Paul Bourget

1928

Quelques témoignages : hommes et idées. Tome I

2014
Source : Paul Bourget, Quelques témoignages, 1ère édition, 8, rue Garancière (7e), Librairie Plon, 1928.
Ont participé à cette édition électronique : Marie Millet (édition électronique).

Avant-propos §

Le titre même de ce recueil indique à quel point de vue on s’est placé dans les essais qui le composent. Écrits tantôt à l’occasion de la mort d’un grand artiste ou de son anniversaire, tantôt à propos d’une biographie intéressante ou simplement de la réédition d’un beau livre, ils apportent un témoignage, au sens originel du mot, par conséquent des impressions individuelles et non des jugements. Ce n’est donc pas ici de la critique, toujours au sens originel du mot : « Critique,  » dit le dictionnaire, « qui décide de la valeur, des qualités et des défauts d’une œuvre. » Mais si des impressions ne sont pas des jugements, elles aident à des jugements. Puissent celles-ci contribuer à donner leur rang équitable, dans quelques esprits, hommes et aux œuvres dont il est question dans ces pages, où l’on s’est efforcé d’éviter le défaut signalé par Gœthe qui stigmatisait « l’excessive curiosité d’apprendre, à propos des fortes individualités surtout, les détails qui les abaissent ». On trouvera dans le premier de ces essais : « Sur les documents littéraires », les raisons qui ont fait réduire au minimum par l’auteur, alors même qu’il s’agissait de confrères dans l’intimité desquels il a vécu, la part des anecdotes et des souvenirs personnels.

P. B.

I. Sur les documents littéraires1 §

On vendait, le mois dernier, à l’hôtel Drouot, une bibliothèque dont le propriétaire avait, comme il arrive souvent, fait relier avec chaque volume une ou plusieurs lettres de l’auteur. Toute une correspondance d’un romancier connu s’est trouvée de la sorte mise aux enchères. Elle a dû être rachetée à gros prix par la famille. L’opinion s’en est émue et le principe de la propriété des lettres privées a été posé de nouveau. Je voudrais, non pas traiter ici un problème qui concerne le législateur, mais discuter à cette occasion, puisqu’il s’agissait de la correspondance d’un écrivain, un autre problème, d’ordre tout intellectuel. Au cours du débat provoqué par ce trafic, on a beaucoup parlé de l’intérêt que présentent, pour l’histoire littéraire, les documents d’ordre privé. On sait le goût de notre époque pour cette sorte de publications. J’essaierai de dire quel danger elles me paraissent, contrairement à l’idée courante, représenter pour la critique.

I §

C’est à Sainte-Beuve qu’il faut remonter pour trouver cette importance du document intime érigée en théorie. Ce très grand homme de lettres avait commencé par être un homme de science2. Étudiant en médecine, il avait pris, à l’hôpital et à l’amphithéâtre, des habitudes d’observation rigoureuse et de dissection anatomique. — Rappelons-nous que ce terme vient d’un verbe grec qui signifie couper en morceaux. — Dès son entrée dans le monde des écrivains, le Werther-Carabin, comme M. Guizot dénommait Joseph Delorme, dut regarder les personnalités qu’il rencontrait d’un œil plus scrutateur qu’enthousiaste, et s’étonner aussitôt de les constater, à la fois semblables à leurs œuvres par certains points, et si dissemblables par d’autres. Il voyait Chateaubriand, par exemple, religieux dans sa pensée comme dans ses œuvres, et romanesque dans sa vie, dévot en idées, puis, en action, un séducteur sans fidélité, un « épicurien à imagination catholique ». Pareillement, dans Lamartine, dans Victor Hugo, dans Vigny, l’ancien étudiant faisait, d’une façon presque involontaire, le départ de l’artiste et de l’homme réel. Derrière le rêveur idéal des Méditations, il pressentait l’ambitieux qui devait sombrer dans la politique, — derrière le père de famille attendri des Feuilles d’automne, l’orgueilleux et sensuel despote des années d’après, — et dans l’angélique chantre d’Eloa, le prétentieux auteur du Journal d’un poète. En lisant certaines notes, jetées à la fin de quelques-uns de ses volumes, on imagine que les différences de l’œuvre et de l’auteur furent d’abord, pour ce perspicace Sainte-Beuve, une occasion de malicieux amusement. Il était d’une intelligence trop supérieure pour se complaire à un aussi mesquin plaisir. J’ai dit que la clinique l’avait dressé à la discipline scientifique. En même temps qu’il apercevait ce départ à faire de l’homme et de l’artiste, il se rendait compte qu’il y avait une explication à donner de cette différence, un rapport à dégager entre la page écrite, même faussée, et la vie vécue. Toute sa méthode tient dans cette recherche de la relation vraie entre l’œuvre et l’homme. La littérature lui apparut bien vite comme un signe à interpréter. C’était se séparer de ses prédécesseurs, qui considéraient un livre comme un tout, se suffisant, et dont il s’agissait d’apprécier la valeur propre. Ce livre devenait pour Sainte-Beuve l’occasion d’un travail de réduction, d’une mise au point. Démêler le mensonge, ou, sinon, la surcharge, préciser les lignes du visage réel sous le maquillage, ou, pour être moins péjoratif, sous l’attitude, tel fut son constant objet. Aussi bien appelle-t-il ses Études, et cela presque dès les débuts, des Portraits : Portraits contemporains, Portraits littéraires, Portraits de femmes, Derniers portraits… Tant que les modèles de ces Portraits furent des écrivains qu’il a connus, cette analyse des différences entre l’œuvre et l’ouvrier lui était relativement aisée. Il lui suffisait de faire appel à ses impressions. Il n’en alla plus ainsi dès qu’il voulut étendre sa galerie et portraiturer un Voltaire, par exemple, un Molière, un Racine. Comment dégager la vérité vivante dans ce lointain recul des âges ? Tout simplement en essayant de reconstituer la personne des auteurs, hors de leur œuvre, pour comparer ensuite l’une et l’autre. Recueillir le plus grand nombre de témoignages bien directs, semble un procédé tout indiqué : lettres, conversations rapportées, journaux intimes, mémoires. Nous sommes ici très près de la science pure. Sainte-Beuve s’en rend compte et, sur le soir de ses jours, il considère qu’il a travaillé à une « histoire naturelle des esprits ». Ce sont ses propres termes.

Sainte-Beuve était un poète, et même si original que Baudelaire et Coppée dérivent de lui. Cette conception de la Critique ne pouvait pas le satisfaire entièrement. Nous en avons une preuve saisissante dans son article sur Taine à ses débuts : « Que le savant en lui », dit-il à propos des Essais de critique et d’histoire « ne domine pas trop le littérateur. » N’a-t-il pas lui-même suivi d’instinct ce conseil, avant de le donner à son plus brillant disciple ? Il lui échappe sans cesse des jugements qui le rattachent à la vieille Critique et dans lesquels il prend l’œuvre d’art comme l’objet unique de son analyse, sans tenir compte de l’auteur. Il ne semble pas non plus qu’il ait jamais abusé du document privé. Les mœurs d’alors y répugnaient trop. Quant à Taine, que je viens de nommer, ses préoccupations de philosophe lui firent toujours écarter le détail individuel pour schématiser les grandes causes générales. Le document privé ne figure guère dans ses essais, mais ce penchant à la généralisation le pousse plus avant dans la voie ouverte par Sainte-Beuve. Celui-ci, je le disais tout à l’heure, avait vu dans la littérature un signe. Il n’y avait pas vu que cela. Taine, lui, n’y voit plus que cela. S’il s’interdit la recherche et l’utilisation du document personnel, il considère l’œuvre uniquement comme un document. Il se trouve avoir contribué ainsi à une évolution de la Critique dont nous observons aujourd’hui l’aboutissement. Il est double. La Critique qui classait les œuvres au nom d’une esthétique a quasi disparu. C’est le premier résultat. Le second, et contre lequel Taine eût vivement protesté, c’est une diminution singulière de cette vertu pour laquelle les Anglais ont créé ce beau mot de privacy, le respect du secret d’autrui, le silence sur l’intimité.

II §

Quand on signale comme un vilain trait de notre époque cette rage d’indiscrétion qui permet des ventes du genre de celle dont le scandale a servi de prétexte à ces réflexions, une réponse surgit aussitôt. On vous parle des droits de la vérité. Nous ne nous défierons jamais assez de ces grands mots abstraits, si clairs, semble-t-il, puis, à y regarder de près, on éprouve qu’ils sont quelquefois si trompeurs ! La vérité ? Admettons le point de vue de Sainte-Beuve et de Taine. Proposons-nous de chercher l’homme à côté et en dehors de l’œuvre. On nous apporte une série de lettres écrites par lui. Voilà, direz-vous, d’indiscutables instruments de vérité. Réfléchissez cependant quel phénomène d’inter-psychologie une lettre représente. Écrire à quelqu’un, c’est penser à ce quelqu’un. C’est s’accommoder à l’image que nous nous faisons de lui et qu’il se fait de nous. C’est aussi prendre la plume dans une certaine humeur, ou joyeuse ou triste, qui tient à mille influences, depuis des impressions aussi puériles que celle du temps clair ou brouillé, froid ou chaud, jusqu’aux joies ou aux contrariétés dont nous ne rendons pas compte à notre correspondant. Il faudra donc exercer sur cette lettre un travail minutieux — et probablement illusoire — pour apprécier sa juste valeur. Il en est de même d’une conversation, eût-elle été notée sur l’heure. Le texte des paroles prononcées doit, pour avoir son plein sens, être situé dans les conditions où se trouvaient les interlocuteurs, vis-à-vis les uns des autres. Quel autre travail ! Comment les établir, ces conditions, dans leurs données complètes ? Et si vous ne les établissez pas, les propos échangés n’ont plus leur signification. Pour citer un exemple qui m’est personnel, j’ai causé indéfiniment avec M. Taine, dans ma jeunesse. Le tour de sa pensée, le son de sa voix, ses gestes me sont présents, à la minute où j’écris ces lignes, jusqu’à l’hallucination. Je ne doute point, d’autre part, que les frères de Goncourt n’aient reproduit, de bonne foi, leurs entretiens avec lui, à la table du dîner Magny. Pourquoi les phrases qui lui sont attribuées, dans le célèbre Journal, sonnent-elles si étrangement à mon oreille ? C’est que la personnalité des Goncourt jouait sur celle de M. Taine d’une façon qui faussait celle-ci. Devant eux, il se contractait, il n’était plus lui-même. Relisez les passages, tout pleins de nigauderies, qui le concernent dans le Journal, ouvrez ensuite le Voyage en Italie. Cherchez-y le magnifique morceau sur le maître de Florence, qui commence : « Que de ruines et quel cimetière que l’histoire !… » Méditez, dans le Graindorge, le poignant commentaire sur la dernière sonate de Beethoven : « C’est une phrase d’une ligne, lente et d’une tristesse infinie, qui vient et revient incessamment comme un unique et long sanglot… » Non, l’homme qui écrivait de cette encre-là n’a jamais causé ainsi ! Ce sont les Goncourt qui n’ont pas su l’écouter.

Il y a lieu de faire une réserve plus sérieuse encore, quand il s’agit de ces autres documents qui sont les Mémoires. J’entends, par ce vocable, et les mémoires proprement dits que leurs auteurs rédigent après coup, et les journaux comme celui des Goncourt, auquel je viens de faire allusion. Nous tenons ici un nouvel exemple du défaut presque inévitable de ces notes, prises systématiquement, au fur et à mesure des moindres incidents Ce défaut est la totale absence de perspective qui provient de l’abus de l’introspection. Tenir un journal, c’est toujours se sensibiliser à l’excès. Il arrive alors que les impressions qui devraient rester à l’arrière-plan passent au premier, et au lieu d’un renseignement qui nous instruirait, nous avons ou une diatribe ou une caricature. Ainsi cette peinture que les mêmes Goncourt nous ont laissée de Sainte-Beuve malade et mal tenu. Quand, au contraire, les mémoires sont composés sur des souvenirs, la réalité s’y déforme nécessairement, alors même que le mémorialiste s’applique à demeurer sine irâ et sine studio, comme se voulait l’historien antique. Ces souvenirs, le mémorialiste les a certainement parlés, et qui donc a pu raconter des anecdotes où il fut mêlé, sans constater un involontaire soulignement de certains traits, un effacement de certains autres ? Stendhal, dans cette autobiographie qu’il a intitulée la Vie d’Henri Brulard, a bien finement marqué cette illusion d’optique rétrospective. Parlant de son entrée à l’hospice du Mont-Saint-Bernard, en 1800, il écrit : « Il me semble que nous y entrâmes, ou bien les récits de l’intérieur de l’hospice que l’on me fit produisirent une image qui, après trente-six ans, a pris la place de la réalité. » Ailleurs, racontant sa rencontre avec Marmont à la même date, il le dépeint en habit de conseiller d’État : « Comment cet uniforme est-il possible ? » se demande-t-il. « Je l’ignore. Mais je le vois encore. Peut-être vis-je Marmont en uniforme de général, et plus tard lui ai-je appliqué l’uniforme de conseiller d’État. » Il conclut : « Voilà un danger de mensonge que j’ai aperçu depuis trois mois que je pense à ces véridiques mémoires. » Généralisez cette remarque et concluez vous-même. La nouvelle Critique, si passionnément friande et des mémoires et des correspondances, est-elle plus scientifique dans sa constitution de dossiers aussi incertains, que l’ancienne Critique, laquelle s’en tenait aux œuvres elles-mêmes et pour les juger et pour comprendre leurs auteurs ? C’étaient là du moins des réalités indiscutables et combien significatives ! Je vais essayer de le montrer.

III §

L’œuvre littéraire, en effet, n’a de force qu’en raison de la vérité humaine dont l’écrivain l’a chargée. J’oserai dire, quoique une telle affirmation prenne une singulière allure de paradoxe, que le talent ne peut pas mentir. Reprenons le cas de Chateaubriand, sur lequel Sainte-Beuve a tant insisté. Quelles sont les parties mortes de ces livres de l’« enchanteur » ? — Joubert lui donnait ce surnom, sous-entendant finement par là qu’il y avait, dans ce beau génie, du prestige, de la magie, autant dire du charlatanisme. — Ce charlatanisme, qui révèle le vice de vanité, inhérent, hélas ! à cette nature d’étalage, nous le discernons, rien qu’en étudiant de près ce style brillant, jusqu’à en être brillanté. Point n’est besoin non plus d’avoir lu les confidences de Mme Hortense Allard, la maîtresse de sa soixantième année, pour reconnaître, dans la prose de l’auteur de René, un mélange de mysticisme et de sensualité, et, dans sa mélancolie, les lassitudes nostalgiques d’un voluptueux inassouvi. Cette double nature était sa sincérité. Elle anime ses meilleures pages. Pour les bien sentir, les indiscrétions plus ou moins douteuses des mémorialistes qui ont parlé de lui sont inutiles. Inutile, pour démêler la vigueur physiologique de Victor Hugo, de collectionner les racontages sur ses dérèglements. Veuillot n’avait pas eu entre les mains les lettres de Juliette, et il écrivait, en 1864, sur les Chansons des rues et des bois : « Je voudrais oser dire que ce recueil est le plus bel animal qui existe en langue française. Quant au caractère intime de cette inspiration, je n’essaie même pas de formuler le sentiment que j’en ai. Elle est un châtiment, et d’autant plus terrible que l’auteur n’en sait absolument rien. M. Hugo est né en 1802, ce qui le mène aux environs du point de maturité où se trouvaient les deux vieillards qui s’introduisirent près de Suzanne. Sous la copie du tableau que Rubens a fait de l’entreprise de ces amoureux, le graveur a écrit : Turpe senilis amor. Il n’en faut pas davantage ici… » Veuillot s’arrête, il n’a pas d’anecdote à rapporter, pas de billets scandaleux à transcrire, pas de nom à citer. Le livre seul lui suffit comme document. On voit qu’il le renseigne assez bien. Il en continue l’examen sans plus se soucier de ce qu’est ou n’est pas l’homme privé, et il en reconnaît les qualités d’art : « L’auteur n’a pas donné de pièces de métier où paraissent autant la force et la dextérité de sa main. Cela est plein, sonore, d’une sûreté, d’une netteté, d’un relief admirables… » Nous reconnaissons la vraie critique, celle qui n’est pas dupe de la parade, mais qui ne s’égare pas dans les à-côtés de la biographie et, pour désigner une très vilaine chose d’un très vilain mot, dans les potins.

Voilà le danger que je signalais en commençant cette note. Ce désaccord entre l’œuvre et la personne qui paraît avoir déterminé le sens des premières recherches de Sainte-Beuve ne l’empêchait pas, lui, de considérer l’œuvre en soi. Je l’ai marqué déjà. Aujourd’hui et pour la plupart des chroniqueurs de la littérature, cette œuvre semble n’exister qu’en fonction de la personne de l’écrivain. Les défauts de cette œuvre ne font quasiment plus question. Plus question ses qualités. S’agit-il des Fleurs du mal, de Baudelaire, par exemple, nos gens s’acharnent à déchiffrer les carnets du malheureux poète, à supputer le chiffre de ses dettes, à raconter ses difficultés avec son beau-père, le général Aupick. Tous détails qui ont leur intérêt, s’ils sont scrupuleusement établis. Mais combien secondaires ! Il en va de même pour Flaubert. Ce fier artiste avait prétendu cacher sa vie privée. Toute sa correspondance a été imprimée, et on nous apprend qu’il existe de par le monde telle ou telle lettre de lui où des phrases impubliables affriolent de basses curiosités. Ah ! laissons ces misères qui ne nous apprennent rien sur le seul point important : la valeur de l’œuvre. Elle est par elle-même, et c’est elle qu’il faut regarder, approfondir, analyser, juger enfin, et d’abord et surtout dans sa qualité technique. Peu importe que Baudelaire et Verlaine aient quémandé de l’argent à celui-ci, à celui-là, qu’ils aient mené une existence lamentable, l’un de garni en garni, l’autre d’hôpital en hôpital. Les Fleurs du mal, tenons-nous-en à ce recueil, sont-elles écrites d’une robuste et ferme langue ? Leur auteur a-t-il trouvé le moyen de traduire la sensibilité la plus hardiment moderne dans des vers dont la facture relève de Boileau ? Rapprochez, pour en avoir la preuve, les Embarras de Paris du Crépuscule du soir :

On entend çà et là les cuisines siffler,
Les théâtres glapir, les orchestres ronfler…
La frappe de ces vers n’est-elle pas toute pareille à celle de ces autres :
J’entends déjà partout les charrettes courir.
Les maçons travailler, les boutiques s’ouvrir…

Ces comparaisons suscitent d’autres questions. D’où vient la survie de Baudelaire, et sa gloire, qui va sans cesse grandissante au lieu que tant de ses contemporains plus illustres s’abîment déjà dans un demi-oubli ? N’est-ce pas qu’il se rattache, comme Flaubert d’ailleurs, à notre tradition la plus classique ? Ne trouvez-vous point que ce problème est plus intéressant que le déchiffrement d’une page de ses carnets, ainsi, celle que j’ai sous les yeux en ce moment : « Visites et courses. Lettres. Mario. Chennevières. Gautier. Hetzel. Buloz. Colonne… — Écrire à ma mère, Cœline Hetzel ; Ancelli ?.. » Vous me direz que l’étude des Fleurs du mal se concilie avec celle de ces documents. Sans aucun doute, mais il y a beaucoup de chances pour que le curieux de ces notules s’y absorbe et ne pense plus qu’à l’individu-Baudelaire au lieu de penser à ce qui fut l’expression pensée et voulue de cet individu, sa création. L’expérience nous le démontre : cette faculté que nos pères appelaient le goût a diminué chez nous en même temps que se développait la manie du document. Il est permis de considérer qu’il y a là plutôt une régression, et de regretter des temps où, comme au dix-septième siècle, l’effacement des personnalités donnait à la littérature un caractère objectif et impersonnel, social et ordonné. Certes, la critique qui accompagnait cette littérature était souvent conventionnelle. On se prend parfois à souhaiter, non pas son retour, mais une réaction dans un sens de réserve, quand on constate l’abus fait aujourd’hui de révélations le plus souvent invérifiables, tantôt insignifiantes, tantôt scandaleuses, si bien que notre âge risque d’être tristement appelé un jour celui des petits papiers.

II. L’art du roman chez Balzac3 §

I §

« Puéril et puissant, toujours envieux d’un bibelot et jamais jaloux d’une gloire, sincère jusqu’à la modestie, vantard jusqu’à la hâblerie, confiant en lui-même et aux autres, très expansif, très bon et très fou… positif et romanesque avec un égal excès, crédule et sceptique, plein de contrastes et de mystères, avec un sanctuaire de raison intérieure où il se retirait pour tout dominer dans son œuvre, tel était Balzac encore jeune… » Ces pénétrantes lignes de George Sand pourraient servir d’épigraphe au livre que M. René Benjamin vient de publier sous ce titre : la Prodigieuse vie d’Honoré de Balzac. Cette Vie appartient, comme le Louis XIV de M. Louis Bertrand, à un genre, d’une mode assez récente, que l’on pourrait appeler « le portrait héroïsé ». J’avoue éprouver un goût très vif pour cette sorte d’étude, quand elle est réussie. Elle me paraît, ce mot « héroïsé » l’atteste, très différente de la hideuse biographie des ragots. Le procédé consiste, pour le biographe, à copier, avec cette « partialité pleine d’amour », conseillée par Gœthe, l’image que le génie du modèle a suscitée en lui, et une résurrection s’accomplit devant nous qui n’a rien de commun avec les papotages d’office et d’alcôve. Avec M. Louis Bertrand, nous avons vu Louis XIV régner. Avec M. René Benjamin, nous voyons Balzac aller et venir. Tout enfant, il musarde dans le collège des Oratoriens de Vendôme ; adolescent, il se rebelle à Tours contre sa famille ; jeune homme, il s’assoit à sa table, dans sa mansarde parisienne, pour avoir du génie, et il y compose son informe tragédie, ce Cromwell, qui n’annonçait pas plus son glorieux destin que les nombreux romans publiés ensuite sous des pseudonymes, avant les Chouans et la Peau de chagrin. Le voici maintenant dans son ermitage de la rue Cassini, traînant le boulet de la dette contractée dans la malheureuse aventure de son imprimerie. Mais la « Dilecta » est apparue dans son existence, cette amie romanesque et si dévouée qui lui a posé la Madame de Mortsauf du Lys dans la vallée. Puis est venue la grande dame coquette dont il a fait la Duchesse de Langeais. Ses romans se succèdent à présent : Eugénie Grandet après le Médecin de campagne, le Père Goriot, la Recherche de l’absolu, la Femme de trente ans. Il est célèbre. Il est aimé. « L’Étrangère », qu’il épousera si tard, quatre mois avant de mourir, le soutient de sa tendresse lointaine. Il n’est pourtant qu’un forçat de copie, ses goûts de luxe ayant encore aggravé le fardeau des créances qui pèsent sur lui. M. René Benjamin nous l’évoque dans le vertige de son acharné labeur, noircissant des pages après des pages, à coups de tasses de café. Nous sommes aux Jardies, dans ce chimérique salon décoré de tableaux de Raphaël et de sculptures de maîtres. Hélas ! Ce ne sont que des inscriptions au charbon sur les murs vides. Nous sommes à Vienne, où Mme Hanska lui a donné rendez-vous. Il arrive là pour bien peu de jours, entre deux corrections d’épreuves. Il regagne Paris où il achève, en six semaines, ces admirables Parents pauvres, auxquels il survivra deux ans à peine. Enfin nous entrons, par un orageux après-midi du mois d’août 1850, dans cette chambre du petit hôtel de la rue Fortunée, où il agonise, réclamant Horace Bianchon, le grand médecin de la Comédie humaine.

Nous fermons le livre, et nous nous rendons compte que le génial artiste de cette immense fresque sociale a dû, en effet, singulièrement ressembler au personnage dont les gestes, les passions, les projets, les discours, animent d’une telle flamme cette Prodigieuse vie. Nous rouvrons, pour contrôler notre impression, un autre volume, paru l’an dernier, sur le même sujet, Balzac et son œuvre, de M. André BellessortI, et nous constatons une identité de vision, d’autant plus remarquable qu’une méthode très différente est pratiquée dans ce second ouvrage, travail d’analyse et non plus de synthèse. Les documents y sont classés par un critique plus soucieux d’expliquer que de montrer. Mais c’est bien la même individualité fascinatrice qui se dégage de ces pages savantes. Le même enthousiasme échauffe les deux biographes, si différents par leur habituelle activité, celui-là, l’auteur de Gaspard et d’Antoine déchaîné, celui-ci de Saint François-Xavier et de Virgile, son œuvre et son temps. Que l’un et l’autre, plus de soixante-dix ans après la mort de Balzac, aient parlé de lui avec cette ferveur, comme du plus récent des contemporains, c’est une preuve après tant d’autres, — elles se multiplient autour de nous, — que le grand romancier demeure, parmi les talents qui honorèrent les Lettres françaises au dix-neuvième siècle, celui peut-être qui subit le moins l’injure du temps.

Il serait intéressant de discerner le principe de cette persistante actualité, alors que la Comédie humaine nous est donnée par son auteur lui-même, — les sous-titres en témoignent, — comme une chronique des mœurs d’une époque très déterminée, la Restauration et la Monarchie de Juillet. Un des secrets de cette énigme ne résiderait-il pas en ceci que ces mœurs ont été pensées par leurs causes, et que ces causes continuent d’exercer leur empire sur la France de 1926 ? On doit reconnaître aussi à Balzac le don de la vérité profonde, qui fut celui de Shakespeare et de Molière. Les caractères chez lui sont, tout ensemble, datés avec une extrême précision et creusés jusqu’au ; fond le plus secret de la commune humanité. Enfin il a chargé ses romans d’un tel dynamisme qu’ils sont réellement des créatures vivantes et qui s’emparent de notre imagination. Son ambition était, il le déclare lui-même, de faire concurrence à l’état civil, et il y a réussi au point que nous disons couramment : c’est un personnage de Balzac, c’est une histoire à la Balzac. Un pareil résultat suppose deux éléments : du génie d’abord, bien entendu, puis une réflexion souveraine au service de ce génie, « ce sanctuaire de raison intérieure » discerné par George Sand. Le souffle de vitalité, dont M. René Benjamin nous montre son héros animé, n’a passé dans son œuvre que dirigé, que distribué par une technique, — n’hésitons pas à employer ce mot tout professionnel. D’ailleurs, la technique d’un grand artiste, qu’est-ce autre chose que son esprit en action ? Définir celle de Balzac, ce serait ramasser cet univers que représente la Comédie humaine en un raccourci dont un Sainte-Beuve seul eût été capable, s’il n’eût éprouvé vis-à-vis du « moins port-royaliste des hommes », — c’était son mot, — une trop vive antipathie. On trouvera ici, à défaut d’une étude complète, quelques notes sur la manière dont Balzac semble avoir compris l’art du roman.

II §

Une première question se pose à propos de tout romancier : pourquoi, parmi les genres littéraires, a-t-il choisi celui-là, le plus complexe, le plus divers, le plus susceptible, par conséquent, de satisfaire des facultés très opposées ? Tantôt, c’est un irrésistible goût de conter, le Lust zum fabulieren, ce « besoin d’inventer des fables » que l’auteur de Werther prétendait tenir de sa mère. Un Fenimore Cooper et un Alexandre Dumas paraissent rentrer dans cette catégorie. Tantôt, une crise de sensibilité a bouleversé un cœur qui se soulage en se confessant, à travers des événements et des personnages imaginés à sa ressemblance. Ainsi furent conçus Manon Lescaut, René, Adolphe, Volupté, Dominique. D’autres fois, un polémiste charge une fiction d’idées dont il espère qu’elles exploseront de la sorte plus puissamment, et nous avons un Gulliver et un Candide. Il arrive que l’âme d’un pays s’agite et parle, dans un soldat comme Cervantès, ou dans un publiciste besogneux comme Daniel de Foë, et voici naître un Don Quichotte et un Robinson Crusoé. Toute l’Espagne et l’Angleterre y revivent. Le génie national s’est projeté lui-même dans ces deux figures, à travers des écrivains qui n’ont même pas soupçonné la force de leurs créations. Écoutez maintenant Balzac proclamer sa propre ambition : « Quatre hommes auront eu une vie immense : Napoléon, Cuvier, O’Connell. Je veux être le quatrième. Le premier a vécu de la vie de l’Europe : il s’est inoculé des armées. Le second a épousé le globe. Le troisième s’est incarné un peuple. Moi, j’aurai porté une Société entière dans ma tête… »

Traduisons cette phrase. Signifie-t-elle une simple évocation cinématographique des mœurs du temps, faisant pendant, pour notre siècle, au livre jadis célèbre de Monteil sur le moyen âge : l’Histoire des Français des divers États ? L’avant-propos, mis par Balzac en tête d’une édition complète de ses œuvres, va nous renseigner. Et d’abord, que faut-il entendre, d’après lui, par ce mot de Société ? Un assemblage d’individus ? Non, mais une synergie collective, constituée par des espèces, aussi séparées les unes des autres que les espèces animales. Le texte vaut d’être cité intégralement, tant il est significatif : « Les différences entre un soldat, un ouvrier, un administrateur, un avocat, un oisif, un savant, un homme d’État, un commerçant, un marin, un pauvre, un poète, un prêtre, sont, quoique plus difficiles à saisir, aussi considérables que celles qui distinguent le loup, le lion, l’âne, le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis, etc. Il a donc existé, il existe de tout temps des Espèces sociales, comme il y a des Espèces zoologiques. » Et Balzac ajoute : « Si Buffon a fait un magnifique ouvrage en essayant de représenter dans un livre l’ensemble de la zoologie, n’y avait-il pas une œuvre de ce genre à faire pour la Société ? »

Comment l’écrivain est-il arrivé à cette vue des Espèces sociales irréductibles les unes aux autres ? Est-ce en observant ? Oui, sans doute, mais cette observation a été provoquée par une idée directrice, empruntée à Geoffroy Saint-Hilaire, celle de l’Unité de composition organique. Il a pris soin de la résumer, au cours de ce même avant-propos : « Il n’y a qu’un animal qui prend sa forme extérieure, ou, pour parler plus exactement, les différences de sa forme, dans les milieux où il est appelé à se développer. Les espèces zoologiques résultent de ces différences. » Et appliquant cette hypothèse à la Société, Balzac en conclut que, pareillement, il n’y a qu’un homme, mais qu’il se différencie de même, sous des influences non moins puissantes que celles qui modifient les divers types de l’animalité. Cette similitude du processus va si loin qu’une des grandes lois affirmées par Geoffroy Saint-Hilaire, celle, par exemple, du balancement des organes, si facile à vérifier chez les Espèces animales, ne l’est pas moins pour les Espèces sociales. Chez celles-ci, comme chez celles-là, tout développement excessif d’un organe amène une atrophie correspondante dans un autre. Cette analogie pourtant, si intime soit-elle, n’aboutit pas à une identité. Balzac n’a pas commis l’erreur, trop fréquente chez les littérateurs épris des sciences, de faire rentrer la sociologie dans la biologie. Il a pris soin de bien marquer que la vie est aussi simple chez les animaux qu’elle est compliquée chez l’homme. Il nous le montre, tendant à représenter ses mœurs, sa pensée, son être, dans tout ce qu’il approprie à ses besoins, par une loi « qui est à rechercher », souligne-t-il, et aussitôt il indique, comme une condition essentielle de cette peinture sociale qu’il se propose de brosser, la notation des choses, c’est-à-dire « des représentations matérielles que les personnes donnent de leur pensée ».

III §

Concevant le roman ainsi, Balzac a dû attribuer dans ses récits une part prépondérante à ces milieux, générateurs, d’après lui, des différences spécifiques qu’il désire fixer. Apercevez-vous aussitôt le motif pour lequel il a multiplié, avec une patience jamais lassée, les descriptions des villes où évoluent ses personnages ? Vous rendez-vous compte de l’importance qu’il attache à ces intérieurs, si minutieusement restitués, à ces mobiliers qu’il inventorie avec un scrupule de commissaire-priseur ? Mais le milieu, pour la créature humaine, ce n’est pas seulement sa demeure, c’est encore son métier, qui nous situe dans une atmosphère morale, non moins modificatrice que l’atmosphère physique peut l’être pour la plante ou la bête. L’hérédité constitue un autre milieu, qu’une illusion fait souvent considérer comme un élément rétrospectif, tandis que son action est toujours présente. Balzac s’applique à la dégager, cette action. De là son souci de dresser, derrière ses personnages, des seconds plans où évoluent leurs parents. On lui a beaucoup reproché ses digressions et ses longueurs. C’était méconnaître l’intention même de toute son œuvre. Cette même intention l’a conduit à un autre parti pris, qui lui a été reproché aussi : se proposant de peindre des Espèces sociales, il a dû choisir des échantillons très représentatifs, partant si chargés de qualités et de défauts qu’ils paraissent exceptionnels. Ses financiers, un du Tillet, un Nucingen, ont trop de génie. Ses hommes de lettres, un d’Arthez, un Lucien de Rubempré, sont ou trop volontaires ou trop entraînables. Ses commerçants, un César Birotteau par exemple, sont trop entreprenants, trop généreux, pour tout dire. Son père Grandet a trop de millions, son cousin Pons des bibelots trop rares, sa cousine Bette des rancunes trop féroces, son marquis d’Espard une susceptibilité d’honneur trop aiguë. Ne sommes-nous pas transportés dans un monde au-dessus du nôtre ? Taine lui-même qui, avant tous les critiques, a donné à Balzac sa véritable place, la toute première dans la littérature de notre dix-neuvième siècle, est tout près de regretter une outrance qui n’est cependant qu’une logique. Il s’agit, pour le romancier, de dégager les traits les plus caractéristiques ! de chaque groupe humain qu’il étudie. Les individualités moyennes ne les lui donneraient pas. Il est amené à choisir des types plus rares, parce qu’ils sont plus complets. Il rejoint de nouveau ici Geoffroy Saint-Hilaire dont une des découvertes fut de démêler, dans les apparentes singularités des êtres anormaux, appelés monstres, la mise en action de lois générales.

Dans les Espèces animales, et quoique le type de chacune reste très net, il y a des variétés. En est-il de même des Espèces sociales ? Balzac le pense. Ainsi s’explique une recherche qui lui est familière, comme à Shakespeare, celle des doubles. Entendez par là l’évocation, à côté d’un personnage, d’un autre qui lui soit similaire ; à côté d’une situation, d’une autre qui la reproduise, mais de telle sorte qu’il y ait tout ensemble une analogie et un changement, comme entre deux chevaux de même race et pourtant divers. Dans le Roi Lear, la trahison filiale d’Edmond atteint Gloucester aussi cruellement que celle de Regane et de Goneril atteint Lear. Dans Hamlet, Laërte a son père à venger comme Hamlet. Le traître Yago est jaloux d’Otello, comme celui-ci l’est de Cassio : « Je hais le More. On croit de par le monde qu’il a été l’amant de ma femme. J’ignore si c’est vrai. Mais moi, sur un simple soupçon de ce genre, j’agirai comme sur la certitude… » Rappelez-vous, dans le Ménage de garçon, les deux demi-soldes : Philippe Bridau et Maxime Gillet ; dans la Maison Nucingen : les deux loups-cerviers déjà nommés, Nucingen et du Tillet ; dans la Cousine Bette : les deux vieillards débauchés, le baron Hulot et Crevel ; dans le Père Goriot : les deux filles ingrates, Delphine et Anastasie ; dans les Illusions perdues, puis Splendeurs et Misères : Esther et Coralie, les deux courtisanes amoureuses. Et, dans la Comédie humaine tout entière, qui, d’après la volonté de son auteur, ne fait qu’un livre en vingt-cinq tomes : Henry de Marsay et Maxime de Trailles, Rastignac et La Palférine, Émile Blondet et Étienne Lousteau. Un docteur ès sciences balzaciennes, tel que M. Marcel Bouteron, aurait un essai bien intéressant à écrire sur la justesse dans la nuance avec laquelle le naturaliste social a su rapprocher et séparer ces spécimens si finement jumelés de sa faune.

IV §

Ces quelques indications permettent d’entrevoir tout au moins contre quelles difficultés le romancier, chez Balzac, a dû se débattre. Cette vue des Espèces sociales devait l’amener à des monographies analogues à celles que Le Play consacra aux ouvriers européens, tandis que cette conception des caractères appelait presque nécessairement des portraits à la La Bruyère. Or, un roman, c’est, par définition, une histoire contée, ou, si l’on veut, de la vie en mouvement. Balzac le savait mieux que personne, ayant, pour gagner un peu d’argent, passé plusieurs années de sa jeunesse à composer des récits destinés au public : le Centenaire, l’Héritier de Birague, le Vicaire des Ardennes, d’autres encore qui faisaient dire méchamment à Sainte-Beuve : « Quand on a mis tant de temps à trouver sa manière, il faut bien prendre garde de ne pas la perdre. » Le futur auteur du Père Goriot apprenait là son métier. Si l’on veut, il faisait ses gammes. A quel point il avait étudié les procédés de facture, le discours qu’il prête, dans le Grand homme de province, à d’Arthez endoctrinant Rubempré, suffirait à le prouver. Écoutez-le : « Vous commencez, comme Scott, par de longues conversations, pour poser vos personnages. Quand ils ont causé, vous faites arriver la description et l’action. Cet antagonisme nécessaire à toute œuvre dramatique vient en dernier. Renversez les termes du problème… Entrez tout d’abord dans l’action. » Et encore : « Prenez-moi votre sujet tantôt en travers, tantôt par la queue. Enfin, variez vos plans, pour n’être jamais le même. » Les phrases que j’ai soulignées sont essentielles. L’action poussée jusqu’au drame, tel est le biais qui va permettre à l’élève de Geoffroy Saint-Hilaire le passage de la théorie purement psychologique au roman.

Son intuition lui avait, bien avant Darwin, fait pressentir que la lutte pour la vie est une des lois de l’existence des espèces. Cette lutte est simple pour les animaux : « Entre eux », écrit-il dans son avant-propos, « il y a peu de drames. La confusion ne s’y met guère. Ils courent les uns sur les autres. Voilà tout. Les hommes courent bien aussi les uns sur les autres, mais leur plus ou moins d’intelligence rend le combat autrement compliqué. » Le mot de drame lui est venu de nouveau sous la plume, et tous ses romans sont en effet des drames. Quelques-uns, comme Ferragus, la Femme de trente ans, Splendeurs et misères des courtisanes, Une ténébreuse affaire, le Curé de village, enferment même des épisodes égaux en violence à ceux des pièces du boulevard, celles d’un Pixérécourt et d’un Ducange, qu’il a dû, tout jeune homme, voir représenter. C’est Ferragus, déguisé en grand seigneur portugais, imprégnant les cheveux d’Auguste de Maulincourt d’une substance qui l’empoisonne. C’est, dans le Père Goriot, Mlle Michonneau, versant au forçat Vautrin une drogue qui lui donne, sans le tuer, une fausse attaque d’apoplexie. C’est, dans le Curé de village, l’ouvrier Tascheron, l’amant clandestin de Mme Graslin, assassinant un vieillard riche et sa servante, pour voler un trésor qui lui permettra de fuir avec sa maîtresse. Précisons pourtant que d’habitude, le drame balzacien est plutôt le heurt d’intérêts ou de passions en conflit, mais exaspérées. Le Curé de Tours peut en être cité comme un type. C’est l’histoire des malentendus entre une vieille fille et un prêtre, son locataire, à la suite des imprudences de celui-ci qui l’a froissée par de quotidiens manques d’égards et qui ne le soupçonne pas : « Ayant toujours agi logiquement », dit Balzac, « en obéissant aux lois de son égoïsme, il ne pouvait comprendre ses torts envers son hôtesse. » Les persécutions dont la logeuse poursuit le pauvre abbé Birotteau, excitée encore par un ecclésiastique assouvissant lui-même une autre haine, se multiplient, se pressent, s’enveniment jusqu’à la férocité. Mais, que le drame éclate en des événements qui relèvent de la chronique judiciaire ou se maintienne dans le champ de la vie quotidienne, toujours il est l’aboutissement d’états mentaux, dérivant eux-mêmes des causes génératrices, qui créent les Espèces sociales. Le drame se trouve ainsi mettre ces Espèces en action à travers les individus. Il n’est qu’un moyen de jeter une lumière plus vive sur les énergies que le peintre des mœurs s’est proposé de définir et de caractériser. Il en est la crise, au sens où la pathologie emploie cette formule. C’est celui même de l’étymologie grecque. Hippocrate ne considérait-il pas déjà la maladie comme un procès entre l’élément morbide et l’organisme, et l’issue comme le jugement ?

V §

Résumons-nous : le roman est donc, avant tout, pour Balzac, la préparation et le dénouement d’une crise. De là cette construction, si particulière, et qui paraît avoir déconcerté Sainte-Beuve. Des pages et des pages se succèdent qui vous racontent l’histoire d’une famille, le fonctionnement d’une industrie, les raisons historiques du développement ou de la décadence d’une ville. Dans la Duchesse de Langeais, pour ne citer qu’un cas, mais significatif, une poignante tragédie d’amour commence par une dissertation sur le faubourg Saint-Germain et son rôle sous Louis XVIII et Charles X. Vous vous étonnez. Puis, continuant la lecture, vous constatez que ce chapitre de psychologie politique rend plus poignante encore cette tragédie. Rappelez-vous, pareillement, dans Eugénie Grandet, la description, pavé par pavé, de la ruelle qui monte au château de Saumur, et, madrier par madrier, ardoise par ardoise, de la maison habitée par l’avare. Puis vient un savant calcul des spéculations de cet avare et des conditions de la viticulture en Touraine ; et voyez comme tous ces détails se raccordent à l’aventure dont l’écrivain s’est fait l’historiographe. Les scènes où vont s’affronter Eugénie et son père en prennent un relief plus saisissant. Réfléchissez-y. Vous ne concevrez pas que l’histoire pût être racontée autrement.

Acceptons aussi que ces scènes, qui évoluent toutes dans la vie privée, soient présentées sur un ton si voisin d’être épique. Souvenons-nous que Walter Scott fut le maître de Balzac, lequel a beaucoup médité sur les procédés du grand Écossais, le maître aussi de Barbey d’Aurevilly. « C’est alors », a-t-il dit lui-même, « que je lus les œuvres de Walter Scott. Ce trouveur (trouvère) moderne venait d’imprimer une allure gigantesque à un genre de composition, injustement appelé secondaire. Il élevait à la valeur philosophique le roman… Il y faisait entrer le merveilleux et le vrai, ces éléments de l’épopée. » C’est ici le cas de rappeler une remarque judicieuse de Quinet : « Dans toute épopée, les héros représentent un système de faits généraux. » Ces faits généraux sont pour Scott les légendes de son pays, les guerres des Puritains et celles des Jacobites. Par derrière les événements qui font la matière de ces récits, il aperçoit une vaste histoire qui les domine et qui amplifie leur portée. S’il les raconte avec cet accent de conviction émue, c’est qu’il s’émerveille lui-même. Balzac, lui, nous l’avons vu, se propose de raconter une histoire, plus large encore et plus intéressante que des expéditions de partisans dans des montagnes. Il s’agit pour lui de « réaliser sur la France du dix-neuvième siècle ce livre que nous regrettons tous que Rome, Athènes, Tyr, Memphis, l’Inde ne nous aient pas laissé sur leurs civilisations… » Pensant de la sorte, avec quelle tension sérieuse de toutes ses facultés il aborde des sujets où il distingue, où il nous force à distinguer le jeu des toutes-puissantes forces supérieures, dont nos destinées individuelles ne sont qu’un accident ! Le ton épique lui devient aussi naturel qu’à Scott. Une croyance passionnée dans l’importance de leur peinture les soulève l’un et l’autre, et ils la font partager à leur lecteur. C’est le secret de leur extraordinaire vertu de crédibilité.

… Ut ridentibus arrident, ità flentibus ad flent
Humani vultus. Si vis me flere dolendum est
Primum ipsi tibi ; tunc tua me infortunia laedent.

Qu’ils sont justes, ces vers d’Horace sur la nécessité pour le poète d’être ému, s’il veut émouvoir ! Notre adhésion à la réalité d’un récit dépend bien moins de la vraisemblance de ce récit que des sentiments éprouvés par le conteur. Avec quelle foi d’illuminé Balzac évoquait ses créations, nous le savons par d’innombrables anecdotes, dont la plus connue est sa réplique à Sandeau, lui annonçant un deuil de famille : « Revenons à la réalité. Qui épouse Eugénie Grandet ? » De quelle foi correspondante sont possédés les fervents de la Comédie humaine, Sainte-Beuve l’avait déjà noté, . à l’occasion d’un groupe de voyageurs s’amusant à jouer entre eux, pendant un séjour à Venise, quelques personnages du romancier, et le jeu, — ajoute le critique, — fut parfois poussé jusqu’au bout. Ce fanatisme balzacien n’a fait que s’accroître. Si j’écrivais une chronique dans la manière du journal des Goncourt, et non une note d’ordre purement intellectuel, que d’exemples j’en pourrais citer, dont le plus émouvant pour moi fut la dernière visite que je reçus d’Anatole Cerfberr, l’un des deux auteurs du Répertoire, où se trouvent biographiés tous les figurants de la Comédie humaine, y compris les animaux, — la jument Pénélope entre autres, qui sert à voiturer Mlle Cormon dans la Vieille Fille, et Astaroth, ce crapaud qui, sous Louis-Philippe, servait aux consultations de Mme Fontaine, la cartomancienne du Cousin Pons. Je l’ai racontée déjà cette visite, dans une page écrite sur notre si regretté Lovenjoul. Elle vaut la peine d’être répétée, tant elle est caractéristique de l’hypnotisme balzacien. Cerfberr vient donc me voir, dans les tout derniers jours de son existence, pour me parler de quelques retouches qu’il projetait à ce fantastique dictionnaire. Il se tenait à peine debout, et, comme je le questionnais amicalement sur sa santé. « Je me sens perdu », me dit-il ; puis, avec un sourire que je vois toujours : « Les médecins ne savent pas ce que j’ai. Ce qui me console, c’est que je crois que je meurs d’une des trois maladies mystérieuses de Balzac… » Comme cette parole eût touché le romancier visionnaire, s’il eût pu l’entendre ! Et elle ne l’eût pas étonné.

Un autre élément de crédibilité dans la Comédie humaine est le style. C’est, dans la critique, une opinion courante que Balzac écrit mal. Notez que Théophile Gautier adressait déjà le même reproche à Molière. Je concéderai, pour ma part, qu’il serait difficile, sinon impossible, d’emprunter à la Comédie humaine de ces phrases à mots bien choisis et à savantes cadences qui peuvent être données comme de beaux exemples de grammaire ou d’harmonie. La question se pose de savoir si certaines qualités de prose, poursuivies par de grands écrivains comme Flaubert, conviennent à la technique du roman. J’ose répondre franchement que non. J’en trouve une preuve, chez Flaubert lui-même, dans une page digne de Chateaubriand, où sont racontées les imaginations d’Emma Bovary et qui commence : « Au galop de quatre chevaux ; elle était emportée depuis huit jours, dans un pays nouveau, d’où ils ne reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler… Souvent, du haut d’une montagne, ils apercevaient, tout à coup, quelque cité spendide, avec des dômes, des ponts, des navires, des forêts de citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochers aigus portaient des nids de cigognes… » Le défaut d’un pareil morceau, si parfait soit-il, et il se prolonge durant cinquante lignes, c’est que ces phrases ne peuvent pas s’être prononcées dans le cerveau de la pauvre femme d’un petit praticien de province. Ce fragment de poème en prose révèle l’auteur lui-même et la crédibilité en est diminuée d’autant. Le romancier, me semble-t-il, doit s’appliquer à faire parler ses personnages dans leur langage propre et les situer dans un contexte en accord avec ce langage, autant dire avec leurs façons habituelles de sentir. Cette règle, Balzac s’y est toujours conformé et volontairement. Ses Contes drolatiques l’attestent, il connaissait à fond les secrets de notre langue. Il s’est rendu compte que des virtuosités de plume étaient déplacées dans une œuvre qui voulait, avant tout, être vraie à la fois et impersonnelle. Buffon définissait le style : « l’ordre et le mouvement que l’on met dans ses pensées. » C’est pour obéir à cette règle que Balzac a subordonné, de parti pris, les effets de détail aux effets d’ensemble. Je reprendrai ici le mot de fresque. Demandons-nous à celle de la Sixtine les finesses d’une miniature ? Nous l’admirons d’être une fresque, et si puissante, et si riche en visions. Et, de même que nous disons qu’elle est bien peinte, osons dire que la Comédie humaine est bien écrite, puisqu’elle est réellement ce que son auteur a voulu qu’elle fût : l’évocation vivante de tout un monde.

III. L’art du roman chez StendhalII §

I §

On écrirait un chapitre bien curieux de l’histoire littéraire sur ce que j’appellerai, faute d’un meilleur terme, la vitalité des romans. Remontons au dix-septième siècle et pensons à Mlle de Scudéri, à la place que le Grand Cyrus (1650) et la Clélie (1654) occupèrent dans l’imagination de l’époque. Sainte-Beuve a pu dire que la Grande Mademoiselle s’était modelée d’après les héroïnes de ces romans. Les amis du Grand Condé lui envoyaient à sa prison de Vincennes un volume de Cyrus, pour le distraire, ceux de M. d’Andilly, un volume de la Clélie, pour le flatter, dit encore Sainte-Beuve, avec la description de son désert. Aujourd’hui ces romans sont morts. Morte aussi la Clarisse Harlowe de Richardson, dont Diderot s’écriait avec exaltation qu’il voudrait « trouver un autre mot que celui de roman, pour parler de ce livre. » Et il ajoutait : « Ô Richardson, Richard-son, homme unique à mes yeux, tu seras ma lecture dans tous les temps… Si tu n’as pas joui de ton vivant de toute la réputation que tu méritais, combien tu seras grand chez nos neveux quand ils te verront à la distance où nous voyons Homère… Siècles, hâtez-vous de couler et de ramener les honneurs qui sont dus à Richardson ! » Deux siècles ont passé, en effet, et nous sourions de cet enthousiasme, comme aussi de la fascination exercée par la Nouvelle Héloïse sur ses lecteurs du dix-huitième siècle. Encore un roman mort ! Tandis que la Princesse de Clèves, parue bien peu de temps après la Clélie, est toujours vivante, toujours vivante Manon Lescaut, l’aînée pourtant de la Nouvelle Héloïse, toujours vivant Candide, toujours vivants les romans de Balzac, tandis que ceux de sa rivale de gloire, George Sand, vont prenant de plus en plus ce caractère historique, qui les dépouille de toute actualité agissante et passionnante.

On aperçoit ainsi qu’à la distance des années les romans, célèbres un moment, se distribuent en trois classes. Premier groupe : ceux qui n’existent plus que comme des curiosités de bibliothèque ; c’est le cas de la Clélie. — Second groupe : ceux qui offrent un intérêt plus particulier de documents. Ainsi Lélia et Indiana, bien significatifs, quand on veut comprendre les façons de sentir et de penser des romantiques. C’est le cas, plus près de nous, des livres d’Octave Feuillet, si précieux pour l’intelligence des mœurs aristocratiques et bourgeoises du second Empire. — Troisième groupe : les quelques romans qui gardent toute leur actualité à travers les générations, et comme je disais, une actualité agissante. Ceux de Mme de Lafayette, de l’abbé Prévost, de Voltaire, de Balzac, que je citais tout à l’heure, sont du nombre. Du nombre le Don Quichotte de Cervantès, le Robinson de Daniel de Foë, l’Adolphe de Benjamin Constant. A ce groupe paraît se rattacher le Rouge et le Noir de Stendhal dont voici une édition nouvelle, réimprimée d’après le texte revu par Beyle lui-même. Elle est faite pour les dévots de cet écrivain, car il continue à avoir mieux que des admirateurs, des fanatiques, justifiant ainsi le mot d’un de ses contemporains : « ceux que Beyle a mordus restent mordus. » Ces stendhaliens passionnés retrouveront avec joie, dans cette réimpression, l’étrange demi-commentaire que le romancier avait fait à son propre récit en changeant, presque de page en page, les titres de chapitres. Encore un de ses traits distinctifs que cette excentricité qui le poussait à multiplier ses pseudonymes, à imaginer sans cesse des alibis. Ce sont comme les petits tics de ce personnage, si compliqué, qui disait de lui-même au début de ses Mémoires : « Qu’ai-je donc été, je ne le sais pas. A quel ami, quelque éclairé qu’il soit, puis-je le demander ? »

II §

Si ses livres n’avaient traduit que ces côtés énigmatiques de son caractère, l’œuvre de Beyle demeurerait un bibelot. Elle n’aurait pas cette prise sur les lecteurs de 1923 qui fait de la gloire de ces deux grands romans : le Rouge et le Noir et la Chartreuse de Parme, tout autre chose qu’une mode posthume. Je commence par dire que, pour ma part, je mets le premier de ces deux récits infiniment au-dessus du second, en dépit de la préférence que Balzac accordait à celui-ci. Je suis même persuadé que la Chartreuse serait sinon tombée dans l’oubli, du moins qu’elle resterait dans une demi-obscurité, n’était son frère aîné. La Chartreuse me semble avoir ce défaut d’être un roman par allusion, sauf dans quelques parties : ainsi la célèbre bataille de Waterloo. Il lui manque ce don de la présence, que le Rouge et le Noir possède au suprême degré. C’est ce qu’indiquait Sainte-Beuve, mais trop durement, quand il disait « que le monde de la Chartreuse est fabriqué tout autant qu’observé », que ce récit « est une suite de paradoxes, d’analyses piquantes et imprévues auxquels l’auteur donne des noms d’hommes ». Il ajoutait : « Les personnages n’ont point pris véritablement naissance dans son imagination et dans son cœur. Ils ne vivent pas. » Pour mettre ce jugement au point, il faudrait dire : ces personnages vivent, mais devant l’auteur et pas devant nous. Il raconte ce qu’il en connaît. Il ne nous les montre pas. J’émets d’ailleurs cette réserve en ajoutant que l’admiration passionnée dont j’ai vu mon maître Taine possédé pour ce livre, me force à penser que sans doute je ne sais pas voir ces héros.

III §

Je vois, en revanche, avec une netteté d’hallucination, tous les personnages du Rouge et Noir, depuis M. de Raynal jusqu’à l’abbé Pirard et depuis Mme de Raynal jusqu’à Mathilde de La Môle, sans parler de Julien Sorel, la création peut-être la plus étonnante que la littérature d’imagination nous ait donnée dans ces cent dernières années. Rien qu’en écrivant ce nom, je crois distinguer une des conditions de la vitalité d’un roman : c’est qu’il s’y rencontre un type très fortement frappé, que ce type soit profondément rattaché à son époque et que pourtant son individualité, non seulement, pour reprendre une expression familière à Balzac, « fasse concurrence à l’état civil », mais qu’elle demeure comme un échantillon représentatif de toute une file d’individus semblables dans toutes les époques. C’est le cas, remarquez-le, pour Don Quichotte, pour Robinson, pour Des Grieux et pour sa Manon Lescaut. Ces caractères sont dessinés avec une précision de miniature. Les traits accidentels, qui font qu’une génération dans un pays ne ressemble à aucune autre, sont soulignés avec une justesse surprenante. Don Quichotte ne peut pas s’être rencontré ailleurs qu’en Espagne et au seizième siècle, Robinson ailleurs qu’en Angleterre et au dix-huitième, Des Grieux et Manon ailleurs qu’en France et sous la Régence. Tour de force du génie : cet hidalgo espagnol, si localisé, si enraciné, résume en lui toutes les âmes, chimériques et généreuses, héroïques et extravagantes, des idéalistes de tous les temps, incapables de s’accommoder au réel, et s’y meurtrissant sans jamais se décourager. Robinson, ce jeune garçon anglais, féru d’aventures, à moitié commerçant, à moitié colon, correspond si bien aux qualités, audacieuses et mercantiles à la fois, de sa nation, qu’il devrait être, semble-t-il, presque inintelligible à nous autres continentaux :

Et penitùs toto divisos orbe Britannos

disait déjà Virgile. Tout au contraire, lequel de nous ne se rappelle     l’impression de ravissement produite sur sa tête d’enfant gallo-romain, par l’évocation du solitaire contraint de lutter contre toutes les hostilités de la nature avec l’appui de sa seule énergie ? Daniel de Foë, en pétrissant cette figure d’après ses compatriotes, a, du même coup, ramassé dans cette physionomie le drame entier de la volonté humaine aux prises avec le sort. De sa Manon, l’abbé Prévost a su de même faire tout ensemble une fille galante de notre dix-huitième siècle et le symbole éternellement vrai d’une amoureuse tentée par le luxe, folle de celui qu’elle aime et folle aussi du plaisir, sincèrement passionnée et cyniquement infidèle, si ingénue et si perverse. Vous vous souvenez des vers de Musset :

Pourquoi Manon Lescaut, dès la première scène,
Est-elle si vivante et si vraiment humaine,
Qu’il semble qu’on l’a vue et que c’est un portrait ?…

Et son amant, le déraisonnable chevalier, est-il assez un jeune noble d’alors, courageux, chatouilleux sur le point d’honneur, toujours prêt à mettre l’épée à la main ! S’agit-il d’argent, il n’a pas plus de probité que le Dorante du Bourgeois gentilhomme, cet exploiteur, ou le Don Juan du Festin de Pierre. Nous devrions le mépriser, nous ne pouvons pas. Il nous représente l’éternel amant. Michelet l’a dit, avec son éloquence parfois si poignante : « Ce n’est pas du génie, c’est bien plus : c’est nature, douleur, honte, amour, volupté amère, désespoir. Le cœur est percé. » Depuis 1727, où les femmes de chambre cachaient Manon dans leur fichu, Manon et Des Grieux n’ont pas pris un jour.

IV §

La même loi, signalée plus haut, se découvre ici pour ces trois romans d’origine et de forme si différentes : la création d’un type nettement daté à travers lequel nous saisissons un état de sensibilité si profondément humain qu’il ne date pas, lui, et qu’il se reproduit sans cesse à travers les âges, identique sous les formes diverses et adventices que lui imposent les mœurs. C’est, ici, l’élan chevaleresque brisé par la vie ; là, l’indomptable révolte contre le malheur ; dans le livre de Prévost, la fatalité de la passion. Allons-nous retrouver dans le Rouge et le Noir, pour expliquer sa vitalité, l’application de cette même loi d’esthétique ? Nous la retrouvons. Que Julien Sorel soit un personnage de son époque, c’est trop évident. Pourquoi hésite-t-il entre la carrière de soldat et celle de prêtre, entre l’uniforme et la soutane ? (Voilà, entre parenthèses, l’explication la plus vraisemblable du titre énigmatique, imaginé par Beyle.) Parce qu’il est un jeune homme de la Restauration, encore enchanté du prestige de Napoléon, et qui, dévoré d’ambition, se rend compte que le moyen de parvenir n’est plus au bivouac. Julien est aussi un provincial, avec ce mélange de maladresse et de convoitise, d’effronterie et de timidité d’un dépaysé supérieur, que Paris déconcerte et attire, exaspère et charme à la fois, qui s’en défie et s’y enchante. Cette atmosphère de malaise intime fut celle de Stendhal lui-même à son arrivée dans la capitale. Elle est peinte dans le Rouge et le Noir avec une finesse extraordinaire, mais qui devrait nous sembler bien démodée, car cette différence radicale entre Paris et la province a presque disparu aujourd’hui pour beaucoup de raisons, dont la plus puissante est simplement la facilité sans cesse accrue des communications. Cette continuelle oscillation entre l’armée et l’Église devrait nous donner aussi l’idée d’un temps bien reculé. Il n’en est rien, parce que l’auteur a su mettre un dessous permanent à ces accidents. Si Julien hésite dans sa carrière, s’il est ému jusqu’à la frénésie par son adaptation à la vie parisienne, c’est qu’il est un plébéien en transfert de classe. Nous touchons ici au point le plus intime de ce roman. Nous tenons sa signification générale et typique. Précisons-la.

Qu’il y ait des classes et que leur juxtaposition, ou mieux, leur échafaudage, constitue une des conditions nécessaires de toute société, l’histoire i nous le montre, comme le raisonnement. On a pu rendre les cloisons entre ces classes plus ou moins perméables, ou, revenons à la métaphore de l’échafaudage, établir des escaliers, voire des ascenseurs, pour faire communiquer les étages, il n’en est pas moins vrai que l’égalité complète entre les familles ne s’est jamais établie. Elle ne s’établira jamais. Ces familles se groupent d’après leurs façons de vivre. Ainsi se constituent des milieux, tout voisins les uns des autres, mais très différents. Prenons comme exemple, dans la campagne, des familles où les gens travaillent la terre de leurs mains et celles dont les membres vivent des rentes que leur assurent leurs propriétés, louées à des fermiers ou cultivées par des ouvriers agricoles. Vous avez là des paysans d’une part, de l’autre des bourgeois. Allez à la ville, vous y trouverez de nouveau une classe de travailleurs manuels : ce sont les ouvriers, et, à côté, une classe mixte de commerçants, d’employés, que l’on peut appeler des demi-bourgeois ; une autre classe de travailleurs adonnés aux professions libérales : avocats, médecins, professeurs, écrivains. Ceux-ci sont bien des bourgeois, mais pas tout à fait pareils à une dernière classe, celle des familles riches où le travail a complètement cessé d’être un métier. Il n’est pas besoin d’une longue analyse pour discerner que ces différences entre les classes doivent aboutir à la formation de psychologies différentes. Pour nous en tenir à des cas extrêmes, le paysan n’aura ni les mêmes habitudes physiques, ni les mêmes manières de sentir et de penser que le bourgeois son voisin, et moins encore que le citadin opulent. Imaginons maintenant que, par suite d’une série de hasards, — de plus en plus multipliés de nos jours, — un adolescent, né et grandi dans une de ces classes, se trouve pénétrer dans une autre. Fils de paysan, — c’est l’histoire de Julien Sorel, — et muni d’une instruction assez imprudemment donnée, il s’introduit chez de grands bourgeois ou des nobles. Imaginons que ce jeune homme soit impressionnable, qu’il entrevoie une existence autre que celle des siens et qui lui paraisse plus conforme à ses propres facultés ; il se produira en lui un effort de transplantation qui n’ira pas sans fièvre. C’est une de ces fièvres dont le Rouge et le Noir enregistre les épisodes. La vitalité de ce livre vient de cette étude.

V §

Insistons-y : plus nous avançons dans la démocratie, plus le chef-d’œuvre de Stendhal devient actuel. Qu’est la démocratie en effet ? Un immense travail de transfert de classe. L’ancien régime le connaissait, lui aussi, ce transfert. Le preuve en est qu’un ministre de Louis XIV, comme Colbert, avait pour père un drapier, que le premier des Mirabeau exerçait un humble métier dans les Hautes-Alpes. Mais ce passage d’une classe à une autre s’accomplissait alors par la famille, au lieu qu’il s’accomplit aujourd’hui par l’individu. C’est là le phénomène que Stendhal a nettement vu. Qu’il l’ait vu est une preuve de son étonnante intuition d’observateur ; car lui-même, tout au contraire, appartenait à une lignée qui avait franchi l’étape. Seulement il avait traversé la Révolution, et si, par réaction contre sa propre famille, il avait adopté les principes des novateurs de 89, il avait su discerner, avec une perspicacité régulière, ce qui fait le véritable caractère des grands mouvements populaires comme celui-là ; un assaut mené au nom de l’idéologie par les déshérités du sort contre la fortune des riches. « Il faut en convenir », dit-il à un moment de son récit (chap. xiii), « le regard de Julien était atroce, sa physionomie hideuse. Elle respirait le crime sans remords. C’était l’homme malheureux, en guerre avec toute la société. »

Une autre condition de la vitalité d’un roman nous est révélée dans cette simple phrase. Il est nécessaire que l’auteur se soit fait par réflexion, ou par instinct, toute une philosophie à l’occasion de l’histoire qu’il raconte. La fin de Don Quichotte nous montre Cervantès donnant raison à son chimérique et si noble héros contre le grossier bon sens de Sancho Pança. Daniel de Foë termine son Robinson par cette phrase ; « Je suis en train de me préparer pour un plus long voyage que tous ceux-ci, ayant passé soixante-douze ans d’une vie d’une variété infime, ayant appris suffisamment à connaître le prix de la retraite, le bonheur qu’il y a de finir ses jours en paix. » C’est le thème que Gœthe devait développer dans son Faust : le salut par l’action. Manon Lescaut — Michelet l’a fortement indiqué — (la Régence, chap. xix) se résume tout entière dans cette idée que « l’amour excuse tout », qu’elle donne aux amants le droit de tout faire. Candide proclame que le dernier mot de la sagesse humaine est de cultiver son jardin, c’est-à-dire d’accepter, en essayant de les exploiter sagement, les plus misérables conditions de notre sort. Le Rouge et le Noir, lui, dénonce cette vérité, que la civilisation est comme un mince vernis sur la sauvagerie primitive, vernis toujours prêt à s’écailler. Il y a une contradiction singulière entre le phénomène analysé dans tout le livre, ce transfert de classe, lequel suppose une hiérarchie, un progrès, et cette soudaine réapparition de la barbarie primitive. Écoutez Julien, dans sa prison, déclarer qu’« il n’y a point de droit naturel… qu’il n’y a de droit que lorsqu’il y a une loi pour défendre telle chose sous peine de punition. Avant la loi, il n’y avait de naturel que la force du lion, que le besoin de l’être qui a faim, qui a froid, que le besoin ». Toute la psychologie de la Terreur, de la Commune, du bolchevisme tient dans cette formule. Stendhal, d’ailleurs, ce raffiné d’esprit et le fils d’une société très cultivée, déclare aussitôt qu’une telle vue des choses est « de nature à faire désirer la mort ». Rien de pathétique comme ces sursauts de sensibilité d’un observateur devant quelque atroce vérité sur le cœur humain, vérité qu’il ne peut pas s’empêcher de découvrir, de dire, et qui lui fait mal à lui-même, tant elle est cruelle. C’est encore une des conditions de la vitalité d’un roman que cette complète — Carlyle aurait dit : cette héroïque — sincérité de l’auteur. Shakespeare en a donné le principe dans Hamlet. C’est quand il fait tenir à Polonius quittant Laërte le discours célèbre : « Par-dessus tout, sois vrai avec toi-même. » Parole qui semble bien simple. Elle est très profonde. Don Quichotte, Robinson Candide, Manon, furent les œuvres d’hommes absolument vrais avec eux-mêmes. Le Rouge et le Noir appartient à ce groupe. Pour cette raison encore il est aussi vivant aujourd’hui qu’à l’époque où Stendhal le composait et dont il disait : « J’étais devenu parfaitement heureux, en 1830, quand j’écrivais le Rouge et le Noir. » C’est qu’il copiait sa vision du monde avec une absolue franchise et que cette vision était celle d’une des âmes les plus passionnées et les plus lucides qui aient jamais existé.

IV. L’actualité de Sainte-BeuveIII §

Que faut-il entendre en littérature par ce mot d’actualité, néologisme si trivial que l’on hésite même à l’employer à propos des travaux de l’esprit ? Il correspond pourtant à un phénomène très réel. Dans la première édition du dictionnaire de l’Académie, ce terme d’actuel était rangé parmi les dérivés du verbe agir, et traduit par effectif ; c’est le sens de l’étymologie latine : actualis, qui agit. En se conformant à cette signification, on peut dire qu’une œuvre littéraire est actuelle, tant qu’elle agit sur l’imagination et la sensibilité d’un grand nombre de lecteurs. Cette action peut se prolonger bien au-delà de la génération à laquelle appartenait l’écrivain. Elle peut au contraire s’arrêter sans que cette œuvre cesse de conserver une très grande valeur, mais ce n’est plus une valeur d’action. Et cette œuvre, qui ne peut plus être dite actuelle, prend un caractère que j’appellerai historique. Tel est le cas, pour ne citer que des noms illustres, des tragédies de Voltaire, du René et de l’Atala de Chateaubriand, chez nous, et en Angleterre des romans de Walter Scott et des poèmes de Byron. Entendez par là que ces créations demeurent comme des témoignages d’un état particulier des esprits et des cœurs, qui correspondait à des mœurs aujourd’hui profondément modifiées. Ces œuvres ne sont pas mortes, mais leur vitalité n’est plus agissante. Elles durent, mais comme des signes et seulement pour ceux qui veulent se représenter le passé.

Nous assistons aujourd’hui à la rentrée dans cette catégorie des œuvres historiques, de quelques-uns des livres qui furent dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle le plus passionnément discutés. La Madame Bovary de Flaubert, par exemple, est-elle maintenant, pour les lecteurs de ce beau roman, autre chose qu’une peinture, infiniment curieuse, de la province française du temps de Louis-Philippe, les drames de Hugo, qu’une évocation de la jeunesse romantique de 1830 ? La grande fresque sociale qu’Émile Zola composait, parmi des dénigrements et des enthousiasmes également ardents, recule déjà dans le passé, comme les poèmes d’histoire religieuse de Renan, comme les puissantes comédies dramatiques de Dumas et d’Augier. Ce n’est pas seulement la date qui produit ce caractère d’historicité, c’est, comme je le disais plus haut, que l’imagination et la sensibilité de l’époque ont changé. Sauf un très petit nombre d’exceptions, toutes les œuvres littéraires sont destinées sans doute à le subir, ce recul. Il se produit plus ou moins tard, suivant que les écrivains d’une génération ont le plus ou moins participé à l’effort durable de leur siècle. Candide, ce pamphlet improvisé par Voltaire en quelques jours, demeure actuel, parce qu’il a su, par-dessous le criticisme idéologique du dix-huitième siècle, traduire, dans ce conte, le nihilisme devant l’effort humain de l’observateur désabusé de l’au-delà.

I §

Cette loi de la durée agissante par dégagement des éléments les plus profonds d’une époque, nous pouvons la vérifier aujourd’hui à l’occasion de deux écrivains, dont la réputation était à la fois très grande et très contestée voilà près d’un siècle, et l’opinion s’émeut encore autour d’eux comme s’ils dataient d’hier. Je veux parler de Sainte-Beuve et de Balzac. L’un et l’autre suscitent des travaux et des controverses qui se multiplient sans que l’attention de la critique et du public paraisse se lasser. Faut-il rappeler le succès de la pathétique biographie de Balzac, écrite dernièrement par M. René Benjamin. Les conférences de M. André Bellessort cette année, et leur éclat nous permettent de constater la même vitalité posthume de Sainte-Beuve, attestée déjà par les polémiques qu’a suscitées le volume : Mes Poisons, édité par M. Victor Giraud.

Ces deux hommes, Balzac et Sainte-Beuve, se sont détestés. Les preuves de cette haine surabondent. L’article de la Revue parisienne consacré au Port-Royal, par l’auteur de la Comédie humaine, peut être donné comme un modèle de ce que l’argot brutal de la presse appelle un complet éreintement. « M. Sainte-Beuve », commence-t-il, « a eu la pétrifiante idée de restaurer le genre ennuyeux. » Et le reste suit, pour se terminer par la condamnation la plus féroce : « Examinons le style. Sur ce point, il suffit d’un mot, le style de M. Sainte-Beuve est intolérable… Les poésies de M. Sainte-Beuve paraissent traduites d’une langue étrangère par quelqu’un qui ne connaîtrait cette langue qu’imparfaitement. Il a la prétention de se comprendre lui-même, mais c’est une vanité d’auteur. » Sainte-Beuve, de son côté, du vivant de son ennemi, n’a jamais perdu l’occasion de lui rendre coup pour coup. Il le confesse dans ses Poisons : « Chaque critique a son gibier favori, sur lequel il tombe, et qu’il dépèce de préférence ; pour moi, c’est Balzac. » Oui, ils se haïssaient, et cependant la raison de leur actualité présente est la même. L’un et l’autre ont, à l’origine de leur travail littéraire, une conception et une éducation scientifiques. M. Bellessort l’a très finement remarqué dans sa conférence sur les Lundis. « Un jour viendra », disait Sainte-Beuve, « où la Science sera constituée, où les grandes familles d’esprit et leurs principales divisions seront déterminées et connues. » Il rêve d’établir une histoire naturelle des talents, et quand on lit Volupté, qu’il faut considérer comme la plus sincère autobiographie psychologique, on y rencontre des pages sur Lamarck qui prouvent la connaissance la plus exactement renseignée des théories de ce prédécesseur de Darwin. Balzac7, lui, ambitionne d’appliquer à la société la doctrine de Charles Bonnet et de Geoffroy Saint-Hilaire sur les espèces. « Il a existé, il existera de tous temps, écrit-il, des espèces sociales comme il existe des espèces zoologiques. » La Comédie humaine devait être, dans sa pensée, une histoire naturelle de ces espèces sociales. Ces deux génies hostiles partaient donc du même principe, celui de l’application de la méthode scientifique à la littérature, l’un dans la critique, l’autre dans le roman.

Quand on cherche à dégager la pensée maîtresse de notre dix-neuvième siècle et son legs, on trouve qu’il est avant tout le siècle de la Science, comme le dix-huitième siècle avait essayé d’être le siècle de la Raison, — pour aboutir d’ailleurs à la pire des folies, — et le dix-septième siècle celui de l’Ordre. Sur ce point, Sainte-Beuve et Balzac sont donc deux représentants très significatifs d’un âge dont nous avons hérité, en faisant le départ de ce qu’il y avait de caduc dans ses idées. Leur puissante originalité est de l’avoir fait eux-mêmes, ce départ. Ils ont été des esprits scientifiques, qui n’ont pas abouti au Scientisme. Quand Brunetière proclamait dans une célèbre polémique la faillite de la Science, il entendait dénoncer l’erreur des intelligences qui ont cru que les phénomènes, objets de la connaissance scientifique, pouvaient rentrer les uns dans les autres, le monde psychique dans le biologique, le biologique lui-même dans le physico-chimique. On commet une erreur pareille, quand, s’appuyant sur le fait que l’écrivain est un homme, on dénature la critique, en substituant à l’étude de ses créations de simples recherches de documents, ou que l’on réduit l’art du roman à une notation de menus détails de mœurs. La Science qui ramène la psychologie à la biologie détruit son propre objet, de même que celle qui ramène la biologie à la chimie. Pareillement, le critique qui prétend expliquer l’œuvre d’un artiste par de simples notations de vie privée, anéantit pour lui cette œuvre qui ne devient qu’un prétexte à ragots. Le romancier anéantit de même le roman et sa raison d’être, quand il supprime le drame, l’imagination, le mouvement, pour le remplacer par un inventaire minutieux de petits détails sans perspective, par suite sans signification. Non, la Science n’a pas fait faillite en tant qu’elle s’est conformée à son principe fondamental : la soumission devant l’objet. Ce principe enveloppait cette affirmation qu’elle doit, si les objets sont différents, changer ses méthodes, étudier les phénomènes psychologiques du point de vue psychologique, les phénomènes biologiques du point de vue biologique, les phénomènes physico-chimiques du point de vue physico-chimique. Elle en est là aujourd’hui, et encore une fois, c’est la portion valable du legs intellectuel du dix-neuvième siècle.

Balzac et Sainte-Beuve la représentent chacun dans son domaine, cette portion valable. Pour Balzac, c’est l’évidence même. Ses romans sont des études de sociologie nettement, systématiquement scientifiques, et ce sont des romans, avec toutes les qualités particulières de cet art de conter dont il a toujours respecté les règles. Je voudrais montrer que Sainte-Beuve a, de même, maintenu, dans sa tentative d’une critique scientifique, toutes les règles observées par ses prédécesseurs et qui demeurent les conditions essentielles du genre auquel il a voué son effort.

II §

Traditionnellement, et dans le sens où l’entendaient nos pères : qu’est-ce qu’un critique ? C’est d’abord un juge, et qui a pour première qualité ce don que le langage courant appelle d’un mot si clair à la fois et si imprécis : le goût. Le goût ! Voltaire le définit très finement dans son Dictionnaire philosophique : « Un sentiment prompt d’une beauté parmi les défauts et d’un défaut parmi les beautés. » Il y a donc un bon et un mauvais goût. C’est un point de vue que les scientistes de la critique ne pouvaient admettre. L’attitude intellectuelle de Taine dans son Histoire de la littérature anglaise permet de le constater : pour lui l’œuvre littéraire est aussi intéressante par ses défauts que par ses beautés, et, pour Émile Zola, plus intéressante encore. Celui-ci n’a-t-il pas défini l’art : « la nature vue par un tempérament », et les défauts d’un tempérament ne sont-ils pas sa caractéristique la plus expressive ? Sainte-Beuve, lui, n’a jamais cessé, tout en reconnaissant le lien vivant qui unit les qualités d’un écrivain à ses insuffisances, de distinguer les uns et les autres, et de marquer ses préférences pour les parties saines et supérieures de l’homme. Car le goût n’est pas seulement une vertu de l’intelligence. Mérimée rapporte un mot de Stendhal qui semble un paradoxe et qui traduit une vérité profonde : « Le mauvais goût mène au crime. » Autant dire que l’intelligence ne fonctionne pas seule dans les travaux de la littérature. Le vieux Boileau n’exprimait pas une autre vérité quand il disait :

Le vers se sent toujours des bassesses du cœur.

M. Bellessort nous a tracé un tableau ému de Sainte-Beuve s’accablant de travail pour tromper le désenchantement de ses dernières années, où il professait un matérialisme de plus en plus radical. Il ajoute, et c’est un trait qui va loin, « que c’était là comme une façon brutale d’imposer silence aux questions inquiètes de son âme ; il la bâillonnait avec cette poignée de terre glaise. » C’est ce mot d’âme qu’il faut en effet prononcer, si étrange que cela paraisse, quand on veut définir la façon dont a pratiqué la critique cet athée qui disait : « Un degré de chaleur de plus ou de moins, et l’humanité pouvait ne pas éclore. »

Pour expliquer cette contradiction, il faut encore reprendre Volupté et considérer quelles sortes d’impressions le héros de ce roman demande à ses lectures. Elles ne sont jamais d’ordre purement intellectuel. Dans tout poète, dans tout moraliste, dans tout philosophe même, il aperçoit des manières de sentir, ou voluptueuses ou mystiques, ou dégradantes ou exaltantes. Autant dire, pour reprendre l’expression de M.Bellessort, qu’il identifie la littérature avec la vie de l’âme. Les théories de Sainte-Beuve ont pu, sur le tard, démentir cette conception première ; elles ne l’ont pas abolie. Feuilletez les trente volumes des Lundis, vous n’y trouverez pas un article qui ne touche par quelque point à un problème moral. J’en prends un dans ma bibliothèque, au hasard, le onzième des Nouveaux Lundis, je tombe sur une page consacrée à Virgile où il commente ce vers…

Ut caderem, meruisse manu

« J’ai tout fait pour mériter de mourir », traduit-il, et il ajoute : « Quelle plus belle manière et plus touchante pour un soldat de s’excuser de n’être point mort et d’avoir survécu à un immense désastre ? » Quelques pages plus loin et à propos des Mémoires de Malouet, parlant d’une lettre sévère adressée à Raynal pour le courageux André Chénier, on lit ces lignes : « Il le prenait à partie et lui rendait la leçon que toute jeunesse généreuse qui se respecte a droit de renvoyer à la vieillesse inconsidérée qui s’oublie. » Et à propos de Lamennais, quelques pages encore plus loin, démêlant la part de mensonge qui peut se dissimuler sous l’éloquence du style : « Que le talent est donc une puissance trompeuse et capable de faire illusion ! La flamme fait croire à l’ardeur. »

On multiplierait les exemples, et c’est peut-être la plus sûre raison de l’actualité de Sainte-Beuve, qu’un enseignement se dégage de ses études, en apparence les plus étrangères aux questions d’éthique. Ce botaniste des esprits ne nous apporte pas un herbier de fleurs desséchées et cataloguées. Il nous convie à nous promener dans un jardin peuplé de plantes vivantes, il nous apprend leurs propriétés bienfaisantes ou vénéneuses. Son souci d’exactitude scientifique veut qu’il nous donne sur chacune d’elles des renseignements d’une scrupuleuse vérité. Ce n’est pas assez pour lui. Il ne se contente pas de les classer, il les qualifie. Avec lui la littérature n’est plus un simple objet de curiosité, c’est à la fois un laboratoire et un oratoire. M. Bellessort termine son étude par une citation où le grand critique répond à un injurieux pamphlétaire en affirmant, en ces termes, sa foi littéraire : « Ayez de la conscience et du sérieux en tout… Maintenez votre indépendance et votre humble dignité… Si vous ne dites pas tout le vrai, n’écrivez jamais le faux.. » Ne vous croyez jamais arrivé. À l’âge où d’autres se reposent, recommencez comme un débutant. » Sont-ce des conseils pour une carrière ? Non, mais pour un développement de vie intérieure. Comme nous le retrouvons là, cet Amaury qui, dans Volupté, lisait avec passion et à ses pires moments les livres du Philosophe inconnu et le tome des Pensées du Père Bourdaloue, où il est parlé « des amitiés prétendues innocentes » !

III §

Comment se fait-il que cet admirable ouvrier littéraire, d’une si constante tenue de moraliste dans ses moindres essais, traîne derrière lui une fâcheuse légende de basse envie et de honteuse déloyauté ? Celle-ci repose sur la publication de ce Livre d’amour qui serait en effet très coupable, s’il fût exact qu’il y eût consigné l’histoire d’une liaison que l’honneur lui ordonnait de cacher à tout prix. Mais quelle a été la nature de cette liaison ? Ce problème passe pour tranché. À mon sens, il reste encore à résoudre. Et d’abord les divers poèmes de ce Livre d’amour se rapportent-ils à la même femme ? Sainte-Beuve n’a-t-il pas essayé là, en utilisant des pièces composées pour des personnes différentes, d’écrire en vers un roman où seraient notés des états d’âme, comme indépendants des personnes qui les provoquaient ? Cette hypothèse rendrait ce recueil analogue à ces Nuits de Musset, consacrées à des femmes si évidemment différentes. Comparez la Nuit d’octobre, où le poète maudit celle qui l’a trahi :

Et dans cette source amère
Du moins, je me laverai
Et j’y laisserai, j’espère,
Ton souvenir abhorré…

Et celle de Décembre, où il s’écrie :

Ah ! pauvre enfant qui voulez être belle
Et ne savez pas pardonner !…

Nous saisissons ici, avec une pleine évidence, le procédé d’un artiste qui risque de mal calculer le sens que les témoins de sa vie réelle peuvent donner à cette juxtaposition de vers inspirés par des aventures différentes. L’amitié de Sainte-Beuve avec le ménage Victor Hugo, — une triste publicité oblige à écrire des noms, — avait été trop connue, la rupture trop éclatante pour que la malignité ne saisît pas cette occasion de s’exercer contre deux personnes célèbres, et il reste que Sainte-Beuve eût dû, en tout état de cause, prévoir cet éclat. Ce Livre d’amour apporte-t-il cependant un témoignage décisif sur la double trahison dont il se serait ainsi rendu coupable, envers son ami dont il aurait déshonoré le foyer, et envers la femme de cet ami, livrée ensuite en pâture aux commentaires des anecdotiers ? J’incline, pour ma part, à préférer un autre témoignage, celui de la confession si transparente que j’ai déjà mentionnée à plusieurs reprises : je veux parler de Volupté. Les Consolations qui s’ouvrent par la belle pièce à Mme Victor Hugo :

Fleur qui deviez fleurir sous les pas du génie…

sont de 1830. Volupté a paru en 1834. On est donc en droit de considérer ce roman imaginaire comme une transposition du roman véritable que l’auteur a vécu pendant ces années. Or c’est l’étude, poussée très à fond, d’une anomalie toute voisine des troubles que la psychiatrie moderne qualifie de l’étiquette de « schizophrénie ». Ce mot, qui vient du verbe grec σχίζω, je divise, désigne la coexistence, dans un même psychisme, de personnalités différentes jusqu’à être irréductibles les unes aux autres. Ces contradictions de la nature humaine ne sont pas une découverte moderne. Faut-il rappeler le cantique de Racine tiré de l’épître de saint Paul aux Romains :

Mon Dieu, quelle guerre cruelle !
Je trouve deux hommes en moi…

Racine souffre de cet état. « Viens ! » s’écrie-t-il en s’adressant à la Grâce,

« Viens me mettre avec moi d’accord. »

Le jeune homme de Volupté, tout au contraire, loin de souhaiter cet accord intérieur, se réjouit dans cette contradiction. L’amour s’est éveillé en lui, un sentiment à la fois ardent et respectueux, idéal et passionné, pour une femme unie à un mari qu’il admire. Combien cette femme ressemble à Mme Victor Hugo ! Il suffit de comparer les discours qu’elle lui tient dans le roman, à ceux que Mme Hugo tenait au poète des Consolations et qu’il versifie dans le premier morceau de ce recueil. Mais, à côté de cet amour dont on pourrait dire qu’il est une piété, la vie des sens est éveillée chez Amaury et il se laisse entraîner par eux à la luxure la plus grossière. Il vient de passer des heures auprès de celle qu’il aime, à s’enivrer de pureté. Il la quitte pour se plonger dans le tumulte de la vie parisienne et s’assouvir dans des rencontres de hasard, avec des prostituées dont il ne cherche même pas à plaindre la déchéance et à savoir la mélancolique histoire. À travers ces expériences, il constate que la débauche est une libération des plus hautes parties de son être, et que ses expériences de libertin exaltent en lui son culte pour cette créature idéale qu’il croirait profaner en osant la désirer. Non seulement il l’accepte, cette dualité de sa personne, mais il s’y complaît. Il l’exaspère avec frénésie. Il s’avilit de toutes les forces de sa nature animale pour vivifier davantage les forces de sa nature spirituelle. C’est un paradoxe, semble-t-il, mais il est vrai. Toutes ces pages de Volupté ont un accent qui ne permet pas le doute : une conscience se révèle à nous dans sa sincérité la plus intime. Cette étrangeté n’est pas le jeu d’un écrivain en quête d’originalité, c’est l’aventure vécue par Sainte-Beuve que nous revivons avec lui, transposée, certes, mais à peine ; et nous souvenant de l’histoire de Mme Hugo, il est impossible de fermer le livre sans se demander si le frère réel d’Amaury a jamais éprouvé pour elle un autre sentiment que le culte idéal que son sosie littéraire professait pour Mme de Couaën. Il resterait alors la victime d’une calomnie posthume provoquée par une imprudence, difficilement justifiable d’ailleurs chez un écrivain qui aurait dû savoir que ce Livre d’amour ne lui serait point pardonné. Il l’a été pourtant, et par Mme Hugo elle-même, puisque leurs relations n’ont pas été brisées. Comment ne pas se dire encore que si les vers de ce livre eussent cyniquement raconté leur faute commune, cette femme délicate n’eût jamais continué de correspondre avec l’auteur d’un tel outrage ?

IV §

Ces contradictions singulières que Volupté nous détaille dans l’ordre passionnel, Sainte-Beuve les subissait dans l’ordre intellectuel avec une complaisance pareille. Quand il écrivait (c’est une phrase des Poisons) : « Aujourd’hui, 13 septembre 1846, j’ai achevé la lecture des lettres de Rancé et j’ai traduit la quatrième idylle de Théocrite : Varions nos plaisirs », il donnait la formule même d’une dualité qui fut à la fois le vice et la supériorité de son esprit. Il écrivait encore : « La critique est pour moi une métamorphose. Je tâche de disparaître dans le personnage que je reproduis. Je me fais identique à lui, même par le style. J’emprunte et je revêts sa diction. » C’était pratiquer la méthode enseignée par Gœthe qui déclarait : « Quand on ne parle pas des choses et des gens avec une partialité pleine d’amour, ce que l’on en dit ne vaut pas la peine d’être dit. » Cette partialité, Sainte-Beuve la recherchait, comme on voit, d’instinct. Appelons-la d’un mot plus simple : la compréhension. Mais il en était chez lui des impressions littéraires comme des impressions sentimentales. Une réaction se produisait aussitôt, qui le mettait à l’état d’hostilité contre le génie ou le talent avec lequel il venait de s’identifier ainsi. En parlant de ce recueil des Poisons, il disait qu’il lui avait été utile pour s’apaiser et « se dégorger ». Il souligne ce terme qui décèle l’ancien carabin, et l’élément de morbidité de ces durs revirements antagonistes, à propos desquels on a prononcé le mot déshonorant d’envie.

L’Envie ! Avant d’accuser d’un vice aussi bas un homme de la distinction d’esprit de Sainte-Beuve, il convient d’étudier de plus près les documents qui justifieraient cette flétrissure. Il est certain que le poète de Joseph Delorme et des Consolations n’a pas été mis à son rang de mérite par ses contemporains et qu’il en a souffert ; certain aussi que Volupté n’a pas connu le succès de vogue des premiers romans de Balzac, et que l’auteur en a été peiné. Mais que ce froissement d’amour-propre l’ait incité à de vilaines représailles de plume contre ses rivaux triomphants, par le sursaut d’une rancune consciente de son triste motif, comment l’admettre, quand toute son œuvre atteste un sentiment si vif de la beauté littéraire ? La goûter à ce degré, cette beauté, c’est éprouver, pour les artistes capables de la produire, une invincible et secrète reconnaissance. Quand les Goncourt nous montrent l’âcre distillateur des Poisons, défendant avec passion Hugo contre Taine, nous nous rendons compte qu’il n’a pas cessé d’admirer les nobles côtés de ce génie. Mais il en est d’autres, et qu’il a dû, avec sa dualité foncière, discerner dès le premier jour. Que les déceptions de sa propre destinée l’amènent, sinon à se complaire, du moins à s’attarder dans la notation des défaillances de ce même Hugo, de Lamartine, de Vigny, de Musset, de Balzac, c’est possible et c’est humain. Mais nulle part vous ne surprendrez chez lui cette affreuse joie de la tare longuement et cruellement constatée, qui est comme la signature de l’envie.

Il la découvre, cette tare, il la met à jour, mais avec une crispation douloureuse, qui témoigne qu’il s’irrite contre elle. Il en veut à Hugo de sa démesure grandissante et de son charlatanisme : « Ame grossière de barbare énergique, qui a passé par le Bas Empire », écrit-il ; et, tout de suite, il ajoute : « Avec cela, qualités immenses et puissance. » Il s’afflige de la décadence morale où sa vulgaire ambition de politicien conduira Lamartine. Il en distingue les pires symptômes dans les Girondins, mais, aussitôt, il y reconnaît « un immense déploiement de talent », et, les beaux vers d’autrefois lui revenant à la mémoire, il continue : « Primitivement et poétiquement, ce talent est beaucoup plus vaste et plus puissant que beaucoup de gens ne l’ont cru. Se rappeler la pièce des Préludes, où il touche toutes les cordes. » Il se lamente que Musset pousse dans la « soûlerie et les ordures musquées ». Et immédiatement : « Le succès du charmant Caprice d’Alfred de Musset fait honneur au public et montre qu’il y a encore de l’émotion littéraire délicate, pour qui sait la réveiller. » Même sur ce Balzac qui l’a tant attaqué, et que lui-même a tant attaqué, il y voit juste, comme malgré lui, par son goût du talent qui l’emporte sur sa haine : « Acceptons », écrit-il, au lendemain de la mort de son ennemi, « acceptons du talent qui n’est plus, l’héritage opulent et complexe qu’il nous a laissé. L’auteur d’Eugénie Grandet vivra. » Et parlant des autres romanciers de l’époque : « M. de Balzac est celui qui étreint et qui creuse le plus. » Et encore, après avoir mentionné le succès fou de Balzac à un moment donné : « Pour soutenir cette victoire, pour porter cette vogue, n’en être ni effraye, ni découragé, ne pas défaillir et ne pas abdiquer sur le coup, comme fit Léopold Robert, il faut avoir une force réelle et se sentir arrivé seulement à son niveau. M. de Balzac avait ce genre de force et il l’a prouvé. »

Ces textes suffisent, et il serait aisé de les multiplier pour laver Sainte-Beuve des reproches qui donneraient, s’ils étaient reconnus exacts, une physionomie équivoque à sa gloire. Défendons-la plutôt, cette gloire, car elle est celle d’un des grands serviteurs de la pensée française. En conciliant, comme il l’a fait, la plus rigoureuse discipline scientifique avec la plus exquise délicatesse du goût, il a tout ensemble continué et renouvelé l’art du portrait littéraire en le poussant à une perfection qui ne sera pas dépassée. Et remercions M. André Bellessort de nous avoir donné à son tour un portrait si exact, si intelligent et si vivant de ce grand portraitiste.

V. Réflexions sur Paul de Saint-VictorIV §

Il y a un instinct profond d’équité dans cette célébration des centenaires qui tend à devenir un des rites de notre existence littéraire. Cette révision des valeurs intellectuelles du siècle passé enveloppe une protestation inconsciente contre les engouements de la mode qui porte sans cesse au premier plan des œuvres de second ordre et relègue dans un demi-oubli des talents supérieurs, coupables d’avoir plu trop longtemps à nos aînés. Cela suffit pour provoquer chez les cadets une réaction que nous voyons atteindre à l’heure présente, et pour citer seulement quelques exemples, une George Sand et un Octave Feuillet, un Dumas fils et un Sully-Prudhomme. « Le moi se pose en s’opposant », proclament les philosophes. Les générations nouvelles pratiquent férocement cet égoïsme vital. En s’inventant des admirations inédites et reniant les autres, il leur semble affirmer mieux leur personnalité. Des vogues se créent ainsi et des ostracismes d’une égale disproportion. Puis il arrive que les journaux nous rappellent qu’il y a cent ans naissait un écrivain, jadis le favori de la renommée, aujourd’hui disgracié. Ce nous est une occasion de rouvrir ses livres, d’évoquer sa biographie. Comme il a cessé d’être acclamé, cette hostilité secrètement mêlée d’envie qu’un succès trop prolongé soulève même dans le public s’est apaisée, et voici que le glorieux d’avant-d’hier, devenu le méconnu d’aujourd’hui, retrouve le rang de son mérite dans une opinion ramenée à la vérité, laquelle n’était ni dans l’enthousiasme excessif des contemporains, ni dans le dénigrement de leurs successeurs. Ainsi commence le travail qui va donner au romancier, au poète, au dramaturge, à l’essayiste, ce qu’il faut appeler sa place historique.

I §

Cette formule doit être commentée. L’œuvre littéraire, — ce point de vue est admis généralement depuis Sainte-Beuve et Taine, — constitue toujours un témoignage. Elle tient à une époque et elle en manifeste les tendances, à un pays et elle en révèle les coutumes, à une espèce sociale, celle d’où sort l’écrivain, et elle en décèle les mœurs. Ces célébrations de centenaires ramènent l’attention sur ce rapport nécessaire entre l’artiste et le milieu dont il est une expression, qu’il s’y soit adapté ou qu’il se soit révolté là contre, car se rebeller contre son temps, c’est encore en faire partie. On peut dire que la mesure de sa valeur historique, — je reprends le terme, — est celle même du talent d’un auteur. Les très grands hommes, un Shakespeare, un Molière la dépassent, en y joignant une valeur humaine qui fait de leurs personnages des types éternels de tel ou tel caractère, de telle ou de telle passion. Ils n’en sont pas moins intimement, intensément, de leur patrie et de leur siècle. Leurs théâtres, à tous deux, impliquent, celui de Shakespeare l’Angleterre Elisabethéenne, celui de Molière la France de Louis XIV. Plus près de nous, Balzac suppose de même le Paris et la province de la Restauration et de Louis-Philippe. Dans des œuvres moins géniales, cette valeur historique l’emporte sur la valeur humaine. Elles sont démodées, leur reprochent leurs détracteurs, quand est close la période qui les produisit. Disons plus justement qu’elles sont datées et qu’elles demeurent infiniment précieuses, par le rappel de façons de penser et de sentir, disparues ou en voie de disparaître. C’est la reconnaissance de cette signification que les centenaires permettent et imposent, et une autre reconnaissance encore, qui n’est pas moins importante pour l’histoire de la littérature, celle de l’apport technique de l’écrivain commémoré. Il ne faisait pas seulement partie d’un milieu ethnique et social ; il appartenait à un milieu professionnel. Qu’en a-t-il reçu ? Qu’y a-t-il ajouté ? N’a-t-il point, par ses avortements mêmes, préparé la réussite de successeurs plus heureux ? Les évolutionnistes ont imaginé, comme intermédiaire entre le singe et l’homme, et pour justifier leur hypothèse, une créature, dont ils n’ont d’ailleurs jamais rencontré de trace, et qu’ils appellent Pithécantrope. On pourrait reprendre ce mot chimérique, et l’appliquer, mais cette fois expérimentalement, à ces talents qui sont comme l’ébauche d’un autre. Restif de la Bretonne serait, par exemple, le pithécanthrope de Balzac, Millevoye celui de Lamartine, Rotrou celui de Corneille, le Werther-carabin de Joseph Delorme celui du Baudelaire des Fleurs du mal. Je m’excuserais d’accoler une appellation aussi barbarement scientifique à de tels noms, si elle n’exprimait, dans un raccourci très clair, cette vérité qu’il faut, pour rendre pleine justice à un littérateur, discerner, à côté de sa production individuelle, la part de suggestion fécondante qu’il a pu exercer sur d’autres. Ces réflexions me sont venues en reprenant les livres d’un écrivain qui eut ses heures d’un éclat très justifié sous le second Empire et dont la presse évoque le centenaire, Paul de Saint-Victor, l’auteur d’Hommes et Dieux, de Barbares et Bandits, des Deux Masques surtout, où se rencontrent à mon sens ses plus belles pages. Je me souviens encore de l’impatience avec laquelle, dans nos années d’étudiants, nous attendions, mes camarades et moi, son feuilleton hebdomadaire du Moniteur. Nous nous citions les appréciations rapportées sur lui par Sainte-Beuve dans un de ses derniers Lundis. « On écrirait un livre rien que pour vous faire écrire une page… », Victor Hugo le remerciait ainsi d’un article sur les Travailleurs de la Mer. « Je penserai à cela pendant quinze jours et j’en ferai de meilleure peinture… » C’était Delacroix le félicitant d’une étude sur le Cid. On l’avait surnommé le Titien de la critique, à cause du coloris de son style qui faisait dire à Lamartine, dont il avait été le secrétaire : « Pour le lire, je mets des lunettes bleues. » Nous avions, présent à l’esprit, le portrait que les frères Goncourt venaient de tracer de lui dans Charles Demailly, sous le nom de Rémonville. C’est un des meilleurs morceaux de ce roman, inégal, mais très intéressant pour qui veut se représenter les écrivains parisiens d’avant-garde, aux environs de 1860. Nous y voyons le Saint-Victor de la trentième année, besognant du dur métier de courriériste théâtral « Il tournait cette meule d’annoncer, tous les huit jours, la pièce, le gros drame, le vaudeville, le clown, la danseuse, l’éléphant savant, le farceur délirant, l’actrice en fleur, le succès, le puff de la semaine… » Mais ce courriériste est un prosateur de race. « Ce rôle », continuent les Goncourt, « il l’avait grandi, en y apportant sa personnalité, et y faisant entrer ses goûts, sa science, son talent. Ses feuilletons étaient les feuillets déchirés ou volants d’un beau livre sans suite. » Ils nous le montrent, jetant au papier, le samedi matin « ses douze colonnes, tantôt belles, rythmées, profondes et tendres comme un psaume, tantôt pleines de la vie, du feu de la passion d’un témoin contemporain. » Plus perspicaces qu’ils ne le sont d’habitude, — car le discernement des causes leur manque trop souvent, — les deux frères apercevaient le principe de cette supériorité du feuilletoniste : son énorme et passionné travail intérieur à la Gœthe. « Sa pensée », disent-ils, « vivait au-dessus de son métier. Elle habitait plus haut, parmi les œuvres immortelles. Elle se plongeait dans Dante comme dans un fleuve de lumière, elle se parfumait dans les livres saints de l’Inde, elle se fortifiait dans les philosophes antiques. Elle se réfugiait dans Homère… Elle avait encore un autre pain quotidien. Rémonville aimait l’art : une belle toile, un beau marbre, une belle ligne, tout ce monde de matière pliée par l’homme à sa volonté et son génie… Mais il retournait toujours, comme porté par le courant de tant de belles choses, à l’art grec… Nommant la Grèce, il semblait qu’il vous nommât sa mère… »

Si j’ai cité tout au long ces textes, ce n’est pas seulement qu’ils nous expliquent la très haute estime où des confrères comme Gautier, Flaubert, Taine, Barbey d’Aurevilly tenaient Saint-Victor, c’est qu’ils ont aussi cette signification historique dont je parlais. Certes le feuilletoniste d’Hommes et Dieux a sa propre originalité, mais il n’est pas une exception parmi les journalistes de son temps. Plusieurs des écrivains que je viens d’énumérer, Gautier, Taine et Barbey sont, eux aussi, à cette date, surtout des articliers. J.-J. Weiss en était un, Hippolyte Rigaud également. Tous avaient ce trait commun de s’être donné une large et forte culture. Que les directeurs de journaux les attirassent, c’est la preuve, chez le lecteur de cette époque, d’un niveau intellectuel qui semble avoir plutôt baissé. Ici les causes sont plus difficiles à démêler. La principale est probablement la place attribuée alors aux Lettres anciennes dans l’instruction publique. Quand on feuillette les recueils des copies couronnées au Concours général entre 1830 et 1860, on demeure étonné du nombre d’écrivains distingués qui excellèrent dans le discours et le vers latins. Pour Paul de Saint-Victor, cette éducation classique avait été reçue à Rome même, sous la direction de son père, un poète délicat du premier Empire, connu par une traduction d’Anacréon. Sainte-Beuve a bien noté, dans son article des Lundis, que ce premier fonds de culture italienne domina toujours chez Paul de Saint-Victor. Mais que son humanisme raffiné n’ait pas fait de lui un isolé dans le Paris littéraire de 1850 à 1870, c’est la preuve que ce Paris avait lui-même subi la vertu éducative des humanités enseignées, depuis le renouveau de l’Université, d’après des programmes éprouvés et que les décrets ministériels ne s’amusaient pas à changer sans cesse. La diminution de la culture générale était, nous le constatons trop souvent, au terme de ces bouleversements et de leurs méthodes non vérifiées.

Un second trait, historique encore, se dégage de la lecture des livres d’un Paul de Saint-Victor, comme de ceux d’un Flaubert, d’un Gautier, d’un Taine, d’un Renan d’avant 1870, et de tous les grands lettrés de cette époque : c’est l’indifférence aux querelles politiques. Il fallut le coup de foudre de Sedan, puis de la Commune, pour que Renan écrivît la Réforme intellectuelle et morale, et que Taine s’attaquât aux Origines. Cette double catastrophe provoqua un semblable sursaut chez l’auteur d’Hommes et Dieux. Il devint celui de Barbares et Bandits. Ce recueil de pages, inspirées par l’horreur de l’invasion et de l’insurrection, atteste, chez ce dilettante des impressions d’histoire et d’art, une singulière lucidité de coup d’œil. C’est ainsi qu’il écrit : « Pour que l’Empire germanique usurpe l’Europe, il faut qu’il tue la France. » Quelle lumière jetée en une ligne sur toute la politique suivie par Bismarck et Guillaume II, et quelle divination des dangereuses conséquences de ce funeste principe des nationalités qui a substitué à l’équilibre issu des traités de 1815 le chaos redoutable de l’Europe actuelle ! Pareillement est-ce des incendiaires de la Commune ou des bolchevistes d’aujourd’hui que parle ce même Saint-Victor quand, à la fin de son Orgie rouge, il conclut : « … La Révolution démagogique s’était présentée à la France, tantôt comme un tribun sublime, tantôt comme une divinité bienfaisante, ou sous les traits d’un enchanteur merveilleux, prêt à changer le monde en Éden. Une dernière évocation l’a fait rentrer dans sa nature cynique et féroce. Elle est apparue dégouttante de sang et la torche au poing… » Cette sinistre vision du péril social ne rappelle guère les propos prêtés par les Goncourt à Rémonville, dans un souper d’écrivains, et tenus par lui sans aucun doute : « Et pour moi, mon cher, je vous le dis, le sommet moral de l’humanité, ce sont les Antonins… » C’est que le Rémonville de Charles Demailly et les autres convives de ces fraternelles agapes causaient comme ils travaillaient, comme ils vivaient, sous un régime d’autorité qui garantissait la paix à l’intérieur, et dans cette Europe, aménagée par le Congrès de Vienne, où des conflits comme ceux de 1870 et de 1914 paraissaient impossibles. Plaignons ces grands intellectuels si préservés d’avoir subi la secousse de ce tragique réveil.

II §

Plaignons-les aussi d’avoir été, pour emprunter un mot à ces Grecs chers à Paul de Saint-Victor, des « épigones », les hommes de la seconde génération romantique. Il peut paraître paradoxal, en particulier, qu’un humaniste passionné, comme l’était celui-ci, ait été en même temps un romantique. Les pages sur Shakespeare, dans le tome troisième des Deux Masques, ne nous permettent pas d’en douter, non plus que l’ouvrage consacré tout entier à Victor Hugo. Sur ce point, je citerai de nouveau les Goncourt : « S’il entrait au Palais-Royal, c’était avec la chanson des grenouilles d’Aristophane. Avait-il vu Bouchardy ? Il vous contait Byron. » Un de ses trop rares volumes ne porte-t-il pas ce titre : Les femmes de Gœthe ? Les Goncourt et Sainte-Beuve s’accordent à nous le montrer dans sa toute première maturité, tel que nous imaginons les jeunes gens de 1830 : « Fait de corps et d’âme pour d’autres temps, mal à l’aise dans son habit noir, Rémonville était mal à l’aise dans son temps, dans sa sphère. Sa patrie ni son siècle ne lui convenaient… » Et Sainte-Beuve : « Il semblait, en vérité, que ce jeune homme, lorsqu’il nous revint, avec son noble port, son profil pâle, son mouvement de lèvres un peu silencieux, un peu dédaigneux, fût un contemporain retrouvé des Capulets et des Montaigus. » Mais nous ne sommes pas en 1830. Nous sommes en 1850 et dans les années suivantes, au moment du dix-neuvième siècle où les sciences commencent d’imposer à tous les esprits une vision ordonnée du monde. De prodigieuses découvertes ont démontré la supériorité de leurs méthodes, qui se résument toutes dans ce principe : la soumission à l’objet. C’est la négation même du Romantisme, dont l’essence est une exaltation lyrique et imaginative de la sensibilité et une révolte contre le réel quand il gêne cette exaltation. Le problème qui s’est posé à un Saint-Victor, comme à un Flaubert, comme à un Baudelaire, fut de réduire cette contradiction entre leurs aspirations romantiques et la discipline scientifique qui s’imposait à eux, malgré eux. Ils étaient trop intelligents pour ne pas en reconnaître l’excellence. Considérez-les sous cet angle. Regardez Flaubert s’appliquer à constituer ses personnages par une série de petits faits, comme s’exprimait dès lors son grand ami, le psychologue Taine. Voyez-le qui les matérialise, ces petits faits, dans des tableaux exécutés d’après la manière concrète de l’école de Victor Hugo. Baudelaire travaille de même à donner de ses nostalgies à la Byron des analyses exactes et minutieuses comme une dissection d’hôpital. Considérez-les s’acharnant, l’un et l’autre, à se créer un style de précision et de clarté, si bien que ces romantiques impénitents en reviennent à la langue la plus classique. À quel auteur français s’apparente de plus près la prose de Flaubert ? À La Bruyère. Et qui donc appelait Baudelaire un Boileau hystérique ? L’identité de facture entre les Fleurs du mal et les Satires ou les Epîtres serait rendue évidente par cent exemples. C’est que Flaubert et Baudelaire s’ils sont des admirateurs d’Hugo sont aussi des contemporains de Claude Bernard et de Pasteur. Le besoin de vérité qui anime ces maîtres du laboratoire, possède ces fervents du romantisme et les rapproche, dans l’expression de leurs idées, des écrivains de notre dix-septième siècle, où le souci de la probité du style fut poussé si loin. Chez Paul de Saint-Victor se reconnaît pareillement le désir d’une prose claire et serrée, même dans sa plus ardente éloquence. Mais c’est surtout par la scrupuleuse recherche de la documentation que se manifeste en lui l’esprit scientifique. Ces portraits d’Hommes et Dieux, que Sainte-Beuve admirait tant, le Néron, le Marc-Aurèle, le César Borgia ne sont pas seulement peints avec une fougue qui rappelle le coup de brosse des coloristes de Venise. Ils impliquent un labeur d’érudition dont on demeure étonné quand on pense aux conditions parmi lesquelles ces morceaux ont été composés, comme aussi les pages sur Eschyle, Sophocle et Euripide dans les premiers volumes des Deux Masques. Il y a là, notamment, et tout au début, un essai sur la Némésis, égal, par la pénétration, à la célèbre thèse d’Édouard Toumier, et quelle magie dans la présentation de ce tragique et profond mythe !

Est-il interdit de supposer que la lecture des beaux articles de Saint-Victor n’a pas été sans orienter dans un sens parallèle ce même Flaubert, qui n’aurait peut-être pas entrepris Salammbô et refait sa Tentation de saint Antoine, si certains feuilletons du chroniqueur théâtral ne lui eussent donné des exemples accomplis de la vision hallucinatoire par l’érudition ? Il est toujours malaisé de discerner, dans les artistes d’une même génération, la part des influences réciproques, emportés qu’ils sont tous dans un courant commun. Que l’on puisse poser une pareille question, à propos de l’auteur des Deux Masques, suffit à prouver dans quelle estime il doit être tenu. Saluons en lui un très fidèle, un très bon serviteur des Lettres. C’est tout ce que cette note a voulu rappeler simplement à l’occasion de son centenaire. Pour ma part, je ne sais pas de plus haut éloge, car le service des Lettres, ne cessons jamais de le répéter, surtout dans cette époque de barbarie menaçante, n’est rien de moins que le service de la civilisation.

VI. Réflexions sur Pasteur9 §

I §

La célébration du centenaire des grands hommes, je viens de le dire à l’occasion de celui de Paul de Saint-Victor, entre de plus en plus dans les rites publics de la France. Il faut voir là un des inconscients et puissants efforts de la nature sociale, — car il y a une nature sociale et qui veut vivre, — pour maintenir chez nous ce sens et ce culte du passé, sans lesquels il n’y a plus de patrie. Le mot même l’indique : — terra patrum, signifie-t-il, la terre faite par ceux dont nous sortons et que nous devons continuer. Les révolutions qui se sont succédé dans notre pays depuis la convulsion de 1789 nous ont amputés de beaucoup d’organes de durée. Un des pires dangers des démocraties est là, dans cette souveraineté totale accordée aux majorités contemporaines, si bien qu’étant maîtresses absolues de remanier à leur gré les institutions, elles risquent de diminuer la solidarité traditionnelle, si nécessaire à la suite dans l’effort commun et à la transmission des biens acquis. L’instinct par lequel nous nous unissons, spontanément et de plus en plus souvent, pour commémorer nos morts illustres, peut être regardé comme une réaction salutaire contre cet esprit d’éternel recommencement qui est le contraire du progrès. Pascal écrivait, dans une phrase fameuse, que l’humanité « doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement ». Mais qu’est-ce qu’apprendre, sinon d’abord se souvenir ? Malheur aux peuples chez lesquels serait sans échos la sage formule de nos aïeux Romains : majoribus placuit !

Elles n’ont pas seulement pour résultat, ces célébrations des nobles centenaires, de remettre pour quelques instants la conscience nationale en présence de sa propre histoire, en la lui rendant vivante à nouveau. Elles nous conduisent aussi à reconnaître une vérité non moins importante que celle de la valeur du passé, en nous montrant que cette histoire de la nation est celle des grands hommes que cette nation a produits. Aucune parole plus fausse n’a été prononcée, à une époque où il s’est prononcé tant de paroles fausses, que celle d’Anacharsis Clootz : « France, défie-toi des individus. » C’est par les fortes individualités, au contraire, que tout s’anime, s’organise, se crée dans la nation, qu’il s’agisse de vie politique ou de vie militaire, de littérature ou de science, d’industrie ou de commerce, et ces centenaires ont encore cet autre enseignement, pour qui les médite, de mettre en évidence les circonstances qui ont produit ces fortes individualités. Nous nous rendons compte que certains milieux les ont favorisées, disons mieux, élaborées. C’est comme une expérience psychologique à laquelle nous assistons, et dont nous tirons des conséquences vérifiées sur la bienfaisance ou la malfaisance de tel prétendu préjugé, de telle prétendue réforme. Nous remontrons là une instinctive application de la maxime de Buffon que Pasteur aimait à citer, et qui, par malheur, n’est guère pratiquée en sociologie : « Rassemblons des faits pour avoir des idées ! »

II §

Je viens d’écrire le nom de l’admirable savant dont le centenaire, qui tombe ces jours-ci, puisqu’il est né le 27 décembre 1822, provoquerait bien d’autres réflexions d’ordre général. Je voudrais, plus modestement, à son occasion, marquer quelques-uns des traits qui font de lui, pour employer une expression de l’Américain Emerson, un « homme représentatif » au plus haut degré, — représentatif d’abord d’une vertu dont la France actuelle ne comprendra jamais assez le prix. Un des généraux allemands a dit au cours de la dernière guerre cette phrase qu’il faudrait répéter inlassablement à tous nos concitoyens : « Nous serons peut-être vaincus cette fois, mais nous aurons notre revanche, et nous finirons par être vainqueurs, par le travail. » C’est de travail que le pays a besoin aujourd’hui, pour que cette tragique prédiction d’un implacable ennemi soit démentie, et célébrer Louis Pasteur, c’est célébrer un héros du travail. Le travail ! Dans les fragments de sa correspondance épars à travers le beau livre que lui a consacré son gendre, M. René Vallery-Radot, ces deux syllabes sacrées passent et repassent sans cesse. Il est encore au collège qu’il écrit à ses sœurs : « Mes chères sœurs, je vous le recommande encore : travaillez. Une fois que l’on est fait au travail, on ne peut plus vivre sans lui. D’ailleurs, c’est de là que dépend tout dans ce monde… » Écoutez-le, après plus d’un demi-siècle d’un acharné et constant labeur, causer sous les jeunes marronniers de son Institut. Il va mourir. On lui a dressé une petite tente, à l’abri de laquelle il passe quelques heures de l’après-midi. Toutes les nuits, deux de ses élèves le veillent.Ils reviennent pour lui tenir compagnie : « Où en êtes-vous ? » leur demande-t-il, en les questionnant sur leurs recherches. « Que faites-vous ? » Et, pour finir, le même conseil, celui qu’il n’a pas cessé de se donner à lui-même et de mettre en action : « Il faut travailler. »

Nous pouvons suivre, année par année, dans le livre de M. René Vallery-Radot, le déroulement de cette existence de travail. Il m’est arrivé jadis3 à l’occasion d’un tricentenaire, celui de Molière, d’essayer de caractériser l’éthique intellectuelle de ce grand écrivain en disant qu’il avait fait son œuvre à travers son métier. Me trompé-je en reprenant, à propos du grand chimiste, les termes mêmes que j’appliquais à l’auteur dramatique ? Tant il est vrai que tous les génies s’apparentent par une discipline identique. Ils ; veulent servir, et, pour cela, ils commencent par s’accepter, — eux, leurs facultés et leur sort. Molière est comédien. Il est directeur de théâtre. Il travaillera en fonction de ce double métier. Pasteur, lui, commence, simple bachelier ès lettres, et qui veut entrer à l’École normale, par occuper une place de maître supplémentaire au lycée de Besançon, tout en suivant la classe de mathématiques spéciales. Avec quelle énergie de bon ouvrier il dégage tout de suite de sa situation l’élément profitable, celui qui l’aidera dans sa culture ! « Je me trouve toujours parfaitement d’avoir une chambre », écrit-il à ses parents. « J’ai plus de temps à moi… Aussi je m’aperçois déjà de certaines modifications dans mes études. Les difficultés s’aplanissent de plus en plus, parce que j’ai plus de moments à leur donner, et je ne désespère pas, en travaillant comme je fais et comme je ferai l’année prochaine, d’être reçu dans un bon rang à l’École. » Il passe ses examens, ne réussit pas comme il voudrait, et recommence cette besogne de répétiteur à la pension Barbet, impasse des Feuillantines, tout en suivant les cours du lycée Saint-Louis. Il est reçu à l’École normale, le quatrième seulement. Si l’on me permet de placer ici un souvenir personnel, je me rappelle de quel accent mon père, mathématicien lui-même et qui avait été son camarade à cette École, me disait, quand il me voyait découragé devant un de mes devoirs d’écolier : « Tu te plains de n’avoir pas de facilité. Pasteur non plus n’en avait pas. Il n’était pas brillant. Il est aujourd’hui le premier de nous tous. Tu comprendrais pourquoi, si tu l’avais vu travailler. »

L’atelier de ce travail, c’est, pour le normalien, le laboratoire, maintenant. Tous les portraits de Pasteur se ressemblent, à travers les différences entre les âges du modèle et la facture des peintres, par l’expression du regard, si étonnamment attentif. Sa faculté maîtresse paraît avoir été une force extraordinaire, de contemplation réfléchie. Ici encore, comme il l’exerce humblement, cette force, sur des problèmes qui n’ont rien de commun avec le grand œuvre des chercheurs de pierre philosophale ! Un chimiste suédois, Scheele, avait découvert, en 1770, en analysant les croûtes épaisses de tartre formées dans les tonneaux de vin, un acide qu’il avait appelé l’acide tartrique. En 1820, un industriel de Thann, Kestner, avait obtenu, en préparant de l’acide tartrique, un autre acide très singulier qu’il n’avait pu reproduire ensuite. Gay-Lussac et Berzélius s’en étaient occupés, sans démêler sa loi. Us l’avaient appelé l’acide racémique ou paratartrique. En l’étudiant à son tour, un chimiste cristallographe de Berlin, Mitscherlich, était arrivé à cette conclusion énigmatique : les combinaisons salines tirées de ces acides, le tartrate et le paratartrate, toutes pareilles par leur forme cristalline, par la nature et le nombre de leurs atomes, se comportaient différemment dans leur rapport avec la lumière polarisée. On excusera la technicité de ces formules que je transcris du livre de M. Vallery-Radot. Elle est nécessaire pour comprendre comment procédait le génie de Pasteur. Il lit cette note de Mitscherlich. Elle devient le constant, l’unique objet de ses méditations. Ses années d’école se passent à la prendre et la reprendre en idée, tout en préparant ses examens. Là non plus il n’est pas très brillant. Il n’est reçu que le troisième à l’agrégation, mais il obtient, à sa sortie, d’entrer comme aide dans le laboratoire de Balard, le découvreur du brome, et, tout en préparant sa thèse, il continue de creuser, à coups de tâtonnements et d’inductions, la question posée devant son intelligence par la note de Mitscherlich. La Révolution de 1848 a heu, et il s’en exalte. Sa mère meurt, et il s’en désespère. Mais ni l’ardeur civique, ni le chagrin privé ne l’empêchent de peiner obstinément sur la constitution de ce mystérieux acide paratartrique, tant qu’enfin le problème est résolu par une dernière expérience à laquelle le vieux Biot ne voulut d’abord pas croire. On a souvent cité, jamais assez, l’émouvante phrase de ce glorieux savant, âgé de plus de soixante-dix ans, au moment où Pasteur, l’ayant convié à vérifier cette expérience, mit les solutions dans l’appareil, Biot lui prit le bras pour lui dire : « Mon cher enfant, j’ai tant aimé les sciences dans ma vie que cela me fait battre le cœur. » Des mots pareils font comprendre que le mathématicien Franz Woepke ne mentait pas quand il déclarait à son ami Taine : « J’ai pris la vie par son côté poétique. »

III §

Je me suis appesanti sur cette première période, qui fut, pourrait-on dire, la campagne d’Italie du grand chimiste. Les autres se succèdent sans interruption, poussées avec la même ardeur à la besogne : l’étude des fermentations et la lutte contre les partisans de la génération spontanée, l’étude de la maladie des vers à soie et de la maladie du vin, l’étude du choléra des poules et de la maladie charbonneuse, pour finir par la découverte la plus célèbre, celle du vaccin antirabique. Ce qu’il y a de bien remarquable dans ce travail continu, c’est toujours cette acceptation si admirablement modeste de la circonstance. Toute une province française est menacée de ruine par la maladie des vers à soie. Pasteur est appelé. Il accourt. Il cherche la cause et le remède. Une épidémie, le mal rouge ou rouget, ravage la race porcine. Un vétérinaire du Vaucluse a recours à Pasteur. Celui-ci prend le train et arrive à Bollène étudier le mal. Il est à Compiègne dans une soirée de gala. Il se fait conduire dans les caves par le sommelier en chef, pour y découvrir les vins altérés et continuer ses recherches sur les fermentations alcooliques, et, à travers ces besognes qui semblent si terre à terre, la puissante conception qui va rénover toute la médecine s’élabore en lui, celle des microbes, application à la pathologie d’une théorie plus large, celle des germes. La voilà, l’œuvre faite à travers le métier. Il y a une médecine et une chirurgie d’avant Pasteur, et une autre d’après Pasteur. Ce n’est pas seulement le travail qu’il représente dans toute sa noblesse et sa fécondité, c’est aussi la Science, mais avec un caractère et sous un jour qui appellent quelques précisions.

Nous possédons deux documents très significatifs sur la manière dont Pasteur comprenait la Science, lui, l’un des plus grands parmi les grands savants du dix-neuvième siècle. Le premier est sa correspondance avec Sainte-Beuve sur la candidature du professeur Charles Robin de l’Académie des Sciences, l’autre son propre discours de réception à l’Académie française et la réponse de Renan. À Sainte-Beuve qui souhaite que Robin soit élu — c’est, hélas ! trop transparent — parce qu’il représente un adversaire des doctrines spiritualistes, Pasteur écrit : « Je ne m’inquiète pas de l’école philosophique de M. Robin, sinon pour le mal qu’elle peut faire à ses travaux, parce qu’il s’agit d’un savant qui doit être sans cesse aux prises avec la méthode expérimentale. Je crains bien, s’il se pique de philosophie, que cela veuille dire simplement qu’il est un homme à système, à idées préconçues et fixes… » Et insistant : « Je les admire tous, nos grands philosophes ! Nous avons, nous autres, l’expérience qui redresse et modifie sans cesse nos idées, et nous voyons constamment que la nature, dans ses moindres manifestations, est autrement faite que nous ne l’avions pressenti. Et eux qui devinent toujours, placés qu’ils sont derrière ce voile épais du commencement et de la fin de toutes choses, comment font-ils pour savoir ? » Quant à lui, fidèle à cette méthode expérimentale qui s’interdit les hypothèses invérifiables, il affirmait sa foi dans l’au-delà, au nom de cette révolte du cœur devant la mort d’un être aimé, de ce « quelque chose au fond de l’âme qui nous dit que le monde pourrait bien ne pas être un pur ensemble de phénomènes propres à un équilibre mécanique… » Ce même acquiescement à ces raisons que la raison ne comprend pas, disait déjà Pascal, il l’affirmait à l’Académie française comme une possibilité qu’admet la Science, la véritable, celle qu’il avait pratiquée toute sa vie. Rien de plus curieux que l’évidente surprise de Sainte-Beuve et de Renan devant cette attitude mentale d’un maître du laboratoire dont ils ne peuvent suspecter ni la supériorité intellectuelle, ni la bonne foi. Ces deux lettrés si intelligents étaient les dupes, tout au fond, nous nous en rendons bien compte à distance, de cette illusion qui fut celle de toute la seconde moitié du dix-neuvième siècle, et que l’on a appelée le Scientisme. Elle consiste essentiellement à faire rentrer les sciences les unes dans les autres : la psychologie dans la biologie, celle-ci dans la chimie, la chimie dans la mécanique, et à conclure que la seule explication scientifique du monde est dans le mouvement atomistique. Certes, ni Sainte-Beuve, ni Renan, ce dernier surtout, n’acceptaient entièrement une vue de l’univers qui, expliquant le supérieur par l’inférieur, refuse toute réalité subtantielle à l’Esprit. Mais ni l’un ni l’autre n’osaient penser au rebours de ces doctrinaires de la cornue et du scalpel, mués en métaphysiciens, sans le savoir eux-mêmes, car un Charles Robin ou un Marcellin Berthelot ne s’apercevaient pas qu’ils se mouvaient dans la fantaisie de la spéculation la plus arbitraire quand ils affirmaient, l’un, que « le spiritualisme ne pourrait lutter contre l’esprit du temps, tout entier aux choses positives », l’autre, que « la nature n’a plus de mystères ». Il entendait par là que les énigmes qui restent à résoudre sont uniquement d’ordre chimico-physique et justiciables des mêmes méthodes que les phénomènes déjà observés et classés. Pasteur, lui, reconnaissait ce domaine inaccessible et indéniable du mystère. Pour lui, la bonne méthode scientifique résidait essentiellement dans la soumission à l’objet, d’où il suit que le fait psychique doit être accepté comme tel, le fait religieux comme tel. Un autre savant de tout premier ordre, le professeur Grasset, de Montpellier, devait plus tard développer, dans ses Limites de la Biologie, cette thèse qui ne fait plus doute aujourd’hui pour les intelligences libres. L’autorité de Pasteur aura été pour beaucoup dans notre affranchissement.

IV §

Ce héros du Travail et de la Science aura donné ainsi l’exemple des plus hautes vertus bourgeoises, de celles qui font encore aujourd’hui, de notre classe moyenne, un solide rempart de civilisation contre la poussée du socialisme, cette barbarie d’en bas. La première de ces vertus, c’est le sens profond et vivant de la famille, et d’abord le tendre respect de l’autorité paternelle. Louis Pasteur fut un admirable fils. Le fragment que nous possédons des lettres échangées avec son père nous initient à des relations d’une noblesse et d’une simplicité magnifiques. Elles nous apprennent aussitôt que le célèbre chimiste, contrairement à la légende, n’avait pas brûlé l’étape. Son père était, certes, de condition modeste. Mais, sous-officier de la Grande-Armée, décoré par Napoléon à Bar-sur-Aube, il était, dans la petite ville d’Arbois où il tenait une tannerie, un personnage. Sa maison sur la Cuisance avait une cour où sept fosses étaient alignées pour la préparation des peaux. Il recevait peu d’amis, mais de choix : un docteur Dumont, médecin de l’hôpital, un philosophe du nom de Bousson de Mairet, le principal du collège, M. Romanet, un capitaine Barbier, de la garde municipale de Paris. Quand il venait en congé, c’est dans ce milieu que Louis Pasteur grandissait, dirigé par son père, dont on jugera la valeur morale par des phrases comme celle que je vais citer et qu’il adressait à son fils, alors âgé de vingt ans. Louis Pasteur venait d’être reçu à l’École normale, et, pour reconnaître les bontés à son égard du maître de pension Barbet, il lui offrait, sortant le jeudi, de donner ce jour-là une leçon de physique aux élèves de l’institution : « Je suis content », lui écrit donc son père, « de te voir donner des leçons chez M. Barbet. Il en a si bien agi avec nous que je tenais beaucoup à te voir à même de lui prouver ta reconnaissance… Tu le dois pour toi. Tu le dois aussi pour d’autres. Cela l’engagera à se conduire, ainsi qu’il l’a fait pour toi, envers quelques jeunes gens studieux qui, peut-être, sans lui, auraient eu leur avenir compromis. » Quelle généreuse et fière façon de sentir cette réciprocité du bienfait reçu et rendu qui, par la reconnaissance, avive la flamme de la charité chez le bienfaiteur ! L’ancien soldat traverse des jours durs. Les ventes des cuirs qu’il porte aux foires de Besançon ne sont pas toujours fructueuses. Le budget familial est maigre. Les bouches à nourrir sont nombreuses, mais le courrier lui apporte des lettres de son fils. Avec ce fils, il assiste aux cours de J.-B. Dumas, aux leçons du physicien Pouillet. La candidature du chimiste Balard à l’Institut le passionne. Plus tard, il connaîtra Biot. Quand il mourut, en 1865, ce fils, devenu fameux, l’évoquait « dépouillant des grammaires, la plume à la main, les commentant ». Afin d’apprendre encore, cet homme courageux étudiait toujours, à quarante et cinquante ans. Pasteur ajoutait : « Ce qu’il y eut de touchant dans son affection pour moi, c’est qu’elle ne fut jamais mêlée d’ambition. Il m’aurait vu avec plaisir, disait-il, régent du collège d’Arbois… Il savait bien que c’est l’homme qui honore sa position, et non la position qui honore l’homme… »

Avec sa mère, avec sa sœur, puis, marié, avec sa femme et ses enfants, c’est toujours, dans les témoignages recueillis sur le fils qui pleurait ainsi son père, la même chaude atmosphère d’affection sans réserves, le même don complet du cœur. Tel aussi nous le retrouvons avec ses maîtres, ceux que je viens de nommer : Dumas, Biot, Balard. En quels termes il parle d’eux ! Et c’est encore une des précieuses vertus de notre bourgeoisie que cette déférence envers les aînés. C’en est une autre, et dont il ne faut pas sourire, que l’importance attachée aux signes extérieurs de l’estime publique, quand ils sont mérités. Le biographe de Pasteur nous le montre, lors de la distribution des récompenses après l’Exposition de 1867, gravissant les degrés du trône installé dans la grande salle du Palais de l’Industrie, pour recevoir, des mains de Napoléon III, la récompense qui lui avait été attribuée. « Il s’avançait, la physionomie grave, le teint pâle, donnant à cet apparat le dessous profond qu’il prêtait à toutes les grandes choses représentatives. » Dans sa pensée, ce n’était pas à lui, Pasteur, qu’allait cet honneur. Il allait à sa méthode, à ses découvertes, à ses théories. Le même motif lui fit prendre très au sérieux ses candidatures successives à l’Académie des Sciences, à l’Académie de médecine, à l’Académie française. Burke défendant la noblesse, dans une page si éloquente et si sagace, demandait que l’on ne touchât pas aux procédés que la société a créées pour rendre plus durable l’estime fugitive. L’intuition géniale que Pasteur avait des conditions de la vie psychologique, il l’avait aussi des conditions de la vie sociale, et son respect pour les hiérarchies reconnues, lui personnellement si grand, en est la preuve.

Il était enfin, — et, par ce trait aussi, il est bien des nôtres, — un patriote passionné. Il avait été nommé docteur en médecine de l’Université de Bonn en 1868, par un diplôme où il était qualifié de Vir clarissimus et qui était signé Rex Guilelmus. « Aujourd’hui », écrivit-il le 18 janvier 1871 au doyen de la Faculté de médecine de Bonn, en lui retournant ce diplôme, « la vue de ce parchemin m’est odieuse, et je me sens offensé de voir mon nom, avec la qualification de Virum clarissimum dont vous le décorez, se trouver placé sous les auspices d’un nom voué désormais à l’exécration de ma patrie, celui de Rex Guilelmus. » Et, non moins perspicace en politique extérieure, il ajoutait : « La conquête de l’Alsace et de la Lorraine est l’enjeu d’une guerre sans fin. » Sur quoi, le doyen de la Faculté de médecine de Bonn, un certain Maurice Naumann, lui répondit au nom de ses collègues en lui envoyant « l’expression de tout son mépris ». Il est bon, il est sain de rappeler cette grossièreté allemande à l’égard d’un si grand Français. Il est bon, il est sain aussi de rappeler également que celui-ci a persévéré jusqu’au bout dans ces sentiments. Une tentative du gouvernement allemand pour réparer cette injure, en lui offrant une nouvelle distinction, le trouva inflexible, et continuant à exécuter le programme qu’il formulait après la défaite à ses élèves Raulin, Gemez, Van Tieghem : « Que vous êtes heureux d’être jeunes et bien portants ! Oh ! que n’ai-je à recommencer une nouvelle vie d’étude et de travail ! Pauvre France, chère patrie, que ne puis-je contribuer à te relever de tes désastres ! »

Qu’ajouter à cet appel, qui, par-delà un demi-siècle, et même dans la plus sanglante des victoires, est comme un mot d’ordre que nous transmet le génial savant dont nous célébrons le centenaire ! Le plus pieux des hommages que l’on puisse rendre à un si grand homme, n’est-ce pas d’essayer de l’imiter, sinon dans son génie, — ce n’est pas possible, — mais dans ce qui fut le fond même de son être, le cœur de son cœur : l’amour du travail, de la pensée, de la famille et de la patrie.

VII. Pascal et Renan4 §

Un hasard de dates veut que cette année 1923 marque à la fois le tricentenaire de la naissance de Pascal et le centenaire de celle de Renan. Une double commémoration se prépare : l’une, celle de l’auteur des Pensées, à Clermont ; l’autre, celle de l’auteur de la Vie de Jésus, à Paris. J’imagine que, le rapprochement de ces deux noms, si disparates, aura décidé beaucoup de personnes à reprendre quelques-unes des maîtresses pages de l’un et de l’autre. Je l’ai fait, pour ma part, et je voudrais transcrire les réflexions que cette lecture m’a suggérées. Elles sont Une très modeste contribution à ce problème des rapports de la foi et de la science qui fut le constant objet des méditations de ces deux grands écrivains. Il est intéressant de démêler pourquoi ils l’ont résolu dans des sens opposés, et peut-être un enseignement utile se dégagera-t-il de cette analyse.

I §

Notons tout d’abord certaines ressemblances, assez inattendues, de leurs génies. La première est une singulière audace dans la critique de l’échelle des valeurs. Les boutades de Renan sont célèbres, celle par exemple où il déclare « que les frivoles sont les vrais sages ». Il admire « Gavroche et M. Homais d’arriver d’emblée et avec si peu de peine au dernier mot de la philosophie ». Il se trouve humilié qu’il lui ait fallu des années d’exégèse pour en venir juste au même résultat où ce petit drôle » — toujours Gavroche — « atteint tout d’abord et du premier bond ». Et, parlant par la bouche d’un de ses personnages dans l’Eau de Jouvence : « Tous les trois nous avons mené une jeunesse sage, car nous avions une œuvre à faire. En conscience, pouvons-nous conseiller aux autres, qui n’ont pas d’œuvre à faire, les mêmes maximes de vie ? » Ouvrez maintenant les Pensées et lisez-y ces lignes : « Le peuple a des opinions très saines, par exemple : 1° d’avoir choisi le divertissement et la chasse plutôt que la poésie ; 2° d’avoir distingué les hommes par le dehors, comme par la noblesse et le bien… » Et Pascal insiste : « Opinions du peuple saines : être brave n’est pas trop vain, c’est montrer qu’un grand nombre de gens travaillent pour vous. C’est montrer par ses cheveux qu’on a un valet de chambre, un parfumeur, etc. ; par son rabat, le fil, le parement, etc. » J’ai pris ces passages au hasard dans l’un et l’autre écrivain. On les multiplierait indéfiniment, comme aussi — contraste en apparence bien paradoxal — ceux où, l’un et l’autre, ils se ressemblent aussi par ce point, affirment l’importance suprême de la vie religieuse.

« Disons donc hardiment », s’écrie Renan, « que l’homme est le plus dans le vrai quand il est le plus religieux et le plus assuré d’une destinée infinie. » Et ailleurs : « L’homme est le plus religieux dans ses meilleurs moments. C’est quand il est bon qu’il veut que la vertu corresponde à un ordre éternel. Comment ne pas supposer que c’est dans ces moments-là que l’homme voit le mieux ?… » Pascal n’a pas d’accent d’une piété plus fervente quand il dit : « Il n’y a que trois personnes, les unes qui servent Dieu l’ayant trouvé, les autres qui s’emploient à le chercher ne l’ayant pas trouvé, les autres qui vivent sans le chercher ni l’avoir trouvé. Les premiers sont raisonnables et heureux, les derniers sont fous et malheureux. Ceux du milieu sont malheureux et raisonnables. » Et le janséniste n’aurait-il pas souscrit à la phrase de Renan définissant la gaieté « un singulier oubli de la condition humaine et de ses conditions », lui qui comparait l’homme à « un prisonnier dans un cachot, ne sachant si son arrêt est donné, et n’ayant plus qu’une heure pour l’apprendre »… Il ajoutait : « N’est-il pas contre la nature qu’il emploie cette heure-là, non à s’informer si cet arrêt est donné, mais à jouer et à se divertir ? » Voilà, sommes-nous en droit de conclure sur des textes pareils, deux âmes de la même race, également tourmentées du besoin d’appuyer la vie passagère sur une force qui ne passe pas. L’analogie paraîtra plus complète encore, si l’on se rappelle que ces deux esprits eurent dans leur jeunesse le même amour passionné des sciences. Qui ne connaît la précocité de Pascal enfant et avec quelle ardeur son intelligence à peine formée s’appliquait d’abord à la géométrie, puis à la physique ? Même quand son détachement de toutes les choses de la terre l’eut conduit à écrire que « les Sciences abstraites ne sont pas propres à l’homme », le noble orgueil du savant lui inspire son cri si pathétique dans sa bouche de malade en qui la chair défaille : « Toute la dignité de l’homme est dans la pensée. » Et qu’est-ce qu’une science, sinon cette adœquatio rei et intellectûs dont parlait Spinoza, l’esprit s’adaptant au réel ? Renan, lui, à vingt-cinq ans, composait cet Avenir de la Science qu’il n’a publié que dans sa vieillesse mais en affirmant sa fidélité au Credo qu’il formulait, tout jeune, en ces termes : « La Science fournit seule le fond de réalité nécessaire à la vie. En concevant l’âme individuelle, à la façon de Leibnitz, comme un miroir où se reflète l’univers, c’est par la Science qu’elle peut réfléchir une portion plus ou moins grande de ce qui est, et approcher de sa fin, qui serait d’être en parfaite harmonie avec l’universalité des choses. »

Comment deux personnalités chez lesquelles on constate à première vue de telles ressemblances sont-elles arrivées dans leur développement à des divergences si marquées que l’esprit renanien peut être considéré comme la négation même de l’esprit pascalien, et vice versa, c’est une énigme dont la clef ne doit pas être cherchée dans une antithèse de leurs existences. La vie d’études que nous avons vu Renan mener, si simple, si sévère, malgré le prodigieux succès de ses dernières, années, n’est certes pas celle du port-royaliste portant un cilice sous ses vêtements, mais elle en est bien plus voisine que de celle d’un enfant du siècle. On conçoit que le cabinet de travail d’un Arnaud ou d’un Nicole dut en abriter une pareille. Comme pour tous les intellectuels, il faut demander le mot de la destinée d’un Pascal ou d’un Renan, non pas à leurs mœurs, mais à leur intelligence elle-même, c’est-à-dire à ce que Taine appelait la faculté maîtresse. En la dégageant, cette faculté maîtresse, on comprendra comment, avec cette communauté de dons premiers : l’indépendance dans le jugement social, le souci dominant des questions religieuses, la pratique et le goût des méthodes scientifiques, ces deux hommes ont abouti à des positions spirituelles si violemment contradictoires.

II §

Je viens d’écrire le nom de Taine. Un souvenir tout personnel se présente aussitôt à moi, celui d’une conversation que j’eus à son sujet avec Renan, vers 1888, à l’époque où paraissaient les derniers volumes des admirables Origines de la France contemporaine. « À mon avis », disait Renan ou à peu près, car si je n’ai pas noté sur le moment les termes exacts de ce discours, le sens m’en est resté présent, et le texte de la métaphore, « à mon avis, M. Taine a tort de faire d’un mouvement comme la Révolution française un problème de psychologie. On n’étudie pas une marée en analysant chacune des vagues. » Il n’est que juste d’ajouter qu’il corrigeait cette critique par un éloge des hautes qualités de son rival en influence sur nous autres, jeunes gens. Quand j’évoque, à la distance des années, l’image de ces deux maîtres disparus, j’aime à penser que je les ai toujours trouvés si déférents l’un pour l’autre, si étrangers au triste défaut d’envie. Cette réserve de Renan à l’égard du chef-d’œuvre de Taine n’en est que plus significative. Elle manifeste une disposition d’esprit que l’on peut caractériser de cosmique et qui consiste à regarder l’humanité comme emportée par de vastes et souveraines poussées collectives où l’individu joue précisément le rôle du flot dans la mer. La phrase empruntée à l’Avenir de la Science, que je citais tout à l’heure, parle de « l’universalité des choses ». Cette expression s’éclaire d’un jour singulier quand on ht cette autre phrase, prise celle-là dans la préface, tardivement écrite pour ce livre : « J’avais tort d’attribuer trop affirmativement à l’humanité un rôle central dans l’univers. Il se peut que tout le développement humain n’ait pas plus de conséquence que la mousse ou le lichen dont s’entoure toute substance humectée. »

On se rend compte du travail d’esprit par lequel s’est élaborée, chez Renan, cette conception, plus particulièrement propre aux géologues, aux astronomes, à tous ceux qui recherchent les grandes lois d’ensemble des phénomènes terrestres, quand on sait que l’étude des sciences naturelles fut la première passion du séminariste d’Issy. Il le confesse à son ami Berthelot, dans une correspondance qui reste le document le plus définitif que nous ayons sur l’intimité de sa pensée. La philologie et l’histoire ne vinrent qu’ensuite. À plusieurs reprises, notamment dans ses Souvenirs, il insiste sur son regret d’avoir consacré son activité à ces sciences-là, toutes conjecturales, et non aux autres. Il semble bien qu’en effet celles-ci lui convinssent davantage que celles-là. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il a traité l’histoire qui occupa toutes ses années de maturité, celle des Origines du christianisme et celle d’Israël, avec un souci constant de diminuer la part des énergies individuelles. Dans un très remarquable essai, M. Georges Sorel a fortement indiqué le procédé par lequel l’auteur de la Vie de Jésus s’est tiré de cet embarras : justifier l’œuvre colossale du christianisme sans donner à son fondateur une personnalité surhumaine, « Il y parvint », dit Sorel, « grâce à une conception panthéiste du monde qui convenait fort bien à son talent tout plein de nuances. » Et aussi, aurait-il pu ajouter, à la véritable intoxication mentale que lui avait donnée, grâce à sa sœur Henriette, la philosophie allemande.

On n’insistera jamais assez sur ce point : Renan, contrairement à ce qu’il pensait lui-même et sans doute de bonne foi, n’a pas rompu avec l’Église parce qu’il a rencontré, dans l’analyse des textes sacrés, des contradictions insurmontables. « Mille difficultés », a dit profondément le cardinal Newmann, « ne doivent pas faire un doute. » Ces objections d’ordre philologique furent, s’il est permis d’employer une métaphore triviale, les patères auxquelles l’élève de Hegel accrocha, pour s’en débarrasser, ses croyances traditionnelles. Il les avait déjà dépouillées, par admiration pour une philosophie qui l’avait littéralement enivré. Taine avait subi la même griserie : « J’ai lu Hegel », déclare-t-il dans ses Philosophes français, « tous les jours, pendant une année entière, en province. Il est probable que je ne retrouverai jamais des impressions égales à celles qu’il m’a données. » Telle était la sorte d’hypnotisme dont la pensée germanique, avec son amplitude énorme, mais bien fallacieuse, frappait les jeunes Français de 1850. C’est Renan qui a dit : « Quand j’ai connu l’Allemagne, j’ai cru entrer dans un temple. » Même après 1870, et quand les événements lui eurent montré combien il s’était trompé en « présentant la culture allemande comme synonyme d’aspiration à l’Idéal », — ces mots sont encore de lui, — il déclarait que « la grande supériorité de l’Allemagne est dans l’ordre intellectuel ». Il demeurait la dupe du prestige d’une philosophie aujourd’hui délaissée avec justice comme si chimérique et si vaine. Elle consistait à se représenter la nature comme un être unique constitué par d’innombrables groupes de phénomènes sans cesse en train de se faire et de se défaire, si bien que rien n’est isolé dans l’univers et que rien n’y est fixe. Connaître, c’est simplement rattacher les phénomènes à leur groupe, ce groupe lui-même à d’autres, et ainsi de suite indéfiniment. Que l’on appelle Idée avec Hegel, Volonté avec Schopenhauer, Inconscient avec Hartmann, la force qui circule à travers ces groupes et les soutient en les renouvelant sans cesse, peu importe. L’essentiel, dans cette philosophie, est la notion de « l’éternel devenir » Elle amène logiquement ceux qui la professent à minimiser de plus en plus l’individu pour ne considérer que des ensembles. Quelle place peut avoir la vie religieuse dans un monde ainsi emporté par un invincible écoulement ? Elle n’est qu’un phénomène comme les autres, soumis à des conditions fatales de naissance, d’efflorescence et de transformation. Toute la méthode historique de Renan dérive de cette vue-là.

III §

Aucune place dans une pareille hypothèse pour les besoins du cœur de l’homme, ni, oserai-je dire, pour l’homme lui-même. On a vu que Renan allait jusqu’à cette extrémité. N’a-t-il pas écrit encore, dans cette préface si importante, mise à son Avenir de la Science : « La Science peut-elle être plus éternelle que l’humanité dont la fin est écrite par le fait seul qu’elle a commencé ? » Et il en prend son parti, ou veut le prendre, en s’endormant tranquille sur cette hypothèse de néant : « L’Être dont nous avons été l’efflorescence passagère a toujours existé, existera toujours. » Ouvrons les Pensées de Pascal, maintenant. Lui aussi, l’auteur des Expériences sur le vide et du Traité de la pesanteur de la masse de l’air, reconnaît la valeur des sciences naturelles : « Si celles-là ne sont pas véritables », écrit-il, « c’est qu’il n’y a point de vérité dans l’homme. » Avec quelle éloquence il évoque l’immensité de la nature dans l’ample sein duquel « tout ce monde visible n’est qu’un point imperceptible… Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginaires, nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses ! » Qui ne se rappelle cette étonnante comparaison : « C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part », puis la page hallucinatoire où il nous rend sensible l’infini de la petitesse, en nous montrant chez un ciron « du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs », et là-dedans un abîme nouveau, une infinité d’univers, « dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible, et, dans cette terre, des animaux et enfin des cirons… » ? Le panthéisme germanique n’a pas trouvé d’accents plus forts pour célébrer la souveraine puissance de cette nature « dont nulle idée n’approche ». Le monologue de Faust regardant le signe cabalistique du macrocosme et contemplant « les puissances du ciel qui montent et descendent en se passant de main en main les seaux d’or », cet hymne extatique du vieux Gœthe à la souveraine fécondité de la création paraît froid à côté du morceau de Pascal. Mais, et c’est ici que Pascal se sépare et de Gœthe et de Renan, en face de cet univers démesuré, il dresse l’homme. « Nous sommes quelque chose », dit-il avec sa mâle simplicité, « si nous ne sommes pas tout. » Mais, de ce que nous ne sommes pas tout, faut-il conclure que ce quelque chose que nous sommes ne compte pas ? Et c’est alors qu’il affirme notre dignité dans ces lignes fameuses, qui sont parmi les plus belles, sinon les plus belles absolument qu’une main d’écrivain ait jamais tracées : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers s’arme pour l’écraser. Une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. »

De même que l’on aperçoit dans l’influence de sa sœur Henriette, lui révélant l’Allemagne, le principe de déviation qui a perturbé l’intelligence de Renan, on peut reconnaître sur Pascal la prise de la discipline paternelle. Étienne Pascal était un magistrat. Il était président à la cour des aides de Clermont, c’est-à-dire membre d’un tribunal dont relevaient tous les procès, tant criminels que civils, en matière d’impôts. Il est permis de conjecturer que ses conversations se ressentaient de son métier, et que les problèmes de responsabilité y tenaient une grande place. En même temps que le génie géométrique se développait chez l’enfant, ces conversations éveillaient en lui le sens psychologique. L’exercice de l’oraison, habituel dans les familles chrétiennes du dix-septième siècle, dut contribuer encore à lui faire sentir le prix de la vie intérieure. « Comme nous ne manquons point tous les jours de, prendre la réfection corporelle, et que pour cela nous avons quelque heure déterminée, ainsi ayons tous les jours quelque heure h particulière destinée à l’oraison. » Ainsi s’exprime un moraliste catholique de cette époque. On objectera que Renan dut à Saint-Sulpice subir aussi cette règle. Le ton d’une de ses phrases les plus souvent citées n’indique pas qu’il l’ait pratiquée avec beaucoup de ferveur. C’est celle où il plaisante M. Clemenceau de ne pas faire oraison, raillerie bien innocente, mais on imagine quelle horreur elle eût provoquée chez Pascal.

IV §

Pour ce dernier, le problème religieux se pose donc ainsi : trouver une explication du monde qui explique également l’homme. Personne, plus que lui, n’a eu le sentiment du tragique de notre destinée, pris dans un univers qui semble nous ignorer, perdus dans cet espace infini dont le silence épouvante. Personne n’a déploré davantage la contradiction intérieure qui veut que sans cesse notre volonté se pervertisse et que nos plus nobles efforts portent en eux un élément de corruption. « Je vois mon abîme d’orgueil, de curiosité, de concupiscence », gémit-il dans son pathétique Mystère de Jésus, et il entend le Sauveur lui dire : « Si tu connaissais tes péchés, tu perdrais cœur. » Et encore : « Si tu penses à toi, tu penses à un abominable. » Le Sauveur ? C’est le secours que postule tant de misère en nous, ce « mélange d’esprit et de boue ». Mais où le rencontrer ?

« Je regarde de toutes parts et je ne vois partout qu’obscurité, la nature ne m’offrant rien qui ne soit matière de doute et d’inquiétude. » La grandeur de Pascal, c’est d’avoir traduit cette angoisse avec une passion et une sincérité incomparables. La faiblesse de Renan, c’est de s’y être dérobé.

Il est bien curieux, et bien attristant aussi, quand on vient de méditer quelqu’un de ces fragments de Pascal où palpite la plus magnifique sensibilité morale, de lire en regard des déclarations de Renan, comme celle-ci : « Le péché préoccupe Amiel, l’attriste, lui, le meilleur des hommes. Il se demande à deux ou trois reprises : Qu’est-ce que M. Renan fait du péché ? Je crois bien que je le supprime. » L’auteur de l’Abbesse de Jouarre était sur le soir de ses jours, quand il professait cet amoralisme, tout intellectuel, — car encore une fois, la vie privée chez lui fut irréprochable, — mais le panthéisme aboutit de toute nécessité à une justification de tous les modes d’existence, puisque l’esprit de l’univers les anime tous également. Quand Renan termine son portrait de Néron, « ce pauvre jeune homme », par cette phrase : « Applaudissons. Le drame est complet. Une seule fois, nature aux mille visages, tu as su trouver un acteur digne d’un pareil rôle », il donne une forme ironique à un point de vue qui s’accorde bien avec sa philosophie générale. Son dilettantisme n’est pareillement qu’une application de la doctrine hégélienne. Si toute activité humaine n’est qu’un moment de l’Être éternel, n’est-ce pas s’associer à cet Être que de la comprendre ? Cette dialectique l’a conduit à des indulgences bien étranges. N’a-t-il pas, dans ces articles sur Amiel, qui datent de 1884, parlé de l’ivrognerie chez les gens du peuple presque en la légitimant ? Que de paradoxes apparents il a formulés de la sorte, derrière lesquels nous apparaît aujourd’hui sa profonde et destructive conviction, toujours la même, que la destinée humaine fait partie d’un ensemble qui ne tient pas compte d’elle, et qu’il doit en être ainsi toujours dans l’ordre de la pensée aussi bien que dans l’ordre de l’action. Quand il a dit : « Nul ne sait, dans l’ordre social, où est le bien » il ajoute aussitôt : « Ce qu’il y a de consolant, c’est qu’on arrive nécessairement quelque part. » Le sentiment religieux dont je parlais en commençant cette note essaie de trouver ici sa satisfaction. Renan le reporte sur cet effort de l’Être universel pour se réaliser à travers l’innombrable variété de ses avatars. Il parle quelque part du fieri de la conscience divine. « Pour trouver le parfait et l’éternel », conclut-il, « il faut dépasser l’humanité et se jeter dans la haute mer. » La Science est pour lui un moyen de s’associer en pensée à cette évolution du cosmos vers un terme indéfiniment reculé, si démesuré par rapport à notre chétive personnalité que vraiment elle ne compte plus.

V §

Si ces quelques notes, forcément toutes superficielles et très incomplètes, sont exactes, Pascal et Renan apparaissent comme deux des représentants les plus significatifs de deux solutions à donner au problème de la destinée. Le talent de l’auteur de l’Histoire des Origines du christianisme est bien grand, la fascination de sa souple pensée est bien séduisante. Je ne crois pas que sa sincérité doive être mise en doute, non plus que sa science. De ce dernier point je ne veux pour preuve que son influence sur ces mêmes exégètes allemands dont il a d’abord été l’élève. George Sorel a pu dire de lui avec justesse : « Tous les hommes vraiment forts qui ont repris les questions qu’il avait traitées ont été tributaires de ses hypothèses. En lisant les conférences de M. Harnack sur l’essence du christianisme, on reconnaît sans peine que le plus illustre représentant de la science allemande actuelle dépend beaucoup du Français que les universités allemandes traitèrent jadis dédaigneusement d’homme de lettres et de vulgarisateur. » Tout cela est vrai et suffit à expliquer le puissant prestige dont il a joui auprès des hommes de ma génération, celle qui a eu ses vingt ans après la guerre de 1870. On me dit que les jeunes gens d’aujourd’hui restent réfractaires à cette prise, dont leurs aînés se dégagent aussi de plus en plus. C’est que la vision renanienne du monde comporte une inacceptable mutilation du réel. Elle finit par donner à l’homme une place d’épiphénomène. Or, expliquer le monde, sans expliquer l’homme, est aussi faux que de prétendre, comme l’antique anthropomorphisme, expliquer le monde par l’homme. Le monde existe, et l’homme. Quand Pascal les montre incommensurables l’un à l’autre, il est dans la vérité. Comparer, pour reprendre le texte cité déjà, l’humanité à une mousse ou à un lichen sans conséquence, c’est méconnaître une évidence, celle de notre grandeur qui consiste — comme Pascal a bien marqué cette anomalie — à connaître notre misère : « A mesure que les hommes ont plus de lumière, ils trouvent grandeur et misère dans l’homme. En un mot, l’homme connaît qu’il est misérable. Il est donc misérable puisqu’il l’est, mais il est bien grand puisqu’il le connaît. »

Le problème de la destinée se pose ainsi dans son vrai jour : nous faisons partie de l’univers, et cependant nous sommes autres. Il a ses lois que nous subissons, qui nous soutiennent ou nous meurtrissent, mais elles sont extérieures à cette force qui est notre âme, irréductible au pur mécanisme. La réduire, cette âme, à une sécrétion chimique, c’est la nier, ce n’est pas l’expliquer. En faire un moment d’un esprit collectif, qui la précède, qui lui survit, qui l’ignore, c’est de nouveau la nier, elle, et les appétits de justice, de lumière, d’amour qui constituent son essence. Pascal arrive, et il vous dit simplement : « Priez comme les humbles. » Or quelle parole prononcent-ils, ces humbles ? « Notre Père… » Ces deux mots contiennent toute la foi religieuse à laquelle, pour ma modeste part, je me rallie absolument. Ils affirment l’existence, en nous tout ensemble et hors de nous, d’une énergie qui nous a créés, qui nous connaît, qui nous aime. Elle nous a créés et nous soutient. Elle nous connaît et se connaît. Comment, en effet, de l’inintelligent l’intelligent pourrait-il sortir ? Comment l’amour du non-amour ? Que demande l’aveugle dans l’émouvant évangile que nous lisons à la messe de la Quinquagésime : « Domine, fac ut videam ? — Seigneur, faites que je voie », et, comme une réponse à cette supplication, interprétée dans son sens spirituel, l’épître de saint Paul de la même messe s’achève sur cette parole : « Maintenant, nous voyons comme à travers un miroir et dans une énigme. Un jour, nous verrons face à face. Maintenant, je connais imparfaitement ; un jour, je connaîtrai comme je suis connu. » Ce besoin qu’il y ait un sens humain à la vie humaine, cette certitude que l’obscurité actuelle où nous nous débattons s’éclairera d’une lumière consolatrice, et que nous possédons déjà des signes et des traces de cette lumière, — c’est tout Pascal. Quelles cordes profondes il remue en nous, qu’avec sa magie de style Renan n’a jamais touchées ! Chez Pascal, vraiment, pour rappeler une autre de ses phrases, nous trouvons, non pas un auteur, mais un homme. Saluons dans les Souvenirs d’enfance et de jeunesse, dans la Réforme intellectuelle et morale, dans tant d’autres pages, l’œuvre d’un merveilleux artiste et d’un observateur souvent très judicieux, mais allons demander aux Pensées des leçons pour apprendre à souffrir et à mourir, ce qui est le grand enseignement.

VIII. Autres notes sur Pascal5 §

Je voudrais ajouter quelques notes à l’essai que l’on vient de lire. L’auteur des Pensées est un si grand homme, la survie de sa personnalité intellectuelle si extraordinaire, que l’on ne saurait rouvrir son livre sans que des réflexions nouvelles s’imposent à chaque page. Voici celles qui se sont dégagées pour moi d’une lecture récente, entreprise par dévotion pour ce pathétique génie. L’hommage le plus pieux que les fidèles d’un écrivain puissent rendre à sa mémoire, dans les dates solennelles, n’est-il pas de communiquer avec lui à travers ses œuvres ? Il ne les a composées que pour cela, pour qu’après sa mort la parole qu’il se prononçait de son vivant résonnât dans d’autres âmes.

I §

J’ai dit « son livre » au singulier, entendant par là les seules Pensées. Non que je méconnaisse la brillante facture des Lettres provinciales ; mais Pascal n’a-t-il pas déclaré, dans un entretien qui nous a été conservé, qu’il avait tenu à les « écrire d’une manière propre à faire lire ces Lettres par les femmes et les gens du monde » ? N’a-t-il pas reconnu qu’il « n’avait pas lu tous les livres qu’il y citait », et qu’il s’en était rapporté là-dessus « à quelques-uns de ses amis » ? Aussi bien, il s’unit de comparer cinquante lignes des Provinciales à un seul paragraphe des Pensées pour constater l’irréductible différence. Dans les Provinciales, pour lui emprunter une formule à lui-même, nous trouvons un auteur ; dans les Pensées, un homme. Ces fragments d’un traité d’apologétique sont une confession, d’autant plus poignante qu’elle est involontaire. Pascal ne s’est pas proposé, comme Rousseau, de se raconter ; comme Amiel, de s’anatomiser. Il écrit pour ces autres âmes dont je parlais tout à l’heure, pour leur insuffler la flamme dont il est dévoré, pour les éclairer de la lumière qui s’est allumée, en lui et devant lui, dans cette nuit du lundi 23 novembre 1654, dont le papier trouvé dans son habit, après sa mort, nous garde le témoignage. En tête de ce papier, un seul mot : « Feu. » Puis des cris : « Certitude, Certitude, Sentiment, Joie, Paix, Joie, Joie, Joie, Pleurs de joie… » Cette certitude, comment la faire partager ? En la montrant vivante et souveraine dans son propre esprit et son propre cœur. Les raisons de croire qu’il vous donne, il se les donne à lui-même. Il croit devant vous, pour vous. « Et tu conversus confirma fratres tuos. » Il cite cette phrase du Sauveur à saint Pierre dans son émouvant Mystère de Jésus. « Plus tard, étant retourné à moi, tu raffermiras tes frères. » Il fait précéder cette citation de cette remarque : « Mais auparavant : Conversus Jésus respexit Petrum. Jésus s’étant retourné regarda Pierre. » Comme le remarque très justement Havet dans son commentaire : Pascal veut appuyer par ce texte la doctrine de la grâce nécessitante et prévenante. Il veut montrer que saint Pierre ne se tourne vers Jésus qu’après que Jésus s’est tourné vers lui. Pour nous rendre un compte exact de l’état mental dans lequel furent écrites les Pensées, répétons-nous ces textes de l’Évangile. J’employais le terme de « citation » et j’avais tort. Ces textes, Pascal ne les prend pas dans un livre. Ils se prononcent dans sa conscience, quand il saisit la plume, avec une irrésistible autorité. Ce regard du Christ sur l’Apôtre, il le voit posé sur lui-même. De là cet accent unique dans notre littérature, ces soupirs d’une sincérité totale, absolue, celle d’un mourant qui voit Dieu.

Cette sincérité ne suffit pas pour expliquer la prodigieuse emprise que Pascal exerce après trois cents ans, non seulement sur ceux qui partagent ses croyances, mais sur ceux qui les haïssent. Ainsi ce Louis Havet, à qui nous devons une si savante édition des Pensées, pour ne rappeler qu’un nom parmi les Pascalisants non chrétiens. Qu’un janséniste du dix-septième siècle contraigne, au dix-neuvième et au vingtième, des rationalistes déterminés à le considérer, non pas comme un représentant significatif du passé, mais comme ils feraient un contemporain, avec la sensation que l’éloquence de cet adepte de Port-Royal est aussi actuelle que s’il allait et venait parmi nous, c’est un phénomène à peu près unique. Un Bossuet, un Fénelon sont historiques. Même un La Bruyère et un La Rochefoucauld. Pascal, non. C’est qu’il incarne en lui au plus haut point un type admirable d’humanité : celui du penseur en qui ne s’est jamais produit le divorce entre l’intelligence et le cœur, que les idées émeuvent, bouleversent jusque dans sa fibre la plus intime. Ce frissonnement de tout l’être dans la réflexion, cette vibration passionnée dans la poursuite de la vérité, quel exemple et comment ne pas l’envier quand on est soi-même un intellectuel ? Le principe de la recherche scientifique a certainement été, dans les âges primitifs, l’étonnement de l’homme devant la réalité, sa terreur plutôt. Il faut comprendre ainsi la phrase célèbre de Lucrèce :

Primus in orbe Deos fecit timor

C’est la crainte qui, d’abord, nous a fait implorer une explication acceptable du monde. Puis cet étonnement s’est usé. Nous nous sommes habitués à raisonner sur des abstractions, à cette science glacée dont l’Anglais Carlyle disait, avec sa brutale ironie, « qu’elle bavarde misérablement du monde, avec ses classifications, ses expériences et je ne sais quoi encore, comme si le monde était une misérable chose morte, bonne pour être fourrée dans des bouteilles de Leyde et vendue sur des comptoirs… ». Pour Pascal, ce mathématicien cependant et qui semblait plus préparé qu’aucun autre à s’emprisonner dans des formules d’algèbre, toute abstraction, au contraire, s’anime et se concrétise. Il regarde le ciel. Ce que l’astronomie de son époque a pu lui en apprendre, il le sait, et pourtant la voûte nocturne l’emplit d’une émotion aussi frémissante que s’il était un pâtre ignorant de la Chaldée, regardant cette innombrable palpitation des étoiles, dont un autre Pascalisant, le délicat Sully Prudhomme, accusait :

La lointaine lueur aveuglément dardée,
Indifférente aux yeux qui l’auront obsédée.

Pascal la sent, comme le poète, cette indifférence, avec une douleur qui éclate dans ce cri sublime : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » Point n’est besoin, pour ébranler en lui cette sensibilité passionnée, de la contemplation des astres ; un atlas suffit. Écoutez-le, après un coup d’œil jeté sur une carte. « Combien de royaumes nous ignorent ! » Un atlas, c’est encore l’évocation d’un vaste monde. Voyez-le étudiant l’insecte le plus petit de tous : le ciron. Il découvre, — c’est un texte qu’il ne faut pas se lasser de citer — « dans ce raccourci d’atome », tout un univers ; « des jambes d’abord avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs. » Et, poussant son analyse, une immensité lui apparaît, celle de l’infiniment petit, « des univers dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre ; des animaux et enfin d’autres cirons dans lesquels nous retrouverons ce que les premiers ont donné. » Il se perd dans cet abîme nouveau, comme suspendu entre deux mondes : celui qui l’écrase par sa grandeur, celui qui le confond avec sa petitesse. Et dans quels termes et combien douloureux il exprime ce déconcertement ! « Qui se considère de la sorte s’effraiera de soi-même, il tremblera à la vue de ces merveilles… dans un désespoir éternel de ne connaître ni le principe ni la fin des choses. » Il en va de même de chaque conception qu’élabore l’esprit de Pascal. Il se donne tout entier à toutes, avec une ardeur que rien n’apaise. Le problème de l’inconnaissable que les savants, raillés par Carlyle, écartent systématiquement, Pascal s’y heurte à toute occasion. Les savants, eux, écartent ce problème, mais tout de même les sciences ne seraient qu’un jeu de la curiosité si elles n’avaient comme but suprême, comme limite, au sens géométrique du mot, la connaissance de cet Inconnaissable. Tous, dans leur for intérieur, le comprennent trop bien. Dans leur renoncement à chercher ce principe et cette fin, qui nous fuient d’une fuite éternelle, ils le sentent aussi, il y a une mutilation et ils s’efforcent de ne pas la sentir. Pascal, lui, la sent, cette mutilation, au moindre mouvement de sa pensée, et c’est la raison pour laquelle il irrite jusqu’au vif ceux qui veulent à tout prix s’en tenir à l’abstention devant l’au-delà. Les remarques consacrées par Voltaire aux Pensées sont très intéressantes, à les considérer de ce point de vue. Le cruel moqueur n’ose pas sourire devant cet adversaire tragique. Il affecte de le plaindre : « Ô éloquence fanatique !… » s’écrie-t-il, « Vrai discours de malade… » dit-il encore. « On profondeur d’absurdité, basse et indigne de Pascal ! Ne le voyez-vous pas, ô Pascal, que vous êtes un homme de parti qui cherche à faire des recrues ? » Et, en note, comparant Pascal à un autre philosophe : « Que puis-je conclure ? Que Pascal se portait mal, que l’autre se porte bien et que :

Bonne ou mauvaise santé
Font notre philosophie… »

Ces deux petits vers sont la seule ironie qu’il se permette, tant cette grande âme lui impose malgré tout. On dirait qu’elle fait honte au ricanement de son scepticisme, en lui montrant en elle, comme un vivant reproche, ce qui demeure la plus haute noblesse de l’homme : l’anxiété devant le mystère, le besoin passionné de comprendre, l’inconsolable douleur d’ignorer.

II §

Cette survie agissante de Pascal se justifie encore par un don et une qualité que je ne craindrai pas d’appeler d’un mot qui risque d’étonner : son réalisme. J’irai jusqu’à dire qu’il s’apparente par là au moins pascalien des hommes, semble-t-il, à Molière, nourri lui aussi, notons-le, de philosophie. Oui, Pascal est un réaliste, et qui enregistre le détail avec la même acuité précise que le « Contemplateur ». Mais n’était-il pas de lignée auvergnate ? Sa famille paternelle venait d’Ambert et de Cournon, la maternelle de Gerzat. C’est la première station aujourd’hui entre Clermont et Riom. Or ne s’accorde-t-on pas à reconnaître, dans cette forte race montagnarde, une solidité d’esprit singulière ? En outre, il était le fils d’un magistrat. Son père, Étienne, « d’abord conseiller élu du Roy en l’élection du Bas-Auvergne », avait acheté la charge de second président à la Cour des aides de Montferrand, transférée à Clermont en 1630. Il n’est pas téméraire de supposer que les conversations du magistrat développèrent chez l’enfant précoce, qui lui était né en 1623, le goût et le sens de l’observation exacte. Toutes les fois que Pascal parle d’une profession, par exemple, c’est en des termes qui font image. S’agit-il des juges ? Il nous les peint dans leurs robes rouges, dans leurs hermines « dont ils s’emmaillotent en chats-fourrés ». Il nous fait voir et les palais où ils rendent leurs arrêts, et leurs sièges, et les fleurs de lis. S’agit-il des princes ? Il évoque leurs gardes, leurs hallebardiers, ces « trognes armées qui n’ont de mains, de force que pour eux ; les trompettes et les tambours qui marchent au-devant ». Des médecins et des docteurs ? Il nous montre « leurs soutanes, leurs mules, leurs bonnets carrés, leurs robes trop amples de quatre parties ». Pense-t-il à des troubles politiques ? L’envahissement des assemblées se traduit pour lui par cette vision : « … Quand la force attaque la grimace, quand un simple soldat prend le bonnet carré d’un premier président et le fait voler par la fenêtre. » Veut-il flétrir l’hypocrisie des fausses politesses ? Il transcrit, pour se moquer, textuellement, les plus banales formules… « La part que je prends à votre déplaisir… » Pense-t-il à quelqu’un de ces divertissements dans lesquels il voit la preuve de la misère de l’homme, toujours occupé à se fuir ? Il vous silhouette un père malheureux, qui a perdu depuis peu un fils unique et qui se tient dans un coin de bois, « tout occupé à voir par où passera ce sanglier que des chiens poursuivent avec tant d’ardeur depuis six heures. » Ou bien il vous présente ce veuf, désolé de la mort de sa femme : « On vient de lui servir une balle et il faut qu’il la rejette à son compagnon. Il est occupé à la prendre à la chute du toit pour gagner une chasse. Comment voulez-vous qu’il pense à ses affaires, ayant cette autre affaire à manier ? » Il revient aux princes. Il les imagine dans des fêtes, « occupés à ajuster leurs pas à la cadence d’un air, ou à placer adroitement une barre. » Médite-t-il sur l’origine de la propriété ? Il voit deux enfants se disputant un animal : « Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants ; c’est là ma place au soleil. Voilà l’image de l’usurpation de toute la terre. » Réfléchit-il à l’inégalité des conditions ? « Il a quatre laquais », dit-il, en parlant d’un grand, « et je n’en ai qu’un, il n’y a qu’à compter, c’est à moi de céder ; nous voilà en paix par ce moyen, ce qui est le plus grand des biens. »

Examinez de près cette dernière petite phrase. Vous y saisirez à plein le passage du réalisme physique au réalisme moral. Cette notation, si juste et si précise, du menu trait matériel s’accompagne chez Pascal d’une notation non moins précise de la vérité psychologique. Toutes les analyses qu’il fait des sentiments humains dans les Pensées sont d’une exactitude qui les rend vraies pour tous les temps. Sur la grandeur et la bassesse de notre condition, sur l’ordre social, sur les préjugés, sur l’égoïsme et la vanité, sur les hasards de l’histoire et sur la force de la coutume, pas un mot n’est à changer parmi ceux qu’il a prononcés. La portée de son intelligence est telle qu’encore aujourd’hui il se trouve avoir devancé les plus hardis parmi les novateurs d’idées. Je m’étonne de n’avoir pas vu citer plus souvent, quand on a discuté chez nous les théories de M. Einstein, ce fragment des Pensées sur l’Espace et le Temps : « Nous supposons que tous les conçoivent de même sorte, mais nous le supposons bien gratuitement, car nous n’en avons aucune preuve. Je vois bien qu’on applique ces mots dans les mêmes occasions et que, toutes les fois que deux hommes voient un corps changer de place, ils expriment tous deux la même vue de ce même objet par le même mot, en disant l’un et l’autre qu’il s’est mû. Et de cette conformité d’application, on tire une puissante conjecture d’une conformité d’idée ; mais cela n’est pas absolument convaincant de la dernière conviction. » Le Relativisme n’est-il pas là tout entier ?

III §

On hésite, après avoir marqué chez Pascal ces puissances supérieures de sensibilité et d’observation, à le louer d’avoir été par surcroît un incomparable artiste littéraire. Il survit aussi cependant par son style qui fait de lui un des maîtres, sinon le maître tout court de la langue française.

Remarquons aussitôt qu’il attachait lui-même une singulière importance au talent d’écrire et, par suite, à la rhétorique. On relève dans les Pensées des indications qui décèlent cette préoccupation. Ainsi cette note : « Éteindre le flambeau de la sédition. Trop luxuriant. — L’inquiétude de son génie. Trop de deux mots hardis. » Et cette autre : « J’ai l’esprit plein d’inquiétude. Je suis plein d’inquiétude, vaut mieux. » Et ailleurs : « Il ne faut pas guinder l’esprit… On prend l’imagination que les choses sont inaccessibles, en leur donnant le nom de grandes, hautes, élevées, sublimes. Cela perd tout. Je voudrais les nommer basses, communes, familières. Ces noms-là leur conviennent mieux. Je hais les mots d’enflure. » Tout plutôt que les « fausses beautés » qu’il reproche en passant à Cicéron. Il ne veut pas non-plus des effets factices, obtenus, par exemple, grâce aux antithèses. Il compare les écrivains trop habiles, qui emploient ce procédé, aux architectes « qui font de fausses fenêtres pour la symétrie ». Il se révolte également contre le pédantisme qui fignole à l’excès les phrases : « Quand, dans un discours, se trouvent des mots répétés, et qu’essayant de les corriger on les trouve si propres qu’on gâterait le discours, il les faut laisser. C’en est la marque, et c’est là la part de l’envie, qui est aveugle et qui ne sait pas que cette répétition n’est pas faute en cet endroit. » Son ambition, c’est « le style naturel » dont il se déclare « tout étonné et ravi ». Et dans une image saisissante, après avoir dit que « la vraie éloquence se moque de l’éloquence », il la définit, cette vraie éloquence, « une peinture de la pensée »… « Ainsi », conclut-il, « ceux qui, après avoir peint, ajoutent encore, font un tableau au lieu d’un portrait. »

La nature, — telle est donc la règle première et dernière de l’art d’écrire pour Pascal. Étrange contradiction chez un philosophe dont toute la doctrine repose sur le dogme du péché originel et la corruption de cette nature ! « Humiliez-vous, raison impuissante. Taisez-vous, nature imbécile. » Qui ne se rappelle cette exclamation et tant de pages où il dénonce, avec son intransigeance ordinaire, l’infirmité de l’homme réduit à ses forces naturelles ? C’est précisément pour nous sauver de la nature qu’il prend la plume. Mais par quelle méthode, sinon en s’adressant à elle ? Discuter avec quelqu’un, c’est d’abord accepter sa langue. « Le cœur a son ordre », dit-il quelque part, « l’esprit a le sien », protestant contre la phrase de saint Jérôme : Amor ordinem nescit. Celui qui écrit pour convaincre s’adresse bien au cœur, mais à travers l’esprit, avec « des digressions sur chaque point, qu’on rapporte à la fin pour la montrer toujours ». Or, l’esprit d’un homme, qu’est-ce autre chose que ses façons habituelles, donc naturelles, de réfléchir et de raisonner ? Il faut y entrer, s’adapter à lui et l’amener ainsi à « trouver en lui-même la vérité de ce qu’il entend, laquelle il ne savait pas qu’elle y fût, en sorte qu’il soit porté à aimer celui qui la lui fait sentir… » Le plus sûr moyen est de parler à cet homme en homme. Pascal — trait bien inattendu — emprunte à Pétrone un texte pour appuyer cette idée : Plus poeticè quàm humanè locutus es. De cette vertu d’humanité, il pénétrera, il saturera sa prose. Il sera familier, direct, vivant, avant tout. De là, cette phrase aux attaques brusquées, aux raccourcis impérieux, où tous les termes sont employés dans leur sens populaire. Alphonse Daudet divisait ingénieusement la littérature en deux groupes : celle qu’il appelait la littérature debout et, en regard, la littérature assise. La littérature debout, c’était l’orateur, un Bossuet, — le musicien à périodes chantantes, un Chateaubriand, par exemple. La littérature assise, c’était l’essayiste, un Montaigne, — le polémiste d’idées, un Voltaire, — le romancier d’observation, un Balzac, un Stendhal. À cette définition, qui va très loin, Pascal échappe. Sa prose est sans analogue. Elle est à la fois gesticulée et réfléchie, serrée comme la démonstration d’un théorème, et jaillissante comme un élan lyrique. Et quelle virilité ! Tout est muscle dans ces phrases auxquelles s’applique le magnifique éloge que Rivarol décernait à Dante lorsqu’il disait : « Son vers se tient debout par la seule vertu du substantif et du verbe. » Jamais un adjectif inutile, dans Pascal ; jamais une surcharge. D’une page de lui, essayez de rien retrancher, vous ne pourrez pas sans la mutiler. Y ajouter, vous ne pourriez pas davantage. C’est la perfection de l’art, et vous ne saisissez l’art nulle part, tant chaque mot est nécessaire d’une nécessité profonde, absolue. Comment lui sont-ils venus ? Dans sa cellule solitaire où « il s’est mis à genoux, avant d’écrire et après, pour prier cet Être infini et sans parties et auquel il soumet tout le sien, de se soumettre aussi le vôtre. » Vous ne vous étonnez pas qu’il vous demande de le voir dans cette attitude. Chaque ligne des Pensées la suppose.

IV §

C’est à Clermont, sa ville natale, que nous allons célébrer l’anniversaire de leur auteur. Si la théorie de l’influence du milieu sur le génie, que formulait Taine après Montesquieu, se trouva jamais vérifiée, c’est certainement ici. L’âpre cité auvergnate, avec ses maisons construites dans la pierre sombre de Volvic, paraît dressée exprès pour encadrer l’enfance méditative et concentrée de cet extraordinaire petit garçon qui devait, à douze ans,  réinventer la géométrie avec des « barres » et des « ronds ». La vieille basilique de Notre-Dame-du-Port, ce chef-d’œuvre du Roman auvergnat, a dû demeurer dans son imagination comme un modèle à imiter pour l’architecture du grand livre qu’il projetait. Elle est trapue et ramassée, cette église, avec les chapelles de ses absidioles accolées à son chevet qui s’ajustent à la masse pour donner à tout l’édifice un caractère si vigoureux d’aplomb et d’unité. Qu’elle est pieuse et qu’elle est sévère !… Vous quittez la ville pour monter par La Baraque vers le Puy de Dôme et le Pariou, ou par Beaumont, et Ceyrat, vers les Puys de la Vache et de Lassolas. Les volcans se découvrent, avec leurs cratères échancrés qui furent des bouches de feu. Ils se taisent aujourd’hui. On n’entend que les sonnailles des troupeaux en train de paître sur les pentes verdoyantes. Mais les cheyres subsistent, immense et noir amas chaotique de lave refroidie, jadis une coulée bouillonnante et brûlante. Horizon tragique ! Convulsion immobilisée ! Même par les jours d’hiver et quand la neige blanchit ces vastes nappes de roches éruptives, la flamme souterraine se devine et quelle fut la violence de son éclat. Les Pensées ressemblent à ce paysage par une de ces analogies impossibles à bien rendre, mais évidentes pour ceux qui aiment et l’Auvergne et Pascal. Qu’il ait été à ce point de son pays explique encore l’attrait puissant qu’exerce ce génie, le plus personnel qui soit et, en même temps, le plus représentatif de toute une race, de toute une contrée. Comme cette contrée est au cœur même de la France, c’est à la plus nationale de nos gloires littéraires que Clermont va rendre hommage en honorant le plus régional en même temps de nos écrivains du dix-septième siècle.

IX. Réflexions sur Anatole France6 §

La presse entière a rendu cette semaine un hommage émouvant au célèbre écrivain qui vient de nous quitter. En lisant ces témoignages d’une admiration unanime pour son beau talent de poète et de prosateur, je le revoyais, par la pensée, tel que je l’ai connu, un peu après la guerre de 1870, tout jeune et accepté déjà par ses cadets comme un maître. Je me rappelais nos longues promenades dans les allées du Luxembourg et nos indéfinies causeries. C’est l’Anatole France d’avant la gloire dont je voudrais, à mon tour, tracer ici un « crayon ». L’autre, celui des vingt-cinq dernières années, je ne l’ai plus revu. Non pas que nos rapports personnels eussent jamais cessé d’être courtois, mais l’antique adage reste toujours vrai : idem velle, idem nolle, ea demùm amicitia est. Un total antagonisme des idées ne permet plus que la séparation et le silence entre deux hommes qui furent liés comme nous l’avions été. Ils se doivent du moins de respecter, vis-à-vis l’un de l’autre, leurs communs souvenirs. J’espère ne pas manquer à cette règle en parlant du rare artiste littéraire qui s’est uni, sur le soir de ses jours, aux pires ennemis de cette civilisation gréco-latine dont il fut, dont il restera un des fils les plus brillants. Jindiquerai très simplement l’hypothèse qui me paraît le mieux expliquer, sinon justifier, une déviation dont beaucoup de ses compagnons d’autrefois éprouvèrent une réelle douleur, — un autrefois dont le charme n’est pas aboli pour moi, malgré tant d’années.

I §

Je disais que j’ai connu France tout jeune. C’était exactement en 1873. Il allait donc avoir trente ans. J’ai, sous les yeux, une photographie qui date d’alors, avec une affectueuse dédicace tracée de son écriture si ferme et si souple à la fois. Elle trahissait chez lui un soin du détail qui l’apparentait aux miniaturistes des vieux manuscrits. C’est un visage à la fois très avisé et simple, ouvert et subtil, sur lequel aucune épreuve trop sévère n’a encore passé. Il habitait, avec son père et sa mère, au quatrième étage d’une maison de la rue de Tournon, dans un logis bien modeste, dont le minuscule salon lui était réservé, pour qu’il pût y travailler en paix, par cette excellente mère, la seule servante de ce pauvre intét rieur, et si fine de physionomie, si douce de manières ! Visiblement, son fils était toute sa joie, tout son orgueil, toute son espérance. Il le sentait. Je l’entends me répéter avec une émotion, peu fréquente chez lui, le mot que nous disait Flaubert à l’enterrement de la mère de Leconte de Lisle : « Ces bonnes femmes-là ne devraient jamais mourir. » Lui-même, les journaux nous ont rapporté que, dans les derniers délires de son agonie, cet appel « maman » s’échappait de ses lèvres, décelant quelle profondeur de tendresse demeurait dans son cœur pour cette dévouée, disparue depuis si longtemps. Son père, lui, était un vieillard très grand, très droit, de haute taille, le masque distant et froid, avec des traits durs qu’éclairait rarement un sourire volontiers ironique. Il venait de céder à Honoré Champion la boutique de librairie qu’il occupait, sur le quai Voltaire, depuis le commencement de la monarchie de Juillet. Il s’appelait de son nom patronymique Thibault. Une légende voulait qu’il y eût ajouté celui de France, parce qu’il avait, avant 1830, servi dans la garde royale, où les soldats se donnaient, par imitation de l’ancienne armée, des sobriquets militaires. La correction de sa tenue et la raideur de son aspect rappelaient, en effet, le régiment. Encore une fois, c’est une légende et qu’il y aurait lieu de vérifier.

Pour ne pas être trop à charge aux siens, l’auteur des Poèmes dorés — il venait de publier ce premier recueil — exerçait le métier de lecteur et de préfacier chez l’éditeur Lemerre. Le contraste était remarquable entre sa façon de comprendre l’existence littéraire et l’ambition hâtive des débutants d’alors, et, je crois bien, de tous les temps. Chez lui, aucune hâte d’arriver, pour employer un verbe grossier dont on a tiré les termes, plus grossiers encore, d’arrivisme et d’arriviste. Beaucoup lire, beaucoup méditer, beaucoup regarder, ajuster à loisir des vers amoureusement ciselés, rédiger des essais soigneusement limés, attendre enfin que l’arbre de sa pensée eût grandi pour en cueillir les fruits dans leur saison, Anatole France pratiquait cette discipline intellectuelle, à cette époque, avec une apparente nonchalance où nous distinguions dès lors, nous, ses amis, une singulière vigueur de jugement. Nous nous rendions compte, à l’écouter et à le lire, que son effort d’apprenti s’appuyait sur une méthode et des certitudes, qui n’avaient rien de commun avec nos « à peu près » d’idées et de projets. Oui, c’était un apprenti, au sens où les corporations de jadis employaient ce beau mot. Ses Poèmes dorés furent son « chef-d’œuvre » toujours dans le sens professionnel, et composés d’après une technique déjà réfléchie qui, d’ailleurs, n’a guère varié.

Quatre maîtres semblent avoir eu sur sa formation une influence plus particulièrement efficace : André Chénier et Alfred de Vigny pour la poésie, Voltaire et Renan pour la prose. Ces génies si différents ont ce même caractère de répugner également à la surcharge et à la déclamation. Étant donné un sentiment à noter, une histoire à raconter, un personnage à peindre, ils recherchent le trait unique et significatif et qu’ils s’appliquent à marquer sobrement, mais clairement aussi et élégamment. Justesse, sobriété, clarté, élégance, ne sont-ce pas les caractéristiques propres du talent de France, dans ses poèmes de début, comme dans ses volumes de critique et les romans de sa maturité ? Sa conversation de jeune homme dénonçait ce double et constant souci d’exactitude et de style, par l’espèce d’hésitation chercheuse qu’avait l’attaque de ses phrases. On l’écoutait tâtonner autour du vocable précis, destiné à faire image et à ramasser dans son raccourci le plus de réalité possible. Mais rencontrait-il l’occasion de rappeler un passage d’un de ses auteurs préférés, sa voix se faisait presque chantante. On y sentait frémir la volupté que faisait courir en lui la cadence des vers. Le lyrisme, en revanche, le laissait fort indifférent. Je ne me souviens pas de l’avoir jamais entendu nommer Hugo, sinon pour railler doucement son entente savante de la réclame. En dehors des quatre écrivains que j’ai nommés, ses goûts allaient aux tragédies de Racine, à la Princesse de Clèves, à Manon Lescaut, et, plus près de nous, à Flaubert, auquel il reprochait pourtant ses surcharges, son coloris plaqué, ses cynismes, — ainsi la dernière visite de Mme Arnoux à Frédéric dans l’Éducation, — à Baudelaire. Mais s’il coûtait les Fleurs du mal, c’était pour des raisons bien différentes de celles qui nous rendaient cher ce bréviaire de psychologie morbide. Baudelaire a pratiqué, plus que personne, le conseil de Chénier

Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques.

France estimait par-dessus tout, dans l’auteur des Tableaux Parisiens, ce vers à la Boileau d’une frappe si classique. Il citait, comme un exemplaire accompli de cette facture traditionnelle :

… Je veux, pour composer chastement mes églogues,
Coucher auprès du ciel, comme les astrologues.
Et, voisin des clochers, écouter en rêvant
Leurs hymnes solennels, emportés par le vent.

Une pièce lui était particulièrement chère ; le sonnet A une dame créole. Il citait encore :

Si vous alliez, madame, au vrai pays de gloire ;
Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire…
Belle digne d’orner les antiques manoirs.

Il répétait : « Au vrai pays de gloire » en soulignant cet hémistiche qui résumait, à son avis, tous les prestiges du génie français et son rayonnement. Le raccourci de cette formule, simple et raffinée tout ensemble, le ravissait. Un de ses secrétaires nous rapportait, cet hiver, entre autres anecdotes, un propos où j’ai si bien retrouvé le France avec qui j’ai tant discuté sur la technique de notre métier, en allant et venant sur les terrasses de Marie de Médicis où, comme il l’a dit lui-même,

Nous jetions de vains mots emportés par le vent.

« Quand on met deux qualificatifs à un substantif », confiait-il à ce secrétaire, « il y a un effet dans leur contraste. Si vous écrivez : un évêque s’avançait magnifique et pieux, vous êtes terne. Mettez : Obèse et pieux, vous frappez le lecteur. » Cette science lucide et minutieuse de la rhétorique, aucun ne l’a possédée avec cette sûreté et à ce degré. Il a vraiment, et jusqu’au terme de sa longue carrière, réalisé, sans une défaillance, l’idéal que sa studieuse jeunesse s’était formé à l’art d’écrire, idéal qu’il traduisait dans son hommage à Gautier :

Heureux qui, comme Adam entre les quatre fleuves,
Sut nommer par leur nom les choses qu’il sut voir.

« Qu’il sut voir… » Cette formule-ci affirme que la valeur d’une rhétorique est conditionnée par la valeur de l’observation qu’elle enregistre, — c’est le sens du mot voir, — et par celle de la méthode employée pour recueillir cette observation, — c’est le sens du mot sut. Autant dire qu’une œuvre littéraire suppose une expérience de la vie et une philosophie. En considérant l’art d’Anatole France à ce double point de vue, peut-être comprendrons-nous mieux la déconcertante issue de son évolution intellectuelle.

II §

Il appartenait, par sa naissance et par son éducation, à ce petit monde parisien qui va disparaissant aujourd’hui, avec la confusion de plus en plus anarchique des classes, et qui tenait une place intermédiaire entre l’ouvrier et le bourgeois ; Coppée en sortait comme lui. Il serait aisé de marquer les traits qui les rapprochent l’un de l’autre sur certains points, à travers de telles dissemblances, et qu’ils tiennent de leur commune origine : le goût des humbles existences d’abord, de leur pittoresque, de leur poésie. Ces lignes sur un vieux bouquiniste des quais, — je prends cet exemple au hasard — ne vous rappellent-elles pas un des dizains des Promenades et intérieurs ? « Quand il fait beau, il goûte la douceur de vivre en plein air. Il s’installe sur l’extrémité d’un banc avec un pot de colle et un pinceau, et, tout en réparant ses bouquins disloqués, il médite sur l’immortalité de l’âme. » C’est par centaines que l’on découperait dans les romans d’Anatole France de ces tableautins d’une touche si juste et si évidemment brossés d’après nature. Comme chez Coppée, il y avait chez lui un côté peuple, — enlevez à ce mot tout caractère péjoratif, — mais accompagné d’une culture spéciale, celle d’un adolescent grandi dans une boutique de libraire et parmi les livres. Les livres, de quel accent il en a parlé ! « Aimons les livres, comme l’amoureuse du poète aimait son mal… Ceux qui lisent beaucoup de livres sont comme les mangeurs de hachisch. Ils vivent dans un rêve… Croyez-m’en, moi qui les adorai, moi qui me donnai longtemps à eux sans réserve. » Comme, en passant le long de ces quais, on voit aisément l’Anatole France de quinze ans, assis dans l’ombre du magasin paternel, tournant les pages d’un volume et s’initiant ainsi à des existences très différentes de la sienne. Son premier roman : les Désirs de Jean Servien, nous révèle que ces lectures n’ont pas été sans troubler singulièrement sa jeune sensibilité. Il a traversé ce que j’appellerai, par un ressouvenir des Rastignac et des Rubempré, sa crise de tentation balzacienne. Il en a été préservé par ce sens de la mesure, qui fut une des vertus essentielles de ce petit monde parisien. Dans ces intérieurs d’une cordialité courageuse et résignée, accepter sa condition était une règle devenue un instinct. France a bien compris ce qu’il a dû aux braves gens qui entourèrent son enfance et sa jeunesse ; « Leur vie était obscure », a-t-il écrit d’eux, « leur âme était naïve. Leur souvenir m’inspire la joie du renoncement et l’amour de la paix. » Rappelez-vous maintenant ses romans et voyez comme ils se raccordent à cette jeunesse et à cette éducation. Le drame brutal en est absent. Il suppose des âmes violentes, et ces âmes ne se rencontrent guère dans le petit monde bourgeois. Les silhouettes justes et fines y abondent, tracées et observées avec cette ironie indulgente qui reste un des tours d’esprit de ce petit monde volontiers gouailleur. Aucune de ces complaisances imaginatives autour de la haute vie que

Sainte-Beuve reprochait à Balzac : « C’est un romancier qui se décrasse parmi des duchesses. » Sainte-Beuve avait tort. Balzac poursuivait, dans ses études sur les créatures de luxe et d’aristocratie, des exemplaires choisis d’une humanité plus librement épanouie. Sa passion était la recherche des causes, Celle d’Anatole France était la recherche des nuances. Autre trait du petit monde parisien : la peur d’être dupe. De là une constante défense de l’esprit et sa limite. Relisez la préface générale de la Comédie humaine, cette magnifique profession de foi d’un grand clinicien qui regarde la société pour la comprendre, et, s’il le peut, la guérir. Puis pensez à l’attitude mentale de l’auteur du Mannequin d’osier, de l’Anneau d’améthyste, de l’Orme du mail, en face de cette même société. Ici, plus rien qu’une curiosité amusée, le sourire indulgent d’un témoin pour qui l’homme et la femme ne sont que des marionnettes qu’il regarde, comme dans la chanson, faire trois petits tours et s’en aller. Mais c’est un témoin d’un ton unique et qui veut que sa déposition soit rédigée avec une supérieure qualité d’art. Le commerce des livres d’art — c’était celui du père d’Anatole France — ne développe-t-il pas aisément, chez ceux qui s’y trouvent mêlés, des facultés singulières de minutie soigneuse, toutes voisines de celles de l’artiste ? Le livre rare exige que les mains le touchent délicatement. Son papier, sa typographie, sa reliure, autant de caractéristiques dont l’amateur s’enchante. C’est un bibelot et qui invite à en regarder d’autres. À étudier les gravures qui l’illustrent, cet amateur s’initie aux costumes, aux mobiliers, aux architectures d’aujourd’hui et d’autrefois. Il les compare et voici naître cette exquise faculté, portée chez France à un point d’excellence et qui s’appelle le goût. Voltaire en a donné la définition la plus profonde — répétons-la — quand il a dit « qu’il consiste dans le sentiment prompt d’une beauté parmi des défauts et d’un défaut parmi des beautés ».   

III §

La logique voulait, semble-t-il, que ces données aboutissent à une littérature de grâce facile et spirituelle, très analogue à la peinture des délicieux petits maîtres dont Boilly reste le type, et il y a de ce charme dans les romans de France, mais leur substance intime est faite d’un autre élément. Reprenez son œuvre la plus significative, à mon avis, cette Rôtisserie de la reine Pédauque. Et, tout de suite, un nom que j’ai déjà rappelé deux fois vous reviendra à la mémoire : celui de Voltaire et de son Candide, le plus amer élixir de pessimisme qu’un écrivain de génie nous ait tendu dans la coupe la plus merveilleusement ciselée. Sans doute, Anatole France a subi l’influence de ce maître-livre, mais surtout, entre Voltaire et lui, il y avait une identité de pensée négative. Voltaire est le fils de la Régence, de cette époque où, par réaction contre la dévotion des dernières années de Louis XIV, un souffle mortel de scepticisme s’est répandu dans l’atmosphère sociale. Anatole France a eu ses vingt ans sous le second Empire, à un moment où l’étonnant progrès des sciences positives propageait cette superstition sur laquelle il faut toujours revenir, ce Scientisme qui consiste à faire rentrer les faits psychiques dans la biologie, et la biologie elle-même dans la physico-chimie, si bien que la nature entière n’est plus qu’une implacable succession de phénomènes éternellement et inutilement déroulée, sans commencement ni terme, sans principe et sans but. Quel sens peuvent bien avoir, dans un univers pareil, les efforts de l’homme, et d’abord sa civilisation ? « Elle est plus cruelle que la barbarie », répond France, par la bouche de M. Bergeret. Et sa morale ? « Ce que nous appelons la morale ? » répond encore France, « n’est qu’une entreprise désespérée de nos semblables contre l’ordre universel qui est la lutte, le carnage et l’aveugle jeu des forces contraires. » Le déterminisme total s’achève dans le nihilisme. Les trois petits tours des marionnettes humaines qui provoquaient ce sourire désabusé dont je parlais tout à l’heure provoquent maintenant le ricanement. Le monde social n’est plus qu’une immense duperie chez les naïfs et chez les autres une immense hypocrisie.

Ne faut-il pas chercher là, dans le pessimisme immédiat qui enveloppe cette sombre vue de la vie humaine, le secret du détour inattendu qui fit, du dilettante et de l’esthète des Poèmes dorés, des Noces corinthiennes, de la Rôtisserie, du Lys rouge et de tant de pages exquises un des corvphées du parti des plus brutales revendications sociales ? L’on ne se passe pas de religion. Les encyclopédistes, élèves de Voltaire, l’ont prouvé en adhérant avec une frénésie de visionnaires d’une terre promise au millénarisme niais de 1789. Nous portons en nous des besoins de croire, d’espérer, de nous émouvoir dans une communion. L’Église en a dégagé les trois vertus : La Foi, l’Espérance et la Charité, que le cathéchisme appelle théologales, « parce qu’elles ont directement et immédiatement Dieu pour objet. » Mais quand on nie Dieu, radicalement, définitivement, les facultés dont ces vertus sont l’épanouissement cessent d’avoir leur emploi. Elles ne disparaissent pas pour cela.

Elles subsistent, mais inemployées, mais refoulées dans les profondeurs inconscientes de notre âme. C’est ici le lieu de rappeler la célèbre formule de Freud sur les névroses, considérées comme le refuge où nos sentiments par trop contraints, « censurés », dit le psychologue viennois, s’échappent et se développent. Il appelle ce mouvement de délivrance : « Flucht in die krankheit, — la fuite dans la maladie. » J’ignore si cette ingénieuse explication est d’une véritable rigueur scientifique pour ce qui concerne les troubles nerveux. L’histoire nous montre qu’à toutes les époques où les croyances religieuses semblent défaillir, il se produit, dans un grand nombre des intelligences soi-disant affranchies, un phénomène de substitution analogue et qui peut assez exactement se définir une fuite dans l’utopie.

Suivons-en la marche dans les gens de la fin du dix-huitième siècle, auxquels France s’apparente si étroitement, et relisons notre Candide, qui reste comme le testament de l’époque. Il est de 1767. Que la Révolution est voisine, mais aussi comment croire à la durée de la société peinte dans ce roman et d’un monde où plus rien n’est honorable ? Au nom de quoi dire à un être humain : tu respecteras l’ordre public, si cet ordre n’est que cette figuration de brigandage masqué ? Au nom de quoi respecter l’Église, si Frère Giroflée la représente, et le dangereux abbé Périgourdin, et l’hypocrite inquisiteur de Lisbonne ? Au nom de quoi la patrie, si les armées sont ce que Voltaire nous montre ? Au nom de quoi les arts, si Pococurante a raison dans ses dégoûts, écœuré de Raphaël et d’Homère ? Au nom de quoi la pureté, si Cunégonde, Pâquette et la Vieille incarnent l’éternel féminin ? Au nom de quoi la pensée, si le génie de Leibnitz aboutit à la niaiserie de Pangloss ? « Cultive ton jardin », conclut Voltaire. Autant dire à l’homme : « Mène une existence d’insecte. » Mais l’homme n’est pas un insecte. Une force en lui proteste contre cette mutilation de ses appétits les plus hauts, et une autre solution apparaît : celle d’une transformation radicale de cette société dégradée. Seulement il faut l’abattre d’abord. Apercevez-vous, au terme de ce bilan d’une déchéance universelle, — et celui-là est rédigé avec quel génie, dans quelle admirable langue ! — le dilemme inévitable : ou s’abêtir ou détruire, pour reconstruire sans doute, mais d’après quel plan ?

Voltaire a reculé devant cette conséquence de ses misérables prémisses. L’auteur de l’Histoire contemporaine, de tous ces ironiques tableaux et brossés, eux aussi, avec quelle maîtrise, a eu plus d’audace. Si notre société de prétendus civilisés n’est que cette misère, que cette veulerie, que cette bassesse, pourquoi ne pas tenter une autre expérience ? Pourquoi ne pas hasarder, avec la Révolution, un pari analogue à celui de Pascal : « Pesons le gain et la perte. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. » Il y a pourtant une différence. Pour Pascal, cet argument du pari n’est qu’un procédé de dialectique. Il sait d’une science certaine que vous gagnerez en vous faisant chrétien et qu’en « parient de croire que Dieu est » vous ne risquez littéralement rien. Un Anatole France qui nous invite, lui, à parier pour cette Révolution ne sait pas, il ne peut pas savoir ce qu’elle sera, ni si nous ne nous retrouverons pas, au lendemain de cette expérience-là, dans un monde aussi misérable, — avec un amas de ruines en plus. Mais non. Lui qui a écrit les Dieux ont soif, il ne veut plus se souvenir des enseignements de la Terreur. Le nihilisme, où ses doctrines et son art l’ont confiné, lui est une atmosphère irrespirable. Il s’en évade. La Révolution lui devient une Foi, une Espérance, l’émouvante et consolante exaltation. George Sorel, dans ses Réflexions sur la violence, et son disciple M. Édouard Berth dans son récent et remarquable essai : Guerre des États ou guerre des classes, ont bien montré qu’il y a en effet un mythe révolutionnaire, auquel ils adhèrent d’ailleurs. Il faut lire pour se rendre bien compte du degré où c’est là un phénomène d’ordre religieux les deux chapitres que M. Berth a, dans cet essai, intitulés l’un : la Faillite du sublime bourgeois, l’autre : l’Essor du sublime prolétarien. Quand Anatole France écrivait cette phrase que les journaux du parti affichent volontiers en manchette : « L’Union des travailleurs fera la paix du monde », il ne sentait pas autrement. Il subissait, lui aussi, en prophétisant une chimère aussi évidemment déraisonnable, l’ivresse de l’intoxication du mythe.

IV §

Cette explication du France révolutionnaire est-elle la seule ? On en a donné d’autres. On a prétendu que le désir d’une plus large popularité l’avait égaré. On a rappelé qu’une première version des Dieux ont soif avait paru d’abord en feuilleton sous le titre emprunté à Chénier : les Autels de la peur, et on en a conclu que l’effroi devant les férocités certaines du « Grand Soir » l’avait poussé à prendre contre elles comme une prime d’assurance. De Taine aussi, quand, après la Commune, il s’est rallié à la grande cause de la défense sociale, on a répété : « C’est un monsieur qui a eu bien peur pour ses rentes. » C’est méconnaître naître la loi même de la grande intelligence que de considérer qu’elle soit déterminée dans ses directions d’idées par de mesquins mobiles. Ils peuvent être, car l’intellectuel le plus sincère est bien obligé de se dire : homo sum, des adjuvants. Rendons du moins à France cette justice que nous réclamons pour notre maître Taine, que cette adhésion à la doctrine des dernières années de sa vie fut désintéressée. Il n’a jamais voulu jouer un rôle politique. Jamais il n’a tiré un bénéfice matériel d’une attitude qui l’a séparé de quelques-uns des meilleurs amis de sa jeunesse. C’est bien ce désintéressement qui fait que des partisans aussi combatifs que M. Charles Maurras ne lui en ont jamais voulu. De cette même plume qui vient de nous donner, dans la préface d’une réimpression de sa célèbre Enquête sur la monarchie, la plus vigoureuse réfutation du sophisme révolutionnaire, le grand écrivain royaliste a salué chez Anatole France, au lendemain de sa mort, un mainteneur malgré lui de notre tradition nationale. C’est qu’il y a dans le style du poète de Poèmes dorés et du prosateur de la Rôtisserie une telle entente du génie français, une mise en œuvre si heureuse des vertus héréditaires de notre langue que sa phrase proteste à son insu contre les erreurs qu’elle affirme. Un vieux Latiniste de ma connaissance m’avait communiqué, après je ne sais quelle manifestation bolcheviste où Anatole France s’était laissé mêler, le projet d’une médaille qui l’aurait représenté haranguant une foule en démence, — et, au-dessus, la Muse s’envolant, les mains sur ses yeux, pour ne pas voir ce spectacle et aussi cacher ses larmes. Autour devait être gravé ce texte en exergue :

« Tu quoque, mî filî » sic luget Musa, fugit que.

Le jour même où j’avais appris la mort de l’excellent écrivain, objet de cette inoffensive épi-gramme : « Toi aussi, mon fils, gémit la Muse, et elle s’enfuit », le hasard voulut que je rencontrasse mon Latiniste : « J’ai relu, ce matin », me dit-il, « la pièce divine qui suit les Noces corinthiennes. Vous vous souvenez ? L’auteur à un ami. »

… Car ta vie et la mienne en nos jeunes années
Sont deux lampes brûlant en de calmes travaux.

Et encore :

… Les mortes en leur temps jeunes et désirées,
D’un frisson triste et doux troublent nos sens rêveurs.
Et la fuite des jours, le retour des soirées
Nous font sentir la vie avec d’âpres saveurs…

« J’ai trouvé ces vers si beaux que j’ai un peu changé mon alexandrin.

« Tu quoque, mî filî », sic lugens Musa pepercit.

« Toi aussi, mon fils, dit la Muse en pleurant, et elle a pardonné… »

Nous faisons tous comme la Muse, et nous ne voulons voir dans Anatole France qu’un des meilleurs serviteurs qu’aient eu depuis cinquante ans les Lettres françaises.

X. La leçon de Barrès7 §

Un des plus dignes hommages que les amis d’un grand écrivain mort puissent lui rendre, n’est pas de dire ce qu’ils ont su de son développement et de dégager ainsi la leçon que son œuvre porte en elle ? Ayant connu Maurice Barrès à ses lointains débuts et n’ayant jamais cessé, depuis tantôt quarante ans, de vivre dans son intimité, je voudrais aujourd’hui apporter à sa mémoire ce témoignage qu’il a représenté pour moi un des plus nobles exemples d’ascension intellectuelle auquel j’aie assisté. Je l’ai vu étouffer en lui les germes funestes de quelques-unes des pires maladies de notre âge, s’assainir l’âme, d’étape en étape, et devenir un des meilleurs ouvriers de ce redressement du génie français qui s’est manifesté par le magnifique élan de 1914, l’endurance des quatre terribles années, la victoire enfin de 1918. Ce redressement n’est pas achevé. Les difficultés de l’heure présente le prouvent trop. C’est une raison de plus pour ceux qui restent de méditer cette vie intellectuelle de Barrès et son enseignement.

I §

Je disais que je l’ai connu à ses débuts. C’est, je crois, en 1886 que je lus pour la première fois des pages signées de son nom dans une petite revue qui s’appelait la Jeune France. Il me semble — mais ici ma mémoire n’est pas sûre — que Barrès avait donné là une nouvelle intitulée le Chemin de l’Institut. Présentés l’un à l’autre, peu après, chez un éditeur, il m’entretint de ses projets. Il voulait écrire deux romans, dont j’ignore s’il a jamais tracé même l’ébauche : l’un, le Départ pour la vie ; l’autre, Qualis artifex pereo ! C’était un grand jeune homme au mince visage olivâtre, éclairé par des yeux à la fois ardents et méditatifs. Il avait, dès lors, répandue sur toute sa personne, cette dignité singulière qui imposait le respect. Sa conversation, dans ce temps-là, était volontiers audacieuse, j’entends dans le domaine des idées, et bien séduisante, par un mélange qu’il garda jusqu’à la fin de notations d’un réalisme aigu et de fantaisie. Il avait infiniment d’esprit, o, pour parler plus exactement, d’humour, un comique d’imagination qui ne se monnayait pas en mots à la Chamfort ou à la Rivarol ; mais, d’une phrase, il silhouettait un ridicule, perçait à jour une hypocrisie, déshabillait une attitude. Ce don de la caricature révélatrice lui a servi à graver ces eaux-fortes de la vie politique, ou plutôt politicienne, qui s’appellent : Leurs Figures, les Scènes et doctrines du nationalisme, et surtout Dans le Cloaque. On a souvent cité, à cette occasion, le nom de Saint-Simon. Oserais-je dire que je trouve Barrès supérieur au célèbre duc par la maigreur musclée de sa phrase, et aussi par la justesse de sa vision ?

Mais, à vingt-quatre ans, le jeune homme en train de composer : Sous l’œil des Barbares, dans sa chambre d’étudiant, ne semblait guère s’intéresser aux choses du monde parlementaire. Cet étrange roman idéologique, d’une originalité déconcertante, nous révèle une sensibilité très voisine d’être morbide, associée à un intellectualisme effréné, pour lequel les idées ne sont encore que le plus exaltant des jeux. Mais quelle éloquence déjà ! Quelle musique nouvelle des périodes ! Quel art de toucher les cordes les plus intimes de l’âme ! Je me souviens, comme si c’était hier, de l’après-midi où je commençai de lire ce livre, et de la révélation qui me saisit qu’un beau génie venait de naître. Je me vois allant dans la chère et vieille maison des Débats, demander à M. Georges Patinot, le directeur d’alors, que mon prochain article fût consacré à ce volume d’un inconnu. C’est une des fiertés de ma vie littéraire d’avoir été pour Barrès ce que J.-J. Weiss avait été pour moi, l’aîné qui dit à l’un des chefs futurs de la génération nouvelle le Tu Marcellus eris, si réconfortant à entendre. « Vous m’avez mis en selle », me répétait volontiers Barrès. Il n’avait pas besoin d’un annonciateur pour forcer aussitôt la renommée. C’était à moi de le remercier de m’avoir fait jouer, pour une fois, le rôle de bon prophète en réalisant, et au-delà, cette destinée de gloire que j’entrevoyais pour lui.

II §

Pour bien comprendre la signification de ce livre et de ceux qui suivirent immédiatement : Un Homme libre, le Jardin de Bérénice, l’Ennemi des lois, il faut se remettre dans l’atmosphère spirituelle où respirait un jeune Français de cette époque. Les deux maîtres de la pensée étaient alors Renan et Taine. Très différents l’un de l’autre, ils représentaient une même idée maîtresse : ils professaient tous deux une foi absolue dans l’avenir de la Science, c’était la formule que l’auteur de la Vie de Jésus donnait comme titre à son premier essai. Mais qu’entendaient-ils par la Science ? Exclusivement, si l’on allait au fond de leurs théories, la biologie. Taine n’hésitait pas à l’avouer, quand il écrivait dans son étude sur lord Byron : « La Science approche enfin, et elle approche de l’homme… C’est à l’âme qu’elle se prend munie des instruments exacts et perçants dont trois cents ans d’expérience ont prouvé la justesse. La pensée et son développement, son rang, sa structure et ses attaches, sa  végétation infinie à travers l’histoire, sa haute floraison au sommet des choses, voilà désormais son objet. » J’ai souligné dans cette citation les mots qui caractérisaient, à côté de l’œuvre de Taine, celle de Renan. Nous nous rendons compte aujourd’hui que l’erreur de ces deux grands esprits fut de ne pas reconnaître que ce terme : la Science, n’est qu’une abstraction. Il n’y a pas de Science, il y a des sciences, chacune avec son domaine propre, ses méthodes propres. Les procédés valables pour la physiologie, par exemple, ne le sont pas pour la psychologie, la politique, la religion, la morale. Il n’est pas vrai que l’âme puisse être étudiée avec les « instruments exacts et perçants » dont parlait Taine, et c’est dans ce sens que l’on a pu dénoncer une faillite de la Science, entendant par là, que les sciences naturelles et physico-chimiques s’étaient trouvées impuissantes à expliquer et à coordonner les phénomènes psychiques, c’est-à-dire tout simplement ce qui constitue l’homme : l’intelligence, le cœur et la volonté.

Taine et Renan aboutissaient, qu’ils le voulussent ou non, au déterminisme total. On peut équivoquer sur les mots ; mais la suppression de la liberté implique la suppression de la morale. Un philosophe paradoxal a bien prétendu découvrir une morale sans obligation ni sanction. Autant faire l’hypothèse d’un cercle carré. Imaginez maintenant le jeune Français de 1880 pénétré de ce déterminisme par ses lectures, ses conversations, tous les impondérables qui flottent dans l’air d’un temps. Taine et Renan ne font que codifier la tendance générale du siècle à ce moment de son évolution. Qu’est-ce que le roman naturaliste ? Un effort pour réduire l’art littéraire à la Science, et les manifestes d’Émile Zola le déclarent nettement. Avec ses splendeurs de verbe, la poésie de Leconte de Lisle n’a-t-elle pas pour principe, elle aussi, une évocation rigoureusement scientifique des hommes d’autrefois, des animaux, des paysages ? Écoutez le poète le plus rebelle, croirait-on, par sa délicatesse innée, à cette dure conception, Sully Prudhomme, s’écrier ;

Je m’abandonne en proie aux lois de l’univers.

Qu’il est triste et profond, ce vers si simple, et de quelle mélancolie il est chargé ! C’est que le mot « déterminisme » n’est qu’un docte synonyme du mot « fatalisme », et que le fatalisme lui-même enveloppe la vue la plus pessimiste du monde et de notre destinée. Le jeune Français de 1880 sera donc tout naturellement incliné vers le pessimisme, d’autant plus qu’il a grandi dans un pays vaincu et qu’il subit, sans même s’en douter, l’accablement de l’humiliation nationale.

Il est jeune, cependant, et ses énergies intactes ont besoin de s’employer. Le sentiment de l’universelle nécessité, quand, une fois, il s’empare d’un être, ne lui permet plus de se dévouer à une cause quelconque. À quoi bon, puisque notre action est condamnée d’avance à l’impuissance ? Mais les énergies frémissantes du jeune homme sont elles-mêmes une réalité. Son « moi » existe, et c’est même la seule réalité qu’il atteigne directement. Apercevez-vous maintenant la logique qui, après avoir conduit un Barrès de vingt-quatre ans au « culte du moi », l’entraîne sur le chemin de l’individualisme anarchique ? Il en est tout près. Il va y sombrer. Regardez par quel admirable élan il s’en échappe.

III §

Le « culte du moi », tel que le définit le Barrès de ces romans idéologiques, c’est d’abord une défense contre les « Barbares ». Traduisez ce mot, pris ici dans le sens où le prenaient les Grecs. Le barbare, c’est l’étranger, « l’adversaire », comme il est dit dans le Jardin de Bérénice, celui dont la sensibilité est par essence antagoniste à la nôtre.

C’est ici le cas de rappeler l’adage classique sur le moi qui se pose en s’opposant. Cette affirmation de ses goûts, de ses désirs, de ses élans individuels conduit un Barrès à mieux se connaître. C’est la période qu’il appelait lui-même celle de son enrichissement. Enrichissement par ses voyages d’abord. Ainsi se composent les volumes : Du Sang, de la Volupté et de la Mort ; Antori et Dolori Sacrum ; Greco ou le Secret de Tolède. Enrichissement par l’action, ensuite : à cette lutte contre les barbares, l’analyste a pris un sens plus vif de sa force. Il veut l’éprouver, cette force, sur un théâtre plus vaste, hors de la retraite où il s’était d’instinct renfermé. La curiosité le domine toujours. Notons ici, entre parenthèses, combien est faible la trace de l’aventure boulangiste dans ses écrits. Il a considéré qu’elle n’était encore qu’une des expériences d’un dilettantisme dont il allait violemment sortir.

Au mois d’août 1922, en tête de la préface qu’il donnait aux Souvenirs d’un officier de la Grande Armée, — cet officier n’était autre que son grand-père, — Barrès disait : « J’ai toujours projeté d’établir pour moi-même, sous ce titre : Ce que je dois, un tableau sommaire des obligations qu’au cours de ma vie j’ai contractées envers les êtres et les circonstances. » Il est émouvant de songer que le journal intime écrit par Marc Aurèle « pour lui-même » commence par un souci pareil de reconnaître sa dette envers ses bienfaiteurs moraux. Que Baudelaire a écrit de beaux vers sur cette correspondance des nobles âmes à travers les siècles :

Et c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité !…

Cette espèce de « livre de raison », le Barrès de l’Homme libre l’avait commencé du jour où il s’était posé cette question : — Ce moi, dont j’ai instauré la liturgie, cette sensibilité qui me soutient, qui me pousse, qui m’exalte, cette pensée qui me permet de m’associer à tant de spectacles de l’univers, à tant de légendes de l’histoire, d’où tout cela me vient-il ? — La réponse ne fut pas une fulguration. C’est lentement, par une analyse, prolongée des années, qu’elle se formula en lui de plus en plus consciente : « Si je suis un artiste, un poète », devait-il déclarer dans cette même préface, « je n’ai fait qu’exécuter la musique qui reposait dans le cœur de mes parents et dans l’horizon où j’ai, dès avant ma naissance, respiré. » C’est là le premier pas hors du dilettantisme et de l’anarchie : discerner que l’on est d’une famille et d’un pays, que l’on a derrière soi une terre et des morts. Vous reconnaissez l’expression familière à Barrès, où il résumait les postulats de son traditionalisme émotif, devenu, avec le travail de la réflexion, le traditionalisme tout court ; la conviction que la véritable culture du moi, c’est l’enracinement, que la force individuelle grandit par son incorporation à un ensemble, que notre activité personnelle doit, pour être complète, s’insérer dans un organisme collectif. « Celui qui aura voulu sauver son âme la perdra, celui qui l’aura renoncée la trouvera. » Ce précepte de l’Évangile ne vise pas seulement le monde surnaturel. Il est vrai aussi dans le domaine des réalités naturelles. L’homme est d’autant plus lui qu’il accepte de n’être qu’un moment de sa patrie et de sa race. La leçon de Barrès, la voilà. Elle explique toute la direction de sa féconde maturité.

IV §

Sa patrie, donc, c’est la France et, plus particulièrement dans la France, la Lorraine. Mais comment servir la France dans la Lorraine ? En comprenant le rôle particulier que cette province joue dans la synergie française. Sa position géographique l’indique. Nous saisissons ici un bienfait de la discipline apprise chez Taine. Barrès sait que la configuration physique d’une contrée commande son histoire. La Lorraine est notre Marche de l’Est. — Marche militaire, c’est trop évident, mais l’écrivain laisse aux spécialistes la tâche de traiter le problème tout technique de cette défense-là. Marche intellectuelle. Il est ici dans son domaine. Qu’y a-t-il au-delà des Vosges ? Le bord du monde germanique, rivage mouvant et qui tantôt recule jusqu’au Rhin, tantôt le dépasse pour déferler sur nous. Barrès aura désormais pour tâche de la défendre, cette Marche intellectuelle, en la magnifiant. Ce sont ses propres termes : « J’ai travaillé à la défense de l’esprit français contre le germanisme. J’ai magnifié la Lorraine. » Les Bastions de l’Est, ainsi a-t-il appelé trois de ses livres : Au service de l’Allemagne, Colette Baudoche et le Génie du Rhin. Ce dernier titre correspond à une vision plus profonde encore du rôle de la Lorraine. Une province de frontière n’est pas seulement un mur dressé contre l’ennemi. Elle est un point de contact, ou encore, si l’on veut bien excuser la trivialité de cette métaphore, elle est un filtre. Notre Marche de l’Est a cette double fonction de nous préserver de l’Allemagne et de nous permettre de recevoir l’apport du génie allemand dans ce qu’il peut avoir d’assimilable pour nous et de bienfaisant. La mort surprit Barrès l’avant-veille du jour où il devait parler à la Chambre sur la Rhénanie. Après avoir, dans son admirable campagne de presse, aidé de son mieux, entre 1914 et 1918, à la lutte contre la Germanie destructrice et envahissante, il rêvait de la création, au-delà de l’Alsace, d’un État indépendant où une sorte de fusion de l’esprit germanique et de l’esprit latin fût possible. C’eût été le chapitre final de sa Chronique de la Grande Guerre, dont les quatorze volumes attestent quelle passion émouvait en lui ce service de la frontière qu’il a doublé d’un autre service, et c’est une part bien intéressante de son œuvre, celui de la Latinité.

Il avait en effet, très ancrée en lui, l’idée que la France représente un des accomplissements de la civilisation méditerranéenne. Il considérait que ce grand lac intérieur qui va du détroit de Gibraltar à l’Égypte et à l’Asie Mineure a vu s’élaborer sur ses rivages la plus haute culture que l’homme ait connue, et que notre pays en est un des dépositaires. Il disait, toujours au cours de cette préface, que j’appellerais testamentaire : « J’ai raconté un peu d’Espagne et d’Asie… J’avais vu mon père s’enchanter, à Charmes, toute sa vie, des images rapportées d’un voyage qu’il fit, vers 1850, en Algérie, en Tunisie et à Malte. » Lui-même avait voulu la parcourir en son entier, cette Mare nostrum de nos ancêtres romains. Il avait, au début de 1914, poussé jusqu’en Syrie, et son dernier travail aura été de mettre au point ses notes de voyage. Elles ont paru dans la Revue des Deux Mondes, sous le titre modeste d’une Enquête aux pays du Levant. Elles nous montrent certes le Barrès des émouvantes vibrations lyriques, le poète d’un style magique et si frémissant, mais aussi le serviteur, — j’en reviens à ce terme, pour moi le plus beau de la langue, — qui veut se rattacher, je le cite de nouveau lui-même, «  à une collectivité plus forte. » C’est la France qu’il cherche en Orient, c’est l’action de nos religieux qu’il va étudier pour les défendre à son retour, parce qu’il voit dans nos missions d’Asie, lui qui a déploré la « grande pitié » de nos églises, des bastions encore, dressés contre cette Germanie tentaculaire, aussi active là-bas qu’ici, avant la débâcle qui l’a momentanément paralysée.

V §

Un de nos amis communs, à Barrès et à moi, le toujours regretté Léon de Montesquiou, l’auteur du Réalisme de Bonald, tombé au champ d’honneur à Souain, en Champagne, le 25 septembre 1915, avait jeté dans une de ses lettres cette noble phrase qui figure aujourd’hui sur son image mortuaire : « Je veux me perfectionner, m’épurer, me grandir. » J’aime à associer son souvenir à celui du rare écrivain qu’il admirait, en rappelant cette ligne, bien simple, mais qui résume le programme d’une vie vraiment digne d’être vécue. Ce programme, Barrès l’a réalisé, avec une constance qui le range parmi ces héros littéraires que Carlyle nous invitait à honorer entre tous. J’aurais voulu le mieux dire et aussi raconter l’homme, le charme et la sûreté de son commerce, la grâce et le mordant de son esprit, sa gentillesse. Mais ces souvenirs intimes sont trop amers à évoquer devant une tombe si soudainement ouverte. J’ai essayé de rendre à mon ami, comme je le disais en commençant, l’hommage qu’il eût préféré, j’en suis sûr, en traçant la courbe de sa pensée et en indiquant qu’elle a toujours monté. Puisse la leçon de cette belle vie d’un grand intellectuel, qui a su être un bon citoyen, servir de modèle aux jeunes gens de la génération qui vient et qui ont à servir la France dans la victoire, comme ce magnanime aîné l’a servie si longtemps dans la défaite. Elle a tant besoin de bons ouvriers pour l’achever, cette victoire. Comme celui-là va lui manquer !

XI. Deux types d’éthique intellectuelle §

I. — L’éducation par le métier : M. Louis Bertrand15 §

On excusera ce qu’il y a de pédant et d’abstrait dans le titre de cette page, consacrée au fier écrivain que l’Académie a honoré l’autre jeudi, s’honorant ainsi elle-même. Toute la presse a dit les mérites de ces livres, célèbres à la fois dans le public et chez les lettrés : l’Invasion, le Saint Augustin, le Sanguis Martyrum, l’Infante, le Louis XIV, pour n’en citer que quelques-uns pris au hasard. Elle a reconnu cette imagination puissante, servie par une érudition à la fois vaste et minutieuse, ce style éloquent et coloré qui s’apparente à Flaubert, cette intensité dramatique qui rappelle le Barbey du Chevalier Destouches et de l’Ensorcelée, et cela sans imitation, par l’originalité d’un des plus vigoureux tempéraments littéraires qui aient paru depuis cinquante ans. Je voudrais, dans une note forcément trop brève, indiquer la ligne de développement de ce beau talent, la discipline que son instinct d’abord, puis sa réflexion, lui ont imposée. « Éthique », écrivait un vieil auteur, « laquelle nos enseigne à governer nos mesmes… » Il y a chez M. Louis Bertrand une œuvre et un exemple. C’est cet exemple qu’il faut dégager. Il illustre, une fois de plus, cette loi supérieure de l’artiste littéraire, si méconnue par tant de débutants et qui se résume en ces quelques mots — que de fois je les aurai répétés, jamais assez — : faire son œuvre à travers son métier, et son esprit à travers son œuvre.

Celui-ci sort de l’École normale vers 1888, je crois. Il est nommé professeur à Aix, d’où il va sans cesse à Marseille. Je me rappelle encore, après un si long temps, l’impatience irritée des jeunes maîtres qui nous arrivaient de cette même École, dans la ville d’Auvergne où j’achevais mes études. Que de confidences j’ai reçues, depuis, de camarades épris de littérature, normaliens pareillement, envoyés hors de Paris et se morfondant à faire la classe parmi les provinciaux, loin du « vrai pays de gloire », pour parler comme Baudelaire, c’est-à-dire du boulevard et des coteries, de ces petites chapelles où s’organisent les snobismes de la mode ! « Les gens de qualité portent les fleurs en bas ? » demande M. Jourdain à son tailleur. — « Oui, monsieur. » — « Oh ! voilà qui est fort bien. J’en aurai donc. » C’est pourtant ce médiocre prestige des fausses renommées que regrettent tant d’apprentis-écrivains, condamnés à l’exil par la nécessité du pain quotidien. Les moins bien doués se résignent et renoncent aux hautes ambitions de culture. Les plus audacieux démissionnent et reviennent tenter leur chance dans cette loterie des journaux où se sont usés tant de brillants esprits. J’ignore si l’auteur du Sang des Races a promené d’abord, dans le tumulte de la Canebière, quand il s’y rendait, des nostalgies de cet ordre et s’il est remonté, le soir, jusqu’à la gare de Saint-Charles, pour se repaître des gazettes parues le matin sur le boulevard. Mais non. Son travail d’enseignement achevé, il est venu là tout simplement regarder les gens autour de lui. Il les a écoutés. Il a essayé de les comprendre. Il a senti qu’il se trouvait en présence d’une réalité très étrangère à ses précédentes expériences, qu’il lui fallait se représenter dans ses effets et dans ses causes. Son génie intérieur l’avertissait qu’avant tout, un peintre a besoin de se choisir un modèle. Ces visites dans cette cité, si différente de la Lorraine où il avait grandi et du séminaire de la rue d’Ulm, lui en donnait un et magnifique. Je l’imagine, allant et venant, sur ce port qui est la première des escales du Levant, et son intérêt à considérer les arrivées et les départs, puis sa rentrée dans sa chambre, à Aix, pour consigner ses notes prises à même cette humanité si féconde en évocations lointaines, si chargée d’éléments significatifs. Des Italiens, des Espagnols, des Grecs, des Égyptiens, des  Arabes, mettent dans telle salle de café, où ils sont à fumer et à bavarder, au coin de Naples, de Barcelone, d’Athènes, du Caire, de Constantinople. Quelle puissance magique les a réunis dans cette Cosmopolis grouillante et brutale ? Mais cette mer dont les lames déferlent à l’horizon, par-delà le vieux port et le bassin de la Joliette. C’est elle qui a tenté ces voyageurs, riverains de l’immense lac, fermé à l’orient par l’Asie, au midi par l’Afrique, au nord et à l’occident par notre Europe. Et voici que l’érudition gréco-latine acquise par l’agrégé des lettres et dont il communique à ses élèves ce qu’ils peuvent en recevoir, s’anime pour lui d’une vie singulière. Les poètes qu’il n’a jusqu’ici connus et admirés que dans leur art, un Homère, un Eschyle, un Sophocle, un Théocrite, un Virgile lui apparaissent dans leur vérité vivante. Eux aussi, ne furent-ils pas des riverains de cette Méditerranée autour de laquelle s’est formée toute notre civilisation ? M. Louis Bertrand n’hésiterait pas à dire : toute civilisation, et comment regarder l’univers actuel sans être tenté de penser comme lui ?

À travers son métier, — disais-je. Le professeur d’Aix-en-Provence pourrait, riche de ces premières impressions, rentrer à Paris et les monnayer en articles ou en récits. Il reste professeur et demande une chaire au lycée d’Alger. Il connaît le bord provençal du lac sacré, il veut étudier la côte d’en face, la Libye, comme les Romains l’appelaient, et un aspect nouveau lui apparaît, de cette réalité méditerranéenne que les quais de Marseille lui avaient révélée. Cette Afrique, considérée par nous comme un des fiefs du mahométisme et que nous croyons avoir conquise sur l’Islam, nous l’avons reconquise. Elle était restée, sur toute cette partie que nous dénommons l’Algérie, profondément, intimement romaine, par-dessous la couche de mœurs musulmanes qui nous a fait si longtemps illusion. Notre rôle est de la romaniser de nouveau pour la rendre à ses traditions véritables. Mais la romaniser, c’est aussi la christianiser. En creusant sur les lieux, d’après les textes et les monuments, ce problème de notre Afrique du Nord, M. Louis Bertrand est arrivé à cette conclusion, qui fut également celle d’un autre Africain, uniquement militaire celui-là, et qui a fait aussi son œuvre — trop vite interrompue, hélas ! — à travers son métier, et son esprit à travers son œuvre, Ernest Psichari, le romancier, le chroniqueur plutôt du Voyage du Centurion. Écoutez-le, parlant de lui-même sous le pseudonyme de l’officier Maxence, nouveau venu en Mauritanie : « Il est l’envoyé de la puissance occidentale. Ce sont vingt siècles de chrétienté qui le séparent des Maures. Cette puissance, dont il porte le signe, c’est elle qui a repris les sables au Croissant d’Islam, et c’est elle qui traîne l’immense croix sur ses épaules. » Le rôle de la France en Afrique, les deux témoignages convergent, c’est donc, je le répète, de la christianiser, et, ce faisant, elle continuera simplement le travail commencé par les grands Latins de l’Empire dont nous sommes, dans le pays de saint Augustin et de saint Cyprien, les légitimes héritiers. À ces deux évêques, celui d’Hippone et celui de Carthage, M. Bertrand a consacré deux de ses meilleurs livres : le Saint Augustin que chacun connaît, et le Sanguis Martyrum. N’est-il pas bien remarquable que ce retour du soldat, fanatique de l’armée, et du lettré, passionné de culture, à la vieille Église catholique se soit accompli presque au même moment de leur vie, sous cette influence de la terre d’Afrique, où un autre Français, le Père de Foucauld, si fortement peint par M. René Bazin, a mené et fini, avec tant d’héroïsme, son admirable existence d’apôtre et de martyr ?

« L’Afrique du Nord », est-il écrit dans la préface des Villes d’or, « est une école d’énergie. » Reconquérir un domaine perdu, c’est, en effet, se battre. La guerre actuelle que nous avons dû soutenir contre Abd-el-Krim atteste que la période de lutte avec l’usurpateur musulman n’est jamais finie. M. Louis Bertrand, au cours des dernières pages qu’il publiait sur l’Égypte, dans un tout récent numéro des Œuvres libres, est revenu avec plus de force encore sur cette idée, développée jadis dans le Mirage oriental, que la christianisation de nos possessions africaines, notre devoir historique, est aussi notre sécurité. Cette christianisation, si elle est une œuvre de justice, est aussi une œuvre de force. Psichari disait dans son Voyage du Centurion : « Si Maxence regarde l’épée immuable avec amour, pourquoi donc détourne-t-il ses yeux de l’immuable croix ?… » Pour le dénonciateur du Mirage oriental, la défense de la croix veut que le croyant sache tenir l’épée, parce qu’il est sous le coup d’une menace perpétuelle et que cette civilisation traditionnelle, dont la France a été, après Rome, le meilleur soldat, pourrait être ruinée demain par l’invasion des races inférieures que travaille en Orient une sourde et constante fermentation de révolte contre nous. Ici se retrouve l’homme de la Lorraine, le fils de cette Marche de l’Est où le « sens de l’ennemi » — c’est une autre de ses formules — demeure la vertu héréditaire. Ses voyages autour du grand lac intérieur lui ont appris que la France a, tout au long de son histoire, rencontré cette obligation de la lutte armée contre les possesseurs de tous ces rivages. Elle a triomphé, parce qu’elle était organisée et commandée, et aussitôt la leçon religieuse de la Méditerranée se complète par une leçon politique. Le culte de M. Louis Bertrand pour Louis XIV, qui a déconcerté les préjugés démocratiques de notre époque d’anarchie, n’est, chez l’écrivain, que le culte de l’ordre français, incarné dans le roi le plus soucieux de l’honneur national qui fut jamais. En traçant de lui ce portrait héroïsé, il a voulu nous aider à prendre une conscience plus claire de la mission de notre patrie, — et ainsi servir.

J’ai souligné, de nouveau, le mot : servir. Il marque le terme auquel aboutit le développement de sa pensée chez un homme de lettres qui aurait pu, comme tant d’autres de sa génération, n’être qu’un dilettante et qu’un esthète. Le sentiment du sérieux de son art lui a fait mépriser les jeux stériles de l’esprit et les vanités dégradantes de la vogue. Le Maître que j’ai le plus respecté dans ma vie, M. Taine, écrivait, dans le dernier chapitre de son premier livre et à propos d’un de ses aînés, cette phrase que je ne saurais relire sans le revoir, avec son visage consumé de labeur : « Suivre sa vocation, chercher dans le grand champ du travail l’endroit où l’on peut être le plus utile, y creuser son sillon ou sa fosse, voilà, selon lui, la grande affaire. Le reste est indifférent. » Ce généreux programme, l’auteur de Saint Augustin l’a réalisé plus de trente ans durant, sans une défaillance. Le sillon a été creusé, droit, profond, allant très loin, et une moisson a poussé de nobles livres auxquels, grâce à Dieu, s’adjoindront d’autres. Il faut maintenant qu’il dise ce que fut cet autre grand Lorrain et grand serviteur du pays auquel il succéda sous la coupole, notre cher Maurice Barrès. Cette succession-là, c’est vraiment la course du flambeau, Et quasi cursores pietatis lampada tradunt, faut-il dire, en ajoutant au vers de Lucrèce ce mot, essentiel ici, de piété. Piété envers les Lettres — piété envers l’Église, — piété envers la France.

II. — L’éducation par le pays : M. Henry Bordeaux. §

De tous les écrivains qui composent aujourd’hui ce que l’on pourrait appeler la jeune école traditionnelle, M. Henry Bordeaux est celui peut-être dont les romans sont allés le plus vite au grand public. Il est aussi l’un des plus représentatifs. C’est le moment de fixer en quelques traits cette physionomie intellectuelle, Né en 1870, le romancier de Roquevillard arrive à cet âge qui marque la maturité pour les talents, comme le sien, faite de réflexion autant que de passion. Son œuvre promet de grandir encore. Elle est assez considérable pour qu’on en détermine, à coup sûr, les grandes lignes dès à présent.

Je disais que le développement de cet écrivain est très représentatif. Entendez par là que certains traits de la nouvelle génération littéraire se trouvent être fortement marqués en lui. Le premier de cet effort de réenracinement — on voudra bien excuser ce néologisme nécessaire — reconnaissable depuis quinze ans environ chez la plupart des nouveaux venus. À l’exemple de M. Maurice Barrès qui s’est appliqué avec une méthode, si patiemment suivie, à cultiver la Lorraine en lui, ces jeunes gens ont à cœur d’être d’un pays, de s’y retremper s’ils l’ont quitté, de s’en pénétrer davantage encore, si un sort plus heureux leur a permis d’y séjourner. M. Henry Bordeaux appartient à ce second groupe, celui des favorisés. Petit-fils de magistrats savoyards, il a vu le jour à Thonon, dans la ville même d’où sa famille est originaire. Il y a grandi, enfant. Il y a vécu, jeune homme. Il y vit, homme fait, une grande partie de l’année. De là dérive chez lui cette qualité pour laquelle il faut emprunter un terme à la chimie : la saturation. Chaque fois qu’il parle des choses et des gens de son pays, on a l’impression qu’il lui reste à en dire beaucoup plus qu’il n’en dit, qu’il garde, dans son esprit et dans son cœur, une profonde réserve d’images et de souvenirs. On a l’impression aussi, qu’entre ces paysages et ces mœurs d’une part, sa sensibilité de l’autre, il existe un intime, un indestructible rapport. Il a parlé quelque part de « l’aptitude des lieux à former les âmes ». Et c’est partout, dans ces récits, ce mariage heureux de l’âme et des horizons. De quel accent il évoque le lac savoisien que Lamartine a chanté, mais sans en dégager la physionomie particulière, les aspects individuels. « Il s’était endormi », écrit M. Henry Bordeaux, « avec nonchalance, avec douceur. De sa voix de sirène, il appelait… » Et ailleurs : « Il faut ainsi, pour saisir cette âme du grand lac, des lumières atténuées, le calme, le silence, l’automne, qui augmentent sa force poétique et cette tristesse des eaux qui l’humilient en le faisant ressembler à un grand étang, et qui, en l’humiliant, le rapprochent et le rendent plus familier… » Il en parle comme d’une personne, et ce n’est pas chez lui un artifice de rhétorique. Chaque coin de sa province lui est réellement une personne. Écoutez-le racontant, au début de la Peur de vivre, la traversée de Chambéry par un de ses héros, Marcel : « Ils traversèrent Chambéry, capitale ensommeillée de la Savoie, que décore, comme un panache militaire, son château historique, fier et léger sur le fond du ciel… » Sentez-vous frémir en lui l’orgueil du pays natal ? Ce titre d’un de ses premiers romans pourrait être celui de presque toute son œuvre.

Un second trait de M. Henry Bordeaux, et qui, allié au premier, en augmente encore la valeur, c’est que ce raciné a su donner à sa sensibilité, si locale, la plus large culture et la plus nourrie d’intelligence. Cet amoureux de sa province a été aussi un amoureux des Lettres et qui a eu la curiosité de toutes les formes de la pensée. Une grande partie de son œuvre, Ames modernes, Sentiments et Idées de ce temps, les Écrivains et les Mœurs, Vies intimes, Pèlerinages littéraires, je cite au hasard, relève du genre assez improprement appelé critique. Encore aujourd’hui, cette curiosité de la littérature n’est pas épuisée chez le romancier. Je n’en veux d’autre preuve que les pages qu’il donne régulièrement à la Revue hebdomadaire8 sous cette rubrique : la Vie au théâtre, essais de premier ordre et qui montrent un intellectualisme attentif et passionné, aigu et patient à la fois, toujours aux aguets et qu’aucun des courants contemporains ne laisse indifférent. La lecture des Roquevillard et celle surtout du dernier volume publié par M. Bordeaux : le Carnet d’un stagiaire, témoignent d’une nuance très spéciale de cette culture. Fils d’avocat et appelé en 1896 à prendre lui-même la succession de son père, l’écrivain a mis en pratique le grand principe partout empreint dans l’œuvre de Gœthe. Il a, — cette expression est de Marc-Aurèle, mais elle pourrait, elle devrait être du maître de Weimar, — il a, dis-je, « fait de l’obstacle la matière de son action ». Il s’est imposé cette solide instruction professionnelle qui est la meilleure gymnastique de l’esprit. Il a su le droit et la chicane comme il savait les poètes, les romanciers, les essayistes de son époque et de toutes les époques, les mémorialistes aussi. Le récit qu’il a publié en 1905 sous ce titre : Jeanne Michelin, chronique du dix-huitième siècle, révèle un lecteur très averti à qui n’a pas échappé l’extrême intérêt du document rédigé par Soulavie sur la Vie privée du maréchal de Richelieu. Si vous parcourez le sommaire de cet autre recueil d’études : Portraits de femmes et d’enfants, vous constatez la variété des figures historiques qui ont posé devant le peintre, autant dire la diversité singulière et l’ampleur de son érudition. Ajoutez à cela que l’auteur des Pèlerinages romanesques a voyagé, que ce fervent du pays natal n’en a pas été le prisonnier, qu’il a éprouvé ses points de vue de Savoisien par la comparaison de sa province avec Paris et de la France avec l’étranger. Vous vous rendrez mieux compte du travail énorme qui se cache sous les fictions d’un romancier moderne.

Ce romancier-ci — et c’est le troisième trait par lequel il est vraiment un exemplaire très significatif de sa génération — n’est pas seulement un peintre savoureux des mœurs locales et un intellectuel dressé aux meilleures disciplines. Il est aussi — je le disais en commençant ce hâtif « crayon » d’un artiste littéraire qui mériterait un de ces portraits, touffus et nuancés, à la Sainte-Beuve — un traditionnel. Il l’est par instinct, aimant sa petite patrie de cet ardent amour. Il l’est par réflexion, ayant justement appris, dans l’enquête si étendue à laquelle il a voué sa jeunesse, à juger ses émotions, à les coordonner, à les raisonner. Il est ainsi arrivé à discerner qu’il existe des lois de la vie humaine et à reconnaître que ces lois sont conformes à celles que la coutume, cette expérience inconsciente des siècles, avait dégagées lentement et sûrement. Toute une philosophie est enveloppée dans cette vue qui semble si simple et qui est pourtant si nouvelle : à savoir que les sociétés, ayant duré, ont dû, pour durer, obéir aux règles de la santé collective. Si l’on veut établir ces règles, ce n’est donc pas une construction idéologique qu’il faut entreprendre, ce sont des observations qu’il faut dégager. C’est proprement l’application de la méthode scientifique à la vie morale et sociale. Le traditionalisme par positivisme, ce mouvement de conséquence incalculable et qui renouvelle en ce moment toute la pensée française, en est sorti. M. Henry Bordeaux est un des bons serviteurs de cette forte doctrine. N’allez pas en conclure que ses romans, auxquels j’arrive, soient des traités de morale ou de régionalisme, ni qu’il ait méconnu cette première condition de l’art : représenter d’abord la vie en tant que vie. Il l’a comprise, et personne n’est plus préoccupé que lui du drame et du dialogue, du mouvement dans ce drame et de la passion dans ce dialogue. Nul ne s’est plus soucié que lui d’être intéressant, simple formule et si profonde, mais il a compris aussi que l’intérêt dramatique et sentimental n’est pas complet s’il ne s’achève sur une suggestion d’idées.

Il y a une différence sur laquelle il ne faut pas se lasser de revenir, entre la littérature ainsi traitée, je veux dire la littérature à idées et la littérature à thèses. Pour n’avoir pas bien saisi cette différence, les maîtres de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, Flaubert en tête, ont abouti à cette formule de la constatation brutale et sans signification qui s’est appelée le naturalisme. Ils avaient très nettement vu le vice rédhibitoire de la littérature qui veut démontrer : la réalité faussée en vue de la preuve, et aussi l’illogisme que l’on commet à induire une loi générale d’un exemple particulier. Tel n’est pas le cas lorsque l’écrivain, romancier ou dramaturge, se propose uniquement de suggérer une hypothèse à l’occasion d’un groupe défaits qu’il a colligés. Ne prétendant pas à la rigueur d’une démonstration absolue, il peut être largement, librement impartial. Cela seul, qu’il vous présente sa conclusion à titre de probabilité, de possibilité plutôt, vous est une garantie qu’il est lui-même à l’état de recherche. C’est Claude Bernard instituant une expérience et disant : « Tout se passe comme si… » C’est Trousseau dressant un tableau clinique et vous proposant une interprétation. Si le physicien et le clinicien ne passent pas du premier stade au second, l’expérience n’est qu’une amusette plus ou moins ingénieuse, le tableau clinique qu’un fait divers d’hôpital plus ou moins saisissant. Il en va de même de ces peintures de la vie humaine, romans ou comédies, dans lesquelles l’auteur a tenté de se réduire au rôle d’enregistreur, de plaque photographique posée devant un objet dont elle retient le dessin, le relief, la couleur, sans rien éprouver elle-même. D’ailleurs, cette sorte d’objectivité n’est pas seulement une mutilation, elle est impossible. La plaque photographique ne regarde pas, et l’artiste littéraire regarde. Regarder, c’est toujours choisir, — et choisir, c’est sentir et c’est penser.

Quand un écrivain a travaillé longtemps avec cette méthode, quand, à l’occasion de chaque épisode raconté dans un roman ou montré dans un drame, il s’est efforcé de dégager les causes par une hypothèse, de penser enfin son sujet, tout en le peignant, il arrive que ces hypothèses se rejoignent, que ces idées de détail aboutissent à une idée d’ensemble, qu’une philosophie sort de son œuvre. Le lecteur des romans déjà nombreux de M. Henry Bordeaux : le Pays natal, la Voie sans retour, la Peur de vivre, la Croisée des chemins, les Yeux qui s’ouvrent, la Robe de laine, les Roquevillard, — je cite au hasard encore, — s’il essaie de résumer les réflexions suggérées en lui par ces récits, reconnaîtra que ces évocations de mœurs tournent toutes autour d’un thème central, celui de la famille, Dans une remarquable étude publiée par le Correspondant sur M. Henry Bordeaux, un critique judicieux, M. Joseph Ferchat, a dit cela excellemment. Il a inscrit en tête de son essai ces mots d’un élève de Le Play : « C’est la famille qui est la véritable molécule sociale, non l’individu. » Il aurait pu y joindre ces lignes de Balzac : « Aussi regardais-je la famille, non l’individu, comme le véritable élément social », et celles-ci de Bonald : « La société se compose de familles, et non d’individus », et encore ces paroles de Comte : « La cellule sociale est la famille et non l’individu ». La phrase des Roquevillard que M. Ferchat détache en face : « Il n’y a pas de beau destin individuel. Il n’est de grandeur que dans la servitude. On sert sa famille, sa patrie, la science, un idéal, Dieu… » apparente du coup M. Henry Bordeaux à la même philosophie. Dans aucun de ses romans elle n’apparaît avec plus de force que dans ces Roquevillard, auxquels cette épigraphe est empruntée. C’est, à mon sens, le livre, non pas le meilleur, — il est toujours hasardeux de porter de pareils jugements, — mais le plus caractéristique de la manière de l’auteur, celui aussi où son idée maîtresse est le plus fortement précisée.

Cette idée consiste à considérer la famille comme la grande protectrice de la force individuelle. Dans cette tragédie privée quelle figure se détache avec le relief le plus puissant ? Celle du père, de ce François Roquevillard que le début du roman nous montre occupé à surveiller la vendange dans le domaine héréditaire. Il regarde « la maison de campagne et les communs bâtis de pièces et de morceaux, ensemble d’une harmonie contestable, mais expressif comme un visage de vieillard où toute une vie se résume. Ici, c’est le passé d’une forte race, fidèle à la terre natale… » Ce vieux Roquevillard est un avocat, fils d’avocat, dont les ancêtres ont tous été des gens de loi. « Ils ont donné des bâtonniers au barreau de Chambéry, des juges, des présidents à l’ancien Sénat provincial, et à la nouvelle cour d’appel un conseiller qui, pour mourir chez lui, refusa tout avancement. » Regardez-le maintenant face à face avec une atroce épreuve : son fils accusé d’un vol et vraisemblablement. Le jeune homme a enlevé une femme mariée qui a cru pouvoir emporter de chez elle une somme égale au montant de sa dot. Le mari incrimine l’amant sur qui pèsent des charges terribles et qui ne veut pas se justifier en accusant lui-même sa maîtresse. Voyez le père se redresser contre l’outrage, et tout d’abord sacrifier à l’honneur du nom ce domaine que les siens ont fait. Écoutez-le ensuite plaider pour son fils devant le tribunal et attester les morts, leurs morts, afin de prouver son innocence : « La famille n’est-elle qu’une grande force matérielle exprimée visiblement par la continuité du patrimoine ? N’est-elle pas autre chose encore : une chaîne solide de traditions, une hérédité d’honneur, de probité, de courage ?… Comment le descendant de tant d’honnêtes gens se serait-il subitement mué en criminel ?… » Écoutez-le encore parlant à ce fils : « Qu’est-ce que la vie d’un homme, qu’est-ce que ma vie, si le passé et l’avenir ne leur donnaient leur véritable sens ? Tu l’avais oublié lorsque tu poursuivis ton destin individuel. » Quelle vigueur dans cette physionomie du chef de famille, et quelle richesse de personnalité encore dans sa fille, cette Marguerite Roquevillard qui répond si simplement quand son père la consulte sur la vente du domaine : « Sauvez Maurice. Si vous pensez que la vente de la Vigie soit nécessaire, n’hésitez pas à la vendre… En tous cas, prenez ma part. » Quel contraste avec l’indigence morale de ceux des membres de la famille qui ont abandonné la tradition, le neveu par exemple ! Celui-là s’est imprégné des théories nouvelles sur le droit de chacun au bonheur : « Son risque lui est personnel », dit-il en parlant de son cousin. « La solidarité de la famille n’entraîne plus la déchéance de tous par la faute d’un seul… Nul n’est tenu des dettes d’autrui quand ce serait son père, son frère ou son fils. L’argent que je gagne est à moi. De même mes bonnes et mes mauvaises actions… » Le romancier n’a pas besoin de prendre parti. La simple comparaison de ce mesquin et pauvre égoïsme avec la magnanime, l’opulente sensibilité du vieux Roquevillard et de sa fille éclaire d’une lumière aveuglante la grande loi sociale qui domine non seulement ce débat, mais l’existence même de ces créatures humaines. « Quand une lecture », dirai-je en modifiant un peu une phrase célèbre de La Bruyère, « vous éclaire la vie et qu’elle vous suggère des idées justes et fécondes, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l’ouvrage, il est bon et fait de main d’ouvrier. » Jeune encore, M. Henry Bordeaux a fait de main d’ouvrier, outre les Roquevillard, plus d’un ouvrage qui mérite cet éloge. Notre génération a vu s’en aller les uns après les autres tant de maîtres du roman : Flaubert, Feuillet, Goncourt, Barbey, Cladel, Daudet, Arène, Zola, Fabre, Maupassant, Huysmans, quelques-uns si jeunes, comment ne saluerions-nous pas avec une espérance émue les nouveaux venus qui nous illustrent par leurs travaux le vers symbolique de Virgile, le uno avulso, non déficit alter ?

Puisse cet héritier des maîtres disparus l’enrichir, de beaucoup de livres égaux aux Roquevillard, cet héritage sacré ! Puisse-t-il, malgré ses succès de critique et déjà de dramatiste, persévérer dans cet art du roman, — le plus riche, le plus noble, le plus complet de tous !

XII. Les lettres d’Augustin Cochin §

I §

J’avouerai, en commençant cette note sur les lettres d’Augustin Cochin, que publie son fils Henry, ne point partager le goût excessif de notre époque pour les correspondances des hommes connus, pas plus que pour leurs mémoires ou leurs journaux intimes17. Les renseignements recueillis ainsi semblent les plus sûrs. Ils sont trop souvent les plus inexacts et de la pire inexactitude, celle de la demi-sincérité. L’égotiste qui tient son journal, et qui prend chaque soir des fiches sur ses états d’âme ou sur les faits et gestes de son entourage, fausse sans cesse sa vision de sa propre personne et de celle des autres, tantôt par vanité inconsciente, tantôt par malveillance, tantôt — ce fut le cas des Goncourt — par une aveugle et confuse acceptation des moindres racontages. Le mémorialiste, lui, pour peu qu’il ait été mêlé aux affaires publiques, est un survivant partial que ses passions doivent rendre bien suspect, — Saint-Simon en reste le plus remarquable exemple, — et surtout cette déformation inévitable du passé, qui veut que notre mémoire et notre imagination se travaillent constamment l’une l’autre. Écoutez un narrateur rapporter un événement auquel vous avez assisté. Neuf fois sur dix, son récit diffère par quelque détail du souvenir que vous gardez. Vous avez, tous les deux, donné un involontaire coup de pouce à la réalité. Quant aux lettres, le principe de déformation n’est pas moins évident. Écrire à quelqu’un, c’est l’évoquer, et, par suite, se représenter l’effet que lui feront les phrases que vous lui adressez. Votre pensée et votre émotion s’adaptent d’instinct à cet effet. Une mise au point est donc nécessaire pour celui qui veut interpréter ces documents, pourtant sincères, je le répète, mais pas complètement. Avant de les utiliser, ces journaux, ces mémoires et ces correspondances, il y a heu de les critiquer, besogne délicate et dont, généralement, les friands d’indiscrétion se soucient peu. En revanche quand, passés au crible d’un sévère contrôle, ces documents se sont trouvés exempts des défauts que je viens de signaler, ils ont ce mérite de nous donner une sensation directe de l’homme, et c’est l’explication du prestige qu’ils exercent sur tant d’esprits, prestige maintes fois injustifié, mais précisément ce caractère de rareté donne plus de valeur encore aux mémoires, comme ceux que Gœthe a intitulés : « Poésie et Vérité », aux confidences, comme le journal intime d’Amiel, où il n’y a, pour employer une formule chère à Stendhal, « rien à rabattre à la réflexion ». C’est le cas, dans un tout autre ordre d’idées, de cette correspondance d’Augustin Cochin, qui va de 1846 à 1872. Un grand chrétien y revit, qui fut aussi un grand Français. La destinée ne lui a pas permis de remplir tout son mérite. Mais cela même, cet obstacle constant que son action a rencontré, ajoute à sa fière physionomie un pathétique d’autant plus émouvant, qu’à travers l’injustice dont il fut la victime, nous démêlons une erreur française qu’il importe de toujours signaler, pour la corriger, s’il est possible.

Admirons d’abord dans ces lettres d’Augustin Cochin, adressées à ses proches et à ses amis, un Lacordaire, un Perreyve, un Montalembert, un Fal-loux, ce premier caractère : — une totale absence d’attitude, la complète insouciance d’un rôle à soutenir. Pas une phrase, qu’elle sorte de la plume du tout jeune étudiant, ou de celle du quadragénaire éprouvé par la vie, qui ne rende un son juste et vrai. Nous avons là devant nous un type accompli d’une des plus précieuses espèces sociales que la nature politique ait créées chez nous : cette sage bourgeoisie française, dont Bonald a marqué le rôle social, quand il a dit, dégageant, avec sa lucidité habituelle, la loi de recrutement de l’aristocratie par l’étape : « Les notables, — entendez par là les familles sorties du métier… — les notables sont les serviteurs de l’État, ils ne sont pas autre chose. Ils n’exercent pas un droit, ils remplissent un devoir. Ils ne jouissent pas d’une prérogative, ils s’acquittent d’un service. Le mot service, employé à désigner les fonctions publiques, a passé de l’Évangile dans toutes les langues des peuples chrétiens… » N’est-ce pas une illustration de cette phrase du Théoricien du pouvoir que nous donne M. Henry Cochin, quand il rappelle, dans la préface des lettres de son père, la tradition des Cochin, qui a été d’exercer « les fonctions publiques et gratuites de la ville de Paris, échevinages de l’ancienne France, aujourd’hui mairie et conseil municipal, autre chose encore, les œuvres sociales et charitables. » Cette tradition familiale, déjà le père d’Augustin Cochin l’avait maintenue. Avocat en renom, il avait, après la mort de sa femme, quitté le barreau pour se consacrer à des œuvres dont la liste est longue : hospices, prisons, monts-de-piété, bureaux de nourrices, enfants trouvés, grandes écoles populaires. Vous reconnaissez là un de ces grands bourgeois chrétiens dont la monarchie faisait, dans ces meilleurs jours, ses grands commis. Voyez comme cette empreinte héréditaire a façonné le fils de ce dévoué. Quel conseil Augustin Cochin, encore à l’école de droit, demande-t-il à son oncle Benoît d’Azy ? « Si vous voulez me faire étudier quelques questions politiques et sociales, cette année sera la mieux choisie pour cela… » Quel sujet prend-il pour sa thèse ? « De la paternité et de la filiation… » Quels maîtres se choisit-il ? Un Montalembert, un Lacordaire. Il les rencontre au couvent de Chalais, où les Dominicains venaient de s’établir. Leur « humble piété », c’est sa propre formule, lui prend aussitôt le cœur. C’est que la foi et le besoin d’être utile n’ont  jamais été séparés chez lui. Bourdaloue a, dans une de ces phrases simples et fortes où il excelle, ramassé toutes les règles de la morale : « Vivre selon Dieu dans son état. » Traduisez ce mot d’état par celui de condition, et vous avez la devise où se résume toute la leçon de cette correspondance.

II §

Pour un traditionnel, et qui a senti, dans sa propre personne, tout le prix de l’hérédité, le devoir est, d’abord, la continuation de la famille, des vertus de laquelle il se reconnaît l’usufruitier. Aussi la fondation d’un foyer fut-elle un des premiers gestes d’Augustin Cochin. En 1848, à peine âgé de vingt-cinq ans, il épouse Mlle Benoît d’Azy. Toutes les chances d’une parfaite union se rencontraient dans ce choix, depuis la plus délicate et la plus passionnée tendresse jusqu’à la conformité la plus entière de pensée. Nous possédons, sur Mme Augustin Cochin et la finesse de sa sensibilité, un document bien émouvant, le recueil de ses « Méditations », dédié par ses enfants aux veuves de la guerre. Lisez seulement ces lignes écrites pour le premier jour de sa soixante et unième année, le 15 août 1890 : « Pendant que nos forces diminuent, Dieu grandit en nous. Il n’y a qu’à le laisser faire, à trouver bon que tout s’écroule en nous, et autour de nous, que d’autres vivent, prennent notre place, que nous n’ayons plus qu’à disparaître, et que, regardant bien en face la réalité, nous comprenions qu’il n’y a plus, pour nous, qu’une œuvre, qu’une douceur, — appeler Dieu en nous… jusqu’au jour qui nous jettera dans la pleine lumière et nous enlèvera en Dieu, c’est la Mort… » Et de quelle façon cette noble veuve a-t-elle célébré ce soixantième anniversaire de sa naissance ? « J’ai été recevoir Notre-Seigneur sur la tombe de mon mari. C’est le revoir qui approche… » À cette parole de fervente fidélité font écho, dans la correspondance de l’époux toujours regretté, mais dans l’élan d’un indicible espoir, toutes les lettres adressées à celle dont il devait être séparé prématurément. Elles ne sont pas très nombreuses. Leur fils a voulu à la fois montrer et respecter l’intimité de ces deux belles âmes. Au tout premier commencement de leur mariage, Augustin Cochin, achevant d’installer leur logis de jeunes mariés, écrit à sa femme ; « Notre appartement est presque terminé et tout prend d’avance un air de fête pour recevoir les ordres, la présence de la souveraine !… Et je n’avais, il y a peu de jours, ni lieu pour me fixer, ni foyer même où me reposer, le cœur appuyé sur un cœur qui fût tout à moi… » Et vingt-deux ans après, à la veille de sa mort, désespérant de la chose publique : « Il y a bien des chances que mon rôle se borne désormais à écrire des vérités que personne ne lira. Notre maison, notre jardin, nos fils et notre tendresse, c’est déjà un bien riant horizon… » Et c’est ainsi, au long de ces vingt-deux années, une simple et constante effusion : « Aussitôt qu’il est hors de la cage des affaires », écrit-il encore, de Lyon, en avril 1866, « mon cœur vole où vous êtes, et je me repose, en me rapprochant de vous… » Trois enfants sont venus apporter à ce foyer chrétien la joie de trois âmes d’hommes à former, et quel père fut Augustin Cochin, ses lettres à Denys, son aîné, le révèlent, j’oserai dire magnifiquement. Je citerai, en particulier, celle qu’il lui adresse quand le Père Hyacinthe quitte l’Église. Il redoute également que cette défection de l’éloquent prédicateur, ami de la maison, ne trouble Denys, dont il connaît l’affection et l’admiration pour le révolté, ou bien qu’une réaction de sévérité ne l’entraîne à un jugement trop dur. Il estime qu’il convient de condamner à la fois ce reniement et de le plaindre, et, dans quels termes, si sages et si émus ! « Il faut s’habituer, cher ami, à juger ceux qu’on admire et à voir, à suivre la vérité à travers les hommes… Être aussi tendre que ferme, dire à ses amis, sans les flatter, leur fait, et pourtant ne jamais juger les intentions, le fond des consciences, la bonne foi… » Il conclut, enfermant la leçon dans une image d’une poésie délicieuse : « Que ce grand malheur, le premier, mais non le dernier, hélas ! dont tu seras témoin dans ta vie, cher enfant, affermisse ta foi en attendrissant ton cœur, et t’apprenne à ne t’appuyer que sur Dieu, à ne jamais trahir la justice et la bonté, et à ressembler, autant qu’on peut, aux arbres dont les feuilles sont sensibles et hospitalières, et dont les racines s’enfoncent dans la terre ferme… » Cette page est du mois de septembre 1869. Un an plus tard, c’était la guerre, et ce fils, élevé avec tant de sollicitude, s’engageait avant l’âge. Il allait faire campagne dans le 8e lanciers, avec son ami qui fut plus tard le Janus du Figaro : Robert de Bonnières. « Mes lèvres sourient », écrit le père au comte de Falloux, « mais mon cœur se tord, quand je vois mon fils aîné déguisé en lancier, et s’exerçant six heures par jour, pour être prêt à aller au feu, la semaine prochaine, Dieu sait où ! Ce brave enfant l’a si simplement et si opiniâtrement demandé, il s’y soumet avec une énergie si confiante, et notre pauvre cher pays est si malade, que j’ai cédé… J’aime mieux le savoir au danger et à l’honneur qu’à l’abri… » Toute cette partie de la correspondance, jusqu’au retour de son enfant, est animée de ce souffle à la fois héroïque et douloureux.

Quelle devait être l’émotion du soldat recevant ces lettres, un souvenir personnel me permet de si bien l’imaginer. Au mois de mai de cette même année 1869, nous suivions, moi comme nouveau, Denys comme vétéran, la classe de rhétorique du lycée Louis-le-Grand. Augustin Cochin se présentait comme député à Paris, contre Jules Ferry, qui fut nommé. Je vois encore l’expression enfiévrée du visage de mon camarade. Je l’entends me parler, avec quelle ardeur, des réunions auxquelles il assistait. C’était le dévouement passionné d’un fils et d’un partisan, une vivante preuve que le miracle de la paternité, un esprit en façonnant un autre à sa ressemblance, et se continuant par lui, s’accomplissait là dans sa plénitude.

III §

Je viens d’écrire ce mot de partisan, qu’il faut prendre dans son meilleur sens de fidélité intelligente et courageuse à une cause que l’on croit juste, et au défenseur de cette cause. Quelle cause ? Nous touchons ici à ce qui fut le drame constant et douloureux de cette destinée d’Augustin Cochin, en apparence si comblée. Ceux que l’on appelait d’un terme, d’ailleurs inexact, car il n’y eut jamais de catholicisme d’un genre particulier9, les « catholiques libéraux », les Montalembert, les Lacordaire et leurs disciples, ont traversé la même. Je l’indiquais en commençant cette brève étude : les notables, comme disait Bonald, veulent « servir », et le service pour lequel ils sont préparés par leurs hérédités, leur fortune, leur éducation, leur milieu, est tout naturellement celui de l’État, qui a besoin d’eux, comme ils ont besoin de lui. Mais quel État ? Avant la déviation de 1789, un Augustin Cochin rencontrait, pour y adapter son activité, une France, traditionnelle comme lui-même, où les vivants, à travers les insuffisances inhérentes à notre condition humaine, continuaient les morts. Depuis 1789, la Révolution n’a cessé de renouveler à travers les gouvernements successifs, si l’on excepte la période qui va de 1815 — et encore ! — à 1830 son effort de destruction de l’ancienne France, en vue de lui substituer une France, construite d’après une idéologie toujours la même, sous des formules différentes. Une coïncidence saisissante veut que le plus perspicace dénonciateur de ce travail ait été un autre Augustin Cochin, le petit-fils de celui dont cette correspondance nous raconte les luttes pour « servir », en dépit du régime. L’admirable livre posthume sur les Sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne, paru récemment, précise, avec une souveraine évidence, le point essentiel de cette idéologie : une haine implacable pour le christianisme, sortie de l’Encyclopédie et fondée sur la négation radicale de ce fait que Pascal considérait, avec tant de sagesse, comme le principe même de notre foi : le péché originel. Inscrire dans une constitution des textes comme celui-ci : « La loi est l’expression de la volonté générale », représente une affirmation de la bonté et de la sagesse de la nature humaine, qui dérive de Rousseau et de son aberration initiale. Le Play a qualifié de « faux dogmes » les principes issus de cette erreur, que résume la « Déclaration des Droits », et qui aboutissent à cet état d’âme tragiquement et justement défini par Comte : « Le besoin profond de se passer de Dieu. » Pour qui regarde les événements politiques au jour la journée, ces réflexions paraîtront bien abstraites, bien étrangères au jeu quotidien des intérêts. Examinez à fond tout le mouvement législatif de notre dix-neuvième siècle, et voyez si cette guerre à la pensée religieuse ne reparaît pas sans cesse, à travers et sous toutes les mesures législatives et administratives, ici avouée, là masquée, reniée quelquefois dans les discours ou même dans les intentions, mais la mystique de la Révolution est la plus forte. Jules Ferry, dont je viens de rappeler le succès contre Augustin Cochin, nous en est un exemple bien significatif. Il est le ministre qui a osé s’écrier devant la montée du socialisme : « Le péril est à gauche », et il est l’auteur de cette loi de 1880, dont l’article 7 disait : « Nul n’est admis à participer à l’enseignement public ou libre, s’il appartient à une congrégation religieuse, non autorisée. »

Que la Révolution française, et, par suite la démocratie enfantée par elle, soit d’abord et toujours une entreprise méthodique et passionnée de déchristianisation du pays, Augustin Cochin et ses amis ne l’ont peut-être pas discerné intellectuellement, mais ils étaient de trop bons chrétiens et de trop bons Français pour ne pas avoir senti ce que Balzac, ce visionnaire des profondes vérités sociales, sentait lui-même dès le lendemain de 1830. En février de l’année suivante, ne terminait-il pas une de ses premières nouvelles par cette déclaration : « Croire, c’est vivre. Je viens de voir passer le convoi d’une monarchie. Il faut défendre l’Église… » Défendre l’Église, comment ? Pourquoi pas en se réclamant du mot inscrit en tête du programme révolutionnaire et démocratique : « Liberté ? » Ce que racontent, à toutes leurs pages, ces lettres d’Augustin Cochin, c’est un combat, chaque jour recommencé et dans chaque circonstance, pour reconquérir ou assurer les libertés nécessaires au maintien et au développement de la vie religieuse en France. S’il collabore, et avec quelle assiduité désintéressée, à des revues telles que le Correspondant, c’est dans cet esprit. S’il nourrit des ambitions politiques, c’est avec l’espérance de mieux défendre ces chères libertés. Et toujours, il se heurte, comme dans l’élection de 1869, au dogme essentiel, à cette proscription systématique du talent catholique. Écoutez-le protester douloureusement, à l’occasion d’une lettre de Michelet à Jules Ferry : « Il y a », écrit-il, « des mots-épitaphe qui enterrent un homme, il y a des mots-réclame qui le grandissent. Celui-ci a consacré toutes ses facultés à son pays depuis vingt ans, — tout est oublié, c’est un clérical. Celui-là n’a pas encore de passé ni de titres, c’est un radical, tout est réparé… Je n’avais pas mérité, parce que je crois à l’Évangile, d’être exclu de la vie politique, au nom de la liberté… »

IV §

C’est qu’Augustin Cochin et ses amis, insistons-y, réclament « des libertés ». La liberté ! Les doctrinaires de la Révolution et de la démocratie n’admettent pas que ce terme soit employé au pluriel. Ils sont dans la logique de leur maître Rousseau, qui disait : « On a beau vouloir confondre l’indépendance et la liberté, ces deux choses sont si différentes que même elles s’excluent mutuellement. » Cette antinomie sous laquelle se dissimule le plus affreux des despotismes, celui des politiciens fanatiques ou corrompus, manœuvrant la force aveugle du nombre, jamais les catholiques, dont le grand-père de l’auteur des Sociétés de pensée fut un si généreux représentant, n’ont voulu l’admettre. À voir le triomphe officiel de cette tyrannie appelée d’un nom emprunté à l’Angleterre du seizième siècle, le laïcisme, il semblerait que leur long effort pour revendiquer, au contraire, les libertés au nom de la liberté, ait été inefficace.

Il n’en est rien. Leur constante et fière protestation n’a pas été perdue. Ils ont contribué à ce réchauffement de plus en plus marqué de la vitalité catholique dans l’élite française, dont les conséquences ne se sont pas manifestées tout entières. Elles viendront, aussi consolantes qu’ont été désespérantes les conséquences du philosophisme de cette même élite du dix-huitième siècle. La bonne volonté d’un Augustin Cochin n’aura pas été trompée. Lui, qui a tant souhaité de « servir », il aura servi et puissamment, en attestant, avec son groupe d’amis, que le catholicisme, cette grande force du passé, reste une force du présent, qu’à tous les problèmes d’aujourd’hui ses fidèles apportent leur solution. Son service ne se borne pas à ce témoignage. Il n’est pas achevé. Il va se continuer, se prolonger par cette correspondance. Aucun Français soucieux des hautes choses de la vie, ne lira ces lettres sans être réchauffé de la flamme dont cette âme fut soutenue et consumée. Quel apostolat et quelle récompense !

XIII. Jean Richepin10 §

L’œuvre de Jean Richepin est trop considérable, son beau talent s’est exercé dans des directions trop diverses pour que le raccourci d’une note écrite dans l’émotion de son départ puisse en définir le complexe et puissant caractère. Il a publié plus de quinze volumes de romans et de nouvelles, autant de pièces de théâtre, d’innombrables articles de journaux, poursuivi de retentissantes campagnes de conférences et donné les six grands recueils de poésie qui le placent au premier rang des lyriques contemporains. Cet immense travail s’est accompli dans un constant renouvellement de sa manière. Madame André, son premier roman, livre d’analyse et de psychologie, ne ressemble pas plus à Miarka, la fille à l’ourse, que ce pittoresque récit au Cadet et à Braves gens, qui suivirent. Pareillement ses drames héroïques : Nana-Sahib, Par le glaive, la Martyre, ne se relient que par la maîtrise du vers au Chemineau, au Flibustier, à Monsieur Scapin, et les chroniques réunies sous le titre le Pavé, suites de croquis de Paris gravés à l’eau-forte, révèlent chez leur auteur des facultés d’observation émotive, si l’on peut dire, qui n’étonneront pas ceux qui l’ont connu et aimé.

Ce vaillant ouvrier littéraire, — il aimait à s’appeler ainsi lui-même, dans nos conversations de jeunesse, — était aussi un homme, profondément, infiniment humain. Les truculents paradoxes, auxquels il se complaisait volontiers à cette date, étaient les défenses d’une sensibilité d’autant plus vive qu’il la cachait davantage. Mais qui peut, ayant l’intuition des choses de l’âme, se rappeler le cri : « T’es-tu fait mal, mon enfant ?… » dans la Glu, ou la tragique et sublime légende : l’Ile maudite, ou telle chanson dans le recueil de la Mer, par exemple, la poignante romance Larmes, qui commence :

Pleurons nos chagrins, chacun le nôtre :
Une larme tombe, puis une autre.
Toi, que pleures-tu ? Ton doux pays,
Tes parents quittés, ta fiancée ;
Moi, mon existence dépensée En vœux trahis…

et ne pas y reconnaître l’accent d’un cœur trop aisément blessable par la vie ? Dans ce chantre des gueux et des truands, il y avait, comme chez son ancêtre, le Villon des « neiges d’antan », un élégiaque, demeuré assez jeune, assez naïf, au meilleur sens du mot, pour que sa plus secrète ambition fût, il l’a dit un jour,

De faire des chansons qu’apprendront des enfants…

Je voudrais prendre texte de ce vers pour indiquer un point qui me paraît essentiel dans le développement de l’art de Richepin. Ce souhait d’être l’interprète aimé des simples n’est pas, chez lui, une fantaisie d’un instant. Son éthique intellectuelle a été tout entière dominée par cette conviction, — qui l’apparente, si éloignés que soient leurs deux génies, à Pierre Loti, — que les natures primitives sont celles dont les hommes d’éducation raffinée reçoivent les plus instructives, les plus efficaces leçons.

Je le revois, à l’instant où je trace ces lignes, dans la cour de l’École normale, où j’étais allé lui rendre visite, — on était en 1869, — simple vétéran de rhétorique à Louis-le-Grand, et je revois, se promenant avec nous, son camarade Victor Brochard, le futur auteur d’un livre si perspicace sur les Sceptiques grecs et qui devait nous donner le spectacle d’un stoïcisme vraiment antique dans la longue souffrance de sa dernière maladie. Je les entends, l’un et l’autre, discuter sur Platon et sur Aristote, puis Richepin parler des poètes de Rome et réciter, avec cette mémoire infaillible qu’il conserva jusqu’à la fin, des morceaux de Juvénal et de Claudien. Il commentait les détails de style de ces deux auteurs, ses préférés, avec une précision qui prouvait une connaissance supérieure de la langue, comme il avait tout à l’heure prouvé, en répondant à Brochard, une étonnante érudition philosophique. Puis brusquement, et sans transition, il me demande si j’admire Thérésa, la chanteuse de café-concert à la mode, et, à son propos, il se met à vanter la poésie populaire, et de la même voix qui s’extasiait sur l’Expende Annibalem, quot libras in duce summo — Invenies ?… il déclame :

Derrière chez nous il y a un vieux bocage,
Le rossignol il y chant’ tous les jours ;
Là il y dit en son charmant langage :
Les malheureux sont malheureux toujours…

Au regard si fin de ses yeux jaunes, « ses yeux de cuivre », comme il a dit un jour en faisant son propre portrait, j’eus l’impression qu’il étudiait sur moi l’effet produit par ce contraste de ses admirations et de ses cultures. Ce pluriel n’est ici que la notation d’une vérité qui me semble plus évidente encore avec le recul des années. Le brillant élève de Charlemagne, le normalien reçu dans les premiers à la licence, avait aperçu, d’instinct et très nettement, le danger de l’instruction par les livres. Elle risque de dépersonnaliser l’esprit, en substituant l’image de la vie à la vie même, l’expression de la réalité à cette réalité. De là, cette évasion vers les primitifs, qui conduit un Loti, voyageur par métier, dans l’Extrême-Orient, en Mauritanie, n’importe où, hors de la civilisation, et qui pousse Richepin, prisonnier de Paris, dans le monde des outlaws du faubourg ou de la banlieue, parmi ceux que Vallès venait d’appeler si justement les réfractaires.

Je viens de nommer l’écrivain qui eut, dans ces années de formation, la prise la plus forte sur le poète de la Chanson des Gueux. J’ignore si celui-ci a fait réimprimer la brochure qu’il lui consacra au lendemain de la Commune, et qui permet de mesurer l’influence de cet apôtre de toutes les révoltes. Lui aussi, Vallès, était un lettré. Lui aussi avait reçu l’enseignement de l’Université, et réagi, comme le normalien de 1869, en demandant aux déclassés, aux non classés plutôt, un renouveau de vivification. La différence réside en ceci, qu’âpre et violent prosateur, possédant à un rare degré le don du pittoresque et celui de l’invective, Vallès n’était pas un artiste. Il se servait de sa plume comme d’une arme, attiré, avant tout, par l’action. Richepin, lui, sauf pendant la guerre de 1870, où il servit en qualité de franc-tireur, fut uniquement, continûment, passionnément, un écrivain dévoué à son métier, comme pouvaient l’être au leur les admirables artisans des vieilles corporations. Cette dévotion se manifeste chez lui par un souci réfléchi de la technique, et voici se rapprocher des maîtres du dix-septième siècle cet audacieux, qui ouvrait son premier recueil par l’appel, fameux à l’époque :

Venez à moi, claquepatins,
Loqueteux, joueurs de musettes… 

C’est qu’une fois devant son papier, toute sa science du verbe, parachevée au séminaire de la rue d’Ulm, se réveille en lui. Ces mœurs de bohème qu’il veut noter, il en montrera les pires hardiesses, les plus sauvages brutalités, mais en respectant, avec un scrupule qui ne s’est jamais démenti, le génie héréditaire de notre langue. Il la connaît si bien ! Il devait, dans son poème Aux Latins, composé au cours de l’autre guerre, celle de 1914, revendiquer fièrement cette tradition :

Oui, nos âmes d’hier sont des âmes latines…

Ce Touranien, qui professe le « mépris des lois », cet ami des « hurlubiers », des « gouges » et des « momignards », ainsi qu’il est écrit dans la pièce liminaire de la Chanson des Gueux, est un humaniste, que sa prose et ses vers rattachent à nos classiques, par un jugement infaillible de la valeur des vocables, par la sûreté logique de la construction des phrases, par la clarté du style et l’ordonnance de la composition. Cette correction disciplinée de la forme, unie à la nouveauté hardie du fond, le met dans la ligne de Flaubert et de Baudelaire qui, l’un et l’autre, furent également de très hardis novateurs dans le choix de la matière traitée par eux, et les élèves des maîtres du passé dans leur facture. Mathurin Régnier aurait pu écrire avec Richepin :

Voici venir l’hiver tueur des pauvres gens :
Ainsi qu’un dur baron précédé de sergents,
Il fait, pour s’annoncer, courir le long des rues
La gelée aux doigts blancs et les bises bourrues ;

de même que le sévère et ferme Boileau se retrouve dans certains vers des Fleurs du mal :

… Le savant obstiné dont le front s’alourdit…
… Notre blanche maison petite mais tranquille…
… La Haine est le tonneau des pâles Danaïdes…

Je cite au hasard, et La Bruyère n’aurait pas renié les portraits de caractères tracés dans Madame Bovary ou dans l’Éducation sentimentale. Tous les trois, Flaubert, Baudelaire et Richepin, resteront comme des épigones du romantisme, rentrés dans la grande voie historique de la littérature nationale, par la plus magnifique probité professionnelle.

Il me reste à marquer le domaine où Richepin, à mon sens, est vraiment incomparable, et c’est celui dont le vers sur les enfants que je citais plus haut formule le programme. Il est, avec Gabriel Vicaire, le seul de nos poètes, je crois bien, qui ait rivalisé de grâce et de force, de fantaisie et de naturel, de mouvement et d’harmonie avec les chansons populaires, dont il me vantait le charme, lors de nos lointaines rencontres dans la cour de l’École normale. Dans un recueil publié en 1899 et qu’il a nommé la Bombarde, avec ce sous-titre, Contes à chanter, il s’est surpassé lui-même. Je pense à la joie qu’aurait éprouvée Gœthe, si amoureux de ces légendes évocatrices, à la fois symboliques et ingénues, légendaires et modernisées, à lire ces chefs-d’œuvre qui s’appellent les Tristes Noces, le Bon Gille, Michaud sans casquette, l’Heure à venir, Long j’y vas, les Deux Ménétriers, le Grain de blé. Je voudrais penser aussi que ceux, sous les yeux de qui tombera cette page trop sommaire, les reliront, ces poèmes, et ils sentiront, ce que j’ai senti si vivement en les reprenant moi-même, quel bon serviteur les Lettres françaises viennent de perdre.

XIV. Deux discours §

I. — À la maison de Barbey d’Aurevilly11. §

Nous sommes réunis pour rendre un hommage au très rare artiste littéraire qui est mort dans cette maison au printemps de 1889, après y avoir vécu plus d’un quart de siècle. Que de fois je l’ai reconduit ici, au sortir de chez notre commun ami François Coppée, qui habitait à quelques pas, — vous pouvez, en vous penchant, apercevoir la porte à l’angle du jardin des Frères de Saint-] ean-de-Dieu, au numéro 12 de la rue Oudinot. Dans ces années-là, au lendemain de la guerre de 1870, Taine demeurait tout près aussi, au numéro 28 de la rue Barbet-de-Jouy. Renan logeait rue Vaneau, et Blaze de Bury, le brillant traducteur de Faust, au coin du boulevard des Invalides. Vous voyez quelle oasis de littérature c’était alors que ce vieux coin de notre vieux faubourg Saint-Germain, représenté aujourd’hui à l’Hôtel de Ville par quelqu’un qui porte un nom historique. M. Jean de Castellane a prouvé combien il a le sens des vraies grandeurs françaises en prenant l’initiative de l’honneur aujourd’hui rendu au Connétable des Lettres, comme nous appelions entre nous notre Barbey d’Aurevilly. Ce n’est certes pas grand’chose, une plaque sur la façade d’une maison, mais ces humbles rites manifestent et prolongent cette piété du présent envers le passé, dont est fait l’amour de la patrie. Multiplions-les pour tous les bons serviteurs de la France, qu’ils aient été des ouvriers de l’épée ou de la plume. Avoir ajouté de belles pages, au trésor littéraire du pays, c’est l’avoir servi et bien servi.

Elles abondent, messieurs, ces belles pages, dans l’œuvre de Barbey d’Aurevilly. Son style, hardi et coloré, impérieux et hautain, l’apparente, on l’a dit souvent, à Saint-Simon. Ceux qui ont eu, comme moi, le privilège et la joie de son intimité savent combien ce génie de l’expression intense et saisissante était inné chez lui. J’ai fréquenté et goûté quelques-uns des conversationnistes les plus justement célèbres de mon temps : Alexandre Dumas fils, Alphonse Daudet, Paul Arène, Coppée lui-même, hier encore mon ami tant regretté, Alfred Capus, pour ne parler que des disparus. De causerie comme celle de Barbey, je n’en ai pas connu. C’était un jaillissement continu d’éclatantes images, des ironies vengeresses alternant avec des magnificences d’éloquence et de poésie, puis des mots à l’emporte-pièce et des anecdotes, encore des anecdotes, pittoresques ou truculentes, bouffonnes ou tragiques, le tout dit avec une voix prenante et mordante, et quelle physionomie altière et mélancolique, enthousiaste et désenchantée, ravagée et dominatrice ! Les étrangetés légendaires de ses costumes s’accordaient avec ce masque, qui semblait d’une autre époque. Parlant de lui-même et de son avenir, dans sa correspondance avec son fidèle Tributien, Barbey disait : « Portrait dépaysé, je cherche mon cadre. » C’était vrai, au physique aussi bien qu’au moral. Son excentricité n’était pas une prétention. C’était une solitude, et, détail que confirmeraient tous ceux qui l’ont approché, — ils ne sont plus très nombreux, hélas ! — il y avait en lui, à travers cette fougue et cette verve, comme une bonhomie fière qui faisait le suprême attrait de cette conversation, parlée par un grand écrivain, mimée par un grand acteur, et si cordiale, si familière aussitôt qu’il était en confiance.

Cet admirable don de causeur, Barbey se le connaissait. Il s’y complaisait, non par vanité, mais comme à un constant exercice de son art. « Pour écrire », disait de lui cet observateur aigu qu’était Alphonse Daudet, « il n’a eu qu’à noter sa parole ». Barbey s’en rendait si bien compte qu’il emploie sans cesse, dans ses romans et dans ses nouvelles, ce procédé, le plus difficile de tous : placer le récit dans la bouche d’un personnage. Son chef-d’œuvre, le Chevalier Destouches, est traité de cette manière qui suppose chez le romancier un don singulier de création. Il lui faut d’abord camper sur pied ce narrateur, et lui donner une force d’invidualité qui soutienne ce récit et le rende à la fois intéressant et vraisemblable. Ce pouvoir de créer des personnages forts, Barbey le possédait. Il en était un lui-même. Sainte-Beuve avait dit de lui, dès ses débuts et avant leur brouille : « Il va au grand. » Il est toujours allé au grand. Son style l’y contraignait, ce style si personnel qu’il était vraiment l’homme même. Il ne causait, il n’écrivait avec cette énergie d’expression qu’à cause de l’énergie qui était en lui. Énergie d’imagination qui lui faisait naturellement inventer des caractères vigoureusement frappés et des événements à leur ressemblance. Énergie de conviction qui lui faisait pousser les idées jusqu’à leurs extrêmes conséquences et n’en adopter, en religion, en politique, en art, que de très tranchées. Énergie morale, enfin, qui lui faisait n’admettre dans la vie aucune mesquinerie, aucun compromis. C’est à lui-même qu’il pense lorsque, au commencement de la première Diabolique, il parle de ces têtes « construites d’une certaine façon militaire pour lesquelles, à propos de tout et toujours, toute la question, comme à Waterloo, est de ne jamais se rendre », et l’on peut dire de lui qu’ayant conçu pour lui-même un certain idéal d’existence et de littérature, et s’étant heurté, soixante ans durant, à des conditions matérielles contraires à tous ses désirs, à un public contraire à tous ses goûts, à une société contraire à tous ses principes, il ne s’est jamais rendu.

C’est l’enseignement que nous venions recevoir de ce courageux aîné, quand nous lui faisions visite, nous, ses jeunes amis, dans cette maison de la rue Rousselet dont, pour ma part, je n’ai jamais franchi le seuil sans me dire que l’hôte de cette modeste chambre, au premier étage, à droite, représentait un des types les plus émouvants de notre noble métier : le grand homme de lettres pauvre. Oui, elle était bien modeste, cette chambre, qu’il louait toute meublée. Il l’appelait, magnifiant cette médiocrité à son habitude, son « tourne-bride de lieutenant ». Il faisait venir son frugal repas d’un petit restaurant de la rue de Sèvres et mangeait le plus souvent sur le coin du même bureau où il travaillait et où se voyaient les précieux flacons de ses encres de couleur. Il admirait beaucoup cette maxime de Vauvenargues : « Quand on devient vieux, il faut se parer. » Il se l’appliquait à lui-même, car, dans ce décor si humblement bourgeois, il se promenait vêtu d’une blouse rouge aux épaules soutachées de croix vertes ou noires, avec une cape de cette même étoffe rouge sur la tête, et des boucles de strass brillaient sur ses pantoufles de cuir vert. Ses encres de couleur lui servaient à parer son écriture, superbe d’affirmation et de clarté. On ne pensait pas à sourire de ses manies et de ses toilettes. C’était une des formes de sa défense contre  « sa chienne de vie », comme il disait brutalement et trop justement. Quelle vie, en effet, pour un poète, également épris d’action et d’élégance, aristocrate et romanesque : gagner son pain, à l’âge du repos, et après avoir écrit un Destouches, une Ensorcelée, une Vieille maîtresse, un Prêtre marié, les Diaboliques, en articlant tous les huit jours dans une feuille presque sans lecteurs ! Ses audaces de plume lui rendaient difficile, malgré sa réputation, l’accès des feuilles à gros tirage et à large public. Il le composait, cet article hebdomadaire, consacré, comme les Lundis de Sainte-Beuve et les Samedis de Pontmartin, à la revue des livres parus de la veille, avec une conscience qui ne pactisait jamais ni dans l’ordre du jugement, ni dans celui de la tenue. Il s’enfermait strictement pour cette besogne. Il appelait cela, toujours magnifique, « se mettre en conclave ». Je me souviens qu’à un certain moment, le directeur du journal, — c’était le Constitutionnel, — voulant économiser sur sa rédaction, réduisit cet article hebdomadaire à un nombre limité de lignes. C’était rogner le gain de l’écrivain, gain qui n’était pas très élevé déjà. C’était surtout rogner sa pensée. Je crois l’entendre encore, chez Coppée, nous raconter cette misère avec indignation, puis s’écrier en se reprenant : « Après tout, tant mieux. Je m’apprendrai à sauter dans ce cerceau… », et il frappait la table de la canne-cravache que serrait sa belle main toujours gantée. « J’ai été bien malheureux quelquefois dans ma vie », disait-il à ce même Coppée, faisant allusion aux années 1848 et 1849 où il n’avait plus un journal auquel collaborer, « mais je n’ai jamais quitté mes gants blancs. »

Cet immense labeur de journaliste, commencé dès son arrivée à Paris, sous la monarchie de Juillet, s’est continué presque jusqu’à sa mort. La piété de la fidèle Antigone de ses derniers jours, Mlle Louise Read, a réuni dans la série des volumes intitulés : les Œuvres et les hommes, la plupart des études écrites ainsi par ce gentilhomme qui accepta, si longtemps, par dignité et pour ne rien devoir à personne, de besogner comme un simple tâcheron. Parlant de cette besogne dans une lettre intime, il disait : « Je lave la vaisselle dans les journaux. Mais c’est comme saint Bonaventure, avec des mains de cardinal. » Il sentait trop bien qu’il était né pour un autre sort. Certes, il a conquis dans le roman une place très haute, mais comment nous consoler que le loisir lui ait été refusé qui lui eût permis de réaliser entièrement son ambition : faire pour le Cotentin, son pays, et la chouannerie, ce que Walter Scott, qu’il admirait tant, a fait pour l’Écosse et les Jacobites ? De cette épopée normande nous avons deux épisodes, je les ai nommés déjà : le Chevalier Destouches et l’Ensorcelée. Mais ce Gentilhomme de grand chemin dont il me parlait sans cesse quand, par les beaux soirs d’été, nous revenions du Cirque ensemble, le long de l’avenue des Champs-Élysées, mais tant d’autres du uniques du temps de Frotté qu’il portait dans sa tête, qu’en reste-t-il, qu’un mélancolique regret pour ceux qui l’ont vu, en pleine possession de ses facultés, ne pouvoir les employer librement ? C’est toujours le cruel Pendent opera interrupta… du profond et tendre Virgile, mais peut-être la figure de notre Connétable eût-elle été moins pathétique s’il n’avait pas subi cette contradiction du destin. C’est une contradiction bien poignante encore que la gloire n’ait commencé à lui venir qu’au soir de ses jours : « Too late ! — Trop tard ! », avait-il fait graver sur son cachet, par un pressentiment trop justifié. Elle lui est du moins venue, cette gloire, pour ne plus le quitter. Devant cette maison où il a tant travaillé, tant rêvé, aucun ami des Lettres françaises ne passera désormais sans éprouver, à lire le nom de Barbey d’Aurevilly et à se dire : « Il a vécu là ! », un peu de l’émotion sacrée que nous éprouvons tous, aujourd’hui, à réparer envers ce grand mort l’injustice dont a souffert le vivant.

II. — L’oeuvre de Gabriel Vicaire12. §

Mesdames, Messieurs,

Nous sommes venus ici pour honorer un des poètes les plus originaux de notre dix-neuvième siècle, un des plus profondément, des plus intimement français. Son œuvre n’est pas considérable, mais elle est parfaite, et, si jamais la vieille prophétie : « Excelle et tu vivras » peut s’appliquer à un écrivain, c’est à l’occasion de Gabriel Vicaire qu’il convient de la prononcer. Je me rappelle, comme si c’était hier, l’impression que me produisirent, voici tantôt cinquante ans, les premiers vers que j’ai lus, signés de ce nom encore inconnu. Ce n’était rien de moins que le Cimetière de campagne, qui reste un de ses chefs-d’œuvre. Ce poème m’était montré par un autre poète, notre aîné, dont j’aime à évoquer ici la mémoire, Léon Valade, l’auteur de ce délicieux recueil : A mi-côte. D’une voix émue Valade répétait la stance que vous écouterez tout à l’heure :

L’église de ma jeunesse
L’église au blanc badigeon,
Où jadis, petit clergeon
Je servais la messe…

Ces vers où passait un large souffle de libre vie rustique, Valade nous les récitait dans un petit café littéraire, aujourd’hui disparu, à l’angle de la rue de Vaugirard et de celle de l’Odéon, à quelques pas de ce Luxembourg qui nous réunit aujourd’hui. Je crois bien que Jean Richepin, Raoul Ponchon et moi sommes les derniers survivants du cénacle qui s’y assemblait. Une légende planait sur l’endroit. Baudelaire y avait fréquenté. Barbey d’Aurevilly y paraissait quelquefois dans son paradoxal costume. Il ôtait ses gants noirs à baguettes d’or pour lire les journaux, et, quand il les avait finis, demandait un citron pour se nettoyer les mains, ce qui faisait dire à une bohémienne, amenée là par un peintre : « Quel est donc ce monsieur qui se lave les doigts dans de la limonade ? » Avec quelle gaieté Gabriel Vicaire, qui fut bientôt un des nôtres, riait de cette enfantine exclamation ! La gaieté, c’était le premier caractère de sa physionomie de très jeune homme, et, dans les Émaux bressans, maints témoignages se reconnaissent de sa joyeuse humeur d’alors. Il n’en est pas de plus significatif que ces Triolets à Faret, le compère du gros Saint-Amand, dont le nom rimait si bien à Cabaret.

… Faret, l’ami de Saint-Amand,
Fut un Bressan de Bourg-en-Bresse…

Ainsi commencent ces Triolets. Nous y retrouvons cet amour de sa province qui dominait dès lors la sensibilité de Vicaire, et qui commanda tout son génie :

…Ô mon petit pays de Bresse, si modeste,
Je t’aime d’un cœur franc, j’aime ce qui te reste
De l’esprit des aïeux et des mœurs d’autrefois.

Dans notre ardent cénacle littéraire, on commençait d’apprécier la saveur que donne à l’œuvre d’art ce que j’oserai appeler le goût du terroir. La perfection technique de l’École du Parnasse nous infligeait trop souvent l’impression du factice et de l’artificiel. Je me souviens de ce mot naïf d’un camarade qui nous disait : « Il faudra que je me choisisse un pays. Malheureusement, j’en ai deux. » Son père était en effet de Champagne et sa mère de Normandie. Gabriel Vicaire, lui, n’avait pas eu à choisir. Ses impressions d’enfance et d’adolescence l’avaient enraciné, pour employer une expression chère à mon ami Barrès, dans ce sol du Bugey qui tient de la montagne et de la plaine. Le vent du Jura y vitalise l’air, la verte rivière de l’Ain y féconde la plaine, la race y est forte et sensible, la Bourgogne est toute proche avec la sève puissante de ses riches vignobles, et le Lyonnais, avec ce que dégagent les brouillards incertains du Rhône : la Rêverie. C’était le second trait qui se distinguait également dans Vicaire jeune, et ses vers nous l’apprennent aussi. La gaieté du bon vivant y est sans cesse touchée de mélancolie. Relisez la Berceuse, où il ne peut s’empêcher de dire à l’enfant qui vient de naître et qui dort en riant dans son berceau ;

Tu ne connais rien encor de la vie.
On t’a fait là, même, un triste cadeau…

Relisez le Berger, où il nous montre le gardien du troupeau, couché auprès de son chien :

Il a l’air d’être mort aux choses d’ici-bas…

Relisez la pièce Aux amis, où il laisse échapper cet aveu

C’est crainte de pleurer bien souvent que je ris.

Relisez la Belle Morte :

Seule ma peine,
Hélas ! hélas !
Seule ma peine,
Ne s’en va pas…

Relisez surtout la Pauvre Lise, cette complainte autour d’un cercueil, dont le gémissement est si tendre et si poignant :

Seul, à genoux, près de la porte,
Je regarde et je n’ose entrer.
Je pense aux cheveux de la morte,
Que le soleil venait dorer.

Quel écho donnera plus tard à ces soupirs sa dernière et magnifique élégie que l’on va vous dire aussi : Avant le soir ! Mais, qu’il soit triste ou qu’il soit gai, toujours le poète est assiégé, de visions qui lui représentent et les horizons de la terre bressane, et la silhouette de ses demeures, les costumes de ses habitants, leurs travaux, leurs gestes de peine ou de détente. C’est vraiment tout son pays natal qui revit dans ses vers, comme la Provence dans ceux de Mistral. Je dis : « qui revit », et j’aurais dû dire « qui chante », car j’arrive à ce qui fait le génie propre de Vicaire, sa suprême magie. C’est une poésie qui s’apparente à celle des chansons populaires, dont elle a le mouvement, le réalisme sans grossièreté, le pittoresque coloré et l’émouvante ingénuité.

D’où viennent-elles, ces chansons populaires ? Et, d’abord, faut-il entendre par ce mot toutes les chansons que chante le peuple ? Non, mais uniquement celles qui sont faites par lui-même, par des anonymes, héritiers inconscients de ces trouvères errants du moyen âge, dont les érudits connaissent seuls aujourd’hui les aubades. Ce don de chanter, de moduler, d’adapter des mots au rythme musical, dormait dans ce berger, dans ce laboureur, dans cet apprenti, dans ce soldat. Il s’est éveillé par un hasard, sous l’influence d’une de ces émotions collectives qui unissent dans une même vibration des milliers d’âmes, et une incomparable chanson est née, qui l’exalte et qui la répand, cette émotion, sans que l’auteur ou les auteurs de cette merveille — car elle est quelquefois la création de plusieurs — en soupçonnent le prix. Non, ce ne sont pas eux qui l’ont composée ; c’est la vie à travers eux ; le métier dont ils sont senti la noblesse ou la misère ; la saison, printemps, été, automne, hiver, qui les a réjouis ou désolés ; la chose publique, dont les détresses ou les grandeurs sont obscurément arrivées jusqu’à eux. C’est aussi tout le cycle de l’existence quotidienne et de ses communes aventures : la naissance, la jeunesse, l’amour ; l’infidélité, la jalousie, le mariage, la maladie, la mort, que ces chansons parcourent. Il y a là le jaillissement spontané d’une source sacrée dont personne n’a mieux compris le mystère et la valeur que Gabriel Vicaire — témoin ses magistrales études sur la poésie populaire, — mais n’était-il pas, lui-même, tout voisin de ces primitifs, par sa constante et fervente communion avec la terre ancestrale ? Seulement, c’était un primitif de la plus savante culture. Les Déliquescences, ce pamphlet si aigu, sous forme de parodie, révèlent une singulière perspicacité critique, qu’il sut exercer sur lui-même. Admirateur passionné de cette poésie populaire, il comprit, qu’il fallait non pas en essayer une contrefaçon, mais en recevoir une leçon de naturel et de vérité. Le naturel, c’est le charme divin de ses poèmes. La langue en est si simple, si directe. Pas un seul mot d’auteur, rien d’abstrait, rien qui sente l’École. Il faut remonter jusqu’à La Fontaine pour retrouver un exemple de celle aisance ailée, de ce vers familier qui n’est pourtant jamais de la prose, tant il est léger, tant il court, tant il chante. La vérité, comme tout ce qu’il a écrit la respire, l’exhale ! Chez lui, jamais rien de factice, rien qui ne soit franc et sain. Je viens de prononcer le grand nom de La Fontaine, qu’un autre trait rapproche de notre Vicaire : le Goût, cette mesure et cette justesse dans l’expression, cette horreur de la surcharge et de l’outrance ; enfin, osons le proclamer, Gabriel Vicaire, si libre d’allures qu’il ait été, si indépendant, si personnel, si ennemi du conventionnel, prend figure, dès à présent, dans notre Panthéon, d’un grand poète classique au meilleur sens de ce terme, bien beau quand il est compris, car il résume en lui tant de qualités de notre civilisation gréco-latine, autant dire de la civilisation tout court.

XV. Réflexions sur le dix-neuvième siècle13 §

Les critiques adressées par un des plus vigoureux polémistes de ce temps-ci, M. Léon Daudet, au « stupide dix-neuvième siècle », ont provoqué dans l’opinion un émoi très significatif. Imaginez une pareille campagne entreprise voici seulement vingt ans. Elle eût produit une impression de paradoxe et n’eût même pas été discutée. La vive réaction d’aujourd’hui tient du réflexe de défense.

Elle prouve que les fervents de l’époque si hardiment incriminée sont inquiétés dans leur foi. Le bilan de ces cent et quelques années, — car le dix-neuvième siècle n’a vraiment fini qu’en 1914, tandis que le dix-huitième avait fini en 1889, — ce bilan, dis-je, se solderait-il par une faillite des idées auxquelles nos grands-pères, nos pères et nous-mêmes avons cru si profondément ? Je voudrais non pas traiter un problème qui dépasse de beaucoup la longueur et la portée d’un court essai, mais formuler, sur la thèse de M. Daudet, quelques réflexions qui peuvent aider à la discuter plus méthodiquement, me semble-t-il, que ne l’ont fait jusqu’ici ses adversaires.

I §

Et d’abord, notons bien — et la remarque est d’importance — qu’il ne s’agit pas de nier que, littérairement en particulier, le dix-neuvième siècle français, le seul en jeu, ait été illustré par de beaux génies. M. Léon Daudet n’a, que je sache, jamais refusé à Hugo, par exemple, un don prodigieux d’images, une force de verbe extraordinaire, une puissance de « rendu » incomparable. Nous lui devons même le plus vivant des portraits de cet artiste en vers et en prose, dont tout lecteur ayant le sens de la langue a subi un jour la fascination, M. Daudet a toujours parlé de Balzac comme de notre Shakespeare et professé pour Sainte-Beuve une admiration égale à celle que pouvait éprouver Taine. Il aime pareillement les Goncourt, Baudelaire, Barbey d’Aurevilly, bien d’autres encore. Mais le bilan d’un siècle ne se dresse pas d’après les talents des hommes qui l’ont illustré. Ces talents peuvent avoir été de tout premier ordre, et ce siècle ne léguer à son successeur que des ruines intellectuelles et morales. Ce fut le cas du dix-huitième siècle. Musset a dit bien justement, dans sa célèbre apostrophe à Voltaire :

Il est tombé sur nous, cet édifice immense
Que de tes larges mains tu sapas nuit et jour.

Quel édifice ? Mais l’ordre social tout entier dont l’auteur de Candide avait été le plus glorieux et le plus génial bénéficiaire ! Il n’y a pas, dans notre littérature, de chef-d’œuvre supérieur à ce Candide, et c’est aussi le plus mortel bréviaire de nihilisme. Aucune éloquence n’a jamais surpassé en pathétique celle de Rousseau, et elle a pour terme la férocité de Robespierre. La valeur du talent est donc une chose. La valeur des idées que sert ce talent en est une autre. Le legs d’un siècle est double. Il laisse après lui des œuvres qui peuvent avoir été faites, comme disait La Bruyère, de main d’ouvrier, et des enseignements qui peuvent, au contraire, ne propager que l’erreur. J’imagine que M. Léon Daudet, en appliquant au siècle passé une épithète brutalement péjorative, n’a entendu caractériser que cette partie de son héritage. Il est même loisible de traduire cette épithète en rappelant la définition d’Ambroise Paré : « Stupeur, — qui est diminution de vouloir et de sentir. » La vie étant l’épreuve des idées, la question se pose ainsi : quelles sont les idées chères au dix-neuvième siècle dont nous devons considérer, à l’aube du vingtième, qu’elles sont fécondes et bienfaisantes, ou qu’à tout le moins elles ne diminuent pas notre faculté de vouloir et de sentir ?

II §

Elles sont assez contradictoires, ces idées, car ce siècle n’a pas eu, comme le dix-septième, une unité intime et constante de direction, ce que les Latins appelaient d’un vocable intraduisible : ténor. Il a été en réaction contre lui-même vers le milieu de son développement, c’est-à-dire en 1850, — étant bien entendu que cette date n’est qu’un à peu près. Les tournants d’une pensée collective n’ont pas de millésimes précis. Jusqu’alors, l’apport nouveau du siècle, et qui paraissait devoir rester sa caractéristique, c’était l’ensemble des façons de comprendre l’art et la vie que nous nommons encore aujourd’hui le romantisme, mais dont nous dégageons la genèse et les éléments composites avec une lucidité que les romantiques eux-mêmes n’avaient qu’à demi.

Nous y distinguons d’abord le contre-coup sur les imaginations du prodigieux tremblement de terre national qui, de 1789 à 1815, a convulsé toutes les destinées françaises. Musset a encore vu cela, nettement, quoiqu’il ait gâté la justesse de la remarque par le ton déclamatoire sur lequel il l’a présentée, dans le début de son Enfant du siècle. D’avoir respiré l’atmosphère d’une époque tragique laisse aux âmes un besoin d’émotions fortes. Ainsi s’explique, devant la sécheresse de la littérature classique à son déclin, le dégoût éprouvé par les jeunes gens, nés et grandis pendant la Révolution et sous l’Empire. Il leur fallait d’autres lectures, un autre ton de sensibilité. Cette exigence allait plus avant encore. Avec la paix extérieure et intérieure, la France s’était remise à vivre dans la norme d’une société civilisée, qui n’admet les individualités vigoureuses que subordonnées, réglées, soumises à une discipline où les « enfants du siècle » apercevaient une mutilation. Le romantisme est la révolte contre cette discipline qui suppose que l’homme accepte son sort, qu’il se renonce ou du moins qu’il s’adapte. Révolte tout intérieure, d’ailleurs, les mœurs et les lois n’en permettant pas d’autre. Elle consistait pour les « enfants du siècle » à construire en eux une personne supérieure à leur sort, à rechercher ou à se figurer des émotions plus intenses, plus rares, à souhaiter et à provoquer, s’il est possible, des événements plus conformes à un idéal tout arbitraire, composé le plus souvent d’éléments étrangers à la tradition française, puisque le principe de cette maladie de l’âme était précisément la fuite du milieu natal et de ses exigences, et c’est aux poètes anglais ou allemands, italiens ou espagnols que le romantisme va demander, non seulement un décor, mais une suggestion psychologique. Quoi d’étonnant si un pareil travail a très vite abouti à la plus douloureuse et à la plus impuissante des anarchies ?

C’est contre cette douleur et cette impuissance que s’est produite la réaction de 1850. Les noms de Renan, de Taine, de Flaubert, de Dumas fils, des Goncourt, de Baudelaire sont parmi ceux qui symbolisent le mieux cet effort des lettres françaises pour se dégager du mirage romantique. Le plus lucide témoin des volte-face du dix-neuvième siècle, Sainte-Beuve, écrivait à l’occasion de Madame Bovary : « Cet ouvrage porte bien le cachet de l’heure où il a paru II vient à point en ce moment. C’est un livre à lire en sortant d’entendre le dialogue net et acéré d’une comédie de Dumas fils, entre deux articles de Taine. Car, en bien des endroits et sous des formes diverses, je crois reconnaître des signes littéraires nouveaux : science, esprit d’observation, maturité, force, un peu de dureté. »

III §

J’ai souligné le mot qui enferme en effet l’essentiel de cette énumération. Sainte-Beuve, l’ancien externe d’hôpital et qui se vantait d’avoir disséqué, était mieux placé qu’un autre pour comprendre par quel détour l’intelligence française avait dû passer pour aboutir à ce renoncement. C’en était un que cette substitution d’un idéal de vérité dure à un idéal d’exaltation. La grande ouvrière de ce changement, c’était bien la Science. Elle commençait d’apparaître comme une force nouvelle, aussi féconde en miracles que la chimère romantique l’avait été en avortements. Est-il besoin de rappeler quelles découvertes, sur la lumière, l’électricité, la mécanique céleste, l’embryogénie, le système nerveux, elle avait dès lors à son actif et quelles perspectives elle ouvrait sur l’avenir ? Or, en quoi consiste essentiellement l’esprit scientifique ? Dans la soumission au réel. C’est, par conséquent, la façon de penser la plus contraire à celle du romantisme. Voilà donc le dix-neuvième siècle subitement précipité dans un sens systématiquement opposé à son premier élan, et cela sur les domaines mêmes qui semblent les plus réfractaires à la méthode des laboratoires. De lyrique, la poésie se fait analytique, comme le roman, comme le théâtre. La critique ambitionne de devenir un chapitre de la botanique des esprits. L’histoire substitue le document à cette « résurrection » dont le visionnaire Michelet parlait avec un frémissement de thaumaturge. Nous sourions aujourd’hui de lire en sous-titre aux Rougon-Macquart : Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire. Nous avons tort. Ce sous-titre, pour emprunter à l’auteur lui-même une de ses expressions favorites, est un document, celui d’une foi profonde et, à cause de cela, pathétique dans une révélation nouvelle.

Le malheur est que cette foi à la Science reposait sur une erreur initiale14. Quand un Renan et un Taine parlaient de la Science, ils oubliaient que la belle formule — la soumission au réel — interdit, ne nous lassons pas de le répéter, d’employer le terme de science au singulier. C’est seulement par hypothèse que nous concevons l’unité des phénomènes qui nous entourent et qui se présentent à nous comme distribués, les uns et les autres, dans des ordres si différents. Il y a ainsi un ordre chimico-physique, un ordre biologique et un ordre psychique, pour prendre des exemples accessibles aux plus ignorants. Un minéral n’est ni une plante, ni un animal. Les fonctions inconscientes de la vie physiologique ne sont pas identiques aux fonctions conscientes de la vie intellectuelle et morale. À ces ordres différents doit correspondre une différence de procédés d’étude. Pour pratiquer scrupuleusement la règle de la soumission au réel, il faut adapter notre intelligence au caractère de ce réel. Il y aura donc, une science du physico-chimique, une science du biologique, une science du psychique. Pour résumer, il n’y a pas une Science. Il y a des sciences.

Le dix-neuvième siècle a méconnu cette vérité, et sa conception d’une Science une l’a conduit à une disposition d’esprit non moins abusive que celle du romantisme. On l’a dénommée le Scientisme. Dès que l’on n’admet pas cette différence radicale dans les ordres de phénomènes, on est tenté de les faire rentrer les uns dans les autres. Le monde physico-chimique doit expliquer le monde biologique lequel, doit lui-même expliquer le monde psychique. Que disait Taine : « La raison et la vertu humaines ont pour matériaux les instincts et les images animales, comme les formes vivantes ont pour instrument les lois physiques, comme les matières organiques ont pour éléments les substances minérales… » Et encore : « La matière a pour terme la pensée. » La logique d’un pareil système est une théorie purement mécanique de l’univers, l’homme y compris, si bien qu’entre notre existence spirituelle et la sonnerie d’une horloge il n’y a aucune différence essentielle. Pareillement, lorsque Renan écrit l’histoire des origines du christianisme, il commence par écarter l’élément premier de toute foi religieuse, la croyance à l’intervention d’une providence dans les affaires humaines. Ce faisant, il supprime l’objet même qu’il se propose d’étudier, comme Taine, si passionnément épris de psychologie, supprimait les phénomènes moraux en les ramenant à des phénomènes physiologiques, et ceux-ci aux phénomènes physico-chimiques. De là cette autre réaction contre les étroitesses de scientisme à laquelle nous assistons et qui est allée grandissant depuis quelques années. La vie spirituelle était impossible dans cet étouffement du déterminisme absolu. Elle renaît, depuis que nous recommençons d’admettre que les phénomènes religieux doivent être considérés d’un point de vue religieux, les phénomènes moraux d’un point de vue moral, le psychisme tout entier d’un point de vue psychique. La Science n’a pas fait faillite, comme on disait à un moment, mais bien le Scientisme.

IV §

Dans le bilan des legs que nous a transmis le dix-neuvième siècle, il y a donc un déchet considérable pour tout ce qui touche aux deux mouvements qui ont peut-être soulevé le plus ardemment les premières et les secondes générations. Il y a un déchet aussi dans une idée qui fut également chère aux romantiques et aux scientistes, je veux parler de l’idée de progrès. Les gens de 1820 se sont trouvés d’accord avec ceux de 1850, et de 1900, pour affirmer la supériorité de l’âge moderne et pour l’attribuer à une loi presque indépendante de la volonté humaine, qui acheminerait l’homme vers un avenir toujours meilleur. Très rares ont été les intelligences réfractaires à ce dogme issu du dix-huitième siècle et de la Révolution : un Balzac, un Baudelaire, un Vigny. Encore le pessimisme de ce dernier se dément-il par des cris d’orgueil :

Ton règne est arrivé, Pur Esprit, roi du monde…

Baudelaire était un malade dont le témoignage dénonçait surtout le désespoir d’un vaincu de la vie. Balzac, lui, M. Léon Daudet l’a noté justement, a travaillé, comme en exil, dans une hostilité de ses contemporains, qu’il déconcertait par sa rébellion précisément contre le « poncif du progrès perpétuel ». Le mot est encore de M. Daudet. Mais tous les autres ont admis le dogme consolateur, sous une forme ou sous une autre, tantôt comme Hugo et Lamartine, dans un sursaut d’enthousiasme illuminé, — tantôt comme Renan et comme Taine, en confondant les deux idoles : le Progrès et la Science, — tantôt comme Sainte-Beuve en saluant l’avènement d’un rationalisme libérateur. Qu’auraient-ils dit s’ils avaient reçu l’effroyable leçon de 1914, et constaté qu’il peut exister, qu’il existe une barbarie scientifique, dont l’avion, distributeur de bombes, est l’atroce image ? La régression des sociétés les plus comblées, les plus cultivées est toujours possible. La civilisation doit être considérée comme une ruine sans cesse réparée. Une telle évidence est aussi bienfaisante que le préjugé du progrès perpétuel est dangereux. Elle nous invite à ne rien abandonner des disciplines traditionnelles qui ont permis une conquête, ne fût-elle que momentanée, sur la sauvagerie des instincts.

Ces disciplines, le dix-neuvième siècle les avait méconnues, d’abord dans le romantisme et ses espérances, puis dans le scientisme et ses négations. Le vingtième siècle est en train d’en rechercher les traces. Retrouvera-t-il l’énergie de les reprendre ? Aura-t-il la sagesse d’accepter aussi une autre leçon de cette terrible guerre, qui nous a prouvé combien sont décevantes les idéologies les plus spécieuses, lorsqu’elles sont contraires aux enseignements séculaires, celle, par exemple, des nationalités ? Quand la Révolution française a entrepris, emportée par son programme d’universel affranchissement, de refaire une Europe qui ne dût rien au passé, elle a cru assurer la paix en supprimant la mosaïque de petits États dynastiques qui morcelaient le continent. Elle a, de la sorte, créé, entre autres unités ethniques, l’énorme Allemagne qui, maintenant encore, demeure une menace pour la paix du monde, d’autant plus redoutable que le principe des nationalités a eu pour conséquence la substitution des armées nationales aux armées de métier, et nous voici de nouveau devant une régression dont les utopistes de 1789 eussent été confondus s’ils l’avaient pu prévoir. Avec les armées nationales, qui se recrutent parmi tous les hommes valides du pays, nous sommes revenus à l’époque des guerres primitives où des peuples tout entiers se précipitaient sur d’autres peuples, engagés, eux aussi, tout entiers dans la lutte. L’extermination ou l’esclavage est la logique dernière de guerres pareilles. Quel enseignement, s’il était accepté, et qui nous guérirait d’exécuter sur les masses humaines, qui sont la somme vivante d’unités vivantes, des opérations non vérifiées, si séduisantes paraissent-elles à notre, intelligence et à notre sensibilité !

V §

De ces hâtives réflexions, bien sommaires et bien incomplètes, je ne voudrais tirer qu’une conclusion, à savoir que le procès intenté par M. Léon Daudet au dix-neuvième siècle mérite d’être suivi de très près par tous les bons Français à qui six changements de régime et quatre invasions durant ces cent années laissent une inquiétude sur le prochain avenir. En admettant, ce que je crois, pour ma part, que le siècle clos par la grande guerre se soit beaucoup trompé, il y a lieu d’utiliser ses erreurs, en ne les recommençant pas. Il aura eu ce mérite, ce siècle dont Guizot disait déjà qu’il était « fécond en avortements », d’avoir beaucoup entrepris, beaucoup travaillé. Il faut qu’il ait été notre expérience. C’est bien ce que sent obscurément l’opinion, et voilà pourquoi elle s’est émue à ce degré rien qu’au titre du livre que M. Léon Daudet publie ces jours-ci et dont il convient de lui savoir un très grand gré. Provoquer ces larges discussions d’idées, qui derrière les effets font chercher les causes, c’est par excellence le service de l’écrivain.

Fin