Paul Bourget

1922

Nouvelles pages de critique et de doctrine. Tome II : III. Quelques problèmes intellectuels. IV. Quelques problèmes sociaux

2016
Paul Bourget, Nouvelles pages de critique et de doctrine, tome II : III. Quelques problèmes intellectuels. IV. Quelques problèmes sociaux, Paris, Plon-Nourrit, 1922, 266 p. Source : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Nejla Midassi (OCR, Stylage sémantique).

III. Quelques problèmes intellectuels §

I. Molière et le génie français1 §

« Tout auteur ayant un grand succès auprès du public », disait Stendhal, « est intéressant pour le philosophe. » Il entendait par là, non point que la réussite est la mesure du talent d’écrire, mais qu’elle est un signe et qu’il faut comprendre. Elle ne prouve pas la valeur intrinsèque de l’ouvrage : livre ou pièce de théâtre, mais elle décèle un certain état d’esprit chez le lecteur et le spectateur. Cet état d’esprit tient lui-même à un état des mœurs, si bien que l’histoire d’une littérature, interprétée par les causes, n’est rien de moins que l’histoire même d’un pays. Vue profonde, qui a renouvelé la critique. Grâce à elle les chefs-d’œuvre les plus connus de nos écrivains les plus commentés s’éclairent d’une haute lumière. Derrière ce qu’ils ont d’individuel, nous dégageons ce qu’ils eurent de puissamment représentatif. Ils portent témoignage, sur le sens général de toute notre activité nationale. Je voudrais prendre texte de l’occasion que me donne le tricentenaire de Molière pour montrer combien cette théorie se trouve vérifiée à son sujet. Tout a été dit sur lui, croira-t-on, mais c’est le propre de ces génies chargés de vitalité — ainsi Shakespeare, ainsi Balzac — que leurs créations ressemblent à celles de la nature : plus nous les considérons, plus elles nous apparaissent complexes et mystérieuses. Oui. Tout a été dit, et nous avons l’impression que tout est à dire.

I §

Dans la légende de Molière, en particulier, — car ces commentaires autour de ces écrivains célèbres finissent toujours par se résumer en une légende, — un point nous déconcerte. Molière passe couramment pour être le direct prédécesseur de Voltaire, et, par suite, du grand mouvement d’idées dont l’explosion de 1789 marque l’aboutissement. Sainte-Beuve lui-même, plus judicieux d’habitude, n’a-t-il pas écrit : « Ginguené a publié une brochure pour montrer Rabelais précurseur et instrument de la Révolution française. C’était inutile à prouver pour Molière. » Comment concilier cette opinion avec le fait indiscutable que Louis XIV fut le constant défenseur de ce prétendu révolutionnaire ? Est-il besoin de rappeler la célèbre anecdote du roi le conviant à sa table, devant les courtisans étonnés ? Les placets, imprimés aujourd’hui encore en tête de Tartuffe, attestent la confiance de l’auteur dans cette protection. Le dernier même se permet une sorte de familiarité respectueuse qui fait honneur au protecteur et au protégé : « Oserais-je demander encore cette grâce (une faveur pour le médecin Mauvilain) à Votre Majesté, le propre jour de la grande résurrection de Tartuffe, ressuscité par vos bontés ?… » En effet l’interdiction de représenter cette comédie fut levée sur l’ordre de Louis XIV. Ce faisant, le monarque a-t-il uniquement ménagé son amuseur ordinaire ? Sainte-Beuve l’insinue. À mon sens, c’est méconnaître l’un et l’autre.

Louis XIV a commis certes bien des fautes. Mais écoutez-le disant, sur son lit d’agonie : « J’espère en la miséricorde de Dieu pour les restitutions que je dois au royaume », et ce discours à son petit-fils, rapporté par Saint-Simon : « Mon enfant, vous allez être un grand roi. Ne m’imitez pas dans le goût que j’ai eu pour les bâtiments, ni dans celui que j’ai eu pour la guerre… Tâchez de soulager vos peuples, ce que je suis assez malheureux de n’avoir pu faire… » Dans cette heure suprême où il parle avec la sincérité de la mort, à quoi pense le roi ? À l’État. Ce sentiment des nécessités de l’État, intimement fixé au plus profond de son être, s’accompagnait d’une étonnante perspicacité à l’égard des choses et des gens qui pouvaient nuire à la conception qu’il se faisait de cet État. Son jugement sur Fénelon en est une preuve éclatante. On sait que le prélat fut, par certaines de ses pages de politique, l’éducateur de Jean-Jacques Rousseau, et, par suite, bien authentiquement un précurseur de 89. On sait aussi que Louis XIV ne s’était pas trompé sur le dangereux caractère de ce « bel esprit chimérique ». Si donc il eût discerné dans Molière un ferment analogue de révolution et d’anarchie, le plaisir que lui procuraient les spectacles montés par l’auteur du Bourgeois gentilhomme n’aurait pas tenu devant cette évidence. Pour qu’il ait pris en amitié — le mot n’est pas trop fort — le talent d’un écrivain que son métier d’acteur était fait pour déconsidérer davantage à ses yeux, il faut qu’il ait au contraire estimé qu’il y avait là une force française, je veux dire capable de servir l’État, et cela dans le sens où il travaillait lui-même.

II §

Ces réflexions risquent de paraître bien étranges, à propos de l’écrivain le moins mêlé à la politique qui fût jamais. Remarquez cependant que l’on n’hésite guère à louer Molière d’être un génie tout national. C’est reconnaître un caractère, des façons de penser et de sentir, qui ne se rencontrent pas au même degré chez les autres peuples. On dit plus familièrement de lui « qu’il est bien de chez nous ». Cela signifie que son art reproduit quelques-unes des qualités essentielles à notre race. Mais si ces qualités nous sont essentielles, elles doivent se retrouver dans la ligne de notre activité générale. Nous allons voir comment il y a, en effet, identité entre la mission propre à notre pays et l’esprit de cette œuvre littéraire. Ce sera expliquer du même coup la complaisance de Louis XIV pour un talent qu’il n’a certainement pas jugé en critique, de la portée duquel il ne s’est pas rendu compte avec conscience. Mais son instinct de Roi de France était si fort qu’il l’a sentie, cette portée, et il a protégé cet auteur comique, comme il a fait Colbert, et pour la même raison profonde.

J’ai souligné ces mots : Roi de France. Traduisons-les. Il m’arrivera plus d’une fois au cours de ces notes de développer cette idée qu’après la chute de Rome, l’Europe s’est partagée indéfiniment entre deux tendances contraires. Les peuples de race germanique, d’un côté, se sont efforcés de siècle en siècle à rétablir l’Empire. Je prends ce mot dans son sens Romain : la domination d’un État sur d’autres États, auxquels cet État dominateur impose ses lois, sa culture. Vous reconnaissez le terme qu’employaient en 1914 les Allemands, en train de recommencer avec les Hohenzollern cette tentative d’hégémonie impérialiste essayée avec les Othonides, avec les Hohenstaufen, avec les Habsbourg. Contre quelle résistance s’est heurté et brisé Guillaume II ? Celle de la France, que ses prédécesseurs du moyen âge et des temps modernes avaient déjà rencontrée. C’est qu’en face de ce mouvement d’impérialisme, un autre mouvement s’est dessiné depuis des siècles. À la conception de l’Empire, héritée de Rome, s’est opposée une conception que j’appellerais celle des Royaumes, — je veux dire d’une mosaïque d’États indépendants, s’équilibrant les uns les autres, constitués chacun par une unité non plus ethnique, mais politique. Le premier des Royaumes ainsi formé a été celui de la France. La délimitation si nette de ses frontières naturelles et les origines composites de ses populations ont interdit également à la France de nourrir les ambitions excessives et de les supporter chez ses voisins. Ne pas admettre qu’aucune puissance la dépasse et se maintenir elle-même dans des bornes qui respectent le légitime développement des autres nations, en un mot, être la régulatrice de l’équilibré sur le continent, telle a été, telle reste, par sa formation historique et géographique, sa fonction constante. C’est celle-là que notre pays vient de remplir encore, en sauvant l’univers civilisé de l’impérialisme germanique. La bataille de la Marne, c’est Bouvines renouvelée à sept cents ans de distance : — 1214-1914.

Être le Roi de France, c’était donc être le gardien de la mesure en Europe. Quand Louis XIV eut manqué à cette fonction en 1701, à propos de la succession d’Espagne, ses malheurs ont commencé. Même alors il pouvait justifier sa conduite en arguant que l’accession au trône du rival de Philippe V, le futur Charles VI, reconstituerait l’empire de Charles-Quint, et briserait de nouveau l’équilibré établi, au début de son propre règne, par les sages traités de Westphalie. Quoi qu’il en soit de ce point d’histoire, il est certain que toutes ses guerres, jusqu’à ce moment critique, furent dirigées vers une fixation des limites naturelles de la France, — qui devaient renforcer encore cet équilibre. Or, quand une nation est vraiment dans la voie de sa mission originelle, il semble que toutes ses énergies y participent. Si l’on veut caractériser ce dix-septième siècle, — notre grand siècle, — c’est bien ce sens de la mesure que l’on distingue chez tous ses illustres représentants, chez un Racine, comme chez un Bossuet, chez un La Fontaine comme chez un La Bruyère, chez un Mignard comme chez un Poussin, chez un Le Nôtre comme chez un Mansard. L’explication de la partialité de Louis XIV envers son dramaturge favori ne doit pas être cherchée dans l’engouement puéril d’un souverain fastueux pour un entrepreneur de divertissements. Serviteur couronné de l’œuvre française, il a reconnu dans le théâtre de Molière la pensée directrice de toute notre histoire, le principe de la mesure, mis en valeur avec une maîtrise qu’aucun écrivain de son temps n’a surpassée.

III §

Nous voilà loin du Molière révolutionnaire qui aurait battu en brèche un régime où il rencontrait un si puissant protecteur. Ce que Molière attaque dans la société de son temps, ce ne sont pas les institutions, c’est l’abus que les bénéficiaires font de ces institutions. Il ne condamne pas la noblesse. Seulement il veut que le noble ne soit pas ce « grand seigneur méchant homme » qu’est don Juan, ni cet escroc élégant qu’est le Dorante du Bourgeois. Rappelez-vous le magnifique discours de son don Louis : « Nous n’avons part à la gloire de nos ancêtres qu’autant que nous nous efforçons de leur ressembler ; et cet éclat de leurs actions qu’ils répandent sur nous nous impose un engagement de leur faire le même honneur, de suivre les pas qu’ils nous tracent… » Je ne lis jamais ce passage sans en rapprocher mentalement la belle page de Burke, protestant contre l’égalitarisme jacobin : « La noblesse est un ornement majestueux dans l’ordre civil. C’est le chapiteau corinthien dans une société perfectionnée. Omnes boni nobilitati semper favemus était le propos d’un sage et d’un excellent homme. » Molière n’est pas davantage l’ennemi de la fortune et de la bourgeoisie. Seulement il veut que la poursuite de la fortune n’aboutisse pas à l’avarice d’Harpagon, de même qu’il interdit au bourgeois, arrivé à ce degré moyen de l’ascension sociale, le désir de brûler l’étape. Il se moque de George Dandin, gendre de M. de Sottenville, comme de M. Jourdain disant à son tailleur, qui lui apporte un habit avec des fleurs brodées sur le pas : « Les personnes de qualité portent les fleurs sur en bas ? — Oui, monsieur. — Oh ! voilà qui est donc bien. » Quelles fermes et sages figures, en regard, que celles de ces grands bourgeois, d’intelligence juste et modérée, — il faut toujours en revenir à cette idée, — la Chrysale de l’École des femmes, le Cléante de Tartuffe, l’Ariste des Femmes savantes !

Je viens d’écrire le nom de Cléante. C’est dans la bouche de ce beau-frère raisonnable du déraisonnable Orgon que Molière a mis sa profession de foi religieuse. J’y relève ces vers qui sont la formule même de l’esprit de mesure :

« Les hommes la plupart sont étrangement faits,
Dans la juste nature on ne les voit jamais.
La raison a pour eux des bornes trop petites,
En chaque caractère ils passent les limites… »

Et encore :

« Soyez donc pour cela dans le milieu qu’il faut. »

Nous ne sommes pas ici en présence d’un incroyant, comme le Voltaire de Candide. Cléante a pour « les vrais et bons dévots » plus que du respect, un culte. Mais quelle est à ses yeux la marque de cette « dévotion du cœur », — dont il affirme qu’il n’est

« Aucune chose au monde et plus noble et plus belle ? »

La mesure encore. Il demande qu’elle soit « humaine et traitable », sans orgueil, sans fierté de paroles, sans fanfaronnade de vertu. Il souhaite des chrétiens qui soient en même temps ce que le langage de son époque appelait d’honnêtes gens. « Le vrai honnête homme », écrivait La Rochefoucauld, « est celui qui ne se pique de rien », autant dire qui n’est ni un hypocrite, ni un fanatique. Cette modération, Molière l’exige pareillement de la vertu. Son Alceste est bien sincère, et cependant Molière n’est pas avec lui. Il le persifle en le plaignant, mais il le persifle. Il n’admet pas davantage l’abus et l’excès dans la vie intellectuelle. Les précieuses et les pédants, Cathos et Vadius, Philaminte et Trissotin, lui déplaisent au même titre. Mais nous ne voyons pas qu’il ait jamais, contre les salons, par exemple, et la bonne compagnie, les colères d’un Rousseau ni les ironies d’un Chamfort. Il se plaît, en revanche, à organiser des fêtes qui supposent une assistance raffinée et comblée. Le personnage atrabilaire, qu’il s’appelle Arnolphe ou Argan, qu’il soit un jaloux ou un malade imaginaire, lui apparaît surtout comme un animal insociable. Visiblement, nous avons là, non point un réformateur, mais un régulateur. La différence est du tout au tout.

IV §

Ce sens de la mesure, qui concilia Louis XIV au comédien-poète, n’a rien perdu de son prestige sur les Français d’aujourd’hui, précisément parce qu’il continue d’être le don français par excellence. J’assimilais tout à l’heure la bataille de la Marne à celle de Bouvines. La destinée de notre pays n’a pas changé avec les siècles, inscrite qu’elle est dans le dessin même de son territoire. Il continue d’être le mainteneur de la mesure en Europe, politiquement. Mais il ne peut remplir ce rôle d’une manière complète que s’il l’est aussi, intellectuellement. C’est la raison pour laquelle cet art de Molière nous tient tant au cœur, à nous, les Français de 1922. Nous sentons que cette observation si juste des caractères, cette netteté directe du dialogue, cette composition clairement ordonnée des ensembles, cette philosophie sainement humaine, représentent le type accompli de notre génie national. Les Anglais se reconnaissent dans leur Shakespeare, les Italiens dans leur Dante, les Allemands dans leur Goethe. Notre Molière, c’est la France, dans ce qu’elle a de spécifique et aussi de meilleur, — et pour nous autres, écrivains, quel exemple !

Considérez, en effet, les conditions que la vie imposait à Molière, et quelle conquête sur le sort aura été son travail d’artiste littéraire. C’est un comédien, dans un temps où l’acteur est encore un paria social. Le noble gémissement de son ami Boileau sur son enterrement clandestin nous le rappelle :

« Avant qu’un peu de terre obtenu par prière… »

Il est aussi directeur de théâtre, c’est-à-dire qu’il doit, quand il compose une pièce, penser à la recette. La troupe et les machinistes ont besoin qu’elle soit fructueuse. La veille de sa mort et comme il se sentait si malade, Baron le conjurait, les larmes aux yeux, de ne pas jouer ce soir-là. « Comment faire ? » répondit-il « il y a cinquante pauvres ouvriers qui n’ont que leur journée pour vivre. Que feront-ils, si je ne joue pas ? Je me reprocherais d’avoir négligé de leur donner du pain un seul jour, le pouvant faire absolument. » Mais la recette, le goût du public la règle. Il faut donc plaire à ce public, dont ce même Boileau, dans cette éloquente septième épître, nous énumère les sottes exigences :

« L’ignorance et l’erreur à ses naissantes pièces,
En habits de marquis, en robes de comtesses,
Venaient pour diffamer le chef-d’œuvre nouveau. »

Et le satirique nous montre le commandeur qui discute l’exactitude de telle scène, — le vicomte qui s’indigne et qui sort au milieu de l’acte, — le marquis dégoûté et qui, placé sur le théâtre, à la mode d’alors, hausse les épaules et crie tout haut au parterre : « Ris donc, parterre, ris donc ! » Quel tour de force que de dompter ces gens ! Ces difficultés, Molière les connaît. Il les accepte, comme jadis ce Shakespeare dont je viens de le rapprocher, comme plus tard Balzac. Savez-vous spectacle plus noble et plus exaltant pour l’esprit que celui d’un beau talent s’adaptant ainsi aux circonstances sans se renoncer, et faisant de l’obstacle, comme le voulait le sage antique, la matière de son action ? D’ailleurs les peintres les plus fameux de la Renaissance ont-ils travaillé autrement ? À un Léonard, à un Mantegna, à un Raphaël, à un Michel-Ange, un pontife ou un prince donnait à couvrir de leurs fresques un pan de mur, un plafond dont ils devaient subir la dimension. Le sujet à traiter leur était commandé. Ils obéissaient, en trouvant le moyen d’être eux-mêmes et libres dans cette servitude. Ainsi vécut, ainsi composa le « grand et malheureux Molière », comme l’appelait toujours le duc d’Aumale, quand il montrait à ses visiteurs de Chantilly le portrait par Mignard qui nous conserve cette physionomie si humaine. Tout jeune homme de lettres devrait avoir cette image devant les yeux, pour en recevoir le courageux conseil de faire son œuvre à travers son métier. En cela encore Molière est si Français ! Cette lucide acceptation, ennoblie d’idéal, l’apparente à ces paysans intelligents qui, du Rhin aux Pyrénées, cultivent le sol ancestral avec une patience sans révolte, et quand il s’est agi de le défendre, ils ont prouvé ce que cette soumission à l’humble tâche avait développé en eux d’héroïsme latent. Il y a du héros aussi dans Molière, mort à la besogne et presque sur les planches, après avoir su y être, trente années durant, et malgré un destin si hostile, un si bon serviteur du pays.

II. La maladie du journal intime2 §

Les pages inédites du Journal des Goncourt doivent-elles ou non être publiées prochainement ? La réponse à cette question a fait couler beaucoup d’encre. J’imagine que les fidèles de la mémoire des auteurs de Madame Gervaisais, dont je suis, ne se passionnent vraiment ni pour ni contre. Ils savent d’avance que les nouveaux volumes du Journal s’ajouteront aux autres pour être placés sur le rayon de leur bibliothèque et n’être pas souvent ouverts. C’est, à mon sens, la partie faible de l’œuvre des deux frères, — ne les séparons pas, même dans la survivance de l’aîné, — que ce mémorandum d’impressions, souvent insignifiantes, de commérages invérifiés et de croquis d’après des figures littéraires, consciencieux, mais sans ressemblance. Les Goncourt ont été des romanciers originaux, quoiqu’il leur ait manqué une des vertus essentielles, du récit : le mouvement. Mais les mosaïques qu’ils ont composées de la sorte resteront comme une très intéressante tentative d’art, et leur influence aura été puissante, sinon toujours bienfaisante, sur les conteurs français de ces cinquante dernières années. Ils ont été des historiens non moins originaux, et plus réussis encore. Leurs monographies du dix-huitième siècle sont définitives. On peut ne pas goûter leur style. On ne saurait lui refuser une nervosité, une personnalité surtout, d’une force singulière. C’est un style créé, — chose si rare, — individuel comme un son de voix, comme un regard. Il semble donc que le journal intime de ces écrivains eût dû être leur chef-d’œuvre. Il est précisément le contraire. J’essaierai de dire pourquoi, et, généralisant le problème, de montrer quel élément de dégénérescence me paraît représenter pour la littérature l’actuel abus de ce genre. De tous les côtés on nous en annonce, de ces « journaux intimes ». À peine a-t-on parlé de celui des Goncourt que nous apprenons l’existence d’un immense manuscrit inédit d’Amiel. Le sommaire des grandes revues nous en révèle sans cesse d’autres. Ils foisonnent parmi les livres de guerre parus depuis l’armistice. Cette fréquence permet de conclure qu’il y a là plus qu’une mode. D’ailleurs une mode n’est-elle pas un document toujours précieux sur une époque, et n’est-ce pas un trait bien significatif de la psychologie de notre temps qui se révèle ici ?

I §

Reportez-vous à deux cent cinquante ans en arrière, dans l’âge qui fut par excellence celui de la littérature d’analyse morale, je veux dire notre dix-septième siècle. Y a-t-il un seul des grands écrivains d’alors qui ait tenu un journal intime ? La Bruyère, semble-t-il, et La Rochefoucauld étaient tout désignés par la tournure de leur esprit pour une pareille besogne. Ils ont écrit, l’un les Caractères, l’autre les Maximes. Il n’est pas malaisé de discerner, par-dessous leur observation, une sensibilité très vive. Ils ne nous en ont montré que les impressions dépersonnalisées, si l’on peut dire, pratiquant cette discipline de l’effacement qui fut également celle de Pascal : « Le moi est haïssable », disait celui-ci. Et Port-Royal lui rendait ce témoignage : « Feu M. Pascal portait cette règle de ne point parler de soi, jusqu’à prétendre qu’un honnête homme devait éviter de se nommer, et même de se servir des mots de je et de moi. » Même silence sur soi dans Racine, dans Molière, dans La Fontaine. Ceux de leurs contemporains ou de leurs prédécesseurs qui la rompaient, cette consigne de silence, ne tenaient pas un journal. Ils composaient des mémoires.

La différence est grande entre ces deux sortes d’écrits. Le mémorialiste à la Montluc, à la Retz, à la Gourville, — je prends ces noms au hasard parmi cinquante autres, — est une variété de l’historien. Il apporte un témoignage sur des événements auxquels il a été mêlé, quand l’heure du repos a sonné pour lui. « Je commencerai par dire que je vais entrer dans ma soixante-dix-huitième année… », déclare Gourville. Et le cardinal de Retz : « Madame, quelque répugnance que je puisse avoir à vous donner l’histoire de ma vie, qui a été agitée de tant d’aventures différentes… » Et Montluc : « M’étant retiré chez moi en l’âge de soixante-quinze ans, pour trouver quelque repos après tant et tant de peines par moi souffertes… j’ai voulu employer le temps qui me reste à décrire les combats auxquels je me suis trouvé pendant cinquante-deux ans que j’ai commandé… » L’homme a d’abord agi, puis il se raconte. C’est la marche même de la réalité. La vie a déposé en lui des images qui ressuscitent par un travail instinctif et spontané du souvenir. Il copie ces images, et il croit devoir s’en excuser en arguant que son témoignage permettra de mieux comprendre des événements dont il considère qu’ils sont importants. Pendant qu’ils vivaient, ces mémorialistes ne se regardaient pas vivre. Ils ne se mettaient pas à la fenêtre — comme un philosophe définissait spirituellement l’abus de l’introspection — pour se voir passer dans la rue. S’ils se permettaient cette introspection, c’était pour se livrer à cette pratique de l’oraison mentale, qu’il y a intérêt à définir ici, car elle représente l’exercice salutaire et normal d’une faculté dont le journal intime, conçu à la façon moderne des Goncourt et des Amiel, est la maladie.

L’oraison — l’étymologie l’indique — suppose la prière. C’est bien le reploiement de l’être sur lui-même, mais avec une volonté de s’améliorer. Le regard intérieur n’est ici qu’un moyen. Dans le journal intime, il est une fin. Toute la différence est là. Pour les hommes du dix-septième siècle, s’étudier, c’est se repentir. Dans un projet de sermon sur le péché d’habitude, Bossuet l’a dit magnifiquement : « Il faut remédier à toutes les plaies de l’âme par la douleur et, par conséquent, tout connaître. » Le livre premier du Traité de l’Oraison par Nicole a pour titre : « Que les pensées seules ne sont point oraison. » De quel regard des gens de cette formation eussent-ils considéré un des leurs qui fût venu leur raconter : « Chaque soir je me mets à ma table pour anatomiser par le menu mes moindres sensations de la journée. Tous les passages de mon humeur, je les consigne soigneusement, mes plus petites contrariétés et mes plus minimes joies. Plus elles sont singulières, plus je m’y complais. Tous ceux que j’ai rencontrés, parents et amis, aussi bien qu’indifférents, je les crayonne tels qu’ils me sont apparus. Les paroles qu’ils ont prononcées, parce qu’ils étaient avec moi en ouverture de cœur, je les consigne scrupuleusement. Ce ne sont pas les événements publics qui m’intéressent, ce sont les menues anecdotes que je recueille sur l’intimité de tel ou tel. Je ne sors de chez moi que pour en ramasser une plus ample moisson. Je n’y rentre que pour accroître mon trésor de notules, et aussi pour me déchiqueter les nerfs, fibre par fibre, et noter cela encore, noter toujours ! » C’est le cas de citer derechef Pascal et la suite de sa terrible page sur le moi haïssable : « Je le hais parce qu’il est injuste, parce qu’il se fait centre de tout. Je le haïrai toujours… »

II §

Reconnaissons-le : il y a du jansénisme dans cet arrêt. La condamnation totale de la nature pousse à l’excès, ici comme si souvent dans les Pensées, une méfiance, par elle-même très sage, contre cette disposition que la langue médicale d’aujourd’hui appelle d’un terme où se retrouve, barbarisé, précisément le mot de la phrase pascalienne : l’égotocentrisme. Pour nous borner à cette psychologie du teneur de journal intime qui fait la matière de ces réflexions, ce « moi » raconté par lui-même cesse d’être haïssable quand ces aveux, faits la plume à la main, sont arrachés à une douleur qui se soulage de la sorte, à une anxiété qui ne sait comment se tromper elle-même, et nous avons le Journal intime de Benjamin Constant, Mon cœur mis à nu de Baudelaire, le Brulard de Stendhal, les Memoranda de Byron, conservés par Moore. Ce sont bien des pages d’égotisme, mais elles n’ont pas été composées de parti pris. Nous ne sommes pas devant les complaisances d’une vanité s’hypnotisant sur sa propre image, comme le Narcisse de la mythologie. — Quel symbole, entre parenthèse, et combien juste, de la destruction du vaniteux par sa vanité même ! — Constant est la victime d’un torturant dualisme sentimental. Il trompe sa souffrance en la criant, la plume à la main. Baudelaire agonise d’angoisse dans la misère de sa destinée manquée. Son journal, c’est encore un cri. Beyle essaie d’anesthésier le malaise qui l’a tourmenté toute sa vie, en essayant de se comprendre mieux. « Je ne me connais pas moi-même, et c’est ce qui quelquefois la nuit, quand j’y pense, me désole. » Quant à Byron, le douloureux document publié par son petit-fils, lord Lovelace, sous le titre d’Astarté, nous en a trop appris sur le drame intérieur qui se dissimule sous ses âcres confidences. Il ne s’agit pas là d’une volontaire et systématique notation, comme celle dont les Goncourt nous donnent l’exemple et dont nous découvrons, à travers eux, l’erreur initiale.

Cette erreur, c’est la diminution, la paralysie progressive de la sensibilité par cette notation même. Les deux frères ont cru, et ils l’ont dit, qu’ils avaient affiné leur système nerveux par ce travail ininterrompu d’analyse intime. À parcourir leur journal, on demeure étonné de l’absence d’émotion tout au contraire, de l’insignifiance — il faut bien répéter le mot — des impressions enregistrées. La cause en est dans l’absence d’abandon à l’heure et à la minute, dans cette rétraction continuelle qui étouffe toute spontanéité, toute inconscience. Ces soi-disant observateurs ne vivent pas, pour cette raison très simple qu’ils ne se laissent pas vivre. Une conséquence de cette paralysie de la sensibilité profonde et directe, c’est une impossibilité de se représenter d’autres sensibilités. Le vieil adage : Homo sum, et humani nihil a me alienum puto, doit se traduire : « C’est à travers mon humanité que je sens l’humanité des autres. » Goethe a dit la même chose en des termes différents : « Ce que tu ne portes pas en toi, tu ne peux pas le recevoir. » Aucun de ceux qui ont fréquenté les Goncourt ne saurait mettre en doute leur parfaite probité intellectuelle. Je n’ai, pour ma part, connu que l’aîné, Edmond. Il était impossible de l’approcher sans respect, et lorsque nous lisons dans le journal des affirmations comme celle-ci : « Il n’y a, au fond, que deux choses à envier en nous : notre affection et notre honorabilité », nous, les témoins de sa vieillesse, nous disons, d’accord avec ceux de la jeunesse des deux frères : « C’est vrai. » Il est donc certain que les notes prises dans le journal l’ont été avec une conscience intransigeante, et qu’en transcrivant le soir leurs rencontres du jour avec Sainte-Beuve, Taine ou Renan, ils ont été véridiques. Rapprochez ces croquis les uns des autres : un Sainte-Beuve, un Taine, un Renan se dégagent, par exemple, mais tels que s’ils avaient été ces hommes-là, ni les Lundis, ni les Origines, ni les Souvenirs d’enfance et de jeunesse n’auraient été écrits. Or, ces livres ont été écrits. Il y avait donc dans ces personnalités une force que les enregistreurs du journal n’ont pas su voir. C’est l’épreuve à laquelle une critique judicieuse doit soumettre tous les témoignages rapportés sur les grands hommes. Il faut que ces documents nous aident à comprendre pourquoi ces hommes ont été grands. Encore, les trois écrivains dont je viens de citer les noms n’étaient-ils pas des amis pour les Goncourt. Mais Flaubert ? Ce confrère qu’ils aimaient, qu’ils admiraient, dont ils disaient qu’il était avec eux — et, sur ce point, ils ne faisaient que se rendre justice — un des rares artistes dévoués « à la pure littérature, et qui ne composent leurs livres que pour se satisfaire », le connaissent-ils mieux ? Ils se plaignent de « sa santé agressive et sanguine » ! Ils n’ont pas su voir la détresse physique et morale du pauvre géant, sans cesse hanté par la terreur du redoutable mal comitial. Ils le trouvent « blessant pour leurs nerfs », alors que c’est lui dont les nerfs sont atteints, et de quelle atteinte ! De telles erreurs attestent à quel degré ces maniaques du journal intime sont devenus incapables du regard objectif. C’est en fonction d’eux-mêmes et de leur étroit égotisme qu’ils voient les autres — autant dire qu’ils les ignorent.

III §

On n’aurait pas de peine à montrer chez Amiel la même intoxication délétère, grâce au même travail de dissection quotidienne, si différent que le professeur genevois fût des Goncourt par son tour d’esprit, son éducation, sa carrière. Seulement, Amiel était un meilleur connaisseur de lui-même. Il ne s’abusait pas, lui, sur ses impuissances. « Les autres », gémissait-il, « me paraissent des songes. » Je disais plus haut que l’abus du journal intime représente un danger pour la littérature. Il est là, ce danger, dans cette incapacité à sortir de soi, qui aboutit, par le resserrement de la vision sociale, à un tarissement de l’imagination. Quand on regarde de près les productions des jeunes écrivains d’aujourd’hui, on demeure étonné, chez un grand nombre d’entre eux, de la maigreur de leurs sujets. Ils ne paraissent même pas se douter qu’il y a un vaste monde à regarder et à peindre. Ils sont trop souvent sensitifs d’une manière surprenante dans l’expression, et, à la fois, d’une extrême indigence dans l’observation. Se tromperait-on en attribuant à l’abus de la note, prise systématiquement, autant dire au journal intime, cette diminution chez beaucoup d’entre eux du sens des caractères, cette absence de large contact avec la vie, de passion aussi, ajoutons de portée ? En littérature, comme en science, la première condition pour penser et faire penser, c’est une expérience variée, renouvelée, opulente, et que cette expérience soit acceptée humblement, par un esprit qui se soumette au fait, qui ne le sollicite point, qui ne lui impose point une formule préconçue. Le journal intime, en exaspérant, chez celui qui le tient, la conscience de sa propre personnalité, finit par devenir le plus efficace agent de cette stéréotypie mentale qui consiste à ne plus percevoir que ses propres idées. C’est une variété ultime et la plus morbide de l’individualisme, cette autre maladie si fréquente à notre époque, et dont les Goncourt comme Amiel ont été contaminés profondément.

Il convient, lorsqu’on parle de littérateurs professionnels, de ne pas exagérer la valeur représentative de leurs travers d’intelligence, s’ils en ont. Leur œuvre se rattache bien à de vastes causes générales, mais elle ne les manifeste qu’indirectement et à travers toutes sortes d’influences de destinée privée dont il faut tenir aussi grand compte. Pour Amiel, par exemple, le contraste entre l’atmosphère de la ville, où il dut enseigner, et celle des Universités germaniques, où il avait passé les belles années de sa jeunesse, explique qu’il ait subi un intense sentiment de solitude. Il a été conduit de la sorte à l’habitude du monologue écrit. On montrerait pareillement quelle épreuve a dû être pour les Goncourt leur situation intellectuelle dans le monde littéraire du second Empire. De ce point de vue, leur roman : Charles Demailly, est révélateur, par les naïvetés mêmes et les pauvretés de ses perspectives. Il n’en reste pas moins que cette adaptation au milieu, qui est la loi même de la vie, leur fut rendue plus difficile à eux, ces gendelettres parisiens, comme à lui, le professeur genevois, par le dressage à l’introspection quotidienne que leur représentait leur journal. Eux et lui en sont devenus insociables, au sens originel du mot : qui ne fait point, qui ne peut plus faire partie d’une société. « Société : réunion permanente d’hommes vivant sous des lois communes », dit le dictionnaire. Il s’agit là non seulement des lois écrites, mais de celles aussi dont les Goncourt reconnaissaient la valeur impérative, quand ils parlaient de leur « honorabilité ». Et voici que les gazettes nous ont appris que les parties non publiées du journal intime d’Amiel renfermeraient les plus dures observations sur ses amis, et d’ailleurs sur lui-même. Est-ce exact ? À coup sûr, les parties inédites du journal des Goncourt contiennent des notes certainement cruelles pour des vivants ou pour des morts dont les proches subsistent. Les difficultés autour de leur publication le prouvent. Je suis persuadé, étant donné le manque d’intelligence critique, constant chez les deux frères et surtout chez l’aîné, que ces notes ne seront pas plus nuisibles à ceux qu’elles concernent, que ne nuisent à notre admirable Sainte-Beuve les ragots de leur troisième volume. Mais que nous apporterons ces notes ? Ou bien des propos tenus, comme ceux du dîner Magny, dans une intimité confiante, — et, répéter ces propos, c’est trahir cette confiance, — ou bien des racontages malveillants, non contrôlés, et, les recueillir pour les perpétuer, c’est un procédé qui déconcerte, venant de gentilshommes de lettres tels que ceux-là. L’explication de cette anomalie, c’est que les Goncourt ont cru agir ainsi, tout étrange que ce mot puisse paraître, par devoir, envers qui ? Envers leur journal, et pour servir la vérité, — cette vérité que l’hypnotisme de ce journal les a sans cesse empêchés de voir ! Il y là une ironie singulière et qui contient un grand enseignement. Par bonheur pour la mémoire des Goncourt, ils ont écrit d’autres livres, et que cette manie de la notule n’est pas arrivée à trop gâter. Elle en a tout de même diminué la valeur. On se dit que c’est grand dommage, quand on songe à la bonne foi, à la ferveur et au don d’expression des deux frères.

III. Renan et Taine après 1870 §

I §

C’est un des signes des temps que le mot d’Intelligence passe et repasse indéfiniment dans les programmes de réfection nationale, ébauchés partout en ce moment3. Divers et parfois contradictoires sur les moyens à employer, ces programmes s’accordent sur un point, qu’une première condition est nécessaire pour faire porter ses fruits à notre sanglant triomphe, celle qu’un des génies les plus représentatifs de notre race formulait dans la phrase célèbre, souvent répétée, mais jamais assez : « Travaillons donc à bien penser, c’est le principe de la morale… » et de la politique, ajouterai-je une fois de plus, en prenant ce terme dans son sens originel : τò πολιτικòν, ce qui concerne l’intérêt de la Cité.

Notons aussitôt la différence entre le point de vue où se place ainsi d’instinct la génération de 1920, et celui des gens de 1789. Ce sera mesurer le chemin parcouru par la pensée française, à travers l’expérience d’une erreur séculaire dont, hélas ! nous ne sommes pas tout à fait guéris. Elle nous travaille encore, même dans notre victoire. Les gens de 1789 avaient, eux, comme premier principe, le culte non pas de l’Intelligence, mais de ce qu’ils appelaient la Raison. Ils entendaient par-là, comme Rousseau, comme Voltaire, comme tous les encyclopédistes, un appel au sens propre, à une espèce de révélation naturelle, identique chez tous les hommes, une capacité capable de percevoir directement l’absolu. Le regretté Augustin Cochin, dans un magistral fragment sur les Sociétés de pensée4, a bien montré comment cette mystique avait abouti à éliminer de l’esprit toute notion du Réel. Ainsi s’explique cette aberration prodigieuse qui a consisté à entreprendre la reconstruction à pied d’œuvre de tout l’édifice social, folie de logique dont le socialisme contemporain, issu du même principe, nous donne un quotidien exemple. L’étonnant couplet de l’Internationale :

« Le monde va changer de base »,

exprime d’une façon comique, mais d’autant plus significative dans son absurdité, la redoutable présomption de ces utopistes qui prétendent penser un pays a priori au lieu de le comprendre d’abord. Par Intelligence, nous entendons nous, précisément cette acceptation, cette étude modeste du réel. La France d’aujourd’hui, par exemple, est un fait réel. Comme telle, cette France, a des conditions de santé inscrites non pas dans notre raison, mais dans sa nature. Dégager humblement ces conditions et nous y soumettre pour les améliorer, nous résumons cette discipline dans ce mot d’Intelligence. Jamais l’Intelligence ne prononcera le vers du poète, traduction sublime du cri révolutionnaire que je citais tout à l’heure :

Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo.

Elle sait trop, quand il s’agit d’une nation, que cette nation a une histoire et que la gouverner contre cette histoire, c’est l’opprimer, la tuer, — qu’elle a une position géographique et qui commande ses institutions, — qu’elle a des hérédités ethniques et psychologiques, — enfin qu’elle est une création vivante et que le vieil adage médical demeure la règle quand on est en présence du vivant : Quὸ natura pergit, eo ducendum est. Avec cette méthode, on ne rédige pas l’illusoire et solennelle Déclaration des Droits, on ne promet pas aux malheureux un millenium qui les désespérera davantage quand ils constateront son mensonge. En revanche, on a quelque chance de laisser la vie se continuer dans la santé, si elle est saine, et si elle ne l’est pas, se restaurer elle-même. Pour cela, il est nécessaire de la ménager, de respecter ses énergies latentes, de pratiquer, comme a dit justement M. Charles Maurras, cet empirisme organisateur, en dehors duquel tout n’est qu’impuissance, que désordre et que danger.

II §

Sachons un extrême gré à deux des maîtres qui étaient en pleine maturité de gloire et de talent, il y a un demi-siècle, M. Hippolyte Taine et M. Ernest Renan, d’avoir, au lendemain du désastre de 1870, aperçu nettement cette fonction réparatrice de l’Intelligence. L’un et l’autre surpris par la soudaineté de l’immense cataclysme, ils se sont dit qu’il fallait, pour le circonscrire d’abord, puis prévenir son retour, en rechercher les causes. Ils ont donc, — je continue l’image médicale de tout à l’heure, — assemblé les éléments d’un diagnostic, fondé non pas sur leurs préférences, non pas sur l’opinion de leurs concitoyens, mais sur des observations vérifiées. Rendons-leur encore ce juste hommage qu’ils n’ont pas craint, en donnant leurs conclusions, de déconcerter le plus grand nombre de leurs admirateurs. L’un et l’autre, sous l’Empire, passaient pour des hommes de gauche. Le scandale de la Vie de Jésus avait été retentissant, et non moins celui de certaines pages de Taine, — ainsi le morceau fameux, et d’ailleurs mal interprété, sur la vertu et le vice considérés comme des produits, de même que le vitriol et le sucre. Étiquetés, celui-ci anticlérical, celui-là matérialiste, leur place semblait toute marquée dans l’état-major révolutionnaire. Ils y eussent connu cette popularité qui fut celle de Hugo et de Michelet, et que trouveront toujours, auprès des irréfléchis qui sont légion, les défenseurs des idées prétendues généreuses. Taine et Renan n’avaient que le goût des idées qu’ils croyaient exactes. Ils se sont trompés souvent, mais ils ont toujours dit ce qu’ils pensaient, comme ils le pensaient. Peut-être n’ont-ils jamais donné une preuve plus émouvante de leur sincérité qu’en osant, Taine dans ses Origines, Renan dans sa Réforme intellectuelle et morale, incriminer dans la Révolution la grande ouvrière du malheur français.

Aujourd’hui et à la distance des années, ce courage civique nous paraît aisé. Tout un groupe s’est formé, sur lequel l’idéologie de 89 n’exerce plus son funeste prestige. Cette école est née justement du réquisitoire dressé par ces deux maîtres, dont la solitude fut alors singulièrement pathétique. Ils ne se cachèrent pas de la sentir et d’en souffrir. Renan disait, dans la préface de sa Réforme : « Je ne me fais pas d’illusion sur l’influence que ces pages peuvent exercer. » Et il comparait les écrivains qui proclament des vérités importantes à ce fou de Jérusalem qui parcourait les murs en criant : « Malheur à la ville ! » et qui finit par tomber en criant : « Malheur à moi ! » Plus simplement, avec cette belle tenue dans les allusions personnelles qui fait l’austère poésie de sa figure morale, Taine déclarait, dans l’avant-propos de sa Conquête jacobine : « J’ai encore le regret de prévoir que cet ouvrage déplaira à beaucoup de mes contemporains. Mon excuse est que, plus heureux que moi, ils ont presque tous des principes politiques et s’en servent pour juger le passé. Je n’en avais pas, et si j’ai entrepris mon livre, c’est pour en chercher. » Il ne se doutait pas que sa prise sur ses compatriotes proviendrait de cette déplaisance même. Renan non plus ne soupçonnait pas à quelle profondeur les « vérités importunes », dont il se faisait l’apologiste, pénétreraient dans les esprits de ses lecteurs, précisément parce qu’elles étaient importunes. En contredisant d’une manière radicale quelques-unes des affirmations les plus communément admises à leur époque, ils provoquèrent un étonnement qui se tourna, chez quelques-uns, en réflexion, ensuite en adhésion. Ainsi s’est recrutée une élite, de plus en plus réfractaire au virus démocratique et anarchiste. L’historien qui voudra démêler, lui aussi, les causes de notre victoire de 1918, comme Renan et Taine ont essayé pour notre désastre de 1870, devra réserver, si étrange que semble cette assertion, une part à l’influence de ces maîtres, s’il est vrai que le tonus moral compte pour beaucoup dans des résistances comme celle que la France a fournie. Cette action de la pensée spéculative n’est pas visible au premier coup d’œil. Elle n’est pas directe. Regardez plus attentivement. Comme elle se distingue !

À quelle école donc, si ce n’est à celle-là, s’est dressée cette armée française de la plume, que les Allemands n’auraient pas outragée avec tant d’acharnement, s’ils n’en avaient pas redouté la vigueur ? N’est-ce pas cette élite qui, avant la guerre, n’a cessé d’en dénoncer l’inéluctable menace, d’en réclamer la préparation, de combattre les chimères humanitaires en leur opposant la nécessité nationale ? La guérison de l’empoisonnement révolutionnaire, cette élite ne l’a pas obtenue. Elle en a du moins suspendu les ravages et diminué la nocivité. Que l’on imagine, au mois d’août 1914, la France organisée, ou plutôt désorganisée, d’après les enseignements des doctrinaires extravagants du socialisme. Au lieu d’une armée vraiment militaire, l’ennemi rencontre devant lui une cohue, sans cadre solide, sans qualités professionnelles. Plus de grand état-major façonné dans des écoles spéciales, plus de ce noble esprit de métier qui crée l’officier. On s’est efforcé d’empêcher qu’il ne devienne ce personnage particulier, en qui les vertus d’obéissance et de sacrifice ont été cultivées spécialement. — Revenons-en toujours à ce terme, qui enveloppe l’idée d’une espèce sociale, distincte et séparée, d’un citoyen à part des autres, puisqu’il est voué à une autre tâche. — Dans cette France démilitarisée, la mobilisation se fait difficilement, parce qu’elle suppose une discipline sans discussion et que l’on discute au contraire, que l’on prolonge les conversations avec les camarades d’outre-Rhin. La Russie des Soviets nous fournit un exemple sinistre du destin qui nous eût été réservé : avec l’ennemi du dehors, une paix de Brest-Litowsk et toutes les énergies du pays dépensées dans la fureur de la guerre civile. La colossale et primitive Russie pourra survivre à cette épreuve. La prodigieuse réserve de forces vierges qui sommeille en elle n’est pas épuisée. Un vieux peuple comme le nôtre s’y fût abîmé à jamais.

III §

Tâchons de dégager l’apport de ces deux maîtres à cette critique de l’erreur révolutionnaire, dont la conséquence forcée est la conservation, le réchauffement de tout ce qui nous reste de la vieille France. Autant dire de la France tout court, s’il est exact, comme le répétait Rivarol, que « les choses humaines sont conservées par la fidélité aux principes qui les ont créées. Res eodem modo conservantur quo generantur ». Considérons Renan d’abord, et admirons avec quel mépris des préjugés répandus tout autour de lui, il réhabilite la royauté française : « C’est la politique capétienne », dit-il sans hésiter, « qui, en dix-huit cents ans, a fait la France comme nous l’entendons, qui a créé tout ce dont nous vivons, tout ce qui nous lie, ce qui est notre raison d’être » ; et, non moins fermement : « Le jour où la France coupa la tête à son roi, elle commit un suicide ! » De quel accent il dénonce « les hommes ignorants et bornés qui prirent en main les destinées de la France au dernier siècle » ! Je me souviens encore de la véritable stupeur qui me saisit, jeune bourgeois français de vingt ans et qui avait grandi parmi les dévots de 89, quand je rencontrai, pour la première fois, de telles affirmations, et sous la plume d’un écrivain dont personne ne pouvait contester l’indépendance. Quel commentaire aux événements dont j’avais été le témoin, depuis le plébiscite jusqu’à la Commune, que cette condamnation de la foule, de ses volte-face déconcertantes et de ses aveuglements ! « Le gouvernement des choses a été transporté à la masse. Or, la masse est lourde, grossière, dominée par la vue la plus superficielle de l’intérêt. Ses deux pôles sont l’ouvrier et le paysan. Au paysan, à l’ouvrier de l’Internationale, parlez de la France, de son passé, de son génie, il ne comprendra pas ce langage. »

Que nous voilà loin des flagorneurs de la démocratie et de ses dupes, plus dangereuses encore ! Quelle force de propagande en effet dans la généreuse candeur d’un esprit faux à la Tocqueville ! Renan, lui, comme je le remarquais en commençant ces notes, va droit au Réel. Les Espagnols disent énergiquement du taureau qui ne se laisse pas prendre au jeu de la muleta et qui vise au corps du torero : « Il cherche le paquet, — quiere el bolto. » L’auteur de la Réforme intellectuelle aussi « cherche le paquet ». La chatoyante étoffe que les sophistes de la démocratie secouent devant les naïfs ne le trompe pas. Il fonce en avant, et découvre le monstre, le Caliban destructeur qui va bondir et tout ravager. Pour parler sans métaphores, il discerne que ce régime qui se réclame du progrès est au contraire une régression lamentable. Écoutez-le : « Un des résultats de la démocratie est de faire de la chose publique la proie d’une classe de politiciens médiocres et jaloux, peu respectés de la foule qui a vu son mandataire d’aujourd’hui humilié hier devant elle, et qui sait par quel charlatanisme on a surpris son suffrage. » Et ailleurs : « Un pays qui n’a d’autre organe que le suffrage universel est, dans son ensemble, quelle que soit la valeur des hommes, qu’il possède, un être ignorant, sot, inhabile à trancher sagement une question quelconque. » Et, pour conclure : « La conservation de la civilisation est une œuvre aristocratique. »

Le grand mot est prononcé. Sauver, puis développer ce qui survivait d’aristocratique dans la France malheureuse d’après Sedan et la Commune, — tel fut l’enseignement que nous donnait Renan dans son livre civique. Pas plus pour lui que pour nous aujourd’hui, ce terme d’aristocratie n’est synonyme de noblesse. L’aristocratie d’un pays, — prenons derechef ce mot dans son sens originel, — ce sont les meilleurs de ce pays, « ἀριστοκράτεια », dit le dictionnaire, « gouvernement des meilleurs ». Ce sont les autorités sociales naturelles. C’est le patriciat sans cesse recruté, qui ramasse en lui toutes les forces de hiérarchie. Les chefs militaires en font partie, comme les chefs d’industrie, comme les grands propriétaires terriens, comme les savants, les écrivains, les artistes, tous les dépositaires de la culture. L’héritage est une condition de ce patriciat, parce qu’il permet un développement continu des familles, par suite la création de milieux favorables au développement de la supériorité. La tradition en est une autre, ce respect des coutumes ancestrales qui voit dans ces coutumes une expérience, partant une acquisition à ne pas dédaigner, à ne pas gaspiller trop vite. Tous ceux qui, depuis un demi-siècle, par la plume, par la parole, par l’action, ont maintenu l’échelle des valeurs et défendu la propriété, la famille, la haute littérature, la haute science, l’armée, n’ont fait qu’appliquer les principes posés dans la Réforme intellectuelle et morale. Je voudrais pouvoir ajouter l’Église. Sur ce seul point, Renan a dévié de cette ligne du nationalisme intégral où il s’était engagé. Cette même Réforme nous donne une explication de cet étrange illogisme.

À côté de tant de vues si françaises, on demeure étonné, en lisant ce livre, de la fascination exercée sur cet esprit par la pensée germanique. Ce n’est pas là chez lui, comme chez tant d’autres parmi nous, depuis 1870 et jusqu’en 1914, une mentalité de vaincu. La guerre, comprise et menée à la Bismarck, lui avait au contraire fait horreur. « Ce que nous aimions dans l’Allemagne n’existe plus », déclare-t-il dans la préface de la Réforme. Mais quatre pages plus loin, il déclare aussi : « La grande supériorité de l’Allemagne est dans l’ordre intellectuel. » Il le croyait, lui, le contemporain de Claude Bernard et de Pasteur, de Balzac et de Sainte-Beuve, de Flaubert et de Taine, de Dumas fils et de Sully-Prudhomme, de Fustel de Coulanges et de Le Play. À quoi bon poursuivre une énumération de noms dont le disparate atteste la merveilleuse fécondité de l’intelligence française à cette époque ? C’est que Renan avait connu la pensée germanique très tard, et qu’il restait ébloui par un caractère de cette pensée, très nouveau pour lui : la complexité. Il y aurait une étude très intéressante à faire sur la crise de retournement que provoqua chez ce jeune Breton, élevé dans l’atmosphère cartésienne et classique de Saint-Sulpice, la rencontre avec un univers d’idées construit au rebours de ce type essentiellement gallo-romain. Ce qui distingue le génie allemand, c’est la faculté « de tenir à la fois beaucoup d’idées sous le regard ». L’expression est de Renan lui-même. Ce pouvoir de simultanéité a pour défaut la confusion, tandis que la faculté d’analyse lucide et précise, caractéristique de notre génie, a pour défaut, poussée trop loin, la sécheresse. Ce vice d’incohérence, les grands Allemands ont essayé de le corriger par une systématisation qui joue l’opulence au premier abord, et tout paraît maigre, pauvre, à côté. Cette fausse richesse ne résiste pas à l’épreuve. Le second Faust de Goethe et son Wilhelm Meister, nous apparaissent, pour prendre en exemple un artiste de premier ordre, comme des magmas d’idées auxquels il manque, tout simplement, l’ordre français. Que dire de Hegel, qui fut pour Renan une révélation ? Il semble qu’il l’ait approché à travers sa sœur Henriette, et que le grand ébranlement de sa foi catholique lui soit venu de cette philosophie qui avait étonné Cousin, dont Carlyle s’était enivré, et dont le prestige n’est pas aboli entièrement pour nous. Cette initiation à la philosophie allemande devait conduire Renan à l’admiration pour les sciences allemandes qui ont les mêmes qualités d’ampleur, les mêmes défauts de surcharge chaotique, et, parmi ces sciences, pour la plus spécifiquement allemande, l’exégèse. De cet enthousiasme, Renan ne se déprit jamais. Dans cette révision de nos richesses historiques à laquelle procédait la Réforme, il lui eût fallu, pour ne pas méconnaître le catholicisme, une libération dans laquelle il aurait vu une diminution, presque un reniement. Le contraste est saisissant entre son sens aigu de la France traditionnelle et son incompréhension, dès qu’il s’agit de l’Église. Lui qui avait connu à Saint-Sulpice des maîtres si remarquables, auxquels il a rendu pleine justice dans ses Souvenirs, il a pu écrire : « Le catholicisme n’a pas d’efficacité morale. Il exerce des effets funestes sur le développement du cerveau. Un élève des jésuites ne sera jamais un officier susceptible d’être opposé à un officier prussien. Un élève des écoles élémentaires catholiques ne pourra jamais faire la guerre savante avec des armes perfectionnées… »

Les événements ont donné un démenti trop évident à cette partie du diagnostic renanien. Mais déjà deux hommes qui tenaient de très près à Renan, l’un par la relation de disciple à maître, Jules Soury, l’autre par le sang, Ernest Psichari, avaient corrigé cette erreur de l’auteur de la Réforme. Soury, quoique aussi négateur, plus peut-être, sur la personnalité de Dieu, avait distingué dans l’Église un des plus efficaces éléments de la force française. Il s’était affirmé clérical, même dans son athéisme. Position qui ne saurait être que temporaire. Comment donner à une religion une valeur de vérité vivante en lui refusant toute valeur de vérité intellectuelle ? C’est ce lien entre les deux vérités que le petit-fils de Renan proclame dans son Voyage du Centurion. « Que les faibles se nourrissent des plus nobles rêves. Lui, Maxence, il veut la vérité avec violence. Il est saisi par la noble ivresse de l’Intelligence, et cette fièvre d’esprit le travaille d’aller à la véritable raison, à cette assurance très sereine de la raison bien assise… » Cette certitude, le héros de Charleroi, tué sur son canon le chapelet au bras, l’avait rencontrée en suivant la même voie que son grand-père, la voie nationale, mais en allant plus avant, et sans partis pris préalables. D’avoir participé en Afrique à une action profondément nationale y avait suffi. Il avait scruté cette action, et elle avait fait de lui, un croyant par l’évidence. Avec quelle lucidité il a su nous analyser le travail d’esprit que la guerre en Mauritanie lui avait inspiré ! Soldat de la France, il s’était retrouvé catholique en face de l’Islam. Dès son entrée sur le continent noir, il a constaté à la fois la supériorité de sa race et ses causes héréditaires. « Rien n’y peut faire, ce sont vingt siècles de chrétienté qui le séparent des Maures », dit-il de ce Maxence, son prête-nom… Renier la chrétienté, c’est en quelque manière renier la France. Il ne s’agit pas là de pragmatisme. Un mythe peut, étant un principe d’action utile, prendre l’aspect d’une vérité vivante. Quand cette vérité explique tout notre être, qu’elle s’adapte à notre réalité la plus intime, elle n’est plus un mythe, elle est une vérité intellectuelle, ou bien la vérité intellectuelle n’existe pas. Et supposer qu’elle n’existe pas, c’est renoncer à penser, c’est dépouiller de tout contenu cette formule qui sert de titre au livre de Renan : la Réforme intellectuelle et morale. Si l’homme n’est pas libre, que signifie ce mot de Réforme ? S’il ne peut pas connaître la vérité, que signifie intellectuelle ? Que signifie morale ? En contredisant l’aïeul, le petit-fils a parachevé l’entreprise de cet aïeul. Il a fini de lui donner son plein sens.

IV §

Les Origines de la France contemporaine nous révèlent une attitude d’esprit vis-à-vis des choses religieuses qui n’est ni le négativisme illogique de Renan, ni le pragmatisme par trop sommaire de Soury, ni la ferveur pascalienne d’Ernest Psichari. On a souvent cité la phrase où Taine définit le Christianisme : « l’organe spirituel, la grande paire d’ailes indispensables pour soulever l’homme au-dessus de lui-même, au-dessus de sa vie rampante et de ses horizons bornés, pour le conduire, à travers la patience, la résignation et l’espérance, jusqu’à la sérénité, pour l’emporter par-delà la tempérance, la pureté et la bonté, jusqu’au dévouement et au sacrifice ». Si vous vous souvenez que le philosophe qui a écrit ces lignes était en métaphysique un phénoméniste pur pour lequel la nature n’était « qu’une immense aurore boréale », vous vous rendez compte qu’elles expriment un point de vue exclusivement psychologique. C’est aussi au point de vue psychologique exclusivement que Taine a voulu se placer pour donner son diagnostic, à lui, sur la France, au lendemain de la formidable crise de l’année terrible.

Insistons-y, car cette idée est la clef de ce grand ouvrage, malheureusement inachevé, auquel cet admirable travailleur a consacré les vingt dernières années de sa vie. Ce faisant, il a sacrifié un autre livre, qu’il portait dans sa tête depuis sa jeunesse, et qui devait être son testament philosophique, son Traité de la volonté. Pour qui l’a connu, ce sacrifice mesure le degré de son dévouement à la chose publique. Lui aussi a voulu « servir », et devant le désastre de la patrie, il est allé à la besogne immédiatement utile. C’est André Chénier enfermant sous clef ses poèmes, et, de la plume qui tout à l’heure traçait les vers, divins de l’Aveugle ou de la Jeune Tarentine, écrivant les courageux articles du Journal de Paris, contre « les bourreaux, barbouilleurs de lois ». Plus encore que les défaites militaires, la Commune avait frappé Taine. Ses ennemis ont dit de lui qu’il avait eu peur pour ses rentes. Il avait eu peur, en effet, mais pour la civilisation dans son pays. En présence des épouvantables forfaits commis par un nombre d’hommes trop considérable pour que ces forfaits fussent expliqués uniquement par des perversités individuelles, une question s’était posée devant lui : n’y a-t-il pas une erreur initiale dans la formation du Français du dix-neuvième siècle ? comment la démêler ? — Comment ? Mais en appliquant, à cette formation, la méthode des sciences naturelles, c’est-à-dire l’observation exacte et vérifiée. « J’étais devant mon sujet comme devant la métamorphose d’un insecte », a-t-il dit lui-même dans la préface écrite en 1875, presque au lendemain de la catastrophe qui l’avait décidé à son enquête. Quinze ans après, et à la veille de sa mort, il portait, sur cette formation du Français contemporain, « un jugement défavorable, une désapprobation motivée, non seulement de nos institutions, mais de nous-mêmes… ». Et il ajoutait, en considérant que, depuis la constitution de l’an VIII, tout l’ordre social a subsisté presque intact : « La machine de l’an VIII, appliquée sur nous pendant trois générations, nous a façonnés, en mal comme en bien, à demeure. Si, depuis un siècle, elle nous soutient, depuis un siècle elle nous comprime, et nous avons contracté les infirmités qu’elle comporte : arrêts de développement, troubles de la sensibilité, instabilité de l’équilibré interne, travers de l’intelligence et de la volonté, idées fixes et idées fausses. Ce sont nos idées. À ce titre, nous y tenons, ou plutôt elles nous tiennent. »

Cette page montre bien la différence entre l’enseignement de Taine et celui de Renan. Ce dernier était, avant tout, une intelligence cosmique5, et qui voyait les choses par grands ensembles. Son coup d’œil sur l’histoire de France le conduit à des conclusions aussi sévères sur le pays actuel, mais qui n’aboutissent qu’à des directives générales. Taine, en sa qualité de psychologue, devait aboutir à des formules précises. Il n’a pas eu le loisir de les rédiger. Elles sortent si nécessairement de son analyse, qu’il semble impossible de ne pas les voir. Je voudrais marquer les principales.

Pour lui, la maladie de la France issue de la Révolution, réside d’abord dans un abus de l’idée de l’État. Au cours des innombrables conversations que nous eûmes ensemble de 1880 à 1890, moi l’écoutant avec le respect que l’on devine, lui me faisant l’honneur de penser tout haut devant moi sur les Origines, alors en cours de composition, je l’ai toujours trouvé intransigeant sur cette thèse que l’État n’a qu’une fonction légitime : garantir la sécurité privée et publique. En dehors de ce service, l’ingérence du pouvoir central dans la vie individuelle lui paraissait un attentat. Il considérait que l’erreur de la Révolution et de l’Empereur a été l’organisation systématique de cet attentat. Cette vie individuelle en a été faussée jusqu’au fond. Taine voyait, au contraire, la condition du plein développement du citoyen dans ce qu’il appelait les sociétés locales, ou les syndicats privés. C’étaient deux de ses expressions favorites. Il entendait par là les familles, les communes, les universités, toutes les entreprises qui comportent l’initiative personnelle. À la base, il mettait le respect de la propriété. L’aventure des Biens nationaux le révoltait dans le plus intime de sa conscience et de sa doctrine. Qu’il m’a dit de fois : « Ce n’est pas la société qui crée la propriété, c’est la propriété qui crée la société, par la réunion des possesseurs qui se groupent pour se défendre ! » Dans la propriété, il voyait, non pas un élément de jouissance et de paresse, mais au contraire le moyen pour l’homme de se développer plus librement, plus complètement. S’il prônait trop haut, comme Renan, la philosophie allemande, il réservait sa plus intime admiration pour l’Angleterre, dans l’art qu’elle a eu de conserver le passé sous le présent, d’élaborer des milieux capables de fortifier à la fois et de régler l’énergie de l’individu. Il reprochait à la société française d’anémier cet individu ou de l’exaspérer. Comme on voit, toutes ses idées convergeaient vers une nécessité de changer les causes pour changer les effets.

Cette consigne de réformation radicale, disons-le pour nous conformer à ce souci de la sincérité absolue qui fut le plus beau trait de cette grande figure, Taine ne nous l’a donnée que théoriquement. Il ne s’est pas cru assez renseigné encore pour en préciser la technique. L’ayant fréquenté si longtemps dans la plus étroite intimité, je n’ai même jamais discerné pour quel type de gouvernement étaient ses préférences. En avait-il ? Oui, et de très nettes, celles que je viens de dire, mais ce passage du diagnostic au remède comportait une hypothèse de thérapeutique qu’il ne se permettait pas. Le scrupule intellectuel était trop fort chez lui. Que cette abstention est pathétique chez un homme de cette puissance et de cette passion ! Il faut l’avoir approché pour savoir de quel amour il aimait les idées, mais il ne les aimait que justes, que démontrées et l’inappréciable « service » des Origines est là : elles nous ont appris d’abord à regarder les problèmes politiques comme composés de données trop multiples pour qu’ils puissent être résolus a priori, — en second lieu, à nous représenter, derrière leurs termes forcément abstraits, j’en reviens à mon expression de tout à l’heure, la réalité vivante qui s’y trouve engagée, l’homme. Il ne s’agit plus de l’homme idéal de Rousseau, de cet être constitué par le désir du bonheur et la faculté de raisonner, mais de l’homme divers et complexe, localisé dans un milieu, dans une race, dans un moment, portant sur lui le poids d’une hérédité qui remonte jusqu’au sauvage primitif, influencé à chaque moment par une interpsychologie qui rend impossible de mesurer tout à fait ses réactions devant les édits que promulgue une assemblée délibérante. Telles et telles lois sont en apparence les plus raisonnables, les plus justes, et puis, à les appliquer, il se trouve que l’on a déchaîné un mouvement de barbarie. « Que de fois il arrive », disait le sagace Machiavel, « que l’on recommande, par manque de prudence, une chose qui, paraissant bonne au commencement, ne laisse pas voir le venin qu’elle cache. » La Révolution de 89 a été un de ces commencements trompeurs, dont Taine avait vu une conséquence dans la stupide férocité de la Commune. Nous venons d’en voir une autre dans cette guerre monstrueuse qui a renouvelé celle des époques où des peuples tout entiers se ruaient les uns sur les autres. Le principe des nationalités substitué, depuis 89, à celui des petits États dynastiques, a produit ce résultat. Quelle leçon pour les utopistes du socialisme, s’ils savaient la comprendre ! Du moins cette dangereuse phalange ne recrutera jamais ses fanatiques parmi ceux qui auront médité les Origines. C’est dire qu’après un demi-siècle, ce livre continue, comme celui de Renan, sa besogne de prophylaxie. Relisons-les. Faisons-les lire, et reconnaissons dans leurs auteurs deux bons serviteurs de l’Intelligence.

IV. L’Âme étrangère §

I §

L’Âme étrangère, — ainsi s’appelait, on s’en souvient, le roman auquel travaillait Maupassant quand la maladie, dont il devait mourir, lui arracha la plume des mains6. Les morceaux inachevés de ce livre nous permettent de discerner nettement son intention. Il voulait montrer la réciproque inintelligibilité de deux amants issus de deux pays différents, et que travaillent des nationalités, irréductibles l’une à l’autre, même par la passion et par la tendresse. Cet excellent observateur n’avait guère de théories générales. L’ayant beaucoup fréquenté pendant nos communes années de début, j’ai toujours été frappé de sa totale incuriosité philosophique, mais il avait ce trait commun avec certains découvreurs géniaux du type scientifique, — ainsi Duchenne de Boulogne, ainsi Pasteur, — sa vision du détail était si exacte qu’à travers les tout petits faits il apercevait et dégageait, sans même s’en rendre compte, de grandes lois causales. Entre parenthèses, c’est probablement le don propre du romancier-né. Quel phénomène Cervantès, par exemple, a-t-il prétendu étudier dans le Quichotte ? Un simple cas de manie littéraire, l’intoxication produite par des lectures absurdes sur un esprit faible et suggestionnable. Et qu’a-t-il écrit ? La monographie le plus fortement représentative du divorce entre l’Idéal et le Réel. Stendhal, en composant le Rouge et le Noir, paraît bien s’être complu à se peindre lui-même tel qu’il eût pu être, s’il fût né vingt ans plus tard. Il le dit du moins dans une de ses lettres : « Vu que Julien est un coquin, et que c’est mon portrait, Mme *** se brouille avec moi. Du temps de l’Empereur, Julien eût été un fort honnête homme. J’ai vécu du temps de l’Empereur. Donc… » Et quelques jours auparavant : « J’observe la nature humaine. Je m’amuse de faits qui n’ont d’autre mérite que d’être vrais… » Mais à travers ces faits — reprenons la formule de tout à l’heure — il a dégagé une grande loi causale : la courbe de la fièvre du plébéien en transfert de classe, tant et si bien que son Julien, cet admirateur frénétique de Napoléon, se trouve préfigurer le Communard et le Bolcheviste !

II §

Pour en revenir à l’Âme Étrangère, cette loi de ce que j’appellerai faute d’un mot plus simple : la réciproque irréductibilité nationale, que Maupassant signalait dans ce domaine de l’amour, le plus individuel, le plus indépendant du milieu natal et de ses influences, les esprits les plus férus d’illusion sont bien obligés de la constater, depuis 1914, dans le jeu de ces réactions collectives qui dominent les rapports de peuple à peuple. Combien de Français, avant les tragiques leçons de la dernière guerre, je ne dis pas connaissaient, mais soupçonnaient l’intime secret de la pensée Allemande ? La surprise a encore surpassé l’horreur, quand le naïf Gallo-Romain, avec son rationalisme, primaire mais généreux, s’est trouvé en présence de cette Germanie tentaculaire, et qu’il a rencontré cette dure mentalité de race de proie. Il a dû constater, avec une stupeur dans son indignation, une psychologie de férocité à laquelle la science servait d’instrument matériel et moral. Les théoriciens du Pangermanisme ne justifiaient-ils pas leurs plus brutaux appétits et leurs pires abus de force par une doctrine dont nous avons l’expression la plus complète dans les ouvrages de Bernhardi : l’Allemagne et la prochaine guerre, — de Tannenberg : la Plus grande Allemagne, — de Frobenius : le Reich allemand et l’heure de son destin, — de Treitschke : Histoire allemande, et Politique ? — Le contraste entre cette mentalité allemande et la mentalité latine ou anglo-saxonne était si fort, que plus de quatre années d’une quotidienne et constante expérience n’ont pu convaincre tous les alliés qu’ils étaient là devant une diversité foncière, inscrite dans l’essence même des personnalités nationales. Inviter l’Allemagne à se démocratiser, c’était, de la part de M. le président Wilson et de ceux qui l’ont suivi, se tromper lourdement et dangereusement sur cette terrible nation en la distinguant de ses gouvernants. Les événements qui se sont passés depuis l’armistice ont montré l’erreur enfantine de ce point de vue. Les Hohenzollern n’ont joué le rôle que l’on sait dans l’histoire du peuple allemand qu’en raison d’une entière correspondance entre leur action et le génie profond de ce peuple. Nous nous sommes trouvés, nous nous trouvons et nous trouverons toujours, dans nos relations avec lui, en face de l’irréductible « Âme Étrangère ».

La paix devait nous la révéler, comme la guerre, et chez nos plus chers alliés, cette réciproque irréductibilité nationale. On eût pu croire que la communion du sang répandu sur les champs de bataille ferait de l’Europe occidentale un seul pays, que la vieille et utopique formule : « un bon Européen » prendrait enfin un sens. Et voici que les difficultés surgies tantôt de l’autre côté du détroit, tantôt par-delà les Alpes, démontrent qu’une alliance, si loyale soit-elle et si nécessaire, n’est pas une fusion. Il ne s’agit pas là uniquement de conflits d’intérêts. Les rivalités de cette sorte se résolvent, comme il a été dit souvent et justement, par des moyennes. Il s’agit de façons de penser et de sentir, si personnelles à chaque peuple qu’elles se reproduisent, une fois ce peuple formé, à tous les moments importants de son histoire. Souvenez-vous des Républiques italiennes du moyen âge, et voyez si leur aptitude aux guerres civiles de quartier à quartier, de maison à maison, ne réapparaît pas dans ces extraordinaires exploits des fascistes en train de mener contre le socialisme une sorte de campagne sans analogue dans aucune autre contrée ? Ne distinguez-vous pas de même, dans l’actuelle méconnaissance de la sensibilité française par les Anglais, un signe de leur éternelle insulation ? Elle remonte à des temps bien lointains, commandée qu’elle était d’ailleurs dans les données géographiques de leur contrée, puisque Virgile prononçait déjà sur eux son classique verdict :

« Et penitùs toto divisos orbi Britannos. »

III §

L’interpsychologie est une science encore trop vague, trop incomplète pour que ses lois ne soient pas contestées, à l’heure présente, même contre l’évidence. Si aisé soit-il de discerner qu’il y a des nations et qu’elles sont — j’emprunte l’expression aux mathématiques — incommensurables, cette vérité n’empêche pas que la chimère d’une âme internationale ne hante sans cesse des esprits, le plus souvent incultes, la chose est trop naturelle, quelquefois instruits, et, semblerait-il, éclairés. Nous avons vu et nous voyons les ouvriers rêver d’une internationale des travailleurs. Leur hymne de révolution le dit avec une effrayante niaiserie. Du passé faisons table rase, chantent-ils, sans se douter que ce passé c’est eux-mêmes, puisque sans lui, ils ne seraient pas et, pour finir :

« … Groupons-nous et demain
    L’Internationale
    Sera le genre humain. »

Il est pathétique de le remarquer : aussitôt qu’ils essaient de passer de ce programme abstrait à sa réalisation, ces illuminés se heurtent à la nécessité d’adopter un type de groupement, élaboré par une nation particulière et qui en reproduit la mentalité. Hier c’était, avec Karl Marx, la formule germanique. Aujourd’hui, c’est, avec Lénine, la formule russe. L’auteur du Capital construisait, dans sa pensée, un genre humain spécifiquement allemand, comme le dictateur de Moscou a trouvé, dans le bolchevisme, un principe d’organisation spécifiquement russe. Quand le président Wilson nous a esquissés le projet de sa Société des Nations, ne nous a-t-il pas invités à couler la vieille Europe dans un moule façonné d’après la pensée américaine ? Est-il besoin d’insister sur l’ironie du résultat ?

Est-il besoin davantage de montrer que l’internationalisme intellectuel n’est pas plus viable que l’internationalisme politique ou social, et qu’il y a, dans toute œuvre d’art ou de littérature, par exemple, une qualité propre au pays où elle a été conçue, une forme autochtone, communicable à des esprits d’un autre pays, mais jusqu’à un certain point seulement ? Ainsi, dans notre tradition littéraire à nous, les deux écrivains les plus Français peut-être, les plus, nationaux, La Fontaine et Molière, demeurent, de l’aveu de tous, intraduisibles. Le plus Romain des poètes, Virgile, n’est lisible que dans le texte. Il y a même lieu de se demander si l’étude et la connaissance de la pensée étrangère est toujours un bienfait. Corneille n’a-t-il pas été plutôt gâté qu’amélioré par l’Espagne ? N’eût-il pas mieux valu que Musset n’admirât pas tant Byron ? Plus près de nous, Renan et Taine n’ont-ils pas été déviés par Hegel ?

D’ailleurs, les saisissons-nous jamais, les génies étrangers, dans leur dernière signification ? Un autre de mes chers amis, Eugène-Melchior de Vogüé, a consacré des pages de tout premier ordre au roman russe. Vogüé lisait Tolstoï et Dostoïevsky dans l’original. Il avait habité Saint-Pétersbourg. Par son mariage, il conservait en Russie toute une parenté. Il était donc mieux placé que personne, avec ses facultés si rares d’intuition à la fois et de critique, pour pénétrer à fond cette littérature. Il en a dégagé pour nous un enseignement de recherche morale, d’ardeur religieuse, de « pitié sociale » aussi, ce sont les termes dont il se sert. Il n’a qu’entrevu — et qu’il l’ait entrevu est déjà surprenant ! — l’abominable travail d’anarchie auquel se livraient, à travers toutes leurs pages, l’auteur de Guerre et Paix, et celui de Crime et Châtiment. Sa forte éducation historique lui faisait redouter, pour la Russie de ces écrivains humanitaires, un phénomène d’oscillation analogue à celui qui ensanglanta la fin de notre ancien régime : « Je me souviens », écrivait-il, « que nous eûmes, nous aussi, notre siècle de sensibilité et de paysannerie. Vingt ans avant 93, tout le monde aimait tout le monde, on retournait aux champs, on se refaisait simple, on versait des larmes sur le laboureur, en attendant qu’il versât le sang. » Je transcris ces lignes d’un volume daté de 1886. À vingt-cinq ans de distance, Vogüé avait reconnu que l’anarchie russe était un phénomène, probablement inévitable, non pas d’oscillation, mais de logique. Elle tressaillait déjà au fond de ces récits d’une si prenante poésie, mais si malsaine. Toujours « l’Âme Étrangère », à laquelle on peut appliquer trop justement la phrase du plus lucide, à mon avis, de ces conteurs slaves, Tourgueneff : « L’Âme d’autrui, c’est une forêt obscure ! »

IV §

Doit-on conclure de ces réflexions, si elles sont exactes, à une xénophobie qui priverait l’Âme nationale d’un apport dont les seuls noms d’un Dante, d’un Shakespeare, d’un Goethe, nous mesurent le prix ? Ici, comme ailleurs, la leçon du réel nous donnera la solution du problème.

Les deux beaux talents, si absolument français, que je citais tout à l’heure, Molière et La Fontaine, l’ont accepté, cet apport étranger, mais en fonction de la tradition nationale. C’est la seule méthode valable. L’un a bien emprunté à des Italiens, à Machiavel, à l’Arioste, à Boccace, les thèmes de quelques-uns de ses meilleurs contes : la Mandragore, la Coupe enchantée, Joconde, le Faucon. Avec quelle bonhomie toute gauloise il les a traités ! Avec quelle finesse, si différente de la manière des maîtres transalpins, qui est plus colorée, plus passionnée, mais moins souple, moins familièrement spirituelle ! Pareillement, Molière a bien emprunté le sujet de son Don Juan en partie à l’Espagnol Tirso de Molina et à son Burlador, en partie au Convitato di Pietra de l’Italien Cigognini. Mais il en a fait cette saisissante analyse du « grand seigneur méchant homme », dont la vérité typique nous est attestée par le magnifique chapitre de Saint-Simon sur Lauzun. Le sombre symbole sévillan est devenu un portrait psychologique, — à la Française. De telles métamorphoses ne sont possibles qu’à une condition : la préexistence d’un génie national, constitué si fortement qu’il agit sur l’apport étranger avec l’énergie d’un organisme qui s’assimile un aliment. Qu’il est plein de sens, ce terme que j’ai souligné ! Il signifie rendre semblable à soi, et non pas se rendre semblable aux autres. Ce raisonnement, aisément vérifiable pour ce qui concerne la vie littéraire, ne l’est pas moins pour ce qui concerne la vie politique et économique. S’il y a un système de gouvernement qui parût raisonnable a priori, et dont le succès eût démontré la sagesse, c’était le Parlementarisme tel que l’ont compris et pratiqué les Anglais. Est-il exagéré de dire que l’effort pour l’appliquer à la France a été pour notre pays le principe des troubles les plus profonds ? D’autre part, n’avons-nous pas connu, avant la guerre, toute une école qui s’hypnotisait sur l’armée allemande et ses méthodes ? Or nous avons vaincu les Allemands, avec une armée et par des méthodes très différentes, mais qui convenaient au caractère national. Le grand Gallieni à Madagascar et M. le maréchal Lyautey au Maroc, ont de même instauré des procédés de colonisation à la Française, qui ne sont pas ceux des Anglais. De là leur durable succès, et il en va ainsi dans tous les ordres d’activité. Recevant à l’Académie M. Maurice Barrès, ce même Eugène-Melchior de Vogüé parlait, avec une demi-défiance, de la « rétraction » du nationalisme. Ce Cévenol, l’héritier des « grands baillis d’épée du Vivarais », attacherait-il encore à ce mot un sens péjoratif, en 1921, dans une époque où la France, meurtrie par la plus terrible lutte de toute son histoire, a si visiblement le besoin de se ramasser, de se replier, dans cette rétraction qui est une défense, une concentration de vigueur, un renforcement ?

V §

Notons aussitôt que cette rétraction n’exclut pas, dans le peuple qui la pratique, la culture, mais réservée à son élite, d’une disposition d’esprit qui est précisément le contraire de l’internationalisme, je veux dire le cosmopolitisme. Tandis que l’Internationaliste, en effet, s’applique à effacer en lui les différences entre ses façons de sentir et de penser d’une part, celles de l’étranger d’autre part, le Cosmopolite, lui, s’applique à exaspérer et en lui et chez les autres ces différences foncières, pour en goûter mieux la saveur contrastée. Deux hommes peuvent être donnés comme des exemplaires accomplis de ce dilettantisme qui a, certes, ses dangers. Du moins, il n’est pas un reniement, la sacrilège et folle utopie d’un effacement des frontières. Ces deux hommes sont Goethe et Stendhal. Aucun Allemand n’est plus Allemand que Goethe, aucun Français plus Français que Stendhal. Le Wilhelm Meister et le Faust ne pouvaient être conçus et composés qu’outre-Rhin, le Rouge et le Noir écrit qu’en France. L’un et l’autre, cependant, Goethe et Beyle, se sont complu, toute leur vie, à exaspérer leur sensibilité nationale par le choc contre des sensibilités radicalement différentes. Ils ont mis en œuvre la formule des philosophes : le moi se pose en s’opposant. Ils y ont gagné, non pas de s’internationaliser, mais de se nationaliser davantage. Nous voyons aujourd’hui ce procédé de culture pratiqué surtout par les écrivains américains. Un des plus aigus parmi eux, Henry James, a construit ses plus beaux romans sur cette rencontre des gens de Boston et de New-York avec la vieille Europe. Nous avons parmi nous, depuis plusieurs années, un très sagace et vigoureux écrivain qui continue cette tradition, Mme Édith Wharton. Si vous lisez le récit qu’elle vient de publier en traduction sous ce titre : Au temps de l’Innocence, vous constaterez quel relief donne à sa peinture de l’âme américaine son contact constant avec d’autres nations. Mais, je le répète, rien de moins international, rien qui ressemble moins à ce désir de n’être pas de son pays, véritable maladie mentale d’un âge dont la tare dangereuse est une diminution, non pas, comme on l’a dit, de la Volonté, mais, — on ne le dira jamais trop, — de l’Intelligence.

V. Pour l’intelligence française §

I §

Les symptômes se multiplient qui dénoncent l’inévitable contrecoup de certaines erreurs politiques sur la vie intellectuelle du pays. Cette funeste action n’est pas directe. La parole sinistre, dite jadis à Lavoisier : « La République n’a pas besoin de savants », n’est plus prononcée. Bien au contraire, l’épithète de scientifique est revendiquée à chaque instant, par les redoutables millénaires du monde nouveau et avec une candeur touchante. Pareillement, nous n’avons pas encore vu André Chénier subir l’arrestation dont Sainte-Beuve transcrivait, en frémissant, l’affreux procès-verbal, « fidèlement, avec toutes ses turpitudes de sens et d’orthographe, avec tous ses signes de bêtise et de barbarie ». Peut-être ces violences étaient-elles moins fatales à l’avenir de la civilisation que le travail actuel, s’il continuait. Il n’irait à rien de moins qu’à rendre de plus en plus difficile l’existence du savant et du lettré, en altérant trop profondément les conditions où peuvent grandir ces deux espèces sociales. C’est là un problème trop ample pour être traité complètement en un court essai. J’en voudrais montrer seulement quelques données. Provoquer la réflexion, c’est tout le résultat qu’ambitionne cette note.

Je parlais de symptômes, en voici deux qui n’ont pas été assez commentés. Hier, c’était le débat autour du prix du livre, et cette résolution, annoncée puis abandonnée par quelques éditeurs, de porter ce prix à 7 francs. Avant la guerre, ce même livre coûtait 3 fr. 50. L’écart est du double. Aujourd’hui, c’est le conflit entre la Fédération des spectacles et les directeurs de théâtre. Dans l’un et l’autre domaine, celui du livre et celui du théâtre, de quoi s’agit-il ? D’exploiter un ouvrage composé, disons mieux, créé par un écrivain. Le personnage essentiel, dans les deux cas, c’est lui. Il est bien remarquable que les réclamations qui rendent la fabrication du livre onéreuse à l’excès et qui surchargeraient de sommes énormes les entreprises théâtrales, ne viennent pas de ce principal intéressé. Ce n’est pas l’auteur qui exige une augmentation de ses gains, c’est le typographe, c’est le machiniste, qui n’auraient pas de métier si l’auteur n’avait pas, assis à sa table, peiné des heures pour produire une valeur nouvelle, valeur impossible à remplacer, même matériellement. Un Balzac, un Dumas, un Hugo sont des générateurs de richesse d’une qualité unique. Ce que le lecteur achète, quand il paie au comptoir du libraire un exemplaire du Père Goriot, des Trois Mousquetaires, des Misérables, c’est la pensée du romancier, c’est son imagination, c’est la sécrétion mentale de son génie, c’est son effort. Le fabricant de papier, l’imprimeur, le brocheur ne sont que des adjuvants, nécessaires, soit, mais ces adjuvants sont, j’y reviens, remplaçables. L’auteur, non. Pareillement, le Demi-Monde, le Gendre de Monsieur Poirier, On ne badine pas avec l’amour, c’est Dumas fils, c’est Augier, c’est Musset. La salle où la pièce se joue, les décors, les costumes, les acteurs même, ne sont, encore ici, que des adjuvants. Définissons-les, si l’on veut, les canaux où se distribue la source. La source, c’est la pensée de l’écrivain, et l’exploitation de cette pensée a pour fin suprême, non pas le bénéfice d’argent ou de gloire que lui-même en peut tirer, mais un accroissement de l’intelligence nationale, si bien que cette intelligence nationale apparaît — pour parler la langue mathématique — comme fonction de ces intelligences individuelles. Atteindre celles-ci, c’est atteindre celle-là.

II §

Regardez de plus près les deux petits faits, d’ordre tout commercial, semble-t-il, que j’ai signalés, et voyez de quelles conséquences ils sont chargés. Le livre trop cher, c’est forcément sa vente réduite. D’où un résultat triple : moins vendu, le livre est moins lu, donc la pensée qu’il porte avec lui est moins répandue, — à l’intérieur du pays, et c’est une diminution, si petite soit-elle, de sa culture, — à l’extérieur, et c’est une diminution de son influence. C’est aussi, pour l’écrivain, une diminution de son indépendance. Elle est faite, cette indépendance, si nécessaire à son travail, du revenu que lui procure ce travail. Dans son Avenir de l’intelligence, M. Charles Maurras a fortement marqué combien cette indépendance-là est déjà limitée, puisque le succès suppose toujours un accord du public avec l’auteur, et il arrive trop souvent que cet accord se fait non point, par une élévation de ce public jusqu’à cet auteur, mais par une adaptation trop docile de cet auteur à son public. N’importe. S’il y a des chances pour qu’un écrivain donne sa pleine mesure, c’est dans cette sérénité d’atmosphère que procure l’aisance. Théophile Gautier disait sur ses vieux jours : « C’est peut-être le pain sur la planche qui m’a manqué pour être un des quatre grands noms du siècle. Mais la pâtée ! Voilà trente ans que je la donne tout autour de moi… » D’un bout à l’autre de la correspondance de Balzac, quelle plainte s’exhale, navrée dans son héroïsme ? Celle de l’artiste de génie obligé d’improviser pour vivre. Certes, cette improvisation n’empêche pas son génie, mais l’aide-t-elle ? Mais Barbey d’Aurevilly n’eût-il pas développé dans toute sa plénitude le romancier supérieur qui était en lui, s’il n’avait pas dû peiner dans les journaux ? « Il faut vivre », gémissait-il, dans une lettre à Trébutien. « Cruelle, affreuse, abominable nécessité. Ceci explique tout… Et je suis dans des besognes pareilles, et il faut que j’y reste, et je n’ai pas 500 francs par mois de revenus pour m’en aller me débarbouiller de l’atmosphère de lâchetés et de bêtises où je vis ! » De tels éclats de désespoir, échappés à de tels hommes, font mieux comprendre quel danger représente toute atteinte portée aux humbles intérêts de ceux qui vivent de leur plume. En imposant aux éditeurs et aux directeurs de théâtre des conditions qui gênent leurs entreprises, qui les asservissent, c’est contre l’écrivain que les meneurs de grèves travaillent. C’est lui qu’ils atteignent, et eux à travers lui.

III §

Les meneurs des autres grèves dont la pression incessante, en ralentissant l’activité des producteurs, a créé chez nous la plaie de la vie chère, atteignent l’intelligence d’une autre façon. Nous assisterons, si ce phénomène continue, à un amoindrissement irréparable dans le recrutement des professions libérales. On nous raconte déjà que l’impression des thèses de médecine devient trop onéreuse pour le plus grand nombre des étudiants. Mais ce sont ces étudiants eux-mêmes qui doivent, de toute nécessité, se faire plus rares dans les années qui vont venir. Ceux de mon âge, et qui ont habité le quartier Latin, se rappellent le chiffre des modestes budgets d’alors. Pour 25 ou 30 francs par mois, le futur avocat ou médecin se logeait. Les pensions de 90 francs étaient un luxe, celles de 70 francs la règle. Faites le calcul. Une famille de province, même médiocrement rentée, pouvait, dans ces conditions, entretenir à Paris un garçon d’avenir. Pareillement, un jeune homme de lettres, et qui monnayait en leçons maigrement payées le latin et le grec appris au collège, pouvait passer les années d’apprentissage, en se réservant des heures de libre recherche. J’ai vu le vaillant ouvrier d’idées que fut Brunetière préparer ainsi la maîtrise de sa maturité. C’est au lendemain de la guerre de 1870 qu’il acceptait cette lutte pour sa pensée. L’engagerait-il aujourd’hui ? Le pourrait-il ? Et, pourtant, ce dont la France a besoin pour réparer les pertes effroyables qu’elle a faites dans sa jeunesse instruite, c’est d’étudiants en sciences et en lettres, c’est de professeurs, c’est d’intellectuels. Or, de quelque côté que vous vous tourniez, ce que vous rencontrez, c’est la barrière dressée devant eux. Et par qui ? Par d’autres travailleurs, qui ne comprennent pas qu’en croyant conquérir une amélioration de leur sort, ils l’empirent. Tant vaut l’Intelligence d’une société, tant vaut cette société. Diminuez cette intelligence, et les inventions se feront moins nombreuses, moins fécondes, et les sentiments se feront moins délicats, moins élevés, et la grossièreté des appétits se fera plus brutale, plus destructrice, et les grandes vérités qui maintiennent le pacte social s’éclipseront. Le hideux spectacle que nous donne l’anarchie russe nous montre, avec une évidence atroce, où vont les peuples qui se laissent gouverner par en bas. Hâtons-nous d’ajouter : s’il y a en France beaucoup de symptômes qui justifient l’inquiétude, il en est beaucoup aussi qui autorisent l’espérance d’un renouveau de bon sens. Dieu soit loué, nous n’en sommes pas au temps, annoncé par Balzac, quand ce voyant prédisait, derrière les illusions libérales de la monarchie de Juillet, le bolchevisme possible. Le mot n’était pas fabriqué, mais comme l’auteur de la Comédie humaine apercevait distinctement l’horrible chose, quand il disait : « Un prolétariat déshabitué de sentiments, sans autre dieu que l’envie, sans autre fanatisme que le désespoir de la faim, s’avancera et mettra le pied sur le cœur du pays ! » Le meilleur moyen d’empêcher cet attentat, qui serait un suicide, c’est, pour sauver le cœur du pays, de défendre d’abord son cerveau. Cette défense doit aller du grand au petit. Une boutique de libraire, un théâtre, un laboratoire, sont des citadelles de cette défense, bien modestes, certes, mais qu’est-ce qu’une frontière, sinon une ligne de fortins ? Et pour nous affermir contre le péril signalé par notre grand romancier, méditons la noble formule que notre grand savant Pasteur a donnée de la solidarité nationale entre l’homme de science et ses concitoyens : « Si la science n’a pas de patrie, l’homme de science doit en avoir une. C’est à elle qu’il doit reporter l’influence que ses travaux peuvent avoir dans le monde. » Oui, c’est bien une frontière française que l’on défend, en défendant l’intelligence française, et ceux qui travaillent de leur tête, contre les égarements de ceux qui travaillent de leurs bras. La patrie, c’est eux tous, et en se faisant du mal les uns aux autres, c’est à elle qu’ils en font.

VI. De « l’école unique » §

Cette formule, « l’École Unique », n’a été introduite que récemment dans les programmes sur la réforme de notre enseignement. Elle n’est pas toujours employée d’une manière explicite au cours des diverses discussions qui se produisent, soit au Parlement, soit dans les journaux. Mais à y regarder de près, vous retrouverez le principe qu’elle représente au fond de tous les projets. Ce principe réside dans une double affirmation. Voici la première : tout homme a droit que la société lui fournisse les moyens de développer ses facultés dans leur plénitude. Voici la seconde : ce droit des individus est aussi l’intérêt de la collectivité. Elle a besoin de l’intelligence, et le procédé le plus sûr n’est-il pas d’aller chercher cette intelligence là où elle est, pour humble que soit la condition familiale des sujets qui la possèdent ? La conséquence logique semble bien être la création d’une seule et immense école où tous les enfants de toutes les classes reçoivent une instruction identique et qui serve d’épreuve à la valeur de leur cerveau. Une sélection directe permettra ainsi de recruter, à même la vie, si l’on peut dire, l’équipe des futurs talents. Un second cycle d’études, ouvert aux meilleurs, prolongera, en la resserrant, mais d’après des aptitudes vérifiées, cette école unique, pour aboutir à un troisième cycle, plus restreint encore : celui des spécialités supérieures. Il est loisible de donner à ce schéma des modalités en apparence très différentes. Ce ne sera qu’une apparence, et l’idée maîtresse reste la même : offrir une égalité de chances à tous les esprits. Elle est très simple, donc très claire, très séduisante aussi parce qu’elle satisfait quelques-uns des plus nobles instincts de l’âme humaine, celui de la justice d’abord, celui de la générosité ensuite, enfin le respect de la valeur de la pensée, considérée comme l’élément initial et final de la civilisation.

I §

On a mauvaise grâce, en présence d’élans de cette sorte, à émettre des réflexions critiques, qui risquent de paraître froides et sèches à des novateurs soulevés d’enthousiasme. Mais l’attrait des idées sur la sensibilité n’est, dans aucun ordre, la mesure de leur vérité. C’est le cas de rappeler les admirables paroles que Pasteur prononçait, comme une sorte de testament, à l’inauguration de son Institut. Elles séparent nettement les deux domaines : « Cet enthousiasme que vous avez eu dès la première heure, gardez-le, mes chers collaborateurs, mais donnez-lui pour compagnon inséparable un sévère contrôle… Ayez le culte de l’esprit critique. Réduit à lui seul, il n’est pas un stimulant, de grandes choses. Sans lui tout est caduc », surtout, nous démontre l’histoire, en sociologie, où les expériences sur le vivant se paient trop cher. Nous venons, hélas ! de le constater avec l’utopie du pacifisme. En retardant chez nous l’intensité de la préparation guerrière, n’a-t-elle pas donné aux pangermanistes d’outre-Rhin la tentation d’en finir avec un peuple incapable, semblait-il, de réagir ? Nous avons réagi, mais à quel prix ! Des illuminés nous disaient : « La paix s’organise parmi les peuples, parmi les parlements, parmi les gouvernements. » Je retrouve, dans un compte rendu d’un congrès tenu à Lyon en 1902, cette phrase applaudie par des milliers de visionnaires. Dans ce même congrès, un membre de la Ligue française de l’Enseignement, laquelle a comme devise : « Pour la patrie, par le livre, par l’épée », proposait de retrancher la dernière partie : « Par l’épée. » Combien le président Roosevelt avait raison de dire qu’il y a un mysticisme malsain de la paix ! N’eût-il pas mieux valu, parlant à des Français, regarder les faits bien en face, l’Allemagne menaçante, puis affirmer la guerre inévitable et la nécessité de s’y préparer ? Des faits rigoureusement bien constatés, dans la physique politique, comme dans la physique tout court, y a-t-il un autre procédé pour obtenir des résultats valables ?

Examinons donc, en les contrôlant par les faits, si les deux affirmations sur lesquelles pose la théorie de l’école unique correspondent à la réalité, et, pour cela, traduisons d’abord les termes employés. C’est une des règles de cet « esprit critique » préconisé par Pasteur : se méfier des définitions a priori, ces dangereuses génératrices d’erreurs, quand elles sont inexactes. Commencer une addition par 2 et 2 font 5, c’est se condamner à un total faux. « Tout homme a droit que la société lui fournisse les moyens de développer ses facultés dans leur plénitude. » Soit. Mais que faut-il entendre par le plein développement des facultés d’un homme ? Éclairons ces mots par des exemples. Nous avons tous rencontré, si nous avons séjourné à la campagne, des paysans laborieux, loyaux, profondément attachés à la terre, à leur terre, par suite à leur village, à leur coin de pays. Pénétrés des coutumes et des traditions locales, ils pratiquaient le quatrième commandement, comme des disciples de Le Play dont ils ignoraient le nom, en continuant leurs père et mère, tout naturellement, tout simplement. Maîtres chez eux, ils gouvernaient leur femme et leurs enfants avec une autorité respectée, comme ils administraient leur bien avec une compétence indiscutée. Ils connaissaient la vertu du sol, la qualité des bêtes, le jeu des saisons, les caractères de leurs voisins et de leurs domestiques, grâce à ce pouvoir d’observation presque inconsciente qu’élabore chez les ruraux le contact quotidien avec les mêmes choses et les mêmes gens. Avez-vous éprouvé, en regardant vivre ces hommes, qu’ils n’avaient pas atteint leur plein développement, même s’ils savaient à peine lire et écrire ? Dans un bien remarquable récit de ce Balzac avorté que fut Restif de la Bretonne, la Vie de mon père, se rencontre la plus forte peinture peut-être qu’ait faite un écrivain, d’un type de ces paysans-là. Vous en trouverez un autre dans cette belle nouvelle de Léon Cladel : Montauban-tu-ne-le-sauras-pas. Comparez à l’un et à l’autre le portrait à l’eau-forte que Vallès, dans son terrible Jacques Vingtras, nous a laissé de son père, à lui, le paysan devenu petit fonctionnaire. De ces trois personnages, lequel a reçu les bienfaits de cette école unique, soi-disant suscitatrice du talent ? Le troisième. Lesquels représentent le plus riche, le plus solide échantillon de l’espèce humaine ? Les deux autres, qui n’ont suivi que des cours bien élémentaires, s’ils en ont suivi. Concluons-en que le plein développement d’une personnalité a d’autres facteurs que l’instruction. Il y a donc lieu d’examiner si le système de l’école unique — précisément par cette unité de son enseignement — ne toucherait pas à quelques-uns de ces facteurs, entre autres à celui-là même qu’elle prétend favoriser le plus : l’intelligence.

II §

Encore ici, des exemples sont nécessaires. Ce paysan dont j’évoquais tout à l’heure la figure, ce « fin laboureur » cher à George Sand, est-il, oui ou non, un homme intelligent ? Il l’est, mais d’une intelligence qui n’a rien d’intellectuel. Retournons à plus de cent cinquante ans en arrière, dans l’ancienne France. Redressons les murs de ce moulin de Lemuy, en Franche-Comté, où fut établi, en 1716, le contrat de mariage de l’arrière-grand-père du génial chimiste dont je citais plus haut de si fortes phrases, Claude Pasteur. À sa mort, survenue en 1746, le registre paroissial du même village le signale, lui aussi, comme laboureur. Que ce rustique aïeul du savant ait été une valeur humaine de tout premier ordre, la conduite de ses affaires, ses huit enfants menés à bien, la vigueur d’esprit transmise à son arrière-petit-fils, tout le prouve. Il était donc très intelligent. Son intelligence et celle de son glorieux descendant étaient-elles de la même essence ? Oui, si nous nous mettons au point de vue du monde spirituel. Non, si nous considérons la nature des idées élaborées dans ces deux cerveaux. La collectivité avait-elle intérêt à ce que l’arrière-petit-fils reçût l’éducation qui lui a permis de devenir le grand Pasteur ? Évidemment. Mais une condition nécessaire de cet épanouissement intellectuel n’était-elle pas le secret travail préalable d’une intelligence toute pratique, toute pragmatique, toute, baignée d’inconscience — au sens psychologique du mot — chez l’arrière-grand-père et les autres aïeux ? Les théoriciens de l’école unique tiennent-ils compte de cette loi de la maturation par la durée, qui domine le développement de la pensée, à travers les membres successifs d’une famille ? Tiennent-ils compte davantage d’une autre loi non moins vitale, celle du milieu, qui veut que toute intelligence soit d’autant plus bienfaisante qu’elle se développe et s’exerce dans des données positives, dans un métier, notamment ? C’est ainsi que se forment les élites.

C’est bien aussi la création d’une élite que poursuivent les théoriciens de l’école unique. Mais ce singulier même qu’ils emploient volontiers dénonce l’erreur de leur doctrine. Ils méconnaissent, semble-t-il, une troisième loi, celle des variétés, des espèces sociales, disait Balzac. « Il a donc existé », écrivait-il dans la préface générale de la Comédie humaine, « il existera de tout temps des espèces sociales, comme il y a des espèces zoologiques. » Ces espèces ont leurs types mal réussis et leurs types réussis. Il n’y a donc pas une élite, il y a — je reprends le pluriel de tout à l’heure — des élites. Il y a une élite paysanne, une élite prolétarienne, comme il y a une élite bourgeoise. L’intérêt social n’est pas d’unifier ces élites, mais d’en accentuer les différences, dont chacune constitue un précieux et irremplaçable apport, pour les harmoniser ensuite. On ne fait pas un concert en demandant à la flûte, au piano, au violon, de rendre un son identique. On leur demande de rendre des sons différents, chacun le leur, mais qui s’accordent. Pareillement, une puissante synergie sociale exige non pas que l’élite ouvrière et l’élite paysanne ressemblent à l’élite bourgeoise, et s’y absorbent, mais, bien au contraire, que ces trois élites se distinguent les unes des autres par les mœurs, les idées, les talents, et qu’elles se conjuguent, sans se confondre, dans une autre unité, celle de la vie nationale. S’il en est ainsi, bien loin de désirer l’école unique, il faut y apercevoir une dangereuse utopie, et la mise en œuvre d’un des préjugés les plus répandus aujourd’hui, — préjugé très étrange dans une époque où il n’est parlé que des droits des travailleurs, car il enveloppe un dédain secret pour le travail, et pour la sorte de formation qu’il donne à ceux qui le pratiquent.

III §

Ce préjugé consiste à croire que l’intelligence professionnelle est de qualité inférieure et que le domaine supérieur est celui des esprits aptes aux métiers libéraux, — traduisons avec le dictionnaire : « qui conviennent à des hommes libres ». Dans cette conception se dissimule une survivance, celle de l’esclavage antique et, plus tard, du servage. En réalité, tous les métiers sont libéraux, si nous les exerçons avec le respect, en nous et autour de nous, de la dignité de la personne humaine. Par suite, une éducation spécifiquement professionnelle est aussi une éducation libérale, — plus libérale, oserais-je dire, que celle de cette école unique qui invite l’enfant à des ambitions de déclassement, si douloureuses quand, devenu homme, il rencontre cette disconvenance de son éducation et de sa vie, signalée par Taine, au terme de sa longue enquête sur les Origines de la France contemporaine, comme une des plaies de notre pays. Combien elle fortifie, combien elle affranchit l’homme qui la possède, cette intelligence professionnelle, en lui assurant la maîtrise dans l’usage habile et adapté de son activité ! Combien elle enrichit le milieu où il l’emploie ! Vous êtes-vous demandé quelquefois comment et par qui s’est formé ce trésor de la poésie populaire où se rencontrent de merveilleuses élégies, des épopées ramassées en une chanson, des tragédies de famille en quelques couplets ? Ce sont des paysans qui ont composé ces vers incorrects mais si émouvants. Ce sont des ouvriers qui ont improvisé ces strophes comme celle-ci, admirable de vaillance gaie, que Cladel justement met sur les lèvres de son Montauban-tu-ne-le-sauras-pas :

« J’ai souvenir de mes jours les meilleurs
Quand je portais la canne et les couleurs… »

Ces beaux génies inconscients enrichissaient l’âme de leur classe de toute leur supériorité, inconnue d’eux-mêmes. C’est là un humble indice, mais très significatif de la direction dans laquelle il faudrait marcher pour améliorer notre enseignement, dans le sens du métier, de la technique, du développement de l’homme sur place et d’après son milieu. Le vrai progrès réside là, et non pas dans une communauté de programmes, que ses fauteurs prennent pour une promesse d’élévation et qui n’est qu’un nivellement.

VII. Haeckel et le pangermanisme7 §

I §

La mort du célèbre professeur d’Iéna, annoncée cette semaine, aura coïncidé avec l’effondrement du pangermanisme dont il fut le théoricien, je ne dirai pas le plus éloquent, — comparé à Treitschke, Haeckel n’est qu’un primaire, — mais peut-être le plus systématique le plus conforme à la tradition de l’esprit allemand. Je n’ai pas la compétence requise pour juger le naturaliste dont le principal titre paraît bien avoir été une intrépidité dans l’hypothèse, féconde surtout par les contradictions soulevées. Haeckel avait aussi le don des phrases scandalisantes. Ainsi, quand il définissait le devoir « une série de modifications phylétiques de l’écorce grise du phronéma ». Ces formules outrancières révèlent un goût puéril d’étonner qui ne convient guère à un savant. On n’imagine pas un Claude Bernard ou un Pasteur écrivant de cette encre-là. Mais quels noms viens-je d’écrire moi-même ? Dans le livre qui peut être considéré comme le testament spirituel de Haeckel — il le composa en 1904, à soixante-dix ans — les Merveilles de la vie, livre qui prétend résumer les découvertes de la biologie au dix-neuvième siècle, ces deux beaux génies français ne sont pas mentionnés une seule fois. On est en droit d’en conclure que l’inventeur du Bathybius, qui prit un précipité colloïde de sulfate de chaux pour une gelée amorphe vivante, était plus que suspect quand il se vantait de « vouloir, sans préjugés et sans craintes, soulever le voile de Saïs et contempler la vérité en face ».

Faisons-lui pourtant le crédit d’avoir été de bonne foi dans cette iniquité patriotique, comme aussi lorsqu’il signa, en compagnie de Harnack, de Lamprecht, de Nernst, d’Ostwald, de Rœntgen, et de tant d’autres, ce manifeste du 15  septembre 1914, où ces intellectuels se solidarisaient avec l’abominable invasion de la Belgique et les criminelles méthodes de guerre adoptées en haut lieu. On se rappelle. Ce fut dans notre monde civilisé une stupeur et une douleur. Comment des hommes dressés aux saines disciplines des universités et des laboratoires se révélaient-ils les complices du plus féroce sursaut de barbarie que l’Europe eût connu depuis des siècles ? N’y aurait-il dans la haute culture aucun principe de progrès ? Cette monstrueuse chose, une barbarie scientifique, serait-elle donc possible ? Un problème s’est posé ce jour-là, qui s’est renouvelé à chaque épisode du monstrueux conflit où l’Allemagne a trouvé le moyen de se manifester comme si cruelle et si savante, si habile dans le maniement de la matière, si ingénieuse dans l’emploi des meilleures méthodes, et si sauvage, si étrangère à ce que nous considérions comme l’héritage acquis de l’humanité. La lecture des deux grands livres de philosophie biologique d’Ernest Haeckel, les Énigmes de l’univers et les Merveilles de la vie, ne donne certes pas la solution de ce problème. Elle aide à mieux comprendre le chemin suivi par l’intelligence d’outre-Rhin et comment s’est produite une déviation dans laquelle nous devons trouver un enseignement : celui de ne pas lui ressembler.

II §

Disons-le tout de suite : il n’y a pas, il n’y aura jamais de barbarie scientifique, si l’on prend ce mot de science dans son acception légitime. Qui dit science dit toujours civilisation, mais qui dit science ne dit pas scientisme. Les livres de Haeckel permettent de distinguer nettement ces deux termes. Quoique la distinction entre eux soit aujourd’hui bien établie, il y a toujours intérêt à la préciser de nouveau et particulièrement ici pour mieux montrer quelles inattendues conséquences peut avoir leur confusion.

Nous ne cherchons pas bien loin la définition du mot Science. Le dictionnaire nous la donne : connaissance exacte d’un certain ordre de choses. Cette définition si simple est très profonde. Creusons-la. Elle signifie — le point est capital — qu’il n’y a pas une science, mais des sciences, autant qu’il y a d’ordres de choses, ou, pour parler plus techniquement, de phénomènes. La géométrie, par exemple, est une science au même titre que la chimie, la chimie une science au même titre que l’astronomie, encore que toutes trois poursuivent une connaissance exacte de leur objet, mais cet objet n’étant pas le même, cette connaissance exacte est obtenue par des méthodes différentes. Le géomètre emploie la déduction, le chimiste l’induction, l’astronome l’observation. Nous avons pris trois sciences au hasard. La remarque vaut pour toutes les autres, identité dans leur caractère commun : l’exactitude, la soumission à l’objet, — diversité dans la méthode, précisément à cause de cette soumission à l’objet, divers lui-même.

Nous appelons scientisme, d’un mot qui, lui, ne se trouve pas dans le dictionnaire — car il indique une disposition d’esprit très récente — l’effort pour réduire toutes les sciences en une seule, qui serait la Science — avec une majuscule — sans tenir compte de cette diversité des objets. La pensée de Haeckel nous fournit un exemple, typique par son outrance même, de cette confusion des domaines et, je le répète, de ses dangers. Suivons-la, cette pensée. Il existe un ordre de phénomènes appelés psychiques — idées, sentiments, volontés — et une science qui les étudie, la psychologie. Haeckel constate que ces phénomènes sont conditionnés, dans la vie présente, par des phénomènes physiologiques, lesquels relèvent de la physiologie. Du coup il supprime la psychologie en la faisant rentrer dans la physiologie. Il ne se dit pas qu’un phénomène peut être conditionné par un autre de deux manières. La bile est conditionnée par le foie, qui la produit. La vision d’un astre lointain est conditionnée par le télescope dont l’œil se sert. Le foie supprimé, la bile est supprimée. Le télescope supprimé, l’œil demeure et l’astre aussi. Quand on parle d’un phénomène conditionné, il faut préciser dans lequel des deux sens on entend ce terme. Haeckel ne s’occupe pas de cette distinction. Il définit le cerveau : le laboratoire chimique de la pensée, et continue sa simplification. Les phénomènes physiologiques ont pour condition, en effet, les phénomènes physico-chimiques. Notre moniste absorbe la physiologie dans la physico-chimie, sans davantage justifier cette assimilation du vivant au non-vivant. Mais ces phénomènes physico-chimiques ont eux-mêmes pour condition les phénomènes mécaniques. Haeckel absorbe le physico-chimique dans le mécanique, et il conclut que la Science explique l’univers entier par le mouvement. Comme il faut bien que quelque chose se meuve, il nomme substance ce je ne sais quel résidu, susceptible par son mouvement de suffire à toutes les métamorphoses. Il condense les multiples virtualités de cette substance dans un plasma premier qu’il appelle monère, « organisme sans organes » — ce sont ses propres termes — d’où sortent par évolution tous les organismes, et voilà, conclut-il, l’univers réel, tel que nous le découvre la Science.

Ce n’est pas le lieu de critiquer une conception qui repose tout entière sur ce principe que l’inférieur explique le supérieur. La vieille alchimie, quand elle prétendait muer le plomb en or, était moins déraisonnable qu’une hypothèse qui n’est que la mise en œuvre de ce fantastique axiome : on peut tirer d’une chose ce qui n’y est d’aucune manière. Mais la valeur philosophique du monisme haeckelien n’est pas en question. Il s’agit de montrer comment cette philosophie, étrangère, semble-t-il, à toute conséquence politique, a dérivé dans le pangermanisme le plus violent. Encore ici une analyse est nécessaire qui risque de paraître bien abstraite, mais le penser allemand a toujours eu ce double caractère d’être d’autant plus brutal qu’il est plus subtil, d’autant plus utilitaire qu’il est plus nuageux. Hegel en a vraiment donné la formule quand il a identifié l’idéal et le réel. Nous allons en saisir une preuve de plus.

III §

Si, comme le veut Haeckel, le monde humain rentre dans le monde animal, et celui-ci dans le monde physico-chimique, il est trop évident que le mot de liberté n’a plus aucune espèce de sens. Nous avons vu comment notre biologiste définit l’idée de devoir. La morale disparaît, pour laisser la place au seul jeu des énergies, soumises à un unique principe, celui de la concurrence vitale. Dévorer pour survivre, telle est la loi qui, d’une extrémité à l’autre de l’univers, gouverne les espèces et les individus issus de la monère primitive. Ainsi se produit la sélection, qui permet au plus apte de durer par la suppression du moins apte. Appliquez cette loi au développement de ces grandes créatures collectives qui sont les États, et voyez comme elle justifie la dure politique de la Prusse depuis Frédéric II, et de l’Empire allemand depuis Bismarck, de telle façon que l’une semble inspirée par l’autre. Pour la Prusse, comme pour l’Empire, la volonté de puissance est la première vertu de l’État, ou mieux, c’est l’État même. « L’État », écrivait Treitschke, « est la puissance qui a le droit et le pouvoir de faire prévaloir par les armes sa volonté contre toute volonté étrangère… L’État est puissance. L’affirmation de sa propre personnalité demeure pour lui le premier et le plus essentiel de tous les devoirs. » N’objectez pas que cette puissance de l’État est bornée par le droit des autres États à la vie. « Qu’ils se défendent », répondra Treitschke et tout le pangermanisme avec lui. « On ne doit faire que des guerres offensives », disait déjà en 1805 le vieux Bülow, devançant et Treitschke et Bernhardi.

L’ûbris germanique — cette démesure qui est un des vices essentiels de cette race — a donc trouvé dans la doctrine de la sélection naturelle appliquée à l’homme une complicité redoutable. Grâce à elle, les Allemands ont faussé quelques vérités politiques et camouflé en idéologies leurs éternels instincts de conquête déjà stigmatisés par Tacite. Il est exact qu’un État doit être fort, — exact qu’il doit se montrer capable de défendre par les armes sa légitime indépendance, — exact enfin que cette force de l’État, bien loin d’être immorale en soi, représente chez les citoyens qui le composent une somme de qualités précieuses : l’intelligence chez les chefs, la discipline chez les subordonnés, chez tous le courage et le travail. Mais il est exact aussi que cette force de l’État doit se régler, demeurer humaine, pour que la civilisation, cette autre action collective à laquelle tous les États collaborent, soit maintenue et développée. En réduisant l’État à n’être plus qu’une volonté de puissance, on ramène la société humaine à n’être plus qu’une société animale, et l’on aboutit, comme a fait la Germanie, à une pratique de la guerre qui ne se distingue plus, qui n’a aucune raison de se distinguer de la guerre faite par les animaux. Un de nos meilleurs naturalistes, M. Gaston Bonnier, nous a donné, au début des hostilités entre la France et l’Allemagne, une étude sur la guerre chez les abeilles, de la plus étonnante actualité. C’était tout simplement le tableau des procédés d’attaque et d’extermination employés contre nous. Une ruche est trop peuplée. La nourriture va lui manquer. Elle envoie des espions examiner quelle ruche du voisinage elle envahira. Un signal est donné. La ruche agressive se mobilise tout entière. Un combat commence qui se termine par le massacre total de l’essaim le moins nombreux, et par le pillage non moins total de ses provisions. Voilà le schéma de la guerre, conçue biologiquement. Vous reconnaissez la manière dont les Allemands ont conduit la leur. Si la philosophie de Haeckel était la vraie, quels reproches serions-nous fondés à leur faire ? Pour apprécier quelle dégénérescence de telles mœurs militaires représentent, évoquons de nouveau ce magnifique témoignage qu’un noble artiste nous a laissé des guerres chevaleresques, disons simplement des guerres humaines d’autrefois. J’ai rappelé déjà cette toile fameuse de Vélasquez, ce « Tableau des lances », où l’on voit un vainqueur aller au-devant d’un vaincu, et ces deux héros se saluent en se respectant, parce qu’ils se sont respectés en se battant, — comme des hommes. Ne nous lassons pas d’insister sur le mot. Pouvons-nous imaginer M. le maréchal Foch saluant ainsi l’empereur Guillaume II ? Non. Tout en nous s’indigne à cette seule vision, et cela juge les procédés de la guerre employés par l’Allemagne. Elle était dans la logique de ceux de ses professeurs qui ont interprété dans le sens le plus bestial l’hypothèse, invérifiée d’ailleurs et si contestable, de la sélection naturelle.

IV. §

Ces professeurs, et à leur tête Haeckel, étaient, eux, dans leur propre logique en proclamant le dogme fondamental du pangermanisme : l’Allemagne reconnue comme le premier peuple du monde. Si la société n’est, en effet, qu’un phénomène d’ordre biologique, l’organisation est l’épreuve de son excellence. Encore ici nous retrouvons la sophistique application aux groupements humains des lois valables pour les groupements animaux. Plus la cité ressemble à la ruche, plus un Haeckel la juge accomplie. Vainement lui direz-vous que la société humaine, a cependant un caractère autre et qu’elle est une société entre personnes. Pour lui, ce mot de personne traduit une illusion que la Science a dissipée à jamais. Si la capacité de s’organiser en ruche mesure le degré de civilisation d’un peuple, aucun n’est supérieur au peuple allemand. Fichte avait dit déjà que l’heure de l’Allemagne allait sonner au cadran des âges, parce que nous arrivions au siècle de la Science, et, affirmait-il, la race allemande est la mieux préparée, par son génie et sa méthode, à l’activité scientifique. Il est juste de dire que les Allemands ont revendiqué de tout temps toutes les primautés. Luther proclamait qu’ils étaient le peuple le plus religieux. En 1809, dans son livre Deutsches Volkstum, Jahn montrait en eux les meilleurs héritiers de l’hellénisme : « Dans l’histoire de l’humanité, les races saintes ont été jadis les Grecs. Ce sont aujourd’hui les Allemands. Quelle est la nationalité de l’Europe qui se rapproche le plus de la nationalité grecque ? La nationalité allemande. » Et, pratiquant avant Hegel l’identité des contradictoires, il n’hésitait pas à revendiquer en même temps pour ses compatriotes un autre héritage : « Parmi les nationalités encore vivantes, quelle est celle qui répond le mieux au christianisme primitif ? Il est impossible que l’on en désigne une autre que la nationalité allemande. »

Pour Haeckel et ses pareils, la nationalité allemande a une mission plus spécifique. Parlons plus correctement, car le mot mission enveloppe une idée de finalité. Elle est le facteur le mieux qualifié de l’évolution non seulement européenne, mais mondiale. « Comparés à nos étonnants progrès dans les sciences physiques et leurs applications pratiques », est-il dit dans les Énigmes, « notre système de gouvernement, notre justice, notre administration, notre éducation nationale, notre organisation sociale et morale sont restés à l’état de barbarie. Pour sortir de cet état, les peuples de l’avenir ne devront compter que sur un seul guide, la raison, afin de comprendre enfin la place de l’homme dans la nature. » Par raison entendez la théorie de l’univers, telle que Haeckel l’a formulée. Mais si l’Allemagne est plus capable qu’aucun autre pays de réaliser ce programme, n’est-il pas de l’intérêt universel qu’elle entraîne les pays arriérés à son stade plus avancé de culture, par l’exemple et par la persuasion, si elle le peut, et par la force, si c’est l’unique moyen ? L’impérialisme germanique devient alors ce que fut l’impérialisme romain, une propagande de civilisation supérieure imposée à des peuples qui, en refusant de s’y soumettre, refusent un bienfait.

 

On a vu quel bienfait a représenté pour l’Allemagne elle-même ce scientisme dont elle est imprégnée ! Il ne faut pas s’y tromper. Le monisme d’un Haeckel et celui d’un Ostwald ne sont que la codification des idées partout éparses dans l’atmosphère intellectuelle allemande. Certes, il serait injuste d’établir un lien de cause à effet entre des doctrines philosophiques et les conséquences que leurs adeptes en tirent. Spinoza nous a légué l’exemple de l’ascétisme le plus noble, uni chez lui au déterminisme le plus absolu, autant dire à une théorie qui justifie toutes les passions en leur reconnaissant un caractère d’inéluctable nécessité. Par contre, certains Alexandrins ont fait sortir l’immoralité la plus sensuelle du mysticisme le plus exalté, ainsi Carpocrate qui prêchait la délivrance de la tentation par l’assouvissement, et les Valentiniens qui professaient qu’il est impossible aux spirituels de se corrompre, quelles que soient leurs actions. Il reste néanmoins que l’on a le droit, confrontant les idées aux actes, de dire de telle ou telle doctrine : celle-ci permet de condamner tel acte, celle-là non. Quand un système comme celui de Haeckel ne fournit aucun argument pour flétrir des atrocités contre lesquelles la conscience du monde civilisé se révolte tout entière, c’est que ce système enferme en lui un vice initial. Il est une erreur, puisqu’il ne cadre pas avec cette réalité qu’est cette conscience. De même, quand une société aboutit, à travers un immense travail et des sacrifices consentis sans réserve, à des attentats comme ceux auxquels l’Allemagne s’est ruée, avec tous ses illettrés et tous ses lettrés, ses hommes d’affaires et ses intellectuels, c’est que cette société a méconnu une grande loi, qu’elle s’est, — hasardons ce terme, barbare comme la chose — déshumanisée. Comprendre le scientisme de Haeckel, c’est mieux comprendre pourquoi.

VIII. De Kant et de Goethe8 §

L’Université catholique de Paris a publié une « réponse au manifeste des représentants de la science et de l’art allemands ». La fermeté de la doctrine fait de cette page un des documents qui honorent le plus la Pensée française. Il n’y a pas là seulement un cri d’éloquente indignation contre l’éhonté mensonge ou la coupable ignorance de ces professeurs, qui couvrent du prestige de leurs noms les plus effroyables abus de la violence que l’Europe ait connus depuis Tilly et Wallenstein. Les maîtres de l’Institut catholique ont tenu à justifier leur verdict en définissant, par quelques phrases très nettes et très fortes, ce qu’il faut appeler le droit chrétien de la guerre. Ils ont eu le courage de dénoncer dans la culture allemande le vice intellectuel qui explique le dérèglement de toute la nation. Ils ont montré le lien vivant qui rattache l’Allemagne idéaliste à l’Allemagne brutale, et comment une philosophie qui semblait inoffensive par l’excès de ses abstractions s’est réalisée, si l’on peut dire, dans cette mentalité sauvage dont le monde civilisé demeure étonné. Ils ont osé toucher à Kant, et faire peser sur ce redoutable génie une lourde part de responsabilité dans la déviation morale, dont les savants et les artistes allemands nous ont donné la douloureuse évidence. Entendons-nous. Il ne s’agit pas de prétendre que Kant, l’auteur de l’Essai philosophique sur la paix perpétuelle n’eût pas détesté jusqu’à l’horreur les férocités de ses compatriotes. Rousseau non plus n’eût pas supporté sans révolte la Terreur instituée par son élève Robespierre. Mais dans un homme d’idées, il y a l’homme et il y a ses idées. Celles-ci portent en elles des conséquences logiques dont l’homme ne s’est jamais douté et qui lui eussent arraché des larmes de désespoir s’il avait vu la portée de son œuvre. Il peut répondre : « J’ai été de bonne foi. » Et Kant l’était certainement. Il l’était comme Goethe, cet autre génie dont l’influence se discerne aussi dans la dépravation actuelle de l’Allemagne. Celui-ci, je l’admire, pour ma part, profondément. La discipline qu’il a imposée à son esprit reste un modèle pour tous les jeunes gens de la classe moyenne qui veulent développer leurs facultés en les adaptant à leur milieu. Je vois d’ici son noble visage convulsé de douleur si Eckermann fût entré dans son jardin de Weimar pour lui dire : « La cathédrale de Reims vient d’être bombardée. » Il n’en est pas moins vrai qu’il entre beaucoup de sa pensée dans l’erreur allemande dont ce bombardement et les autres abominations de cette guerre sont le résultat. Je voudrais prendre texte de la réponse de l’Institut catholique pour dégager le vice caché dans l’enseignement de ces deux grands hommes. J’essaierai de les critiquer sans manquer au respect qui leur est dû. Voltaire disait, plaidant pour lui-même : « Oublions les rêves des grands hommes, et souvenons-nous des vérités qu’ils nous ont enseignées. » Mais comment délimiter ces vérités sans indiquer aussi le point où ces intelligences supérieures ont erré ? La démonstration qu’il n’y a pas, qu’il n’y a jamais eu deux Allemagnes l’emporte d’ailleurs sur toute considération. Elle est à cette heure de salut national.

II §

« Kant », dit le manifeste de l’Institut catholique, « n’avait-il pas posé en principe que chacun doit agir de telle sorte que ses actes puissent être érigés en règle universelle, laissant à la conscience individuelle le soin de juger si la condition est remplie ? » Il est impossible de mieux dénoncer le sophisme sur lequel le philosophe de Kœnigsberg appuie sa morale. Au premier abord, qu’il est séduisant, ce principe ! Je me rappelle encore de quelle émotion il nous remplissait à Louis-le-Grand, en 1871, quand notre professeur, M. Émile Charles, nous le commentait. Les Prussiens étaient aux portes, et M. Charles éprouvait un hautain et triste soulagement à ses douleurs de patriote, en opposant Kant à M. de Bismarck, et à l’Allemagne d’aujourd’hui une Allemagne de jadis, toute imaginaire. À la distance des années je comprends que son judicieux esprit se débattait contre une évidence qu’un de ses élèves, M. Élie Rabier, devenu lui-même un des professeurs distingués de l’Université, a reconnue dans ses Leçons de philosophie. Après avoir analysé la théorie de Kant sur la liberté et montré qu’elle n’est qu’un déterminisme, mal déguisé par la distinction célèbre entre l’Homme phénomène ou l’homme engagé dans le temps et l’homme éternel, ou noumène, M. Rabier conclut : « La morale de Kant demeure un pium desiderium, une spéculation oiseuse sur un genre de vie qui aurait pu être, mais qui n’est pas et ne peut plus être, un édifice majestueux et inutile. » Cette contradiction ruineuse, M. Charles la voyait, et il ne voulait pas la voir. Il était, comme tant d’autres, un incroyant qui avait besoin d’une religion et il en trouvait un substitut dans cette ferveur professée par Kant pour la conscience. Quand M. Charles prononçait ce mot « la conscience », il y avait en lui un frémissement qui explique sa prodigieuse influence, restée légendaire dans ma génération, sur les âmes de ses élèves. Je dis bien : les âmes, et non les esprits, car ce remarquable maître, à qui j’aime à rendre cet hommage ému d’une guerre à l’autre, nous donnait de la vie morale une impression auguste qui réparait le danger inhérent au principe kantien.

Creusez-le, en effet, ce principe. Qu’y trouvez-vous ? Une invitation à sortir de vous-mêmes et à vous élever jusqu’à un point de vue général et invariable. Mais à travers quoi ? À travers un élément qui demeure purement individuel, s’il n’est éclairé d’ailleurs. Si j’ai ma conscience et le Décalogue, je peux rapprocher mon action et ce code, la contrôler par lui. Mais ce code m’est donné en dehors de ma conscience. Il m’est révélé. Kant n’admet pas cette révélation. Il n’entend pas fonder la morale sur la religion, mais bien la religion sur la morale. Il dit donc : « Cette loi morale qui doit servir de règle universelle, vous la trouverez non pas en dehors de vous, mais en vous, si vous y descendez à fond, sincèrement, et tous les hommes trouveront la même. » Dans cette définition réside le sophisme si vigoureusement signalé par les protestataires de l’Institut catholique. Nous rencontrons là une erreur pareille à celle du dix-huitième siècle sur la raison, que les philosophes supposaient égale et pareille chez tous les hommes. L’une des deux thèses n’est pas plus exacte que l’autre. Il n’est pas exact que la raison ait le pouvoir de juger souverainement de la vérité. Il n’est pas vrai que la conscience ait le pouvoir de juger souverainement de la moralité. Réduite à elle seule, la conscience de chacun de nous, je parle des meilleurs, est un instrument incertain et trouble. Nous vivons à la surface de notre être, et notre personnalité réfléchie n’est que l’affleurement d’une existence psychique, intime et plus profonde. Nous inviter à juger par nous-mêmes si « la maxime de notre action peut devenir un principe de législation universelle », c’est faire appel en nous à toutes les illusions de l’amour-propre, sans que nous puissions nous en rendre compte. C’est nous provoquer au pire des individualismes, celui qui s’institue le despote moral des autres. Qu’un analyste de l’acuité de Kant n’ait pas démêlé cette malfaisance secrète de sa spécieuse formule, c’est de quoi surprendre, même quand on sait combien l’orgueil philosophique se dupe aisément lui-même.

III §

Considérez maintenant ce que devient ce principe kantien, pratiqué non plus seulement par un individu, mais par tout un peuple, dans l’espèce, le peuple allemand. Car il y a des applications ethniques des sophismes les plus étrangers, semble-t-il, à l’action politique. Le manifeste de l’Institut catholique le montre rigoureusement : « La philosophie allemande », dit ce manifeste, « avec son subjectivisme de fond, avec son idéalisme transcendantal, avec son dédain des données de sens commun, avec ses cloisons étanches entre le monde du phénomène et celui de la pensée, entre le monde de la raison et celui de la morale ou de la religion, n’a-t-elle pas préparé le terrain aux prétentions les plus extravagantes d’hommes qui, pleins de confiance en leur propre esprit et se tenant eux-mêmes pour des êtres supérieurs, se sont cru le droit de s’élever au-dessus des règles communes, ou de les faire plier à leur fantaisie ? » Reprenons en effet la formule : « Agis de telle manière que la maxime de ton action puisse devenir un principe de législation universelle. » Que dit le peuple allemand ? « Nous avons tous agi ainsi. L’ensemble de nos efforts a produit une civilisation qui, par conséquent, peut servir de législation universelle. » Qui peut, c’est le premier terme. Le second est aussitôt : qui doit. Écoutez le successeur de Kant : « Le quatrième âge de l’humanité commence. Ce sera l’âge de la Science. L’Allemand est le ministre de la Science. » C’est le même Fichte qui a écrit : « Dieu est en nous, et il accomplit son œuvre par nous. » Apercevez-vous le monstrueux paradoxe qui s’ébauche, qui se précise : l’Allemagne ayant plus que le droit, le devoir d’imposer sa civilisation, d’en faire la loi universelle ? Gladius legis custos, objectent à Fichte et à ses disciples contemporains d’autres savants français qui s’obstinent à proclamer « ce qu’ils doivent à l’Allemagne, à ses professeurs, et à ses livres ». J’entends les intellectuels de Berlin relever le dicton et se l’approprier : « Oui, l’épée doit défendre la loi. Quelle loi ? Celle que notre conscience nous révèle comme la meilleure, la loi allemande. » Essayez de répondre à ce défi. Vous le pourrez, à la condition d’employer une autre formule, très humble, mais qui convient à l’humble condition humaine : « Il est écrit : tu respecteras le bien d’autrui… tu ne désireras pas la maison d’autrui… » Nous voici de nouveau, non plus dans le domaine arbitraire de la conscience, mais sur le terrain solide du Décalogue. Le véritable impératif catégorique est ici, dans une règle extérieure et qui oblige le sens propre, non pas dans l’élaboration de cette règle par le sens propre. Bonald employait une comparaison saisissante pour condamner la souveraineté du peuple et son prétendu droit de faire des lois : « On ne demande pas à un torrent de construire sa digue. » Kant a tenté cette expérience. En voilà l’extrême aboutissement. Il n’a certes pas prévu, le grand honnête homme qu’il était, ni que sa descendance intellectuelle en viendrait à justifier par des idées dérivées des siennes, un tel transport de conquête et de bestialité. C’est ainsi pourtant que les choses se sont passées.

IV §

Le noble Goethe non plus, ce Faust guéri, n’avait point prévu qu’il participerait, moins d’un siècle après sa mort, à une reprise scientifique des invasions d’Attila. Reconnaissons-lui du moins cette supériorité sur Kant que la probité de son réalisme a servi de type aux portions sérieuses et valables de la force allemande. Nous en avons un bon exemple dans le remarquable ouvrage du prince de Bülow sur la Politique allemande. Tout naturellement, quand il veut caractériser la solidité réfléchie de ses compatriotes, l’ancien chancelier rencontre sous sa plume quelque sentence, extraite de l’œuvre du Sage de Weimar. C’est aussi le bénéfice que nous devons à Goethe, nous autres lettrés français. Étudié d’un peu près, je l’ai dit, il nous apprend à nous éprouver pour nous connaître, et à placer notre bonheur dans une activité à la fois personnelle et subordonnée, où nos facultés s’accommodent aux circonstances sans s’y dénaturer. Il était, lui, un spinoziste, et, par suite, situé, semble-t-il, aux antipodes de Kant. Tandis que l’auteur de la Critique de la raison pure cherche la règle universelle, l’auteur de l’Éthique professe la théorie du Soi pour soi, de l’être ayant pour but uniquement l’être.

C’est ce principe du Soi pour soi que Goethe avait, tout jeune, adopté avec enthousiasme. Il l’a symbolisé dans un de ses plus curieux poèmes, Prométhée. Ses Mémoires nous révèlent l’attrait exercé sur lui par la fable de ce Titan « qui se sépare des dieux et se retire dans son atelier, d’où il peuple, seul, un univers ». Il y voyait l’image de l’homme, acculé, s’il veut se développer, à sa force individuelle. « Couvre tes cieux de nuées vaporeuses, ô grand Zeus ! » fait dire le poète à Prométhée, « tu n’en es pas moins forcé de laisser exister ma terre que tu n’as pas créée, ma cabane que tu n’as pas bâtie, et mon foyer dont tu m’envies en vain la flamme ardente. » Et, revenant sur lui-même, Goethe ajoute : « Quand je cherchais autour de moi la base d’une force individuelle, je la trouvais dans mon talent productif. Je me promis d’en faire la base de mon existence. » Et il conclut : « Je finis, comme Prométhée, par me séparer même de Dieu. » Il ne parle plus, comme Kant, de transformer en règle universelle une action tout individuelle. La chose pourtant revient au même, car il en arrive à considérer l’univers au seul point de vue de son propre développement. On a souvent rappelé, ces temps derniers, ses professions de foi cosmopolites, sans remarquer qu’elles expriment simplement une nécessité du développement de l’individu-Goethe.

Quand le développement de l’individu-Goethe a exigé qu’Albert, le fiancé de la vraie Charlotte, fût sacrifié, l’auteur de Werther l’a sacrifié sans plus de scrupules que n’en a eus M. de Bismarck à falsifier la dépêche d’Ems, ou son successeur à déchirer le traité belge. « Il faut ce qu’il faut », cette phrase que M. de Bethmann-Hollweg a prononcée avec tant de conviction, pourrait être de Goethe. Si la qualité magnifique de sa nature l’a maintenu dans une atmosphère de hauteur et de sérénité incomparable, c’est à la manière d’un chêne qui pousse en vigueur et en beauté parce que son germe le portait ainsi. Mais répandez ce principe du Soi pour soi dans un peuple entier, comme tout à l’heure celui de Kant, supposez que, dans ce peuple, à côté de ses instincts de travail et de patience, sourde un appétit de conquête et de domination, vous avez cette politique allemande, cette diplomatie allemande, cette guerre allemande, et cette intelligence allemande qui réclame Goethe parmi ses patrons. Il eût renié ses élèves, comme Kant, mais comme Kant, par une contradiction de son caractère avec son principe. Comme Kant, il a bâti sa doctrine sur l’orgueil. Quoi d’étonnant si de durs sectateurs n’en tirent plus que l’apothéose de leur orgueil ?

V §

Car c’est d’orgueil que l’Allemagne est malade. C’est l’orgueil qui a fait, d’une nation officiellement et traditionnellement chrétienne, cette bête de l’Apocalypse, soudain dressée sur l’Europe, comme une sorte de fléau de Dieu, que l’on serait tenté de juger irresponsable, tant sa frénésie de destruction épouvante comme un délire. Des écarts de philosophie ne suffiraient pas à expliquer un phénomène de cette violence et de cette étrangeté. Un autre facteur est intervenu, pour lequel nous n’avons pas de mots, tant est vague encore cette science qui s’appellera un jour l’Interpsychologie. Il y a tout un ordre de phénomènes mentaux mal connus, qui constituent de véritables psychoses collectives, je veux dire des états de déséquilibre communs à tout un groupe national. L’histoire nous en fournit quelques mémorables exemples : ainsi, au mois de juillet 1789, cette panique que l’on a surnommée la « Grande Peur » et qui, d’un bout à l’autre de la France, mit en même temps les armes aux mains de tous les paysans et de tous les bourgeois. On barricada les villes, les villages, les routes, sans qu’il ait jamais été possible de savoir quel prétexte déterminait ce subit sursaut d’effroi universel. Expliquerez-vous la Terreur autrement que par une secousse analogue dans la mentalité publique ? Ce phénomène présente des analogies avec la folie des foules, sagacement étudiée par M. le docteur Le Bon. La différence réside en ceci que les phénomènes d’interpsychologie nationale ne supposent pas cette suggestion par le contact qui donne son unité d’âme à une salle de spectacle, par exemple. Quoi qu’il en soit de la nature du phénomène, il paraît bien que l’Allemagne traverse en ce moment une de ces crises. Les succès extraordinaires de 1866 et de 1870, l’hégémonie exercée sans conteste pendant quarante-quatre ans et le prodigieux développement industriel et économique qui a suivi, telles sont les causes les plus probables de cet accès de mégalomanie dont nous la voyons atteinte. Ce n’est pas la folie des grandeurs, propre aux paralytiques généraux, et qui implique une déchéance cellulaire. C’est plutôt celle des hypomaniaques, dont l’activité, l’abondance d’idées, la génialité quelquefois, déconcertent. Ils semblent ne plus connaître la fatigue. À peine s’ils mangent. Ils ne dorment pas. Vous les prendriez pour des surhommes, et ce sont des anormaux, le plus souvent à la veille d’effroyables catastrophes. Dans la mesure où les comparaisons sont permises entre les organismes individuels et ces autres organismes d’une complexité toute spéciale qui sont les nations, cet état de désordre mental paraît être celui de l’Allemagne actuelle. Le travail accompli sur elle par les doctrines de ses grands philosophes, au siècle dernier, l’a laissée moins capable de résister au vertige. Il fallait que la remarque fût faite par des observateurs autorisés. Remercions les maîtres de l’Institut catholique de Paris d’avoir rempli ce devoir. Ils ont montré ainsi l’étendue entière du péril allemand et sa profondeur.

IX. La psychologie d’un chirurgien français9 §

I §

Les quelques pages qu’un des maîtres de la chirurgie contemporaine, M. le professeur Jean-Louis Faure., écrivit, voici quelques années, sous ce titre : l’Âme du chirurgien, apportent une bien intéressante contribution, — de celles qu’aimait tant M. Taine, — à cette psychologie professionnelle, si difficile à étudier dans tous les domaines, plus encore dans celui de la médecine. En quoi consiste précisément l’appel intérieur qui fait le grand médecin ? D’où procède ici le don, ce génie spécial qui veut qu’entre dix jeunes gens, tous également zélés, tous ambitieux de parvenir, tous intelligents, pressés autour d’un lit d’hôpital pendant la visite d’un Trousseau ou d’un Dieulafoy, d’un Dupuytren ou d’un Albarran, un seul doive un jour continuer vraiment « le patron » ? Qu’est-ce au juste que ce sens du diagnostic, pour lequel les cours, les livres, le laboratoire sont de précieux adjuvants, mais ne sont que des adjuvants ? Il y faut une force d’intuition qui dépasse le raisonnement et procède avec la demi-inconscience et la sûreté d’un instinct ? Et quand cet instinct, arrivé par la science et la pratique à son plein développement, s’exerce dans toute sa puissance, quand l’élève est devenu « le patron » à son tour, que se passe-t-il dans son esprit, à l’heure des interventions décisives ? Qu’éprouve-t-il, — médecin, au chevet du malade auprès duquel il a surgi comme le sauveur suprême, — chirurgien, devant la table d’opérations ? Chirurgien, surtout, car l’erreur médicale peut quelquefois se réparer. L’erreur chirurgicale, non. Nous voyons les yeux attentifs de l’opérateur suivre le geste de la main armée qui promène le couteau dans la chair frémissante du patient endormi. Derrière ce regard, il y a une intelligence, une sensibilité. Comment fonctionne cette pensée à cet instant ? Que sent ce bourreau-sauveur sur qui pèse une responsabilité si redoutable ? Il tient, à la lettre, entre ses doigts, l’existence de cet anesthésié, le seul indifférent, dit si justement M. Jean-Louis Faure, au drame où se joue son existence. Cet opérateur s’en rend-il compte, de cette responsabilité ? Ou bien n’y a-t-il pour lui dans l’œuvre sanglante, qu’un problème de technique ? Et alors, que lui représente cette technique ? La simple pitié s’est-elle émoussée en lui par l’habitude ? Ou s’avive-t-elle, au contraire, de l’évidence, plus claire pour lui que pour tout autre, du danger couru par l’opéré ? Toutes questions qui étonneraient le plus souvent ces virtuoses bienfaisants du bistouri. C’est le propre des personnalités taillées pour l’action, — et le chirurgien, l’ouvrier de la main (Χείρ ἔργον) est par excellence l’homme d’action, — qu’elles soient à leur affaire et ne pensent pas à côté. Quand on demandait à Wellington ses souvenirs de Waterloo, il répondait : « C’est la journée de ma vie où j’ai le plus regardé ma montre. » Mot qui fait, dans l’ordre grandiose, pendant à celui de l’aviateur qui venait de traverser la Manche : « Quelles sensations vous avez dû éprouver, perdu entre l’infini du ciel et celui de la mer ! » — « Moi, je ne pensais qu’à mon moteur. »

II §

Il arrive pourtant qu’un homme d’action peut à la fois agir et se regarder agir. De célèbres soldats ont possédé cette faculté de dédoublement, ainsi Montluc, ainsi Marbot. Les Commentaires du vieux maréchal en sont la preuve, et les Mémoires du général, dans lequel l’Empereur, avec son infaillible perspicacité, avait deviné l’écrivain militaire. Rappelez-vous le legs de Sainte-Hélène. De même un grand clinicien peut quelquefois, tout en exerçant son art, se regarder l’exercer. Qu’il ait reçu le don du style avec le don médical, et qu’il se raconte simplement et sincèrement, — c’est le cas pour l’Âme du chirurgien, — nous aurons là un document unique, un témoignage sans analogue sur cette espèce mentale, — je ne trouve pas d’autre formule — que constituent les médecins-nés. Il est bien court, trop court, cet essai de M. le professeur Faure, mais qu’il est riche d’évocations ! Avec quelle netteté il nous détaille les pathétiques étapes de ce que j’appelais tout à l’heure un drame. Car c’en est un, de vie ou de mort, de désastre ou de guérison… En lisant ces pages, nous suivons le chirurgien d’émotion en émotion. Nous le voyons chez lui, à la veille de l’opération, dormant à peine, s’il a des doutes secrets sur l’issue. Nous le voyons, le matin, gagnant l’hôpital en proie à une vague inquiétude, parfois même une sorte d’indéfinissable malaise. Nous l’entendons parler au patient, l’encourageant, le contraignant, s’il le faut : « Deux fois à l’hôpital », écrit M. Jean-Louis Faure, « j’ai fait endormir contre leur gré des malades, maintenus de force par leurs voisins valides. Je les ai opérés et sauvés malgré eux. » Et il ajoute : « Si le cas se représentait, au même refus obstiné j’opposerais une semblable contrainte. » Quelle certitude suppose cette décision impérative ! Elle fait comprendre que la première vertu de l’opérateur est la force d’âme. Il doit posséder cette virile tranquillité d’esprit qui est aussi, — la comparaison s’impose de nouveau, — celle des hommes de guerre. N’est-ce pas Napoléon encore qui disait à un porteur de mauvaises nouvelles à la Moskowa : « Vous voulez donc m’ôter mon calme ? » Ce calme agissant, le chirurgien est tenu de le défendre à tout prix contre les surprises qui restent toujours possibles, même dans l’opération la plus judicieusement conçue et la plus correctement menée. Que la brusquerie des accidents le déconcerte, l’étonne, quelles conséquences aura ce désarroi, fût-ce d’une minute ! « L’hémorragie est là. Le sang coule. Il faut l’arrêter coûte que coûte… Les voies aériennes s’étranglent. Il faut, par une trachéotomie immédiate, ramener avec l’air la vie prête à partir… » Ces deux exemples, entre tant d’autres que M. Jean-Louis Faure aurait pu citer, suffisent à justifier sa thèse « qu’aucun homme au monde ne reçoit plus souvent que le chirurgien, l’empreinte d’émotions puissantes, quelquefois très douces, souvent tragiques et douloureuses, mais d’une variété infinie et dont peut-être la diversité seule permet de supporter sans défaillance l’incessante répétition ». Et il conclut : « L’âme se trempe vite à ces luttes constantes et à ces secousses soudaines. »

Cette fermeté, toute voisine de l’héroïsme militaire, relève de l’éthique du chirurgien. L’Âme du chirurgien nous montre que cet art en apparence si brutal a aussi son esthétique. « Plusieurs éléments », ose dire M. Faure, « peuvent concourir à donner à une opération un caractère de véritable beauté. » Il nous les énumère, et sa conviction communicative nous force à sentir qu’il a raison. C’est le soin, c’est la décision, c’est la certitude de la science anatomique qui donne au spectateur l’idée d’une sécurité parfaite. C’est l’élégance de l’exécution et sa rapidité. C’est la saisissante audace de cette intelligence servie par ces impeccables doigts, et jusqu’à cette horreur que le vieil Aristote revendiquait comme une des conditions de la grande poésie. C’est le mot dont se sert l’auteur de l’Âme du chirurgien. Il ne craint pas de célébrer, lui aussi, « l’horreur de certaines interventions sanglantes, qui leur imprime une sorte de grandeur tragique ». De cette beauté presque inaccessible, sinon aux seuls initiés, il a donné une définition bien éloquente dans la leçon par laquelle il inaugurait, en novembre 1919, la chaire de clinique gynécologique à la Faculté. « Qu’est-ce donc que l’art ? » s’écriait-il, « qu’est-ce que la beauté dans cette action brutale qu’est une opération ?… C’est la sobriété, c’est la précision dans le geste, c’est l’ordre dans le mouvement, c’est la puissance dans la continuité de l’action, c’est la perfection dans la technique… Nous devons faire que ces actes sanglants ne soient pas seulement bienfaisants et salutaires, mais encore qu’ils portent en eux comme une tragique et splendide beauté qui les transfigure et qui les purifie. » L’ordre dans le mouvement ! J’ai souligné à dessein cette formule. Il est bien remarquable qu’elle reproduise exactement la définition du style donnée par Buffon dans son célèbre discours : « Le style n’est que l’ordre et le mouvement que l’on met dans ses pensées. » Flaubert la citait avec enthousiasme. J’imagine que ce romancier, passionné d’exactitude, à propos duquel Sainte-Beuve s’écriait : « Anatomistes et physiologistes, je vous retrouve partout », oui, j’imagine que ce Flaubert, fils et frère de médecins, aurait aimé cet accord du langage, aussi spontané que significatif entre un maître dans l’art d’écrire et un maître dans l’art d’opérer. Tant il est vrai qu’à travers la diversité des objets l’unité de l’intelligence demeure constante attestant ainsi, même à l’occasion des activités les plus spécialisées, semble-t-il, l’unité intime de l’Univers, l’unité de l’énergie sous toutes ses formes, qui fait, rencontre plus remarquable, encore, le premier article du Credo : « Credo in unum Deum. »

III §

Elle affirme, cette phrase, si simple et si profonde, que l’énergie, partout une, et qui nous soutient, nous et cet univers, est aussi une énergie spirituelle, donc personnelle et consciente. Du moment qu’elle peut produire la conscience et la personnalité, c’est qu’elle les enveloppait. Quod factum est, in ipso vita erat… Tout ce qui existe était virtuel, c’est-à-dire vivant, dans ce qui l’a produit. L’excellent mathématicien Jules Tannery écrivait à Le Dantec : « Admettons que dans un laboratoire, on fabrique des êtres pensants à la suite d’opérations bien déterminées, c’est alors que ce que nous appelons matière a des propriétés, des activités possibles qui ne sont pas ce que nous connaissons actuellement dans la matière. » Autant dire que la réalité spirituelle chez l’homme atteste une réalité spirituelle hors de lui et avant lui. J’ignore si l’auteur de l’Âme du chirurgien se range au raisonnement, qui me paraît à moi, si fort, de Jules Tannery, et par quelles hypothèses philosophiques se complètent ses observations d’expérimentateur. Ce qu’il y a d’indiscutable, c’est qu’il affirme avec une force singulière, peut-être à son insu, la réalité spirituelle, par la ferveur de charité qui se dégage de toute son étude, par l’intensité du souffle moral qui l’anime. De quel accent religieux il parle de « cette magnifique et sainte chirurgie » ! Et de quoi la loue-t-il par-dessus tout ? De rendre celui qui la pratique « meilleur », d’être pour lui « une grande et sublime inspiratrice de travail, d’énergie morale, de bonté, de pitié » ? Quel réconfort promet-il au bon ouvrier de chirurgie à l’heure de la mort ? Celui du devoir accompli. « Il lui suffit d’entendre la voix de sa conscience murmurer à son âme apaisée qu’il a fait plus de bien que de mal… » Quand il veut caractériser son métier, et ramasser en un mot les raisons qu’il a de tant l’aimer, « c’est qu’il est grand », dit-il, « c’est qu’il est noble ! » Et qu’en effet toutes les noblesses, toutes les délicatesses du cœur puissent, non seulement se présenter, mais s’exalter, s’affiner dans ce sévère décor de la clinique et sa douloureuse atmosphère, M. Jean-Louis Faure nous le prouve, rien qu’en évoquant deux épisodes entre tant d’autres, de sa vie d’opérateur — et ce sont deux échecs ! Lui, l’habile entre les habiles, il ne se vante pas d’être un thaumaturge, mais il pourrait se vanter d’être un poète, et nous ne connaîtrions pas de lui de très beaux vers, que nous le devinerions capable d’en écrire, rien qu’au ton et à la couleur de ces deux récits. Le premier nous raconte l’agonie d’une enfant de vingt ans, que l’on apporte mourante à l’hôpital. Le chirurgien nous dessine « son admirable et pur visage, ses grands yeux noirs, doux et confiants, ses traits charmants, pâlis par la souffrance ». Il nous montre les internes serrés autour du lit, et une grave et douloureuse anxiété crispant ces jeunes visages, déjà mûris par la rude mais passionnante vie d’hôpital, devant cette grâce de la condamnée. Si pourtant il était possible de la sauver ! On l’endort. Elle est là, couchée sur la table, comme la noyée de la divine élégie de Lamartine sur le « Lis de Santa-Restituta ».

… Nulle bague à son doigt. Elle était morte et nue
               Sans autre robe que les flots.

Elle est si belle que le chirurgien hésite : « Il me semblait qu’il y avait comme un sacrilège et comme une profanation à plonger le tranchant du couteau dans ce corps sculptural, même pour en arracher le mal et pour le sauver de la mort ! » Le mal est le plus fort. L’opérée agonise, après une journée d’espoir vite déçu. Et de nouveau les internes et leur maître sont autour d’elle « immobiles et muets, avec une oppression dans la gorge et peut-être une larme tremblante au bord de la paupière ».

C’est la fin d’une autre jeune femme qui fait l’objet du second récit. Cette fois encore le chirurgien a porté un diagnostic pessimiste. Il tente pourtant la suprême ressource, mais, au cours de l’opération, il se convainc que la malade est venue à lui trop tard. Il nous introduit ensuite dans la petite chambre, éclairée d’une demi-lumière, où elle le reçoit « pâle avec un beau sourire, une pure et douce expression de confiance, d’espoir et de reconnaissance, heureuse presque, comme le sont souvent les opérées qui ont franchi l’étape redoutable ». Et une scène a lieu entre eux, si simple, si brève, si poignante. « Je sens que je vais guérir », dit-elle. « Puisque vous m’avez sauvée, je vous en prie, si vous voulez maintenant me rendre bien heureuse, permettez à votre malade d’embrasser son sauveur. » Et le chirurgien, qui sait, lui, qu’elle va mourir, embrasse doucement ce front brûlant de fièvre, avec une pitié qu’il a la force de cacher. Le lendemain il retourne dans cette chambre. La pauvre femme vient de passer. Elle sourit encore de son beau sourire de confiance… Mais il faut citer ces quelques lignes, commentaire en action du mot célèbre du Père de l’Église : O testimonium animæ naturaliter Christianæ !…« J’étais seul. Je sentis ma poitrine se gonfler d’une oppression soudaine, et mes yeux s’emplirent de larmes. Du fond de mon cœur une prière montait vers elle, et sur son front déjà glacé, je posai de nouveau mes lèvres en lui demandant pardon de n’avoir pas pu la guérir. » Il ajoute : « Depuis lors, aux heures de tristesse, je revois bien souvent le sourire de la pauvre morte. » Ce geste d’un maître illustre, penché humblement, tristement, sur la dépouille de cet être jeune que son génie a vainement disputé à la mort, geste si vrai, si pieux, si humain, rainasse dans un résumé saisissant cette analyse d’après nature de l’Âme du chirurgien. Il fait aimer ce maître qui s’en confesse avec cette émouvante ingénuité. Il fait aimer aussi cet art tout mêlé de science, dont la mâle et généreuse discipline façonne et maintient de tels hommes.

X. Du nationalisme intellectuel10 §

Un incident s’est produit, l’autre semaine, qui a posé devant l’opinion un des problèmes les plus délicats d’après-guerre, celui de la reprise des relations intellectuelles entre les peuples qui se sont, de 1914 à 1918, affrontés dans un duel comparable seulement à ceux des époques où des nations entières se ruaient les unes sur les autres, pour une extermination totale. Cet incident, on l’a deviné, c’est le vote de huit membres de notre Académie des sciences pour M. Einstein, le célèbre physicien allemand. Il se trouve que ce vote coïncide avec la tentative faite à Gotha par le libraire E. A. Perthes pour créer une collection qui jette des ponts spirituels entre la France et l’Allemagne. C’est le titre même de la série : Brücken, c’est-à-dire : Ponts. Un des écrivains les mieux renseignés sur les choses d’outre-Rhin, M. Maurice Muret, vient, dans un remarquable feuilleton du Journal des Débats, d’analyser le volume paru — comme Pont nº 5 — sur l’œuvre d’Ernest Renan, par M. le docteur Walther Küchler, de l’Université de Würzburg. Il m’a paru intéressant de signaler cette concomitance, qui atteste des deux côtés du Rhin une même préoccupation, celle de reconstituer ce que l’on pourrait appeler l’Européanisme intellectuel. Est-ce possible ? Est-ce désirable ? La question est trop grave pour être discutée à fond dans un court essai. Il y a intérêt, me semble-t-il, à souligner du moins son importance. Nous rencontrons là une des formes du conflit entre le national et l’international qui se manifeste aujourd’hui dans tous les domaines, qu’il s’agisse de la politique ou de l’économique, de littérature et d’art ou de science pure. On trouvera ici quelques réflexions sur un sujet bien important pour l’avenir de la civilisation.

I §

Mais d’abord, y a-t-il jamais eu un Européanisme intellectuel ? Le grand enseigneur d’idées fausses, Jean-Jacques Rousseau, écrivait dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne et dès 1772 : « Il n’y a plus aujourd’hui de Français, d’Allemands, d’Espagnols, d’Anglais même, quoi qu’on en dise. Il n’y a que des Européens. » Que c’est bien l’idéologue impénitent qui déclarait au commencement de son Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes : « Commençons par écarter tous les faits !… » Disons plus modestement : « Il y a des Français, des Allemands, des Espagnols, des Anglais. Ils ont certains intérêts communs. » Voilà pour la politique et l’économique. « Leurs pensées se pénètrent sans cesse. » Voilà pour les arts, la littérature et les sciences. Se pénétrer, ce n’est pas s’identifier. La distinction est capitale et vaut la peine d’être précisée.

Nous avons tous entendu cette assertion, chère aux utopistes du pacifisme, que les lettres, les arts et les sciences n’ont pas de patrie. Leur raisonnement est simple. Entre parenthèses, lorsqu’il s’agit de sociologie, il convient de se défier de toute vue simple. Il faut comprendre l’incompréhensible comme incompréhensible, répétait Fichte, — et le complexe comme complexe, ajouterai-je. Nos utopistes disent donc : « Un beau tableau n’est-il pas beau dans tous les pays, et pareillement un beau livre ? Un théorème de géométrie, un principe de physique ou de chimie ne sont-ils pas vrais à Berlin, à Washington, à Londres, à Paris, et de la même vérité ? » J’ai lu récemment cette thèse développée dans plusieurs journaux. Vous la retrouverez demain dans d’autres, où l’on professe cependant le culte de la méthode critique. Or, cette méthode, telle que les Stendhal, les Sainte-Beuve, les Taine l’ont définie et pratiquée, en quoi consiste-t-elle ? Étant donnée une œuvre de littérature ou d’art, à la situer d’abord dans son milieu d’origine. C’est la première condition pour la comprendre, pour démêler à quelles nécessités elle correspondait. Un tableau, ce n’est pas seulement de la couleur sur un panneau ou sur une toile. La main qui tenait le pinceau était celle d’un homme vivant qui avait telle ou telle façon de sentir, qui allait et venait dans telle ou telle ambiance. Il était d’un pays, d’un temps, d’une classe sociale. C’était un moine du quinzième siècle, immobilisé dans sa cellule, qui décorait de ses visions les murs de son couvent, et il s’appelait Fra Angelico. C’était un familier des Patriciens de Venise du seizième siècle. Il aimait les étoffes somptueuses, les nobles architectures, les chevelures fauves sur la chair ambrée des nuques puissantes et voluptueuses. Celui-là s’appelait Titien. Cet autre a grandi dans la Séville du dix-septième siècle. Il s’appelait Vélasquez, et toutes les fiertés de la tragique péninsule ont passé dans sa peinture. Ses infantes d’une grâce altière dans leur raideur solennelle, ses grands seigneurs d’une arrogance passionnée, ses cavaliers d’un héroïsme hautain et courtois, c’est l’Espagne tout entière, comme Albert Dürer, c’est toute la fin du moyen âge allemand. De chacun de ces artistes, vous pouvez dire que son œuvre est belle, mais en employant un mot identique, vous entendrez des qualités bien différentes. Pareillement de l’Hamlet de Shakespeare et du Cid de Corneille, des Fables de La Fontaine et des poèmes de lord Byron, des romans de George Eliot et de ceux de Balzac, vous direz que ce sont de belles œuvres. Encore ici reconnaissez que ce sont des beautés irréductibles les unes aux autres. La preuve en est dans la diversité des jugements portés sur elles. Admettons donc qu’il y a une spécificité des créations de l’art et de la littérature. Par cela seul qu’elles sont profondément personnelles, elles sont profondément locales et nationales, car toute individualité vigoureuse n’est que le raccourci d’une race et d’une époque.

Un examen semblable nous amènerait à un résultat semblable pour les sciences et les savants. La science n’a pas de patrie, si l’on entend par science les affirmations dégagées par la recherche scientifique. Il est trop évident en effet qu’à Berlin comme à Paris, et qu’à Londres comme à Washington, l’eau se congèle à 0 degré en augmentant de volume, et qu’elle bout à 100 degrés, sous la pression normale ; — que la lumière se réfléchit d’après les deux lois enseignées dans tous les manuels : « 1º le rayon incident, la normale et le rayon réfléchi sont dans un même plan ; 2º l’angle d’incidence est égal à l’angle de réflexion. » Mais ces lois sont des résultats de la science, elles ne sont pas la science. Je me souviens d’avoir entendu mon illustre confrère M. Berthelot dire : « Quand je n’y serai plus, personne ne saura vraiment la chimie, parce que, moi, je l’ai vue se faire. » Phrase singulièrement profonde et qui signifie qu’il ne suffit pas de connaître les lois pour être un véritable savant, il faut les penser, les mettre à leur place dans la série des découvertes, comprendre d’où elles viennent, où elles vont. Ce travail, lui aussi, comme celui de l’artiste ou du littérateur, intéresse l’homme tout entier. Il s’accomplit d’une manière si intimement mêlée à la personnalité qu’un Claude Bernard, un Pasteur, un Cauchy, un Le Verrier, un Henri Poincaré, sont des génies aussi individuels, chacun dans leur domaine, que ces peintres et ces écrivains dont je citais tout à l’heure les noms. On a beaucoup parlé, pendant la guerre, de la science allemande et de la science française. Ce n’était pas la haine qui induisait des philosophes compétents à disséquer l’appareil mental des intellectuels chez l’un et l’autre peuple. L’évidence s’imposait aux plus aveugles, à ce moment-là, que la nationalité pénètre même les études les plus abstraites, pour leur donner un caractère à part, suivant qu’elles sont entreprises par des hommes d’une certaine terre, d’un certain milieu, d’une certaine hérédité, — d’une certaine tradition, pour tout résumer du mot le plus chargé de sens qu’il y ait dans la langue.

II §

Si cette analyse est exacte, la phrase de J.-J. Rousseau apparaît comme aussi fausse pour le monde des idées qu’elle est extravagante pour celui des mœurs. Il n’y a pas, il n’y a jamais eu d’Européanisme intellectuel. Ce terme peut être prononcé par la bouche, écrit par la plume. C’est une de ces formules vides qui ne représentent rien à l’esprit. La pensée française est irréductible à la pensée germanique, et toutes deux irréductibles à la pensée russe ou à la pensée anglaise. Ce caractère d’irréductibilité est précisément ce qui fait leur valeur. Quels sont les plus grands écrivains français ? Un Pascal, un Bossuet, un Corneille, un Racine, un Molière, un La Fontaine. Les concevez-vous maniant une autre langue, grandissant dans un autre pays ? Non. Pas plus que vous n’imaginez un Dante qui ne soit pas Italien, un Goethe qui ne soit pas Allemand, un Shakespeare qui ne soit pas Anglais.

S’ensuit-il qu’une cloison étanche doive être dressée entre les pays, et que les génies les plus autochtones l’aient pas intérêt à prendre contact avec la pensée des étrangers ? C’est ici que triomphent les européanisants, — je m’excuse du néologisme, mais il est nécessaire. — « Il y a eu », disent-ils, « une nation qui a prétendu défendre sa culture de tout rapport avec la culture des autres pays, comme d’une contamination, c’est la Chine. On sait trop à quelle stagnation cet isolement l’a condamnée. Pratiquons donc largement la méthode contraire. Enrichissons-nous de toute découverte, de toute création d’art et de littérature, de toute idée élaborée hors de chez nous. » Analysons encore cette thèse, plus acceptable que l’autre, celle qui voudrait une unification de culture dans tout notre continent. Enrichissons-nous… — que signifie cette formule sinon un renforcement de notre personnalité par une acquisition d’éléments extérieurs à nous ? Or, qui dit renforcement dit maintien. Cette prise de contact d’un écrivain d’un pays, par exemple, avec la littérature d’un autre pays n’est saine et bienfaisante que si elle ne dénationalise pas cet écrivain. Deux hommes de tout premier ordre, au dix-neuvième siècle, ont donné une preuve éclatante qu’une telle bienfaisance était possible : Balzac en France, Tourguéniew en Russie. Nul n’est plus intensément Français que l’auteur de la Comédie humaine. Nul n’est plus Russe que l’auteur de Pères et Enfants, le « Moscove », comme l’appelait son ami Flaubert. Quand on étudie l’histoire de la pensée et de l’art de Balzac, on discerne que la plus puissante des influences qui aient pesé sur lui fut celle de Walter Scott. Il l’a reconnu lui-même d’ailleurs, dans cet admirable morceau d’autocritique, sa Préface générale de 1842 : « C’est alors que je lus les œuvres de Walter Scott ; ce trouveur (trouvère) moderne imprimait une allure gigantesque à un genre de composition injustement appelé secondaire… Il élevait le roman à la valeur philosophique de l’histoire. » Et Balzac explique, avec la noble franchise d’un beau talent qui salue généreusement ses devanciers, qu’il a voulu être le Walter Scott de la société française. Il est revenu à plusieurs reprises sur l’étendue de sa dette, notamment dans les Illusions perdues, où il fait tenir à son d’Arthez un discours sur les procédés techniques du « grand Écossais », comme il l’appelle. Pareillement, Tourguéniew est venu chez nous apprendre de Mérimée, un des maîtres dans l’art de la composition, à ordonner ses récits. Mais ni Balzac n’a fait du Scott, ni Tourguéniew du Mérimée. Le Tourangeau demeure dans la lignée de nos romanciers d’analyse et d’observation, si complètement qu’il n’a été traduit en Angleterre et en Allemagne que très tard. Quant à Tourguéniew, il suffit de citer Pères et Enfants justement, pour constater à quel degré il restait de son pays. Son Bazarof est une étonnante prophétie du bolchevisme, dont la vision anticipée dépasse de beaucoup en divination et le confus Tolstoï et le morbide Dostoïevsky.

J’ai mentionné plus haut les pages consacrées par M. Maurice Muret aux Brücken de l’éditeur Perthes et au livre du docteur Küchler sur Renan. Ce livre, nous dit M. Muret, a pour but de démontrer quelle influence la pensée allemande eut sur le petit Breton, fasciné par Herder, Hegel et Fichte. « J’ai étudié l’Allemagne », écrivait Renan dans l’année 1845, « j’ai cru entrer dans un temple. » Et le docteur Küchler trouve lui-même ce culte excessif : « Ernest Renan compare une Allemagne idéalisée, une Allemagne distante, à lui parfaitement inconnue dans sa vraie constitution, avec la réalité française qui l’environne, et qu’au fond il ne connaît pas beaucoup mieux que l’allemande. » M. Maurice Muret, qui nous rapporte ce jugement, ajoute que « sous la plume d’un critique de Würzburg, il ne manque pas de saveur ». Que M. Renan se soit trompé sur l’Allemagne, en l’admirant, au point qu’un Allemand soit obligé de le reconnaître, ce ne serait qu’une ironie dont aurait souri le vieillard désabusé du Prêtre de Némi. Ce qui est triste, c’est que cet hypnotisme l’ait détaché de son propre pays, et lui en ait caché les forces intimes et secrètes. Son magnifique talent d’écrire est bien resté français dans la forme. Il a fallu, pour que sa pensée redevînt vraiment française, — et trop peu de temps, — la secousse du coup terrible que la guerre de 1870 porta soudain à ses illusions germaniques. Nous tenons là un exemple très saisissant du mal que peut faire, même à un esprit très supérieur, le contact avec le génie d’un autre pays.

III §

Il n’y a donc lieu ni de condamner ni d’exalter ce que l’on peut appeler, d’un nom plus simple, la culture cosmopolite. Il faut la concevoir comme un appoint utile quand il est réglé, dangereux quand il ne l’est pas. En tout cas, on ne comprend guère pourquoi, à l’occasion du petit incident qui sert de point de départ à cette note, on nous enfermerait dans ce dilemme : ou n’avoir plus aucun rapport avec la pensée allemande, ou reprendre avec les Allemands des relations de personne à personne. Pour nous maintenir au courant de la littérature et de la science d’un pays, les livres et les revues suffisent. Les rencontres individuelles, dans ce moment où la tension de la guerre est toujours latente, ne représentent le plus souvent que des chances de conflit moral. On ne décrète pas l’oubli. Les années l’amènent, et d’autant plus sûrement que l’on aura observé cette grande loi de la séparation qui, dans le cas présent, est une justice.

Renan n’a pas été seul à se tromper sur l’Allemagne. Encore son erreur avait-elle cette excuse qu’il s’éprenait des mauvais maîtres d’outre-Rhin, avant 1870. Nous sommes plus coupables, nous qui, après cette première expérience, n’avons pas su lire jusqu’au fond de la pensée germanique. Nous avions bien vu que Fichte et Hegel avaient exprimé autre chose qu’une philosophie de la nature. Nous discernions le pangermanisme de l’un et l’étatisme de l’autre. Peu d’entre nous soupçonnaient que la théorie de la guerre féroce, issue de leur enseignement et professée par certains professeurs de là-bas, n’était pas un simple paradoxe d’université. Que cette théorie ait été systématiquement, méthodiquement appliquée dans nos départements du Nord et de l’Est, avec cette effrayante continuité et par une armée qui avait derrière elle toute la nation, les intellectuels compris, c’est une impression d’horreur qu’il faut maintenir vivante en nous parce qu’il est trop évident, à d’innombrables indices, que ces gens ne se repentent pas. Ce qu’ils regrettent, c’est d’avoir été vaincus, et nous devons bien nous dire que ces regrets-là sont la certitude d’un effort de revanche. Dans ces conditions, toute tentative pour rapprocher les ouvriers de l’esprit, chez les deux peuples, est une duperie. Travaillons, eux et nous, chacun de notre côté. Efforçons-nous d’avoir des laboratoires qui vaillent, qui surpassent les leurs, une industrie qui concurrence brillamment leur industrie, des savants, des écrivains, des artistes qui égalent dans la paix nos généraux et nos soldats de la Marne, de l’Yser, de Verdun et de Champagne. Mais que ce soit avec le sentiment constant qu’il n’y a pas dix ans, la France a été la victime de l’invasion la plus inique, la plus brutale, la moins justifiée peut-être qu’ait enregistrée l’histoire, et ne désarmons ni matériellement, — ni intellectuellement. Rester armé, ce n’est pas ignorer l’adversaire. C’est, au contraire, l’étudier, le connaître, le comprendre. Fortifions notre génie français, en nous tenant au courant de tout ce qui se passe outre-Rhin. Mais attendons, pour aller plus loin dans le rapprochement, qu’au regret de la défaite se soit substitué chez les Allemands le remords de leur criminelle agression et qu’ils nous en aient donné d’indiscutables preuves.

XI. Les possédés de la poudre folle §

I §

La « poudre folle », c’est le nom, — joli et fantaisiste à l’entendre, tragique et sinistre à le méditer, — que donnent volontiers à la cocaïne ceux de ses dévots qui se piquent d’élégance. Une communication, faite tout récemment à l’Académie de médecine par M. le docteur Courtois-Suffit et son interne M. René Giroux, sur le trafic de la funeste drogue, permet à l’observateur des mœurs de mesurer le danger que cette dévotion, ou mieux cette possession, commence à représenter. Nous apprenons, par exemple, que le chiffre des arrestations opérées pour ce trafic était de 53, à Paris, en 1916, et qu’en 1920 il est monté à 151. L’année 1921 sera pire. Dans les cinq premiers mois, ce chiffre avait déjà dépassé la centaine. Cette statistique est effrayante, si l’on songe avec quelle facilité, avec quelle ingéniosité aussi les profiteurs de cet infâme commerce dissimulent leur marchandise, et quelle est l’étendue de leur clientèle. Dans un livre publié en 1918, MM. Courtois-Suffit et Giroux nous avaient déjà révélé quelques-unes des ruses familières à ces colporteurs de poison. C’est un amputé de la cuisse qui cache dans son pilon les paquets de « coco » qu’il va débiter clandestinement. C’est un soi-disant antiquaire qui met les siens à l’abri dans une potiche sur laquelle ronronne un angora. C’est un musicien ambulant qui les promène, lui, dans le jambonneau de sa mandoline. Allez donc les deviner là, ces redoutables paquets, et dans la boîte du garçon coiffeur qui fait métier d’onduler les demi-mondaines, et dans la veste de ce professeur de billard ou de ce chasseur de restaurant de nuit, et dans la sacoche de cette gardienne de lavabos installée au fond de ce dancing ? Tout un pullulement de professions équivoques sert de paravent au métier véritable, et combien fructueux ! Un kilogramme de cocaïne payé 600 francs en Allemagne — car c’est d’outre-Rhin que se déclenche cette offensive d’une autre sorte — n’est-il pas vendu en France au prix moyen de 10 000, de 12 000, de 15 000 francs ?

Faut-il voir une simple intention commerciale dans cet assaut de la pharmacopée germanique ? On est en droit d’en douter quand on connaît la mentalité compliquée de nos irréconciliables ennemis et que l’on se rend compte de la séduction à la fois et de la nocivité de la « poudre folle… Elle est si intense, cette séduction, qu’un psychiatre a pu poser ce principe : “Un morphinomane qui est parvenu à se guérir pourra ne plus songer à son poison. Un cocaïnomane y reviendra sûrement.” » Et sûrement aussi se développeront les symptômes que l’on ne dénoncera jamais avec assez de vigueur : les hallucinations de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, les tremblements qui vont jusqu’à la crise d’épilepsie, les délires, un affaiblissement progressif de l’intelligence et de la mémoire, des troubles circulatoires et nutritifs qui aboutissent à la plus complète, à la plus irrémédiable déchéance physique. Est-il besoin d’ajouter que des phénomènes de cette violence ont un retentissement fatal sur la race ? Lisez cette observation de M. le docteur Marfan sur la descendance d’un homme exempt de toute hérédité nerveuse, de toute tare organique. La mère était, elle aussi, sans tare nerveuse d’aucune sorte. Mais le père absorbait, par la muqueuse nasale, près de quatre grammes de cocaïne par jour. « Le ménage a quatre enfants : 1o une fille de treize ans, intelligente et bien portante ; 2o une fille âgée de huit ans, conçue après des opérations nasales consécutives à une rhinite hypertrophique, c’est-à-dire à une époque où la cocaïnomanie commençait à peine : elle est chétive, frêle, mais très intelligente ; 3o un fils âgé de six ans, conçu lorsque la cocaïnisation du père était déjà à son apogée : c’est l’idiot complet ; 4o un dernier enfant âgé de dix mois, engendré aussi en plein cocaïnisme, est également un idiot microcéphale. »

II §

Il est naturel qu’un médecin tel que M. Courtois-Suffit, appelé, par son métier d’expert auprès des tribunaux, à constater, non seulement ces dégradations personnelles et familiales, mais aussi les aberrations criminelles des intoxiqués, s’inquiète avant tout des insuffisances de la répression législative. Sa communication à l’Académie n’a pas d’autre but : émouvoir l’opinion sur cette lacune de notre hygiène sociale. Pendant longtemps, cette insuffisance avait son explication, sinon son excuse, dans le Code lui-même. Témoins des arrêts comme celui que rendait, le 30 juin 1913, la dixième chambre du tribunal de la Seine : « Attendu que la vente des alcaloïdes végétaux vénéneux est visée par les ordonnances et décrets relatifs au commerce des substances vénéneuses, — attendu qu’il n’est pas établi que Van B…, N… et la fille P… se soient livrés au trafic commercial de la cocaïne, — par ces motifs les renvoie des fins de poursuite… » Ainsi le fait d’avoir procuré à des toxicomanes la dangereuse drogue, par complaisance, échappait à la loi, laquelle remontait d’ailleurs à 1845. Mais les inculpés eussent été convaincus de trafic commercial qu’ils eussent d’après cette loi, encouru au maximum une amende de 300 francs et un emprisonnement de deux mois. Ils n’eussent commis qu’une contravention. Cette loi de 1845 est la preuve qu’à cette date, le goût des « paradis artificiels », comme disait Baudelaire, ne dépassait pas un très petit cercle de chercheurs de sensations rares. Ce cercle a grandi, grandi. Les toxicomanes sont devenus légion. L’opium, la morphine, l’éther, le chloral ont leurs fervents comme la cocaïne, et la multiplicité des anomalies de conduite causées par ces pratiques a fini par imposer aux pouvoirs publics une réglementation nouvelle. D’où la loi du 12 juillet 1916, qui ne se contente pas d’aggraver les peines infligées au commerce des stupéfiants. Elle les étend, par son article 2, « à ceux qui auront usé en société desdites substances ou en auront facilité à autrui l’usage, à titre onéreux ou à titre gratuit, soit en procurant dans ce but un local, soit par tout autre moyen ».

Cette loi de 1916, qui portait le taux de l’amende jusqu’à 10 000 francs, au besoin, et permettait d’infliger aux délinquants un emprisonnement de deux ans, a-t-elle été opérante ? L’accroissement des délits démontre que non. MM. Courtois-Suffit et Giroux nous font comprendre pourquoi, rien qu’en reproduisant le compte rendu d’un certain nombre d’affaires et les jugements qui les ont terminées. Voici, par exemple, un pharmacien de banlieue accusé de s’être procuré de la cocaïne en Allemagne et de l’avoir cédée à des trafiquants de détail dans d’incroyables conditions. Il revendait 6 000, 7 000, 8 000 francs ce qu’il avait acheté 1 000. Il avoue, et il est condamné à 200 francs d’amende et à trois mois de prison, — avec sursis ! — Un personnage, surnommé « Louis » dans la confrérie, s’est établi fournisseur de « coco » pour pensionnaires de maisons de tolérance. Il en est quitte pour deux mois de prison, — avec sursis ! — Un pharmacien est convaincu de garder en entrepôt 187 caisses de stupéfiants, qu’il débite à l’aide de six complices. Ceux-ci sont à peine frappés, et lui, le chef de la bande, s’en tire avec quinze mois de prison et la fermeture de son officine, — pendant la durée de son emprisonnement. Soyez assuré qu’il a déjà recommencé son négoce dont l’extension nous est révélée par ce détail significatif : il a fallu cinq camions pour déménager ledit entrepôt. Cette faiblesse, dans l’application d’une loi déjà trop indulgente, expliquerait à elle seule la statistique donnée plus haut. Hélas ! C’est dans tous les ordres de délits que ce dangereux relâchement de la pénalité s’observe aujourd’hui. On dirait que les tribunaux chargés de défendre la cause sacrée de l’ordre doutent de leur mission. Admirons la sanguinaire aberration de ce faux esprit d’humanitarisme, qui aboutit à laisser en liberté des malfaiteurs reconnus, comme les assassins du rapide de Lyon, — tous les trois des amnistiés11. La véritable humanité consiste à frapper sévèrement les coupables avérés, pour empêcher leurs nouveaux forfaits. Elle consiste aussi, en présence de corrupteurs évidents, comme les trafiquants de la « poudre folle », à les châtier de telle manière qu’eux-mêmes hésitent à recommencer et d’autres à les imiter. Sur ce point, comme sur tant d’autres, nous constatons que notre pays souffre d’une crise d’autorité. En la dénonçant dans le domaine particulier qui est le leur, MM. Courtois-Suffit et Giroux ont fait acte de bons citoyens.

III §

Réprimer une série de délits du même type et dont la répétition constante dénonce un désordre, non plus personnel, mais général, c’est amender les symptômes d’une maladie en train d’envahir l’organisme national. Ce n’est pas le guérir. Dans un mémoire lu à l’Institut en 1915, un des maîtres de la science psychologique française, M. Pierre Janet, marquait fortement cette nécessité, pour s’attaquer avec efficacité à un fléau social, d’en dégager la cause sociale. Quand un grand nombre d’individus sont à la fois dominés par un même vice, c’est qu’il y a dans le jeu de l’activité collective un élément faussé. Appliquant cette thèse à l’alcoolisme, M. Janet dénonçait dans le surmenage mental, particulier à notre époque, un principe de dépression psychique de plus en plus prédominant., et dans cette dépression un des facteurs essentiels de l’alcoolisme : « J’arriverai », disait-il, « à une conclusion qui peut paraître étrange, c’est qu’un peuple qui s’alcoolise et qui n’a plus d’enfants est un peuple malade, un peuple atteint d’une sorte de maladie mentale collective, atteint d’une dépression mentale très générale. » Il est bien curieux de noter, entre parenthèses, que cette critique du surmenage mental ait été déjà formulée par Balzac, lequel écrivait dans la préface de la Comédie humaine : « Si la pensée est l’élément social par excellence, elle est aussi l’élément destructeur de la société. » Et il ajoutait, donnant sa pleine portée à sa théorie par une comparaison de biologiste : « En cela, la vie sociale ressemble à la vie humaine. On ne donne aux peuples de longévité qu’en modérant leur action vitale. »

Quoi qu’il en soit de la thèse de Balzac et de l’application que M. Pierre Janet en faisait à l’alcoolisme, il est certain que cette recherche des causes est le complément indispensable des enquêtes du genre de celle qui donne prétexte à ces réflexions. Pour la cocaïnomanie, puisqu’il s’agit de cette dépravation si spéciale, cette recherche est plus complexe encore que pour l’alcoolisme. Il y a en effet une sorte d’aristocratie dans ce vice, lequel n’a rien de la brutalité du litre ou du petit verre. « Le caractère le plus frappant pour qui étudie les conditions des personnes mêlées aux affaires de coco, c’est que “les possédés de la poudre folle”, me disait M. le docteur de Clérambaud, le distingué médecin de l’infirmerie du Dépôt, « sont tous des êtres de luxe et d’oisiveté, des jeunes gens de familles riches sans métier, — des individus adonnés au plaisir, et au plaisir nocturne, — les prostituées leurs compagnes, — les snobs de la grande vie de fête, qui se seraient jadis entonné du champagne et qui trouvent dans la drogue, d’abord la vanité d’une dépravation supérieure et aussitôt la joie réelle d’une stimulation. À côté d’eux sont des artistes, les uns qui prisent la cocaïne, comme les peintres et les poètes du club décrit par Gautier dégustaient le haschisch, par curiosité, — les autres qui jouent aux gens du monde et considèrent comme élégante cette ébriété, dont ils deviennent les esclaves. » Esclaves pareillement, les toxicomanes de basse classe qui circulent dans l’ombre et la lumière des établissements de luxe. Esclaves — ce mot revient sans cesse, quand on parle de ce vice. C’en est la caractéristique, comme celui de crapule est la caractéristique de l’alcool : « Il crapulait avec du vin et des gueuses », dit Saint-Simon d’un grand seigneur avili. « La cocaïne », me disait encore M. de Clérambaud, « c’est l’initiation, le mystère, la complicité aussi : la difficulté de se procurer la drogue crée entre ces maniaques une solidarité qui a ce paradoxal résultat de mêler étrangement les classes et de faire fraterniser les hommes socialement les plus éloignés. » Peut-être faut-il entrevoir là l’un des motifs de cette offensive germanique signalée tout à l’heure. Tous ces paquets, qui nous arrivent avec des étiquettes de ce goût : « Cocaïn hypochloric — Merck Darmstadt », seront consommés « dans des réunions où des attachés de cabinet, des secrétaires de ministres et de députés, des officiers quelquefois, fréquenteront des Mata-Hari ». C’est toujours M. de Clérambaud qui parle, et ce médecin du Dépôt à qui ses fonctions assurent une compétence spéciale sur les bas-fonds du Paris qui s’amuse, m’indiquait qu’il existe là un réel péril national. Mais qui donc se souvient de l’obscur travail d’avant-guerre par lequel les Allemands préludaient à leur agression ? Comment et pourquoi auraient-ils changé, alors qu’à leur naturel instinct de domination s’ajoute aujourd’hui, pour l’exalter encore, le plus furieux appétit de vengeance ?

IV §

Cette besogne dure et sinistrement réaliste de l’espionnage de guerre s’exerçant dans des milieux qui semblent le domaine propre de l’irréel et du chimérique, c’est le symbole même de l’équivoque sur laquelle vivent, ou plutôt meurent, les cocaïnomanes. Ils croient être entrés dans le pays du caprice. Ils sont sous le coup de la plus sévère revanche de la nature offensée. Quand on essaie de dégager le trait commun de tous ces serfs de la poudre folle, on trouve que leur premier geste, celui qui leur a fait respirer la première pincée de drogue, a le plus souvent été un geste de dilettantisme. Ils ont voulu jouer avec la vie, se plaire à eux-mêmes dans une aventure de bravade, d’amusement et de névropathie, se libérer des préjugés. La vie se venge en les dégradant, les esclavageant et les torturant. Cette disposition d’esprit les apparente à certaines écoles esthétiques où d’autres dilettantes dégradent, eux aussi, leurs dons premiers pour avoir voulu jouer avec leur art. M. Courtois-Suffit dénonce très finement cette analogie : « Sans pourtant établir un parallèle péremptoire entre l’abus des stupéfiants dans un certain monde artistique et les productions plus ou moins étranges qu’il nous a été donné d’apprécier, tant en peinture qu’en musique, on peut se demander, en considérant d’une part les manifestations d’art d’une fantaisie spéciale, si la recherche des sensations inédites par l’emploi de la morphine et de la cocaïne n’a pas produit dans le milieu des artistes une déformation spéciale de la conception, une aberration générale des sens et plus particulièrement de la vision et de l’ouïe… » En effet tous les dilettantismes s’apparentent. Tous, aboutissent sous leur forme la plus vulgaire, comme sous leur forme la plus raffinée, à la destruction, ici physique, là sentimentale et intellectuelle, de ceux qui s’y abandonnent. Dans tous les ordres, la vie veut être prise au sérieux. Elle nous est donnée pour « servir ». C’est la conviction dont il faut inlassablement pénétrer l’âme française, si nous voulons, pour en revenir aux misères visées par tant de fructueuses observations, que le déchet humain représenté par les toxicomanes diminue, et que, du moins, les adeptes du plus dangereux poison intellectuel qui soit se recrutent de plus en plus dans la lie de Paris, et là seulement.

XII. D’un projet de « crédit intellectuel » §

I §

Il a été formé, ce projet d’un Crédit intellectuel, par un groupe de bons Français que préoccupe, non sans raison, la situation faite aux littérateurs et aux savants, dans notre société d’après-guerre. Notons tout de suite que cette question se rattache à une autre, plus large encore, celle du recrutement de l’élite. Un pays a beau professer avec une ardeur religieuse la foi démocratique, un patriciat — pour reprendre une formule chère à Auguste Comte — lui est nécessaire. Nous l’avons trop vu dans la lutte contre l’Allemagne. Les deux armées ont valu ce que valaient leurs chefs. Or, les chefs ne s’improvisent pas, ils se forment, et dans un milieu. Ce qui est vrai de l’action militaire n’est pas moins vrai de l’action civile. Dans tout domaine, il faut des exemplaires supérieurs d’humanité, qui non seulement commandent, mais aussi, mais surtout servent de types, de modèles. Ces exemplaires supérieurs peuvent-ils être produits viagèrement ou bien leur élaboration suppose-t-elle des classes héréditairement privilégiées ? De la réponse dépend peut-être l’avenir de la civilisation.

Les promoteurs du Crédit intellectuel se maintiennent sur un terrain plus humble. Ils constatent que le coût de l’existence devient de plus en plus élevé. Ils en redoutent les conséquences sur la destinée des jeunes gens de talent, dénués de ressources. Ils craignent que des débutants qui deviendraient pour la nation une parure, une force et une richesse par leurs œuvres d’écrivains ou leurs travaux de savants, se trouvent arrêtés net dans leur développement par cette insuffisance de moyens. Ce sont pourtant des valeurs, et que l’intérêt vital du pays est de ne pas les laisser se perdre, inutilisées. Ne serait-il pas possible de les traiter comme des valeurs, en effet, au sens matériel de ce mot ? « Valeur », dit le dictionnaire : « ce que vaut une personne, une chose, pour son mérite ». C’est la première définition. Puis vient cette autre : « ce que vaut une chose pécuniairement, ce que rapporte une chose ». Le calcul que des capitalistes font pour un brevet, pour une mine, en avançant de l’argent gagé par les bénéfices futurs, si l’on essayait de le faire pour cette valeur, d’un ordre spécial, mais non moins certaine ? Quand le Roi, c’est-à-dire le gérant de la communauté nationale, assurait jadis au jeune Racine, auteur de la Nymphe de la Seine, une pension de six cents livres, ne spéculait-il pas sur l’avenir de ce génie naissant, et de même, cent soixante ans plus tard, Louis XVIII, avec le Victor Hugo des premières odes ? Le risque de mal placer cette aide pécuniaire est compensé largement par la chance de préserver un beau talent, dont les créations et les découvertes enrichiront le patrimoine de gloire de la patrie, et même son patrimoine tout court. Calculez ce que représentent de travail donné à des ouvriers, dans la papeterie, dans l’imprimerie, dans le brochage, dans la librairie, une œuvre comme celle de ce même Racine et de ce même Victor Hugo. N’est-ce pas un bon placement que Louis XIV et Louis XVIII ont fait pour la France, — commercialement parlant ?

Mais, dira-t-on, quelles ressources trouver pour une aide pareille, et dans quelles conditions ? S’agit-il d’une dette que contracteront ainsi les bénéficiaires de ce crédit d’un nouveau genre ? Ou bien adoptera-t-on le vieux système des pensions, lequel d’ailleurs survit, quoique diminué, sous la forme des secours distribués par le ministère de l’Instruction publique ? Prêt ou cadeau, la mise en train d’un tel crédit suppose des fonds qui ne peuvent être procurés que par les dons des particuliers ou par l’État. Les particuliers, c’est l’aléa. L’État, il n’y faut point penser, à l’heure présente, et dans une crise de difficultés budgétaires. C’est alors qu’un député s’est avisé d’une mesure dont le texte n’est pas déposé12, — on ne peut donc en discuter que l’idée générale. L’État serait autorisé à percevoir un droit sur toute réédition d’un volume, sur toute représentation d’une pièce de théâtre, tombés dans le domaine public. On sait que cinquante ans après la mort de l’auteur, le droit de propriété disparaît pour ses héritiers. Il s’agirait, par ce prélèvement sur une matière qui est véritablement res nullius, de constituer une sorte de trésor littéraire, artistique et scientifique, grâce auquel les aînés disparus se trouveraient aider leurs cadets, engagés dans la même carrière. Ce serait une illustration du célèbre vers :

« Et quasi cursores vitaï lampada tradunt. »

II §

En exposant ces deux thèses, celle de la création du Crédit intellectuel et celle du procédé à employer pour y suffire, je ne crois pas avoir diminué leur force. J’ai de mon mieux résumé des arguments dont je ne nierai pas la spéciosité, mais qui ne me paraissent pas résister à la réflexion. Et d’abord, commençons par traduire ce terme de Crédit intellectuel. Il signifie : crédit à ouvrir aux travailleurs intellectuels. Mais qui sont ces travailleurs ? Des littérateurs et des savants. Or, pour les savants, il existe déjà sous une autre forme, ce « crédit intellectuel ». Ce sont les écoles spéciales. Un jeune homme remarquablement doué pour les mathématiques, la physique, la chimie, a sa place marquée à l’École normale et à l’École polytechnique. Il lui est loisible, quand il en sort, de continuer ses études à travers son métier. Pareillement, un étudiant qui a la vocation médicale est tiré d’affaire, dès qu’il arrive à l’internat. C’est donc les jeunes littérateurs besogneux qu’il s’agirait surtout de soutenir. Mais quels littérateurs ? Un critique est un littérateur, un historien de même, de même un philosophe. Pour ceux-là, des écoles spéciales n’existent-elles pas aussi et qui leur garantissent la possibilité du travail : — l’École normale, celle des Chartes, celle des Hautes Études, sans parler des Universités et des bourses qu’elles accordent ? Il reste donc que le Crédit intellectuel serait institué en définitive pour les seuls littérateurs d’imagination : poètes, romanciers et auteurs dramatiques.

Je voudrais que les généreux rêveurs qui ont conçu le projet de ce Crédit feuillettent à nouveau les uns après les autres quelques journaux et quelques revues consacrés spécialement à cette littérature d’imagination qu’ils voudraient encourager. Ils y constateraient des contradictions déconcertantes dans l’appréciation non seulement des nouveaux venus, mais des aînés, mais des plus illustres ancêtres. Par quels arbitres faire reconnaître les promesses du talent quand ses réalisations sont contestées à ce degré ? Et ce n’est point là un phénomène de cénacle et de coterie. Semblable spectacle nous est donné tout au long de l’histoire littéraire. Pour nous en tenir à la France du dix-neuvième siècle, Gustave Planche, que, Balzac saluait comme le premier critique de son temps, — il l’a peint sous le nom de Claude Vignon dans Béatrix, — déclarait Hugo en décadence, dès 1833. Sainte-Beuve refusait à Stendhal le don de romancier. Le même Balzac considérait comme méprisables les essais critiques de ce même Sainte-Beuve. Chateaubriand traitait Lamartine de « grand dadais ». Comment constituer le tribunal qui pronostiquerait l’avenir d’un talent à ses débuts, alors qu’une pareille anarchie des jugements se produit à propos d’œuvres supérieures et de génies en pleine maturité ? D’ailleurs, qui le composerait, ce tribunal ? Des confrères ? Quelle garantie auriez-vous de leur impartialité ? Des académies ? Les discussions que soulèvent dans les cénacles les prix qu’elles distribuent dénoncent d’avance l’accueil réservé à leur verdict. Des commissions nommées par l’État ? Autant déclarer que la littérature sera serve de la politique. Comment d’ailleurs poser un diagnostic légitime d’après les débuts d’un écrivain ? Prenons le cas de Daniel de Foë. Quand, à vingt et un ans, il publiait son Traité contre les Turcs, et à vingt-cinq son poème : le Véritable Anglais, qui donc eût prophétisé qu’à cinquante-six il donnerait à l’art du roman un de ses chefs-d’œuvre ? De même qui pouvait deviner le futur auteur de Manon Lescaut dans le jeune abbé retiré chez les Bénédictins de Saint-Maur et que l’on envoyait à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés collaborer aux recherches historiques de la Compagnie ? Le médiocre poète des Heures de paresse annonçait-il le brûlant lyrique de Manfred ? Dans l’obscur narrateur du Vicaire des Ardennes et de l’Héritière de Birague, quel voyant aurait pressenti le génial créateur de la Comédie humaine ?

Répartir ce Crédit intellectuel dont on nous apporte le projet nous semble donc bien difficile, sinon impossible. Ajoutons qu’à étudier d’un peu près la vie des écrivains célèbres, on est conduit à penser que l’épreuve de la pauvreté et les exigences du métier n’ont aucunement diminué les plus grands d’entre eux. Qu’était Shakespeare ? Qu’était Molière ? Des entrepreneurs de spectacles qui ont composé leurs chefs-d’œuvre avec l’idée de la recette toujours présente à l’esprit. Qu’était Balzac ? Un homme d’affaires endetté qui besognait sous le coup des échéances. Les uns et les autres ont travaillé comme faisaient les artistes de la Renaissance, un Mantegna, un Léonard, un Raphaël, à qui un prince, un prieur, un pontife donnaient une salle de palais, un mur de chapelle, un oratoire à décorer, en leur imposant et l’espace et le sujet13. Ces peintres de génie créaient leur œuvre personnelle en acceptant cette servitude. C’était, comme le conseillait le sage Marc-Aurèle, faire de l’obstacle la matière de leur action. Pour en revenir aux écrivains, la dureté du sort, s’ils ont la vocation, n’est pas à redouter. En les forçant à la lutte avec les gens et les circonstances, elle les arrache au péril de la Tour d’ivoire, aux jeux stériles de l’esthéticisme. Elle donne à leurs écrits cette inimitable saveur de réalité, qu’un critique anglais, Matthieu Arnold, a définie d’un mot si profond quand il a dit du Lakiste Wordsworth : « La moitié de ses vers n’est pas nécessaire. » Un des articles consacrés, ces jours derniers, au Crédit intellectuel, déplorait que Baudelaire eût vécu si étroitement parmi des embarras d’argent continuels. Mais ce contraste entre sa destinée malheureuse et sa sensibilité, c’est toute la mélancolie des Fleurs du mal ! Lui-même, dans Mon cœur mis à nu, le poète a parlé du constant chagrin que lui représentait cette antithèse de son « honorabilité intellectuelle » — c’est sa propre expression, bien remarquable — et des misérables conditions où il se débattait. Enlevez-le à ces conditions, donnez-lui une aisance qui lui permette le décor de ses fantaisies. Vous aurez peut-être de très précieux vers de dilettante. Vous n’aurez pas cet accent d’âpre vérité, cette amère et forte éloquence. Sans doute, l’homme eût été plus heureux, mais n’est-ce pas l’occasion de citer la page des Illusions perdues, où Daniel d’Arthez, le porte-parole de Balzac, traduit, pour tous les candidats à la gloire, la profession de foi du véritable ouvrier littéraire : « On ne peut pas être grand homme à bon marché. Le génie arrose ses œuvres de ses larmes… Qui veut s’élever au-dessus des hommes doit se préparer à une lutte, ne reculer devant aucune difficulté. Un grand écrivain est un martyr qui ne mourra pas. Voilà tout. »

III §

Ces viriles paroles supposent une conception de l’existence littéraire, courageuse et solitaire, qui exclut l’enrégimentement. Qu’on le veuille ou non, pensionner le talent jeune, c’est toujours risquer de l’enrégimenter. Si libéral que soit un jury chargé de découvrir ce talent, ceux qui le composent ont leurs partis pris s’ils sont des professionnels, et alors ils favoriseront telle ou telle sorte de manière et d’inspiration. La largeur d’esprit d’un Goethe a-t-elle empêché qu’il ne se trompât sur la qualité respective des poèmes de Béranger et de Hugo ? Si au contraire ce jury ne renferme ; pas de professionnels, au nom de quel critère discernera-t-il les écrivains dignes d’être soutenus ? Il ne saura distribuer que des secours de tendance, qu’il prendra dans les caisses surveillées par l’État, et remplies comment ? J’arrive ici au moyen préparé, nous dit-on, par un de nos législateurs, et que j’ai indiqué déjà. Je le rappelle : il consisterait à prélever un droit sur toute exploitation, soit par le livre, soit par le théâtre, de toute œuvre tombée dans le domaine public.

Au premier égard, cette nouvelle variété d’impôt paraît ne léser personne. À y réfléchir, on reconnaît qu’elle lèse d’abord la librairie française. Tous ceux qui s’intéressent à l’expansion de la pensée nationale le savent : l’Allemagne faisait, avant la guerre, une concurrence déjà redoutable aux livres imprimés chez nous. Cette concurrence a augmenté depuis la paix. Elle ne peut qu’augmenter encore. Le prix du papier et les exigences de la main-d’œuvre ne permettent pas à nos éditeurs de fabriquer leurs volumes dans les mêmes conditions de bon marché que leurs rivaux d’outre-Rhin. Chargez cette fabrication d’un droit nouveau. Si faible soit-il, vous arriverez à ce résultat paradoxal : tous les chefs-d’œuvre de notre littérature nous arriveront publiés par des maisons de Berlin ou de Leipzig. Vous mettrez, dites-vous, des droits d’importation prohibitifs et qui défendront l’édition nationale ? En France, sans doute, mais vos prohibitions s’arrêteront à votre frontière, et en Allemagne même, en Italie, en Suède, en Norvège, dans toute l’Europe centrale et orientale, dans les deux Amériques, le livre français deviendra un article allemand. Bien loin de songer à grever ce livre d’une taxe nouvelle, tout l’effort du législateur ne devrait-il pas consister à en alléger la confection ? Déjà les parents se plaignent du prix auquel montent aujourd’hui les ouvrages scolaires. Allez-vous faire qu’un La Fontaine, un Corneille, un Racine, deviennent presque inabordables pour les humbles bourses ? N’objectez pas que les gains des éditeurs vous semblent démesurés et que de la diminution de leurs revenus vous n’avez pas cure. Rien de déraisonnable comme ce raisonnement, très en faveur dans la pensée démocratique et qui consiste à vouloir réduire les bénéfices des chefs d’industrie. C’est du même coup frapper tous ceux que ces chefs d’industrie emploient dans leurs entreprises. Dans le cas actuel, plus une maison d’édition est riche, plus elle est généreuse à l’égard des écrivains qu’elle s’attache et qu’elle veut garder par une surenchère. Plus aussi elle est disposée à jouer cette partie toujours incertaine : la publication d’un livre signé d’un nom inconnu. Ne voyez-vous pas que tarir cette richesse, c’est atteindre ces débutants mêmes que vous prétendez protéger ?

Contre cette idée d’un droit à percevoir sur les œuvres tombées dans le domaine public, une autre objection se dresse. Ce droit, auquel l’État ne renoncerait jamais, une fois acquis, emporterait une reconnaissance définitive du régime actuel de la propriété littéraire. Or ce régime, les amis des Lettres ne doivent pas se lasser de le répéter, est d’une criante injustice. Imaginez qu’Alfred de Musset, mort en 1857, ait laissé un fils né en 1856. Ce fils aurait aujourd’hui soixante-cinq ans. Depuis 1907, il n’aurait touché aucun droit sur les volumes de son père. Si l’on admet le principe de l’héritage, — et ne pas l’admettre, c’est rejeter la société aux sauvageries primitives, — cette dépossession est une des plus scandaleuses iniquités qui se puissent imaginer. La page qu’un écrivain tire de son cerveau est une création toute personnelle, et qui lui appartient, comme sa pensée elle-même, par un droit vital, si l’on peut dire, et absolument imprescriptible. Dans un code conforme à la nature, il ne devrait pas plus pouvoir l’aliéner d’une manière totale, que le peintre ses tableaux, ou le sculpteur ses statues. La chose est si évidente que nous trouvons injustifiable que telle toile d’un Millet ou d’un Degas, payée un certain prix, soit revendue un autre prix, sans que le peintre ou ses héritiers prélèvent une part sur la plus-value. Si la propriété littéraire et artistique a ce caractère — j’allais dire sacré, et pourquoi pas ? — comment comprendre cette limitation de sa durée ? Remarquez qu’ici l’objection, formulée plus haut, sur la concurrence étrangère, ne joue plus, grâce aux conventions internationales qui ont enfin supprimé cette contrefaçon dont Balzac écrivait douloureusement : « La Belgique m’a pris le million que j’ai gagné. » L’autre objection, souvent formulée, et tirée des déformations que des héritiers, pensant autrement que l’auteur, pourraient imposer à son œuvre, ne joue pas davantage. Dès que la propriété littéraire est reconnue comme absolue, l’œuvre devient intangible, sinon dans la mesure où l’auteur a entendu le modifier. Le véritable service à rendre aux hommes de lettres est dans cette reconnaissance. C’est la raison pour laquelle ce projet d’un droit à percevoir sur les livres tombés dans le domaine public ne saurait être combattu trop vivement. Il n’est que temps, car si le premier projet, celui du Crédit intellectuel, apparaît, à l’analyse, comme inapplicable et inefficace, il n’en va pas de même du second. On peut concevoir qu’on l’applique, et qu’il soit très efficace, — mais contre les intérêts des littérateurs, et, par suite, car l’homme et l’œuvre se tiennent étroitement, de la littérature.

IV. Quelques problèmes sociaux §

I. Réflexions sur la paix de Versailles §

I §

M. Poincaré a défini la paix de 1919 d’un mot qui a eu aussitôt un grand retentissement, tant il ramassait dans son raccourci nos impressions à tous : « Cette paix doit être une création continue. » C’était dire que le règlement de comptes imposé aux vaincus exige chez les vainqueurs, pour être efficace, non pas une détente, mais une persévérance dans la tension de leurs énergies, non pas le repos de la sécurité enfin retrouvée, mais l’activité de la méfiance toujours éveillée. Nos ennemis séculaires ont, hélas ! sauvé du désastre l’essentiel de l’œuvre détestable de Bismarck : l’Empire. Nous n’avons pas devant nous, comme nos pères au lendemain du traité de Westphalie, les Allemagnes. Nous avons l’Allemagne, un peuple de 60 millions d’hommes, qui se croyait, voici cinq ans, le maître de l’Europe. Il l’était par son commerce, par son industrie, par le prestige de son organisation et de ses victoires. Ce peuple de proie, cet animal tentaculaire, comme il s’appelait lui-même, a voulu davantage. Le mauvais génie qui lui est propre, celui de la démesure, l’a précipité dans une entreprise d’hégémonie mondiale qu’il paie aujourd’hui chèrement. Mais son attitude entre l’armistice de novembre et le traité de juin le prouve trop : son orgueil demeure pareil, pareille sa fureur de domination. Il est terrassé, il n’est pas maté. L’épouvantable catastrophe ne l’a pas réveillé de sa profonde intoxication. Que dans un an, que dans dix ans, que dans vingt, il cesse de nous sentir les plus forts, et on le verra recommencer cette besogne qui fut sa tentation, tout au long de son histoire : la reconstruction de l’Imperium Romanum sous forme germanique. Il s’y est essayé à Bouvines avec les Othonides, en Italie avec les Hohensthaufen. Il y a employé ensuite les Habsbourg, enfin les Hohenzollern. Il se peut que cette entreprise revête un aspect plus moderne dans l’avenir. Il semble que certains Allemands conçoivent parfois comme réalisable un impérialat socialiste dont le César serait un théoricien imprégné de marxisme. La différence ne serait que d’étiquette. Nous n’en deviendrions pas moins les esclaves de ces durs maîtres qui se croient la nation élue. À nous de le savoir et de faire de cette paix un instrument de défense contre un nouveau sursaut de la barbarie d’outre-Rhin.

II §

Cette création continue que sera cette paix, si nous la voulons durable, comporte une économie raisonnée de nos forces, et d’abord une évaluation exacte de ces forces. La fierté que notre victoire donne à tous les bons Français a le droit d’être joyeuse. Elle a le devoir d’être grave. Pour qu’elle soit féconde, il faut qu’elle s’accompagne, chez chacun, de nous, de ce que j’appellerai un examen de conscience national. Il consiste à récapituler sans cesse dans notre esprit ces cinq terribles années et à nous demander comment notre pays a vaincu, sur quels points il s’est trouvé inférieur et pourquoi, sur quels points supérieur et pourquoi. Corriger ces principes de faiblesse, maintenir et accroître ces principes de vigueur, tout le problème de la paix durable est là. Ne dites pas qu’il ressortit uniquement aux pouvoirs publics. De même que nous venons de mener une guerre totale, dans laquelle il n’y avait pas de non-combattants, puisque la tenue morale de l’arrière était un des facteurs de la lutte, de même nous avons à mener une paix totale, je veux dire que notre intérêt, notre nécessité à tous, sous peine de risquer un autre 1914, est de procurer tous, par notre pensée, par notre action privée, son meilleur rendement à ce capital de garantie contre les futures menaces que représente la France. Humble et triviale métaphore ! Mais les ravages de l’invasion, mais le chiffre de nos morts, mais les ruines partout accumulées lui donnent une tragique signification accessible même à ceux qui ne voient dans la patrie qu’une communauté d’ordre matériel. Si ces utilitaires y réfléchissent, ce bilan de notre victoire française leur apparaîtra comme aussi indispensable qu’il apparaît ennoblissant à ceux qui, voyant dans la patrie une communion spirituelle, cherchent dans la mise à nu de ses vertus intimes une raison de mieux la servir en l’admirant mieux.

III §

La France a vaincu. Comment ? Par son armée, répondraient le petit garçon et la petite fille de la rue, si on les interrogeait. « Opinions saines du peuple », disait Pascal. Traduisez cette naïve réponse. Toute la leçon des événements s’y trouve contenue. Ce que la France a fait nous montre ce qu’elle doit faire, pour préserver le fruit du sanglant effort. Elle a vaincu par, ou mieux dans son armée, et l’Allemagne, elle, a été vaincue dans son armée. À la veille du conflit, il semblait bien que tout au contraire l’armée fût la partie forte de l’Allemagne et la partie faible de la France. Essayons de comprendre pourquoi l’épreuve de la réalité a démenti le pronostic le plus vraisemblable.

Une armée c’est, avant tout, un corps d’officiers, un cadre. Enrôlez des hommes par centaines de mille, et courageux, si vous ne les encadrez pas, vous n’aurez qu’une horde. Cette loi du cadre, les Allemands la connaissaient, et ils l’appliquaient rigoureusement. Pour recruter mieux leurs officiers, ils attachaient à ce rang des prérogatives de tout genre. Us méconnaissaient une autre loi, à savoir que tout métier, et le métier militaire plus que tout autre, doit avoir sa mystique, sa profonde signification morale, qu’il doit enrichir l’âme de celui qui l’exerce. Cette mystique, les officiers allemands l’avaient perdue. Nous nous imaginions, trompés par une parade tout extérieure, que leur grand état-major cultivait ce type social du soldat, le plus nécessaire à la civilisation puisqu’il incarne ces deux vertus maîtresses : le sacrifice et la discipline. L’entrée en Belgique nous révéla que ces doctrinaires de la guerre scientifique avaient, par une dépravation monstrueuse, perverti le type du soldat en celui du soudard. La brutalité foncière de la race fut une des causes de cette dépravation. La superbe d’un triomphe trop arrogant en fut une autre. Une autre cet abus du système auquel l’esprit germanique fut toujours enclin, et qui déshumanise la pensée. Des causes opposées agissaient, pendant ce temps-là, sur nos officiers à nous. Elles faisaient d’eux, en regard de leurs adversaires infatués, des modèles de plus en plus accomplis du vrai type militaire. Le souvenir des malheurs du pays leur donnait ce sérieux dans la préparation qui avait trop manqué à leurs aînés. Sentant à plein cœur l’imminence du péril suspendu sur notre frontière mutilée, ils respectaient, ils aimaient dans l’armée l’outil sacré qui conjurerait ce péril et nous rendrait nos provinces perdues. Tandis que les reîtres d’outre-Rhin ne rêvaient que guerres de conquête, nos officiers nourrissaient une ambition plus modeste, mais aussi bienfaisante au cœur que l’autre est malfaisante, celle d’une guerre de redressement. Leur rôle dans la figuration politique était plus modeste aussi, trop modeste à de certaines heures. Ces dévoués acceptaient de n’être pas encensés et idolâtrés. Ils y gagnaient de ne pas se corrompre par l’adulation. Ils travaillaient patiemment, humblement, avec quelle intelligence, quelle noblesse aussi, l’événement l’a manifesté ! Notre histoire militaire est magnifique. Dans aucune de ses périodes vous ne rencontrerez une constellation de figures plus hautes que celles des grands généraux de cette grande guerre. Je ne les nomme pas. Ils seraient trop. Et qui sont-ils, sinon les chefs de file d’innombrables officiers pareils à eux ? Quelle merveilleuse variété d’aptitudes aussi dans les élèves de notre École de guerre ! Des théories y ont-elles été professées que les faits ont dû remettre au point ? C’est possible. Cette École a fabriqué mieux que des doctrines. Elle a formé des esprits capables de recevoir cette leçon des faits et de l’utiliser sur place. La preuve en est que ce corps de nos officiers a fourni exactement les hommes qu’il fallait à l’heure qu’il fallait, — l’héroïque sang-froid d’un maréchal Joffre quand nous avons dû subir sans désordre la ruée allemande et la contenir, — la ferme et prudente sagacité d’un maréchal Pétain, quand il s’est agi de relever les courages un instant étonnés et de restaurer l’ordre troublé, — la fougue géniale d’un maréchal Foch pour frapper les coups suprêmes, et pas un moment, pas une circonstance où ces incomparables manœuvriers n’aient donné au monde civilisé, eux et leurs subordonnés, le généreux spectacle de la force contenue, maîtresse d’elle-même, humanisée, — je reprends le terme. Soyons fiers d’être du même sang, de la même terre que les officiers et gardons-nous de toucher à celles de nos institutions militaires qui nous les ont donnés !

IV §

Ils n’auraient pas suffi à la formidable tâche. Si l’armée est avant tout le cadre, elle est aussi la troupe. C’est seulement par abstraction que nous séparons ces deux éléments que l’action unit dans l’effort commun. Le plus juste éloge que l’on puisse faire de cette armée par laquelle la France a vaincu, les témoignages s’accordent là-dessus, c’est que la troupe a été digne de ses chefs, qui ont été dignes de leur troupe. Dresser ici le bilan des énergies françaises, c’est tracer le tableau de la France elle-même. Elle a vaincu d’abord par ses paysans. De quel élan ils sont partis, quand les cloches de la mobilisation ont sonné sur les campagnes ! Il faut les· avoir vus, et la gravité de leur visage, et la décision de leur regard, dans ces minutes solennelles, pour comprendre quelle qualité de citoyen produit cette étroite intimité de l’homme et du sol, cette obéissance à la discipline des saisons, que Tacite —  coïncidence étrange — refuse aux Germains. « Ils ne savent pas », dit-il, « attendre l’année : exspectare annum. » Cette attente, les nôtres la pratiquent depuis des siècles. Voilà l’éducation héréditaire qui leur a permis de supporter sans faiblir cette longue, cette interminable guerre des tranchées qui paraissait si peu conforme au caractère de la race. Là encore nos terriens ont démenti tous les pronostics, démontrant ainsi qu’il faut toujours faire acte de foi dans le Français, quand il se sent bien commandé.

La France a vaincu aussi par ses ouvriers et par ses intellectuels. Ceux-ci au front et dans les usines, donnant leur vie, donnant leur travail sans compter, inlassablement, et ceux-là… Est-il rien d’émouvant comme la liste des écrivains, des élèves des grandes écoles, des avocats, des médecins, des ingénieurs, des professeurs, des instituteurs qui se sont fait tuer si simplement, si bravement, pour qu’il y eût après eux une pensée française ? Et la France a vaincu aussi par ses bourgeois et ses aristocrates qui ont payé l’impôt du sang, non moins simplement, non moins bravement, pour servir d’exemple et attester, par l’identité du sacrifice, cette identité des âmes qui fait qu’un pays n’est pas seulement une collection d’individus, ni même de familles. Il est un individu, il est une famille, il est une personne. La France a vaincu encore par ses prêtres. J’ai sous les yeux, en écrivant ces lignes, l’image mortuaire d’un d’entre eux et j’y lis ces lignes d’un ordre du jour : « Les vagues successives de l’assaut se sont inclinées devant le représentant de Dieu, l’aumônier divisionnaire de Chabrol, dont la main dessinait sous la mitraille le signe de la rédemption et de la victoire… A été tué alors qu’il parcourait le terrain pour secourir les blessés. » On voudrait, dans ces jours où ces innombrables dévouements portent leur fruit sublime, les évoquer tous, un par un, les saluer tous avec des larmes de reconnaissance, les interroger, recevoir d’eux le mot d’ordre impératif, — pour être bien sûr qu’ils n’ont pas été holocaustes en vain.

V §

Ce mot d’ordre — il ne serait pas différent de celui que je rappelais en commençant cette page. Ils nous disaient, ces mots : « Continuez nous… Ne permettez pas que l’on touche à cette armée où nous avons trouvé de tels chefs pour nous conduire. Ne permettez pas non plus que l’on détruise ce qui fut notre œuvre : l’accord entre citoyens, enfin recréé après tant de déchirements. Nous n’avons pas pensé, aux heures tragiques, à comparer nos sorts. Nous ne nous sommes pas demandé, paysans et ouvriers, si notre toute petite part dans l’héritage commun valait la peine de la défendre au prix de notre sang — intellectuels, si notre culture ne nous donnait pas le droit de nous mettre “au-dessus de la mêlée”, la parole la plus impie qui se puisse prononcer dans un pays envahi — bourgeois et aristocrates, si la démission nationale ne nous garantissait pas la jouissance de notre bien-être. Prêtres, nous n’avons pas discuté la loi qui nous était sur la ligne de feu. Tous nous n’avons vu que la France en danger. Elle y est toujours. Comprenez-le et que le service reste le même : vivre la paix comme nous avons vécu la guerre, avec l’idée fixe que, de Bouvines à la Marne et tout au long de notre histoire, la même formidable attaque est toujours venue du même côté et que toujours elle a été repoussée, quand elle a rencontré toute la force française. Conservez-la intacte en vous, cette force, chacun dans le domaine qui vous est propre et en tâchant d’y exceller, et restez prêts à vous rallier autour du drapeau, — ce symbole si clair pour tous de l’unité française. Cette unité aussi est une création continue, et la condition pour que cette paix soit efficace, et notre sacrifice récompensé. »

II. De l’impérialisme §

Aucun vocable n’est plus couramment employé dans la politique actuelle que celui d’impérialisme. Aucun n’est moins nettement défini, si bien que vous le rencontrerez appliqué aux actions les plus différentes, les plus contraires parfois. Veut-on caractériser et flétrir le criminel coup de main tenté par l’Allemagne en 1914 ? On le qualifie d’accès d’impérialisme, entendant par là une entreprise d’hégémonie européenne, prélude avoué d’une hégémonie « mondiale », comme on dit aujourd’hui. Est-on en droit d’employer le même terme quand il s’agit de la France préoccupée de s’assurer sur le Rhin une frontière défensive, ou de la Pologne revendiquant ses anciennes limites ? Lisez pourtant les journaux, et vous constaterez que cette confusion est quotidienne. Elle est aussi trop profitable à nos ennemis pour ne pas être délibérée. C’est un moyen, entre tant d’autres, pour jeter sur le plus légitime procédé de défense nationale le discrédit mérité par le plus monstrueux esprit d’usurpation. Il y a là une équivoque qu’il est opportun de dénoncer. Il suffit pour cela de donner son véritable sens à un mot obscurci par la plus volontaire des ambiguïtés.

I §

C’est par l’histoire que cette précision peut être obtenue14. L’Empire par excellence, celui qui demeure le type achevé de cette forme d’État, et donc de cette forme d’esprit : l’impérialisme, c’est l’Empire romain. Une idée d’abord inconsciente, puis dégagée et réfléchie, a dominé son développement séculaire. Le plus grand des poètes latins l’a exprimée dans les hexamètres célèbres :

« Tu regere imperio populos, Romane, memento
Hæ tibi sunt artes, pacisque imponere mores !… »

Traduisons ces vers en les commentant : « Ton génie, à toi, peuple romain, ta mission propre, consiste à gouverner les autres peuples et à leur imposer des mœurs dans la paix, une fois soumis à ton Empire. » Trois affirmations sont enveloppées dans ce vigoureux raccourci : le première, que Rome représente un degré de civilisation supérieur à celui des autres peuples ; la seconde, que l’intérêt de ces autres peuples est de recevoir le bienfait de cette civilisation ; la troisième, que ce bienfait doit être imposé par la force. Virgile le dit ensuite explicitement :

« Parcere subjectis, et debellare superbos. »

Ces « superbes », ce sont les Gaulois, par exemple, qui prétendent garder leur civilisation à eux. C’est Carthage et Annibal, c’est l’Asie Mineure et Mithridate. Le verbe debellare, placé là, indique bien le sens de la guerre telle que les Romains l’ont conçue, et c’est celle aussi que les Anglais, ces autres grands Impérialistes, ont faite aux Indes, dans l’Afrique du Sud, partout enfin où ils ont instauré la Paix Anglaise, pareille à la Pax Romana, et fondée sur le même principe : une société plus avancée soumettant des sociétés ou primitives ou retardataires pour les faire participer à sa culture.

Écoutez maintenant un des représentants les plus justement célèbres de la pensée allemande, M. le professeur Ostwald, parler en novembre  1914 de la guerre que son pays vient de nous déclarer : « L’Allemagne, grâce à sa faculté d’organisation, a atteint une étape de civilisation plus avancée que les autres peuples. La guerre, un jour, les fera participer, sous la forme de cette organisation, à cette civilisation plus élevée. Les Russes en sont encore à la période de la horde. Les Français et les Anglais ont atteint le degré de développement culturel que nous-mêmes avons quitté, voici plus de cinquante ans. Cette étape est celle de l’individualisme. Au-dessus de cette étape, il y a celle de l’organisation. Voilà où en est l’Allemagne d’aujourd’hui. Vous me demandez ce que veut l’Allemagne ? L’Allemagne veut organiser l’Europe, qui jusqu’ici n’a pas été organisée15… ». Reconnaissez-vous, dans ces déclarations, la thèse magnifiée dans les vers de Virgile, à savoir que la mainmise d’un peuple-maître — Herren Volk — sur un peuple inférieur est légitime ? Ouvrez le premier lexique venu. Vous y trouverez qu’il y a deux significations du substantif maître : celui qui a quelqu’un sous sa domination, — celui qui enseigne un art, une science. C’est la double tâche que les théoriciens de l’Impérialisme assignent aux nations conductrices : conquérir pour améliorer.

L’Inde, à laquelle je faisais allusion tout à l’heure, et notre Maroc sont là pour démontrer qu’il y a en effet un Impérialisme bienfaisant, mais il suppose une condition préalable : cette supériorité de civilisation chez le peuple conquérant que les Allemands s’attribuent abusivement. Le vieil Eschyle disait : « L’orgueil, fils du bonheur, fatal à son père », — et d’abord fatal à l’intelligence. Les propos du professeur Ostwald dénoncent avec une clarté singulière le sophisme sur lequel pose cette outrecuidante prétention de ses compatriotes. Ce savant déraisonnable confond la civilisation et la culture. Un peuple n’est pas supérieur à un autre, d’une supériorité qui lui donne un droit de maîtrise, parce qu’il organise mieux le rendement de ses usines, l’hygiène de ses villes ; son commerce, l’enseignement même de ses universités. En, revanche, les Anglais et les Français sont supérieurs aux Hindous et aux Marocains, parce qu’ils représentent, en face du Bouddhisme et de l’Islam, tout simplement la Chrétienté. Ernest Psichari a dit cela, bien éloquemment et bien fortement dans son Voyage du Centurion. Il ne s’agit plus alors d’une différence de culture, c’est le fond même de la vie morale qui est en question. Nous touchons ici au principe le plus intime de l’erreur allemande. Entre des peuples chrétiens, il peut y avoir de prodigieuses inégalités dans l’aménagement de leur civilisation, mais cette civilisation est une. Aucun de ces peuples n’est essentiellement supérieur à un autre, et de l’un à l’autre l’Impérialisme n’est plus légitime. Il a perdu cet élément de radicale transformation en mieux qui seul peut le justifier.

Faisons de nouveau appel à l’histoire. Cette évidence que la Chrétienté constitue une unité de civilisation et qu’elle exclut entre les nations qui en font partie avec cet esprit de conquête bienfaisante, formulé dans le programme Virgilien, cette évidence, dis-je, explique la constante révolte de l’Europe occidentale, depuis la chute de l’Empire Romain, contre tout recommencement d’une hégémonie de cet ordre. C’est ainsi qu’en face de l’idée d’Empire s’est élaboré et a grandi, dans le monde occidental, ce que j’appellerai l’idée de Royaume. — Je prends ce mot comme synonyme, non pas de monarchie, mais d’État modéré, se suffisant à lui-même dans des limites géographiques bien définies par la nature, et respectant l’indépendance des États voisins. — Si Rome nous a laissé le type achevé de l’Empire, la France peut être considérée comme ayant représenté de la manière la plus accomplie le type du Royaume. Le Rhin, les Alpes, la Méditerranée, les Pyrénées, l’Océan lui tracent un contour nettement marqué. Réunissant en elle des races très différentes, elle ne saurait être tentée par une de ces colossales ambitions ethniques qui ont produit, en Allemagne le Pangermanisme, en Russie le Panslavisme. La modération lui est imposée par ses frontières extérieures comme par sa composition intime. Aussi le Royaume de France a-t-il été, depuis sa création, comme l’étalon de la mesure en Europe. Le livre que M. Gabriel Boissy vient de publier sous ce titre : Pensées choisies des rois de France, et qui a été pour beaucoup une révélation, nous montre les Capétiens depuis saint Louis jusqu’à Louis-Philippe, ceux-ci consciemment, ceux-là instinctivement, travaillant à cette même œuvre : ordonner, fortifier le Royaume, et comme écrivait Philippe le Bel dès le treizième siècle : « Toujours raison garder. » Raison, c’est-à-dire mesure — revenons-en toujours à cette vertu qui est le génie même de notre pays. Que fait d’autre saint Louis quand il affirme le devoir de paix pour les princes chrétiens ? « Cher fils, je t’enseigne que tu te gardes à ton pouvoir, que tu n’aies guerre avec nul chrétien. » Se garder à son pouvoir, — admirable formule et qui s’oppose si exactement au regere imperio populos du Romain ! Qu’avait fait d’autre Philippe-Auguste, brisant à Bouvines l’invasion de l’empereur Othon ? Que devaient faire d’autre ses successeurs dans leur longue lutte contre la maison d’Autriche ? Se garder à son pouvoir, — c’est à la fois le défendre au dedans et empêcher qu’il ne se crée à côté un pouvoir dévorateur qui soit une menace pour l’avenir — autant dire un Impérialisme. De là, chez tous nos rois, cette conception de la guerre, si humaine, si raisonnable, insistons-y encore et encore, considérée comme une nécessité douloureuse, acceptée quand il le faut, mais sans aucune visée à la domination universelle… « Avons soutenu paroles et traité de paix… », dit Jean le Bon. Et Charles VI : « La douce paix tant désirée de la Chrétienté… » Et Louis XII : « Comme je vous ai toujours dit, je suis amateur de paix… » Et François Ier : « Je veux et désire qu’on tâche à mettre la peine à faire la paix la plus ferme et perpétuelle qu’il soit possible… » Et Henri IV : « Comme je n’envie pas le bien d’autrui, et ne fais la guerre que pour recouvrer celui qui m’appartient… » Et Louis XIII : « Cette nouvelle m’a extrêmement touché, parce que je vois que c’est un éloignement à la paix que vous et moi désirons avec tant de passion… » Et Louis XIV : « J’ai toujours voulu attendre que ce fût la justice qui me mît les armes à la main. » Cette conviction était si profonde en lui qu’à son lit de mort, et dans la sincérité de la dernière heure, il disait à son héritier : « Mon enfant, ne m’imitez pas dans le goût que j’ai eu pour la guerre. » C’est qu’à un moment le vertige de l’Impérialisme avait failli le saisir. Il le sentait, et s’en repentait. Louis XV se souvenait de cette suprême recommandation quand il écrivait à d’Argenson : « Ne disons pas que nous voulons la paix, mais désirons-la comme le plus grand bien, pourvu qu’elle puisse durer longtemps. » Louis XVI pensait pareillement : « Les succès de mes armes ne me flatteront jamais que comme étant un acheminement à la paix… » Et Louis XVIII : « Commandant à plus de vingt-cinq millions d’hommes, j’ai l’intérêt de l’Europe à défendre. La paix est l’objet de tous mes vœux, c’est pour l’avoir que j’ai augmenté mon armée… » Et, pour finir, Louis-Philippe : « Le bien d’un pays ne consiste pas dans des conquêtes. »

II §

Ce double coup d’œil comparatif nous permet de protester contre le reproche d’impérialisme si perfidement formulé contre la France à propos de ses revendications d’après-guerre et contre la Pologne au cours de sa campagne actuelle. Oui. Cette France, raisonnable et modérée, a été un moment touchée, comme l’avait été son grand Roi, du vertige de l’Impérialisme. Mais ç’a été sous la Révolution et lorsqu’elle a prétendu, sous le prétexte d’affranchir les peuples, imposer son idéologie hors de ses frontières naturelles. Le génie de Napoléon n’a fait que continuer une entreprise dans laquelle notre pays a, pour un temps, perdu le sens de sa mission héréditaire. Nous avons cessé, pour une période, d’être les gardiens de la mesure en Europe, et la conséquence n’a pas tardé à se manifester. De ce jour-là, l’idée impérialiste est reparue sur le vieux continent, professée et pratiquée, au cours du dix-neuvième siècle, par cette redoutable Allemagne dont elle a toujours été la tentation, je l’ai dit déjà16, au moyen âge avec les Othonides et les Hohensthaufen, puis avec les Habsbourg, enfin avec les Hohenzollern. Il est bien remarquable qu’encore ici, la France, redevenue modérée, rentrée dans la tradition des rois dont elle est l’œuvre, ait été l’obstacle dressé contre ce projet d’un Imperium Germanium, héritier, aurait voulu Guillaume II, de l’Imperium Romanum. Cet Impérialisme allemand est, à l’heure présente, sinon détruit, paralysé pour un temps. Nous en avons vu aussitôt grandir un autre : l’Impérialisme bolcheviste. Si notre définition est exacte, poursuivre par la force une propagande révolutionnaire parmi d’autres nations, c’est réaliser sous une forme, différente seulement en apparence, le programme même de l’hégémonie Romaine. Il n’est pas moins remarquable qu’à l’heure présente la France soit de nouveau, sur le continent européen, le soldat de la mesure, du Royaume, répéterai-je, en reprenant l’expression de tout à l’heure, c’est-à-dire de l’autonomie des États. Un des magnats d’Amérique reconnaissait ces jours derniers, dans une déclaration qui a fait du bruit, que nous sommes à l’heure présente le pays le moins touché de désordre. C’est qu’en combattant contre l’idée d’Empire, nous avons défendu et défendons le plus profond élément de notre existence historique, celui qui est notre raison d’exister. Et c’est qu’aussi nous avons reçu de l’invasion une terrible leçon de choses. L’Impérialisme nous est apparu dans sa réalité sinistre quand, au lieu d’être, comme la chose peut se produire, dans la rencontre d’un peuple supérieur avec un peuple inférieur, un bienfait armé, il est simplement la mise en action de la plus brutale convoitise. Ayons la fierté de notre mission, et ne permettons pas que l’on dénature le caractère de notre besogne généreuse quand nous nous dévouons, seuls peut-être, à cet « intérêt de l’Europe » dont parlait si fermement un de nos Rois, — ni que l’on calomnie l’héroïque peuple qui, là-bas, sous notre admirable Weygand, nous sert d’avant-garde.

III. Du militarisme17 §

Le grand crime des Allemands dans leur agression de 1914 est d’avoir compromis, irréparablement peut-être, devant la conscience Européenne, quelques-unes des hautes idées qu’ils prétendaient, qu’ils devaient représenter. Ils se donnaient comme un peuple religieux, et l’on se rappelle à quels sinistres besognes d’abominable brutalité leur Empereur, parlant en leur nom à tous, associait leur « bon vieux Dieu ». Ils se disaient les dévots de la Science. Ils répétaient, sous toutes les formes, l’orgueilleuse affirmation d’Ernest Moritz Arndt, un de leurs prophètes : « Nous autres, Allemands, nous sommes décidément les champions de la lutte intellectuelle », et cette Science, dont ils étaient si fiers, ne leur a servi qu’à multiplier, à raffiner des inventions de sauvagerie. Ils se proclamaient les défenseurs de l’ordre sous ses deux grandes formes : la hiérarchie et l’autorité, et l’anarchie bolcheviste n’a pas de meilleur argument que de montrer où les a menés leur génie d’organisation. Ils ont avili la guerre en lui enlevant ce caractère chevaleresque, si admirablement évoqué par Vélasquez, dans ce tableau des Lances. Ils professaient le culte de l’armée, et ils se sont comportés de telle sorte qu’un universel discrédit s’attache aujourd’hui aux mots de militariste et de militarisme. Que nous sommes loin du temps où Joseph de Maistre pouvait écrire dans les Soirées de Saint-Pétersbourg : « Observez, je vous prie, que le métier de la guerre, comme on pourrait le croire ou le craindre, si l’expérience ne nous instruisait pas, ne tend nullement à rabaisser, à rendre féroce ou dur celui qui l’exerce. Au contraire, il tend à le perfectionner. »

Citer ces lignes, signées d’un témoin qui avait vu les grandes guerres françaises, et cela du camp ennemi, puisqu’il avait séjourné en Russie durant tout le règne de Napoléon, c’est mesurer la dégradation infligée par les barbares d’outre-Rhin à ce type du militaire dont Maistre disait encore : « L’homme le plus honnête est ordinairement le militaire honnête. »

I §

La cause de la perversion allemande, nous la connaissons. C’est l’orgueil, « ce fils du bonheur fatal à son père », pour parler de nouveau comme le vieil Eschyle, un orgueil si déréglé qu’il a déshumanisé une nation tout entière. Je ne trouve pas d’autre mot pour définir ce monstrueux phénomène d’aberration collective. Aujourd’hui que ce péché contre l’esprit, « le seul qui ne sera pas pardonné », a précipité les Allemands dans l’abîme, il importe de réagir contre le discrédit jeté par les abus qu’ils ont commis sur les principes dont ils se réclamaient. Ces principes restent vrais en dépit de ces abus. Il reste vrai que la ferveur religieuse est un des éléments essentiels de la santé sociale. Il reste vrai que la culture scientifique est un puissant facteur de civilisation, — vrai que les peuples sans hiérarchie et sans discipline tombent dans des convulsions qui les paralysent, — vrai que la guerre juste, soutenue pour défendre la patrie, et conduite généreusement, exalte ce qu’il y a de plus viril et de plus élevé dans le cœur de l’homme. — Il est vrai enfin que la fonction de soldat comporte, comme l’affirmait éloquemment Ernest Psichari, le héros tombé à Charleroi, dans son Appel des armes, une morale et une mystique. « Vous n’empêcherez pas », fait-il dire à un officier, son porte-parole, « que nous ne soyons un peu plus qu’un métier, au sens où l’on entend ce mot d’ordinaire, un peu plus qu’une profession. À ce point de vue, dans l’ensemble de la société, nous ne sommes guère comparables qu’au prêtre et au savant. »

C’est avant 1914 qu’Ernest Psichari s’exprimait ainsi, et voici la preuve de l’influence funeste exercée par l’abominable frénésie allemande sur les esprits : durant toute la discussion de notre nouvelle loi militaire, pas une phrase n’a été prononcée chez nous qui ait rendu ce son de magnanime spiritualité. Au Parlement comme dans la presse, l’accord a été complet sur la nécessité d’un organe de défense nationale. Il y a eu divergence sur la forme que prendra cet organe, les uns voulant un service plus court, les autres un service plus long, — divergence encore sur l’accommodation de cet organe aux difficultés financières. Aux uns comme aux autres, le maintien de l’armée apparaît comme une charge très dure imposée au pays par le malheur des temps, et qu’il s’agit de répartir le plus équitablement, le plus légèrement possible, je n’oserais pas dire en s’en excusant, mais presque. Jules Simon réclamait à la fin de l’Empire « une armée qui n’eût pas l’esprit militaire ». Certes, nos législateurs n’oseraient pas reprendre à leur compte une pareille formule. Ils ont trop constaté l’utilité vitale de cet esprit militaire, quand, au mois d’août 1914, le cadre technique a permis une mobilisation dont les Allemands demeurèrent déconcertés. Ce sont des officiers animés du plus pur esprit militaire qui l’ont préparée et manœuvrée. Ce sont des maîtres et des élèves de notre École de guerre, c’est-à-dire des chefs pénétrés, eux aussi, de cet esprit militaire, qui ont fini par prendre la direction suprême des troupes françaises et alliées, démontrant ainsi, par le fait, qu’à la guerre comme ailleurs, les spécialistes ont toujours le dernier mot. Les états-majors ne s’improvisent pas. Les soldats non plus. La nation armée, c’est proprement la horde. Une armée nationale, c’est la partie civile de la nation s’amalgamant à l’armée tout court. Les réserves n’ont joué leur rôle décisif, dans la terrible épreuve, qu’en se coulant dans l’active. Pour que le citoyen devienne soldat, il faut qu’il entre dans un milieu de soldats, et que ce milieu préexiste. Ces vérités, tous les bons Français les savent. Combien osent les dire ? Tant est fort, à l’heure présente, le préjugé contre le mot déshonoré, le militarisme.

II §

Il importe de réagir et de reconnaître que c’est une chimère de rêver d’une armée nationale sans militarisme, c’est-à-dire sans la constitution d’une atmosphère intellectuelle et morale spécifiquement militaire. Spécifiquement, j’y insiste, en demandant au lecteur de ces notes de me permettre, une fois de plus, une citation qui donne son plein sens à ce terme d’une physionomie bien pédante, mais il est précis. Cette théorie qu’il y a une spécificité des métiers a été soutenue pour la première fois par Balzac, dans la préface générale de la Comédie humaine : « La Société », écrivait-il, « ressemble à la nature. Elle fait de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie. Les différences entre un soldat, un ouvrier, un administrateur, un avocat, un oisif, un homme d’État, un commerçant, un marin, un prêtre, un poète, sont, quoique plus difficiles à saisir, aussi considérables que celles qui distinguent le loup, le lion, l’âne, le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis, etc. Il a donc existé, il existe donc de tout temps, des espèces sociales, comme il y a des espèces zoologiques. » Traduite en langage courant, cette formule signifie que, pour s’adapter aux exigences d’une certaine sorte d’activité, l’individu doit développer certaines de ses puissances, aux dépens de certaines autres. Un médecin, par exemple, aiguisera en lui le sens de l’observation, et diminuera le sens de l’imagination. Il faudra, si véridique soit-il, qu’un masque se tende sur son visage, pour dissimuler au malade la sévérité du pronostic porté intérieurement. Il exagérera la surveillance sur sa parole, pour ne jamais manquer, même de la façon la plus légère, au secret professionnel. En même temps qu’il exerce sur sa personne ce dressage du métier, sur le détail duquel il n’est pas besoin d’insister, ses camarades d’études travaillent à se façonner de la même manière. Leurs maîtres ont accompli le même effort, commandé par la préparation à une besogne identique, et pareillement les maîtres de ces maîtres. Ainsi s’est élaboré, à travers des générations, un type idéal duquel se rapprochent plus ou moins tous les médecins, et qui est le Médecin. Il s’est appelé Celse et Galien, Ambroise Paré et Fagon, Laennec et Corvisart, Bretonneau et Trousseau, Potain et Dieulafoy. Les siècles, les noms, le genre du talent importent peu. Si vous étudiez les biographies de ces grands thérapeutes, vous retrouverez chez tous les quelques traits communs qui les rangent réellement dans une espèce. Vous apercevrez aussi, pour peu que vous ayez la notion de la valeur de l’exemple, cette évidente vérité : l’existence de ce type idéal du médecin, reproduit intégralement par tous ceux qui pratiquent cette noble profession, contribue à maintenir dans la Société quelques vertus, portées à leur plus haut degré. Vertus d’intelligence : le penser médical n’est ni le penser mathématique, ni le penser poétique. — Vertus de caractère : le médecin n’est-il pas l’altruiste par excellence, le secours prêt à se dresser au chevet de tous les lits de douleur ?

Appliquez ce procédé d’analyse au soldat, et vous comprendrez ce qu’Ernest Psichari signifiait quand il déclarait, prophétisant le courage de tous les combattants de la grande guerre, mais revendiquant pour le soldat professionnel une autre action18 : « Tous les Français feront leur devoir en temps de guerre. Je dis tous, même ceux qui professent aujourd’hui qu’ils ne le feront pas et qui seront peut-être les plus enragés. Ce n’est donc pas un critérium pour nous que l’accomplissement du devoir guerrier. Mais notre devoir commence plus haut et va plus loin. Je dirai plus : il diffère essentiellement du devoir du simple patriote.L’officier n’est pas patriote à un degré au-dessus du citoyen. Il l’est autrement… » L’auteur de l’Appel des armes entendait par là que le type idéal du soldat représente dans la patrie la mise en pratique de principes nécessaires à la vigueur du corps national et qui risqueraient, si le milieu militaire n’existait plus, de s’affaiblir jusqu’à s’anémier. La discipline d’abord, la totale et volontaire subordination du goût personnel dans l’obéissance. Le sacrifice total et volontaire aussi. Le soldat est celui qui est toujours prêt à dévouer sa vie et à la dévouer sans discuter, à la place qui lui est assignée. Il est un rouage dans une machine, et il accepte de n’être que cela. Ou plutôt, il est une cellule dans un organisme, symbolisant, nous enseignant, par son renoncement, mais un renoncement dans l’énergie, ce que nous devons tous être dans la société, la petite note du grand orchestre, les ouvriers d’une construction qui nous dépasse et qui est notre raison supérieure d’exister. Le soldat est celui qui sert, pour tout dire d’un mot, et dont toute la grandeur est dans le service. « Servir », dit le dictionnaire, « premier sens : être assujetti. Second sens : être utile. » Le langage, cette intuition notée de l’âme populaire, en liant l’idée d’utilité à celle de soumission, a résumé dans un raccourci saisissant toute cette mystique de l’armée.

III §

L’armée doit donc être conçue, non seulement comme une charge pour le pays, mais aussi, mais surtout, comme une bienfaisante éducation sans laquelle les jeunes énergies de ce pays n’atteindraient pas leur plein développement. Pour que cette éducation réalise son point de perfection, il est trop évident qu’il vaudrait mieux constituer cette armée en armée de métier, restreinte et plus intensément professionnelle. Des généraux d’une compétence reconnue ont proposé de la réduire à 150 000 hommes, recrutés par engagements avec une durée très longue de service, de manière à en faire un noyau autour duquel agglutiner une masse de miliciens, entraînés par une préparation plus courte et moins onéreuse. Cette doctrine est bien séduisante au premier abord. Est-elle compatible avec les exigences de la bataille moderne, telles que nous les a révélées la dernière guerre ? C’est sur quoi le signataire de ces notes ne saurait avoir un avis. Les moins renseignés peuvent en avoir un sur cet autre problème : celui de la valeur morale nécessaire aux supérieurs, officiers et sous-officiers, pour que la caserne devienne vraiment, non pas la prison, mais l’école du soldat. Je me souviens d’une conversation que j’eus, voici bien des années, avec le propre grand-père d’Ernest Psichari, ce génial et singulier Renan, à qui son livre d’après la guerre de 70 : la Réforme intellectuelle et morale, fait un si grand honneur. Nous parlions du service universel auquel Renan se montrait, ce jour-là, fort opposé. « Pour qu’il ne fût pas funeste », me disait-il, « comment ne voit-on pas qu’il faudrait un corps de sous-officiers qui fussent tous un exemple ? » On est bien arrivé, par l’École de guerre, à former une élite d’officiers-exemples. Est-il impossible de recruter de même une élite de sous-officiers qui deviennent, pour leurs recrues, ces éducateurs immédiats et directs, rêvés par Renan ? Il semble que l’attention de ceux qui vont avoir mission de nous refaire une armée devrait tout particulièrement se porter sur ce point. Le militarisme conçu de la sorte, ne le redoutons pas. Souhaitons-le, tout au contraire. Ce serait le meilleur correctif à tant de germes d’anarchie, épars dans l’atmosphère de ces temps si troublés par le forfait dont les Allemands se sont rendus coupables contre la justice, contre l’ordre et, on ne le dira jamais assez, contre l’honneur militaire. Leur Empereur aimait à s’appeler le suprême seigneur de la guerre. Il ne l’aura été que du brigandage. Comprenons pourquoi, et ne laissons pas dans notre pensée le type idéal du soldat, si précieux, si tonique pour la vie morale de la nation, se confondre avec le type hideux du soudard.

IV. La crise de l’idée de travail §

I §

Il n’y a qu’un cri d’un bout à l’autre du territoire à cette minute : la France, dont les plus riches provinces ont supporté plus de quatre ans d’invasion, la France qui a perdu quinze cent mille de ses meilleurs enfants, la France qui ploie sous le fardeau d’une dette énorme, ne peut se refaire que par le travail. Devoir d’autant plus pressant que les terribles ennemis à l’étreinte de qui elle vient d’échapper par miracle, et dont le travail fut toujours la vertu maîtresse, comprennent trop bien qu’à la guerre des soldats va suc céder la guerre des usines. C’est le terrain sur lequel ils comptent prendre leur revanche. On a publié l’appel que le Vorwaerts adressait aux ouvriers le 20 juillet 1919, pour les adjurer de ne pas chômer le 21. De quel accent ces socialistes proclament que l’Allemagne « ne peut sortir de son épuisement total, retrouver sa force que par le travail » ! Avec quelle indignation ils flétrissent dans ce chômage projeté « un nouveau crime contre le peuple allemand » ! Cela, nous le savons, et, le sachant, ce ne sont chez nous qu’atteintes portées au travail, et par qui ? Par le monde du travail lui-même. Si la grève générale a échoué, grâce à un dernier sursaut de bon sens chez les égarés qui faillirent se laisser entraîner à cette lamentable erreur, les grèves de détail se multiplient, diminuant le rendement, qui s’additionnerait au capital national, aujourd’hui dans une branche d’industrie, demain dans une autre. Il faut produire, et l’on choisit cet instant pour protester contre toute dérogation à la loi de huit heures. Il faut exceller, et le sabotage est envisagé couramment comme un moyen de mettre a quia le patron récalcitrant. Il est urgent de susciter chez les Français l’esprit d’entreprise, et la hausse des salaires monte sans cesse, comme pour paralyser à mesure toute initiative. Il semble qu’une vague de paresse — on l’a dit trop justement — soit en train de passer sur le pays, alors que la réparation de nos ruines exigerait une acharnée poussée de labeur.

D’où ce paradoxe ? Car c’en est un qu’une telle mentalité, devant cette évidence : ou bien nous travaillerons plus et mieux qu’avant le cataclysme de 1914, ou bien nos quinze cent mille morts, qui ont donné leur sang pour que la France vive, seront tombés en vain. À cette aberration de notre prolétariat — et pas de lui seulement, puisque les fonctionnaires et les employés s’en mêlent, — on a cherché bien des motifs. Les diverses explications données ont du vrai. On incrimine à bon droit la longueur de la guerre, et l’épuisement nerveux qui suit les grandes dépenses d’énergie. On accuse, non sans raison, les agitateurs de la politique, et leur exploitation de cette lassitude, quelques-uns au profit de leurs utopies, les plus nombreux par basse ambition. On n’a pas de peine non plus à discerner dans les propagandes révolutionnaires, qui détendent la vigueur de notre relèvement, des origines très suspectes. La cherté de la vie est aussi un principe de désordre, d’autant plus puissant qu’elle est un effet à la fois et une cause. L’ouvrier veut gagner plus parce que tout coûte plus cher, et tout coûte plus cher parce qu’il gagne plus. Nous voilà au rouet, dirait Montaigne. Oui. Chacun de ces facteurs entre pour une part dans cet extraordinaire état mental, qu’aucun n’aurait produit cependant, si ces actions d’ordre physiologique, politique ou économique, ne s’exerçaient sur des esprits préparés à les subir par des influences d’ordre psychologique. Ne nous y trompons pas. Nous assistons à une crise de l’idée de travail. Ici encore le problème moral domine les autres, et ce problème moral lui-même n’est qu’un cas du problème intellectuel. Rappelons encore et encore la phrase de Pascal : « Travaillons à bien penser, voilà le principe de la morale. »

II §

Et d’abord, qu’est-ce que le travail ? Une pareille interrogation paraît presque naïve. Mais les analyses élémentaires ont cette utilité qu’elles dégagent les questions de tous les éléments adventices, pour les poser dans leur réalité profonde, celle qui ne tient ni aux mœurs de l’époque ni à ses préjugés. Je cherche le mot travail dans deux dictionnaires et je trouve que l’un et l’autre le traduisent également par effort, gêne, tourment. L’étymologie confirme cette définition. Travail vient de trifolium — de très, trois, et de palus, pieu, — sorte de chevalet formé de trois pieux. Travailler de tripaliare, torturer avec cet instrument. La notion d’effort et d’effort pénible est donc au fond de l’idée de travail. Par là, elle se distingue de l’idée de besoin. Le besoin, c’est, dit encore le dictionnaire, le manque de quelque chose que réclame la nature. Le besoin implique la nécessité. Il n’implique pas la volonté. Le travail, au contraire, suppose une résistance à vaincre hors de nous, une tension volontaire de notre force. Le besoin suscite le travail, mais nous pouvons ne pas répondre à cet appel du besoin, ou n’y répondre que dans la mesure où nous décidons de le faire. Le besoin ne dépend pas de nous. Le travail dépend de nous. Il suit de là qu’il participe aux variations de notre personnalité. La notion que nous nous en formons n’est pas constante, et, suivant qu’elle change, elle détermine chez nous des différences d’attitude vis-à-vis de ce fait, le plus important de la vie humaine : l’obligation de travailler.

Regardez-la se compliquer, s’ennoblir, cette idée de travail qui, prise à son point de départ, se réduit à celle de servitude, puisque l’homme a commencé de travailler, pour obéir au besoin. Le travailleur est là, ayant devant lui sa tâche à accomplir. Il lui est loisible de l’exécuter tellement quellement — le peuple dit : à la grosse, à la va-vite, — ou bien de l’achever avec amour, de la fignoler. Il y a donc une qualité dans le travail où la conscience trouve sa satisfaction. Vous voyez à l’idée de travail s’agglutiner celle de probité professionnelle, donc de compétence. L’idée de compétence implique elle-même celle d’éducation, d’apprentissage. Mais qu’est-ce qu’un apprenti ? Celui qui apprend. De qui ? D’un maître. Ce maître a lui-même été l’apprenti d’un autre, qui l’a été d’un autre, et cela de génération en génération, si bien que la suite des ouvriers d’un même métier peut être considérée comme un même ouvrier qui peine toujours et qui apprend indéfiniment. À l’idée de travail s’agglutine maintenant l’idée de solidarité dans le temps et aussitôt celle de solidarité dans l’espace. Comment les tâcherons d’une tâche identique ne se sentiraient-ils pas liés par cette identité même ? Cette solidarité va plus loin. Aucun métier n’est isolé. Tous se touchent, par la réciprocité des bienfaits donnés et reçus. Le laboureur qui engrange son blé, ne saurait se passer du maçon qui lui a bâti cette grange, du serrurier qui lui a fabriqué de quoi la clore, du charron qui lui a construit sa voiture, du bourrelier qui lui a cousu ses traits d’attelage, du corroyeur qui a fourni le cuir au bourrelier. Pas de travailleur qui ne bénéficie de tous les travailleurs, et voici s’agglutiner à l’idée de travail l’idée de l’entraide sociale, autant dire de la Société.

Ainsi conçu, le travail revêt une valeur singulière. Il cesse d’être la servitude, pour devenir le service. La certitude de la besogne bien faite équilibre l’homme, de se savoir utile à ses semblables lui donne une fierté intérieure qui le rehausse à ses propres yeux. Il sent sa force à la fois et la règle de sa force. Il est dans sa loi. Mais l’idée de travail n’a pas fini de se développer. Il reste à l’homme à se demander quel est le sens de cette loi de l’effort que la conscience et l’expérience lui démontrent si essentielle. Pourquoi cette obligation à l’activité et à l’activité pénible ? Nous entrons ici dans la Mystique de l’idée de travail, que le Christianisme éclaire par celle du péché originel et du monde de la chute. C’est encore Pascal qui a écrit : « L’homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n’est inconcevable à l’homme. » Quelle signification revêt alors l’idée de travail rattachée ainsi à la parole divine : « In sudore vultûs tui vesceris pane. — Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front ! » Quel enrichissement de l’humble notion du besoin ! Quelle ascension dans ce passage de l’économique au spirituel, et, par voie de retour, quelle fécondité !

III §

Le beau et grand livre de M. Levasseur sur l’Histoire des classes ouvrières en France, nous montre la mise en œuvre par nos pères de cette idée de travail, comprise ainsi dans son ampleur à la fois professionnelle, sociale et religieuse. La charte des Corps de métier au treizième siècle, en est la codification. C’est une forteresse qui abrite l’artisan et lui assure, dans la cité, sa place bien à lui et ses franchises. Résumons quelques-uns des articles de ce code. Il s’agit d’abord de préserver la qualité du travail. D’où le contrat d’apprentissage, dont les règles attestent quelle importance s’attachait alors au maintien de la bonne fabrication. L’apprentissage dure trois ans, huit ans, dix ans, — ainsi chez les émailleurs. Pour que le contrat soit passé, il faut que le maître soit créable, c’est-à-dire capable, par sa moralité et son droit de maîtrise, de bien diriger son apprenti. La solidarité, dont je parlais tout à l’heure, se reconnaît au soin que prennent les règlements de fixer le nombre des apprentis. Le maître ne les a pas pour les exploiter. Il les a pour les instruire. Quand un tisserand de Saint-Denis, par exemple, prend plus de deux apprentis, il doit prendre aussi un valet pour diriger le troisième, tant on exige que ces rapports d’éducation professionnelle soient pratiqués sérieusement, efficacement ! Ce même esprit de sérieux impose au travail des astreintes sévères d’exécution. Le règlement veut que le batteur mette une quantité déterminée d’alliage d’or dans ses feuilles d’argent, que le patenôtrier n’enfile pas les grains d’un chapelet avant de les avoir arrondis, que le lampier fasse des chandeliers de cuivre d’une seule pièce. Et qui a rédigé ces règlements ? Le Corps de métier lui-même. Nous sommes dans une petite république dont les membres sont gouvernés par leurs pairs, qui s’administre par des prud’hommes et gardes de métier, qu’elle a nommés. Même prévoyance pour l’ouvrier que pour l’apprenti. La durée de son effort est calculée. Il doit se rendre chez son patron du soleil levant au soleil couchant. Il travaille seize heures en été, huit heures en hiver, avec une interruption de deux heures pour son repas. Dans certaines professions, l’atelier se ferme à vêpres ou à compiles, à quatre heures en été, à sept heures en hiver. Les heures de nuit, si l’ouvrier les accepte, comportent une paie supplémentaire. Parfois, des vacances sont de rigueur, l’entier mois d’août, par exemple, chez les tréfiliers d’archal.

Ainsi organisé et réglementé, le Corps de métier ne se contente pas, comme on pense, de promouvoir les vertus professionnelles et sociales. Ce que j’appelais la Mystique de l’idée de travail se reconnaît dans la Confrérie, l’autre nom de la profession organisée. Chacune doit avoir son saint et sa chapelle. Point n’est besoin pour ces corporatifs d’affirmer leur foi dans le dogme du travail expiateur et rédempteur. Ils le vivent. Les cathédrales du moyen âge nous ont gardé la trace de cette dévotion ouvrière, celle de Chartres en particulier, dont les verrières sont dues à la piété des corps de métier. Les charrons, les charpentiers et les tonneliers ont donné la première verrière de l’étage inférieur. C’est l’histoire de Noé, où ils sont représentés dans l’exercice de leur métier. Les vignerons ont donné la seconde, les pelletiers-fourreurs et drapiers la troisième, les changeurs et monnayeurs la quatrième, les épiciers et apothicaires la cinquième, et ainsi des autres. Comme ils avaient leur rang dans l’église, ces ouvriers l’avaient dans la Société d’alors, dans cette immense cathédrale de privilèges équilibrés les uns par les autres qu’était l’ancienne France.

IV §

Cette place, ils l’ont gardée jusqu’à l’écroulement de cette Société, — non sans que des abus se fussent mêlés à ce que l’antique système des Corps de métiers avait d’excellent. Durer, pour les institutions comme pour tous les organismes, c’est s’altérer par quelques points. Il serait vain de disserter sur ce qui pouvait en être gardé, et sur ce qui devait en être amendé. Confréries, maîtrises, jurandes, compagnonnage, sont à jamais des choses du passé. Les évoquer sert à mieux comprendre par quel processus l’idée de travail s’est dégradée peu à peu dans l’intelligence d’abord, puis dans la sensibilité, enfin dans la volonté de l’ouvrier moderne.

On sait au nom de quel principe les corporations furent frappées, par Turgot en premier lieu, ensuite et mortellement par la Révolution : « Dieu », était-il proclamé dans le célèbre Édit de 1776, sur les maîtrises, « Dieu, en donnant à l’homme des besoins, en rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme, et cette propriété est la parure la plus sacrée, la plus inaliénable de toutes. » Et insistant sur les plaintes que soulevaient certains règlements des Corporations : « La source du mal », concluait l’Édit, « réside dans la faculté accordée aux artisans d’un même métier de s’assembler et de se réunir en un corps. » Comme on voit, par une ironie singulière, c’est la Mystique même de l’idée de travail qu’invoquait le prétendu réformateur pour inaugurer la dégradation de cette idée. Voilà donc l’ouvrier émancipé, c’est-à-dire isolé, libéré des règles qui l’enserraient, trop étroitement souvent, mais elles le soutenaient. Le premier effort de cet individualisme, devait être la diminution de la qualité dans le travail. Nous en voyons le résultat. Avec la Corporation, l’apprentissage à peu à peu disparu, et avec lui ce goût de l’ouvrage bien fait qui ne s’est conservé que dans les ateliers d’art, ceux où survivent quelques traditions des Maîtres de jadis. Aujourd’hui, la seule conception du sabotage dénonce un divorce intime et déplorable entre l’ouvrier et sa besogne. Il ne l’aime plus. Il la subit. Le travail est devenu le « boulot ». Ce divorce a été singulièrement facilité, il convient de le reconnaître, par le machinisme, qui fait de l’homme un rouage humain parmi des rouages de fonte et d’acier. Voilà donc la première des solidarités, celle du travailleur et du métier, profondément atteinte, et non moins profondément cette autre solidarité dont nous avons vu la Confrérie si préoccupée, celle du travail et du dogme qui l’explique. Il redevient un esclavage et qui n’a plus d’autre sens que celui d’une fatalité. La révolte est au terme d’une vue pareille. Si l’ordre social n’est qu’une geôle, évadons-nous et renversons les murs. Si le métier n’est qu’une chaîne, brisons les anneaux. Les révolutionnaires allemands étaient dans le vrai quand ils prenaient comme patron Spartacus !

V §

Ce serait à désespérer de la civilisation si une telle mentalité se généralisait et se stabilisait. Il ne semble pas que ce danger soit à redouter, du moins tout de suite. La Société n’est pas un fait conventionnel et artificiel. Elle est un fait naturel. Or la nature, qui veut vivre, porte en elle cette force de guérison que les médecins d’autrefois reconnaissaient humblement et dont le grand Trousseau a si bien parlé : « Natura medicatrix », aimait-il à répéter dans ses cliniques. Dès maintenant nous assistons, à travers des incohérences et des troubles inséparables de toute création organique, à un obscur et salutaire retour vers ce qui fut le germe premier de la corporation au moyen âge : l’intérêt professionnel. Cette solidarité de l’homme et du métier, que l’individualisme avait dissoute, est en train de renaître sous une forme bien brutale encore, par le Syndicat. N’ayons pas plus peur du mot que de la chose. Il n’est aujourd’hui qu’une association de défense, et dont les agitateurs révolutionnaires essaient de faire un instrument de désordre politique. Il peut devenir un instrument de collaboration entre l’ouvrier et le patron, par suite, d’harmonie. Visiblement, les ouvriers syndiqués commencent à reconnaître qu’en suivant ces agitateurs ils font fausse route. De même qu’ils ont senti, pour être plus forts, la nécessité de reconstituer cette solidarité de métier qui s’appelait la Corporation, de même ils s’aperçoivent qu’une autre solidarité existe, celle de la Société. Ne leur demandez pas de s’en tracer une conception philosophique. Il suffit qu’ils la saisissent, cette Société, sous cette forme immédiate et accessible à toutes les intelligences parce qu’elle l’est à tous les cœurs, qui est la Nation. Ils l’ont reconnue et pratiquée, cette solidarité, pendant la guerre. Le flottement discernable dans les mouvements de désordre que je signalais au début de ces notes le prouve : ils sentent que leur classe n’est pas séparée des autres classes, qu’ils font partie vivante d’un corps vivant, la France, qu’ils seront atteints si elle est atteinte, qu’ils souffriront ou prospéreront avec elle, et par elle. Cette évidence lutte en eux contre les détestables sophismes des mauvais meneurs, et aussi contre les mauvais instincts de l’envie, la grande conseillère de destruction. Le dernier discours prononcé par M. Jouhaux au dernier Comité confédéral est révélateur sous ce rapport : « Encore convient-il que nous tenions compte des réalités », a-t-il dit après avoir raillé ceux de ses collègues en syndicalisme qui « parlent de la Révolution en faisant rouler trois grands R… » Tenir compte des réalités, — c’est une formule très modeste, mais c’est la rupture avec Spartacus, le révolté contre tout, même contre la patrie blessée ! Mais c’est l’idée de travail, sinon restaurée dans son ampleur ancienne, du moins pensée sagement, nationalement. Mais c’est son adaptation au milieu, au moment de l’histoire. Mais c’est la France d’après la guerre acceptée dans ses nécessités actuelles et le devoir qu’elles imposent. Que cette formule soit comprise et pratiquée par celui qui l’a prononcée et par ceux qui l’ont entendue, et la crise redoutable dont j’ai essayé de dégager une des causes sera conjurée. C’est toujours le mot si profond de Taine sur les soldats de la Révolution : « Ils furent ramenés au sens commun par la présence du danger. » Du jour où les ouvriers verront clairement le danger qu’ils courent eux-mêmes en le faisant courir au pays, leur mentalité sera redressée.

V. La lutte des classes §

La guerre étrangère cesse à peine, ou mieux, elle paraît avoir cessé, et déjà voici se multiplier de nouveaux symptômes de cette autre guerre — la pire de toutes — celle des classes. La paix sociale est, comme la paix mondiale, un noble rêve. Ce n’est, hélas ! qu’un rêve. Tout au plus l’une et l’autre apparaissent-elles comme des limites, — pour parler le langage mathématique, — vers lesquelles nous nous efforçons. Nous ne les atteindrons jamais. Le plus raisonnable est d’accepter l’une et l’autre guerre comme des faits inhérents à notre condition, d’en considérer les causes profondes, enfin de leur chercher à la fois une norme et une utilisation. Amoindrir la nocivité des maux que l’on est incapable de conjurer entièrement, et pratiquer à leur occasion la forte maxime de Marc-Aurèle : « Que l’obstacle soit la matière de notre action », c’est toute la sagesse humaine. Puissent ces quelques réflexions suggérer à ceux qui les liront un peu de cette sagesse vis-à-vis des circonstances présentes.

I §

Oui. La paix sociale n’est qu’un rêve. De même que la différence irréductible des types et des intérêts nationaux rend inévitables les conflits entre les États, de même la différence des types moraux et des intérêts matériels rend inévitables les conflits entre les classes, car il y a des classes et il y en aura, tant qu’il y aura des familles et qui durent. Durer, en effet, pour une famille, c’est amener ses représentants à des stades de richesse et de culture, ou supérieurs ou inférieurs, selon que la famille prospère ou décroît. Ces stades sont nécessairement inégaux. Il suit que toutes les familles ne sont pas à la même étape. Les unes, par l’intelligence, par l’économie, par la chance, sont arrivées à s’affranchir du métier mercenaire, ou à diminuer beaucoup son poids. Les autres non. L’origine de la classe tient, comme on voit, au principe même de la propriété. Le premier homme qui, ayant eu un enfant d’une femme, est parti en chasse ou a cultivé un coin de terre, pour nourrir cet enfant et cette femme, a, du même geste, fondé la famille, la propriété et la classe. Suivant qu’il s’est montré plus ou moins habile d’abord, puis suivant qu’il a mis ou non de côté une part du produit de son industrie, il a placé le groupe familial dont il était le chef au-dessus ou au-dessous des groupes familiaux fondés par ses voisins. Prolongez et renouvelez cette réussite ou cet insuccès, cette économie ou cette dépense, durant des générations, vous avez la structure sociale, telle que l’histoire la constate à travers les siècles : deux classes, l’une possédante, l’autre non possédante, avec des échelons intermédiaires qui rattachent ceux qui les occupent à l’une de ces deux classes. Toutes les civilisations se ramènent, avec des modalités diverses, à ce schéma qu’il nous faut reconnaître comme une loi, comme un de ces « rapports nécessaires qui résultent de la nature des choses » que recherchait Montesquieu. Les millénaires du progrès indéfini peuvent s’insurger là contre, annoncer une société où il n’y aura plus ni familles, ni propriété personnelle, ni classes. Autant vaudrait dire qu’il n’y aura plus d’espace ni de temps.

« Le monde va changer de base… »

Cela se chante dans les grèves. Cela s’écrit, s’imprime, s’affiche. Cela se parle. Aucune intelligence n’a vraiment pensé cette formule extravagante. On prête à Lénine cette phrase, en réponse à une objection contre son programme, tirée de la réalité : « Tant pis pour la réalité ! » On a peine à croire que, même le théoricien du bolchevisme ait prononcé une pareille sottise. Elle n’offre aucune espèce de sens. Ne pas reconnaître la réalité, c’est proprement s’anéantir.

II §

Reconnaissons-la donc, cette réalité, admettons l’existence de deux classes dans la société, et analysons leurs rapports. Nous discernons aussitôt que le jeu de ces classes vis-à-vis l’une de l’autre, implique une contradiction intime : elles sont à la fois solidaires et antagonistes l’une de l’autre. Solidaires, car toute richesse individuelle suppose la communauté. Non seulement cette richesse est garantie par cette protection que le langage vulgaire appelle avec tant de justesse la force publique, mais encore toute jouissance de cette propriété implique une mise en œuvre du travail d’autrui et sa rémunération. L’homme riche qui monte dans son automobile, est ainsi le tributaire du carrossier, du constructeur de moteurs, du marchand d’essence, d’huile, de pneumatiques et de tous les ouvriers que ces personnages emploient. Il ne peut se passer d’eux qui ne peuvent se passer de lui. Ces ouvriers et leurs employeurs exercent sur cet homme riche une créance sans le recouvrement de laquelle ils ne vivraient pas. On ne saurait dans la société actuelle, séparer ces gens les uns des autres que par une fiction. Il y a là une nécessité de dépendance qui s’accompagne — c’est la contradiction que je signalais — d’une nécessité parallèle de combat. Ces collaborateurs du luxe et du bien-être de l’homme riche sont des énergies en voie de conquête. Ils représentent des familles non possédantes qui luttent pour devenir des familles possédantes, et comme la quantité de richesses qui constitue le stock social est limitée, ce passage ne s’accomplit qu’aux dépens des détenteurs actuels. La coexistence des classes s’offre donc à nous comme un concert tout ensemble et comme un conflit.

Une comparaison s’impose ici à l’observateur qui prouve une fois de plus combien la nature est identique à elle-même dans ses procédés : qu’est notre organisme pour la physiologie moderne, sinon un équilibre de substances qui se combattent réciproquement ? Notre milieu intérieur — ce milieu découvert par Claude Bernard, où notre force s’élabore — n’est-il pas constitué par les sécrétions de glandes antitoxiques les unes des autres ? Exagérez la fonction d’une d’elles, le corps thyroïde, par exemple, sa sécrétion vous empoisonne. Diminuez-la. Vous serez empoisonné par un autre principe émané de telle ou telle autre glande et qui ne rencontre plus le contre agent salutaire. Quel symbole de cette conspiration d’énergies antithétiques dont est animé le corps social, — vieille métaphore qui remonte à Menenius Agrippa, que Rivarol affectionnait et qui demeure si exacte !

III §

Ces remarques semblent d’un ordre tout philosophique. Elles jettent pourtant une clarté singulière sur les mouvements auxquels nous assistons. S’il est vrai que les classes non possédantes soient, par définition, à l’état de lutte constante, mais d’ailleurs réglée par le code, avec les classes possédantes, forcément, à de certaines heures, — celles qui suivent de grands troubles généraux, — et sous de certaines influences, cette lutte doit s’intensifier, et la concurrence des passions et des intérêts s’exaspérer jusqu’à la guerre. Le besoin est la première et la plus légitime de ces influences. Quand, pour des motifs quelconques, la distribution de ce que j’ai appelé le stock social ne se fait pas de telle manière que les classes non possédantes vivent sainement de leur travail, des révoltes se produisent, dont les Jacqueries du moyen âge demeurent le type légendaire. Une autre influence, non moins légitime, est l’indignation contre les vices ou les incapacités des classes possédantes quand celles-ci ne déploient plus les qualités qui leur ont mérité leur ascension. Elles ont été laborieuses, elles sont oisives, — intelligentes, elles s’abâtardissent dans la frivolité et la sensualité. Une condamnation de cette décadence s’impose alors aux moins comblés, qui les justifient à leurs propres yeux de leur envie. C’est encore une influence à signaler que celle de ce sentiment si peu généreux, mais si fréquent, qui crispe de haine le cœur de l’homme dénué devant le bonheur de l’homme comblé.

À ces diverses impulsions ajoutez celle d’une idéologie spécieuse, du genre de celle de Karl Marx, et voyez comme tous ces éléments de guerre sociale vont se coordonner. Prenons cette idéologie comme type, puisque aussi bien elle est à la mode. À la donnée vivante de la famille établie, qui par l’addition des efforts successifs, a créé la propriété, cet Hégélien substitue un abstrait : le Capital. À cette autre donnée vivante : la famille en train de franchir l’étape donnée qui ennoblit l’effort viager, par la constitution possible et l’héritage durable, il substitue cet autre abstrait : le Travail. Des deux éléments antithétiques, mais que la bonne volonté réciproque harmonise : le concert des classes et leur rivalité, il ne retient que le dernier. Aux instincts tentés de se déchaîner, il fournit une doctrine. Il déguise en revendications de justice les plus brutaux des appétits et en tentative réformatrice l’assaut donné à l’édifice séculaire de la civilisation.

IV §

Nous assistons aujourd’hui à un épisode, encore indécis, de cet assaut. Il ne me semble pas qu’il y ait lieu d’être inquiet de son issue, ni chez nous, où il est plus figuratif que réel, ni même au pays du bolchevisme. Quel est le disciple de Darwin qui disait, pour marquer la limite de la tyrannie législative : « Aucun vote d’aucun Parlement ne saurait abolir un décret porté chez les protozoaires ? » Plus simplement, les lois de la nature peuvent être discutées, niées, attaquées. Elles auront toujours le dernier mot, et il y a une nature sociale, comme il y a une nature physique. Aucune force au monde n’abolira la Famille, et aucun despotisme n’empêchera le père et la mère d’épargner pour leurs enfants. La dictature du prolétariat, dont on nous menace, échouerait vite dans cette entreprise, et le phénomène : propriété, reparaîtrait au lendemain, comme le phénomène : classe. Il n’en reste pas moins que l’effort pour établir cette dictature peut porter aux sociétés qui en seraient le théâtre des coups redoutables. Cet effort peut aussi — c’était jadis la conclusion du beau livre de M. George Sorel sur la Violence — susciter dans les classes possédantes des vertus que la sécurité d’une fortune trop assise laissait s’endormir : vertus d’intelligence, vertus de courage et d’activité, vertus d’autorité. C’est l’éducation par la résistance, ce procédé favori de la vie. Que les jeunes héritiers des classes possédantes déploient, pour conserver une position privilégiée, la même vigueur d’esprit que leurs pères ont déployée pour l’acquérir, qu’ils travaillent, d’une autre façon, mais tout autant, mais plus que leurs salariés, qu’ils aient des mœurs de chefs, je veux dire un respect scrupuleux d’eux-mêmes et qu’ils maintiennent autour d’eux une atmosphère de dignité, qu’ils se montrent enfin des aristocrates, au sens étymologique de ce beau mot aujourd’hui dégradé par des dégénérés, les meilleurs, que ce soit là le programme des patrons d’industrie et des propriétaires terriens, des successeurs des vieilles lignées aussi bien que des bourgeois plus récemment enrichis, des commerçants comme des tenants des professions libérales, enfin que les dirigeants se comportent réellement en dirigeants, et cette ébauche de guerre des classes — ce n’est encore que cela — aura été le plus salutaire des avertissements.

VI. De l’abus du droit de grève §

Quand on cherche à dégager le principe profond du droit de grève, on trouve que ce droit n’est que le corollaire de deux autres, les plus respectables qui soient, car ils constituent l’essentiel de notre personne morale : le droit au travail et le droit à la liberté. Pour que le citoyen se meuve dignement dans la cité, il faut qu’il puisse assurer son existence par une participation active à la besogne commune, c’est-à-dire par un apport de travail. Cet apport de travail, l’oisif lui-même le fournit, puisque le capital qui lui permet ce loisir, n’est que du travail accumulé. Mais pour que ce travail ait sa valeur morale — j’insiste sur le mot, — il faut qu’il soit volontaire. Sinon, il s’appellerait d’un autre nom, et ce serait l’esclavage. Le travail volontaire suppose cette possibilité de le suspendre, qui est précisément le droit de grève. Les plus nobles éléments de la vie humaine sont donc mis en œuvre dans ce droit, et le législateur qui l’a reconnu, a pu croire qu’en l’introduisant dans les mœurs, il servait la cause de la justice et du progrès.

En regard de cette vue toute théorique, dressons le tableau de la grève générale, telle que l’ébauche de ces dernières semaines nous permet de l’imaginer : la liberté d’abord, menacée, opprimée, tuée, par un despotisme d’autant plus implacable qu’il est plus anonyme, — le travail, dont toute grève doit, pour être logique, fortifier l’indépendance et améliorer la rétribution, tantôt empêché, tantôt saboté, — le pacte social qui nous protège tous contre la férocité, toujours latente, des atavismes primitifs, attaqué sauvagement, — la féconde idée de la solidarité qui crée la large unité vivante de la nation, rétrécie à la mesure d’un groupe de plus en plus séparé, et faussée jusqu’à se dénaturer en un dogme de haine. Devons-nous penser que les doctrinaires de l’asservissement ont seuls raison et que « l’immense question de l’ordre » — comme disait Auguste Comte — ne saurait être résolue que par la discipline d’une contrainte jamais relâchée ?

I §

À cet abus du droit de grève, il y a des motifs d’ordres très divers. Il en est d’économiques, de politiques, — de physiologiques même dans les circonstances présentes. L’ébranlement nerveux qui suit les longues guerres s’est de tout temps manifesté par des crises de psychopathie collective, auxquelles les événements fournissent des prétextes que les historiens superficiels prennent pour des causes. Parmi ces motifs, j’en voudrais indiquer un qui tient à une conception inexacte de ce que l’on pourrait appeler la propriété du travail. Si cette conception était rectifiée dans l’intelligence prolétarienne, bien des sophismes révolutionnaires la trouveraient armée contre leur séduction.

La propriété du travail, ai-je dit. Cette formule risque, au premier moment, de paraître étrange. À qui son travail peut-il appartenir, sinon au travailleur, comme ses bras, ses yeux, son corps, comme sa volonté ? Mais analysez de près un travail quelconque, vous apercevrez que l’exercice de ce travail suppose des données plus complexes. Un cheminot monte sur sa machine. Cette machine elle-même, qu’il va manœuvrer, avec laquelle il va travailler, est-ce lui qui l’a faite ? Non. Le geste par lequel il l’actionne, et qui constitue son travail propre, il ne l’exécuterait pas sans un outil qui lui est fourni — par qui ? Par ses camarades qui ont construit cette locomotive, posé ces rails, extrait ce charbon. Cette collaboration, l’ouvrier ne la méconnaît pas. C’est même le généreux côté de ces déraisonnables et funestes soulèvements, que cette fraternité de classe. Seulement, elle s’arrête à la classe, et, en s’y arrêtant, elle est injuste. Continuons à considérer notre locomotive. Elle a été fabriquée par des travailleurs manuels, — mais d’après quel type ? Celui qu’ont inventé d’autres travailleurs, intellectuels ceux-là. Il a fallu que les lois de la mécanique fussent établies, — par qui ? Par des savants, penchés sur des calculs ou des appareils, dans leur cabinet ou leur laboratoire, et qui n’avaient jamais peiné de leurs bras. Ces savants, et leurs congénères de la physique, de la chimie, de la géologie, — car à chaque invention particulière toutes les sciences conspirent, — comment se sont-ils formés ? Où ont-ils étudié ? Dans des universités, elles-mêmes fondées par qui ? Tantôt par des princes, tantôt par des ministres, tantôt par des grands seigneurs, tantôt par des bourgeois. À quelque degré que ce soit, ces innombrables bonnes volontés ont contribué à la création de cet outillage. Elles font partie intégrante du travail de l’ouvrier. Elles l’ont rendu possible. Elles conservent un droit de propriété sur ce travail. Entrez dans une usine, descendez dans une mine, visitez un atelier. Les tâcherons qui besognent là subissent, quoi qu’ils fassent, quoi qu’ils pensent et sentent, cette collaboration séculaire. Elle conditionne leur métier. S’en affranchir serait pour eux un suicide. Ils en sont les prisonniers, mais aussi les bénéficiaires.

Cette analyse nous permet de dégager une vérité, sans cesse oubliée, sur le Capital et ses différentes formes. On est habitué à n’en considérer qu’une, celle de l’argent. Mais si l’on prend le mot dans la signification plus étendue que je lui donnais tout à l’heure, celle de « travail accumulé », les classes les plus déshéritées apparaissent comme investies d’un immense Capital, intellectuel et matériel, dont elles sont les dépositaires, et, il ne faut pas craindre de le leur dire, les débitrices. Je ne parle pas de la sécurité qu’apporte au travailleur le plus humble une société dont il est un membre infime, mais protégé. Son existence, celle de sa femme, celle de ses enfants, ne sont pas à la merci des brutalités du plus fort. Elles sont garanties contre le droit du poing, le Faustrecht, du dur moyen âge germanique. Ses économies, s’il en amasse, sont bien à lui. La force publique les défend. Mais ce n’est pas en cela que réside le grand bienfait dont le prolétaire ne saurait être assez reconnaissant. Le grand bienfait, c’est qu’il fait partie d’une civilisation. Ce seul apanage est d’un prix tel que des millions et des millions d’hommes des temps passés le lui auraient envié, s’ils avaient pu concevoir l’idée d’un pareil privilège. Aujourd’hui même, combien de millions d’hommes en sont privés, dans les contrées du globe encore sauvages ? Qu’elles sont vastes et que l’oasis de cette civilisation est petit !

II §

Voilà où réside proprement l’abus du droit de grève : dans la méconnaissance, d’une part, de ce que l’effort le plus individuel de l’ouvrier comporte de nécessairement collectif, — d’autre part dans l’ingratitude envers une société dont les Révolutionnaires ne voient que les gênes, sans instituer une comparaison entre les tolérables exigences d’un milieu organisé et les intolérables souffrances d’un milieu barbare. Comme toutes les erreurs de l’esprit et du cœur, celle que commettrait le prolétariat, s’il allait jamais jusqu’à l’extrémité de cet abus, serait punie par son succès même, et précisément ce serait le retour à la barbarie. Dans le métier d’abord. La plus chimérique des illusions est de croire que les sciences, qui sont à la base de l’industrie, représentent un trésor définitivement conquis et dont l’humanité ne peut plus être dépossédée. De même qu’il n’y a pas de maladies et qu’il n’y a que des malades, en un certain sens, il n’y a pas de sciences, il n’y a que des savants. En d’autres termes, si les sciences ne sont pas pensées par des esprits, elles dépérissent, elles meurent. La dictature d’un prolétariat de primaires, dont les intellectuels seraient forcément exclus, aboutirait, si elle se prolongeait, à une véritable désagrégation de l’acquis scientifique, laquelle aurait pour conséquence une dégradation de l’outillage, N’étant plus pensées dans les lois d’après lesquelles elles furent construites, les machines ne seraient plus perfectionnées. Leur stock s’épuiserait à mesure et se reconstituerait mal. Un abaissement de la technique se produirait, dont la Russie actuelle donne déjà l’exemple, s’il faut en croire les évadés de l’enfer moscovite. L’affreuse expérience tentée là-bas nous montre aussi par quels procédés devrait se maintenir cette soi-disant dictature du prolétariat. Elle suppose un militarisme économique, où la production et la consommation sont également régentées avec une rigueur qu’aucune tyrannie n’égala jamais.

Ainsi l’abus du droit de grève, par lequel les meneurs du bolchevisme français prétendent réaliser leur doctrine, arrive à ce paradoxe déconcertant : corollaire du droit à la liberté, le droit de grève porté son extrême produirait l’esclavage. Affermi pour défendre la dignité du travail, il en provoquerait l’avilissement. Nous saisissons ici une preuve nouvelle de l’aberration que représente tout programme, conçu au rebours de la nature. Les doctrinaires du socialisme révolutionnaire prétendent absorber toutes les classes en une. Or, que ces classes existent, c’est un fait. Un second fait, que la nature politique les impose, puisqu’elles se trouvent dans tous les temps, sous toutes les latitudes, dans toutes les races. Qu’elles soient en lutte, c’est un troisième fait. Mais cette lutte, qui est la vie même, suppose une coexistence. Ces classes en rivalité ne peuvent se passer l’une de l’autre. « Tout est dépendant », écrivait un moraliste du dix-huitième siècle. « L’air appartient à l’homme et l’homme appartient à l’air. Rien n’est à soi et à part. » Cette grande loi vitale d’interdépendance, le prolétariat français l’a d’instinct sentie lors des derniers événements. Il faut qu’il en comprenne le principe et l’équité foncière. Le jour où il en sera pleinement conscient, — pour emprunter le vocabulaire familier aux agitateurs, — un mortel danger aura été conjuré, qui menace non seulement le pays, mais la civilisation Européenne tout entière. Persuadons-nous bien qu’elle peut disparaître comme ont disparu tant d’autres qui se croyaient, elles aussi, indestructibles, et concluons qu’elle ne sera jamais trop défendue. À cette défense, le prolétariat est obligé, comme la bourgeoisie. Il ne s’agit pas de lui enlever le droit de grève, mais de lui en montrer l’usage légitime, qui réside dans le service de l’intérêt corporatif raccordé à l’intérêt commun, celui de la Cité.

VII. Du mythe révolutionnaire §

Un des plus sagaces observateurs de notre époque, M. Alfred Capus, en faisait dernièrement la remarque : l’idée de révolution va chez nous se vidant de plus en plus de tout programme positif. Quand on lit le compte rendu des séances où les annonciateurs d’un monde nouveau se disputent, pour reprendre une expression de Balzac, comme des araignées dans un pot, on en demeure étonné : les formules d’après lesquelles se reconstruira ce monde nouveau ne sont plus ni chimériques ni même vagues. Elles sont absentes. Nos prophètes indiquent bien le moyen : la dictature du prolétariat. Que fera le prolétariat de cette dictature ? À cette question, ils ne répondent pas. Des injures s’échangent, les mêmes qui serviront tour à tour à flétrir les capitalistes et les modérés, en attendant que ceux-ci les appliquent aux extrémistes. Des vanités se heurtent, furieuses. Des serments d’une guerre civile inexpiable se multiplient. Jamais une proposition n’est énoncée qui tienne compte tout simplement du fait qu’il existe une société, c’est-à-dire un nombre immense d’êtres humains en train de vivre, bien ou mal, mais de vivre, et dont il faudrait, à tout le moins, combiner les activités. Ainsi posé, le problème apparaît comme si complexe, qu’une intelligence, dressée aux méthodes scientifiques, — et de notre temps toutes devraient l’être, ou peu ou prou, — s’arrête et suspend sa conclusion. Nos révolutionnaires, eux, passent outre. Un mot leur suffit, qui résout à l’avance toutes les difficultés, — comme le Sésame, ouvre-toi, des Mille et une Nuits ouvrait toutes les issues de la caverne enchantée : la Révolution ! Aujourd’hui c’est la souffrance, le labeur incessant, la vie chère, l’inégalité des sorts, les impôts, la caserne. Demain, par la seule vertu du mot magique, « on en aura fini avec tout ça ». Qui n’a entendu des gens du peuple, hypnotisés par l’envie, ramasser dans ce vulgaire et brutal « tout ça », leur vision sommaire de la civilisation. J’ai devant les yeux, en écrivant ces lignes, un ouvrier agricole du Midi, que j’ai connu voici vingt ans, si « pénible », comme ils disent là-bas, si dur à la besogne et si allègre. Il gagnait alors 3 francs par jour. Il en gagne 12 et 15. Sa femme portait des bas de laine tricotés de ses mains et piochait la terre à côté de lui. Sa fille a des jupes courtes, des bas de soie, la figure couverte de poudre, les lèvres passées au rouge, les cheveux ondulés, fréquente les cinémas, achète chez le libraire tous les journaux de mode. L’hiver dernier, je rencontre cet homme rentrant du travail, entre 4 et 5 heures, par la plus douce, la plus claire des soirées méridionales, ses outils sur l’épaule. Nous causons. Il me parle du pain qui n’est pas, bon de la viande et du vin qui coûtent trop cher, du pétrole et du charbon qui se font rares, d’un tailleur et d’un cordonnier qui se sont enrichis avec leurs stocks de vêtements et de chaussures, et il conclut : « Si tout ça ne change pas, on fera la Révolution » avec un regard d’illuminé haineux. La Révolution ? qu’entendait-il par-là ? Le pillage, hélas ! et rien d’autre, et il n’est pas un mauvais homme. Jamais je n’ai mieux compris qu’en l’écoutant la souveraine puissance du mythe sur l’âme populaire.

II §

Que cet état d’esprit, — le rêve de la Révolution à vide, si l’on peut dire, — soit exploité par des manœuvriers qui jouent la partie classique du démagogue en marche vers le pouvoir, c’est trop évident. Cet état d’esprit n’en existe pas moins, et il est sincère quelquefois, même chez ces manœuvriers. Je tiens d’un témoin bien renseigné qu’un de nos politiciens, débarqué à Saint-Pétersbourg peu après la chute du régime tsariste, s’écriait en descendant d’un train bondé de soldats et d’ouvriers déchaînés : « Quelle belle Révolution ! » Qu’allait-on mettre à la place du régime tombé ? En pleine guerre, ce Français ne s’en inquiétait pas. Ce qu’il admirait, c’était la Révolution en soi, et il ne jouait pas la comédie ! Il pensait exactement comme le paysan de Provence. C’est qu’ils étaient, l’un et l’autre, le lettré comme l’illettré, vie-times d’un de ces mirages collectifs, phénomène encore mal étudié de l’interpsychologie, et qui se résument dans le prestige souverain d’un mot. Peut-être y a-t-il quelque utilité à montrer la formation de ce mirage et la genèse de ce prestige.

Et d’abord, comment ne pas en être frappé ? cette formule, — la Révolution, — ainsi énoncée sans épithète qui la caractérise, sans précision historique ou nationale, est de date toute récente. Je n’ai pas souvenir de l’avoir rencontrée, dans aucun des auteurs d’avant 1789. Quand un abbé de Vertot composait son Histoire des Révolutions Romaines, il n’isolait pas le bouleversement de la chose bouleversée. L’idée ne lui venait pas du bouleversement pour le bouleversement, de la destruction pour la destruction. La formule : la Révolution, sans épithète, est employée pour la première fois couramment par les gens de 1789. Mais l’épithète est sous-entendue. Ils signifient par là uniquement leur Révolution, la Française. C’est avec les Conventionnels que le mythe va commencer. Ceux-là s’agitent au milieu des ruines. Ils ont jeté bas tout l’antique édifice. Au nom de quoi ? D’une idéologie abstraite d’après laquelle ils ont prétendu modeler la réalité vivante. Cette réalité s’est rebellée, comme toujours. Nemo naturæ nisi parendo imperat. C’est le précepte si vrai de Bacon : « Nous ne commandons à la nature qu’en lui obéissant. » Le vieil aphorisme médical ordonne de même de « conduire la maladie dans le sens où marche la nature. — Quo natura pergit, eo durendum ». Il existe une nature sociale, comme il existe une nature physique, c’est-à-dire des lois de l’ordre humain, comme des lois de l’ordre mécanique, chimique, biologique. Contre ces lois, notre effort se brise, quand il les méconnaît. Les Jacobins avaient méconnu ces lois. D’où leur constant échec. Ne l’admettant pas, ils s’acharnèrent à supprimer ce qu’ils considéraient comme le seul obstacle à leur entreprise : des individus. C’est là une des explications de la Terreur, que Victor Hugo a très justement dégagée dans son Quatre-Vingt-Treize. La quantité des personnes ainsi mises hors la loi l’atteste, le Terroriste a déjà perdu le sens du fait social. Quand il dit : « la Révolution », ce n’est déjà plus d’une Révolution conditionnée par des intérêts locaux et nationaux. Il entend par là une destruction préalable, en vue d’installer un système de gouvernement qui suppose, qui nécessite cette destruction, système valable pour tous les moments, pour tous les pays. De là sa propagande, en Italie, en Suisse, en Allemagne, les armes à la main, par le même procédé de suppression totale et violente.

III §

Comme on voit, l’idée de Révolution se décomposait dès lors en deux éléments distincts : le but, déjà moins précis, puisqu’il s’avérait aussitôt comme inatteignable, — le moyen, très précis, puisqu’il consistait simplement dans l’emploi le plus brutal de la force. Si des théoriciens touchés d’utopie étaient susceptibles de recevoir les leçons de l’expérience, une fois la Terreur finie les Jacobins et leurs fervents des époques suivantes auraient reconnu qu’avant d’employer ce moyen brutal, et de détruire, il fallait d’abord corriger Terreur du but, et dresser un plan de reconstruction, étudié et vérifié. Ils ont raisonné tout autrement. Appliquant avec un aveuglement passionné le sophisme : post hoc, ergo propter hoc, ils ont voulu voir dans le développement de la France après la convulsion de 93 un effet de cette convulsion, et d’elle seule. Ils ne se sont pas demandé s’il n’y avait pas là, dans ce renouvellement national, la mise en œuvre des énergies amassées pendant des générations et qui continuaient, à travers et malgré la convulsion, leur fécond travail séculaire. Ils ont admis que la France moderne devait tout à la terrible secousse de la fin du dix-huitième siècle. Ainsi est né le dogme étrange et dangereux de la bienfaisance des convulsions, considérées comme le facteur essentiel du progrès. Par une contradiction apparente qui a sa logique profonde, l’influence des disciplines scientifiques auxquelles je faisais allusion a favorisé ce dogme au lieu de lui nuire. Voici pourquoi. Les sciences nous conduisent à une vue de l’homme individuel et des sociétés de plus en plus complexes, comme je le disais tout à l’heure. Pour les philosophes qui ont proclamé la célèbre Déclaration des droits, cet homme n’est qu’une intelligence et qu’une volonté. Nous apercevons, nous, par-dessous cette intelligence et cette volonté conscientes, tout un « moi » qui ne se connaît pas bien, qu’animent des hérédités récentes et lointaines, où des instincts redoutables n’attendent qu’une occasion pour s’éveiller. Nous nous rendons compte que légiférer pour cet « animal politique », ainsi que disait le vieil Aristote, n’est pas chose aisée. L’observation scientifique nous apprend encore qu’un groupement de ces individus crée, lui-même, une personnalité globale, la nation, douée d’une âme à elle et qui n’est pas identique à celle des individus dont cette nation est composée. Cette observation scientifique nous apprend qu’il y a, dans les phénomènes économiques, une interdépendance, et qu’une réforme sur un point donné a son retentissement sur des points auxquels le réformateur n’a pas songé. Mais à quoi bon multiplier les exemples ? Tout cet enseignement aboutit au principe posé par Taine dans la préface de la Conquête jacobine, à savoir « qu’une société humaine, surtout une société moderne, est une chose vaste et compliquée. Par suite, il est difficile de la connaître, et de la comprendre. C’est pourquoi il est difficile de la bien manier ». Complexe, compliqué, ces mots reviennent toujours et toujours ils évoquent l’idée d’un ensemble à coordonner. Or, l’on ne coordonne que ce que l’on accepte et ce que l’on connaît. Mais connaître suppose de longues et patientes recherches. Accepter suppose l’attente et le renoncement. Autant de vertus qui répugnent à l’utopiste, plus encore au mécontent. À ces deux ouvriers de désordre, présentez au contraire le mythe révolutionnaire pur. Parlez-leur du « Grand soir », d’un universel abatis d’où procédera inévitablement une universelle renaissance, celui-ci par millénarisme, celui-là par haine, accepteront cet évangile de démolition, tout en ignorant complètement sur quel plan rebâtir la maison rasée et à quel prix.

IV §

Il est intéressant de noter que ce dogme de la Révolution pour la Révolution, qui a son origine première en France, n’a guère progressé chez nous. Il y a dans notre pays un principe conservateur contre lequel rien ne prévaudra, la petite propriété. Cette division du sol par menues parcelles, qui a ses inconvénients souvent signalés, a cet avantage : il intéresse des millions de familles à une stabilité. Un autre motif préserve le Français de certaines erreurs : le sens de la mesure inscrit dans la configuration même de notre pays. Les marxistes d’outre-Rhin n’ont pas eu assez d’ironie pour ce qu’ils appellent nos « socialistes petits-bourgeois ». Quel éloge, si l’on traduit cette injure romantique dans sa vérité intime ! « Petits », cela veut dire que ces têtes gallo-romaines demeurent réfractaires au « colossal », à ces remaniements énormes et hasardeux que des cerveaux germaniques conçoivent, sans critique, sans scrupule non plus. « Bourgeois », cela veut dire que ces Français gardent le respect de leur propre indépendance. Le bourgeois, c’est, primitivement, le citoyen d’une ville affranchie, c’est l’homme libre par opposition au serf. En dépit des déformations de l’usage, la généreuse idée de liberté reste enveloppée dans ce terme, comme elle reste vivante dans notre race, à laquelle aucun prédicateur de rébellion ne fera jamais accepter l’esclavage du communisme.

Il n’en a pas été ainsi chez des peuples moins lucides, moins cultivés aussi. Chez ceux-là, le mythe révolutionnaire a momentanément tout emporté. Les témoignages qui nous arrivent de Russie nous montrent la malfaisance à la fois et l’inutilité de la Révolution pour la Révolution. Les défenseurs de cette folle et sanglante entreprise, en arrivent, pour la justifier, à écrire : « Dans cet état de siège et de famine, les bolcheviks, se basant sur des principes, ont fait d’abord ce que tout autre gouvernement eût été amené à faire sous la pression des circonstances. » Traduisons encore. Quand les partisans de la Révolution pour la Révolution ont tout détruit, une misère générale se produit, et les procédés des pires régimes de despotisme deviennent nécessaires. Cette conséquence, les plus aveugles parmi nos maximalistes commencent à l’entrevoir. Les plus raisonnables la voient nettement. Une éducation par l’évidence est en train de se faire dans ce monde du syndicalisme, qui n’est, au fond, que le travail cherchant sa charte. Il est curieux de constater que ce moment ait été choisi par certains agitateurs pour essayer de rajeunir, devant des ouvriers qui savent lire, ce dogme générateur de malheurs dont toute une partie de l’Europe agonise. Il serait téméraire de croire qu’une telle propagande est inoffensive. Le propos de mon tâcheron provençal le prouve. Il est permis de prévoir qu’elle n’ira pas très loin et qu’il se formera dans le prolétariat un parti de l’intelligence. C’en sera fini alors du mythe et de sa nocivité.

VIII. Du faux esprit de réforme §

Les journaux annonçaient, l’autre semaine, cette nouvelle d’ordre bien secondaire, semble-t-il : le rétablissement du Concours général par le conseil supérieur de l’Instruction publique. Mais les minuscules événements de la vie nationale sont les plus révélateurs quelquefois pour l’analyste des mœurs. Je voudrais prendre texte de celui-là et appeler la réflexion des lecteurs de ces notes sur une des plus dangereuses dispositions de la pensée contemporaine, j’entends parler de ce faux esprit de réforme, — véritable maladie mentale qui fait d’une société, quand elle s’y installe, un indéfini et impuissant recommencement. Cet exemple du Concours général, de sa suppression et de son rétablissement peut être considéré comme une de ces petites expériences de laboratoire, qui nous permettent de mieux comprendre les vastes processus de construction et de destruction organique

I §

C’est vers le milieu du dix-huitième siècle que ce Concours général entre les divers collèges de Paris avait été inauguré. Il dura jusqu’en 1793. Je relève, parmi les noms des lauréats, de cette première période, ceux de La Harpe en 1756, de Lavoisier en 1760, d’André Chénier et de Camille Desmoulins en 1778. La Révolution fait table rase de cette institution — comme des autres. Quand un régime réparateur commença de fonctionner, sous le Consulat, Frochot, le préfet de la Seine, chargé comme tel de surveiller les écoles centrales, fut aussitôt frappé du dépérissement des études, tout comme le ministre de 1921, — les mêmes causes produisant toujours un même résultat. — Il entreprit de les relever, et, tout de suite, il estima qu’il y avait lieu de reprendre l’ancien outil d’émulation qui avait fait ses preuves. En 1801, le concours était rétabli, avec cette différence que le prix d’honneur était attribué au discours français. Dès 1802, il revenait au discours latin. Et les noms se succèdent dans les annales que publiait, en 1826, « Louis Hachette, libraire, successeur de Brédif ». Je viens de feuilleter les vieux volumes, aux pages jaunies. Les noms célèbres y foisonnent de nouveau. Cousin obtient ce prix d’honneur en 1810 ; — en 1816, Rinn, qui devait être, à Louis-le-Grand, le professeur de Baudelaire et d’Octave Feuillet. Que j’ai entendu de fois, moi-même élève sur ces bancs, mon maître, M. Aubert, qui avait été leur condisciple, raconter une scène annonciatrice de l’avenir des deux jeunes gens ! Il s’agissait de traduire la célèbre lettre de Pline : Magnum proventum poetarum annus attulit.

— « Lisez votre copie, Baudelaire », ordonne M. Rinn.

— « L’année apporta une grande provende de poètes, fait Baudelaire.

— « Vous dites ? » interroge Rinn.

— « L’année apporte une grande provende de poètes », répète l’autre en soulignant le vocable rare. Et M. Rinn d’interrompre :

— « À vous, Feuillet. Votre copie. »

Mais je reviens à la liste des lauréats. En 1819, le prix d’honneur est donné à Cuvillier-Fleury, à Félix Arvers en 1824. Ce même vieux volume contient un discours français de Michelet, couronné en 1816, une pièce de vers latins de Sainte-Beuve, couronnée en 1822, une autre de Nisard, en 1824. Voilà pour la rhétorique. Durant la même période, le palmarès des autres classes mentionne tour à tour : Casimir Delavigne, Patin, Vulpian, Jean-Jacques Ampère, Antony Deschamps, Charles Lenormand, Cauchy, Auguste Blanqui, le duc de Chartres et son ami Alfred de Musset, Émile Littré, Jean-Georges Farcy, Léon Halévy, Gustave Planche, Armand de Pontmartin, Eugène Scribe. J’arrête ici cette nomenclature des gloires scolaires du premier quart du dix-neuvième siècle. Les autres quarts — de l’année 1825 à l’année 1904 qui fut celle de la suppression — fourniraient une liste non moins intéressante où se rencontreraient de nouveau les plus beaux noms des lettres, du barreau, des sciences, de la politique. J’en ai relevé assez pour avoir le droit de conclure qu’à tout le moins le Concours général, si raillé avant sa suppression, n’était funeste ni au développement des intelligences, ni, la diversité de ces noms le démontre, à leur originalité.

II §

Toutes les institutions, crées ou renforcées par un véritable homme d’État, — et un administrateur de la taille d’un Frochot est un homme d’État, — sont marquées de ce caractère, qu’elles ont, à côté de leur valeur pratique et visible, une valeur ésotérique. On excusera le pédantisme de ce mot qui vient du grec ἔσω, en dedans. Les philosophes l’emploient pour désigner ce qu’il y a de plus intérieur, et, par suite, de plus profond, dans une doctrine. Il signifie que ces institutions portent en elles une force cachée qui dépasse leur objet avoué et précis. Ainsi, quand le cardinal de Richelieu a fondé l’Académie française, il n’a pas voulu seulement rassembler un corps de lettrés qui maintînt la pureté de la langue. Son génie de gouvernement lui avait fait comprendre que l’artiste littéraire, individualiste par nature, est toujours près de devenir un fauteur d’anarchie. Lui donner comme confrère des grands seigneurs, des princes de l’Église, des officiers généraux, c’était l’incorporer dans l’ordre établi. Cette compagnie, dont le travail officiel consistait à rédiger un dictionnaire de l’usage, s’est trouvée, rien que par son recrutement, rendre un service national. La littérature du grand siècle, si riche à la fois et si réglée, si personnelle tout ensemble et si fortement sociale, en reste le témoignage.

Certes, le domaine où s’exerça, de 1801 à 1904, l’action du Concours général, était plus humble. Cette action n’en a pas moins été puissante, et elle aussi ésotérique, en ce sens qu’elle dépassait de beaucoup le programme reconnu, lequel consistait à écrire élégamment le latin et le grec, à composer avec ordre, ou à disserter avec lucidité. Ces noms des lauréats qui l’avaient précédé, le lycéen des promotions nouvelles ne les ignorait pas. Ces copies signées par un Michelet, un Sainte-Beuve, un Musset, un Taine plus tard, ce lycéen les lisait. Ce souvenir ennoblissait pour lui l’aridité de ses études. Son imagination lui montrait ces grands hommes, et qu’il admirait avec l’enthousiasme de la seizième année, penchés, à son âge, sur les mêmes besognes, assujettis aux mêmes disciplines. Il en était réchauffé, soutenu, exalté. Leurs succès d’écolier lui étaient une promesse d’une destinée pareille à la leur, peut-être. En me rappelant avec quelle vénération je les feuilletais déjà, ces annales que j’ai en ce moment sur ma table, je comprends combien ce Concours général était un suscitateur de bonnes volontés, comme il nous invitait à l’acceptation du modeste labeur quotidien. Pour tout résumer d’un mot, il constituait une tradition. Il étoffait de passé le fastidieux effort du jour. Il reliait les nouveaux venus à leurs anciens. Il donnait, à chaque collège, une histoire, une personnalité. Il nous invitait à une émulation rétrospective, si l’on peut dire, en nous faisant nous comparer aux chefs de file des générations précédentes, en même temps qu’il éveillait, dans les chefs de file de la génération actuelle, la conscience de leur supériorité naissante. C’était leur donner une double raison de la maintenir.

III §

Le propre du faux esprit de réforme est de sous-estimer systématiquement ces mystérieuses valeurs secrètes qui rendent vivantes une institution. Que parlé-je de les sous-estimer ? Ceux que possède ce faux esprit de réforme les ignorent. De cette institution, ils ne veulent considérer que le rendement immédiat. Que l’on me permette d’ouvrir ici une parenthèse qui prouvera que ce faux esprit fonctionne de même par tout pays et à toute occasion. Nous en avons eu ces dernières années, et nous en aurons peut-être demain un exemple bien typique outre-Manche. Vous vous rappelez la campagne menée contre la Chambre des Lords par les radicaux anglais. Si vous avez suivi les articles publiés dans leurs journaux, vous avez pu noter que cette Chambre y était toujours considérée uniquement comme une assemblée législative. Elle en est une, en effet, mais c’est là une utilité secondaire, par comparaison au service qu’elle rend par sa seule existence. Elle était, — car il est à craindre qu’elle ne survive plus longtemps — elle était l’organe de sélection continue, grâce auquel l’aristocratie britannique s’enrichissait sans cesse de toutes les supériorités, en s’annexant les grands écrivains, les grands soldats, les grands savants, les grands banquiers : un Tennyson, un Kitchener, un Lister, un Baring. « Pour vivre », disait Balzac, admirateur passionné de cette pairie recrutée, « les gouvernements doivent s’assimiler tous les hommes forts, en les prenant où ils se trouvent, afin de s’en faire des défenseurs et d’enlever aux masses les gens d’énergie qui les soulèvent. » Cette constante assimilation, et, grâce au droit d’aînesse, la constante élimination des cadets, rejetés dans la bourgeoisie, telle était l’œuvre de la House of Lords, œuvre de féconde vitalité nationale, mais œuvre non formulée, presque inconsciente. Pour le faux esprit de réforme un tel bienfait, difficile à démêler sinon par une attentive étude, ne compte pas, et moins encore la tradition. La durée, bien loin de lui être un motif de respect, lui en est un de défiance, presque d’aversion. C’est que le faux esprit de réforme est dominé par un préjugé qu’il décore, tantôt du nom de foi au progrès, tantôt de croyance scientifique à l’évolution. Il considère qu’un courant de changement irrésistible emporte les sociétés, comme le reste de l’univers, qu’il est vain de lutter contre, qu’il faut y aider, le devancer. Il ne réfléchit pas que le changement, dans les sociétés, comme dans l’Univers, s’accomplit d’après des lois fixes, si bien qu’il y a une part de constance dans toute métamorphose. Dégager cette part de constance, régler d’après elle ce changement, prolonger le passé dans le présent pour éviter les secousses, conserver pour améliorer, c’est tout l’art du législateur et toute la sagesse humaine.

IV §

Ces considérations risquent de paraître bien graves, énoncées à propos d’une simple coutume universitaire abandonnée « malencontreusement » — le mot n’est pas de moi, il est du judicieux Journal des Débats. Certes, toucher à l’un des rouages essentiels de la constitution d’un vaste empire est chose plus redoutable que de supprimer un concours entre les neuf ou dix lycées de Paris. Mais l’erreur initiale est la même dans l’un et l’autre cas, et il importe de la dénoncer. Quel motif en effet à cette suppression en 1904 ? C’est tout simplement que l’institution datait d’un siècle et plus. Elle avait, pour ces maniaques de nouveauté, « fait son temps », comme ils disent eux-mêmes. Qu’elle eût ses inconvénients, c’est trop évident. Le professeur, désireux de se distinguer par les succès de ses élèves, était tenté de sacrifier le reste de la classe à l’élite. Comment pouvait-il en être autrement dans des rhétoriques, telles que la nôtre à Louis-le-Grand en 1870 ? Nous étions au nombre de 80 ! Mais quoi ? C’était une réduction d’effectif à opérer, voilà tout. Ces succès au concours servaient aussi de réclame à des marchands de soupe avisés qui allaient racolant des boursiers intelligents pour les transformer, suivant le style de l’époque, en « bêtes à concours ». Taine, dans son Étienne Mayran, Jules Vallès, dans son Jacques Vingtras, nous ont laissé deux sinistres peintures de ces forceries pédagogiques. Ce dressage, ils l’avaient subi. Ils en avaient souffert. La rancune de ces pages vengeresses — leur revanche du collège — en témoigne, mais la vigueur de leur tempérament littéraire contredit leur pessimisme. Elle témoigne aussi de l’innocuité de ce dressage. Un reproche plus sérieux à faire au Concours général était celui que Renan adresse, dans ses Souvenirs, aux éducateurs à la Villemain : « On eût dit que tous leurs élèves étaient destinés à être écrivains, poètes, orateurs. » Et il ajoute, reprenant une idée, qui lui fut longtemps chère, sur le danger de sacrifier le sérieux du fond au brillant de la forme : « Ils estimaient peu l’instruction sans le talent… » Le Concours général était, en effet, dans ses belles années, sous la Restauration, la monarchie de Juillet, le second Empire, un constant appel au talent plus qu’à la science, aux gentillesses de la forme plus qu’au sérieux du fond. Mais le même Renan n’a-t-il pas, éclairé par la guerre franco-allemande, dénoncé dans son discours de réception à l’Académie, en 1879, barbarie « de l’autre culture, celle qui voudrait se passer de talent » ? C’était un équilibre à chercher, dont nos ravageurs — eversores, disait déjà saint Augustin — ne se sont guère souciés. Ce qu’ils voulaient, c’était détruire pour innover, mais détruire d’abord, mais satisfaire cette étrange haine contre la continuité qui les anime, ce faux esprit de réforme qui, pendant ces trente dernières années, a sévi partout en France. Nous ne saurions plus compter ses attentats. Nous l’avons vu, dans ce même domaine, celui de l’Instruction publique, menacer l’existence même de l’École Normale en touchant à l’autonomie de son enseignement, bouleverser les programmes des lycées, au point qu’aucun père, ayant fait ses études avant 1902, ne reconnaît les étapes de sa propre adolescence en suivant celles par où passe son fils. Nous l’avons vu, ce funeste esprit, s’acharner, dans le domaine militaire, à détruire l’ancienne armée, et rêver, à la veille d’une guerre si évidemment imminente, d’une « armée nouvelle » dont eussent été bannies des disciplines éprouvées, une tradition vérifiée. On frémit à la pensée d’une pareille expérience, tentée en 1914 ! Nous l’avons vu, nous le voyons, ce faux esprit de réforme, se déchaîner dans le domaine financier, s’ébattre à travers le budget, bousculer un cadre de contributions éprouvé, lui aussi, et pour aboutir à une fiscalité grosse de menaces. Nous l’avons vu… Mais à quoi bon énumérer des méfaits contre lesquels, sur tous les terrains, une réaction commence à se produire ? Pour nous en tenir à celui de l’Instruction publique, n’avons-nous pas entendu le ministre, qui est aujourd’hui le grand maître de l’Université, condamner à la tribune ces prétendues réformes de 1902, « entachées », a-t-il déclaré, « d’une erreur fondamentale. Elles se sont trompées sur le but même et l’objet réel de l’enseignement secondaire ». N’était-ce pas hier que M. le recteur Appell prenait à son compte le dur jugement du célèbre mathématicien Joseph Bertrand sur l’éducation nouvelle : « On instruisait autrefois. Aujourd’hui on prépare. » C’est la confession que le décret reconstructeur de Frochot enveloppait déjà. On avait un organisme vivant. On a voulu tailler à même. Il dépérit. Si le rétablissement du Concours général a réellement lieu, réjouissons-nous de cet indice bien petit encore, mais pourtant significatif, d’un retour à la tradition au moins sur un point, d’autant qu’une restauration de l’École Normale dans son type originel et déjà plus que séculaire ne tardera pas à suivre, on nous l’affirme. Souhaitons que ces minuscules échecs du faux esprit de réforme soient suivis d’autres plus importants, et que l’intelligence française tire de tant d’essais avortés la confirmation d’une grande vérité qui domine la sociologie comme la médecine. Un des maîtres de la Clinique la formulait un jour devant moi, dans son service d’hôpital, un peu trivialement, mais si nettement : « Il ne faut pas tripoter la vie »

IX. Mise au point de l’idée de progrès19 §

« … Il a été en plusieurs guerres où il y avait des Allemands qui, au déloger, mettent volontiers le feu en leur logis, le bon chevalier ne partit jamais du sien qu’il ne sût que tout fût passé, où qu’il ne laissât gardes, afin qu’on n’y mît point le feu. » Le bon Chevalier !… À ces mots vous avez reconnu « le gentil seigneur de Bayard, dont humaines louanges sont répandues par toute la Chrétienté », comme dit le titre du livre d’où j’ai transcrit ces lignes, et à leur ton vous avez reconnu l’auteur du même livre, « le loyal Serviteur ». Le beau nom et si militaire ! Et quel récit, d’une prose si ferme et si facile, de tant de bonhomie dans l’héroïsme et de tant de grâce alerte dans sa rudesse ! Livre bien français, un des rares que l’on ait le goût de rouvrir dans ces douloureux moments, pour y contempler la noblesse de la guerre. Nos ennemis d’aujourd’hui nous en feraient uniquement comprendre la hideur. Vous le voyez par ce témoignage d’il y a quatre siècles, c’est dans leur sang. Tels ils se sont montrés à Louvain, à Reims, à Ypres en 1914, tels ils étaient en 1514, ne séparant pas l’idée de guerre de celle de destruction, preuve vivante qu’il y a vraiment lieu de mettre au point· cette idée de Progrès dont nos sociétés modernes sont parfois tentées de faire une religion. Hélas ! Ce ne sont pas les seuls Allemands qui n’aient pas changé, en paraissant se civiliser davantage, c’est l’humanité tout entière, dont les instincts profonds demeurent pareils. Le cataclysme mondial auquel nous assistons l’atteste. On disait : « Une guerre au vingtième siècle ? mais elle ne durerait pas quinze jours. Toutes les nations un peu policées se lèveraient pour l’arrêter. » Elles se lèvent, pour s’y précipiter, et les plus optimistes n’osent pas prévoir la fin du conflit. On disait : « Une guerre au vingtième siècle ? Avec les armes dont nous disposons ? Mais le carnage serait si grand que les combattants n’en supporteraient pas l’horreur. » En effet, les armes sont terribles, le carnage monstrueux, et il continue. À ceux qui parlaient de haine de races, on disait : « Au vingtième siècle, des races ? Mais il n’y en a plus ! Comment voulez-vous qu’un Allemand et un Français se haïssent vraiment ? L’un et l’autre sont des Européens, avec des idées si analogues, des points de vue si pareils !… » Lisez, je vous prie, ces quelques lignes qu’un officier découpe pour moi dans un journal publié en Silésie. C’est le compte rendu par un sous-officier allemand du 154e régiment, 6e compagnie, d’un combat livré le 24 septembre à Hanonvillers : « Nous arrivons à une dépression où gisent des culottes rouges, morts et blessés. Ces derniers sont achevés à coups de crosse et de baïonnette, pour éviter que les coquins ne nous tirent dans le dos. Là-bas, un Français est étendu de son long, le visage contre la terre. Il fait le mort. Un vigoureux coup de pied appliqué par un de nos hommes lui apprend notre présence. Il se retourne et demande grâce. On lui répond : “Vois-tu, c… c’est comme cela que nous”, et on le cloue au sol. À mes côtés, des craquements sinistres. Ce sont les coups de crosse qu’un soldat du 154e applique sur le crâne dénudé d’un blessé. Ceux de nos hommes qui ont l’âme sensible achèvent les blessés d’une balle dans la tête. » Et mon correspondant ajoute, devenu cruel lui-même, mais par son sentiment trop justifié : « Jamais nous ne vengerons assez nos morts. Il faut que la haine monte jusqu’à la complète destruction de leurs bourreaux. »

Cette sauvage bataille va ainsi multipliant ses férocités, sur l’Yser, sur l’Aisne, en Argonne, sur la Vistule, au Caucase, en Extrême-Orient, en Inde, dans l’air, sur les mers, avec des instruments de mort à la fabrication desquels toutes les sciences ont collaboré. Pas un obus n’éclate, pas un sous-marin ne plonge, pas un aéroplane ne vole, qui ne suppose toute notre chimie, toute notre physique, toute notre mathématique. Partout, derrière l’invention de ces formidables engins, que trouvez-vous ? Le laboratoire, et une connaissance des lois de la nature que ne soupçonnaient guère les ancêtres de nos envahisseurs, que le vieux Plutarque nous décrit « s’exposant tout nus à la neige, pour faire parade de leur audace et de leur force ». Il nous les montre encore « grimpant sur les montagnes à travers des monceaux de neige et de glace. Parvenus au sommet, ils s’asseyaient sur leurs boucliers, et glissant le long des rochers, ils s’abandonnaient à la rapidité de la pente, sur le bord des précipices d’une profondeur effrayante ». Leur descendant d’aujourd’hui est sur un Taube, qui tient à la main une bombe, de quoi tuer un vieillard, une petite fille, ou bien défoncer la toiture d’une église ou d’un hôpital. Le progrès, c’est l’explosif enfermé dans cette bombe. C’est le moteur qui ronfle. C’est le gigantesque oiseau mécanique qui porte un pilote et qui virevolte à son gré. Le progrès, c’est la boussole d’après laquelle l’aviateur s’oriente, la jumelle qui décuple sa vue, le maillot et le casque dont il est protégé. Le progrès, c’est encore la ville qu’il survole, avec ses rues où courent les automobiles, ses chemins de fer souterrains, les maisons à huit étages qu’éclaire l’électricité, que chauffent les radiateurs, où les ascenseurs montent. Le progrès, ce sont ces plaines autour de la ville, sillonnées de locomotives, distribuées en carrés de terre bien cultivés, avec leurs fils de télégraphes et de téléphones qui permettent à la parole de courir à travers l’espace, si vite et si loin ! Le progrès, c’est tout ce qui entoure cet homme, tout — excepté cet homme lui-même, en sorte que s’il est demeuré un barbare — oh ! la tragique ironie ! — le séculaire effort de l’humanité aboutit à lui mettre en mains un outil qui rende sa cruauté plus redoutable et plus barbare sa barbarie.

II §

Devant des énigmes aussi poignantes, quelle attitude prendre ? Le sarcasme de Candide qui ricane de l’universel avortement : « Travaillons sans raisonner », dit Martin, « c’est le seul moyen de rendre la vie supportable », ou bien l’illusionnisme d’un Condorcet s’obstinant, à deux pas de la guillotine, dans la chimère d’un avenir impossible, et il trace ce tableau d’une espèce humaine, affranchie de toutes ses chaînes, soustraite à l’empire du hasard comme à celui des ennemis de ses progrès, et marchant d’un pas ferme et sûr dans la route de la vérité, de la vertu et du bonheur ! Ce spectacle imaginaire console notre philosophe des erreurs, des crimes, des injustices dont la terre est encore souillée, et dont il va être la victime… C’est là qu’il se réfugie, dans un Élysée que sa chimère a su se créer en dépit des faits. Entre cette extase béate, trop voisine de la niaiserie, et qui affirme la perfectibilité indéfinie contre l’évidence, d’une part, et, d’autre part, un pessimisme qui nie tout progrès contre l’évidence également, il y a un point de vérité à saisir. Il nous est indiqué par le spectacle même de cet aviateur qui survole la ville. Il peut, avec son appareil, se hâter vers le plus abominable des crimes : sa bombe lancée au hasard sur des innocents. Il peut se hâter vers le plus magnanime devoir : la reconnaissance des positions ennemies sous le feu d’habiles tireurs qui le descendront peut-être, et cette fois, c’est la mort non plus donnée, mais reçue. Il a le choix entre cet assassinat et cet exploit. Il est libre. Creusez ce petit mot. Il contient la solution du problème. La liberté, c’est le pouvoir d’agir mieux ou moins bien, d’avancer, par conséquent, ou de régresser. L’erreur des prophètes de la perfectibilité indéfinie est de n’avoir pas vu que tous les progrès accumulés autour de l’individu laissent intact en lui le libre arbitre. Car, s’il n’y a pas de libre arbitre, il n’y a plus ni bien ni mal, donc plus de progrès, et le libre arbitre suppose que le geste fait par l’homme est individuel et non pas collectif. Chacun de nous, s’il est une créature morale, doit à chaque décision nouvelle se déterminer par un effort de volonté pour lequel nul ne saurait se substituer à lui. Dans ce domaine-là, il n’y a plus de place pour le progrès, sinon dans la mesure où nous l’acceptons. Il nous est loisible de le repousser, et cette possibilité de refus est la condition sine qua non pour que nous soyons responsables. Ne disons donc pas qu’il n’y a point de progrès. Il y en a un dans l’ordre des connaissances, dans celui des moyens. Il n’y en a point dans un autre ordre : celui de l’action personnelle où le dilemme du bien et du mal se renouvelle sans cesse devant toutes les consciences. C’est l’épreuve de la vie, et sa grandeur, qu’il en soit ainsi.

III §

Cette vue bien simple explique pourquoi la guerre actuelle, si différente des guerres d’autrefois par les procédés et les alentours, si l’on peut dire, leur est identique par les sortes d’âmes qu’elle met en lumière, les unes affreuses et se bestialisant dans la lutte, les autres héroïques et s’ennoblissant. Non. Il n’y a pas eu de progrès dans l’adoucissement des cœurs féroces et Tilly, s’il revenait au monde, reconnaîtrait dans les ravageurs des Flandres les reîtres avec lesquels il prit d’assaut et brûla Magdebourg ; mais Bayard, lui aussi, saluerait, dans ces admirables jeunes gens qui donnent leur vie si simplement pour la France, des frères en courage et en magnanimité. C’est la preuve qu’à travers la variété mouvante des mœurs et des circonstances, l’homme est resté, en son fond, pareil à lui-même, également capable des déchaînements les plus brutaux et des exaltations les plus sublimes. Il ne faut pas trop en espérer, ni croire qu’aucun travail de civilisation abolira jamais en lui d’une manière absolue les sauvageries primitives. Comme elles reparaissent à la première occasion, en dépit de l’école dont les enseignements ont seulement fait de l’élève qui les a reçus un barbare scientifique ! Il ne faut pas désespérer de lui pourtant, car la source des splendeurs morales est toujours prête à jaillir, dès qu’il accepte de se dévouer. Quand on le regarde ainsi à la lueur des incendies de la guerre, qui le montrent la terrible de cruauté, ici magnifique de sacrifice, là descendu au-dessous de la bête brute, ici s’élançant jusqu’au martyre. Toujours Pascal ! Toujours ses cris de révolte et d’admiration devant tant de misère et tant de grandeur ! Comment ne pas dire, comme lui, qu’une seule doctrine « démêle cet embrouillement », celle de la chute et du péché originel. « Certainement », gémissait-il, « rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine, et cependant sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. »

X. Autres remarques sur l’idée de progrès §

I §

Deux des observateurs les plus sagaces de ce temps-ci, — et la différence de leurs nationalités rend cette rencontre plus saisissante, — M. Ferrero, dans l’Illustration (18 mars), M. Jacques Bainville, dans la Revue universelle (1er mars), viennent au même moment de poser une question qui hante beaucoup d’intelligences à notre époque. Mais combien peu osent la regarder en face ! L’Europe ne serait-elle pas à la veille d’un écroulement de sa civilisation ? Nous voilà loin du Condorcet de 1793. Vous vous rappelez : mis hors la loi, condamné à mort, ses biens confisqués, une dame Vernet le recueille, au péril de sa propre vie, dans sa maison de la rue Servandoni. Le ci-devant marquis, ancien secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, membre autrefois de l’Académie française, n’a plus un livre sous la main. Pour tromper la longueur de cette captivité volontaire, il écrit toute la journée. Sans doute, croirait-on, des pages où il prononce son ergò erravi, lui qui vient de voir la société raffinée, dont il était un bénéficiaire, s’écrouler dès la première application de ses idées. Il a été de ceux qui ont affirmé, comme Rousseau, la bonté originelle de l’homme, et il assiste, le pacte d’obéissance héréditaire à peine relâché, au plus féroce déchaînement de bestialité sanguinaire. Ses plus chers amis ou bien ont été guillotinés, ou bien sont proscrits comme lui. Il s’est décidé au suicide, s’il est découvert, et, à cette intention, il porte dans une bague un poison que lui a préparé Cabanis et dont, en effet, il se servira, quand son imprudence l’aura fait arrêter. En attendant, il écrit une Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, pour affirmer sa foi indestructible dans la perfectibilité indéfinie de notre espèce. La réalité présente, si terrible soit-elle, semble ne pas être arrivée jusqu’à lui. Nous tenons là un admirable exemplaire d’une pensée du dix-huitième siècle, toute logique, toute rationnelle, pour qui les faits n’existent pas. Ceux de nos contemporains qui ont été nourris, comme un Ferrero, comme un Bainville, aux disciplines scientifiques, professent au contraire la soumission aux faits. C’est la claire vision des événements contemporains qui les contraint d’admettre qu’une régression est possible, qu’elle est commencée peut-être, sur notre continent gagné par la barbarie, — et quelle barbarie, venue non plus du dehors, mais du dedans, et par cela même d’autant plus irrémédiable ! On conçoit que l’on civilise un Attila ou un Genséric, qui sont des sauvages. On ne conçoit pas que l’on recivilise des dégénérés. Ce verbe ne se trouve pas dans le dictionnaire, et c’est justice. Il n’a pas de sens.

Mais sont-elles vraiment possibles, ces régressions totales ? Conçoit-on le naufrage complet d’une civilisation ? Un autre observateur, qui est un remarquable poète, — il ne faut pas se lasser de multiplier ces témoignages, — M. Paul Valéry, nous donnait, lui aussi, dernièrement, une méditation sur ce qu’il appelle éloquemment « l’abîme de l’histoire ». Il nous évoquait « des mondes disparus tout entiers, des empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins, descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures ou appliquées… ». Et il concluait : « Nous apercevons, à travers l’épaisseur de l’histoire, des fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesses et d’esprit. » Nous voilà de nouveau loin, non plus seulement du songe-creux que fut Condorcet, mais, semble-t-il, du profond Pascal qui, dans une phrase fameuse de la préface du Traité du vide, comparait « toute la suite des hommes à un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement ». Pascal se plaçait à un seul point de vue, celui des connaissances scientifiques, et dans les conditions de fixité sociale qui étaient une des caractéristiques du dix-septième siècle. Or, c’est précisément cette fixité sociale que les trois écrivains, dont l’opinion hardiment exprimée sert de prétexte à cette note, considèrent comme menacée, et l’histoire, hélas ! ne donne que trop raison à ces craintes. Reportons-nous en pensée au siècle des Antonins. Imaginons un patricien romain qui a vécu sous Adrien, sous Antonin le Pieux, et qui meurt en même temps que Marc-Aurèle, vers 180. Partout l’ordre règne. L’immense empire étendu autour du grand lac méditerranéen représente un si opulent trésor d’acquisition humaine qu’il paraît devoir durer toujours. Comment ce patricien ne se répéterait-il pas, en l’appliquant à cette heureuse époque, la prophétie virgilienne, le

« Magnus ab integro sæculorum nascitur ordo »,

avec la certitude d’une stabilité qui défie le temps ? Et moins de cent ans plus tard, puisque la première ruée des Francs date de 256, — ce magnifique édifice d’ordre, de paix et d’intelligence commençait de chanceler, pour s’écrouler tout entier au cinquième siècle. Encore a-t-on le choix de considérer que cette civilisation romaine a survécu en partie dans la nôtre. Mais celle d’Égypte ? Il y a, dans le Timée de Platon, un passage non moins célèbre que la phrase de Pascal, où l’un des prêtres de Saïs vante à Solon l’antiquité de la tradition qui lui a été transmise : « Ô Solon, Solon, vous autres Grecs, vous n’êtes que des enfants. Aucun de vous n’est un vieillard… » Cette tradition incarnée par ce monde égyptien, si cultivé, si solide, si fortement établi dans une armature de durée, qu’en devait-il rester, quelques siècles plus tard ? Des monuments, de quoi nous avertir — monumentum vient de moneo — qu’il a existé dans la vallée du Nil une société si différente de la nôtre, ayant ses mœurs, sa science, ses arts, un équilibre admirable. Une catastrophe cosmique ne l’a pas détruite, comme l’Atlantide. Les Barbares ne l’ont pas conquise, comme Rome. Non. Elle était une chose vivante, elle a eu sa naissance, son développement, son épanouissement, sa décadence, sa décrépitude et sa mort, à la manière de toutes les choses vivantes. C’est le cas de citer la formule si forte du maître de la Physiologie générale, Claude Bernard : « Il y a deux sortes de phénomènes vitaux, en apparence opposés, les uns de rénovation organique, qui sont cachés en quelque sorte, les autres de destruction organique, qui se manifestent toujours par le fonctionnement ou l’usure des organes. Ce sont ces derniers que l’on qualifie généralement du nom de phénomènes de la vie, de sorte que ce que nous appelons vie est en réalité la mort. »

II §

Il est donc certain que les Civilisations peuvent, qu’elles doivent mourir. Y-a-t-il des indices qui permettent de pronostiquer le moment où les puissances de destruction l’emporteront sur celles de rénovation ? Un autre physiologiste, Bichat, définissait la vie « l’ensemble des forces qui résistent à la mort », — idée, entre parenthèses, qui ne contredit pas celle de Bernard. Le sociologue possède-t-il un moyen de mesurer l’intensité de cette résistance, quand il s’agit des peuples ? Évidemment non, mais il lui est loisible de concevoir des hypothèses sur les catastrophes prochaines, quand certains des éléments qui ont jusqu’ici soutenu une société viennent à défaillir. De par ses études historiques, M. Ferrero, par exemple, est en droit de poser cet axiome qu’une civilisation exige la reconnaissance unanime d’un principe d’autorité, et, constatant que ce principe d’autorité disparaît de l’Europe, il en conclut que la crise actuelle, évidente à tous, n’est pas un accident. M. Bainville, lui, plus particulièrement appliqué à considérer les relations des États les uns avec les autres, dénonce, comme un symptôme alarmant, l’absence d’un ordre politique stable, — ordre dans l’action extérieure de ces États, ordre dans leur action intérieure. Sera-t-il permis à un élève de Balzac, dont tout l’effort a été consacré à l’analyse des mœurs, de signaler, comme un phénomène prémonitoire d’une régression très redoutable, la réapparition, dans notre monde moderne, d’un esprit de cruauté qui déconcerte toutes les prévisions des apôtres du progrès ?

Regardez-le se déchaîner, cet esprit de cruauté, dans l’immense Russie que les bolchevistes ne se contentent pas de transformer en un laboratoire d’une monstrueuse expérience idéologique. Cette idéologie a pu être sincère chez quelques-uns parmi les initiateurs de la révolution. Aujourd’hui, les emprisonnements, les tortures et les exécutions décèlent l’assouvissement de cet instinct de férocité qui se retrouve dans tous les crimes des foules. Le professeur Régis a très justement remarqué, dans son Précis de psychiatrie, « le rôle prépondérant » dans ces cruautés que l’on pourrait appeler collectives « joué par les faibles, par les plus excitables et les plus impulsifs ». Autant dire par les personnalités sur lesquelles la prise de la civilisation est la moins vigoureuse. Que cette prise soit à l’heure présente abolie là-bas, les fusillades dont l’écho nous arrive chaque jour le démontrent trop. Si nous considérons l’Allemagne après la Russie, comment expliquer, sinon par une régression toute pareille, la sauvagerie avec laquelle les gens d’outre-Rhin ont mené la guerre dès le mois d’août 1914 ? Que les soldats aient obéi, avec entrain, aux ordres de férocité donnés par leurs chefs, c’est de quoi demeurer confondu ; quand on se souvient que ces troupes étaient composées, non pas de vétérans et de mercenaires comme les bandes d’un Bourbon ou d’un Tilly, mais de bourgeois, d’ouvriers., de boutiquiers, de paysans. Elles étaient la nation en armes. Qu’en conclure, sinon qu’entre l’Allemagne de Goethe, si humanisée dans sa gaucherie, de mœurs si plaisantes par leur cordialité un peu rude, mais vraiment chrétienne, et la Germanie sinistrement ravageuse qui a dévasté nos provinces du Nord et de l’Est, le contraste est celui d’un monde civilisé avec un monde redevenu barbare. La cause de ce travail de dégradation est, pour les Allemands, discernable d’abord dans l’abus du machinisme. Tout peuple qui s’industrialise à l’excès se barbarise, et pareillement, toute société qui s’intellectualise trop intensément. La philosophie de la guerre, qui a inspiré les ordres implacables dont je parlais, est issue de cet autre abus, celui du penser scientifique. Penser scientifiquement, c’est établir les conditions suffisantes et nécessaires des faits. Prenons la guerre comme un de ces faits. Quelles sont les conditions suffisantes et nécessaires pour que ce fait donne son meilleur rendement ? Que cette guerre soit courte ? Or, plus elle sera menée implacablement, plus elle a de chances de décourager l’adversaire. Que cette guerre assure une prédominance définitive au vainqueur ? Or, plus elle sera dure, plus elle laissera cet adversaire brisé pour longtemps. C’est le retour aux luttes primitives, au terme desquelles étaient l’anéantissement et l’esclavage des vaincus. Mais c’est aussi le renoncement à cet idéal chevaleresque dont le célèbre tableau de Vélasquez, les Lances, demeure l’émouvant symbole : les chefs des deux armées ennemies se saluant après la bataille. Ils se sont battus en civilisés. Les Allemands, non. Et, continuant notre voyage à travers l’Europe, que rencontrons-nous en Italie ? Les fascistes et les socialistes, face à face, et leur sanglant duel. En Irlande ? Des collisions renouvelées chaque jour, des attentats contre les personnes, des incendies. De Moscou à Belfast, la distance est grande, et les détonations des revolvers se répondent. Pendant la Commune, un de nos camarades, dans le collège situé près du Panthéon où je faisais ma philosophie, avait ramassé un éclat d’un obus tombé au milieu de notre cour. Le professeur venait de nous exposer les doctrines de Hobbes, et de nous commenter le célèbre axiome : Homo homini lupus. Notre ami s’avisa de coller sur l’éclat de bombe un morceau de papier, et il y écrivit : Homo homini lupior lupus. (L’homme est pour l’homme plus loup que les loups mêmes.) Que de fois la boutade du collégien m’est revenue à la mémoire devant le spectacle que l’Europe nous inflige depuis bientôt dix ans !

Notre chère France, la « doulce France », comme on l’appelait autrefois, ne porte-t-elle pas, elle aussi, des traces d’un envahissement de cet esprit de cruauté ? On dit couramment d’elle qu’entre tous les pays du groupement européen, elle reste la plus réfractaire au désordre violent, et il est exact qu’un voyageur qui l’aurait quittée au printemps de 1914 pour y revenir aujourd’hui, au printemps de 1922, n’observerait dans nos grandes villes, Paris, Lyon, Bordeaux, Marseille, aucune trace d’un profond bouleversement. Nos campagnes, de même, lui offriraient le même robuste aspect d’une exploitation opulente et laborieuse. La cherté de la vie ne semble pas avoir touché au bien-être. Mais que ce voyageur achète chaque matin et chaque soir un journal, et qu’il y lise attentivement les faits divers, comment ne serait-il pas frappé de la multiplication des attentats et de leur caractère meurtrier ? Qu’il y étudie les statistiques, qui sont à la moralité publique ce que le thermomètre est à la température, il en rencontrera d’effrayantes, comme celle que je relevais l’autre jour sur les arrestations des enfants à Paris pour vols et attaques à main armée. En 1910, elles se chiffraient par 4 475. En 1919, elles avaient monté à 7 270, et voici des détails qu’un des écrivains le plus généreusement préoccupés des choses sociales, M. André Lichtenberger, a recueillis dans le Bulletin de la ligue pour la défense des animaux. Je les transcris d’après un article de M. Bailby dans l’Intransigeant du 21 mars dernier :

Impasse Montferrat : des enfants crèvent la musette de pauvres chevaux en train de manger, recueillent l’avoine qui tombe et la jettent dans l’égout… Les mêmes enfants, quand le charretier est retenu dans une maison, piquent les flancs du cheval avec un canif… — Marché de la Villette : un groupe de petites filles. L’aînée a douze ans. La plus petite six. Elle pleure. Les plus grandes ont une baguette pointue et, à travers les barreaux, piquent les bœufs et les vaches attachés court dans cet endroit. La fillette de six ans crie, sanglote, trépigne, Elle ne peut arriver à la grille et veut aussi piquer la vache. Le cercle s’ouvre. On lui fait place. Elle fait tous ses efforts pour piquer la vache aux yeux. Maladroite, elle les rate, alors elle enfonce la pointe dans les naseaux. Le sang perle. L’enfant exulte. Une passante lui reproche sa méchanceté. Les mères interviennent : « De quoi qu’al se mêle, c’te grande bourrique ? Pourquoi qu’al s’amuserait pas comme les autres, c’te p’tite ? » — Près du jardin Saint-Paul, à deux pas du cinéma : une chatte perdue a déposé entre deux grosses pierres sa nichée de trois petits, âgés de huit jours. Des enfants enjambent la balustrade, prennent les petits chatons que leur mère a quittés, à la recherche de quelque pâtée, les tuent à coups de pierre, les mutilent et les remettent dans le nid. La mère revient affolée, rejoint les petits membres pantelants, les rapproche, les lèche comme pour les souder. Les enfants, alors, lui jettent d’énormes pierres.

M. Bailby a raison de dire qu’il faut assurer la plus large publicité à des documents pareils, relevés avec soin par des témoins dignes de foi. Les Allemands, qui s’y connaissent, ont créé le mot de Schadenfreude, — la joie du dommage, — pour exprimer ce féroce plaisir de nuire. L’étranger que j’imagine n’en croit pas le papier imprimé. Il lui faut bien se rendre à l’évidence en constatant l’extrême jeunesse de tant d’autres criminels dont les mêmes journaux rapportent sans cesse les sanguinaires exploits !

Notre lecteur quitte les colonnes des faits divers. Il passe à celles de la politique. Comme il est familier avec l’histoire littéraire de notre pays, il se rappelle combien nos journalistes excellaient jadis aux luttes d’idées. Il trouve encore des articles où cette tradition se continue. Mais qu’ils se font rares ! Comme ils foisonnent, au contraire, les « féroces » de la presse ! Je suppose que notre voyageur ait débarqué au moment où arrivait aux affaires le grand citoyen qui, après avoir été président de la République, a courageusement accepté de former, dans une heure bien difficile, un cabinet de défense nationale. S’il est vrai, comme le veut la psychologie moderne, que « toute idée soit un mouvement qui commence20 », a fortiori toute parole, comment ranger encore parmi les civilisés les Français qui ont écrit contre cet honnête homme, d’un si haut patriotisme, certaines pages au terme desquelles il n’y a plus que le crime ? Et ce ne sont, sous les mêmes plumes qui ont signé ces pages, qu’appels à la guerre des classes, qu’invités à cette action directe qu’il faut appeler de ses vrais noms : le pillage, l’incendie, le massacre. Notre voyageur replie ses journaux, il regarde autour de lui, et il démêle dans trop de regards cette irritabilité secrète, dans trop de gestes cet énervement qui traduisent un certain degré de déséquilibre mental. C’est bien toujours la « douce France », mais déjà plus inquiète, mais déjà travaillée par cet esprit de cruauté dont le voyageur a constaté les ravages ailleurs, s’il est un cosmopolite et qu’il ait couru l’Europe depuis le cataclysme de la grande guerre. S’il aime la France, et aussi la civilisation, il souhaitera passionnément que ces funestes indices de régression ne soient que passagers. D’autres indices de renaissance autorisent à penser qu’ils le seront et que cette France, appelée par Bonald « le premier-né de la civilisation européenne », en sera, s’il est besoin, le dernier défenseur. Osons dire qu’il en est besoin.

XI. Du régionalisme §

De grandes discussions se sont élevées, ces temps derniers, autour du projet esquissé par un de nos hommes politiques, sur une nouvelle division de la France en régions administratives. Le mot « régionalisme » a remplacé l’ancienne formule : « décentralisation ». La différence entre les deux termes est à noter : la décentralisation, c’était le but à atteindre. Le régionalisme, c’est le moyen à employer. Les discussions auxquelles je viens de faire allusion marquent assez à quel degré ce problème intéresse l’opinion. Elle sent qu’il est vital, d’autant plus que la profonde atteinte portée à la France par cette terrible guerre exige une restauration de toutes ses énergies. Or, il en est du corps politique comme du corps humain : c’est en rénovant la force intime des divers organes que l’on régénère la vigueur de l’ensemble. La France, à regarder simplement sa figure physique sur la carte, est une résultante dont les composants sont, au sud, au nord, à l’est, à l’ouest, au centre, de petits pays intimement engagés dans l’unité nationale. Ils n’y sont pas fondus au point qu’un Marseillais puisse être pris pour un Lillois, ou un Rémois pour un Toulousain. La question se pose donc ainsi : l’actuelle distribution de l’existence française tire-t-elle de ces éléments divers le rendement le meilleur ? Et si la réponse est négative, à quel procédé recourir pour remédier à cette insuffisance ?

I §

Que la réponse soit négative, l’unanimité semble être faite sur ce point. Depuis un siècle, tous les bons observateurs s’accordent à déplorer le caractère hypertrophique et, par conséquent, nocif, que nos institutions ont donné à Paris. Le grand docteur ès sciences sociales, — il s’appelait ainsi lui-même, — Balzac, cite quelque part, comme une menace redoutable et trop justifiée, la réponse d’un officier russe à Blücher lui montrant Paris et lui disant : « Nous allons donc détruire cette ville. » — « Gardons-nous-en bien », aurait répondu l’autre, « la France ne mourra que de ça. » Il est permis d’ajouter qu’elle en a vécu, et magnifiquement. Les vers de Hugo restent vrais, malgré la cheville qui dépare le premier :

Nul ne sait, question profonde,
Ce que perdrait le bruit du monde
Le jour où Paris se tairait.

Ne donnons pas dans l’exagération des dénigreurs de la puissante et féconde cité, qui n’est pas la capitale de la seule France. Elle l’est de l’Europe continentale. Reconnaissons simplement que l’équilibré n’est pas bien réglé entre cette ville admirable, mais tout près d’être monstrueuse par la pléthore de son activité, et les autres villes de notre patrie. Reconnaissons aussi qu’il y a lieu de réagir contre l’absorption de toute la conscience française dans l’endroit unique où se ramassent, à côté de tous les pouvoirs directeurs de l’État, presque tous les pouvoirs moraux. C’est à Paris que se développent les grandes destinées scientifiques, artistiques et littéraires, à Paris que siègent les directions de nos grandes voies de communication, nos principales banques, nos grandes revues et nos grands journaux. On cite, en les comptant, les noms des hommes supérieurs — tel un Mistral à Maillane, un Ollier à Lyon, un Grasset à Montpellier — qui ont su remplir tout leur mérite en demeurant attachés à la province natale, dans le domaine d’idées qu’ils s’étaient choisi. Mais une George Sand n’a pas pu rester vraiment Berrichonne, un Flaubert Normand, un Alphonse Daudet Provençal. Ces rares écrivains, intimement nourris du génie local, n’en ont pas fait bénéficier leur terroir d’origine. Leur talent, émané de la vie provinciale, est devenu un apport à l’intensité de l’action parisienne. Pour Bourges, pour Rouen, pour Nîmes, ils n’ont été qu’une parure extérieure à la vie de la Cité. S’il se trouve à l’heure présente, en Berry, en Normandie, en Provence, un jeune homme qui porte en lui de quoi écrire une Lélia, une Madame Bovary, une Sapho, soyez assuré qu’il médite de prendre le train pour ce Paris, appelé par Baudelaire trop justement « le vrai pays de gloire ».

II §

Elles existent pourtant, ces provinces, sans cesse vidées de leurs supériorités par la capitale tentaculaire et dévoratrice. Qui a pu descendre en automobile de Paris à la Méditerranée, et passer du Gâtinais en Auvergne par le Nivernais et le Bourbonnais, puis en Provence par le Lyonnais ou le Vivarais et le Dauphiné, sans se rendre compte qu’il n’est pas allé de département en département, — il a passé de contrée en contrée. Dans chacune, les paysages sont différents. Différentes les cultures, différents les bestiaux, différentes les coutumes, différent le parler local. Comprendrez-vous, si vous n’êtes pas Auvergnat, la chanson du bouvier qui revient du labour :

« Quando lo bouié ve de l’arrado,
        Paudza ti sa djuliado,
                    Haing !
        Paudza ti sa djuliado. »

Ou si vous n’êtes pas Provençal, le pittoresque dicton sur avril : « À briou est de trento, quando ploourié trente-un, farié maou en degun. » — « Avril a trente jours. S’il en pleuvait trente-un, il ne nuirait à aucun. » Ce ne sont que des survivances, direz-vous. Mais dans survivre, il y a vivre, et ce qui dure dans ces contrées, morcelées par la Constituante sur un rapport de Thouret, au rebours de leur histoire, c’est précisément cette histoire, conservée dans les monuments, dans les traditions, dans cet esprit particulier qui fait qu’un fonctionnaire installé nouvellement hésite, se déconcerte, doit s’acclimater. Mirabeau l’avait pressentie, cette permanence indestructible de la vitalité des provinces. Il voulait que l’on se contentât de les subdiviser, sans les mêler. Thouret l’emporta. Le paradoxe de destinée qui se retrouve chez tant des idéologues de cette étrange époque voulait qu’il eût lui-même reconnu cette spécificité des petites patries dans le titre d’une brochure, publiée à Rouen au commencement de cette année 1789 : Avis des bons Normands à leurs frères tous les bons Français sur l’envoi des lettres de convocation aux États-Généraux. Mais le rêve déraisonnable de « construire à neuf une vieille maison », comme disait Rivarol, entraînait ces héritiers du passé français à radicalement effacer ce passé. Il s’agissait de supprimer toutes les inégalités, tous les privilèges, autant dire toutes les variétés. C’est le motif qui fit donner, à ce lieu des noms traditionnels, à ces départements ainsi formés, — ou mieux, fabriqués, — des noms empruntés aux fleuves, aux montagnes, aux côtes de la mer. Henri Martin, chez qui les illusions politiques n’avaient pas aboli absolument le sens de l’histoire, a essayé de justifier ce déchiquetage en rattachant du moins ce nouveau baptême à une tradition. « C’était ainsi », dit-il, « que les Gaulois distinguaient les régions de leur territoire. »

La réalité prouve que Mirabeau avait raison. Voici aujourd’hui plus de cent trente ans que le département est institué. Il n’est pas devenu une créature vivante. La province a été anémiée. Elle n’est pas morte. Est-il possible de réchauffer ce qui reste de cette vitalité, non pas en essayant une résurrection de type archéologique, qui serait une parodie, mais par des moyens efficaces et qui s’accommodent aux exigences de notre monde moderne ?

III §

Le projet, dont il est question aujourd’hui, paraît inspiré de ce principe que l’élément historique est au second plan, et l’élément économique au premier. La nouvelle distribution régionale serait ainsi calquée sur des groupements d’intérêts agricoles, commerciaux, industriels, réunis dans une mouvance, si l’on peut dire, plus large que la mouvance préfectorale, mais toujours administrative. La région serait, pour créer un néologisme ici nécessaire, un sur-département, et son chef, un sur-préfet. Tiendrions-nous là un remède efficace au mal de centralisation dont nous nous plaignons ? Le signataire de ces notes n’est pas qualifié, n’ayant jamais pris une part directe aux affaires publiques, pour bien juger des conséquences dernières d’un changement élaboré par des personnes plus compétentes. Il ne peut que s’en tenir à des réflexions destinées, s’il était possible, à en provoquer d’autres chez les lecteurs.

La première de ces réflexions porte sur l’importance accordée ici à cet élément économique, dont l’intelligence contemporaine semble engouée à l’excès et depuis longtemps. Le succès du système de Karl Marx est dû à sa théorie que l’évolution de la valeur domine toute l’évolution des mœurs. Rien de plus réaliste, en apparence. Rien de plus superficiel, quand on vérifie ce sophisme. C’est méconnaître chez l’homme la sensibilité, qui le fait sans cesse agir à l’encontre de ses intérêts, l’intelligence qui poursuit la vérité inutile et trop souvent l’erreur nuisible. Ce matérialisme historique s’est trouvé faux dans la plupart des prédictions qu’avait édictées l’auteur du Capital. Pour le problème particulier qui nous occupe, en vertu de quelle thaumaturgie l’État créerait-il une personne vivante, en organisant une région qui engloberait plusieurs départements ? Jamais la communauté des intérêts n’a produit ce mystère sacré qui s’appelle une patrie, et le but poursuivi est justement de réchauffer, chez les Français, le sentiment de la petite patrie dans la grande, de vitaliser les pays dont la somme constitue le pays. On n’obtiendra pas ce résultat en prouvant, par exemple, aux Angevins qu’ayant des vignobles, ils ont les mêmes intérêts que les Tourangeaux, vignerons aussi, — je suppose que l’on ait régionalisé le Maine-et-Loire avec l’Indre-et-Loire. — Un consortium profitable produit ce que nous appelons maintenant une firm, d’un mot emprunté aux Anglo-Saxons. On participe à une firm, on l’exploite. On en bénéficie. C’est une combinaison. Ce n’est pas une vie.

Cette première réflexion amène à cette autre : pourquoi les partisans du régionalisme administratif se privent-ils volontairement de la force historique que représentent encore les provinces ? Ils en donnent plusieurs raisons, plus ou moins plausibles. Ils font observer d’abord la disproportion entre les étendues de certaines provinces. Comparez la Guyenne et le Maine, le Languedoc et le Lyonnais. Cette objection est l’indice que nos gens continuent à donner, comme les Jacobins, un rôle contre nature à l’État, celui de gouverner les composants divers d’une nation d’après un type unique. Lorsque nous avons conçu, pendant la dernière guerre, l’espérance de délivrer l’Alsace et la Lorraine, un de nos hommes d’État les plus en vue disait à un diplomate, qui me répéta ce propos presque immédiatement : « On va bien être obligé d’avoir pour ces deux provinces une législation spéciale. Quelle occasion de décentraliser ! » Et puis lui-même a reculé devant cette tâche. Pourtant, adapter les règlements à la variété des choses à régler, qu’est-ce autre chose que pratiquer la grande méthode scientifique, laquelle consiste à se soumettre aux conditions ? L’inégalité de dimensions entre les provinces ne saurait être considérée comme un obstacle à leur résurrection. Ce n’est qu’une difficulté. La crainte du séparatisme serait un motif autrement grave de reculer. Cette dernière guerre, justement, n’a-t-elle pas démontré qu’un tel danger est aujourd’hui chimérique ? Reste l’aversion systématique pour tout ce qui fait dater la France d’avant 1789. Le préjugé révolutionnaire est bien diminué à l’heure présente. Il persiste chez beaucoup de nos politiciens. On ne saurait discuter avec ceux qui, pensant ainsi, ne voient pas que la nécessité française n’a pas changé avec les siècles. Cette nécessité nous impose la même diplomatie que jadis, la même défense des mêmes frontières contre les mêmes ennemis. La charte du travail que les syndicats poursuivent, les Corporations la pratiquèrent. Le tour particulier d’esprit qui a fait notre littérature classique, nos écrivains le manifestent sans cesse. Il n’y a pas une France d’avant 89 et une France d’après. Il n’y en a qu’une, forte et prospère quand elle a travaillé dans le sens de son génie, malheureuse quand elle s’est méconnue elle-même.

IV §

À cette décentralisation par la résurrection des provinces, il y a un obstacle plus insurmontable. Que ces provinces aient conservé une vitalité, le fait est indiscutable. Mais c’est une vitalité diminuée, parce qu’il leur manque ce qui fut le grand ressort des énergies d’autrefois : le patriciat local. Dans cette randonnée de Paris en Provence que j’imaginais tout à l’heure, que de ruines le voyageur rencontre ! Ce sont d’anciens châteaux, demeures détruites de chefs héréditaires qui maintenaient, vis-à-vis de l’autorité centrale, une indépendance terrienne. Reconstituer ce patriciat, qui donc y songerait ? Et qui donc à rétablir ces corps judiciaires, ces parlements dont la ville d’Aix — continuons à commenter notre voyage — nous permet de mesurer l’influence sur la vitalité provinciale ? Ces belles demeures du cours Mirabeau suffisent à nous évoquer un milieu de puissantes familles de robe, toutes racinées dans la cité natale, et lui donnant une originalité forte, une autonomie, pour employer le terme juste. Cela aussi est du passé. Nous pouvons dire, comme un délicieux poète anglais : « La Sirène aime la mer, et moi j’aime le passé. » Mais ce passé-là, rien ne saurait le ranimer. Il nous est du moins une leçon. Il nous enseigne la voie où nous engager pour retrouver avec des causes analogues des effets analogues.

Un milieu, — viens-je d’écrire. Voilà ce que maintenait, dans une cité, un grand parlement comme celui d’Aix. Le décentralisateur doit donc chercher s’il n’existe pas, dans ces provinces ainsi dépouillées de leurs patriciats et de leurs corps privilégiés, de quoi constituer des milieux féconds, susceptibles de développer et de retenir sur place des individualités vigoureuses. Deux des noms de grands provinciaux que je citais tout à l’heure nous seront à tout le moins une indication, celui du professeur Ollier, et celui du professeur Grasset. Ces deux célèbres savants ont été formés, l’un par cette école de chirurgie de Lyon, dont les règlements presque monastiques avaient fait une institution presque autonome21, l’autre par cette faculté de médecine de Montpellier, presque autonome aussi par l’originalité de sa doctrine. Nous apercevons, derrière ces deux personnalités supérieures, et autour d’elles, une atmosphère ambiante d’idées, de méthodes, d’expériences. Cette atmosphère, il est loisible de la créer, dans un domaine bien étranger à la politique, celui de l’Université, — ou mieux, car ce terme ne devrait être employé au singulier qu’avec une épithète locale, — des Universités. Une des plus funestes erreurs de la Révolution et de l’Empire fut de charger l’État de la fonction pour laquelle il est le moins propre : l’enseignement. J’ignore s’il viendra un jour où les écoles primaires, et les secondaires, lycées et collèges, seront rendues à l’initiative privée et communale. La réforme est si considérable qu’elle n’aura peut-être jamais lieu. Mais l’enseignement supérieur peut et doit être affranchi de la tutelle de l’État. De bons esprits ont travaillé dans ce sens, dès le lendemain des désastres de 1871, éclairés, par l’exemple de l’Allemagne, sur la valeur nationale de ces centres d’études autonomes ! — Toujours le même vocable qui s’impose. On a ainsi substitué, dans la mesure du possible, des Universités aux Facultés. On n’a pas osé, sans doute on n’a pas pu les affranchir complètement. Il existe pourtant un procédé pour assurer cet affranchissement : il consisterait à leur assurer un budget à elles, par un droit de posséder et de gérer leur fortune sans autre contrôle qu’elles-mêmes, et, ce qui est plus important encore, à autoriser et à provoquer un accroissement indéfini des émoluments de toutes les chaires.

Je m’explique. Supposez qu’une chaire de littérature française ou latine, de philosophie ou d’histoire, de physique ou de mathématique représente, dans une Université, un revenu de vingt-cinq, de trente, de cinquante mille francs, davantage encore. Il y aura beaucoup de chances pour que le professeur, ainsi nanti, ne pense pas à quitter cette université, — beaucoup de chances pour que les candidats à de pareilles situations abondent et séjournent là. Remarquez que les fellowships d’Oxford ont longtemps comporté des annuités plus hautes. Supposez encore qu’autour des maîtres, se choisissant eux-mêmes, des postes de conférenciers très largement rétribués se fondent et s’entretiennent. N’avez-vous pas là une certitude d’un recrutement d’hommes distingués autour de ces prébendes ? Au lieu d’ambitionner Paris et les situations plus lucratives, ils demeureront dans la ville où un avenir opulent et bienfaisant se trouvera réservé à leur foyer. Un milieu s’établira.

V §

Mais, dira-t-on, cet argent, qui le donnera à cette Université ? La contrée et la ville d’abord, pour lesquelles cette Université travaille, puis les mêmes personnes qui, chaque année, multiplient les legs à l’Institut, — legs quelquefois énormes, comme celui de M. et Mme Cognacq à l’Académie française. Pour que ces donations fussent dirigées vers les Universités, il suffirait, d’une part, que le statut légal de ces Universités fût élargi dans ce sens d’une complète autonomie et d’un enrichissement illimité de toutes les chaires, au gré du donateur, — d’autre part, que l’opinion fût sollicitée dans chaque province à favoriser ce moyen de renaissance. La modalité pratique consisterait à maintenir les subventions actuelles, soit que l’État continue à des servir, soit que les conseils généraux et municipaux s’en chargent, jusqu’à ce que les générosités particulières aient assuré aux professeurs une rétribution égale au traitement actuel. Un demi-siècle de ce régime, et, si l’on y joignait, par la liberté de tester, une possibilité de reconstituer en quelque mesure la grande propriété terrienne, on aurait beaucoup fait pour la décentralisation, surtout en y ajoutant une autre liberté, celle des fondations religieuses, écoles et couvents. Mais ce serait créer des centres de forces indépendants, et cela, les Jacobins ne le supportent guère, pas plus en 1921 qu’en 1790.

XII. De la bourgeoisie §

Dans combien d’articles de journaux, dans combien de professions de foi électorales avons-nous lu cette phrase, ces dernières semaines : « Il est temps que la Bourgeoisie consente au peuple de larges sacrifices. » Et cette autre : « Les Bourgeois se décideront-ils enfin à faire, eux aussi, leur nuit du 4 août ? » Quand des aphorismes de ce type sont quotidiennement répétés, cela ne signifient pas qu’ils sont vrais. C’est l’indice qu’ils correspondent à un état d’esprit général, — lequel peut d’ailleurs se tromper du tout au tout. Il y a des erreurs grégaires. Le vieux Bacon les appelait idola tribûs. Les Allemands viennent de nous donner un effrayant exemple d’une de ces énormes aberrations nationales. Les Russes nous en donnent un autre, qui finira d’une manière plus catastrophique encore. Ces illusions collectives, la réalité se charge toujours de les corriger, et durement : « Qui n’obéit pas au gouvernail », disent les Orientaux, « obéira à l’écueil. » Ceux qui croient deviner cet écueil, ont pour devoir de l’annoncer, qu’il soit lointain ou proche, petit ou formidable. Ces appels à la prudence sont quelquefois efficaces. Témoin Burke et ses célèbres Réflexions, qui arrêtèrent net la contagion terroriste dans l’Angleterre de 1790. Mais est-il permis de citer un si grand nom et un si grand livre à propos d’une note où l’on voudrait simplement remettre à son point de vérité le sophisme le plus spécieux et, s’il se répandait davantage, le plus dangereux peut-être des Révolutionnaires actuels ? Il ne vise à rien de moins qu’à démoraliser la défense des classes dites possédantes contre l’assaut que nos bolchevistes se préparent à tenter.

I §

« Il est temps que la Bourgeoisie consente de larges sacrifices. » Je reprends cette phrase et je lui cherche une traduction exacte. Ou bien elle n’a pas de sens, ou bien elle signifie que la Bourgeoisie a des privilèges qui la distinguent du reste de la nation. Des privilèges de cet ordre, les gentilshommes de la nuit du 4 août en possédaient, eux, le bilan de leur abdication l’atteste : « Abolition de la qualité de serf, des biens de mainmorte, des juridictions seigneuriales, de tous les privilèges et immunités pécuniaires, — suppression du droit exclusif de chasse, des colombiers et des garennes, des droits de départ et de vacat, des annates, de la pluralité des bénéfices, et des pensions obtenues sans titres, — remboursement des droits féodaux, — suppression de la dîme, — égalité d’impôts, — admissions de tous les citoyens aux emplois publics… » Cette liste, que je transcris d’un dictionnaire d’histoire, le prouve jusqu’à l’évidence : il est impossible d’établir un rapprochement autre que verbal entre la situation de la bourgeoisie dans notre pays en 1920 et celle de la noblesse en 1789. Celle-ci avait vraiment des prérogatives à immoler sur les autels de l’Égalité, pour parler le langage d’alors. Les prérogatives de notre Bourgeoisie, où sont-elles ? Nous tenons là un des types les plus instructifs de la fausse analogie historique et de ses périls. La noblesse de 1789 ayant été renversée par le Tiers, on imagine un quatrième État, auquel on donne, vis-à-vis du Tiers victorieux, la même position que le Tiers avait vis-à-vis de la noblesse. Regardons-y d’un peu près et admirons l’audace de cette chimérique assimilation.

Et d’abord essayons de dégager les éléments par lesquels la bourgeoisie se distingue de ce prétendu Quatrième État. J’en discerne trois principaux. — Le premier consiste dans les mœurs. L’expression : « vivre bourgeoisement », continue d’avoir un sens à peu près net. Je dis : « à peu près », car une définition précise des mœurs bourgeoises n’est pas commode. Ces mœurs comportent une certaine manière de s’habiller, de se loger, de se nourrir, de pratiquer les rapports de politesse, toutes habitudes qui comportent elles-mêmes une infinité de nuances et de degrés, mais qui supposent une certaine dépense. — Et nous voici au second des éléments qui caractérisent la bourgeoisie. C’est celui sur lequel ses adversaires insistent le plus : la fortune. Ce mot-là semble très précis. À le creuser, il se trouve exprimer de nouveau un à peu près. Il y a, certes, une bourgeoisie capitaliste, mais elle baigne, si l’on peut dire, dans une immense bourgeoisie non capitaliste, celle des fonctionnaires, celle aussi de toutes les professions libérales : avocats, médecins, ingénieurs, employés, professeurs, écrivains, combien d’autres ! Ces gens vivent bourgeoisement, sont des bourgeois, et la plupart n’ont d’autres revenus que le produit de leur industrie. Au mot de fortune substituons celui d’aisance. Nous serrerons la vérité, sans l’atteindre absolument. Il se rencontre, en effet, de nos jours surtout, que le gain de l’ouvrier dépasse le traitement du petit bourgeois. Pourtant ce petit bourgeois est un bourgeois, et l’ouvrier est un ouvrier. Pourquoi ? Parce que l’un peine de ses bras et l’autre non. — Nous atteignons ici un troisième élément, le trait, signalétique par excellence, de la condition bourgeoise, et indiscutable, cette fois : c’est l’exemption du travail manuel.

II §

Cette brève analyse suffit à le montrer : ces invites au sacrifice, violemment ou cauteleusement adressées à la bourgeoisie, n’ont de sens qu’à titre d’intimidation. Auquel des trois éléments qui la constituent en classe distincte — et si peu ! — pourrait-elle renoncer et au profit de qui ? — À ses mœurs ? Ne dites pas que cette revendication-là est trop puérile pour être même formulée. Rappelez-vous 93, et le tutoiement imposé à tous les « citoyens » et « citoyennes » d’alors. Que cette sottise recommençât, elle marquerait un pas de plus dans le chemin de régression vers ce que Flaubert dénommait le Panmuflisme, d’un nom barbare comme la chose. L’on ne conçoit guère que la Bourgeoisie dût être louée d’avoir abdiqué ce privilège, qui en est bien un, mais à la portée de tous : celui de la politesse, car c’est le fond intime des mœurs bourgeoises. — Est-ce au travail manuel qu’il convient qu’elle se résigne ? Mais que serait-ce qu’une société où il n’y aurait plus que des hommes travaillant de leurs bras ? Il est certes troublant pour les passionnés de justice de reconnaître qu’une immense corvée de besogne physique est à la base de toute civilisation. Les murs de la maison où nous vivons, sa toiture, ses fenêtres, ses cheminées supposent que des mains vivantes ont extrait et taillé ces pierres, préparé ces tuiles, fabriqué et posé ces vitres, ces tuyaux. Nos souliers et leur cuir, nos vêtements et leur drap exigent pareillement ce labeur animal de personnes qui sont nos semblables, et pareillement le pain que nous mangeons, le vin que nous buvons, le charbon qui nous chauffe. Un grand bourgeois qui fut aussi un grand poète, Sully-Prudhomme, a noblement avoué cette tristesse des intellectuels devant l’irréparable inégalité des sorts, dans le sonnet qui commence :

« Le laboureur m’a dit en songe : fais ton pain… »

et qui finit :

« Et, depuis ce temps-là, je les ai tous aimés… »

Cette loi est dure, mais c’est une loi de la synergie sociale, aussi fatale dans cet ordre que peut l’être dans l’ordre physique la loi de la pesanteur ou des vases communicants. Imposer à tous les hommes une participation au travail manuel, ce serait le rendre si médiocre, faute de spécialités, qu’une semblable expérience aboutirait à l’universel déchet. Ce serait aussi détruire les conditions nécessaires au développement de l’Art et de la Science. Une décadence inévitable suivrait, et l’universel malheur. Le Christianisme, cette religion des humbles, s’accorde sur ce point avec le Paganisme, cette religion des forts. L’apologue du vieux Romain sur les membres et l’estomac, a son équivalent dans la phrase de Saint Paul : « Sicut enim in uno corpore multa membra habemus, omnia membra non eumdem actum agunt… » Il y a dans le corps social, une partie musculaire et une partie nerveuse. La classe qui ne travaille pas de ses bras représente la partie nerveuse. La détruire serait décérébrer tout l’organisme.

III §

Aussi bien les Révolutionnaires font-ils bon marché de ces deux éléments constitutifs de la classe bourgeoise que j’ai, dans ma classification, étiquetés le premier et le troisième. Quand ils sont en pleine franchise, ils avouent brutalement en vouloir au second, à la fortune. Le sacrifice qu’ils prétendent exiger de la bourgeoisie, c’est un sacrifice d’argent. « Il faut prendre l’argent où il est », répètent avec eux les hommes d’État qui croient que l’on désarme les revendications de Spartacus en les devançant. Les uns et les autres convient la bourgeoisie au sacrifice de la « fortune acquise ». Étonnants euphémismes des politiciens ! Qu’est-ce que c’est que la fortune acquise — j’entends légitimement acquise — sinon le résultat de la capacité, du labeur et de l’économie ? Frapper la fortune acquise, c’est donc frapper ces trois vertus. Si nos gens énonçaient cette formule, qui donc les écouterait ? Admettons que cet impôt prélevé sur l’épargne soit nécessaire dans une heure de crise, encore conviendrait-il d’excuser ce prélèvement et d’en bien souligner le caractère momentané. Parler à ce propos d’une nuit du 4 août, c’est nous conseiller une renonciation définitive au plus fécond principe d’énergie qui soit dans le corps social, celui de la propriété. Il ne suffit pas qu’une mesure fiscale semble bienfaisante aujourd’hui, il faut encore qu’elle n’ait point, par voie de répercussion, des conséquences plus funestes que le mal actuel dont elle serait le remède. Il ne suffit pas davantage qu’elle flatte la plus généreuse des protestations humaines contre l’excessive opulence des uns et l’excessive détresse des autres. Les problèmes de dynamique sociale ne se résolvent pas, hélas ! par des élans de sensibilité.

Cette question de l’inique distribution de la richesse ne saurait en effet se détacher d’une autre, celle de la production de la richesse. Imaginez qu’afin de répartir plus équitablement l’eau d’une source entre les cultivateurs d’une plaine, vous canalisiez cette source de façon à en tarir le débit, auriez-vous fait œuvre utile ? S’il est démontré que la possibilité d’accroître démesurément sa richesse individuelle est pour l’homme une condition sine qua non du grand esprit d’entreprise, n’hésiterez-vous pas avant de toucher à la richesse individuelle ? Vous vous direz, si vous raisonnez sagement : « Oui, la richesse est bien inégalement distribuée, mais c’est un mal plus apparent que réel. On a comparé les grandes fortunes à des fontaines qui n’accaparent les eaux que pour les répandre, et c’est exact. Personne n’est riche pour soi tout seul. Un multimillionnaire est, à sa façon, un syndicat vivant. S’il dépense 500 000 francs par an, ce n’est pas en les consommant comme Cléopâtre sa perle, c’est en les faisant gagner à toute une équipe de moins fortunés. D’autre part, tout homme qui, par son énergie, augmente son capital, augmente du coup le capital national, qui n’est que la somme des capitaux individuels. L’industriel qui monte une usine, les gens d’affaires et les ingénieurs qui créent un chemin de fer, qui mettent une mine en valeur, l’armateur qui équipe des vaisseaux, le chimiste qui exploite une invention, le commerçant qui organise et développe un magasin, n’ont en vue le plus souvent que leur fortune personnelle. Ils se trouvent, s’ils réussissent, avoir augmenté la fortune de tous. Leur égoïsme est devenu un altruisme. Aurions-nous avantage à les atteindre dans leurs bénéfices ? N’enlèverions-nous pas un motif d’entreprendre à leurs imitateurs et à leurs émules ? » S’il en est ainsi, — et il en est ainsi, — respectons dans cet apparent abus un des facteurs du tonus vital du pays, et ne demandons à ces bénéficiaires de leur propre initiative que de rester des énergiques, c’est-à-dire de conserver dans le succès le sentiment qu’ayant vaincu sur le champ de bataille social ils se doivent de rester des vainqueurs.

IV §

Des vainqueurs, — encore un terme à traduire, quand il s’agit de la lutte sociale. La victoire de toute une classe de citoyens d’une même cité ne comporte pas l’oppression d’une autre classe. C’est la vérité consolante écrite à toutes les pages glorieuses de l’histoire. Un roi n’est pas grand parce qu’il tyrannise ses sujets. Il est grand parce qu’il les conduit fortement et sagement. Tel un Saint Louis. Tel un Henri IV. Un patriciat n’est pas grand parce qu’il écrase la plèbe. Il est grand parce qu’il l’encadre et l’améliore. Telle l’aristocratie anglaise de la fin du dix-huitième siècle et de la première moitié du dix-neuvième. Il y a deux faces au privilège : la prérogative en est une, le service public en est une autre. Je n’ai, pour ma part, jamais admiré ce geste de démission que la noblesse française a si impulsivement accompli dans cette fameuse nuit du 4 août, que l’on nous propose comme modèle. « La séance », dit Henri Martin avec une émotion naïve, « avait commencé à 8 heures du soir. Avant 2 heures du matin la plus grande révolution sociale qu’on eût encore vue dans le monde était consommée. » Le simple bon sens nous avertit que de pareilles improvisations risquent d’être bien périlleuses. Vous feuilletez le volume, et, aussitôt après, vous tombez sur les « journées d’octobre », sur les « troubles du Midi », sur la « révolte de Nancy », sur la « fuite du Roi », son « arrestation » et le reste ? Le lendemain de cette nuit de sacrifices, c’est le désordre, et la France amputée de ses autorités sociales séculaires. Ces gentilshommes n’eussent-ils pas mieux agi pour le service de la nation en se disant : « Nous sommes impopulaires parce que nous ne méritons pas nos privilèges, méritons-les. Soyons des aristocrates au vrai sens du mot : le commandement des meilleurs. Réformons-nous. » Entre une élite qui abdique et une élite qui brime, il y a place pour une élite qui s’efforce d’être utile.

La Bourgeoisie peut, à l’heure présente, être cette élite, et elle le doit. Les mœurs bourgeoises, que j’essayais de définir tout à l’heure, et dont le caractère propre est la maîtrise de soi, non seulement elle peut, elle doit les maintenir. Elle doit les améliorer. Elle démissionne, et de la manière la plus lâche, quand elle se dégrade dans la jouissance et la veulerie. S’il est un sacrifice auquel il convienne de l’inviter, c’est celui du plaisir bas et du luxe brutal. Cette fortune qu’elle a reçue et qu’elle léguera, elle doit la défendre. La propriété héréditaire, c’est l’organe de durée sans lequel une société ne serait plus qu’un éternel et stérile recommencement. Mais défendre la propriété, c’est d’abord en bien user. C’est l’employé civiquement. Cet emploi ne consiste pas tant à créer des œuvres d’intérêt commun qu’à développer en soi et autour de soi, l’activité intelligente, la personnalité vigoureuse et féconde. L’intelligence, je viens d’écrire le mot suprême dans lequel se résume la mission de la Bourgeoisie. Elle peut, elle doit être le cerveau du pays. C’est par elle qu’il doit se penser, se vouloir, se diriger. Ce n’est pas en flattant les passions d’envie, de paresse et de sensualité qui grondent en bas, qu’elle dominera la crise présente, c’est en réalisant en elle un exemplaire plus haut et plus énergique d’humanité. Elle ne doit pas aller au peuple. Elle doit l’attirer à elle, en lui donnant les chefs dont il a besoin. Quand, après la guerre de 1870, M. Renan entreprit de conseiller un remède aux convulsions dont la France venait d’être atteinte, il parla de Réforme intellectuelle et morale. Notre classe moyenne, après un demi-siècle, n’a pas d’autre programme à chercher.