Ferdinand Brunetière

1887

La banqueroute du naturalisme

Article de la Revue des Deux Mondes

2015
Source : Ferdinand Brunetière, « La Banqueroute du naturalisme », in Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 83, Paris, 1887, pp. 213-224.
Ont participé à cette édition électronique : Marine Riguet (Édition TEI).

Revue littéraire
« La Banqueroute du Naturalisme » §

Il y a longtemps que nous n’avons parlé des romans de M. Zola. Ce n’est pas que nous ne les ayons lus, ainsi qu’il était de notre devoir ; mais, après les avoir lus, nous n’en avions rien à dire que nous n’eussions déjà dit. Épiques ou apocalyptiques, puisque c’étaient les qualités nouvelles qu’il fallait louer dans Germinal, par exemple, ou dans L’Œuvre, nous ne l’eussions pu faire d’ailleurs qu’aux dépens des anciennes, de celles que nous goûtions peu, mais que nous reconnaissions enfin dans L’Assommoir ou dans Le Ventre de Paris ; et, pour La Joie de vivre, en dépit des clameurs, nous n’y pouvions vraiment rien voir de plus obscène ou de plus incongru que dans Pot-Bouille ou dans Nana. Mêmes Quenu-Gradelle et mêmes Rougon-Macquart, mêmes procédés, même absence aussi de sens moral, c’était toujours le même M. Zola. Qu’après avoir jadis découvert Paris, ce romantique attardé parmi nous inventât donc maintenant la mer, ou qu’après avoir calomnié les mœurs de la bourgeoisie, cet homme de quelque talent, mais de si peu de goût, et de tact, et d’encore moins d’esprit, caricaturât à leur tour celles du populaire ; il n’y avait là ni de quoi s’étonner, ni de quoi revenir à la charge. Mieux valait attendre ; et, puisque aussi bien, de roman en roman, il allait s’éloignant un peu plus de la décence, du naturel, et de la vérité, on en reparlerait, pour la dernière fois, quand il en serait tout à fait sorti.

C’est ce qui vient d’arriver : et le volume n’a point encore paru, le journal de M. Zola n’a pas seulement encore terminé la publication du roman, que déjà La Terre, en achevant de déclasser le romancier, semble avoir achevé du même coup de disqualifier le naturalisme. On n’ose plus être naturaliste ; on se défend de l’avoir été ; les plus ignorés eux-mêmes de ses disciples, les imitateurs qu’il ne se savait point, ont déjà commencé de trahir « le Maître. » Déjà, l’auteur de Charlot s’amuse et celui du Bilatéral, déjà MM. Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Paul Margueritte, Lucien Descaves et Gustave Guiches, — faisons-leur le plaisir de mettre ici leurs noms, qu’on pourrait avoir oubliés, — ont publiquement protesté contre « l’exacerbation de la note ordurière » dans le roman de M. Zola : c’est ainsi qu’ils s’expriment en patois naturaliste. On peut prévoir enfin le temps où M. Zola, dans cet abandon de tous les siens, n’aura plus pour lui que le seul M. Francisque Sarcey. Et nous ne le regretterons qu’à moitié, — en songeant qu’il y a dans La Terre de quoi justifier d’autres défections, qui seraient même plus sensibles à M. Zola, que celle de M. Lucien Descaves ou de M. Rosny, — mais cependant nous le regretterons. D’abord, parce qu’il est toujours pénible de voir un homme de talent se fourvoyer sans ressource ; et puis, parce qu’il est plus pénible encore de le voir compromettre avec lui, dans son aventure, ce qu’il pouvait y avoir de justesse et de vérité dans les théories d’art auxquelles les circonstances avaient attaché son nom. Le naturalisme avait sa raison d’être, dans le siècle où nous sommes ; il en avait même plusieurs, que nous avons ici plusieurs fois déduites ; et, si nous en voulons autant du reste, nous n’en voulons de rien plus à M. Zola que de les lui avoir, l’une après l’autre, et pour longtemps maintenant, enlevées.

Car, il faut bien en convenir : quelque étonnement que l’on éprouve à se trouver d’accord avec M. Paul Bonnetain, et quoique ces jeunes schismatiques, pour se purifier, aient sans doute besoin de se laver dans bien des eaux encore, ils ont raison. M. Zola, dans La Terre, a passé toutes les bornes. Oui ; si l’on savait peut-être que le commencement et la fin de son naturalisme, que sa principale ou son unique originalité n’avait guère consisté qu’à imprimer tout crus dans ses romans des mots dont je gagerais qu’à peine ose-t-il se servir dans la liberté de la conversation, jamais pourtant il n’en avait encore imprimé de tels, ni rendu le nom même de naturalisme synonyme à ce point de ceux d’impudence et de grossièreté. Jamais non plus, pas même dans Pot-Bouille, cet étrange observateur des mœurs de son temps ne s’était ainsi moqué de son public, jamais il n’avait substitué plus audacieusement à la réalité les visions obscènes ou grotesques de son imagination échauffée. Nulle conscience et nulle observation, nulle vérité ; nulle exactitude, tous les effets faciles et violens, tous ceux du vaudeville et ceux du mélodrame ; des scènes inouïes de brutalité ; toutes les plaisanteries qui passent à Grenelle ou du côté de Clignancourt pour des formes de l’esprit ; des images de débauche, des odeurs de sang et de musc mêlées à celles du vin ou du fumier, voilà La Terre ; et voilà, va-t-on dire, le dernier mot du naturalisme ! Si M. Bonnetain ou M. Margueritte réussissent maintenant à le tirer de là, ils n’auront pas fait peu. Je crains seulement pour eux qu’il ne leur fallût, — dirai-je plus de talent ? — mais un autre talent à coup sûr que celui dont leurs œuvres nous ont donné les preuves jusqu’ici.

Sont-ce, en effet, des paysans, que les personnages du dernier roman de M. Zola ? Mais il faudrait d’abord pour cela qu’ils fussent des hommes, et ce n’en sont point, ni même des brutes, mais seulement des mannequins. Dans L’Œuvre, dans Germinal, dans La Joie de vivre, on pouvait encore, en y regardant bien, discerner quelque trace et reconnaître au moins quelque effort d’observation, mais ici, c’est vainement qu’on en chercherait l’ombre ; et les jésuites d’Eugène Sue, les mousquetaires d’Alexandre Dumas, les Burgraves eux-mêmes de Victor Hugo sont plus vrais, moins fantastiques, plus vivans peut-être que les paysans de M. Zola. Au moyen des journaux, des faits divers et des comptes rendus de cours d’assises, au moyen des commentaires dont le « chroniqueur judiciaire » ne manque jamais à les faire suivre, — pour opposer, comme l’on sait, la dépravation cynique des campagnes à l’honnête, l’élégante et l’inoffensive corruption du boulevard, — M. Zola s’est fait une idée du paysan français, et composé méthodiquement un dossier d’horreurs villageoises. C’est ce qu’il appelle ses documens. On y voit qu’en telle année, dans telle commune, tel département, un père de famille ayant en l’imprudence de résigner ses biens à ses enfans, ceux-ci, las un jour de nourrir une bouche inutile, l’ont relégué sous un toit à porcs, ou même aidé à mourir plus vite. On y fit qu’en telle autre année, dans un département voisin, et ainsi qu’il est prouvé par les débats ou l’aveu du coupable, un beau-frère, pour éviter la division d’un commun héritage, a violé sa belle-sœur mineure et l’a ensuite étranglée. On y trouve encore qu’une femme a mêlé de la mort aux rats dans la soupe aux choux de son homme ; que deux frères, faute de s’entendre, ont vidé à coups de fusil une question de bornage ; qu’une bru s’est débarrassée d’une belle-mère importune à coups de serpe ou de fléau. Et on y apprend aussi, par occasion, des choses qu’en effet on ignorait, jusqu’à M. Zola : que le fumier ne sent pas bon ; que si l’on boit trop de vin ou de cidre, on se grise ; qu’il est arrivé quelquefois à la grêle de hacher les blés ; qu’il est plus dur de moissonner que de cracher dans un puits pour y faire des ronds ; que, d’ailleurs, ce ne sont point des clubmen qui hantent d’ordinaire les cabarets de village ; et que le paysan aime âprement la terre. Cependant le romancier, d’un air entendu, frappe de la main sur ses dossiers ; et les reporters, sur sa parole, nous jurent qu’il n’a rien dit qu’il ne puisse prouver, en forme de preuve authentique, dont ne témoigne la collection du Gil Blas et du Figaro. De qui se moque-t-on ici ? de nous ou de M. Zola ? Car, je consens bien que les amateurs trouvent encore d’assez beaux morceaux dans La Terre, un reste de souffle, et, par endroits, presque de la puissance, dans ces descriptions, par exemple, où M. Zola reconstruit la nature et l’ajuste aux exigences de ses propres hallucinations ; mais, dans ce roman de cinq ou six cents pages, on n’en signalerait pas une qui nous apprenne rien sur la campagne ou sur le paysan. Ou, si l’on aime mieux cette autre façon de dire la même chose : le peu de vérité qu’il y a dans La Terre est banal, pour traîner partout, et le peu de nouveauté qu’on y rencontre n’est pas vrai.

Je ne connais point assez le paysan pour m’en faire moi-même une idée très précise, et encore moins, quelque idée que je m’en fasse, pour vouloir la substituer à celle de M. Zola. Je crois seulement que, si le paysan, comme l’ouvrier, par exemple, comme le bourgeois, ou comme le militaire, ont quelques traits qui ne soient qu’à eux, ils ne laissent pas, tous tant qu’ils sont, d’en avoir aussi quelques-uns qui leur sont communs entre eux, et avec moi. Pour être paysan, on n’en est pas moins homme, et pour être homme, ce que j’ose assurer, c’est qu’il faut commencer par différer beaucoup des héros de M. Zola. Et, puisque M. Zola n’est ni le seul ni le premier qui ait voulu peindre le paysan ; ce qui est encore certain, c’est que le sien est le premier et le seul qui fasse en nous cette impression. Si M. Zola veut s’en rendre compte, qu’il le compare au surplus, je ne dis pas même avec ceux de Balzac ou de George Sand, lesquels sont un peu romantiques ou romanesques, mais avec ceux de l’écrivain qu’il semble en vérité s’être proposé de ressusciter parmi nous, ce Restif de la Bretonne de qui nous l’avons plus d’une fois rapproché. Dans La Vie de mon père, l’auteur de Monsieur Nicolas et du Paysan perverti nous a tracé le portrait de sa propre famille : c’est la décence et la gravité mêmes, avec une nuance marquée d’orgueil héréditaire, et un besoin très vif d’estime et de considération. Mais j’oublie que M. Zola ne fera jamais cette comparaison ni nulle autre, parce que lui-même ne s’intéresse pas assez aux histoires qu’il nous raconte, aux personnages qu’il prétend peindre, à cette réalité dont il se croit néanmoins l’interprète. M. Zola ne s’intéresse qu’au succès de ses œuvres, et qu’au développement de sa personnalité. Avec le goût et le sens moral, ce qui lui manque le plus c’est la sympathie, et sans la sympathie, sans cette faculté précieuse, délicate et subtile, n’y ayant pas moyen d’enfoncer un peu avant dans la connaissance de nos semblables, il n’y a pas moyen non plus d’être naturaliste.

On ne saurait trop le redire : c’est ici ce que n’ont pas compris nos modernes naturalistes, Flaubert en tête, M. Zola derrière lui, ni leurs nombreux imitateurs, et c’est ce qui fait sur eux la si grande supériorité des naturalistes russes et anglais, d’un Tolstoï, d’un Dostoïevski, de Dickens, de George Eliot. C’est que ceux-ci ont vraiment aimé les humbles et les dédaignés, cette foule anonyme et obscure, que le grand art, l’art officiel et d’apparat, si l’on peut ainsi dire, avait rayée de ses papiers. Ils ont cru que l’égalité des hommes dans la souffrance et dans la mort donnait à tous un droit égal à l’attention de tous. S’ils sont descendus dans l’âme d’une fille ou d’un criminel, ç’a été pour y chercher l’âme elle-même et l’humanité. Et s’ils n’ont pas reculé devant la peinture de la laideur et de la vulgarité, c’est qu’ils ont cru que l’on avait inventé l’art pour nous en consoler, en les anoblissant. Mais nos naturalistes à nous, véritables mandarins de lettres, infatués comme Flaubert et comme M. Zola de la supériorité sociale de l’art d’écrire sur celui de fabriquer de la toile ou de cultiver la terre, uniquement attentifs à « soigner », comme on dit, leur réputation et leur vente, ils n’ont vu, dans tout ce qui n’avait pas écrit L’Assommoir ou La Tentation de saint Antoine, que matière à caricature. Et manque de sympathie pour autre chose qu’eux-mêmes, c’est ainsi que leur observation, quand encore ils daignaient observer, n’a pas pénétré au-delà de l’écorce des choses. Ils n’en ont vu que le contour, ils n’en ont su fixer que la silhouette ; et, pour cette raison, s’ils doivent durer quelque temps, si les générations qui viennent les lisent encore, ce ne sera pas comme naturalistes, ce ne sera pas non plus comme pessimistes, — un autre mot qu’ils compromettent par l’usage qu’ils en font, — ce sera comme vaudevillistes.

Ayant essayé plusieurs fois de montrer, non-seulement à M. Zola, mais à quelques-uns aussi de ses disciples, les vaudevillistes qu’ils étaient, on me permettra de ne revenir ici ni sur le choix de leurs sujets ordinaires, qui appartiennent plutôt au répertoire du Palais-Royal, ni sur leur façon de les traiter, qui ressemble à celle d’un Paul de Kock lugubre et pédant, ni sur leur goût à tous pour la caricature et surtout pour l’équivoque. Mais ce que je tiens à dire, parce que je n’en aurai jamais, je crois, de meilleure occasion que La Terre, c’est que ce comique involontaire s’obtient précisément grâce à l’insuffisance de l’observation. Les personnages de M. Zola, les moins complexes, les plus simples du monde, n’obéissant jamais qu’à l’impulsion d’un unique appétit, toujours élémentaire, ne connaissant en toute rencontre qu’une seule manière de le manifester, ne raisonnant d’ailleurs jamais avec eux-mêmes, traversent le roman avec l’allure roide et uniforme, les tics mécaniques et les gestes anguleux d’un fantoche ; et le comique naît, irrésistible et énorme, du contraste même entre les situations violentes où le romancier les jette, et l’immobilité de leur physionomie ou la gaucherie de leurs mouvemens. C’est bien ainsi que dans le vaudeville, un effet toujours sûr, comme on dit en style de théâtre, c’est de mettre une phrase dans la bouche d’un personnage : « Tais-toi, t’as commis une faute », ou « Mon gendre, tout est rompu » ; et de la lui faire obstinément redire, pendant trois ou cinq actes, qu’elle soit d’ailleurs ou non en situation, et surtout quand elle n’y est pas. Dans ce genre de comique inférieur, et même un peu grossier, je conviens que M. Zola est depuis longtemps sans rival. Comme dans L’Assommoir le fameux couple Boche, comme dans Pot-Bouille l’oncle Josserand et l’inénarrable Trublot, La Terre est pleine de Fouan et de Bateau, de Delhomme et de Macqueron, d’Hilaire et de Palmyre, qui n’ayant qu’une idée n’ont aussi qu’une façon de la traduire, comme les Krampach et les Nonancourt du vaudeville classique. Il y a d’ailleurs des différences, et ces deux-ci parmi beaucoup d’autres : la première, qu’au lieu d’être simplement dépourvus de sens, les refrains des personnages de M. Zola sont orduriers ou blasphématoires, et la seconde que nos vaudevillistes, assez contens de nous avoir fait rire, n’ont pas cru qu’ils écrivaient, dans Le plus heureux des trois ou dans le Chapeau de paille d’Italie : « L’histoire naturelle et sociale » de leur temps. M. Zola, lui, n’est jamais si plaisant que quand il se prend le plus au sérieux.

Si ce procédé ne laisse pas d’avoir quelques inconvéniens, on en voit peut-être le grand avantage. Les mêmes mannequins peuvent toujours servir, et de « bourgeois » qu’ils étaient dans Pot-Bouille, ou de « mineurs » dans Germinal, les transformer en « paysans » dans La Terre, ce n’est qu’une redingote à changer en une blouse, un nom propre en un autre ; — et aussi le titre du roman. Quand donc M. Zola nous donnera ces romans sur « l’Armée », et sur « les Chemins de fer », voie montante et voie descendante, qui doivent compléter, je crois, l’épopée des Rougon-Macquart, tenons-nous pour assurés d’y retrouver les mêmes personnages. Cela sentira seulement la caserne au lieu de la ferme, le fumier de cheval au lieu du fumier de vache, ou l’odeur de fumée, d’huile et de graisse à graisser au lieu de l’odeur des blés mûrs et du foin nouveau ; mais il s’y passera les mêmes choses, entre deux trains, sous le hangar aux marchandises ou dans un coin de la lampisterie, qu’ici entre deux coups de faulx, derrière une meule de foin. Comme on connaît d’ailleurs les principes de M. Zola, comme il est entendu par avance que ses romans devront manquer de tout intérêt romanesque, et comme son « dossier » militaire ou administratif sera sans doute aussi riche de documens que son « dossier » agricole, on voit que la tâche ne lui sera pas non plus très difficile. Feu Ponson du Terrail était plus scrupuleux : il tuait au moins de temps en temps Baccarat et Rocambole, et, pour les ressusciter, il attendait que les abonnés du Petit Journal ou de la Patrie les eussent instamment redemandés.

Cette pauvreté de l’observation dans les romans de M. Zola n’est qu’une juste conséquence du dédain qu’il a toujours professé pour la psychologie. J’aimerais autant qu’un expéditionnaire affichât le mépris de l’orthographe et de la calligraphie, c’est-à-dire des instrumens mêmes du métier qui le fait vivre ! Qu’un roman puisse à la rigueur se passer d’aventures et d’intrigue, de composition et de style, de grammaire et d’esprit, on le conçoit encore ; et il y en a des exemples ; mais ce que l’on n’a jamais vu, c’est un roman sans psychologie. Rien n’est simple ici-bas, et moins que toute chose, non pas même pour les autres, mais pour nous, l’exacte connaissance de la diversité de nos mobiles secrets sous l’apparente ressemblance des actes. C’est toute la psychologie. Otez-la du roman : la substance en périt, s’en dissipe, s’en évapore ; il ne demeure plus qu’un squelette ou une carcasse, une aventure sans cause, un fait divers sans intérêt, parce que nous n’en voyons ni les commencemens ni les suites. Ah ! qu’il a fait de mal à ceux qui ne l’ont pas compris, mais qui ne l’ont pas moins prétendu suivre, le maître qui a dit autrefois : « Si Shakespeare avait fait une psychologie, il aurait dit, avec Esquirol : L’homme est une machine nerveuse gouvernée par un tempérament, disposée aux hallucinations, emportée par des passions sans frein… » Et que doit-il penser, s’il le lit, de se voir ainsi travesti par M. Zola : « Hein ? étudier l’homme tel qu’il est, non plus leur pantin métaphysique, mais l’homme physique, déterminé par le milieu, agissant sous le jeu de tous ses organes… N’est-ce pas une farce que cette étude continue et exclusive de la fonction du cerveau ?.. Faites donc penser un cerveau tout seul, voyez donc ce que devient la noblesse du cerveau quand le ventre est malade ? » Las ! quel style, et quel raisonnement ! Mais, en revanche, aussi, quelle heureuse définition de M. Zola par lui-même, et de son naturalisme : à l’étude exclusive et continue des fonctions du cerveau, l’auteur de Pot-Bouille et de La Terre a substitué l’étude non moins exclusive et non moins continue des fonctions du ventre.

C’est toute une part de son roman, la plus considérable, et dont il est évident qu’il fait lui-même le plus de cas, mais sur laquelle on me pardonnera de ne point insister. Manger, boire, et le reste, il ne se passe guère autre chose dans les quatre-vingt-quinze feuilletons que j’ai lus de La Terre, et le « reste » surtout en remplit des colonnes entières. Si le souvenir de Restif, dont je parlais tout à l’heure, troublait encore les nuits de l’auteur de Pot-Bouille, l’auteur de La Terre peut maintenant dormir tranquille : il a surpassé son modèle. Je veux bien croire, — et la preuve que je le crois, c’est que je parle encore de M. Zola, — qu’il ne spécule point lui-même sur le mal que l’on dira de son roman, que les gravelures et les obscénités dont il l’a semé, c’est par scrupule d’observateur et conscience d’artiste, et que, s’il nous promène aussi complaisamment parmi de si sales images, ce sont toujours les excès de l’idéalisme ancien qui continuent de l’y obliger. Mais puisqu’il sait compter, je voudrais qu’il fit une observation : c’est que ses romans se vendent d’autant mieux qu’ils sont plus obscènes ou qu’ils sont plus grossiers. Ni Une Page d’amour, ni Au bonheur des Dames n’ont pu dépasser de beaucoup le cinquantième mille : et ce ne sont point des romans « chastes », et les fonctions du ventre y tiennent assez de place, et la grossièreté de langage dont M. Zola s’est fait une seconde nature s’y étale encore assez abondamment, mais ce sont enfin des romans presque lisibles. Mais, au contraire, Pot-Bouille a passé le soixante-cinquième mille, L’Assommoir le cent onzième, Nana le cent quarante-neuvième ; et de tous les romans de M. Zola, ce sont les plus graveleux, ou du moins ce l’étaient, avant que La Terre eût paru. Je souhaite sincèrement à M. Zola que l’éclatant insuccès de La Terre démente la leçon qu’il aurait dû lui-même tirer depuis longtemps du seul rapprochement de ces chiffres ; et je suis persuadé qu’il le souhaite avec nous.

Ce qui n’est enfin ni moins grave que le reste, ni d’ailleurs moins faux dans La Terre, c’est la grossièreté du langage. M. Zola, qui n’en connaît le sens que tout juste, n’a évidemment jamais connu la valeur ni le pouvoir des mots. S’il écrivait pour les paysans ou pour les ouvriers, on le lui passerait encore ; mais il écrit pour les bourgeois ; et s’il croit qu’un ignoble blasphème ou une sale injure aient la même signification pour le bourgeois, qui les fit imprimés dans un livre, que pour le paysan ou l’ouvrier qui les profère, je l’assure qu’un « écrivain » et un « naturaliste » ne sauraient se tromper davantage. Je ne dirai point qu’aux faubourgs et dans les campagnes, il y a des termes d’ignominie qui s’échangent de bonne amitié et presque comme des caresses ; mais un gros mot, dans la bouche d’un homme du peuple, n’en dit pas plus qu’un mot beaucoup moins gros dans celle d’un bourgeois. Le tonnerre de Dieu d’un charretier, — si l’on me permet de donner un exemple, — est à peu près l’équivalent du sacrebleu d’un petit bourgeois ; et devers Belleville ou Montmartre, on dit d’un ami qu’il est f… avec le même sentiment de commisération que l’on dit en un autre endroit « qu’il n’en échappera pas. » Et c’est bien plus qu’une distinction de rhétorique, c’est une nuance de psychologie, si l’on considère, après le pouvoir propre, la valeur relative des mots. Car, ces jurons ou ces blasphèmes, si l’homme du peuple les profère avec cette regrettable facilité, c’est qu’ils ne sont pour lui qu’on signe ou qu’une traduction habituelle de ses émotions. Mais chez nous, ils éveillent, aussitôt qu’entendus, toute une série d’images bien autrement déplaisantes qu’eux-mêmes ; ils nous transportent avec eux dans leur milieu d’origine, qui n’est pas d’ordinaire le milieu même où on les emploie couramment ; ils associent enfin les sentimens qu’ils sont censés traduire à des sentimens souvent très éloignés de ceux du personnage que le romancier fait parler. De telle sorte que, même faisant ce qu’ils font, les paysans de M. Zola seraient encore faux pour la manière dont ils le font. D’autant qu’ils parleraient un langage plus conforme à la réalité, ils paraîtraient d’autant moins réels et moins vrais, puisque c’est eux, et non point leur incapacité de s’analyser eux-mêmes qu’il s’agit de nous montrer. Et ils ne seraient enfin tout à fait ressemblans, à leurs propres yeux comme aux nôtres, que s’ils exprimaient des sentimens ou des idées à eux dans la langue du commun et de l’honnête usage. C’est un thème que j’ose livrer aux méditations de M. Rosny, l’auteur du Bilatéral, médiocre imitation des mœurs et surtout du langage de Germinal et de L’Assommoir.

Où est cependant, en tout cela, le naturalisme ? et, ne se rencontrant pas plus dans le langage, comme l’on voit, que dans les mœurs et dans les caractères, où est la vérité ?

Car je ne pense pas que M. Zola l’ait cru mettre au moins dans ces plaisanteries où, s’exerçant pour la première fois, il est du premier coup passé maître, et qui sont sans doute, elles aussi, une étude des « fonctions du ventre », mais surtout, et de son aveu même, un a élément comique » ajouté à tant d’autres. On n’ignore pas qu’en effet, après ou avec les plaisanteries sur les maris malheureux, il n’y en a pas de plus populaires, je veux dire de plus universellement appréciées, dans le pays de Rabelais et de M. Armand Silvestre. C’est ce que M. Francisque Sarcey nous rappelait l’autre jour ; et, combien il avait raison, c’est ce que les journaux nous prouvaient à l’envi l’un de l’autre, à commencer par le Figaro. On ne se serait pas indigné de la sorte, si l’on ne s’était flatté, avec les affaires de son indignation, de faire aussi celles de son esprit, et par surcroît la joie de ses lecteurs. Ou plutôt, et depuis un mois qu’on s’y complait, on n’aurait pas ainsi remué cette matière, si l’on en ressentait une telle et si vive indignation. Pour flatter un goût naturel à la race, M. Zola, profitant de la liberté de la campagne, n’a donc fait ici qu’imiter les modèles, avec l’ambition d’en devenir un lui-même à son tour. Ayant renouvelé d’abord les moyens de la pornographie, il a pensé que le temps était venu, dans le programme de son art démocratique et social, de renouveler aussi les moyens de la scatologie. Et il a bien quelque droit de s’étonner ou de s’irriter même qu’en lui reprochant ses effets on les lui dérobe, mais les naturalistes ont aussi celui de s’en plaindre, et qu’en introduisant dans La Terre cet élément comique, il ait achevé de les compromettre ; — s’il assurait d’ailleurs le succès de son roman.

C’est dommage ; et pour nous, qui nous n’avions guère mieux attendu de M. Zola, de ses exemples, de ce qu’il prétendait lui-même nous faire admirer dans ses romans, nous avions toutefois espéré d’autres suites et de plus heureux résultats des combats qu’il a livrés. Il nous avait semblé qu’au lieu de se servir de la nature, comme nos romantiques, pour la défigurer, peut-être serait-on tenté de l’imiter de plus près, de l’étudier plus consciencieusement, avec plus d’amour et de naïveté, de l’exprimer enfin plus fidèlement ; et ainsi qu’on pourrait rendre à l’art, avec son véritable objet, son inépuisable matière. On l’a bien fait en peinture, où les choses ne se sont gâtées que justement du jour où les imitateurs de M. Zola s’y sont mis ! Dans la poésie, maintenant que l’on disposait d’un instrument plus souple, nous avions donc espéré que l’on voudrait imiter et serrer de plus près l’exact contour de la réalité ; nous avions cru qu’au théâtre, on pourrait se débarrasser des conventions inutiles, pour n’en respecter que les nécessaires, qui ne sont pas plus de deux ou trois ; et, dans le roman, nous avions cru que la vie contemporaine était assez complexe, assez curieuse à étudier pour que l’imitation en pût suffire à plus d’un chef-d’œuvre. Mais, autant en devait emporter le vent !

Le tempérament du chef de l’école a été plus fort que ses conseils. Tout en continuant d’ailleurs de défendre violemment ses doctrines, injurieusement même au besoin, M. Zola, — dont je ne connais, pour moi, que le premier roman : La Fortune des Rougon, où il y ait quelque ombre de naturalisme, — enfermait soigneusement ses règles sous six clés, comme l’autre, quand il ajoutait un nouveau tome à l’histoire de ses Rougon-Macquart. Plus il prêchait le naturalisme, plus il retournait au romantisme, d’où il était sorti, d’ailleurs, et dans lequel il finira. Mais, en attendant, les jeunes gens l’imitaient, ils essayaient surtout d’imiter son succès, et tous ensembles ils achevaient de tuer sous eux le naturalisme. Aujourd’hui, le naturalisme n’a tenu aucune des promesses qu’il nous avait faites ; mais M. Zola, lui, a réalisé toutes les craintes qu’il nous inspirait ; et comme il a eu l’art de lier la cause du naturalisme à celle de ses romans, c’est le naturalisme qui paiera pour M. Zola ! En quelque lieu du monde qu’il y ait encore un vrai naturaliste, je comprends sa douleur. L’unique excuse de M. Zola, — car, pour le dire en passant, ce n’en est jamais une d’avoir suivi, comme l’on dit, son tempérament, et le mieux, en tout cas, est toujours de commencer par y résister, — c’est qu’on l’a poussé de toutes parts dans la voie de ses pires défauts. Et il peut plaire à quelques-uns de l’oublier aujourd’hui, mais il nous plaît, à nous, de le leur rappeler. Si ses admirateurs n’ont peut-être pas réussi à faire encore de lui le « grand romancier » qu’il croit être, c’est bien eux qui ont fait de M. Zola le romancier qu’il est. Pour trouver La Terre ce qu’elle est : une rapsodie détestable ; il ne fallait pas commencer par louer dans Germinal, dans Pot-Bouille, dans Nana, ni dans L’Assommoir les défauts naissans dont La Terre n’est après tout que le monstrueux épanouissement. Mais quiconque en ce temps-là se permettait d’y voir et d’y reprendre cette même grossièreté de langage, ou cette même insuffisance et banalité de l’observation, ou ce même manque enfin de sens moral, dont il semble que tout le monde s’aperçoive aujourd’hui, celui-là se faisait, en moins de vingt-quatre heures, une solide réputation d’étroitesse et de timidité d’esprit. Eux, au contraire, ils avaient le respect de l’art et de la liberté, libres eux-mêmes, francs et dégagés des préjugés d’un bourgeois censitaire, ces chroniqueurs et ces feuilletonnistes qui savaient, comme ils disaient, reconnaître et louer le talent, sous quelque aspect et de quelque manière qu’il se manifestât, ou dans quelque fâcheuse aventure, pour éprouver sa force et pour étonner la province, qu’il se risquât. Ainsi sommes-nous faits en France, toujours courtisans du succès, et non moins empressés d’oublier, quand l’heure en est venue, pour quelle part nous y avons autrefois contribué. Combien se déchaînent aujourd’hui contre La Terre, qui, hier encore, admiraient Germinal, et combien se hâteront de retourner à M. Zola, si demain La Terre passe en nombre de mille Pot-Bouille, L’Assommoir et Nana !

C’est ici la part du public, après celle des journaux. Car, si quelque chose est plus grave encore que tout ce qu’il peut y avoir d’énormités ou d’obscénités dans La Terre, c’est qu’il se trouve un public pour les lire ; et il se trouvera. Pis que cela : de pareils livres ne sont possibles qu’avec la complicité du public, et, sans elle, pour infatué qu’il fût de son talent, ou de ce que l’on appelle autour de lui de ce nom, un romancier ne les écrirait pas. Que si là-dessus M. Zola, comme il en a bien l’air, croyait peut-être qu’il n’y a rien de plus dans La Terre, que ni les mots n’y sont plus gros, ni les choses plus énormes que dans ses précédens romans, j’ose bien l’assurer qu’il se trompe, mais il ne se trompe, assurément aussi, que d’une nuance ou d’un degré. Quelqu’un lui reprochait l’autre jour d’avoir manqué de patriotisme en calomniant le paysan ; mais, sans parler de ce qu’il y a de puéril et d’inopportun à mêler le patriotisme dans ces sortes de questions, avait-il donc moins calomnié, ou d’une autre manière, le bourgeois dans Pot-Bouille, et l’ouvrier dans L’Assommoir ? Un autre lui reprochait, en nous décrivant un accouchement dans La Terre, — en quels termes, je n’en veux rien dire ! — d’avoir essayé d’y salir jusqu’à la maternité ; mais dans Pot-Bouille, il y a déjà des années, M. Zola n’avait-il point commencé ? Quant à ceux qui ne lui reprochent que ses obscénités, il faut vraiment qu’ils aient oublié dans quel temps ils vivent, et les autres romans qu’ils lisent, et à quelle sorte d’histoires, sur leurs vieux jours, ils s’acharnent encore eux-mêmes. La Terre, du moins, aura-t-elle peut-être cette utilité de leur ouvrir les yeux ? En retirant sa faveur et son admiration à l’auteur des Rougon-Macquart le public les retirera-t-il à tant d’autres qui ne réussissent qu’aux mêmes conditions, par les mêmes moyens, et avec un peu plus d’habileté seulement que M. Zola ? Et comprendra-t-on enfin que, si l’on ne le fait pas, M. Zola, qui comptera toujours sur les mêmes lecteurs, pour se les attacher encore davantage, ne se souciera dans un prochain roman que de faire plus fort que lui-même ? C’est ce que je souhaite à mes contemporains, aisément consolé à ce prix de la banqueroute du naturalisme, ou plutôt, et naturaliste moi-même, trop heureux alors de la catastrophe, puisque, indépendamment de beaucoup d’autres choses, s’il en est une dont manquent surtout les romans de M. Zola, c’est de valeur documentaire, de naturel et de vérité, de vie et de variété.

F. Brunetière