Paul Bourget

1920

Essais de psychologie contemporaine. Tome I

2015
Source : Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine, t. I, Paris, Librairie Plon, 1920.
Ont participé à cette édition électronique : Gabin Fontaine (OCR et stylage sémantique) et Marine Riguet (Edition TEI).

A MADAME EDMOND ADAM

Reconnaissant hommage de l’auteur.

Préface §

Je réimprime aujourd’hui, sous une forme définitive, et en leur restituant l’unité de leur titre, les dix études littéraires que j’avais publiées en 1883 et en 1885, et distribuées alors en deux séries distinctes, sous les appellations d’Essais et de Nouveaux Essais de psychologie contemporaine. En fait, ces dix études n’ont jamais été qu’un seul et même livre, une enquête sur la sensibilité française, telle qu’elle s’est manifestée dans les œuvres des écrivains qui en furent, sous le second Empire, les représentants les plus originaux. J’ai tâché, dans cette nouvelle édition, de compléter cette enquête, en tenant compte des documents que ces quinze années nous ont apportés sur ces écrivains : pour cela, sans toucher à l’économie intime de ces divers essais, j’ai placé après chacun d’entre eux, en appendice, de longues notes capables de les éclairer. L’essai sur M. Renan, par exemple, se trouve ainsi accompagné d’une étude sur son théâtre philosophique et sur sa correspondance, si importante, avec M. Berthelot. — Celui sur Flaubert est suivi d’une analyse de son Par les champs et par les grèves et de ses lettres à George Sand. — Celui sur M. Taine s’achève parle résumé d’un de ses principaux ouvrages historiques et par quelques réflexions sur l’un de ses disciples immédiats. — A l’essai sur Alexandre Dumas, j’ai rattaché un compte rendu d’une de ses dernières pièces et quelques pages plus intimes, écrites au moment de sa mort. Il m’a semblé que ces adjonctions, et d’autres du même ordre que je ne mentionne pas, enrichissaient le livre sans le modifier. Elles se raccordent, en effet, à la méthode de points de vue appliquée d’un bout à l’autre de l’ouvrage, qui n’est en somme qu’une suite de notes classées autour d’une idée centrale.

Le lecteur trouvera dans les préfaces de 1883 et de 1885, que je reproduis ci-contre, dans leurs parties essentielles, un exposé détaillé de cette idée. Elle était contenue tout entière dans la formule féconde de M. Taine : « La littérature est une psychologie vivante. » Vivre est synonyme d’agir. Il y a donc dans l’œuvre littéraire, si son auteur lui a vraiment insufflé ce mystérieux pouvoir de la vie, une force d’action indépendante de cet auteur lui-même, et qu’il n’a pas pu mesurer plus qu’un père ne mesure à l’avance les énergies du fils émané de lui. Cette action de l’œuvre littéraire réside dans une propagande intellectuelle et sentimentale dont on démêle la logique profonde, si l’on met ensemble les livres qui furent à la mode durant une même période, quelque disparates qu’ils paraissent. C’est cet héritage d’idées et d’émotions légué à leurs successeurs immédiats par la génération des Flaubert, des Taine, des Renan, des Goncourt, des Baudelaire, des Amiel, que ces Essais se sont proposé d’inventorier. Inventaire trop partial pour ne pas être partiel, je m’en rends compte aujourd’hui. Mais dans un travail du genre de celui-ci, tout voisin de l’autobiographie, la partialité même n’est-elle pas un document ?

Je voudrais ajouter un mot seulement à ces deux préfaces. Elles précisent avec une netteté suffisante la position d’analyste sans doctrine où je me suis placé volontairement au cours de ces études. La psychologie est à l’éthique ce que l’anatomie est à la thérapeutique. Elle la précède et s’en distingue par ce caractère de constatation inefficace, ou, si l’on veut, de diagnostic sans prescription. Mais cette attitude d’observateur qui ne conclut pas n’est jamais que momentanée. C’est un procédé analogue au doute méthodique de Descartes et qui finit par se résoudre en une affirmation. Pour ma part, la longue enquête sur les maladies morales de la France actuelle, dont ces Essais furent le début, m’a contraint de reconnaître à mon tour la vérité proclamée par des maîtres d’une autorité bien supérieure à la mienne : Balzac, Le Play et Taine, à savoir que pour les individus comme pour la société, le christianisme est à l’heure présente la condition unique et nécessaire de santé ou de guérison. L’auteur de la Comédie humaine disait : « J’écris à la lueur de deux vérités éternelles : la religion et la monarchie, deux nécessités que les événements contemporains proclament, et vers lesquelles tout écrivain de bon sens doit essayer de ramener notre pays. » Ce sont presque les mêmes termes dont se servait le philosophe de la Réforme sociale : « L’étude méthodique des sociétés européennes m’a appris que le bonheur et la prospérité publics y sont en proportion de l’énergie et de la pureté des convictions religieuses. » Et Taine, comparant le christianisme à une grande paire d’ailes indispensable à l’âme humaine : « Toujours et partout, depuis dix-huit cents ans, sitôt que ces ailes défaillent ou qu’on les casse, les mœurs publiques et privées se dégradent. En Italie pendant la Renaissance, en Angleterre sous la Restauration, en France sous la Convention et le Directoire, on a vu l’homme se refaire païen comme au premier siècle. Du même coup il se retrouvait tel qu’aux temps d’Auguste et de Tibère, c’est-à-dire voluptueux et dur. Il abusait des autres et de lui-même. L’égoïsme brutal ou calculateur avait pris l’ascendant. La cruauté ou la sensualité s’étalaient. La société devenait un coupe-gorge ou un mauvais lieu… » La rencontre de ces beaux génies dans une même conclusion a ceci de bien remarquable, qu’ils y sont arrivés tous les trois par l’observation, à travers des milieux et avec des facultés de l’ordre le plus différent. En adhérant à la conclusion si nettement exposée par ces maîtres, je ne fais, moi non plus, que résumer ma propre observation de la vie individuelle et sociale. Je crois donc dégager mieux le sens de ces Essais et des ouvrages qui les ont suivis, en demandant qu’on veuille bien les considérer comme une modeste contribution à cette espèce d’apologétique expérimentale, inaugurée par les trois analystes que je viens de citer, — apologétique dont relèvent tôt ou tard, d’ailleurs, qu’ils le veuillent ou non, tous ceux qui, étudiant la vie humaine, sincèrement et hardiment, dans ses réalités profondes, y retrouvent une démonstration constante de ce que cet admirable Le Play appelait encore : « le Décalogue éternel. »

Avant-propos de 1883 §

Les divers chapitres qui composent ce volume ont paru, l’un après l’autre, dans la Nouvelle Revue, sous le titre, que j’ai cru devoir leur conserver, d’Essais de psychologie contemporaine. Le lecteur, en effet, ne trouvera pas dans ces pages, consacrées pourtant à l’œuvre littéraire de cinq écrivains célèbres, ce que l’on peut proprement appeler de la critique. Les procédés d’art n’y sont analysés qu’autant qu’ils sont des signes, la personnalité des auteurs n’y est qu’à peine indiquée, et, je crois bien, sans une seule anecdote. Je n’ai voulu ni discuter des talents, ni peindre des caractères. Mon ambition a été de rédiger quelques notes capables de servir à l’historien de la vie morale pendant la seconde moitié du dix-neuvième siècle français. Cette vie morale, comme il arrive dans les sociétés très civilisées, se compose de beaucoup d’éléments divers. Je ne crois pas énoncer une vérité bien neuve en affirmant que la littérature est un de ces éléments, le plus important peut-être, car dans la diminution de plus en plus évidente des influences traditionnelles et locales, le livre devient le grand initiateur. Il n’est aucun de nous qui, descendu au fond de sa conscience, ne reconnaisse qu’il n’aurait pas été tout à fait le même s’il n’avait pas lu tel ou tel ouvrage : poème ou roman, morceau d’histoire ou de philosophie. A cette minute précise, et tandis que j’écris cette ligne, un adolescent, que je vois, s’est accoudé sur son pupitre d’étudiant par ce beau soir d’un jour de juin. Les fleurs s’ouvrent sous la fenêtre, amoureusement. L’or tendre du soleil couché s’étend sur la ligne de l’horizon avec une délicatesse adorable. Des jeunes filles causent dans le jardin voisin. L’adolescent est penché sur son livre, peut-être un de ceux dont il est parlé dans ces Essais. C’est les Fleurs du mal de Baudelaire, c’est la Vie de Jésus de M. Renan, c’est la Salammbô de Flaubert, c’est le Thomas Graindorge de M. Taine, c’est le Rouge et le Noir de Beyle… Qu’il ferait mieux de vivre ! disent les sages… Hélas ! c’est qu’il vit à cette minute, et d’une vie plus intense que s’il cueillait les fleurs parfumées, que s’il regardait le mélancolique Occident, que s’il serrait les fragiles doigts d’une des jeunes filles. Il passe tout entier dans les phrases de son auteur préféré. Il converse avec lui de cœur à cœur, d’homme à homme. Il l’écoute prononcer sur la manière de goûter l’amour et de pratiquer la débauche, de chercher le bonheur et de supporter le malheur, d’envisager la mort et l’au-delà ténébreux du tombeau, des paroles qui sont des révélations. Ces paroles l’introduisent dans un univers de sentiments jusqu’alors aperçu à peine. De cette première révélation à imiter ces sentiments, la distance est faible, et l’adolescent ne tarde guère à la franchir. Un grand observateur a dit que beaucoup d’hommes n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient entendu parler de l’amour. A coup sûr, ils auraient aimé d’une autre façon. Définir quelques-uns des exemplaires de sentiments que certains écrivains de notre époque proposent à l’imitation des tout jeunes gens, et indiquer par hypothèse quelques-unes des causes générales qui ont amené ces écrivains à peindre ces sentiments comme elles amènent leurs lecteurs à les goûter, telle est exactement la matière de ces Essais.

Avant-propos de 1885 §

Aujourd’hui ce tableau des tendances sociales de notre littérature sous le second Empire est achevé, dans la mesure où j’étais capable de cet achèvement. Tous les noms célèbres n’y sont pas, il s’en faut de beaucoup, ni toutes les idées. Il s’est rencontré, durant cette période qui va du coup d’État jusqu’à la guerre d’Allemagne, d’autres poètes que Baudelaire et M. Leconte de Lisle, d’autres romanciers que Flaubert et les Goncourt, d’autres dramaturges que M. Dumas, d’autres philosophes que MM. Renan et Taine. Pareillement, Stendhal n’est pas le seul écrivain, parmi les prédécesseurs, chez qui la sensibilité contemporaine ait pu reconnaître une image antidatée d’elle-même, ni Tourguéniev et Amiel, les seuls, parmi les étrangers, chez qui cette sensibilité ait pu étudier cette image d’elle-même transposée, si l’on peut dire, et modifiée par l’exotisme. Je me suis borné cependant à ces dix physionomies, parce qu’elles m’ont paru les plus capables de manifester la thèse qui circule à travers ces deux volumes, à savoir que les états de l’âme particuliers à une génération nouvelle étaient enveloppés en germe dans les théories et les rêves de la génération précédente. Les jeunes gens héritent de leurs aînés une façon de goûter la vie qu’ils transmettent eux-mêmes, modifiée par leur expérience propre, à ceux qui viennent ensuite. Les œuvres de littérature et d’art sont le plus puissant moyen de transmission de cet héritage psychologique. Il y a donc lieu d’étudier ces œuvres en tant qu’éducatrices des esprits et des cœurs. C’est toute la méthode que j’ai tenté d’appliquer à plusieurs de nos grands aînés qui se trouvent, sans le savoir et par la seule vertu de leur talent, exercer, sur ceux qui viennent, une irrésistible, une constante propagande d’idées et de sentiments.

Le résultat de cette minutieuse et longue enquête est mélancolique. Il m’a semblé que de toutes les œuvres passées en revue au cours de ces dix essais, une même influence se dégageait, douloureuse et, pour tout dire d’un mot, profondément, continûment pessimiste. Mais l’existence du pessimisme dans l’âme de la jeunesse contemporaine n’est-elle pas reconnue aujourd’hui par ceux-là même à qui cet esprit de négation et de dépression répugne le plus ? Je crois avoir été un des premiers à signaler cette reprise inattendue de ce que l’on appelait, en 1830, le mal du siècle. On pensait en avoir fini avec la race d’Obermann et de René. Voici que des romans se publient, aussi désenchantés que le chef-d’œuvre de Senancourt, des poèmes aussi amers que les sonnets de Joseph Delorme. Il y a une différence évidente de rhétorique et de procédé. Le Bel-Ami de M. de Maupassant, pour être aussi nihiliste qu’Obermann, présente son nihilisme d’une autre façon, et les extrêmes disciples de Baudelaire célèbrent leur sentiment de la décadence sur des rythmes fort différents de ceux de Sainte-Beuve. Qu’importe si des paroles diverses traduisent la même impression d’absolu, d’irrémissible découragement ?

Chateaubriand encadrait son inguérissable dégoût dans les horizons d’une lande bretonne, où se dressaient les tours du vieux château paternel. Nos pessimistes encadrent leur misanthropie dans un décor parisien et l’habillent à la mode du jour au lieu de le draper dans un manteau à la Byron. Pour le psychologue, c’est le fond qui est significatif, et le fond commun est, ici comme là, dans l’A Rebours de M. Huysmans comme dans l’Adolphe de Benjamin Constant, une mortelle fatigue de vivre, une morne perception de la vanité de tout effort. Ce n’est point là une simple attitude. Il y a un accent de vérité qui ne saurait tromper dans les livres dont je parle. Ce n’est pas non plus une simple imitation, et quand on a signalé l’influence de Schopenhauer, on n’a rien dit. Nous n’acceptons que les doctrines dont nous portons déjà le principe en nous. Pourquoi ne pas reconnaître plutôt que toute une portion de la jeunesse contemporaine traverse une crise ? Elle offre les symptômes, visibles pour tous ceux qui veulent regarder sans parti pris, d’une maladie de la vie morale arrivée à sa période la plus aiguë. On s’écrie : c’en est donc fait de la vieille gaieté française… — Entre parenthèses, je cherche en vain cette gaieté, cette légère et allègre manière de sourire à la vie en la chansonnant, et dans Pascal, et dans La Rochefoucauld, et dans La Bruyère, et dans Bossuet, lesquels furent cependant des génies de pure tradition française. — Mais si cette gaieté s’en est allée presque entièrement, n’existe-t-il pas une cause ou des causes à cette disparition ? Si la belle vertu de vaillance a cédé la place à l’inutile et morne « à quoi bon », si la conscience de la race paraît troublée, n’y a-t-il pas lieu de rechercher la raison de ce trouble visible ? Par des épigrammes on a tôt fait de montrer que les écrivains désespérés s’accommodent pourtant à la vie ; on les saisit en flagrant délit de contradiction avec les théories et les sentiments de leurs livres. Que prouve cette contradiction ? Que l’homme est complexe, que la pensée et les actes ne vont pas toujours de compagnie, que l’instinct de durer persiste, invincible aux raisonnements. Depuis quand la maladie a-t-elle été une chose absolue, non susceptible de degrés, non conciliable avec une certaine portion de santé ? Tant mieux si ce reste de santé permet que le patient continue d’aller et de venir, et de faire figure d’homme. Est-ce un motif pour ne pas étudier le mal dont il souffre, surtout si la contagion de ce mal s’étend et menace d’envahir un grand nombre d’autres personnes qui n’auront pas, elles, la force de résister avec autant d’énergie ?

Ces deux volumes d’Essais contiennent une suite de notes sur quelques-unes des causes du pessimisme des jeunes gens d’aujourd’hui. Elles commençaient d’agir, ces causes profondes, sur ceux qui étaient des jeunes gens en 1855, et qui nous ont transmis une part de leur cœur, rien qu’en se racontant. J’ai essayé de marquer le plus fortement que j’ai pu, à propos de ces maîtres de notre génération, celles de ces causes qui m’ont paru essentielles. A l’occasion de M. Renan et des frères de Goncourt, j’ai indiqué le germe de mélancolie enveloppé dans le dilettantisme. J’ai essayé de montrer, à l’occasion de Stendhal, de Tourguéniev et d’Amiel, quelques-unes des fatales conséquences de la vie cosmopolite. Les poèmes de Baudelaire et les comédies de Dumas m’ont été un prétexte pour analyser plusieurs nuances de l’amour moderne, et pour indiquer les perversions ou les impuissances de cet amour, sous la pression de l’esprit d’analyse. Gustave Flaubert, MM. Leconte de Lisle et Taine m’ont permis de montrer quelques exemplaires des effets produits par la science sur des imaginations et des sensibilités diverses. — J’ai pu, à l’occasion de M. Renan encore, des Goncourt, de M. Taine, de Flaubert, étudier plusieurs cas de conflit entre la démocratie et la haute culture. On remarquera que ce sont là des influences qui continuent à peser sur la jeunesse actuelle. Plus que jamais l’abus de la compréhension critique multiplie autour de nous les dilettantes, comme la facilité des voyages les cosmopolites. Plus que jamais la vie de Paris permet aux jeunes gens de compliquer leurs expériences sentimentales, et plus que jamais la démocratie et la science sont les reines de ce monde moderne qui, jusqu’à présent, n’a pas trouvé de procédé pour alimenter à nouveau les sources de vie morale qu’il a taries. Ajoutez à cela que la génération nouvelle a grandi parmi des tragédies sociales inconnues de celle qui la précédait. Nous sommes entrés dans la vie par cette terrible année de la guerre et de la Commune, et cette année terrible n’a pas mutilé que la carte de notre pays, elle n’a pas incendié que les monuments de notre capitale ; quelque chose nous en est demeuré, à tous, comme un premier empoisonnement qui nous a laissés plus dépourvus, plus incapables de résister à la maladie intellectuelle où il nous a fallu grandir. — Pour quelles destinées ? Qui le saura ? Qui prononcera la parole d’avenir et de fécond labeur nécessaire à cette jeunesse pour qu’elle se mette à l’œuvre, enfin guérie de cette incertitude dont elle est la victime ? Qui nous rendra la divine vertu de la joie dans l’effort et de l’espérance dans la lutte ?

Quand le premier volume de ces Essais fut publié, les critiques me dirent : apportez-vous un remède au mal que vous décrivez si complaisamment ? Nous voyons votre analyse, nous ne voyons pas votre conclusion. Et j’avoue humblement que, de conclusion positive, je n’en saurais donner aucune à ces études. Balzac, qui s’appelait volontiers un docteur ès sciences sociales, cite quelque part ce mot d’un philosophe chrétien : « Les hommes n’ont pas besoin de maîtres pour douter. » Cette superbe phrase serait la condamnation de ce livre, qui est un livre de recherche anxieuse, s’il n’y avait pas, dans le doute sincère, un principe de foi, comme il y a un principe de vérité dans toute erreur ingénue. Prendre au sérieux, presque au tragique, le drame qui se joue dans les intelligences et dans les cœurs de sa génération, n’est-ce pas affirmer que l’on croit à l’importance infinie des problèmes de la vie morale ? N’est-ce pas faire un acte de foi dans cette réalité obscure et douloureuse, adorable et inexplicable, qui est l’âme humaine ?

I. Charles Baudelaire §

Lire les Fleurs du mal à dix-sept ans, lorsqu’on ne discerne point la part de mystification qui exagère en agressifs paradoxes quelques idées, par elles-mêmes seulement exceptionnelles, c’est entrer dans un monde de sensations jusqu’alors inconnues. Il est des éducateurs d’âme d’une précision d’enseignement plus rigoureuse que Baudelaire : M. Taine, par exemple, et Henri Beyle. Il n’en est point de plus suggestifs et qui fascinent davantage.

Et tes yeux attirants comme ceux d’un portrait …

a-t-il écrit d’une des femmes coupables dont il a subi la magie. Il traîne quelque chose de cette attirance et de ce regard au long de ses vers, mystérieux et câlins, ironiques à demi, à demi plaintifs. Des stances de lui poursuivent l’imagination, qu’elles inquiètent, avec une obsession qui fait presque mal. Il excelle à commencer une pièce par des mots d’une solennité à la fois tragique et sentimentale qu’on n’oublie plus :

Que m’importe que tu sois sage !
Sois belle et sois triste…

Et ailleurs :

Toi qui, comme un coup de couteau,
Dans mon cœur plaintif est entrée …

Et ailleurs :

Comme un bétail pensif sur le sable couchées
Elles tournent leurs yeux vers l’infini des mers…

Par tempérament et par rhétorique, Charles Baudelaire fait flotter un vague halo d’étrangeté autour de ses poèmes, persuadé, comme l’esthéticien du Corbeau, qu’il n’est de beauté qu’un peu singulière et que l’étonnement est la condition du sortilège poétique. C’est un sortilège, en effet, pour qui ne se rebute pas des complexités de cet art. L’impression est comparable à celle que l’on ressent en présence des figures peintes par Léonard, avec ce modelé dans la dégradation des teintes qui veloute de mystère le contour du sourire. Une dangereuse curiosité force l’attention et invite aux longues rêveries devant ces énigmes de peintre ou de poète. A regarder longtemps, l’énigme livre son secret. Celui de Baudelaire est le secret de plus d’un d’entre nous. Il y a bien des chances pour qu’il devienne le secret aussi du jeune homme qui se complaît dans cette lecture, féconde en révélations.

I. L’esprit d’analyse dans l’amour §

Il y a d’abord chez Baudelaire une conception particulière de l’amour. On la caractériserait assez exactement, semble-t-il, par trois épithètes, d’ordre disparate comme notre société. Baudelaire est tout à la fois, dans ses vers d’amour : mystique, libertin et surtout analyseur. Il est mystique, et un visage d’une idéalité de madone traverse sans cesse les heures sombres ou claires de ses journées, rappelant la présence, en quelque autre univers dont le nôtre ne serait que l’épreuve dégradée et grossière, d’un esprit de femme « lucide et pur », d’une âme toujours désirable et toujours bienfaisante :

Elle se répand dans ma vie Comme un air parfumé de sel,
Et dans mon âme inassouvie Verse le goût de l’Eternel…

Il est libertin, et des visions dépravées jusqu’au sadisme troublent ce même homme qui vient d’adorer le doigt levé de sa Madone. Les mornes ivresses de la Vénus vulgaire, les capiteuses ardeurs de la Vénus noire, les raffinées délices de la Vénus savante, les criminelles audaces de la Vénus sanguinaire, ont laissé de leur ressouvenir dans les plus spiritualisés de ses poèmes. Il s’échappe un relent de bouge infâme de ces deux vers du magnifique Crépuscule du matin :

Les femmes de plaisir, la paupière livide,
Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide…

Le visage, lustré comme l’ébène, d’une amie aux dents d’ivoire, aux cheveux crépus, semble avoir inspiré cette litanie de tendresse :

Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne,
Ô Vase de tristesse, ô grande taciturne …

Des prêtresses païennes eussent reconnu un dévot de leurs fêtes clandestines dans la description de cette alcôve — fermée par autorité de justice — où Hippolyte accoude ses lassitudes.

A la pâle clarté des lampes languissantes,
Sur les profonds coussins tout imprégnés d’odeur…

Et la plus forte pièce du recueil, à mon avis du moins, la Martyre, pourrait porter comme épigraphe la sinistre phrase que l’auteur de la Philosophie dans le boudoir se proposait d’inscrire sur une des chambres de la petite maison de ses rêves : Ici l’on torture !…

L’homme vindicatif que tu n’as pu, vivante,
Malgré tant d’amour, assouvir,
Combla-t-il, sur ta chair inerte et complaisante, L’immensité de son désir ?…

A travers tant d’égarements, où la soif d’une infinie pureté se mélange à la faim dévorante des joies les plus pimentées de la chair, l’intelligence de l’analyseur reste cruellement maîtresse d’elle-même1. C’est un Adolphe, et aussi rebelle à l’oubli que l’autre. La mysticité, comme le libertinage, se codifie en formules dans ce cerveau qui décompose ses sensations, avec la précision d’un prisme décomposant la lumière. Le raisonnement n’est jamais entamé, ni par la fièvre qui brûle le sang, ni par l’extase qui évoque les chimères. Trois hommes à la fois vivent dans cet homme, unissant leurs sensations poux mieux presser le cœur et en exprimer jusqu’à la dernière goutte la sève rouge et chaude. Ces trois hommes sont bien modernes, et plus moderne est leur réunion. La crise d’une foi religieuse, la vie à Paris et l’esprit scientifique du temps ont contribué à façonner, puis à fondre ces trois sortes de sensibilités, jadis séparées jusqu’à paraître irréductibles l’une à l’autre, et les voici liées jusqu’à paraître inséparables, au moins dans cette créature, sans analogue avant le XIXe siècle français, qui fut Baudelaire.

Les origines, ou mieux les couches successives qui ont fait cette âme sont donc aisées à déterminer, rien qu’en regardant autour de nous. Ne survit-il pas, dans notre siècle d’impiété, assez de catholicisme pour qu’une âme d’enfant s’imprègne d’amour mystique avec une inoubliable intensité ? La foi s’en ira, mais le mysticisme, même expulsé de l’intelligence, demeurera dans la sensation. Le décor pieux s’évoque pour Baudelaire aux minutes obscures du crépuscule, avec une suavité qui montre à quelle profondeur le premier frisson de la prière avait crispé son cœur2. Le pli ne s’effaça jamais. Tout naturellement le parfum des fleurs s’évapore pour lui en « encens ». C’est un « reposoir » que le beau ciel. C’est un « ostensoir » que le soleil qui se couche. Si l’homme n’a plus le même besoin intellectuel de croire, il a conservé le besoin de sentir comme aux temps où il croyait. Les docteurs en mysticisme avaient constaté ces permanences de la sensibilité religieuse dans la défaillance de la pensée religieuse. Ils appelaient culte de latrie — idololatrie, d’où idolâtrie — l’élan passionné par lequel l’homme reporte sur telle ou telle créature, sur tel ou tel objet, l’ardeur exaltée qui se détourne de Dieu. On peut citer de Baudelaire d’étranges exemples de ce culte, ainsi l’emploi d’une terminologie liturgique pour s’adresser à une maîtresse et célébrer une volupté :

Je veux bâtir pour toi, Madone, ma maîtresse,
Un autel souterrain au fond de ma détresse…

Ou encore cette « prose » curieusement travaillée en style de la décadence latine qu’il a intitulée : Francisco meæ laudes et dédiée « à une modiste érudite et dévote ». Ce qui serait chez un autre un blasphème ou un tour de force, est chez lui un procédé que j’appellerais instinctif, si le mot instinctif pouvait s’appliquer à des subtilités aussi éloignées en apparence de l’instinct Mais chez certains êtres la complication n’est-elle pas innée, comme chez d’autres la simplicité ?

Ses goûts de libertin, en revanche, lui vinrent de Paris. Il y a tout un décor du vice parisien, comme il y a tout un décor des rites catholiques, dans la plupart de ses poèmes. Il a traversé, on le voit, et avec quelles hardies expériences, on le devine, les plus mauvais gîtes de la ville impudique. Il a mangé dans les tables d’hôte à côté des filles plâtrées, dont la bouche saigne dans un masque de céruse. Il a dormi dans les maisons d’amour, et connu la rancœur du grand jour éclairant, avec les rideaux flétris, le visage plus flétri de la femme vendue. Il a poursuivi, à travers les pires excitations et avec une âpreté de luxure qui touche à la manie, le spasme sans réflexion qui des nerfs monte jusqu’au cerveau, et, pour une seconde, guérit du mal de penser. Et en même temps il a causé à tous les coins des rues de cette ville aussi intellectuelle que dépravée. Il a mené l’existence du littérateur qui étudie toujours, et il a conservé, que dis-je ? il a aiguisé le tranchant de son esprit là où d’autres auraient à jamais émoussé le leur. De ce triple travail est sorti, avec la conception d’un amour à la fois mystique, sensuel et souverainement intelligent, le flot de spleen le plus âcre et le plus corrosif qui ait depuis longtemps jailli d’une âme d’homme.

II. Le pessimisme de Baudelaire §

C’est Lamennais qui s’écria un jour : « Mon âme est née avec une plaie. » Baudelaire aurait pu s’appliquer cette phrase. Il était d’une race condamnée au malheur. C’est l’écrivain peut-être au nom duquel a été accolée le plus souvent l’épithète de « malsain » Le mot est juste, si l’on signifie par là que les passions du genre de celles que nous venons d’indiquer trouvent malaisément des circonstances adaptées à leurs exigences. Il y a désaccord entre l’homme et le milieu. Une crise morale en résulte et une torture du cœur. Mais le terme de « malsain » est inexact, et devient injuste s’il emporte avec lui une condamnation du poète, absolue et sans appel. Cette sensibilité fut malheureuse, elle ne fut pas cette complaisance arbitraire et volontaire dans la corruption que ses ennemis ont prétendu y voir. Baudelaire la subit, cette sensibilité. Il ne la choisit pas. C’est ici le lieu de redire la forte parole du Faust : « L’Enfer même a donc ses lois », en la traduisant dans sa profonde signification gœthéenne : à savoir que les pires révoltes contre la nature sont emprisonnées dans la nature. Elles ont des causes déterminantes, une ligne d’évolution, une limite. En ce sens, chaque anomalie a sa norme, chaque artifice sa spontanéité. Les simples ivresses de Daphnis et de Chloé dans leur vallon ne leur étaient pas plus naturelles que n’étaient naturels à Baudelaire, tel que nous l’avons défini et situé, ses rêves d’amour dans le boudoir qu’il décrit, meublé avec ce souci de mélancolie sensuelle :

Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
A l’âme en secret
Sa douce langue natale…

Osons dire d’ailleurs que, dans l’ordre psychologique comme dans l’ordre physiologique, la maladie est aussi logique, aussi nécessaire, partant aussi naturelle que la santé. Elle s’en distingue parce qu’elle aboutit à la douleur et au déséquilibre aussi fatalement que la santé à l’harmonie et à la joie. Mais osons dire encore, pour ne pas faire du bien-être l’épreuve suprême des choses de l’âme, qu’il y a parfois plus d’idéalisme dans cette douleur que dans cette joie. Sans doute les combinaisons d’idées complexes ont bien des chances de ne pas rencontrer de circonstances appropriées à leur complication. Cela prouve-t-il que les circonstances aient toujours raison ? Celui que ses habitudes ont conduit à un rêve du bonheur fait de beaucoup d’exclusions souffre de la réalité qu’il ne peut pétrir au gré de son désir : « La force par laquelle nous persévérons dans l’existence est bornée et la puissance des causes extérieures la surpasse infiniment… » Ce théorème de l’Ethique ne justifie certes pas les égarements de sensibilité auxquels le désir de réaliser son rêve intérieur entraîna Baudelaire après tant d’autres. Il explique du moins la tristesse du poète et son humanité profonde. Lui-même en avait trop la conscience, puisqu’il a intitulé toute une part de son livre : Spleen et Idéal. II savait trop qu’une créature très civilisée a tort de demander aux choses d’être selon son cœur, rencontre d’autant plus rare que le cœur est plus curieusement raffiné, et s’il n’a pas essayé de lutter pour se guérir, c’est qu’il a vu dans sa misère une loi des choses, irrésistible et universelle, et devant cette évidence il a sombré dans ce que les anciens appelaient déjà le tædium vitæ.

Certes, ce tædium vitæ, cet ennui, pour lui donner son nom moderne, mais en le prenant dans son sens tragique, a toujours été le ver secret des existences comblées. D’où vient cependant que ce « monstre délicat3 » n’ait jamais plus énergiquement bâillé sa détresse que dans la littérature de notre siècle, où se perfectionnent tant de conditions de la vie, si ce n’est que ce perfectionnement même, en compliquant aussi nos âmes, nous rend inhabiles au bonheur ? Ceux qui croient au progrès n’ont pas voulu apercevoir cette terrible rançon de notre sécurité mieux assise et de notre éducation plus complète. Ils ont cru reconnaître dans l’assombrissement de notre littérature un effet passager des secousses sociales de notre âge, comme si d’autres secousses, et d’une autre intensité de bouleversement des destinées privées, avaient produit ce même résultat d’incapacité de bonheur chez tous les conducteurs de la génération. Baudelaire n’y voyait-il pas plus juste en regardant une certaine sorte de mélancolie comme l’inévitable produit d’un désaccord entre nos besoins de civilisés et la réalité des causes extérieures ? La preuve en est que, d’un bout à l’autre de l’Europe, la société contemporaine présente les mêmes symptômes, nuancés suivant les races, de cette mélancolie et de ce désaccord. Une nausée universelle devant les insuffisances de ce monde soulève le cœur des Slaves, des Germains et des Latins. Elle se manifeste chez les premiers par le nihilisme, chez les seconds par le pessimisme, chez nous-mêmes par de solitaires et bizarres névroses. La rage meurtrière des conspirateurs de Saint-Pétersbourg, les livres de Schopenhauer, les furieux incendies de la Commune et la misanthropie acharnée des romanciers naturalistes — je choisis avec intention les exemples les plus disparates — ne révèlent-ils pas un même esprit de négation de la vie qui, chaque jour, obscurcit davantage la civilisation occidentale ? Nous sommes loin, sans doute, du suicide de la planète, suprême désir des théoriciens du malheur. Mais lentement, sûrement, une croyance à la banqueroute de la nature ne s’élabore-t-elle pas, qui risque de devenir la foi sinistre du XXe siècle, si un renouveau, qui ne saurait guère être qu’un élan de renaissance religieuse, ne sauve pas l’humanité trop réfléchie de la lassitude de sa propre pensée ?

Ce serait un chapitre de psychologie comparée aussi intéressant qu’inédit que celui qui noterait, étape par étape, la marche des différentes races européennes vers cette négation définitive de tous les efforts de tous les siècles. Il semble que du sang à demi asiatique des Slaves monte à leur cerveau une vapeur de mort qui les précipite à la destruction, comme à une sorte d’orgie sacrée. Tourguéniev disait à propos des nihilistes militants : « Ils ne croient à rien, mais ils ont besoin du martyre… » La longue série des spéculations métaphysiques sur la cause inconsciente des phénomènes est nécessaire à l’Allemand pour qu’il formule, en dépit de son positivisme pratique, la désolante inanité de l’ensemble de ces phénomènes. Chez les Français, et malgré la déviation extraordinaire de notre tempérament national depuis cent années, le pessimisme n’est qu’une douloureuse exception, de plus en plus fréquente, il est vrai, mais toujours créée par une destinée d’exception. Ce n’est que la réflexion individuelle qui amène plusieurs d’entre nous, et malgré l’optimisme héréditaire, à la négation suprême. Baudelaire est un des cas les plus réussis de ce travail particulier. Il peut être donné comme l’exemplaire achevé d’un pessimiste parisien, deux mots qui eussent juré étrangement jadis d’être accouplés. La critique les emploie aujourd’hui couramment.

Et d’abord, c’est un pessimiste, ce qui le distingue nettement des sceptiques tendres comme Alfred de Vigny. Du pessimiste il a le trait fatal, le coup de foudre satanique, diraient les chrétiens : l’horreur de l’Etre, et le goût, l’appétit furieux du Néant. C’est bien chez lui le Nirvâna des Hindous retrouvé au fond des névroses modernes et invoqué, par suite, avec les sursauts d’énervement d’un homme dont les ancêtres ont agi, au lieu d’être contemplé avec la sérénité hiératique d’un fils du torride soleil :

Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,
L’Espoir dont l’éperon attisait ton ardeur
Ne veut plus t’enfourcher.
Couche-toi sans pudeur,
Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte.
Résigne-toi, mon coeur, dors ton sommeil de brute…

Il faut lire particulièrement, et dans leur détail, les pièces des Fleurs du mal numérotées LXXVIII, LXXIX, LXXX, et intitulées Spleen ; l’avant-dernière strophe dans la pièce numérotée LXXXX et intitulée Madrigal triste, et tout l’admirable morceau qui clôt le recueil : le Voyage.

Pour ne pas oublier la chose capitale,
Nous avons vu partout et sans l’avoir cherché,
Du haut jusques en bas de l’échelle fatale,
Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché…

De ces vers s’exhale, non plus la lamentation du regret qui pleure le bonheur perdu, ou du désir qui implore le bonheur lointain, mais l’amère et définitive malédiction jetée à l’existence par le vaincu qui sombre dans l’irréparable nihilisme, — au sens français du terme, cette fois, — et il suffit de reprendre un par un les éléments psychologiques dont nous avons reconnu l’influence sur la conception de l’amour chez le poète, pour reconstituer l’histoire de ce « goût du néant » chez le catholique révolté, devenu un libertin analyseur.

L’homme a reçu l’éducation du catholicisme, et le monde des réalités spirituelles lui a été révélé. Pour beaucoup, cette révélation est sans conséquence. Ils ont cru en Dieu dans leur jeunesse, mais à fleur d’esprit. Ils ne le sentaient pas personnel et vivant. Pour ceux-là, une foi dans les idées est suffisante, foi abstraite, et qui se prête à toutes sortes de transformations. Il leur faut un dogme, non une vision. A la première croyance en Dieu ils substitueront la croyance, qui à la Liberté, qui à la Révolution, qui au Socialisme, qui à la Science. Chacun de nous peut chaque jour constater, chez lui-même et chez ses voisins, des transformations de cet ordre. Il n’en va pas ainsi pour l’âme mystique, — et celle de Baudelaire en était une. Car cette âme, quand elle croyait, ne se contentait pas d’une foi dans une idée. Elle voyait Dieu. Il était pour elle, non pas un mot, non pas un symbole, non pas une abstraction, mais un être, en la compagnie duquel l’âme vivait comme nous vivons avec un père qui nous aime, qui nous connaît, qui nous comprend. L’émotion a été si douce et si forte, qu’une fois partie, elle n’a plus laissé de place à des substitutions d’une intensité inférieure. Quand on a connu l’ivresse de l’opium, celle du vin écœure et paraît mesquine. En s’en allant au contact du siècle, la foi a laissé dans ces sortes d’âmes une fissure par où s’écoulent tous les plaisirs. Ç’a été le sort de Baudelaire. Il faut voir avec quel dédain il malmène les croyants du second degré, ceux qui font leur Dieu de l’Humanité ou du Progrès. Quoi de plus naturel alors qu’il éprouve une sensation de vide devant ce monde où il cherche vainement un Idéal concret qui corresponde à ce qui lui reste d’aspirations vers l’au-delà ? Ce sont alors, afin de combler ou de tromper ce vide, de furieuses recherches des excitants. Ce sont des lectures, exaltantes et irréelles comme un haschisch, de Proclus, de Swedenborg, d’Edgar Poe, de Thomas de Quincey, de tous les écrivains qui ont célébré l’envolement de l’âme « n’importe où, hors du monde ». Ce sont des haschischs exaltants comme des lectures. Ce qu’il faut à cet assoiffé d’un infini perdu, c’est le « paradis artificiel » à défaut de la croyance dans un paradis vrai. C’est encore, en des heures noires, l’essai de retour au monde mystique par le chemin de l’épouvante. Mais de ces courses l’âme incrédule revient plus exténuée, plus persuadée que la religion n’est qu’un rêve, personnel et mensonger, de l’homme qui mire son désir dans le néant de la nature. Nulle angoisse n’est plus terrible pour un mystique : se dire que son besoin de croire est tout subjectif, que sa foi de jadis sortait de lui-même et n’était que son œuvre ! Et sur le fond vide du ciel se détache la redoutable et consolante figure de celle qui l’affranchira de tous les esclavages et le délivrera de tous les doutes : la Mort,

Qui parcourt, comme un prince inspectant sa maison,
Le cimetière immense et froid, sans horizon,
Où gisent, aux lueurs d’un soleil blanc et terne,
Les peuples de l’histoire ancienne et moderne.

Ce même nihilisme est l’aboutissement du libertinage analytique propre à Baudelaire. Quelques poètes, et Musset au premier rang, ont raconté combien la débauche est meurtrière à l’amour. Baudelaire a plongé plus avant dans les ténèbres de la nature humaine en racontant combien la débauche est meurtrière au plaisir. Certes, il s’élève, du fond de toute créature née pour la noblesse et qui a mésusé de ses sens, de douloureux et troublants appels vers une émotion sentimentale qui fuit toujours :

Dans la brute assouvie un ange se réveille…

Il y a, de plus, la sinistre incapacité de procurer un entier frisson de plaisir au système nerveux trop surmené. Une indescriptible nuance de spleen, un spleen physique celui-là, et comme fait de la lassitude du sang, s’établit chez le libertin qui ne connaît plus l’ivresse. Son imagination s’exalte. Il rêve de souffrir alors, et de faire souffrir, pour obtenir cette vibration intime qui serait l’extase absolue de tout l’être. L’étrange rage qui a produit les Néron et les Héliogabale le mord au coeur. « L’appareil sanglant de la destruction4 » rafraîchit seul pour une minute cette fièvre d’une sensualité qui ne se satisfera jamais. Voilà l’homme de la décadence, ayant conservé une incurable nostalgie des beaux rêves de ses aïeux, ayant, par la précocité des abus, tari en lui les sources de la vie, et jugeant d’un regard demeuré lucide l’inguérissable misère de sa destinée, par suite — car voyons-nous le monde autrement qu’à travers le prisme de nos intimes besoins ? — de toute destinée !

III. Théorie de la décadence §

Si une nuance très spéciale d’amour, si une nouvelle façon d’interpréter le pessimisme, font déjà de la tête de Baudelaire un appareil psychologique d’un ordre rare, ce qui lui donne une place à part dans la littérature de notre époque, c’est qu’il a étonnamment compris et insolemment exagéré cette spécialité et cette nouveauté. Il s’est rendu compte qu’il arrivait tard dans une civilisation vieillissante, et, au lieu de déplorer cette arrivée tardive, comme La Bruyère et comme Musset5, il s’en est réjoui, j’allais dire honoré. Il était un homme de décadence, et il s’est fait un théoricien de décadence. C’est peut-être le trait le plus inquiétant de cette inquiétante figure. C’est peut-être celui qui a exercé la plus troublante séduction sur une âme contemporaine6.

Par le mot de décadence, on désigne volontiers l’état d’une société qui produit un trop petit nombre d’individus propres aux travaux de la vie commune. Une société doit être assimilée à un organisme.

Comme un organisme, en effet, elle se résout en une fédération d’organismes moindres, qui se résolvent eux-mêmes en une fédération de cellules. L’individu est la cellule sociale. Pour que l’organisme total fonctionne avec énergie, il est nécessaire que les organismes moindres fonctionnent avec énergie, mais avec une énergie subordonnée, et, pour que ces organismes moindres fonctionnent eux-mêmes avec énergie, il est nécessaire que leurs cellules composantes fonctionnent avec énergie, mais avec une énergie subordonnée. Si l’énergie des cellules devient indépendante, les organismes qui composent l’organisme total cessent pareillement de subordonner leur énergie à l’énergie totale, et l’anarchie qui s’établit constitue la décadence de l’ensemble. L’organisme social n’échappe pas à cette loi. Il entre en décadence aussitôt que la vie individuelle s’est exagérée sous l’influence du bien-être acquis et de l’hérédité. Une même loi gouverne le développement et la décadence de cet autre organisme qui est le langage. Un style de décadence est celui où l’unité du livre se décompose pour laisser la place à l’indépendance de la page, où la page se décompose pour laisser la place à l’indépendance de la phrase, et la phrase pour laisser la place à l’indépendance du mot. Les exemples foisonnent dans la littérature actuelle qui corroborent cette hypothèse et justifient cette analogie.

Pour juger d’une décadence, le critique peut se mettre à deux points de vue, distincts jusqu’à en être contradictoires. Devant une société qui se décompose, l’empire romain, par exemple, il peut, du premier de ces points de vue, considérer l’effort total et en constater l’insuffisance. Une société ne subsiste qu’à la condition de rester capable de lutter vigoureusement pour l’existence dans la concurrence des races. Il faut qu’elle produise beaucoup d’enfants robustes et qu’elle mette sur pied beaucoup de braves soldats. Qui analyserait ces deux formules y trouverait enveloppées toutes les vertus, privées et civiques. La Société romaine produisait peu d’enfants. Elle en arrivait à ne plus mettre sur pied de soldats nationaux. Les citoyens se souciaient peu des ennuis de la paternité. Ils haïssaient la rudesse de la vie des camps. Rattachant les effets aux causes, le critique qui examine cette société de ce point de vue général conclut que l’entente savante du plaisir, le scepticisme délicat, l’énervement des sensations, l’inconstance du dilettantisme, ont été les plaies sociales de l’empire romain, et seront en tout autre cas des plaies sociales destinées à ruiner le corps tout entier. Ainsi raisonnent les politiciens et les moralistes qui se préoccupent de la quantité de force que peut rendre le mécanisme social. Autre sera le point de vue du psychologue pur, qui considérera ce mécanisme dans son détail et non plus dans le jeu de son action d’ensemble. Il pourra trouver que précisément cette indépendance individuelle présente à sa curiosité des exemplaires plus intéressants et des « cas » d’une singularité plus saisissante. Voici à peu près comment il raisonnera : « Si les citoyens d’une décadence sont inférieurs comme ouvriers de la grandeur du pays, ne sont-ils pas très supérieurs comme artistes de l’intérieur de leur âme ? S’ils sont malhabiles à l’action privée ou publique, n’est-ce point qu’ils sont trop habiles à la pensée solitaire ? S’ils sont de mauvais reproducteurs de générations futures, n’est-ce point que l’abondance des sensations fines et l’exquisité des sentiments rares en ont fait des virtuoses, stérilisés mais raffinés, des voluptés et des douleurs ? S’ils sont incapables des dévouements de la foi profonde, n’est-ce point que leur intelligence trop cultivée les a débarrassés des préjugés, et qu’ayant fait le tour des idées, ils sont parvenus à cette équité suprême qui légitime toutes les doctrines en excluant tous les fanatismes ? Certes, un chef germain du IIe siècle était plus capable d’envahir l’empire qu’un patricien de Rome n’était capable de le défendre ; mais le Romain érudit et fin, curieux et désabusé, tel que nous connaissons l’empereur Hadrien, par exemple, le César amateur de Tibur, représentait un plus riche trésor d’acquisition humaine. Le grand argument contre les décadences, c’est qu’elles n’ont pas de lendemain et que toujours une barbarie les écrase. Mais n’est-ce pas le lot fatal de l’exquis et du rare d’avoir tort devant la brutalité ? On est en droit d’avouer un tort de cette sorte et de préférer la défaite d’Athènes en décadence au triomphe du Macédonien violent. »

Le psychologue que j’imagine raisonnerait de même à l’endroit des littératures de décadence. Il dirait : « Ces littératures non plus n’ont pas de lendemain. Elles aboutissent à des altérations de vocabulaire, à des subtilités de mots qui rendront ce style inintelligible aux générations à venir. Dans cinquante ans, la langue des frères de Goncourt, par exemple, ne sera comprise que des spécialistes. Qu’importe ? Le but de l’écrivain est-il de se poser en perpétuel candidat devant le suffrage universel des siècles ? Nous nous délectons dans ce que vous appelez nos corruptions de style, et nous délectons avec nous les raffinés de notre race et de notre heure. Il reste à savoir si notre exception n’est pas une aristocratie, et si, dans l’ordre de l’esthétique, la pluralité des suffrages représente autre chose que la pluralité des ignorances. Outre qu’il est assez puéril de croire à l’immortalité, puisque les temps approchent où la mémoire des hommes, surchargée du prodigieux chiffre des livres, fera banqueroute à la gloire, c’est une duperie de ne pas avoir le courage de son plaisir intellectuel. Complaisons-nous donc dans nos singularités d’idéal et de forme, quitte à nous y emprisonner dans une solitude sans visiteurs. Ceux qui viendront à nous seront vraiment nos frères, et à quoi bon sacrifier aux autres ce qu’il y a de plus intime, de plus spécial, de plus personnel en nous ? »

Les deux points de vue, comme on voit, ont leur logique, du moins en apparence, car l’étude de l’histoire et l’expérience de la vie nous apprennent qu’il y a une action réciproque de la société sur l’individu et qu’en isolant notre énergie nous nous privons du bienfait de cette action. C’est la famille qui est la vraie cellule sociale et non l’individu. Pour celui-ci, se subordonner, ce n’est pas seulement servir la société, c’est se servir lui-même. C’est la grande vérité découverte et pratiquée par Gœthe. Il est rare qu’un artiste tout jeune en ait la divination. D’ordinaire il hésite entre la révolte de son individualité et l’accommodation au milieu, mais dans cette hésitation même on peut deviner la sagesse des renoncements futurs. Quelques-uns ont pourtant le courage de se placer résolument au second des points de vue que nous avons exposés, quitte d’ailleurs à s’en repentir plus tard. Baudelaire, lui, eut le courage d’adopter tout jeune cette attitude et la témérité de s’y tenir jusqu’à la fin. Il se proclama décadent et il rechercha, on sait avec quel parti pris de bravade, tout ce qui, dans la vie et dans l’art, paraît morbide et artificiel aux natures plus simples. Ses sensations préférées sont celles que procurent les parfums, parce qu’elles remuent plus que les autres ce je ne sais pas quoi de sensuellement obscur et triste que nous portons en nous. Sa saison aimée est la fin de l’automne, quand un charme de mélancolie ensorcelle le ciel qui se brouille et le cœur qui se crispe. Ses heures de délices sont les heures du soir, quand le ciel se colore, comme dans les fonds des tableaux lombards, des nuances d’un rose mort et d’un vert agonisant. La beauté de la femme ne lui plaît que précoce et presque macabre de maigreur, avec une élégance de squelette apparue sous la chair adolescente, ou bien tardive et dans le déclin d’une maturité ravagée :

… Et ton cœur, meurtri comme une pêche,
Est mûr, comme ton corps, pour le savant amour.

Les musiques caressantes et languissantes, les ameublements curieux, les peintures singulières sont l’accompagnement obligé de ses pensées mornes ou gaies, « morbides ou pétulantes », comme il dit lui-même. Ses auteurs de chevet sont ceux dont je citais plus haut le nom, écrivains d’exception qui, pareils à Edgar Poe, ont tendu leur machine nerveuse jusqu’à devenir hallucinés, sortes de rhéteurs de la vie trouble dont la langue est « marbrée déjà des verdeurs de la décomposition7 ». Partout où chatoie ce qu’il appelle lui-même, avec une étrangeté ici nécessaire, la « phosphorescence de la pourriture », il se sent attiré par un magnétisme invincible. En même temps, son intense dédain du vulgaire éclate en paradoxes outranciers, en mystifications laborieuses. Ceux qui l’ont connu rapportent de lui, pour ce qui touche à ce dernier point, des anecdotes extraordinaires. La part une fois taillée à la légende, il demeure avéré que cet homme supérieur garda toujours quelque chose d’inquiétant et d’énigmatique, même pour les amis intimes. Son ironie douloureuse enveloppait dans un même mépris la sottise et la naïveté, la niaiserie des innocences et la stupidité des péchés. Un peu de cette ironie teinte encore les plus belles pièces du recueil des Fleurs du mal, et chez beaucoup de lecteurs, même des plus fins, la peur d’être dupes d’un fanfaron de satanisme empêche la pleine admiration.

Tel quel, et malgré les subtilités qui rendent l’accès de son œuvre plus que difficile au grand nombre, Baudelaire demeure un des éducateurs préférés de la génération qui vient. Il ne suffit pas, comme ont fait certains critiques et quelques-uns de premier ordre, ainsi M. Edmond Scherer, de déplorer son influence. Il faut la constater et l’expliquer. Elle n’est pas aussi aisément reconnaissable que celle d’un Balzac ou d’un Musset, parce qu’elle s’exerce sur un petit groupe. Mais ce groupe est celui de quelques intelligences très distinguées : poètes de demain, romanciers déjà en train de rêver la gloire, essayistes à venir. Indirectement et à travers eux, un peu des singularités psychologiques que l’on a essayé de fixer ici pénètre jusqu’à un plus vaste public, et n’est-ce pas de pénétrations pareilles qu’est composée l’atmosphère morale d’une époque ?

Appendice A
Sur l’esprit d’analyse dans l’amour. — Adolphe. §

« À travers tant d’égarements, l’intelligence de l’analyseur reste cruellement maîtresse d’elle-même… » Cette coexistence, dans une même âme, de la lucidité d’esprit la plus inefficace et du pire désordre sensuel ou sentimental est le trait le plus représentatif de Baudelaire. Il mérite qu’on y insiste, et le meilleur moyen est de montrer à côté de l’auteur des Fleurs du mal un exemplaire de la même maladie morale, développé celui-là dans des conditions entièrement autres de milieu, de circonstances, de tempérament. C’est ainsi qu’après avoir lu les Fleurs du mal on aura de l’intérêt à reprendre Adolphe, pour apercevoir, par les ressemblances et par les différences, ce qui fait la marque propre, le diagnostic constant de cette maladie.

Et d’abord, notons aussitôt ce point qui prouve à quel degré cet abus de l’esprit d’analyse, qui fait le fond des Fleurs du mal, est bien une des caractéristiques de cette époque : parmi les livres du début du siècle, ce roman d’Adolphe est demeuré le plus vivant, le plus passionnant, le plus actuel. Pour ma part, je l’ai lu avec passion quand le hasard mit ce mince volume entre mes mains, voici des années. Il n’en est point qui me remue plus fortement encore aujourd’hui, quoique je sache à peu près par cœur toutes les phrases de ce chef-d’œuvre du roman d’analyse, et je connais vingt personnes qui sont dans mon cas. L’actualité indestructible de cette brève étude ne tient pas à la facture. Les procédés modernes d’art que nous aimons le plus manquent à ce court récit. Les portraits physiques, le milieu, le dialogue, font défaut presque absolument dans ce drame, si simple qu’il en est nu, si sobrement conté qu’il en paraît sec, si dépouillé de couleur qu’il en est gris et comme décharné. Le contraste avec la rhétorique savante de Baudelaire ne saurait être plus complet. Mais l’accent de la vérité humaine est si poignant, la justesse de la notion psychologique si complète, la douleur morale si réelle, si vivante, que toutes les réserves d’esthéticien paraissent de misérables chicanes et que l’on ne voudrait rien corriger, rien ajouter à cet Adolphe, dont la gaucherie même et l’âpreté font comme une portion nécessaire.

Depuis la publication du Journal intime de Benjamin Constant et celle de ses Lettres à sa famille, nous comprenons que la magie de ce roman réside en ceci d’abord qu’il est un portrait, le plus nouveau, le plus courageux des portraits. Ce jeune homme, à la fois si tendre qu’il ne peut supporter la douleur de sa maîtresse, si inquiet qu’il ne peut se reposer dans son dévouement, si égoïste qu’il ne peut lui dissimuler les moindres passages de son ennui, si lucide qu’il ne peut s’étourdir lui-même sur aucune de ses fautes personnelles, cet être, à la fois supérieur et mutilé, chez qui la plus effrayante indécision de caractère s’unit à la plus mâle puissance de se connaître, et qui semble avoir gardé de la sensibilité tout ce qui torture en perdant tout ce qui attache, — cet orgueilleux sans illusion, ce passionné sans espérance, cet amoureux sans bonheur, c’est bien Constant lui-même, tel que le journal et les lettres nous le révèlent. Il n’est pas une des phrases de son livre qui ne traduise une des plaies secrètes de son âme, l’une des plus tourmentées de notre âge. Il a poussé la sincérité de cette confession jusqu’à supprimer à son Adolphe toutes les excuses que les circonstances donnent à nos pires faiblesses, pour ne chercher d’explication aux actes de son triste héros que dans un caractère identique au sien propre. On remarquera qu’en effet Ellénore n’est peinte d’aucune manière. Le grand observateur qui était dans Benjamin Constant a systématiquement refusé toute espèce de trait individuel à cette femme. C’est une douleur d’amoureuse, et cela seulement. L’auteur a voulu que le jour portât tout entier sur le visage de celui qui lui ressemble tant et dont la lamentable histoire tient dans ce mot de Mme de Beaumont sur Constant : « Lui-même, il ne peut parvenir à s’aimer… »

« Je hais », écrit l’auteur d’Adolphe à la dernière page du livre, « je hais cette vanité qui s’occupe d’elle-même en racontant le mal qu’elle a fait, qui a la prétention de se faire plaindre en se décrivant, et qui, planant indestructible au milieu des ruines, s’analyse au lieu de se repentir… » Jamais personne n’a formulé un arrêt plus sévère contre l’abus de la réflexion personnelle. Jamais personne n’a plus abusé de cette réflexion que Constant. Il est même allé si loin dans le sens de cette faculté dangereuse qu’il est arrivé, comme Baudelaire justement, et comme Amiel, à revêtir une valeur typique. C’est pour cela que cet Adolphe, en même temps qu’il est le plus individuel des portraits, reste la plus générale des peintures. La différence est grande cependant entre Benjamin et ses deux frères modernes en excès d’analyse. Ceux-ci, totalement dépourvus du pouvoir de l’action, demeurèrent emprisonnés dans le domaine de la pensée pure.

Leur analyse a, pour ainsi dire, joué à vide, au lieu que Constant fut un séducteur et un duelliste, un joueur et un politicien. Mais eux et lui avaient ce trait commun que tous les événements de la vie furent pour eux matière à une dissection de ce qu’ils éprouvaient, si ténue, si subtile, que cette impression ressentie disparaissait de leur cœur pour ne laisser place qu’à une aridité douloureuse. Adolphe aime sincèrement Ellénore quand il s’empare d’elle. Il trouve, pour traduire l’extase où la possession de cette femme le jette, des phrases lyriques, lui, le moins lyrique des hommes : « Malheur », s’écrie-t-il, « à celui qui, dans les premiers moments d’une liaison d’amour, ne croit pas que cette liaison doit être éternelle !… » Et encore : « Charme de l’amour, qui pourrait vous peindre ?… » Mais comptez dix lignes — dix petites lignes — après cette exclamation, voici que commence le détail des premières contrariétés que cette âme, ingénieuse à s’anatomiser, découvre dans son bonheur. Il semble que cette détestable acuité de conscience ne puisse être émoussée par la joie brûlante et dissolvante de la passion partagée. On peut même dire que c’est là tout le drame d’Adolphe : la continuelle destruction de l’amour dans ce cœur de jeune homme par la pensée, et le continuel effort de la maîtresse pour reconstruire, à force de passion et de tendresse, le sentiment qu’elle voit s’écrouler. Il est avec elle et il se reprend à l’aimer ; il est loin d’elle et il se reprend à s’acharner contre sa propre émotion pour l’anéantir, si bien qu’Ellénore, à la fin de cette lutte singulière, presque inintelligible pour elle, éprouve une lassitude infinie qui lui fait désirer la mort. Elle a passé des années à s’enivrer de son amour, à elle, en croyant s’enivrer du leur. C’est presque la formule qu’emploie Adolphe. Elle le comprend, elle le sent, et elle écrit cette lettre navrante : « Pourquoi vous acharnez-vous sur moi ? Quel est mon crime ?… » Hélas ! Ce n’est pas sur elle que le malheureux Adolphe s’est acharné, c’est sur lui-même ; — et il en sera ainsi toujours.

Si ce roman ne possédait que cette valeur d’une monographie rigoureuse d’un caractère, et dans ce caractère d’une maladie très contemporaine, il serait encore admirable, il n’aurait pas, comme il l’a, ce charme d’une œuvre profondément poétique, — si bizarre que paraisse le mot, appliqué à une sorte d’écorché littéraire, — oui, poétique, au même degré que les plus beaux sonnets des Fleurs du mal. Il y a dans ces pages plus que la desséchante ardeur d’une pensée qui ronge un sentiment. On y reconnaît la grande mélancolie de la solitude de l’âme. Ellénore aime Adolphe, elle en est aimée. Ils sont libres tous les deux, à côté l’un de l’autre, dans les bras l’un de l’autre, et un abîme les sépare, qu’ils mesurent tous les deux à leur manière, — lui par son impuissance à être heureux, elle par son impuissance à le rendre heureux. Non seulement Baudelaire dans ses plus nobles pièces, mais Alfred de Vigny dans des fragments d’une beauté supérieure, dans Eloa, dans la Colère de Samson, dans Moïse, ont raconté la tristesse de cette solitude morale qui nous fait sentir en nous un arrière-fonds à jamais incommunicable. Combien Adolphe semble plus amer, dépouillé qu’il est du prestige des vers, volontairement dépourvu d’éloquence, si près de nous, du quotidien de notre vie, par la simplicité, j’allais dire par la trivialité de l’histoire ! On n’a pas assez remarqué comme l’argument de cette célèbre nouvelle est peu compliqué, presque terre à terre. Un fils de famille qui s’éprend d’une femme entretenue, plus âgée que lui, et qui se débat dans cette liaison sans issue, c’est toute la matière que Constant a exploitée. Ici apparaît la puissance de cette forme d’art, si négligée en France pendant des années, qui s’appelle le roman psychologique. Là où un écrivain de mœurs eût nécessairement abouti à la vulgarité, l’auteur d’Adolphe, en dégageant la portée morale de la situation ainsi choisie, a su découvrir un dessous tragique à une aventure médiocre, et nous trouvons, nous qui le lisons aujourd’hui, un symbole à nos plus raffinées souffrances dans ce qui n’est en définitive que le plus banal désastre de galanterie. Tous ceux d’entre nous qui ont senti le froid que laisse au cœur la confidence non comprise, ceux qui ont aimé sans pouvoir se faire connaître tout entiers à celles qu’ils aimaient, ceux qui, dans la famille, dans l’amitié, dans la camaraderie même, se sont heurtés à la mésintelligence absolue, constante, invincible, et qui pourtant n’ont ni perdu le besoin de l’effusion, ni guéri en eux la spontanéité imprudente de la sympathie, ceux-là — et ils sont légion — peuvent prendre et reprendre Adolphe. Ils ne se fatigueront jamais de ce livre qui met à nu cette misère, et cela sans une phrase, sans un mot qui sente l’auteur.

Car, et c’est un trait que l’on ne saurait assez marquer, ce chef-d’œuvre unique démontre la justesse du mot de Stendhal, qui disait, ou à peu près : « Il faut, quand on écrit, trouver des formules de style si précises et si simples qu’il n’y ait rien à en rabattre à la réflexion. » Benjamin Constant avait-il médité, comme Beyle, sur les lois de la composition littéraire ? Il est peu probable qu’il ait attaché, dans sa carrière contrastée, une grande importance à l’art d’écrire des romans. Mais il avait beaucoup vécu, beaucoup senti, et d’instinct il répugnait à la virtuosité qui révèle l’habileté de l’artiste, sans rien montrer du cœur de l’homme. Il savait qu’une émotion sincère, exprimée sans surcharge, intéressera toujours le lecteur, j’entends celui qui vaut qu’on l’estime, plus que toutes les grâces du style et toutes les curiosités du pittoresque.

Seulement, pour trouver de ces formules sur lesquelles la réflexion n’ait rien à rabattre, il faut avoir soi-même pensé fortement et justement, et pensé sans vanité, non point pour étaler à soi-même ou aux autres le muscle de son esprit, mais pour connaître le vrai sur soi-même et sur les autres. Cela est si rare que l’on compte les ouvrages qui, comme celui-ci, ne portent pas en eux un atome de rhétorique. Il faut, ce qui fut la magnifique vertu de cette nature de Benjamin Constant, si incohérente d’autre part et si troublée, avoir conservé la plus complète bonne foi avec les autres et, ce qui est plus extraordinaire encore, avec sa propre pensée. Baudelaire a laissé dans ses papiers quelques notes singulières, poignants débris d’un livre qu’il voulait écrire sous ce titre, emprunté aux Marginalia de Poe : Mon cœur mis à nu. Ce pourrait être, ce titre douloureux, celui du chef-d’œuvre de Benjamin et de son journal intime, et c’est pourquoi aucune de ces pages n’a vieilli. Voulant appuyer d’un exemple une étude sur la sensibilité d’un homme qui a eu ses vingt ans plus d’un quart de siècle après la composition d’Adolphe, c’est à cet Adolphe que j’ai tout naturellement pensé, et il en sera de même pour tous ceux qui seront amenés à écrire sur ce mal d’analyse dont ce roman est la monographie définitive, — une monographie immortelle comme le cœur humain lui-même.

II. M. Ernest Renan §

M. Ernest Renan a enfin terminé la grande œuvre de sa maturité : L’Histoire des origines du Christianisme. Le livre consacré à Marc-Aurèle a clos cette série d’études religieuses ouverte sur la sublime figure du Juste crucifié. En même temps qu’il poursuivait l’achèvement de cette longue tâche, avec une persévérance infatigable, le maître écrivain distribuait de-ci de-là ses idées d’à côté, si l’on peut dire, en une quantité d’articles de journaux ou de revues : essais à l’occasion d’un volume nouveau, dialogues à la manière de Platon, drames philosophiques dans la tradition de Shakespeare8, lettres à des collègues de l’Institut9 et à des amis d’Allemagne, menus traités de politique contemporaine. Aucun homme de notre époque n’a exécuté plus complètement le double programme d’une vaste existence intellectuelle : tenir la main à une œuvre d’une longue suite et prêter sa pensée aux accidents de la vie environnante. Un effort aussi complexe peut être considéré sous bien des faces. Un maître de l’exégèse, un des rédacteurs de la Revue biblique, par exemple, ayant pesé la valeur des arguments fournis par l’auteur de Marc-Aurèle sur les questions qu’il a traitées, nous présenterait une analyse critique de l’historien. Un naturaliste des esprits, comme M. Taine, démontrerait, à travers les multiples avatars de l’auteur de la Vie de Jésus, de la Réforme intellectuelle et de Caliban, la permanence des deux ou trois facultés maîtresses qui commandent à ces fantaisies. Le titre même de ce livre indique le point de vue, moins défini à la fois et plus spécialement psychologique, auquel on voudrait se placer ici. On s’est proposé de marquer en quelques-unes de leurs nuances les exemples de sensibilité que des écrivains célèbres de nos jours offrent à l’imagination des jeunes gens qui cherchent à se connaître eux-mêmes à travers les livres. M. Ernest Renan est un de ces écrivains célèbres. Les hasards de la destinée l’ont conduit à représenter à un haut degré deux ou trois états de l’âme, particuliers à notre XIXe siècle finissant Initiateur d’une séduction d’autant plus troublante qu’elle est moins impérative, à combien d’entre nous n’a-t-il pas révélé d’étranges horizons de leur propre cœur ? Combien l’ont lu qui venaient de lire un poème de Baudelaire, et en lui demandant une même sorte d’excitation ?…

I. De la sensibilité de M. Renan §

Une difficulté se présente pourtant qu’il faut résoudre pour justifier cette étude tout entière. Prise en son ensemble, l’oeuvre de M. Renan est une œuvre de science. Or, est-il légitime de considérer une telle œuvre autrement que du point de vue scientifique ? C’est la prétention des savants, que le résultat de leurs travaux demeure comme indépendant de leur personne. Même cette impersonnalité constitue le caractère propre de la connaissance scientifique. Si l’acte de connaître, en effet, consiste à reproduire dans la pensée un groupe lié de phénomènes, connaître scientifiquement, c’est reproduire ce groupe avec une correction telle, que n’importe quelle intelligence exacte doive le reproduire de la même façon. L’élément personnel, ou, comme disent les philosophes, subjectif, est donc par définition écarté de l’ordre scientifique. La science est ainsi de tous les temps et de tous les esprits. Elle voit les objets, suivant l’éloquente formule de Spinoza, « sous le caractère d’éternité ». Ce ne saurait être qu’en éliminant ce que la sensibilité apporte avec elle d’arbitraire, de passager, de caduc. Par suite, il semble qu’il y ait quelque naïveté, ou quelque ironie, à rechercher la part de la sensibilité dans les travaux d’un savant, puisque précisément cette part de sensibilité, si elle existe, constitue ce que l’effort de ce savant enferme de contraire à la méthode et de condamné.

L’objection serait irréfutable si les conditions de la connaissance restaient toujours dans un état de simplicité idéale. Cette simplicité se réalise lorsqu’une expérience est disposée par un professeur de physique devant des élèves studieux qui en notent les régulières étapes. Il y a là, d’une part, un groupe de phénomènes très nettement déterminés, des intelligences, d’autre part, très attentivement préparées. Le problème scientifique ne se pose plus ainsi lorsque, au lieu de l’enseignement d’une découverte analysée, il s’agit d’une recherche à poursuivre. L’objet de la recherche n’apparaît point avec une netteté définie, et l’entendement du chercheur n’est plus comparable à une glace nettoyée de ses poussières. Même ie mot d’entendement cesse d’être exact. L’homme n’a pas trop de toutes ses facultés pour cette œuvre de création. Car découvrir, c’est créer. L’imagination entre en branle, partant l’arrière-fond du tempérament dont cette imagination est le raccourci. Un exemple, emprunté aux sciences en apparence les plus impersonnelles qui soient, montre bien comment la diversité des natures se révèle sous l’unité apparente des méthodes. On sait que les mathématiciens se distribuent en deux écoles très distinctes : les analystes et les géomètres. Les premiers s’occupent surtout de symboles abstraits et de formules algébriques ; ils aiment à en suivre les métamorphoses, à en étudier les propriétés indépendamment des problèmes concrets, pour la solution desquels ces symboles pourront être utilisés. S’ils ont à traiter de tels problèmes, ils s’efforcent d’en faire pénétrer la matière dans quelqu’une de leurs formes, et se hâtent d’oublier cette matière pour se livrer à leurs déductions abstraites. Les seconds, au contraire, s’attaquent aux problèmes en eux-mêmes et cherchent à les résoudre directement. S’ils se servent de symboles, ce n’est que pour fixer leur attention. Tandis que les premiers s’étudient à considérer des formes vides de toute matière, les seconds tâchent de ne jamais perdre de vue la matière que les formes représentent. Le psychologue reconnaît dans cette divergence l’effet de deux sortes d’imaginations : l’une, qui se représente plutôt des raisonnements que des images concrètes ; l’autre, qui fut celle de Bonaparte et qui est celle de tous les joueurs d’échecs, capable de se représenter des portions d’espace et de les voir en leur pleine étendue. Chaque esprit de savant a donc son allure originale, même dans l’ordre des connaissances les plus dégagées de la complexité de la vie. Que sera-ce dans l’ordre des connaissances les plus vivantes et les plus complexes qui se puissent concevoir, j’entends les sciences historiques ?

Seul, le fait de se passionner pour cet ordre de connaissances est un indice de préoccupations très particulières, et, à travers les steppes démesurés des siècles morts, le soin que le chercheur a pris de planter sa tente à telle ou telle place est un second indice où se révèle souvent le plus intime secret d’une âme. Qui ne comprend, par exemple, que l’histoire de Port-Royal devait tenter, vers les trente ans, le poète, fatigué des désordres de ses sens, qui avait écrit les Consolations. l’Epicurien d’émotions mystiques qui s’était complu dans les analyses de Volupté, le dissecteur de consciences qui avait déjà étudié les « cas » des premiers Portraits ? Ajoutez qu’un sujet d’histoire une fois choisi, la méthode reste à choisir, tant de recherche que d’exposition, choix plus personnel encore et que nul traité de logique ne saurait imposer. C’est ici la fonction de l’art. Ajoutez enfin que, chez l’historien digne de ce nom, tout le travail préparatoire aboutit à une évocation des créatures qui ont vécu, et que cette évocation se subordonne nécessairement à la sensibilité de l’évocateur. Est-il un ancien soldat, comme Stendhal, inquiété par le problème de la production de l’énergie, et doué du pouvoir de se figurer des états de volition ? Il choisira, comme l’auteur des Chroniques italiennes, des époques d’énergie à outrance, le XVe siècle ou le XVIe, et les documents lui serviront à ressusciter les violences propres aux personnages de ces époques. Un Michelet, lui, visionnaire maladif, inquiété par le problème de la production du intiment et doué du pouvoir de se figurer avec une sympathie divinatoire des tendresses et des douleurs, s’attardera de préférence aux époques d’exaltation enthousiaste et frémissante. Sous la lettre des pièces d’archives, il apercevra les extases et les défaillances, tous les profonds troubles nerveux qui remuaient ses frères de jadis. Nous avons beau colliger des documents avec une patience d’herborisateur, les vérifier, les classer avec un scrupule de botaniste, ces documents, en dernier ressort, servent seulement d’auxiliaires à notre imagination. Ils n’en transforment pas l’essence. Quand des textes authentiques nous ont révélé les faits et gestes d’un personnage ancien ou moderne, il nous reste à pénétrer, par une intuition qui ressemble au travail du poète ou du romancier, dans l’intérieur de l’âme de ce personnage. Il faut qu’une vision surgisse en nous, laquelle ne saurait être d’une autre espèce que les visions qui nous hantent lorsque les noms de nos parents ou de nos amis sont prononcés. Cette vision a ses insuffisances ou ses exagérations spéciales. Les traits physiques ou les traits moraux y prédominent, s’y effacent, et ces traits physiques ou ces traits moraux éveillent en nous certaines répugnances ou certaines complaisances, quoi que nous en ayons.

Plus personnelle encore sera cette vision, et plus émue, si le sujet choisi enveloppe quelques problèmes essentiels du temps dont nous sommes. On comprend qu’un écrivain se hausse jusqu’à une impartialité relative en traçant le récit des campagnes d’Annibal. Il n’en ira pas ainsi lorsqu’il s’agira de raconter le détail d’une de ces révolutions d’idées qui nous atteignent au vif de notre existence morale. L’histoire à laquelle M. Renan a voué les efforts de son âge mûr est de celles que nul ne saurait aborder sans y mêler ainsi sa chair et son sang. Quand on est l’enfant d’une mère pieuse qui s’agenouillait sur la pierre des églises aux heures où elle conçut votre âme, quand on a soi-même, durant les années de la jeunesse, aperçu à l’horizon de ses rêveries la colline du Golgotha et les croix dressées, quand on a déraciné de soi la croyance au prix de la lutte la plus tragique et avec la sensation qu’il y allait de la vie éternelle, certes l’histoire de Celui que l’on appela son Rédempteur et son Christ ne saurait être étudiée avec l’indépendance de cœur d’un chimiste considérant un précipité. Osons dire qu’elle ne le doit pas, et que, dans l’analyse des grands bouleversements moraux de l’humanité, l’indifférence impassible est ce qu’il y a de moins intelligent, partant de moins scientifique. Si les médecins distingués nous paraissent souvent de médiocres juges de la vie psychologique, c’est précisément qu’ils jugent cette vie par le dehors et qu’aucune sympathie ne les introduit dans l’intime domaine du sentiment Le martyrologe ne semblera-t-il point un recueil d’indéchiffrables extravagances au regard de celui qui n’aura jamais éprouvé les nostalgiques délices de la folie de la Croix ! Il faut cependant que cette folie soit refroidie pour que l’intelligence et la sensibilité s’équilibrent dans une proportion qui permette la sympathie, mais lucide, et l’analyse, mais tendre. La rencontre est rare et vaut qu’on la signale non point comme une faiblesse, mais comme une force, et ce n’est pas manquer de respect aux efforts érudits de M. Renan que de distinguer dans son œuvre cette part de l’imagination sentimentale, grâce à laquelle il a compris que l’histoire n’est pas, suivant la phrase hardie de Carlyle, « une misérable chose morte, bonne pour être fourrée dans des bouteilles de Leyde et vendue sur des comptoirs. C’est une chose vivante, une chose ineffable et divine… » Cette Histoire des origines du Christianisme est, en effet, un livre d’où la vie déborde et qui laisse voir à la fois toutes les âmes des martyrs morts et l’âme de l’écrivain qui raconte leur agonie. Elle est semblable à ces cènes de la Renaissance où l’artiste peignait son propre visage parmi ceux qui se pressaient autour du Seigneur. C’est cette âme et ce visage qu’il convient de caractériser, afin de montrer quelles nécessités ont conduit ce savant à représenter si fortement quelques-unes des tendances sentimentales de notre époque.

Je disais que le choix seul d’un sujet d’histoire pouvait être considéré comme l’indice d’une sensibilité entière. Il n’est pas besoin d’une grande habitude de ces sortes de réflexions pour reconnaître, dans les titres mêmes des volumes publiés par M. Renan, la preuve indiscutable qu’une sensibilité toute religieuse a conduit l’écrivain, et que son imagination doit être surtout morale et tournée vers les émotions de la conscience. Quelques pages prises parmi celles où les raisonnements du critique cèdent la place à la rêverie du poète : celle, par exemple, qui ouvre la Vie de Jésus, — prélude intime de cette symphonie : — « Te souviens-tu, du sein de Dieu où tu reposes… » ; celle dans l’Eau de Jouvence, qui module le songe de Léolin : « Cœur transverbéré, que tu m’as fait souffrir… » ; celle encore, presque mystique, des Essais de morale, où, à l’occasion des bardes du VIe siècle, il est parlé de ces « émanations d’en haut qui, tombant goutte à goutte sur l’âme, la traversent, comme des souvenirs d’un autre monde… » ; — ces pages, dis-je, et combien d’autres, confirment aussitôt cette première hypothèse. Elles révèlent une imagination spéciale, dans laquelle ressuscitent naturellement, non des contours d’objets comme chez Victor Hugo, — non des spasmes de volonté comme chez Stendhal, — non des frémissements nerveux comme chez les frères de Goncourt, — mais bien des sentiments moraux : entendez par là de ceux qui servent à interpréter profondément, sérieusement, les joies et les douleurs, les devoirs et les travaux de chaque jour. Il suffit de se rappeler que M. Renan est Breton, pour reconnaître que cette imagination lui vient de sa race, et il a donné lui-même la formule de sa nature d’esprit lorsqu’il a tracé, dans son étude sur la Poésie des races celtiques, ce portrait doucement idéalisé du Breton, — mais cette idéalisation même n’est-elle pas comme un document de plus ? «… C’est une race timide, réservée, vivant tout en dedans, pesante en apparence, mais sentant profondément, et portant dans ses instincts religieux une adorable délicatesse… Cette infinie délicatesse qui caractérise la race celtique est étroitement liée à son besoin de concentration. Les natures peu expansives sont presque toujours celles qui sentent avec le plus de profondeur, car plus le sentiment est profond, moins il tend à s’exprimer. De là cette charmante pudeur, ce quelque chose de voilé, de sobre, d’exquis, à égale distance de la rhétorique du sentiment trop familière aux races latines, et de la naïveté réfléchie de l’Allemand… La réserve apparente des peuples celtiques, qu’on prend pour de la froideur, tient à cette timidité intérieure qui leur fait croire qu’un sentiment perd la moitié de sa valeur quand il est exprimé et que le cœur ne doit avoir de spectateur que lui-même. » Faut-il attribuer ces prédispositions de l’âme celtique à l’héréditaire influence d’un climat mélancolique et qui multiplie autour de l’homme les impressions vagues et ensorcelantes ?… Le paysage de pierres et de landes développe ses étendues mornes. La mer à l’horizon crispe ses ondes démesurées où l’immense désolation du ciel gris s’infiltre, nuage à nuage C’est bien ici le Finistère, — la limite du monde, — l’extrême déferlement de la marée de peuples que les invasions poussent de l’est à l’ouest, durant des siècles et des siècles. Quoi d’étonnant que l’homme de ces rochers, de ces landes, de cet Océan, ait peu à peu diminué en lui l’existence extérieure pour ramasser ses forces vives autour du problème de sa destinée ? Et une fleur de songe a grandi, mystérieuse comme cet Océan, triste comme ces landes, solitaire comme ces rochers. En parcourant les livres de M. Renan, vous rencontrerez plus d’un pétale de cette fleur, pris entre les feuillets et parfumant de sa fine senteur les sèches dissertations de l’exégèse ou les douteux arguments de la métaphysique.

L’imagination d’un écrivain se manifeste plus particulièrement par son style. A examiner de près celui de M. Renan, et par le menu, une preuve nouvelle s’ajoute à l’induction que l’effet d’ensemble nous avait suggérée. Ce style est d’une qualité unique aujourd’hui, et très rare dans toute l’histoire de notre littérature. Un mot significatif fut prononcé à son endroit par un des disciples de Gustave Flaubert, un jour que nous discutions ensemble sur la rhétorique de la prose contemporaine. Nous avions démonté la phrase de tous les manieurs du verbe qui ont quelque crédit dans l’opinion des lettrés. Nous vînmes à prononcer le nom de M. Renan. « Ah ! la phrase de celui-là », s’écria-t-il découragé, « on ne voit pas comment c’est fait… » C’était la traduction, en termes vulgaires, de l’étonnement que procure cette langue, délicate jusqu’à la sveltesse et presque immatérielle de spiritualité, au regard des lecteurs de nos stylistes pittoresques. Presque jamais les métaphores ne se précisent, et jamais l’écrivain n’essaye de rivaliser de « rendu » avec la peinture ou la sculpture. S’il dessine un paysage, c’est d’un trait mince et qui dégage un caractère moral dont les couleurs et les lignes sont le transparent symbole. La période, un peu lente, mais souple, est adaptée au rythme de la parole intérieure qui sort du fond d’une conscience ramenée sur elle-même et se racontant son rêve. Les formules d’atténuation abondent, attestant, avec une certaine incapacité d’affirmer, un souci méticuleux de la nuance. L’harmonie semble ne pas résider dans les rencontres des syllabes, mais venir d’au-delà, comme si la matérialité de sons servait à transposer quelque mélodie idéale, plutôt pressentie qu’entendue. Il n’y a pas plus de préceptes pour écrire ainsi qu’il n’y a de préceptes pour avoir de l’âme, — au vieux sens, un peu naïf, mais si juste, de cette expression. « Jamais on n’a savouré aussi longuement ces voluptés de la conscience, ces réminiscences poétiques, où se croisent à la fois toutes les sensations de la vie, si vagues, si profondes, si pénétrantes, que, pour peu qu’elles vinssent à se prolonger, on en mourrait, sans qu’on pût dire si c’est d’amertume ou de douceur… ? Qui parle ainsi ? M. Renan. Et de qui donc ? Des poètes de sa race, et, sans le vouloir, de sa prose à lui, de cette prose qui emprunte le secret de son sortilège à un pouvoir de vision morale, incomparable et porté à son excès par un atavisme inexpliqué.

Cette imagination de la vie morale se révèle encore, non pas davantage, — car le style est le révélateur le plus complet des facultés maîtresses d’un écrivain, — pais d’une façon plus consciente, dans les jugements que M. Renan porte sur les hommes. C’est ici qu’il y aurait lieu de constater la loi secrète qui rattache le genre de talent d’un historien à l’essence même de la sensibilité. Si M. Renan se représente un personnage de l’histoire ancienne ou moderne, il aperçoit, par-delà les documents écrits ou recueillis sur place, les états de la sensibilité morale de ce personnage. Par un effort, il verra un trait physique : l’émeraude verte encastrée dans l’orbite de Néron, les boucles serrées de sa chevelure, et tout de suite il écartera ce détail extérieur pour saisir le défaut moral dont ce détail est le signe tangible.

Ce sera, pour l’empereur romain, la curiosité du mauvais artiste, l’affectation du cabotin pourpré. A l’endroit des contemporains, M. Renan procède pareillement par interrogations sur la valeur de leur vie morale. Tout lui est matière à cette analyse : une chanson de Béranger comme un ouvrage de M. Guizot, et il lui a fallu un séjour prolongé à Paris pour comprendre qu’on pût se désintéresser des problèmes de la vie sérieuse. Il ne définirait certes plus maintenant la gaieté comme il faisait autrefois : « Un singulier oubli de la destinée humaine et de ses conditions. » Mais j’imagine que maintenant encore il ne l’admet qu’à titre d’ironie, comme une défense ou comme une vengeance, quand le contraste entre nos besoins idéaux et la trivialité au monde nous accable. S’il veut donner un conseil pour le relèvement du pays, ce conseil porte sur la nécessité de réformer la vie « intellectuelle et morale de la France ». S’il juge la Révolution, il la condamne pour ce qu’elle a détruit dans le domaine de la moralité nationale. Tout au long de son œuvre, articles de journaux ou récits d’histoire religieuse, ce même esprit circule, attestant une constance de préoccupation qui gagne le lecteur. L’idéalisme, chez M. Renan, n’est pas le résultat d’un raisonnement, c’en est le principe. Ce n’est pas un effet, c’est une cause. Le drame de l’univers est à ses yeux l’épopée, tour à tour triomphante ou désespérée, de la Science et de la Vertu. Se propose-t-il de faire connaître quelque confrère qu’il a aimé, un Eugène Burnouf ou un Etienne Quatremère, ce n’est pas même la portée scientifique de la méthode qui lui semble importante, c’est le caractère personnel du savant. Ces chercheurs se disaient dans la solitude de leur conscience une parole de sincérité où se résumait leur sens profond de la destinée. Cette parole une fois entendue, vous aurez le secret de leur énergie ou de leur faiblesse. M. Renan, lui, essaie de l’écouter et de la noter avec une fidélité scrupuleuse, dans laquelle le don de l’imagination héréditaire apparaît de nouveau, comme il est apparu dans le style délicat de ses divers ouvrages, dans la teinte doucement nuancée de leur ensemble, dans le choix très élevé de leurs sujets. Et je ne crois pas m’aventurer beaucoup en disant que si M. Renan fût demeuré dans sa ville natale, et s’il eût écrit en langue bretonne, tout naturellement il eût composé des bardits dans la tradition de ces poètes celtiques dont il a dit que personne ne les égala « pour les sons pénétrants qui vont au cœur ».

La destinée en décida autrement. Le petit Breton de Tréguier vint à Paris. Dans quelles circonstances ? Ses Souvenirs l’ont raconté avec une précision de détails qui fournira la plus complète matière à ses biographes. Il connut la pensée allemande. C’est la seconde influence et qui décida de l’entier développement du germe primitif. Qu’on se représente, pour mesurer la portée de cette influence, la grandeur intellectuelle de cette Allemagne d’avant l’hégémonie prussienne, et comme elle étageait sur l’horizon des forêts d’idées, plus fatidiques et plus épaisses que les masses du Harz ou de la Thuringe. En regard de la mesquine philosophie de la France d’alors, foisonnaient les systèmes issus du kantisme, tous gigantesques et rappelant par l’audace de leur interprétation de l’univers les magnificences des hypothèses de l’antique Ionie. Chez nous, pauvrement, et chétivement, le catholicisme, lié par la dure chaîne du Concordat, avec ses prêtres fonctionnaires, son incapacité de posséder, ses difficultés d’enseigner, luttait pour la vie dans la presse et à la tribune, sans pouvoir déployer ses fécondes énergies dans le domaine intellectuel. Au-delà du Rhin, la pensée religieuse, au contraire, se donnait un plein essor. L’exégèse multipliait les points de vue vrais ou faux, s’essayait à renouveler l’interprétation de l’Ecriture, et c’était un rajeunissement des disputes théologiques à faire se relever de leurs tombeaux les illustres docteurs du moyen âge, le Séraphique et l’invincible, l’Angélique et l’Illuminé. Les hautes études agonisaient parmi nous, et nos facultés ne recrutaient leurs auditeurs qu’à la condition d’énerver leur enseignement jusqu’à en faire une distraction utile à l’usage des gens du monde. En Allemagne, les universités rivalisaient de zèle pour hausser le niveau de leur initiation supérieure. Les savants entassaient mémoires sur mémoires. Le débordement de leurs inventions étonnait l’Europe. S’il est une vérité bonne à méditer, c’est que nous avons préludé à nos désastres de 1870 par l’infériorité de notre effort intellectuel. Il était nécessaire qu’un esprit assoiffé d’idées, comme a dû l’être celui de M. Renan aux environs de ses vingt-cinq ans, fût enivré par la liqueur que l’Allemagne d’alors lui offrait à pleine coupe. Si cette Allemagne avait des défauts, le jeune homme ne pouvait pas les voir. Il pardonnait au pédantisme, parce qu’il y trouvait une preuve de plus de la conscience des recherches, comme il pardonnait à l’excès des symbolismes, voire des sophismes, parce qu’il y trouvait une preuve de la puissance idéaliste. Il se mit donc à repenser pour son propre compte quelques-unes des doctrines essentielles d’au-delà du Rhin.

Presque toutes ces doctrines, ainsi que l’a montré M. Taine dans son étude sur Carlyle, sont des applications diverses d’un seul principe : l’unité absolue de l’univers. C’est le thème antique des panthéistes grecs et de Spinoza, mais rajeuni et comme vivifié par la notion du « devenir ». Tout phénomène fait partie d’un groupe : donc, pour comprendre ce phénomène, c’est ce groupe qu’il faut reconstruire par la pensée. Le groupe lui-même se rattache à un autre groupe, lequel se rattache à un troisième, et indéfiniment, en sorte que rien n’est isolé dans l’univers, et que nous devons concevoir la nature comme constituée par un étagement indéfini des phénomènes. Mais incessamment aussi ces phénomènes s’écroulent, et incessamment une inexplicable force située au cœur du monde les renouvelle, qui manifeste sa puissance par un éternel développement de ces phénomènes caducs. J’ai parlé des applications diverses de ce principe. Elles ont été innombrables. La plus inattendue est celle qui a conduit les théologiens à considérer les religions comme des phénomènes analogues aux autres, quoique d’un ordre spécial, et déterminés dans leur apparition, leur efflorescence et leur décadence, par des conditions très précises de germe et de milieu. Et comme la philologie s’est jointe à ce concept philosophique pour le soutenir avec une rigueur spécieuse, toute une nouvelle critique est née dont l’œuvre s’accomplit encore devant nos yeux. M. Renan est un des maîtres de cette critique, et il a été un des adeptes de cette philosophie ; seulement, la vigueur de l’instinct primitif était trop forte. Il n’a rien perdu à cette éducation germanique de ce que sa sensibilité bretonne enveloppait de délicatement tendre. Un talent est une créature vivante. Peut-être sa naissance suppose-t-elle un élément mâle et un élément femelle. L’imagination celtique serait, dans ce cas-là, le principe féminin qui, fécondé par le génie allemand, aurait donné naissance au talent de l’auteur de la Vie de Jésus. Mais, comme toujours, c’est de côté maternel que sa grâce est venue à l’enfant.

Une rencontre d’éléments si contraires ne s’accomplit point sans que des complications psychologiques en résultent. J’en distingue ici trois principales. Parce qu’il s’est trouvé de bonne heure jeté dans les chemins d’une critique infiniment multiple et que, d’autre part, il a tout goûté de ce qu’il a compris, M. Renan est devenu un dilettante. Parce que les premières années de sa vie chrétienne avaient eu pour lui trop de douceur, il est demeuré religieux à travers les négociations de son exégèse. Parce qu’au sentiment inné de la supériorité de sa race s’est ajoute le sentiment d’une supériorité indiscutable de vie intellectuelle, il est devenu ce que, faute d’un meilleur mot, j’appellerai : aristocrate, me réservant d’expliquer plus exactement ce terme sans nuances. Ce ne sont point là des états très exceptionnels, et les circonstances qui les ont produits ont des analogues autour de nous. Il y a donc un intérêt général à étudier d’une façon plus approfondie ces trois formes de la pensée de M. Renan.

II. Du dilettantisme §

Il est plus aisé d’entendre le sens du mot dilettantisme que de le définir avec précision. C’est beaucoup moins une doctrine qu’une disposition de l’esprit, très intelligente à la fois et très voluptueuse, qui nous incline tour à tour vers les formes diverses de la vie et nous conduit à nous prêter à toutes ces formes sans nous donner à aucune. Il est certain que les manières de goûter le bonheur sont très variées, — suivant les époques, les climats, les âges, les tempéraments, suivant les jours même et suivant les heures. D’ordinaire, un homme parvenu à la pleine possession de lui-même a fait son choix, et, par une intolérance bien logique, il désapprouve le choix des autres ou du moins le comprend à peine. Il est difficile, en effet, de sortir de soi et de se représenter une façon d’exister très différente ; plus difficile encore de dépasser cette représentation et de revêtir soi-même, si l’on peut dire, cette façon d’exister, ne fût-ce que durant quelques minutes. La sympathie n’y suffirait pas, il y faut un scepticisme raffiné à la fois et systématique, avec un art de transformer ce scepticisme en instrument de jouissance Le dilettantisme devient alors une science délicate de la métamorphose intellectuelle et sentimentale. Quelques hommes supérieurs en ont donné d’illustres exemples, mais la souplesse même dont ils ont fait preuve a empreint leur gloire d’un je ne sais quoi de trouble et d’inquiétant. Il semble que l’humanité répugne profondément au dilettantisme tel que nous essayons d’en indiquer ici les changeants avatars, sans doute parce que l’humanité comprend d’instinct qu’elle vit de l’affirmation et qu’elle mourrait de l’incertitude. Parmi les dilettantes fameux dont elle a subi ainsi la renommée en la marquant d’une défaveur visible, nous pouvons ranger ce mystérieux Alcibiade, qui se complut à tenir des rôles si divers, et ce déconcertant César, qui incarna en lui tant de personnages. Nous imaginons volontiers que le dilettantisme fut pareillement l’état favori de certains grands analystes de la Renaissance, dont Léonard de Vinci, avec ses aptitudes universelles, la complexité inachevée de son œuvre, son rêve incertain de la beauté, demeure le type énigmatique et ensorceleur. Montaigne aussi, et son élève Shakespeare, semblent avoir pratiqué cet art singulier d’exploiter leurs incertitudes d’intelligence au profit des caprices de leur imagination. Mais la sève créatrice coule encore à flots trop chargés d’énergie dans les veines de ces enfants des siècles d’action. Sur le tard seulement de la vie des races et quand l’extrême civilisation a peu à peu aboli la faculté de créer, pour y substituer celle de comprendre, le dilettantisme révèle sa poésie, dont le plus moderne des anciens, Virgile, aurait eu comme un pressentiment, s’il a vraiment laissé tomber cette parole que le scoliaste nous a transmise : « On se lasse de tout, excepté de comprendre… » Aucun des écrivains de notre époque n’a connu cette poésie au même degré que M. Renan. Aucun n’a professé, avec une élégance accomplie de patricien, des idées au-dessus des préjugés comme en dehors des lois ordinaires, et la théorie du détachement sympathique à l’égard des objets de la passion humaine La critique s’est lassée à le suivre dans les inconstances de sa fantaisie mobile et à relever les contradictions où il s’est complu ; car le propre du dilettantisme est de corriger toute affirmation par d’habiles nuances qui préparent le passage à quelque affirmation différente. Certaines phrases de M. Renan sont devenues célèbres, à cause du scandale qu’elles ont causé parmi les orthodoxes de tous les partis ; celle, par exemple, où il écrit : « … Dieu, Providence, Immortalité, autant de bons vieux mots, un peu lourds peut-être, que la philosophie interprétera dans un sens de plus en plus raffiné… » ; celle encore où, parlant de la mort mystérieuse de l’apôtre saint Paul, il s’écrie : « Nous aimerions à rêver Paul sceptique, naufragé, abandonné, trahi par les siens, seul, atteint du désenchantement de la vieillesse. Il nous plairait que les écailles lui fussent tombées des yeux une seconde fois, et notre incrédulité douce aurait sa petite revanche si le plus dogmatique des hommes était mort triste, désespéré (disons mieux, tranquille), sur quelque rivage ou quelque route de l’Espagne, en disant, lui aussi : Ergo erravi… » Reconnaissez-vous à ce ; « Disons mieux, tranquille », la sérénité railleuse du contemplateur désabusé, qui estime qu’une âme n’est vraiment délivrée de l’universelle illusion qu’à la condition d’en avoir suivi tous les méandres ? « A notre âge », répond le Prospero de l’Eau de Jouvence à Gotescalc qui lui parle de moraliser les masses, « peut-on dire de pareils enfantillages ? Si nous ne sommes pas blasés, quand le serons-nous, mon cher ? Comment n’as-tu pas vu encore la vanité de tout cela ? Tous les trois nous avons mené une jeunesse sage, car nous avions une œuvre à faire. En conscience, voyant le peu que cela rapporte, pouvons-nous conseiller aux autres, qui n’ont pas d’œuvre à faire, les mêmes maximes de vie ?… » Apercevez-vous comme le dilettante passe subitement d’un pôle à l’autre de la vie humaine, et vous expliquez-vous que cette facilité à tout admettre des contradictions de l’univers ait conduit celui-ci à porter sur Néron, « ce pauvre jeune homme », ainsi qu’il l’appelle, ce jugement d’une indulgence à demi railleuse : « Applaudissons. Le drame est complet. Une seule fois, Nature aux mille visages, tu as su trouver un acteur digne d’un pareil rôle… » ? Elle a mille visages, en effet, cette Nature, et le rêve du dilettante serait d’avoir une âme à mille facettes pour réfléchir tous ces visages de l’insaisissable Isis. « Il manquerait quelque chose à la fête de l’univers », écrit M. Renan à l’occasion de l’exquis et dangereux Pétrone, « si le monde n’était peuplé que de fanatiques iconoclastes et de lourdauds vertueux. » Etrange Protée, semble-t-il, et cruellement moqueur, qui, après avoir trouvé dans sa volupté d’artiste cette indulgence pour les coupables, rencontre dans sa conscience de philosophe cette sévérité pour les martyrs : « Des misérables, honnis de tous les gens comme il faut, sont devenus des saints. Il ne serait pas bon que les démentis de cette sorte fussent fréquents. Le salut de la société veut que ses sentences ne soient pas souvent réformées. »

Ces phrases donc — et combien d’autres que les nombreux lecteurs de M. Renan rencontrent quasi à à chaque page — ont fait accuser l’écrivain tantôt de paradoxe et de mystification, tantôt de pyrrhonisme. Les deux premiers de ces griefs ne tiennent pas debout lorsqu’il s’agit d’un travailleur de la taille de M. Renan. Une légère teinte d’ironie demeure, il est vrai, répandue sur son œuvre et a pu tromper ceux qui ne démêlent pas ce que cette ironie a, comme le dit un des personnages des Dialogues, d’essentiellement philosophique. Le pyrrhonisme, au sens usuel du mot, n’est pas davantage le cas de M. Renan : il n’est pas plus négatif dans le tour général de son intelligence qu’il n’est sophistique dans le détail de ses raisonnements. L’auteur des Dialogues n’est pas un homme qui arrive au doute par impossibilité d’étreindre une certitude. C’est bien plutôt qu’il est tenté d’admettre trop de certitudes. S’il est pyrrhonien, c’est par impuissance à exclure une façon de penser contraire à celle qui lui paraît actuellement vraie. La légitimité de beaucoup de points de vue contradictoires l’obsède au moment de se mettre à son point de vue propre, et cette obsession l’empêche de prendre cette position de combat qui nous paraît la seule manière d’affirmer la vérité, à nous, les disciples du dogmatisme plus simple d’autrefois. Mais c’est précisément ce qui fait du dilettantisme ainsi interprété une sorte de dialectique d’un genre nouveau, grâce à laquelle l’intelligence participe à l’infinie fécondité des choses L’excès de la production des phénomènes brise nos systèmes comme des moules trop étroits. Le dilettante philosophe considère tous ces systèmes successivement avec une curiosité à la fois dédaigneuse — car elle procède du sentiment de l’impuissance des doctrines — et sympathique, puisqu’il s’y mêle, avec l’idée que ces doctrines ont été sincères, la conviction qu’elles ont été vraies dans de certaines circonstances et pour de certaines têtes ? Il se dit qu’il n’y a pas que la vérité géométrique dans ce monde, et que même c’est une marque à peu près assurée d’erreur sur les choses de la vie morale, que d’aboutir à un jugement à propos d’elles dont le caractère absolu ne réserve pas sa place à un jugement sinon tout à fait contraire, au moins différent.

Il est indiscutable qu’une pareille disposition d’esprit n’est point ce que l’on est convenu d’appeler naturelle, en ce sens qu’elle a été jusqu’ici l’apanage d’un petit nombre de personnes d’exception. J’ai essayé de montrer à propos de Baudelaire10 qu’il faut se méfier du mirage de ce mot « naturel », lorsqu’il s’agit des nuances de la sensibilité. Outre qu’il sert de masque, le plus souvent, aux inintelligences des ignorants ou aux hostilités des gens vulgaires, il a le malheur de ne pas envelopper de signification précise au regard du philosophe. Il est impossible, en effet, de concevoir un phénomène qui ne soit déterminé par des conditions attenantes à l’ensemble de l’univers, — partant naturel. Traduisons donc le terme, comme nous l’avons fait à propos du poète des Fleurs du mal, par deux des idées qu’il représente, et disons que le dilettantisme est une disposition d’esprit assurément rare et peut-être dangereuse ; mais n’en est-il pas des dangers sociaux comme de la fièvre qui consume le sang d’un malade ? Avant d’être une cause, cette fièvre est un effet. Elle manifeste certaines modifications organiques qui l’ont produite, avant de déterminer d’autres modifications qui détruiront ou amoindriront l’équilibre de la vie générale. Pareillement le dilettantisme est un produit logique de notre société contemporaine. Avant d’agir sur elle, il résulte d’elle. Ce n’est pas en situant sa pensée hors de notre milieu que M. Renan, pour continuer à le prendre comme exemple, s’est avancé si loin dans la voie où d’autres le suivent et le suivront. Il est aisé d’apercevoir quelles conditions très générales ont amené cet effet très particulier. Une des lois de notre époque n’est-elle pas le mélange le plus chaotique des idées, le conflit dans nos cerveaux, à tous, des rêves de l’univers élaborés par les diverses races ? Qu’a fait d’autre M. Renan, que de servir de théâtre à un de ces mélanges et de raconter, avec une sincérité que nul n’a le droit de suspecter, l’issue particulière d’un de ces conflits ? Doué par l’hérédité native d’une sentiment profond de la vie religieuse et morale, il s’est engagé, à la suite de savants qui ont été ses maîtres en exégèse, dans l’étude des diverses solutions données par l’humanité aux problèmes de la recherche religieuse et de l’inquiétude morale. Il a pu ainsi agenouiller son imagination devant plusieurs autels, respirer l’arôme de bien des encens, répéter les prières de plusieurs liturgies et participer à la ferveur de plusieurs cultes. La sensibilité de ses ancêtres l’a suivi à travers ce pèlerinage et lui a permis de dégager l’esprit des dogmes par-dessous la lettre des formules, mieux encore, d’en goûter la douceur consolatrice. Il est revenu de cette enquête, prolongée de l’Alexandrinisme à l’Islam et d’Averrhoès à Luther, persuadé qu’une âme de vérité se dissimule sous les symboles parfois trop grossiers, parfois trop subtils, et qu’à décréter la dictature d’un de ces symboles on méconnaît l’âme respectable de tous les autres. En même temps qu’il pénétrait ainsi le sens mystérieux des théologies les plus opposées, il étudiait cinq ou six littératures, autant de philosophies, toutes sortes de moeurs et de coutumes ; car la critique de nos jours, qui conclut à la dépendance des manifestations d’une époque, nous oblige à les connaître toutes pour nous en expliquer une seule. Une telle éducation de l’intelligence justifie-t-elle suffisamment le dilettantisme auquel M. Renan s’est trouvé conduit ? Allons plus loin et disons que si ce dilettantisme atteste chez l’écrivain une certaine faiblesse, il témoigne d’une sensibilité vivace que la multitude des contemplations n’a pu lasser et qui continue à vibrer d’accord avec toutes les belles et nobles âmes, en même temps qu’il révèle un trésor de sincérité. N’en faut-il pas beaucoup, en effet, pour affronter du même coup les anathèmes des croyants, qui reprochent au dilettante de ne pas prendre parti en leur faveur, et les affronts des incrédules, — ces croyants à rebours, — qui ne lui pardonnent pas son indulgence, ou mieux sa piété, pour ce qu’ils appellent les chimères des superstitions ?…

M. Renan est la frappante preuve qu’en portant à leur plus haut degré ses sentiments les plus intimes on devient le chef de file d’un grand nombre d’autres hommes. Pour acquérir une valeur typique, il faut être le plus individuel qu’il est possible. M. Renan a constaté son dilettantisme, et il s’y est complu. Par cela seul, il s’est distingué du reste des érudits. Homme de livres et de bibliothèque, il est entré du coup au centre même de son époque, et il en a représenté un des côtés les plus neufs. Il s’est trouvé que cet historien des événements lointains était aussi l’un des plus actuels d’entre nous, l’un de ceux qui, par suite, nous passent le plus près du cœur. Au même titre que les modernistes les plus dédaigneux du passé, ce chercheur de textes est un enfant du siècle. Musset ne représentait pas plus exactement les passions nouvelles de sa génération que M. Renan n’aura représenté quelques-unes des plus essentielles parmi les façons de penser et de sentir des jeunes hommes de 1880. Pour mieux saisir comment le dilettantisme dont il a donné un si étonnant exemplaire et formulé une si complète apologie est en effet la tentation constante de cette époque et à quel point elle porte ce péché dans le sang, considérez les mœurs et la société, l’ameublement et la conversation. Tout ici n’est-il pas multiple ? Tout ne vous invite-t-il pas à faire de votre âme une mosaïque de sensations compliquées ? N’est-ce pas un conseil de dilettantisme qui semble sortir des moindres recoins d’un de ces salons encombrés où même l’élégance de la femme à la mode se fait érudite et composite ?… Il est cinq heures. La lumière des lampes, filtrée à travers les globes bleuâtres ou rosés, teinte à peine les étoffes qui luisent doucement en nuances volontairement effacées, comme s’il y avait dans la couleur trop vive une brutalité d’affirmation. Cette soie brodée qui garnit les coussins fut jadis la soie d’une étole ; elle assistait aux répons des messes pieuses dans le recueillement des cathédrales, avant qu’un caprice de la vogue n’en vêtit ces témoins muets des coquetteries et des confidences. Cette autre soie arrive du Japon. Les fils d’or roux y dessinent un paysage où éclate la fantaisie étrange des rêves de l’extrême Orient. Les tableaux des murs sont des maîtres les plus étrangers les uns aux autres par la facture et par l’idéal. Une fine et lumineuse Venise de Fromentin voisine avec un âpre et dur paysan de François Millet. Le peintre des fêtes du luxe parisien, J. de Nittis, a fait papilloter sur cette toile les couleurs des vestes des jockeys. C’est une scène de courses qu’il évoque, avec le vent frais de la pelouse, avec le peuple agité des bookmakers et des parieurs, avec le joli frissonnement de la lumière d’un printemps de banlieue sur tous les visages. Une aquarelle de Gustave Moreau, posée sur un piano, représente la Galatée antique Si frêle et si jeune, abandonnant son corps d’ivoire sur un lit d’algues merveilleuses, la nymphe repose dans la fraîcheur de sa grotte. Le Polyphème monstrueux, accoudé à l’entrée, contemple avec une infinie mélancolie la créature de songe, tissée d’une chair presque immatérielle, quand il est pétri, lui, de l’épais limon ; si menue et suave, quand il est, lui, le géant des forges souterraines. Et l’œil de son front s’ouvre étrangement, et les paupières de Galatée s’abaissent ingénument… — caprice délicieux de l’artiste de ce temps-ci le plus pareil à Shelley, à Henri Heine, à Edgar Poe11, par sa vision d’une beauté qui fait presque mal, tant elle vous ravit le cœur ! Un portrait peint par Bonnat, dans une manière solide comme la science et précise comme la réalité, domine cette aquarelle ; et de-ci de-là c’est sous les vitrines, c’est sur les tables, c’est sur les étagères, une profusion de bibelots exotiques ou anciens : laques de Yédo ou bronzes de la Renaissance, orfèvrerie du XVIIIe siècle ou flambeaux d’un autre âge. Est-ce que ce salon n’est pas un musée, et qu’est-ce qu’un musée, sinon une école tout établie pour l’esprit critique ? Cet esprit, d’ailleurs, a formé ce cadre à l’image de la compagnie qui s’y rencontre et qui peut reconnaître sa complexité personnelle dans la complexité de son ameublement. Les conversations se croisent, entremêlant les souvenirs des lectures les plus disparates et des voyages les plus éloignés. De quinze personnes, il n’en est pas deux qui aient les mêmes opinions sur la littérature, sur la politique, sur la religion. Il n’est qu’une foi commune, celle des usages. Mais si vous allez au-delà, les divergences apparaissent, permettant parfois aux curieux de se procurer, dans les quelques mètres carrés de ce salon, les sensations de quinze personnalités étonnamment différentes. Autrefois une même société, comme on disait, avait un fonds de conceptions analogues sur les chapitres essentiels de la vie. Comment en serait-il ainsi, aujourd’hui que le flot démocratique a monté, que trente voltes-faces, en politique, en littérature, en religion, de la pensée générale ont jeté dans le courant des esprits toutes sortes de formules de gouvernement, d’esthétique et de croyance ? Joignez à cela le formidable afflux des étrangers qui se sont rués sur Paris comme en un caravansérail où la sensation d’exister revêt mille formes piquantes et variées. Cette ville est le microcosme de notre civilisation. Elle a elle-même sa réduction dans les grandes ventes de l’hôtel Drouot, où tout le bric-à-brac du confort et de l’art vient s’entasser. Dites maintenant s’il est possible de se conserver une unité de sentiments dans cette atmosphère chargée d’électricités contraires, où les renseignements multiples et circonstanciés voltigent comme une population d’invisibles atomes ? Respirer à Paris, c’est boire ces atomes, c’est devenir critique, c’est faire son éducation de dilettante.

Certes beaucoup résistent, mais qui doivent se hausser par réaction jusqu’au fanatisme. C’est ainsi que nulle part vous ne rencontrerez plus qu’à Paris de ces esprits tyranniques, qui s’hypnotisent dans un seul parti pris, et que possède, suivant la forte définition d’un essayiste, « une horrible manie de certitude ». On est obligé d’affirmer trop pour affirmer quelque chose. La bonne foi y perd, et la bonne foi est après tout le lien le plus absolument nécessaire du pacte social. Combien est préférable la sincérité d’un Renan qui se résigne à subir les conséquences de sa pensée et, se reconnaissant incapable de résoudre par une seule formule le grand problème de la destinée, accepte la légitimité désolations diverses ! Les docteurs en santé sociale objectent que cette absence de parti pris aboutit à une anémie de la conscience morale d’un pays. Tout se solde ici-bas, et il est probable que le dilettantisme, comme les diverses supériorités, ne saurait éviter le paiement de sa rançon. Cette rançon, certes, serait terrible si, à l’incapacité d’affirmer, correspondait l’incapacité de vouloir. La psychologie la plus moderne tend à démontrer, en effet, que la volition tient étroitement à l’intelligence, et, dans cette occasion comme dans beaucoup d’autres, le langage aurait devancé la science en attachant un certain discrédit de moralité au terme de « sceptique ». Il faudrait donc admettre que l’extrême intelligence répugne aux conditions imposées à l’action. Ainsi se trouverait vérifiée la thèse des pessimistes allemands, qui nous montrent la conscience comme le terme suprême et destructif où s’achemine l’évolution de la vie. Je crois entendre M. Renan répondre : « Pourquoi non ? Trompés par le malin génie de la nature, nous nous efforçons vers la mort en croyant nous efforcer vers le progrès. Quand bien même cette mélancolique hypothèse serait exacte, n’est-il pas enfantin de souhaiter un arrêt de l’inévitable évolution ? Le mieux est de nous soumettre à l’esprit, bon ou mauvais, de l’univers, et, si nous devons trouver le vide au fond, de cette coupe de la civilisation à laquelle tous les siècles ont bu, de répéter avec Prospero : « C’est l’essence d’une coupe d’être « épuisable… »

III. Du sentiment religieux chez M. Renan §

Dilettante, comme je viens de le décrire, par éducation, par milieu et par théorie, il était à craindre que M. Renan ne brisât sa belle intelligence contre l’écueil ordinaire du dilettantisme, qui est la frivolité. Qu’il ait aperçu cet écueil et que par un jeu de logique il en ait ressenti la nostalgie périlleuse, cela est visible à des phrases singulières où le savant philologue professe une admiration un peu niaise pour ceux qui ont pris le monde comme un rêve amusé d’une heure. « L’élégance de la vie a sa maîtrise », dit-il à propos de ce même Pétrone, et, à propos des Gavroches du Paris faubourien : « Je l’avoue, je me sens humilié qu’il m’ait fallu cinq ou six ans de recherches ardentes, l’hébreu, les langues sémitiques, Gesénius, Ewald et la critique allemande, pour arriver juste au résultat que ces petits drôles atteignent tout d’abord et comme du premier bond. » L’auteur de la Vie de Jésus a toutefois été préservé de ce que le dilettantisme exagéré introduit dans l’esprit de légèreté superficielle, par la permanence en lui non seulement de la sensibilité, mais encore de l’idée religieuse. L’opinion, en France, a pu être égarée par les tempétueuses discussions qu’a soulevées la Vie de Jésus, et croire que l’écrivain continuait le travail destructeur des philosophes du XVIIIe siècle. Aujourd’hui, elle revient sur cette erreur qui prouve une regrettable inexpérience critique et un trop faible souci de la nuance. Des nations étrangères ont vu plus finement la véritable disposition d’âme de M. Renan. Lorsque les Anglais l’invitèrent à donner des conférences sur quelques points de l’histoire du christianisme, le soi-disant révolté leur apparut sous son vrai jour de penseur, profondément, intimement religieux. C’est bien aussi d’une extrémité à l’autre de son œuvre une préoccupation constante de l’au-delà mystérieux de toute existence, avec une effusion ininterrompue du cœur. Il y a dans les pages qu’il a consacrées au Martyr du Golgotha quelque chose de la ferveur des femmes qui ont lavé le corps du Sauveur pour le mettre au tombeau, et certaines de ses phrases semblent auréoler d’un nimbe parfumé les cheveux roux, le visage exsangue, la beauté mortelle du Crucifié. Y eut-il jamais un Père de l’Eglise capable de célébrer avec une éloquence plus attendrie « l’abnégation, le dévouement, le sacrifice du réel à l’idéal, essence de toute religion… » ? Avec quelle hauteur de dédain il malmène les rationalistes de l’ancienne école, pour qui cette religion sublime n’est « qu’une simple erreur de l’humanité, comme l’astrologie, la sorcellerie… » ! Et avec quelle plénitude de conviction il proclame que « l’homme est le plus religieux dans ses meilleurs moments. C’est quand il est bon qu’il veut que la vertu corresponde à un ordre éternel. C’est quand il contemple les choses d’une manière désintéressée qu’il trouve la mort révoltante et absurde. Comment ne pas supposer que c’est dans ces moments-là que l’homme voit le mieux ?… » Et ailleurs : « Disons donc hardiment que la religion est un produit de l’homme normal, que l’homme est le plus dans le vrai quand il est le plus religieux et le plus assuré d’une destinée infinie… » Que nous voilà loin des négations inintelligentes dont Stendhal lui-même se faisait l’écho quand il affirmait qu’aucun dévot n’est sincère, et du désespoir devant le catholicisme quitté, dont Théodore Jouffroy raconte les affres dans le tableau pathétique de sa nuit de décembre !

Ni haineux ni désespéré, mais respectueux et calme, tel nous apparaît M. Renan dans ses rapports avec la religion, quoiqu’il ait rompu tout pacte avec la foi dans laquelle il a grandi, et qui demeure celle d’une grande partie de ses concitoyens. C’est un hérésiarque sans haine et sans remords. Il y a là un problème psychologique d’un intérêt singulier pour tous ceux que préoccupe l’évolution de la pensée religieuse à notre époque, d’autant que cette sérénité respectueuse de M. Renan à l’égard du culte délaissé semble devenir, d’une exception qu’elle fut longtemps, la règle nouvelle d’un certain nombre d’esprits. Je crois apercevoir la raison de cette sérénité dans la manière dont s’accomplit aujourd’hui chez beaucoup de personnes le divorce irréparable avec le dogme héréditaire. Les conditions de ce divorce fournissent presque toujours la clef des sentiments que l’ancien croyant professe à l’endroit du dogme qu’il a déserté. Quelquefois la rupture se fait sous l’influence des passions de la virilité commençante, et l’homme, en se détachant de la foi, se détache surtout d’une chaîne insupportable à ses plaisirs. L’incrédulité revêt alors une sorte de caractère trouble et, pour tout dire d’un seul mot, sensuel. Des nostalgies étranges ramènent sans cesse le sceptique par libertinage vers la foi première qu’il identifie avec sa candeur d’autrefois ; ou bien la honte des désordres de ses sens le précipite à des haines furieuses contre cette religion qu’il a trahie pour les motifs les plus mesquins. Je n’étonnerai aucun de ceux qui ont traversé les études de nos lycées, en affirmant que la précoce impiété des libres penseurs en tunique a toujours pour point de départ quelque faiblesse de la chair accompagnée d’une horreur de l’aveu au confessionnal. Le raisonnement arrive ensuite, qui fournit des preuves à l’appui d’une thèse de négation acceptée d’abord pour les commodités de la pratique. Cette irréligion nostalgique ou haineuse a fait la matière d’une immense littérature, depuis tantôt cent cinquante ans que la campagne contre l’Eglise a commencé de se mener ouvertement Les premières pages de Rolla sont l’expression la plus touchante qui en ait été donnée. Cette irréligion est aussi celle qui aboutit à un si grand nombre de conversions sur le retour. Elle n’était point l’affranchissement de la raison. Elle était celui de la chair et du sang. Aussi, lorsque cette chair s’endolorit avec l’âge, lorsque la fièvre de ce sang ne brûle plus les artères battantes, les traces de la croyance effacée doivent reparaître et reparaissent. Le révolutionnaire se réveille aussi dévot qu’aux heures d’enfance, et le désespéré aussi plein du songe bleu d’un paradis. Il a suffi pour cela d’un prêtre assez bon connaisseur en nature humaine pour reprendre l’entretien spirituel avec le farouche incrédule précisément au point où les déchaînements de la puberté l’avaient interrompu.

Il est une seconde manière, beaucoup plus élevée celle-ci et plus philosophique, de briser le lien de la foi traditionnelle. Théodore Jouffroy en a présenté un exemple presque illustre. Celui-là aimait de la religion justement ce que les athées par libertinage en détestent : sa règle austère et son enseignement vertueux. Mais sa raison se dressait là contre Il apercevait une contradiction entre les exigences de sa logique et les postulats du dogme. Beaucoup d’autres ont aperçu cette contradiction comme lui, et, comme lui, ont sacrifié les dogmes à la logique. Quelques-uns ont rencontré la tranquillité du cœur dans ce sacrifice. Cela n’est guère à l’éloge de leur sensibilité. J’oserai même affirmer qu’ils n’ont pas fait preuve d’une grande rigueur d’intelligence. Les incrédules par raisonnement logique n’aboutissent pas, en effet, à une solution qui puisse répandre sur tout l’esprit la pleine lumière d’évidence, signe indiscutable de la vérité scientifique. Lorsque Jouffroy se fut démontré que le péché originel reste une injustice inconciliable pour notre raison avec la bonté d’un Dieu créateur ; que l’hypothèse de ce Dieu revêtant la nature d’un homme semble aussi étrange que l’hypothèse d’un cercle revêtant la nature d’un carré ; que les miracles offrent une dérogation aux lois de la nature contradictoire avec la perfection du Dieu législateur ; en un mot, quand il eut ramassé en un corps d’arguments tout ce que la philosophie du XVIIIe siècle a jeté dans le public d’objections logiques contre la vérité du christianisme, rencontra-t-il la certitude dont son intelligence avait besoin, comme nos poumons ont besoin d’oxygène ? Assurément non. Il se démontrait qu’il ne devait pas croire ; il ne se démontrait pas comment et pourquoi d’autres avaient cru. Il demeurait sans arguments contre ce fait indiscutable et colossal d’une religion maîtresse du monde depuis dix-huit cents ans, ayant imposé ses dogmes aux plus nobles esprits, apportant une solution complète aux problèmes grands ou petits de la vie morale et, par-dessus tout, bénéficiant de toutes les incertitudes de la pensée raisonneuse. Un philosophe sincère avoue son impuissance à répondre autrement que par des hypothèses aux questions d’origine et de finalité. Que la religion ne soit qu’une hypothèse entre vingt autres, admettons-le. Elle n’en a pas moins suffi à un Pascal et à un Malebranche jadis, et, de nos jours, à un Cauchy et à un Pasteur. C’en est assez pour que l’incrédule par raisonnement logique tourne les yeux vers elle dans les minutes d’angoissante recherche, et cela suffit pour expliquer que Théodore Jouffroy et ceux qui lui ressemblent aient donné le spectacle d’intelligences déchirées entre les négations de leur raison, les besoins moraux de leur cœur et des doutes affreux sur le dogme nié. C’était la paix cependant, ce dogme, c’était la communion avec les grands génies qui ont cru… S’ils ne s’étaient pas trompés, cependant ?

M. Renan a écrit dans ses Souvenirs l’histoire de sa rupture avec la foi de son enfance et de sa jeunesse. Même avant cette publication, la lecture de ses ouvrages nous autorisait à considérer que l’étude des sciences naturelles, dont il fut toujours un adepte très fervent, et l’étude des sources historiques de la tradition religieuse furent les deux facteurs de cette rupture définitive. Il faut attribuer au caractère de ces deux études la sérénité de sa conscience intellectuelle à l’endroit du problème religieux. Voici comment il paraît avoir raisonné. Il a commencé par admettre que les sciences naturelles emportent la certitude, aussi absolue qu’une certitude humaine peut l’être, qu’il n’y a pas de trace dans la nature d’une volonté particulière. Il lui a semblé d’autre part que les sciences historiques, appliquées aux sources de la tradition religieuse, rangent cette tradition au nombre des phénomènes de la nature, en démontrant que les lois communes du développement de la civilisation gouvernent la naissance, l’épanouissement et la caducité de ces grandes et larges formes de la conscience sociale qu’on appelle des religions. Il s’est conformé sur ce point à l’enseignement de l’exégèse allemande, dont le principal effort fut de modifier ainsi le terrain de la discussion théologique. La religion apporte avec elle des livres qui sont ses titres de tradition. L’exégèse allemande s’est placée à ce point de vue, qu’elle a jugé inexpugnable, qui consiste à examiner ces livres comme des titres en effet Elle a pris leur texte en essayant de retrouver, au moyen de ce texte même, l’ensemble et le détail des causes qui ont amené l’élaboration de ces livres et de la tradition qu’ils représentent Spinoza donna le premier, dans son Traité théologico-politique, le modèle de cette nouvelle façon de discuter les dogmes. Sans nous occuper ici du degré de perfectionnement auquel ce procédé est parvenu, et en réservant entièrement la question de la vérité ou de l’erreur religieuse, qui n’est pas du domaine de l’analyste sans métaphysique, on peut marquer déjà la différence qui sépare l’incrédulité obtenue par cette méthode et l’incrédulité obtenue par raisonnement logique. Les exégètes de cette école nous disent : « Notre méthode fait toucher au doigt les motifs pour lesquels ceux qui ont cru, non seulement sont excusables d’avoir cru, mais furent comme obligés à la croyance. Aucune réfutation d’une erreur n’entraîne avec elle l’évidence parfaite, si elle ne se double d’une explication lucide de la genèse de cette erreur. Nous vous apportons cette explication. » L’exemple, bien souvent cité par la psychologie élémentaire, du bâton plongé dans l’eau et qui paraît brisé, peut être présenté aussi comme le type de l’argumentation dirigée par ces historiens contre le dogme. Le milieu liquide et la rectitude du bâton une fois donnés, le bâton doit paraître brisé, précisément parce qu’il est droit Pareillement, tel milieu social étant donné, étant donnés tels ou tels esprits, tels ou tels dogmes ont dû s’établir. Les illusions de l’optique morale sont soumises aux mêmes lois que les illusions de l’optique physique. Telle est la méthode qu’en effet M. Renan s’est efforcé de pratiquer après Strauss et tant d’autres. A-t-il été correct ou non dans le maniement de cette méthode ? A-t-il obtenu les résultats indiscutables qu’il en attendait ? Il est bien certain aujourd’hui que non, mais il est certain aussi qu’il l’a pratiquée de bonne foi, et il lui a dû la placidité dans le détachement du dogme primitif qui fut toujours refusée aux incrédules de la passion, et souvent aux incrédules de la logique. Les premiers manquaient de respect envers leur âme, les seconds manquaient de sympathie envers les grands mouvements moraux de l’humanité. L’histoire seule, si elle réalisait la prétention que nous venons d’énoncer, concilierait ce que nous devons de franchise à notre propre pensée et ce que nous devons de déférence aux sincérités de nos semblables. Pour M. Renan, la légitimité de cette prétention n’a jamais fait doute. Ç’a été là le point fixe sur lequel il n’a jamais varié.

Si la méthode commande le degré de la certitude, elle ne commande pas le degré de la déférence, et nous avons dit que chez M. Renan cette déférence aboutit à une véritable piété. Peut-être la formule que nous avons donnée de son talent suffit-elle à rendre compte de la survivance chez lui, à travers les labeurs de la critique, d’une fraîcheur singulière de sensibilité religieuse. N’a-t-il pas tout simplement interprété avec son imagination de la vie morale une des idées allemandes les plus opposées à notre génie français ? Je veux parler de cette conception du « devenir » pour laquelle nous n’avons même pas de mot national, tant elle nous a été peu familière avant ces trente dernières années. Non seulement la philosophie allemande du XIXe siècle considère l’univers comme un étagement d’organismes, mais elle le considère comme un étagement d’organismes en mouvement. Toute forme dépérit et se résout en une ou plusieurs autres, si bien que la complexité de la pensée n’est pas suffisante pour quiconque veut comprendre cet univers en proie à une évolution ininterrompue ; il y faut de la mobilité. Les idées compliquées et relatives ont plus de chance de reproduire la complication et l’écoulement irréparable des phénomènes que les idées simples et absolues. C’est, comme on voit, le contraire de notre esprit classique, lequel procède par raisonnements géométriques fondés sur des principes très simplifiés. Un tel esprit, excellent pour la discussion oratoire, sera frappé de stérilité quand il voudra réduire à ses formules la végétation touffue et changeante de la vie. Deux grands philosophes de notre XVIIIe siècle ont démontré cette impuissance en étudiant les choses de la religion et de la politique comme ils eussent fait les propriétés d’un triangle. Le premier, Voltaire est arrivé à cette critique, sèche et médiocre, malgré sa verve, qui ne voit guère dans un prêtre qu’un fripon, et dans un fidèle qu’une dupe. Le second, Rousseau, a formulé cette théorie du contrat social dont l’influence désastreuse sur notre existence nationale éclate aux yeux des plus prévenus. Ni l’un ni l’autre de ces célèbres agitateurs de consciences n’a deviné qu’une société comme une religion est un corps vivant, constitué par un principe intérieur qui rend cette religion et cette société d’abord légitimes, et en second lieu nécessaires, par cela seul qu’elles existent. Dire d’une religion qu’elle est fausse ou d’une société qu’elle est mauvaise serait une formule très inintelligente et très dangereuse, même s’il était démontré que les principes de l’une et de l’autre sont extrêmement contestables. C’est le rôle du psychologue de discerner ce qu’il y a de force positive et créatrice dans l’une et dans l’autre, et de diriger, s’il est possible, cette force. La force positive qui se manifeste par les symboles religieux les plus imparfaits est un sens du divin qu’il faut discerner et qui n’est jamais négligeable, car il constitue ce qu’il y a de plus haut dans le cœur de l’homme. On arrive ainsi à concevoir qu’un dogme quelconque, si faux soit-il, est vrai en un certain sens. Comprendre cette part de vérité sans cesser de discerner la part d’illusion, c’est appliquer les procédés hégéliens de la logique des contradictoires, mais c’est aussi, suivant la phrase des sages de Rome « mentem inserere mundo », greffer son esprit sur le monde, comme une branche où vient circuler un peu de la sève de tout l’arbre.

Ainsi a essayé de faire M. Renan. Lisez attentivement cette page des Questions contemporaines, et la féconde largeur de sa conception religieuse vous apparaîtra : « Toute forme religieuse est imparfaite, et pourtant la religion ne peut exister sans forme. La religion n’est vraie qu’à sa quintessence, et pourtant la trop subtiliser, c’est la détruire. Le philosophe qui, frappé au préjugé, de l’abus, de l’erreur contenue dans la forme, croit posséder la réalité en se réfugiant dans l’abstraction, substitue à la réalité quelque chose qui n’a jamais existé. Le sage est celui qui voit à la fois que tout est image, préjugé, symbole, et que l’image, le préjugé, le symbole, sont nécessaires, utiles et vrais. Le dogmatisme est une présomption, car, enfin, si, parmi les meilleurs des hommes qui ont cru tour à tour posséder la vérité, il n’en est pas un qui ait eu complètement raison, comment espérer que l’on sera plus heureux ? Mais de même qu’on ne reproche pas au peintre de commettre un contre-sens puéril en représentant Dieu sous des formes finies, de même on peut admettre et aimer un symbole, dès que ce symbole a eu sa place dans la conscience de l’humanité… » Il y a une vérité enveloppée dans ces symboles, périssables tandis qu’elle est éternelle ; il y a un Dieu caché, — Deus absconditus, — qui se révèle tour à tour par les enseignements de plus en plus raffinés des dogmes. Quelle en est donc la définition ? Jusqu’ici, M. Renan n’avait fait que reproduire la thèse hégélienne des métamorphoses de l’Idée ; soudain, il se détache de Hegel. Il redevient le Celte à imagination toute morale, et il définit cette essence divine en ces termes qui ont été souvent cités, mais avec une raillerie qui n’est guère de mise en pareille matière : « Dieu », dit-il, « est la catégorie de l’Idéal, c’est-à-dire la forme sous laquelle nous concevons l’Idéal, en d’autres termes, l’homme placé devant les choses belles, bonnes et vraies sort de lui-même et, suspendu par un charme céleste, anéantit sa chétive personnalité, s’exalte, s’absorbe. Qu’est-ce que tout cela, sinon adorer ?… »

Cette sympathie généreusement répandue sur les diverses conceptions religieuses qui ont consolé le labeur de l’humanité n’est pas le fait particulier de M. Renan. Elle lui est commune avec les plus grands esprits de l’époque. On sait de reste que la majorité des Français professe une autre doctrine. Le fanatisme n’est pas près de s’en aller d’au milieu de nous. On s’en convaincra en examinant les articles de polémique où s’exprime l’opinion des dévots de l’athéisme, à l’égard de ceux qui ne se rangent point aux négations de leur dogme. Car il est une intolérance des négateurs, plus passionnée et plus inexcusable que l’intolérance des croyants. On peut se demander, pour nous borner à la France, si l’avenir appartient chez nous aux coreligionnaires de l’auteur de la Vie de Jésus, je veux dire à ceux qui reconnaissent sous tous les symboles l’aperception, inégale mais légitime, d’un Idéal indéfinissable, ou bien si la maxime odieuse : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi », continuera de dominer les libres penseurs, j’entends ceux qui se disent tels. Pour résoudre cette question tout entière, il en faudrait résoudre une autre plus générale et savoir si les dogmes doivent disparaître ou non. Le problème est insoluble à l’heure présente. Outre qu’il est téméraire d’induire du passé à l’avenir, puisque deux moments de la civilisation ne sont jamais identiques, est-il un procédé pour mesurer ce que l’âme humaine enveloppe en elle d’idéalisme ? Tout au plus est-il licite d’indiquer quelques-unes des conditions fatalement imposées dans l’avenir à tout dogme ancien ou nouveau. De ces conditions, la plus importante est assurément la science, qui, de place en place, gagne l’homme lui-même et les parties les plus hautes de son intelligence, pour en démontrer les lois nécessaires. Ainsi que nous l’indiquions tout à l’heure, elle a commencé par apparaître comme une ennemie terrible de la religion, par cela seul qu’elle a prétendu considérer les dogmes et la foi comme des phénomènes d’ordre naturel, dont l’apparition s’expliquerait aussi complètement que la structure d’un certain os dans le squelette d’un animal. Aujourd’hui elle a, sur ce point comme tous ceux qui touchent au domaine de l’au-delà, rabattu de ses ambitions, et de jour en jour elle limite avec une précision plus modeste la portée de son propre effort. Cette formule : explication complète, n’est plus la sienne. Elle ne se contente pas de marquer ce qui est inconnu à l’intelligence humaine. Elle marque ce qui lui est inconnaissable. Elle s’avoue incapable de rechercher la substance et la raison suffisante des phénomènes qu’elle étudie. Le songe hardi, qui fut celui du XVIIIe siècle, d’une explication rationnelle de l’univers, s’en est allé. Conditionner des phénomènes les uns par rapport aux autres, la science le peut ; et elle ne peut que cela, emprisonnée comme elle est dans l’incapacité de dégager une cause première par-delà l’indéfinie série des phénomènes conditionnés. Ainsi la science, après avoir essayé de rendre impossible toute croyance aux révélations du surnaturel, a dû finir par se proclamer impuissante à résoudre les problèmes que la révélation résolvait jadis.

Quelques personnes, en présence de cette fin de non-recevoir opposée par la science aux questions dernières, ont pensé que cette négation pourrait devenir une réponse suffisante. Elles ont imaginé une humanité débarrassée du souci de l’au-delà et indifférente à ce qu’on appelle, en termes d’école, l’absolu. C’est une hypothèse toute gratuite, et qui semble peu d’accord avec la marche générale de la pensée humaine. Supposons pourtant que ce rêve d’une humanité complètement étrangère au surnaturel et uniquement convaincue des méthodes scientifiques arrive à se réaliser, comme y travaillent certains politiciens. Ces politiciens n’empêcheront pas que la civilisation, en s’avançant, n’affine de plus en plus la sensibilité nerveuse, qu’elle ne développe de plus en plus cette mélancolie blasée des âmes qu’aucune volupté ne satisfait et qui souhaitent, en leur insatiable ardeur, de s’étancher à une source infinie. Allons donc jusqu’au bas de l’hypothèse. Il est probable que devant la banqueroute finale de la connaissance scientifique, ces âmes tomberaient dans un désespoir comparable à celui qui aurait saisi Pascal s’il eût été privé de la foi. Le grand trou noir, d’où nous sortons dans la douleur pour y retomber dans la douleur, s’ouvrirait devant elles, à jamais noir et à jamais vide. Des révoltes éclateraient alors, tragiques et telles qu’aucune époque n’en aurait connu de pareilles. La vie serait trop intolérable avec la certitude que c’en est fini de comprendre et que le même point d’interrogation est pour toujours posé sur l’horizon. Il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’une secte de nihilistes s’organisât en des temps pareils, possédée d’une rage de destruction dont peuvent seuls avoir l’idée ceux qui ont connu les affres de l’agonie métaphysique. Savoir qu’on ne peut pas savoir, connaître qu’on ne peut pas connaître… ah ! l’atroce angoisse et qui, répandue comme une épidémie parmi des millions d’hommes, deviendrait aisément le principe d’une sorte de croisade à rebours. En ces temps-là, et si le cauchemar que je viens d’évoquer s’accomplissait, d’autres âmes plus douces et plus inclinées à une interprétation heureuse de la destinée opposeraient sans doute au pessimisme révolté un optimisme tristement apaisé. Si l’énigme de l’univers est inconnaissable, elle peut être résolue dans un sens qui soit en harmonie avec l’ensemble de nos besoins moraux et de nos exigences sentimentales. La solution consolante a ses chances d’être vraie au même titre que la solution désespérante. Nous avons, semble-t-il, dès aujourd’hui, en M. Renan, un exemplaire achevé des dispositions religieuses qui rallieraient les vagues croyants de cet âge sans Dieu que nous venons d’imaginer ; et l’acte de foi sans formule auquel aboutit dès à présent cet historien, pieux malgré lui, d’une religion qu’il déclare mourante, deviendrait un germe de renouveau. Il en ressortirait toute une moisson d’espérances nouvelles, car cet acte de foi exprime l’essence de ce qui doit demeurer d’immortellement croyant, irréductible à l’analyse, dans ce magnifique et misérable temple du cœur humain. — Et s’il en est ainsi, pourquoi tant s’attacher à le dévaster ?

IV. Le rêve aristocratique de M. Renan §

Les sentiments que nous venons d’analyser sont, comme on voit, d’un ordre rare et qui suppose une culture d’exception. Les fleurs délicates ne grandissent pas sous les coups du vent et au soleil capricieux de la grand’route. L’air attiédi des serres nourrit seul la pulpe parfumée de leur corolle. L’érudition est à sa manière une serre chaude, et qui préserve les esprits des brutalités de la vie. L’auteur des Dialogues philosophiques est donc un personnage d’exception. Suivant un terme très fort dans sa simplicité, il est un homme supérieur, on pourrait presque dire qu’il est l’Homme Supérieur. Ajoutons qu’il possède au plus haut degré la conscience de cette supériorité, reconnaissable en lui à un certain air d’ironie imperceptible et de dédain transcendantal. Dans les innombrables pages qu’il a écrites, l’insouciance de l’opinion du vulgaire est infiniment sensible. L’élégance discrète du style, dont aucune intention n’est soulignée ; la subtilité des raisonnements, dont aucun ne se développe sur un ton impératif ; la spécialité des sentiments, dont aucun ne s’exagère en vue d’attirer la sympathie, suffiraient à révéler chez M. Renan la présence d’un Idéal aristocratique, alors même que le maître écrivain n’aurait pas eu soin de proclamer à mainte reprise qu’il y a un domaine des initiés et qu’il y a un domaine des simples. Son livre de politique sur la Réforme intellectuelle et morale contient l’argumentation la plus vigoureuse qui ait été dirigée depuis cent ans contre le principe même de la démocratie : l’égalité naturelle. Ses deux premiers drames symboliques : Caliban et l’Eau de Jouvence, peuvent se résumer dans cette réflexion que le prieur des Chartreux, assis dans sa stalle, formule tout bas, tandis que l’orgue « prie seul » et que la foule se presse autour du Caliban couronné : « Toute civilisation est l’œuvre des aristocrates… » Vérité que le démagogue Caliban reconnaît, lui aussi, puisque, à peine possesseur du palais et du pouvoir de Prospero, il adopte les façons d’agir de l’aristocratie ; et M. Renan, toujours soucieux de corriger par un sourire même ses plus chères affirmations, a grand soin d’ajouter que le monstre de l’île devient un prince fort passable. Prospero proclame « que le travail matériel est le serf du travail spirituel. Tout doit aider celui qui prie, c’est-à-dire qui pense. Les démocrates qui n’admettent pas la subordination des individus à l’œuvre générale trouvent cela monstrueux… » Enfin, les Dialogues philosophiques, dans leur partie intitulée : Rêves, contiennent un plan complet de l’asservissement du plus grand nombre par une élite de penseurs. Ce sont là quelques passages plus caractérisés entre cinquante autres. Ils suffisent à montrer que la théorie aristocratique n’est pas chez M. Renan le paradoxe d’un homme qui se croit méconnu, ou le dandysme d’un raffiné d’amour-propre qui aime à déplaire, comme d’autres aiment à plaire, par coquetterie de singularité. Non. C’est ici le résultat d’une réflexion profonde et le signe d’une doctrine qu’il vaut la peine d’examiner dans quelques-unes de ses causes essentielles.

Une de ces causes, la plus inconsciente sans doute, mais non pas la moins active, me paraît être l’orgueil de l’hérédité. M. Renan ne serait pas un savant de notre époque, s’il ne croyait pas au dogme de la sélection et à la primauté des races qui ont su durer. C’est dire qu’il constate avec une légitime fierté les titres de cette famille celtique dont il est le fils. Il signale l’inhabileté de ses congénères à la conquête de l’argent, il admire leur idéalisme invincible, leur héroïsme doux, leur antiquité ininterrompue. « Si l’excellence des races devait être appréciée par la pureté de leur sang et l’inviolabilité de leur caractère, aucune, il faut l’avouer, ne pourrait le disputer en noblesse aux restes encore subsistants de la race celtique… », écrivait-il déjà dans un des plus remarquables articles de ses Essais de morale. Serait-il téméraire de signaler dans ce sentiment du terroir natal le germe de l’Idéal aristocratique si particulier à l’auteur des Dialogues ? Ce sentiment seul n’aurait pas suffi. D’autres circonstances sont venues s’y adjoindre, plus déterminantes encore, qui se résument presque toutes dans cette formule d’homme supérieur que j’appliquais à M. Renan, — formule au premier abord très simple, mais qui se décompose à la réflexion en une série de caractères assez complexes. L’homme supérieur se distingue de l’homme de génie, lequel est parfois assez inintelligent, et de l’homme de talent, lequel n’est souvent qu’un spécialiste, par la capacité de se former sur toutes choses des idées générales. Si cette capacité de généraliser ne s’accompagne point d’une égale capacité de création, l’homme supérieur reste un critique. Si c’est le contraire, et si le pouvoir créateur subsiste côte à côte avec le pouvoir de comprendre, l’homme supérieur devient une créature unique. Il fournit, en effet, le plus admirable type qu’il nous soit donné de concevoir : celui du génie conscient. C’est, dans l’ordre politique, César ; dans l’ordre de la peinture, Léonard ; dans l’ordre des lettres, Gœthe. Même lorsqu’il ne monte point à ces sommets, l’homme supérieur est une des machines les plus précieuses que la société ait à son service. Car l’universelle compréhension a, neuf fois sur dix, pour corollaire, l’universelle aptitude. Cette vérité, trop souvent méconnue, n’est-elle pas démontrée par l’exemple de l’Angleterre, où des conditions favorables ont plus particulièrement fait apparaître de nombreux exemplaires de haute culture ? Qu’étaient-ils, sinon des hommes supérieurs, ces grands personnages politiques, capables, comme Macaulay ou Disraëli, d’appliquer aux compositions littéraires et aux luttes parlementaires, aux intérêts financiers et aux difficultés diplomatiques, une intelligence toujours préparée ?

Imaginez maintenant que l’homme supérieur se trouve jeté par les hasards de sa naissance en plein courant démocratique, et vous apercevrez quels contrastes du milieu et du caractère ont amené M. Renan à la conception d’un Idéal si contraire aux tendances de notre pays. La démocratie semble, au premier regard, un milieu très favorable au talent, puisqu’elle ouvre toutes les places à tous les efforts. Mais par cela même elle exagère la dure loi de la concurrence. Partant elle commande de plus en plus la spécialisation. Puis, une démocratie est fondée sur l’égalité. La conséquence logique de ce principe erroné la conduit inévitablement à choisir le suffrage universel et direct comme le mode habituel de sa représentation politique. Il ne faut pas une grande vigueur d’analyse pour reconnaître qu’inévitablement aussi le suffrage universel est hostile à l’homme supérieur. Les dispositions d’esprit que la haute culture produit d’habitude sont, en effet, la multiplicité des points de vue, le goût de la nuance, la défiance à l’égard des formules absolues, la recherche des solutions compliquées, — tous raffinements qui répugnent à l’amour des grands partis pris, forme naturelle de l’opinion, ou mieux de l’ignorance populaire. D’une part donc, les mœurs démocratiques ne sont point favorables au développement de l’homme supérieur, et d’autre part les lois électorales ne sont point favorables à son entrée aux affaires publiques. C’est ainsi que tous les esprits distingués de la France contemporaine se sont trouvés tôt ou tard mis en dehors du recrutement gouvernemental, ou, s’ils ont triomphé de l’ostracisme auquel les condamnait leur divorce avec les passions communes, ç’a été en se reniant eux-mêmes. Ils ont dû dissimuler ce divorce et s’emprisonner dans des professions de foi dépourvues de sincérité intellectuelle.

L’homme supérieur, exilé dans ce que Sainte-Beuve appelait « la tour d’ivoire », assiste cependant au drame de la vie nationale en contemplateur qui voit de loin les possibilités futures. Est-il nécessaire de rappeler que tel personnage de cette race d’élite a manifesté, à force d’intelligence des causes, un véritable don de prophétie des effets à venir ? Les désastres de 1870 ne se trouvent-ils point, pour ne citer que deux exemples, prédits avec une étonnante exactitude dans la France nouvelle de Prévost-Paradol, et dans un article célèbre d’Edouard Hervé, ces vaincus, comme M. Renan, du suffrage universel ? Il se comprend qu’une mélancolie singulière s’empare de ces nobles esprits sur lesquels pèse la conviction de leur puissance idéale et de leur impuissance réelle. Cette mélancolie est redoublée par le spectacle du triomphe insolent des médiocres. Certes, elle ne va pas sans quelque douceur. Il s’y glisse un peu de la volupté vantée par Lucrèce dans les vers fameux sur les temples élevés par la doctrine sereine, et d’où le sage aperçoit la frémissante mêlée des passions. Mais l’homme supérieur de nos jours ne connaîtra jamais dans leur plénitude les jouissances que leur système nerveux permettait aux anciens. L’intelligence peut beaucoup. Elle ne saurait nous guérir de nos fatalités natives. Que nous haïssions la démocratie ou que nous la vénérions, nous sommes ses fils, et nous avons hérité d’elle un impérieux besoin de combat. Le XIXe siècle obscur et révolutionnaire est dans notre sang, qui nous interdit cette immobilité intérieure, cette indifférence olympienne, vantée et pratiquée par les Epicuriens de la Grèce et de Rome. Il y a du trouble dans nos sérénités, comme il y a de la révolte dans nos soumissions. Catholiques ou athées, monarchistes ou républicains, les enfants de cet âge d’angoisse ont tous aux yeux le regard inquiet, au cœur le frisson, aux mains le tremblement de la grande bataille de l’époque. Ceux mêmes qui se croient et qui s’en veulent détachés participent malgré eux à l’universelle anxiété. Ils sont des révolutionnaires comme les autres, mais contre la bêtise humaine, — et cette révolte muette s’appelle le dédain.

Ce serait une étude curieuse que celle qui marquerait les diverses formes que ce dédain a revêtues parmi les lettrés contemporains. L’exagération des beautés techniques, propre à l’école des poètes appelés jadis Parnassiens, ne procède-t-elle point de ce sentiment : — Odi profanum vulgus ?… Le Bouvard et Pecuchet de Gustave Flaubert a-t-il été composé sous une autre inspiration ? M. Taine aurait-il entrepris son Histoire des origines de la France contemporaine, s’il n’avait été tourmenté du souci d’y voir clair dans cette marée démocratique où il se sentait perdre pied ? Mais aucun écrivain n’a ressenti plus que M. Renan cette antithèse de l’homme supérieur et de la démocratie. Il faut lire et relire les pages des Dialogues où Théoctiste se représente la victoire d’une oligarchie de l’avenir, pour mesurer l’intensité de la passion que l’auteur déploie dans l’examen de ces problèmes. Il imagine que des savants arrivent à posséder des engins de destruction formidables, aménagés par des calculs d’une délicatesse infinie, et incapables d’être maniés sans une dose exceptionnelle de connaissances abstraites. Et s’exaltant sur le pouvoir dont disposeraient ces oligarques de la chimie ou de la physique, le songeur s’écrie : « Les forces de l’humanité seraient ainsi concentrées dans un petit nombre de mains et deviendraient la propriété d’une ligue capable de disposer de l’existence même de la planète et de terroriser le monde entier. Le jour, en effet, où quelques privilégiés de la raison posséderaient le moyen de détruire la planète, leur souveraineté serait créée. Les privilégiés régneraient par la terreur absolue, puisqu’ils auraient en leurs mains l’existence de tous. On peut presque dire qu’ils seraient dieux et qu’alors l’état théologique rêvé par le poète pour l’humanité primitive serait une vérité : Primus in orbe Deos fecit timor… » N’attachons pas à cette tragique fantaisie une réalité plus grande que celle que l’auteur lui-même a prétendu y mettre. Mais reconnaissons qu’une telle imagination décèle un froissement inguérissable de tout le cœur, et que le savant qui a tracé ce lugubre tableau d’une terreur universelle infligée par une pile de Volta extraordinaire ou quelque explosif inédit, ne nourrit pas au fond de lui une tendresse profonde pour les utopies favorites de notre siècle.

Il est probable, en effet, qu’une divergence éclatera tôt ou tard entre ces deux grandes forces des sociétés modernes : la Démocratie et la Science. Il est certain que la première tend de plus en plus à niveler, tandis que la seconde tend de plus en plus à créer des différences. « Savoir, c’est pouvoir », disait le philosophe de l’induction. Savoir dix fois plus qu’un autre homme, c’est pouvoir dix fois ce qu’il peut, et comme la chimère d’une instruction également répartie sur tous les individus est absolument irréalisable, par suite de l’inégalité des intelligences, l’antinomie se manifestera de plus en plus entre les tendances de la Démocratie et les résultats sociaux de la Science. Il y a plusieurs solutions à cette antinomie, comme à presque tous les problèmes compliqués qui sont ceux de l’avenir des peuples modernes. M. Renan a indiqué une de ces solutions en formulant l’hypothèse des Dialogues. On en peut supposer une seconde qui serait simplement une application de la Science à l’organisation des sociétés. Quand nous considérons, sans parti pris d’aucune sorte, les quelques principes qui servent de fondement à notre société du XIXe siècle, nous sommes contraints de reconnaître leur caractère cartésien et par suite leur insuffisance radicale devant les certitudes de la pensée moderne. Mais il y a un mouvement secret des intelligences. Les conceptions des Darwin et des Herbert Spencer se répandent dans l’atmosphère spirituelle et pénètrent les nouveaux venus avec une force d’autant plus grande que leurs résultats se trouvent identiques aux principes que l’instinct séculaire avait proclamés. Cette rencontre imprévue est le fait le plus fécond peut-être de notre âge en conséquences plus imprévues encore. Ayons confiance dans la vertu de ces doctrines qui bouleverseront la politique par contre-coup, comme elles bouleversent les lettres après avoir bouleversé les sciences naturelles. Un temps approche où une société n’apparaîtra plus au regard des adeptes de la philosophie de l’évolution comme elle apparaît au regard des derniers héritiers de Rousseau. On y verra non plus la mise en œuvre d’un contrat logique, mais bien le fonctionnement d’une fédération d’organismes dont la famille est la cellule. Une semblable idée est grosse d’une morale publique complètement différente de celle qui nous régit à l’heure présente. Elle aboutit dès aujourd’hui à une conception du droit historique qui justifie les adeptes du droit divin, à une théorie de l’hérédité qui justifie le principe de l’aristocratie transmise, à une vue des rapports de la terre avec l’homme qui comporte le rétablissement des biens de mainmorte et des majorats. Bref, cet enseignement de la Science est la négation totale des faux dogmes de 1789, et il faudra bien que le XXe siècle s’y conforme, mais il lui faudra, pour cela, lutter contre la démocratie et ranger définitivement cette forme inférieure des sociétés à son rang de régression mentale. Si cette vision consolante n’est pas une simple chimère, on peut considérer que les grands dédaigneux à la façon de M. Renan sont des ouvriers très actifs de sa réalisation, par cela seul qu’ils posent le problème en son extrême rigueur et qu’ils font dès à présent saillir le conflit à venir avec un relief douloureusement suraigu.

Ces notes sommaires sur un des hommes les plus remarquables de notre époque indiquent à peine les trois ou quatre états de conscience qu’il représente aux yeux des jeunes gens qui lisent ses livres et en méditent les pages éloquentes et troublantes. Aucun écrivain n’a plus de nouveauté que lui dans les idées et dans les sentiments, parce qu’aucun n’a déployé plus de sincérité dans l’invention de ses idées et l’exposition de ses sentiments. Quiconque étudie les sources de vie morale infiltrées profondément dans la génération montante, rencontre un peu partout l’influence de l’auteur de l’Histoire des origines du Christianisme. Il faudrait être à cinquante années d’ici pour mesurer le degré de fécondation de cette influence. Il suffisait, pour la constater dès aujourd’hui sous plusieurs formes, d’un peu de bonne foi. Quand on n’aurait pas le culte de cette grande vertu intellectuelle, on le prendrait à vivre pendant quelques semaines dans l’intimité des livres de M. Renan, car nul ne l’a pratiquée avec plus de constance que celui qui invoquait, à la première page de sa Vie de Jésus, l’âme pure d’une Morte vénérée, et qui lui disait en une prière ardemment élancée vers l’insaisissable au-delà des heures obscures : « Révèle-moi, ô bon génie, à moi que tu aimais, ces vérités qui dominent la mort, empêchent de la craindre et la font presque aimer !… » — que celui aussi qui, dans la défaillance de ses convictions premières, n’a pas cessé d’affirmer du moins ce que Platon appelait déjà la belle esperance : « L’homme, dès qu’il se distingua de l’animal, fut religieux, c’est-à-dire qu’il vit dans la nature quelque chose au-delà de la réalité et, pour lui, quelque chose au-delà de la mort. »

Appendice B
À propos du Prêtre de Némi §

I §

Le Prêtre de Némi est le troisième des drames philosophiques publiés par M. Emest Renan. C’est aussi celui qui permet le mieux de saisir la nouveauté du genre repris ou mieux créé par l’auteur. Cette fois, ce n’est plus dans le fantastique royaume des Prosperos, des Calibans et des Ariels que l’écrivain nous convie à faire, en sa compagnie, une de ces promenades qui rappellent d’autres promenades de poètes et de philosophes, celles des jeunes hommes de Platon parmi les paysages clairs de la Grèce, il y a ici un fond réel à la fantaisie du dramaturge. M. Renan a relevé une des plus singulières traditions que nous ait léguées l’histoire des cultes. Le paysage qu’il évoque devant nous est celui du lac italien de Némi, avec son eau paisible, dans sa coupe de rochers que cerne une adorable chevelure d’arbres aussi vieux que le monde. Sur un de ces rochers se dressait un sanctuaire de Diane, desservi par un unique prêtre, qui devait, pour être légitime, avoir tué son prédécesseur. « Cela l’obligeait », dit Strabon, « à avoir toujours l’épée à la main et à être sans cesse sur ses gardes, prêt à repousser les attaques qu’on lui préparait. » Il se comprend qu’une pareille légende, mystérieuse et tragique, ait tenté un artiste moderne par son mélange saisissant de crime et de piété, de sang et de prière. Il y avait, semble-t-il, deux façons de poser en pied cette sombre figure du prêtre assassin. L’une, qui eût été celle de Flaubert, consistait à reconstituer dans sa réalité probable la psychologie de ce meurtrier sacré, de ses dévots et de toute sa race. L’antique cité d’Albe la Longue aurait surgi de l’ombre du passé, comme la Carthage de Salammbô, avec ses remparts, ses palais, les costumes de ses habitants et leur physionomie, le tout éclairé par l’ardente lumière d’une imagination chauffée au feu de la science. La seconde méthode consistait à prendre la légende comme un simple prétexte à l’énoncé de théories et d’idées contemporaines. Dans le premier de ces deux cas on aboutissait à une œuvre d’un art réaliste, dans le second, à une œuvre d’un art symbolique. Etant donné l’esprit de M. Renan, pouvait-on douter qu’entre ces deux façons d’interpréter la légende il ne choisît la seconde ?

M. Renan est, en effet, avant toutes choses, un idéaliste pur. Entendez par là que son intelligence se représente habituellement, non pas des individus, non pas des formes de la vie, mais des idées, mais des opérations d’esprit. Cette faculté première est si forte chez lui qu’elle domine le grand ouvrage auquel il a consacré tant d’années, son Histoire des origines du Christianisme. Il l’a conçue et traitée, cette histoire, comme le récit du développement d’une idée. Pareillement cette faculté a déterminé sa conception de la politique. S’agit-il de mesurer la valeur d’un peuple ? C’est l’idée produite et propagée par ce peuple que l’écrivain choisit comme critérium. Cette faculté a façonné ce style dans lequel vous chercherez vainement la chaude couleur de la vie physique, cette violente animalité du langage qui fait la puissance des visionnaires d’individus, comme Saint-Simon, comme Shakespeare. C’est qu’aussi bien la psychologie ne paraît pas à M. Renan une science d’une souveraine importance. L’homme, à son avis, est un outil à penser. Qu’importe la manière dont cet outil est disposé ? A quoi bon tant nous inquiéter de chaque petit rouage et de son agencement ? Voyons la besogne accomplie et ne nous occupons que de cela. M. Renan peut être considéré comme le type d’une classe d’intelligences absolument contraire à cette autre classe d’intelligences qui reconnaît son modèle dans Sainte-Beuve. Pour ce dernier, les idées étaient un moyen de voir et de montrer la réalité. Cette réalité n’est guère, au regard de M. Renan, que la condition d’existence des idées.

Entre cette faculté souveraine et le genre dramatique, il semble que l’antipathie soit invincible. Le drame, comme l’indique le nom même, vit par l’action, et une action forte est la mise en dehors d’une volonté très personnelle. Que prouve une action dans le domaine des idées ? Exactement rien. Elle révèle, en revanche, toute une nature. Comment donc M. Renan, qui ne se soucie beaucoup ni des natures ni des personnes, a-t-il été conduit à cette forme du drame, et d’une manière si particulièrement attirante qu’il en est à sa troisième tentative de cet ordre ? Il s’est chargé de nous faire cette confession lui-même dans la préface de son Prêtre de Némi. Cette faculté de concevoir des idées, et d’en concevoir un très grand nombre, l’a, petit à petit, habitué à envisager une question donnée d’après plusieurs points de vue à la fois, et d’après des points de vue contradictoires. Son âme s’est trouvée devenir un champ de bataille de doctrines, ou plutôt d’opinions, et comme l’exercice, voire l’abus, de notre faculté dominante est aussi notre plus vif plaisir, M. Renan s’est réjoui d’assister en lui-même à ces heurts d’idées. Son dilettantisme s’est complu à laisser, suivant une de ses expressions, les lobes de son cerveau engager entre eux des entretiens prolongés. De là aux dialogues philosophiques, le passage était aisé. Ces dialogues eux-mêmes offraient une tentation, celle d’incarner les idées dans des hommes, de les vêtir de costumes, de leur souffler un peu de la vie agissante et mouvante. J’ai dit « incarner », et le mot est presque grossier, car les personnages que M. Renan fait aller et venir dans cette espèce de théâtre métaphysique dont il est à la fois le poète, l’impresario et le public ne ressemblent guère à des créatures de sang et de muscles. Un impalpable éther court dans leurs veines. Rien ne rappelle moins, quoi que l’auteur en dise, le procédé shakespearien. L’auteur de la Tempête est un créateur plastique, un magicien de l’image qui donnerait un contour solide et coloré à la plus fuyante, à la plus pâle des abstractions. M. Renan, lui, volatise jusqu’aux sentiments les plus brutaux, les moins capables, croirait-on, de s’exprimer en termes abstraits. Les hommes du peuple qui figurent dans ce Prêtre de Némi traduisent avec une infinie subtilité les plus grossiers de leurs appétits. « Jouissons », dit un des valets du temple, « jouissons du monde tel qu’il est fait. Ce n’est par une œuvre sérieuse, c’est une farce, l’œuvre d’un demiurge jovial. La gaieté est la seule théologie de cette grande farce. » Aussi faut-il voir comme la moindre action paraît étrange, lorsqu’elle émane de gens qui dialoguent de cette manière. M. Renan, d’ailleurs, ne se préoccupe pas de justifier son intrigue, d’en suivre les étapes et les gradations. La gaucherie même de ses procédés de mise en scène achève de donner un charme singulier à ses compositions. Elles rappellent non pas Shakespeare l’halluciné, non pas le trouble et douloureux Marlowe, mais bien ces peintures des maîtres primitifs où l’extrême complication du symbole s’unit à une adorable maladresse dans l’art de poser sur pied les personnages. Les mains ne s’attachent pas aux bras ; les corps ont plus de douze fois la grandeur de la tête ; le moindre élève des Beaux-Arts rectifierait ces académies insuffisantes, comme le moindre vaudevilliste rebouterait les scènes et les dialogues de M. Renan. Mais on trouve dans les primitifs, comme dans M. Renan, ce qui vaut mieux que toutes les habiletés techniques, ce trésor rare et divin : une pâture pour l’âme.

II §

Réduit à son argument, — pour emprunter un terme de la vieille rhétorique, — le drame du Prêtre de Némi se résume en quelques lignes : Antistius est devenu le desservant du temple sinistre, mais il l’est devenu sans passer par la sanglante investiture de l’assassinat. C’est un homme éclairé qui s’est contenté de chasser son prédécesseur au lieu de l’égorger. Il s’efforce de purifier de ses impostures et de ses infamies le culte de la Déesse. Il combat, de toute la force de son éloquence, l’exécrable coutume des sacrifices humains. Il répudie la lucrative hypocrisie des oracles. A la superstition, violente ou grossière, il essaye de substituer une vue de plus en plus idéale du surnaturel et de ses rapports avec ce monde. Et, ce faisant, il mécontente tous les fidèles du culte de Diane : les aristocrates, qui voient en lui un novateur dangereux en train de fausser un incomparable instrument de règne ; — le simple peuple, qui ne reconnaît plus son antique divinité en dehors des rites usuels et ne se sent plus protégé par elle ; — la bourgeoisie, qui, cherchant partout des causes à la décadence d’Albe la Longue, croit en trouver une dans la métamorphose des piétés anciennes. L’irritation va grandissant contre l’infortuné pontife, jusqu’au moment où une crise éclate. Albe va entreprendre la guerre contre Rome. Il lui faut, pour obtenir le secours de Diane, un autre prêtre. Un scélérat, du nom de Carca, se charge de rétablir les choses en l’état par l’assassinat du malheureux Antistius, dont la mort est saluée comme une délivrance publique. Que dit la voix de la foule sur le cadavre du saint : « Béni soit le poignard qui a tué le faux prêtre !… » Telle est la fable, et autour d’elle, vous devinez la place donnée par M. Renan aux idées contradictoires qu’une aventure pareille peut soulever chez les classes diverses de la société. Vous trouverez dans ce drame les idées des partisans de la réaction à outrance, qui veulent à tout prix arrêter les progrès des innovations ; les idées du radicalisme incarnées dans Céthégus, qui se réjouit des désastres nationaux, pourvu qu’ils profitent à sa cause ; les idées du modéré Libéralis, qui mécontente toutes les factions en repoussant les excès de chacune ; les idées enfantines du peuple, onde mobile sous toutes les brises ; les idées étroites des bourgeois, qui confondent leur bien-être avec la morale publique ; les idées enthousiastes d’une sibylle dévouée à Antistius ; enfin les idées du réformateur lui-même. Il y a là de quoi fournir des épigraphes à cinquante traités de politique civile et religieuse, un foisonnement de paradoxes, de rêveries, d’observations fines, d’utopies. Enfin c’est le feu d’artifice d’opinions que M. Renan aime à se tirer à lui-même, pour le plaisir de penser d’une façon plus riche et plus complète, — virtuose prestigieux de sa propre intelligence qui s’enivre d’idées comme les musiciens se grisent de sons, et les peintres, de couleurs !

Je l’avoue cependant, ce ne sont pas ces idées qui m’ont fait trouver un intérêt parfois poignant à la lecture de ce drame. Elles sont toutes ingénieuses et souvent bien justes. Aucune n’est absolument neuve. Quand le chef des patriciens nous dit que « le monde vit de crimes heureux », nous traduisons cela par le vieux proverbe : « Qui veut la fin, veut les moyens. » Quand le prêtre s’écrie : « Les dieux sont une injure à Dieu. Dieu sera un jour une injure au divin », nous nous rappelons avoir lu d’éloquentes pages sur ce texte, d’ailleurs si paradoxal, dans les livres de M. Renan lui-même. Non, ce qu’il y a d’attachant et de tragique dans ce drame, c’est la crise de conscience traversée par le prêtre novateur, crise profondément humaine et que M. Renan doit avoir subie, qu’il subit encore. Un problème se pose devant cet Antistius, qui se pose devant l’auteur de la Vie de Jésus, devant tous ceux qui font métier de penser et d’écrire. Ce problème, le voici : quand un homme croit, par la force de son raisonnement et en toute bonne foi, avoir découvert des vérités contraires aux hypothèses sur lesquelles vit la majorité de ses semblables, a-t-il le devoir, a-t-il même le droit d’énoncer ces vérités, au risque de détruire la portion de moralité inhérente aux erreurs admises ? On faisait de la vertu avec ces erreurs. La vérité que vous apportez sera-t-elle assez efficace pour produire cette même vertu ? Vous ne le savez pas. Avez-vous le droit de parler ?… — A cette question, le dix-huitième siècle répondait par l’affirmative. Notre siècle a déjà vu trop souvent les plus nobles doctrines servir d’occasion au déchaînement des pires appétits pour que nous soyons aussi convaincus de la bienfaisance immédiate de la raison — ou, pour dire le mot juste, de ce qui nous semble tel. J’imagine que M. Renan, pareil à son Antistius, s’interroge sur ce point quelquefois avec plus d’angoisse que n’en laisse deviner son indulgent sourire. Il a été de ceux dont l’œuvre a servi de bélier pour ébranler les vieilles croyances. En peignant le Christ tel qu’il le voyait, il a contribué à détacher de l’Eglise beaucoup de personnes qui n’ont compris de ses livres que leurs négations. En s’abandonnant aux rêveries complaisantes de son imagination philosophique, il a propagé la plus récente des maladies sociales : ce dilettantisme qui mélange si étroitement l’impuissance de la volonté aux plus rares supériorités de la pensée. Certes il n’a pas voulu directement ces conséquences de son œuvre. Il ne saurait les nier cependant. Comment ne se demanderait-il pas si les choses auxquelles il a touché ainsi ne valaient pas d’être respectées au prix d’un silence sur sa propre conviction ? Est-ce lui-même, est-ce Antistius qui s’écrie dans son drame d’aujourd’hui : « Oui, une vérité n’est bonne que pour celui qui la trouve, ce qui est nourriture pour l’un est poison pour l’autre. Ô lumière qui m’as conduit à t’aimer, sois maudite ! Tu m’as trahi. Je voulais améliorer l’homme, je l’ai perverti. Joie de vivre, principe de noblesse et d’amour, tu deviens pour ces misérables un principe de bassesse ?… »

III §

C’est là, dans cette agonie morale du prêtre révolutionnaire, qu’il faut chercher la signification profonde de la nouvelle œuvre de M. Renan. Lui-même l’a si bien compris que sa préface est, comme l’apologie d’un Antistius du monde moderne, coupable, comme l’autre, d’avoir dit toute sa pensée : « Non, je n’ai pas été de ces esprits timides qui croient que la vérité a besoin de pénombre… » et encore : « Je n’ai jamais pu croire que, dans aucun ordre de choses, il fût mauvais d’y voir trop clair. Toute vérité est bonne à savoir… » Il y a là une solution du douloureux problème, et l’Antistius du Collège de France la jette en réponse à ses propres scrupules : « Non, lumière, tu ne m’as point trahi. » En d’autres termes, M. Renan se range, dans le débat que j’ai essayé de résumer tout à l’heure, du côté des penseurs du xviiie siècle. On eût aimé qu’il ne se contentât point d’affirmer le droit et le devoir de dire toute la vérité, mais qu’il exprimât quelques-unes des raisons de ce droit et de ce devoir. Parmi ces raisons, il me semble que la plus forte est celle qui place dans la dignité de l’âme humaine le principe premier de la morale. Comment concilier cette dignité avec le mensonge ? Nous ne pouvons pas concilier qu’une conscience qui n’est pas sincère avec elle-même soit une véritable conscience. Or, ceux qui lancent dans le monde des idées dangereuses, mais auxquelles ils croient avec tout leur être, ceux-là offrent le modèle de cette sincérité de la conscience, et, par cela seul, ils se trouvent, en un sens, augmenter la somme du Bien épars dans l’univers. Le tort immédiat que leurs doctrines peuvent produire n’est-il pas réparé, et au-delà, par ce bienfait de l’exemple contra lequel rien ne saurait prévaloir ? Il est possible que les livres de M. Renan aient ébranlé la foi religieuse chez beaucoup de ses lecteurs, mais il peut mettre en regard l’influence qu’aura eue et que continuera d’avoir le noble amour de la vérité qui lui a fait briser sa carrière au lendemain de sa vingtième année, dans le seul but de mettre en accord sa vie et ses sentiments. C’est pour cela et pour avoir continué de considérer cet accord comme obligatoire qu’il peut se rendre cette justice d’avoir « défendu plutôt qu’amoindri la part de l’Idéal ».

Ce drame du Prêtre de Némi, ainsi commenté par les pages qui le précèdent, apparaît donc comme un acte de foi « dans le triomphe définitif du progrès religieux et moral, nonobstant les victoires répétées de la sottise et du mal ». Il est probable cependant que beaucoup de lecteurs y verront, comme dans les derniers livres de l’auteur, une œuvre de doute et, pour tout dire, la manifestation d’un nihilisme d’autant plus dangereux qu’il est plus doux, plus enveloppé, j’allais écrire plus caressant. Cela tient à ce que, poussé par son goût passionné des idées, M. Renan ne semble plus se rendre assez compte que, si toute vérité est bonne à dire, il n’en est pas de même de toute opinion. C’est pour avoir confondu ces deux mots et les états d’esprit qu’ils représentent que les philosophes du XVIIIe siècle ont été si coupables. Ils n’ont pas propagé des vérités, mais des opinions, et ils n’en avaient pas le droit. L’auteur du Prêtre de Némi reconnaît, dans sa préface, « cette différence fondamentale entre croire et savoir, entre opinion et certitude. » Mais une fois la plume à la main, on dirait que l’écrivain ne tient plus compte de cette différence. Comme un joueur de flûte qui s’enchanterait de son propre concert, il se joue une mélodie intellectuelle et ne prend pas garde que, si le spectacle d’une âme anxieuse du vrai est le plus moralisateur qui soit, le plus dangereux est celui d’une intelligence abandonnée à l’épicuréisme d’une pensée indifférente à toute conclusion. Peut-être, en s’enivrant lui-même de ses admirables facultés, M. Renan n’a-t-il pas échappé toujours à ce danger. Aussi ceux qui aiment en lui, non pas un épicurien de l’Idéal, mais un amant passionné de cet Idéal, sont-ils heureux de retrouver, dans les parties sombres de ce Prêtre de Némi, la preuve qu’il est demeuré notre maître d’autrefois, alors qu’il opposait à l’optimisme vulgaire de Béranger le désespoir lucrétien, et qu’il voulait voir dans ce désespoir une piété, alors qu’il célébrait si respectueusement les vertus de ses maîtres de Saint-Sulpice, alors enfin qu’il remerciait ses aïeux avec une si touchante émotion de lui avoir, par une existence pure, conservé « la vigueur de l’âme, en un pays éteint, en un siècle sans espérance ».

Appendice C
La correspondance de M. Renan et Berthelot §

Voici un document de première main sur un des hommes de ce temps-ci dont la personnalité demeure le plus énigmatique, au point que l’on est tenté d’écrire de lui, de cet insaisissable Renan, avec une de ces traductions modernisées, comme il les aimait, la phrase de Tite-Live sur Persée : « Nulli fortunæ adhœrebat animus, per omnia genera vitæ errans, uti nec sibi nec aliis, quinam homo esset, satis constaret… Aucune forme fixe ne retenait cette âme, dont toutes les nuances de la vie tentaient le vagabondage. Qui fut-il ? Ni lui ni les autres ne l’ont jamais bien su. » Oui. Qui fut-il ? Ces lettres à M. Berthelot vont nous aider à le mieux comprendre. Dès aujourd’hui elles ont pris leur place dans la bibliothèque de ceux qu’intéressent les problèmes de la vie morale à notre époque, sur le rayon où s’alignent l’Histoire des origines du Christianisme, les Dialogues philosophiques, les Etudes d’histoire religieuse, les Souvenirs d’enfance et de jeunesse, tous ces volumes à travers lesquels s’est manifesté, durant quarante ans d’un labeur ininterrompu, cette intelligence à tant de faces. Elles resteront le témoignage le plus authentique et le plus définitif sur le développement de cette intelligence et de cette œuvre. Allant de 1847, date où Renan venait de quitter le séminaire, jusqu’aux derniers mois de l’été de 1892, qui précédèrent sa mort, elles marquent la ligne générale de sa pensée avec l’exactitude du sphygmographe à enregistrer les pulsations du pouls. Quand on a suivi le détail de ce tracé psychologique, l’image que l’on se faisait de Renan se trouve, me semble-t-il, un peu rectifiée. On s’aperçoit que quelques-uns des jugements portés sur l’écrivain par la critique et l’opinion n’étaient pas entièrement exacts. Je voudrais prendre l’occasion de ces lettres pour hasarder quelques retouches à l’étude psychologique que le lecteur de ces Essais vient de parcourir.

I §

Tout d’abord l’impression d’ensemble que dégage cette correspondance est celle d’une unité, j’allais dire d’une simplicité d’âme tout à fait remarquable, et en même temps d’une énergie, d’une vigueur de nature qui contrastent singulièrement avec notre vision du Renan nuancé, ondoyant et divers, lequel a servi de patron et de parrain à cette théorie de débilité, d’incertitude complaisante et volontaire, baptisée de son nom, le Renanisme. Nuancé, certes il le demeure dans bien des pages de ces lettres, celles par exemple où il analyse avec une perspicacité si indulgente le génie dangereux de la race syrienne. Ondoyant et divers, — dilettante, pour reprendre la formule qui lui était chère, — il le reste par la souplesse d’une infatigable curiosité qui s’est promenée de Bretagne en Italie et d’Angleterre en Orient avec le même intérêt passionné. Mais cette finesse d’analyse et ce goût de l’excitation cérébrale ne s’accompagnent ici d’aucune langueur. Ces dispositions positions apparaissent dans cette correspondance non plus comme un efféminement, mais au contraire comme le résultat d’une méthode intellectuelle, adoptée et pratiquée avec la virilité la plus courageuse. Une mâle robustesse d’esprit se respire dans ces lettres, auxquelles on serait tenté de reprocher plutôt trop de fermeté, une rigueur dans les partis pris qui ne connaît pas assez la détente, et, pour tout dire, presque des moments d’inhumanité, par excès de force. Cette allure décidée de la pensée de Renan — si complètement inattendue pour nous autres, ses disciples de la dernière heure — ressort plus nettement encore du contraste avec le fonds de mélancolie défiante et un peu morbide que trahissent souvent les lettres de M. Berthelot qui lui répondent. Dans ce dialogue entre ces deux intelligences supérieures, on s’attendrait, n’est-ce pas, que, du grand chimiste et du grand écrivain, le plus sensitif, le plus tourmenté d’inquiétude, le plus susceptible dans l’ordre du cœur, fût le second. L’on découvre, au contraire, que dans cette intimité de presque un demi-siècle, si l’un des deux amis connut les défaillances d’une sensibilité trop vive, les froissements de l’imagination trop délicate, les souffrances de l’affection qui se croit méconnue, ce fut le savant, tandis que l’autre, emporté par ses idées, insatiable de savoir et de comprendre, infatigable dans le travail, n’a même pas soupçonné la part de dureté que comporta quelquefois vis-à-vis de son ami cet irrésistible et unique effort vers une plus complète culture.

Il est délicat d’insister sur ce point, pourtant essentiel. On risque aisément d’être injuste quand on essaye d’établir le départ de chacun dans une liaison d’un ordre aussi rare et entre des natures aussi hautes que celles d’un Renan et d’un Berthelot. Une noble amitié est un chef-d’œuvre à deux, où l’on ne saurait discerner ce qui revient à l’un et à l’autre des collaborateurs. Mais, dans une correspondance si prolongée, il est impossible que certains traits plus individuels des deux amis ne se dessinent pas avec plus d’évidence, et il faut reconnaître que le trait dominant des lettres de l’auteur de la Vie de Jésus n’est pas la tendresse. Ce trait dominant, je le disais tout à l’heure, c’est la force, et une force souvent poussée jusqu’à la méconnaissance des exigences sentimentales des êtres qui l’entourent. On se rappelle que dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, il a lui-même défini d’une comparaison spirituelle sa manière de comprendre sa liaison avec M. Berthelot : « Quand je cherche à me représenter l’unique paire d’amis que nous avons été, je me figure deux prêtres en surplis se donnant le bras », et il ajoute : « Non seulement nous n’avons jamais eu l’un avec l’autre la moindre familiarité, mais nous rougirions presque de nous demander un avis, même un conseil… » Visiblement, à en juger par cette série de lettres, c’est bien cette qualité d’amitié abstraite qu’il a donnée à son camarade d’idées, sans se douter, ou sans vouloir se douter, que cette froideur dans l’intimité ne suffisait pas aux besoins du cœur de son correspondant, moins fermement trempé peut-être, moins purement intellectuel, mais aussi plus affectueux et, je reviens sur le mot, plus humain. Une souffrance passe à maintes reprises dans les lettres de cet ami chez lequel Renan ne voyait qu’une intelligence avec qui penser tout haut, et cette souffrance parfois va jusqu’à la plainte. On y rencontre des phrases telles que celle-ci : « Vous n’avez jamais senti ce que c’est que la réciprocité dans nos amitiés, et combien il y a dans ce mot de jalousie délicate. Pendant votre absence, et depuis votre départ, j’ai pensé à vous bien plus souvent que vous n’avez certainement pensé à votre ami… » Nous voici loin, n’est-il pas vrai, de la sérénité un peu indifférente du « prêtre en surplis » ? Et cette impression d’un sentiment non payé de retour, l’ami mécontent n’était pas seul à l’éprouver dans l’entourage de l’écrivain. Quelques lettres d’Henriette Renan mêlées aux autres attestent que cette âme de sœur dévouée a souffert aussi de cette même déception et s’est parfois révoltée contre une nature trop inaccessible à la commune infirmité : « La peine que vous exprimez », écrivait-elle de Syrie à M. Berthelot, « je l’ai souvent, oh ! bien souvent ressentie, moi aussi. J’ai dit fréquemment : les ambitions d’Ernest le préoccupent plus que ses affections, et ses nouvelles affections plus que les anciennes… » Et une autre fois : « En voyant dans vos lettres les traces de vos souffrances, je ne puis m’empêcher de songer que vous et moi, monsieur, nous cherchons dans mon frère quelqu’un qui n’est plus… Ce que nous voulons saisir en lui n’est plus qu’un fantôme et un souvenir… » Puis, comme effrayée de ce qu’elle vient d’oser sentir, la charmante créature ajoute : « Pourtant je suis assurée qu’il m’aime, et, en présence du chagrin que vos regrets lui font ressentir, il m’est impossible de ne pas croire à l’étendue, à la profondeur de l’amitié qu’il vous porte… »

La vérité est que l’ami et la sœur paraissent avoir, à des degrés divers, été des créatures sensibles jusqu’à la douleur et touchées de maladie. Ils étaient en proie à cette inquiétude du cœur, grâce et faiblesse des personnalités féminines et de celles qui leur ressemblent. Il y a dans l’Eau de Jouvence une scène bien significative, où Léolin évoque le fantôme de sa sœur morte et lui parle avec le plus poignant repentir de tendresse, celui qui nous étouffe devant le tombeau de ceux que nous n’avons pas assez aimés en action quand ils vivaient, alors que nous les aimions tant parfois dans notre cœur. Cette page prouve que Renan, au moins pour ce qui regarde Henriette, a bien aperçu les ombrageuses délicatesses de cette sensibilité exigeante et endolorie. Mais s’il en a souffert, ç’a été par contre-coup, et il a toujours considéré comme morbides ces extrêmes émotivités. Il paraît, tel du moins que ses lettres nous le montrent, avoir été un de ces hommes équilibrés qui ne se complaisent pas à se regarder sentir. Il y avait en lui une santé intérieure qui n’était pas tant de la sécheresse que de l’énergie. Si étrange que devienne un tel terme appliqué à un philosophe qui se trouvait gêné, il nous l’a conte, pour prendre sa place dans un omnibus, le tempérament que révèlent ces lettres est en somme beaucoup plus voisin de l’homme d’action que du rêveur. De l’homme d’action il avait la robustesse physique et morale. La vigueur physiologique était très grande dans ce corps, trapu et ramassé, qui condensa toute sa sève dans le cerveau, qu’aucun exercice n’entraîna jamais, et qui pourtant supportait les fatigues d’immenses voyages, dans des conditions détestables de climat, de nourriture et d’installation, comme il supporta d’immenses travaux, sans jamais défaillir. L’hérédité d’une race de marins avait fait Renan de nature si vigoureuse qu’il n’était pas seulement endurant, il était allègre et jovial dans le labeur, de cette gaieté qui décèle la vitalité profonde. La trempe morale était aussi forte en lui que la trempe physique. Cette correspondance nous le montre, dans les circonstances les plus douloureuses et les plus difficiles, toujours capable d’agir, bien entendu de l’action spéciale qui était la sienne, mais c’est toujours agir que de prendre parti dans la vie pratique avec cette netteté tranchée, sans regards en arrière, que n’a jamais connue la faiblesse. Aucun homme n’a moins ressemblé à ce type du songeur incertain et malhabile à la décision que Shakespeare a incamé dans son Hamlet, Gœthe dans son Werther, Benjamin Constant, dans son Adolphe, Sainte-Beuve dans son Amaury, Musset dans son Octave. Cette vacillation intérieure qui fait sans cesse osciller l’âme entre les possibles lui était étrangère sous toutes ses formes. En présence d’une résolution capitale où se ranger, il ne paraît jamais avoir ni hésité, ni regretté. Le regret, n’est-ce pas l’hésitation rétrospective ? La justesse du coup d’œil suscitait en lui, comme chez toutes les natures très entières, une fermeté de vouloir qui ne s’est démentie ni quand il s’est agi de quitter le séminaire, ni dans les orages que souleva la publication de la Vie de Jésus, ni en 1871 au moment de la grande épreuve nationale, ni à la dernière heure, en face de la mort. Dans l’ordre des faits il sut toujours où il allait et pourquoi il y allait, pareil en cela au maître de Weimar, à cet autre génie si robuste que fut Gœthe, par ce mélange de sens pratique et d’idéalisme qui leur firent à tous les deux exécuter l’œuvre de leur culture avec la plus intransigeante logique, et l’exécuter dans les conditions les plus sages, les plus conformes aux réalités sociales parmi lesquelles ils se mouvaient.

Considérées sous cet angle, ces lettres à M. Berthelot sont extrêmement instructives. Elles s’ouvrent au moment où Renan avait vingt-cinq ans. A cet âge, et lorsqu’il est libre, il semble qu’un jeune homme de talent doive épuiser en imagination et par avance toutes les possibilités de la vie. Balzac nous a laissé, dans un morceau d’autobiographie trop peu cité, le récit des visions où il se complaisait à cette époque de son existence. Ecoutez-le : « Je ne voulais rentrer dans le monde qu’en y exerçant les droits régaliens de l’homme de génie… Je m’instituai grand homme. Dès mon enfance, je m’étais frappé le front, en me disant, comme André Chénier : il y a quelque chose là… J’ai été souvent général, empereur. J’ai été Byron, puis rien. Après avoir joué sur le faîte des choses humaines, je m’apercevais que toutes les montagnes, toutes les difficultés restaient à gravir… » Voilà l’ardente et folle fièvre du génie adolescent, qui ne voit pas la société, mais qui la rêve, et qui en escompte toutes les richesses, en conquérant souverain. Rien de pareil dans le Renan que nous dévoile ce début de la correspondance. Ce n’est pas que l’intensité de la flamme cérébrale soit moindre chez lui, mais elle s’accompagne d’un instinct lucide qui lui fait comprendre les données raisonnables que la société offre, ou, mieux, qu’elle impose à son ambition. Il passera des examens. Il rédigera des mémoires pour l’Institut. Il sera professeur, bibliothécaire, chargé de missions. On dirait qu’il a pris la mesure exacte de ses facultés, et la mesure non moins exacte du cadre matériel où il les développera. Il a dit dans ses Souvenirs : « Mon ignorance de toute chose pratique était complète à ma sortie du séminaire… » C’est la preuve que dans les natures destinées à durer il y a comme un sens inné du monde, analogue à celui de l’animal, qui, du premier coup, adapte son activité encore rudimentaire aux exigences de son milieu. Ce petit séminariste, ainsi jeté de son cloître dans ce monde qu’il ignorait, ne commit pas une faute de conduite, je veux dire par là qu’il agit précisément comme lui aurait conseillé d’agir un vieillard froid et désenchanté qui l’eût connu bien à fond. Le caractère instinctif de ce bon sens, de quoi dérivait-il, sinon de cette santé morale, de cette robustesse de tempérament dont je parlais ? Et voyez comme aux dates critiques de son âge mûr cette même solidité de jugement se retrouve et cette même robustesse. Lisez ses lettres écrites en 1863, à l’époque où le scandale de la Vie de Jésus faisait de lui le personnage le plus en vue de la littérature européenne. Combien de têtes eussent résisté à la griserie du succès d’une part, et d’autre part à la tentation de la polémique retentissante ? Renan, lui, voit nettement qu’au lendemain de ce livre il se retrouvera un simple professeur d’hébreu. Il voit que son point d’appui solide est là, non point dans la faveur toujours incertaine du vaste public, mais dans son double et indiscutable titre de membre de l’Institut et de membre du Collège de France : « Mon parti est pris », écrit-il ; « dans cette hypothèse (celle de l’interdiction du cours), j’adresse avec publicité à M. Duruy, non pas comme professeur au Collège de France, mais comme citoyen français, la demande d’autorisation pour un cours libre, dans une salle louée par moi… Je vous garantis que je n’irai pas de main morte… » Et encore : « J’ai répondu que je ne me prêterais à rien qui ressemblât de près ou de loin à ma démission du Collège de France… » Et de nouveau : « Je vous jure bien sincèrement que j’aimerais mieux être professeur à dix élèves, faisant mes livres à loisir, et ayant un jour pour suprême perspective de devenir administrateur du Collège… » Il y a, dans cet attachement à l’antique maison, le sentiment très juste que la sécurité pour l’homme de pensée réside dans l’incorporation à quelque organisme collectif. Aussi le retrouvons-nous huit ans plus tard armé d’une résolution pareille pour défendre le Collège menacé par la Commune : « Le Collège de France et l’Institut, pièces essentiellement centrales, royales, françaises, sont plus compromises que toute autre dans cette tentative de dislocation de l’œuvre des Capétiens. Je crois néanmoins qu’ils survivront. Quant au Collège, s’il subissait une interruption, nous devrions maintenir le corps, enseigner comme à l’ordinaire, malgré la cessation du traitement, ainsi que cela se fit dans tout le XVIe siècle, ou à peu près… » De nouveau, il a vu avec netteté le moyen pratique pour traverser une période plus que difficile, et il s’y est rangé avec décision. Netteté, décision, — il faut sans cesse revenir à ces mots pour caractériser l’attitude morale que cette correspondance fait saillir, et ces mots encore définissent le mieux sa ferme tenue devant la mort approchante : « J’envisage absolument comme vous mon état physiologique général », écrit-il au cours de son dernier été. « Le médecin de Lannion, homme fort sérieux, connaît des cas analogues au mien durant dix-huit mois. La lutte sera par après. Arrive que pourra. J’utiliserai les retailles de la vie, si j’en ai. Je travaille en ce moment à corriger les épreuves de mon quatrième et de mon cinquième volume d’Israël : in utrumque paratus… »

II §

Un problème se pose, quand on vient de lire des phrases pareilles : comment et pourquoi l’homme capable, et de les écrire, et de les sentir, s’est-il dessiné devant l’opinion avec cette physionomie d’épicurien intellectuel, que j’ai essayé de fixer, après tant d’autres ? Pourquoi nous est-il apparu comme un voluptueux amusé au jeu inefficace de sa pensée, indifférent au bien et au mal, et incapable d’affirmation ? Comment et pourquoi son œuvre est-elle empreinte de ce charme de dilettantisme, délicieux à respirer, mais si contraire, semble-t-il, à cette fermeté de résolution sérieuse qui ennoblit ses lettres intimes ? Comment et pourquoi cette virilité d’esprit a-t-elle abouti à cette attitude d’ironie transcendantale dont la suprême expression se rencontre dans les drames philosophiques des dernières années, notamment dans ce Prêtre de Némi dont on a pu trouver ci-dessus l’analyse ? Cette même correspondance, qui dégage si nettement le vigoureux relief du caractère intime de Renan, donne aussi l’explication de cette thèse, qui n’en est une qu’en apparence. Ces lettres, en effet, révèlent la prédominance en lui, à côté de cette énergie du tempérament, d’un tour d’esprit très particulier que la critique n’avait pas su dégager assez. Je l’appellerai, faute d’un meilleur terme, le tour d’esprit cosmique. Si l’on veut y regarder de plus près, c’est là, dans cette disposition d’intelligence développée jusqu’à l’anomalie, que l’on aura la clef du mystère vivant qu’était cet homme, à la fois si entier à de certaines heures, et si abandonné, si inconsistant à d’autres, si convaincu et si sceptique, si grave et si frivole, qui a commencé par écrire l’Avenir de la Science et qui a fini par composer l’Abbesse de Jouarre, — la plus contradictoire des intelligences, semblait-il, et l’on va voir qu’il en fut réellement une des plus conséquentes.

« Cosmique, dit le dictionnaire, qui appartient à l’ensemble de l’univers. » Cette simple définition grammaticale marque avec une extrême netteté ce qu’il faut entendre par la formule un peu inusitée que je viens d’appliquer à Renan. L’esprit cosmique consiste proprement à considérer toutes les choses, y compris la vie humaine et notre propre personne, non plus en elles-mêmes, mais du point de vue de l’univers dont elles font partie. C’est là une disposition absolument contraire à la disposition psychologique, laquelle consiste à faire abstraction de l’univers pour n’y plus considérer qu’un être, qu’une personne, qu’une vie humaine et son drame particulier. L’une et l’autre disposition est innée chez l’homme. Il n’est aucun de nous qui ne se rappelle s’y être adonné tour à tour avec la même spontanéité. Qui a pu voir mourir quelqu’un qu’il aimait et ne pas concentrer les forces entières de sa pensée sur cet être qui va nous échapper à jamais, sur ce petit monde dans le monde que l’immensité de l’univers ne saurait remplacer pour nous ? Qui a pu, durant une belle nuit étoilée, se promener seul dans la campagne et ne pas sentir, devant la magnificence du vaste ciel, s’amincir, s’atténuer, s’évanouir sa personnalité ? A l’idée de ces astres innombrables qui peuplent les abîmes de l’espace, nous éprouvons combien est chétive, combien insignifiante notre destinée, le peu que pèsent nos joies et nos douleurs. Que sommes-nous ? Un point invisible sur ce globe terrestre, invisible point lui-même dans cet infini qui nous anéantit par sa seule existence, tout ensemble évidente et incompréhensible. Voilà l’état d’esprit cosmique dans sa forme rudimentaire. Cet état mental est celui où se placent naturellement les savants, tels que les géologues, les paléontologistes, les anthropologistes, qui ont pris pour objet les grandes lois générales d’après lesquelles la planète s’est organisée et a donné naissance à la vie. L’autre état d’esprit, le psychologique, est celui où se placent d’ordinaire les historiens, les romanciers, les moralistes, ceux qui ont pris pour objet de leur étude le domaine des actions humaines, les sentiments, les pensées, les volontés. Ce sont les deux termes entre lesquels oscille notre intelligence. Ce sont les deux visions qui doivent sans cesse se corriger et se compléter l’une par l’autre. Pascal les a l’une et l’autre traduites, et la nécessité de leur balancement, dans le raccourci de sa forte éloquence, au cours du morceau célèbre : « Car enfin, qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant… »

L’originalité singulière de Renan me paraît résider en ceci qu’il a traité l’histoire des phénomènes moraux, à laquelle sa sensibilité l’inclinait, avec cette préoccupation presque exclusivement cosmique. Il se rendait compte lui-même que c’était là l’invincible et naturelle pente de son esprit. Dès 1863, et dans une lettre à M. Berthelot encore, mais publique, il disait : « Ici, au bord de la mer, revenant à mes plus anciennes idées, je me suis pris à regretter d’avoir préféré les sciences historiques à celles de la nature, surtout à la physiologie comparée. Autrefois, au séminaire d’Issy, ces études me passionnaient au plus haut degré. A Saint-Sulpice, j’en fus détourné par la philologie et l’histoire… » Et il ajoute : « Que sont les trois ou quatre mille ans d’histoire que nous pouvons connaître dans l’infini de durée qui nous a précédés ?… » Ce n’était pas chez lui une boutade de hasard. C’était la marche même et comme le pas de sa pensée. D’un bout à l’autre de cette correspondance, on le voit procéder ainsi, à la manière d’un naturaliste, pour qui les cas individuels ne sont qu’une occasion de mieux définir une espèce, et cette espèce même une occasion d’apercevoir plus nettement quelque attribut de la planète. Je ne crois pas que l’on relèverait, au cours de ces cinq cent quarante-deux pages, un détail vraiment personnel, un portrait, un mot, un petit fait d’ordre pittoresque et qui donne la sensation d’un individu rencontré et regardé. A peine quelques lignes sur Pie IX et le prince Napoléon attestent-elles que ces deux saisissantes figures ont quelques instants fait saillie dans le champ de vision de cet observateur, pourtant très attentif, mais non pas à tel ou tel accident humain. En revanche, les vues générales abondent, toutes ingénieuses, le plus souvent justes, et elles traduisent un constant effort pour dégager quelque loi naturelle des phénomènes moraux. Je citerai comme un exemple bien significatif de cette faculté le groupe des lettres écrites à la fin de l’année 1849 et au commencement de l’année 1850. Elles se rapportent au premier voyage de Renan en Italie. Pas de portraits. Pas de scènes de mœurs. Pas d’anecdotes. Mais quel coup d’œil sur les conditions générales de la vie italienne, telles qu’elles résultent de la configuration, du climat, de l’histoire, de ces vastes causes primordiales et impersonnelles dont l’action se continue avec ou contre l’action des hommes ! Renan a vu, dès ce rapide voyage, la loi de déséquilibre qui fait que l’Italie du nord, celle du centre et celle du sud ont été, sont et seront toujours trois Italies, plus ou moins bien soudées, mais d’une soudure instable et factice. C’est le problème qui s’impose encore aujourd’hui à la monarchie de Savoie. Il a vu, dès cette date, la forme que prendrait nécessairement l’unité de la péninsule, et qu’elle se moulerait sur ce type italo-français que le Toscan Napoléon avait conçu et réellement exécuté à sa propre image. Il a vu et compris, malgré ses préjugés contre le catholicisme ultramontain, les raisons profondes qui font de Rome un unique asile de prière et de piété. Sur la Lombardie, sur la Napolitaine, sur l’Ombrie, sur le Piémont, chacune de ses remarques est étonnante d’exactitude. Toutes ont pour but de caractériser le mouvement d’ensemble de ces pays. C’est, appliquée à des choses morales, la méthode d’un géographe qui détermine d’après des compositions et des plis de terrain une carte de distribution des eaux. Par contraste, et pour achever de saisir en quoi le tour d’esprit cosmique se distingue du tour d’esprit psychologique, il faudrait, après ces notes de voyage de Renan, relire celles de Taine prises, au jour la journée, dans ses voyages en France. Pour celui-ci, tout l’intérêt réside dans le petit fait individuel et local. Ce qui le préoccupe d’abord, c’est la physionomie des personnes. C’est le trait de mœurs singulier et pittoresque. Au fond, ce qui l’intéresse vraiment dans l’histoire, c’est le « moi » humain. Au rebours, ce qui intéresse Renan dans le « moi » humain, c’est l’histoire, c’est l’univers, ce sont les grandes lois mondiales dont chacun de nous est une toute petite et passagère manifestation.

Je viens de citer le nom de Taine. Il est curieux de constater que le développement psychologique de cet écrivain l’a justement conduit à occuper sur des points essentiels une position contraire à celle que le développement de l’esprit cosmique a fait occuper à Renan. Est-il besoin de rappeler les Origines de la France contemporaine, et comme ce mémorable livre, ce bréviaire politique de tous les bons Français, est animé d’un profond, d’un tragique souci des questions morales, comme la vitale bienfaisance du christianisme y est comprise et sentie, l’erreur révolutionnaire démontrée, poursuivie, traquée, l’inquiétude civique exaltée jusqu’à l’angoisse ? Voilà où la méthode psychologique avait conduit l’indifférent des Philosophes français, l’épicurien du Voyage aux Pyrénées qui, à vingt-cinq ans, traçait avec tant de complaisance le portrait idéal du parfait dilettante et concluait : « Au reste, il se trouve bien de son régime et prétend que les goûts comme le sien croissent avec l’âge, qu’en somme le sens le plus sensible, le plus capable de plaisirs nouveaux et divers, c’est le cerveau… » C’est que Taine fut amené par ses études philosophiques à se concentrer dans la psychologie, et le psychologue, qu’il le veuille ou non, par le seul fait d’appliquer au « moi » toute son attention, finit par attacher une extrême importance aux conditions de santé ou de maladie de cette plante pensante et sentante qu’est l’homme. Par suite, il aboutit presque nécessairement à la morale et à la religion, eût-il, comme Taine, commencé par le naturalisme le plus intransigeant. La psychologie dérive dans l’éthique, comme la physiologie dans la thérapeutique, par une pente, ou, si l’on veut, par une infiltration à peu près inévitable. L’esprit cosmique, par une nécessité inverse, conduit aisément celui qu’il domine, fût-il parti comme Renan du problème moral et religieux, à cet état d’indifférence supérieure devant les choses humaines pour qui les anciens avaient créé le mot d’ataraxie et qui confine de très près au fatalisme. Et d’abord la constante habitude de les regarder, ces choses humaines, du point de vue de l’univers, a pour conséquence de leur enlever, à la fin, leur caractère tragique et irréparable. Le contemplateur s’aperçoit qu’à une certaine distance les volontés les plus fortes et les plus faibles se confondent, que les unes et les autres se trouvent avoir en définitive collaboré pour une œuvre extérieure à elles, dont, la plupart du temps, elles ne se doutaient même pas. Chaque génération apparaît tôt ou tard au philosophe de cette école un peu comme une fournée de voyageurs entassés dans un train de chemin de fer. Parmi ces voyageurs, les uns dorment, les autres causent, d’autres jouent aux cartes, d’autres lisent. Cependant le train roule, et, à quelque emploi qu’ils aient dépensé les heures du trajet, paresseux ou actifs, tristes ou gais, ces voyageurs arriveront également. C’était là toute l’affaire. On est bien tenté, quand on raisonne ainsi, de dire aux prisonniers du train en marche : « Passez donc le temps comme vous voudrez. » Voilà l’indulgence du sage, qui ne peut s’empêcher de sourire devant l’inutile agitation des hommes. Et, pour continuer la comparaison, si les passagers du train s’imaginaient de vouloir, par leurs efforts dans le compartiment où ils sont enfermés, hâter la marche de la locomotive qui les emporte, cette indulgence du sourire du sage ne se teinterait-elle pas aussitôt de moquerie ? Voilà l’ironie de l’Eau de Jouvence, de Caliban, du Prêtre de Némi. Enfin, si, forcé lui-même de passer le temps jusqu’à ce que le train arrive, le sage désabusé se livrait à quelques-unes de ces occupations auxquelles les voyageurs attachent une déraisonnable importance, ferait-il autre chose que s’y prêter, avec une idée de derrière la tête, et comme le César mourant qui, après avoir dit : « laboremus, travaillons », si courageusement, ajoutait, en se retournant contre le mur : « d’ailleurs cela ne sert à rien, ceterum nit expedit. »

Ce ne sont pas les pages d’un bref appendice, c’est tout un livre qu’il faudrait pour préciser et suivre la marche d’une intelligence comme celle de Renan vers ce demi-nihilisme dont ses dernières œuvres portent la trace. Ces curieuses lettres à M. Berthelot ne nous racontent pas ces étapes, mais, en nous initiant à la méthode habituelle de cette pensée, elles nous font mieux comprendre comment l’excès d’une faculté, par elle-même excellente, a peu à peu conduit l’infatigable travailleur à cette déconcertante raillerie et au point d’interrogation de cet « à quoi bon ? » final. Quoiqu’il y ait quelque puérilité et aussi quelque impertinence à reconstituer arbitrairement l’emploi d’un talent de cette force, un doute vous saisit, après avoir lu ces lettres et en présence du tour d’esprit qu’elles révèlent On se demande si Renan n’avait pas raison dans son regret de 1863, et s’il n’aurait pas réalisé une œuvre plus durable en exploitant un autre domaine que celui de l’histoire religieuse. La forme d’esprit cosmique est-elle la meilleure pour étudier d’une manière complète des phénomènes qui sont, avant tout, des crises de conscience individuelles et qui, par conséquent, relèvent surtout de la psychologie ? Il est bien difficile de répondre à cette question, car cette âme très complexe de Renan vivait sur un fonds de sensibilité bretonne qui ne lui permettait guère de se complaire à d’autres objets. On imagine pourtant que s’il eût traversé l’Ecole normale au lieu de traverser le séminaire, ses travaux eussent pris une direction un peu autre, et l’on rêve, écrite par lui, une histoire de la civilisation grecque ou italienne, par exemple, qui eût satisfait ses tendances natives d’idéaliste et qui n’eût pas prêté aux mêmes réserves, ni subi les mêmes déchets que ses études sur les origines du christianisme. N’importe. Quelles que soient ces réserves et que les croyants les formulent au nom de leur foi blessée, quels que soient ces déchets et que les moralistes condamnent l’influence de certaines pages, les psychologues certaines analyses insuffisantes, cette œuvre de Renan demeure respectable, il faut toujours en revenir là, parce qu’elle fut profondément, absolument sincère. Il a pu se tromper souvent, mais toujours sans aucune arrière-pensée d’aucun genre. Ses lettres à M. Berthelot, écrites sans la moindre idée de publication, resteront un témoignage de cette sincérité contre quoi rien ne prévaudra, en même temps qu’elles constitueront pour l’avenir, comme je le disais en commençant, un des plus curieux documents de vie intellectuelle qui nous aient été donnés depuis des années.

III. Gustave Flaubert §

Au cours de ces études sur les manifestations littéraires de la sensibilité contemporaine, j’arrive à parler d’un artiste qui, précisément, lutta, toute son existence durant, contre l’infiltration de la sensibilité personnelle dans la littérature. Depuis les années d’apprentissage, où ses amis, Bouilhet, Du Camp, Lepoittevin, l’écoutaient développer les projets de sa superbe adolescence, jusqu’à la période de travail lucide et à demi découragé, Gustave Flaubert n’a pas varié sur ce point de son esthétique, à savoir : « que toute œuvre est condamnable où l’auteur se laisse deviner… » Un poète, à ses yeux, n’était véritablement le poète, le créateur, — au sens étymologique et large du mot, — que s’il demeurait extérieur au drame raconté, s’il montrait ses héros sans n’en révéler de lui-même. Aussi Flaubert est-il l’homme de lettres de ce siècle qui a le moins souvent écrit la syllabe je à la tête de sa phrase, cette syllabe dont l’égoïsme tyrannique révoltait déjà Pascal : « Le moi est haïssable », dit un fragment célèbre des Pensées. Mais le moraliste ajoute aussitôt : « Vous, Mitton, le couvrez, vous ne l’ostez pas pour cela… » Flaubert, de même, a couvert son « moi ». Il ne l’a pas ôté de son œuvre. Il en est de la pudeur littéraire comme de la pudeur physique. Le vêtement, fût-il de bure comme une robe de nonne, ou de soie molle comme un peignoir du matin, qui dérobe les formes fines et gracieuses d’un corps de femme, les indique encore, et trahit leur souplesse. Le vêtement de phrases qui vêt la sensibilité d’un écrivain a, lui aussi, ses trahisons et ses indications. Dans la préface qu’il a mise aux Dernières Chansons du laborieux Louis Bouilhet, n’est-ce pas Flaubert qui a dit du littérateur que « les accidents du monde lui apparaissent tous transposés comme pour l’emploi d’une illusion à décrire » ? Et cette illusion ne varie-t-elle pas avec les têtes qui l’élaborent ? Chacun de nous aperçoit non pas l’univers, mais son univers ; non pas la réalité nue, mais, de cette réalité, ce que son tempérament lui permet de s’approprier. Nous ne racontons que notre songe de la vie humaine, et, en un certain sens, tout ouvrage d’imagination est une autobiographie, sinon strictement matérielle, du moins intimement exacte et profondément significative des arrière-fonds de notre nature. Notre pensée est un cachet qui empreint une cire, et ne connaît de cette cire que la forme qu’il lui a d’abord imposée. Flaubert n’a pas échappé à cette loi essentielle de l’intelligence humaine. A travers tous ses livres, une même sensibilité se retrouve, très caractérisée et traduisant une perception tout à fait personnelle des événements qu’elle colore de ses nuances, toujours les mêmes. J’essayerai de signaler celles d’entre ces nuances qui me paraissent plus particulièrement correspondre à des états nouveaux de l’âme contemporaine, — celles qui font de Gustave Flaubert un chef de file pour quelques jeunes hommes. — Dix mille, ou mille, ou cent, qu’importe ? Ne me suis-je pas condamné à l’analyse de l’exception, et, si l’on veut, à la nosographie, lorsque j’ai entrepris la recherche des singularités psychologiques éparses dans l’œuvre de nos écrivains les plus modernes ; je veux dire de ceux qui datent, qui marquent une découverte nouvelle dans cette science de goûter la vie amèrement ou doucement, à laquelle se réduit peut-être tout l’art ?…

I. Du romantisme §

Un peu de réflexion suffit pour reconnaître que l’influence la plus profondément subie par Gustave Flaubert fut celle du romantisme finissant. Alors même que les Souvenirs de Maxime Du Camp ne nous auraient point révélé cette profondeur d’influence ; quand nous n’aurions pas cette lettre à Louis de Cormenin, où l’auteur futur de Madame Bovary salue dans Néron a l’homme culminant du monde anciens, et formule la plus décisive profession de foi romantique, tout eût indiqué cette éducation première, dans la personne, dans les amitiés, dans les enthousiasmes, dans les procédés aussi du grand écrivain. La façon d’aller et de venir de ce géant à longues moustaches, la forme de ses chapeaux, la coupe de ses pantalons à la hussarde, l’enflure de sa voix, surtout, et l’ampleur de ses gestes, rappelaient, par une évidente analogie, le je ne sais quoi d’un peu théâtral, même dans la bonhomie, dernier reste d’un amour passionné du grandiose, qui éclate chez tous les survivants de cette époque dont Frédérick Lemaître fut l’acteur typique. Comme les initiés de 1830, Flaubert prononçait les syllabes du nom de Victor Hugo avec vénération. Celui de ses aînés qu’il fréquenta le plus habituellement, et qu’il aima le mieux, fut Théophile Gautier, le « romantique opiniâtre », ainsi qu’il est dit dans les strophes d’Emaux et Camées :

Les vaillants de mil huit cent trente,
Je les revois tels que jadis.
Comme les pirates d’Otrante,
Nous étions cent, nous sommes dix !…

Quoique enrôlé sur le tard de la campagne, Flaubert était bien demeuré un de ces dix par son horreur du bourgeois, son adoration des métaphores truculentes, ses griseries de couleurs et de sonorités. Des phrases de Chateaubriand l’exaltaient. Il en récitait les grandiloquentes périodes avec cette voix de tonnerre qu’il définissait lui-même, quand il disait : « Je ne sais qu’une phrase est bonne qu’après l’avoir fait passer par mon gueuloir… » Ceux qui l’ont approché se souviennent du frémissement avec lequel il criait, plutôt encore qu’il ne la déclamait, cette mélopée sur la lune, dans Atala : « … Elle répand dans les bois ce grand secret de mélancolie qu’elle aime à raconter aux vieux chênes et aux rivages antiques des mers. » Volontiers Flaubert aurait voué à l’exécration de la postérité l’honnête abbé Morellet, qui commenta jadis ce passage : « Je demande ce que c’est que le grand secret de mélancolie que la lune raconte aux chênes ? Un homme de sens, en lisant cette phrase recherchée et contournée, en reçoit-il quelques idées nettes ? » Qu’aurait pensé le classique abbé de cette autre cantilène sur le clair de lune qui se trouve au chapitre XIII de la seconde partie de Madame Bovary : « … La tendresse des anciens jours leur revenait au cœur, abondante et silencieuse comme la rivière qui coulait, avec autant de mollesse qu’en apportait le parfum des seringas, et projetait dans leurs souvenirs des ombres plus démesurées et plus mélancoliques que celles des saules immobiles qui s’allongeaient sur l’herbe. » L’abbé eût rangé l’auteur de ce morceau de prose, si musicalement exécuté, dans la coupable école littéraire où il avait déjà rangé le premier, — et, pour cette fois, il aurait eu raison sans conteste.

On se tromperait, me semble-t-il, en apercevant dans ce romantisme de Flaubert un simple fait de rhétorique. D’ailleurs, quand il s’agit d’un homme qui a vécu pour les lettres, uniquement, les faits de rhétorique sont aussi des faits de psychologie, tant les théories d’art se mêlent intimement à la personne, et la façon d’écrire à la façon de sentir. Pour bien comprendre les origines de beaucoup d’idées et de beaucoup de sensations chez Flaubert, il faut donc décomposer ce mot de romantisme et le résoudre dans quelques-uns des éléments qu’il représente. La tâche est moins aisée que l’on ne croirait, car ce mot, comme tous les termes à la fois synthétiques et vagues où se résument des sentiments en voie de formation, a fait boule de neige depuis son origine. Il s’est tour à tour grossi des significations les plus contradictoires. Il paraît avoir désigné d’abord l’impression des paysages vaporeux et de la poésie songeuse du Nord, par contraste avec les paysages à vives arêtes et la poésie à lignes précises de nos contrées latines. On disait communément, au commencement du siècle, que l’Ecosse abonde en sites romantiques. Aux environs de 1830, le mot traduisait, en même temps qu’une révolution dans les formes littéraires, un rêve particulier de la vie, à la fois très arbitraire et très exalté, surtout sublime ; au lieu qu’aujourd’hui, et sous l’influence inévitable d’une réaction prévue, ce cri de ralliement des novateurs d’il y a cinquante ans est devenu le synonyme d’enthousiasme factice et de poésie conventionnelle. L’histoire, qui ne se soucie ni des ferveurs ni des dénigrements, gardera le mot, et très vraisemblablement elle adoptera, avec une faible variante, la définition que Stendhal en donnait dans son pamphlet sur Racine et Shakespeare : « Le Romanticisme (sic) est l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible… » Actuel ? Stendhal écrit vers 1820. Les jeunes Français de cette époque s’inventèrent des raisonnements et des sentiments si peu analogues aux raisonnements et aux sentiments de leurs pères du XVIIIe siècle, qu’une étiquette nouvelle devint nécessaire. Un Idéal s’élabora, aujourd’hui disparu avec la génération qui le conçut à son image. Cet Idéal enveloppe l’essence de ce que fut le Romantisme ; c’est lui dont Flaubert subit la fascination lorsque, du fond de sa province, il lut et relut les poètes nouveaux et s’intoxiqua pour toujours de leurs imaginations extraordinaires et dangereuses.

Un premier caractère de l’Idéal romantique est ce que je nommerai, faute d’un terme plus précis : l’exotisme. Victor Hugo écrit les Orientales, Alfred de Musset compose les Contes d’Espagne et d’Italie, Théophile Gautier transporte son Albertus

Dans un vieux bourg flamand, tels que les peint Téniers.

La fuite et la haine du monde moderne et contemporain se manifestent par des fantaisies de la plus bizarre archéologie. Les romans goguenards que ce même auteur d’Albertus a réunis sous ce titre : les Jeune-France, décrivent très exactement cette manie du décor lointain, et la fine ironie du conteur accuse mieux les lignes du portrait. C’est qu’en effet, dès l’entrée du siècle, un bouleversement européen a contraint les Français de passer les frontières et de traverser le spectacle varié du vaste monde. Les guerres de la Révolution et de l’Empire ont fait terriblement voyager notre peuple, par nature casanier comme il est économe. Parmi les hommes mûrs qu’un jeune curieux de 1820 rencontre dans un salon, et qu’il entend causer, beaucoup ont fait campagne et vu l’Autriche, l’Allemagne, l’Italie, la Russie, l’Espagne, parfois l’Egypte. D’autres ont vécu les longues années de l’émigration en Angleterre, ou sur les bords du Rhin, dans les villes qui sentent le tilleul, comme Coblence aux soirs d’été, auprès des châteaux écroulés des hauts barons du moyen âge. Beaucoup ont dû apprendre les langues. Plusieurs ont découvert des littératures. Ils ont plus ardemment admiré, grâce à l’attrait de la nouveauté, l’étrange imagination germanique, si différente de notre imagination traditionnelle. De cette expérience, multipliée et variée à l’infini, sortira plus tard l’esprit critique, particulier à notre XIXe siècle érudit et compliqué. Une vérité apparaît, confuse encore et enveloppée, mais déjà perceptible, à savoir : qu’il y a beaucoup de façons légitimes, bien que contradictoires, de rêver le rêve de la vie. Le romantisme est la première intuition de cette vérité, certainement plus favorable à la science qu’à la poésie, et au dilettantisme qu’à la passion. Pourtant les romantiques se croient des créateurs et non pas des critiques. S’ils ouvrent la voie aux historiens de l’heure présente et à la vaste enquête de nos psychologues, c’est d’une façon naïve et involontaire. Les jeunes ribauds en gilet rouge qui vident des bowls de punch pour imiter lord Byron, qui laissent pousser leurs chevelures comme des rois mérovingiens, qui sacrent avec des jurons du XVe siècle, ne se doutent guère qu’ils sont les pionniers d’un âge d’exégèse et de documents. Il en est ainsi néanmoins. Ces adorateurs des milieux étrangers et des siècles disparus s’essayent à la besogne même que nous achevons d’accomplir aujourd’hui. Ils se figurent des civilisations contradictoires et s’efforcent de les pénétrer. Seulement nous travaillons à comprendre ce qu’ils travaillaient à sentir ou mieux à s’approprier. Là où nous apportons le désintéressement intellectuel dont Gœthe a le premier donné l’exemple, nous appliquant à nous renoncer nous-mêmes, dépouillant notre sensibilité, prêtant notre personne, — les Romantiques apportaient les exigences d’une passion frémissante et jeune. Ils voulaient, non pas se représenter les mœurs d’autrefois et les âmes lointaines, mais se les appliquer si l’on peut dire, mais vivre ces mœurs, mais avoir ces âmes, si bien que par une inconsciente contradiction, ces fanatiques de l’exotisme étaient en même temps les plus personnels des hommes, les plus incapables de sortir d’eux-mêmes pour se transformer en autrui.

C’est là un second caractère de l’Idéal romantique : l’infini besoin des sensations intenses. La Révolution et l’Empire n’ont pas eu pour seul résultat des promenades pittoresques à travers l’Europe ; les âmes ont reçu le contre-coup des tragiques événements de l’épopée républicaine et impériale. Elles en sont demeurées toutes troublées, en proie à d’étranges malaises. Des nostalgies de grandeur devaient hanter et hantèrent les songes de ces enfants conçus entre deux batailles, qui avaient vu Murat cavalcader en habit rose, le maréchal Ney passer avec ses cheveux blonds et sa grosse figure rouge12, et l’empereur flatter, de sa main de femme, le col de sa monture favorite. Les coups de canon de ces années-là ne tuèrent pas seulement des envahisseurs du sol natal ; ils annoncèrent la fin d’une sensibilité, parce qu’ils annonçaient la fin d’une société. Les analyses ténues, la jolie et frêle littérature de salon, les correctes inventions de l’âge classique ne pouvaient plus satisfaire des têtes où flamboyait le souvenir des drames réels, des véritables tragédies, des sanglants romans de l’époque héroïque. Alfred de Musset, dans les premières pages de la Confession d’un enfant du siècle, a bien montré la détresse des jeunes gens d’après 1815 et leur inexprimable malaise, — détresse et malaise que les imaginations désordonnées du romantisme consolèrent à peine. Ajoutez que, pour la première fois, les plébéiens arrivaient à la royauté du monde, s’emparant des jouissances et supportant les souffrances d’une civilisation très avancée, avec des âmes toutes neuves. Ajoutez que, pendant des années, l’éducation classique avait été interrompue. La poussière des livres anciens, si dense et enveloppante, n’avait plus séparé les jeunes hommes de l’âpre expérience personnelle. Ces diverses influences, et d’autres encore, — telle qu’une surabondance de la sève physique, enrichie par les sélections de la guerre et fortifiée par la vie active, — produisirent une lignée de créatures inquiètes, effrénées, vigoureuses, qui divinisèrent la passion. Non seulement l’Idéal romantique supposa un décor complexe et contradictoire, mais il exigea dans ce décor des âmes toujours tendues, des âmes excessives, et capables d’un renouvellement constant de leurs émotions. On acquerra une notion de ces exigences en étudiant, du point de vue psychologique, trois livres parus à quelques années de distance l’un de l’autre, et les plus réfléchis peut-être d’alors : le Volupté, de Sainte-Beuve, la Mademoiselle de Maupin de Gautier, le Rouge et Noir de Stendhal. Les trois héros en sont presque surhumains : le premier, Amaury, par son inépuisable effusion mystique ; le second, d’Albert, par son infatigable élan vers le Beau ; le troisième, Julien, par l’intarissable jet de sa volonté. La consommation d’énergie sentimentale que fait chacun d’eux est inconciliable avec les lois de n’importe quel organisme physique et de n’importe quel développement cérébral. Aussi les écrivains ont-ils façonné leurs personnages, non point d’après nature, mais à l’image de leur rêve intérieur, qui leur était commun avec les déchaînés de la génération nouvelle.

Il est des conceptions de l’art et de la vie favorables au bonheur de ceux qui les inventent ou qui les subissent. D’autres ont pour essence même la souffrance. Constitué par les deux éléments que j’ai marqués, l’Idéal romantique aboutissait nécessairement au pire malheur de ceux qui s’y livraient tout entiers. L’homme qui rêve à sa destinée un décor d’événements compliqués a toutes les chances de trouver les choses en désaccord avec son rêve, s’il est né surtout dans une civilisation vieillissante, où la distribution plus générale du bien-être s’accompagne d’une certaine banalité des mœurs privées et publiques. L’homme qui se veut une âme toujours frémissante, et qui se prépare à une abondance continue de sensations et de sentiments, a toutes les chances de manquer au programme qu’il s’est imposé à lui-même. « Nous n’avons dans le cœur ni de quoi toujours souffrir ni de quoi toujours aimer », a dit un observateur finement triste. A ne pas admettre cette vérité, on risque de se décevoir soi-même et de se mépriser quand on constate en soi les insuffisances de sensibilité qui sont notre lot à tous. C’est le second germe de douleur qu’enveloppe l’Idéal romantique. Non seulement il conduit l’homme à se trouver en disproportion avec son milieu, mais il le met en disproportion forcée avec lui-même Voilà l’explication de la banqueroute que le romantisme a faite à tous ses fidèles. Ceux qui avaient pris ses espérances à la lettre ont roulé dans des abîmes de désespoir ou d’ennui. Tous ont éprouvé que leur jeunesse leur avait menti et qu’ils avaient trop demandé à la nature et à leur propre cœur. Beaucoup se sont guéris, ceux-ci en s’accommodant à leur milieu, ceux-là en se persiflant eux-mêmes. Quelques-uns sont demeurés blessés, et Flaubert plus profondément qu’aucun autre, parce que son tempérament et les circonstances l’avaient précipité plus ardemment vers cet Idéal.

Tout, en effet, devait lui plaire de ce romantisme, — et tout lui en plut. Sa personne était taillée pour une existence démesurée et magnifique. Les frères de Goncourt écrivaient sur lui dans leurs Hommes de lettres « qu’il semblait porter la fatigue de la vaine escalade de quelque ciel ». Ceux qui l’ont vu durant les dernières années de sa vie, fatigué par l’âge et le labeur, se le rappellent comme un Titan vaincu. Y avait-il en lui l’obscur atavisme des Normands de sa province, et son sang roulait-il quelques gouttes du sang des anciens pirates en qui avaient passé l’inquiétude, la sauvagerie et la puissance de leur cruel Océan ? Toujours est-il que, dans sa première jeunesse, Gustave Flaubert paraît avoir connu, comme état normal, une exaltation continuelle, faite du double sentiment de son ambition grandiose et de sa force invincible. Les poètes de son époque trouvèrent en lui un lecteur à la taille de leur fantaisie, comme il trouva en eux des imaginations à la taille de sa sensibilité. L’effervescence de son jeune sang se tourna donc en passion littéraire, ainsi qu’il arrive, vers la dix-huitième année, aux âmes précoces qui trouvent dans l’énergie d’un style ou les intensités d’une fiction, de quoi tromper le besoin d’agir beaucoup et de trop sentir qui les tourmente. D’ailleurs les dispositions de Flaubert adolescent ont été dépeintes par lui dans une des rares pages où il ait confessé publiquement quelque chose de ses émotions personnelles. J’emprunte encore ce fragment à la préface des Dernières Chansons : « J’ignore quels sont les rêves des collégiens. Mais les nôtres étaient superbes d’extravagance, expansions dernières du romantisme arrivant jusqu’à nous, et qui, comprimées par le milieu provincial, faisaient dans nos cervelles d’étranges bouillonnements… On n’était pas seulement troubadour, insurrectionnel et oriental, on était avant tout artiste. Les pensums finis, la littérature commençait, et on se crevait les yeux à lire au dortoir des romans ; on portait un poignard dans sa poche comme Antony. On faisait plus par dégoût de l’existence, Bar*** se cassa la tête d’un coup de pistolet ; And*** se pendit avec sa cravate. Nous méritions peu d’éloges, certainement Mais quelle haine de toute platitude ! Quels élans vers la grandeur ! Quel respect des maîtres ! Comme on admirait Victor Hugo !… » J’ai souligné dans cette citation la ligne qui me paraît la plus caractéristique des circonstances où grandit Flaubert. On était aux environs de 1840. A Paris, la réaction contre le romantisme allait commencer ; — mais en province, le triomphe de ce même romantisme était dans sa plénitude. Ce qui se démodait au regard des jeunes habitués du perron de Tortoni — aujourd’hui démoli — procurait aux jeunes liseurs de Rouen les délices d’une initiation et l’enchantement d’une découverte. La vie provinciale a de ces retards qui sont des sagesses, comme elle a de ces lenteurs qui sont des fécondités ; et, lente et tardive, elle élabore des passions d’une saveur profonde. L’âme des Parisiens traverse trop de sensations variées, elle s’y dépouille de sa force comme les vins qui traversent trop de bouteilles. Romantique par sa race et par son éducation, Flaubert le fut d’autant plus énergiquement qu’il resta provincial, et c’est là son originalité supérieure, jusqu’à son dernier jour. Ayant embrassé l’Idéal romantique avec tant de ferveur, plus qu’aucun autre il devait ressentir et il ressentit les mélancolies que cet Idéal enveloppe par définition, comme diraient les mathématiciens ; et, de fait, aucun homme ne fut plus complètement en désaccord avec son milieu et avec sa propre chimère. On peut considérer, sans paradoxe, que le malin génie de la nature s’amusa rarement à mettre un de ses plus vigoureux enfants dans de plus savantes conditions de déséquilibre.

À lire les Souvenirs littéraires que Maxime Du Camp a donnés sur son grand ami13, il est loisible de suivre le détail de la jeunesse de l’écrivain et d’assister aux désastres de sa première expérience. Tout n’est ici que contraste et que froissements. Gustave Flaubert n’a pas une idée commune avec le docteur, son père ; pas une idée commune avec les Rouennais, au milieu desquels il a pourtant grandi, — mais combien dissemblable, et comme il les haïssait, sa conversation faisait foi ! Les compatriotes de Gustave, comme son père, étaient des créatures d’action et non pas de rêve, à qui la littérature était le plus volontiers indifférente, quelquefois hostile. L’homme un peu simple s’irrite aisément contre les finesses qu’il ne comprend pas. Flaubert songeait-il à cette étrange loi de la conscience populaire, lorsqu’il décrivait dans la Tentation de saint Antoine cette scène d’une insurrection égyptienne : « Et on se venge du luxe. Ceux qui ne savent pas lire déchirent les livres. D’autres cassent, détruisent les statues, les peintures, les meubles, les coffrets, mille délicatesses dont ils ignorent l’usage, et qui, à cause de cela, les exaspèrent… » Mais surtout, l’enthousiaste camarade de Bouilhet n’avait pas une idée commune avec son pays. Toute la France du temps de Louis-Philippe était parfaitement désintéressée des lettres. Ne l’est-elle pas encore aujourd’hui, et dans aucune des grandes nations d’Europe rencontrerez-vous une indifférence pour la littérature contemporaine égale à celle que notre classe moyenne manifeste à toute occasion ? Où laisserait-on vendre aux enchères les manuscrits d’un écrivain de la valeur de Balzac, sans que l’Etat parût se doute que le marteau du commissaire-priseur a dispose d’une richesse nationale ? Mais qu’attendre d’une bourgeoisie chez laquelle il est de règle que les études finissent vers l’âge de vingt ans, et qui ne comprend pas que les privilèges de la fortune et du loisir deviennent des principes destructeurs pour la classe qui les possède, s’ils ne se transforment pas en instruments de supériorité intellectuelle et politique ? Personne ne sentit ces défaillances de notre aristocratie territoriale et financière avec plus d’amertume que Flaubert. Une lettre peu connue, qu’il adressa au conseil municipal de Rouen après la mort de Bouilhet, renferme une expression, indignée jusqu’à l’éloquence, de sa colère contre la médiocrité d’idées de la bourgeoisie.

Il ne voyait pas que ce défaut de haute culture est inhérent à l’absence de profond idéalisme dont la France a tour à tour tant souffert et tant profité. Parfaitement douée pour l’analyse et pour la logique, la tête française est d’une pauvreté d’imagination qui étonne, si on la compare aux têtes du Nord et à leur magique pouvoir de rêve, aux têtes du Midi et à leur magique pouvoir de vision. Nous sommes bien les fils d’une contrée mixte, d’un paysage habituellement moyen, d’une civilisation clémente et modérée. C’est là de quoi faire un peuple de subtils raisonneurs, d’industrieux travailleurs, de politiciens aiguisés. Il semble que les vastes spéculations intellectuelles comme les violentes créations artistiques veuillent un autre milieu et d’autres hommes. Aussi les unes et les autres sont-elles, chez nous, l’apanage d’une élite. Flaubert aperçut ces vérités, mais il les aperçut sans bien se les expliquer et avec fureur, au lieu de les considérer avec la froideur intellectuelle du philosophe. Négligeant de reconnaître leur valeur à cause de leur terre à terre, de ses compatriotes il ne voulut voir que les sottises. Elles le hantaient, le soulevaient, le ravageaient Cette âme forcenée se précipitait en des colères tragiques ou en des ironies féroces, chaque fois qu’une de ces sottises se présentait « C’est énorme !… » ce cri, qu’accompagnaient une agitation des bras et une convulsion de la face, trahissait chez le créateur d’Homais et de Bournisien une exaltation extraordinaire en présence de quelque colossale preuve d’inintelligence. Il semblait qu’il y eut en lui quelque chose de ce qu’éprouve le saint Antoine de la Tentation, lorsqu’il aperçoit le Catoblépas, cet animal si parfaitement abruti qu’il s’est dévoré les pattes sans s’en apercevoir, « Sa stupidité m’attire… » s’écrie l’ermite. Aussi Flaubert, que la seule rencontre de la médiocrité imbécile et satisfaite mettait au supplice, se complaisait-il à inventorier minutieusement toutes les ignorances et les misères morales des créatures manquées, dont il subissait, dont il recherchait la bêtise ; et ces créatures pullulent sur le tard de la civilisation, par cela seul que la culture s’essayant sur un très grand nombre de cerveaux, la quantité des déchets est formidable.

En contradiction avec son milieu et avec son temps, Flaubert était aussi en contradiction avec lui-même. De bonne heure, touché d’un mal incurable, il put mesurer le peu que nous sommes et sentir l’extrémité de sa force, lui qui avait pris son élan comme pour aller à l’infini. L’analyse, cette lampe allumée sur notre front comme la lampe des mineurs et qui nous permet de tout voir des gouffres où nous descendons, éclairait cruellement son cœur sur ses propres insuffisances. Le plus grand malheur qui puisse arriver à un écrivain est assurément de joindre ce pouvoir d’analyse au pouvoir de poésie. Son imagination, à propos d’un événement à venir, lui permet de se configurer des félicités ou des douleurs excessives ; puis, l’événement une fois survenu, l’observateur se regarde, il constate la disproportion entre ce qu’il attendait d’émotion et ce qu’il en éprouve réellement ; et le contraste est tel que la sécheresse en résulte aussitôt, ou du moins ce morne désespoir, fait de la conviction de l’impuissance sentimentale, qui poussa Baudelaire, nous l’avons vu, aux pires expériences. Flaubert évita ces expériences. Il n’évita pas ce désespoir. Les lettres que nous pouvons lire de lui à l’occasion de la mort d’une sœur, pourtant très aimée, renferment de singuliers et mélancoliques aveux sur cette aridité douloureuse d’une âme qui ne se sent plus sentir, parce que sa pensée a tout épuisé d’avance : « Et moi ? J’ai les yeux secs comme un marbre. C’est étrange. Autant je me sens expansif, fluide, abondant et débordant, dans les douleurs fictives, autant les vraies restent dans mon cœur, âcres et dures. Elles s’y cristallisent à mesure qu’elles y apparaissent. J’étais sec comme la pierre d’une tombe, mais horriblement irrité… » Reconnaissez-vous l’amer sentiment d’une disproportion entre un je ne sais quoi qui pourrait être, et ce qui est ? Enfin, pour que rien ne fût épargné à ce pessimiste des éléments inconciliables et qui empêchent une âme d’être en harmonie avec le monde et avec elle-même, l’éducation de Flaubert avait été double. Au même moment qu’il se repaissait des romanciers et des poètes, il subissait une forte discipline scientifique. Cet artiste en images était un physiologiste, et ce lyrique un érudit minutieux. Trop d’éléments se heurtaient et se choquaient dans cette personnalité complexe, plus préparée qu’aucune autre à dégager le principe de nihilisme que l’Idéal romantique enveloppe en lui. « As-tu réfléchi », écrivait-il à Du Camp, « as-tu réfléchi combien nous sommes organisés pour le malheur ? » Et ailleurs : « C’est étrange, comme je suis né avec peu de foi au bonheur. J’ai eu, tout jeune, un pressentiment complet de la vie. C’était comme une odeur de cuisine nauséabonde qui s’échappe par un soupirail. On n’a pas besoin d’en avoir mangé pour savoir qu’elle est à faire vomir… » De fait, infatigablement et magnifiquement, ce que Flaubert a raconté, c’est le nihilisme d’âmes pareilles à la sienne, toutes déséquilibrées et disproportionnées. Mais à travers son destin il a vu le destin de beaucoup d’existences contemporaines, — et cela seul donne à ce romantique torturé une place de grand psychologue.

II. Du nihilisme de Gustave Flaubert §

C’est à travers son destin que Flaubert a vu le destin des autres existences, — et, en effet, la cause du malheur de tous ses personnages est, comme chez lui, une disproportion. Même, généralisant cette remarque, il semble reconnaître que cette disproportion n’est pas un accident. C’est à ses yeux une loi constante que l’effort humain aboutisse à un avortement, d’abord parce que les circonstances extérieures sont contraires au rêve, ensuite parce que la faveur même des circonstances n’empêcherait pas l’âme de se dévorer en plein assouvissement de sa chimère. Notre désir flotte devant nous comme le voile de Tânit, le zaïmph brodé, devant Salammbô. Tant qu’elle ne peut le saisir, la jeune fille languit de désespoir. Sitôt touché, il lui faut mourir. Suivez, à travers les principaux personnages des cinq romans qu’a publiés Flaubert, la mise en œuvre de cette théorie psychologique sur la misère fondamentale de la vie. Est-ce que les premiers songes d’Emma Bovary ne la réservaient pas à une poésie enchantée de toutes les heures ? Quoi de plus noble que la nostalgie d’une belle vie sentimentale, et quel plus rare signe d’une âme délicate que de se façonner par avance une tendresse choisie ? Que la jeune fille du fermier Rouault ressente en elle la soif d’une infinie félicité, qu’elle souhaite cette félicité caressante comme le clair de lune qui vaporise les brumes de ses prairies natales, qu’elle l’imagine féconde en renouvellements et compliquée comme les chimériques histoires où se délecte sa curiosité virginale, qu’elle l’enveloppe dans un décor somptueux et raffiné, opulent et gracieux, comme nous désirons à une belle peinture un cadre qui ne la déshonore point ; — qu’y a-t-il là qui ne prouve une nature exquise et facilement fine ? Comme les gaucheries mêmes de ces premiers songes attestent leur naïveté ! Comme aussi la vie — cette vie qui nous humilie à tous le cœur — se charge de tourner à la perte de la pauvre femme cette exquisité de nature et cette finesse ! Ils vont tomber dans la bourbe des mauvais chemins, « comme des hirondelles blessées », ces premiers beaux songes. La stupidité de son mari et la misère de son milieu lui sont trop dures, et la livrent sans défense à un premier amant qui la déprave et qui l’abandonne. La brutalité de celui-ci prépare la malheureuse à mieux goûter la délicatesse du second, mais celui-ci n’est que lâcheté déguisée et qu’égoïsme faussement tendre… Et elle se dit, avec l’âcre saveur de ses fautes dans la poitrine : « Ah ! si dans la fraîcheur de sa beauté, avant les souillures du mariage et la désillusion de l’adultère, elle avait pu placer sa vie sur quelque grand cœur solide, alors la vertu, la tendresse, les voluptés et le devoir se confondant, jamais elle ne serait descendue d’une félicité si haute… » Elle est de bonne foi, à cette heure amère ; elle rend justice à ce qu’il y a de sublime dans ses pires égarements, lorsqu’elle condamne l’odieuse vilenie des circonstances qui la garrottent après l’avoir dégradée. Et cependant, cette félicité si haute lui eût été accordée, ce grand cœur solide se serait offert. Cela même n’eût pas comblé l’abîme plaintif et trop profond de son cœur à elle. Aux jours de son adultère le plus enivré, quand elle se précipitait sur la poitrine de son amant avec l’ardeur presque tragique de l’idéal possédé, — car elle croyait le posséder, — « elle s’avouait ne rien sentir d’extraordinaire… » A quoi bon alors ? Et n’apercevez-vous point le mensonge du désir qui nous fait osciller entre la brutalité meurtrière des événements et les impuissances plus irréparables encore de notre sensibilité ?

Pareillement le Frédéric Moreau de l’Education sentimentale, qui, à vingt-deux ans, « trouve que le bonheur mérité par l’excellence de son âme tarde bien à venir », n’a pas si tort de considérer que cette âme est, en effet, d’une qualité rare. Parmi les objets qu’un homme, jeune et fier, peut désirer, il a choisi les plus réellement désirables, ceux dont la possession vaut vraiment qu’on vive : une grande puissance d’artiste, un grand amour. Mais sur ce point, tout semblable à Emma Bovary, ce qu’il a en lui de meilleur sera la cause de sa perte. Il manquera sa destinée pour avoir eu des facultés supérieures à son milieu. Et se guérit-on jamais de ses facultés ? Créature fine et douce, il éprouve un désir inné de plaire. C’est la fatalité des personnes à imagination psychologique. A se figurer trop complètement les impressions que ressentent les autres, leur antipathie est trop présente, on en souffre trop. Ce désir de plaire, si humain, si charitable, au plus beau sens du mot, condamnera Frédéric aux amitiés banales, à la dispersion de son temps et de sa fortune, à des soumissions devant qui ne le vaut pas. Il est puni. De quoi ? De ne pas savoir mépriser. Son rêve d’une vie exaltée, ce noble rêve qui permet seul d’égaler en les comprenant les nobles âmes des nobles artistes, le fera, lui, s’user sur place, dans l’attente d’un je ne sais quoi de définitif qui ne viendra jamais. Au lieu de canaliser sa force dans le travail quotidien d’une carrière stricte, il stagnera jusqu’à en croupir dans une douloureuse oisiveté. Son goût pour un unique amour, cette poursuite d’un fantôme idéal, — qui reste la secrète chimère de tout poète, qui fut la chimère secrète de Flaubert lui-même, — aboutira au désir éternellement inapaisé de Mme Arnoux. La robe de cette femme flotte devant les yeux de Frédéric et l’empêche d’aimer vraiment ses maîtresses. Et qu’il n’arrive jamais à étreindre ce fantôme. Il s’apercevrait que son charme suprême est d’être un fantôme, que lui-même a vécu d’un néant… Et il vit pourtant, roulé comme un galet par la marée de ses heures, de plus en plus incapable, s’il triomphait, d’égaler ses désirs par ses jouissances, en sorte que les conditions extérieures lui étant contraires, et les conditions intérieures, la plus complète banqueroute est aussi la plus méritée.

Mais Emma Bovary, mais Frédéric, sont le produit d’une civilisation fatiguée. Ils auraient développé leur pleine vigueur s’ils étaient nés dans un monde plus jeune. C’est du moins ce que nous pensons d’eux, ce que nous pensons de nous, lorsqu’en proie aux affres de l’épuisement nerveux, cette pénible rançon des bienfaits du monde moderne, nous nous prenons à regretter les âges lointains de l’énergie sauvage ou de la foi profonde. Qui ne s’est répété, aux minutes de trop grande fatigue de civilisation, le mot célèbre : « Je suis venu trop tard !… » Flaubert répond à ce cri nostalgique en démontrant que la somme des contradictions intérieures et des contradictions extérieures était égale, dans ce monde plus jeune, à celle qui fait le malaise de notre monde trop vieux. Quand Salammbô s’empare du zaïmph, de ce manteau de la déesse « à la fois bleuâtre comme la nuit, jaune comme l’aurore, pourpre comme le soleil, nombreux, diaphane, étincelant, léger… » elle est surprise — telle Emma entre les bras de Léon — de ne pas éprouver ce bonheur qu’elle imaginait autrefois : « Elle reste mélancolique dans son rêve accompli… » L’ermite saint Antoine, sur la montagne de la Thébaïde, ayant, lui aussi, réalisé sa chimère mystique, comprend que la puissance de sentir défaille en lui. Il cherche avec angoisse la fontaine d’émotions pieuses qui jadis s’épanchait du ciel dans son cœur. « Elle est tarie, maintenant, et pourquoi ?… » gémit-il en regardant l’horizon. Oui. Pourquoi est-ce une loi commune à toutes les créatures humaines, que la jouissance reste toujours en disproportion avec le désir ? Pourquoi toute âme ardente est-elle la dupe d’un mirage qui lui persuade qu’elle a en elle de quoi suffire à une saveur continue d’extase ? Pourquoi un ensorcellement mensonger se dérobe-t-il derrière la farouche mysticité des simples et des dévots, comme il se dérobe derrière la sensualité corrompue des âmes modernes qui n’ont plus la foi ? Et d’ailleurs le décor du cauchemar de la vie valait-il beaucoup mieux, en ces temps soi-disant héroïques, qu’il ne vaut aujourd’hui, parmi les embourgeoisements de nos villes ? La stupide férocité des mercenaires qui festoient dans le jardin d’Hamilcar est-elle moins écœurante pour une noble créature que la stupide grossièreté des convives de la noce Bovary ou des soupeurs, amis de Frédéric ? Le fanatisme ascétique de certains moines des premiers siècles abondait-il moins en misérables sottises que le lamentable scepticisme de notre époque ? Toutes questions auxquelles Flaubert jette en réponse les pages de ses deux épopées antiques, étalant pour ce qui fut un mépris égal à celui qu’il ressent pour ce qui est Pareils au squelette que Goya nous montre soulevant la pierre de son tombeau, et de son doigt séché écrivant : « Nada… — il n’y a rien… » les morts des civilisations anciennes se dressent devant les yeux évocateurs du poète. Ils viennent lui jurer qu’un même néant était au fond des bonheurs d’alors, qu’une même détresse et une même angoisse faisaient le terme de tout effort, et que, barbare ou civilisé, l’homme n’a jamais su ni façonner le monde à la mesure de son cœur, ni façonner ce cœur à la mesure de ses désirs.

C’est là, comme on voit, plus qu’un sentiment personnel, c’est une doctrine. Ce n’est plus seulement le romantique mal éveillé de ses songes qui se lamente et qui maudit. C’est le psychologue qui discerne dans sa misère des causes essentielles à son être lui-même ; c’est le métaphysicien qui dégage de cette misère et de ses causes une loi plus haute, de laquelle il dépend, comme tous ses semblables. Du métaphysicien, il y a peu de chose à dire. Le pessimisme, en tant que théorie générale de l’univers, ne saurait avoir une valeur plus définitive que l’optimisme. L’une et l’autre philosophie manifeste une disposition personnelle, et vraisemblablement physiologique, qui pousse l’homme à renouveler plus volontiers, dans un cas ses malaises, dans l’autre cas ses jouissances. L’œuvre du psychologue est plus durable en même temps qu’elle est moins arbitraire. Elle consiste à marquer en quelques traits profonds la marche d’une maladie d’âme. On peut même dire que dans l’arrière-fonds de toute belle œuvre littéraire se cache l’affirmation d’une grande vérité psychologique, comme dans l’arrière-fonds de toute belle œuvre de peinture ou de sculpture se cache l’affirmation d’une grande vérité anatomique. La portée de la vérité ainsi entrevue par l’artiste fait la portée de son génie.

À creuser plus avant la conception que Flaubert se forme de ses personnages, on reconnaît que la disproportion dont ils souffrent provient, toujours et partout, de ce qu’ils se sont façonné une idée par avance sur les sentiments qu’ils éprouveront. C’est à cette idée, d’avant la vie, que les circonstances d’abord font banqueroute, puis eux-mêmes. C’est donc la pensée qui joue ici le rôle d’élément néfaste, d’acide corrosif, et qui condamne l’homme à un malheur assuré ; mais la pensée qui précède l’expérience au lieu de s’y assujettir. La créature humaine, telle que Flaubert l’aperçoit et la montre, s’isole de la réalité par un fonctionnement arbitraire et personnel de son intelligence. Le malheur résulte alors du conflit entre cette réalité inéluctable et cette personne isolée. Mais quelles causes produisent cet isolement ? Que Flaubert s’occupe du monde ancien ou du monde moderne, toujours il attribue à la Littérature, dans la plus large interprétation du terme, c’est-à-dire à la parole ou à la lecture, le principe premier de ce déséquilibre. Emma et Frédéric ont lu des romans et des poètes. Salammbô s’est repue des légendes sacrées que lui récitait Schahabarim…

« Personne à Carthage n’était savant comme lui. » Saint Antoine s’est enivré de discussions théologiques. Les uns et les autres sont le symbole transposé de ce que fut Flaubert lui-même. C’est le mal dont il a tant souffert qu’il a incarné en eux, le mal d’avoir connu l’image de la réalité avant la réalité, l’image des sensations et des sentiments avant les sensations et les sentiments. C’est la pensée qui les supplicie comme elle supplicie leur père spirituel, et cela les grandit jusqu’à devenir le symbole non plus même de Flaubert, mais de toutes les époques où l’abus du cerveau est la grande maladie. Balzac avait déjà écrit, dans la préface générale de la Comédie humaine : « Si la pensée est l’élément social, elle est aussi l’élément destructeur… » L’auteur de Madame Bovary n’a presque fait que commenter cette phrase profonde, mais le commentaire devient capital et vaut qu’on en examine la valeur contemporaine.

Considérer ainsi la pensée comme un pouvoir, non plus bienfaisant, mais meurtrier, c’est aller au rebours de toute notre civilisation moderne, qui voit au contraire dans la pensée le terme suprême de son progrès. Surexciter et redoubler les forces cérébrales de l’homme, lui procurer, lui imposer même un travail intellectuel de plus en plus compliqué, de mieux en mieux outillé, telle est la préoccupation constante de l’Europe occidentale depuis la fin du moyen âge. Nous nous applaudissons lorsque, comparant au peuple de jadis notre peuple de civilisés, nous constatons, ainsi que le disait le poète allemand : « plus de lumière. » C’est bien pour cela que notre effort suprême se résume dans la science, c’est-à-dire dans une représentation, coordonnée et accessible à tous les cerveaux, de l’ensemble des faits qui peuvent être constatés. Mais avons-nous bien mesuré la capacité de cette machine humaine que nous surchargeons de connaissances ? Quand nous prodiguons, à mains ouvertes, l’instruction en bas, l’analyse en haut ; quand, par la multiplicité des livres et des journaux, nous inondons les esprits d’idées de tous ordres, avons-nous bien calculé l’ébranlement produit dans les âmes par cette exagération de jour en jour plus forcenée de la vie consciente ? Tel est le problème que Flaubert se trouve avoir posé sous plusieurs formes saisissantes, — depuis Madame Bovary et l’Education sentimentale, où il étudie deux cas très curieux d’intoxication littéraire, jusqu’à Bouvard et Pécuchet, cette bouffonnerie philosophique où il analyse, comme au microscope, les ravages accomplis par la science sur deux têtes que rien n’a préparées à recevoir la douche formidable de toutes les idées nouvelles. Problème important s’il en fut, car de sa solution dépend l’avenir même de ce que nous sommes habitués à considérer comme l’œuvre des siècles. Il est certain que si la pensée n’est pas un pouvoir toujours meurtrier, elle n’est pas non plus un pouvoir toujours bienfaisant, par cela seul qu’elle situe l’homme dans une indépendance relative et fait de lui « un empire dans un empire », suivant la formule célèbre de Spinoza. L’homme qui pense, en tant qu’il pense, peut s’opposer à la nature, puisqu’il peut se former des choses une idée qui le mette en conflit avec elle. Or les choses obéissent à des lois nécessaires, et toute erreur au sujet de ces lois devient un principe de souffrance pour celui qui la commet. La science, objectera-t-on, se charge de rendre ces erreurs, et les souffrances qui en résultent, chaque jour plus rares ; mais a-t-elle trouvé, trouvera-t-elle le moyen d’empêcher l’usure physiologique, l’usure du sentiment et l’usure de la volonté, que l’exercice trop intense de la pensée risque presque nécessairement de produire ?

L’usure physiologique d’abord ? Elle se manifeste par les déformations du type humain qui se rencontrent à chaque pas dans les grandes villes. L’homme moderne, tel que nous le voyons aller et venir sur les boulevards de Paris, porte dans ses membres plus grêles, dans la physionomie trop expressive de son visage, dans le regard trop aigu de ses yeux, la trace évidente d’un sang appauvri, d’une énergie musculaire diminuée, d’un nervosisme exagéré. Le moraliste reconnaît là l’œuvre du vice. Mais souvent le vice est le produit de la sensation combinée avec la pensée, interprétée par elle, et amplifiée jusqu’à absorber dans des minutes d’égarement toute la substance de la vie animale. — L’usure du sentiment par la pensée s’accomplit, elle aussi, de façons diverses. Tantôt c’est la conception d’un idéal raffiné qui crée la passion. Car si le vice est la sensation magnifiée par la pensée, la passion résulte d’une combinaison entre le sentiment et la pensée. Et la passion précipite l’homme à d’étranges et dangereux excès qui le laissent incapable d’un développement complet de son être. Tantôt c’est l’habitude acharnée de l’analyse qui empêche le sourd travail de l’inconscience dans notre cœur et tarit la sensibilité comme à sa source. — L’usure de la volonté achève l’œuvre destructive, et ici les maladies encore non classées pullulent redoutablement. L’abondance des points de vue, cette richesse de l’intelligence, est la ruine de la volonté, car elle produit le dilettantisme et l’impuissance énervée des êtres trop compréhensifs. Ou bien l’éducation incomplète de l’intelligence conduit le demi-savant à des résolutions aussi infécondes que celles de Bouvard et de Pécuchet, en proie à la fièvre de l’instruction inachevée. Ou bien encore l’abus du travail critique amène celui qui s’y est abandonné à ne plus vouloir, parce que le charme de l’illusion, qui seul fait agir, s’en est allé, et que l’inutilité finale de l’effort apparaissant, aucun but ne tente plus l’âme dégoûtée, qui se répète le mot de l’Ecclésiaste dans l’amertume d’un renoncement sans résignation… Et quand ces différents cas ne seraient que des exceptions, ne faudrait-il pas considérer que la pensée qui peut les faire naître ressemble à ces périlleux agents chimiques, d’un maniement nécessaire sans doute, mais qui exige d’infinies précautions ?

Ces précautions, notre âge moderne les ignore, persuadé qu’il est que l’homme vit seulement d’intelligence, et il joue avec la pensée comme un enfant avec un poison. Je crois entendre, dans les livres de cet intellectuel s’il en fut qui a écrit la Tentation, la sourde plainte, l’obscur sanglot d’une victime de ce jeu cruel de notre âge. Une lamentation continue s’élève de son œuvre, racontant les décombres dont la pensée a jonché son cœur et sa volonté. Il ne connaîtra plus jamais l’amour, l’effusion heureuse et comblée, le mol abandon de l’espérance. Il ne connaîtra plus la règle stricte, la sérénité des obéissances morales ou religieuses. La solitude autour de lui se fait plus vaste, toujours plus vaste. Il évoque le troupeau des victimes comme lui de la funeste déesse : la vierge de Carthage qui a trop pensé à Tânit, l’anachorète de la Thébaïde qui a trop pensé à son Christ, la femme du pauvre médecin qui a trop pensé au bonheur, le jeune homme de la classe bourgeoise qui a trop pensé à ses propres émotions, les deux employés de bureau qui ont trop pensé à mille théories ; et fatigué de toujours se regarder lui-même, épuisé par une continuelle et suraiguë conscience de sa personne, je l’entends qui jette ce cri furieux par lequel s’achève son plus mystique ouvrage, et le préféré : « J’ai envie de voler, de nager, de beugler, d’aboyer, de hurler. Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une écorce, souffler de la fumée, porter une trompe, tordre mon corps, me diviser partout, être en tout, m’émaner avec les odeurs, me développer comme les plantes, couler comme l’eau, vibrer comme le son, briller comme la lumière, me blottir sous toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu’au fond de la nature, — Etre la matière ! » Etre la matière ! Et nous voici revenus au rêve du vieux Basilide, qui avait jadis été celui de toute l’Inde : « Un gémissement universel de la nature, un sentiment mélancolique de l’univers appelle le repos final qui consistera en une inconscience générale des individus au sein de Dieu et dans l’extinction absolue de tout désir… »

III. Théories d’art14 §

A cette conviction de l’irréparable misère de la vie, — qui n’est pas une nouveauté dans l’histoire des idées, — une seule doctrine correspond en effet, celle du renoncement volontaire. La véritable sagesse, disait Çakya-Mouni, voici combien de siècles, consiste « dans la perception du néant de toutes choses et dans le désir de devenir néant, d’être anéanti d’un souffle, d’entrer dans la Nirvana ». Si Flaubert eût poussé jusqu’à l’extrémité de leur logique les principes de son pessimisme, c’est à cette bienfaisante renonciation prêchée par le Bouddha qu’il eût abouti. Mais en présence de la complexité d’un homme moderne, la logique a bientôt fait de perdre ses droits. Cet homme moderne, en qui se résument tant d’hérédités contradictoires, est la démonstration vivante de la théorie psychologique qui considère notre « moi » comme un faisceau de phénomènes sans cesse en train de se faire et de se défaire, si bien que l’unité apparente de notre existence morale se résout en une succession de personnes multiples, hétérogènes, parfois différentes les unes des autres jusqu’à se combattre violemment. Ce point de vue permet d’admettre, sans la trop condamner, l’inconséquence avec laquelle Flaubert fut en même temps un des plus déterminés nihilistes et un des plus laborieux ouvriers de lettres de notre époque. On n’est pas impunément le fils d’une race optimiste et qui a pris l’habitude de travailler avec vigueur. Un philosophe raisonne en nous, qui démontre l’inanité de l’espérance et de l’effort ; mais notre cœur bat, il projette dans nos artères un sang chargé d’atomes énergiques, transmis par les ancêtres ; et ce sang nous interdit de nous asseoir comme les fakirs de la bienheureuse péninsule dans l’immobilité enfin possédée, dans l’affranchissement enfin inattaquable, que ne tourmentera plus l’aiguillon du mensonger désir. C’est ainsi que Flaubert fut contraint d’agir, et d’agir beaucoup. On sait qu’il est mort à la peine, et que l’apoplexie, en le frappant, lui fit seule tomber la plume de la main. Le sens de son action, toute littéraire d’ailleurs, — mais lutter contre les mots, n’est-ce pas lutter encore et combien âprement ? — demeure, il est vrai, très obscur, quand on ne se rend pas compte des arrière-fonds de nature que j’ai essayé de marquer. Certes, chez lui comme chez tout artiste puissant, il y a une grande part d’inconscience qu’il serait chimérique de prétendre déterminer. Ce qui était conscient et réfléchi se condensait en quelques théories d’art et en quelques procédés de composition. Mais précisément ces théories ont formé des disciples, ces procédés ont rencontré des fidèles, et à travers cette initiation de rhétorique, une initiation intellectuelle et sentimentale s’est accomplie, qu’il faut caractériser pour que cette étude sur le rôle psychologique de l’auteur de Madame Bovary ne soit pas trop incomplète.

Considéré d’après l’ensemble de son œuvre, Flaubert a sa place parmi les esprits qui dédaignent toute influence pratique et sociale de leurs compositions. C’est l’école désignée depuis longtemps sous le nom d’école de l’art pour l’art. Flaubert n’admettait pas qu’une création esthétique eût d’autre but qu’elle-même et sa beauté intrinsèque. Il ne pouvait pas penser autrement. Quand bien même l’horreur du monde moderne ne l’eût pas précipité hors de toute tendance utilitaire, quand bien même encore son pessimisme ne l’eût pas rendu rebelle à toute notion de progrès, même momentané, ses réflexions sur la méthode des sciences l’eussent préservé des erreurs de la littérature démonstrative. « L’art », a-t-il écrit, « ayant sa propre raison en lui-même, ne doit pas être considéré comme un moyen. Malgré tout le génie que l’on mettra dans le développement de telle fable prise pour exemple, une autre fable pourra servir de preuve contraire, car les dénouements ne sont pas des conclusions. D’un cas particulier il ne faut rien induire de général, et les gens qui se croient par là progressifs vont à l’encontre de la science moderne, laquelle exige qu’on amasse beaucoup de faits avant d’établir une loi… » Je ne sache pas qu’aucun écrivain ait plus justement et plus profondément formulé la raison philosophique de l’indépendance des lettres. Mais beaucoup ont senti de même, depuis le divin Virgile, ce contemplateur, jusqu’à Théophile Gautier, cet olympien. C’est dans des thèses plus circonscrites à des points de détail techniques qu’il convient de chercher la marque propre de Flaubert. Entre ces thèses, j’en aperçois deux, sinon entièrement nouvelles, au moins très renouvelées, qu’il a soutenues toute sa vie et imposées à ses disciples, je veux parler de sa façon de comprendre la composition des caractères dans le roman, et de sa façon de comprendre le type idéal du style.

Comme j’ai dû l’indiquer en passant, parmi les contradictions dont souffrit Flaubert, une des plus pénibles fut celle qui faisait se rencontrer en lui, et se combattre, deux personnages antagonistes : un poète romantique et un savant. De tels conflits amènent d’ordinaire la diminution progressive de l’un des deux hommes, puis sa défaite définitive, et son asservissement, sinon sa mort. C’est ainsi qu’il y eut, dans Sainte-Beuve encore jeune, la présence simultanée d’un poète et d’un analyste, puis il ne resta que l’analyste, peut-être parce que Sainte-Beuve, dupe en cela de l’opinion française, toujours disposée à parquer les esprits dans une spécialité, n’eut pas la force de persévérer. Il avait commencé de créer une poésie nouvelle où se fondaient ses deux natures, et d’où sont sortis en définitive Baudelaire et Verlaine d’une part, de l’autre MM. Coppée et Sully-Prudhomme, au moins en partie. L’inintelligence et la malveillance de ses contemporains découragèrent le Werther-Carabin de Joseph Delorme. Flaubert, qui vécut plus seul et qui eut la sagesse de cacher ses années d’apprentissage, parvint à concilier son romantisme et sa science dans la manière dont il exposa et développa les intérieurs d’âme de ses personnages. Avec la science et certaines de ses données actuelles sur l’esprit, il considéra qu’une tête humaine est une chambre noire où passent et repassent des images de tous ordres : images des milieux jadis traversés qui se représentent avec une portion de leur forme et de leur couleur ; images des émotions jadis ressenties qui se représentent avec une portion de leur délice ou de leur amertume. Il s’établit une sorte de lutte pour la vie entre ces représentations diverses ou idées, lesquelles se combattent et s’associent, se détruisent et se mélangent, fournissent matière à notre sentiment du passé, élaborent nos rêves de l’avenir, déterminent nos volitions. Pour Flaubert, comme pour les Anglais partisans exclusifs de l’association des idées, décomposer scientifiquement le travail d’une tête humaine, c’est analyser ces images qui affluent en elle, démêler celles qui reviennent habituellement et le rythme d’après lequel elles reviennent. Les auteurs des monographies psychologiques procèdent ainsi, et le romancier de Madame Bovary procède comme eux. Ses personnages sont des associations d’idées qui marchent. Un coup, sinon de génie, au moins d’un talent extraordinaire, fut de comprendre que les procédés romantiques étaient un merveilleux outil de cette conception psychologique. La langue des romantiques n’a-t-elle pas acquis, sous la prépondérance du génie verbal de Victor Hugo, des qualités de relief incomparables ? N’est-elle pas devenue, avec Théophile Gautier, capable de rivaliser la couleur de la peinture et la plasticité de la sculpture ? Pourquoi ne pas employer cette prose de sensations presque vivantes à peindre les images qui hantent un cerveau ? Et c’est ainsi que Flaubert inventa le procédé d’art qui fit de l’apparition de Madame Bovary un événement littéraire d’une importance capitale. Les analystes, comme M. Taine, pouvaient reconnaître leur théorie de l’âme humaine mise en œuvre avec une précision parfaite. Le « moi » des personnages était bien « cette collection de petits faits » dont parlait le philosophe. Et ces petits faits étaient montrés avec une magie de prose où les plus habiles stylistes du temps reconnaissaient la facture d’un de leurs maîtres. Un exemple rendra perceptible cette double valeur d’analyse et de concrétion ; je le prends au hasard dans Madame Bovary (première partie, chapitre VIII) : « Emma songeait quelquefois que c’était là pourtant les plus beaux jours de sa vie, la lune de miel, comme on disait. Pour en goûter la douceur, il eût fallu, sans doute, s’en aller vers ces pays à noms sonores, où les lendemains de mariage ont de plus suaves paresses. Dans des chaises de poste, sous des stores de soie bleue, on monte au pas des routes escarpées, écoutant la chanson du postillon qui se répète dans la montagne avec les clochettes des chèvres et le bruit sourd de la cascade… » Observez comme l’image se fixe à l’aide d’un procédé que vous retrouveriez dans Atala ainsi que dans Mademoiselle de Maupin ; mais remarquez comme cette image en même temps est un petit fait psychologique, comme elle exprime une minute d’âme, au lieu d’être simplement montrée pour le plaisir de la phrase sonore et coloriée ? Je citerai encore les deux pages du chapitre XII dans la seconde partie de ce même roman, où l’auteur raconte les associations d’idées contraires qui traversent la pensée de Charles et celle d’Emma, tandis qu’ils sont couchés côte à côte : « Charles croyait entendre l’haleine légère de son enfant ; elle allait grandir maintenant. Chaque saison ouvrirait un progrès… » « Au galop de quatre chevaux, Emma était emportée vers un pays d’où ils ne reviendraient jamais… » C’est le chef-d’œuvre de la méthode inaugurée par Flaubert. Le couplet descriptif est filé avec une science de la langue poétique vraiment supérieure, et chaque image évoquée est un trait de caractère du personnage qu’elle vient assaillir.

L’ingéniosité de cette méthode a fait sa fortune. Il est curieux de voir comment cette influence de rhétorique se trouve être devenue, ainsi que je l’indiquais tout à l’heure, une influence de vie morale. En considérant la tête humaine comme une machine représentative, Flaubert avait bien reconnu que cette représentation cérébrale ne s’applique pas seulement aux images du monde extérieur telles que nous les fournissent nos différents sens. Un monde intérieur s’agite en nous : idées, émotions, volitions, qui nous suggère des images d’un ordre entièrement distinct de l’autre. Si nous fermons les yeux et que nous songions à quelque événement passé, à un adieu, par exemple, quelques détails tout physiques ressusciteront dans notre souvenir : la ligne d’un paysage, une intonation de voix, un regard, un geste, — et, à la même minute, le détail surgira des sentiments que nous avons éprouvés dans ce paysage, à écouter cette voix, à regarder ce regard. Il y a donc deux groupes bien divers d’images, et deux sortes correspondantes d’imagination. La plupart des esprits ne sont pas également aptes à évoquer ces deux groupes d’images et ne possèdent ces deux sortes d’imagination qu’à des degrés inégaux Flaubert possédait évidemment l’imagination du monde extérieur d’une façon très remarquable. L’imagination du monde intérieur était chez lui moins puissante. Il racontait qu’au moment de décrire un horizon, un jardin, une chambre, l’abondance des détails visibles qui ressuscitaient dans sa mémoire était si considérable qu’il lui fallait un violent effort pour choisir. Aussi ses personnages sont-ils doués de cette imagination-là plus que de l’autre. Mais chez Flaubert l’observateur profond corrigeait le visionnaire, et il avait soin de ne pas négliger dans le développement des caractères les images du monde intérieur. Seulement il paraît avoir trouvé les images de cet ordre par l’effort de sa logique plus que par le don de sa nature. Il est arrivé cependant que les romanciers soumis à son influence et partisans de sa méthode ont exagéré le défaut de l’initiateur. Ils ont méconnu l’existence des deux sortes d’imaginations. Au lieu de constituer leurs personnages par une double série de petits faits, ils ont presque uniquement peint ces personnages comme des êtres d’imagination physique. C’est ainsi que, s’appliquant surtout à la transcription des milieux, ils ont supprimé de plus en plus de leurs livres l’étude de la volonté. Ils montrent la créature humaine dominée par les choses ambiantes et quasi incapable de réaction personnelle. De là dérive ce fatalisme accablé qui est la philosophie de toute l’école des romanciers actuels. De là ces tableaux d’une humanité à la fois très réelle et très mutilée. De là cette renonciation de plus en plus marquée aux vastes espoirs, aux généreuses fièvres, à tout ce que le terme d’idéal résume de croyances dans notre énergie intime. Et comme notre époque est atteinte d’une maladie de la volonté, de là cette vogue d’une littérature dont la psychologie convient si bien aux affaiblissements progressifs du ressort intérieur. Lentement, et dans beaucoup d’esprits soumis à l’éducation des romans nouveaux, s’élabore la conception que l’effort est inutile et le pouvoir des causes étrangères irrésistible. Or, comme dans l’ordre de la vie morale nous valons en capacité d’énergie à peu près autant que nous croyons valoir, lentement aussi chez ces mêmes personnes le caractère se désagrège, — et les héritiers, par Flaubert, de ce romantisme qui a trop exigé de la vie, sont les plus actifs ouvriers de cette désagrégation de la volonté. Ironie singulière de la destinée, qui conduit les générations à faire précisément la besogne contraire à celle que leurs chefs s’étaient proposée !

Le désir d’accorder le romantique et le savant qui se battaient en lui avait conduit Flaubert à une composition spéciale des caractères. L’invincible désir d’éteindre une réalité solide au milieu des ruines dont son âme était jonchée, le conduisit à une théorie particulière du style. Ce nihiliste était un affamé d’absolu. Ne pouvant rencontrer cet absolu, ni hors de lui, dans les choses qu’entraîne un éternel écoulement, ni en lui-même puisqu’il se sentait, comme l’univers, en proie à l’implacable loi du devenir, il plaça cet absolu tout à la fois hors de lui-même et hors des choses, dans l’œuvre d’art, et comme il était écrivain, cette œuvre d’art fut pour lui la Phrase Ecrite. Il lui parut qu’une phrase bien faite présente une sorte de caractère indestructible et qu’elle existe d’une existence supérieure à l’universelle caducité. Il est, en effet, des rapports de mots d’une si parfaite justesse qu’il serait impossible de les améliorer. De tels rapports, si l’artiste en trouve quelques-uns, lui procurent une plénitude de bonheur intellectuel comparable au bonheur que l’évidence procure aux mathématiciens. L’angoisse de l’esprit se détend une minute dans cette contemplation, disons mieux, dans cette incarnation. L’esprit n’habite-t-il pas la phrase qu’il est parvenu à créer ? De tels frissons de notre nature intelligente sont si pénétrants qu’ils consolent du mal d’exister. Flaubert poursuivit ce frisson sublime, sa vie durant, et, comme il arrive, devenu de plus en plus difficile à contenter, cherchant toujours la mystérieuse loi de la création de la Belle Phrase, il s’infligea ces agonies de travail que les anecdotiers ont racontées. Il prenait et reprenait ses lignes, infatigablement, se levait la nuit pour effacer un mot, s’immobilisait sur un adjectif. La noble manie de la perfection le tyrannisait. Il lui devra de durer autant que notre langue, qu’il a maniée comme ces incomparables ouvriers de prose : Rabelais, Montaigne, Bossuet, Pascal, La Bruyère et Rivarol.

La doctrine de Flaubert sur le style est renfermée dans cette formule de Buffon qu’il cite quelque part avec admiration : « Toutes les beautés intellectuelles qui se trouvent dans un beau style, tous les rapports dont il est composé, sont autant de vérités aussi utiles, et peut-être plus précieuses pour l’esprit public, que celles qui peuvent faire le fond du sujet… » Cela revient à dire que la distinction usuelle entre le fond et la forme est une erreur d’analyse. L’idée n’est pas derrière la phrase comme un objet derrière une vitre ; elle ne fait qu’un avec la phrase, puisqu’il est impossible de concevoir une phrase qui n’exprime aucune idée, ou une idée qui soit pensée sans aucun mot. Dans l’état actuel de notre développement de civilisation, penser, c’est prononcer une phrase intérieure, et les qualités de la pensée font les qualités de cette phrase intérieure. Ecrire cette phrase avec toutes ses qualités, de façon que tout le travail silencieux de la pensée soit rendu perceptible et comme concret, tel est, me semble-t-il, le but que chaque littérateur de talent se propose et que Flaubert se proposait. Comme il était physiologiste, il croyait que le fonctionnement cérébral influe sur l’organisme tout entier, et c’est pour cela qu’il voulait qu’une phrase pût se réciter à haute voix : « Les phrases mal faites », disait-il, « ne résistent pas à cette épreuve ; elles oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur, et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie. » Il fondait donc sa théorie de la cadence sur un accord entre notre personne physique et notre personne morale, comme il fondait sa théorie du choix des mots et de leur place sur une perception très nette de la psychologie du langage. Puisque le mot et l’idée sont consubstantiels, et que penser, c’est parler, il y a dans chaque vocable du dictionnaire le raccourci d’un grand travail organique du cerveau. Des mots représentent une sensibilité délicate, d’autres une sensibilité brutale. Il en est qui ont de la race et d’autres qui sont roturiers. Et non seulement ces mots existent et vivent, chacun à part, mais, une fois placés les uns à côté des autres, ils revêtent une valeur de position, parce qu’ils agissent les uns sur les autres, comme les couleurs dans un tableau. Convaincu de ces principes, Flaubert s’acharnait à les appliquer dans leur pleine rigueur, essayant le rythme de ses périodes sur le registre de sa propre voix, haletant à la recherche du terme sans synonyme qui est le corps vivant, le corps unique de l’idée ; évitant les heurts de syllabes qui déforment la physionomie du mot, réduisant à leur stricte nécessité les vocables de syntaxe qui surchargent les vocables essentiels de la phrase, comme une monture trop forte surcharge ses diamants. Les auxiliaires a avoir » et « être », le verbe « faire », les conjonctions encombrantes, — toute cette pouillerie de notre prose française, — le désespéraient. Et comme, d’après sa doctrine, il travaillait sa prose, non par le dehors à la façon d’un mosaïste qui incruste ses pierres, mais par le dedans à la manière d’une branche qui développe ses feuilles, — écrire était pour lui, ainsi qu’il le disait quelquefois, une sorcellerie.

N’importe, son exemple aura reculé de beaucoup d’années le triomphe de la barbarie qui menace d’envahir aujourd’hui la langue. Il aura imposé aux écrivains un souci du style qui ne s’en ira pas tout de suite, et les lettrés lui doivent une reconnaissance impérissable pour avoir retardé, autant qu’il fut en lui, la dégénérescence de cet art de la prose française, héritage séculaire de la grande civilisation romaine ! Le jour où cet art disparaîtrait, la conscience française serait bien malade, car dans l’ordre de l’intelligence elle aurait perdu sa plus indiscutable suprématie. Les langues se parlent sur toute la surface du monde ; il est probable qu’il ne s’écrit qu’une seule prose, si l’on prend ce mot dans le sens lapidaire et définitif où l’entendait un Tite-Live ou un Salluste. Cette prose, c’était jadis la prose latine ; aujourd’hui c’est la nôtre. Inférieurs dans la poésie aux subtils poètes anglais, initiés à la musique par les maîtres allemands, et aux arts plastiques par nos voisins du Midi, nous sommes les rois absolus de cette forme de la phrase écrite. Et Gustave Flaubert, ce malade de littérature, aura du moins gagné à sa maladie d’avoir été, sa vie durant, un dépositaire de cette royauté, — et un dépositaire qui n’a pas abdiqué.

Appendice D
Théories d’art. — A propos de Par les champs et par les grèves. §

« Flaubert ? » me disait un jour Dumas. « Flaubert ?… C’était un géant qui abattait une forêt pour faire une boîte. » Et il est bien certain que les six volumes laissés par ce rude abatteur de besognes supposent un formidable travail d’à côté. Que de mots pour aboutir à une ligne dans un bout de page ! Que d’impressions cherchées et notées qui se résument dans quelque métaphore évocatrice ! Si un homme de lettres a dû laisser des papiers d’un passionnant intérêt, c’est celui-là… Mais qui sait ? Les inductions de la critique sont démenties trop souvent par la réalité pour qu’on se permette des hypothèses de cette sorte sans hésiter. J’avoue cependant que j’ai ouvert avec une curiosité singulièrement excitée le volume des fragments posthumes de l’auteur de Madame Bovary, que l’on vient de nous donner15 sous le titre sonore et romantique, et qui fut en effet choisi jadis par Flaubert lui-même : Par les champs et par les grèves. Les curieux des choses littéraires se rappellent que Maxime Du Camp parlait dans ses Souvenirs du journal d’un voyage en Bretagne tenu par son célèbre ami et par lui-même. Ce sont les pages de ce journal dues à la plume de Flaubert qui composent la majeure partie du recueil d’aujourd’hui. On y a joint deux morceaux déjà connus, dont le second était devenu presque introuvable : une notice sur Louis Bouilhet mise à la tête des Dernières Chansons, une lettre adressée au conseil municipal de Rouen à l’occasion du monument funèbre de ce même Louis Bouilhet. Un fragment du roman de Novembre, le premier ouvrage de Flaubert ; un autre fragment intitulé : Smarrh, un mystère, un Chant de la mort écrit en 1838, quelques pages sur Rabelais, quelques pages sur le début d’un voyage en Egypte, en 1850, complètent le livre. Je ne sais si le grand écrivain eût approuvé cette publication, lui qui n’abandonnait sa prose aux lecteurs qu’après un travail de perfectionnement aujourd’hui légendaire. Mais pour l’analyste qui cherche à fixer en les vérifiant les traits complexes d’une physionomie intellectuelle, de pareils volumes offrent un intérêt incomparable, et si celui-ci ne nous apprend aucun détail absolument nouveau sur Flaubert, nous pouvons, grâce à lui, reprendre quelques-unes des hypothèses émises sur les origines de ce rare prosateur, — sur son caractère à la fois provincial, au plus beau sens du mot, et romantique, — sur sa façon de voir et de décrire, ainsi que sur sa façon de travailler et de développer ses sujets. Quoiqu’on ait beaucoup disserté depuis quelques années sur cet homme, trop méconnu de son vivant et trop exalté peut-être depuis sa mort, le personnage vaut la peine qu’on ne perde aucune occasion d’étudier son tempérament et sa méthode. Certes, en dépit des admirations extrêmes, Flaubert ne vaut ni le tout-puissant Balzac, ni l’aigu et poignant Stendhal, mais son œuvre est de celles qui viendront sans doute en première ligne après les romans de ces deux maîtres, et voilà qui justifie bien des fanatismes. Ce n’est pas du mal de l’enthousiasme que souffrent nos contemporains, et pour une fois qu’ils admirent, fût-ce avec hyperbole, un grand et pur homme de lettres, il n’y a pas lieu de trop se plaindre.

I §

Provincial, — oui, Flaubert le fut toute sa vie, et on en retrouve la preuve évidente dans cette lettre aux bourgeois de Rouen, qui, publiée une première fois en 1872, n’avait pas été réimprimée. Provincial, — entendez par là que la vive et légère façon de prendre en plaisanterie les choses sérieuses, de railler ses propres exaltations, de mettre, si vous voulez, une mesure et comme une perspective dans ses amours et dans ses haines, lui manqua toujours. Le sens de ce que les Parisiens appellent du très vilain mais très expressif terme de « blague » ne s’éveilla jamais chez lui. Il a pu respirer l’air du boulevard et celui des salons, mais, sur le boulevard et dans les salons, il fut toujours un étranger. Il était demeuré l’homme d’un coin de terre, pour qui les plus petits événements ont leur importance. « Il y a peu d’étourderie en province », disait Beyle, « les sensations y sont si rares qu’on les coule à fond. » Voyez aussi avec quelle âpreté le pauvre Flaubert prend la défense, et de quoi ? Du buste d’un poète mort. Le conseil municipal de Rouen a refusé l’offre faite par le romancier, au nom d’un comité, d’élever gratis une petite fontaine ornée de ce buste. La délibération valait qu’on s’en moquât en vingt lignes. Flaubert y consacre vingt pages, et quelles pages, toutes bourrées de citations ironiques tirées des comptes rendus analytiques des travaux de l’Académie de Rouen. Il les a lus, le malheureux, et avec quelle patience, ce choix l’atteste. Un des conseillers s’était permis d’appeler Bouilhet un élève souvent heureux d’Alfred de Musset. « Ah ! monsieur », s’écrie Flaubert, « vous n’avez pas l’indulgence qui sied à un confrère en Apollon » ; et de déverser sur la tête du malheureux conseiller un choix des mauvais vers que ce dernier a eu la faiblesse d’imprimer, tels que ceux-ci sur les albums de photographie :

C’est pour les visiteurs une distraction
Et partout on en fait ample collection…

et ceux-ci sur la danse :

Mais comme au goût du jour il faut que tout s’arrange,
Terpsichore a subi la loi du libre échange !    
Déjà, sans respecter la prohibition,
Les lanciers nous étaient arrivés d’Albion…

Et d’autres sur le jardin de Saint-Ouen, et d’autres sur les merveilles de l’industrie moderne. A cet acharnement on devine la rage amassée pendant de longues années par le noble artiste, exilé au milieu de la plus épaisse, de la plus intolérable vulgarité, contraint de subir d’innombrables conversations où le vif de sa sensibilité littéraire saignait, meurtri par la bêtise ambiante aux places les plus intimes de son être, mais aussi devenu incapable d’oublier cette vulgarité, d’abolir la rancune de cette bêtise. On a remarqué souvent que l’obsession du bourgeois fut la torture constante de l’imagination de Flaubert. La vie de province, avec ses heurts quotidiens, l’avait conduit à cette sorte de manie haïssante. En revanche, à la lenteur et à la monotonie de cette vie, il a gagné, suivant le mot que je citais, « de couler à fond ses sensations ». Il n’y a aucune légèreté dans cette philippique adressée au conseil municipal de Rouen, coupable après tout de ce crime bien pardonnable : ne pas s’y connaître en poésie ; mais cette même absence de légèreté a permis au peintre d’Emma Bovary, du fermier Rouault et de M. Homais de dessiner la figure de ses paysans et de ses bourgeois à la manière des Holbein du musée de Bâle, avec un « faire » si serré, une si exacte conscience, tant de minutie dans la force, que le relief y est égal à la forte réalité. Pareillement, il a pu, grâce au sérieux et à la solidité de ses habitudes provinciales, apercevoir et montrer dans l’Education sentimentale le néant de ce tumulte parisien où la plupart croient vivre quand ils ne font qu’aller, venir et s’évertuer. Enfin, il aura dû à cette involontaire et quotidienne analyse de son existence provinciale d’apercevoir une au moins des grandes lois de la psychologie contemporaine : ce passage des classes les unes dans les autres, forme naturelle du fonctionnement de la démocratie, d’où résultent peut-être toutes les complications sentimentales de notre âge. On n’a pas assez remarqué que c’est là le fond même de Madame Bovary, comme du Rouge et Noir de Stendhal : l’étude d’un malaise d’âme produit par un déplacement de milieu. Emma est une paysanne qui a reçu l’éducation d’une bourgeoise. Julien est un paysan qui a reçu l’éducation d’un bourgeois. Cette vision d’un immense fait social domine ces deux livres. De là leur valeur si haute et si typique au regard de ceux qui les étudient en y cherchant la philosophie du siècle, dans deux de ses perspicaces observateurs.

Le romantisme de Flaubert a été reconnu par plusieurs critiques et nié par quelques autres. Il me semble que le présent volume tranche la question par d’indiscutables témoignages. En 1842, l’écrivain avait vingt-deux ans, et voici comme il s’exprimait dans son Novembre, résumant sans aucun doute sa sensation de lui-même à cette date : « Quelquefois, n’en pouvant plus, dévoré de passions sans bornes, plein de la lave ardente qui coulait de mon âme, aimant d’un amour furieux des choses sans nom, regret tant des rêves magnifiques, tenté par toutes les poésies, toutes les harmonies, et écrasé sous le poids de mon cœur et de mon orgueil, je tombais anéanti dans un abîme de douleurs… » Si ce n’est point là le plus pur style des Jeune-France raillés par Gautier, il faut renoncer à donner un sens à ce terme de romantisme. Et dans le journal du voyage en Bretagne, cette invocation n’est-elle pas bien digne d’un Antony ou d’un d’Albert : « Ah ! de l’air, de l’air, de l’espace encore ! Puisque nos âmes serrées étouffent et se meurent sur le bord de la fenêtre, puisque nos esprits, captifs comme l’ours dans sa fosse, tournent toujours sur eux-mêmes et se heurtent contre les murs, donnez au moins à nos narines le parfum de tous les vents de la terre. Laissez s’en aller nos yeux vers tous les horizons !… » Et ce goût particulier de l’exotisme qui se retrouve si intense dans les Orientales et dans Mademoiselle de Maupin, n’est-ce pas lui qui a inspiré cette phrase : « Concevez-vous la volupté singulière, historique et seizième siècle, de poser sa tête sur l’oreiller de la maîtresse de François Ier et de se retourner sur ses matelas ? Oh ! qui je donnerais volontiers toutes les femmes de la terre pour avoir les mains de Cléopâtre ! » Tout l’Idéal romantique tient dans ce vœu Produit, comme j’ai essayé de le montrer16, par la première rencontre de l’esprit critique et de l’âme moderne, le romantisme ne se ramène-t-il pas à concevoir par imagination des cadres compliqués et divers à des passions exaltées et toutes cérébrales ? Le développement normal du cœur s’accomplit lorsque nous avons exactement les amours et les haines, les goûts et les dégoûts du milieu dans lequel nous vivons. La première découverte des littératures et des contrées étrangères eut pour effet de conduire les jeunes Français, fils des soldats de Napoléon, à s’imaginer des amours et des haines, des goûts et des dégoûts façonnés d’après des milieux artificiels, qui reculaient bien loin dans le temps ou dans l’espace. M. Emile Zola, avec ses vues théoriques souvent profondes, a nettement discerné ce caractère du romantisme, et il a raconté lui-même combien cette nuance d’artifice l’avait étonné chez l’observateur de Madame Bovary, Et de fait, si le provincial qui était en Flaubert fut conduit, par son éducation scientifique, à l’exactitude scrupuleuse du détail réel, un romantique a survécu à tout chez lui, impénitent effréné, celui de ces pages écrites Par les champs et par les grèves, celui de ce Chant de la mort, composé à dix-huit ans, où Néron, le romantique pratiquant de l’antiquité, est de nouveau appelé « le plus grand poète que la terre ait eu » !

II §

De telles lignes rendraient ce recueil très précieux pour le psychologue. Il est des pages entières qui le rendent précieux, non pas comme signe, mais en lui-même, à tous ceux qui s’intéressent à la beauté technique du style, je veux parler des descriptions. Elles abondent dans ce journal de voyage, et il fallait s’y attendre. Flaubert était de l’école de Théophile Gautier. Il a écrit, parlant de son ami Louis Bouilhet, cette phrase claire et décisive : « La plastique est la qualité première de l’art. » Il y a dans ce même volume une autre page très curieuse sur le culte de la forme. Après avoir déploré l’absence de la nudité dans la vie moderne, Flaubert continue : « La plastique cependant, mieux que toutes les rhétoriques du monde, enseigne à celui qui la contemple la gradation des proportions, la fusion des plans, l’harmonie enfin. Les races antiques, par le seul fait de leur existence, ont ainsi détrempé sur les œuvres des maîtres la pureté de leur sang avec la noblesse de leur attitude. J’entends confusément dans Juvénal des râles de gladiateurs. Tacite a des tournures qui ressemblaient à des draperies de laticlaves, et certains vers d’Horace ont des reins d’esclave grecque, avec des balancements de hanches, et des brèves et des longues qui sonnent comme des crotales… » N’attendez pas qu’un homme pénétré de pareilles doctrines voyage comme le personnage des Mémoires d’un touriste de Stendhal à travers la province, ni comme le Graindorge de Taine, à travers Paris, pour noter seulement de la vie humaine. Ce sont des horizons, des couleurs, des visions que celui-ci collectionne. On sait avec quelle intensité les paysages sont montrés dans Madame Bovary et dans Salammbô. Le procédé n’est pas différent dans ce premier essai. C’est toujours la même solennité à la Chateaubriand dans l’énumération des détails descriptibles, pour achever sur quelque trait tout humble, tout petit, mais d’une précision absolue et qui, par cette précision même, fait mieux saillir la magnificence du reste, en même temps qu’il donne comme un air de plus grande réalité à tout l’ensemble. C’est la méthode qui fut plus tard celle de Maupassant et qui lui avait été enseignée par le maître de Croisset. Je copie deux de ces morceaux, en soulignant le trait final. Entre parenthèses, le lecteur remarquera combien l’harmonie grandiloquente de la prose était naturelle à Flaubert, qui essayait ses phrases tout haut sur le registre de sa propre voix, et combien, en vantant la cadence comme la première qualité du style, il faisait la théorie de son propre talent : « Tout à coup un souffle est venu, doux et long, comme un soupir qui s’exhale, et les arbres dans les fossés, les herbes sur les pierres, les joncs dans l’eau, les plantes des ruines et les gigantesques lierres qui, de la base au faîte, revêtissaient la tour sous leur couche uniforme de verdure luisante, ont tous frémi et clapoté de tout leur feuillage ; les blés dans les champs ont roulé leurs vagues blondes qui s’allongeaient, s’allongeaient toujours sur les têtes mobiles des épis ; la mare d’eau s’est ridée et a poussé un flot sur le pied de la tour ; les feuilles de lierre ont toutes frissonné ensemble, et un pommier en fleur a laissé tomber ses boutons roses… » et plus loin : « Une charrette traînée par des bœufs a paru dans la place et s’est arrêtée devant le portail. Un mort était dessus. Ses pieds pâles et mats, comme de l’albâtre lavé, dépassaient le bout du drap blanc qui l’enveloppait de cette forme indécise qu’ont tous les cadavres en costume. La foule survenue se taisait, les hommes restaient découverts ; le prêtre secouait son goupillon et marmottait des oraisons ; et les bœufs accouplés, remuant lentement la tête, faisaient crier leur joug de cuir. L’église, où brillait une étoile au fond, ouvrait sa grande ombre noire, que refoulait du dehors le jour vert des crépuscules pluvieux, et l’enfant qui éclairait sur le seuil passait toujours la main sur sa chandelle pour empêcher le vent de l’êteindre. »

Ce sont là des morceaux extraits d’un journal de voyage, mais d’un journal tenu, comme on peut penser, avec force ratures, avec un souci jaloux de l’épithète, du verbe et de leur place. Une des marques propres de l’esprit de Flaubert aura été l’horreur de la facilité. Les bonnes fortunes de l’improvisation lui ont toujours été un objet de mépris. Il rêvait d’un art volontaire et calculateur où pas un trait ne fût donné au hasard. Dans ces pages écrites sans préoccupation du public, il s’essayait aux effets qui furent ceux de sa maîtrise. De telles pages supposent déjà une réflexion profonde, les partis pris de l’esthétique et un dur labeur. Aussi n’est-il pas étonnant de rencontrer dans quelques-uns de ses fragments de sa vingtième année, non seulement le faire, mais aussi le thème des œuvres de sa cinquantième. Il eut peu d’imaginations, mais ces imaginations, il les porta, il les roula en lui toute sa vie. La conception de Bouvard et Pécuchet lui vint de très bonne heure ; de très bonne heure aussi celle de la Tentation de saint Antoine. Le dialogue intitulé Smarrh dans ce livre posthume enferme tout le projet de ce dernier ouvrage. Il y a même un entretien de l’ermite avec Satan que Flaubert ne fera plus tard que développer et qu’agrandir. Je suis certain qu’il en fut de même pour les autres œuvres. Un fait pareil peut être constaté dans le recueil de poésies de l’Américain Edgar Poe. Il s’y trouve une première version de jeunesse de tous les poèmes plus complets de l’âge mûr. C’est qu’aussi bien Poe était, comme Flaubert, un de ces artistes qui n’improvisent jamais, et chez qui la combinaison domine et dirige l’inspiration. De tels écrivains ont une puissance souveraine. Pourtant il leur manque toujours on ne saurait dire exactement quoi… On ferme leurs livres et on a comme besoin d’air, besoin de reprendre les œuvres de quelque grand incorrect de génie, un Balzac, un Shakespeare, qui ait moins compté avec ses propres facultés, qui les ait laissées se développer pour son plaisir, et sans un tel souci de l’effet à produire, de l’œuvre à réaliser. Même cette admirable prose de Flaubert finit par donner une impression de métal, et l’on rêve malgré soi d’une phrase plus légère, qui frémisse aisément comme ces feuillages du château de Clisson qu’il a si bien décrits. La plupart des écrivains pèchent par un excès de confiance dans l’infaillibilité de leur génie. Flaubert aura péché par un excès de défiance envers le sien propre. Noble et fier défaut après tout, car il dérive du plus magnifique des tourments qu’il soit donné à l’homme d’éprouver : — le mal de la perfection.

Appendice E
Théories d’art : les lettres de Flaubert à George Sand §

Avec sa bonhomie héroïque et à la fois triviale, avec ses outrances de gestes et d’intonations, avec ses passages de grosse verve bouffonne sur un fond immobile de morne pessimisme, avec ses admirations quasi enfantines et la fureur naïve de ses dégoûts, avec ses mélanges de timidité attendrie et de brutalité dure, avec ses contrastes heurtés de romanesque et de cynisme, d’enthousiasme et de dépression, de sublime éloquence et de féroce ironie, — tout entier, en un mot, et tel que l’ont aimé ou détesté ses compagnons de la fameuse table de Magny, Gustave Flaubert revit dans ces lettres à George Sand. Ceux qui n’ont pas entendu ce géant à longues moustaches de Normand s’exalter sur une phrase, la face congestionnée, les bras au ciel, prendront dans cette correspondance une idée de cette violence de passion intellectuelle. Ses amis se rappellent encore avec quel frémissement il récitait tel morceau de prose, le dialogue de Sylla et d’Eucrate, par exemple : « Sylla, lui dis-je… » Puis, s’arrêtant, là de sa citation, il ajoutait : « Toute l’histoire romaine est là dedans… » et il l’y voyait, tant l’ensorcellement des syllabes agissait sur ses nerfs tendus. Que c’est bien le même homme qui écrivait à Mme Sand : « Je donnerais toutes les légendes de Gavarni pour certaines expressions et coupes des maîtres, comme : — L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle, de Victor Hugo, ou ceci, du président de Montesquieu : — Les vices d’Alexandre étaient extrêmes comme « ses vertus. Il était terrible dans sa colère. Elle le rendait cruel… » Ceux qui ne l’ont pas vu partir en guerre contre le « bourgeois », terme qui, dans sa bouche de romantique impénitent, devenait le synonyme des pires bassesses, — s’imagineront ce que cette colère pouvait lui faire dire, en lisant dans une de ces lettres le récit, par exemple, d’une visite à une dame, réellement insultée par lui, et pourquoi ? « Elle m’avait indigné, en me disant que Renan était un coquin. Notez qu’elle m’a avoué n’avoir pas lu ses livres. Il y a des sujets sur « lesquels je perds patience, et, quand on débine devant moi un ami, mon sang de sauvage revient. Je vois rouge. » Ceux qui goûtent la finesse des analyses à la Sainte-Beuve et qui s’intéressent aux rapports mystérieux du tempérament et du langage étudieront ici sur place comment les sensations s’écrivent naturellement chez un prosateur de race. Flaubert excelle à produire des effets puissants par des raccourcis de métaphore, si l’on peut dire, qui ramassent en une ligne une vaste et superbe image. Sa correspondance abonde en trouvailles de cet ordre. Ainsi, conseillant à son amie de moins pardonner, de combattre, de maudire, il rencontre de ces phrases : « Ah ! chère bon maître, si vous pouviez haïr ! C’est là ce qui vous a manqué, la haine. Malgré vos grands yeux de sphinx, vous avez vu le monde à travers une couleur d’or. Elle venait du soleil de votre cœur. Mais tant de ténèbres ont surgi, que vous voilà maintenant ne reconnaissant plus les choses. Allons donc ! Criez, tonnez ! Prenez votre grande lyre et pincez la corde d’airain. Les monstres s’enfuiront. Arrosez-nous avec les gouttes du sang de Thémis blessée ! » D’un bout à l’autre de ces lettres, on notera encore ce qui fait, dans Madame Bovary, par exemple, la haute valeur du comique, ce ton d’épopée qui donne aux plus basses plaisanteries sur Homais ou sur Bournisien comme une allure grandiose. A lire ces lettres, on comprend pourquoi le mot peu élégant de « gueuloir » revenait sans cesse dans la conversation de Flaubert, lorsqu’il parlait de littérature. Dans l’imagination de cet écrivain, tout naturellement la phrase se criait, comme chez l’Alfred de Vigny de la Maison du berger elle se soupire, comme chez le Lamartine des Harmonies elle se chante. Il est probable que c’est là, dans la notation continue et involontaire de notre parole intérieure, que repose le secret de cette magie encore inexpliquée : le Style.

I §

Elle est donc personnelle et suggestive, à un degré rare, cette correspondance. Je doute cependant que même les curieux de psychologie — ceux pour lesquels une âme humaine offre l’intérêt d’une montre à démonter, rouage par rouage — achèvent cette lecture sans une oppression et sans un malaise, tant est douloureuse, indéfinie et monotone la lamentation qui se prolonge sous ces violents éclats d’un tempérament déchaîné. A chacune des pages, un sanglot s’élève, toujours contenu, toujours étouffé, mais qui, dans une phrase, dans une exclamation, révèle la torture d’une âme rongée par une plaie. Quelle plaie ? la plus inguérissable de toutes, celle que nulle meurtrissure du dehors ne nous a infligée, et qui, née, pour ainsi dire, de la substance même du cœur, comme un cancer naît de la chair qu’il dévore, se nourrit aussi de toute notre substance et transforme en sa corruption la sève généreuse de la vie. Ce mal étrange dont Flaubert se plaint avec une effrayante persistance d’intensité, c’est l’ennui, — un ennui profond, absolu, irrémissible ; un ennui fondé sur la conviction de l’irréparable misère de tout, un ennui qui promène ses regards d’un passé sans regrets à un lendemain sans espérances. Ce qu’expriment infatigablement ces confidences à son amie préférée, c’est la défaillance et la détresse, jamais reposées, et rendues plus tragiques par l’absence de motifs précis. Flaubert est célèbre. Il est, sinon riche, du moins à l’abri du métier mercenaire. Les projets abondent dans son cerveau d’artiste en pleine maturité de production ; et qu’il agonise de désespoir, en proie au tarissement de toutes les énergies de son âme. Certes, nous nous étions toujours doutés que cette fleur noire de son nihilisme, dont le parfum mortel flotte épars sur toute son œuvre, avait sa racine dans une sensibilité malade ; mais la profondeur de cette maladie, ces lettres seules nous l’ont révélée. Un éternel refrain de gémissante angoisse y passe et repasse, tantôt simple et nu, tantôt familier, tantôt lyrique. Il s’écrie : « Je me perds dans mes souvenirs d’enfance, comme un vieillard. Je n’attends plus rien de la vie qu’une suite de feuilles de papier à barbouiller de noir. Il me semble que je traverse une solitude sans fin pour aller je ne sais où… » et ailleurs : « Il faut que le fourreau soit solide, car la lame est bien aiguisée ; mais tout se convertit pour moi en tristesse… » et ailleurs : « L’Humanité n’offre rien de nouveau ; son irrémédiable misère m’a rempli d’amertume dès ma jeunesse… » et ailleurs : « Il me semble que j’ai toujours existé… » puis aussitôt : « Rien ne me soutient plus sur cette planète, que l’espoir d’en sortir prochainement et de ne pas aller dans une autre, qui pourrait être pire. J’aimerais mieux ne pas mourir, disait Marat. Oh ! non ! assez de fatigue !… » et encore : « Je me sens submergé par une mélancolie noire qui revient à propos de tout et de rien, « plusieurs fois dans la journée… » Les citations se multiplieraient à l’infini. C’est comme un sinistre de Profundis distribué dans toutes ces lettres, verset par verset. Jamais ce que l’on appelait jadis le mal du siècle ne s’est épanché en un flot de spleen plus corrosif et plus âcre. Cela laisse bien loin derrière soi la torpeur de Chateaubriand, — nostalgie de vieux lion qui ferme les yeux, plisse son front et pose son mufle dédaigneux sur ses pattes puissantes. L’orgueil survivait dans le poète de René, qui lui faisait trouver une consolation secrète à souffrir d’une souffrance si exceptionnelle. Nous entrons, avec Flaubert, dans le domaine du vide et du noir. Nous nous abîmons dans un enfer moral, sur la porte duquel flamboient réellement les paroles fatidiques du Florentin : Lasciate ogni speranza… Nous fermons le livre et nous nous demandons tristement quels germes de mort errent invisibles dans l’atmosphère de notre civilisation, pour que les meilleurs d’entre nous — et qui fut plus loyal et plus vaillant que Flaubert ? — présentent ainsi le phénomène d’un appétit du néant égal à celui des sectateurs des plus sombres doctrines de l’Extrême-Orient.

Il y a bien des causes diverses à un si pénible état d’intime désespoir. Depuis les révélations de Maxime Du Camp, nous connaissons sur quelle base physiologique reposait la mélancolie de Flaubert. Sans même avoir recours à des confidences de vie privée, nous comprenions, rien qu’avec ses livres, — et j’ai tenté de l’établir dans l’essai que je complète ici, — combien l’écrivain s’était trouvé jeté dans de mauvaises circonstance ? de destinée. Romantique, il avait dû se heurter au monde moderne et y accommoder malaisément les exigences de sa chimère : « Paganisme, christianisme, muflisme, voilà les trois grandes évolutions de l’humanité », disait-il avec une familiarité de langage où se soulageait son mépris ; et il ajoutait : « Il est triste d’être au début de la troisième de ces évolutions… » Il n’était pas difficile non plus de deviner par ces mêmes livres que l’éparpillement de forces dont notre pauvre pays est atteint, depuis l’erreur de 1789, lui était apparu, dans ses redoutables conséquences de décomposition finale : « Nous souffrons peut-être du mal de la France », a-t-il écrit quelque part, très profondément. Mais, parmi les éléments générateurs de ce terrible ennui, il en est un que l’on pouvait seulement deviner par hypothèse, et que les lettres à Mme Sand mettent en pleine lumière d’évidence. Cet élément inconnu de désespérance, c’est le travail littéraire, dont il semble qu’il doive être une consolation suprême. Gœthe disait : « Poésie, c’est délivrance… » Flaubert aurait pu s’écrier, tout au contraire : « Poésie, c’est torture… » Car, écrire, composer, imaginer, créer, fut pour lui, non pas le baume sur la blessure, mais le fer qui déchire, mais le poison qui enflamme davantage.

« Ah ! je les aurai connues », soupire-t-il, « les affres du style. » Et il en parle, en effet, comme un homme qui aurait subi les sueurs de l’agonie et l’horreur de la fosse ouverte parlerait des affres de la mort. D’autres fois, il jette un cri de forçat que sa besogne accable. Il gémit : « Quelle charrette de moellons à traîner !… » il tord ses bras, enfle ses muscles et, le cœur lui manquant, se roule à terre. Qu’on ne s’y trompe pas, ce ne sont pas seulement les difficultés de son esthétique, telles que d’éliminer par force les verbes auxiliaires, de poursuivre une sonorité spéciale de la phrase, de proscrire les répétitions de mots et de syllabes, qui le jettent dans ces gouffres de découragement. Non, c’est son œuvre elle-même, c’est la matière de ses livres dont il est excédé jusqu’à la nausée. Et cette sorte de dégoût tient à une conception générale de l’art qu’il importe de définir pour en mieux dégager ce qu’elle enferme en elle de meurtrier. Un des problèmes essentiels de la vie d’artiste se pose à cette occasion, qu’il faut au moins indiquer sommairement.

II §

J’écrivais tout à l’heure les mots de « forçat » et de « besogne ». C’est qu’en effet, à la lecture de ces confidences du grand romancier, ces comparaisons s’imposent aussitôt. Il apparaît planté devant ses pages à noircir comme devant une tâche à terminer, — tâche imposée, par qui ? par lui-même, — mais imposée pourtant, et qu’il maudit, bien qu’il l’accomplisse, avec une continuité de colère jamais lassée. Parlant de son plus long ouvrage, de cette Education sentimentale à laquelle il attachait une si grande importance, il s’écrie : « Et je ne fais rien de ce que je veux. On ne choisit pas ses sujets, ils s’imposent. Trouverai-je jamais le mien ? Me tombera-t-il du ciel une idée en rapport avec mon tempérament ? Pourrai-je faire un livre où je me donnerai « tout entier ?… »  Et plus loin : « Quel bon ouf je pousserai quand ce sera fini, et que je ne suis pas près de peindre encore des bourgeois !… » Et ailleurs : « Exprimer ce que je pense ? Chose douce et dont je me suis toujours privé !… » Apercevez-vous comme ce labeur tourne aussitôt à la corvée, et cela simplement à cause du désaccord initial et complet qui existe entre les sujets traités par l’écrivain et sa nature propre ? « Peindre des bourgeois modernes et français, me pue au nez étrangement », dit-il encore, et ses trois principaux romans sont uniquement consacrés à cette fastidieuse peinture ! Pourquoi alors traiter un thème pareil, et, si cette peinture vous écœure, que n’en attaquez-vous une autre ? C’est là ce que lui répond George Sand, avec son heureuse spontanéité de génie, elle qui s’est complu dans ses livres comme l’arbre se complaît dans le déploiement du tissu souple de ses feuilles, le fleuve dans la libre expansion de ses eaux, le soleil dans la prodigalité de ses lumières. Ici se révèle, dans toute sa rigueur de discipline mutilante, la théorie dont Flaubert fut la victime héroïque. Se complaire dans son œuvre ? Mais c’est y mettre son âme et son cœur, sa chair et son sang, son moi tout entier, et c’est là précisément ce que Flaubert s’interdit sans rémission. Il n’admet pas qu’un artiste engage dans ses livres quoi que ce soit de sa vie personnelle, par suite il refuse au romancier comme au poète le droit de copier son rêve intérieur. Sur ce point, il est formel. Non pas à deux ou trois reprises, mais à vingt, il déclare que « le grand art est scientifique et impersonnel. Il faut par un effort d’esprit se transporter dans les personnages et non les attirer à soi… » Et la raison qu’il donne de cette impersonnalité absolue de l’art est la suivante : « J’ai pas mal de choses qui m’étouffent et que je ravale. A quoi bon les dire en effet ? Le premier venu est plus intéressant que Gustave Flaubert, parce qu’il est plus général et par conséquent plus typique… » Remarquez aussitôt la conséquence de cette doctrine. Si l’être supérieur, tel que le grand artiste, n’est pas intéressant à peindre, c’est qu’il est une créature d’exception. Pour le même motif, le romancier proscrira de sa peinture tout personnage d’une violente intensité de caractère ou de sentiment. Il se bornera de parti pris à la reproduction des âmes les plus opposées à la sienne, les plus étrangères aux passions qui l’agitent, aux problèmes qui le hantent. Mais, comme il n’en demeure pas moins un artiste, c’est-à-dire qu’il veut revêtir ses idées de la forme la plus parfaite, il se trouvera condamné au labeur qui fut justement celui de Flaubert : peindre des goûts contraires à ses goûts, des rêves contraires à ses rêves, des sensations contraires à ses sensations, et cela dans le style raffiné que lui ont fait, et ses rêves, et ses goûts, et ses sensations. Ce labeur, aussi prodigieux qu’irrationnel, le pauvre grand artiste s’y est assujetti jusqu’à la dernière minute, passant ses jours et ses nuits à évoquer des personnages de roman qui lui faisaient horreur, à traduire les laideurs de l’existence médiocre dans une prose de lumière et de beauté, se débattant enfin dans les liens de sa doctrine, mais sans les briser : « Qu’il me serait agréable », disait-il, de crier ce que je pense et de soulager le sieur Flaubert par des phrases !… Mais quelle est l’importance dudit sieur ?… L’homme n’est rien, l’œuvre est tout… »

III §

Il me semble que cette brève formule renferme tout le secret de ce long martyre intellectuel et toute l’erreur de ce formidable travail. L’œuvre est tout ? Mais est-ce que l’œuvre possède une existence en soi et différente de l’esprit qui la produit ? Est-ce qu’une création d’un artiste, tableau ou statue, poème ou roman, morceau de musique ou d’architecture n’a pas pour première condition d’être la transparence d’une sensibilité, la révélation directe ou symbolique d’une certaine âme ? Et la valeur de l’âme ainsi manifestée ne fait-elle pas la valeur de cette révélation ? Tantôt c’est, comme dans les vers de Henri Heine, l’effusion immédiate d’un cœur qui s’ouvre jusqu’au fond ; tantôt, comme dans Shakespeare, comme dans Balzac, c’est l’évocation de personnages distincts du poète, mais si bien façonnés à son image qu’à travers leur infinie diversité un air de famille se retrouve, un petit signe qui décèle en eux les fils du même père, les rêves animés d’une même rêverie. C’est la grande découverte de notre critique moderne que cette mise à jour de l’étroite parenté, disons mieux, de l’identité qui existe entre le poète et le poème, l’œuvre et l’artiste. Par les mots, par les formes, par les accords, par les couleurs, cet artiste raconte son mirage de l’univers, sa tendre façon de goûter la vie, de désirer le bonheur, de subir la douleur, et ce que nous appelons le talent réside dans le je ne sais quoi d’indéfinissable qui est la personne même. La preuve en est que cette personne une fois disparue, cette nuance de talent aura, elle aussi, disparu pour toujours. Il n’y a pas deux feuilles tout à fait pareilles dans une forêt, ni deux âmes entièrement semblables parmi les âmes. Ce que nous recherchons pour nous en émouvoir dans l’œuvre des grands poètes de jadis, c’est l’empreinte, laissée sur une matière saisissable, de cette forme d’âme à jamais abolie ; c’est la ligne charmante de la petite feuille d’un matin reproduite sur une pierre qui demeure, et qui nous permet de rêver indéfiniment. Telle est la vérité contre laquelle Flaubert s’est insurgé toute sa vie. Il s’est bandé à ne pas raconter son cœur. Il a reporté sur une idole d’abstraction : l’œuvre, le culte que tout artiste doit avoir pour cette réalité suprême : l’esprit. Au lieu d’apercevoir dans le développement intime le fait solide et concret, dans la page écrite, un simple reflet, une image, il a conçu cette page comme le but unique et indépendant. Il peut être considéré, de ce point de vue, comme ayant exactement réalisé le contraire de ce qui fut l’idéal de Gœthe. Ses œuvres, au lieu d’être des moments heureux de sa pensée et les moyens de son perfectionnement intérieur, lui furent des supplices et des mutilations. Il le sentait lui-même avec amertume. Il disait : « Pour écrire de bonnes choses, il faut une certaine alacrité d’esprit ; comment faire pour la ravoir ?… » Et tout de suite on voudrait lui répondre qu’il n’écrive plus que pour se plaire à soi-même, qu’il suive sa fantaisie, qu’il traduise son âme. A quoi il réplique par le mot cruel qui revient sans cesse voir sa plume : La Discipline !… « Dans l’idéal que j’ai de l’art, je crois qu’on ne doit rien montrer de soi… » Ô malheureux et noble écrivain ! Et vous croyez que vous pouvez être le prosateur que vous êtes et ne pas vous confesser tout entier rien que dans le choix de vos épithètes, la qualité de votre langue, votre éloquence, même contenue ? Cela est si vrai que, dans cette œuvre de volonté que vous avez rêvée impersonnelle et scientifique, c’est votre personne que nous allons rechercher, que nous découvrons, que nous plaignons et que nous aimons !…

Par quel charme, en effet, nous séduisent-ils, ces romans amers ? Est-ce que nous demandons vraiment à Madame Bovary des notions exactes sur les mœurs de province ? Est-ce que nous étudions dans l’Education sentimentale la psychologie des bourgeois du temps de Louis-Philippe ?  Est-ce que les expériences de ce nigaud de Bouvard et de ce badaud de Pécuchet nous intéressent par elles-mêmes ? Sans doute, la parfaite exactitude d’observation s’y trouve ; mais ce qui donne à ces livres leur saveur de vie profonde, c’est qu’une âme d’homme y apparaît, meurtrie et nostalgique, tourmentée et vaincue, inassouvie et violente. Ses ironies nous révèlent la profondeur de ses blessures. Sa misanthropie nous fait mesurer les hauteurs de l’Idéal duquel il lui a fallu tomber. Et nous nous prenons à rêver pour ce courageux écrivain une fortune meilleure. Nous l’imaginons, délivré des entraves qu’il s’était imposées à lui-même, développant la portion positive et large de son génie, affranchi du moins des tortures de son esthétique, puisque la mort seule pouvait l’affranchir de celles de son cœur. Hélas ! De telles hypothèses et qui semblent si séduisantes ne sont qu’une des formes de notre ignorance. Aucune analyse ne saurait déterminer jusqu’à quel point les maladies morales d’un écrivain peuvent se séparer de son talent sans que ce talent y perde, et le Flaubert guéri que nous transformons ainsi en artiste heureux aurait-il composé ses chefs-d’œuvre ?

IV. M. Taine §

Chaque avènement d’une renommée littéraire nouvelle se pose comme une énigme devant l’historien des esprits. L’énigme est simple, si l’œuvre de l’écrivain applaudi s’adapte aux besoins de l’époque et se présente comme une réponse à une vague et flottante question qui tourmente les consciences. Il ne faut pas un puissant effort d’analyse pour comprendre qu’en pleine ferveur de résurrection religieuse le Génie du Christianisme ait valu, du coup, la gloire à son auteur, et que l’Angleterre de 1812, héroïque et troublée comme elle était, se soit reconnue dans la mélancolie hautaine de Childe Harold17. Parfois l’énigme se complique des volte-face singulières que l’opinion accomplit à l’égard de ses favoris. Subitement et sans qu’il ait rien fait d’autre que de poursuivre ses premiers travaux avec une évidente rigueur de logique, l’écrivain en vogue se trouve avoir déplu à ceux qui l’acclamaient d’abord. Les qualités de son talent lui deviennent un crime, et ce par quoi il avait grandi l’accable. Ç’a été l’histoire de bien des personnages célèbres de tous les temps. C’est aujourd’hui l’histoire de M. Taine18. Celui-ci a eu sur ses pareils la supériorité de ne pas se plaindre. La seule ligne où il ait révélé l’inévitable froissement intérieur est celle-ci, que je transcris de la préface de l’un de ses derniers volumes : « J’ai encore le regret de prévoir que cet ouvrage déplaira à beaucoup de mes compatriotes… » Jusqu’à ces dernières années, en effet, l’auteur de la Littérature anglaise était rangé par la majorité de ses lecteurs dans ce que l’on pourrait appeler le groupe d’extrême gauche de la pensée contemporaine. Il avait connu tous les déboires d’une telle position, et aussi tous ses avantages. L’évêque d’Orléans avait signalé à la défiance des pères de famille le philosophe coupable d’avoir écrit cette phrase hardie : « Que les faits soient physiques ou moraux, il n’importe, ils ont toujours des causes. Il y en a pour l’ambition, pour le courage, pour la véracité, comme pour la digestion, pour le mouvement musculaire, pour la chaleur animale. Le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et comme le sucre… » phrase plus paradoxale dans sa forme que dans son fond, — car éclairez-la d’un petit mot ; mettez : « des produits psychologiques… » et vous lui restituez son vrai sens. Telle qu’elle, et sous cette forme saisissante, le chef futur du naturalisme, à ses débuts, M. Emile Zola, l’arborait, comme une devise et comme un programme, à la tête d’un roman qui fit scandale. Car les jeunes gens de la génération montante professaient, pour l’audacieux briseur des idoles de la métaphysique officielle, un enthousiasme de disciples, où le frémissement d’une initiation dangereuse se mélangeait au juste respect pour le colossal effort du travailleur. Je me souviens qu’au lendemain de la guerre, étudiants à peine échappés du collège, nous nous pressions avec un battement de cœur dans l’hémicycle de l’Ecole des Beaux-Arts, où M. Taine enseignait pendant les quatre mois d’hiver. La fresque de Paul Delaroche développait sur le mur du fond ses personnages majestueux. Nous nous disions que la belle Maryx, qui fut l’amie de Gautier et de Baudelaire, avait posé au peintre sa Gloire distribuant des couronnes. Le maître parlait de sa voix un peu monotone et qui timbrait d’un vague accent étranger les mots des petites phrases ; et même cette monotonie, ces gestes rares, cette physionomie absorbée, cette préoccupation de ne pas ajouter à l’éloquence réelle des documents l’éloquence factice de la mise en scène, — tous ces petits détails achevaient de nous séduire. Cet homme, si modeste qu’il semblait ne pas soupçonner sa renommée européenne, et si simple qu’il semblait ne se soucier que de bien servir la vérité, devenait pour nous l’apôtre de la Foi Nouvelle. Celui-là du moins n’avait jamais sacrifié sur l’autel des doctrines officielles. Celui-là n’avait jamais menti. C’était bien sa pensée qu’il nous apportait dans ces petites phrases si courtes et si pleines, — sa pensée, profondément, invinciblement sincère…

Les années ont passé depuis lors, — pas beaucoup d’années, — et voici que M. Taine compte des fidèles parmi ceux qui marchaient à la suite de Mgr Dupanloup, tandis que ses partisans presque fanatiques d’autrefois l’accusent d’avoir renié les convictions de leurs communs combats. Les premiers volumes de l’Histoire des origines de la France contemporaine1 ont paru, et les partis politiques se sont jetés sur cette proie. Pour les uns, l’iconoclaste est passé à l’état d’un Joseph de Maistre de l’histoire documentaire, sorti des archives avec la magique épée qui abattra la Révolution. Les autres, oubliant de quel incorruptible écrivain ils jugent le labeur, attribuent aux causes les plus mesquines un pessimisme qui n’est qu’une conséquence, mais où ils veulent voir une contradiction. Je resterai fidèle au plan primitif de cette série d’études, si je montre comment une même sensibilité, une même doctrine, une même méthode, ont conduit M. Taine à heurter violemment certaines aspirations de l’Âme Française contemporaine, après l’avoir conduit à en flatter involontairement certaines autres. Il y a un mot admirable de Bossuet sur la justice : « Elle est », dit-il, « une espèce de martyre… » La sincérité implacable de la pensée est parfois aussi cette espèce de martyre.

I. La sensibilité philosophique §

J’imagine qu’un lecteur de bonne foi ait terminé l’étude des quelque vingt volumes qui composent l’œuvre actuellement publiée de M. Taine, et qu’il doive résumer son impression par un de ces termes généraux qui classent un esprit, en marquant à la fois sa qualité maîtresse et sa tendance favorite. Ce résumé sera tout d’abord rendu malaisé par la variété des genres où l’écrivain a excellé, mais qu’il a transformés par la force propre de son talent M. Taine ne saurait être appelé justement un critique, bien qu’il ait donné des essais de premier ordre, celui sur Balzac, par exemple, et celui sur Saint-Simon, chefs-d’œuvre d’analyse aiguë et d’exposition lucide. Il suffit de comparer ces pages à celles que Sainte-Beuve a écrites sur les mêmes sujets, pour constater la différence entre les procédés d’anatomie psychologique d’un chercheur qui voit dans la littérature un signe, et la méthode proprement critique d’un juge au regard duquel la production littéraire est un fait souverainement intéressant par lui-même. Sainte-Beuve abonde en distinctions, volontiers en subtilités, afin de mieux noter jusqu’à la plus fine nuance. Il multiplie les anecdotes afin de multiplier les points de vue. C’est l’individuel et le particulier qui le préoccupe, et, par-dessus cette minutieuse investigation, il fait planer un certain Idéal de règle esthétique, grâce auquel il conclut et nous contraint de conclure. M. Taine, au contraire, emploie tout son effort à simplifier. Le personnage qu’il considère ne lui est qu’un prétexte à démonstration. La grande affaire est pour lui d’établir à son endroit quelque vérité très générale et d’une importance qu’il estime très supérieure. — M. Taine n’est pas davantage un historien, bien qu’il ait signé d’admirables fragments d’histoire. Il n’a pas cédé, en les composant, à cet impérieux besoin de résurrection du passé qui saisissait Michelet au seul contact des papiers jaunis, papiers anciens dont l’écriture a pâli, papiers muets et que manièrent des doigts aujourd’hui décomposés. Pour M. Taine, un chapitre d’histoire est comme le moellon d’un édifice au sommet duquel se dressera une vérité, générale encore, exhaussée jusqu’à la pleine lumière de l’évidence. Michelet montrait pour le plaisir de montrer. M. Taine, lui, peut montrer avec un relief aussi puissant, mais c’est pour le plaisir de démontrer. — M. Taine n’est pas davantage un pur artiste, bien que nous ayons de lui ces livres de description colorée où il a noté les souvenirs de ses voyages en Italie, en Angleterre et aux Pyrénées. S’il a parcouru les paysages des montagnes et des plaines, des vastes cités vivantes et des villes mortes, ce n’a pas été, comme Théophile Gautier, pour enchanter ses yeux aux aspects nouveaux de l’univers changeant, invité par ta voix qui murmure à une imagination nostalgique :

Il est au monde, il est des spectacles sublimes,
Des royaumes qu’on voit en gravissant les cimes,
De noirs Escurials, mystérieux granits,
Et de bleus Océans, visibles infinis…

Il existe une hypothèse formulée par Montesquieu, puis développée par Stendhal, sur les relations de l’âme humaine et de son milieu. La vérification de cette hypothèse flottait pour M. Taine dans les lointains horizons, et il est parti pour nous rapporter un journal de voyage qui, lui aussi, a pour objet l’établissement d’une idée générale. — Essais de critique, travaux d’histoire, livres de fantaisie, tout a servi une passion dominatrice : la philosophie, et, dans le vaste domaine représenté par ce mot, plus particulièrement la psychologie. Mais, avant d’être un psychologue, M. Taine a été d’abord, et il est resté surtout, un philosophe. Rarement l’unité d’une œuvre fut plus forte et la spécialité d’une nature plus accusée. Il faut décrire cette nature pour comprendre cette œuvre, comme pour comprendre le génie d’un peintre il faut décrire son œil. L’élément de l’imagination primitive et originale une fois donné, le reste suit nécessairement.

Les traductions diverses, ou élogieuses ou hostiles, qui peuvent être données du mot philosophe se ramènent à la suivante : un esprit philosophique est celui qui se forme sur les choses des idées d’ensemble, c’est-à-dire des idées qui représentent non plus tel ou tel fait isolé, tel ou tel objet séparé, mais bien des séries entières de faits, des groupes entiers d’objets Des exemples préciseront cette définition. Quand un poète, un Molière ou un Shakespeare, se propose de peindre une passion, telle que la jalousie, il aperçoit un certain jaloux, Arnolphe ou bien Othello, personnage vivant et concret qui va et vient parmi des événements délimités, et, ce faisant, il obéit à son organisation d’artiste. Quand un philosophe, au contraire, comme Spinoza, se propose d’étudier cette même passion, il aperçoit, non plus un cas particulier, mais la loi commune qui gouverne tous les cas, et il exprime cette loi dans une formule capable d’être appliquée à l’aventurier maure Othello ainsi qu’au bourgeois parisien Arnolphe : « Figurez-vous qu’un autre s’attache ce que vous aimez avec le même lien d’affection qui vous unissait à cet objet aimé ; vous haïrez cet objet aimé en même temps que vous envierez votre rival… » Et un commentaire suit, théorique, placide, universel, comme le développement d’une proposition de géométrie. C’est proprement le travail du philosophe de rechercher des lois de cette sorte et d’élaborer des formules de cette espèce. A les poursuivre, son imagination entre en branle. Cette formule, en effet, vous paraît morte à vous, qui ne vous remuez point parmi les abstractions comme parmi des êtres. Pour le philosophe, elle est vivante. Il contemple dans ce raccourci l’innombrable file des faits spéciaux que la formule commande, et le plaisir de cette contemplation est tellement vif que ceux qui l’ont goûté y reviennent toujours, même à travers les études en apparence les plus éloignées. Si les hasards de la vocation ou de la destinée ont fait du philosophe un peintre, il brisera le moule trop étroit de son art afin d’y introduire des idées générales, et il pratiquera la peinture symbolique. Tel Chenavard ou Cornélius. S’il est poète, le philosophe s’intéressera aux drames obscurs qui se jouent dans les profondeurs de la conscience entre le doute et le besoin de croire, et il écrira la Justice, comme M. Sully-Prudhomme. Si le philosophe compose un roman, ce sera les Affinités électives ou Wilhelm Meister, et la critique y trouvera matière à d’interminables discussions, tant les théories s’y accumulent et les aperçus systématiques. Peu d’écrivains ont, plus que M. Taine, subi la tyrannie de cette imagination singulière. C’est elle qui le force à ne voir dans les magnifiques fragments d’un grand prosateur, l’historien Tive-Live, qu’une occasion de discuter un théorème de l’Ethique ; elle qui le contraint à interpréter dans le sens d’une doctrine générale, et les chefs-d’œuvre de tous les arts (Philosophie de l’art), et les élégances de la vie parisienne (Graindorge), et l’histoire de la littérature anglaise, et la Révolution. Elle est si implacablement souveraine, cette imagination, qu’après lui avoir imposé sa méthode d’analyse, elle lui a imposé sa forme. Il n’existe point, dans la littérature actuelle, de style plus systématique, et dont tous les procédés traduisent mieux les partis pris d’une pensée sûre d’elle-même. Chaque période d’une de ces fortes pages est un argument, chaque membre de ces périodes une preuve, à l’appui d’une thèse que le paragraphe tout entier soutient, et ce paragraphe lui-même se lie étroitement au chapitre, lequel se lie à l’ensemble, si bien que, pareil à une pyramide, l’ouvrage entier converge, depuis les plus minces molécules des pierres des assises jusqu’au bloc du rocher de la cime, vers une pointe suprême et qui attire à elle toute la masse… Considérez les morceaux éclatants où le prosateur rivalise avec la peinture par la couleur du détail et avec la sculpture par la saillie des contours. Même les épithètes chatoyantes, même les métaphores visionnaires servent à illustrer et à rendre palpable quelque vaste loi de l’esprit ou quelque vérité de l’histoire. C’est ainsi qu’à l’occasion de La Fontaine, et pour faire toucher au doigt l’attache qui unit la poésie du fabuliste au caractère de l’horizon natal, M. Taine indique l’air de finesse et d’agrément des plaines de la Champagne, et cet air de finesse et d’agrément devient aussitôt perceptible : « De minces rivières serpentent parmi des bouquets d’aunes avec de gracieux sourires. Une raie de peupliers solitaires au bout d’un champ grisâtre, un bouleau frêle qui tremble dans une clairière de genêts, l’éclair passager d’un ruisseau à travers les lentilles d’eau qui l’obstruent, la teinte délicate dont l’éloignement revêt quelque bois écarté, voilà les beautés de ce paysage. » Ainsi encore, à la fin d’une étude sur Stuart Mill et sur l’induction, l’architecture d’une ville d’Université anglaise apparaît : « Une lumière jeune se posait sur les dentelures des murailles, sur les festons des arcades, sur le feuillage luisant des lierres… » Vous croiriez lire la confidence d’un artiste qui se réjouit dans ses sensations. Achevez : une nouvelle phrase surgit qui résume en une observation psychologique le sens intime de ces monuments et de ces feuillages : « … Des arbres énormes, vieux de quatre siècles, allongeaient leurs files régulières, et j’y trouvais de nouvelles traces de ce bon sens pratique qui a accompli des révolutions sans commettre de ravages… » Il y aurait à citer par centaines des phrases semblables. Celles-ci suffisent pour nous permettre de conclure qu’au regard de M. Taine, comme au regard des philosophes de race, cette immense nature, si complexe et si touffue, n’est qu’une matière à exploitation intellectuelle, comme elle est pour le peintre matière à tableaux, et pour le poète matière à rêveries.

A chaque sorte d’imagination correspond une sorte de sensibilité. Nous ne jouissons et nous ne souffrons que de ce que nous sentons réel, et cela seul est réel pour nous qui reparaît devant notre solitude, quand, fermant les yeux et ramenant notre âme sur elle-même, nous évoquons notre mirage personnel de l’univers. Sachant de quelle façon un philosophe interprète la vie, nous savons quelles images il revoit intérieurement dans ses heures de réflexion. Comme toute expérience se résout chez lui en quelques idées générales, ce sont ces idées qui ressuscitent devant sa pensée méditative. Partant, sa sensibilité à l’égard des personnes et des choses est souvent médiocre, car ces personnes et ces choses existent à peine pour lui. Il saura distinguer par contre d’innombrables nuances dans les idées. Il en goûtera la beauté propre et, si l’on peut dire, technique, comme un peintre goûte la beauté technique qui résulte de la juxtaposition de deux couleurs, et un musicien celle que procure la concomitance de deux sons. La sublimité d’une large hypothèse ravira le philosophe, la délicatesse d’une théorie l’enchantera Ses bonnes fortunes seront les découvertes d’ingénieuses formules, et ses débauches, les entiers abandons aux ivresses de la fantaisie métaphysique. Il y a une plénitude de l’être qui se rencontre seulement dans une complète harmonie entre nos facultés et nos actions. Un frémissement de toute notre nature s’émeut alors, qui exalte jusqu’à son énergie suprême la conscience de notre vitalité A ce point de vue les diverses passions sont identiques, et le philosophe, en poursuivant cette extase souveraine de son cerveau, est le frère du joueur et du débauché, comme du héros et du martyr. Plus l’extase est dominatrice, plus l’homme est puissant. Chez les philosophes de génie, cette extase a été si intense qu’elle a épuisé la sève intime, et qu’aucun goût n’a pu fleurir à côté. La biographie de Kant et celle de Spinoza nous fournissent deux exemples incomparables de cette possession de tout un tempérament et de toute une âme par un plaisir unique, exalté jusqu’au délice et amplifié jusqu’à la manie. Par-delà les anecdotes bizarres, on devine la magnificence d’une passion irrésistible qui a permis à l’homme de se créer un univers dans l’univers, et de se mouvoir dans ce domaine propre comme l’Enée de Virgile dans sa nuée : « Et la Déesse déploya autour d’eux dans l’espace le manteau d’une vapeur, — de crainte que quelqu’un ne pût les voir, quelqu’un les toucher… »

Certes, les facultés de M. Taine sont trop complexes, sa curiosité a été trop éveillée, pour qu’il ait jamais, en ses heures de spéculation les plus absorbées, abouti à cette solitude absolue de l’intelligence et du cœur. De même pourtant que l’imagination philosophique est la maîtresse pièce de son intelligence, de même l’émotion philosophique est la maîtresse pièce de sa sensibilité. Les passages abondent dans ses livres, où il fait confidence des profonds bonheurs de sa pensée. Ce sont même les seules confidences qu’il ait jamais permises à sa plume de savant désintéressé de sa propre personne. Quand il parle de ses premières études, c’est avec la mélancolie nostalgique d’un amoureux qui songe aux premiers rendez-vous : « J’ai lu Hegel », — dit-il quelque part, — « tous les jours, pendant une année entière, en province ; il est probable que je ne retrouverai jamais des impressions égales à celles qu’il m’a données… » Sainte-Beuve, lui, voué à l’histoire naturelle des écrivains par une vocation révélée dès ses années de jeunesse, n’a-t-il pas écrit : « il y eut à ce début des moments où je mettais tout mon avenir d’ambition et de bonheur à lire un jour couramment Esope, seul, par un temps gris… » De pareilles lignes sont la définition même d’une nature intellectuelle. M. Taine a laissé encore tomber cet aveu : « Pour les gens d’imagination, à vingt ans, la philosophie est une toute-puissante maîtresse… On plane sur le monde, on remonte à l’origine des choses, on découvre le mécanisme de l’esprit. Il semble que, du coup, on se soit trouvé des ailes. Sur ces ailes nouvelles, on s’élance à travers l’histoire et la nature. » Cette effusion lyrique fait comprendre qu’il parle avec une sympathie si complaisante de M. Pierre et de son ami, les deux métaphysiciens logés près du Jardin des Plantes « qui ne vont point dans le monde, ne jouent pas au whist, ne prennent point de tabac, ne font point de collections. — Ils aiment à raisonner… » S’il est aux Italiens, et qu’il voie s’accouder sur le velours d’une loge une charmante enfant, rose et virginale dans une robe idéalement bleue, il l’analyse, il discute, il songe, il aperçoit à son sujet cinq ou six grandes vérités de psychologie sociale, et il se dit : « J’en ai tiré tout ce qu’elle valait… » Il s’est mis lui-même en scène, dans la première intransigeance de son tempérament natif, sous le masque transparent du touriste Paul, le philosophe du Voyage aux Pyrénées, qui prétend — j’ai déjà cité ce passage — qu’en somme le sens le plus sensible, le plus capable de plaisirs nouveaux et divers, c’est le cerveau… ». Dans les conseils qu’il donne aux jeunes gens sous le masque non moins transparent de Thomas Graindorge, quelle félicité suprême leur recommande-t-il de rechercher ? La « contemplation ». Entendez par là cette philosophie que Carlyle appelle profondément, dans son Sartor resœrtus : « a spiritual picture of nature… une peinture spirituelle du monde. » La riche et prodigieuse variété des phénomènes se résume en quelques lois qui sont comme les fioles d’opium, mères du songe grandiose. On s’abandonne à elles, et aussitôt « on cesse de voir et d’entendre un fragment de la vie. C’est le chœur universel des vivants qu’on sent se réjouir et se plaindre, c’est la grande âme dont nous sommes les pensées… » Spinoza, cette fois, n’aurait pas mieux dit, et l’on croirait lire un commentaire du cinquième livre de l’Ethique sur « l’amour intellectuel de Dieu ». Tant il est vrai qu’à des années de distance, et malgré les plus complètes diversités de l’éducation et du milieu, les mêmes passions s’échappent en mêmes cris d’éloquence et du même accent, presque avec les mêmes mots !

Pour une âme ainsi douée de la sensibilité philosophique et de l’imagination qui lui correspond, la sincérité n’est plus même une vertu, c’est un état coutumier et inévitable. Calculer le retentissement de ses idées, cette âme ne le peut pas. L’absorption profonde l’en empêche. Un véritable poète ne peut pas davantage calculer l’effet que produiront ses vers, ni un mathématicien quelle valeur d’application pratique prendront ses formules. L’entraînement de la faculté maîtresse est trop puissant, la jouissance que procure l’exercice de cette faculté trop intense Stendhal a donné la raison de cette impossibilité où se trouve l’artiste de nature, comme le savant, de réfléchir sur la portée sociale de son travail : « Un homme comme Jean-Jacques Rousseau n’a pas trop de dix-huit heures par jour pour songer à tourner les phrases de son Emile. Un homme qui veut amasser quatre cent mille francs avec une chose aussi ennuyeuse, au fond, que des livres où il n’y a pas d’âme, n’a pas trop de dix-huit heures par jour pour trouver les moyens de s’introduire dans les coteries en crédit… » M. Taine, lui, n’a pas eu trop de dix-huit heures par jour pour aménager ses théories, et c’est pour cela qu’il n’a jamais trouvé le loisir de mesurer leurs conséquences immédiates au point de vue du succès immédiat et contemporain C’est ainsi qu’il a brutalisé, dans sa première jeunesse, les sentiments religieux et moraux de beaucoup de ses compatriotes, comme il brutalise aujourd’hui les sentiments politiques de beaucoup d’autres, en s’en doutant à peine, et à coup sûr sans s’inquiéter de ces heurts de l’opinion : « Je fais deux parts de moi-même », a-t-il déclaré quelque part : « l’homme ordinaire qui boit, qui mange, qui fait ses affaires, qui évite d’être nuisible et qui tâche d’être utile. Je laisse cet homme à la porte. Qu’il ait des opinions, une conduite, des chapeaux et des gants comme le public, cela regarde le public. L’autre homme, à qui je permets l’accès de la philosophie, ne sait pas que ce public existe. Qu’on puisse tirer de la vérité des effets utiles, il ne l’a jamais soupçonné… — Mais vous êtes marié ? lui dit Reid. — Moi ? point du tout. Bon pour l’animal extérieur et que j’ai mis à la porte. — Mais, lui dit M. Royer-Collard, vous allez rendre les Français révolutionnaires ? — Je n’en sais rien. Est-ce qu’il y a des Français ?… » Comprenez-vous maintenant qu’il est injuste de demander compte à un tel homme de la place que ses convictions lui assignent dans la mêlée des doctrines actuellement en lutte ? Vous lui imposez cette place. Il ne l’a pas choisie.

Une situation d’esprit exceptionnelle se paye toujours chèrement. Nous venons de voir la rançon de celle-ci. Elle a aussi ses avantages. Le plus incontestable est l’autorité. L’homme qui possède ce don de l’autorité peut devenir impopulaire. Il peut être haï, calomnié. Il n’en garde pas moins ce prestige singulier, presque indéfinissable, qui ajoute un poids considérable à chaque parole tombée de sa bouche, à chaque écrit échappé de sa plume. Ce qui assure cette sorte de pouvoir au philosophe isolé dans son système, c’est précisément cet isolement et la qualité de certitude qu’il suppose. Nous vivons dans une époque d’effondrement religieux et métaphysique où d’innombrables doctrines jonchent le sol. Non seulement nous n’avons plus, comme les gens du XVIIe siècle, un credo général, régulateur de toutes les consciences et principe de tous les actes ; mais nous avons perdu même cette force de négation qui fut le credo à rebours du XVIIIe siècle : Toutes les personnes qui, de près ou de loin, se rattachèrent au mouvement de combat dirigé par Voltaire eurent du moins une certitude : elles ont cru qu’elles combattaient l’erreur. Toute une foi inconsciente était enveloppée dans cette certitude-là. Croire qu’un signe évident sépare ce qui est raisonnable de ce qui ne l’est point, c’est affirmer du coup que la raison est infaillible. Telle n’est plus la conviction de la plupart des esprits cultivés dans notre âge de critique. Nous avons tant multiplié les points de vue, si habilement raffiné les interprétations, si patiemment cherché la genèse, partant la légitimité relative de toutes les doctrines, que nous en sommes arrivés à penser qu’une âme de vérité se dissimule dans les hypothèses les plus contradictoires sur la nature de l’homme et celle de l’univers. Et comme, d’autre part, il n’est pas d’hypothèse suprême qui concilie toutes les autres et s’impose à l’intelligence dans son intégrité, une anarchie d’un ordre unique s’est élaborée dans le monde intellectuel. Un scepticisme en dérive, sans analogue dans l’histoire des idées, — scepticisme dont M. Renan est chez nous le plus extraordinaire représentant. Cette disposition à douter même de son doute entraîne avec elle un cortège d’infirmités que nous connaissons trop : vacillation de la volonté, compromis sophistiques de la conscience, dilettantisme toujours à demi détaché et toujours indifférent. Ces périlleuses faiblesses nous rendent plus enviables encore ceux qui ont fait, eux aussi, le tour de bien des idées et qui n’ont pas perdu les grandes vertus de jadis : la solide énergie du caractère, l’invincible rigueur dans la discipline intime, la sérieuse étreinte de la réalité. Si l’on traçait l’histoire des influences dans cette fin de notre XIXe siècle français, qui semble si foncièrement et irréparablement désabusé, on serait étonné de trouver que tous les systématiques ont exercé sur cette époque une dictature, même quand ils ne la méritaient pas, comme tel ou tel utopiste sans valeur, — à plus forte raison un systématique d’une rare vigueur d’esprit et doublé d’un savant de premier ordre.

Donc la puissance de M. Taine sur l’opinion, — puissance obtenue sans qu’il l’ait désirée jamais, — et ses conflits avec les diverses nuances de cette opinion, — conflits provoqués sans qu’il s’en soit jamais soucié, — s’expliquent également par les effets contradictoires d’une forme d’esprit initiale. Il reste à montrer comment cette forme d’esprit s’est développée dans un milieu très spécial aussi, et quelle a été son œuvre. On verra que ces deux éléments une fois donnés, une certaine conception de l’âme humaine devait naître, et, par voie de conséquence, une certaine conception de la politique contemporaine. Ces trois points successifs feront l’objet des trois parties de cette étude.

II. Le milieu §

De ce que le philosophe ne calcule pas le retentissement direct de sa doctrine, il ne suit point que cette doctrine soit absolument indépendante du milieu où elle a été formée. Tout système — l’histoire nous le démontre — se rattache par le plus étroit lien aux autres productions de l’époque dans laquelle il a paru. Faut-il beaucoup de réflexion pour comprendre qu’une même disposition de l’esprit français s’est manifestée par la poésie de Boileau et de Racine, par la peinture de Poussin et par les théories de Descartes, qui séparaient radicalement la pensée de la matière, l’âme humaine de l’animalité ? Un même moment de l’esprit germanique a mis au jour Herder, Kant et Gœthe, comme un même moment du génie anglais a produit le théâtre brutal de Wycherley, les grossières satires de Rochester et le violent matérialisme de Hobbes. Une simple analyse du mot système permettait d’ailleurs de conclure, a priori, à la parenté profonde des philosophes et de leur milieu. Construire un système, n’est-ce pas achever par une hypothèse explicative la somme des connaissances exactes que l’expérience a fournies ? Nous possédons sur l’univers et sur l’homme une certaine quantité de notions positives, nous les coordonnons et nous les complétons par une théorie générale, comme un géomètre dessine une circonférence entière d’après le segment d’un cercle. Plus tard, la quantité des notions positives sera augmentée, et notre théorie de la nature et de l’esprit se trouvera ne plus correspondre à ces données nouvelles. L’arc à fermer sera plus ouvert et le rayon de la circonférence devra être plus grand. Mais ces notions positives, matière indispensable de notre hypothèse, comment l’expérience nous les apporte-t-elle ? De deux façons, très distinctes, semble-t-il. D’une part, le philosophe connaît les résultats généraux des sciences expérimentales à l’heure où il travaille, et il y conforme son imagination d’inventeur d’idées. D’autre part, ce philosophe a subi, du moins dans son enfance et dans sa jeunesse, les influences infiniment multiples et complexes de sa famille et de ses amis, de sa ville et de sa contrée. Sa vie sentimentale et morale a précédé ou accompagné sa vie intellectuelle. Cette seconde initiation se mélange à la première, quoi que le penseur en ait, si bien que la découverte d’une doctrine se trouve être à la fois un roman de l’esprit et un roman du cœur. Il faut citer encore l’exemple de celui que Schleiermacher appelait « l’illustre et infortuné Spinoza » ; et, de fait, on doit toujours en revenir à cet homme si représentatif quand on veut étudier sur place un exemplaire accompli de la grande existence métaphysique. Le puissant système exposé dans les cinq livres de l’Ethique n’a-t-il pas pour fondement positif, d’abord les notions de physique et de mathématique propres à la science du XVIIe siècle, puis les notions d’expérience personnelle que la naïve biographie de Colerus nous révèle ? Si le pauvre petit Juif, poitrinaire et ombrageux, n’avait pas été maudit par ses frères en religion, persécuté par sa famille, dédaigné par la jeune fille qu’il désirait épouser ; s’il n’avait senti, dès son adolescence, la table de fer de la réalité peser sur sa personne et la meurtrir, certes il n’aurait pas écrit avec une soif si évidente d’abdication, avec une telle horreur des vains désirs, les terribles phrases où se complaît son stoïcisme intellectuel : « Ni dans sa façon d’exister ni dans sa façon d’agir la nature n’a de principe d’où elle parte ou de but auquel elle tende… » et cette autre, qui, rapprochée du consolant Pater noster qui es in cœlis de l’Evangile, prend toute sa force de cruel fatalisme : « Celui qui aime Dieu ne peut pas faire d’effort afin que Dieu l’aime en retour. » Qu’on se figure maintenant les circonstances parmi lesquelles a grandi M. Taine, et quelle sorte de matière à mettre en œuvre la société a fournie aux tentatives de cette imagination philosophique dont il était doué. Il, a eu ses vingt ans en plein Pans de la fin du règne de Louis-Philippe, et les souvenirs de ses amis d’Ecole normale, ceux, par exemple, si évidemment sincères publiés par M. Sarcey, le montrent intéressé par toutes les discussions de ses camarades d’alors, et remuant en leur compagnie les idées les plus importantes de l’époque Etranges années que celles-là, qui se sont écoulées aux environs de 1850, années douloureuses et qui ont consommé la banqueroute des magnifiques espérances de la première moitié du siècle. En littérature, le romantisme paraît vaincu. A-t-il tenu d’ailleurs ses grandes promesses de rénovation esthétique ? Comment ne pas en douter, lorsque tous les poètes abdiquent leur art l’un après l’autre ? Le seul Victor Hugo maintient son pennon, et il vient d’essuyer la défaite des Burgraves. Mais Lamartine s’occupe uniquement de politique ; mais Alfred de Musset achève de noyer son génie dans l’ivresse ; mais Théophile Gautier s’appelle lui-même un

Vieux rimeur abruti par l’abus de la prose.

Il tourne la roue de son feuilleton avec une mélancolie d’esclave : « Qu’est-ce qu’on va encore nous faire faire ?… » disait-il plus tard, avouant ainsi la secrète douleur de toute son existence dépensée à cette stérile besogne de journaliste malgré lui. Mais Alfred de Vigny s’est retiré dans sa tour d’ivoire ; mais Sainte-Beuve a enterré sous l’amoncellement de ses études critiques ce poète mort jeune que la plupart des hommes, prétendait-il, portent en eux ; mais Auguste Barbier a perdu le souffle lyrique de ses ïambes. C’en est fini des belles luttes autour des chefs-d’œuvre nouveau-nés, les Méditations ou les Orientales. C’en est fini aussi de l’exaltation spiritualiste qui avait accompagné, en l’avivant, la ferveur poétique des jours de flamme. Le prophète de la psychologie écossaise, Théodore Jouffroy, est mort. Les insuffisances de l’éclectisme, prôné par Victor Cousin et imposé comme une doctrine officielle, éclatent à tous les yeux, en même temps que la révolution de 1848 découvre la niaiserie des vingt systèmes de sociologie indépendante qui avaient foisonné sous le régime de Juillet. Ce sont là des signes extérieurs d’une désagrégation plus profonde. Les luttes formidables de la tragédie révolutionnaire et leur légende, l’étonnante épopée impériale et son sanglant prestige, avaient façonné une génération pénétrée du concept héroïque de la vie. Les jeunes gens qui la composaient, tout naturellement s’étaient nourris de rêves démesurés et grandioses. Et comment n’auraient-ils pas cru à la toute-puissance, à la magie de la volonté de l’homme, eux qui avaient vu un monde nouveau sortir, frais, resplendissant et sublime, du sépulcre des siècles défunts, une Europe s’écrouler, une autre s’élever, et un simple lieutenant d’artillerie réaliser les plus extravagantes chimères de l’ambition la plus effrénée par la seule vigueur de son génie et par l’énergie de ses rudes soldats ? Puis, ce monde nouveau s’était trouvé en un demi-siècle aussi vieux que l’autre. L’Europe nouvelle ne valait pas mieux que l’ancienne. Le conquérant était mort là-bas, puis ses compagnons, un par un ; et une lèpre de médiocrité commençait de s’étendre sur les mœurs et la politique Voici que les deux brillants et bouillants départs, celui de la Restauration et celui de 1830, aboutissaient à l’abaissement des caractères, à la matérialité grossière des jouissances. Le siècle avait manqué son œuvre.

Pas tout entière pourtant. Au milieu de ces décombres universels, un arbre pousse, dont la végétation luxuriante redouble de vitalité dans ce paysage de mort. Cet arbre aux frondaisons touffues et sans cesse multipliées, c’est la Science. Seule elle n’a pas menti à ses dévots. Que dis-je ? Elle dépasse les espérances les plus hardies. Celui qui jette ses regards sur le développement scientifique de cette première moitié du siècle, après avoir contemplé la misère des autres entreprises, peut-il retenir un élan d’admiration ? Les travaux de Fresnel sur la lumière, ceux d’Ampère et d’Arago sur le magnétisme et l’électricité, ceux de Magendie et de Flourens sur le système nerveux, je cite au hasard, — combien d’autres encore ! — ont renouvelé notre vue théorique de l’univers et multiplié nos moyens d’action sur les forces naturelles. Des applications pratiques d’une incalculable portée témoignent que la besogne accomplie dans les laboratoires est une œuvre de réalité. Pour la première fois l’Isis entr’ouvre son voile. L’homme prend à la fois connaissance et possession de ce cosmos dont la splendeur l’épouvantait et dont le mystère l’écrasait. Et quel est l’outil de ce progrès quasi merveilleux ? L’application de la méthode y a suffi. Quelle méthode ? Celle que Bacon a réduite en maximes et que les chercheurs pratiquent uniquement : l’Expérience. De cette constatation à l’enthousiasme, à l’idolâtrie pour cette méthode unique, il n’y a qu’un pas, et les jeunes hommes que cette prodigieuse fécondité de la science enivre d’espoir, comme les hommes faits qu’elle console après de si durs mécomptes, l’ont bientôt franchi. Une sorte de logique invincible et inconsciente s’agite en nous, qui contraint les plus rebelles à pousser jusqu’à l’extrémité de leurs idées. Si derrière la Science il y a la Méthode, derrière la méthode il y a quelque chose encore. Ce quelque chose, qui constitue l’essence même de la recherche expérimentale, c’est le Fait. Etablir une expérience, c’est déterminer un ou plusieurs faits, rien de plus. La science a été sur la voie de sa prospérité du jour où les savants ont eu le culte, la passion exclusive du fait, et rien que du fait. Nos gens auront donc, eux aussi, la religion de la méthode. Vous souvenez-vous du roman de Dickens où le positivisme anglais s’incarne dans un personnage de condition et de culture moyennes qui n’a jamais, peut-être, entendu parler de l’induction, mais chez qui la manie de la notion exacte et sèche est entrée par chaque pore : « A présent », s’écrie-t-il, « ce qu’il me faut, ce sont des faits. N’enseignez à ces filles et à ces garçons que des faits. On n’a besoin que des faits dans la vie. Ne plantez rien autre chose en eux. Déracinez en eux toute autre chose. Vous ne pourrez tonner l’esprit d’un animal raisonnable qu’avec des faits… » C’est la traduction, ce discours, de la parole intérieure que se prononcent neuf Anglais sur dix, de celle que se prononcèrent beaucoup de Français vers 1850.

C’est alors, en effet, que le héros du roman et du théâtre cesse d’être le mélancolique, ou poitrinaire ou révolté, toujours en désaccord avec les circonstances, pour devenir le brutal et rude manieur de réalités que M. Alexandre Dumas fils a si hardiment planté sur la scène. L’expression d’« homme fort » est à la mode. Elle signifie une exploitation intelligente et peu scrupuleuse du fait bien compris. Et d’une extrémité à l’autre de la société, cette même exploitation s’installe. En haut, c’est au nom du fait accompli que le régime impérial se fonde et prospère. En bas, c’est vers le succès, la jouissance immédiate, la fortune et le luxe que tendent les efforts des travailleurs. D’Idéal politique, il n’est plus question. La faillite des rêves socialistes ou libéraux paraît définitive. L’Idéalisme est vaincu également dans la littérature. Au lyrisme fougueux succède l’observation implacable, et la prose précise de Voltaire recommence d’être en vogue. C’est l’époque où les vastes travaux de confort national s’accomplissent avec une ampleur extraordinaire, où le suffrage universel devient le procédé unique du gouvernement, parce qu’il a la valeur indiscutable du chiffre brutal. L’instruction publique s’organise en vue d’assurer à l’enseignement des sciences un triomphe sur l’enseignement des lettres. Des programmes de l’ancienne classe de philosophie, qui était une école de spéculation, qu’a-t-on retenu ? la logique, c’est-à-dire la portion sèche et technique, mais stricte aussi, mais positive. Ces tentatives de tous ordres se fondent en une sorte de courant mélangé, qui bouillonne, qui n’a pas une rive très nette. A trente années de distance, la direction est reconnaissable. C’est après coup que l’unité d’un temps se dessine. De menus détails de mœurs la révèlent, mieux encore les noms des personnages originaux qui furent les chefs de file des grandes besognes. Cette entrée du second Empire dans l’histoire a eu pour grand homme politique le duc de Morny, — pour grand auteur dramatique Alexandre Dumas fils, pour grands romanciers Gustave Flaubert et les frères de Goncourt. M. Taine aura été son grand philosophe. Je n’entends point par là qu’il n’y ait pas eu d’autres politiciens, d’autres artistes en œuvres d’imagination, d’autres penseurs, et qu’ils n’aient valu ceux dont je viens d’écrire les noms, si même ils ne les ont surpassés. N’importe ! Ceux-là ont au front cette marque spéciale d’avoir été, chacun dans un genre, les représentants simultanés d’une même poussée d’idées. M. Taine en a donné, ce me semble, la formule la plus abstraite et par suite la plus générale.

Tout le système philosophique de M. Taine était dressé dans son esprit dès ses premiers livres. On en trouvera un résumé d’une clarté supérieure dans les deux chapitres qui terminent les Philosophes classiques du XIXe siècle, — chapitres composés, nous dit la préface, ainsi que le reste de l’ouvrage, exactement en 1852, et sous l’influence des libres causeries avec quelques jeunes gens très distingués de cette époque. A lire la préface de l’Intelligence, où l’auteur a ramassé, près de vingt ans plus tard, et comme en un corps de doctrine, ses certitudes et ses hypothèses sur la pensée et sur la nature, il est aisé de constater que le système, pareil à quelque édifice d’une savante et forte architecture, n’a pas bougé. Considéré dans ce qu’il a d’essentiel, ce système se ramène à concevoir le moi comme constitué par une série de petits faits qui sont des phénomènes de conscience, et la nature comme formée par une série parallèle de petits faits qui sont des phénomènes de mouvement Le philosophe est catégorique sur ces deux points : « Il n’y a rien de réel dans le moi », dit-il, « sauf la file de ses événements. » En d’autres termes, pas plus dans le moi que dans les corps, M. Taine n’admet une substance permanente et cachée qui soutienne les qualités et qui survive, identique et durable, aux événements accidentels et passagers. Des fusées de phénomènes caducs, qui montent quelques minutes ou quelques heures, puis s’abîment irréparablement, — tel est pour lui le monde. C’est, comme on voit, une réapparition de l’antique hypothèse d’Héraclite sur l’écoulement universel. Pour nous représenter ce moi et cette nature, ce sont donc de petits faits qu’il faut connaître et qu’il faut classer. La méthode se trouve être la même dans les sciences dites morales et dans les sciences dites naturelles. Dans les unes comme dans les autres, c’est par une analyse qu’on doit commencer. Je suppose que j’aie à étudier la personnalité d’un écrivain ou d’un général ; je ne procéderai pas autrement qu’un chimiste placé devant un gaz, ou qu’un physiologiste en train d’examiner un organisme. Je dresserai par voie d’observation une liste des petits faits qui constituent cet écrivain ou ce général. Cette liste une fois dressée, je déterminerai, par voie d’induction, les faits dominateurs, ceux qui commandent les autres, comme dans un arbre les plus grosses branches commandent les moindres. Il est ainsi des phénomènes initiaux, des génératrices, c’est le terme même de M. Taine, de qui les autres dérivent. Transformez-les, une transformation totale suit. Comprenez-les, vous comprendrez tous les phénomènes secondaires. Dans un animal, la nutrition, par exemple, est une de ces génératrices. Dans un écrivain, comme dans un général, ce sera le genre d’imagination. Le génie de Michelet découle tout entier de la lucidité merveilleuse avec laquelle il se représentait des états de sensibilité ; celui de Napoléon, de sa puissance de vision topographique. Que le premier eût été incapable de se configurer des intérieurs d’âmes, et le second des saillies de terrain, ni l’Histoire de France n’eût été écrite, ni la bataille d’Austerlitz n’eût été gagnée. Ces quelques faits initiaux et générateurs une fois trouvés, il reste à les rattacher à d’autres encore qui soient plus haut placés dans la hiérarchie des causes. Cette imagination particulière à l’homme est due à l’hérédité. Dans l’individu, il s’agit donc de déterminer la race. Le développement de la race tient lui-même à des conditions spéciales de milieu. Arrivés à ce degré, il nous est possible de monter plus haut encore et de rattacher à un fait supérieur, à une loi plus générale de l’esprit, tous les faits petits ou grands dont nous avons suivi la filière. La science de la pensée a pour œuvre propre de ramasser ainsi en quelques lois très simples toute la série de ses expériences. C’est l’œuvre aussi de la science des corps. Il s’agit de résumer enfin ces quelques lois générales, qui ne sont que des faits très généraux, « jusqu’à ce qu’enfin la nature, considérée dans son fond subsistant, apparaisse à nos conjectures comme une pure loi abstraite, qui, se développant en lois subordonnées, aboutit sur tous les points de l’étendue et de la durée à l’éclosion incessante des individus et au flux inépuisable des événements… »

La portée de cette doctrine n’est pas en question. Seule, sa valeur de psychologie sociale nous intéresse. Il n’est pas malaisé d’apercevoir que deux éléments ont contribué à façonner cette conception de l’univers. Le premier est l’Hégélianisme. Dans une forte étude sur Carlyle, M. Taine, après avoir déclaré que notre principal travail est de repenser les idées de la grande métaphysique allemande, les exprime ainsi : « Elles se réduisent à une seule, celle du développement (entwickelung), qui consiste à représenter toutes les parties d’un groupe comme solidaires et complémentaires, en sorte que chacune d’elles nécessite le reste, et que, toutes réunies, elles manifestent par leurs successions et par leurs contrastes la qualité intérieure qui les assemble et les produit. » Cette qualité intérieure, Hegel l’appelle l’idée du groupe. M. Taine l’appelle un fait dominateur. Il introduit ainsi dans l’Hégélianisme un principe étranger qu’il emprunte à la science et à l’esprit positiviste de l’époque. Les vagues et vaporeuses formules se solidifient sous sa main de Français perspicace et que les mots ne trompent point. Là où Hegel aurait mis une dissertation, M. Taine met une description. L’anecdote soigneusement choisie tient dans ses pages la place de la phrase abstraite et sans contour saisissable. Partout et toujours, c’est un effort pour installer la méthode de la science. Avec quelle exaltation presque enivrée il parle de cette science et de l’avenir qu’elle nous prépare : « … Elle approche enfin, et elle approche de l’homme. Elle a dépassé le monde visible et palpable des astres, des pierres, des plantes, où dédaigneusement on la confinait. C’est à l’âme qu’elle se prend, munie des instruments exacts et perçants dont trois cents ans d’expérience ont prouvé la justesse et mesuré la portée. Elle apporte avec elle un art, une morale, une politique, une religion nouvelle, et c’est notre affaire aujourd’hui de les chercher… » Avec quelle confiance il assigne pour but idéal à toute recherche « la découverte de petits faits, bien choisis, importants, significatifs, amplement circonstanciés et minutieusement notés… ». Et comme il se comprend que la génération, alors nouvelle, dont il exprimait la foi profonde, avec des formules nettes comme un axiome de mathématique et vibrantes comme les strophes d’un hymne, ait reconnu en lui l’initiateur l’homme qui voyait la terre promise et qui en racontait, par avance, les rajeunissantes, les mystérieuses délices !

III. L’âme humaine et la science §

« C’est à l’âme que la science va se prendre… » Ce mot contient en germe toute l’œuvre tentée par M. Taine. Si l’on considère la quantité des matières traitées, cette œuvre est multiple et variée comme la vie même. Si l’on considère la permanence immuable de l’idée directrice, elle apparaît simple et serrée comme un traité de géométrie. Elle se résume dans une application de la théorie des petits faits à la psychologie, et dans l’hypothèse que tous les phénomènes de la vie intellectuelle ou volontaire ont une raison suffisante de leur existence dans un ou plusieurs phénomènes antécédents. En admettant que les petits faits qui constituent le moi peuvent être étudiés par les procédés de la méthode expérimentale, et par conséquent que la psychologie est une science, M. Taine se sépare de l’école matérialiste, laquelle réduit la portion exacte de l’étude de l’âme à un chapitre de physiologie. M. Taine a vu profondément qu’un phénomène de conscience, une idée, par exemple, est la cause d’une série d’autres phénomènes de conscience, quelle que soit d’ailleurs la modification physiologique correspondante. Par suite, quand bien même nous ferions de l’âme une simple fonction au cerveau, nous n’en devrions pas moins étudier la pensée en tant que pensée. Mais il se sépare aussi de la psychologie classique, telle que les Ecossais et que Jouffroy l’avaient définie, en abandonnant la méthode de la réflexion personnelle et solitaire, pour lui substituer l’enquête universelle et l’expérience multipliée. Au regard de M. Taine, tout, dans l’existence de l’homme, intéresse le psychologue et lui fournit un document. Depuis la façon de meubler une chambre et de servir une table, jusqu’à la manière de prier Dieu et d’honorer les morts, il n’est rien qui ne mérite d’être examiné, commenté, interprété, car il n’est rien où l’homme n’ait engagé quelque chose de son être intime. Carlyle a écrit le Sartor resartus, ouvrage énigmatique où il développe une philosophie du costume, puis disserte sur la politique et l’histoire, à propos de tabliers et de culottes. Il n’a fait qu’exagérer jusqu’à la bouffonnerie une vérité féconde, posée par Balzac dans la préface générale de la Comédie humaine, à savoir : « que l’homme, par une loi qui est à rechercher, tend à représenter ses mœurs, sa pensée et sa vie dans tout ce qu’il approprie à ses besoins… » C’est dire du même coup qu’aucune manifestation, si menue soit-elle, n’est absolument insignifiante et négligeable. Mémoires et correspondances, monographies historiques et romans d’analyse, œuvres des artistes et travaux des artisans, — l’investigation du savant doit s’étendre à tout. Il doit dépouiller tous les dossiers des passions grandes et petites. Apercevez-vous l’ampleur énorme que prend soudain l’étriquée et grêle science des Thomas Reid et des Dugald Stewart ? Comprenez-vous aussi de quelle importance devient dans cette psychologie l’hypothèse du déterminisme universel que j’indiquais comme essentielle au système de M. Taine ? Supposons qu’un seul phénomène de la vie morale ne soit pas déterminé par un ou plusieurs phénomènes antécédents ; en d’autres termes, admettons qu’il y ait spontanéité et liberté dans l’âme, au sens usuel de ces mots, l’édifice croule tout entier. C’est là le point attaquable de la doctrine. Cette psychologie est bien constituée comme une science, mais elle repose sur un postulat de métaphysique.

Dans cet immense empire de la science de l’âme, ainsi étendu à tous les faits de la nature humaine et de la société, M. Taine a d’abord choisi comme sujet particulier de ses études le domaine de la production littéraire et artistique. C’est un fait encore que cette production, et capital, que le philosophe doit examiner dans le plus grand nombre de ses cas et les plus variés. La Grèce et Rome, l’Italie de la Renaissance, la France des trois derniers siècles et l’Angleterre de tous les âges, dans combien de milieux et de moments divers l’auteur de l’Intelligence n’a-t-il pas considéré ce phénomène de la formation de l’œuvre d’art ? Cette histoire littéraire et artistique lui est apparue comme une vaste expérience instituée par le hasard pour le bénéfice du psychologue, et, grâce à elle, il a renouvelé ou, si l’on veut, déplacé la doctrine de l’ancienne critique, puis, par contre-coup, les points de vue des artistes nourris de ses théories. Un premier caractère de ce renouvellement a été la suppression complète de l’idée de moralité dans les œuvres d’art Pour se demander, en effet, comme aurait pu le faire un La Harpe, un Gustave Planche, un Sainte-Beuve même, au moins dans ses premiers essais, si un livre ou un tableau a une portée morale qui mérite l’éloge ou qui commande le blâme, il faut admettre que l’écrivain et le peintre ont exécuté leur ouvrage par un acte de volonté responsable. Or cette hypothèse contredit manifestement le principe déterministe, appliqué partout par M. Taine. Qu’il le sache ou non, celui qui juge un produit de l’esprit fonde son arrêt sur une théorie particulière de l’esprit. Un livre ou un tableau était pour l’adepte de l’antique psychologie l’effet d’une cause individuelle. Un analyste de l’école de M. Taine aperçoit dans cet effet, comme dans tout autre, l’aboutissement d’une série de causes partielles qui, elles-mêmes, sont des effets par rapport à d’autres causes dominatrices, et ainsi de suite indéfiniment. C’est la phrase du poète stoïcien : « Elle descend depuis la première origine du monde, — la série des causes, et toutes les destinées sont en souffrance, — si tu essaies de changer quoi que ce soit… »

… A prima descendit origine mundi
Causarum series, atque omnia fata laborant,
Si quidquam mutasse velis…

Pour M. Taine, comme pour Spinoza, comme pour les panthéistes de tous les temps, la somme entière des forces conspire à mettre au jour le moindre petit fait, et derrière chacun de ces petits faits l’imagination du songeur aperçoit des files indéfinies d’événements. De ce royaume de la nécessité absolue, toute appréciation du Bien et du Mal est bannie, — ajoutons toute appréciation du Beau et du Laid ; ou du moins la laideur et la beauté y apparaissent sous un angle très singulier. Le groupe de faits qui produit sur mon esprit une impression que l’étiquette du terme de beauté n’est pas isolé du groupe de faits qui produit sur ce même esprit l’impression de laideur, puisque tout se tient d’une façon étroite dans la vaste trame des événements qui composent le monde. Mon impression seule établit la différence ; mais, si je veux sortir de cette impression et raisonner, je dois convenir que je suis en présence des mêmes forces, lesquelles ont, dans un cas, produit la réussite, dans l’autre l’avortement, par une même nécessité de nature. Arrivé à ce degré d’analyse, je suis très voisin de m’intéresser à l’avortement aussi bien qu’à la réussite ; surtout lorsque je découvre que, chez un même auteur, par exemple, l’avortement de certaines parties du talent était la condition de la réussite du reste. Cette même imagination de la sensibilité, qui a servi d’instrument divinatoire à Michelet dans son étude sur Jeanne d’Arc, devait, à de certains moments et en présence de certains hommes, le conduire à d’étranges excès d’injustice, et, comprenant la Vierge d’Orléans comme il a fait, il ne pouvait comprendre et n’a compris ni Montaigne ni Bonaparte Les qualités de son style dérivent aussi de cette imagination et lui imposent ses défauts. A me pénétrer de cette vérité, je suis bien près de ne plus admirer dans l’historien que cette imagination toute-puissante, et comme cette puissance se manifeste dans les défauts au moins autant que dans les qualités, d’aimer passionnément ces défauts nécessaires, partant précieux. L’œuvre d’art ne m’intéresse plus en elle-même, elle est un signe des causes profondes qui l’ont amenée à la lumière. Ce sont ces causes que j’étudie en elle. Leur énergie m’émeut, m’étonne, me ravit Par suite les vertus d’arrangement, l’harmonie régulière, la parfaite délicatesse, la mesure souveraine, auront pour moi un attrait moindre que l’outrance et les heurts violents. Les œuvres très équilibrées sont des signes aussi, mais moins apparents, et de puissances moins déchaînées.

Examinons en effet quels auteurs M. Taine comprend le plus vivement, et quels styles il goûte avec la plus visible sympathie. C’est parmi les modernes, Michelet justement et c’est Balzac Au XVIIIe siècle, c’est Saint-Simon. Chez les Anglais, il admire entre tous Shakespeare, le douloureux Swift et Carlyle, — tous écrivains qui ont pour qualité maîtresse d’être significatifs au plus haut point Chez eux du moins l’attache qui unit l’artiste à son œuvre est bien visible, et leurs livres sont réellement de la « psychologie vivante ». Il y a plaisir certes, et comme une ivresse, à voir une faculté grandir dans un cerveau jusqu’à y devenir démesurée. Elle se dérègle, elle déborde, brisant les canons de l’esthétique, s’exaspérant en inventions de toutes sortes, recréant à nouveau la langue, effrénée, dangereuse, incomparable ! La chétive individualité du poète s’efface et laisse apparaître quelque loi grandiose de l’intelligence dont la splendeur rayonne et nous ravit. Il est probable qu’un physiologiste de grand esprit éprouve devant des morceaux de peinture une impression analogue à celle qui saisit M. Taine devant une page de prose ou de poésie. Sous les magnifiques carnations des corps de femme qui encombrent telle vaste composition de Rubens, vraisemblablement ce savant aperçoit la mise en jeu des fonctions de la vie physique et l’intelligence supérieure des lois profondes qui la gouvernent. C’est la profondeur de ces lois et l’intensité de ces fonctions qui l’intéressent. Il est légitime de sentir ainsi, comme il est légitime de s’en tenir au point de vue contraire et de considérer les œuvres d’art non plus comme significatives, mais comme suggestives. Ainsi font les poètes et les amoureux… Une femme délicate et malheureuse se trouve seule dans son salon intime, par un après-midi voilé d’hiver. Au dehors un ciel de brouillard et de suie pèse sur la ville, où se déchaîne la foule brutale. Elle devine ce ciel, sans en rien voir, à la mélancolie qui la gagne, quoique le store d’un bleu pâle soit baissé déjà et tamise la lumière triste avec une tendresse voluptueuse. Cette lumière, d’une demi-teinte presque surnaturelle, semble caresser les objets qui entourent la jeune femme, chers objets, muets pour les autres, mais qui lui racontent doucement, à elle, l’histoire des bonheurs qu’elle n’aura pas ou qu’elle n’aura plus. Dans leurs cadres ciselés et sur la petite table, sur la cheminée, sur le guéridon, les portraits de ceux qu’elle aime sont épars, et jurent que les êtres dont ils gardent la ressemblance sont ailleurs, séparés de celle qui songe à eux, par la distance, par la vie, par la mort. Les meubles sur lesquels la songeuse promène ses yeux, que noie une ombre intérieure, donnent à la chambre comme un visage par leur rangement familier et leur forme connue. Nostalgique et frémissante, elle prend un recueil de poésie dans le casier où reposent ses livres préférés. Le feu brûle paisiblement. Abandonnée sur sa chaise longue, elle lit au hasard, et comme elle n’a pas de signet sous sa main, il lui arrive, quand elle s’interrompt de sa lecture, de tirer une épingle de ses beaux cheveux et de la glisser entre les feuillets. Le livre lui parle, à elle aussi, comme au philosophe, mais il lui parle par évocation. Au lieu d’apercevoir derrière les phrases la main qui les écrivait, le corps auquel tenait cette main, la poussée du sang dans ce corps, et aussi la poussée des images, toutes les sourdes et profondes origines animales du talent, elle aperçoit le songe du poète, l’au-delà inexprimable et mystérieux dont il a su faire comme un halo à ses vers. Elle lit dans Lamartine ce fragment divin :

Des pêcheurs un matin virent un corps de femme
Que la vague nocturne au bord avait roulé.
Même à travers la mort sa beauté touchait l’âme…

Elle lit dans le Livre de Lazare, de Henri Heine, les navrantes Réminiscences : « Ce sont surtout les larmes de la petite Juliette qui me brûlent le cœur… » dans Sully-Prudhomme, les idéales strophes des Vaines Tendresses :

Il leur faut une amie à s’attendrir facile…

Derrière les pages vaguement teintées du petit livre, devine-t-elle, comme M. Taine, « un homme ayant fait ses classes et voyagé, avec un habit noir et des gants, bien vu des dames et faisant le soir cinquante saluts et une vingtaine de bons mots dans le monde, lisant les journaux le matin, ordinairement logé à un second étage, point trop gai, parce qu’il a des nerfs, surtout parce que, dans cette épaisse démocratie où nous nous étouffons, le discrédit des dignités officielles a exagéré ses prétentions en rehaussant son importance, et que la finesse de ses sensations habituelles lui donne quelque envie de se croire Dieu ?… » Il est possible que ce soit là comme l’impur et fécond terreau de la belle fleur, et que cette poésie, raffinée jusqu’à en être poignante, soit l’effet visible de ces causes cachées. Mais, précisément, ces stances délicieuses, pour la jeune femme qui s’en grise le cœur par ce solitaire après-midi du jour voilé d’hiver, ne sont pas un effet Elles sont une cause. Les conditions où elles furent produites lui importent peu, Elle ne se soucie pas de la cornue où s’est distillé le philtre magique, pourvu que cette magie opère et que la lecture se résolve en une exaltation émue et troublante. L’intérêt pour elle ne réside plus dans le fonctionnement des lois immuables de la psychologie ; il est tout entier dans le charme des visions que le livre suggère, ou douces ou tristes, toujours personnelles… Qui ne comprend que deux théories d’art très différentes sont enveloppées dans ces deux sensibilités contradictoires ? Celle dont M. Taine s’est fait le champion a eu cette supériorité, d’abord d’être soutenue par lui avec un luxe prodigieux d’exemples, une logique invincible, une chaleureuse éloquence, puis de correspondre à un besoin profond de l’époque. Une seule de ces raisons suffisait pour qu’elle fît école.

Il est remarquable que les idées de M. Taine se retrouvent au fond d’un grand nombre d’œuvres de nos artistes contemporains, parfois codifiées et nettement affirmées, d’autres fois voilées et comme fondues. Et il faut bien que ces idées s’accordent avec quelque intime besoin de ce temps, puisque les œuvres qu’elles animent et soutiennent s’imposent à la vogue d’une façon quasi miraculeuse. L’esthétique des écrivains dits naturalistes est-elle autre chose que la mise en œuvre de la maxime professée par M. Taine, à savoir que la valeur d’un ouvrage littéraire se mesure à ce qu’il porte en lui de documents, significatifs, — documents humains, disent les chefs du groupe. Les adeptes de cette école se sont plus particulièrement appliqués au genre romanesque, la souplesse de ce genre se prêtant mieux à tous les essais. Pour eux, le talent d’écrire se réduit à donner le plus grand nombre de notes exactes sur l’homme et sur la société. Si donc, au lieu de présenter ces notes bout à bout et toutes brutes, ils combinent des intrigues, posent des personnages, spécialisent des milieux, c’est encore en vue de l’exactitude. Ainsi reliées les unes aux autres, les notes s’éclairent La complexité du roman s’ingénie à égaler la complexité de la vie. Elle y réussit, et l’historien des mœurs du XIXe siècle trouvera le travail tout préparé, s’il cherche à connaître comment les personnes du peuple et de la bourgeoisie se nourrissent et s’habillent, se logent, se marient, conçoivent le plaisir, supportent la peine. Jamais catalogue ne fut mieux dressé des espèces sociales et de leurs habitudes, au moins des extérieures. Mais le roman n’est qu’un des domaines où les théories de M. Taine ont fait école. Il n’est aucune forme d’art où n’apparaisse ce scrupule d’exactitude, — ce souci de doubler la soie brillante de l’imagination avec l’étoffe solide de la science. La critique a presque irréparablement abandonné la discussion des œuvres considérées en elles-mêmes, pour s’attacher aux conditions seules des œuvres ; et c’est ainsi que les articles d’études et de portraits foisonnent d’anecdotes, que tout homme de lettres écrit plus ou moins ses mémoires, bref, que le reportage a conquis son droit de cité dans l’histoire de la littérature. La poésie se fait psychologique et, comme les jeunes gens le proclament, parisienne et moderne. Visitez une exposition de peintres indépendants, vous constaterez qu’avec leurs toiles et leurs couleurs les révolutionnaires du pinceau s’efforcent aussi de donner sur leur génération des renseignements précis et circonstanciés. Celui-ci analyse avec une minutie d’anatomiste la petite déformation musculaire que l’habitude du métier imprime à la cheville d’une danseuse ou à l’épaule d’une repasseuse. Celui-là montre, avec une recherche de moyens très neuve, le lavage du tempérament et de l’âme que le plaisir parisien inflige à ses forçats. Le portrait d’une danseuse par M. Degas, l’étude d’un couloir des Folies-Bergère par M. Forain, révèlent sous une forme très inattendue à quelle profondeur de pénétration les méthodes scientifiques s’infiltrent dans notre pensée. Une immense enquête est instituée sur l’âme humaine, enquête infatigable qui va furetant, s’ingéniant, s’exagérant ici, ailleurs s’affinant, et préoccupée somme toute d’exécuter le programme formulé d’un bout à l’autre de ses livres par M. Taine : un dénombrement de plus en plus ample et circonstancié des petits faits dont le moi humain est composé.

Il serait vain de déplorer ce triomphe des procédés de l’art significatif sur les procédés de l’art évocateur. Ce triomphe, nécessairement passager, est une conséquence inévitable de la modification essentielle que la science produit à cette heure dans tout l’entendement humain, par suite dans la sensibilité. Il est permis, en revanche, de mesurer dès aujourd’hui la portée de cette application des méthodes scientifiques aux choses de l’âme. Nous avons deux moyens pour faire cette mesure : d’abord les faits accomplis, qui déjà sont assez définitifs pour permettre une conclusion ; puis l’analyse du principe même et de la théorie qui considère toute notre vie personnelle comme un résultat de causes étrangères. Nous constatons ainsi que le pessimisme le plus découragé est le dernier mot de cette littérature d’enquête. De plus en plus, au cours des romans qui relèvent de cette doctrine, la nature humaine est montrée misérable, dans ses dépressions sous le poids des circonstances trop accablantes, dans ses impuissances contre les forces trop écrasantes. Et le pessimisme n’est-il pas le dernier mot aussi de l’œuvre entière de M. Taine ? Est-il besoin de rappeler les trop nombreux passages où se trahit chez le psychologue, victime de sa propre méthode, le découragement suprême et l’inguérissable maladie du cœur ? Faut-il citer ce morceau funèbre du Voyage en Italie, où, devant les chefs-d’œuvre des siècles anciens, il s’écrie douloureusement : « Que de ruines et quel cimetière que l’histoire !… » et où il compare l’humanité à la Niobé de Florence, dont les fils agonisent sous les coups du Sagittaire : « Froide et fixe, elle se redresse, sans espérance, et, les yeux fixés au ciel, elle contemple avec admiration et avec horreur le nimbe éblouissant et mortuaire, les bras tendus, les flèches inévitables et l’implacable sérénité des dieux… » Doit-on mentionner le passage connu où il affirme que « la raison et la santé sont des accidents heureux », et cet autre où il déclare que « le meilleur fruit de la science est la résignation froide, qui, pacifiant et préparant l’âme, réduit la souffrance à la douleur du corps… » ? Aussi bien la définition même de la doctrine n’enveloppait-elle pas le germe du nihilisme le plus sombre et le plus irrémissible ? Si tout dans notre personne n’est qu’aboutissement et que résultat, si notre façon tendre ou amère de goûter la vie n’est que le produit de la série indéfinie des causes, comment ne pas sentir le néant de ce que nous sommes, par rapport aux gigantesques, aux démesurées puissances qui nous supportent et nous écrasent avec le même épouvantable mutisme ? Où donc trouver pour leur résister, à ces terribles puissances, une autre arme que le renoncement absolu et que le nirvâna des sages de l’Inde ? Quand Pascal constatait, avec un tremblement passionné de son être intime, qu’une goutte d’eau suffit à nous tuer et que nous sommes à la merci de ce stupide univers qui nous emprisonne, il se relevait aussitôt, et toute notre espèce avec lui, en opposant l’ordre de l’esprit et l’ordre du cœur à cet univers aveugle et impassible qui peut nous broyer, mais qui ne peut que cela. Hélas ! où donc prendre cet ordre du cœur, où cet ordre de l’esprit, si même nos sentiments et nos pensées sont des produits de cet univers, si notre moi nous échappe presque à nous-mêmes, sans cesse envahi par les ténèbres de l’inconscience, sans cesse à la veille de sombrer d’un naufrage irréparable dans les flux et les reflux de la morne et silencieuse marée des phénomènes dont il est un flot ?… Ah ! pas même un flot, mais un des imperceptibles atomes de la poussière d’écume que le vent disperse à travers le vide infini ! Parlant des révoltes du cœur, et après avoir montré que l’imperfection humaine est dans l’ordre, comme l’irrégularité foncière des facettes dans un cristal, M. Taine demande : « Qui s’indignera contre cette géométrie ? » — Qui s’indignera ? Mais lui-même tout le premier. Seulement, son indignation se dompte avec orgueil. Un sourd et obscur gémissement la trahit à peine, et ce gémissement fait comme une basse profonde à l’hymne extatique entonné en l’honneur de la science. Que c’est bien là un homme de notre temps, chez lequel la sensibilité héréditaire réclame une solution humaine de la vie humaine, une transcription mystique et surnaturelle de nos actes passagers, un monde éternel et immuable derrière ce chaos d’apparences fugitives, un Dieu paternel au cœur de la nature, tandis que l’implacable analyse lui décompose même ces douleurs, même ces révoltes, pour lui en étaler les éléments constitutifs et nécessaires ! Etat intolérable, au bout duquel se trouve ou la renonciation aux plus nobles, aux plus sublimes exigences de l’âme, ou bien l’aveu que la science ne peut pas atteindre l’arrière-fonds immortellement nostalgique du cœur. Mais cet aveu-là, c’est la porte ouverte sur le mysticisme, c’est la déclaration qu’il est des vérités intuitives que l’analyse ne saurait donner, — et l’orgueil intellectuel ne veut pas consentir cette abdication.

IV. Théories politiques19 §

Si M. Taine a eu ses heures de pessimisme, et douloureusement éloquentes, ç’a donc été malgré lui et sans rien perdre de sa foi profonde à la science. Avec son entière bonne foi, il a reconnu la tristesse de ses impressions personnelles devant l’univers géométrique et taciturne que cette science nous montre. Il n’a pas essayé davantage de nier qu’une contagion de désespérance gagne le siècle. Mais il s’est appliqué à établir que cette désespérance provient uniquement d’une disposition individuelle de notre esprit, et non pas des conclusions nécessaires de la science. A ses yeux, le pessimisme et l’optimisme sont deux manières de voir les choses, également légitimes, également inexactes, qui attestent seulement un tour particulier de l’âme qui s’y abandonne. Il va plus loin. Non content de justifier la science d’avoir enfanté le mal du siècle, il attend d’elle un remède contre ce mal. Vague et incertaine attente, car il semble avoir toujours senti que les antinomies de la science telle qu’il la comprend et de la vie morale sont vraisemblablement irréductibles.

N’importe ! Il a prouvé sa générosité en s’efforçant de les résoudre. Il a cru qu’il y allait du salut d’un des deux héritages séculaires de notre pauvre humanité. Il a donc beaucoup travaillé dans ce sens. Non qu’il ait composé un traité spécial sur ce sujet ; mais de cinquante pages de ses oeuvres une conception morale se dégage, tantôt exposée nettement, comme dans la dernière partie de l’étude sur lord Byron ; tantôt manifestée par un goût passionné pour l’équilibre de la santé, comme dans les leçons qu’il a consacrées à la sculpture grecque, comme dans les notes sur l’Angleterre, enfin comme dans l’avant-dernier chapitre de la Philosophie de l’art, où il mesure le degré de bienfaisance de tel ou tel Idéal. Cette conception n’est pas différente de celle qui se retrouve au fond du Stoïcisme et du Spinozisme, — doctrines appuyées comme celles de M. Taine sur l’hypothèse de l’unité absolue de l’Univers. « Sois en harmonie avec le cosmos », disait Marc-Aurèle, et l’auteur de l’Ethique : « Le sage est celui qui participe par sa pensée à l’éternelle nécessité de la nature. Celui-là, en un certain sens, ne cesse jamais d’être, et seul il possède le véritable repos de tout le cœur… » Et Gœthe lui-même, le chef triomphant de cette école : « Tâche de te comprendre et de comprendre les choses… » Certes notre chétive personnalité n’est qu’une infime portion de l’infini concert de la nature, mais au lieu de nous en lamenter, pourquoi ne pas nous en réjouir, capables que nous sommes de nous associer à cet infini concert et de nous sentir devenus un des membres vivants du corps immortel de la Divinité ? Il suffit pour cela de suivre à la lettre une maxime dont le sens commun avait reconnu depuis longtemps l’excellence avant que Descartes ne la proclamât, et de conformer nos désirs à l’ordre des choses, au lieu de lutter contre cet ordre inévitable pour l’assujettir à nos désirs. Maxime apaisante, car elle nous prépare à supporter la douleur avec la consolation de la loi obéie ; — maxime fortifiante, car elle nous enseigne à tourner au profit de notre développement toutes les circonstances qui nous entourent La seule vertu de cette maxime a soutenu Gœthe dans le grand œuvre de sa merveilleuse culture, comme jadis elle avait soutenu les cités grecques dans le déploiement rythmique de leur libre activité. La portée de cette maxime dépasse en effet les destinées privées, et sa valeur, encore aléatoire en face des hasards de la vie individuelle, devient presque absolue, une fois appliquée à la vie des sociétés. C’est du moins ce que pense M. Taine, et il est arrivé ainsi à concevoir une morale politique greffée sur sa conception scientifique de l’homme et de l’Univers. Précisément cette morale politique s’est trouvée en conflit avec les idées de la Révolution de 1789 autant qu’avec les principes de l’Ancien Régime finissant, si bien que l’auteur des Origines de la France contemporaine présente ce spectacle inattendu d’un philosophe également hostile aux deux partis qui se disputent la domination du pays. L’entière bonne foi a de ces aventures. Elle est souvent dangereuse à l’esprit qui la pratique, et inintelligible à ceux qui n’entrent pas dans le secret du travail intérieur de cet esprit.

Il me semble que la morale politique de M. Taine, formulée dans ce qu’elle a de plus général, se ramène simplement à considérer un Etat comme un organisme. De même que la force et la santé personnelles s’obtiennent par une obéissance consciente ou inconsciente aux lois de l’organisme physiologique, de même la force et la santé publiques s’obtiennent par une obéissance consciente ou inconsciente aux lois de ce que l’on peut et doit appeler l’organisme social. Des conditions de toutes sortes, inévitables et irréparables, ont produit cet organisme. La race y a contribué, puis le milieu, puis la série des influences historiques. Tel qu’il est, ou bon ou mauvais, ou admirable ou détestable, cet organisme fonctionne comme il existe, par une nécessité invincible. La sagesse, d’après la philosophie dont j’ai indiqué plus haut le principe, réside dans l’acceptation de cette nécessité. Admettre toutes les conditions de l’organisme social dont nous faisons partie, les admettre et nous y soumettre, tel est le commencement du progrès, car on n’améliore sa propre position qu’en la subissant et la comprenant. C’est le vieux mot de Bacon : « Nemo naturae nisi far end o imper at. — On ne commande à la nature qu’en lui obéissant », appliqué au gouvernement des peuples. Respecter donc non seulement les principes, mais les préjugés de sa race, « car le préjugé héréditaire est une raison qui s’ignore » ; conserver non seulement les institutions utiles, mais celles mêmes qui sont probablement abusives, parce qu’elles sont les parties vivantes d’un corps vivant ; ne prendre comme mesure des intérêts de l’Etat ni les exigences logiques de notre entendement, ni les nobles besoins de notre cœur, parce que ni notre esprit ni notre cœur ne sont la règle de la réalité ; procéder en un mot vis-à-vis de la société comme un médecin vis-à-vis d’une personne malade, avec la lente et timide prudence que donne la conviction de l’infinie complexité des fonctions ; voilà, en dehors des applications pratiques, l’esprit de la politique telle que la prescrirait M. Taine, telle qu’il la prescrit dans les morceaux où de simple narrateur il se fait juge, comme celui-ci que je détache de son second volume des Origines de la France contemporaine : « S’il est au monde une œuvre difficile à faire, c’est une constitution, surtout une constitution complète. Remplacer les vieux cadres dans lesquels vivait une grande nation par des cadres différents, appropriés et durables, appliquer un moule de cent mille compartiments sur la vie de vingt-six millions d’hommes, le construire si harmonieusement, l’adapter si bien, si à propos, avec une si exacte appréciation de leurs besoins et de leurs facultés qu’ils y entrent d’eux-mêmes, pour s’y mouvoir sans heurts, et que tout de suite leur action improvisée ait l’aisance d’une routine ancienne, une pareille entreprise est prodigieuse et probablement au-dessus de l’esprit humain20… »  Mieux vaut donc renoncer à cette entreprise et s’en tenir, pour faire prospérer une machine aussi délicate à manier qu’un Etat, aux deux grands procédés de toute modification : le temps d’abord, c’est-à-dire l’hérédité ; l’art ensuite, c’est-à-dire la spécialité. Vraisemblablement M. Taine a pris l’admiration du premier de ces procédés en Angleterre et du second en Allemagne. J’imagine que s’il rédigeait, comme son maître Spinoza, un traité de politique, il commencerait par eux et conclurait de même.

Si l’on veut maintenant se rappeler les théories de gouvernement au nom desquelles s’est faite la Révolution de 1789, on n’aura pas de peine à constater qu’elles dérivent d’un Idéal rationnel très différent du principe historique et positiviste sur lequel M. Taine s’est appuyé. M. Taine, comme tous les philosophes qui voient dans l’Etat un organisme, doit considérer et considère l’inégalité comme une loi essentielle de la société. La Révolution avait pour premier axiome que, socialement parlant, tous les hommes sont égaux. Comme nous venons de le voir, une constitution est pour M. Taine une œuvre à posteriori, construite par l’expérience, qui doit constater les coutumes et non les créer, enregistrer et régulariser, non défaire. Ç’a été le premier acte de foi de la Révolution que de proclamer la souveraineté créatrice de la Raison. Puis, la Révolution admet que tout citoyen est propre à tout. Souvenez-vous du paradoxal passage où Michelet développe, lui aussi, cette thèse à laquelle les sélections des grandes guerres n’ont pas donné tort, au moins pour un temps, et comparez l’opinion que M. Taine professe à l’égard des spécialistes. La Révolution pose encore, avec l’auteur de l’Emile, cette idée que l’homme est naturellement raisonnable et bon ; c’est la société mal faite qui le rend mauvais. M. Taine, pareil à tous ceux qui croient aux obscures origines animales de l’homme, est persuadé qu’une bête féroce mal endormie peut se réveiller dans chacun de nous. « L’homme est un carnassier », dit-il quelque part, « il l’est par nature et par structure, et jamais la nature et la structure ne laissent effacer ce premier pli. Il a des canines comme le chien et le renard, et, comme le chien et le renard, il les a enfoncées dès l’origine dans la chair d’autrui. Ses descendants se sont égorgés avec des couteaux de pierre pour un morceau de poisson cru. A présent encore, il n’est pas transformé, il n’est qu’adouci. La guerre règne comme autrefois, seulement elle est limitée et partielle… » Décréterez-vous la royauté du peuple si vous le voyez composé de la sorte ? Enfin la Révolution, comme son nom l’indique, a été révolutionnaire. Elle a commencé par faire place nette. Elle a eu la méthode de son principe. Principe et méthode devaient répugner au philosophe de révolution lente, et, de fait, rien dans le mouvement de 1789 n’a trouvé grâce devant sa critique aiguë, excepté la guerre contre l’étranger ; et le motif qu’il donne de son admiration pour les soldats de cette héroïque époque mérite d’être noté, car il montre bien comment le philosophe est demeuré jusqu’au bout conséquent avec lui-même : « Ils ont été », dit-il, « ramenés au sens commun par la présence du danger, ils ont compris l’inégalité des talents et la nécessité de l’obéissance… »

M. Taine professe donc une antipathie invincible pour les œuvres et les hommes de la Révolution, et en cela il est logique. Il ne l’est pas moins en professant la même antipathie pour les hommes et les œuvres des dernières années de l’Ancien Régime. Car si la Révolution s’est faite à l’encontre de toutes les idées de sa doctrine politique, cette fin de l’Ancien Régime n’était pas davantage conforme à ces idées. Et d’abord, persuadé comme il l’est de la nécessité inéluctable qui rattache tout phénomène à ses antécédents, il ne peut pas distinguer, comme le fait l’opinion commune, et opposer cet Ancien Régime à la Révolution, 1780 à 1789. Il voit dans le premier de ces deux faits la cause directe et séculaire du second. « Ils sont », affirme-t-il quelque part à propos des Jacobins, « les successeurs et les exécuteurs de l’Ancien Régime, et quand on regarde la façon dont celui-ci les a engendrés, couvés, nourris, intronisés, provoqués, on ne peut s’empêcher de considérer son histoire comme un long suicide… » Et là-dessus, dans un chapitre d’une condensation extrême, il montre comment les règles maîtresses de la santé politique ont été violées, les unes après les autres, pendant les cent dernières années de la monarchie. Lui qui définit l’Etat un organisme, c’est-à-dire un assemblage de centres locaux, tous actifs et progressifs, il ne peut que répugner à l’absolutisme unitaire de Louis XIV, qui, concentrant tous les pouvoirs dans la main du roi et toutes les forces vives de la nation dans la cour, a tari l’existence provinciale. Partisan de la spécialité intelligente, il ne peut que déplorer la conduite de l’aristocratie française et du clergé, qui n’ont pas su comprendre les obligations de leurs privilèges et garder la primauté du talent comme ils avaient la primauté du titre et du rang. L’ancien régime, en exagérant par la vie de cour l’importance des qualités de finesse et d’agrément, a petit à petit développé puis porté à son plus intense degré ce que M. Taine appelle l’esprit classique, c’est-à-dire qu’à l’étude directe de la réalité l’idéologie s’est substituée, et à la méthode expérimentale les procédés de î a raison abstraite et mathématique21 (I). Enfin M. Taine appartient à une école qui professe trop nettement le culte des faits accomplis pour ne pas juger comme vains tous les efforts que pourraient tenter vers le passé les apôtres de la réaction. Bienfaisante ou malfaisante, la Révolution a eu lieu, et la sagesse consiste à compter avec elle comme avec un de ces faits accomplis, quitte à essayer d’en corriger un peu l’erreur fondamentale, à force de patience et de réflexion. Relisez maintenant la préface de 1875 que l’historien a mise à la tête de son grand ouvrage sur les Origines de la France contemporaine, et vous apercevrez les raisons profondes de l’étrange solitude d’opinion où il s’est placé, — solitude qui lui attire aujourd’hui les reproches des républicains, comme elle lui attirait les anathèmes de l’évêque d’Orléans : « En 1849, ayant vingt et un ans, j’étais électeur et fort embarrassé ; car j’avais à nommer quinze ou vingt députés, et de plus, selon l’usage français, je devais non seulement choisir des hommes, mais opter entre des théories. On me proposait d’être royaliste ou républicain, démocrate ou conservateur, socialiste ou bonapartiste. Je n’étais rien de tout cela, ni même rien du tout… » Et depuis il n’a pas choisi davantage II était alors, il est aujourd’hui un philosophe parfaitement insoucieux de l’action, et qui se préoccupe seulement de la logique et de la sincérité de sa pensée, en politique comme ailleurs.

Trois questions peuvent être posées à l’occasion de l’Histoire des origines de la France contemporaine. La première intéresse les historiens : que vaut la méthode, que valent les textes, que vaut la critique de l’auteur ? La seconde intéresse les politiciens : quelle est la portée exacte des théories, leur excellence ou leur insuffisance ? — Le titre même de cet ouvrage me permet de répondre seulement à la troisième, qui intéresse le psychologue. Comment M. Taine est-il arrivé à produire une sorte de volte-face chez beaucoup de ses anciens admirateurs ? J’ai essayé de montrer l’entière unité du développement de ce sombre mais puissant esprit. Il représente, avec une intensité singulière, la religion, j’allais dire le fanatisme de la Science propre à la seconde moitié du XIXe siècle français, — religion dont le grand livre de jeunesse de son ami M. Renan donne la plus complète formule. A cette foi absolue dans la Science, M. Taine a tout sacrifié, depuis les plus sublimes désirs du cœur jusqu’aux plus légitimes désirs de popularité. Il semble avoir tracé d’avance son portrait lorsqu’il a peint le M. Paul des Philosophes classiques : « Suivre sa vocation, chercher dans le grand champ du travail l’endroit où on peut être le plus utile, creuser son sillon ou sa fosse, voilà selon lui la grande affaire ; le reste est indifférent… » — Comment creuser ce profond et large sillon sans couper sur leur pied beaucoup de fleurs ?

Appendice F
Théories politiques : — M. Taine historien §

L’un des premiers écrivains de notre époque, le premier peut-être par la force de la logique, l’ardeur éloquente du style, l’audace indomptable de la pensée, la persévérance du travail, — j’ai nommé M. Taine, — vient de publier22 (I) le tome quatrième de son grand ouvrage sur les Origines de la France contemporaine. Ce volume a pour sous-titre : le Gouvernement révolutionnaire. C’est proprement une histoire de la Terreur. Le caractère volontiers sombre de l’imagination de M. Taine le rendait plus capable qu’un autre d’égaler par la couleur du style et la violence des images le tragique de ces jours sanglants, et c’est bien une impression profonde d’épouvante et d’horreur que dégage la lecture de ces six cents pages. Comme dans un cauchemar de fièvre, on voit défiler le sinistre troupeau des terroristes et la foule pâle des victimes. Du sang ici, du sang là, toujours du sang. Infatigablement le terrible mot : guillotiné, passe et repasse dans les phrases du livre, comme tombait et retombait alors le couteau de l’atroce machine. L’historien ayant le goût du détail exact, les chiffres succèdent aux chiffres, les petits faits circonstanciés s’ajoutent aux petits faits ; et cette méthode rend comme palpable la quantité de drames individuels dont fut composé le vaste drame de la Révolution. Avec cela aucun de ces morceaux lyriques où se détendent Carlyle et Michelet. Le système d’effacement personnel du montreur devant l’objet achève d’augmenter l’effet total d’angoisse. Telle est dans cette histoire la part de l’artiste, et même les adversaires de M. Taine ne sauraient la lui contester. Mais ici l’artiste s’accompagne d’un savant sur lequel il s’appuie. L’auteur, dans sa préface, définit lui-même son œuvre un morceau de zoologie morale. Il y a dans ce volume une idée unique et dont l’établissement est le but de l’écrivain. C’est cette idée qu’il faut analyser pour définir le sens exact de ce puissant livre et aussi pour expliquer une fois de plus la situation très particulière de l’historien devant l’opinion française à l’heure présente.

I §

La faculté maîtresse de M. Taine, pour emprunter un terme qui lui est familier à lui-même, est assurément l’esprit philosophique. J’ai tenté, au cours du précédent essai, de montrer que cet esprit réside par essence dans le pouvoir et le goût de concevoir les choses par vastes ensembles. Un groupe d’événements une fois donné, la grande affaire du philosophe est de déterminer la loi générale qui les gouverne. Un tel esprit, lorsqu’il est soutenu par le souci minutieux de l’exactitude, constitue un des meilleurs outils qui soient pour construire des livres d’une réelle et solide unité. Aussi M. Taine est-il incomparable par la puissance d’arrangement qui lui permet de poursuivre à travers une série de quatre et de cinq volumes le tracé d’un plan primitif, si bien que chacun des volumes se rattache à la masse totale comme les ailes d’un palais, que chacun des chapitres se subordonne au volume, et chaque phrase au chapitre. L’architecture de tout l’ouvrage se développe avec un ordre étonnant. Pas une des parties qui n’ait sa raison d’être dans le tout, et pas une qui n’existe aussi d’une existence indépendante. Un bref résumé des volumes déjà publiés des Origines de la France contemporaine fera mieux paraître cette qualité première de l’auteur, et permettra aussi de saisir la portée précise du livre d’aujourd’hui.

Le premier de ces volumes avait pour titre L’Ancien Régime. M. Taine y posait la thèse générale qui commande toute l’œuvre : à savoir qu’il s’est élaboré en France au dix-huitième siècle une idée du citoyen, abstraite et théorique, absolument inconciliable avec la santé du corps politique. Il y montrait l’esprit classique aboutissant à considérer l’homme seulement dans sa raison ; et la doctrine de Rousseau dans son Contrat social sortant de cette hypothèse, comme un résultat inévitable. A la notion de la créature individuelle, essentiellement diverse et compliquée, la philosophie alors à la mode avait substitué la notion d’un homme idéal, partout semblable à lui-même, partout raisonnable et pour lequel il était possible d’organiser une société à priori en tenant compte de ses droits innés, de son penchant naturel vers la justice, de sa bonté primitive. L’auteur de l’Ancien Régime dépeignait avec une grande force le milieu dans lequel cette doctrine était tombée : d’une part, une royauté absolue et séparée du peuple, grâce à la suppression de l’indépendance des seigneurs, ces intermédiaires naturels entre le monarque et les sujets ; une noblesse et un clergé, d’autre part, emprisonnés dans leurs privilèges comme dans un vêtement de parade, et incapables d’aucun service effectif ; en troisième lieu, une bourgeoisie grandissante, assez instruite pour juger l’aristocratie, assez abaissée pour éprouver le désir invincible de prendre une revanche de beaucoup d’humiliations ; enfin une plèbe misérable, mal administrée et mal éclairée. On avait là tous les éléments d’une révolution, car la doctrine et les mœurs tendaient à ce résultat avec une force égale, et une seule des deux influences y aurait été suffisante.

C’est le développement de cette révolution que racontaient le second et le troisième volume de l’Histoire des Origines de la France contemporaine : d’abord les ravages de l’anarchie spontanée, produit fatal de circonstances aussi profondément destructives, puis la formation, parmi le désastre universel, d’une secte plus appropriée qu’aucune autre à ces circonstances, celle des Jacobins. En eux s’incarnait le double besoin de l’époque avec une intensité surprenante : celui d’établir par la raison un ordre social nouveau, celui d’exterminer jusqu’au dernier vestige de l’ordre social ancien. Comment cette secte s’est recrutée, comment elle a grandi, par quels procédés elle s’est emparée du pouvoir, son audace et son bonheur, — telle a été la matière de ce second et de ce troisième volume. Comment cette secte a exercé le pouvoir ainsi conquis et pour quels motifs elle l’a perdu, telle est la matière du volume nouveau.

II §

Quatre classes d’hommes composent la secte jacobine : les chefs d’abord, un Marat, un Danton, un Robespierre ; — les lieutenants, qui sont les membres de la Convention, enrôlés derrière ces chefs ; — les sous-officiers de la bande, à savoir tout le personnel administratif ; — les simples soldats, à savoir les exécuteurs de la besogne quotidienne. La peinture de ces quatre classes, montrées dans quelques-uns de leurs échantillons les plus réussis, constitue, à mon avis, la portion la plus remarquable du livre de M. Taine. Personne avant lui, pas même cet halluciné de Michelet, n’avait possédé à un degré supérieur la magie de la résurrection. Réellement tous ces personnages revivent, éclairés par quelques textes significatifs, évoqués et dessinés en quelques lignes saisissantes. C’est Marat, « crasseux et débraillé, avec son visage de crapaud livide, avec ses yeux ronds, luisants et fixes. » C’est Danton, « colosse à la tête de Tartare, couturé de petite vérole, d’une laideur tragique et terrible, masque convulsé de bouledogue grondant, de petits yeux enfoncés sous les énormes plis du front menaçant qui remue. » C’est Robespierre, avec ses mains crispées, avec les brusques secousses nerveuses de son cou et de ses épaules, « son teint bilieux, ses yeux verts clignotants sous les lunettes, — et quel regard ! »… Et autour de ces trois visages ainsi représentés en plein relief, la légion pullule des moindres tyrans, les Duquesnoy, les André Dumont, les Monestier, puis plus bas encore grouille la vermine des bourreaux infimes, et plus bas encore remue la tourbe des plus grossiers instruments, valets de prison et de guillotine.

Il faudrait, pour donner au lecteur une idée de cette histoire, citer quelques-uns de ces derniers portraits, véritables chefs-d’œuvre de peinture à la fois violente et précise, celui de Carrier, par exemple, le despote de Nantes, dont le cerveau est rempli « par le rêve machinal et fixe, par des images incessantes de meurtre et de mort »… Il se sait réservé lui-même à l’échafaud, et cependant il continue de tuer, s’exerçant, lorsqu’il est à table, à couper des chandelles avec son sabre, « comme si c’étaient des têtes d’aristocrates », portant si droit la menace dans le cœur et dans les entrailles de ses interlocuteurs, avec son geste et son accent, que quelques-uns en meurent de saisissement. La folie homicide monte et grandit dans ce Macbeth terroriste qui finit par se donner l’horrible plaisir de contempler des exécutions d’enfants. « Il s’est fait conduire en fiacre sur la place de l’exécution, et il en a suivi le détail. Il a pu entendre l’un des enfants, de treize ans, déjà lié sur la planche, mais trop petit et n’ayant sous le couperet que le sommet de la tête, dire à l’exécuteur : — Me feras-tu beaucoup de mal ? — On devine sur quoi le triangle d’acier est tombé. » Qu’ajouter à une phrase pareille et par quel trait rendre plus saisissable la férocité exaspérée du monstre ?

En regard des deux cent cinquante pages ainsi consacrées aux gouvernants, M. Taine dresse les deux cents pages consacrées aux gouvernes. Après le bataillon des égorgeurs, voici cheminer celui des égorgés. C’est d’abord les grands seigneurs et les grandes dames qui tombent avec une élégance héroïque, mais toute passive. Leurs ancêtres du temps de la Ligue seraient morts en se défendant. Les convenances ont passé par là. Cette aristocratie, brave devant l’ennemi, brave dans un duel, brave devant l’échafaud, n’est plus capable de cette résistance personnelle et improvisée, dont le journal de l’Estoile nous fournit de si nombreux modèles. C’est ensuite la file des notables de province, puis celle des petits rentiers, puis celle des paysans. La Terreur n’épargnait personne. « Sur 12 000 condamnés à mort dont on a relevé la qualité et la profession, on compte 7 545 paysans, laboureurs, garçons de charrue, ouvriers de différents corps d’état, cabaretiers et marchands de vin, soldats et matelots, domestiques, filles et femmes d’artisans, servantes et couturières. » Les uns sont apparentés à la bourgeoisie et au clergé, les autres demeurent attachés de cœur au régime déchu. Il en est qui ont rendu service à un proscrit ; d’autres ont fréquenté un prêtre, d’autres sont simplement suspects. L’Inquisition jacobine vaut l’ancienne Inquisition, « A Bédouin, ville de 2,000 âmes, où des inconnus ont abattu l’arbre de la liberté, 433 maisons sont démolies ou incendiées, 16 personnes guillotinées, 47 fusillées, tous les autres habitants expulsés, réduits à vivre en vagabonds dans la montagne et dans des cavernes qu’ils creusent sous la terre. » Quoi d’étonnant si la formidable et vorace machine à tuer finit par lasser la patience de la nation et si, après avoir répandu le sang de ses propres ouvriers, elle tombe à terre, laissant la France prête à l’esclavage, pourvu que cet esclavage lui assure la sécurité intérieure. Et logiquement l’absurde élan de 89 a pour épisode suprême le 18 Brumaire.

III §

Ainsi se termine, sur une phrase qui indique la toute prochaine apothéose de Bonaparte, ce livre tragique, à propos duquel une première question s’impose : quelle est la valeur des documents amassés par M. Taine et employés, les uns au tissu même du récit, les autres à la confection des petites notes probantes mises au bas des pages ? La critique historique a seule qualité pour répondre. Ce sont autant de textes à contrôler, et un vaste travail de vérification à établir. Pour ma part, je suis persuadé que l’écrivain d’une si parfaite honnêteté professionnelle qui nous a donné déjà l’Intelligence et la Littérature anglaise a dû exécuter sa besogne d’historien avec la même conscience impeccable. Mais, ce qui demeure un sujet d’étonnement attristé pour le moraliste, c’est que précisément cette conscience n’ait pas provoqué, même chez les lecteurs hostiles, l’admiration qu’elle méritait. Pour avoir peint la Révolution comme il a fait, c’est-à-dire telle qu’elle était, avec son caractère de sinistre et sanglante aberration, M. Taine n’échappera pas plus, au sujet de son volume d’aujourd’hui qu’au sujet des autres, au reproche d’avoir fait œuvre de réactionnaire, ainsi que s’exprime la langue du jour. De cette accusation à celle d’avoir modifié ses idées avec le temps, lui qui fut anathématisé jadis par Mgr Dupanloup, la distance est faible. Or, s’il est permis de discuter les preuves fournies par l’auteur des Origines à l’appui de sa thèse d’histoire, il ne l’est pas de méconnaître l’irréprochable logique qui relie cette thèse à l’ensemble des idées défendues par M. Taine depuis son premier livre.

Qu’on veuille bien réfléchir en effet que M. Taine est un philosophe, et un philosophe naturaliste. Il est convaincu que l’homme est un carnassier à peine adouci et sans cesse à la veille d’être repris par ses instincts de bête, c’est-à-dire qu’il rejoint, comme tous les évolutionnistes, la doctrine du péché originel par cette voie détournée : « Cette fois », écrit-il à propos du jacobin Dartigoeyte, « la pure brute apparaît. Tout le vêtement que les siècles lui avaient tissé et dont la civilisation l’avait revêtue, la dernière draperie humaine tombe à terre. Il ne reste que l’animal primitif, le gorille féroce et lubrique que l’on croyait dompté, mais qui subsiste indéfiniment dans l’homme, et que la dictature, jointe à l’ivresse, ressuscite plus laid qu’aux premiers jours. » N’apercevez-vous pas quel antagonisme initial et fondamental sépare celui qui pense de la sorte et les théoriciens disciples de Jean-Jacques Rousseau ? Comment l’écrivain qui a dit un jour que « la raison et la santé sont des accidents heureux » ne serait-il pas l’adversaire inné des utopistes qui croyaient, comme à un dogme, à la bonté de l’état de nature, à l’universalité de la raison, à la fondation possible d’une Arcadie idéale, découverte par l’élan spontané du cœur ? — En second lieu, et par cela même qu’il est un philosophe naturaliste, M. Taine attribue à l’hérédité une influence prédominante sur les actions humaines. Par suite, les bonnes conditions d’existence du corps social lui paraissent résider surtout dans un sage emploi de cette force acquise. Toucher à un point quelconque de ce vaste organisme qui est une nation lui semble un acte d’une délicatesse infinie. Détruire même un préjugé, c’est détruire de la vie : « Le préjugé héréditaire », a-t-il écrit, et il faut toujours citer ce mot quand on veut comprendre sa doctrine, « est souvent une raison qui s’ignore. » Comparez à ce scrupuleux respect des choses traditionnelles le point de vue d’un révolutionnaire qui commence par faire table rase du passé afin de remplacer la société ancienne par un ordre nouveau, conçu d’après les données de la raison pure ? Entre les deux manières de penser, aucun accord n’est possible. Ses idées une fois poussées à leur conséquence extrême, M. Taine devait arriver à prendre vis-à-vis des doctrines jacobines la position qu’il a prise. Tous ceux qui ont suivi le développement de ses théories à travers ses livres l’auraient prévue.

Ce qui constitue l’originalité singulière de cette position, c’est que M. Taine, s’il combat les théories révolutionnaires, ne se range point pour cela parmi les autoritaires et les partisans de l’ancien régime. Ni Joseph de Maistre ni Bonaparte ne reconnaîtraient en lui un fidèle. M. Taine est, avant tout et par-dessus tout, si étrange que puisse paraître cette formule, un libéral, c’est-à-dire un adversaire convaincu du despotisme, qu’il monte d’en bas ou qu’il tombe d’en haut. Mais c’est un libéral à la manière des grands Anglais dont il a si souvent célébré le conservatisme intelligent. On acquerra une notion complète de son idéal de santé politique en lisant le second chapitre du second livre du présent volume, où se trouve exposée une théorie des rapports de l’Etat moderne et des individus. A ses yeux de philosophe, l’Etat doit se borner à exécuter un minimum de travail, exactement celui que les citoyens isolés ou réunis en associations ne sauraient accomplir. Nous ne sommes plus, en effet, comme les membres de la cité antique, des instruments au service d’une petite communauté, toujours menacée, partant toujours sur la défensive. Nous avons acquis à travers le moyen âge deux notions qui vivent en nous, indestructibles, inaliénables : l’une, que nous devons au Christianisme, est la conscience ; l’autre, que nous devons à la Féodalité, est l’honneur. Il n’y a pas de mots dans les langues antiques pour traduire ces deux termes, parce que ces deux idées n’existaient pas. Elles sont un fait désormais ineffaçable, et grâce à elles, nous nous sentons incapables de nous donner entièrement à l’Etat, puisque nous ne saurions nous engager à jamais agir contre la conscience et contre l’honneur. Seule, une large indépendance personnelle nous permet de satisfaire dans leur plénitude ces deux besoins essentiels de notre vie morale. C’est pour avoir méconnu ces deux besoins que les révolutionnaires, partisans de l’omnipotence de l’Etat, semblent à M. Taine des rétrogrades au même titre qu’un autocrate ou qu’un dictateur militaire. C’est pour avoir reconnu ces deux besoins de l’âme moderne que l’Angleterre a, d’après lui, donné le magnifique exemple d’un durable équilibre social. « Prenons garde », dit-il, « aux accroissements de l’Etat, et ne souffrons pas qu’il soit autre chose qu’un chien de garde. » Saurait-on, avec une image plus nette, réclamer plus énergiquement l’indépendance individuelle, et une telle doctrine est-elle autre chose que le plus hardi, le plus intransigeant libéralisme ?

IV §

Il n’importe ; libéral comme il est jusqu’à pouvoir, s’il le voulait, mettre, comme son confrère d’outre-Manche M. Herbert Spencer, à la première page d’un livre cette devise : l’lndividu contre l’Etat, et conservateur jusqu’à pouvoir prendre à son compte la profonde parole de Gœthe : « J’aime mieux l’injustice que le désordre », M. Taine n’en continuera pas moins, selon toute probabilité, à recevoir le blâme de ceux qui se disent des libéraux, et les réserves de ceux qui se veulent autoritaires. La raison en est aisée à comprendre : M. Taine a touché à la Révolution, et il s’en est occupé comme d’un fait à étudier et à connaître. Pour la grande masse des Français, la Révolution n’est pas seulement un fait, c’est un symbole. Ils entrevoient derrière elle, les uns toutes les idées pour lesquelles ils vivent, les autres toutes les idées contre lesquelles ils vivent, et ils jugent un livre écrit sur cette Révolution d’après le service qu’ils en peuvent tirer pour ou contre ces idées. Il a fallu à M. Taine, pour se dégager entièrement de l’un et de l’autre parti et considérer 89 et ses conséquences d’une manière scientifique, ses trente années de vie philosophique et leur absolu désintéressement. Ce sont des conditions rares, mais qui donnent une singulière valeur aux écrits d’un homme. C’est pour cela que la critique a le devoir de demander au lecteur qu’il n’aborde une œuvre comme les Origines de la France contemporaine qu’avec le respect le plus profond. Un livre le mérite quand il a été composé sous l’influence de la plus noble passion ici-bas : l’amour de la vérité.

Appendice G
Théories politiques : un élève de M. Taine §

C’est avec une émotion singulière que j’ai retrouvé dans le nouveau livre de M. Maurice Barrès, les Dérarcinés, une anecdote sur M. Taine qui va devenir légendaire. Dans les toutes dernières années de sa vie, le célèbre écrivain, qui savait ses jours comptés, avait l’habitude de diriger ses promenades vers le petit square des Invalides. Arrivé là, il s’arrêtait, durant de longues minutes, en contemplation devant un arbre alors adolescent, aujourd’hui très grand et très haut, dont la rare vigueur l’enchantait. C’était l’époque où il composait son admirable Histoire des Origines de la France contemporaine. Les conclusions auxquelles ce travail l’amenait sur l’avenir du pays épouvantaient en lui un patriotisme d’autant plus profond qu’il en parlait moins. Il me répétait souvent, avec un hochement de tête que je vois encore : « Je mesure les cavernes d’un poitrinaire », et quand il avait trop continûment, trop amèrement étudié l’erreur française, c’était un repos pour sa pensée tendue que le spectacle du jeune et bel arbre, « Allons voir cet être bien portant… » me disait-il quand il me rencontrait ces jours-là, et il m’entraînait vers ce minuscule jardin où je suis retourné en pèlerinage combien de fois !…

Nous ne serons plus seuls à nous y rendre maintenant, nous les quelques fidèles qui savions cette particularité de ses dernières promenades, et je serais presque tenté d’en vouloir au romancier des Déracinés d’avoir désigné ce jardin et cet arbre à la curiosité des lettrés, si je ne lui étais plus reconnaissant encore pour les nobles pages où il a évoqué l’image du maître le plus vénéré que nous ayons eu. Mais comment eût-il pu en parler sur un autre ton, lui devant, comme nous tous, le plus essentiel de ses idées et le meilleur de sa méthode ? C’est cela qui me frappait avec le plus d’évidence à mesure que je lisais ce remarquable roman : la puissante empreinte laissée par M. Taine sur les jeunes Français qui ont eu vingt ans vers 1880 et qui arrivent maintenant à leur pleine maturité. Je voudrais, à cette occasion, définir en quelques mots cette empreinte et indiquer quelles conséquences nous avons le droit d’espérer d’une des plus fortes modifications intellectuelles de notre âge.

I §

On connaît le thème de ces Déracinés de M. Barrès. C’est l’histoire de sept jeunes Lorrains, nés vers 1860, et qui, élevés ensemble au lycée de Nancy, se retrouvent, aussitôt libres, à Paris, où ils sont venus, poussés par la fièvre de la commune manie. Ils sont intelligents, sensibles, ambitieux, et ils ont quitté leur terre natale parce que Paris est le seul champ ouvert à toutes les initiatives et que partout ailleurs le Français n’est qu’un administré : — administré de la politique, car la toute-puissante machine gouvernementale, montée par les Jacobins et par Napoléon, a son centre unique ici ; — administré de l’idée, car c’est ici le point d’intensité pour tout l’art, toute la science, toute la littérature du pays ; — administré du sentiment, dirais-je, car les pièces de théâtre, les romans, les recueils de vers, toutes les œuvres d’imagination qui propagent par la mode les plus récentes façons de jouir et de souffrir, s’élaborent encore ici. Hors de Paris, les jeunes Lorrains ne seraient même plus des provinciaux, — il n’y a plus de provinces depuis cent ans, — mais des départementaux. « Paris ! » dit leur historien, « le rendez-vous des hommes, le rond-point de l’humanité ! C’est la patrie de leurs vœux, le lieu marqué pour qu’ils accomplissent leurs destinées… » Et il ajoute : « Leur éducation leur a supprimé la conscience nationale, c’est-à-dire le sentiment qu’il y a un passé de leur canton natal, et le goût de se rattacher à ce passé le plus proche… »

Voilà le point où M. Barrès s’est montré supérieur et où l’enseignement de M. Taine apparaît. Au lieu de prendre, après Balzac, après Stendhal, après Flaubert, après Vallès, cet élan vers Paris comme une simple réponse à l’appel des passions de la vingtième année, le romancier des Déracinés en a cherché les causes, là où elles sont, dans l’éducation d’une part et de l’autre dans les données générales de l’existence du pays. Il n’a eu pour cela qu’à traduire en faits concrets les fortes pages du cinquième volume de son grand ouvrage que M. Taine a intitulées l’Ecole, et dans lesquelles il a montré, ce sont ses propres termes, « l’entreprise de l’éducation par l’Etat. » La Révolution, puis l’Empereur, ont exécuté cette entreprise avec la dure logique d’un système qui se proposait précisément de détruire le passé du canton natal, de supprimer cette conscience locale, d’unifier l’âme française et de la faire semblable à elle-même, au midi comme au nord, à l’ouest comme à l’est. Cette centralisation intellectuelle, prologue et moyen de la vaste centralisation administrative, ne pouvait s’accomplir qu’en écartant de l’école et du lycée jusqu’au plus petit élément de tradition régionale, en faisant professer par des fonctionnaires, venus de tous les points du pays, un programme identique. Le résultat, M. Taine l’avait déjà formulé en une page qui restera comme son testament, car c’est la dernière du volume des Origines : « L’effet principal et final est la disconvenance croissante de l’éducation et de la vie… Partant, l’entrée du jeune homme dans le monde et ses premiers pas dans le champ de l’action pratique ne sont le plus souvent qu’une suite de chutes douloureuses… » J’aurais voulu que M. Barrès mît ces quelques lignes à la première page des Déracinés. Elles en résument toute là matière, elles en précisent toute la portée.

II §

C’est l’histoire d’une longue série de ces chutes douloureuses que raconte ce roman. Il est trop passionné pour n’être point passionnant. C’est dire qu’il a été, qu’il sera discuté avec les partialités de la sympathie et de l’antipathie les plus violentes. Personne ne lui refusera cet intérêt unique de fournir un document absolument nouveau sur les crises d’idées que traversent nos plus jeunes contemporains, et l’influence de M. Taine se révèle là, dominatrice et définitive. Seule son œuvre a rendu possible le jugement que ces jeunes gens et l’auteur qui raconte leurs aventures portent sur la société actuelle. Ce jugement peut se résumer d’un mot : ces jeunes gens et l’auteur lui-même sont à l’antipode des idées de la Révolution sans être des réactionnaires. Cette attitude est si nouvelle qu’il faut y insister et la préciser. Jusqu’à l’époque où a commencé de paraître l’Histoire des Origines, l’opinion moyenne française se distribuait, pour tout ce qui concerne 89, en deux groupes très distincts. On était blanc, ou bleu, avec frénésie. Pour les uns, la Révolution inaugurait une période de renouveau absolu. C’était une époque presque historique, de laquelle datait une régénération du monde. Victor Hugo aura été le grand prophète de cette religion dont l’entrevue bouffonne du Conventionnel et de l’Evêque, dans les Misérables, permet de mesurer la pauvreté. Pour les autres, la même Révolution était un cataclysme abominable, une besogne de scélératesse dont c’était se rendre complice que d’en accepter seulement les idées. M. Taine est venu qui, scientifiquement, froidement, a étudié le phénomène révolutionnaire, comme il avait étudié la littérature anglaise, la peinture italienne ou hollandaise, les lois de l’intelligence, et il a, le premier, établi avec une force singulière la solidarité des fautes de l’ancien régime et de la folie de 89. Il a montré, dans l’excès de pouvoir central que représentait la monarchie comprise non plus à la Henri IV, mais à la Louis XIV, — dans la diminution des énergies civiques de la noblesse, qui n’a pas su, comme en Angleterre, prendre sa place de protectrice des provinces en face de ce pouvoir central, — dans l’appauvrissement de la vie locale produit par l’absentéisme des grands propriétaires fonciers, — dans le développement extrême de l’esprit oratoire aux dépens de l’esprit de réalité, quelques-unes des causes complexes qui ont amené la catastrophe d’il y a cent ans. Il y a vu, non pas une réaction, mais un résultat ; non pas un démenti, mais un aboutissement Aperçues de cet angle, la fin de l’ancien régime et la Révolution apparaissent comme deux moments connexes d’une même erreur politique qui continuera de miner le pays dans ses vitalités profondes, si nous ne la réparons pas. Cette erreur, c’est un abus de l’idée de l’Etat. On peut préférer personnellement que cet abus s’appelle Louis XIV, Robespierre ou Napoléon, suivant que l’on est monarchiste, jacobin ou césarien. Sous les trois noms et à des degrés différents, c’est bien la même erreur et la même certitude de décadence pour la nation qui l’adopte.

III §

Ainsi posé, le problème politique se trouve appeler des solutions toutes nouvelles. Les jeunes générations commencent-elles à les chercher ? On voudrait le croire, en voyant comme la fièvre de cette recherche, encore incertaine, anime, soulève, enflamme ce long roman des Déracinés. Incertaine ? Dans sa forme, mais non dans son fond. Le remède que M. Taine a indiqué cent fois, — après Le Play, après Balzac, ces deux autres grands visionnaires de la France du dix-neuvième siècle, — c’est la réchauffement, la résurrection de ces énergies qui ne sont pas mortes, mais qui sommeillent : nos vieilles provinces françaises. De ce réveil des initiatives et des énergies locales dépend l’avenir de la commune patrie. C’est à la démonstration de cette vérité qu’aboutissait la grande œuvre de M. Taine. La voici reprise aujourd’hui en sous-main par des polémistes, des hommes d’Etat, des romanciers. Quand il s’acheminait vers le bel arbre du petit jardin des Invalides, j’imagine que la grande mélancolie de notre maître était de se dire : « Je n’aurai pas la force de finir mon livre, et mon effort aura été vain pour montrer à mon pays la vérité que je vois. » Et j’imagine aussi qu’à regarder cet arbre, cette fédération bruissante le ravissait. Il reprenait confiance. L’unité de la sève vitale de ce tronc, qui circulait dans toutes les feuilles remuées, lui apparaissait comme le symbole de cette autre unité, celle de la sève pensante, si l’on peut dire, qui fait qu’un même esprit circule à travers beau coup d’âmes d’une même époque. Seulement, la feuille laisse s’accomplir en elle ce travail de la grande sève commune, et l’homme veut le travail de ses pensées. Aucun de nos aînés n’a plus que M. Taine pratiqué ce viril effort, et à aucun il n’est doux de voir rendre hommage comme à cet intellectuel de grand cœur dont l’analyste des Déracinés a si bien parlé au chapitre le plus éloquent de son éloquent et pathétique roman. C’est quand il montre le philosophe en tête à tête avec un jeune homme ; « Jusqu’au bout », fait-il dire à l’écrivain, « j’espère travailler ! » Et le romancier ajoute : « Quelle superbe expression de l’unité d’une vie composée toute pour qu’un homme se consacre à la vérité ! Et soudain relié à cet étranger par un sentiment saint, le jeune homme sentit dans toutes ses veines un sang chaud que lui envoyait le cœur de ce vieillard… » Je n’ai jamais, pour ma part, ni vu M. Taine quand il vivait, ni lu un de ses livres depuis qu’il nous a quittés, sans éprouver ce réchauffement.

V. Stendhal (Henri Beyle) §

Le lecteur s’étonnera peut-être que, dans cette série d’études consacrées à certains cas singuliers de psychologie contemporaine, j’arrive à parler d’un écrivain mort au mois de mars 1842 et qui eut ses vingt ans sous le Consulat. Si l’on s’en rapporte aux dates, l’énigmatique personnage qui signa du pseudonyme de Stendhal deux des chefs-d’œuvre du roman français, et se fit appeler Arrigo Beyle, Milanese, sur la pierre de son tombeau, appartient à une génération bien éloignée de la nôtre. Mais un tour d’esprit très original et rendu plus original par une éducation très personnelle voulut que ce soldat de Napoléon traversât son époque littéraire comme on traverse un pays étranger dont on ne sait pas la langue, — sans être compris. Il écrivit beaucoup et ne fut guère lu. Même les rares amis qui le connurent et qui l’apprécièrent n’espéraient point pour lui cette gloire posthume, laquelle va grandissant, de telle sorte que nous disons couramment à l’heure présente : Balzac et Stendhal, comme on disait : Hugo et Lamartine, Ingres et Delacroix. Il y a une raison à ce fanatisme — car Henri Beyle a ses fanatiques — de 1882, comme il y eut une raison au dénigrement, ou plutôt à l’indifférence, qui accueillit les publications du romancier de 1830. Cet homme de lettres, qui fut aussi un homme de caserne et un homme de chancellerie, eut le dangereux privilège de s’inventer des sentiments sans analogue et de les raconter dans un style sans tradition. Les sentiments ne furent point partagés, et le style ne fut point goûté. Il avait donné lui-même la raison de cet insuccès, le jour où il formula cette vérité profonde que, de confrère à confrère, les éloges sont des certificats de ressemblance. Mais n’en est-il pas ainsi de ces milliers d’éloges anonymes qui vont du public à l’écrivain, et qui se résument dans l’applaudissement passager de la vogue, ou l’acclamation durable de la gloire ? Henri Beyle était, vis-à-vis de ses contemporains, comme le Julien Sorel de Rouge et Noir vis-à-vis des séminaristes, ses compagnons : « Il ne pouvait plaire, il était trop différent… » Au contraire, il se trouve ressembler, par quelques-unes des dispositions habituelles de son âme, à beaucoup de nos jeunes contemporains, qui reconnaissent dans l’auteur des Mémoires d’un touriste et de la Chartreuse de Parme comme une épreuve avant la lettre de plusieurs traits de la sensibilité la plus moderne. Beyle disait, avec une divination surprenante de sa destinée d’artiste : « Je serai compris vers 1880. » Il y a quarante ans, cette phrase choquait comme une outrecuidance ; aujourd’hui, elle étonne comme une prophétie. Expliquer pourquoi cette prophétie ne s’est pas trompée, et pourquoi nous aimons d’un amour particulier ce méconnu d’hier, ne sera-ce pas expliquer par quelles nuances nous différons de nos prédécesseurs ? Qui peut affirmer que dans quarante autres années ce même Stendhal et ses fervents ne seront pas enveloppés d’un profond oubli par une nouvelle génération, qui goûtera la vie avec des saveurs nouvelles ? Ce point d’interrogation doit hanter souvent la pensée de ceux qui font profession de peindre leur rêve du monde « avec du noir sur du blanc ». Cette grande incertitude de la renommée littéraire a du moins ceci de bon qu’elle nous guérit des inutiles ambitions d’immortalité et qu’elle nous amène à ne plus écrire, comme Stendhal lui-même, que pour nous faire plaisir, à nous-mêmes et à ceux de notre race. — J’entends Beyle ajouter avec son hochement de tête : « Comment toucher les autres, et à quoi bon ?… »

I. La personne23 §

Deux amis, d’inégale intelligence, mais d’une égale affection, ont tracé d’Henri Beyle des portraits qui se complètent heureusement l’un l’autre. Le plus connu est celui que Mérimée fit courir sous le manteau et qu’il étiqueta de ce titre clandestin : « H. B., par l’un des Quarante. » Cette étude figure en tête de l’édition actuelle de la Correspondance, mais signée en toutes lettres et débarrassée de plusieurs traits un peu vifs. L’autre portrait, placé aujourd’hui dans le même volume que l’étrange roman d’Armance, est dû à un camarade d’enfance de Beyle, son exécuteur testamentaire, le Dauphinois R. Colomb. Il porte en épigraphe cette phrase tirée des papiers du mort : « Qu’ai-je été ? Que suis-je ? En vérité, je serais bien embarrassé de le dire… » La notice de Mérimée fixe quelques détails de la physionomie virile de Beyle, celle de Colomb marque quelques lignes de sa physionomie adolescente. Ni l’une ni l’autre ne valent, pour nous introduire à fond dans cette âme compliquée d’artiste et de diplomate, de philosophe et d’officier, les livres mêmes du maître, ceux-là surtout, comme la Correspondance, comme le journal de son premier voyage en Italie : Rome, Naples et Florence, et comme ces Mémoires d’un touriste, résidu de ses nombreux voyages en France, où l’homme s’abandonne et cause tout uniment. Les mots se succèdent. Les idées jaillissent. Vingt anecdotes se croisent. L’accent du conteur est si fidèlement noté que l’oreille écoute une voix qui darde les phrases brèves et fines. Ainsi parlait Beyle lorsque, dans ses soirs de mélancolie, il se grisait de son propre esprit «  pour mettre des événements entre son malheur et lui », — ou dans ses soirs de gaieté un peu folle, quand il jouait à la raquette avec un partner de conversation au milieu de cette atmosphère sociale qui l’enchantait : « Un salon de huit à dix personnes aimables, où le bavardage est gai, anecdotique, et où l’on prend du punch léger à minuit et demi… » Dans un fragment inachevé, il s’est dépeint sous le nom de Roizard en une ligne saisissante : « Lorsqu’il n’avait pas d’émotion, il était sans l’esprit. » Et c’est bien cet esprit, en effet, toujours teinté d’émotion, — cet esprit qui est une façon de sentir plus encore qu’il n’est une façon de penser, — cet esprit, amusé à la fois et passionné, curieux et mobile, vivant surtout, et personnel comme la vie même, qui court à travers ces pages sans correction, écrites, comme au bivouac, sur le coin du genou. Mais quelle correction savante a ce charme de naturel, cette fraîcheur d’une pensée saisie comme à sa source ? A lire et à relire ces involontaires confidences d’un écrivain qui croit ne noter que des théories, et qui révèle son cœur et ses nerfs à chaque minute, les diverses influences qui ont façonné ce génie singulier deviennent visibles. C’est la chair et c’est les muscles qui apparaissent sur le squelette des faits matériels de cette existence. Cette prose d’algèbre en devient aussi colorée qu’elle se veut psychologique. L’homme ressuscite au regard de l’imagination qui songe, et, avec lui, les trois ou quatre grandes causes qui l’ont amené à représenter prématurément quelques-unes de nos manières de jouir et de souffrir, bien qu’il y ait, entre lui et nous, ce vaste cimetière de deux générations mortes.

C’est donc une causerie que ces livres, et cette causerie est celle d’un artiste dont la sensibilité, merveilleusement agile, s’émeut à l’occasion d’innombrables objets. Mais sous l’artiste il y a un philosophe, et même le philosophe domine sans cesse. La faculté souveraine de cette pensée en mouvement réside dans l’invention d’idées générales. Ce plaisir de ramasser en une formule une collection de menus faits est tellement vif pour cet esprit ardent, qu’il lui sacrifie tout : jolis effets de mots, belles images, musique des périodes. Comme il arrive aux intelligences de cet ordre, les idées générales mêmes lui paraissent bientôt trop particulières. Elles se subordonnent à de plus générales. Un système se dégage, dont les qualités et les défauts expliquent la puissance et les insuffisances des analyses qu’il a commandées. Beyle n’est pas seulement un philosophe, c’est un philosophe de l’école de Condillac, d’Helvétius et de leur continuateur, Destutt de Tracy. Il a subi, jusque dans les moelles, l’influence du sensualisme idéologue, qui est celui de ces théoriciens. Avec eux, il attribue à la sensation l’origine de toute notre pensée. Avec eux, il résout dans le plaisir tous nos mobiles d’action et tous nos motifs. Poussant ces premiers principes jusqu’à leur extrême conséquence, il considère que le tempérament et le milieu font tout l’homme. Sa métaphysique sommaire le rend implacable pour les subtiles inventions de l’idéalisme allemand, comme elle le rend féroce sur l’article de la religion. « Le papisme », disait-il souvent, « est la source de tous les crimes. » Il est athée à la manière d’André Chénier, jusqu’au délice. On connaît sa phrase célèbre : « La seule chose qui excuse Dieu, c’est qu’il n’existe pas. » Il est matérialiste jusqu’à l’héroïsme : « Je viens de me colleter avec le néant », écrit-il après sa première attaque d’apoplexie ; « c’est le passage qui est désagréable, et cette horreur provient de toutes les niaiseries qu’on nous a mises dans la tête à trois ans. » Il ne se contentait pas de penser ainsi pour son propre compte, il faisait des élèves. Il endoctrina Jacquemont, il prêcha Mérimée, auquel il reprochait « le manque d’avoir lu Montesquieu, Helvétius et de Tracy ». Ni la faveur du public pour les Écossais et Jouffroy, pour l’hégélianisme et Cousin, ni le renouveau de piété poétique qui signala le romantisme naissant, n’entamèrent cette première foi philosophique qui, de sa pensée, descendit dans son style. Les condillaciens définissaient la langue une algèbre, et Beyle voulut écrire, je le disais plus haut, comme un algébriste. Les critiques lui ont reproché de négliger sa forme. C’est à peu près comme si on reprochait à un mathématicien les abréviations de ses polynômes. Pour justifier sa méthode, Beyle disait : « Souvent je réfléchis un quart d’heure pour placer un adjectif après un substantif… » Il était de bonne foi, et il ajoutait que les raisons de cette place de l’adjectif et du substantif lui étaient dictées par la logique : « Si je ne vois pas clair, tout mon monde est anéanti… » Reconnaissez-vous le disciple de cette forte école d’analystes français, pour laquelle la précision a toujours été la qualité intellectuelle par excellence ? Beyle a dit encore : « Pour être bon philosophe, il faut être sec, clair, sans illusion. Un banquier qui a fait fortune a une partie du caractère requis pour faire des découvertes en philosophie, c’est-à-dire pour voir clair dans ce qui est. »

A vingt ans, les livres qu’on lit avec passion donnent une expérience, le métier qu’on choisit ou qu’on subit en donne une autre, souvent contradictoire. Tel fut le cas d’Henri Beyle. A peine au sortir des livres, il fit la guerre. Avec quelles ardeurs d’enthousiasme, les fragments de sa Vie de Napoléon l’attestent ! Une éloquence contenue y trahit l’émotion profonde : « J’éprouve une sorte de sentiment religieux en écrivant la première phase de la vie de Napoléon… » L’image du grand général s’associait, dans le souvenir de Stendhal, aux plus enivrantes impressions de danger héroïque et de jeunesse enfin délivrée. Il faut songer qu’en avril 1800, lorsqu’il partit pour l’armée d’Italie, il exécrait sa famille, dont il était du reste maudit ; que son existence d’étudiant à Paris avait été précaire et maladive, enfin qu’il allait faire campagne sous le plus beau ciel du monde et avec la plus glorieuse armée. C’était de quoi remuer délicieusement un cœur généreux auquel la présence du danger procurait un spasme à demi terrible, à demi voluptueux. Il y a un frisson d’une espèce unique et qui se rencontre dans un mélange d’extrême bravoure et de nervosité folle. Beyle connut ce frisson, et il s’y complut, au point que vous le retrouverez chez tous ses personnages. Il disait : « J’ai eu un lot exécrable jusqu’au passage du mont Saint-Bernard. Mais, depuis lors, je n’ai plus eu à me plaindre du destin… » Il servait au 6e dragons et fut nommé sous-lieutenant à Romanengo, entre Brescia et Lodi. Plus d’un passage de ses livres rappelle, avec une sorte de coquetterie du péril affronté, cette épaulette et cette campagne. Une note inattendue de Rouge et Noir (chap. V) revendique pour le romancier l’honneur d’avoir porté le long manteau blanc et le casque aux longs crins noirs, comme les soldats que Julien voit à leur retour d’Italie attacher leurs chevaux contre la fenêtre grillée de la maison de son père. Le début de la Chartreuse de Parme, où Fabrice del Dongo assiste à la bataille de Waterloo, comme une jeune fille assiste à un premier bal, avec un virginal frémissement d’initiation, n’a pu être écrit qu’à la flamme des souvenirs les plus passionnés, et la dédicace à Napoléon vaincu de l’Histoire de la peinture en Italie, si touchante d’admiration fière, n’a pu être composée qu’avec la plus vive nostalgie de cette époque héroïque. Cette nostalgie justifie encore l’Arrigo Beyle, Milanese, de l’épitaphe. En 1840, et lorsque la question d’Orient se dénoua d’une manière pacifique, Stendhal déclara qu’en reculant devant la guerre, le gouvernement déshonorait le pays, et il donna sa démission de Français. Comme tous les goûts très vifs, cette ardeur pour les hardies délices de l’existence militaire se compensait par de dures rancoeurs. En 1813, et dans un journal écrit sur les hauteurs de Bautzen pendant la canonnade, Beyle écrivait : « Je notais au crayon que c’était une belle journée de beylisme, telle que je me la serais figurée, et avec assez de justesse, en 1806. J’étais commodément, et exempt de tous soucis, dans une belle calèche, voyageant au milieu de tous les mouvements compliqués d’une année de 140,000 hommes poussant une autre armée de 160,000 hommes, avec accompagnement de Cosaques sur les derrières. Malheureusement, je pensais à ce que Beaumarchais dit si bien : — Posséder n’est rien, c’est jouir qui est tout… — Je ne me passionne plus pour ce genre de plaisir. J’en suis saoul, qu’on me passe l’expression. C’est un homme qui a trop pris de punch et qui a été obligé de le rendre. Il en est dégoûté pour la vie Les intérieurs d’âmes que j’ai vus dans la retraite de Moscou m’ont à jamais dégoûté des observations que je puis faire sur les êtres grossiers, sur ces manches à sabre qu’on appelle une armée… » Dépit d’amoureux et qui ne l’empêchait pas de s’attendrir à la seule idée de ces années, passées « à manger son bien à la suite du Grand Homme », l’expression est de lui. « J’avais trop de plaisir », écrivait-il à Balzac pour excuser la longueur du début de la Chartreuse, « j’avais trop de plaisir à parler de ces temps heureux de ma jeunesse… » On a souvent cité, pour marquer d’un trait son courage, l’anecdote qui le montre faisant sa barbe pendant la retraite de Russie, — crânerie de soldat bien caractéristique en effet d’un certain côté de l’âme de Beyle, cette âme follement éprise de l’action, jusqu’à s’être proposé comme sujet d’un livre : l’Histoire de l’énergie en Italie.

L’Italie ! ce mot revient sans cesse sous la plume de Beyle. Il en écrit les syllabes comme le personnage du poème de Virgile dut les prononcer, avec adoration. C’est qu’il l’avait connue et goûtée, cette belle Italie, dans la période la plus exaltée de sa jeunesse et quand toutes les fièvres de la vie brûlaient son sang. Il savoura, comme un barbare, cette voluptueuse impression animale du soleil, si caressante à ceux dont la jeunesse a grandi sous les nuages du Nord. Une atmosphère transparente enveloppe les maisons closes de volets coloriés, et dont les pierres roussies ou les façades peintes communiquent comme une chaleur au regard. Rien qu’à respirer, l’âme est allégée, le corps vit à l’aise. La créature humaine est naturellement belle à contempler sous ce ciel pur. La magnifique lumière sauve de la laideur même les haillons des mendiants. Une architecture originale fait de chaque ville une occasion nouvelle de rêves, comme un foisonnement prodigieux de toiles et de fresques en fait un paradis nouveau de plaisirs esthétiques. Il est aussi une grâce spéciale aux femmes de chacune de ces villes, et quand Beyle entra pour la première fois à Milan, quelle liberté intacte des mœurs ! Nous savons, grâce aux Mémoires de cet étonnant Casanova, si bien nommé Aventuros par le prince de Ligne, quelle douce existence, riches et pauvres, nobles et plébéiens, menaient dans les cités italiennes du XVIIIe siècle. Presque la même facilité d’habitudes aimables s’offrit aux passions des jeunes officiers du jeune vainqueur de Marengo. Ce fut une griserie heureuse de toute une armée, et une griserie exquise de Beyle entre tous, car entre tous il raffolait du naturel et de ce qu’il nommait, en épicurien sentimental, le Divin Imprévu, « Qu’on juge de mes transports », disait-il bien des années après, « quand j’ai trouvé en Italie, sans qu’aucun voyageur m’eût gâté le plaisir en m’avertissant, que c’était justement dans la bonne compagnie qu’il y avait le plus d’imprévu… » Et jusqu’au moment où il put retourner vers cette patrie de félicité intime, ce ne sont que désirs d’amant éloigné, rêveries tendres, impatiences brûlantes. De Donawerth, en avril 1809, il écrit à un ami : « A cinq heures vingt minutes, départ pour Augsbourg ; journée charmante. J’aperçois tout à « coup les Alpes : moment de bonheur. Les gens à calcul, comme Guillaume III, par exemple, n’ont jamais de ces moments-là. Ces Alpes étaient, pour moi, l’Italie… » Et de Vienne, un mois plus tard : « J’ai éprouvé, les premiers jours de mon séjour à Vienne, ce contentement intérieur, ce bien-être parfait que Genève seule m’avait rappelé depuis l’Italie… » Et de Smolensk, en 1812 : « Croirais-tu que j’ai un vif plaisir à faire des affaires officielles qui ont rapport à l’Italie ? J’en ai eu trois ou quatre qui, même finies, ont occupé mon imagination comme un roman… » Et aussitôt qu’un congé lui permet de passer les Alpes : « Transports de joie ! Battements de cœur ! Que je suis encore fou à vingt-six ans ! Je verrai donc cette belle Italie ! Mais je me cache soigneusement du ministre : les eunuques sont en colère permanente contre les libertins. Je m’attends même à deux mois de froid à mon retour. Mais ce voyage me fait trop de plaisir ; et qui sait si le monde durera trois semaines ?… »    

La philosophie du XVIIIe siècle, la poésie de la guerre, celle de l’Italie, voilà les trois maîtresses causes qui ont gouverné le développement de Beyle. Il s’y abandonna sans arrière-pensée, et comme un nageur s’abandonne au courant qui le porte. Mais cet abandon ne fut pas une abdication de sa personne. Qu’il feuilletât un livre de Tracy, qu’il entrât dans Berlin le pistolet au poing, ou qu’il s’accoudât sur le rebord d’une loge à la Scala, il fut toujours l’homme sensuel, perspicace et romanesque, dont ses lettres révèlent les facultés contradictoires. La gravure — très ressemblante, m’affirmait Barbey d’Aurevilly, un de ses voisins d’Opéra — qui se trouve placée à la première page du premier volume de ces lettres nous montre un personnage à larges épaules, à col très court, à fortes mâchoires, avec un front carré, un nez bien ouvert, une bouche serrée et des yeux aigus. Tout enfant, ses camarades l’appelaient à la tour », à cause de son ampleur précoce. Il était de tempérament vigoureux, de bonne heure tourmenté par la goutte et prédestiné à l’apoplexie. Très robuste, il fit la guerre sans fatigues. Très sensuel, il rencontra dans les théories de Cabanis une doctrine à sa portée, comme il rencontra dans les mœurs italiennes un laisser-aller à sa convenance. Un passage connu de George Sand nous le montre scandalisant par sa crudité la romancière alors en voyage avec Musset. Un morceau moins connu de Balzac, qui s’intitule « Conversation entre onze heures et minuit », semble lui prêter une anecdote rabelaisienne jusqu’au cynisme. Mais ce tempérament s’accompagnait d’une imagination toute psychologique, c’est-à-dire très bien outillée pour se représenter des états de l’âme. Le contraste est assez piquant pour qu’on y insiste. Quand cet amoureux de la vie physique décrit un de ses héros précisément il laisse de côté les détails de cette vie physique et note seulement les détails de la vie morale. C’étaient, sans nul doute, les seuls qu’il sût voir. S’il peint un visage, c’est d’une façon rapide, presque toujours pour signifier un petit fait intérieur, et il exécute cette peinture avec des mots sans couleur. Il dira de Julien Sorel qu’il avait « des traits irréguliers, mais délicats, un nez aquilin, de grands yeux noirs et des cheveux châtain foncé, plantés très bas… » et il passe. Pas une fois, au cours du roman, il ne reviendra sur les détails visibles de cette physionomie, et il s’agit de l’homme qu’il a le plus complaisamment étudié. Une maison, un ameublement, un paysage, tiennent en une seule ligne. Ce n’est point là un parti pris de rhétorique ; il définit lui-même le genre de son imagination lorsque, parlant de ses procédés de style, il dit à Balzac : « Je cherche à raconter avec vérité et avec clarté ce qui se passe dans mon coeur. » Rapprochez ce mot des confidences d’un écrivain d’imagination physique, Théophile Gautier par exemple, ou Gustave Flaubert24, vous éprouverez une fois de plus que la première question à se poser sur un auteur est celle-ci : quelles images ressuscitent dans la chambre noire de son cerveau, lorsqu’il ferme les yeux ? C’est l’élément premier de son talent. C’est son esprit même. Le reste n’est que de la mise en œuvre. Et toute l’habileté du plus savant joaillier va-t-elle jusqu’à changer un saphir en une émeraude ?

Chez Stendhal, la rencontre si rare d’une imagination psychologique et d’un tempérament violent se complétait par une sensibilité délicate jusqu’au raffinement et tendre jusqu’à la subtilité. C’est le trait le moins connu de son caractère, celui qu’il dissimule de son mieux ; mais certaines phrases profondément, intimement sentimentales, de son traité sur l’Amour, comme celle-ci, digne de Byron : « Ave Maria, en Italie, heure de la tendresse, des plaisirs de l’âme et de la mélancolie, heure des plaisirs qui ne tiennent au sens que par les souvenirs » ; ou cette autre, si caressante : « Sans les nuances, avoir une femme qu’on aime ne serait pas un bonheur, et même serait impossible… » ; — mais la création de Mme de Rénal dans Rouge et Noir, et de Clélia Conti dans la Chartreuse, ces figures presque célestes de dévouement passionné ; — mais surtout quelques billets mystérieux de la Correspondance, irréfutables indices pour qui sait lire, trahissent chez ce moqueur et ce libertin le songe le plus romanesque du bonheur. En 1819, il faisait cet aveu probablement sincère : « Je n’ai eu que trois passions en ma vie : l’ambition, de 1800 à 1811 ; l’amour pour une femme qui m’a trompé, de 1811 à 1818, et, depuis un an, cet amour nouveau qui me domine et augmente sans cesse. Dans tous les temps, toutes les distractions, tout ce qui est étranger à ma passion, a été nui pour moi. Ou heureuse ou malheureuse, elle remplit tous mes moments… » A une personne à laquelle il paraît avoir beaucoup donné de son cœur, il écrivait : « N’aie pas la moindre inquiétude sur moi, je t’aime à la passion ; ensuite, cet amour ne ressemble peut-être pas à celui que tu as vu dans le monde ou dans les romans. Je voudrais, pour que tu n’eusses pas d’inquiétude, qu’il ressemblât à ce que tu connais au monde de plus tendre… » Et ce mot tendre revient constamment dans ses confidences, soit qu’il reproche à Mérimée de n’avoir pas dans ses récits un je ne sais quoi « de délicatement tendre », soit qu’il raconte les émotions que lui procure un air de Cimarosa ou une fresque du Corrège, ses maîtres préférés, soit encore qu’il déclare sa faiblesse de cœur : « une phrase touchante, une expression vraie du malheur, entendues dans la rue, surprises en passant près d’une boutique d’artisan, m’ont toujours attendri jusqu’aux larmes… » Il rencontre pour la première fois Byron dans la loge de Ludovic de Brème, à la Scala : « Je raffolais alors de Lara ; dès le second regard, je ne vis plus lord Byron tel qu’il était réellement, mais tel qu’il me semblait que devait être l’auteur de Lara. Comme la conversation languissait, M. de Brème chercha à me faire parler. C’est ce qui m’était impossible. J’étais rempli de timidité et de tendresse. Si j’avais osé, j’aurais serré la main de Byron en fondant en larmes… » Exaltation charmante chez un analyste de cette acuité, mais bien digne de celui qui avait trouvé dans l’arrière-fonds aimant de son âme cette définition de la beauté : « C’est une promesse de bonheur… » ; de celui qui fait prononcer à son Julien cette phrase aussi troublante que les plus troublantes de Shakespeare : « Ah ! » se disait-il en écoutant le son des vaines paroles qu’il disait par devoir à Mathilde, comme il eût fait un bruit étranger, « si je pouvais couvrir de baisers ces joues si pâles, et que tu ne le sentisses pas !… » Deux ans avant sa mort et n’ayant pu tuer en lui ce pouvoir cruel de se sentir vibrer si finement au contact de la vie, il écrivait à un ami, avec une tristesse justifiée par les déceptions de la vieillesse commençante : « Ma sensibilité est devenue trop vive. Ce qui ne fait qu’effleurer les autres me blesse jusqu’au sang. Tel j’étais en 1789, tel je suis encore en 1840. Mais j’ai appris à cacher tout cela sous de l’ironie imperceptible au vulgaire. »

Qu’on se représente maintenant cet être complexe, à la fois hardi comme un dragon, subtil comme un casuiste, sensible comme une femme, soumis aux trois grandes influences que j’ai marquées tout à l’heure. Comme il a lu les philosophes et qu’il philosophe lui-même avec délice, il présente ce très étrange phénomène de l’analyse dans l’action et dans la passion, et il découvre des nuances toutes nouvelles en psychologie. Comme il a beaucoup voyagé à la suite de l’empereur et qu’il s’est fait des patries momentanées dans plusieurs villes de sa chère Italie, il est un des représentants les plus complets du cosmopolitisme moderne. Comme enfin il a beaucoup comparé, beaucoup senti, et, suivant sa formule favorite, dépensé sa fortune et sa santé en expériences, il énonce sur la France contemporaine quelques jugements d’une portée considérable, et il a la chance de les condenser dans un roman qui est un chef-d’œuvre, j’ai nommé le Rouge et le Noir. Ce sont les trois points que je voudrais examiner l’un après l’autre.

II. L’esprit d’analyse dans l’action §

Tout romancier a un procédé habituel de mise en œuvre, si l’on peut dire, qui tient de très près à sa façon de concevoir les caractères de ses personnages. Ce procédé servirait aisément d’étiage pour qui voudrait mesurer la portée psychologique des divers écrivains. Tel conteur aboutit toujours et presque tout de suite au dialogue, comme tel autre à la description. C’est que le premier voit surtout dans l’homme sa prise directe sur les autres hommes, tandis que le second voit surtout le peuple d’atomes qui, des choses extérieures, pénètre peu à peu dans l’âme. Un troisième morcelle son récit en menus chapitres très courts, et compose ses héros d’une mosaïque d’idées et de sensations. C’est qu’il voit surtout les menus émois du système nerveux, et qu’en effet les créatures très nerveuses n’ont que des passages et que des moments. Le procédé de Stendhal est le soliloque. Certes, les personnages de ses récits sont des hommes d’action. Dans Armance, Octave de Malivert se bat en duel et s’empoisonne. Dans le Rouge et le Noir, Julien Sorel, après force aventures dangereuses, assassine son ancienne maîtresse et monte sur l’échafaud. On le sait, le Fabrice de la Chartreuse commence par charger à Waterloo. Nous n’avons pas affaire à un écrivain sans invention et qui campe sur pied un immobile musée de figures de cire. Octave, Julien, Fabrice, — j’ai choisi exprès les trois héros des grands romans de Beyle, — vont et viennent, risquent leur vie, osent beaucoup, varient à l’infini les circonstances de leur destinée, et tout le long du livre cependant l’auteur les montre qui tâtent le pouls à leur sensibilité. Il en fait des psychologues, voire des ergoteurs, qui se demandant sans cesse comment ils sont émus, qui scrutent leur existence morale dans son plus intime arcane, et réfléchissent sur eux-mêmes avec la lucidité d’un Maine de Biran ou d’un Jouffroy. Et les soliloques succèdent aux soliloques. Octave est atteint d’une difformité secrète qui ne lui permet pas de se marier sans se déshonorer à ses propres yeux ; il se surprend à aimer sa cousine Armance de Zohiloff… « Ah ! une belle âme ! s’y attacher pour jamais, vivre avec elle et uniquement poux elle et pour son bonheur ! Je l’aimerais avec passion, je l’aimerais, moi, malheureux… », et un interminable monologue commence, non point prononcé comme ceux des pièces de théâtre, mais pensé, comme il convient dans un roman d’analyse, et comprenant l’infini détail d’une vaste association d’idées. Pareillement, dans le Rouge et le Noir, une page sur deux est remplie par la discussion que les personnages soutiennent à chaque instant avec eux-mêmes. Julien Sorel est le secrétaire du marquis de la Môle, il a reçu un billet d’amour de Mathilde, la fille de son protecteur. Trois chapitres suivent, consacrés au combat intérieur qui se livre dans Julien entre ces hypothèses contradictoires : « Mathilde est-elle sincère ?… Est-elle la complice d’une machination contre le secrétaire du marquis ?… » En dix phrases, il y a dix voltes-faces de ces questions angoissantes. Un traité de confession ne décompose pas plus finement les données d’un problème d’âme. Tout eu galopant à la suite du maréchal Ney, parmi les éclats de terre soulevés par les boulets, Fabrice del Dongo poursuit de même un long monologue. Fabrice se dit…, Fabrice se demanda…, Fabrice comprit…, — ces formules reviennent avec une monotonie qui touche à l’obsession. Et lorsque le drame arrive, lorsque l’homme agit, quand Octave boit un mélange d’opium et de digitaline, quand Julien, à minuit, applique une échelle contre les fenêtres de Mlle de la Môle, quand Fabrice pique en avant sur un groupe de soldats suspects, c’est a la suite d’un examen de conscience si minutieux que, pour beaucoup de lecteurs, l’illusion de la réalité devient impossible. Sainte-Beuve était du nombre, et les articles qu’il a consacrés aux romans de Stendhal témoignent qu’il ne put jamais s’intéresser à ce qu’il considérait comme des problèmes arbitraires de mécanique morale. Il est vraisemblable que Flaubert détestait « Monsieur Beyle », ainsi qu’il l’appelait, pour la même raison. Henri Beyle ne se fût pas plus froissé des articles de Sainte-Beuve que des épigrammes de Flaubert. J’imagine qu’il eût répété, avec son sourire des jours d’ironie, cette phrase de son Rouge et Noir : « Ma présomption s’est si souvent applaudie de ce que j’étais différent des autres… Eh bien, j’ai assez vécu pour voir que différence engendre haine. »

Sainte-Beuve, en effet, trompé sur ce point, comme il le fut au sujet de Balzac, par des préjugés d’éducation, et Flaubert égaré, comme il le fut à l’endroit de Musset, par des préjugés d’esthétique, n’aperçoivent pas que la manière de conter de Stendhal constitue une méthode non seulement d’exposition, mais de découverte. Je la comparerais volontiers à une sorte d’hypothèse expérimentale. Pareil en cela aux romanciers de tous les temps, Stendhal n’a jamais fait que la psychologie de ses facultés. Son procédé consiste à varier à l’infini les circonstances où il place ses facultés, puis il charge le personnage de noter lui-même les modifications que ces circonstances ont dû produire. Et ce n’est point là un artifice d’écrivain. Le personnage, tel, que Stendhal le conçoit à sa ressemblance, a comme maîtresse pièce de sa machine intérieure (l’esprit d’analyse). Le romancier n’a pas besoin de décomposer par le dehors les mobiles d’action d’une telle âme, car il est dans l’essence de cette âme d’agir à la fois et de se regarder agir, de sentir et de se regarder sentir. Si le récit abonde en raisonnements compliqués et spécieux, c’est que les héros qu’il met en scène font en réalité ces raisonnements. Il y a beaucoup de groupes différents dans cette apparente unité de la vaste espèce humaine. Celui que Stendhal étudie a pour trait distinct la puissance et, si l’on veut, la manie de la dissection intime. Ne pas aimer cette façon d’être, vous le pouvez ; prétendre qu’elle est factice, vous ne le pouvez pas ; l’auteur n’aurait qu’à se citer comme un exemplaire accompli du groupe, et nous autres, qui venons après lui et souffrons comme lui de cette excessive acuité de l’esprit d’analyse, nous arrivons pour soutenir que les curiosités, ou plutôt les cas psychologiques par lui décrits sont bien les nôtres.

Considérons d’abord le travail accompli dans Stendhal lui-même par l’esprit d’analyse, et rappelons-nous la diversité des influences qu’il a subies. C’est un philosophe et c’est un idéologue. Son goût le plus vif est de découvrir les motifs des actions des hommes et, comme il a lu Helvétius, ces motifs se réduisent pour lui au seul plaisir. Ce qui l’intéresse dans un homme, c’est sa façon d’aller à la chasse du bonheur. Il répondait gravement à un provincial qui l’interrogeait sur sa profession : « … observateur du cœur humain… » Nécessairement, c’est par son propre cœur qu’il commence cette étude. Mais, en même temps qu’il est philosophe, il est viveur et il est soldat Cette union est singulière, et de celles qui doivent produire des combinaisons singulières de sentiments. D’habitude, en effet, les curieux de psychologie mènent une existence de cabinet, tandis que les hommes de passion et qui agissent méprisent la psychologie ou bien l’ignorent Celui-ci, grâce aux hasards de sa destinée, réfléchit comme les premiers, et, comme les seconds, traverse des hasards de toute nature. C’est un savant qui a des femmes et qui fait la guerre. A ce double jeu de ses facultés, il trouve des frissons de plaisir et de tristesse, dont la description n’est pas dans les livres. Il s’invente des émotions encore inédites. S’il est amoureux, et si sa maîtresse lui donne une marque de tendresse exquise, il a deux bonheurs : d’abord parce que cette tendresse lui est précieuse, et aussi parce qu’il se rend compte, avec une pénétration de confesseur, du secret travail du cœur qui l’a déterminée. Il regarde jouer le petit mouvement intérieur de l’horloge qui lui a sonné l’heure douce. Et il écrit à cette maîtresse aimée : « Que j’ai été heureux l’autre jour, ma chère ange, tu avais oublié tous les préjugés qui te viennent de ta voiture… » Phrase singulière au premier instant, délicieuse au second, car l’amant qui a écrit cette ligne trahit ainsi avec quelle délicatesse de thermomètre trop sensible sa pensée plonge dans la pensée de celle qu’il aime, pour en noter les plus fines variations. S’il court un danger, comme de risquer sa vie à Bautzen, il se rend compte avec une lucidité parfaite des frémissements de ses nerfs, et il s’explique les raisons de cette angoisse enivrante, — bien enivrante, puisque ceux qui l’ont connue la regrettent toujours dans la sécurité des années de paix ! « Le plaisir », écrit Beyle, « consiste à ce qu’on est un peu ému par la certitude qu’on a que là se passe une chose qu’on sait être terrible… » S’il se trouve en détresse, comme à l’époque de la retraite de Moscou, parmi la panique et la sauvagerie d’une armée vaincue, il s’administre des réactifs d’un ordre très spécial : « Je lus quelques lignes d’une traduction anglaisé de Virginie, qui, au milieu de la grossièreté générale, me rendit un peu de vie morale… » Et encore, à un ami : « J’ai besoin d’imagination ; achète-moi, je t’en prie, les Martyrs de M. de Chateaubriand… » S’il se raidit contre une peine accablante et contracte les muscles de sa volonté, il le fait, comme un médecin soigne ses propres maladies, avec une merveilleuse entente de son anatomie intérieure : « Lorsque le malheur arrive, il n’y a qu’un moyen de lui casser la pointe, c’est de lui opposer le plus vif courage. L’âme jouit de sa force, et la regarde, au lieu de regarder le malheur et d’en sentir amèrement tous les détails… » L’auteur de l’Ethique n’aurait pas dit mieux25, mais l’auteur de l’Ethique voyait les passions, comme un géomètre voit les corps, dans leur figure idéale et du fond de sa chambre solitaire, au lieu que Beyle calcule et médite au milieu de ces passions mêmes, et comme un peintre qui copie un modèle d’après nature. Il mène une vie d’officier en demi-solde, rencontrant des aventures et en profitant, toujours en présence d’émotions réelles, et il redouble leur réalité par une conscience acharnée de leur détail. Quand il spécule sur l’amour, ce n’est pas un amour abstrait qu’il a sous le microscope de sa curiosité. Il voit un certain sourire de femme et une certaine couleur des yeux :

Il existe un bleu dont je meurs
Parce qu’il est dans des prunelles…

Il est vivant aussi et dans des prunelles dont il a contemplé tous les regards, ce bleu qui torture ou qui ravit Beyle. S’il spécule sur le danger, il entend une canonnade réelle et qui tue des personnes qu’il connaît, qui peut le tuer, lui qui respire, lui qui pense à ce coup de canon et qui met la main sur sa poitrine pour compter les battements de son cœur. L’analyse ici donne un coup de fouet à la sensation, et si ce coup de fouet cingle les nerfs de tous les personnages que Beyle nous décrit, c’est que lui-même en avait éprouvé les cuisantes délices, Et si nous aimons, nous, ces personnages, c’est qu’ils sont nos frères par ce mélange, presque impossible avant notre XIXe siècle, de naturel et de raffinement, de réflexion et de sincérité, d’enthousiasme et d’ironie.

Nous avons beau nous rebeller là contre et réveiller en nous, fût-ce avec fureur, ce que le langage vulgaire appelle l’être naturel, ce que le langage exact appelle l’être instinctif, nous ne pouvons pas débarrasser notre cerveau de cette pression formidable : les tendances héréditaires et les connaissances acquises. Nous ne pouvons pas plus vivre dans l’inconscience, que nous ne pouvons nous façonner une physionomie immobile et sereine de statue grecque. Les enfants qui naissent parmi nous ont déjà, dans les rides de leur petit visage, dans les plis de leurs inertes mains, l’empreinte définie d’un caractère. Ils bégayent, et la langue que leur nourrice leur apprend est déjà un instrument d’analyse, affiné par plusieurs siècles de civilisation. Ils grandissent, et les livres d’étrennes qu’ils feuillettent les dressent déjà aux reploiements de la conscience sur elle-même. Aucun contrepoids ne vient corriger ce que cette hérédité, jointe à cette éducation, imprime de profondément retors à la pensée. Les événements, autour de l’adolescence, se font de plus en plus rares. La spontanéité rencontre de moins en moins l’occasion de s’exercer. A vingt ans donc, et lorsque au sortir de la lettre écrite ces enfants devenus des hommes abordent la vie, leur âme est subtile et complexe, leur sensibilité n’est pas simple. Les moralistes peuvent déclamer contre les précocités de l’esprit de recherche. Les artistes, amoureux d’émotions plus larges, plus franches, plus directes, peuvent réagir contre ces mièvreries du cœur que cette recherche produit, et par réaction se ruer jusqu’à la brutalité grossière. Les scrupuleux, enfin, et les délicats peuvent considérer l’analyse comme un élément meurtrier de toute naïveté ou de toute sincérité. Enfin, et nous l’avons vu à l’occasion de Baudelaire et de Benjamin Constant, les âmes morbides peuvent s’en intoxiquer comme d’un vice. Il est des natures riches, bien au contraire, pour lesquelles cette analyse est simplement une occasion de porter une végétation de sentiments inconnus.. Dans ces âmes d’élite, l’extrême développement des idées n’est pas mortel à l’intense développement des passions. Au lieu de résister à l’esprit d’analyse, elles s’y abandonnent, mais sans s’y corrompre. Au lieu de se gâter par la réflexion, elles s’y développent. Elles se complaisent à donner au sentiment l’amplitude d’une pensée. La vie cérébrale se surajoute pour elles à la poussée de la vie instinctive, sans la ralentir. Elles aiment d’autant mieux qu’elles savent qu’elles aiment, elles jouissent d’autant plus qu’elles savent qu’elles jouissent. C’est parmi ces âmes que se recrute la légion des grands artistes modernes, et si nous sommes les rivaux des siècles plus jeunes, c’est par quelques œuvres où ces âmes ont fixé un peu de l’Idéal singulier qui flotte devant elles, mirage incertain, dont les anges et les prophètes du plus profond visionnaire de la Renaissance, Léonard de Vinci, paraissent déjà éprouver la nostalgie. Il y a du Vinci dans Beyle, comme dans Gœthe comme dans Renan, comme dans Henri Heine, comme dans tous les épicuriens compliqués de cet âge étrange, où les métaux les plus précieux de la civilisation et de la nature se fondent, dans la tête des tout jeunes hommes, ainsi qu’en un creuset incandescent et intelligent Parfois ces métaux s’y vaporisent, parfois ils s’y amalgament en un de ces alliages comme l’antique airain de Corinthe, d’une rareté que les alchimistes ont à peine osé rêver.

Parce que les âmes d’élite sont seules capables de se prêter à ces redoutables expériences, et parce que seules elles concilient en elles des activités contradictoires, Beyle a été conduit à ne peindre guère dans ses romans que des créatures supérieures. Cela explique pourquoi ces romans ont choqué d’abord. J’entendais un jour le plus fameux des conteurs russes, Tourguéniev, développer cette doctrine qu’un récit romanesque doit, afin de reproduire les couches diverses de la société, se distribuer, pour ainsi dire, en trois plans superposés. Au premier de ces trois plans appartiennent — et c’est aussi leur place dans la vie — les créatures très distinguées, exemplaires complètement réussis, et, par conséquent, typiques, de toute une espèce sociale. Au second plan, se trouvent les créatures moyennes, telles que la nature et la société en fournissent à foison ; au troisième plan, les grotesques et les avortés, inévitable déchet de la cruelle expérience. Cette ingénieuse théorie, que nous reprendrons plus en détail à l’occasion de Tourguéniev lui-même et au cours de ces Essais, peut être généralisée et servir au classement de ces faiseurs d’âmes qui sont les romanciers, les dramaturges et les historiens. Selon qu’ils se montrent capables de peindre ou un seul, ou deux d’entre ces trois groupes de personnages, ou bien tous les trois, ils présentent un tableau ou incomplet ou total de la vie humaine, et ils occupent un rang différent dans l’échelle des esprits. Nous reconnaîtrons ainsi une première classe d’observateurs, capables uniquement de voir et de montrer les grotesques et les avortés. C’est le propre des écoles dites bien à tort réalistes, car la réalité touffue et opulente, pas plus dans la vie morale que dans la vie physique, n’a pour règle unique l’avortement. Les observateurs de cette classe sont les satiriques et les caricaturistes. L’amertume ou le comique sont leurs qualités. Ils abondent au déclin des civilisations, lorsque les races, à la fois cultivées et fatiguées, fournissent une quantité plus considérable d’ambitieux vaincus ou de rêveurs mutilés. Au-dessus de ces aquafortistes de la laideur et de la trivialité, apparaît la classe des moralistes qui voient nettement et peignent de même les personnages moyens. On aura, dans l’Education sentimentale, de Flaubert, un modèle achevé de cette psychologie à hauteur d’appui, à laquelle Molière et La Bruyère, pour citer deux noms fameux, ont été fidèles. Ces écrivains, qui sont particulièrement dans notre tradition française, concluraient volontiers, comme Candide, que la sagesse suprême se réduit à « cultiver notre jardin ». Ils viennent, me semble-t-il, exactement au-dessous des tout grands connaisseurs en passions qui, comme Shakespeare, comme Gœthe, comme Balzac, ne se contentent pas d’esquisser avec une énergie incomparable les déformations sociales, ni de mettre sur pied avec une justesse accomplie des êtres moyens, mais sont encore assez puissants pour créer des hommes supérieurs. Chez ces derniers, l’art est vraiment le rival de la nature. Dans leurs livres comme dans la vie, il y a place pour un plat coquin et pour un magnifique scélérat, pour un bourgeois paisible et pour un inventeur de génie. Grâce à une anomalie qui s’explique par les spécialités de son caractère et les intentions de son esthétique, Stendhal s’est à peu près condamné à ne peindre, lui, que des créatures supérieures. Son Octave de Malivert, son Julien Sorel, son Fabrice del Dongo, son Mosca, sa Mathilde de la Môle, sa duchesse de San Severino Taxis, ont, comme lui, des facultés qui les mettent hors de pair. Ils n’en sont pas moins réels pour cela, mais d’une réalité qui n’est pas plus commune que la sensibilité de leur père spirituel né le fut elle-même. Il avait raison de dire en parlant d’eux : « tout mon monde. » Oui, son monde, mais aussi, à mesure que nous avançons, notre monde. Les sentiments compliqués que Beyle a donnés à ce monde conçu d’après sa propre image ne deviennent-ils pas de jour en jour moins exceptionnels ? Si l’on veut bien réfléchir à la signification de ce terme : un être supérieur, on trouvera qu’il résume une ou plusieurs découvertes dans la façon de penser et de sentir. Une fois traduites dans des œuvres d’art, ces découvertes deviennent un objet d’imitation pour d’autres êtres. C’est ainsi, — pour nous en tenir à deux des écrivains étudiés dans ce livre, — c’est ainsi que Charles Baudelaire et M. Renan ont, l’un et l’autre, en creusant leur cœur, inventé deux manières, jusqu’à eux inconnues, de pratiquer, le premier le libertinage et le second le dilettantisme. Ils ont raconté leur rêve nouveau des voluptés de la chair et de l’esprit dans des pages singulièrement hardies, qui ont éveillé, chez des âmes analogues et moins personnelles, des curiosités tentatrices. Ces âmes à la suite — si l’on peut dire — sont en train de s’approprier quelque chose de ce qui fut, à une heure aujourd’hui passée, l’originalité suprême de l’auteur des Fleurs du mal et de la Vie de Jésus. Pareillement, les nuances de sensibilité que Stendhal a copiées d’après sa vie intime lorsqu’il a dessiné les physionomies de ses héros, se font moins rares à mesure que ses romans gagnent des adeptes. Tout en demeurant typiques, et par conséquent très élevés, ses héros se dépouillent de cette sorte d’étrangeté, si exceptionnelle qu’elle en fut effrayante, dont ils apparurent revêtus aux regards des premiers lecteurs. C’est le privilège des auteurs qui se mettent en entier dans leurs livres, avec ce que leur cœur possédé de sentiments très inattendus, qu’ils fournissent ainsi matière à des contre-épreuves de la médaille sans module connu qu’ils ont les premiers frappée. Nous verrons que, dans une au moins de ses études sur sa propre sensibilité, Stendhal a si fortement éclairé une des faces de la vie française de notre temps, que cette étude, lancée d’abord dans le silence de la critique sous le titre énigmatique de Rouge et Noir, a pris place, petit à petit, dans le groupe des livres que ce même Sainte-Beuve, si parfaitement injuste pour le maître romancier, appelait les Bibles du XIXe siècle.

III. Le cosmopolitisme de Beyle §

Poussé très loin, l’esprit d’analyse aboutit presque toujours au dilettantisme. Les mêmes lois régissent la vie de notre esprit et la vie de notre corps. Nous avons les besoins de nos facultés, comme nous avons les besoins de nos organes. Qui a la puissance d’analyser, recherche et provoque les occasions d’analyser, multiplie les expériences, se prête aux émotions, complique ses plaisirs, raffine ses tristesses ; manège sentimental qui, peu à peu, transforme l’analyseur en dilettante. Ce dilettantisme revêt des formes diverses suivant les caractères et les époques. Une forme sinon tout à fait neuve, au moins très renouvelée, est celle qui résulte de l’habituelle fréquentation des pays étrangers. Des voyages nombreux à la suite des armées impériales, puis un séjour prolongé en Italie, conduisirent Beyle à ressembler au prince de Ligne, ce grand seigneur européen qui disait avec la charmante fatuité de son spirituel optimisme : « Il a toujours été à la mode de me bien traiter partout, et j’ai éprouvé des choses agréables de plusieurs pays. J’ai six ou sept patries : Empire, France, Flandre, Autriche, Pologne, Russie et presque Hongrie… » Beyle avait si bien le sentiment de ce cosmopolitisme voluptueux, qu’il adopta comme sa devise propre ce vers d’un opéra bouffe, aujourd’hui oublié, mais qu’il proclame exquis, I pretendenti delusi : « Vengo adesso di Cosmopoli. — je viens à présent de Cosmopolis… » Il ajoutait, parlant de lui-même et de quelques compagnons privilégiés : « Nous sommes bien loin du patriotisme exclusif des Anglais. Le monde se divise à nos yeux en deux moitiés, à la vérité fort inégales : les sots et les fripons d’un côté, de l’autre les êtres privilégiés auxquels le hasard a donné une âme noble et un peu d’esprit. Nous nous sentons les compatriotes de ces gens-là, qu’ils soient nés à Velletri ou à Saint-Omer… » Il citait souvent cette maxime, tirée d’un petit volume du siècle dernier : « L’univers est une espèce de livre dont on n’a lu que la première page, quand on n’a vu que son pays. » Il vécut donc une vie errante ; mais il la vécut avec le tour particulier d’intelligence que ses constantes habitudes d’analyse avaient façonné. Son ami Colomb rapporte une anecdote qui prouverait seule comment Beyle exploitait, au profit de sa curiosité philosophique, même les circonstances les plus éloignées de toute philosophie. Il obtint la permission de faire la campagne de Russie, comme auditeur au Conseil d’Etat, délégué au département des vivres. Le voilà qui s’attache, dans l’intervalle de ses écritures officielles, à l’examen physiologique de ces masses d’hommes, soldats de tout âge et de toute nation, qui composaient la Grande Armée. Sur les bords du Niémen et à la veille de partir pour Moscou, il vérifie les observations de Cabanis sur les tempéraments. Le résultat de cette expérience reste consigné dans neuf chapitres de l’Histoire de la peinture en Italie (92 à 100). « Fatigué de vaines conjectures sur le sombre avenir que j’apercevais au fond des plaines sans fin de la Russie, je revins aux connaissances positives, ressource assurée contre toutes les fortunes. J’avais un volume de Cabanis, et, devinant ses idées à travers ses phrases, je cherchais des exemples dans les figures de tant de soldats qui passaient auprès de moi en chantant, et quelquefois s’arrêtaient un instant lorsque le pont était encombré… »

Un homme que dominent de telles réflexions voyage d’une manière absolument personnelle. D’ordinaire, nous nous déplaçons pour être ailleurs, parce que la monotonie de nos habitudes nous lasse. Nous espérons rajeunir nos sensations, en abandonnant pour quelques semaines ou quelques mois un milieu qui ne nous suggère plus ni plaisirs aigus ni peines attachantes. Nous mettons notre existence de chaque jour en jachère, pour la retrouver plus féconde au retour. Ou bien nous avons étudié par avance un pays et nous désirons passer de la lettre écrite au fait direct. Nous voulons éprouver le livre par la vie, doubler notre érudition de seconde main par des constatations immédiates. La première de ces deux méthodes de voyage est celle des oisifs, la seconde est celle des savants : historiens ou critiques d’art, écrivains ou simples amateurs. Il en est une troisième, qui est proprement celle du psychologue. Elle est difficile à pratiquer, car elle suppose la faculté, si rare, de s’inventer des plaisirs et la faculté, plus rare encore, d’interpréter ces plaisirs. Elle consiste à soumettre sa personne à la pression d’un pays nouveau, comme un chimiste soumet un corps à la pression d’une température nouvelle, en observant avec une entière absence de parti pris les petites jouissances et les petites souffrances que cette nouveauté emporte avec elle… En voici un exemple presque à la portée du premier venu. J’imagine que vous avez pris ce matin l’express de Boulogne pour passer de là en Angleterre, laissant derrière vous votre appartement de Paris, façonné, depuis des jours et des jours, à la mesure de votre sensibilité de Français du XIXe siècle ; et, bonne ou mauvaise, étroite ou compréhensive, vous n’avez pas fait d’efforts pour abdiquer une minute cette sensibilité, qui est la vôtre. Efforts d’ailleurs stériles, abdication d’ailleurs impossible, puisque nous sentons comme nous respirons, comme nous avons la main longue ou courte, d’une façon nécessaire et irréparable. Le long de la route, au lieu de lire des livres sur l’Angleterre, qui vous infligeraient d’avance une impression ou favorable ou défavorable, mais, en tout cas, impersonnelle et prématurée, vous avez parcouru les journaux de France, songé à vos amis de Paris, au détail de votre vie de salon ou de boulevard… Le paquebot siffle et souffle, fendant l’eau verte, qui écume. Les mouettes volent. Le vent éparpille l’embrun. A l’horizon, la ligne ocreuse de la côte apparaît, puis le petit port, où les énormes bateaux profilent leurs cheminées, dans cette brume humide, comme peuplée d’invisibles atomes de charbon, qu’il semble toujours peser sur la grande île. Vous avez laissé vos compagnons monter dans le train qui court de Folkestone sur Londres, et vous allez, vous, à travers les comtés, de petite ville en petite ville, mangeant dans la salle commune, vous promenant par les rues, entrant dans les marchés, causant avec toutes les sortes de gens que les hasards vous font connaître. Vous errez sur les chaussées désertes, le matin, quand des centaines de servantes en chapeau nettoient à coups de torchon les maisons coquettes dont les fenêtres, garnies de Carreaux à guillotine, bombent sur un gazon comme feutré. Dans l’après-midi, vous suivez les lentes et longues parties de cricket qui s’engagent, sur les pelouses des parcs, entre des athlètes en maillot blanc et en savates claires. Vous écoutez les musiciens, vêtus d’uniformes rouges, lancer à coups d’instruments de cuivre les notes du God save the Queen, et le soir, au théâtre, les actrices filer, de leurs voix rauques, des couplets remplis d’allusions à la politique du temps. Quand c’est le dimanche, vous entrez à l’office avec les sérieux personnages coiffés de chapeaux de haute forme. Vous suivez dans le livre les hymnes que la foule entonne. Vous écoutez le sermon du prédicateur, comme vous avez lu la veille la gazette de l’endroit, comme vous avez un autre jour parcouru un tome du roman à la mode. Après quelques semaines de cette épreuve tentée avec bonne foi, vos nerfs de Français et de Parisien auront été secoués d’une secousse ou pénible ou agréable, assurément imprévue. Si votre situation sociale ou votre bonne chance vous permettent de frayer avec les habitants des coquettes maisons ou des châteaux d’une façon plus intime, et si vous pouvez, grâce à l’admirable hospitalité britannique, vous associer à leurs distractions, comprendre leurs travaux, discuter leurs idées, vous achèverez de vous procurer une série de sensations anglaises. J’entends par là que l’existence anglaise, ses particularités et ses différences, seront pour votre âme, accoutumée à d’autres mœurs, une occasion de goûts et de dégoûts d’un ordre unique. Vous ne serez peut-être pas capable d’écrire sur cette existence anglaise dix pages qui aient de la portée, ni surtout qui aient de la proportion. Qu’importe ! Votre but n’était point de connaître en économiste une contrée nouvelle. Votre affaire était de vous approprier quelque chose de cette somme énorme de plaisirs possibles qu’une société entasse sur ses comptoirs. Byron disait : « Je suce les livres comme des fleurs. » Il aurait pu en dire autant de ces livres vivants qui sont les civilisations étrangères. La fleur a des étamines et un pistil, un nombre et une forme marquée de ses pétales. L’abeille, qui s’engloutit dans la cloche parfumée du calice, ne compte ni ces pétales ni ces étamines. Elle emprunte à la fleur juste de quoi faire son miel, — et le botaniste, lui, sait tout de la plante, excepté l’art d’en jouir comme cette ignorante abeille…

Stendhal voyagea ainsi en Angleterre, où il se déplut. Deux lettres de 1826 en donnent la raison. « Les Anglais », écrit-il, « sont victimes du travail… Ce malheureux ouvrier, ce paysan qui travaille, n’ont pour eux que le dimanche. Or, la religion des Anglais défend toute espèce de plaisir le dimanche et a réussi à rendre ce jour le plus triste du monde. C’est à peu près le plus grand mal qu’une religion puisse faire à un peuple qui, les six autres jours de la semaine, est écrasé de travail… » Il voyagea ainsi en Allemagne, et ce lui fut un supplice « J’ai mis deux ans à désapprendre cette langue », a-t-il dit quelque part. Il voyagea ainsi en Italie, et ce lui fut une ivresse. Il fallut la vie administrative et le séjour à poste fixe au consulat de Cività-Vecchia pour le blaser sur les sensations. « Quoi ! » s’écriait-il, « vieillir à Cività-Vecchia, ou même à Rome, — j’ai tant vu le soleil !… » Mais quand il fit ses premières excursions à travers les sites du doux pays, excursions dont les notes à peine postdatées composent le volume de Rome, Naples et Florence, la pleine ferveur de la découverte l’enivrait devant cet univers inédit, et il terminait ainsi le manuscrit : « Présenté en toute humilité à M. H. B…, âgé de trente-huit ans, qui vivra peut-être en 1821, par son très humble serviteur, plus gai que lui, le H. B. de 1811. » On doit lire ce journal pour constater combien sa façon de voyager est individuelle. Il prend à la contrée qu’il traverse précisément de quoi nourrir son besoin d’impressions nouvelles, — mais rien de plus. Si le ciel se gâte, il dit franchement : « Rien pour le cœur, le vent du nord m’empêche d’avoir du plaisir… » Si une forme de voiture lui plaît, il y prend garde : « Imola, 15 mai. Je voyage en sediola au clair de la lune… » Si un mince détail d’installation lui est antipathique, il le marque : « Je ne puis obtenir, au café du Palais Ruspoli, en payant bien chaque fois, de me faire essuyer la table sur laquelle on me sert. Les garçons servent comme par grâce, ils se regardent comme les plus malheureux des hommes d’être obligés de remuer… » Si un de ses amis improvisés lui donne un conseil tout à fait local, il le suit : « Un de mes nouveaux amis, me rencontrant un de ces soirs, me dit : Allez-vous quelquefois, après dîner, chez la D… ? — Non. — Vous faites mal : il faut y aller à six heures : qualche volta si busca una tazza di caffê (quelquefois on y accroche une tasse de café). Ce mot m’a fait rire pendant trois jours. Ensuite, pour mortifier mon étrangeté, je me suis mis à aller fréquemment chez Mme D… Dans le fait, souvent, par ce moyen, j’ai épargné les vingt centimes que coûte une tasse de café… » Cette sincérité absolue, cet héroïque et personnel aveu du minuscule ennui ou de la petite distraction actuelle, ont bientôt fait de procurer à celui qui s’abandonne ainsi aux bonnes et aux mauvaises fortunes de l’heure, un goût vif et original du milieu exotique où il va et vient, sans cesser pour cela de rester lui-même parmi les variations des décors.

Il a fallu, pour qu’une telle disposition d’esprit devînt possible, d’abord que les voyages fussent plus aisés, et aussi que la somme des préjugés nationaux fût plus faible. Aujourd’hui que l’une et l’autre condition se trouve remplie, un assez grand nombre de personnes se font, comme Beyle, à des degrés et dans des nuances qui varient suivant les fortunes et suivant les tempéraments, des centres de sensations étrangères. Peu à peu et grâce à une rencontre inévitable de ces divers adeptes de la vie cosmopolite, une société européenne se constitue, aristocratie d’un ordre particulier dont les mœurs complexes n’ont pas eu leur peintre définitif. Des femmes la composent, qui passent la saison à Londres, prennent les eaux en Allemagne, hivernent sur la Rivière, en Italie, en Egypte, se retrouvent à Paris avec le printemps, parlent quatre langues, connaissent et apprécient plusieurs sortes d’arts et de littératures. Des hommes y figurent qui ont dîné ou causé avec les personnages importants de chaque pays et dans le pays même, qui sont reçus dans des salons et des châteaux distants les uns des autres de plusieurs centaines de lieues, lisent les poètes anglais et les italiens dans le texte, écrivent parfois dans deux et dans trois langues et mènent, à la lettre, plusieurs existences. Quoique le caractère casanier des Français, et surtout leur état social, répugnent à ce dilettantisme du vagabondage, on citerait, parmi les membres de cet European Club flottant et composite, plus d’un de nos compatriotes. Quelques-uns des meilleurs livres qu’ait produits notre XIXe siècle sont dus à l’expérience de cette sorte de vie. Ceux de Stendhal comptent parmi les principaux.

C’est une question de savoir si cet esprit cosmopolite, dont le progrès va s’accélérant sous la pression de tant de causes, est aussi profitable qu’il est dangereux. Le moraliste qui mesure les sociétés d’après leur puissance à produire des hommes, est obligé de reconnaître que les nations perdent beaucoup plus qu’elles ne gagnent à se mêler les unes aux autres. Les races surtout perdent beaucoup plus qu’elles ne gagnent à quitter le coin de terre où elles ont grandi. Ce que nous pouvons appeler proprement une famille, au vieux et beau sens du mot, a toujours été constitué, au moins dans notre Occident, par une longue vie héréditaire sur un même point du sol. Pour que la plante humaine croisse solide, et capable de porter des rejetons plus solides encore, il est nécessaire qu’elle absorbe en elle, par un travail puissant, quotidien et obscur, la sève physique et morale d’un endroit unique. Il faut qu’un climat passe dans notre sang, avec sa poésie ou douce ou sauvage, avec les vertus qu’engendre et qu’entretient un effort continu contre une même somme de mêmes difficultés. Cette vérité n’est guère en faveur dans notre monde moderne, qui se fait de plus en plus improvisateur et momentané. Qu’on réfléchisse seulement, pour en apercevoir la portée, aux conditions de naissance des œuvres d’art. Presque toujours un grand écrivain ou un grand peintre a poussé dans l’atmosphère natale, et toujours il y revient lorsqu’il veut donner à son idéal une saveur de vie profonde. Les œuvres de ceux à qui ce sol a manqué manquent de cette saveur et de cette profondeur. Les Grecs et les Italiens n’ont offert le spectacle de leur incomparable fécondité qu’en raison même de l’abondance des petites patries et des cités étroites. L’homme est un être d’habitude qui doit additionner les efforts pour acquérir sa pleine vigueur créatrice. Il doit accumuler en lui une longue succession de volontés identiques pour fixer la force. C’est pour cela que les robustes races ont toujours eu des commencements monotones, des mœurs étroites, un respect superstitieux de la tradition, une défiance rigoureuse de la nouveauté.

Il arrive une heure dans l’histoire des sociétés où cette discipline féconde, mais peu subtile, a produit un capital de facultés dont le civilisé jouit, sans s’inquiéter de savoir comment il lui est venu, à la façon de ces fils de grande maison qui n’augmentent plus leur fortune. Le sens exquis des plaisirs d’aujourd’hui remplace alors le sens profond de l’énergie de demain. La haute société contemporaine, j’entends par là celle qui se recrute parmi les représentants les plus raffinés de la délicate culture, est parvenue à cette heure, sans lendemain, où le dilettantisme remplace l’action ; heure de curiosité volontiers stérile ; heure d’échanges d’idées et d’échanges de mœurs. Une évolution fatale attire les provinces vers les grandes villes et par-dessus les grandes villes fait flotter — comme la Lupata de Swift — une cité vague et supérieure, patrie des curiosités suprêmes, des vastes théories générales, de la savante critique et de l’indifférence compréhensive. C’est encore ici une des formes de ce qu’il faut bien nommer la décadence. Stendhal fut un des apôtres de cette forme, et, par suite, malgré sa virilité, un des ouvriers de cette décadence. C’est pour cela que nous reconnaissons dans sa littérature une fidèle image de notre temps. C’est probablement une loi que les sociétés barbares tendent de toutes leurs forces à un état de conscience qu’elles décorent du titre de civilisation, et qu’à peine cette conscience atteinte la puissance de la vie tarisse en elles. Les Orientaux disent souvent : Quand la maison est prête la mort entre… — « Hé bien », répondent les épicuriens de la race de Beyle, « que cette visiteuse inévitable trouve du moins notre maison, à nous, parée de fleurs ! »

IV. Le Rouge Et Le Noir §

Si Stendhal n’avait été qu’un cosmopolite, il fût demeuré l’écrivain favori d’une très petite élite de ces épicuriens, il ne fût pas entré au vif de la pensée nationale. Je l’ai dit plus haut, sa puissance d’analyse, sa sensibilité frémissante ; la multiplicité de ses expériences, le conduisaient à concevoir et à exprimer quelques vérités profondes sur la France du XIXe siècle. Le Rouge et le Noir renferme l’énoncé le plus complet de ces vérités, livre extraordinaire, et que j’ai vu produire sur certains cerveaux de jeunes gens l’effet d’une intoxication inguérissable. Quand ce roman ne révolte pas, il ensorcelle. C’est une possession comparable à celle de la Comédie humaine. Mais Balzac a eu besoin de quarante volumes pour mettre sur pied le peuple de ses personnages. Il peint à fresque, et sur le pan du mur d’un palais. Le Rouge et le Noir n’a pas cinq cents pages. C’est une eau-forte, d’un détail infini, et dans la courte dimension de cette eau-forte un univers tient tout entier. Que dis-je ? Pour les maniaques de ce chef-d’œuvre, les moindres traits sont un univers. Si j’écrivais de la critique par anecdotes, au lieu d’essayer une étude de psychologie mi-sociale, mi-littéraire, par idées générales et larges hypothèses, je raconterais d’étranges causeries entre écrivains connus, dont les citations de ces petites phrases, sèches et rêches comme les formules du Code, faisaient la matière. L’un disait : « M. de La Vernaye serait à vos pieds… » L’autre continuait : « éperdu de reconnaissance… » C’était à qui surprendrait son confrère en flagrant délit d’ignorance d’un des adjectifs du livre. Je donne le fait pour ce qu’il vaut Il est exceptionnel. Toutefois l’exception s’est, à ma connaissance, produite une dizaine de fois. Elle témoigne de l’intensité de séduction que ce roman possède. Au regard de l’analyste, la bizarrerie de ces engouements n’est qu’une garantie de plus de leur sincérité. Pour qu’un homme de quarante ans, et qui a vécu, se souvienne d’un livre au point d’en subir la hantise, il faut que ce livre aille bien au fond des choses humaines ou tout au moins contemporaines, et qu’il soit explicatif d’une quantité considérable de caractères et de passions.

Si je ne me trompe, le point de départ du Rouge et Noir a été fourni à Beyle par une continue et dure expérience de la solitude intime. Le mot société lui parut, très jeune, étiqueter une duperie et masquer une exploitation. Son enfance fut malheureuse, son adolescence tourmentée. Il avait perdu sa mère. Il haïssait son père et en était haï. Un de ses axiomes favoris fut plus tard que « nos parents et nos maîtres sont nos premiers ennemis quand nous entrons dans le monde ». Avec l’indomptable courage qu’il eut de ses impressions, même condamnées par toutes les vertus ou toutes les hypocrisies, Beyle ne cessa jamais de déclarer son invincible répugnance pour ce qu’il appelait l’attendrissement niais de la famille. N’est-ce pas dans la Chartreuse de Parme que se rencontre cette phrase à propos de Clélia Conti : « Peut-être a-t-elle assez d’esprit », pensait le comte, « pour mépriser son père ?… » Et dans le Rouge et le Noir, quand Julien Sorel, condamné à mort pour un assassinat, reçoit la visite du charpentier dont il a déshonoré le nom, le fils ne trouve rien à répondre au reproche du vieillard : « Son esprit parcourait rapidement tous les possibles. — J’ai fait des économies ! s’écria-t-il tout d’un coup. — Ce mot de génie changea la physionomie du vieillard et la position de Julien… Voilà donc l’amour de père ! se répétait-il l’âme navrée… » Des férocités pareilles d’imagination prouvent à quelle profondeur l’enfant a été meurtri. La plaie de la dixième année saigne encore dans le cœur de l’homme. Au sortir de cette adolescence cruellement froissée, Beyle fut emporté dans le tourbillon de la tempête napoléonienne. Il connut le sinistre égoïsme des champs de bataille et des déroutes, — égoïsme rendu plus cruel à cette sensibilité souffrante par l’abîme que ses goût secrets de réflexion et d’art creusaient entre lui et ses compagnons de danger. Plus tard encore et continuant d’observer, mais au centre d’une société pacifique, il constata, sans beaucoup de regret, qu’un antagonisme irréparable séparait ses façons de chercher le bonheur et celles de ses concitoyens. Il prit son parti de cette rupture définitive entre les sympathies du monde et sa personne : « Ceci est une nouvelle preuve », écrivait-il à un ami, « qu’il n’y a pas d’avantage sans désavantage. Cette prétendue supériorité, si elle n’est que de quelques degrés, vous rendra aimable, vous fera rechercher et vous rendra les hommes nécessaires : voyez Fontenelle. Si elle est plus grande, elle rompt tout rapport entre les hommes et vous. Voilà la malheureuse position de l’homme soi-disant supérieur, ou, pour mieux dire, différent, c’est là le vrai terme. Ceux qui l’environnent ne peuvent rien pour son bonheur… » Orgueilleuse conviction qui mène celui qui la possède à la scélératesse aussi bien qu’à l’héroïsme. Se décerner ce brevet de différence, n’est-ce pas s’égaler à toute la société ? N’est-ce pas du même coup supprimer, pour soi du moins, les obligations du pacte social ? Pourquoi, en effet, respecterions-nous ce pacte, s’il est l’œuvre de gens avec lesquels nous n’avons rien de commun ? Quel cas pouvons-nous faire d’une opinion publique dont nous savons qu’elle est forcément hostile à ce que nous portons de meilleur en nous ?… Il n’y a pas loin de ces interrogations à la révolte. Beyle en fut préservé par sa délicatesse native, et plus encore par son esprit d’analyse qui lui démontra l’inutilité des luttes à la Byron. Mais son imagination conçut ce que de telles idées pouvaient introduire de ravages dans une tête moins désabusée que la sienne, — et il créa Julien Sorel.

Pour qu’un type de roman soit très significatif, c’est-à-dire pour qu’il représente un grand nombre d’idées semblables à lui, il est nécessaire qu’une idée très essentielle à l’époque ait présidé à sa création. Or, il se trouve que ce sentiment de la solitude imposée à l’homme supérieur — ou qui se croit tel — est un de ceux qu’une démocratie comme la nôtre produit avec le plus de facilité. Au premier abord, cette démocratie paraît très favorable au mérite. N’ouvre-t-elle pas les barrières toutes grandes à la concurrence des ambitions, en vertu du principe d’égalité ? Mais en vertu de ce même principe, elle met l’éducation à la portée du plus grand nombre et cet excès de logique aboutit à la plus étrange contradiction. Si nous examinons, par exemple, ce qui se produit depuis cent années dans notre pays, nous reconnaîtrons que chaque adolescent de valeur trouve aisément des conditions excellentes où se développer. S’il brille dans ses débuts à l’école, il entre au collège. S’il réussit au collège, il a une bourse dans un grand lycée. C’est une conspiration des parents, des maîtres, et volontiers des étrangers, pour que ce sujet distingué — comme on dit en style pédagogique — atteigne le plus haut degré de sa croissance intellectuelle. Les études sont finies. Les examens sont passés. La volte-face est complète. La conspiration se fait en sens contraire. Car le nouveau venu trouve une société où les places sont prises, où la concurrence des ambitions, dont je parlais, est formidable. Si le jeune homme de talent et pauvre reste en province, en quoi son talent le servira-t-il ? L’existence, là, est toute d’habitudes et fondée sur la propriété. Il vient à Paris, et il n’a pas un appui. Ses succès d’écolier, qu’on lui vantait tant durant son enfance, ne peuvent lui servir qu’à gagner rudement sa vie dans quelque position subalterne. Quelles seront ses pensées, si à la supériorité il ne joint pas la vertu de modestie et celle de patience ? En même temps que l’éducation lui a donné des facultés, elle lui a donné des appétits, et il a raison d’avoir ces appétits. Un adolescent qui a lu et goûté les poètes désire nécessairement de belles, de poétiques amours. S’il a des nerfs délicats, il souhaite le luxe ; s’il en a de robustes, il souhaite le pouvoir. C’est là un tempérament tout façonné pour le travail littéraire ou artistique. Mais si notre homme n’est ni littérateur ni artiste, — et de fortes âmes sont incapables de cette sagesse désintéressée qui se guérit de ses rêves en les exprimant, — quel drame sinistre se jouera en lui ! Il se sentira impuissant dans les faits, grandiose dans ses désirs. Il verra triomphant qui ne le vaut pas, et condamnera en bloc un état social qui semble ne l’avoir élevé que pour mieux l’opprimer, comme le bétail qu’on engraisse pour l’abattre. Le déclassé apparaît d’abord, puis le révolutionnaire… « Il faut en convenir », dit Stendhal à une des pages de son Rouge et Noir, « le regard de Julien était atroce, sa physionomie hideuse. Elle respirait le crime sans alliage. C’était l’homme malheureux en guerre avec toute la société. »

Cette guerre étrange, et dont les épisodes mystérieux ensanglantent d’abord le cœur qui l’engage, voilà le vrai sujet du grand roman de Beyle. Guerre passionnée et passionnante, surtout parce que l’auteur a su donner à son héros un magnifique outillage de supériorités réelles. L’intelligence de Julien est de premier ordre. C’est tout simplement celle de Stendhal lui-même : perspicace et tourmentée, lucide comme un théorème d’algèbre et mordante comme un réquisitoire. La volonté de ce jeune homme est celle d’un soldat qui fait campagne, et qui, préparé chaque jour au suprême danger, n’attache plus de sens au mot peur. En même temps, sa sensibilité toujours à vif saigne au plus léger coup d’épingle. Le voici donc, fils d’un charpentier de petite ville, ayant reçu d’un curé qui s’intéresse à son brillant tour d’esprit une éducation de latiniste. Il a lu le Mémorial de Sainte-Hélène, et son génie s’est enflammé à suivre l’épopée de ce parvenu prodigieux qui fut l’Empereur. Il entre dans le monde, d’abord comme précepteur chez le maire de sa ville, puis comme boursier dans le grand séminaire de sa province, enfin comme secrétaire chez un pair de France. Il sait, par l’exemple de son modèle idéal, le simple lieutenant d’artillerie devenu César, et par les exemples éclatants des compagnons de cette incroyable fortune, que tous les privilèges sociaux appartiennent à qui peut les conquérir. Et quels scrupules le retiendraient dans cette conquête ? La morale ? Il n’aperçoit autour de lui que dupeurs rapaces et dupes victimées. La pitié pour ses semblables, ce que le christianisme appelle magnifiquement la charité ? Tout jeune, son père l’a battu, et le richard qu’il sert lui a fait sentir le poids de la dure servitude moderne : le salaire. Le souci de son repos ? Son âme frénétique est comme ces puissantes machines auxquelles il faut une certaine quantité de charbon à consommer par jour. Elle a faim et soif de sensations nombreuses, fussent-elles terribles, — et intenses, fussent-elles coupables. Tout en lui, qualités et défauts, aboutit à le transformer en un animal de proie. Mais cet animal va à la chasse avec les armes de la civilisation, c’est-à-dire qu’au lieu de frapper il ruse, qu’il masque sa force pour mieux dominer, et qu’il devient hypocrite comme Tartufe, ne pouvant commander comme Bonaparte.

Voilà, je le confesse, un abominable homme…

Ce vers de la comédie de Molière vous monte aux lèvres, n’est-ce pas ? Stendhal répond en vous rappelant que des énergies de premier ordre ont conduit cet homme à cette conception criminelle de lui-même et de la vie. Il vous démontre que, dans un monde sans tradition, où chaque individu est l’artisan de sa propre fortune, l’excessive concurrence, jointe à l’excessif développement de la vie personnelle cause des exaspérations d’orgueil qui, en temps de paix, mènent les plus forts caractères, pour peu que les circonstances s’y prêtent, à de terribles abus de cette force. Beyle écrivait à une de ses amies, un peu après la publication de son livre : « Il y a huit jours, j’ai reçu une lettre dans le genre de la vôtre, et pire encore ; car, vu que Julien est un coquin et que c’est mon portrait, on se brouille avec moi. Du temps de l’Empereur, Julien eût été un fort honnête homme. — J’ai vécu du temps de l’Empereur. Donc… Mais qu’importe ?… »

Certes, la couleur de la peinture est merveilleuse. J’admire plus encore la force d’analyse grâce à laquelle Stendhal a dit le dernier mot sur tout un groupe au moins de ceux que l’on appelait, après 1830, les enfants du siècle. Elle défile, mais drapée magnifiquement, mais auréolée de poésie, dans beaucoup d’œuvres de cette époque, la légion des mélancoliques révoltés : le Ruy Blas de Victor Hugo en est, et son Didier, comme le Rolla de Musset, comme l’Antony de Dumas. Ceux-là souffrent d’une nostalgie qui paraît sublime. Le Julien Sorel de Stendhal souffre de la même nostalgie, mais il en sait la raison profonde. La cruelle et froide passion de parvenir lui tord le cœur, et il se l’avoue. Il se reconnaît les ardeurs implacables du déclassé, tenté par le crime. L’infinie tristesse et la vague désespérance se résolvent chez lui en un appétit effréné de jouissances destructrices. Est-ce une exception ? Les trois volumes d’autobiographie de Jules Vallès sont là pour répondre à cinquante ans de distance Qui veut comprendre les incendies de la Commune et lez effrayantes réapparitions, dans notre vie adoucie, des sauvageries primitives, devra relire le roman de Beyle et en particulier les discussions que Julien engage avec lui-même dans sa prison, quand il attend le jour de mourir. « Il n’y a pas de droit naturel…. Ce mot n’est qu’une antique niaiserie, bien digne de l’avocat général qui m’a donné chasse l’autre jour et dont l’aïeul a été enrichi par une confiscation de Louis XIV. Il n’y a de droit que lorsqu’il y a une loi pour défendre quelque chose sous peine de punition. — Avant la loi, il n’y a de naturel que la force du lion, ou le besoin de l’être qui a faim, qui a froid ; le besoin, en un mot… » Par-dessous les convenances dont notre cerveau est surchargé, par-dessous les principes de conduite que l’éducation incruste dans notre pensée, par-dessous la prudence héréditaire qui fait de nous des animaux domestiqués, voici reparaître le carnassier primitif, farouche et solitaire, emporté par le struggle for life comme la nature entière. Vous l’avez cru dompté, il n’était qu’endormi. Vous l’avez cru apprivoisé, il n’était que lié. Le lien se brise, la bête sa réveille, et vous demeurez épouvanté que tant de siècles de civilisation n’aient pas étouffé un seul des germes de la férocité d’autrefois…

« Cette philosophie », — écrit Stendhal lui-même, lorsqu’il commente les dernières réflexions de Julien Sorel, — « cette philosophie était peut-être vraie, mais elle était de nature à faire désirer la mort… » Apercevez-vous, à l’extrémité de cette œuvre, la plus complète que l’auteur ait laissée, poindre l’aube tragique du pessimisme ? Elle monte, cette aube de sang et de larmes, et, comme la clarté d’un jour naissant, de proche en proche elle teinte, de ses rouges couleurs, les plus hauts esprits de notre siècle, ceux qui font sommet, ceux vers qui les yeux des hommes de demain se lèvent religieusement. J’arrive, dans cette série d’études psychologiques, au cinquième des personnages que je me suis proposé d’analyser. J’ai examiné un poète, Baudelaire ; j’ai examiné un historien, M. Renan ; j’ai examiné un romancier, Gustave Flaubert ; j’ai examiné un philosophe, M. Taine ; je viens d’examiner un de ces artistes composites, en qui le critique et l’écrivain d’imagination s’unissent étroitement, et j’ai rencontré, chez ces cinq Français de tant de valeur, la même philosophie dégoûtée de l’universel néant. Sensuelle et dépravée chez le premier, subtilisée et comme sublimée chez le second, raisonnée et furieuse chez le troisième, raisonnée mais résignée chez le quatrième, cette philosophie se fait aussi sombre, mais plus courageuse, chez l’auteur du Rouge et Noir. Cette formidable nausée des plus magnifiques intelligences devant les vains efforts de la vie a-t-elle raison ? L’homme, en se civilisant, n’a-t-il fait vraiment que compliquer sa barbarie et raffiner sa misère ? A cette angoissante question, la plus sage réponse, quand on ne peut plus croire, n’est-elle pas de tendre son âme, comme Beyle, et d’opposer aux malaises du doute la virile énergie de l’homme qui voit l’abîme noir de la destinée, qui ne sait pas ce que cet abîme lui cache, et qui n’a pas peur ?

Appendice H
La personne de Stendhal : l’Enfant §

Je ne me sens pas très impartial ni capable d’un jugement critique, en présence du livre posthume de Stendhal que M. Casimir Stryienski vient de publier sous ce titre de la Vie d’Henri Brulard. Je ressemble trop, par mon goût passionné pour cet écrivain, à M. Stryienski lui-même. Pourtant ma ferveur ne fût jamais allée jusqu’à s’astreindre au terrible travail que cette troisième publication stendhalienne suppose. M. Stryienski a longtemps habité Grenoble, ou plutôt dans Grenoble la bibliothèque, et dans la bibliothèque le fonds Beyle. Tous les manuscrits de l’auteur du Rouge et Noir sont là en dépôt. Et quels manuscrits ! Beyle, nous dit un de ses biographes, déchiffrait à peine sa propre écriture, et comme il avait pour constant souci de dérouter la police, c’était sans cesse un abus de précautions étranges, des feuilles mises volontairement avant d’autres, des signes cabalistiques dans des marges de livres. Aussi notre ami passa-t-il là des années délicieuses, toutes en découvertes à travers l’inédit, avec cette certitude, « livrante pour un dévot littéraire, d’être le premier à feuilleter ces papiers. Et ce patient labeur du bénédictin du Beylisme a produit ces trois curieux volumes : le journal de jeunesse que l’on se rappelle, — un roman presque terminé, Lamiel — enfin cet Henri Brulard dont vous raffolerez, si vous aimez Stendhal ; que vous détesterez, si vous ne l’aimez point. C’est du Stendhal exaspéré, j’entends d’ici les ennemis du romancier dire : exaspérant. Et moi aussi, j’en vois les défauts : et la timidité souffrante qui se crispe en prétentions, et un naïf pédantisme dans la rigueur des théories, et du cynisme, et parfois de l’attitude. Mais cela ne va pas au fond. Le fond, c’est une âme si vivante, si agile, un si ardent frémissement de sensibilité, une flamme d’esprit si souple et si intense ! C’est, par-dessus tout, ce je ne sais quoi d’étrangement personne qui explique peut-être — mieux que les plus fines analyses — les sympathies ou les antipathies à l’égard d’un auteur, quand cet auteur se met dans ses ouvrages au degré où celui-ci s’est mis dans les siens. Quel est donc le héros de Notre-Dame de Paris qui, parlant d’un meurtre, jette ce cri étrange : « Je vivais jusqu’au bout du poignard ?… » Stendhal, lui, est de ceux qui ont vécu et vibré jusqu’au bout de leur plume, à chaque ligne qu’ils ont tracée.

I §

Henri Brulard, c’est le H. B. de la célèbre notice de Mérimée, Henry Beyle lui-même, masqué de ce nom, toujours à cause de la police. « Rien de politique dans ce roman », a-t-il écrit sur la première page, « le plan est : un exalté dans tous les genres qui, dégoûté et éclairé peu à peu, finit par se consacrer au culte des hôtels » (sic). Cette mystification s’arrête au titre, — heureusement, — et c’est bien tout de suite Beyle qui parle, sans prendre le moindre souci de justifier ni ce personnage imaginaire ni cette annonce d’un roman. Ces pages sont datées de Rome et de la fin de 1832. C’est le moment où Beyle fut dans sa pleine force d’intelligence — entre la composition de Rouge et Noir et celle de la Chartreuse. M. Stryienski le remarque judicieusement dans la préface : chaque talent, comme un organisme, a son âge de maturité, avant lequel ses vertus de plus tard sont encore des défauts, après lequel ces mêmes vertus risquent de tourner à la manière. Alfred de Musset et lord Byron furent des génies de vingt-cinq ans. Les voyez-vous, passé l’âge de l’amour jeune ? Beyle était un génie de quarante-cinq ans à qui l’expérience était nécessaire pour que sa puissance de réflexion ne jouât pas à vide comme il lui était arrivé dans son premier journal.

Il les avait, ces quarante-cinq ans, depuis 1828, et depuis 1830 il avait repris du service. Ses anciennes fonctions d’auditeur au Consul d’Etat sous l’Empire lui avaient été comptées par la monarchie de Juillet qui le nomma consul à Trieste d’abord, puis à Cività-Vecchia. Il s’y ennuyait affreusement. Au fond, ce qu’il avait aimé de l’Italie, c’était la libre fantaisie du voyageur, c’était ses amours à Milan, c’était d’avoir eu ses vingt ans dans les rangs de l’armée victorieuse de Marengo. L’existence parmi les cartons verts de son bureau, sans conversation, avec des crises de goutte, l’excédait de spleen. Il quittait la place et il allait à Rome. Il y retrouvait cette société cosmopolite qu’il a toujours tant goûtée. — Peut-être la désignait-il par cet énigmatique jeu de mots sur le « culte des hôtels » ? — Il y retrouvait les chefs-d’œuvre de l’art, qu’il appréciait, non pas en artiste, mais en philosophe, plus sensible aux qualités d’expression que de plastique. Il y retrouvait surtout un paysage dont il enivrait ses yeux. Chose étrange, cet homme, le moins descriptif des romanciers, fut sans doute un de ceux que séduisit le plus le charme de la nature. Il est vrai qu’il lui demandait surtout de le jeter dans un certain état d’exaltation, dont le début d’Henri Brulard nous donne un bon exemple Car c’est au cours d’une de ses visites à Rome que l’idée lui vint d’écrire les moments heureux de sa vie. « Ensuite », ajoute-t-il, parlant de ce projet dans sa Correspondance, « je ferai probablement comme avec un plat de cerises. J’écrirai aussi les mauvais moments, les torts que j’ai eus, et ce malheur de déplaire toujours aux personnes à qui je voulais trop plaire… »

Il était donc en visite dans la grande cité, un matin d’automne, assis sur les marches de San Pietro in Montorio et réfléchissant qu’il approchait de la cinquantaine. Il jugea, nous dit-il au début de Brulard, qu’il serait temps pour lui d’essayer de se connaître. L’aveu est piquant d’ironie involontaire, venant d’un psychologue professionnel et qui avait commencé à se disséquer l’âme dès son adolescence. J’ignore s’il est arrivé à ce jugement définitif sur lui-même et s’il lui a servi de beaucoup, pour l’emploi des dix années qui lui restaient, d’avoir évoqué son enfance, en des traits d’une si intense réalité, au cours de cette autobiographie. A coup sûr, pour ceux que domine, comme lui, la manie de chercher les causes, cette confession est capitale. Elle permet de déterminer avec une rare exactitude la formation d’un certain nombre des idées et des façons de sentir propres à Beyle. On peut même affirmer, après avoir lu Henri Brulard, que, depuis sa dix-huitième année, il n’a rien acquis, sinon plus d’ampleur de ses tendances premières. Elles sont toutes là, dans les aveux de cette enfance malheureuse et que domine un fait assez significatif, — car il se retrouve dans la vie de Constant, cet autre maître de la littérature d’analyse, — la mort de sa mère et la mésintelligence irrémédiable avec son père. Ne dirait-on pas que cette faculté singulière et presque contre nature du reploiement intime est comme une déformation que la tendresse de la maternité vigilante n’eût pas laissé naître ?

II §

Ce père de Stendhal était un avocat au Parlement de Grenoble, entiché de noblesse, de dévotion et de respect pour les convenances. Il vivait sous la domination d’une belle-sœur, Mlle Séraphie Gagnon, sa maîtresse sans doute. Du moins Beyle n’hésite pas à le laisser croire. Mlle Gagnon elle-même était dominée par un certain abbé Raillane que le Stendhal de 1832 déteste encore au point d’écrire avec une visible bonne foi : « C’était du temps de la tyrannie Raillane… » — « Voilà », dit-il après avoir tracé de son encre la plus noire les portraits de ce père, de cette tante et de ce précepteur, « voilà les personnages du triste drame de ma jeunesse, qui ne me rappelle que souffrance. » Il ne s’agit pourtant dans ce drame que de difficultés domestiques, comme il s’en rencontre dans beaucoup d’éducations. Mais, c’est là le trait dominant d’Henri Beyle, et le plus méconnu, aucune âme ne fut douée par la nature d’une sensibilité plus folle, plus incapable de se dominer : « J’ai toujours été comme un cheval qui galope après son ombre… » Cette ombre, c’est ici, et au moment même où il note ses anciennes misères, la pensée fixe de la persécution dont il fut l’objet. Son cœur bat de vengeance à se souvenir que sa mère a épousé son père presque forcée, tant il se sent de l’aversion pour cet homme. Il l’accuse de lui avoir tué, pour le tourmenter, un oiseau familier. Il n’écrit son nom qu’avec une horreur qu’il a bien soin de souligner. Pour mieux creuser l’abîme entre eux, il s’amuse à l’appeler « son bâtard ». Il ne serait pas Stendhal, sans cette insolence dans la révolte contre les principes admis, quand ces principes lui paraissent contraires à son impression personnelle. Enfin il emploie tout son talent à se démontrer et à nous démontrer la vérité de la maxime que j’ai déjà citée et qu’il prêchait à Mérimée : « Nos parents et nos maîtres sont nos pires ennemis quand nous entrons dans le monde… »

Ne soyons pas plus dupes de ces excès de plume que Beyle ne l’était lui-même quand il redevenait de sang-froid. Voyons-y l’effet d’une imagination qui s’exalte en se racontant ; mais reconnaissons aussi dans cet antagonisme d’un enfant trop sensible et de son milieu l’origine d’une des idées maîtresses de l’écrivain, à savoir que l’homme est seul, absolument seul. N’ayant d’appui qu’en soi, son premier devoir est d’éprouver ses moindres idées par lui-même et de ne respecter aucune autorité, sinon vérifiée, et plutôt deux fois qu’une. Apercevons-y encore la cause de son jacobinisme et de son outrageuse irréligion. M. Beyle, Séraphie et l’abbé Raillane étaient royalistes. L’enfant se prit à épouser, dès sa douzième année, avec la frénésie qu’il apportait à toutes choses, les pires thèses des révolutionnaires : souhaitant la condamnation de Louis XVI, traitant d’hypocrites les pratiques pieuses, s’acharnant en un mot à détruire en lui toute ressemblance avec le type idéal d’adolescent que se formaient ses trois bourreaux. Tel il était le soir de janvier où on annonça la mort du Roi dans la vieille maison de Grenoble, tel il se retrouve en 1832, rappelant ce souvenir avec un parti pris qui ne s’avoue pas vaincu insistant pour démontrer qu’il a eu raison d’applaudir, du coin de sa table d’écolier, à l’exécution du tyran. Mais voici le correctif aussitôt et qui prouve que ce doctrinaire de ses propres sensations n’a jamais obéi, quand il croyait raisonner, qu’à ces sensations en effet et à leur violence « qui allait en lui », dit-il quelque part, jusqu’à attester la prédominance, chez Stendhal, des nerfs et de plus loin : « J’abhorre la canaille (pour avoir des communications avec), en même temps que, sous le nom de peuple, je désire passionnément son bonheur… J’ai horreur de ce qui est sale ; or, le peuple est toujours sale à mes yeux. » Et, décrivant une séance de club sous la Terreur : « Je trouvai horriblement vulgaires ces gens que j’aurais voulu aimer… En un mot, je fus alors comme aujourd’hui : j’aime le peuple, je déteste les oppresseurs, mais ce serait pour moi un supplice de tous les instants que de vivre avec le peuple ! » Cette contradiction, qui atteste la prédominance, chez Stendhal, des nerfs et de leurs étranges inégalités, n’est pas pour étonner ceux qui ont suivi à travers ses livres les heurts de ce caractère et de cet esprit. Son incohérence est un de ses charmes. Elle témoigne de son entière bonne foi. S’il trouvait moyen d’être, dans le même instant, démocrate fougueux et aristocrate dégoûté, il lui arriva toute sa vie d’être, à la fois, idéologue à la façon des condillaciens, romanesque à la manière des Espagnols de la Renaissance et cynique avec les femmes, d’après les doctrines des roués du dix-huitième siècle, et comme il a toujours pensé à travers ses impressions, ces trois directions de sa complexe nature manifestent encore l’influence directe de trois personnes. Henri Brulard va nous les nommer et nous montrer comment s’exerça cette influence.

De ces trois éducateurs, le plus distingué fut assurément le docteur Gagnon, le sage et subtil grand-père de ce redoutable enfant. M. Stryienski nous a donné, dans une petite plaquette publiée il y a deux ans, un excellent portrait de ce vieillard « à la Fontenelle », ainsi le définit son petit-fils. Il nous apparaît à travers les pages du livre actuel comme un type accompli d’un grand bourgeois de l’ancien régime, très cultivé, car il lisait dans le texte Horace, Sophocle, Euripide ; — très libéral, car il protège Mounier et Barnave ; — très indépendant, car il raffolait de Voltaire ; — mais aussi très amoureux de son repos, très ennemi des scènes, s’occupant de Beyle avec sagacité, mais sans rien épouser de ses fureurs, sans jamais le défendre non plus avec efficacité… « Il me préserva », dit ce dernier, « de Marmontel et de Dorat. » Ce grand-père qui avait pour auteurs favoris Montesquieu » et Helvétius a visiblement marqué l’enfant de ce pli classique qui ne s’effaça jamais, Le style issu de Chateaubriand parut toujours à l’anatomiste de la Chartreuse une maladie de la langue française. Des causeries avec son grand-père date sans doute aussi son goût pour la physiologie à la manière des anciens maîtres, Cabanis, par exemple. Ni la passion pour Shakespeare, ni celle pour Michel-Ange et l’Italie, ne touchèrent à ce coin de l’esprit de Beyle. C’est à ce vieux docteur que nous devons le romancier : « Il me parlait sans cesse de la connaissance du cœur humain… » Ils se virent pour la dernière fois avant le départ du petit-fils, alors commissaire des guerres, pour la campagne de Wagram. Tous deux sentaient qu’ils se disaient un dernier adieu. Ils n’échangèrent pas une larme. « Il avait en horreur l’attendrissement de famille niais », ajoute simplement Beyle, fidèle à sa formule.

La fille de cet indulgent médecin, Mlle Elisabeth Gagnon, avait, répète à plusieurs reprises l’auteur de Brulard, « l’âme espagnole. » Entendez par là non seulement une susceptibilité d’honneur très vive, mais aussi un continuel raffinement de délicatesse et d’aversion pour tout ce qui est bas et commun. Elle n’admirait rien tant que le Cid. Beyle, qui prétend lui en vouloir des duperies où il est tombé pour « avoir toujours tendu ses filets trop haut », avoue cependant, non sans satisfaction, qu’il subit encore, après tant d’années, cette noble influence. Même Sainte-Beuve, qui ne l’aimait pas, confirme en ces termes cette fierté particulière du neveu de Mlle Gagnon : « Que je sais de lui des traits délicats et d’une âme toute libérale ! » Le mépris de l’argent et des distinctions extérieures, la haine de la réclame et de ce qu’il appela le premier le puff, le souci de cacher sa vie, privée et la répugnance aux démarches utiles, la fidélité intransigeante à ses amitiés et à ses idées, — ces traits charmants qui font la poésie fière de cette figure de faux cynique dérivent de cette impression lointaine. Il y faut joindre, pour ce qui concerne l’artiste, l’antipathie à l’égard de l’observation triviale. Le réalisme de Beyle est aussi intense que celui de Balzac ; il ne s’applique jamais aux grotesques qui réjouissaient les côtés rabelaisiens du rude Tourangeau. Il écrivait à Mérimée : « Vous avez le style un peu portier », et, parlant de lui-même et de son amour — à l’Espagnole, toujours — pour la poésie de Shakespeare et de l’Arioste : « Tous les faits qui forment la vie d’un bourgeois de Molière, Chrysale, par exemple, sont remplacés chez moi par du romanesque. Je crois que cette tache dans mon télescope a été utile pour mes personnages de romans. Il y a une sorte de bassesse bourgeoise qu’ils ne peuvent avoir, et, pour l’auteur, ce serait parler le chinois, qu’il ne sait pas… »

Un grain de don quichottisme et un grain d’encyclopédisme, c’est de quoi faire une bizarre mixture, n’est-ce pas ? L’esprit de rouerie s’y ajoute, par l’imitation d’un oncle beaucoup plus digne d’être un neveu, au sens de ces deux mots dans les vaudevilles : M. Romain Gagnon. C’était, celui-là, un véritable héros de Laclos, lequel copia précisément, d’après la société de Grenoble d’alors, les figures des Liaisons dangereuses. Stendhal, sur qui ce roman mordit à une telle profondeur qu’il a refait la divine présidente de Tourvel dans Mme de Rénal et dans Clélia Conti, le Stendhal qui a créé Korasoff et Julien, méritait de naître dans cette ville-là. Cet oncle Romain était donc un Valmont de province, très corrompu, et qui ne se cachait pas de pratiques peu scrupuleuses. Il recevait du docteur cent francs par mois et il achetait des habits brodés de mille écus. « Je suppose », dit avec une railleuse affectation de désinvolture l’auteur de l’Amour, « qu’il recevait des cadeaux de ses maîtresses riches. Avec cet argent il s’habillait magnifiquement et entretenait ses maîtresses pauvres. Il faut savoir que, dans notre pays et alors, il n’y avait rien de mal à recevoir de l’argent de Mme D…, de Mme de M… ou de Mme de S…, pourvu qu’on le dépensât hic et nunc, et qu’on ne thésaurisât pas. Hic et nunc est une façon de parler que Grenoble devait à son parlement. » Ce séducteur dauphinois fascinait son neveu, qui raconte avec admiration qu’une femme de la ville, voulant attester sa vertu, disait : « J’ai résisté à M. Gagnon fils !… » Il dénombre avec reconnaissance la bibliothèque de romans scandaleux que possédait cet oncle, et surtout il cite avec un enthousiasme dont on ne sait s’il s’y mêle beaucoup ou peu de goguenardise les étonnants conseils que le personnage lui donnait sur le marchepied de la diligence, lors du premier départ pour Paris. Vous voyez la scène si souvent décrite dans les livres d’alors : les chevaux attelés, la cour de la maison de poste, les larmes des adieux, et dans un coin Romain Gagnon, avec un frac plus modeste, — car le docteur, son père, est là, — attirant le jeune Henri Beyle et lui soufflant à l’oreille : « On n’avance dans le monde que par les femmes. Or, tu es laid. Mais on ne te reprochera jamais ta laideur, à cause de ta physionomie. Tes maîtresses te quitteront. Rappelle-toi ceci : dans le moment où l’on est quitté, rien de plus facile que d’accrocher un ridicule. Dans les vingt-quatre heures, fais une déclaration à une femme ; faute de mieux, fais une déclaration à une femme de chambre… » Cette comique morale, c’est, moins la grâce, le délicieux traité de la consolation en amour rédigé jadis par le prince de Ligne : « La cour vous a oublié, chantez. Une jolie femme vous quitte pour un de vos amis chantez. Demain, vous aurez la sienne, et sans doute le petit plaisir, par surcroît, de voir qu’il ne sait pas qu’il faut chanter… »

III §

Quand le futur grand romancier quitta sa ville natale, ainsi muni de rancunes et d’impiété, de républicanisme et de lectures classiques, de rêveries poétiques et de préceptes don juanesques, pour gagner Paris et de là presque aussitôt l’Italie et l’armée de Marengo, les lignes principales de sa physionomie intime étaient donc arrêtées, depuis son goût furieux de la sensation personnelle et indépendante, jusqu’à ses manies les plus souvent condamnées par ses ennemis. La Vie d’Henri Brulard se termine sur cette entrée en Italie en compagnie d’un capitaine d’aventure. Quand ce livre n’aurait pour lui que de conter la genèse de cette personnalité originale et imprévue qui fut Stendhal, et de la conter avec la plume qu’on sait, nous devrions une reconnaissance profonde au dévot et scrupuleux beyliste qui l’a recueilli, car c’est un document très précieux pour la psychologie littéraire et la formation de cette force mystérieuse qui est le talent. Il renferme autre chose encore : un tableau complet d’un intérieur bourgeois dans une ville de province sous la Terreur, et ce tableau explique bien comment la France bourgeoise sut pratiquer dans ces cruelles années la formule de Sieyès et vivre d’une vie étouffée, à peine vivante. C’est la peinture d’une famille où personne n’émigre, où l’on est toujours à la veille d’une catastrophe et où personne pourtant n’est ni trop cruellement persécuté, ni trop privé. Il y a là toutes sortes d’indications curieuses sur des manières d’agir et de penser aujourd’hui abolies, — indications d’autant plus frappantes que celui qui les donne est un homme du dix-neuvième siècle, s’il en fut, par son ombrageuse sensibilité, par son inquiétude inguérissable, par ses appétits effrénés d’émotion. Mais cet inquiet étale aussi d’un bout à l’autre de ces mémoires inachevés la noble vertu qui fut la sienne et celle de tout notre âge : un besoin invincible démérité. C’est par là, par ce courageux regard jeté sur soi-même, par cette absence d’illusion orgueilleuse ou lâche, que ce grand négateur de Beyle a empreint son œuvre d’une involontaire signification morale. Il aura eu toute sa vie le mépris de l’hypocrisie vis-à-vis des autres et du mensonge vis-à-vis de sa conscience. Il reste haut et fier par cette belle sincérité, même dans ses pires minutes, celles où la crainte du préjugé l’entraîne au cynisme, où la défiance de son propre cœur le conduit à la dureté. Et pour montrer quelle tendresse d’âme se cache réellement sous ce cynisme et derrière cette dureté, je voudrais terminer le bref résumé de ce livre si épars sur une courte citation. Ce sont quelques phrases seulement, à propos de la mort d’un domestique aimé de l’enfant et tombé d’une échelle : « … J’ai vu une fois », dit Beyle, « en Italie, une figure de saint Jean regardant crucifier son ami et son Dieu, qui, tout à coup, me saisit par le souvenir de ce que j’avais éprouvé auparavant à la mort du pauvre Lambert… On le cloua dans une bière, on remporta.

… Sunt lacrymal rerum.

« Le même côté de mon cœur est ému par certains accompagnements de Mozart dans Don Juan. »

Et il ajoute : « Je viens de me faire mal en évoquant ces sensations vingt ans après. Qui se souvient de Lambert aujourd’hui en dehors du cœur de son ami ? Qui se souvient d’Alexandrine, morte en janvier 1815, il y a vingt ans ? Qui se souvient de Métilde, morte en 1825 ? Ne sont-elles pas à moi, moi qui les aime mieux que le reste du monde ? Moi qui pense passionnément à elles dix fois la semaine et souvent ?… » Voilà le filet de sensibilité souffrante qui court sous toutes les ironies de Beyle et qui nous le rend si cher, à nous ses fidèles. On trouvera d’un bout à l’autre du Brulard cette palpitation d’un cœur passionné et qui ne veut pas se montrer, comme dans la Chartreuse de Parme, comme dans le Rouge et le Noir. Ceux qui ne l’ont pas senti dans ces deux livres ne le sentiront pas ici « Mais », disait Beyle, « je n’écris que pour les happy few. »

Appendice I
La personne de Stendhal : — l’Homme §

M. Casimir Stryienski vient de publier un nouveau volume des mémoires inédits de Stendhal sous ce titre : Souvenirs d’égotisme, d’apparence toute moderne et contemporaine, et pourtant imaginé par l’auteur lui-même. C’est le quatrième des livres inconnus de Beyle que nous devons à cet archiviste du Stendhal Club, comme nous l’appelons entre amis. Je continue à trouver qu’il n’est pas de plus touchant emploi d’une existence de travail et de plus noble que cette dévotion à la mémoire et à l’œuvre d’un grand artiste. Ces quatre volumes retrouvés représentent dix années d’efforts et une patience de paléographe que l’Institut récompenserait s’il s’agissait d’un auteur aussi intéressant que Coluthus ou que Lycophron. De ces quatre livres, déchiffrés parmi les hiéroglyphes de Beyle, le dernier est le plus court, mais aussi, je crois bien, le plus significatif et le plus passionnant.

I §

Ils achèvent d’éclairer, en effet, ces Souvenirs, d’un jour aussi lucide qu’intense la plus complexe des âmes d’artiste, une âme effrénée et raisonneuse, tendre jusqu’à la folie et ironique jusqu’à la cruauté, énergique jusqu’au plus mâle courage et romanesque jusqu’au plus naïf sentimentalisme ; une âme de roué et d’enfant, de soldat et de poète, de mondain et de solitaire, de libertin et d’amoureux, l’âme enfin de l’homme qui a pu écrire le Rouge ei le Noir, et inventer de toute pièce, à plus de quarante ans, après avoir été soldat, commis d’épicerie, auditeur au Conseil d’Etat, voyageur, homme de lettres et diplomate, cette forme de roman sans analogue, capable de contrebalancer toute la Comédie humaine dans l’histoire de l’ait de conter. Que sont donc les romanciers russes, Tolstoï et Dostoiewsky en tête, sinon des Stendhal barbares, subtils avec énormité et compliqués avec l’ampleur d’une force primitive ? Mais que le nôtre, leur maître, est un exemplaire supérieur de cette grande race des inquiets lucides dans lesquels se sont toujours recrutés les grands peintres des passions !…

Le premier intérêt de ce fragment est que ces mémoires se rapportent précisément à la période de cette vie contrastée où ce romancier de génie naquit chez Beyle. Il les écrivit en 1832, en même temps que la Vie d’Henri Brulard, pour tromper les monotones après-midi de son consulat de Cività-Vecchia. Son projet était de composer un résumé de sa vie à Paris depuis 1821 — époque où il quitta l’Italie — jusqu’en 1830, où le triomphe des libéraux lui rendit un poste officiel. On sait qu’à la chute de l’Empereur il s’était retiré à Milan, dans cette ville dont il raffola au point de s’être lui-même appelé Milanese sur la pierre de son tombeau. Les premières lignes des Souvenirs nous racontent dans quelles circonstances il déserta cette patrie de son cœur, dont il disait : « Je hais Grenoble, où je suis né. Je suis arrivé à Milan en mai 1800. J’aime cette ville. Là, j’ai trouvé les plus grands bonheurs et les plus grandes peines, là surtout ce qui fait la patrie, j’ai trouvé les premiers plaisirs… » Cet épicurien, qui affecte de si peu tenir à son vrai pays, néglige d’ajouter qu’il s’était battu dans la seconde campagne d’Italie, pour sa patrie natale, la France, avec assez de bravoure pour être fait lieutenant sur le champ de bataille. Ensuite, il avait servi l’Empereur, comme commissaire des guerres, avec un zèle qui faillit plusieurs fois lui coûter la vie, notamment à Sagan, en Silésie. Enfin, dans la retraite de Russie, il avait supporté la misère du désastre et ses dangers avec un héroïsme remarqué, même à côté de celui d’un Ney et d’un Fézensac. L’armée dut à son activité les seuls vivres qu’elle ait eus entre Smolensk et Orcha. Mais, chose étrange, Beyle méprisait le courage militaire. Il l’avait trop vu associé à de la grossièreté. D’ailleurs, quand il composa cette épitaphe, il était amoureux de Métilde — et Métilde habitait Milan.

Il s’en allait pour la fuir, et c’est par le poignant récit de cette rupture que commencent ces Souvenirs. « Je quittai Milan pour Paris, en juin 1821, avec une somme de 3 500 francs, je crois, regardant comme unique bonheur de me brûler la cervelle quand cette somme serait finie. Je quittais, après trois ans d’intimité, une femme que j’adorais, qui m’aimait et qui ne s’est jamais donnée à moi… » Et il ajoute : « Peut-être quand je serai bien vieux, bien glacé, aurai-je le courage de parler des années 1818, 1819, 1820, 1821… Je craindrais de déflorer les moments heureux en les décrivant, en les anatomisant… C’est ce que je ne ferai point, je sauterai le bonheur… » Si ce bonheur avait été plus complet encore, nous n’aurions pas eu ce livre, ni probablement le Rouge et la Chartreuse. S’il n’était pas revenu à Paris, Beyle aurait continué sa besogne d’historien d’art indépendant et d’humoriste sentimental. Il n’eût pas songé à conter.

L’homme de conversation et qui s’amuse de sa verve naquit en lui par l’excès de la souffrance. Rentré dans son pays, il lui fallut bien distraire ses souvenirs par de la causerie. « Mais », dit-il, « pour moi le pire des malheurs eût été que les hommes si secs, mes amis, au milieu desquels j’allais vivre, devinassent ma passion… C’est par là que je suis venu à avoir de l’esprit, chose qui était le bloc, la butte de mes mépris à Milan, en 1818, quand j’aimais Métilde. » Il vint habiter une petite chambre dans le même hôtel que Mme Pasta, l’actrice, chez laquelle il entendait parler milanais. Ses petites rentes lui faisaient la vie très étroite. On voit, par les Souvenirs, qu’il ne mangeait vraiment qu’une fois par jour, à une table d’hôte de cinq heures du soir. Levé à dix, il allait, vers dix et demie, au café de Rouen, déjeuner de café au lait et de brioches en compagnie d’un certain baron de Mareste et de son ami Colomb. C’était la première séance de causerie. « Malheureusement », dit-il, « ces deux êtres ne comprenaient absolument rien à la théorie du cœur humain pu à la peinture de ce cœur par la littérature et la musique. Le raisonnement à perte de vue sur cette peinture, les conséquences à tirer de chaque anecdote nouvelle et bien prouvée forment de bien loin la conversation la plus intéressante pour moi. Par la suite, il s’est trouvé que Mérimée, que j’estime tant, n’avait pas non plus le goût de ce genre de conversations… » Toute la formule du roman d’analyse tient dans cette phrase. Le Rouge et le Noir et la Chartreuse ne sont qu’une conversation de ce genre sur une suite d’anecdotes bien notées et bien enchaînées. — Voilà l’emploi de la matinée. Mais comment, cependant, tuer l’après-midi et la soirée ? Beyle se remit à faire des visites. Il était d’une excellente famille de bourgeoisie et apparenté aux Daru. Il avait, sous l’empereur, figuré à la Cour. Ses relations se renouèrent. La portion la plus curieuse des Souvenirs est consacrée à la peinture du salon de M. de Tracy, qu’il fréquentait assidûment. Il donne la liste des personnes qu’il y connut et qu’il crayonne, en passant, d’un trait quelquefois peu aimable. Elle suffit à montrer quel changement une telle société devait apporter dans les habitudes de l’amant de Métilde, qui se promenait, avec une « tête de boucher italien », autour du Dôme de Milan, le soir, sans autre souci que de se demander s’il était aimé.

II §

Il y avait là M. de Tracy d’abord, l’idéologiste, « le seul homme dont les écrits aient fait révolution chez moi », dit Beyle. Pair de France et membre de l’Académie, M. de Tracy avait comme ami intime M. de La Fayette, dont le romancier nous trace le plus amusant profil : « Dans cet âge tendre de soixante-quinze ans, il avait le même défaut que moi… Un jour, il se passionne pour me jeune Portugaise de dix-huit ans, l’amie de ses petites-filles, Mlles de La Fayette, de Lasteyrie, de Maubourg. Il se figure qu’elle le distingue. Il ne pense qu’à elle, et ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’il a raison de se le figurer… » Il y avait MM. de Rémusat et de Corcelles, Ludovic Vitet et Mortimer-Ternaux, Delécluze, des Débats ; l’helléniste Thurot, la veuve de Cabanis, Fauriel, le général Foy… Il y avait Duvergier de Hauranne et Victor Jacquemont, à propos desquels Sainte-Beuve disait : « Ils avaient été mordus par Beyle, et ceux que Beyle mordait sont restés mordus. » Il y avait plusieurs des officiers de Napoléon, quelques grands seigneurs étrangers.

Chacun de ces personnages pouvait, individuellement, avoir des défauts. Leur ensemble constituait une société comme il ne s’en est guère retrouvé depuis, comme il s’en retrouvera de moins en moins. La mort de l’esprit de conversation est une des misères inévitables de la démocratie. Les raisons en sont trop connues pour qu’il soit besoin de les rappeler.

C’est dans ce salon et ceux de Mme Ancelot, de Cuvier, du baron Gérard, de Mme de Castellane, de Mme Beugnot, que Beyle prit quelque conscience de sa prodigieuse originalité. Il était dans sa nature de plaire ou de déplaire passionnément Le jugement des gens de lettres qui l’ont connu à cette époque en fait foi. Ce même Sainte-Beuve ne pouvait littéralement le supporter, et, ce qui prouve combien Beyle avait raison de dire qu’un ouvrage est un billet mis à la loterie, le grand critique, dix ans après la mort du grand romancier, lui a dénié tout talent de conteur. Victor Hugo, ayant dîné avec Stendhal, ne voulut jamais le revoir. Il a même eu la petitesse, dans son Shakespeare, de souligner son antipathie en parlant de Beyle, l’ancien, « le vrai », dit-il, ou à peu près. George Sand, l’ayant rencontré au moment où elle descendait le Rhône pour gagner l’Italie avec Alfred de Musset, n’eut qu’une idée : aller par mer, parce que l’autre allait par terre, et elle en garda une impression d’antipathie assez profonde pour que, dans l’Histoire de ma vie, si largement indulgente et magnanime, elle parle de ce gros homme cynique presque avec répulsion. Il eut la joie, en revanche, de voir son génie de romancier reconnu et proclamé par le généreux Balzac, dans un des plus nobles articles qu’un maître ait écrits sur un autre maître, et il eut cette joie plus grande encore de former, entre autres élèves, un ouvrier de romans qui ne fut rien moins que Prosper Mérimée. Rien de piquant, dans ces Souvenirs, comme la page où il raconte ses premières relations avec ce « pauvre jeune homme en redingote grise, si laid avec son nez retroussé… Ce jeune homme avait quelque chose d’effronté et d’extrêmement déplaisant. Ses yeux, petits et sans expression, avaient un air toujours le même, et cet air était méchant… Telle fut la première vue du meilleur de mes amis actuels. Je ne suis pas trop sûr de son cœur, mais je suis sûr de ses talents, — c’est M. le comte Gazul, aujourd’hui si connu, et dont une lettre reçue la semaine passée m’a rendu heureux pendant deux jours. — Sa mère a beaucoup d’esprit français et une raison supérieure. Comme son fils, elle me semble susceptible d’attendrissement une fois par an… »

III §

Tout le secret de l’ensorcellement de séduction et de répulsion exercé par Beyle réside dans ces quelques phrases consacrées à ce jeune ami, qu’il a évidemment goûté avec délice. Jamais l’émotion, chez lui, n’empêcha la lucidité, et jamais l’amitié ne le retint de dire ce que cette lucidité lui avait montré. Il se reproche quelque part d’avoir tant prononcé de ces mots que l’on n’oublie plus. Sa conversation le grisait comme un vin. « Quand j’improvisais », avoue-t-il dans ses Souvenirs, « j’étais fou. » Avec cela, aucun être humain n’eut plus que lui l’horreur de la convention, des idées reçues et du mensonge. Il était, par surcroît, doué d’une sensibilité si violente que la dominer lui était physiquement impossible. On trouvera, dans ces Souvenirs, une note bien significative sur ce trait de son tempérament. Parti pour Londres, il s’arrête à Calais, et il cause, à table d’hôte, avec un capitaine de bateau anglais, qui lui répond mal. Sur le moment, il en rit. A la réflexion, la colère le prend, et il s’en va, d’auberge en auberge, chercher son interlocuteur pour le provoquer. « Deux ou trois fois », dit-il, « je sentis les poils de mes bras se hérisser, croyant le reconnaître. » Les sautes d’humeur que lui infligeaient des nerfs de cette irritabilité se manifestaient par des boutades qui rendaient sa personnalité si déconcertante, qu’au regard de beaucoup il passait pour horriblement affecté. D’autres le jugeaient cruel, et le plus grand nombre, simplement absurde. « Est-il possible ? » disait de lui, chez un libraire, son cousin le comte Daru, en train de marchander un des livres de son ancien employé, « quarante francs ce volume… cet enfant ! Ignorant comme une carpe !… » « Cet étonnement », ajoute Beyle en racontant l’anecdote, « je l’ai trouvé chez presque tous mes interlocuteurs jusqu’en 1827… » Il en riait parce qu’il était instinctivement de ceux qui se regardent vivre avec une moquerie constante. Il le constatait parce qu’il avait au plus haut degré le courage des faits réels. Il en souffrait parce qu’il était demeuré déraisonnablement tendre. Il s’en vengeait par du persiflage parce que les épigrammes lui partaient toutes seules de l’esprit, — et l’ensemble se résumait dans cette impression qu’il a si bien étudiée à propos de Julien Sorel. J’ai déjà cité le mot : « Il ne pouvait plaire », dit-il de ce héros préféré, « il était trop différent… »

Et puisque le nom du jeune homme de Rouge et Noir m’est naturellement venu à la mémoire, à l’occasion de ces Souvenirs, comment ne pas constater qu’ils sont remplis de menues anecdotes qui reparaissent dans le roman, mais transposées et d’une manière qui permet de bien saisir le procédé d’alchimie intellectuelle propre à Beyle ? Il l’a défini lui-même, ce procédé : « Je prends un personnage de moi connu, je lui garde sa façon d’aller à la chasse du bonheur… Seulement, je lui donne plus d’esprit… » Cette histoire de la colère après coup contre le capitaine anglais et de cette recherche à travers Calais, vous la retrouverez dans le remords qui saisit Julien lorsqu’il a été regardé de travers par l’amant de la caissière du café de Besançon. « J’aurais dû me battre », songe-t-il, et il attend à la porte, indéfiniment, avec un frisson fiévreux de tout son corps. — Ce voyage de Milan à Paris, puis de Paris à Londres, rempli par l’obsession d’un amour volontairement dompté, c’est le voyage de Julien à Londres aussi, puis à Strasbourg, quand il essaie d’oublier Mathilde. — Mathilde, Métilde, c’est presque le même nom, ce nom que Stendhal ne pouvait lire sans un demi-évanouissement, pendant des années. — Ce salon de M. de Tracy, avec son canapé bleu où s’asseyaient les jeunes filles, n’y reconnaissez-vous pas celui de l’hôtel de la Môle, sur lequel Julien passe tant d’heures douloureuses ou ravies, au gré du caprice des yeux de sa singulière maîtresse ? Cette phrase : « Je parvenais à ne plus penser à Milan pendant cinq ou six heures de suite. Le réveil seul était encore amer pour moi… » ne vous rappelle-t-elle pas cette autre sur les réveils affreux de Sorel : « Il apprenait son malheur… » Au fond, si Beyle a mis tant d’intensité dans ses deux grands romans, c’est qu’il a résumé dans l’un, la Chartreuse de Parme, ses vingt années de vie italienne ; dans l’autre, le Rouge et le Noir, ses neuf années de vie parisienne, de cette vie qu’il aborda avec cette âme singulière. Il avait soif et faim de tous les raffinements de la société la plus délicate, et les conditions de cette société lui faisaient horreur. Les Souvenirs d’égotisme disent également et ce goût et cette horreur, et les raisons de l’un et de l’autre. Dans quelques années, ce fragment sera considéré comme un ouvrage à mettre sur un même rayon de bibliothèque avec certains chapitres des Confessions de saint Augustin, le Journal intime de Constant, Mon cœur mis à nu de Baudelaire, le Mangeur d’opium de Quincey, les Sonnets de Shakespeare et quelques autres de ces chefs-d’œuvre, sublimes ou coupables, de sensibilité avouée, comme il n’y en a pas vingt dans toutes les littératures. Le dévot du beylisme qui a nom Casimir Stryienski sera considéré alors comme un des bons serviteurs des lettres… « Il n’y a pas foule », pour prendre une des formules de Beyle lui-même, quand il parlait de ceux qu’il aimait.

IV §

… Il faut que j’ajoute à cette analyse toute d’idées un commentaire personnel en racontant qu’à la suite de cette lecture, faite par hasard à Cannes, au bord de la mer si bleue et si douce, sur ce rivage où se dresse la statue de lord Brougham, — un autre ami de Beyle et dont il est parlé dans les Souvenirs, — j’éprouvai le besoin de me rapprocher de cet écrivain que je venais de sentir si vibrant, si passionnant, si ami. A Paris, j’eusse rendu visite à son tombeau, que nous avons restauré cette année même, MM. Stryienski, Cheramy, Henri Cordier, Maurice Barrès en tête, nous ses fervents de 1892. Je me souviens que Mérimée, le comte Gazul, Je jeune homme aux yeux méchants de 1824, le sénateur de l’Empire, était mort à Cannes, en septembre 1870, et je me mis à la recherche de cet autre tombeau. Je suivis, pour gagner le cimetière de Cannes, un chemin où m’attendait un triste souvenir, car cette même route, je l’avais longée, quelques années plus tôt, pour aller surprendre Guy de Maupassant, alors dans toute la force de son génie, et nous avions passé un des beaux après-midi de cet hiver-là sur son bateau, le Bel-Ami, qui a si longtemps attendu, immobile et ses voiles pliées autour de son mât, dans le silencieux port d’Antibes, son maître devenu fou… J’arrive à la porte du cimetière catholique, dont le gardien cherche devant moi, sans le trouver, le nom de l’auteur de Colomba sur son funèbre répertoire. Il me renvoie au cimetière protestant, et, guidé par un jardinier, je finis, dans un coin de ce champ de repos d’où se déroule l’admirable horizon de la mer et de l’Estérel, par découvrir une pierre dressée sur laquelle se lit cette inscription : « A la mémoire de Prosper Mérimée, né à Paris le 28 septembre 1803, mort à Cannes le 23 septembre 1870. » Et, au-dessous, une pierre horizontale porte ces autres mots : « Frances Lagden. born 1796, ob 1879 », et, en anglais, un verset du Psalmiste : « Je me coucherai à la fois dans la paix et dans le sommeil, car toi, Seigneur, seul, tu nous offres une maison sûre… »

En regardant cette dernière preuve d’une pieuse tendresse donnée par une pauvre femme à l’ami préféré de Beyle, je me suis souvenu de la phrase sur le jeune homme aux yeux méchants, et qui s’attendrissait une fois par an. J’ai voulu voir, dans cette fidélité d’outre-tombe, un signe que l’élève, comme le maître, avait passé sa vie à cacher son cœur, par haine du mensonge, par peur d’être dupe, par excès aussi de sensibilité frémissante. Et en me retournant j’aperçus qu’en face de ce tombeau montait un cyprès enguirlandé de roses. Le hasard, plus poète que l’homme, avait mis là un symbole d’amour et de mélancolie qui eût ravi ces deux disciples impénitents de l’antique Epicure. Les douces, les fraîches et odorantes fleurs s’épanouissaient sur la verdure noire, buvant le soleil de leurs jeunes corolles et parant de leur grâce fragile l’immobile et sombre arbuste. J’aurais désiré avoir le droit de cueillir un bouquet de ces fleurs parfumées pour les envoyer à quelque beyliste impénitent, et qu’il allât les poser sur la pierre de Montmartre, devant l’épitaphe mystérieuse : « Visse. Scrisse. Amô… Il a vécu, il a écrit, il a aimé. »