un seul mot dans le langage courant. Mais le psychologue ne devra pas les grouper pour cela dans la même catégorie ni les rattacher à la même fonction. Laissons donc de côté l’imagination, qui n’est qu’un mot, et considérons une faculté bien définie de l’esprit, celle de créer des personnages dont nous nous racontons à nous-mêmes l’histoire. Elle prend une singulière intensité de vie chez les romanciers et les dramaturges. Il en est parmi eux qui sont véritablement obsédés par leur héros ; ils sont menés par lui plutôt qu’ils ne le mènent ; ils ont même de la peine à se débarrasser de lui quand ils ont achevé leur pièce ou leur roman. Ce ne sont pas nécessairement ceux dont l’œuvre a la plus haute valeur ; mais, mieux que d’autres, ils nous font toucher du doigt l’existence, chez certains au moins d’entre nous, d’une faculté spéciale d’hallucination volontaire. A vrai dire, on la trouve à quelque degré chez tout le monde. Elle est très vivante chez les enfants. Tel d’entre eux entretiendra un commerce quotidien avec un personnage imaginaire dont il vous indiquera le nom, dont il vous rapportera les impressions sur chacun des incidents de la journée. Mais la même faculté entre en jeu chez ceux qui, sans créer eux-mêmes des êtres fictifs, s’intéressent à des fictions comme ils le feraient à des réalités. Quoi de plus étonnant que de voir des spectateurs pleurer au théâtre ? On dira que la pièce est jouée par des acteurs, qu’il y a sur la scène des hommes en chair et en os. Soit, mais nous pouvons être presque aussi fortement « empoignés » par le roman que nous lisons, et sympathiser au même point avec les personnages dont on nous raconte l’histoire. Comment les psychologues n’ont-ils pas été frappés de ce qu’une telle faculté a de mystérieux ? On répondra que toutes nos facultés sont mystérieuses, en ce sens que nous ne connaissons le mécanisme intérieur d’aucune d’elles. Sans doute ; mais s’il ne peut être question ici d’une reconstruction mécanique, nous sommes en droit de demander une explication psychologique. Et l’explication est en psychologie ce qu’elle est en biologie ; on a rendu compte de l’existence d’une fonction quand on a montré comment et pourquoi elle est nécessaire à la vie. Or, il n’est certainement pas nécessaire qu’il y ait des romanciers et des dramaturges ; la faculté de fabulation en général ne répond pas à une exigence vitale. Mais supposons que sur un point particulier, employée à un certain objet, cette fonction soit indispensable à l’existence des individus comme à celle des sociétés : nous concevrons sans peine que, destinée à ce travail, pour lequel elle est nécessaire, on l’utilise ensuite, puisqu’elle reste présente, pour de simples jeux. Par le fait, nous passons sans peine du roman d’aujourd’hui à des contes plus ou moins anciens, aux légendes, au folklore, et du folklore à la mythologie, qui n’est pas la même chose, mais qui s’est constituée de la même manière ; la mythologie, à son tour, ne fait que développer en histoire la personnalité des dieux, et cette dernière création n’est que l’extension d’une autre, plus simple, celle des « puissances semi-personnelles » ou « présences efficaces » qui sont, croyons-nous, à l’origine de la religion. Ici nous touchons à ce que nous avons montré être une exigence fondamentale de la vie : cette exigence a fait surgir la faculté de fabulation ; la fonction fabulatrice se déduit ainsi des conditions d’existence de l’espèce humaine. Sans revenir sur ce que nous avons déjà longuement exposé, rappelons que, dans le domaine vital, ce qui apparaît à l’analyse comme une complication infinie est donné à l’intuition comme un acte simple. L’acte pouvait ne pas s’accomplir ; mais, s’il s’est accompli, c’est qu’il a traversé d’un seul coup tous les obstacles. Ces obstacles, dont chacun en faisait surgir un autre, constituent une multiplicité indéfinie, et c’est précisément l’élimination successive de tous ces obstacles qui se présente à notre analyse. Vouloir expliquer chacune de ces éliminations par la précédente serait faire fausse route ; toutes s’expliquent par une opération unique, qui est l’acte lui-même dans sa simplicité. Ainsi le mouvement indivisé de la flèche triomphe en une seule fois des mille et mille obstacles que notre perception, aidée du raisonnement de Zénon, croit saisir dans les immobilités des points successifs de la ligne parcourue. Ainsi l’acte indivisé de vision, par cela seul qu’il réussit, tourne tout d’un coup des milliers de milliers d’obstacles ; ces obstacles tournés sont ce qui apparaît à notre perception et à notre science dans la multiplicité des cellules constitutives de l’œil, dans la complication de l’appareil visuel, enfin dans les mécanismes élémentaires de l’opération. De même, posez l’espèce humaine, c’est-à-dire le saut brusque par lequel la vie qui évoluait est parvenue à l’homme individuel et social : du même coup vous vous donnez l’intelligence fabricatrice et par suite un effort qui se poursuivra, en vertu de son élan, au-delà de la simple fabrication pour laquelle il était fait, créant ainsi un danger. Si l’espèce humaine existe, c’est que le même acte par lequel était posé l’homme avec l’intelligence fabricatrice, avec l’effort continué de l’intelligence, avec le danger créé par la continuation de l’effort, suscitait la fonction fabulatrice. Celle-ci n’a donc pas été voulue par la nature ; et pourtant elle s’explique naturellement. Si, en effet, nous la joignons à toutes les autres fonctions psychologiques, nous trouvons que l’ensemble exprime sous forme de multiplicité l’acte indivisible par lequel la vie a sauté de l’échelon où elle s’était arrêtée jusqu’à l’homme.

Mais voyons de plus près pourquoi cette faculté fabulatrice impose ses inventions avec une force exceptionnelle quand elle s’exerce dans le domaine religieux. Elle est là chez elle, sans aucun doute ; elle est faite pour fabriquer des esprits et des dieux ; mais comme elle continue ailleurs son travail de fabulation, il y a lieu de se demander pourquoi, opérant encore de même, elle n’obtient plus alors la même créance. On trouverait à cela deux raisons.

La première est qu’en matière religieuse l’adhésion de chacun se renforce de l’adhésion de tous. Déjà, au théâtre, la docilité du spectateur aux suggestions du dramaturge est singulièrement accrue par l’attention et l’intérêt de la société présente. Mais il s’agit d’une société juste aussi grande que la salle, et qui dure juste autant que la pièce : que sera-ce, si la croyance individuelle est soutenue, confirmée par tout un peuple, et si elle prend son point d’appui dans le passé comme dans le présent ? Que sera-ce, si le dieu est chanté par les poètes, logé dans des temples, figuré par l’art ? Tant que la science expérimentale ne se sera pas solidement constituée, il n’y aura pas de plus sûr garant de la vérité que le consentement universel. La vérité sera le plus souvent ce consentement même. Soit dit en passant, c’est là une des raisons d’être de l’intolérance. Celui qui n’accepte pas la croyance commune l’empêche, pendant qu’il nie, d’être totalement vraie. La vérité ne recouvrera son intégrité que s’il se rétracte ou disparaît.

Nous ne voulons pas dire que la croyance religieuse n’ait pas pu être, même dans le polythéisme, une croyance individuelle. Chaque Romain avait un genius attaché à sa personne ; mais il ne croyait si fermement à son génie que parce que chacun des autres Romains avait le sien et parce que sa foi, personnelle sur ce point, lui était garantie par une foi universelle. Nous ne voulons pas dire non plus que la religion ait jamais été d’essence sociale plutôt qu’individuelle : nous avons bien vu que la fonction fabulatrice, innée à l’individu, a pour premier objet de consolider la société ; mais nous savons qu’elle est également destinée à soutenir l’individu lui-même, et que d’ailleurs l’intérêt de la société est là. A vrai dire, individu et société s’impliquent réciproquement : les individus constituent la société par leur assemblage ; la société détermine tout un côté des individus par sa préfiguration dans chacun d’eux. Individu et société se conditionnent donc, circulairement. Le cercle, voulu par la nature, a été rompu par l’homme le jour où il a pu se replacer dans l’élan créateur, poussant la nature humaine en avant au lieu de la laisser pivoter sur place. C’est de ce jour que date une religion essentiellement individuelle, devenue par là, il est vrai, plus profondément sociale, Mais nous reviendrons sur ce point. Disons seulement que la garantie apportée par la société à la croyance individuelle, en matière religieuse, suffirait déjà à mettre hors de pair ces inventions de la faculté fabulatrice.

Mais il faut tenir compte d’autre chose encore. Nous avons vu comment les anciens assistaient, impassibles, à la genèse de tel ou tel dieu. Désormais, ils croiraient en lui comme en tous les autres. Ce serait inadmissible, si l’on supposait que l’existence de leurs dieux était de même nature pour eux que celle des objets qu’ils voyaient et touchaient. Elle était réelle, mais d’une réalité qui n’était pas sans dépendre de la volonté humaine.

Les dieux de la civilisation païenne se distinguent en effet des entités plus anciennes, elfes, gnomes, esprits, dont ne se détacha jamais la foi populaire. Celles-ci étaient issues presque immédiatement de la faculté fabulatrice, qui nous est naturelle ; et elles étaient adoptées comme elles avaient été produites, naturellement. Elles dessinaient le contour exact du besoin d’où elles étaient sorties. Mais la mythologie, qui est une extension du travail primitif, dépasse de tous côtés ce besoin ; l’intervalle qu’elle laisse entre lui et elle est rempli par une matière dans le choix de laquelle le caprice humain a une large part, et l’adhésion qu’on lui donne s’en ressent. C’est toujours la même faculté qui intervient, et elle obtient, pour l’ensemble de ses inventions, la même créance. Mais chaque invention, prise à part, est acceptée avec l’arrière-pensée qu’une autre eût été possible. Le panthéon existe indépendamment de l’homme, mais il dépend de l’homme d’y faire entrer un dieu, et de lui conférer ainsi l’existence. Nous nous étonnons aujourd’hui de cet état d’âme. Nous l’expérimentons pourtant en nous dans certains rêves, où nous pouvons introduire à un moment donné l’incident que nous souhaitons : il se réalise par nous dans un ensemble qui s’est posé lui-même, sans nous. On pourrait dire, de même, que chaque dieu déterminé est contingent, alors que la totalité des dieux, ou plutôt le dieu en général, est nécessaire. En creusant ce point, en poussant aussi la logique plus loin que ne l’ont fait les anciens, on trouverait qu’il n’y a jamais eu de pluralisme définitif que dans la croyance aux esprits, et que le polythéisme proprement dit, avec sa mythologie, implique un monothéisme latent, où les divinités multiples n’existent que secondairement, comme représentatives du divin.

Mais les anciens auraient tenu ces considérations pour accessoires. Elles n’auraient d’importance que si la religion était du domaine de la connaissance ou de la contemplation. On pourrait alors traiter un récit mythologique comme un récit historique, et se poser dans un cas comme dans l’autre la question d’authenticité. Mais la vérité est qu’il n’y a pas de comparaison possible entre eux, parce qu’ils ne sont pas du même ordre. L’histoire est connaissance, la religion est principalement action : elle ne concerne la connaissance, comme nous l’avons maintes fois répété, que dans la mesure où une représentation intellectuelle est nécessaire pour parer au danger d’une certaine intellectualité. Considérer à part cette représentation, la critiquer en tant que représentation, serait oublier qu’elle forme un amalgame avec l’action concomitante. C’est une erreur de ce genre que nous commettons quand nous nous demandons comment de grands esprits ont pu accepter le tissu de puérilités et même d’absurdités qu’était leur religion. Les gestes du nageur paraîtraient aussi ineptes et ridicules à celui qui oublierait qu’il y a de l’eau, que cette eau soutient le nageur, et que les mouvements de l’homme, la résistance du liquide, le courant du fleuve, doivent être pris ensemble comme un tout indivisé.

La religion renforce et discipline. Pour cela des exercices continuellement répétés sont nécessaires, comme ceux dont l’automatisme finit par fixer dans le corps du soldat l’assurance morale dont il aura besoin au jour du danger. C’est dire qu’il n’y a pas de religion sans rites et cérémonies. A ces actes religieux la représentation religieuse sert surtout d’occasion. Ils émanent sans doute de la croyance, mais ils réagissent aussitôt sur elle et la consolident : s’il y a des dieux, il faut leur vouer un culte ; mais du moment qu’il y a un culte, c’est qu’il existe des dieux. Cette solidarité du dieu et de l’hommage qu’on lui rend fait de la vérité religieuse une chose à part, sans commune mesure avec la vérité spéculative, et qui dépend jusqu’à un certain point de l’homme.

A resserrer cette solidarité tendent précisément les rites et cérémonies. Il y aurait lieu de s’étendre longuement sur eux. Disons seulement un mot des deux principaux : le sacrifice et la prière.

Dans la religion que nous appellerons dynamique, la prière est indifférente à son expression verbale ; c’est une élévation de l’âme, qui pourrait se passer de la parole. A son plus bas degré, d’autre part, elle n’était pas sans rapport avec l’incantation magique ; elle visait alors, sinon à forcer la volonté des dieux et surtout des esprits, du moins à capter leur faveur. C’est à mi-chemin entre ces deux extrémités que se situe ordinairement la prière, telle qu’on l’entend dans le polythéisme. Sans doute l’antiquité a connu des formes de prière admirables, où se traduisait une aspiration de l’âme à devenir meilleure. Mais ce furent là des exceptions, et comme des anticipations d’une croyance religieuse plus pure. Il est plus habituel au polythéisme d’imposer à la prière une forme stéréotypée, avec l’arrière-pensée que ce n’est pas seulement la signification de la phrase, mais aussi bien la consécution des mots avec l’ensemble des gestes concomitants qui lui donnera son efficacité. On peut même dire que, plus le polythéisme évolue, plus il devient exigeant sur ce point ; l’intervention d’un prêtre est de plus en plus nécessaire pour assurer le dressage du fidèle. Comment ne pas voir que cette habitude de prolonger l’idée du dieu, une fois évoquée, en paroles prescrites et en attitudes prédéterminées confère à son image une objectivité supérieure ? Nous avons montré jadis que ce qui fait la réalité d’une perception, ce qui la distingue d’un souvenir ou d’une imagination, c’est, avant tout, l’ensemble des mouvements naissants qu’elle imprime au corps et qui la complètent par une action automatiquement commencée. Des mouvements de ce genre pourront se dessiner pour une autre cause : leur actualité refluera aussi bien vers la représentation qui les aura occasionnés, et la convertira pratiquement en chose.

Quant au sacrifice, c’est sans doute, d’abord, une offrande destinée à acheter la faveur du dieu ou à détourner sa colère. Il doit être d’autant mieux accueilli qu’il a plus coûté, et que la victime a une plus grande valeur. C’est probablement ainsi que s’explique en partie l’habitude d’immoler des victimes humaines, habitude qu’on trouverait dans la plupart des religions antiques, peut-être dans toutes si l’on remontait assez haut. Il n’est pas d’erreur ni d’horreur où ne puisse conduire la logique, quand elle s’applique à des matières qui ne relèvent pas de la pure intelligence. Mais il y a autre chose encore dans le sacrifice : sinon, l’on ne s’expliquerait pas que l’offrande ait nécessairement été animale ou végétale, presque toujours animale. D’abord, on s’accorde généralement à voir les origines du sacrifice dans un repas que le dieu et ses adorateurs étaient censés prendre en commun. Ensuite et surtout, le sang avait une vertu spéciale. Principe de vie, il apportait de la force au dieu pour le mettre à même de mieux aider l’homme et peut-être aussi (mais c’était une arrière-pensée à peine consciente) pour lui assurer plus solidement l’existence. C’était, comme la prière, un lien entre l’homme et la divinité.

Ainsi le polythéisme avec sa mythologie a eu pour double effet d’élever de plus en plus haut les puissances invisibles qui entourent l’homme, et de mettre l’homme en relations de plus en plus étroites avec elles. Coextensif aux anciennes civilisations, il s’est grossi de tout ce qu’elles produisaient, ayant inspiré la littérature et l’art, et reçu d’eux plus encore qu’il ne leur avait donné. C’est dire que le sentiment religieux, dans l’antiquité, a été fait d’éléments très nombreux, variables de peuple à peuple, mais qui étaient tous venus s’agglomérer autour d’un noyau primitif. A ce noyau central nous nous sommes attaché, parce que nous avons voulu dégager des religions antiques ce qu’elles avaient de spécifiquement religieux. Telle d’entre elles, celle de l’Inde ou de la Perse, s’est doublée d’une philosophie. Mais philosophie et religion restent toujours distinctes. Le plus souvent, en effet, la philosophie ne survient que pour donner satisfaction à des esprits plus Cultivés ; la religion subsiste, dans le peuple, telle que nous l’avons décrite. Là même où le mélange se fait, les éléments conservent leur individualité : la religion aura des velléités de spéculer, la philosophie ne se désintéressera pas d’agir ; mais la première n’en restera pas moins essentiellement action, et la seconde, par-dessus tout, pensée. Quand la religion est réellement devenue philosophie chez les anciens, elle a plutôt déconseillé d’agir et renoncé à ce qu’elle était venue faire dans le monde. Était-ce encore de la religion ? Nous pouvons donner aux mots le sens que nous voulons, pourvu que nous commencions par le définir ; mais nous aurions tort de le faire quand par hasard nous nous trouvons devant un mot qui désigne une découpure naturelle des choses — ici nous devrons tout au plus exclure de l’extension du terme tel ou tel objet qu’on y aurait accidentellement compris. C’est ce qui arrive pour la religion. Nous avons montré comment on donne ordinairement ce nom à des représentations orientées vers l’action et suscitées par la nature dans un intérêt déterminé ; on a pu exceptionnellement, et pour des raisons qu’il est facile d’apercevoir, étendre l’application du mot à des représentations qui ont un autre objet ; la religion n’en devra pas moins être définie conformément à ce que nous avons appelé l’intention de la nature.

Nous avons maintes fois expliqué ce qu’il faut entendre ici par intention. Et nous nous sommes longuement appesanti, dans le présent chapitre, sur la fonction que la nature avait assignée à la religion. Magie, culte des esprits ou des animaux, adoration des dieux, mythologie, superstitions de tout genre paraîtront très complexes si on les prend un à un. Mais l’ensemble en est fort simple.

L’homme est le seul animal dont l’action soit mal assurée, qui hésite et tâtonne, qui forme des projets avec l’espoir de réussir et la crainte d’échouer. C’est le seul qui se sente sujet à la maladie, et le seul aussi qui sache qu’il doit mourir. Le reste de la nature s’épanouit dans une tranquillité parfaite. Plantes et animaux ont beau être livrés à tous les hasards ; ils ne s’en reposent pas moins sur l’instant qui passe comme ils le feraient sur l’éternité. De cette inaltérable confiance nous aspirons à nous quelque chose dans une promenade à la campagne, d’où nous revenons apaisés. Mais ce n’est pas assez dire. De tous les êtres vivant en société, l’homme est le seul qui puisse dévier de la ligne sociale, en cédant à des préoccupations égoïstes quand le bien commun est en cause ; partout ailleurs, l’intérêt individuel est inévitablement coordonné ou subordonné à l’intérêt général. Cette double imperfection est la rançon de l’intelligence. L’homme ne peut pas exercer sa faculté de penser sans se représenter un avenir incertain, qui éveille sa crainte et son espérance. Il ne peut pas réfléchir à ce que la nature lui demande, en tant qu’elle a fait de lui un être sociable, sans se dire qu’il trouverait souvent son avantage à négliger les autres, à ne se soucier que de lui-même. Dans les deux cas il y aurait rupture de l’ordre normal, naturel. Et pourtant c’est la nature qui a voulu l’intelligence, qui l’a mise au bout de l’une des deux grandes lignes de l’évolution animale pour faire pendant à l’instinct le plus parfait, point terminus de l’autre. Il est impossible qu’elle n’ait pas pris ses précautions pour que l’ordre, à peine dérangé par l’intelligence, tende à se rétablir automatiquement. Par le fait, la fonction fabulatrice, qui appartient à l’intelligence et qui n’est pourtant pas intelligence pure, a précisément cet objet. Son rôle est d’élaborer la religion dont nous avons traité jusqu’à présent, celle que nous appelons statique et dont nous dirions que c’est la religion naturelle, si l’expression n’avait pris un autre sens. Nous n’avons donc qu’à nous résumer pour définir cette religion en termes précis. C’est une réaction défensive de la nature contre ce qu’il pourrait y avoir de déprimant pour l’individu, et de dissolvant pour la société, dans l’exercice de l’intelligence.

Terminons par deux remarques, pour prévenir deux malentendus. Quand nous disons qu’une des fonctions de la religion, telle qu’elle a été voulue par la nature, est de maintenir la vie sociale, nous n’entendons pas par là qu’il y ait solidarité entre cette religion et la morale. L’histoire témoigne du contraire. Pécher a toujours été offenser la divinité ; mais il s’en faut que la divinité ait toujours pris offense de l’immoralité ou même du crime : il lui est arrivé de les prescrire. Certes, l’humanité semble avoir souhaité en général que ses dieux fussent bons ; souvent elle a mis les vertus sous leur invocation ; peut-être même la coïncidence que nous signalions entre la morale et la religion originelles, l’une et l’autre rudimentaires, a-t-elle laissé au fond de l’âme humaine le vague idéal d’une morale précise et d’une religion organisée qui s’appuieraient l’une sur l’autre. Il n’en est pas moins vrai que la morale s’est précisée à part, que les religions ont évolué à part, et que les hommes ont toujours reçu leurs dieux de la tradition sans leur demander d’exhiber un certificat de moralité ni de garantir l’ordre moral. Mais c’est qu’il faut distinguer entre les obligations sociales d’un caractère très général, sans lesquelles aucune vie en commun n’est possible, et le lien social particulier, concret, qui fait que les membres d’une certaine communauté sont attachés à sa conservation. Les premières se sont dégagées peu à peu du fond confus de coutumes que nous avons montré à l’origine ; elles s’en sont dégagées par voie de purification et de simplification, d’abstraction et de généralisation, pour donner une morale sociale. Mais ce qui lie les uns aux autres les membres d’une société déterminée, c’est la tradition, le besoin, la volonté de défendre ce groupe contre d’autres groupes, et de le mettre au-dessus de tout. A conserver, à resserrer ce lien vise incontestablement la religion que nous avons trouvée naturelle : elle est commune aux membres d’un groupe, elle les associe intimement dans des rites et des cérémonies, elle distingue le groupe des autres groupes, elle garantit le succès de l’entreprise commune et assure contre le danger commun. Que la religion, telle qu’elle sort des mains de la nature, ait accompli à la fois — pour employer notre langage actuel — les deux fonctions morale et nationale, cela ne nous paraît pas douteux : ces deux fonctions étaient nécessairement confondues, en effet, dans des sociétés rudimentaires où il n’y avait que des coutumes. Mais que les sociétés, en se développant, aient entraîné la religion dans la seconde direction, c’est ce que l’on comprendra sans peine si l’on se reporte à ce que nous venons d’exposer. On s’en fût convaincu tout de suite, en considérant que les sociétés humaines, à l’extrémité d’une des grandes lignes de l’évolution biologique, font pendant aux sociétés animales les plus parfaites, situées à l’extrémité de l’autre grande ligne, et que la fonction fabulatrice, sans être un instinct, joue dans les sociétés humaines un rôle symétrique de celui de l’instinct dans ces sociétés animales.

Notre seconde remarque, dont nous pourrions nous dispenser après ce que nous avons tant de fois répété, concerne le sens que nous donnons à l’« intention de la nature », une expression dont nous avons use en parlant de la « religion naturelle ». A vrai dire, il s’agissait moins de cette religion elle-même que de l’effet obtenu par elle. Il y a un élan de vie qui traverse la matière et qui en tire ce qu’il peut, quitte à se scinder en route. A l’extrémité des deux principales lignes d’évolution ainsi tracées se trouvent l’intelligence et l’instinct. Justement parce que l’intelligence est une réussite, comme d’ailleurs l’instinct, elle ne peut pas être posée sans que l’accompagne une tendance à écarter ce qui l’empêcherait de produire son plein effet. Cette tendance forme avec elle, comme avec tout ce que l’intelligence présuppose, un bloc indivisé, qui se divise au regard de notre faculté — toute relative à notre intelligence elle. même — de percevoir et d’analyser. Revenons encore une fois sur ce qui a été dit de l’œil et de la vision. Il y a l’acte de voir, qui est simple, et il y a une infinité d’éléments, et d’actions réciproques de ces éléments les uns sur les autres, avec lesquels l’anatomiste et le physiologiste reconstituent l’acte simple. Éléments et actions expriment analytiquement et pour ainsi dire négativement, étant des résistances opposées à des résistances, l’acte indivisible, seul positif, que la nature a effectivement obtenu. Ainsi les inquiétudes de l’homme jeté sur la terre, et les tentations que l’individu peut avoir de se préférer lui-même à la communauté, — inquiétudes et tentations qui sont le propre d’un être intelligent, — se prêteraient à une énumération sans fin. Indéfinies en nombre, aussi, sont les formes de la superstition, ou plutôt de la religion statique, qui résistent à ces résistances. Mais cette complication s’évanouit si l’on replace l’homme dans l’ensemble de la nature, si l’on considère que l’intelligence serait un obstacle à la sérénité qu’on trouve partout ailleurs, et que l’obstacle doit être surmonté, l’équilibre rétabli. Envisagé de ce point de vue, qui est celui de la genèse et non plus de l’analyse, tout ce que l’intelligence appliquée à la vie comportait d’agitation et de défaillance, avec tout ce que les religions y apportèrent d’apaisement, devient une chose simple. Perturbation et fabulation se compensent et s’annulent. A un dieu, qui regarderait d’en haut, le tout paraîtrait indivisible, comme la confiance des fleurs qui s’ouvrent au printemps.

La religion dynamique §

Jetons un coup d’œil en arrière sur la vie, dont nous avions jadis suivi le développement jusqu’au point où la religion devait sortir d’elle. Un grand courant d’énergie créatrice se lance dans la matière pour en obtenir ce qu’il peut. Sur la plupart des points il est arrêté ; ces arrêts se traduisent à nos yeux par autant d’apparitions d’espèces vivantes, c’est-à-dire d’organismes où notre regard, essentiellement analytique et synthétique, démêle une multitude d’éléments se coordonnant pour accomplir une multitude de fonctions ; le travail d’organisation n’était pourtant que l’arrêt lui-même, acte simple, analogue à l’enfoncement du pied qui détermine instantanément des milliers de grains de sable à s’entendre pour donner un dessin. Sur une des lignes où elle avait réussi à aller le plus loin, on aurait pu croire que cette énergie vitale entraînerait ce qu’elle avait de meilleur et continuerait droit devant elle ; mais elle s’infléchit, et tout se recourba : des êtres surgirent dont l’activité tournait indéfiniment dans le même cercle, dont les organes étaient des instruments tout faits au lieu de laisser la place ouverte à une invention sans cesse renouvelable d’outils, dont la conscience glissait dans le somnambulisme de l’instinct au lieu de se redresser et de s’intensifier en pensée réfléchie. Tel est l’état de l’individu dans ces sociétés d’insectes dont l’organisation est savante, mais l’automatisme complet. L’effort créateur ne passa avec succès que sur la ligne d’évolution qui aboutit à l’homme. En traversant la matière, la conscience prit cette fois, comme dans un moule, la forme de l’intelligence fabricatrice. Et l’invention, qui porte en elle la réflexion, s’épanouit en liberté.

Mais l’intelligence n’était pas sans danger. Jusque-là, tous les vivants avaient bu avidement à la coupe de la vie. Ils savouraient le miel que la nature avait mis sur le bord ; ils avalaient le reste par surcroît, sans l’avoir vu. L’intelligence, elle, regardait jusqu’en bas. Car l’être intelligent ne vivait plus seulement dans le présent ; il n’y a pas de réflexion sans prévision, pas de prévision sans inquiétude, pas d’inquiétude sans un relâchement momentané de l’attachement à la vie. Surtout, il n’y a pas d’humanité sans société, et la société demande à l’individu un désintéressement que l’insecte, dans son automatisme, pousse jusqu’à l’oubli complet de soi. Il ne faut pas compter sur la réflexion pour soutenir ce désintéressement. L’intelligence, à moins d’être celle d’un subtil philosophe utilitaire, conseillerait plutôt l’égoïsme. Par deux côtés, donc, elle appelait un contrepoids. Ou plutôt elle en était déjà munie, car la nature, encore une fois, ne fait pas les êtres de pièces et de morceaux : ce qui est multiple dans sa manifestation peut être simple dans sa genèse. Une espèce qui surgit apporte avec elle, dans l’indivisibilité de l’acte qui la pose, tout le détail de ce qui la rend viable. L’arrêt même de l’élan créateur qui s’est traduit par l’apparition de notre espèce a donné avec l’intelligence humaine, à l’intérieur de l’intelligence humaine, la fonction fabulatrice qui élabore les religions. Tel est donc le rôle, telle est la signification de la religion que nous avons appelée statique ou naturelle. La religion est ce qui doit combler, chez des êtres doués de réflexion, un déficit éventuel de l’attachement à la vie.

Il est vrai qu’on aperçoit tout de suite une autre solution possible du problème. La religion statique attache l’homme à la vie, et par conséquent l’individu à la société, en lui racontant des histoires comparables à celles dont on berce les enfants. Sans doute ce ne sont pas des histoires comme les autres. Issues de la fonction fabulatrice par nécessité, et non pas pour le simple plaisir, elles contrefont la réalité perçue au point de se prolonger en actions : les autres créations imaginatives ont cette tendance, mais elles n’exigent pas que nous nous y laissions aller ; elles peuvent rester à l’état d’idées ; celles-là, au contraire, sont idéo-motrices. Ce n’en sont pas moins des fables, que des esprits critiques accepteront souvent en fait, comme nous l’avons vu, mais qu’en droit ils devraient rejeter. Le principe actif, mouvant, dont le seul stationnement en un point extrême s’est exprime par l’humanité, exige sans doute de toutes les espèces créées qu’elles se cramponnent à la vie. Mais, comme nous le montrions jadis, si ce principe donne toutes les espèces globalement, à la manière d’un arbre qui pousse dans toutes les directions des branches terminées en bourgeons, c’est le dépôt, dans la matière, d’une énergie librement créatrice, c’est l’homme ou quelque être de même signification — nous ne disons pas de même forme — qui est la raison d’être du développement tout entier. L’ensemble eût pu être très supérieur à ce qu’il est, et c’est probablement ce qui arrive dans des mondes où le courant est lancé à travers une matière moins réfractaire. Comme aussi le courant eût pu ne jamais trouver libre passage, pas même dans cette mesure insuffisante, auquel cas ne se seraient jamais dégagées sur notre planète la qualité et la quantité d’énergie créatrice que représente la forme humaine. Mais, de toute manière, la vie est chose au moins aussi désirable, plus désirable même pour l’homme que pour les autres espèces, puisque celles-ci la subissent comme un effet produit au passage par l’énergie créatrice, tandis qu’elle est chez l’homme le succès même, si incomplet et si précaire soit-il, de cet effort. Pourquoi, dès lors, l’homme ne retrouverait-il pas la confiance qui lui manque, ou que la réflexion a pu ébranler, en remontant, pour reprendre de l’élan, dans la direction d’où l’élan était venu ? Ce n’est pas par l’intelligence, ou en tout cas avec l’intelligence seule, qu’il pourrait le faire : celle-ci irait plutôt en sens inverse ; elle a une destination spéciale et, lorsqu’elle s’élève dans ses spéculations, elle nous fait tout au plus concevoir des possibilités, elle ne touche pas une réalité. Mais nous savons qu’autour de l’intelligence est restée une frange d’intuition, vague et évanouissante. Ne pourrait-on pas la fixer, l’intensifier, et surtout la compléter en action, car elle n’est devenue pure vision que par un affaiblissement de son principe et, si l’on peut s’exprimer ainsi, par une abstraction pratiquée sur elle-même ?

Une âme capable et digne de cet effort ne se demanderait même pas si le principe avec lequel elle se tient maintenant en contact est la cause transcendante de toutes choses ou si ce n’en est que la délégation terrestre. Il lui suffirait de sentir qu’elle se laisse pénétrer, sans que sa personnalité s’y absorbe, par un être qui peut immensément plus qu’elle, comme le fer par le feu qui le rougit. Son attachement à la vie serait désormais son inséparabilité de ce principe, joie dans la joie, amour de ce qui n’est qu’amour. A la société elle se donnerait par surcroît, mais à une société qui serait alors l’humanité entière, aimée dans l’amour de ce qui en est le principe. La confiance que la religion statique apportait à l’homme s’en trouverait transfigurée : plus de souci pour l’avenir, plus de retour inquiet sur soi-même ; l’objet n’en vaudrait matériellement plus la peine, et prendrait moralement une signification trop haute. C’est maintenant d’un détachement de chaque chose en particulier que serait fait l’attachement à la vie en général. Mais faudrait-il alors parler encore de religion ? ou fallait-il alors, pour tout ce qui précédait, employer déjà ce mot ? Les deux choses ne diffèrent-elles pas au point de s’exclure, et de ne pouvoir s’appeler du même nom ?

Il y a bien des raisons, cependant, pour parler de religion dans les deux cas. D’abord le mysticisme — car c’est à lui que nous pensons — a beau transporter l’âme sur un autre plan : il ne lui en assure pas moins, sous une forme éminente, la sécurité et la sérénité que la religion statique a pour fonction de procurer. Mais surtout il faut considérer que le mysticisme pur est une essence rare, qu’on le rencontre le plus souvent à l’état de dilution, qu’il n’en communique pas moins alors à la masse à laquelle il se mêle sa couleur et son parfum, et qu’on doit le laisser avec elle, pratiquement inséparable d’elle, si l’on veut le prendre agissant, puisque c’est ainsi qu’il a fini par s’imposer au monde. En se plaçant à ce point de vue, on apercevrait une série de transitions, et comme des différences de degré, là où réellement il y a une différence radicale de nature. Revenons en deux mots sur chacun de ces points.

En le définissant par sa relation à l’élan vital, nous avons implicitement admis que le vrai mysticisme était rare. Nous aurons à parler, un peu plus loin, de sa signification et de sa valeur. Bornons-nous pour le moment à remarquer qu’il se situe, d’après ce qui précède, en un point jusqu’où le courant spirituel lancé à travers la matière aurait probablement voulu, jusqu’où il n’a pu aller. Car il se joue d’obstacles avec lesquels la nature a dû composer, et d’autre part on ne comprend l’évolution de la vie, abstraction faite des voies latérales sur lesquelles elle s’est engagée par force, que si on la voit à la recherche de quelque chose d’inaccessible à quoi le grand mystique atteint. Si tous les hommes, si beaucoup d’hommes pouvaient monter aussi haut que cet homme privilégié, ce n’est pas à l’espèce humaine que la nature se fût arrêtée, car celui-là est en réalité plus qu’homme. Des autres formes du génie on en dirait d’ailleurs autant : toutes sont également rares. Ce n’est donc pas par accident, c’est en vertu de son essence même que le vrai mysticisme est exceptionnel.

Mais quand il parle, il y a, au fond de la plupart des hommes, quelque chose qui lui fait imperceptiblement écho. Il nous découvre, ou plutôt il nous découvrirait une perspective merveilleuse si nous le voulions : nous ne le voulons pas et, le plus souvent, nous ne pourrions pas le vouloir ; l’effort nous briserait. Le charme n’en a pas moins opéré ; et comme il arrive quand un artiste de génie a produit une Oeuvre qui nous dépasse, dont nous ne réussissons pas à nous assimiler l’esprit, mais qui nous fait sentir la vulgarité de nos précédentes admirations, ainsi la religion statique a beau subsister, elle n’est déjà plus entièrement ce qu’elle était, elle n’ose surtout plus s’avouer quand le vrai grand mysticisme a paru. C’est à elle encore, ou du moins à elle principalement, que l’humanité demandera l’appui dont elle a besoin ; elle laissera encore travailler, en la réformant de son mieux, la fonction fabulatrice ; bref, sa confiance dans la vie restera à peu près telle que l’avait instituée la nature. Mais elle feindra sincèrement d’avoir recherché et obtenu en quelque mesure ce contact avec le principe même de la nature qui se traduit par un tout autre attachement à la vie, par une confiance transfigurée. Incapable de s’élever aussi haut, elle esquissera le geste, elle prendra l’attitude, et, dans ses discours, elle réservera la plus belle place à des formules qui n’arrivent pas à se remplir pour elle de tout leur sens, comme ces fauteuils restés vides qu’on avait préparés pour de grands personnages dans une cérémonie. Ainsi se constituera une religion mixte qui impliquera une orientation nouvelle de l’ancienne, une aspiration plus ou moins prononcée du dieu antique, issu de la fonction fabulatrice, à se perdre dans celui qui se révèle effectivement, qui illumine et réchauffe de sa présence des âmes privilégiées. Ainsi s’intercalent, comme nous le disions, des transitions et des différences apparentes de degré entre deux choses qui diffèrent radicalement de nature et qui ne sembleraient pas, d’abord, devoir s’appeler de la même manière. Le contraste est frappant dans bien des cas, par exemple quand des nations en guerre affirment l’une et l’autre avoir pour elles un dieu qui se trouve ainsi être le dieu national du paganisme, alors que le Dieu dont elles s’imaginent parler est un Dieu commun à tous les hommes, dont la seule vision par tous serait l’abolition immédiate de la guerre. Et pourtant il ne faudrait pas tirer parti de ce contraste pour déprécier des religions qui, nées du mysticisme, ont généralisé l’usage de ses formules sans pouvoir pénétrer l’humanité entière de la totalité de son esprit. Il arrive à des formules presque vides de faire surgir ici ou là, véritables paroles magiques, l’esprit capable de les remplir. Un professeur médiocre, par l’enseignement machinal d’une science que créèrent des hommes de génie, éveillera chez tel de ses élèves la vocation qu’il n’a pas eue lui-même, et le convertira inconsciemment en émule de ces grands hommes, invisibles et présents dans le message qu’il transmet.

Il y a pourtant une différence entre les deux cas, et, si l’on en tient compte, on verra s’atténuer, en matière de religion, l’opposition entre le « statique » et le « dynamique » sur laquelle nous venons d’insister pour mieux marquer les caractères de l’un et de l’autre. La grande majorité des hommes pourra rester à peu près étrangère aux mathématiques, par exemple, tout en saluant le génie d’un Descartes ou d’un Newton. Mais ceux qui se sont inclinés de loin devant la parole mystique, parce qu’ils en entendaient au fond d’eux-mêmes le faible écho, ne demeureront pas indifférents à ce qu’elle annonce. S’ils avaient déjà des croyances, et s’ils ne veulent ou ne peuvent pas s’en détacher, ils se persuaderont qu’ils les transforment, et ils les modifieront par là effectivement : les éléments subsisteront, mais magnétisés et tournés dans un autre sens par cette aimantation. Un historien des religions n’aura pas de peine à retrouver, dans la matérialité d’une croyance vaguement mystique qui s’est répandue parmi les hommes, des éléments mythiques et même magiques. Il prouvera ainsi qu’il y a une religion statique, naturelle à l’homme, et que la nature humaine est invariable. Mais s’il s’en tient là, il aura négligé quelque chose, et peut-être l’essentiel. Du moins aura-t-il, sans précisément le vouloir, jeté un pont entre le statique et le dynamique, et justifié l’emploi du même mot dans des cas aussi différents. C’est bien à une religion qu’on a encore affaire, mais à une religion nouvelle.

Nous nous en convaincrons encore mieux, nous verrons par un autre côté comment ces deux religions s’opposent et comment elles se rejoignent, si nous tenons compte des tentatives de la seconde pour s’installer dans la première avant de la supplanter. A vrai dire, c’est nous qui les convertissons en tentatives, rétroactivement. Elles furent, quand elles se produisirent, des actes complets, qui se suffisaient à eux-mêmes, et elles ne sont devenues des commencements ou des préparations que du jour où elles ont été transformées en insuccès par une réussite finale, grâce au mystérieux pouvoir que le présent exerce sur le passé. Elles ne nous en serviront pas moins à jalonner un intervalle, à analyser en ses éléments virtuels l’acte indivisible par lequel la religion dynamique se pose, et à montrer du même coup, par la direction évidemment commune des élans qui n’ont pas abouti, comment le saut brusque qui fut définitif n’eut rien d’accidentel.

Au premier rang parmi les esquisses du mysticisme futur nous placerons certains aspects des mystères païens. Il ne faudrait pas que le mot nous fît illusion : la plupart des mystères n’eurent rien de mystique. Ils se rattachaient à la religion établie, qui trouvait tout naturel de les avoir à côté d’elle. Ils célébraient les mêmes dieux, ou des dieux issus de la même fonction fabulatrice. Ils renforçaient simplement chez les initiés l’esprit religieux en le doublant de cette satisfaction que les hommes ont toujours éprouvée à former de petites sociétés au sein de la grande, et à s’ériger en privilégiés par le fait d’une initiation tenue secrète. Les membres de ces sociétés closes se sentaient plus près du dieu qu’ils invoquaient, ne fût-ce que parce que la représentation des scènes mythologiques jouait un plus grand rôle ici que dans les cérémonies publiques. En un certain sens, le dieu était présent ; les initiés participaient quelque peu de sa divinité. Ils pouvaient donc espérer d’une autre vie plus et mieux que ce que faisait attendre la religion nationale. Mais il n’y avait là, probablement, que des idées importées toutes faites de l’étranger : on sait à quel point l’Égypte avait toujours été préoccupée du sort de l’homme après la mort, et l’on se rappelle le témoignage d’Hérodote, d’après lequel la Déméter des mystères éleusiniens et le Dionysos de l’orphisme auraient été des transformations d’Isis et d’Osiris. De sorte que la célébration des mystères, ou tout au moins ce que nous en connaissons, ne nous offre rien qui ait tranché absolument sur le culte publie. A première vue, on ne trouverait donc pas plus de mysticité à cette religion qu’à l’autre. Mais nous ne devons pas nous en tenir à l’aspect qui était probablement le seul à intéresser la plupart des initiés. Nous devons nous demander si certains au moins de ces mystères ne portaient pas la marque de telle ou telle grande personnalité, dont ils pouvaient faire revivre l’esprit. Nous devons aussi noter que la plupart des auteurs ont insisté sur les scènes d’enthousiasme où le dieu prenait réellement possession de l’âme qui l’invoquait. Par le fait, les mystères les plus vivaces, qui finirent par entraîner dans leur mouvement les mystères éleusiniens eux-mêmes, furent ceux de Dionysos et de son continuateur Orphée. Dieu étranger, venu de Thrace, Dionysos contrastait par sa violence avec la sérénité des Olympiens. Il ne fut pas d’abord le dieu du vin, mais il le devint sans peine, parce que l’ivresse où il mettait l’âme n’était pas sans ressemblance avec celle que le vin produit. On sait comment William James fut traité pour avoir qualifié de mystique, ou étudié comme tel, l’état consécutif à une inhalation de protoxyde d’azote. On voyait là de l’irréligion. Et l’on aurait eu raison, si le philosophe avait fait de la « révélation intérieure » un équivalent psychologique du protoxyde, lequel aurait alors été, comme disent les métaphysiciens, cause adéquate de l’effet produit. Mais l’intoxication ne devait être à ses yeux que l’occasion. L’état d’âme était là, préfiguré sans doute avec d’autres, et n’attendait qu’un signal pour se déclencher. Il eût pu être évoqué spirituellement, par un effort accompli sur le plan spirituel qui était le sien. Mais il pouvait aussi bien l’être matériellement, par une inhibition de ce qui l’inhibait, par la suppression d’un obstacle, et tel était l’effet tout négatif du toxique ; le psychologue s’adressait de préférence à Celui-ci, qui lui permettait d’obtenir le résultat à volonté. Ce n’était peut-être pas honorer davantage le vin que de comparer ses effets à l’ivresse dionysiaque. Mais là n’est pas le point important. Il s’agit de savoir si cette ivresse peut être considérée rétrospectivement, à la lumière du mysticisme une fois paru, comme annonciatrice de certains états mystiques. Pour répondre à la question, il suffit de jeter un coup d’œil sur l’évolution de la philosophie grecque.

Cette évolution fut purement rationnelle. Elle porta la pensée humaine à son plus haut degré d’abstraction et de généralité. Elle donna aux fonctions dialectiques de l’esprit tant de force et de souplesse qu’aujourd’hui encore, pour les exercer, c’est à l’école des Grecs que nous nous mettons. Deux points sont pourtant à noter. Le premier est qu’à l’origine de ce grand mouvement il y eut une impulsion ou une secousse qui ne fut pas d’ordre philosophique. Le second est que la doctrine à laquelle le mouvement aboutit, et où la pensée hellénique trouva son achèvement, prétendit dépasser la pure raison. Il n’est pas douteux, en effet, que l’enthousiasme dionysiaque se soit prolongé dans l’orphisme, et que l’orphisme se soit prolongé en pythagorisme : or c’est à celui-ci, peut-être même à celui-là, que remonte l’inspiration première du platonisme. On sait dans quelle atmosphère de mystère, au sens orphique du mot, baignent les mythes platoniciens, et comment la théorie des Idées elle-même inclina par une sympathie secrète vers la théorie pythagoricienne des nombres. Sans doute aucune influence de ce genre n’est sensible chez Aristote et ses successeurs immédiats ; mais la philosophie de Plotin, à laquelle ce développement aboutit, et qui doit autant à Aristote qu’à Platon, est incontestablement mystique. Si elle a subi l’action de la pensée orientale, très vivante dans le monde alexandrin, ce fut à l’insu de Plotin lui-même, qui a cru ne faire autre chose que condenser toute la philosophie grecque, pour l’opposer précisément aux doctrines étrangères. Ainsi, en résumé, il y eut à l’origine une pénétration de l’orphisme, et, à la fin, un épanouissement de la dialectique en mystique. De là on pourrait conclure que c’est une force extra-rationnelle qui suscita ce développement rationnel et qui le conduisit à son terme, au-delà de la raison. C’est ainsi que les phénomènes lents et réguliers de sédimentation, seuls apparents, sont conditionnés par d’invisibles forces éruptives qui, en soulevant a certains moments l’écorce terrestre, impriment sa direction à l’activité sédimentaire. Mais une autre interprétation est possible ; et elle serait, à notre sens, plus vraisemblable. On peut supposer que le développement de la pensée grecque fut l’œuvre de la seule raison, et qu’à côté de lui, indépendamment de lui, se produisit de loin en loin chez quelques âmes prédisposées un effort pour aller chercher, par-delà l’intelligence, une vision, un contact, la révélation d’une réalité transcendante. Cet effort n’aurait jamais atteint le but ; mais chaque fois, au moment de s’épuiser, il aurait confié à la dialectique ce qui restait de lui-même plutôt que de disparaître tout entier ; et ainsi, avec la même dépense de force, une nouvelle tentative pouvait ne s’arrêter que plus loin, l’intelligence se trouvant rejointe en un point plus avancé d’un développement philosophique qui avait, dans l’intervalle, acquis plus d’élasticité et comportait plus de mysticité. Par le fait, nous voyons une première vague, purement dionysiaque, venir se perdre dans l’orphisme, qui était d’une intellectualité supérieure ; une seconde, qu’on pourrait appeler orphique, aboutit au pythagorisme, c’est-à-dire à une philosophie ; à son tour le pythagorisme communiqua quelque chose de son esprit au platonisme ; et celui-ci, l’ayant recueilli, s’ouvrit naturellement plus tard au mysticisme alexandrin. Mais de quelque manière qu’on se représente le rapport entre les deux courants, l’un intellectuel, l’autre extra-intellectuel, c’est seulement en se plaçant au terme qu’on peut qualifier celui-ci de supra-intellectuel ou de mystique, et tenir pour mystique une impulsion qui partit des mystères.

Resterait à savoir, alors, si le terme du mouvement fut un mysticisme complet. On peut donner aux mots le sens qu’on veut, pourvu qu’on le définisse d’abord. A nos yeux, l’aboutissement du mysticisme est une prise de contact, et par conséquent une coïncidence partielle, avec l’effort créateur que manifeste la vie. Cet effort est de Dieu, si ce n’est pas Dieu lui-même. Le grand mystique serait une individualité qui franchirait les limites assignées a l’espèce par sa matérialité, qui continuerait et prolongerait ainsi l’action divine. Telle est notre définition. Nous sommes libres de la poser, pourvu que nous nous demandions si elle trouve jamais son application, si elle s’applique alors à tel ou tel cas déterminé. En ce qui concerne Plotin, la réponse n’est pas douteuse. Il lui fut donné de voir la terre promise, mais non pas d’en fouler le sol. Il alla jusqu’à l’extase, un état où l’âme se sent ou croit se sentir en présence de Dieu, étant illuminée de sa lumière ; il ne franchit pas cette dernière étape pour arriver au point où, la contemplation venant s’abîmer dans l’action, la volonté humaine se confond avec la volonté divine. Il se croyait au faîte : aller plus loin eût été pour lui descendre. C’est ce qu’il a exprimé dans une langue admirable, mais qui n’est pas celle du mysticisme plein : « l’action, dit-il, est un affaiblissement de la contemplation 16. » Par là il reste fidèle à l’intellectualisme grec, il le résume même dans une formule saisissante ; du moins l’a-t-il fortement imprégné de mysticité. En un mot, le mysticisme, au sens absolu où nous convenons de le prendre, n’a pas été atteint par la pensée hellénique. Il aurait sans doute voulu être ; il a, simple virtualité, plusieurs fois frappé à la porte. Celle-ci s’est entrebâillée de plus en plus largement, mais ne l’a jamais laissé passer tout entier.

La distinction est radicale ici entre la mystique et la dialectique ; elles se rejoignent seulement de loin en loin. Ailleurs, au contraire, elles ont été constamment mêlées, s’entr’aidant en apparence, peut-être s’empêchant réciproquement d’aller jusqu’au bout. C’est ce qui est arrivé, croyons-nous, à la pensée hindoue. Nous n’entreprendrons pas de l’approfondir ou de la résumer. Son développement s’étend sur des périodes considérables. Philosophie et religion, elle s’est diversifiée selon les temps et les lieux. Elle s’est exprimée dans une langue dont beaucoup de nuances échappent à ceux-là mêmes qui la connaissent le mieux. Les mots de cette langue sont d’ailleurs loin d’avoir conservé un sens invariable, à supposer que ce sens ait toujours été précis ou qu’il l’ait été jamais. Mais, pour l’objet qui nous occupe, un coup d’œil jeté sur l’ensemble des doctrines suffira. Et comme, pour obtenir cette vision globale, nous devrons nécessairement nous contenter de superposer ensemble des vues déjà prises, nous aurons quelque chance, en considérant de préférence les lignes qui coïncident, de ne pas nous tromper. c

Disons d’abord que l’Inde a toujours pratiqué une religion comparable à celle de l’ancienne Grèce. Les dieux et les esprits y jouaient le même rôle que partout ailleurs. Les rites et cérémonies étaient analogues. Le sacrifice avait une importance extrême. Ces cultes persistèrent à travers le Brahmanisme, le Jaïnisme et le Bouddhisme. Comment étaient-ils compatibles avec un enseignement tel que celui du Bouddha ? Il faut remarquer que le Bouddhisme, qui apportait aux hommes la délivrance, considérait les dieux eux-mêmes comme ayant besoin d’être délivrés. Il traitait donc hommes et dieux en êtres de même espèce, soumis a la même fatalité. Cela se concevrait bien dans une hypothèse telle que la nôtre : l’homme vit naturellement en société, et, par l’effet d’une fonction naturelle, que nous avons appelée fabulatrice, il projette autour de lui des êtres fantasmatiques qui vivent d’une vie analogue à la sienne, plus haute que la sienne, solidaire de la sienne ; telle est la religion que nous tenons pour naturelle. Les penseurs de l’Inde se sont-ils jamais représenté ainsi les choses ? C’est peu probable. Mais tout esprit qui s’engage sur la voie mystique, hors de la cité, sent plus ou moins confusément qu’il laisse derrière lui les hommes et les dieux. Par là même il les voit ensemble.

Maintenant, jusqu’où la pensée hindoue est-elle allée dans cette voie ? Il ne s’agit, bien entendu, que de l’Inde antique, seule avec elle-même, avant l’influence qu’a pu exercer sur elle la civilisation occidentale ou le besoin de réagir contre elle. Statique ou dynamique, en effet, nous prenons la religion à ses origines. Nous avons trouvé que la première était préfigurée dans la nature ; nous voyons maintenant dans la seconde un bond hors de la nature, et nous considérons d’abord le bond dans des cas où l’élan fut insuffisant ou contrarié. A cet élan il semble que l’âme hindoue se soit essayée par deux méthodes différentes.

L’une d’elles est à la fois physiologique et psychologique. On en découvrirait la plus lointaine origine dans une pratique commune aux Hindous et aux Iraniens, antérieure par conséquent à leur séparation : le recours à la boisson enivrante que les uns et les autres appelaient « soma ». C’était une ivresse divine, comparable à celle que les fervents de Dionysos demandaient au vin. Plus tard vint un ensemble d’exercices destinés à suspendre la sensation, à ralentir l’activité mentale, enfin à induire des états comparables à celui d’hypnose ; ils se systématisèrent dans le « yoga ». Était-ce là du mysticisme, au sens où nous prenons le mot ? Des états hypnotiques n’ont rien de mystique par eux-mêmes, mais ils pourront le devenir, ou du moins annoncer et préparer le mysticisme vrai, par la suggestion qui s’y insérera. Ils le deviendront facilement, leur forme sera prédisposée à se remplir de cette matière, s’ils dessinent déjà des visions, des extases, suspendant la fonction critique de l’intelligence. Telle a dû être, par un côte au moins, la signification des exercices qui finirent par s’organiser en « yoga ». Le mysticisme n’y était qu’à l’état d’ébauche ; mais un mysticisme plus accusé, concentration purement spirituelle, pouvait s’aider du yoga dans ce que celui-ci avait de matériel et, par là même, le spiritualiser. De fait, le yoga semble avoir été, selon les temps et les lieux, une forme plus populaire de la contemplation mystique ou un ensemble qui l’englobait.

Reste à savoir ce que fut cette contemplation elle-même, et quel rapport elle pouvait avoir avec le mysticisme tel que nous l’entendons. Dès les temps les plus anciens l’Hindou spécula sur l’être en général, sur la nature, sur la vie. Mais son effort, qui s’est prolongé pendant un si grand nombre de siècles, n’a pas abouti, comme celui des philosophes grecs, à la connaissance indéfiniment développable que fut déjà la science hellénique. La raison en est que la connaissance fut toujours à ses yeux un moyen plutôt qu’une fin. Il s’agissait pour lui de s’évader de la vie, qui lui était particulièrement cruelle. Et par le suicide il n’aurait pas obtenu l’évasion, car l’âme devait passer dans un autre corps après la mort, et c’eût été, à perpétuité, un recommencement de la vie et de la souffrance. Mais dès les premiers temps du Brahmanisme il se persuada qu’on arrivait à la délivrance par le renoncement. Ce renoncement était une absorption dans le Tout, comme aussi en soi-même. Le Bouddhisme, qui vint infléchir le Brahmanisme, ne le modifia pas essentiellement. Il en fit surtout quelque chose de plus savant. Jusque-là, on avait constaté que la vie était souffrance : le Bouddha remonta jusqu’à la cause de la souffrance ; il la découvrit dans le désir en général, dans la soif de vivre. Ainsi put être tracé avec une précision plus haute le chemin de la délivrance. Brahmanisme, Bouddhisme et même Jaïnisme ont donc prêché avec une force croissante l’extinction du vouloir-vivre, et cette prédication se présente au premier abord comme un appel à l’intelligence, les trois doctrines ne différant que par leur degré plus ou moins élevé d’intellectualité. Mais, à y regarder de près, on s’aperçoit que la conviction qu’elles visaient à implanter était loin d’être un état purement intellectuel. Déjà, dans l’ancien Brahmanisme, ce n’est pas par le raisonnement, ce n’est pas par l’étude, que s’obtient la conviction dernière : elle consiste en une vision, communiquée par celui qui a vu. Le Bouddhisme, plus savant d’un côté, est plus mystique encore de l’autre. L’état où il achemine l’âme est au-delà du bonheur et de la souffrance, au-delà de la conscience. C’est par une série d’étapes, et par toute une discipline mystique, qu’il aboutit au nirvana, suppression du désir pendant la vie et du karma après la mort. Il ne faut pas oublier qu’à l’origine de la mission du Bouddha est l’illumination qu’il eut dans sa première jeunesse. Tout ce que le Bouddhisme a d’exprimable en mots peut sans doute être traité comme une philosophie ; mais l’essentiel est la révélation définitive, transcendante à la raison comme à la parole. C’est la conviction, graduellement gagnée et subitement obtenue, que le but est atteint : finie la souffrance, qui est tout ce qu’il y a de déterminé, et par conséquent de proprement existant, dans l’existence. Si nous considérons que nous n’avons pas affaire ici à une vue théorique, mais à une expérience qui ressemble beaucoup à une extase, que dans un effort pour coïncider avec l’élan créateur une âme pourrait prendre la voie ainsi décrite et n’échouerait que parce qu’elle se serait arrêtée à mi-chemin, détachée de la vie humaine mais n’atteignant pas à la vie divine, suspendue entre deux activités dans le vertige du néant, nous n’hésiterons pas à voir dans le Bouddhisme un mysticisme. Mais nous comprendrons pourquoi le Bouddhisme n’est pas un mysticisme complet. Celui-ci serait action, création, amour.

Non pas certes que le Bouddhisme ait ignoré la charité. Il l’a recommandée au contraire en termes d’une élévation extrême. Au précepte il a joint l’exemple. Mais il a manqué de chaleur. Comme l’a dit très justement un historien des religions, il a ignoré « le don total et mystérieux de soi-même ». Ajoutons — et c’est peut-être, au fond, la même chose — qu’il n’a pas cru à l’efficacité de l’action humaine. Il n’a pas eu confiance en elle. Seule cette confiance peut devenir puissance, et soulever les montagnes. Un mysticisme complet fût allé jusque-là. Il s’est rencontré peut-être dans l’Inde, mais beaucoup plus tard. C’est en effet une charité ardente, c’est un mysticisme comparable au mysticisme chrétien, que nous trouvons chez un Ramakrishna ou un Vivekananda, pour ne parler que des plus récents. Mais, précisément, le christianisme avait surgi dans l’intervalle. Son influence sur l’Inde — venue d’ailleurs à l’islamisme — a été bien superficielle, mais à des âmes prédisposées une simple suggestion, un signal suffit. Admettons pourtant que l’action directe du christianisme, en tant que dogme, ait été à peu près nulle dans l’Inde. Comme il a pénétré toute la civilisation occidentale, on le respire, ainsi qu’un parfum, dans ce que cette civilisation apporte avec elle. L’industrialisme lui-même, comme nous essaierons de le montrer, en dérive indirectement. Or c’est l’industrialisme, c’est notre civilisation occidentale, qui a déclenché le mysticisme d’un Ramakrishna ou d’un Vivekananda. Jamais ce mysticisme ardent, agissant, ne se fût produit au temps où l’Hindou se sentait écrasé par la nature et où toute intervention humaine était inutile. Que faire, lorsque des famines inévitables condamnent des millions de malheureux à mourir de faim ? Le pessimisme hindou avait pour principale origine cette impuissance. Et c’est le pessimisme qui a empêché l’Inde d’aller jusqu’au bout de son mysticisme, puisque le mysticisme complet est action. Mais viennent les machines qui accroissent le rendement de la terre et qui surtout en font circuler les produits, viennent aussi des organisations politiques et sociales qui prouvent expérimentalement que les masses ne sont pas condamnées à une vie de servitude et de misère comme à une nécessité inéluctable la délivrance devient possible dans un sens tout nouveau la poussée mystique, si elle s’exerce quelque part avec assez de force, ne s’arrêtera plus net devant des impossibilités d’agir ; elle ne sera plus refoulée sur des doctrines de renoncement ou des pratiques d’extase ; au lieu de s’absorber en elle-même, l’âme s’ouvrira toute grande à un universel amour. Or ces inventions et ces organisations sont d’essence occidentale ; ce sont elles qui ont permis ici au mysticisme d’aller jusqu’au bout de lui-même. Concluons donc que ni dans la Grèce ni dans l’Inde antique il n’y eut de mysticisme complet, tantôt parce que l’élan fut insuffisant, tantôt parce qu’il fut contrarié par les circonstances matérielles ou par une intellectualité trop étroite. C’est son apparition à un moment précis qui nous fait assister rétrospectivement à sa préparation, comme le volcan qui surgit tout d’un coup éclaire dans le passé une longue série de tremblements de terre 17.

Le mysticisme complet est en effet celui des grands mystiques chrétiens. Laissons de côté, pour le moment, leur christianisme, et considérons chez eux la forme sans la matière. Il n’est pas douteux que la plupart aient passé par des états qui ressemblent aux divers points d’aboutissement du mysticisme antique. Mais ils n’ont fait qu’y passer : se ramassant sur eux-mêmes pour se tendre dans un tout nouvel effort, ils ont rompu une digue ; un immense courant de vie les a ressaisis ; de leur vitalité accrue s’est dégagée une énergie, une audace, une puissance de conception et de réalisation extraordinaires. Qu’on pense à ce qu’accomplirent, dans le domaine de l’action, un saint Paul, une sainte Thérèse, une sainte Catherine de Sienne, un saint François, une Jeanne d’Arc, et tant d’autres 18. Presque toutes ces activités surabondantes se sont employées à la propagation du christianisme. Il y a des exceptions cependant, et le cas de Jeanne d’Arc suffirait à montrer que la forme est séparable de la matière.

 

Quand on prend ainsi à son terme l’évolution intérieure des grands mystiques, on se demande comment ils ont pu être assimilés à des malades. Certes, nous vivons dans un état d’équilibre instable, et la santé moyenne de l’esprit, comme d’ailleurs celle du corps, est chose malaisée à définir. Il y a pourtant une santé intellectuelle solidement assise, exceptionnelle, qui se reconnaît sans peine. Elle se manifeste par le goût de l’action, la faculté de s’adapter et de se réadapter aux circonstances, la fermeté jointe à la souplesse, le discernement prophétique du possible et de l’impossible, un esprit de simplicité qui triomphe des complications, enfin un bon sens supérieur. N’est-ce pas précisément ce qu’on trouve chez les mystiques dont nous parlons ? Et ne pourraient-ils pas servir à la définition même de la robustesse intellectuelle ?

Si l’on en a jugé autrement, c’est à cause des états anormaux qui préludent souvent chez eux à la transformation définitive. Ils parlent de leurs visions, de leurs extases, de leurs ravissements. Ce sont là des phénomènes qui se produisent aussi bien chez des malades, et qui sont constitutifs de leur maladie. Un important ouvrage a paru récemment sur l’extase envisagée comme une manifestation psychasténique 19. Mais il y a des états morbides qui sont des imitations d’états sains : ceux-ci n’en sont pas moins sains, et les autres morbides. Un fou se croira empereur ; à ses gestes, à ses paroles et à ses actes il donnera une allure systématiquement napoléonienne, et ce sera justement sa folie : en rejaillira-t-il quelque chose sur Napoléon ? On pourra aussi bien parodier le mysticisme, et il y aura une folie mystique : suivra-t-il de là que le mysticisme soit folie ? Toutefois il est incontestable qu’extases, visions, ravissements sont des états anormaux, et qu’il est difficile de distinguer entre l’anormal et le morbide. Telle a d’ailleurs été l’opinion des grands mystiques eux-mêmes. Ils ont été les premiers à mettre leurs disciples en garde contre les visions qui pouvaient être purement hallucinatoires. Et à leurs propres visions, quand ils en avaient, ils n’ont généralement attaché qu’une importance secondaire : c’étaient des incidents de la route ; il avait fallu les dépasser, laisser aussi bien derrière soi ravissements et extases pour atteindre le terme, qui était l’identification de la volonté humaine avec la volonté divine. La vérité est que ces états anormaux, leur ressemblance et parfois sans doute aussi leur participation à des états morbides, se comprendront sans peine si l’on pense au bouleversement qu’est le passage du statique au dynamique, du clos à l’ouvert, de la vie habituelle à la vie mystique. Quand les profondeurs obscures de l’âme sont remuées, ce qui monte à la surface et arrive à la conscience y prend, si l’intensité est suffisante, la forme d’une image ou d’une émotion. L’image est le plus souvent hallucination pure, comme l’émotion n’est qu’agitation vaine. Mais l’une et l’autre peuvent exprimer que le bouleversement est un réarrangement systématique en vue d’un équilibre supérieur : l’image est alors symbolique de ce qui se prépare, et l’émotion est une concentration de l’âme dans l’attente d’une transformation. Ce dernier cas est celui du mysticisme, mais il peut participer de l’autre ; ce qui est simplement anormal peut se doubler de ce qui est nettement morbide ; à déranger les rapports habituels entre le conscient et l’inconscient on court un risque. Il ne faut donc pas s’étonner si des troubles nerveux accompagnent parfois le mysticisme ; on en rencontre aussi bien dans d’autres formes du génie, notamment chez des musiciens. Il n’y faut voir que des accidents. Ceux-là ne sont pas plus de la mystique que ceux-ci ne sont de la musique.

Ébranlée dans ses profondeurs par le courant qui l’entraînera, l’âme cesse de tourner sur elle-même, échappant un instant à la loi qui veut que l’espèce et l’individu se conditionnent l’un l’autre, circulairement. Elle s’arrête, comme si elle écoutait une voix qui l’appelle. Puis elle se laisse porter, droit en avant. Elle ne perçoit pas directement la force qui la meut, mais elle en sent l’indéfinissable présence, ou la devine à travers une vision symbolique. Vient alors une immensité de joie, extase où elle s’absorbe ou ravissement qu’elle subit : Dieu est là, et elle est en lui. Plus de mystère. Les problèmes s’évanouissent, les obscurités se dissipent ; c’est une illumination. Mais pour combien de temps ? Une imperceptible inquiétude, qui planait sur l’extase, descend et s’attache à elle comme son ombre. Elle suffirait déjà, même sans les états qui vont suivre, à distinguer le mysticisme vrai, complet, de ce qui en fut jadis l’imitation anticipée ou la préparation. Elle montre en effet que l’âme du grand mystique ne s’arrête pas à l’extase comme au terme d’un voyage. C’est bien le repos, si l’on veut, mais comme à une station où la machine resterait sous pression, le mouvement se continuant en ébranlement sur place dans l’attente d’un nouveau bond en avant. Disons plus précisément : l’union avec Dieu a beau être étroite, elle ne serait définitive que si elle était totale. Plus de distance, sans doute, entre la pensée et l’objet de la pensée, puisque les problèmes sont tombés qui mesuraient et même constituaient l’écart. Plus de séparation radicale entre ce qui aime et ce qui est aimé : Dieu est présent et la joie est sans bornes. Mais si l’âme s’absorbe en Dieu par la pensée et par le sentiment, quelque chose d’elle reste en dehors . c’est la volonté : son action, si elle agissait, procéderait simplement d’elle. Sa vie n’est donc pas encore divine. Elle le sait ; vaguement elle s’en inquiète, et cette agitation dans le repos est caractéristique de ce que nous appelons le mysticisme complet : elle exprime que l’élan avait été pris pour aller plus loin, que l’extase intéresse bien la faculté de voir et de s’émouvoir, mais qu’il y a aussi le vouloir, et qu’il faudrait le replacer lui-même en Dieu. Quand ce sentiment a grandi au point d’occuper toute la place, l’extase est tombée, l’âme se retrouve seule et parfois se désole. Habituée pour un temps à l’éblouissante lumière, elle ne distingue plus rien dans l’ombre. Elle ne se rend pas compte du travail profond qui s’accomplit obscurément en elle. Elle sent qu’elle a beaucoup perdu ; elle ne sait pas encore que c’est pour tout gagner. Telle est la « nuit obscure » dont les grands mystiques ont parlé, et qui est peut-être ce qu’il y a de plus significatif, en tout cas de plus instructif, dans le mysticisme chrétien. La phase définitive, caractéristique du grand mysticisme, se prépare. Analyser cette préparation finale est impossible, les mystiques eux-mêmes en ayant à peine entrevu le mécanisme. Bornons-nous à dire qu’une machine d’un acier formidablement résistant, construite en vue d’un effort extraordinaire, se trouverait sans doute dans un état analogue si elle prenait conscience d’elle-même au moment du montage. Ses pièces étant soumises, une à une, aux plus dures épreuves, certaines étant rejetées et remplacées par d’autres, elle aurait le sentiment d’un manque çà et là, et d’une douleur partout. Mais cette peine toute superficielle n’aurait qu’à s’approfondir pour venir se perdre dans l’attente et l’espoir d’un instrument merveilleux. L’âme mystique veut être cet instrument. Elle élimine de sa substance tout ce qui n’est pas assez pur, assez résistant et souple, pour que Dieu l’utilise. Déjà elle sentait Dieu présent, déjà elle croyait l’apercevoir dans des visions symboliques, déjà même elle s’unissait à lui dans l’extase ; mais rien de tout cela n’était durable parce que tout cela n’était que contemplation : l’action ramenait l’âme à elle-même et la détachait ainsi de Dieu. Maintenant c’est Dieu qui agit par elle, en elle : l’union est totale, et par conséquent définitive. Alors, des mots tels que mécanisme et instrument évoquent des images qu’il vaudra mieux laisser de côté. On pouvait s’en servir pour nous donner une idée du travail de préparation. On ne nous apprendra rien par là du résultat final. Disons que c’est désormais, pour l’âme, une surabondance de vie. C’est un immense élan. C’est une poussée irrésistible qui la jette dans les plus vastes entreprises. Une exaltation calme de toutes ses facultés fait qu’elle voit grand et, si faible soit-elle, réalise puissamment. Surtout elle voit simple, et cette simplicité, qui frappe aussi bien dans ses paroles et dans sa conduite, la guide à travers des complications qu’elle semble ne pas même apercevoir. Une science innée, ou plutôt une innocence acquise, lui suggère ainsi du premier coup la démarche utile, l’acte décisif, le mot sans réplique. L’effort reste pourtant indispensable, et aussi l’endurance et la persévérance. Mais ils viennent tout seuls, ils se déploient d’eux-mêmes dans une âme à la fois agissante et « agie », dont la liberté coïncide avec l’activité divine. Ils représentent une énorme dépense d’énergie, mais cette énergie est fournie en même temps que requise, car la surabondance de vitalité qu’elle réclame coule d’une source qui est celle même de la vie. Maintenant les visions sont loin : la divinité ne saurait se manifester du dehors à une âme désormais remplie d’elle. Plus rien qui paraisse distinguer essentiellement un tel homme des hommes parmi lesquels il circule. Lui seul se rend compte d’un changement qui l’élève au rang des adjutores Dei, patients par rapport à Dieu, agents par rapport aux hommes. De cette élévation il ne tire d’ailleurs nul orgueil. Grande est au contraire son humilité. Comment ne serait-il pas humble, alors qu’il a pu constater dans des entretiens silencieux, seul à seul, avec une émotion où son âme se sentait fondre tout entière, ce qu’on pourrait appeler l’humilité divine ?

Déjà dans le mysticisme qui s’arrêtait à l’extase, c’est-à-dire à la contemplation, une certaine action était préformée. On éprouvait, à peine redescendu du ciel sur la terre, le besoin d’aller enseigner les hommes. Il fallait annoncer à tous que le monde perçu par les yeux du corps est sans doute réel, mais qu’il y a autre chose, et que ce West pas simplement possible ou probable, comme le serait la conclusion d’un raisonnement, mais certain comme une expérience : quelqu’un a vu, quelqu’un a touché, quelqu’un sait. Toutefois il n’y avait là qu’une velléité d’apostolat. L’entreprise était en effet décourageante : la conviction qu’on tient d’une expérience, comment la propager par des discours ? et comment surtout exprimer l’inexprimable ? Mais ces questions ne se posent même pas au grand mystique. Il a senti la vérité couler en lui de sa source comme une force agissante. Il ne s’empêcherait pas plus de la répandre que le soleil de déverser sa lumière. Seulement, ce n’est plus par de simples discours qu’il la propagera.

Car l’amour qui le consume n’est plus simplement l’amour d’un homme pour Dieu, c’est l’amour de Dieu pour tous les hommes. A travers Dieu, par Dieu, il aime toute l’humanité d’un divin amour. Ce n’est pas la fraternité que les philosophes ont recommandée au nom de la raison, en arguant de ce que tous les hommes participent originellement d’une même essence raisonnable : devant un idéal aussi noble on s’inclinera avec respect ; on s’efforcera de le réaliser s’il n’est pas trop gênant pour l’individu et pour la communauté ; on ne s’y attachera pas avec passion. Ou bien alors ce sera qu’on aura respiré dans quelque coin de notre civilisation le parfum enivrant que le mysticisme y a laissé. Les philosophes eux-mêmes auraient-ils posé avec une telle assurance le principe, si peu conforme à l’expérience courante, de l’égale participation de tous les hommes à une essence supérieure, s’il ne s’était pas trouvé des mystiques pour embrasser l’humanité entière dans un seul indivisible amour ? Il ne s’agit donc pas ici de la fraternité dont on a construit l’idée pour en faire un idéal. Et il ne s’agit pas non plus de l’intensification d’une sympathie innée de l’homme pour l’homme. D’un tel instinct on peut d’ailleurs se demander s’il a jamais existé ailleurs que dans l’imagination des philosophes, où il a surgi pour des raisons de symétrie. Famille, patrie, humanité apparaissant comme des cercles de plus en plus larges, on a pensé que l’homme devait aimer naturellement l’humanité comme on aime sa patrie et sa famille, alors qu’en réalité le groupement familial et le groupement social sont les seuls qui aient été voulus par la nature, les seuls auxquels correspondent des instincts, et que les instincts sociaux porteraient les sociétés à lutter les unes contre les autres bien plutôt qu’à s’unir pour se constituer effectivement en humanité. Tout au plus le sentiment familial et social pourra-t-il surabonder accidentellement et s’employer au-delà de ses frontières naturelles, par luxe ou par jeu ; cela n’ira jamais très loin. Bien différent est l’amour mystique de l’humanité. Il ne prolonge pas un instinct, il ne dérive pas d’une idée. Ce n’est ni du sensible ni du rationnel. C’est l’un et l’autre implicitement, et c’est beaucoup plus effectivement. Car un tel amour est à la racine même de la sensibilité et de la raison, comme du reste des choses. Coïncidant avec l’amour de Dieu pour son œuvre, amour qui a tout fait, il livrerait à qui saurait l’interroger le secret de la création. Il est d’essence métaphysique encore plus que morale. Il voudrait, avec l’aide de Dieu, parachever la création de l’espèce humaine et faire de l’humanité ce qu’elle eût été tout de suite si elle avait pu se constituer définitivement sans l’aide de l’homme lui-même. Ou, pour employer des mots qui disent, comme nous le verrons, la même chose dans une autre langue : sa direction est celle même de l’élan de vie ; il est cet élan même, communiqué intégralement à des hommes privilégiés qui voudraient l’imprimer alors à l’humanité entière et, par une contradiction réalisée, convertir en effort créateur cette chose créée qu’est une espèce, faire un mouvement de ce qui est par définition un arrêt.

Réussira-t-il ? Si le mysticisme doit transformer l’humanité, ce ne pourra être qu’en transmettant de proche en proche, lentement, une partie de lui-même. Les mystiques le sentent bien. Le grand obstacle qu’ils rencontreront est celui qui a empêché la création d’une humanité divine. L’homme doit gagner son pain à la sueur de son front : en d’autres termes, l’humanité est une espèce animale, soumise comme telle à la loi qui régit le monde animal et qui condamne le vivant à se repaître du vivant. Sa nourriture lui étant alors disputée et par la nature en général et par ses congénères, il emploie nécessairement son effort à se la procurer, son intelligence est justement faite pour lui fournir des armes et des outils en vue de cette lutte et de ce travail. Comment, dans ces conditions, l’humanité tournerait-elle vers le ciel une attention essentiellement fixée sur la terre ? Si c’est possible, ce ne pourra être que par l’emploi simultané ou successif de deux méthodes très différentes. La première consisterait à intensifier si bien le travail intellectuel, à porter l’intelligence si loin au-delà de ce que la nature avait voulu pour elle, que le simple outil cédât la place à un immense système de machines capable de libérer l’activité humaine, cette libération étant d’ailleurs consolidée par une organisation politique et sociale qui assurât au machinisme sa véritable destination. Moyen dangereux, car la mécanique, en se développant, pourra se retourner contre la mystique : même, c’est en réaction apparente contre celle-ci que la mécanique se développera le plus complètement. Mais il y a des risques qu’il faut courir : une activité d’ordre supérieur, qui a besoin d’une activité plus basse, devra la susciter ou en tout cas la laisser faire, quitte à se défendre s’il en est besoin ; l’expérience montre que si, de deux tendances contraires mais complémentaires, l’une a grandi au point de vouloir prendre toute la place, l’autre s’en trouvera bien pour peu qu’elle ait su se conserver : son tour reviendra, et elle bénéficiera alors de tout ce qui a été fait sans elle, qui n’a même été mené vigoureusement que contre elle. Quoi qu’il en soit, ce moyen ne pouvait être utilisé que beaucoup plus tard, et il y avait, en attendant, une tout autre méthode à suivre. C’était de ne pas rêver pour l’élan mystique une propagation générale immédiate, évidemment impossible, mais de le communiquer, encore que déjà affaibli, à un petit nombre de privilégiés qui formeraient ensemble une société spirituelle ; les sociétés de ce genre pourraient essaimer ; chacune d’elles, par ceux de ses membres qui seraient exceptionnellement doués, donnerait naissance à une ou plusieurs autres ; ainsi se conserverait, ainsi se continuerait l’élan jusqu’au jour où un changement profond des conditions matérielles imposées à l’humanité par la nature permettrait, du côté spirituel, une transformation radicale. Telle est la méthode que les grands mystiques ont suivie. C’est par nécessité, et parce qu’ils ne pouvaient pas faire davantage, qu’ils dépensèrent surtout à fonder des couvents ou des ordres religieux leur énergie surabondante. Ils n’avaient pas à regarder plus loin pour le moment. L’élan d’amour qui les portait à élever l’humanité jusqu’à Dieu et à parfaire la création divine ne pouvait aboutir, a leurs yeux, qu’avec l’aide de Dieu dont ils étaient les instruments. Tout leur effort devait donc se concentrer sur une tâche très grande, très difficile, mais limitée. D’autres efforts viendraient, d’autres étaient d’ailleurs déjà venus ; tous seraient convergents, puisque Dieu en faisait l’unité.

Nous avons, en effet, beaucoup simplifié les choses. Pour plus de clarté, et surtout pour sérier les difficultés, nous avons raisonné comme si le mystique chrétien, porteur d’une révélation intérieure, survenait dans une humanité qui ne connaîtrait rien d’elle. Par le fait, les hommes auxquels il s’adresse ont déjà une religion, qui était d’ailleurs la sienne. S’il avait des visions, elles lui présentaient en images ce que sa religion lui avait inculqué sous forme d’idées. S’il avait des extases, elles l’unissaient à un Dieu qui dépassait sans doute tout ce qu’il avait imaginé, mais qui répondait encore à la description abstraite que la religion lui avait fournie. On pourrait même se demander si ces enseignements abstraits ne sont pas à l’origine du mysticisme, et si celui-ci a jamais fait autre chose que repasser sur la lettre du dogme pour le tracer cette fois en caractères de feu. Le rôle des mystiques serait alors seulement d’apporter à la religion, pour la réchauffer, quelque chose de l’ardeur qui les anime. Et, certes, celui qui professe une telle opinion n’aura pas de peine à la faire accepter. Les enseignements de la religion s’adressent en effet, comme tout enseignement, à l’intelligence, et ce qui est d’ordre intellectuel peut devenir accessible à tous. Qu’on adhère ou non à la religion, on arrivera toujours a se l’assimiler intellectuellement, quitte à se représenter comme mystérieux ses mystères. Au contraire le mysticisme ne dit rien, absolument rien, à celui qui n’en a pas éprouvé quelque chose. Tout le monde pourra donc comprendre que le mysticisme vienne de loin en loin s’insérer, original et ineffable, dans une religion préexistante formulée en termes d’intelligence, tandis qu’il sera difficile de faire admettre l’idée d’une religion qui n’existerait que par le mysticisme, dont elle serait un extrait intellectuellement formulable et par conséquent généralisable. Nous n’avons pas à rechercher quelle est celle de ces interprétations qui est conforme à l’orthodoxie religieuse. Disons seulement que, du point de vue du psychologue, la seconde est beaucoup plus vraisemblable que la première. D’une doctrine qui n’est que doctrine sortira difficilement l’enthousiasme ardent, l’illumination, la foi qui soulève les montagnes. Mais posez cette incandescence, la matière en ébullition se coulera sans peine dans le moule d’une doctrine, ou deviendra même cette doctrine en se solidifiant. Nous nous représentons donc la religion comme la cristallisation, opérée par un refroidissement savant, de ce que le mysticisme vint déposer, brûlant, dans l’âme de l’humanité. Par elle, tous peuvent obtenir un peu de ce que possédèrent pleinement quelques privilégiés. Il est vrai qu’elle a dû accepter beaucoup de choses, pour se faire accepter elle-même. L’humanité ne comprend bien le nouveau que s’il prend la suite de l’ancien. Or l’ancien était d’une part ce que les philosophes grecs avaient construit, et d’autre part ce que les religions antiques avaient imaginé. Que le christianisme ait beaucoup reçu, ou plutôt beaucoup tiré, des uns et des autres, cela n’est pas douteux. Il est chargé de philosophie grecque, et il a conservé bien des rites, des cérémonies, des croyances même de la religion que nous appelions statique ou naturelle. C’était son intérêt, car son adoption partielle du néo-platonisme aristotélicien lui permettait de rallier à lui la pensée philosophique, et ses emprunts aux anciennes religions devaient aider une religion nouvelle, de direction opposée, n’ayant guère de commun avec celles d’autrefois que le nom, à devenir populaire. Mais rien de tout cela n’était essentiel : l’essence de la nouvelle religion devait être la diffusion du mysticisme. Il y a une vulgarisation noble, qui respecte les contours de la vérité scientifique, et qui permet à des esprits simplement cultivés de se la représenter en gros jusqu’au jour où un effort supérieur leur en découvrira le détail et surtout leur en fera pénétrer profondément la signification. Du même genre nous paraît être la propagation de la mysticité par la religion. En ce sens, la religion est au mysticisme ce que la vulgarisation est à la science.

Ce que le mystique trouve devant lui est donc une humanité qui a été préparée à l’entendre par d’autres mystiques, invisibles et présents dans la religion qui s’enseigne. De cette religion son mysticisme même est d’ailleurs imprégné, puisqu’il a commencé par elle. Sa théologie sera généralement conforme à celle des théologiens. Son intelligence et son imagination utiliseront, pour exprimer en mots ce qu’il éprouve et en images matérielles ce qu’il voit spirituellement, l’enseignement (les théologiens. Et cela lui sera facile, puisque la théologie a précisément capté un courant qui a sa source dans la mysticité. Ainsi, son mysticisme bénéficie de la religion, en attendant que la religion s’enrichisse de son mysticisme. Par là s’explique le rôle qu’il se sent appelé à jouer d’abord, celui d’un intensificateur de la foi religieuse. Il va au plus pressé. En réalité, il s’agit pour les grands mystiques de transformer radicalement l’humanité en commençant par donner l’exemple. Le but ne serait atteint que s’il y avait finalement ce qui aurait dû théoriquement exister à l’origine, une humanité divine.

Mysticisme et christianisme se conditionnent donc l’un l’autre, indéfiniment. Il faut pourtant bien qu’il y ait eu un commencement. Par le fait, à l’origine du christianisme il y a le Christ. Du point de vue où nous nous plaçons, et d’où apparaît la divinité de tous les hommes, il importe peu que le Christ s’appelle ou ne s’appelle pas un homme. Il n’importe même pas qu’il s’appelle le Christ. Ceux qui sont allés jusqu’à nier l’existence de Jésus n’empêcheront pas le Sermon sur la montagne de figurer dans l’Évangile, avec d’autres divines paroles. A l’auteur on donnera le nom qu’on voudra, on ne fera pas qu’il n’y ait pas eu d’auteur. Nous n’avons donc pas à nous poser ici de tels problèmes. Disons simplement que, si les grands mystiques sont bien tels que nous les avons décrits, ils se trouvent être des imitateurs et des continuateurs originaux, mais incomplets, de ce que fut complètement le Christ des Évangiles.

Lui-même peut être considéré comme le continuateur des prophètes d’Israël. Il n’est pas douteux que le christianisme ait été une transformation profonde du judaïsme. On l’a dit bien des fois : à une religion qui était encore essentiellement nationale se substitua une religion capable de devenir universelle. À un Dieu qui tranchait sans doute sur tous les autres par sa justice en même temps que par sa puissance, mais dont la puissance s’exerçait en faveur de son peuple et dont la justice concernait avant tout ses sujets, succéda un Dieu d’amour, et qui aimait l’humanité entière. C’est précisément pourquoi nous hésitons à classer les prophètes juifs parmi les mystiques de l’antiquité : Jahveh était un juge trop sévère, entre Israël et son Dieu il n’y avait pas assez d’intimité, pour que le judaïsme fût le mysticisme que nous définissons. Et pourtant aucun courant de pensée ou de sentiment n’a contribué autant que le prophétisme juif à susciter le mysticisme que nous appelons complet, celui des mystiques chrétiens. La raison en est que si d’autres courants portèrent certaines âmes à un mysticisme contemplatif et méritèrent par là d’être tenus pour mystiques, c’est à la contemplation pure qu’ils aboutirent. Pour franchir l’intervalle entre la pensée et l’action il fallait un élan, qui manqua. Nous trouvons cet élan chez les prophètes : ils eurent la passion de la justice, ils la réclamèrent au nom du Dieu d’Israël ; et le christianisme, qui prit la suite du judaïsme, dut en grande partie aux prophètes juifs d’avoir un mysticisme agissant, capable de marcher à la conquête du monde.

Si le mysticisme est bien ce que nous venons de dire, il doit fournir le moyen d’aborder en quelque sorte expérimentalement le problème de l’existence et de la nature de Dieu. Nous ne voyons pas, d’ailleurs, comment la philosophie l’aborderait autrement. D’une manière générale, nous estimons qu’un objet qui existe est un objet qui est perçu ou qui pourrait l’être. Il est donc donné dans une expérience, réelle ou possible. Libre à vous de construire l’idée d’un objet ou d’un être, comme fait le géomètre pour une figure géométrique ; mais l’expérience seule établira qu’il existe effectivement en dehors de l’idée ainsi construite. Direz-vous que toute la question est là, et qu’il s’agit précisément de savoir si un certain Être ne se distinguerait pas de tous les autres en ce qu’il serait inaccessible à notre expérience et pourtant aussi réel qu’eux ? Je l’admets un instant, encore qu’une affirmation de ce genre, et les raisonnements qu’on y joint, me paraissent impliquer une illusion fondamentale. Mais il restera à établir que l’Être ainsi défini, ainsi démontré, est bien Dieu. Alléguerez-vous qu’il l’est par définition, et qu’on est libre de donner aux mots qu’on définit le sens qu’on veut ? Je l’admets encore, mais si vous attribuez au mot un sens radicalement différent de celui qu’il a d’ordinaire, c’est à un objet nouveau qu’il s’applique ; vos raisonnements ne concerneront plus l’ancien objet ; il sera donc entendu que vous nous parlez d’autre chose. Tel est précisément le cas, en général, quand la philosophie parle de Dieu. Il s’agit si peu du Dieu auquel pensent la plupart des hommes que si, Par miracle, et contre l’avis des philosophes, Dieu ainsi défini descendait dans le champ de l’expérience, personne ne le reconnaîtrait. Statique ou dynamique, en effet, la religion le tient avant tout pour un Être qui peut entrer en rapport avec nous : or c’est précisément de quoi est incapable le Dieu d’Aristote, adopté avec quelques modifications par la plupart de ses successeurs. Sans entrer ici dans un examen approfondi de la conception aristotélicienne de la divinité, disons simplement qu’elle nous paraît soulever une double question : 1º pourquoi Aristote a-t-il posé comme premier principe un Moteur immobile, Pensée qui se pense elle-même, enfermée en elle-même, et qui n’agit que par l’attrait de sa perfection ; 2º pourquoi, ayant posé ce principe, l’a-t-il appelé Dieu ? Mais à l’une et à l’autre la réponse est facile : la théorie platonicienne des Idées a dominé toute la pensée antique, en attendant qu’elle pénétrât dans la philosophie moderne ; or, le rapport du premier principe d’Aristote au monde est celui même que Platon établit entre l’Idée et la chose. Pour qui ne voit dans les idées que des produits de l’intelligence sociale et individuelle, il n’y a rien d’étonnant à ce que des idées en nombre déterminé, immuables, correspondent aux choses indéfiniment variées et changeantes de notre expérience : nous nous arrangeons en effet pour trouver des ressemblances entre les choses malgré leur diversité, et pour prendre sur elles des vues stables malgré leur instabilité ; nous obtenons ainsi des idées sur lesquelles nous avons prise tandis que les choses nous glissent entre les mains. Tout cela est de fabrication humaine. Mais celui qui vient philosopher quand la société a déjà poussé fort loin son travail, et qui en trouve les résultats emmagasines dans le langage, peut être frappé d’admiration pour ce système d’idées sur lesquelles les choses semblent se régler. Ne seraient-elles pas, dans leur immutabilité, des modèles que les choses changeantes et mouvantes se bornent à imiter ? Ne seraient-elles pas la réalité vraie, et changement et mouvement ne traduiraient-ils pas l’incessante et inutile tentative de choses quasi inexistantes, courant en quelque sorte après elles-mêmes, pour coïncider avec l’immutabilité de l’Idée ? On comprend donc qu’ayant mis au-dessus du monde sensible une hiérarchie d’Idées dominées par cette Idée des Idées qu’est l’Idée du Bien, Platon ait jugé que les Idées en général, et à plus forte raison le Bien, agissaient par l’attrait de leur perfection. Tel est précisément, d’après Aristote, le mode d’action de la Pensée de la Pensée, laquelle n’est pas sans rapport avec l’Idée des Idées. Il est vrai que Platon n’identifiait pas celle-ci avec Dieu : le Démiurge du Timée, qui organise le monde, est distinct de l’Idée du Bien. Mais le Timée est un dialogue mythique ; le Démiurge n’a donc qu’une demi-existence ; et Aristote, qui renonce aux mythes, fait coïncider avec la divinité une Pensée qui est à peine, semble-t-il, un Être pensant, que nous appellerions plutôt Idée que Pensée. Par là, le Dieu d’Aristote n’a rien de commun avec ceux qu’adoraient les Grecs ; il ne ressemble guère davantage au Dieu de la Bible, de l’Évangile. Statique ou dynamique, la religion présente à la philosophie un Dieu qui soulève de tout autres problèmes. Pourtant c’est à celui-là que la métaphysique s’est attachée généralement, quitte à le parer de tel ou tel attribut incompatible avec son essence. Que ne l’a-t-elle pris à son origine ! Elle l’eût vu se former par la compression de toutes les idées en une seule. Que n’a-t-elle considéré ces idées à leur tour ! Elle eût vu qu’elles servent avant tout à préparer l’action de l’individu et de la société sur les choses, que la société les fournit pour cela à l’individu, et qu’ériger leur quintessence en divinité consiste tout simplement à diviniser le social. Que n’a-t-elle analysé, enfin, les conditions sociales de cette action individuelle, et la nature du travail que l’individu accomplit avec l’aide de la société ! Elle eût constaté que si, pour simplifier le travail et aussi pour faciliter la coopération, on commence par réduire les choses à un petit nombre de catégories ou d’idées traduisibles en mots, chacune de ces idées représente une propriété ou un état stable cueilli le long d’un devenir : le réel est mouvant, ou plutôt mouvement, et nous ne percevons que des continuités de changement ; mais pour agir sur le réel, et en particulier pour mener à bien le travail de fabrication qui est l’objet propre de l’intelligence humaine, nous devons fixer par la pensée des stations, de même que nous attendons quelques instants de ralentissement ou d’arrêt relatif pour tirer sur un but mobile. Mais ces repos, qui ne sont que des accidents du mouvement et qui se réduisent d’ailleurs à de pures apparences, ces qualités qui ne sont que des instantanés pris sur le changement, deviennent à nos yeux le réel et l’essentiel, justement parce qu’ils sont ce qui intéresse notre action sur les choses. Le repos devient ainsi pour nous antérieur et supérieur au mouvement, lequel ne serait qu’une agitation en vue de l’atteindre. L’immutabilité serait ainsi au-dessus de la mutabilité, laquelle ne serait qu’une déficience, un manque, une recherche de la forme définitive. Bien plus, c’est par cet écart entre le point où la chose est et celui où elle devrait, où elle voudrait être, que se définira et même se mesurera le mouvement et le changement. La durée devient par là une dégradation de l’être, le temps une privation d’éternité. C’est toute cette métaphysique qui est impliquée dans la conception aristotélicienne de la divinité. Elle consiste à diviniser et le travail social qui est préparatoire du langage, et le travail individuel de fabrication qui exige des patrons ou des modèles : l’eidos (Idée ou Forme) est ce qui correspond à ce double travail ; l’Idée des Idées ou Pensée de la Pensée se trouve donc être la divinité même. Quand on a ainsi reconstitué l’origine et la signification du Dieu d’Aristote, on se demande comment les modernes traitent de l’existence et de la nature de Dieu en s’embarrassant de problèmes insolubles qui ne se posent que si l’on envisage Dieu du point de vue aristotélique et si l’on consent à appeler de ce nom un être que les hommes n’ont jamais songé à invoquer.

 

Ces problèmes, est-ce l’expérience mystique qui les résout ? On voit bien les objections qu’elle soulève. Nous avons écarté celles qui consistent à faire de tout mystique un déséquilibré, de tout mysticisme un état pathologique. Les grands mystiques, qui sont les seuls dont nous nous occupions, ont généralement été des hommes ou des femmes d’action, d’un bon sens supérieur : peu importe qu’ils aient eu pour imitateurs des déséquilibrés, ou que tel d’entre eux se soit ressenti, à certains moments, d’une tension extrême et prolongée de l’intelligence et de la volonté ; beaucoup d’hommes de génie ont été dans le même cas. Mais il y a une autre série d’objections, dont il est impossible de ne pas tenir compte. On allègue en effet que l’expérience de ces grands mystiques est individuelle et exceptionnelle, qu’elle ne peut pas être contrôlée par le commun des hommes, qu’elle n’est pas comparable par conséquent à l’expérience scientifique et ne saurait résoudre des problèmes. — Il y aurait beaucoup à dire sur ce point. D’abord, il s’en faut qu’une expérience scientifique, ou plus généralement une observation enregistrée par la science, soit toujours susceptible de répétition ou de contrôle. Au temps où l’Afrique centrale était terra incognita, la géographie s’en remettait au récit d’un explorateur unique si celui-ci offrait des garanties suffisantes d’honnêteté et de compétence. Le tracé des voyages de Livingstone a longtemps figuré sur les cartes de nos atlas. On répondra que la vérification était possible en droit, sinon en fait, que d’autres voyageurs étaient libres d’y aller voir, que d’ailleurs la carte dressée sur les indications d’un voyageur unique était provisoire et attendait que des explorations ultérieures la rendissent définitive. Je l’accorde ; mais le mystique, lui aussi, a fait un voyage que d’autres peuvent refaire en droit, sinon eu fait ; et ceux qui en sont effectivement capables sont au moins aussi nombreux que ceux qui auraient l’audace et l’énergie d’un Stanley allant retrouver Livingstone. Ce n’est pas assez dire. A côté des âmes qui suivraient jusqu’au bout la voie mystique, il en est beaucoup qui effectueraient tout au moins une partie du trajet : combien y ont fait quelques pas, soit par un effort de leur volonté, soit par une disposition de leur nature ! William James déclarait n’avoir jamais passé par des états mystiques ; mais il ajoutait que s’il en entendait parler par un homme qui les connût d’expérience, « quelque chose en lui faisait écho ». La plupart d’entre nous sont probablement dans le même cas. Il ne sert à rien de leur opposer les protestations indignées de ceux qui ne voient dans le mysticisme que charlatanisme ou folie. Certains, sans aucun doute, sont totalement fermés à l’expérience mystique, incapables d’en rien éprouver, d’en rien imaginer. Mais on rencontre également des gens pour lesquels la musique n’est qu’un bruit ; et tel d’entre eux s’exprime avec la même colère, sur le même ton de rancune personnelle, au sujet des musiciens. Personne ne tirera de là un argument contre la musique. Laissons donc de côté ces négations, et voyons si l’examen le plus superficiel de l’expérience mystique ne créerait pas déjà une présomption en faveur de sa validité.

Il faut d’abord remarquer l’accord des mystiques entre eux. Le fait est frappant chez les mystiques chrétiens. Pour atteindre la déification définitive, ils passent par une série d’états. Ces états peuvent varier de mystique à mystique, mais ils se ressemblent beaucoup. En tout cas la route parcourue est la même, à supposer que les stations la jalonnent différemment. Et c’est, en tout cas, le même point d’aboutissement. Dans les descriptions de l’état définitif on retrouve les mêmes expressions, les mêmes images, les mêmes comparaisons, alors que les auteurs ne se sont généralement pas connus les uns les autres. On réplique qu’ils se sont connus quelquefois, et que d’ailleurs il y a une tradition mystique, dont tous les mystiques ont pu subir l’influence. Nous l’accordons, mais il faut remarquer que les grands mystiques se soucient peu de cette tradition ; chacun d’eux a son originalité, qui n’est pas voulue, qui n’a pas été désirée, mais à laquelle on sent bien qu’il tient essentiellement : elle signifie qu’il est l’objet d’une faveur exceptionnelle, encore qu’imméritée. Dira-t-on que la communauté de religion suffit à expliquer la ressemblance, que tous les mystiques chrétiens se sont nourris de l’Évangile, que tous ont reçu le même enseignement théologique ? Ce serait oublier que, si les ressemblances entre les visions s’expliquent en effet par la communauté de religion, ces visions tiennent peu de place dans la vie des grands mystiques ; elles sont vite dépassées et n’ont à leurs yeux qu’une valeur symbolique. Pour ce qui est de l’enseignement théologique en général, ils semblent bien l’accepter avec une docilité absolue et, en particulier, obéir à leur confesseur ; mais, comme on l’a dit finement, « ils n’obéissent qu’à eux-mêmes, et un sûr instinct les mène à l’homme qui les dirigera précisément dans la voie où ils veulent marcher. S’il lui arrivait de s’en écarter, nos mystiques n’hésiteraient pas à secouer son autorité et, forts de leurs relations directes avec la divinité, à se prévaloir d’une liberté supérieure 20 ». Il serait en effet intéressant d’étudier ici de près les rapports entre dirigeant et dirigé. On trouverait que celui des deux qui a accepté avec humilité d’être dirigé est plus d’une fois devenu, avec non moins d’humilité, le directeur. Mais là n’est pas pour nous le point important. Nous voulons seulement dire que, si les ressemblances extérieures entre mystiques chrétiens peuvent tenir à une communauté de tradition et d’enseignement, leur accord profond est signe d’une identité d’intuition qui s’expliquerait le plus simplement par l’existence réelle de l’Être avec lequel ils se croient en communication. Que sera-ce si l’on considère que les autres mysticismes, anciens ou modernes, vont plus ou moins loin, s’arrêtent ici ou là, mais marquent tous la même direction ?

Nous reconnaissons pourtant que l’expérience mystique, laissée à elle-même, ne peut apporter au philosophe la certitude définitive. Elle ne serait tout à fait convaincante que si celui-ci était arrivé par une autre voie, telle que l’expérience sensible et le raisonnement fondé sur elle, a envisager comme vraisemblable l’existence d’une expérience privilégiée, par laquelle l’homme entrerait en communication avec un principe transcendant. La rencontre, chez les mystiques, de cette expérience telle qu’on l’attendait, permettrait alors d’ajouter aux résultats acquis, tandis que ces résultats acquis feraient rejaillir sur l’expérience mystique quelque chose de leur propre objectivité. Il n’y a pas d’autre source de connaissance que l’expérience. Mais, comme la notation intellectuelle du fait dépasse nécessairement le fait brut, il s’en faut que toutes les expériences soient également concluantes et autorisent la même certitude. Beaucoup nous conduisent à des conclusions simplement probables. Toutefois les probabilités peuvent s’additionner, et l’addition donner un résultat qui équivaille pratiquement à la certitude. Nous parlions jadis de ces « lignes de faits » dont chacune ne fournit que la direction de la vérité parce qu’elle ne va pas assez loin : en prolongeant deux d’entre elles jusqu’au point où elles se coupent, on arrivera pourtant à la vérité même. L’arpenteur mesure la distance d’un point inaccessible en le visant tour à tour de deux points auxquels il a accès. Nous estimons que cette méthode de recoupement est la seule qui puisse faire avancer définitivement la métaphysique. Par elle s’établira une collaboration entre philosophes ; la métaphysique, comme la science, progressera par accumulation graduelle de résultats acquis, au lieu, d’être un système complet, à prendre ou à laisser, toujours contesté, toujours à recommencer. Or il se trouve précisément que l’approfondissement d’un certain ordre de problèmes, tout différents du problème religieux, nous a conduit à des conclusions qui rendaient probable l’existence d’une expérience singulière, privilégiée, telle que l’expérience mystique. Et d’autre part l’expérience mystique, étudiée pour elle-même, nous fournit des indications capables de s’ajouter aux enseignements obtenus dans un tout autre domaine, par une tout autre méthode. Il y a donc bien ici renforcement et complément réciproques. Commençons par le premier point.

C’est en suivant d’aussi près que possible les données de la biologie que nous étions arrivés à la conception d’un élan vital et d’une évolution créatrice. Nous le montrions au début du précédent chapitre : cette conception n’avait rien de commun avec les hypothèses sur lesquelles se construisent les métaphysiques ; c’était une condensation de faits, un résumé de résumés. Maintenant, d’où venait l’élan, et quel en était le principe ? S’il se suffisait à lui-même, qu’était-il en lui-même, et quel sens fallait-il donner à l’ensemble de ses manifestations ? A ces questions les faits considérés n’apportaient aucune réponse ; mais on apercevait bien la direction d’où la réponse pourrait venir. L’énergie lancée à travers la matière nous était apparue en effet comme infra-consciente ou supra-consciente, en tout cas de même espèce que la conscience. Elle avait dû contourner bien des obstacles, se rétrécir pour passer, se partager surtout entre des lignes d’évolution divergentes ; finalement, c’est à l’extrémité des deux lignes principales que nous avons trouvé les deux modes de connaissance en lesquels elle s’était analysée pour se matérialiser, l’instinct de l’insecte et l’intelligence de l’homme. L’instinct était intuitif, l’intelligence réfléchissait et raisonnait. Il est vrai que l’intuition avait dû se dégrader pour devenir instinct, elle s’était hypnotisée sur l’intérêt de l’espèce, et ce qu’elle avait conservé de conscience avait pris la forme somnambulique. Mais de même qu’autour de l’instinct animal subsistait une frange d’intelligence, ainsi l’intelligence humaine était auréolée d’intuition. Celle-ci, chez l’homme, était restée pleinement désintéressée et consciente, mais ce n’était qu’une lueur, et qui ne se projetait pas bien loin. C’est d’elle pourtant que viendrait la lumière, si jamais devait s’éclairer l’intérieur de l’élan vital, sa signification, sa destination. Car elle était tournée vers le dedans ; et si, par une première intensification, elle nous faisait saisir la continuité de notre vie intérieure, si la plupart d’entre nous n’allaient pas plus loin, une intensification supérieure la porterait peut-être jusqu’aux racines de notre être et, par là, jusqu’au principe même de la vie en général. L’âme mystique n’avait-elle pas justement ce privilège ?

Nous arrivions ainsi à ce que nous venons d’annoncer comme le second point. La question était d’abord de savoir si les mystiques étaient ou non de simples déséquilibrés, si le récit de leurs expériences était ou non de pure fantaisie. Mais la question était vite réglée, au moins en ce qui concerne les grands mystiques. Il s’agissait ensuite de savoir si le mysticisme n’était qu’une plus grande ardeur de la foi, forme imaginative que peut prendre dans des âmes passionnées la religion traditionnelle, ou si, tout en s’assimilant le plus qu’il peut de cette religion, tout en lui demandant une confirmation, tout en lui empruntant son langage, il n’avait pas un contenu original, puisé directement à la source même de la religion, indépendant de ce que la religion doit à la tradition, à la théologie, aux Églises. Dans le premier cas, il resterait nécessairement à l’écart de la philosophie, car celle-ci laisse de côté la révélation qui a une date, les institutions qui l’ont transmise, la foi qui l’accepte — elle doit s’en tenir à l’expérience et au raisonnement. Mais, dans le second, il suffirait de prendre le mysticisme à l’état pur, dégagé des visions, des allégories, des formules théologiques par lesquelles il s’exprime, pour en faire un auxiliaire puissant de la recherche philosophique. De ces deux conceptions des rapports qu’il entretient avec la religion, c’est la seconde qui nous a paru s’imposer. Nous devons alors voir dans quelle mesure l’expérience mystique prolonge celle qui nous a conduit à la doctrine de l’élan vital. Tout ce qu’elle fournirait d’information à la philosophie lui serait rendu par celle-ci sous forme de confirmation.

Remarquons d’abord que les mystiques laissent de côté ce que nous appelions les « faux problèmes ». On dira peut-être qu’ils ne se posent aucun problème, vrai ou faux, et l’on aura raison. Il n’en est pas moins certain qu’ils nous apportent la réponse implicite à des questions qui doivent préoccuper le philosophe, et que des difficultés devant lesquelles la philosophie a eu tort de s’arrêter sont implicitement pensées par eux comme inexistantes. Nous avons montré jadis qu’une partie de la métaphysique gravite, consciemment ou non, autour de la question de savoir pourquoi quelque chose existe : pourquoi la matière, ou pourquoi des esprits, ou pourquoi Dieu, plutôt que rien ? Mais cette question présuppose que la réalité remplit un vide, que sous l’être il y a le néant, qu’en droit il n’y aurait rien, qu’il faut alors expliquer pourquoi, en fait, il y a quelque chose. Et cette présupposition est illusion pure, car l’idée de néant absolu a tout juste autant de signification que celle d’un carré rond. L’absence d’une chose étant toujours la présence d’une autre — que nous préférons ignorer parce qu’elle n’est pas celle qui nous intéresse ou celle que nous attendions — une suppression n’est jamais qu’une substitution, une opération à deux faces que l’on convient de ne regarder que par un côté : l’idée d’une abolition de tout est donc destructive d’elle-même, inconcevable ; c’est une pseudo-idée, un mirage de représentation. Mais, pour des raisons que nous exposions jadis, l’illusion est naturelle ; elle a sa source dans les profondeurs de l’entendement. Elle suscite des questions qui sont la principale origine de l’angoisse métaphysique. Ces questions, un mystique estimera qu’elles ne se posent même pas : illusions d’optique interne dues à la structure de l’intelligence humaine, elles s’effacent et disparaissent à mesure qu’on s’élève au-dessus du point de vue humain. Pour des raisons analogues, le mystique ne s’inquiétera pas davantage des difficultés accumulées par la philosophie autour des attributs « métaphysiques » de la divinité ; il n’a que faire de déterminations qui sont des négations et qui ne peuvent s’exprimer que négativement ; il croit voir ce que Dieu est, il n’a aucune vision de ce que Dieu n’est pas. C’est donc sur la nature de Dieu, immédiatement saisie dans ce qu’elle a de positif, je veux dire de perceptible aux yeux de l’âme, que le philosophe devra l’interroger.

Cette nature, le philosophe aurait vite fait de la définir s’il voulait mettre le mysticisme en formule. Dieu est amour, et il est objet d’amour : tout l’apport du mysticisme est là. De ce double amour le mystique n’aura jamais fini de parler. Sa description est interminable parce que la chose à décrire est inexprimable. Mais ce qu’elle dit clairement, c’est que l’amour divin n’est pas quelque chose de Dieu : c’est Dieu lui-même. A cette indication s’attachera le philosophe qui tient Dieu pour une personne et qui ne veut pourtant pas donner dans un grossier anthropomorphisme. Il pensera par exemple à l’enthousiasme qui peut embraser une âme, consumer ce qui s’y trouve et occuper désormais toute la place. La personne coïncide alors avec cette émotion ; jamais pourtant elle ne fut à tel point elle-même — elle est simplifiée, unifiée, intensifiée. Jamais non plus elle n’a été aussi chargée de pensée, s’il est vrai, comme nous le disions, qu’il y ait deux espèces d’émotion, l’une infra-intellectuelle, qui n’est qu’une agitation consécutive à une représentation, l’autre supra-intellectuelle, qui précède l’idée et qui est plus qu’idée, mais qui s’épanouirait en idées si elle voulait, âme toute pure, se donner un corps. Quoi de plus construit, quoi de plus savant qu’une symphonie de Beethoven ? Mais tout le long de son travail d’arrangement, de réarrangement et de choix, qui se poursuivait sur le plan intellectuel, le musicien remontait vers un point situé hors du plan pour y chercher l’acceptation ou le refus, la direction, l’inspiration : en ce point siégeait une indivisible émotion que l’intelligence aidait sans doute à s’expliciter en musique, mais qui était elle-même plus que musique et plus qu’intelligence. A l’opposé de l’émotion infra-intellectuelle, elle restait sous la dépendance de la volonté. Pour en référer à elle, l’artiste avait chaque fois à donner un effort, comme l’œil pour faire reparaître une étoile qui rentre aussitôt dans la nuit. Une émotion de ce genre ressemble sans doute, quoique de très loin, au sublime amour qui est pour le mystique l’essence même de Dieu. En tout cas le philosophe devra penser à elle quand il pressera de plus en plus l’intuition mystique pour l’exprimer en termes d’intelligence.

Il peut n’être pas musicien, mais il est généralement écrivain ; et l’analyse de son propre état d’âme, quand il compose, l’aidera à comprendre comment l’amour où les mystiques voient l’essence même de la divinité peut être, en même temps qu’une personne, une puissance de création. Il se tient d’ordinaire, quand il écrit, dans la région des concepts et des mots. La société lui fournit, élaborées par ses prédécesseurs et emmagasinées dans le langage, des idées qu’il combine d’une manière nouvelle après les avoir elles-mêmes remodelées jusqu’à un certain point pour les faire entrer dans la combinaison. Cette méthode donnera un résultat plus ou moins satisfaisant, mais elle aboutira toujours à un résultat, et dans un temps restreint. L’œuvre produite pourra d’ailleurs être originale et forte ; souvent la pensée humaine s’en trouvera enrichie. Mais ce ne sera qu’un accroissement du revenu de l’année ; l’intelligence sociale continuera à vivre sur le même fonds, sur les mêmes valeurs. Maintenant, il y a une autre méthode de composition, plus ambitieuse, moins sure, incapable de dire quand elle aboutira et même si elle aboutira. Elle consiste à remonter, du plan intellectuel et social, jusqu’en un point de l’âme d’où part une exigence de création. Cette exigence, l’esprit où elle siège a pu ne la sentir pleinement qu’une fois dans sa vie, mais elle est toujours là, émotion unique, ébranlement ou élan reçu du fond même des choses. Pour lui obéir tout à fait, il faudrait forger des mots, créer des idées, mais ce ne serait plus communiquer, ni par conséquent écrire. L’écrivain tentera pourtant de réaliser l’irréalisable. Il ira chercher l’émotion simple, forme qui voudrait créer sa matière, et se portera avec elle à la rencontre des idées déjà faites, des mots déjà existants, enfin des découpures sociales du réel. Tout le long du chemin, il la sentira s’expliciter en signes issus d’elle, je veux dire en fragments de sa propre matérialisation. Ces éléments, dont chacun est unique en son genre, comment les amener à coïncider avec des mots qui expriment déjà des choses ? Il faudra violenter les mots, forcer les éléments. Encore le succès ne sera-t-il jamais assuré ; l’écrivain se demande à chaque instant s’il lui sera bien donné d’aller jusqu’au bout ; de chaque réussite partielle il rend grâce au hasard, comme un faiseur de calembours pourrait remercier des mots placés sur sa route de s’être prêtés à son jeu. Mais s’il aboutit, c’est d’une pensée capable de prendre un aspect nouveau pour chaque génération nouvelle, c’est d’un capital indéfiniment productif d’intérêts et non plus d’une somme à dépenser tout de suite, qu’il aura enrichi l’humanité. Telles sont les deux méthodes de composition littéraire. Elles ont beau ne pas s’exclure absolument, elles se distinguent radicalement. A la seconde, à l’image qu’elle peut donner d’une création de la matière par la forme, devra penser le philosophe, pour se représenter comme énergie créatrice l’amour où le mystique voit l’essence même de Dieu.

Cet amour a-t-il un objet ? Remarquons qu’une émotion d’ordre supérieur se suffit à elle-même. Telle musique sublime exprime l’amour. Ce n’est pourtant l’amour de personne. Une autre musique sera un autre amour. Il y aura là deux atmosphères de sentiment distinctes, deux parfums différents, et dans les deux cas l’amour sera qualifié par son essence, non par son objet. Toutefois il est difficile de concevoir un amour agissant, qui ne s’adresserait à rien. Par le fait, les mystiques sont unanimes à témoigner que Dieu a besoin de nous, comme nous avons besoin de Dieu. Pourquoi aurait-il besoin de nous, sinon pour nous aimer ? Telle sera bien la conclusion du philosophe qui s’attache à l’expérience mystique. La Création lui apparaîtra comme une entreprise de Dieu pour créer des créateurs, pour s’adjoindre des êtres dignes de son amour.

On hésiterait à l’admettre, s’il ne s’agissait que des médiocres habitants du coin d’univers qui s’appelle la Terre. Mais, nous le disions jadis, il est vraisemblable que la vie anime toutes les planètes suspendues à toutes les étoiles. Elle y prend sans doute, en raison de la diversité des conditions qui lui sont faites, les formes les plus variées et les plus éloignées de ce que nous imaginons ; mais elle a partout la même essence, qui est d’accumuler graduellement de l’énergie potentielle pour la dépenser brusquement en actions libres. On pourrait encore hésiter à l’admettre, si l’on tenait pour accidentelle l’apparition, parmi les animaux et les plantes qui peuplent la terre, d’un être vivant tel que l’homme, capable d’aimer et de se faire aimer. Mais nous avons montré que cette apparition, si elle n’était pas prédéterminée, ne fut pas non plus un accident. Bien qu’il y ait eu d’autres lignes d’évolution à côté de celle qui conduit à l’homme, et malgré ce qu’il y a d’incomplet dans l’homme lui-même, on peut dire, en se tenant très près de l’expérience, que c’est l’homme qui est la raison d’être de la vie sur notre planète. Enfin il y aurait lieu d’hésiter encore, si l’on croyait que l’univers est essentiellement matière brute, et que la vie s’est surajoutée à la matière. Nous avons montré au contraire que la matière et la vie, telle que nous la définissons, sont données ensemble et solidairement. Dans ces conditions, rien n’empêche le philosophe de pousser jusqu’au bout l’idée, que le mysticisme lui suggère, d’un univers qui ne serait que l’aspect visible et tangible de l’amour et du besoin d’aimer, avec toutes les conséquences qu’entraîne cette émotion créatrice, je veux dire avec l’apparition d’êtres vivants où cette émotion trouve son complément, et d’une infinité d’autres êtres vivants sans lesquels Ceux-ci n’auraient pas pu apparaître, et enfin d’une immensité de matérialité sans laquelle la vie n’eût pas été possible.

Nous dépassons ainsi, sans doute, les conclusions de « L’Évolution créatrice ». Nous avions voulu rester aussi près que possible des faits. Nous ne disions rien qui ne pût être confirmé un jour par la biologie. En attendant cette confirmation, nous avions des résultats que la méthode philosophique, telle que nous l’entendons, nous autorisait à tenir pour vrais. Ici nous ne sommes plus que dans le domaine du vraisemblable. Mais nous ne saurions trop répéter que la certitude philosophique comporte des degrés, qu’elle fait appel à l’intuition en même temps qu’au raisonnement, et que si l’intuition adossée à la science est susceptible d’être prolongée, ce ne peut être que par l’intuition mystique. De fait, les conclusions que nous venons de présenter complètent naturellement, quoique non pas nécessairement, celles de nos précédents travaux. Une énergie créatrice qui serait amour, et qui voudrait tirer d’elle-même des êtres dignes d’être aimés, pourrait semer ainsi des mondes dont la matérialité, en tant qu ’opposée à la spiritualité divine, exprimerait simplement la distinction entre ce qui est créé et ce qui crée, entre les notes juxtaposées de la symphonie et l’émotion indivisible qui les a laissées tomber hors d’elle. Dans chacun de ces mondes, élan vital et matière brute seraient les deux aspects complémentaires de la création, la vie tenant de la matière qu’elle traverse sa subdivision en êtres distincts, et les puissances qu’elle porte en elle restant confondues ensemble dans la mesure où le permet la spatialité de la matière qui les manifeste. Cette interpénétration n’a pas été possible sur notre planète ; tout porte à croire que la matière qui s’est trouvée ici complémentaire de la vie était peu faite pour en favoriser l’élan. L’impulsion originelle a donc donné des progrès évolutifs divergents, an lieu de se maintenir indivisée jusqu’au bout. Même sur la ligne où l’essentiel de cette impulsion a passe, elle a fini par épuiser son effet, ou plutôt le mouvement s’est converti, rectiligne, en mouvement circulaire. L’humanité, qui est au bout de cette ligne, tourne dans ce cercle. Telle était notre conclusion. Pour la prolonger autrement que par des suppositions arbitraires, nous n’aurions qu’à suivre l’indication du mystique. Le courant vital qui traverse la matière, et qui en est sans doute la raison d’être, nous le prenions simplement pour donné. De l’humanité, qui est au bout de la direction principale, nous ne nous demandions pas si elle avait une autre raison d’être qu’elle-même. Cette double question, l’intuition mystique la pose en y répondant. Des êtres ont été appelés à l’existence qui étaient destinés à aimer et à être aimés, l’énergie créatrice devant se définir par l’amour. Distincts de Dieu, qui est cette énergie même, ils ne pouvaient surgir que dans un univers, et c’est pourquoi l’univers a surgi. Dans la portion d’univers qu’est notre planète, probablement dans notre système planétaire tout entier, de tels êtres, pour se produire, ont dû constituer une espèce, et cette espèce en nécessita une foule d’autres, qui en furent la préparation, le soutien, ou le déchet : ailleurs il n’y a peut-être que des individus radicalement distincts, à supposer qu’ils soient encore multiples, encore mortels ; peut-être aussi ont-ils été réalisés alors d’un seul coup, et pleinement. Sur la terre, en tout cas, l’espèce qui est la raison d’être de toutes les autres n’est que partiellement elle-même. Elle ne penserait même pas à le devenir tout à fait si certains de ses représentants n’avaient réussi, par un effort individuel qui s’est surajouté au travail général de la vie, à briser la résistance qu’opposait l’instrument, à triompher de la matérialité, enfin à retrouver Dieu. Ces hommes sont les mystiques. Ils ont ouvert une voie où d’autres hommes pourront marcher. Ils ont, par là même, indiqué au philosophe d’où venait et où allait la vie.

On ne se lasse pas de répéter que l’homme est bien peu de chose sur la terre, et la terre dans l’univers. Pourtant, même par son corps, l’homme est loin de n’occuper que la place minime qu’on lui octroie d’ordinaire, et dont se contentait Pascal lui-même quand il réduisait le « roseau pensant » à n’être, matériellement, qu’un roseau. Car si notre corps est la matière à laquelle notre conscience s’applique, il est coextensif à notre conscience, il comprend tout ce que nous percevons, il va jusqu’aux étoiles. Mais ce corps immense change à tout instant, et parfois radicalement, pour le plus léger déplacement d’une partie de lui-même qui en occupe le centre et qui tient dans un espace minime. Ce corps intérieur et central, relativement invariable, est toujours présent. Il n’est pas seulement présent, il est agissant : c’est par lui, et par lui seulement, que nous pouvons mouvoir d’autres parties du grand corps. Et comme l’action est ce qui compte, comme il est entendu que nous sommes là où nous agissons, on a coutume d’enfermer la conscience dans le corps minime, de négliger le corps immense. On y paraît d’ailleurs autorisé par la science, laquelle tient la perception extérieure pour un épiphénomène des processus intra-cérébraux qui y correspondent : tout ce qui est perçu du plus grand corps ne serait donc qu’un fantôme projeté au dehors par le plus petit. Nous avons démasqué l’illusion que cette métaphysique renferme 21. Si la surface de notre très petit corps organisé (organisé précisément en vue de l’action immédiate) est le lieu de nos mouvements actuels, notre très grand corps inorganique est le lieu de nos actions éventuelles et théoriquement possibles : les centres perceptifs du cerveau étant les éclaireurs et les préparateurs de ces actions éventuelles et en dessinant intérieurement le plan, tout se passe comme si nos perceptions extérieures étaient construites par notre cerveau et projetées par lui dans l’espace. Mais la vérité est tout autre, et nous sommes réellement, quoique par des parties de nous-mêmes qui varient sans cesse et où ne siègent que des actions virtuelles, dans tout ce que nous percevons. Prenons les choses de ce biais, et nous ne dirons même plus de notre corps qu’il soit perdu dans l’immensité de l’univers.

Il est vrai que lorsqu’on parle de la petitesse de l’homme et de la grandeur de l’univers, c’est à la complication de celui-ci qu’on pense au moins autant qu’à sa dimension. Une personne fait l’effet d’être simple ; le monde matériel est d’une complexité qui défie toute imagination : la plus petite parcelle visible de matière est déjà elle-même un monde. Comment admettre que ceci n’ait d’autre raison d’être que cela ? Mais ne nous laissons pas intimider. Quand nous nous trouvons devant des parties dont l’énumération se poursuit sans fin, ce peut être que le tout est simple, et que nous le regardons par le mauvais bout. Portez la main d’un point à un autre : c’est pour vous, qui le percevez du dedans, un geste indivisible. Mais moi, qui l’aperçois du dehors, et qui fixe mon attention sur la ligne parcourue, je me dis qu’il a d’abord fallu franchir la première moitié de l’intervalle, puis la moitié de l’autre moitié, puis la moitié de ce qui reste, et ainsi de suite : je pourrais continuer pendant des milliards de siècles, jamais je n’aurai épuisé l’énumération des actes en lesquels se décompose à mes yeux le mouvement que vous sentez indivisible. Ainsi le geste qui suscite l’espèce humaine, ou plus généralement des objets d’amour pour le Créateur, pourrait fort bien exiger des conditions qui en exigent d’autres, lesquelles, de proche en proche, en entraînent une infinité. Impossible de penser à cette multiplicité sans être pris de vertige ; mais elle n’est que l’envers d’un indivisible. Il est vrai que les actes infiniment nombreux en lesquels nous décomposons un geste de la main sont purement virtuels, déterminés nécessairement dans leur virtualité par l’actualité du geste, tandis que les parties constitutives de l’univers, et les parties de ces parties, sont des réalités : quand elles sont vivantes, elles ont une spontanéité qui peut aller jusqu’à l’activité libre. Aussi ne prétendons-nous pas que le rapport du complexe au simple soit le même dans les deux cas. Nous avons seulement voulu montrer par ce rapprochement que la complication, même sans bornes, n’est pas signe d’importance, et qu’une existence simple peut exiger des conditions dont la chaîne est sans fin.

Telle sera notre conclusion. Attribuant une telle place à l’homme et une telle signification à la vie, elle paraîtra bien optimiste. Tout de suite surgira le tableau des souffrances qui couvrent le domaine de la vie, depuis le plus bas degré de la conscience jusqu’à l’homme. En vain nous ferions observer que dans la série animale cette souffrance est loin d’être ce que l’on pense : sans aller jusqu’à la théorie cartésienne des bêtes-machines, on petit présumer que la douleur est singulièrement réduite chez des êtres qui n’ont pas une mémoire active, qui ne prolongent pas leur passé dans leur présent et qui ne sont pas complètement des personnes ; leur conscience est de nature somnambulique ; ni leurs plaisirs ni leurs douleurs n’ont les résonances profondes et durables des nôtres : comptons-nous comme des douleurs réelles celles que nous avons éprouvées en rêve ? Chez l’homme lui-même, la souffrance physique n’est-elle pas due bien souvent à l’imprudence et à l’imprévoyance, ou à des goûts trop raffinés, ou à des besoins artificiels ? Quant à la souffrance morale, elle est au moins aussi souvent amenée par notre faute, et de toute manière elle ne serait pas aussi aiguë si nous n’avions surexcité notre sensibilité au point de la rendre morbide ; notre douleur est indéfiniment prolongée et multipliée par la réflexion que nous faisons sur elle. Bref, il serait aisé d’ajouter quelques paragraphes à la Théodicée de Leibniz. Mais nous n’en avons aucune envie. Le philosophe peut se plaire à des spéculations de ce genre dans la solitude de son cabinet : qu’en pensera-t-il, devant une mère qui vient de voir mourir son enfant ? Non, la souffrance est une terrible réalité, et c’est un optimisme insoutenable que celui qui définit a priori le mal, même réduit à ce qu’il est effectivement, comme un moindre bien. Mais il y a un optimisme empirique, qui consiste simplement à constater deux faits : d’abord, que l’humanité juge la vie bonne dans son ensemble, puisqu’elle y tient ; ensuite qu’il existe une joie sans mélange, située par-delà le plaisir et la peine, qui est l’état d’âme définitif du mystique. Dans ce double sens, et de ce double point de vue, l’optimisme s’impose, sans que le philosophe ait à plaider la cause de Dieu. Dira-t-on que si la vie est bonne dans son ensemble, elle eût néanmoins été meilleure sans la souffrance, et que la souffrance n’a pas pu être voulue par un Dieu d’amour ? Mais rien De prouve que la souffrance ait été voulue. Nous exposions que ce qui apparaît d’un côté comme une immense multiplicité de choses, au nombre desquelles est en effet la souffrance, peut se présenter d’autre part comme un acte indivisible ; de sorte qu’éliminer une partie serait supprimer le tout. On alléguera que le tout eût pu être différent, et tel que la douleur n’en eût pas fait partie ; que par conséquent la vie, même si elle est bonne, eût pu être meilleure. D’où l’on conclura que s’il y a réellement un principe, et si ce principe est amour, il ne peut pas tout, il n’est donc pas Dieu. Mais là est précisément la question. Que signifie au juste la « toute-puissance » ? Nous montrions que l’idée de « rien » est quelque chose comme l’idée d’un carré rond, qu’elle s’évanouit à l’analyse pour ne laisser derrière elle qu’un mot, enfin que c’est une pseudo-idée. N’en serait-il pas de même de l’idée de « tout », si l’on prétend désigner par ce mot non seulement l’ensemble du réel, mais encore l’ensemble du possible ? Je me représente quelque chose, à la rigueur, quand on me parle de la totalité de l’existant, mais dans la totalité de l’inexistant je ne vois qu’un assemblage de mots. C’est donc encore d’une pseudo-idée, d’une entité verbale qu’on tire ici une objection. Mais on peut aller plus loin : l’objection se rattache à toute une série d’arguments qui impliquent un vice radical de méthode. On construit a priori une certaine représentation, on convient de dire que c’est l’idée de Dieu ; on en déduit alors les caractères que le monde devrait présenter, et si le monde ne les présente pas, on en conclut que Dieu est inexistant. Comment ne pas voir que, si la philosophie est oeuvre d’expérience et de raisonnement, elle doit suivre la méthode inverse, interroger l’expérience sur ce qu’elle peut nous apprendre d’un Être transcendant à la réalité sensible comme à la conscience humaine, et déterminer alors la nature de Dieu en raisonnant sur ce que l’expérience lui aura dit ? La nature de Dieu apparaîtra ainsi dans les raisons mêmes qu’on aura de croire à son existence : on renoncera à déduire son existence ou sa non-existence d’une conception arbitraire de sa nature. Qu’on se mette d’accord sur ce point, et l’on pourra sans inconvénient parler de la toute-puissance divine. Nous trouvons des expressions de ce genre chez les mystiques, auxquels nous nous adressons précisément pour l’expérience du divin. Il est évident qu’ils entendent par là une énergie sans bornes assignables, une puissance de créer et d’aimer qui passe toute imagination. Ils n’évoquent certainement pas un concept clos, encore moins une définition de Dieu qui permettrait de conclure à ce qu’est ou devrait être le monde.

La même méthode s’applique à tous les problèmes de l’au-delà. On peut, avec Platon, poser a priori une définition de l’âme qui la fait indécomposable parce qu’elle est simple, incorruptible parce qu’elle est indivisible, immortelle en vertu de son essence. De là on passera, par voie de déduction, à l’idée d’une chute des âmes dans le Temps, puis à celle d’une rentrée dans l’Éternité. Que répondre à celui qui contestera l’existence de l’âme ainsi définie ? Et comment les problèmes relatifs à une âme réelle, à son origine réelle, à sa destinée réelle, pourraient-ils être résolus selon la réalité, ou même posés en termes de réalité, alors qu’on a simplement spéculé sur une conception peut-être vide de l’esprit ou, en mettant les choses au mieux, précisé conventionnellement le sens du mot que la société a inscrit sur une découpure du réel pratiquée pour la commodité de la conversation ? Aussi l’affirmation reste-t-elle stérile, autant que la définition était arbitraire. La conception platonicienne n’a pas fait avancer d’un pas notre connaissance de l’âme, malgré deux mille ans de méditation sur elle. Elle était définitive comme celle du triangle, et pour les mêmes raisons. Comment pourtant ne pas voir que s’il y a effectivement un problème de l’âme, c’est en termes d’expérience qu’il devra être posé, en termes d’expérience qu’il sera progressivement, et toujours partiellement, résolu ? Nous ne reviendrons pas sur un sujet que nous avons traité ailleurs. Rappelons seulement que l’observation, par les sens et par la conscience, des faits normaux et des états morbides nous révèle l’insuffisance des explications physiologiques de la mémoire, l’impossibilité d’attribuer la conservation des souvenirs au cerveau, et d’autre part la possibilité de suivre à la trace les dilatations successives de la mémoire, depuis le point où elle se resserre pour ne livrer que ce qui est strictement nécessaire à l’action présente, jusqu’au plan extrême où elle étale tout entier l’indestructible passé : nous disions métaphoriquement que nous allions ainsi du sommet à la base du cône. Par sa pointe seulement le cône s’insère dans la matière ; dès que nous quittons la pointe, nous entrons dans un nouveau domaine. Quel est-il ? Disons que c’est l’esprit, parlons encore, si vous voulez, d’une âme, mais en réformant alors l’opération du langage, en mettant sous le mot un ensemble d’expériences et non pas une définition arbitraire. De cet approfondissement expérimental nous conclurons à la possibilité et même à la probabilité d’une survivance de l’âme, puisque nous aurons observé et comme touché du doigt, dès ici-bas, quelque chose de son indépendance par rapport au corps. Ce ne sera qu’un des aspects de cette indépendance ; nous serons bien incomplètement renseignés sur les conditions de la survie, et en particulier sur sa durée : est-ce pour un temps, est-ce pour toujours ? Mais nous aurons du moins trouvé un point sur lequel l’expérience a prise, et une affirmation indiscutable deviendra possible, comme aussi un progrès éventuel de notre connaissance. Voilà pour ce que nous appellerions l’expérience d’en bas. Transportons-nous alors en haut ; nous aurons une expérience d’un autre genre, l’intuition mystique. Ce serait une participation de l’essence divine. Maintenant, ces deux expériences se rejoignent-elles ? La survie qui semble assurée à toutes les âmes par le fait que, dès ici-bas, une bonne partie de leur activité est indépendante du corps, se confond-elle avec celle où viennent, dès ici-bas, s’insérer des âmes privilégiées ? Seuls, une prolongation et un approfondissement des deux expériences nous l’apprendront : le problème doit rester ouvert. Mais c’est quelque chose que d’avoir obtenu, sur des points essentiels, un résultat d’une probabilité capable de se transformer en certitude, et pour le reste, pour la connaissance de l’âme et de sa destinée, la possibilité d’un progrès sans fin. Il est vrai que cette solution ne satisfera d’abord ni l’une ni l’autre des deux écoles qui se livrent un combat autour de la définition a priori de l’âme, affirmant ou niant catégoriquement. Ceux qui nient, parce qu’ils refusent d’ériger en réalité une construction peut-être vide de l’esprit, persisteront dans leur négation en présence même de l’expérience qu’on leur apporte, croyant qu’il s’agit encore de la même chose. Ceux qui affirment n’auront que du dédain pour des idées qui se déclarent elles-mêmes provisoires et perfectibles ; ils n’y verront que leur propre thèse, diminuée et appauvrie. Ils mettront du temps à comprendre que leur thèse avait été extraite telle quelle du langage courant. La société suit sans doute certaines suggestions de l’expérience intérieure quand elle parle de l’âme ; mais elle a forgé ce mot, comme tous les autres, pour sa seule commodité. Elle a désigné par là quelque chose qui tranche sur le corps. Plus la distinction sera radicale, mieux le mot répondra à sa destination : or elle ne saurait être plus radicale que si l’on fait des propriétés de l’âme, purement et simplement, des négations de celles de la matière. Telle est l’idée que le philosophe a trop souvent reçue toute faite de la société par l’intermédiaire du langage. Elle paraît représenter la spiritualité la plus complète, justement parce qu’elle va jusqu’au bout de quelque chose. Mais ce quelque chose n’est que de la négation. On ne tire rien du vide, et la connaissance d’une telle âme est naturellement incapable de progrès ; — sans compter que l’idée sonne creux dès qu’une philosophie antagoniste frappe sur elle. Combien ne vaudrait-il pas mieux se reporter aux vagues suggestions de la conscience d’où l’on était parti, les approfondir, les conduire jusqu’à l’intuition claire ! Telle est la méthode que nous préconisons. Encore une fois, elle ne plaira ni aux uns ni aux autres. On risque, à l’appliquer, d’être pris entre l’arbre et l’écorce. Mais peu importe. L’écorce sautera, si le vieil arbre se gonfle sous une nouvelle poussée de sève.

Remarques finales
Mécanique et mystique §

Un des résultats de notre analyse a été de distinguer profondément, dans le domaine social, le clos de l’ouvert. La société close est celle dont les membres se tiennent entre eux, indifférents au reste des hommes, toujours prêts à attaquer ou à se défendre, astreints enfin à une attitude de combat. Telle est la société humaine quand elle sort des mains de la nature. L’homme était fait pour elle, comme la fourmi pour la fourmilière. Il ne faudrait pas forcer l’analogie ; nous devons pourtant remarquer que les communautés d’hyménoptères sont au bout de l’une des deux principales lignes de l’évolution animale, comme les sociétés humaines à l’extrémité de l’autre, et qu’en ce sens elles se font pendant. Sans doute les premières ont une forme stéréotypée, tandis que les autres varient ; celles-là obéissent à l’instinct, celles-ci à l’intelligence. Mais si la nature, précisément parce qu’elle nous a faits intelligents, nous a laissés libres de choisir jusqu’à un certain point notre type d’organisation sociale, encore nous a-t-elle imposé de vivre en société. Une force de direction constante, qui est à l’âme ce que la pesanteur est au corps, assure la cohésion du groupe en inclinant dans un même sens les volontés individuelles. Telle est l’obligation morale. Nous avons montré qu’elle peut s’élargir dans la société qui s’ouvre, mais qu’elle avait été faite pour une société close. Et nous avons montré aussi comment une société close ne peut vivre, résister à certaine action dissolvante de l’intelligence, conserver et communiquer à chacun de ses membres la confiance indispensable, que par une religion issue de la fonction fabulatrice. Cette religion, que nous avons appelée statique, et cette obligation, qui consiste en une pression, sont constitutives de la société close.

De la société close à la société ouverte, de la cité à l’humanité, on ne passera jamais par voie d’élargissement. Elles ne sont pas de même essence. La société ouverte est celle qui embrasserait en principe l’humanité entière. Rêvée, de loin en loin, par des âmes d’élite, elle réalise chaque fois quelque chose d’elle-même dans des créations dont chacune, par une transformation plus ou moins profonde de l’homme, permet de surmonter des difficultés jusque-la insurmontables. Mais après chacune aussi se referme le cercle momentanément ouvert. Une partie du nouveau s’est coulée dans le moule de l’ancien ; l’aspiration individuelle est devenue pression sociale ; l’obligation couvre le tout. Ces progrès se font-ils dans une même direction ? Il sera entendu que la direction est la même, du moment qu’on est convenu de dire que ce sont des progrès. Chacun d’eux se définira en effet alors un pas en avant. Mais ce ne sera qu’une métaphore, et s’il y avait réellement une direction préexistante le long de laquelle on se fût contenté d’avancer, les rénovations morales seraient prévisibles ; point ne serait besoin, pour chacune d’elles, d’un effort créateur. La vérité est qu’on peut toujours prendre la dernière, la définir par un concept, et dire que, les autres contenaient une plus ou moins grande quantité de ce que son concept renferme, que toutes étaient par conséquent un acheminement à elle. Mais les choses ne prennent cette forme que rétrospectivement ; les changements étaient qualitatifs et non pas quantitatifs ; ils défiaient toute prévision. Par un côté cependant ils présentaient en eux-mêmes, et non pas seulement dans leur traduction conceptuelle, quelque chose de commun. Tous voulaient ouvrir ce qui était clos ; le groupe, qui depuis la précédente ouverture se repliait sur lui-même, était ramené chaque fois à l’humanité. Allons plus loin : ces efforts successifs n’étaient pas précisément la réalisation progressive d’un idéal, puisque aucune idée, forgée par anticipation, ne pouvait représenter un ensemble d’acquisitions dont chacune, en se créant, créerait son idée à elle ; et pourtant la diversité des efforts se résumerait bien en quelque chose d’unique : un élan, qui avait donné des sociétés closes parce qu’il ne pouvait plus entraîner la matière, mais que va ensuite chercher et reprendre, à défaut de l’espèce, telle ou telle individualité privilégiée. Cet élan se continue ainsi par l’intermédiaire de certains hommes, dont chacun se trouve constituer une espèce composée d’un seul individu. Si l’individu en a pleine conscience, si la frange d’intuition qui entoure son intelligence s’élargit assez pour s’appliquer tout le long de son objet, c’est la vie mystique. La religion dynamique qui surgit ainsi s’oppose à la religion statique, issue de la fonction fabulatrice, comme la société ouverte à la société close. Mais de même que l’aspiration morale nouvelle ne prend corps qu’en empruntant à la société close sa forme naturelle, qui est l’obligation, ainsi la religion dynamique ne se propage que par des images et des symboles que fournit la fonction fabulatrice. Inutile de revenir sur ces différents points. Nous voulions simplement appuyer sur la distinction que nous avions faite entre la société ouverte et la société close.

Qu’on se concentre sur elle, et l’on verra de gros problèmes s’évanouir, d’autres se poser en termes nouveaux. Quand on fait la critique ou l’apologie de la religion, tiento-n toujours compte de ce que la religion a de spécifiquement religieux ? On s’attache ou l’on s’attaque à des récits dont elle a peut-être besoin pour obtenir un état d’âme qui se propage ; mais la religion est essentiellement cet état lui-même. On discute les définitions qu’elle pose et les théories qu’elle expose ; elle s’est servie en effet d’une métaphysique pour se donner un corps ; mais elle aurait pu à la rigueur en prendre un autre, et même n’en prendre aucun. L’erreur est de croire qu’on passe, par accroissement ou perfectionnement, du statique au dynamique, de la démonstration ou de la fabulation, même véridique, à l’intuition. On confond ainsi la chose avec son expression ou son symbole. Telle est l’erreur ordinaire d’un intellectualisme radical. Nous la retrouvons quand nous passons de la religion à la morale. Il y a une morale statique, qui existe en fait, à un moment donné, dans une société donnée, elle s’est fixée dans les mœurs, les idées, les institutions ; son caractère obligatoire se ramène, en dernière analyse, à l’exigence, par la nature, de la vie en commun. Il y a d’autre part une morale dynamique, qui est élan, et qui se rattache à la vie en général, créatrice de la nature qui a créé l’exigence sociale. La première obligation, en tant que pression, est infra-rationnelle. La seconde, en tant qu’aspiration, est supra-rationnelle. Mais l’intelligence survient. Elle cherche le motif de chacune des prescriptions, c’est-à-dire son contenu intellectuel ; et comme elle est systématique, elle croit que le problème est de ramener tous les motifs moraux à un seul. Elle n’a d’ailleurs que l’embarras du choix. Intérêt général, intérêt personnel, amour-propre, sympathie, pitié, cohérence rationnelle, etc., il n’est aucun principe d’action dont on ne puisse déduire à peu près la morale généralement admise. Il est vrai que la facilité de l’opération, et le caractère simplement approximatif du résultat qu’elle donne, devraient nous mettre en garde contre elle. Si des règles de conduite presque identiques se tirent tant bien que mal de principes aussi différents, c’est probablement qu’aucun des principes n’était pris dans ce qu’il avait de spécifique. Le philosophe était allé le cueillir dans le milieu social, où tout se compénètre, où l’égoïsme et la vanité sont lestés de sociabilité : rien d’étonnant alors à ce qu’il retrouve en chacun d’eux la morale qu’il y a mise ou laissée. Mais la morale elle-même reste inexpliquée, puisqu’il aurait fallu creuser la vie sociale en tant que discipline exigée par la nature, et creuser la nature elle-même en tant que créée par la vie en général. On serait ainsi arrivé à la racine même de la morale, que cherche vainement le pur intellectualisme : celui-ci ne peut que donner des conseils, alléguer des raisons, que rien ne nous empêchera de combattre par d’autres raisons. A vrai dire, il sous-entend toujours que le motif invoqué par lui est « préférable » aux autres, qu’il y a entre les motifs des différences de valeur, qu’il existe un idéal général auquel rapporter le réel. Il se ménage donc un refuge dans la théorie platonicienne, avec une Idée du Bien qui domine toutes les autres : les raisons d’agir s’échelonneraient au-dessous de l’Idée du Bien, les meilleures étant celles qui s’en rapprochent le plus ; l’attrait du Bien serait le principe de l’obligation. Mais on est alors très embarrassé pour dire à quel si-ne nous reconnaissons qu’une conduite est plus ou moins proche du Bien idéal : si on le savait, le signe serait l’essentiel et l’Idée du Bien deviendrait inutile. On aurait tout autant de peine à expliquer comment cet idéal crée une obligation impérieuse, surtout l’obligation la plus stricte de toutes, celle qui s’attache à la coutume dans les sociétés primitives essentiellement closes. La vérité est qu’un idéal ne peut devenir obligatoire s’il n’est déjà agissant ; et ce n’est pas alors son idée qui oblige, c’est son action. Ou plutôt, il n’est que le mot par lequel nous désignons l’effet supposé ultime de cette action, sentie comme continue, le terme hypothétique du mouvement qui déjà nous soulève. Au fond de toutes les théories nous retrouvons donc les deux illusions que nous avons maintes fois dénoncées. La première, très générale, consiste à se représenter le mouvement comme la diminution graduelle d’un intervalle entre la position du mobile, (lui est une immobilité, et son terme supposé atteint, qui est immobilité aussi, alors que les positions ne sont que des vues de l’esprit sur le mouvement indivisible : d’où l’impossibilité de rétablir la mobilité vraie, c’est-à-dire ici les aspirations et les pressions qui constituent indirectement ou directement l’obligation. La seconde concerne plus spécialement l’évolution de la vie. Parce qu’un processus évolutif a été observé à partir d’un certain point, on veut que ce point ait été atteint par le même processus évolutif, alors que l’évolution antérieure a pu être différente, alors qu’il a même pu ne pas y avoir jusque-là évolution. Parce que nous constatons un enrichissement graduel de la morale, nous voulons qu’il n’y ait pas de morale primitive, irréductible, apparue avec l’homme. Il faut pourtant poser cette morale originelle en même temps que l’espèce humaine, et se donner au début une société close.

Maintenant, la distinction entre le clos et l’ouvert, nécessaire pour résoudre ou supprimer les problèmes théoriques, peut-elle nous servir pratiquement ? Elle serait sans grande utilité, si la société close s’était toujours constituée en se refermant après s’être momentanément ouverte. On aurait beau remonter alors indéfiniment dans le passé, on n’arriverait jamais au primitif ; le naturel ne serait qu’une consolidation de l’acquis. Mais, nous venons de le dire, la vérité est tout autre. Il y a une nature fondamentale, et il y a des acquisitions qui, se superposant à la nature, l’imitent sans se confondre avec elle. De proche en proche, on se transporterait à une société close originelle, dont le plan général adhérait au dessin de notre espèce comme la fourmilière à la fourmi, avec cette différence toutefois que dans le second cas c’est le détail de l’organisation sociale qui est donné par avance, tandis que dans l’autre il y a seulement les grandes lignes, quelques directions, juste assez de préfiguration naturelle pour assurer tout de suite aux individus un milieu social approprié. La connaissance de ce plan n’offrirait sans doute aujourd’hui qu’un intérêt historique si les dispositions en avaient été éliminées par d’autres. Mais la nature est indestructible. On a eu tort de dire « Chassez le naturel, il revient au galop », car le naturel ne se laisse pas chasser. Il est toujours là. Nous savons ce qu’il faut penser de la transmissibilité des caractères acquis. Il est peu probable qu’une habitude se transmette jamais : si le fait se produit, il tient à la rencontre accidentelle d’un si grand nombre de conditions favorables qu’il ne se répétera sûrement pas assez pour implanter l’habitude dans l’espèce. C’est dans les mœurs, dans les institutions, dans le langage même que se déposent les acquisitions morales ; elles se communiquent ensuite par une éducation de tous les instants ; ainsi passent de génération en génération des habitudes qu’on finit par croire héréditaires. Mais tout conspire à encourager l’interprétation fausse : un amour-propre mal placé, un optimisme superficiel, une méconnaissance de la vraie nature du progrès, enfin et surtout une confusion très répandue entre la tendance innée, qui est transmissible en effet du parent à l’enfant, et l’habitude acquise qui s’est souvent greffée sur la tendance naturelle. Il n’est pas douteux que cette croyance ait pesé sur la science positive elle-même, qui l’a acceptée du sens commun malgré le nombre restreint et le caractère discutable des faits invoqués à l’appui, et qui l’a renvoyée alors au sens commun en la renforçant de son autorité indiscutée. Rien de plus instructif à cet égard que l’œuvre biologique et psychologique de Herbert Spencer. Elle repose à peu près entièrement sur l’idée de la transmission héréditaire des caractères acquis. Et elle a imprégné, au temps de sa popularité, l’évolutionnisme des savants. Or elle n’était chez Spencer que la généralisation d’une thèse, présentée dans ses premiers travaux, sur le progrès social : l’étude des sociétés l’avait d’abord exclusivement préoccupé ; il ne devait venir que plus tard aux phénomènes de la vie. De sorte qu’une sociologie qui s’imagine emprunter à la biologie l’idée d’une transmission héréditaire de l’acquis ne fait que reprendre ce qu’elle avait prêté. La thèse philosophique indémontrée a pris un faux air d’assurance scientifique en passant par la science, mais elle reste philosophie, et elle est plus loin que jamais d’être démontrée. Tenons-nous en donc aux faits que l’on constate et aux probabilités qu’ils suggèrent : nous estimons que si l’on éliminait de l’homme actuel ce qu’a déposé en lui une éducation de tous les instants, on le trouverait identique, ou à peu près, à ses ancêtres les plus lointains 22.

 

Quelle conclusion tirer de là ? Puisque les dispositions de l’espèce subsistent, immuables, au fond de chacun de nous, il est impossible que le moraliste et le sociologue n’aient pas à en tenir compte. Certes, il n’a été donné qu’à un petit nombre de creuser d’abord sous l’acquis, puis sous la nature, et de se replacer dans l’élan même de la vie. Si un tel effort pouvait se généraliser, ce n’est pas à l’espèce humaine, ni par conséquent à une société close, que l’élan se fût arrêté comme à une impasse. Il n’en est pas moins vrai que ces privilégiés voudraient entraîner avec eux l’humanité ; ne pouvant communiquer à tous leur état d’âme dans ce qu’il a de profond, ils le transposent superficiellement ; ils cherchent une traduction du dynamique en statique, que la société soit à même d’accepter et de rendre définitive par l’éducation. Or, ils n’y réussiront que dans la mesure où ils auront pris en considération la nature. Cette nature, l’humanité dans son ensemble ne saurait la forcer. Mais elle peut la tourner. Et elle ne la tournera que si elle en connaît la configuration. La tâche serait malaisée, s’il fallait se lancer pour cela dans l’étude de la psychologie en général. Mais il ne s’agit que d’un point particulier : la nature humaine en tant que prédisposée à une certaine forme sociale. Nous disons qu’il y a une société humaine naturelle, vaguement préfigurée en nous, que la nature a pris soin de nous en fournir par avance le schéma, toute latitude étant laissée à notre intelligence et à notre volonté pour suivre l’indication. Ce schéma vague et incomplet correspondrait, dans le domaine de l’activité raisonnable et libre, à ce qu’est le dessin cette fois précis de la fourmilière ou de la ruche dans le cas de l’instinct, à l’autre point terminus de l’évolution. Il y aurait donc seulement un schéma simple à retrouver.

Mais comment le retrouver, puisque l’acquis recouvre le naturel ? Nous serions embarrassé pour répondre, si nous devions fournir un moyen de recherche applicable automatiquement. La vérité est qu’il faut procéder par tâtonnement et recoupement, suivre à la fois plusieurs méthodes différentes dont chacune ne mènerait qu’à des possibilités ou des probabilités : interférant entre eux, les résultats se neutraliseront ou se renforceront mutuellement ; il y aura vérification et correction réciproques. Ainsi, l’on tiendra compte des « primitifs », sans oublier qu’une couche d’acquisitions recouvre aussi chez eux la nature, encore qu’elle soit peut-être moins épaisse que chez nous. On observera les enfants, sans oublier que la nature a pourvu aux différences d’âge, et que le naturel enfantin n’est pas nécessairement le naturel humain ; surtout, l’enfant est imitateur, et ce qui nous paraît chez lui spontané est souvent l’effet d’une éducation que nous lui donnons sans y prendre garde. Mais la source d’information par excellence sera l’introspection. Nous devrons aller à la recherche de ce fond de sociabilité, et aussi d’insociabilité, qui apparaîtrait à notre conscience si la société constituée n’avait mis en nous les habitudes et dispositions qui nous adaptent à elle. Nous n’en avons plus la révélation que de loin en loin, dans un éclair. Il faudra la rappeler et la fixer.

 

Disons d’abord que l’homme avait été fait pour de très petites sociétés. Que telles aient été les sociétés primitives, on l’admet généralement. Mais il faut ajouter que l’ancien état d’âme subsiste, dissimulé sous des habitudes sans lesquelles il n’y aurait pas de civilisation. Refoulé, impuissant, il demeure pourtant dans les profondeurs de la conscience. S’il ne va pas jusqu’à obtenir des actes, il manifeste par des paroles. Dans une grande nation, des communes peuvent être administrées à la satisfaction générale ; mais quel est le gouvernement que les gouvernés se décideront à déclarer bon ? Ils croiront le louer suffisamment quand ils diront que c’est le moins mauvais de tous, et en ce sens seulement le meilleur. C’est qu’ici le mécontentement est congénital. Remarquons que l’art de gouverner un grand peuple est le seul pour lequel il n’y ait pas de technique préparatoire, pas d’éducation efficace, surtout s’il s’agit des plus hauts emplois. L’extrême rareté des hommes politiques de quelque envergure tient à ce qu’ils doivent résoudre à tout moment, dans le détail, un problème que l’extension prise par les sociétés a peut-être rendu insoluble. Étudiez l’histoire des grandes nations modernes : vous y trouverez nombre de grands savants, de grands artistes, de grands soldats, de grands spécialistes en toute matière, — mais combien de grands hommes d’État ?

La nature, qui a voulu de petites sociétés, a pourtant ouvert la porte à leur agrandissement. Car elle a voulu aussi la guerre, ou du moins elle a fait à l’homme des conditions de vie qui rendaient la guerre inévitable. Or, des menaces de guerre peuvent déterminer plusieurs petites sociétés à s’unir pour parer au danger commun. Il est vrai que ces unions sont rarement durables. Elles aboutissent en tout cas à un assemblage de sociétés qui est du même ordre de grandeur que chacune d’elles. C’est plutôt dans un autre sens que la guerre est à l’origine des empires. Ils sont nés de la conquête. Même si la guerre ne visait pas la conquête d’abord, c’est à une conquête qu’elle aboutit, tant le vainqueur juge commode de s’approprier les terres du vaincu, et même les populations, pour tirer profit de leur travail. Ainsi se formèrent jadis les grands empires asiatiques. Tous tombèrent en décomposition, sous des influences diverses, en réalité parce qu’ils étaient trop grands pour vivre. Quand le vainqueur concède aux populations subjuguées une apparence d’indépendance, l’assemblage dure plus longtemps : témoin l’empire romain. Mais que l’instinct primitif subsiste, qu’il exerce une action disruptive, cela n’est pas douteux. On n’a qu’à le laisser faire, et la construction politique s’écroule. C’est ainsi que la féodalité surgit dans des pays différents, à la suite d’événements différents, dans des conditions différentes ; il n’y eut de commun que la suppression de la force qui empêchait la société de se disloquer ; la dislocation se fit alors d’elle-même. Si de grandes nations ont pu se constituer solidement dans les temps modernes, c’est parce que la contrainte, force de cohésion s’exerçant du dehors et d’en haut sur l’ensemble, a cédé peu à peu la place à un principe d’union qui monte du fond de chacune des sociétés élémentaires assemblées, c’est-à-dire de la région même des forces disruptives auxquelles il s’agit d’opposer une résistance ininterrompue. Ce principe, seul capable de neutraliser la tendance à la désagrégation, est le patriotisme. Les anciens l’ont bien connu ; ils adoraient la patrie, et c’est un de leurs poètes qui a dit qu’il était doux de mourir pour elle. Mais il y a loin de cet attachement à la cité, groupement encore placé sous l’invocation du dieu qui l’assistera dans les combats, au patriotisme qui est une vertu de paix autant que de guerre, qui peut se teinter de mysticité mais qui ne mêle à sa religion aucun calcul, qui couvre un grand pays et soulève une nation, qui aspire à lui ce qu’il y a de meilleur dans les âmes, enfin qui s’est composé lentement, pieusement, avec des souvenirs et des espérances, avec de la poésie et de l’amour, avec un peu de toutes les beautés morales qui sont sous le ciel, comme le miel avec les fleurs. Il fallait un sentiment aussi élevé, imitateur de l’état mystique, pour avoir raison d’un sentiment aussi profond que l’égoïsme de la tribu.

Maintenant, quel est le régime d’une société qui sort des mains de la nature ? Il est possible que l’humanité ait commencé en fait par des groupements familiaux, dispersés et isolés. Mais ce n’étaient là que des sociétés embryonnaires, et le philosophe ne doit pas plus y chercher les tendances essentielles de la vie sociale que le naturaliste ne se renseignerait sur les habitudes d’une espèce en ne s’adressant qu’à l’embryon. Il faut prendre la société au moment où elle est complète, c’est-à-dire capable de se défendre, et par conséquent, si petite soit-elle, organisée pour la guerre. Quel sera donc, en ce sens précis, son régime naturel ? Si ce n’était profaner les mots grecs que de les appliquer à une barbarie, nous dirions qu’il est monarchique ou oligarchique, probablement les deux à la fois. Ces régimes se confondent à l’état rudimentaire : il faut un chef, et il n’y a pas de communauté sans des privilégiés qui empruntent au chef quelque chose de son prestige, ou qui le lui donnent, ou plutôt qui le tiennent, avec lui, de quelque puissance surnaturelle. Le commandement est absolu d’un côté, l’obéissance est absolue de l’autre. Nous avons dit bien des fois que les sociétés humaines et les sociétés d’hyménoptères occupaient les extrémités des deux lignes principales de l’évolution biologique. Dieu nous garde de les assimiler entre elles ! l’homme est intelligent et libre. Mais il faut toujours se rappeler que la vie sociale était comprise dans le plan de structure de l’espèce humaine comme dans celui de l’abeille, qu’elle était nécessaire, que la nature n’a pas pu s’en remettre exclusivement à nos volontés libres, que dès lors elle a dû faire en sorte qu’un seul ou quelques-uns commandent, que les autres obéissent. Dans le monde des insectes, la diversité des fonctions sociales est liée à une différence d’organisation ; il y a « polymorphisme ». Dirons-nous alors que dans les sociétés humaines il y a « dimorphisme », non plus physique et psychique à la fois comme chez l’insecte, mais psychique seulement ? Nous le croyons, a condition toutefois qu’il soit entendu que ce dimorphisme ne sépare pas les hommes en deux catégories irréductibles, les uns naissant chefs et les autres sujets. L’erreur de Nietzsche fut de croire à une séparation de ce genre : d’un côté les « esclaves », de l’autre les « maîtres ». La vérité est que le dimorphisme fait le plus souvent de chacun de nous, en même temps, un chef qui a l’instinct de commander et un sujet qui est prêt à obéir, encore que la seconde tendance l’emporte au point d’être seule apparente chez la plupart des hommes. Il est comparable à celui des insectes en ce qu’il implique deux organisations, deux systèmes indivisibles de qualités (dont certaines seraient des défauts aux yeux du moraliste) : nous optons pour l’un ou pour l’autre système, non pas en détail, comme il arriverait s’il s’agissait de contracter des habitudes, mais d’un seul coup, de façon kaléidoscopique, ainsi qu’il doit résulter d’un dimorphisme naturel, tout à fait comparable à celui de l’embryon qui a le choix entre les deux sexes. C’est de quoi nous avons la vision nette en temps de révolution. Des citoyens modestes, humbles et obéissants jusqu’alors, se réveillent un matin avec la prétention d’être des conducteurs d’hommes. Le kaléidoscope, qui avait été maintenu fixe, a tourné d’un cran, et il y a eu métamorphose. Le résultat est quelquefois bon : de grands hommes d’action se sont révélés, qui eux-mêmes ne se connaissaient pas. Mais il est généralement fâcheux. Chez des êtres honnêtes et doux surgit tout à coup une personnalité d’en bas, féroce, qui est celle d’un chef manqué. Et ici apparaît un trait caractéristique de l’« animal politique » qu’est l’homme.

Nous n’irons pas en effet jusqu’à dire qu’un des attributs du chef endormi au fond de nous soit la férocité. Mais il est certain que la nature, massacreuse des individus en même temps que génératrice des espèces, a dû vouloir le chef impitoyable si elle a prévu des chefs. L’histoire tout entière en témoigne. Des hécatombes inouïes, précédées des pires supplices, ont été ordonnées avec un parfait sang-froid par des hommes qui nous en ont eux-mêmes légué le récit, gravé sur la pierre. On dira que ces choses se passaient dans des temps très anciens. Mais si la forme a changé, si le christianisme a mis fin à certains crimes ou tout au moins obtenu qu’on ne s’en vantât pas, le meurtre est trop souvent resté la ratio ultima, quand ce n’est pas prima, de la politique. Monstruosité, sans doute, mais dont la nature est responsable autant que l’homme. La nature ne dispose en effet ni de l’emprisonnement ni de l’exil ; elle ne connaît que la condamnation à mort. Qu’on nous permette d’évoquer un souvenir. Il nous est arrivé de voir de nobles étrangers, venus de loin mais vêtus comme nous, parlant français comme nous, se promener, affables et aimables, au milieu de nous. Peu de temps après nous apprenions par un journal que, rentrés dans leur pays et affiliés à des partis différents, l’un des deux avait fait pendre l’autre. Avec tout l’appareil de la justice. Simplement pour se débarrasser d’un adversaire gênant. Au récit était jointe la photographie du gibet. Le correct homme du monde, à moitié nu, se balançait aux yeux de la foule. Vision d’horreur ! On était entre « civilisés », mais l’instinct politique originel avait fait sauter la civilisation pour laisser passer la nature. Des hommes qui se croiraient tenus de proportionner le châtiment à l’offense, s’ils avaient affaire à un coupable, vont tout de suite jusqu’à la mise à mort de l’innocent quand la politique a parlé. Telles, les abeilles ouvrières poignardent les mâles quand elles jugent que la ruche n’a plus besoin d’eux.

Mais laissons de côté le tempérament du « chef », et considérons les sentiments respectifs des dirigeants et des dirigés. Ces sentiments seront plus nets là où la ligne de démarcation sera plus visible, dans une société déjà grande mais qui se sera agrandie sans modification radicale de la « société naturelle ». La classe dirigeante, dans laquelle nous comprendrons le roi s’il y a un roi, peut s’être recrutée en cours de route par des méthodes différentes ; mais toujours elle se croit d’une race supérieure. Cela n’a rien d’étonnant. Ce qui le serait pour nous davantage, si nous n’étions avertis du dimorphisme de l’homme social, c’est que le peuple lui-même soit convaincu de cette supériorité innée. Sans doute l’oligarchie s’applique à en cultiver le sentiment. Si elle doit son origine à la guerre, elle croira et fera croire à des vertus militaires qui seraient chez elle congénitales, qui se transmettraient héréditairement. Elle conserve d’ailleurs une réelle supériorité de force, grâce à la discipline qu’elle s’impose, et aux mesures qu’elle prend pour empêcher la classe inférieure de s’organiser à son tour. L’expérience devrait pourtant montrer en pareil cas aux dirigés que les dirigeants sont faits comme eux. Mais l’instinct résiste. Il ne commence à céder que lorsque la classe supérieure elle-même l’y invite. Tantôt elle le fait involontairement, par une incapacité évidente, par des abus si criants qu’elle décourage la foi mise en elle. Tantôt l’invitation est volontaire, tels ou tels de ses membres se tournant contre elle, souvent par ambition personnelle, quelquefois par un sentiment de justice : penchés vers la classe inférieure, ils dissipent alors l’illusion qu’entretenait la distance. C’est ainsi que des nobles collaborèrent à la révolution de 1789, qui abolit le privilège de la naissance. D’une manière générale, l’initiative des assauts menés contre l’inégalité — justifiée ou injustifiée — est plutôt venue d’en haut, du milieu des mieux partagés, et non pas d’en bas, comme on aurait pu s’y attendre s’il n’y avait eu en présence que des intérêts de classe. Ainsi ce furent des bourgeois, et non pas des ouvriers, qui jouèrent le rôle prépondérant dans les révolutions de 1830 et de 1848, dirigées (la seconde surtout) contre le privilège de la richesse. Plus tard ce furent des hommes de la classe instruite qui réclamèrent l’instruction pour tous. La vérité est que si une aristocratie croit naturellement, religieusement, à sa supériorité native, le respect qu’elle inspire est non moins religieux, non moins naturel.

On comprend donc que l’humanité ne soit venue à la démocratie que sur le tard (car ce furent de fausses démocraties que les cités antiques, bâties sur l’esclavage, débarrassées par cette iniquité fondamentale des plus gros et des plus angoissants problèmes). De toutes les conceptions politiques c’est en effet la plus éloignée de la nature, la seule qui transcende, en intention au moins, les conditions de la « société close ». Elle attribue à l’homme des droits inviolables. Ces droits, pour rester inviolés, exigent de la part de tous une fidélité inaltérable au devoir. Elle prend donc pour matière un homme idéal, respectueux des autres comme de lui-même, s’insérant dans des obligations qu’il tient pour absolues, coïncidant si bien avec cet absolu qu’on ne peut plus dire si c’est le devoir qui confère le droit ou le droit qui impose le devoir. Le citoyen ainsi défini est à la fois « législateur et sujet », pour parler comme Kant. L’ensemble des citoyens, c’est-à-dire le peuple, est donc souverain. Telle est la démocratie théorique. Elle proclame la liberté, réclame l’égalité, et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur rappelant qu’elles sont meurs, en mettant au-dessus de tout la fraternité. Qu’on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre les deux autres, et que la fraternité est l’essentiel : ce qui permettrait de dire que la démocratie est d’essence évangélique, et qu’elle a pour moteur l’amour. On en découvrirait les origines sentimentales dans l’âme de Rousseau, les principes philosophiques dans l’œuvre de Kant, le fond religieux chez Kant et chez Rousseau ensemble : on sait ce que Kant doit à son piétisme, Rousseau à un protestantisme et à un catholicisme qui ont interféré ensemble. La Déclaration américaine d’indépendance (1776), qui servit de modèle à la Déclaration des droits de l’homme en 1791, a d’ailleurs des résonances puritaines : « Nous tenons pour évident… que tous les hommes ont été doués par leur Créateur de certains droits inaliénables… etc. » Les objections tirées du vague de la formule démocratique viennent de ce qu’on en a méconnu le caractère originellement religieux. Comment demander une définition précise de la liberté et de l’égalité, alors que l’avenir doit rester ouvert à tous les progrès, notamment à la création de conditions nouvelles où deviendront possibles des formes de liberté et d’égalité aujourd’hui irréalisables, peut-être inconcevables ? On ne peut que tracer des cadres, ils se rempliront de mieux en mieux si la fraternité y pourvoit. Ama, et fac quod vis. La formule d’une société non démocratique, qui voudrait que sa devise correspondît, terme à terme, à celle de la démocratie, serait « Autorité, hiérarchie, fixité ». Voilà donc la démocratie dans son essence. Il va sans dire qu’il y faut voir simplement un idéal, ou plutôt une direction où acheminer l’humanité. D’abord, c’est surtout comme protestation qu’elle s’est introduite dans le monde. Chacune des phrases de la Déclaration des droits de l’homme est un défi jeté à un abus. Il s’agissait d’en finir avec des souffrances intolérables. Résumant les doléances présentées dans les cahiers des États généraux, Émile Faguet a écrit quelque part que la Révolution ne s’était pas faite pour la liberté et l’égalité, mais simplement « parce qu’on crevait de faim ». A supposer que ce soit exact, il faudrait expliquer pourquoi c’est à partir d’un certain moment qu’on n’a plus voulu « crever de faim ». Il n’en est pas moins vrai que si la Révolution formula ce qui devait être, ce fut pour écarter ce qui était. Or il arrive que l’intention avec laquelle une idée a été lancée y reste invisiblement adhérente, comme à la flèche sa direction. Les formules démocratiques, énoncées d’abord dans une pensée de protestation, se sont ressenties de leur origine. On les trouve commodes pour empêcher, pour rejeter, pour renverser ; il est moins facile d’en tirer l’indication positive de ce qu’il faut faire. Surtout, elles ne sont applicables que si on les transpose, absolues et quasi évangéliques, en termes de moralité purement relative, ou plutôt d’intérêt général ; et la transposition risque toujours d’amener une incurvation dans le sens des intérêts particuliers. Mais il est inutile d’énumérer les objections élevées contre la démocratie et les réponses qu’on y fait. Nous avons simplement voulu montrer dans l’état d’âme démocratique un grand effort en sens inverse de la nature.

De la société naturelle nous venons en effet d’indiquer quelques traits. Ils se rejoignent, et lui composent une physionomie qu’on interprétera sans peine. Repliement sur soi, cohésion, hiérarchie, autorité absolue du chef, tout cela signifie discipline, esprit de guerre. La nature a-t-elle voulu la guerre ? Répétons, une fois de plus, que la nature n’a rien voulu, si l’on entend par volonté une faculté de prendre des décisions particulières. Mais elle ne peut poser une espèce animale sans dessiner implicitement les attitudes et mouvements qui résultent de sa structure et qui en sont les prolongements. C’est en ce sens qu’elle les a voulus. Elle a doté l’homme d’une intelligence fabricatrice. Au lieu de lui fournir des instruments, comme elle l’a fait pour bon nombre d’espèces animales, elle a préféré qu’il les construisît lui-même. Or l’homme a nécessairement la propriété de ses instruments, au moins pendant qu’il s’en sert. Mais puisqu’ils sont détachés de lui, ils peuvent lui être pris ; les prendre tout faits est plus facile que de les faire. Surtout, ils doivent agir sur une matière, servir d’armes de chasse ou de pêche, par exemple ; le groupe dont il est membre aura jeté son dévolu sur une forêt, un lac, une rivière ; et cette place, à son tour, un autre groupe pourra juger plus commode de s’y installer que de chercher ailleurs. Dès lors, il faudra se battre. Nous parlons d’une forêt où l’on chasse, d’un lac où l’on pêche : il pourra aussi bien être question de terres à cultiver, de femmes à enlever, d’esclaves à emmener. Comme aussi c’est par des raisons variées qu’on justifiera ce qu’on aura fait. Mais peu importent la chose que l’on prend et le motif qu’on se donne : l’origine de la guerre est la propriété, individuelle ou collective, et comme l’humanité est prédestinée à la propriété par sa structure, la guerre est naturelle. L’instinct guerrier est si fort qu’il est le premier à apparaître quand on gratte la civilisation pour retrouver la nature. On sait combien les petits garçons aiment à se battre. Ils recevront des coups. Mais ils auront eu la satisfaction d’en donner. On a dit avec raison que les jeux de l’enfant étaient les exercices préparatoires auxquels la nature le convie en vue de la besogne qui incombe à l’homme fait. Mais on peut aller plus loin, et voir des exercices préparatoires ou des jeux dans la plupart des guerres enregistrées par l’histoire. Quand on considère la futilité des motifs qui provoquèrent bon nombre d’entre elles, on pense aux duellistes de Marion Delorme qui s’entre-tuaient « pour rien, pour le plaisir », ou bien encore à l’Irlandais cité par Lord Bryce, qui ne pouvait voir deux hommes échanger des coups de poing dans la rue sans poser la question : « Ceci est-il une affaire privée, ou peut-on se mettre de la partie ? » En revanche, si l’on place à côté des querelles accidentelles les guerres décisives, qui aboutirent à l’anéantissement d’un peuple, on comprend que celles-ci furent la raison d’être de celles-là : il fallait un instinct de guerre, et parce qu’il existait en vue de guerres féroces qu’on pourrait appeler naturelles, une foule de guerres accidentelles ont eu lieu, simplement pour empêcher l’arme de se rouiller. — Qu’on songe maintenant à l’exaltation des peuples au commencement d’une guerre ! Il y a là sans doute lune réaction défensive contre la peur, une stimulation automatique des courages. Mais il y a aussi le sentiment qu’on était fait pour une vie de risque et d’aventure, comme si la paix n’était qu’une halte entre deux guerres. L’exaltation tombe bientôt, car la souffrance est grande. Mais si on laisse de côté la dernière guerre, dont l’horreur a dépassé tout ce qu’on croyait possible, il est curieux de voir comme les souffrances de la guerre s’oublient vite pendant la paix. On prétend qu’il existe chez la femme des mécanismes spéciaux d’oubli pour les douleurs de l’accouchement : un souvenir trop complet l’empêcherait de vouloir recommencer. Quelque mécanisme de ce genre semble vraiment fonctionner pour les horreurs de la guerre, surtout chez les peuples jeunes. — La nature a pris de ce côté d’autres précautions encore. Elle a interposé entre les étrangers et nous un voile habilement tissé d’ignorances, de préventions et de préjugés. Qu’on ne connaisse pas un pays où l’on n’est jamais allé, cela n’a rien d’étonnant. Mais que, ne le connaissant pas, on le juge, et presque toujours défavorablement, il y a là un fait qui réclame une explication. Quiconque a séjourné hors de son pays, et voulu ensuite initier ses compatriotes à ce que nous appelons une « mentalité » étrangère, a pu constater chez eux une résistance instinctive. La résistance n’est pas plus forte s’il s’agit d’un pays plus lointain. Bien au contraire, elle varierait plutôt en raison inverse de la distance. Ceux qu’on a le plus de chances de rencontrer sont ceux qu’on veut le moins connaître. La nature ne s’y fût pas prise autrement pour faire de tout étranger un ennemi virtuel, car si une parfaite connaissance réciproque n’est pas nécessairement sympathie, elle exclut du moins la haine. Nous avons pu le constater pendant la dernière guerre. Tel professeur d’allemand était aussi bon patriote que n’importe quel autre Français, aussi prêt à donner sa vie, aussi « monté » même contre l’Allemagne, mais ce n’était pas la même chose. Un coin restait réservé. Celui qui connaît à fond la langue et la littérature d’un peuple ne peut pas être tout à fait son ennemi. on devrait y penser quand on demande à l’éducation de préparer une entente entre nations. La maîtrise d’une langue étrangère, en rendant possible une imprégnation de l’esprit par la littérature et la civilisation correspondantes, peut faire tomber d’un seul coup la prévention voulue par la nature contre l’étranger en général. Mais nous n’avons pas à énumérer tous les effets extérieurs visibles de la prévention cachée. Disons seulement que les deux maximes opposées Homo homini deus et Homo homini lupus se concilient aisément. Quand on formule la première, on pense à quelque compatriote. L’autre concerne les étrangers.

Nous venons de dire qu’à côté des guerres accidentelles il en est d’essentielles, pour lesquelles l’instinct guerrier semble avoir été fait. De ce nombre sont les guerres d’aujourd’hui. On cherche de moins en moins à conquérir pour conquérir. On ne se bat plus par amour-propre blessé, pour le prestige, pour la gloire. On se bat pour n’être pas affamé, dit-on, — en réalité pour se maintenir à un certain niveau de vie au-dessous duquel on croit qu’il ne vaudrait plus la peine de vivre. Plus de délégation à un nombre restreint de soldats chargés de représenter la nation. Plus rien qui ressemble à un duel. Il faut que tous se battent contre tous, comme firent les hordes des premiers temps. Seulement on se bat avec les armes forgées par notre civilisation, et les massacres sont d’une horreur que les anciens n’auraient même pas imaginée. Au train dont va la science, le jour approche où l’un des adversaires, possesseur d’un secret qu’il tenait en réserve, aura le moyen de supprimer l’autre. Il ne restera peut-être plus trace du vaincu sur la terre.

Les choses suivront-elles leur cours ? Des hommes que nous n’hésitons pas à ranger parmi les bienfaiteurs de l’humanité se sont heureusement mis en travers. Comme tous les grands optimistes, ils ont commencé par supposer résolu le problème à résoudre. Ils ont fondé la Société des Nations. Nous estimons que les résultats obtenus dépassent déjà ce qu’on pouvait espérer. Car la difficulté de supprimer les guerres est plus grande encore que ne se l’imaginent généralement ceux qui ne croient pas à leur suppression. Pessimistes, ils s’accordent avec les optimistes à considérer le cas de deux peuples qui vont se battre comme analogue à celui de deux individus qui ont une querelle ; ils estiment seulement que ceux-là ne pourront jamais, comme ceux-ci, être contraints matériellement de porter le litige devant des juges et d’accepter la décision. La différence est pourtant radicale. Même si la Société des Nations disposait d’une force armée apparemment suffisante (encore le récalcitrant aurait-il toujours sur elle l’avantage de l’élan ; encore l’imprévu de la découverte scientifique rendra-t-il de plus en plus imprévisible la nature de la résistance que la Société devrait préparer) elle se heurterait à l’instinct profond de guerre que recouvre la civilisation ; tandis que les individus qui s’en remettent aux juges du soin de trancher un différend y sont obscurément encouragés par l’instinct de discipline immanent à la société close : une dispute les avait écartés accidentellement de la position normale, qui était une exacte insertion dans la société ; ils y reviennent, comme le pendule à la verticale. Bien plus grave est donc la difficulté. Est-ce en vain, cependant, qu’on cherche à la surmonter ?

Nous ne le pensons pas. Le présent travail avait pour objet de rechercher les origines de la morale et de la religion. Nous avons abouti à certaines conclusions. Nous pourrions en rester là. Mais puisqu’au fond de nos conclusions il y avait une distinction radicale entre la société close et la société ouverte, puisque les tendances de la société close nous ont paru subsister, indéracinables, dans la société qui s’ouvre, puisque tous ces instincts de discipline convergeaient primitivement vers l’instinct de guerre, nous devons nous demander dans quelle mesure l’instinct originel pourra être réprimé ou tourné, et répondre par quelques considérations additionnelles à une question qui se pose à nous tout naturellement.

 

L’instinct guerrier a beau exister par lui-même, il ne s’en accroche pas moins à des motifs rationnels. L’histoire nous apprend que ces motifs ont été très variés. Ils se réduisent de plus en plus, à mesure que les guerres deviennent plus terribles. La dernière guerre, avec celles qu’on entrevoit pour l’avenir si par malheur nous devons avoir encore des guerres, est liée au caractère industriel de notre civilisation. Si l’on veut une figuration schématique, simplifiée et stylisée, des conflits d’aujourd’hui, on devra d’abord se représenter les nations comme des populations purement agricoles. Elles vivent des produits de leurs terres. Supposons qu’elles aient tout juste de quoi se nourrir. Elles s’accroîtront dans la mesure où elles obtiendront de la terre un meilleur rendement. Jusque-là tout va bien. Mais s’il y a un trop-plein de population, et s’il ne veut pas se déverser au dehors, ou s’il ne le peut pas parce que l’étranger ferme ses portes, où trouvera-t-il sa nourriture ? L’industrie arrangera les choses. La population qui est en excédent se fera ouvrière. Si le pays ne possède pas la force motrice pour actionner des machines, le fer pour en construire, des matières premières pour la fabrication, elle tâchera de les emprunter à l’étranger. Elle paiera sa dette, et recevra de plus la nourriture qu’elle ne trouve pas chez elle, en renvoyant à l’étranger les produits manufacturés. Les ouvriers se trouveront ainsi être des « émigrés à l’intérieur ». L’étranger les emploie comme il l’aurait fait chez lui ; il préfère les laisser — ou peut-être ont-ils préféré rester — là où ils sont ; mais c’est de l’étranger qu’ils dépendent. Que l’étranger n’accepte plus leurs produits, ou qu’il ne leur fournisse plus les moyens de fabriquer, les voilà condamnés à mourir de faim. À moins qu’ils ne se décident, entraînant avec eux leur pays, à aller prendre ce qu’on leur refuse. Ce sera la guerre. Il va sans dire que les choses ne se passent jamais aussi simplement. Sans être précisément menacé de mourir de faim, on estime que la vie est sans intérêt si l’on n’a pas le confort, l’amusement, le luxe ; on tient l’industrie nationale pour insuffisante si elle se borne à vivre, si elle ne donne pas la richesse ; un pays se juge incomplet s’il n’a pas de bons ports, des colonies, etc. De tout cela peut sortir la guerre. Mais le schéma que nous venons de tracer marque suffisamment les causes essentielles : accroissement de population, perte de débouchés, privation de combustible et de matières premières.

Éliminer ces causes ou en atténuer l’effet, voilà la tâche par excellence d’un organisme international qui vise à l’abolition de la guerre. La plus grave d’entre elles est le surpeuplement. Dans un pays de trop faible natalité comme la France, l’État doit sans doute pousser à l’accroissement de la population : un économiste qui fut pourtant le plus grand ennemi de l’« étatisme » demandait que les familles eussent droit à une prime pour chaque nouvel enfant à partir du troisième. Mais ne pourrait-on pas alors, inversement, dans les pays où la population surabonde, frapper de taxes plus ou moins lourdes l’enfant en excédent ? L’État aurait le droit d’intervenir, de rechercher la paternité, enfin de prendre des mes-ares qui seraient en d’autres cas inquisitoriales, puisque c’est sur lui que l’on compte tacitement pour assurer la subsistance du pays et par conséquent celle de l’enfant qu’on a appelé à la vie. Nous reconnaissons la difficulté d’assigner administrativement une limite à la population, lors même qu’on laisserait au chiffre une certaine élasticité. Si nous esquissons une solution, c’est simplement pour marquer que le problème ne nous paraît pas insoluble : de plus compétents que nous en trouveront une meilleure. Mais ce qui est certain, c’est que l’Europe est surpeuplée, que le monde le sera bientôt, et que si l’on ne « rationalise » pas la production de l’homme lui-même comme on commence à le faire pour son travail, on aura la guerre. Nulle part il n’est plus dangereux de s’en remettre à l’instinct. La mythologie antique l’avait bien compris quand elle associait la déesse de l’amour au dieu des combats. Laissez faire Vénus, elle vous amènera Mars. Vous n’éviterez pas la réglementation (vilain mot, mais qui dit bien ce qu’il veut dire, en ce qu’il met impérativement des rallonges à règle et à règlement). Que sera-ce, quand viendront des problèmes presque aussi graves, celui de la répartition des matières premières, celui de la plus ou moins libre circulation des produits, plus généralement celui de faire droit à des exigences antagonistes présentées de part et d’autre comme vitales ? C’est une erreur dangereuse que de croire qu’un organisme international obtiendra la paix définitive sans intervenir, d’autorité, dans la législation des divers pays et peut-être même dans leur administration. Qu’on maintienne le principe de la souveraineté de l’État, si l’on veut : il fléchira nécessairement dans son application aux cas particuliers. Encore une fois, aucune de ces difficultés n’est insurmontable si une portion suffisante de l’humanité est décidée à les surmonter. Mais il faut les regarder en face, et savoir à quoi l’on consent quand on demande la suppression des guerres.

Maintenant, ne pourrait-on pas abréger la route à parcourir, peut-être même aplanir tout d’un coup les difficultés au lieu de les tourner une à une ? Mettons à part la question principale, celle de la population, qu’il faudra bien résoudre pour elle-même, quoi qu’il arrive. Les autres tiennent surtout à la direction que notre existence a prise depuis le grand développement de l’industrie. Nous réclamons le confort, le bien-être, le luxe. Nous voulons nous amuser. Qu’arriverait-il si notre vie devenait plus austère ? Le mysticisme est incontestablement à l’origine des grandes transformations morales. L’humanité en paraît sans doute aussi éloignée que jamais. Mais qui sait ? Au cours de notre dernier chapitre, nous avions cru entrevoir une relation entre le mysticisme de l’Occident et sa civilisation industrielle. Il faudrait examiner les choses plus attentivement. Tout le monde sent que l’avenir immédiat va dépendre en grande partie de l’organisation de l’industrie, des conditions qu’elle imposera ou qu’elle acceptera. Nous venons de voir qu’à ce problème est suspendu celui de la paix entre nations. Celui de la paix intérieure en dépend au moins autant. Faut-il craindre, faut-il espérer ? Longtemps il avait été entendu qu’industrialisme et machinisme feraient le bonheur du genre humain. Aujourd’hui l’on mettrait volontiers sur leur compte les maux dont nous souffrons. Jamais, dit-on, l’humanité n’a été plus assoiffée de plaisir, de luxe et de richesse. Une force irrésistible semble la pousser de plus en plus violemment à la satisfaction de ses désirs les plus grossiers. C’est possible, mais remontons à l’impulsion qui fut à l’origine. Si elle était énergique, il a pu suffire d’une déviation légère au début pour produire un écart de plus en plus considérable entre le but visé et l’objet atteint. Dans ce cas, il ne faudrait pas tant se préoccuper de l’écart que de l’impulsion. Certes, les choses ne se font jamais toutes seules. L’humanité ne se modifiera que si elle veut se modifier. Mais peut-être s’est-elle déjà ménagé des moyens de le faire. Peut-être est-elle plus près du but qu’elle ne le suppose elle-même. Voyons donc ce qu’il en est. Puisque nous avons mis en cause l’effort industriel, serrons-en de plus près la signification. Ce sera la conclusion du présent ouvrage.

On a souvent parlé des alternances de flux et de reflux qui s’observent en histoire. Toute action prolongée dans un sens amènerait une réaction en sens contraire. Puis elle reprendrait, et le pendule oscillerait indéfiniment. Il est vrai que le pendule est doué ici de mémoire, et qu’il n’est plus le même au retour qu’à l’aller, s’étant grossi de l’expérience intermédiaire. C’est pourquoi l’image d’un mouvement en spirale, qu’on a évoquée quelquefois, serait plus juste que celle de l’oscillation pendulaire. A vrai dire, il y a des causes psychologiques et sociales dont on pourrait annoncer a priori qu’elles produiront des effets de ce genre. La jouissance ininterrompue d’un avantage qu’on avait recherché engendre la lassitude ou l’indifférence ; rarement elle tient tout ce qu’elle promettait ; elle s’accompagne d’inconvénients qu’on n’avait pas prévus ; elle finit par mettre en relief le côté avantageux de ce qu’on a quitté et par donner envie d’y retourner. Elle en donnera surtout envie à des générations nouvelles, qui n’auront pas fait l’expérience des anciens maux, et qui n’auront pas eu à peiner pour en sortir. Tandis que les parents se félicitent de l’état présent comme d’une acquisition qu’ils se rappellent avoir payée cher, les enfants n’y pensent pas plus qu’à l’air qu’ils respirent ; en revanche, ils seront sensibles à des désagréments qui ne sont que l’envers des avantages douloureusement conquis pour eux. Ainsi naîtront des velléités de retour en arrière. Ces allers et retours sont caractéristiques de l’État moderne, non pas en vertu de quelque fatalité historique, mais parce que le régime parlementaire a justement été conçu, en grande partie, pour canaliser le mécontentement. Les gouvernants ne recueillent que des éloges modérés pour ce qu’ils font de bon ; ils sont là pour bien faire ; mais leurs moindres fautes comptent ; toutes se conservent, jusqu’à ce que leur poids accumulé entraîne la chute du gouvernement. Si ce sont deux partis adverses qui sont en présence, et deux seulement, le jeu se poursuivra avec une régularité parfaite. Chacune des deux équipes reviendra au pouvoir avec le prestige que donnent des principes restés en apparence intacts pendant tout le temps qu’il n’y avait pas de responsabilité à prendre : les principes siègent dans l’opposition. En réalité elle aura bénéficié, si elle est intelligente, de l’expérience qu’elle aura laissé faire par l’autre ; elle aura plus ou moins modifié le contenu de ses idées et par conséquent la signification de ses principes. Ainsi devient possible le progrès, malgré l’oscillation ou plutôt au moyen d’elle, pourvu qu’on en ait le souci. Mais, dans des cas de ce genre, les allées et venues entre les deux contraires résultent de certains dispositifs très simples montés par l’homme social ou de certaines dispositions très visibles de l’homme individuel. Elles ne manifestent pas une nécessité qui dominerait les causes particulières d’alternance et qui s’imposerait d’une manière générale aux événements humains. En est-il de telles ?

Nous ne croyons pas à la fatalité en histoire. Il n’y a pas d’obstacle que des volontés suffisamment tendues ne puissent briser, si elles s’y prennent à temps. Il n’y a donc pas de loi historique inéluctable. Mais il y a (les lois biologiques ; et les sociétés humaines, en tant que voulues d’un certain côté par la nature, relèvent de la biologie sur ce point particulier. Si l’évolution du monde organisé s’accomplit selon certaines lois, je veux dire en vertu de certaines forces, il est impossible que l’évolution psychologique de l’homme individuel et social renonce tout à fait à ces habitudes de la vie. Or nous montrions jadis que l’essence d’une tendance vitale est de se développer en forme de gerbe, créant, par le seul fait de sa croissance, des directions divergentes entre lesquelles se partagera l’élan. Nous ajoutions que cette loi n’a rien de mystérieux. Elle exprime simplement le fait qu’une tendance est la poussée d’une multiplicité indistincte, laquelle n’est d’ailleurs indistincte, et n’est multiplicité, que si on la considère rétrospectivement, quand des vues diverses prises après coup sur son indivision passée la composent avec des éléments qui ont été en réalité créés par son développement. Imaginons que l’orangé soit la seule couleur qui ait encore paru dans le monde : serait-il déjà composé de jaune et de rouge ? Évidemment non. Mais il aura été composé de jaune et de rouge quand ces deux couleurs existeront à leur tour : l’orangé primitif pourra être envisagé alors du double point de vue du rouge et du jaune ; et si l’on supposait, par un jeu de fantaisie, que le jaune et le rouge ont surgi d’une intensification de l’orangé, on aurait un exemple très simple de ce que nous appelons la croissance en forme de gerbe. Mais point n’est besoin de fantaisie ni de comparaison. Il suffit de regarder la vie, sans arrière-pensée de synthèse artificielle. Certains tiennent l’acte volontaire pour un réflexe composé, d’autres verraient dans le réflexe une dégradation du volontaire. La vérité est que réflexe et volontaire matérialisent deux vues possibles sur une activité primordiale, indivisible, qui n’était ni l’un ni l’autre, mais qui devient rétroactivement, par eux, les deux à la fois. Nous en dirions autant de l’instinct et de l’intelligence, de la vie animale et de la vie végétale, de maint autre couple de tendances divergentes et complémentaires. Seulement, dans l’évolution générale de la vie, les tendances ainsi créées par voie de dichotomie se développent le plus souvent dans des espèces distinctes ; elles vont, chacune de son côté, chercher fortune dans le monde ; la matérialité qu’elles se sont donnée les empêche de venir se ressouder pour ramener en plus fort, en plus complexe, en plus évolué, la tendance originelle. Il n’en est pas de même dans l’évolution de la vie psychologique et sociale. C’est dans le même individu, ou dans la même société, qu’évoluent ici les tendances qui se sont constituées par dissociation. Et elles ne peuvent d’ordinaire se développer que successivement. Si elles sont deux, comme il arrive le plus souvent, c’est à l’une d’elles surtout qu’on s’attachera d’abord ; avec elle on ira plus ou moins loin, généralement le plus loin possible ; puis, avec ce qu’on aura gagné au cours de cette évolution, on reviendra chercher celle qu’on a laissée en arrière. On la développera à son tour, négligeant maintenant la première, et ce nouvel effort se prolongera jusqu’à ce que, renforcé par de nouvelles acquisitions, on puisse reprendre celle-ci et la pousser plus loin encore. Comme, pendant l’opération, on est tout entier à l’une des deux tendances, comme c’est elle seule qui compte, volontiers on dirait qu’elle seule est positive et que l’autre n’en est que la négation : s’il plaît de mettre les choses sous cette forme, l’autre est effectivement le contraire. On constatera, — et ce sera plus ou moins vrai selon les cas, — que le progrès s’est fait par une oscillation entre les deux contraires, la situation n’étant d’ailleurs pas la même et un gain ayant été réalisé quand le balancier revient à son point de départ. Il arrive pourtant que l’expression soit rigoureusement juste, et que ce soit bien entre des contraires qu’il y ait eu oscillation. C’est lorsqu’une tendance, avantageuse en elle-même, est incapable de se modérer autrement que par l’action d’une tendance antagoniste, laquelle se trouve ainsi être également avantageuse. Il semble que la sagesse conseillerait alors une coopération des deux tendances, la première intervenant quand les circonstances le demandent, l’autre la retenant au moment où elle va dépasser la mesure. Malheureusement, il est difficile de dire où commence l’exagération et le danger. Parfois, le seul fait de pousser plus loin qu’il ne semblait raisonnable conduit à un entourage nouveau, crée une situation nouvelle, qui supprime le danger en même temps qu’il accentue l’avantage. Il en est surtout ainsi des tendances très générales qui déterminent l’orientation d’une société et dont le développement se répartit nécessairement sur un nombre plus ou moins considérable de générations. Une intelligence, même surhumaine, ne saurait dire où l’on sera conduit, puisque l’action en marche crée sa propre route, crée pour une forte part les conditions où elle s’accomplira, et défie ainsi le calcul. On poussera donc de plus en plus loin ; on ne s’arrêtera, bien souvent, que devant l’imminence d’une catastrophe. La tendance antagoniste prend alors la place restée vide ; seule à son tour, elle ira aussi loin qu’il lui sera possible d’aller. Elle sera réaction, si l’autre s’est appelée action. Comme les deux tendances, si elles avaient cheminé ensemble, se seraient modérées l’une l’autre, comme leur interpénétration dans une tendance primitive indivisée est ce même par quoi doit se définir la modération, le seul fait de prendre toute la place communique à chacune d’elles un élan qui peut aller jusqu’à l’emportement à mesure que tombent les obstacles ; elle a quelque chose de frénétique. N’abusons pas du mot « loi » dans un domaine qui est celui de la liberté, mais usons de ce terme commode quand nous nous trouvons devant de grands faits qui présentent une régularité suffisante : nous appellerons loi de dichotomie celle qui paraît provoquer la réalisation, par leur seule dissociation, de tendances qui n’étaient d’abord que des vues différentes prises sur une tendance simple. Et nous proposerons alors d’appeler loi de double frénésie l’exigence, immanente à chacune des deux tendances une fois réalisée par sa séparation, d’être suivie jusqu’au bout, — comme s’il y avait un bout ! Encore une fois : il est difficile de ne pas se demander si la tendance simple n’eût pas mieux fait de croître sans se dédoubler, maintenue dans la juste mesure par la coïncidence même de la force d’impulsion avec un pouvoir d’arrêt, qui ne serait alors que virtuellement une force d’impulsion différente. On n’aurait pas risqué de tomber dans l’absurde, on se serait assuré contre la catastrophe. Oui, mais on n’eût pas obtenu le maximum de création en quantité et en qualité. Il faut s’engager à fond dans l’une des directions pour savoir ce qu’elle donnera : quand on ne pourra plus avancer, on reviendra, avec tout l’acquis, se lancer dans la direction négligée ou abandonnée. Sans doute, à regarder du dehors ces allées et venues, on ne voit que l’antagonisme des deux tendances, les vaines tentatives de l’une pour contrarier le progrès de l’autre, l’échec final de celle-ci et la revanche de la première : l’humanité aime le drame ; volontiers elle cueille dans l’ensemble d’une histoire plus ou moins longue les traits qui lui impriment la forme d’une lutte entre deux partis, ou deux sociétés, ou deux principes ; chacun d’eux, tour à tour, aurait remporté la victoire. Mais la lutte n’est ici que l’aspect superficiel d’un progrès. La vérité est qu’une tendance sur laquelle deux vues différentes sont possibles ne peut fournir son maximum, en quantité et en qualité, que si elle matérialise ces deux possibilités en réalités mouvantes, dont chacune se jette en avant et accapare la place, tandis que l’autre la guette sans cesse pour savoir si son tour est venu. Ainsi se développera le contenu de la tendance originelle, si toutefois on peut parler de contenu alors que personne, pas même la tendance elle-même devenue consciente, ne saurait dire ce qui sortira d’elle. Elle donne l’effort, et le résultat est une surprise. Telle est l’opération de la nature : les luttes dont elle nous offre le spectacle ne se résolvent pas tant en hostilités qu’en curiosités. Et c’est précisément quand elle imite la nature, quand elle se laisse aller à l’impulsion primitivement reçue, que la marche de l’humanité assume une certaine régularité et se soumet, très imparfaitement d’ailleurs, à des lois comme celles que nous énoncions. Mais le moment est venu de fermer notre trop longue parenthèse. Montrons seulement comment s’appliqueraient nos deux lois dans le cas qui nous l’a fait ouvrir.

Il s’agissait du souci de confort et de luxe qui semble être devenu la préoccupation principale de l’humanité. A voir comment il a développé l’esprit d’invention, comment beaucoup d’inventions sont des applications de notre science, comment la science est destinée à s’accroître sans fin, on serait tenté de croire qu’il y aura progrès indéfini dans la même direction. Jamais, en effet, les satisfactions que des inventions nouvelles apportent à d’anciens besoins ne déterminent l’humanité à en rester là ; des besoins nouveaux surgissent, aussi impérieux, de plus en plus nombreux. On a vu la course au bien-être aller en s’accélérant, sur une piste où des foules de plus en plus compactes se précipitaient. Aujourd’hui, c’est une ruée. Mais cette frénésie même ne devrait-elle pas nous ouvrir les yeux ? N’y aurait-il pas quelque autre frénésie, dont celle-ci aurait pris la suite, et qui aurait développé en sens opposé une activité dont elle se trouve être le complément ? Par le fait, c’est à partir du quinzième ou du seizième siècle que les hommes semblent aspirer à un élargissement de la vie matérielle. Pendant tout le moyen âge un idéal d’ascétisme avait prédominé. Inutile de rappeler les exagérations auxquelles il avait conduit ; déjà il y avait eu frénésie. On dira que cet ascétisme fut le fait d’un petit nombre, et l’on aura raison. Mais de même que le mysticisme, privilège de quelques-uns, fut vulgarisé par la religion, ainsi l’ascétisme concentré, qui fut sans doute exceptionnel, se dilua pour le commun des hommes en une indifférence générale aux conditions de l’existence quotidienne. C’était, pour tout le monde, un manque de confort qui nous surprend. Riches et pauvres se passaient de superfluités que nous tenons pour des nécessités. On a fait remarquer que, si le seigneur vivait mieux que le paysan, il faut surtout entendre par là qu’il était nourri plus abondamment 23. Pour le reste, la différence était légère. Nous nous trouvons donc bien ici devant deux tendances divergentes qui se sont succédé et qui se sont comportées, l’une et l’autre, frénétiquement. Il est permis de présumer qu’elles correspondent à deux vues opposées prises sur une tendance primordiale, laquelle aurait trouvé ainsi moyen de tirer d’elle-même, en quantité et en qualité, tout ce qu’elle pouvait et même plus qu’elle n’avait, s’engageant sur les deux voies tour à tour, se replaçant dans l’une des directions avec tout ce qui avait été ramassé le long de l’autre. Il y aurait donc oscillation et progrès, progrès par oscillation. Et il faudrait prévoir, après la complication sans cesse croissante de la vie, un retour à la simplicité. Ce retour n’est évidemment pas certain ; l’avenir de l’humanité reste indéterminé, parce qu’il dépend d’elle. Mais si, du côté de l’avenir, il n’y a que des possibilités ou des probabilités, que nous examinerons tout à l’heure, il n’en est pas de même pour le passé : les deux développements opposés que nous venons de signaler sont bien ceux d’une seule tendance originelle.

Déjà l’histoire des idées en témoigne. De la pensée socratique, suivie dans deux sens contraires qui chez Socrate étaient complémentaires, sont sorties les doctrines cyrénaïque et cynique : l’une voulait qu’on demandât à la vie le plus grand nombre possible de satisfactions, l’autre qu’on apprît à s’en passer. Elles se prolongèrent dans l’épicurisme et le stoïcisme avec leurs deux principes opposés, relâchement et tension. Si l’on doutait de la communauté d’essence entre les deux états d’âme auxquels ces principes correspondent, il suffirait de remarquer que dans l’école épicurienne elle-même, à côté de l’épicurisme populaire qui était la recherche souvent effrénée du plaisir, il y eut l’épicurisme d’Épicure, d’après lequel le plaisir suprême était de n’avoir pas besoin des plaisirs. La vérité est que les deux principes sont au fond de l’idée qu’on s’est toujours faite du bonheur. On désigne par ce dernier mot quelque chose de complexe et de confus, un de ces concepts que l’humanité a voulu laisser dans le vague pour que chacun le déterminât à sa manière. Mais, dans quelque sens qu’on l’entende, il n’y a pas de bonheur sans sécurité, je veux dire sans perspective de durée pour un état dont on s’est accommodé. Cette assurance, on peut la trouver ou dans une mainmise sur les choses, ou dans une maîtrise de soi qui rende indépendant des choses. Dans les deux cas on jouit de sa force, soit qu’on la perçoive du dedans, soit qu’elle s’étale au dehors : ou est sur le chemin de l’orgueil, ou sur celui de la vanité. Mais simplification et complication de la vie résultent bien d’une « dichotomie », sont bien susceptibles de se développer en « double frénésie », ont bien enfin ce qu’il faut pour se succéder périodiquement.

Dans ces conditions, comme il a été dit plus haut, un retour à la simplicité n’a rien d’invraisemblable. La science elle-même pourrait bien nous en montrer le chemin. Tandis que physique et chimie nous aident à satisfaire et nous invitent ainsi à multiplier nos besoins, on peut prévoir que physiologie et médecine nous révéleront de mieux en mieux ce qu’il y a de dangereux dans cette multiplication, et de décevant dans la plupart de nos satisfactions. J’apprécie un bon plat de viande : tel végétarien, qui l’aimait jadis autant que moi, ne peut aujourd’hui regarder de la viande sans être pris de dégoût. On dira que nous avons raison l’un et l’autre, et qu’il ne faut pas plus disputer des goûts que des couleurs. Peut-être ; mais je ne puis m’empêcher de constater la certitude inébranlable où il est, lui végétarien, de ne jamais revenir à son ancienne disposition, alors que je me sens beaucoup moins sûr de conserver toujours la mienne. Il a fait les deux expériences ; je n’en ai fait qu’une. Sa répugnance s’intensifie quand son attention se fixe sur elle, tandis que ma satisfaction tient de la distraction et pâlit plutôt à la lumière ; je crois qu’elle s’évanouirait si des expériences décisives venaient prouver, comme ce n’est pas impossible, qu’on s’empoisonne spécifiquement, lentement, à manger de la viande 24. On nous enseignait au collège que la composition des substances alimentaires était connue, les exigences de notre organisme également, qu’on pouvait déduire de là ce qu’il faut et ce qui suffit comme ration d’entretien. On eût été bien étonné d’apprendre que l’analyse chimique laissait échapper les « vitamines », dont la présence dans notre nourriture est indispensable à notre santé. On s’apercevra sans doute que plus d’une maladie, aujourd’hui rebelle aux efforts de la médecine, a son origine lointaine dans des « carences » que nous ne soupçonnons pas. Le seul moyen sûr d’absorber tout ce dont nous avons besoin serait de ne soumettre les aliments à aucune élaboration, peut-être même (qui sait ?) de ne pas les cuire. Ici encore la croyance à l’hérédité de l’acquis a fait beaucoup de mal. On se plaît à dire que l’estomac humain s’est déshabitué, que nous ne pourrions plus nous alimenter comme l’homme primitif. On a raison, si l’on entend par là que nous laissons dormir depuis notre enfance des dispositions naturelles, et qu’il nous serait difficile de les réveiller à un certain âge. Mais que nous naissions modifiés, c’est peu probable : à supposer que notre estomac diffère de celui de nos ancêtres préhistoriques, la différence n’est pas due à de simples habitudes contractées dans la suite des temps. La science ne tardera pas à nous fixer sur l’ensemble de ces points. Supposons qu’elle le fasse dans le sens que nous prévoyons : la seule réforme de notre alimentation aurait des répercussions sans nombre sur notre industrie, notre commerce, notre agriculture, qui en seraient considérablement simplifiés. Que dire de nos autres besoins ? Les exigences du sens génésique sont impérieuses, mais on en finirait vite avec elles si l’on s’en tenait à la nature. Seulement, autour d’une sensation forte mais pauvre, prise comme note fondamentale, l’humanité a fait surgir un nombre sans cesse croissant d’harmoniques ; elle en a tiré une si riche variété de timbres que n’importe quel objet, frappé par quelque côté, donne maintenant le son devenu obsession. C’est un appel constant au sens par l’intermédiaire de l’imagination. Toute notre civilisation est aphrodisiaque. Ici encore la science a son mot à dire, et elle le dira un jour si nettement qu’il faudra bien l’écouter : il n’y aura plus de plaisir à tant aimer le plaisir. La femme hâtera la venue de ce moment dans la mesure où elle voudra réellement, sincèrement, devenir l’égale de l’homme, au lieu de rester l’instrument qu’elle est encore, attendant de vibrer sous l’archet du musicien. Que la transformation s’opère : notre vie sera plus sérieuse en même temps que plus simple. Ce que la femme exige de luxe pour plaire à l’homme et, par ricochet, pour se plaire à elle-même, deviendra en grande partie inutile. Il y aura moins de gaspillage, et aussi moins d’envie. — Luxe, plaisir et bien-être se tiennent d’ailleurs de près, sans cependant avoir entre eux le rapport qu’on se figure généralement. On les dispose le long d’une échelle : du bien-être au luxe on passerait par voie de gradation ascendante ; quand nous nous serions assuré le bien-être, nous voudrions y superposer le plaisir ; puis viendrait l’amour du luxe. Mais c’est là une psychologie purement intellectualiste, qui croit pouvoir calquer nos états d’âme sur leurs objets. Parce que le luxe coûte plus cher que le simple agrément, et le plaisir que le bien-être, on se représente la croissance progressive de je ne sais quel désir correspondant. La vérité est que c’est le plus souvent par amour du luxe qu’on désire le bien-être, parce que le bien-être qu’on n’a pas apparaît comme un luxe, et qu’on veut imiter, égaler, ceux qui sont en état de l’avoir. Au commencement était la vanité. Combien de mets ne sont recherchés que parce qu’ils sont coûteux ! Pendant des années les peuples civilisés dépensèrent une bonne partie de leur effort extérieur à se procurer des épices. On est stupéfait de voir que tel fut l’objet suprême de la navigation, alors si dangereuse ; que des milliers d’hommes y jouèrent leur vie ; que le courage, l’énergie et l’esprit d’aventure d’où sortit par accident la découverte de l’Amérique s’employèrent essentiellement à la poursuite du gingembre et du girofle, du poivre et de la cannelle. Qui se soucie des aromates si longtemps délicieux depuis qu’on peut les avoir pour quelques sous chez l’épicier du coin ? De telles constatations ont de quoi attrister le moraliste. Qu’on y réfléchisse pourtant, on y trouvera aussi des motifs d’espérer. Le besoin toujours croissant de bien-être, la soif d’amusement, le goût effréné du luxe, tout ce qui nous inspire une si grande inquiétude pour l’avenir de l’humanité parce qu’elle a l’air d’y trouver des satisfactions solides, tout cela apparaîtra comme un ballon qu’on remplit furieusement d’air et qui se dégonflera aussi tout d’un coup. Nous savons qu’une frénésie appelle la frénésie antagoniste. Plus particulièrement, la comparaison des faits actuels à ceux d’autrefois nous invite à tenir pour transitoires des goûts qui paraissent définitifs. Et puisque la possession d’une automobile est aujourd’hui pour tant d’hommes l’ambition suprême, reconnaissons les services incomparables que rend l’automobile, admirons cette merveille de mécanique, souhaitons qu’elle se multiplie et se répande partout où l’on a besoin d’elle, mais disons-nous que, pour le simple agrément ou pour le plaisir de faire du luxe, elle pourrait ne plus être si désirée dans peu de temps d’ici, — sans toutefois être délaissée, nous l’espérons bien, comme le sont aujourd’hui le girofle et la cannelle.

Nous touchons au point essentiel de notre discussion. Nous venons de citer une satisfaction de luxe issue d’une invention mécanique. Beaucoup estiment que c’est l’invention mécanique en général qui a développé le goût du luxe, comme d’ailleurs du simple bien-être. Même, si l’on admet d’ordinaire que nos besoins matériels iront toujours en croissant et en s’exaspérant, c’est parce qu’on ne voit pas de raison pour que l’humanité abandonne la voie de l’invention mécanique, une fois qu’elle y est entrée. Ajoutons que, plus la science avance, plus ses découvertes suggèrent d’inventions ; souvent il n’y a qu’un pas de la théorie à l’application ; et comme la science ne saurait s’arrêter, il semble bien, en effet, qu’il ne doive pas y avoir de fin à la satisfaction de nos anciens besoins, à la création de besoins nouveaux. Mais il faudrait d’abord se demander si l’esprit d’invention suscite nécessairement des besoins artificiels, ou si ce ne serait pas le besoin artificiel qui aurait orienté ici l’esprit d’invention.

La seconde hypothèse est de beaucoup la plus probable. Elle est confirmée par des recherches récentes sur les origines du machinisme 25. On a rappelé que l’homme avait toujours inventé des machines, que l’antiquité en avait connu de remarquables, que des dispositifs ingénieux furent imagines bien avant l’éclosion de la science moderne et ensuite, très souvent, indépendamment d’elle : aujourd’hui encore de simples ouvriers, sans culture scientifique, trouvent des perfectionnements auxquels de savants ingénieurs n’avaient pas pensé. L’invention mécanique est un don naturel. Sans doute elle a été limitée dans ses effets tant qu’elle s’est bornée à utiliser des énergies actuelles et, en quelque sorte, visibles : effort musculaire, force du vent ou d’une chute d’eau. La machine n’a donné tout son rendement que du jour où l’on a su mettre à son service, par un simple déclenchement, des énergies potentielles emmagasinées pendant des millions d’années, empruntées au soleil, disposées dans la houille, le pétrole, etc. Mais ce jour fui celui de l’invention de la machine à vapeur, et l’on sait qu’elle n’est pas sortie de considérations théoriques. Hâtons-nous d’ajouter que le progrès, d’abord lent, s’est effectué à pas de géant lorsque la science se fut mise de la partie. Il n’en est pas moins vrai que l’esprit d’invention mécanique, qui coule dans un lit étroit tant qu’il est laissé à lui-même, qui s’élargit indéfiniment quand il a rencontré la science, en reste distinct et pourrait à la rigueur s’en séparer. Tel, le Rhône entre dans le lac de Genève, paraît y mêler ses eaux, et montre à sa sortie qu’il avait conservé son indépendance.

Il n’y a donc pas eu, comme on serait porté à le croire, une exigence de la science imposant aux hommes, par le seul fait de son développement, des besoins de plus en plus artificiels. S’il en était ainsi, l’humanité serait vouée à une matérialité croissante, car le progrès de la science ne s’arrêtera pas. Mais la vérité est que la science a donné ce qu’on lui demandait et qu’elle n’a pas pris ici l’initiative ; c’est l’esprit d’invention qui ne s’est pas toujours exercé au mieux des intérêts de l’humanité. Il a créé une foule de besoins nouveaux ; il ne s’est pas assez préoccupé d’assurer au plus grand nombre, à tous si c’était possible, la satisfaction des besoins anciens. Plus simplement : sans négliger le nécessaire, il a trop pensé au superflu. On dira que ces deux termes sont malaisés à définir, que ce qui est luxe pour les uns est une nécessité pour d’autres. Sans doute ; on se perdrait aisément ici dans des distinctions subtiles. Mais il y a des cas où il faut voir gros. Des millions d’hommes ne mangent pas à leur faim. Et il en est qui meurent de faim. Si la terre produisait beaucoup plus, il y aurait beaucoup moins de chances pour qu’on ne mangeât pas à sa faim 26, pour qu’on mourût de faim. On allègue que la terre manque de bras. C’est possible ; mais pourquoi demande-t-elle aux bras plus d’effort qu’ils n’en devraient donner ? Si le machinisme a un tort, c’est de ne pas s’être employé suffisamment à aider l’homme dans ce travail si dur. On répondra qu’il y a des machines agricoles, et que l’usage en est maintenant fort répandu. Je l’accorde, mais ce que la machine a fait ici pour alléger le fardeau de l’homme, ce que la science a fait de son côté pour accroître le rendement de la terre, est comparativement restreint. Nous sentons bien que l’agriculture, qui nourrit l’homme, devrait dominer le reste, en tout cas être la première préoccupation de l’industrie elle-même. D’une manière générale, l’industrie ne s’est pas assez souciée de la plus ou moins grande importance des besoins à satisfaire. Volontiers elle suivait la mode, fabriquant sans autre pensée que de vendre. On voudrait, ici comme ailleurs, une pensée centrale, organisatrice, qui coordonnât l’industrie à l’agriculture et assignât aux machines leur place rationnelle, celle où elles peuvent rendre le plus de services à l’humanité. Quand on fait le procès du machinisme, on néglige le grief essentiel. On l’accuse d’abord de réduire l’ouvrier a l’état de machine, ensuite d’aboutir à une uniformité de production qui choque le sens artistique. Mais si la machine procure à l’ouvrier un plus grand nombre d’heures de repos, et si l’ouvrier emploie ce supplément de loisir à autre chose qu’aux prétendus amusements, qu’un industrialisme mal dirigé a mis à la portée de tous, il donnera à son intelligence le développement qu’il aura choisi, au lieu de s’en tenir à celui que lui imposerait, dans des limites toujours restreintes, le retour (d’ailleurs impossible) à l’outil, après suppression de la machine. Pour ce qui est de l’uniformité du produit, l’inconvénient en serait négligeable si l’économie de temps et de travail, réalisée ainsi par l’ensemble de la nation, permettait de pousser plus loin la culture intellectuelle et de développer les vraies originalités. On a reproché aux Américains d’avoir tous le même chapeau. Mais la tête doit passer avant le chapeau. Faites que je puisse meubler ma tête selon mon goût propre, et j’accepterai pour elle le chapeau de tout le monde. Là n’est pas notre grief contre le machinisme. Sans contester les services qu’il a rendus aux hommes en développant largement les moyens de satisfaire des besoins réels, nous lui reprocherons d’en avoir trop encourage d’artificiels, d’avoir poussé au luxe, d’avoir favorisé les villes au détriment des campagnes, enfin d’avoir élargi la distance et transformé les rapports entre le patron et l’ouvrier, entre le capital et le travail. Tous ces effets pourraient d’ailleurs se corriger ; la machine ne serait plus alors que la grande bienfaitrice. Il faudrait que l’humanité entreprît de simplifier son existence avec autant de frénésie qu’elle en mit à la compliquer. L’initiative ne peut venir que d’elle, car c’est elle, et non pas la prétendue force des choses, encore moins une fatalité inhérente à la machine, qui a lancé sur une certaine piste l’esprit d’invention.

Mais l’a-t-elle tout à fait voulu ? L’impulsion qu’elle a donnée au début allait-elle exactement dans la direction que l’industrialisme a prise ? Ce qui n’est au départ qu’une déviation imperceptible devient un écart considérable à l’arrivée si l’on a marché tout droit et si la course a été longue. Or, il n’est pas douteux que les premiers linéaments de ce qui devait être plus tard le machinisme se soient dessinés en même temps que les premières aspirations à la démocratie. La parenté entre les deux tendances devient pleinement visible au xviiie siècle. Elle est frappante chez les encyclopédistes. Ne devons-nous pas supposer alors que ce fut un souffle démocratique qui poussa en avant l’esprit d’invention, aussi vieux que l’humanité, mais insuffisamment actif tant qu’on ne lui fit pas assez de place ? On ne pensait sûrement pas au luxe pour tous, ni même au bien-être pour tous ; mais pour tous on pouvait souhaiter l’existence matérielle assurée, la dignité dans la sécurité. Le souhait était-il conscient ? Nous ne croyons pas à l’inconscient en histoire : les grands courants souterrains de pensée, dont on a tant parlé, sont dus à ce que des masses d’hommes ont été entraînées par un ou plusieurs d’entre eux. Ceux-ci savaient ce qu’ils faisaient, mais n’en prévoyaient pas toutes les conséquences. Nous qui connaissons la suite, nous ne pouvons nous empêcher d’en faire reculer l’image jusqu’à l’origine : le présent, aperçu dans le passé par un effet de mirage, est alors ce que nous appelons l’inconscient d’autrefois. La rétro-activité du présent est à l’origine de bien des illusions philosophiques. Nous nous garderons donc d’attribuer aux quinzième, seizième et dix-huitième siècles (encore moins au dix-septième, si différent, et qu’on a considéré comme une parenthèse sublime) des préoccupations démocratiques comparables aux nôtres. Nous ne leur prêterons pas davantage la vision de ce que l’esprit d’invention recelait en lui de puissance. Il n’en est pas moins vrai que la Réforme, la Renaissance et les premiers symptômes ou prodromes de la poussée inventive sont de la même époque. Il n’est pas impossible qu’il y ait eu là trois réactions, apparentées entre elles, contre la forme qu’avait prise jusqu’alors l’idéal chrétien. Cet idéal n’en subsistait pas moins, mais il apparaissait comme un astre qui aurait toujours tourné vers l’humanité la même face : on commençait à entrevoir l’autre, sans toujours s’apercevoir qu’il s’agissait du même astre. Que le mysticisme appelle l’ascétisme, cela n’est pas douteux. L’un et l’autre seront toujours l’apanage d’un petit nombre. Mais que le mysticisme vrai, complet, agissant, aspire à se répandre, en vertu de la charité qui en est l’essence, cela est non moins certain. Comment se propagerait-il, même dilué et atténué comme il le sera nécessairement, dans une humanité absorbée par la crainte de ne pas manger à sa faim ? L’homme ne se soulèvera au-dessus de terre que si un outillage puissant lui fournit le point d’appui. Il devra peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle. En d’autres termes, la mystique appelle la mécanique. On ne l’a pas assez remarqué, parce que la mécanique, par un accident d’aiguillage, a été lancée sur une voie au bout de laquelle étaient le bien-être exagéré et le luxe pour un certain nombre, plutôt que la libération pour tous. Nous sommes frappés du résultat accidentel, nous ne voyons pas le machinisme dans ce qu’il devrait être, dans ce qui en fait l’essence. Allons plus loin. Si nos organes sont des instruments naturels, nos instruments sont par là même des organes artificiels. L’outil de l’ouvrier continue son bras ; l’outillage de l’humanité est donc un prolongement de son corps. La nature, en nous dotant d’une intelligence essentiellement fabricatrice, avait ainsi préparé pour nous un certain agrandissement. Mais des machines qui marchent au pétrole, au charbon, à la « houille blanche », et qui convertissent en mouvement des énergies potentielles accumulées pendant des millions d’années, sont venues donner à notre organisme une extension si vaste et une puissance si formidable, si disproportionnée à sa dimension et à sa force, que sûrement il n’en avait rien été prévu dans le plan de structure de notre espèce : ce fut une chance unique, la plus grande réussite matérielle de l’homme sur la planète. Une impulsion spirituelle avait peut-être été imprimée au début : l’extension s’était faite automatiquement, servie par le coup de pioche accidentel qui heurta sous terre un trésor miraculeux 27. Or, dans ce corps démesurément grossi, l’âme reste ce qu’elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. D’où le vide entre lui et elle. D’où les redoutables problèmes sociaux, politiques, internationaux, qui sont autant de définitions de ce vide et qui, pour le combler, provoquent aujourd’hui tant d’efforts désordonnés et inefficaces : il y faudrait de nouvelles réserves d’énergie potentielle, cette fois morale. Ne nous bornons donc pas à dire, comme nous le faisions plus haut, que la mystique appelle la mécanique. Ajoutons que le corps agrandi attend un supplément d’âme, et que la mécanique exigerait une mystique. Les origines de cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu’on ne le croirait ; elle ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnés à sa puissance, que si l’humanité qu’elle a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle à se redresser, et à regarder le ciel.

Dans une oeuvre dont on ne saurait trop admirer la profondeur et la force, M. Ernest Seillière montre comment les ambitions nationales s’attribuent des missions divines : l’« impérialisme » se fait ordinairement « mysticisme ». Si l’on donne à ce dernier mot le sens qu’il a chez M. Ernest Seillière 28, et qu’une longue série d’ouvrages a suffisamment défini, le fait est incontestable ; en le constatant, en le reliant à ses causes et en le suivant dans ses effets, l’auteur apporte une contribution inappréciable à la philosophie de l’histoire. Mais il jugerait probablement lui-même que le mysticisme ainsi entendu, ainsi compris d’ailleurs par l’« impérialisme » tel qu’il le présente, n’est que la contrefaçon du mysticisme vrai, de la « religion dynamique » que nous avons étudiée dans notre dernier chapitre. Nous croyons apercevoir le mécanisme de cette contrefaçon. Ce fut un emprunt à la « religion statique » des anciens, qu’on démarqua et qu’on laissa à sa forme statique sous l’étiquette nouvelle que la religion dynamique fournissait. La contrefaçon n’avait d’ailleurs aucune intention délictueuse ; elle était à peine voulue. Rappelons-nous en effet que la « religion statique » est naturelle à l’homme, et que la nature humaine ne change pas. Les croyances innées à nos ancêtres subsistent au plus profond de nous-mêmes ; elles reparaissent, dès qu’elles ne sont plus refoulées par des forces antagonistes. Or un des traits essentiels des religions antiques était l’idée d’un lien entre les groupements humains et des divinités attachées à chacun d’eux. Les dieux de la cité combattaient pour elle, avec elle. Cette croyance est incompatible avec le mysticisme vrai, je veux dire avec le sentiment qu’ont certaines âmes d’être les instruments d’un Dieu qui aime tous les hommes d’un égal amour, et qui leur demande de s’aimer entre eux. Mais, remontant des profondeurs obscures de l’âme à la surface de la conscience, et y rencontrant l’image du mysticisme vrai telle que les mystiques modernes l’ont présentée au monde, instinctivement elle s’en affuble ; elle attribue au Dieu du mystique moderne le nationalisme des anciens dieux. C’est dans ce sens que l’impérialisme se fait mysticisme. Que si l’on s’en tient au mysticisme vrai, on le jugera incompatible avec l’impérialisme. Tout au plus dira-t-on, comme nous venons de le faire, que le mysticisme ne saurait se répandre sans encourager une « volonté de puissance » très particulière. Il s’agira d’un empire à exercer, non pas sur les hommes, mais sur les choses, précisément pour que l’homme n’en ait plus tant sur l’homme.

Qu’un génie mystique surgisse ; il entraînera derrière lui une humanité au corps déjà immensément accru, à l’âme par lui transfigurée. Il voudra faire d’elle une espèce nouvelle, ou plutôt la délivrer de la nécessité d’être une espèce : qui dit espèce dit stationnement collectif, et l’existence complète est mobilité dans l’individualité. Le grand souffle de vie qui passa sur notre planète avait poussé l’organisation aussi loin que le permettait une nature à la fois docile et rebelle. On sait que nous désignons par ce dernier mot l’ensemble des complaisances et des résistances que la vie rencontre dans la matière brute, — ensemble que nous traitons, à l’exemple du biologiste, comme si l’on pouvait lui prêter des intentions. Un corps qui comportait l’intelligence fabricatrice avec, autour d’elle, une frange d’intuition, était ce que la nature avait pu faire de plus complet. Tel était le corps humain. Là s’arrêtait l’évolution de la vie. Mais voici que l’intelligence, haussant la fabrication de ses instruments à un degré de complication et de perfection que la nature (si inapte à la construction mécanique) n’avait même pas prévu, déversant dans ces machines des réserves d’énergie auxquelles la nature (si ignorante de l’économie) n’avait même pas pensé, nous a dotés de puissances à côté desquelles celle de notre corps compte à peine : elles seront illimitées, quand la science saura libérer la force que représente, condensée, la moindre parcelle de matière pondérable. L’obstacle matériel est presque tombé. Demain la voie sera libre, dans la direction même du souffle qui avait conduit la vie au point où elle avait dû s’arrêter. Vienne alors l’appel du héros : nous ne le suivrons pas tous, mais tous nous sentirons que nous devrions le faire, et nous connaîtrons le chemin, que nous élargirons si nous y passons. Du même coup s’éclaircira pour toute philosophie le mystère de l’obligation suprême : un voyage avait été commencé, il avait fallu l’interrompre ; en reprenant sa route, on ne fait que vouloir encore ce qu’on voulait déjà. C’est toujours l’arrêt qui demande une explication, et non pas le mouvement.

Mais ne comptons pas trop sur l’apparition d’une grande âme privilégiée. A défaut d’elle, d’autres influences pourraient détourner notre attention des hochets qui nous amusent et des mirages autour desquels nous nous battons.

On a vu en effet comment le talent d’invention, aidé de la science, avait mis à la disposition de l’homme des énergies insoupçonnées. Il s’agissait d’énergies physico-chimiques, et d’une science qui portait sur la matière. Mais l’esprit ? A-t-il été approfondi scientifiquement autant qu’il aurait pu l’être ? Sait-on ce qu’un tel approfondissement pourrait donner ? La science s’est attachée à la matière d’abord ; pendant trois siècles elle n’a pas eu d’autre objet ; aujourd’hui encore, quand on ne joint pas au mot un qualificatif, il est entendu qu’on parle de la science de la matière. Nous en avons autrefois donné les raisons. Nous avons indiqué pourquoi l’étude scientifique de la matière avait précédé celle de l’esprit. Il fallait aller au plus pressé. La géométrie existait déjà ; elle avait été poussée assez loin par les anciens ; on devait commencer par tirer de la mathématique tout ce qu’elle pouvait fournir pour l’explication du monde où nous vivons. Il n’était d’ailleurs pas souhaitable que l’on commençât par la science de l’esprit : elle ne fût pas arrivée par elle-même à la précision, à la rigueur, au souci de la preuve, qui se sont propagés de la géométrie à la physique, à la chimie et à la biologie, en attendant de rebondir sur elle. Toutefois, par un autre côté, elle n’a pas été sans souffrir d’être venue si tard. L’intelligence humaine a pu en effet, dans l’intervalle, faire légitimer par la science et investir ainsi d’une autorité incontestée son habitude de tout voir dans l’espace, de tout expliquer par la matière. Se porte-t-elle alors sur l’âme ? Elle se donne une représentation spatiale de la vie intérieure ; elle étend à son nouvel objet l’image qu’elle a gardée de l’ancien : d’où les erreurs d’une psychologie atomistique des états de conscience ; d’où les inutiles efforts d’une philosophie qui prétend atteindre l’esprit sans le chercher dans la durée. S’agit-il de la relation de l’âme au corps ? La confusion est encore plus grave. Elle n’a pas seulement mis la métaphysique sur une fausse piste ; elle a détourné la science de l’observation de certains faits, ou plutôt elle a empêché de naître certaines sciences, excommuniées par avance au nom de je ne sais quel dogme. Il a été entendu en effet que le concomitant matériel de l’activité mentale en était l’équivalent : toute réalité étant censée avoir une base spatiale, on ne doit rien trouver de plus dans l’esprit que ce qu’un physiologiste surhumain lirait dans le cerveau correspondant. Remarquons que cette thèse est une pure hypothèse métaphysique, interprétation arbitraire des faits. Mais non moins arbitraire est la métaphysique spiritualiste qu’on y oppose, et d’après laquelle chaque état d’âme utiliserait un état cérébral qui lui servirait simplement d’instrument ; pour elle encore, l’activité mentale serait coextensive à l’activité cérébrale et y correspondrait point à point dans la vie présente. La seconde théorie est d’ailleurs influencée par la première, dont elle a toujours subi la fascination. Nous avons essayé d’établir, en écartant les idées préconçues qu’on accepte des deux côtés, en serrant d’aussi près que possible le contour des faits, que le rôle du corps est tout différent. L’activité de l’esprit a bien un concomitant matériel, mais qui n’en dessine qu’une partie ; le reste demeure dans l’inconscient. Le corps est bien pour nous un moyen d’agir, mais c’est aussi un empêchement de percevoir. Son rôle est d’accomplir en toute occasion la démarche utile ; précisément pour cela, il doit écarter de la conscience, avec les souvenirs qui n’éclaireraient pas la situation présente, la perception d’objets sur lesquels nous n’aurions aucune prise 29. C’est, comme on voudra, un filtre ou un écran. Il maintient à l’état virtuel tout ce qui pourrait gêner l’action en s’actualisant. Il nous aide à voir devant nous, dans l’intérêt de ce que nous avons à faire ; en revanche il nous empêche de regarder à droite et à gauche, pour notre seul plaisir. Il nous cueille une vie psychologique réelle dans le champ immense du rêve. Bref, notre cerveau n’est ni créateur ni conservateur de notre représentation ; il la limite simplement, de manière à la rendre agissante. C’est l’organe de l’attention à la vie. Mais il résulte de là qu’il doit y avoir, soit dans le corps, soit dans la conscience qu’il limite, des dispositifs spéciaux dont la fonction est d’écarter de la perception humaine les objets soustraits par leur nature à l’action de l’homme. Que ces mécanismes se dérangent, la porte qu’ils maintenaient fermée s’entr’ouvre : quelque chose passe d’un « en dehors » qui est peut-être un « au-delà ». C’est de ces perceptions anormales que s’occupe la « science psychique ». On s’explique dans une certaine mesure les résistances qu’elle rencontre. Elle prend son point d’appui dans le témoignage humain, toujours sujet à caution. Le type du savant est pour nous le physicien ; son attitude de légitime confiance envers une matière qui ne s’amuse évidemment pas à le tromper est devenue pour nous caractéristique de toute science. Nous avons de la peine à traiter encore de scientifique une recherche qui exige des chercheurs qu’ils flairent partout la mystification. Leur méfiance nous donne le malaise, et leur confiance encore davantage : nous savons qu’on se déshabitue vite d’être sur ses gardes ; la pente est glissante, qui va de la curiosité à la crédulité. Encore une fois, on s’explique ainsi certaines répugnances. Mais on ne comprendrait pas la fin de non-recevoir que de vrais savants opposent à la « recherche psychique » si ce n’était qu’avant tout ils tiennent les faits rapportés pour « invraisemblables » ; ils diraient « impossibles », s’ils ne savaient qu’il n’existe aucun moyen concevable d’établir l’impossibilité d’un fait ; ils sont néanmoins convaincus, au fond, de cette impossibilité. Et ils en sont convaincus parce qu’ils jugent incontestable, définitivement prouvée, une certaine relation entre l’organisme et la conscience, entre le corps et l’esprit. Nous venons de voir que cette relation est purement hypothétique, qu’elle n’est pas démontrée par la science, mais exigée par une métaphysique. Les faits suggèrent une hypothèse bien différente ; et si on l’admet, les phénomènes signalés par la « science psychique », ou du moins certains d’entre eux, deviennent tellement vraisemblables qu’on s’étonnerait plutôt du temps qu’il a fallu attendre pour en voir entreprendre l’étude. Nous ne reviendrons pas ici sur un point que nous avons discuté ailleurs. Bornons-nous à dire, pour ne parler que de ce qui nous semble le mieux établi, que si l’on met en doute la réalité des « manifestations télépathiques » par exemple, après les milliers de dépositions concordantes recueillies sur elles, c’est le témoignage humain en général qu’il faudra déclarer inexistant aux yeux de la science : que deviendra l’histoire ? La vérité est qu’il y a un choix à faire parmi les résultats que la science psychique nous présente ; elle-même est loin de les mettre tous au même rang ; elle distingue entre ce qui lui paraît certain et ce qui est simplement probable ou tout au plus possible. Mais, même si l’on ne retient qu’une partie de ce qu’elle avance comme certain, il en reste assez pour que nous devinions l’immensité de la terra incognita dont elle commence seulement l’exploration. Supposons qu’une lueur de ce monde inconnu nous arrive, visible aux yeux du corps. Quelle transformation dans une humanité généralement habituée, quoi qu’elle dise, à n’accepter pour existant que ce qu’elle voit et ce qu’elle touche ! L’information qui nous viendrait ainsi ne concernerait peut-être que ce qu’il y a d’inférieur dans les âmes, le dernier degré de la spiritualité. Mais il n’en faudrait pas davantage pour convertir en réalité vivante et agissante une croyance à l’au-delà qui semble se rencontrer chez la plupart des hommes, mais qui reste le plus souvent verbale, abstraite, inefficace. Pour savoir dans quelle mesure elle compte, il suffit de regarder comment on se jette sur le plaisir : on n’y tiendrait pas à ce point si l’on n’y voyait autant de pris sur le néant, un moyen de narguer la mort. En vérité, si nous étions sûrs, absolument sûrs de survivre, nous ne pourrions plus penser à autre chose. Les plaisirs subsisteraient, mais ternes et décolorés, parce que leur intensité n’était que l’attention que nous fixions sur eux. Ils pâliraient comme la lumière de nos ampoules au soleil du matin. Le plaisir serait éclipsé par la joie.

Joie serait en effet la simplicité de vie que propagerait dans le monde une intuition mystique diffusée, joie encore celle qui suivrait automatiquement une vision d’au-delà dans une expérience scientifique élargie. A défaut d’une réforme morale aussi complète, il faudra recourir aux expédients, se soumettre à une « réglementation » de plus en plus envahissante, tourner un à un les obstacles que notre nature dresse contre notre civilisation. Mais, qu’on opte pour les grands moyens ou pour les petits, une décision s’impose. L’humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu’elle a faits. Elle ne sait pas assez que son avenir dépend d’elle. A elle de voir d’abord si elle veut continuer à vivre. A elle de se demander ensuite si elle veut vivre seulement, ou fournir en outre l’effort nécessaire pour que s’accomplisse, jusque sur notre planète réfractaire, la fonction essentielle de l’univers, qui est une machine à faire des dieux.