Ferdinand Brunetière

1902

La métaphysique positiviste

Article de la Revue des Deux Mondes

2015
Source : Ferdinand Brunetière, « La Métaphysique positiviste », in Revue des Deux Mondes, 5e période, tome 11, Paris, 1902, pp. 578-601.
Ont participé à cette édition électronique : Marine Riguet (Édition TEI).

« La Métaphysique positiviste » §

I §

Métaphysique et Positivisme, ou Positivisme et Métaphysique, il semble en vérité que, de quelque manière que l’on essaie d’associer ces deux mots, ce ne puisse toujours être qu’un jeu d’esprit. Qu’est-ce en effet que le Positivisme, sinon la négation, et la négation raisonnée, systématique et doctrinale, de toute Métaphysique ? Mais quelles sont les questions qui font l’objet de la Métaphysique, si ce ne sont celles mêmes que le Positivisme ne saurait aborder sans manquer aux promesses de son nom ? On ne peut seulement pas dire que la métaphysique commence au point précis où se terminerait le positivisme ; et, professer le positivisme, c’est proprement affirmer, je ne dis pas l’inutilité, mais l’inexistence de la métaphysique. Dans l’histoire de la philosophie, quand une doctrine se fonde sur les ruines d’une autre, il est arrivé plus d’une fois qu’elle en fit servir les débris à la construction de son propre édifice ! Mais le positivisme, lui, ne s’est constitué qu’en commençant par faire, comme on dit, « table rase » de toute métaphysique ; son dessein principal et premier a été précisément de dissiper l’illusion métaphysique, d’en dissoudre, pour ainsi parler, et d’en faire évanouir l’inconsistance dans le passé brumeux d’une humanité lointaine et quasi primitive ; et quelle est enfin sa conclusion, sinon qu’il ne saurait y avoir de science, ou de certitude, que de ce qui compte, se mesure, et se pèse ? Tel n’est pas, évidemment, le cas des questions métaphysiques, ou du moins on ne connaît encore ni de calcul qui démontre « l’objectivité du monde extérieur », ni de balance où se contrepèsent « les antinomies de la raison pure ». Comment donc, en ces conditions, osera-t-on parler de « Métaphysique positiviste » ou de « Positivisme métaphysique ? » la contradiction ne crève-t-elle pas les yeux ? et quel moyen pourrait-il y avoir de réconcilier, ou de faire vivre ensemble, ces deux puissances, dont l’nue, le positivisme, ne reconnaît d’autorité, d’existence, ou de réalité qu’au fait, et dont l’autre, la métaphysique, dirait volontiers « qu’il n’y a rien de plus méprisable qu’un fait ? »

Mais les faits, puisqu’on les invoque, ont leur logique à eux, qui ne s’accorde pas toujours avec la nôtre, ni avec celle des traités de Logique, et, en fait, on sait déjà que les conclusions finales du positivisme ne sont pas celles qu’on se fût attendu qui sortiraient de ses principes. En fait, ce n’est pas seulement d’une métaphysique, c’est d’une religion que s’est couronnée la philosophie d’Auguste Comte. En fait, si nous en voulions croire M. Ch. Renouvier, dans sa Philosophie analytique de l’histoire, cette religion conserverait de nos jours, en France, en Angleterre, et ailleurs, — au Brésil notamment et dans l’Amérique espagnole, — plus d’adhérens que la philosophie positiviste elle-même1. Elle aurait en même temps « plusieurs des caractères que connote ce mot dereligion : grâce à la naturesurnaturelledes objets de son culte ; à son règlement universel de vie ; à la rigueur de sa discipline morale ; et à la forme réellement extatique et mystiquement inspirée de sa production. » L’énumération n’est pas complète : ces caractères ne sont pas les seuls qui distinguent la religion positiviste de tant d’autres essais de religion rationnelle ; et je me propose de le montrer dans une prochaine étude sur La Religion comme sociologie. Mais quand M. Renouvier ajoute que « la phase religieuse du positivisme est la plus violente et la plus extraordinaire négation de sa phase première », c’est sa logique, à lui, qu’il ne craint pas, comme autrefois Littré, de substituer à la réalité des faits. Il abuse, contre Auguste Comte, et contre le positivisme, de quelques-uns de leurs aveux. La métaphysique du positivisme, que je ne distingue pas, pour le moment de sa religion, bien loin d’être « la plus violente et la plus extraordinaire négation de ses principes », en est au contraire à nos yeux la conséquence nécessaire. C’est peut-être M. Renouvier et Littré qui ont « raisonné juste ! » Mais, de même que l’on peut faire une mauvaise tragédie « dans les règles », ainsi peut-on se tromper en raisonnant parfaitement juste. On en a vu d’illustres exemples. En fait, quand l’évolution naturelle du positivisme ne l’aurait pas acheminé nécessairement vers la métaphysique, il resterait qu’un Auguste Comte à un Herbert Spencer y ont également abouti. Et les accusât-on d’avoir manqué de logique, il faudrait d’abord, cela va sans dire, prouver la vérité de l’accusation ; mais il faudrait aussi, et surtout, montrer comment et en quel point de leurs déductions ils se sont trompés.

C’est ce que l’on n’a pas fait ; et, à mon tour, je voudrais montrer que c’est ce que l’on ne fera pas.

Si le positivisme des Comte et des Spencer a fini, comme nous le disions, par se couronner d’une métaphysique, c’est qu’il y avait, au fond et par-delà l’apparence, une métaphysique d’impliquée dans les affirmations premières de leur positivisme. Voilà ce que je voudrais mettre en lumière. Non sibi res sed se rebus… ils ont laissé leurs principes produire d’eux-mêmes leurs conséquences. Ils s’en sont remis à la vérité, mieux connue, plus approfondie, du soin de corriger, de concilier, d’unifier, si je puis ainsi dire, ce qu’il y a souvent de contradictoire, ou d’apparemment incompatible dans les différentes expressions qu’on en trouve d’abord.

C’est encore ce que je voudrais faire voir.

Après quoi, s’ils ont démontré, par leur exemple, qu’en dépit des logiciens et des ethnographes, l’homme est un animal naturellement « métaphysique » et « religieux », on ne s’étonnera pas que j’insiste sur l’importance de la démonstration. Les meilleures démonstrations, les plus décisives et, ainsi qu’on dit, les plus « topiques », ne sont-elles pas celles qui se tirent, ou qui se dégagent, en quelque manière, de l’effort même qu’on avait entrepris avec le ferme propos de ruiner ce qu’elles établissent ? La formation naturelle et comme involontaire de la « Métaphysique du Positivisme » en peut, je crois, servir d’un éloquent et mémorable exemple.

II §

L’un des « concepts », ou, — pour parler plus humainement, — l’une des idées que le positivisme a le plus profondément modifiées, c’est celle que l’on se formait avant lui de la « Science. » On peut bien dire, à cette occasion, que, s’il n’y a guère aujourd’hui d’idole plus tyrannique, ni de superstition plus accréditée ou plus répandue que celle de la « Science », il n’y en a pas non plus dont il soit plus difficile de définir la nature, et de justifier les titres à la domination qu’elle exerce. Qu’est-ce donc que la « Science ? » Il y aurait tout un livre à écrire sur l’évolution de ce mot et de son contenu. On y montrerait qu’au temps de la Renaissance, — car on pourrait sans scrupule négliger tout le moyen âge et toute l’antiquité, — le mot de « Science » était synonyme de « savoir » ou d’« érudition. » Les Philelphe et les Pogge, les Reuchlin, les Erasme, les Budé, les Scaliger étaient des « savans », et jusqu’au milieu du XVIIe siècle, c’est le nom que l’on a continué de donner à des théologiens, comme le P. Petau, par exemple, ou à des historiens, — je dirais volontiers des chartistes, — comme du Gange. En comparaison d’eux, les Galilée, les Descartes, les Pascal, les Huyghens, et à plus forte raison un Swammerdam ou un Harvey, n’étaient que des « curieux. » Le titre même d’une comédie de Molière en témoigne : Les Femmes savantes, et les préoccupations de sa Philaminte ou de son Armande, qui sont « curieuses », il est vrai, de physique et d’astronomie, mais combien plus curieuses encore de petits vers, et des fatrasseries dont Gilles Ménage, Egidius Menagius, était le plus illustre représentant ! Une autre preuve nous en est donnée par un autre titre, celui du Journal des Savans, où, dès l’origine, pour quelques articles « scientifiques » les articles littéraires abondent. Il est vrai qu’en revanche, dans les Nouvelles de la République des lettres, de Bayle, les comptes rendus des ouvrages de mathématiques ou de physique, d’histoire naturelle ou de médecine, tiennent presque autant de place que la littérature et la philosophie.

Mais déjà, — la comédie de Molière le prouverait encore, — on commençait à se faire de la « Science » une idée plus précise à la fois et plus large, et le sens du mot se déterminait. La fondation de l’Académie des sciences, 1666, y aidait ; et le progrès des sciences physiques et mathématiques ; et l’influence de quelques hommes, au premier rang desquels il faut nommer Fontenelle2 ; et enfin et peut-être surtout l’agitation que soulevait dans le monde littéraire et intellectuel, aux environs de 1695, la querelle des Anciens et des Modernes. La « Science » se distinguait de la connaissance ou du savoir par le caractère de nouveauté de ses découvertes et, en effet, on ne connaissait point avant Pascal les lois de l’équilibre des liquides, ni la théorie du pendule avant Huyghens. Oui ! en vérité, cela était neuf d’une autre nouveauté que la Logique de Port-Royal ou que les Glossaires de du Gange ! Quelques années encore et l’universalité, la nécessité des rapports qu’elle exprime, leur interdépendance, apparaissaient comme les caractères de la vérité scientifique et la différenciaient de la vérité historique. Il n’y a de science que de ce qui s’est vu deux fois, et le même, et qui se reverra. Seule d’ailleurs, et tandis que ni la peinture, ni la poésie ne réussissaient au plus qu’à égaler leurs modèles, la Science « avançait », d’un mouvement, irrégulier peut-être, mais toujours « progressif », les découvertes de Copernic ayant préparé celles de Kepler, auxquelles on avait vu s’ajouter celles de Galilée, suivies elles-mêmes de celles de Newton. Une conception totale de la nature s’organisait, dont les traits essentiels étaient la stabilité de ses lois, la liaison de ces lois entre elles, l’espérance lointaine de les réduire à une formule unique. Le genre de certitude que comporte renonciation de la vérité mathématique ou physique devenait la mesure ou le type de toute certitude. La propagande encyclopédique, menée par des hommes dont quelques-uns étaient des « savans » comme d’Alembert, et les autres, à commencer par Voltaire, Diderot et Rousseau, des littérateurs ou des philosophes plus ou moins informés de la « Science » de leur temps, se plaisait à opposer son évidence démonstrative aux conjectures, toujours incertaines, de l’histoire ou de la philosophie, de la morale même et de la théologie. Condorcet, à la fin du siècle, 1794, dans son Essai sur les progrès de l’esprit humain, résumait, précisait, arrêtait ou fixait la doctrine : on peut même dire qu’il la codifiait. Et bientôt, dans l’universel désarroi des principes, la « Science », tandis qu’il semblait que tout menaçât de s’écrouler autour d’elle, continuant seule de subsister ou plutôt d’avancer, d’étendre son domaine et d’en consolider la possession, d’ajouter, au champ de la mathématique et de la physique, celui de la chimie, de l’histoire naturelle, de la physiologie, son nom devenait synonyme de progrès, d’espérance, et de sécurité.

C’est ce qu’il est encore, de nos jours, pour beaucoup de gens qui se croient, eux aussi, « avancés », et qui ne sont, au milieu de nous, en ces premières années du XXe siècle, que les contemporains de l’Encyclopédie. « Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottans, poussés d’un bout vers l’autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte ; et, si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d’une fuite éternelle, … » plus heureux que Pascal, dont on a reconnu les fortes paroles, ils ont, eux, trouvé « le terme où s’attacher », le roc inébranlable dans l’océan de nos perplexités, et ce roc ou ce terme, c’est la « Science. » Ils savent que deux et deux font quatre, que la terre tourne autour du soleil, que les pierres vont au fond de l’eau, que le coke est le produit de la distillation de la houille, que la peste et le choléra sont d’origine microbienne, quoi encore ? et cela leur suffit. Je leur conseille donc la lecture et la méditation de la philosophie d’Auguste Comte. Car c’est vraiment pour eux qu’il a écrit, si c’est bien cette conception surannée de la « Science » que le positivisme, que l’on persiste à croire qui l’aurait établie, est au contraire venu ruiner. Et la manière dont il s’y est pris, ç’a été de substituer, dans l’idée qu’il nous faut nous former de la « Science », 1° le point de vue dynamique au point de vue statique ; et 2° la notion précise du relatif à l’hypothèse indéterminée de l’absolu.

J’ai tâché de montrer, dans une précédente étude3, en combien de sens différens peuvent s’interpréter ces mots de « relatif » et d’« absolu » ; comment Comte n’avait eu garde de confondre le « relativisme » avec le « subjectivisme » ; et qu’enfin la doctrine de la « relativité de la connaissance, « bien comprise, n’est à vrai dire que l’expression même des conditions objectives de la connaissance. Nous ne connaissons rien que de relatif : cela veut dire, avant tout, que nous ne connaissons rien qui ne soit engagé dans un système de « relations », et rien par conséquent dont le caractère ne soit déterminé pour nous, ou dont la définition ne nous soit donnée par ces relations mêmes, au lieu de l’être par son essence. Rappelons-nous encore à ce propos les paroles de Pascal : « Les parties du monde ont un tel enchaînement l’une avec l’autre que je crois impossible de connaître l’une sans l’autre et sans le tout. » Il précise plus loin sa pensée : « La flamme ne subsiste point sans l’air : donc, pour connaître l’une il faut connaître l’autre. » La théorie moderne de l’unité des forces physiques, ou, dans l’ordre des sciences naturelles, les progrès de l’anatomie et de la physiologie comparées sont de belles « illustrations » de cette liaison, de cette connexité, de cette solidarité et de cette « relativité » de nos connaissances. Nous ne connaissons la chaleur ou la lumière qu’en fonction du mouvement, et nous ne nous formons une idée d’un vertébré que comme « relative » à celle du mollusque ou de l’insecte ; — et réciproquement.

Nous ne savons donc rien de l’absolu, pas même, — pour le moment, — s’il existe ; et la science est hors d’état de nous garantir, sinon peut-être la « réalité » de son objet, mais, en tout cas, la « conformité » d’aucune vérité avec son objet. Les rapports seuls sont certains : toute science, quand on l’approfondit, n’est en somme qu’un système de « rapports », et ces « rapports », en un certain sens, ne sont eux-mêmes que des « signes. » Mais ce qu’expriment ces « signes », nous ne le savons pas plus que nous ne savons ce qu’expriment les caractères d’une langue inconnue. Ils n’ont eux-mêmes d’autre « relation » avec ce qu’ils expriment, et avec nous, que de le représenter dans sa « relation » avec la nature de l’esprit humain. La vérité scientifique en soi n’est donc pas d’un autre ordre que les vérités qu’on l’a vue quelquefois essayer, non seulement de se subordonner, mais d’« intérioriser. » La connaissance que nous avons des lois de la nature n’a rien de plus « objectif », ou de plus « absolu », que celle que nous pouvons acquérir des lois de l’esprit ou de celles de l’histoire. Les entités de la science, de quelque nom qu’on les appelle, — nature, matière, énergie, mouvement, attraction, affinité, principe vital — n’ont pas plus d’être eu soi, de réalité substantielle, de ressemblance ou d’analogie avec leur objet, que celles de la métaphysique : finalité, causalité, spontanéité, liberté, etc. Aussi loin que s’étende la portée de notre vue, nous ne sortons pas du champ du « relatif » ; nous n’en sortons pas davantage, aussi profondément que nous nous efforcions de pousser nos recherches. Et ce n’est pas à dire que la recherche soit inutile, — on le verra bien tout à l’heure, — mais cela signifie que la science n’est investie, par nature ou par définition, d’aucun privilège qui lui soit propre, ni surtout qui lui confère un droit supérieur au gouvernement des esprits.

Un autre et non moindre avantage de cette manière de concevoir la science est de nous la représenter comme animée d’un mouvement qui modifie d’âge en âge, — et on pourrait dire de génération en génération, — le système de rapports qu’elle est. Avant Auguste Comte et le positivisme, l’idée qu’on se formait de la science participait, pour ainsi dire, de l’immutabilité de ses lois. Il y a, dit-on, des cœurs de toute part ouverts : la science, avant Auguste Comte, était comme un système de tous côtés fermé. La faute en était imputable à nos Encyclopédistes, qui, de toutes les découvertes accumulées déjà de leur temps, ne s’étaient vraiment préoccupés que d’extraire un Credo, sur le modèle de l’autre, et pour l’y opposer. Les Voltaire ou les Diderot tenaient essentiellement à ce que leur « tableau de la nature », avant même d’être exact, fût la contradiction réputée « scientifique » des enseignemens de la religion. Ils s’étaient donc efforcés, et leurs disciples depuis eux, de donner à la « Science » une consistance quasi dogmatique, et, pour cela, d’en soustraire les vérités à toute possibilité de changement ou même d’évolution. Il fallait que ce qui était acquis fût acquis, le fût à toujours ; et ils eussent dit volontiers, en parodiant un mot de Bossuet, que toute vérité, du moment et par cela seul qu’elle était sortie du cabinet ou du laboratoire du savant, « avait d’abord toute sa perfection. » Si cette conception de la science, — infiniment plus étroite et plus ennemie du progrès que celle qu’aucune Église s’est jamais formée de son dogme, — n’est pas encore tout à fait abolie, mais le sera bientôt sans doute, quand nous aurons cessé de subir l’influence des Renan et des Littré, personne assurément n’y aura plus contribué qu’Auguste Comte ; et ce n’est pas le moindre titre du positivisme, — il faut le dire et le redire, — que d’avoir opéré cette révolution. De ce que la science, en effet, n’est qu’un système de rapports, et de ce que ses progrès ne sauraient consister qu’à développer le système de ces rapports, il résulte, en premier lieu, que nous pouvons toujours nous tromper sur la nature de ces rapports, et que la vérification, si je puis ainsi dire, en doit donc toujours demeurer ouverte. On dit : « C’est un fait ! », et quand on l’a dit, il semble que l’on ait tout dit4. Mais sans nous attarder à demander ce que c’est qu’un fait, et d’où vient l’autorité qu’on lui prête, encore faut-il savoir quelles sont les circonstances de la production de ce fait, et nous ne sommes jamais absolument sûrs de les connaître toutes. Ceux qui croyaient encore, vers le milieu du XIXe siècle, aux générations spontanées ne se trompaient que de ne pas connaître toutes les circonstances de la production des infiniment petits et, pareillement, ceux qui n’ont voulu voir longtemps, dans les fermentations, qu’un phénomène ou un fait de l’ordre physico-chimique. À cet égard, et pour cette seule raison, dès que la science est conçue comme un système de rapports, la science, d’âge en âge, est donc perpétuellement, et en un certain sens, tout entière à refaire.

Mais elle l’est encore, et surtout, pour cette autre raison, qu’aucune découverte ne saurait s’accomplir en un point du système qui n’ait sa répercussion sur le système tout entier. Je viens de faire allusion aux travaux de Pasteur, j’y pourrais joindre ici ceux de Darwin : ils n’ont certes pas infirmé les découvertes de Newton, mais ils ont cependant modifié l’idée qu’on se formait avant eux du système du monde. La conception de la vie n’est plus pour nos physiologistes ce qu’elle pouvait être pour Cabanis ou pour Bichat ; le tableau de la nature n’est plus pour nous ce qu’il était pour les contemporains de l’auteur du Cosmos. On voit d’ailleurs assez clairement qu’à mesure que nous connaîtrons mieux ces « rapports » qui sont toute la science ; à mesure qu’ils seront plus nombreux, et surtout plus subtils ou plus déliés ; à mesure que l’enchaînement, qui n’en est souvent qu’approximatif, en deviendra plus rigoureux, à mesure donc aussi ces « actions » et ces « réactions », moins apparentes, et situées plus profondément, les modifieront eux-mêmes plus radicalement. Ce qui revient à dire que si quelques vérités, très générales, demeureront éternellement les mêmes, — et ce sont celles qui n’expriment pas tant les lois de la nature des choses que la constitution de l’esprit humain, — la science, bien loin d’être exceptée de la loi du changement, ne peut donc progresser qu’en changeant, comme aussi bien toutes les choses humaines ; et c’est ce que l’on entend quand on dit que du « point de vue statique », le positivisme a fait passer le concept de science au « point de vue dynamique. » Elle n’est plus aujourd’hui ce qu’elle était hier : elle n’est pas aujourd’hui ce qu’elle sera demain.

III §

Quelques adversaires du positivisme ne s’y sont pas mépris, dont Renan, — le Renan jeune, et sincère encore, de L’Avenir de la science ; — et ils ont bien compris que ce qui s’évanouissait, dans ce passage de l’un à l’autre point de vue, c’était le mirage d’une religion de la science, vers le milieu du XIXe siècle, ne pouvant faire que la religion fût assez scientifique à leur gré, quelques philosophes avaient essayé de transformer la science en une religion. On a cru plus d’une fois qu’ils s’inspiraient d’Auguste Comte, et, en effet, nous l’avons dit, le positivisme de Comte devait aboutir à une religion. Mais, au contraire, si la religion de Comte en est une, c’est précisément pour ne rien avoir de scientifique, et en fait comme en droit, sa conception de la science a ruiné dans son fondement même l’idée d’une « religion de la science. »

M’objectera-t-on peut-être ici que cette expression de « religion de la science » n’est qu’une manière de parler, une métaphore, — comme « la religion de la souffrance humaine », — et que personne, pas même Renan, n’a commis cette erreur de la prendre au pied de la lettre ? C’est l’objection qui aura tort, et quelques textes suffiront à le prouver. « On n’envisage d’ordinaire la science, — lisons-nous dans L’Avenir de la science, — que par ses résultats pratiques et ses effets civilisateurs. On découvre sans peine que la société moderne lui est redevable de ses principales améliorations. Cela est très vrai, mais c’est poser la thèse d’une façon dangereuse.La science a sa valeur en elle-même, etindépendamment de ses résultats avantageux. » Quelle peut bien être cette valeur ? Renan, pour nous l’expliquer, s’en prend alors à la « science anglaise », qui, dit-il « n’a jamais compris d’une façon bien profonde la philosophie des choses. » Ce jeune homme parle là bien irrévérencieusement de Newton ! Et il continue : « La science, en effet, ne valant qu’en tant qu’elle peut remplacer la religion, que devient-elle dans un pareil système ? Un petit procédé pour se former le bon sens, une façon de se bien poser dans la vie, et d’acquérir d’utiles et curieuses connaissances. Misères que tout cela ! Je ne connais qu’un seul résultat à la science, c’est de résoudre l’énigme, c’est de dire définitivement à l’homme le mot des choses, c’est de l’expliquer à lui-même, c’est de lui donner, au nom de la seule autorité légitime, qui est la nature humaine tout entière, le symbole que les religions lui donnaient tout fait et qu’il ne peut plus accepter. » Il y revient, en un autre endroit, de peur sans doute qu’on ne l’ait pas compris, et il ajoute : « Que reste-t-il, si vous enlevez à la science son but philosophique ? De menus détails, capables de piquer la curiosité des esprits actifs et de servir de passe-temps à ceux qui n’ont rien de mieux à faire, fort indifférens pour celui qui voit dans la vie une chose sérieuse, et se préoccupe avant tout des besoins religieux et moraux de l’homme.La science ne vaut qu’autant qu’elle peut rechercher ce que la révélation prétend enseigner5. » Ai-je besoin de citer encore ? La science, dans la pensée de Renan, n’apparaît-elle pas comme destinée à « remplacer » la religion ? Si la « religion de la science » n’est qu’une métaphore, ne la réalise-t-il pas ? Et si L’Avenir de la science est une œuvre de sa jeunesse, qui ne sait que son âge mûr ne s’est on quelque manière employé qu’à essayer de réparer au moyen de la science les brèches que son exégèse croyait avoir faites dans l’édifice dix-huit fois séculaire de la morale et de la religion ?

Mais, précisément, si la science n’est qu’un système de rapports, et de rapports humainement variables, quoique théoriquement nécessaires, sa transformation en une religion est devenue impossible, et rien n’est plus vain que d’en tenter l’épreuve. Dans la conception positiviste, la science, par tous ses caractères, s’oppose à la religion, ou du moins s’en distingue, est autre chose, n’a d’efficace ni pour la combattre, ni pour la justifier. Elle en a moins encore s’il s’agit de la « remplacer ! » L’absolu n’est pas le relatif ! Un système de rapports n’explique pas l’homme à lui-même, son origine ou sa destinée, ne résout pas l’énigme du monde. C’est ce qu’aurait vu Renan si sa conception de la science, en 1848, n’avait pas été beaucoup plus conforme à celle de Voltaire, ou de Diderot, — disons de Victor Cousin, — qu’à celle d’Auguste Comte. Ou plutôt il l’a très bien vu, et là même est l’explication du mépris doux et transcendant avec lequel, — dans son Avenir de la science et ailleurs, — il a toujours parlé d’Auguste Comte. Il le méprisait aussi d’écrire moins bien qu’Ernest Renan.

IV §

De cette conception de la science, voyons maintenant se dégager et sortir la métaphysique du positivisme ; et pour cela revenons d’abord à la théorie de la « relativité de la connaissance. » La science, avons-nous dit, n’est qu’un système de rapports ou de signes, entre lesquels et ce qu’ils signifient nous ne saurions affirmer s’il y a plus de « rapports » qu’entre « le Chien, constellation céleste », et « le chien animal aboyant. » Il y en a même et certainement moins, puisque les rapports que nous ne voyons pas entre le Chien « constellation céleste », et le chien « animal aboyant », d’autres les y ont vus, et ces autres sont les anciens hommes qui jadis les ont nommés du même nom. En revanche, de ces rapports dont le système constitue notre science, nous pouvons assurer qu’ils sont constans et nécessaires. Ils ne deviennent « scientifiques » qu’à cette condition, et ils le deviennent aussitôt qu’ils sont conçus comme tels. Constance et nécessité, ce sont même deux des caractères qui distinguent la science d’avec l’art. Car ne sont-ce pas aussi des « rapports » qu’expriment la musique, par exemple, ou la peinture ? Mais ces rapports ne sont pas « constans », et ils ne sont pas « nécessaires. » Il arrive, dit-on, fréquemment, que le rapport soit le même entre la longueur de la tête humaine, par exemple, et la longueur du buste ou du corps tout entier. Mais ce rapport n’est pas « nécessaire », puisqu’il est souvent autre ; et nous devons nous féliciter qu’il ne soit pas « constant », puisqu’un grand artiste est celui qui nous le présente sous un aspect personnel, original, et imprévu. On a pu dire que l’art consistait dans l’altération des rapports réels des choses6. En tout cas, les rapports des objets qu’ils imitent ne sont pas les mêmes aux yeux d’un Rubens qu’aux yeux d’un Rembrandt, et c’est une des raisons pourquoi nous ne pouvons ni définir la beauté, ni en affirmer l’existence en dehors de nous.

Il en est autrement des rapports que nous appelons « constans » et « nécessaires. » Ils signifient ou ils expriment quelque chose d’autre et de plus qu’eux-mêmes : un kangourou n’est pas un chimpanzé ; le mercure n’est pas du phosphore ; et Vénus n’est pas Jupiter. En d’autres termes : quelques-unes de nos impressions ou de nos sensations, — telles la couleur de la rose, la saveur de la pèche, — peuvent avoir en nous, dans la constitution intime de notre organisme ou de notre intelligence, les raisons de leur diversité ; mais quelques autres ne les y ont pas, et, par exemple, ce n’est pas seulement en nous que la chaleur se transforme en mouvement. Ce n’est pas non plus en nous, ni seulement pour nos sens ou relativement à la constitution de notre mentalité que, de tant de parties de salpêtre rapprochées, secundum artem, de tant de parties de charbon, il se forme un mélange détonant. Et quand d’un gland il sort un chêne, ou d’un œuf de poule un poulet, il est possible que ni le poulet, ni l’œuf, ni le chêne, ni le gland ne soient en soi, substantiellement, ce qu’ils nous semblent être ; mais ce qui est certain, c’est que le poulet n’est pas un chêne, et que la diversité de nos perceptions à sa cause en dehors de nous, — je veux dire sa raison d’être, — et dans la diversité substantielle du poulet et du chêne. Nous ne la connaissons pas, cette diversité ; l’apparence en tombe seule sous nos sens ; mais nous pouvons affirmer qu’elle existe ; et sans nous embarrasser ici de subtilités assez inutiles, c’est ce qui nous suffit pour être en droit d’affirmer, ou de « poser », ainsi qu’on dit, « l’objectivité du monde extérieur. »

Il n’y a pas, on le sait, de problème que la philosophie, depuis son origine, ait plus souvent agité, ni, si l’on en croyait du moins les historiens, résolu plus diversement, et, certes, c’est un bel exemple de l’art de compliquer ou d’embrouiller les questions. Ce n’est pas, à la vérité, que la solution de la difficulté soit aisée, et ce n’est pas non plus qu’en s’efforçant de la donner, de nombreux philosophes n’aient fait preuve d’infiniment d’esprit. Aussi bien, pour la plupart d’entre eux, qui se croient des penseurs et qui ne sont que des artistes, — puissé-je le dire sans les blesser ! — ne sont-ce pas les solutions qui importent, mais les chemins qu’on prend pour les atteindre. Dans un tableau d’Hogarth, qui fait partie de la série de son Mariage à la mode, et qui représente un laboratoire ou un capharnaüm d’apothicaire, on voit un appareil d’une complication singulière et presque menaçante ; on s’approche pour l’étudier ; et on s’aperçoit, ou du moins on croit s’apercevoir, car il ne faut répondre ici de rien, que cet appareil si savant, dont on ne peut s’empêcher d’admirer l’inventeur, n’a d’autre usage que de servir à déboucher les bouteilles. Un tire-bouchon n’eût-il pas fait tout aussi bien l’affaire ? Quelques philosophes ont ressemblé dans l’histoire à cet inventeur, — et ce ne sont pas les moins illustres ! Toute leur ingéniosité n’a pu faire pourtant que le problème de l’objectivité du monde extérieur comportât plus de trois solutions.

Ou bien le monde extérieur n’existe pas, n’est qu’une illusion de nos sens, un rêve qu’on ferait les yeux ouverts, une projection des lois de notre intelligence à travers l’espace ou le temps ; — et c’est la première solution. Ou bien le monde extérieur existe, et les impressions que nous en recevons sont conformes à leur objet, les phénomènes sont en soi ce qu’ils nous semblent être, ils seraient encore tout ce qu’ils sont si nous n’existions pas nous-mêmes ; — et c’est une seconde solution. Ou bien enfin, le monde extérieur existe, mais entre l’idée que la constitution de notre esprit nous permet d’en prendre et la réalité de ce qu’il est en son fond, il n’y a pas de rapport à nous connu, de communication certaine, de ressemblance ou d’analogie ; — et c’est la troisième solution.

Mais, de ces trois solutions, quelle que soit celle que l’on adopte, et pour quelques raisons que ce soit, le monde extérieur n’en continue pas moins d’être tout ce qu’il est pour nous. Scientifiquement il est pour Berkeley, qui le nie, ce qu’il était pour les diocésains de son évêché de Cloyne, et, scientifiquement, il ne diffère pas pour Johann Gottlieb Fichte, qui le crée, de ce qu’il est pour les étudians de l’Université d’Iéna. Entre le monde extérieur, quel qu’il soit, et la constitution de notre mentalité, quelle qu’elle soit, il y a un rapport constant. Peut-être même y a-t-il quelque chose de plus ! « Quand la nature, a-t-on dit, veut faire de la chimie, elle emploie comme nous des cornues et des alambics, et quand elle veut faire de la mécanique, elle emploie, comme nous, des leviers, des poulies, des canaux, des soupapes. Cette rencontre de la nature et de l’homme dans la construction des mêmes engins, sans qu’on puisse dire que l’homme ait copié la nature, et encore moins que la nature ait pris modèle sur l’homme, est une des meilleures preuves que le système de nos sciences est bien fondé sur ses raisons naturelles, indépendantes des conceptions et des artifices de l’esprit humain7. » C’est ce qu’on a exprimé d’une autre manière, plus générale, en disant que « partout où il y a du sensible » il y avait toujours de « l’intelligible qui y correspond8. » Est-il, après cela, bien utile de compliquer le problème à loisir ? Imitons donc plutôt Auguste Comte, et puisque tout se passe, et se passera toujours comme si le monde extérieur était ce que nous croyons qu’il est, laissons la question de son objectivité, après nous en être assurés, aux méditations des dilettanti de la philosophie.

Empressons-nous seulement d’ajouter que cette conviction de l’objectivité du monde extérieur, nous n’y avons pu aboutir que par le chemin de la métaphysique. L’affirmation de cette objectivité est elle-même, s’il en fut, une affirmation de l’ordre métaphysique, puisqu’elle dépasse absolument l’expérience. Et, enfin, puisque nous ne pouvons nous tenir pour certains de l’objectivité de la science qu’autant que nous le sommes de l’objectivité du monde extérieur, le fondement de la science est donc « métaphysique » ; et voilà, sans grand effort de réflexion ni de raisonnement, mais surtout sans contradiction, la métaphysique rétablie, si je puis ainsi dire, au cœur même du positivisme. Il y a une métaphysique du positivisme, et cette métaphysique ne se surajoute pas du dehors à l’édifice de la doctrine, mais on dirait plutôt, il faut même dire qu’elle en sort, si le positivisme, en fait, et par les moyens que nous venons d’indiquer, ne l’a pas tirée d’ailleurs que de la théorie de la « relativité de la connaissance. » Il en a également tiré la théorie de l’« Inconnaissable », et c’est le moment de rappeler les paroles si souvent citées d’Herbert Spencer : « De la nécessité de penser eu relation, il s’ensuit que le relatif est lui-même inconcevable, à moins d’être rapporté à un non relatif réel. Si nous ne postulons pas un non relatif réel, un absolu, le relatif lui-même devient absolu, ce qui est une contradiction. Et l’on voit, en examinant la marche de l’esprit humain, combien il est impossible de se défaire de la conscience d’une chose effective — an actuality — placée sous les apparences, et comment, de cette impossibilité, résulte notre indestructible croyance en l’existence de cette chose9. » Quelques critiques se sont étonnés de la « faiblesse de ces raisons », et pour ne rien dire de ceux qui n’ont vu qu’une « monstruosité » dans l’Inconnaissable du positivisme spencérien, on a prétendu le réduire à n’être que le nom dont nous nous servirions pour nous déguiser à nous-mêmes la profondeur de notre ignorance10. On a cru pouvoir dire que notre croyance « à la réalité d’une chose effective cachée sous les apparences » n’était pas plus indestructible que « celle du mouvement de la sphère céleste autour de la terre. » On a dit encore que le raisonnement de Spencer « revenait au fond à supposer l’absolu », qu’on lui déniait. Et on a conclu de là qu’en tout cas, et bien loin d’être la condition ou la source même de toute réalité, son Inconnaissable n’était qu’une pure abstraction, une chimère, un mot vide. La meilleure manière de répondre à ces objections n’est pas de les discuter l’une après l’autre, ce qui ne servirait guère, comme presque toujours en philosophie, qu’à faire évanouir, dans des distinctions infinies, l’objet même du débat ; mais il faut refaire le raisonnement du positivisme ; le rattacher, comme nous disions, à la théorie de la « relativité de la connaissance » ; et ici, encore, voir sortir la métaphysique, une métaphysique nouvelle, du fond même de la doctrine que l’on croit qui l’aurait ruinée, — et qui elle-même l’a cru, dans « sa première phase. » On n’est jamais aussi méchant qu’on voudrait le paraître ! on fait rarement tous les dégâts qu’on avait rêvés !

Nous ne connaissons rien que de relatif, ou en d’autres termes, nous ne connaissons rien que dans son rapport avec autre chose, et, par conséquent, sous la condition et au moyen d’autre chose. Ce serait parler chinois, ou plutôt ce ne serait rien dire, que de dire « qu’un corps plongé dans un fluide perd de son poids le poids du volume de ce fluide qu’il déplace », si nous n’avions au moins quelque idée de ce que c’est qu’un corps, un fluide, un poids, un volume, et de quelques autres choses encore. Nous ne pensons donc le principe d’Archimède qu’« en relation » de ces notions, et le principe lui-même n’a de sens ou de vérité qu’en fonction de ces relations.

Mais ces relations, nous l’avons vu, ne sont elles-mêmes « scientifiques » qu’autant qu’elles sont « constantes » et « nécessaires » ; et c’est ce qui distingue la relation qu’exprime le principe d’Archimède de celle qui se traduirait dans la phrase suivante : « Au moment qu’il la croyait perdue, Bonaparte gagna la bataille de Marengo. » Il faut, à l’établissement du principe d’Archimède, qu’un corps soit toujours un corps, un fluide toujours un fluide, un poids et un volume toujours un volume et toujours un poids. Il le faut, quel que soit le nom dont on les nomme, et en toute indépendance de la convention verbale qui les désigne par tel ou tel signe et tel ou tel son. Il faut qu’il y ait du corps, et des fluides, une définition fixe, et une notion commune, générale, universelle. D’où la tirerons-nous ? De la comparaison que nous ferons entre eux de leurs caractères, laquelle sans doute ne sera qu’une manière encore de penser « en relation », et de l’expérience que nous aurons des qualités des objets. Mais, corps ou fluides, quand de l’idée que nous nous en formons, nous avons écarté tout ce qui s’y peut mêler de variable ou de circonstanciel, la définition scientifique s’en trouve composée de ce qu’il y a d’identique et de permanent en eux. C’est ce quelque chose d’identique ou de permanent qu’Herbert Spencer, en son langage, appelle « la chose effective », actuality, et comme nous n’en pouvons rien connaître, sinon sa permanence et son identité, c’est « cette chose effective » qu’il nomme l’Inconnaissable. Que dira-t-on qu’il y ait dans tout ceci qui ne soit entièrement conforme à la théorie de la relativité de la connaissance, ou plutôt qui n’en dérive ? S’il n’existait pas un « inconnaissable » dont les corps, solides ou fluides, ne sont que des manifestations phénoménales, appropriées, si l’on veut, ou adaptées à nos sens, nous ne pourrions nous former aucune idée, même conventionnelle, d’un fluide ou d’un solide, et c’est ainsi que, de la « nécessité même de penser en relations », se conclut la nécessité d’un « non relatif réel. »

Que pouvons-nous cependant savoir de ce « non relatif » ou connaître de cet Inconnaissable ? Il est ; mais est-il autre chose et quelque chose de plus qu’une condition de la pensée ? Car, pour ceux qui n’y prétendent voir « que l’absence des conditions sans lesquelles la pensée est possible », ils le confondent avec l’« Inconcevable », qui est tout autre chose, et pour ceux qui ne sont frappés que de la contradiction impliquée dans la prétention de « connaître l’Inconnaissable », ils abusent de la pauvreté du langage humain. Si nous ne pouvons pas tout connaître de l’Inconnaissable, il n’est pas contradictoire d’en vouloir connaître quelque chose, et, au fait, combien n’y a-t-il pas de causes ou de forces que nous ne connaîtrons jamais en elles-mêmes, quoique nous en connaissions, et même que nous en gouvernions les effets ? Nous ne pouvons pas non plus nous contenter de dire, avec le poète,

Il est, il est, il est ! Il est éperdument ;

et quoique cela n’équivalût pas du tout à ne rien dire, on voudrait cependant quelque chose de plus précis. Qu’est-ce donc que l’Inconnaissable ? et, d’abord, de la reconnaissance ou de l’aveu que le positivisme en a dû faire, — dont nous avons même vu, sous le nom d’Agnosticisme, sortir une doctrine entière, — quelles sont les conséquences qui ont suivi ?

L’une des plus intéressantes est sans doute la limitation du pouvoir de la science par la science, et au nom de la science elle-même. « Plus s’est étendue notre connaissance des faits et des lois, écrivait récemment l’un des plus sérieux adversaires de la théorie de l’inconnaissable, plus s’est épaissi le mystère des forces dont nous mesurons au dehors les effets comme mouvemens, et qui répondent en nous à des sensations avec lesquelles nous ne pouvons leur imaginer aucune similitude de nature.Nous nous voyons bien plus loin que ne croyaient l’être les anciens savans ou philosophes de comprendre ce que c’est que la chaleur. Nous constatons seulement ce qu’elle fait. Et la pesanteur, de même ; et les affinités chimiques, etc. La réduction, admise aujourd’hui de l’unique objet déterminable aux phénomènes mécaniques, forme extérieure de tous les inconnus, ce grand progrèspour lascience, est, à vrai dire, l’abandon de toute espérance de lui faire atteindre le fond des choses11. » C’est le point de vue même de l’agnosticisme, et l’Inconnaissable est précisément « le mystère de ces forces dont nous mesurons les effets », sans en pouvoir définir la nature.

Soyons certains, dès aujourd’hui, qu’aucun progrès de la « Science » en général, ni d’aucune science en particulier, n’éclaircira le mystère, Ignorabimus : nous ignorerons ; nous continuerons d’ignorer ! Ce n’est pas le professeur Hæckel qui résoudra Les Enigmes de l’Univers12. Et la science elle-même, par une espèce de miracle, continuera d’évoluer d’un point de départ vers un but qui lui sont également inconnus. Infiniment féconde en applications pratiques, — du genre de celles que Renan affectait volontiers de mépriser, — et, peut-être, d’une autre part, en spéculations dont l’ampleur sera toujours le plus beau témoignage de la puissance de l’esprit humain, la science ne « justifiera » jamais son fondement, et tous les problèmes qu’elle résoudra ne l’avanceront pas plus dans l’avenir que dans le passé, vers la solution de ceux qu’au temps de Descartes ou de Condorcet, elle se croyait en droit d’espérer de trancher. À l’extrémité du domaine où la « Science » est souveraine, la théorie de l’Inconnaissable a dressé la borne qu’on pourra déplacer, mais qu’on ne renversera pas, ou à laquelle, quand on croira l’avoir renversée, on ne continuera pas moins de se heurter toujours.

Elle a posé aussi la borne qui sépare le domaine de la science du domaine de la morale ou de la religion. « Toutes les sciences réunies, avait écrit Descartes, ne sont rien que l’intelligence humaine, toujours une, toujours la même, si variés que soient les sujets auxquels elle s’applique, sans que cette variété apporte à sa nature plus de changemens que la diversité des objets n’en apporte à la nature du soleil qui les éclaire13. » Et on l’a cru longtemps, et quelques savans ou quelques philosophes le croient peut-être encore. Mais Descartes joue ici sur les mots ! De ce que l’intelligence humaine est toujours la même en ses opérations, il n’en résulte pas que les vérités dont elle est capable soient toutes de la même nature ; et, en réalité, il y a autant de justes domaines ou de provinces particulières de la connaissance qu’il y a d’objets différens à connaître. On ne voit pas que la science de l’embryogénie, quoi que l’on puisse dire, soit d’un grand usage à un géomètre, ni, que d’avoir étudié les propriétés de la cycloïde, cela prépare un homme à exceller dans l’anatomie des mollusques. C’est pourquoi les savans, comme tels, en tant que chimistes ou que mathématiciens, n’ont aucune compétence à traiter de morale ou de théodicée. C’est la Science même qui avoue qu’il y a des questions qui ne relèvent pas d’elle, puisque ses méthodes ne peuvent pas les atteindre. Obligée de convenir aujourd’hui qu’elle ne va pas au fond des choses, — que le sous-sol de son domaine, pour ainsi dire, échappe à son exploitation, — et quelle ne saurait nous dire ni ce que c’est que la chaleur, ni ce que c’est que la vie, ni ce que c’est que la pensée, quels titres aurait-elle à nous parler de notre destinée, des lois de notre conduite ou de la force qui gouverne le monde ? L’agnosticisme a produit cet effet de resserrer la science dans les frontières de son territoire, et de soustraire, par conséquent, à sa superbe domination ce champ de l’inconnaissable qu’elle s’était arbitrairement annexé.

À qui donc appartiendra-t-il de l’explorer ? A tout le monde et à chacun, répond l’agnosticisme, si de tous nos droits le plus certain est sans doute celui de demeurer, en tant qu’hommes, les maîtres de notre croyance et les ouvriers de notre destinée. Mais Auguste Comte a été plus loin, et sa métaphysique s’est achevée finalement, nous l’avons-cru, en une religion. Il n’a pas formulé la doctrine de l’Inconnaissable, mais il a essayé d’en organiser le culte. C’est même ici qu’il s’est contredit. Seulement, et au lieu de voir la contradiction où on la voit d’ordinaire, je veux dire entre les affirmations premières du positivisme, et l’affirmation finale de l’Inconnaissable, je la vois en ceci qu’il a essayé de réaliser ou de concréter l’Inconnaissable sous la forme de l’Humanité. Or, l’humanité n’est pas l’inconnaissable, et le mot de religion perd le meilleur de son sens si nous nous proposons à nous-mêmes comme l’objet de notre adoration. La religion de l’humanité ne peut pas être une religion. Mais de la conception d’Auguste Comte, ce qu’il faut pourtant retenir, c’est que, s’il appartient à quelqu’un d’approfondir et de préciser la notion de l’Inconnaissable, c’est à ceux qui font de la destinée de l’humanité le principal objet de leurs préoccupations ; qui ne sont curieux ni de l’art, ni de la science en soi, mais des services que l’art ou la science peuvent rendre à l’éducation morale de l’humanité ; et qui considèrent enfin que la sociabilité faisant le premier caractère de l’homme, c’est elle que notre perpétuel effort doit avoir pour ambition de développer, d’assurer, et de perfectionner. Ni la théorie des fonctions elliptiques, ni la connaissance de la série des éthers n’en sauraient procurer les moyens. Nous reviendrons sur ce point quand nous parlerons de La Religion comme sociologie.

V §

En attendant, ce que je voudrais que l’on eût vu dans la présente étude, c’est qu’il y a une « Métaphysique positiviste » ; que cette métaphysique n’est pas dans le positivisme une superfétation de la doctrine ; et que, si ces deux mots de « Métaphysique » et de « Positivisme » se contredisent, les idées qu’ils expriment ou les choses qu’ils représentent ne laissent pourtant pas de se concilier. Cette observation toute seule est déjà de quelque importance, j’oserai même dire d’un grand intérêt, si l’on veut bien faire attention que rien n’a plus nui au positivisme que le préjugé de son insuffisance ou de son impuissance métaphysique. Encore aujourd’hui, pour beaucoup de gens, le positivisme est la négation de l’au-delà, la philosophie de la matière, le faux nom du matérialisme. Je conviens d’ailleurs que de nombreux positivistes, ou soi-disant tels, ont fait tout ce qu’il fallait faire pour accréditer ce préjugé, et Auguste Comte lui-même ne s’est pas assez défendu d’y aider, en ne négligeant aucune occasion de maltraiter la métaphysique et les métaphysiciens. La philosophie du XVIIIe siècle elle-même, celle des hommes de l’Encyclopédie, n’avait pas dressé contre la scolastique de réquisitoire plus copieux, plus convaincant, ni plus passionné.

Ne craignons pas d’en dire l’une au moins des raisons. Les grands « métaphysiciens » du début du XIXe siècle, ceux dont on loue dans les histoires la force ou le génie d’invention, un Fichte, un Schelling, un Hegel, — pour ne rien dire des moindres, — ne sont peut-être au fond que des arrangeurs de mots, et tout en les admirant, pour les ressources de leur dialectique, je me suis demandé quelquefois si leurs « palais d’idées » n’étaient pas destinés à tomber un jour dans le même dédain ou le même oubli, mutatis mutandis, que les constructions de Duns Scot, « le docteur subtil » ou l’Ars magna du Majorquain Raymond Lulle14. Auguste Comte, en sa qualité de contemporain de ces grands Allemands, s’est posé la même question, et il l’a résolue contre eux. Il ne les a sans doute connus qu’à travers L’Allemagne de Mme de Staël et les amplifications déclamatoires de Victor Cousin, qui lui-même, dit-on, ne les avait qu’à moitié compris ! Mais cela lui a suffi pour entrevoir ce qu’il y avait de verbalisme ou de logomachie dans ces systèmes tant vantés. Aussi bien, s’il les eût approfondis davantage, les eût-il trouvés tous entachés d’un vice primordial et irrémédiable à ses yeux, qui est, comme l’on dit, de « poser l’absolu » pour en déduire le relatif, ce qui s’appelle répondre à la question par la question ; et, en effet, ce que Comte a poursuivi sous le nom de « Métaphysique » en général, c’est précisément toute philosophie qui débute par l’affirmation de l’« absolu. » Mais au contraire la vraie « métaphysique », la bonne, la sienne ! est celle qui n’affirme l’absolu, — ou l’Inconnaissable — qu’autant qu’elle s’y est, pour ainsi dire, heurtée dans toutes les directions qu’elle a prises pour y échapper ; qui ne s’incline en quelque manière devant le mystère des choses qu’après avoir épuisé les moyens humains d’en éclairer la profondeur ; et qui ne se propose pas enfin, comme celle de Fichte, de créer de son fond, et vraiment du néant, ex nihilo, l’homme, et le monde, et Dieu, mais, plus modestement, de les reconnaître, et de les définir, dans la mesure de notre pouvoir. Les autres métaphysiques sont toutes subjectives, la métaphysique positiviste est une métaphysique tout objective, — et j’entends par ce mot une métaphysique dont on a fait effort pour éliminer tout ce que les métaphysiciens ont môle généralement à la leur de leur manière personnelle de voir, et de leurs convictions a priori.

Ceci nous ramène au principe essentiel de la méthode positiviste qui n’est autre que d’avoir fait, de la « totalisation de l’expérience humaine », le critérium de la vérité. La vérité, c’est l’acquêt de l’expérience humaine, que d’ailleurs il faut bien se garder de confondre avec le « consentement universel. » Le consentement universel n’est souvent que l’erreur commune, et il n’est dans presque tous les cas que rencontre ou coïncidence fortuite, mais l’expérience, c’est le consentement universel passé pour ainsi dire au crible de la critique et de l’histoire ; — c’est le consentement universel dégagé des circonstances qui le déterminent, à peu près comme la loi d’un fait n’est sans doute que ce fait lui-même, dépouillé ou abstrait des conditions qui le particularisent ; — c’est le consentement universel, jugé, et tantôt confirmé, mais tantôt condamné, par ceux qui ont autorité pour le faire, et qui sont, en tout ordre de choses, les spécialistes de la chose. Écoutons Comte à ce sujet : « La création de la sociologie complète l’essor fondamental de la méthode positive, et constitue le seul point de vue susceptible d’une véritable universalité, de manière à réagir convenablement sur toutes les études antérieuresafin de garantir leur convergence normale sans altérer leur originalité continue. » Il écrit mal, mais il pense bien ! « Sous un tel ascendant, continue-t-il, nos diverses connaissances réelles pourront donc enfin former un vrai système, assujetti dans son entière étendue et dans son expansion graduelle, à une même hiérarchie et à une commune évolution, qui n’est certainement possible par aucune autre voie. » Et il conclut : « L’indispensable harmonie entre la spéculation et l’action est ainsi pleinement établie, puisque les diverses nécessités mentales, soit logiques, soit scientifiques, concourentà conférer la présidence philosophique aux conceptions que la raison publique a toujours considérées comme devant universellement prévaloir. »

On remarquera que ces lignes, que j’extrais de la dernière leçon du Cours de philosophie positive, sont datées de 1842 ; elles appartiennent donc à la « première phase » de la philosophie d’Auguste Comte. Si la seconde, — et on vient de le voir, — n’en est que le développement, comment en serait-elle la contradiction ? Il avait dit ailleurs : « Toutes nos spéculations quelconques peuvent être envisagées comme autant de résultats nécessaires de l’évolution spéculative de l’humanité » ; et encore : « Les diverses spéculations humaines ne sauraient comporter en réalité d’autre point de vue pleinement universel que le point de vuehumain. » La rédaction est un peu naïve, mais ce qu’il veut dire est plein de sens. Si les applications qu’il en a faites ne sont plus toutes justes, le principe est demeuré le même, et je crois pouvoir dire que ceux-là seuls ne l’ont pas vu qui ne l’ont pas voulu voir. Quand les disciples se sentent devenus assez forts, ils n’aiment pas que leur maître continue de penser, et si surtout, il pense autrement qu’eux, c’est lui qu’ils accusent de ne plus se comprendre !

Ne terminons donc pas avant d’avoir indiqué un autre et dernier avantage de la méthode positiviste, bien comprise, et suivie jusqu’au bout de sa course, lequel est de laisser, tout le long de sa route, des questions ouvertes, parce qu’en effet, elle contient en elle tout ce qu’il faut pour se corriger ou se redresser. Si la vérité n’est en effet que la « totalisation de l’expérience humaine » l’expression en devient nécessairement relative, successive, progressive, et, de sa relativité bien entendue dérive, pour ainsi dire, la loi même de son progrès. Le propre de la science est de n’être jamais achevée. Nous sommes riches des acquisitions de ceux qui nous ont précédés, mais nous ajoutons toujours quelque chose à ce qu’ils nous ont légué, et ceux qui nous suivront ne partiront donc pas à leur tour du même point de départ que nous. Il y aura pour eux, relativement à nous, quelque chose de changé dans ce que nous appelons la totalisation de l’expérience humaine. L’originalité continue du développement intellectuel, en affectant tour à tour, et en modifiant tel ou tel élément du calcul, modifiera l’addition. Si nous nous sommes trompés, une observation plus attentive, une expérience plus étendue corrigeront tôt ou tard notre erreur. Et la métaphysique cessant ainsi d’être un « système fermé », c’est alors qu’elle deviendra vraiment digne de son nom, et de son rôle, qui est de nous conduire par les voies normales de l’intelligence humaine du connu à l’inconnu et de l’inconnu à l’inconnaissable. Le positivisme a posé les conditions ou les fondemens d’une telle métaphysique, et ce n’est pas Kant, en vérité, mais plutôt Comte, qui, en rédigeant les leçons de son Cours de philosophie positive, a écrit les Prolégomènes de toute métaphysique future.

Ferdinand Brunetière