Elme-Marie Caro

1887

George Sand

2013
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2013, license cc.
Source : E. Caro (de l’académie française), George Sand. Paris : librairie Hachette et Cie, 1887.
Ont participé à cette édition électronique : Heloise Siaud (Édition XML/TEI), Vincent Jolivet (2013, encodage TEI) et Frédéric Glorieux (2013, encodage TEI).

Chapitre I.
Les années d’enfance et de jeunesse de George Sand.
Les origines et la formation de son esprit.

« On ne lit plus George Sand », nous dit-on. Soit ; mais, ne fût-ce que pour l’honneur de la langue française, on reviendra, nous le croyons, sinon à toute l’œuvre, du moins à une partie de cette œuvre épurée par le temps, triée avec soin par le goût public, supérieure aux vicissitudes et aux caprices de l’opinion. Quand on nous a demandé de rassembler nos souvenirs sur cet auteur et de les faire revivre dans ce temps si étrangement dédaigneux et si vite oublieux, on est allé au-devant d’un secret désir que nous avions de faire appel, un jour ou l’autre, à nos impressions d’autrefois, de les ranimer par une nouvelle lecture, de les produire à la lumière en les rectifiant et les tempérant par l’expérience acquise et la comparaison. Sand ! cette syllabe magique résumait pour nous des journées de rêveries délicieuses et de discussions passionnées. Elle représente tant de passions généreuses, tant d’aspirations confuses, de témérités de pensée, de découragements profonds, d’espérances surhumaines mêlées à l’élégante torture du doute ! c’était en une seule conscience, en une seule imagination, une partie d’une génération qui se tourmentait vaguement au milieu d’un état de choses prospère et tranquille en apparence, aux approches de 1848, comme si la tranquillité un peu monotone des événements était une excitation à désirer autre chose, à souhaiter l’émotion, à se précipiter dans l’inconnu des faits ou des idées : génération heureuse, en somme, bien que déjà remuée par des pressentiments obscurs. Une vague idée de réforme ou de rénovation sociale, plus ardente que précise, planait dans beaucoup d’esprits, agités sans trop savoir pourquoi. C’était le temps où un jeune homme « ayant le tourment des choses divines », comme disait George Sand, pouvait se donner la joie d’entendre, dans la même journée, les appels splendides de Lacordaire à Notre-Dame, et, le soir, l’émouvante voix de Mlle Rachel au Théâtre-Français dans quelque grande tragédie, ou bien encore s’enivrer de la prose exquise et presque rythmée d’Alfred de Musset, révélé sur la même scène. On lisait quelque grande et profonde poésie de Victor Hugo sur la mort récente de sa fille ; on discutait sur tel ou tel portrait des Girondins de Lamartine ; on dévorait la Mare au Diable, ce petit chef-d’œuvre de poésie rustique qui rachetait par son charme l’erreur prolixe du Meunier d’Angibault.

C’était un temps saturé d’idées et d’émotions, singulièrement caractérisé par un de ces grands poètes qui disait alors : « La France s’ennuie », et, chose plus singulière, qui le lui faisait croire, confondant l’ennui avec la secrète fermentation des esprits, mécontents du présent qui ne leur donnait pas assez d’émotions.

Je prends les années déjà lointaines de 1846 et 1847, parce qu’elles marquent l’apogée d’influence et de gloire où s’éleva le nom de George Sand, une gloire formée dans la tempête. On n’a pas perdu le souvenir des polémiques exaltées dont George Sand était alors l’occasion ou le prétexte. Doit-on s’étonner, si l’on y réfléchit, que cette renommée brillante et orageuse oscillât, au souffle des opinions contraires, entre l’admiration et l’anathème ? Bien peu d’esprits gardaient la mesure à son égard. C’étaient tantôt des fureurs justicières et vengeresses contre une réformatrice audacieuse, tantôt une idolâtrie lyrique comme les œuvres qui en étaient l’objet, une acclamation bruyante en l’honneur des idées et des principes confondus, dans une sorte d’apothéose déréglée, avec la puissance de l’inspiration et la beauté du style. Toutes ces passions sont bien tombées aujourd’hui. Il y a place maintenant, à ce qu’il semble, au milieu d’une indifférence réelle ou affectée, pour un jugement plus impartial, peut-être pour une admiration mieux raisonnée et plus libre. En tout cas, s’il est vrai que ce soit l’oubli qui ait fait disparaître également les deux partis, celui de l’injure et celui de la louange à outrance, s’il est vrai qu’on ne lise plus même les œuvres qui ont été le prétexte enflammé de tant de jugements contradictoires, notre étude aura un mérite, celui d’une exploration dans des régions devenues inconnues, quelque chose comme un voyage de découvertes.

De cette année de 1847 remontons de quelque quinze ou seize ans en arrière, vers la fin de l’hiver de 1831, où George Sand vint s’installer à Paris avec le berceau de sa fille et son très léger bagage, quelques cahiers griffonnés à Nohant au milieu du bruit des enfants, sans une connaissance, sans un appui dans le monde des lettres, au milieu de ce vaste désert d’hommes, dont plusieurs étaient des concurrents redoutables, armés pour la lutte et prêts à défendre contre la nouvelle venue tous les accès des librairies, des journaux et des revues. J’ai essayé souvent de me représenter l’état d’esprit de la baronne Aurore Dudevant, quand, à l’âge de vingt-sept ans, elle vint tenter l’avenir dans l’ignorance complète de ses forces, transfuge volontaire de la maison et de la vie conjugales, prête à faire pour son compte, et peut-être aussi pour l’instruction des autres, l’épreuve de ce grand problème, l’indépendance absolue de la femme. Quelle nature déjà complexe ! Que d’influences contradictoires s’étaient croisées et mêlées en elle ! À la voir à sa table de travail, dans sa mansarde du quai Saint-Michel, affublée de sa redingote en gros drap gris, ou bien encore à la suivre avec ses amis berrichons au restaurant Pinson, à l’estaminet, aux musées, aux concerts, au parterre des théâtres le soir des premières représentations, naïvement curieuse de tout ce qui intéressait alors la jeunesse intelligente, de tous les événements littéraires et politiques des assemblées, des clubs et de la rue, qui donc reconnaîtrait dans cet étudiant quelque peu tapageur l’élève mystique du couvent des Anglaises, l’humble et douce amie de la sœur Alicia, ou bien encore la pastoure des champs du Berry, l’aventureuse et rêveuse enfant des bruyères et des bois ? Ce petit jeune homme déluré qui fait le soir de si gaies promenades dans le quartier Latin avec une troupe de camarades, sous la conduite d’un très vieux jeune homme vaniteux, Henri Delatouche, le chef de la bohème littéraire de ce temps, — cet observateur vagabond, ce novice romancier, c’est une femme, très sérieuse au fond, qui a connu déjà de mortelles tristesses, qui a beaucoup vécu par la douleur, si la douleur fait vivre, qui a souffert dans toutes ses affections intimes, qui a été meurtrie par tous les liens de la famille ; ces liens étaient même devenus pour elle un supplice insupportable par la fatalité des circonstances et sans doute aussi par cette autre fatalité que chacun porte en soi et dont chacun est l’industrieux et cruel artiste. Elle vient essayer de se refaire à Paris une existence nouvelle, en dehors de toutes les lois de l’opinion et de tous les instincts de son sexe. Elle veut mettre la nature elle-même dans son jeu et la contraindre à son caprice ; elle virilise autant qu’elle peut sa manière de vivre, son costume, ses goûts, ses opinions, son talent. Elle va essayer de toutes les doctrines qui circulent à travers le monde, qui lui font espérer un meilleur avenir pour l’humanité ; elle a toutes les curiosités intellectuelles ; elle va les expérimenter sur le vif ; elle a l’impatience généreuse et déréglée du vrai absolu, et ce qu’elle a conçu comme vrai, elle n’imagine pas qu’on puisse l’ajourner un seul instant.

Déjà, à vingt-sept ans, que de régions d’idées n’a-t-elle pas explorées, en les traversant toutes sans se satisfaire et s’arrêter dans aucune ! Comme Wilhelm Meister, elle peut compter ses années d’apprentissage, et d’un apprentissage si rude ! L’Histoire de ma vie1 nous les fera parcourir, et nous suivrons, dans cet itinéraire exact, plus d’un sentier douloureux. Nous saisirons là, en même temps, les sources mystérieuses d’où jaillit son imagination naissante.

La première de ces sources, c’est à son origine même qu’il faut la rapporter. George Sand resta toute sa vie dans une dépendance assez étroite des influences qui pesèrent sur son berceau.

Fille du peuple par sa mère, fille de l’aristocratie par son père, elle devait, dit-elle, la plupart de ses instincts à la singularité de sa position, à sa naissance à cheval, comme elle le disait, sur deux classes, à son amour pour sa mère, contrarié et brisé par des préjugés qui l’ont fait souffrir ayant qu’elle pût les comprendre, à son affection non raisonnée pour son père, esprit frondeur et romanesque, qui, dans un intervalle de sa vie militaire, ne sachant que faire de sa jeunesse, de sa passion, de son idéal, se donne tout entier à un amour exclusif et disproportionné qui le met en lutte, dans sa propre famille, contre les principes d’aristocratie, contre le monde du passé ; enfin à une éducation qui fut tour à tour philosophique et religieuse, et à tous les contrastes que sa propre vie lui a présentés dès l’âge le plus tendre. Elle s’est formée au milieu des luttes que le sang du peuple a soulevées dans son cœur et dans sa vie, « et si plus tard certains livres firent de l’effet sur elle, c’est que leurs tendances ne faisaient que confirmer et consacrer les siennes ». Ajoutez à ces sentiments de solidarité et d’hérédité irrésistibles les tiraillements douloureux, les déchirements mêmes du cœur que lui imposent de cruels malentendus, perpétuellement balancée entre les emportements de sa mère et les mépris à peine dissimulés de sa grand’mère ; véritable enfant de Paris, imbue des préjugés d’une race à laquelle elle n’appartenait cependant que d’un côté, on comprend à quelle école cette âme ardente, souvent muette par contrainte, fut soumise et quel fonds d’amertume elle dut amasser en elle contre cette différence des classes dont souffrit cruellement son enfance. À ce point de vue, la lecture des premiers volumes de l’Histoire de ma vie est singulièrement instructive et nous fait pénétrer dans les premières impressions auxquelles s’éveilla cette existence, bizarrement divisée, dès qu’elle prit conscience d’elle-même. De là ce qu’elle appela plus tard ses instincts égalitaires et démocratiques, qui ne furent que l’explosion de vieilles rancunes et de souffrances intimes, qui dataient de loin. Quand elle lut, encore enfant, les Battuécas de Mme de Genlis, un roman innocemment socialiste (sans que le nom fût encore prononcé), ce fut l’institutrice et l’amie des rois qui révéla à l’enfant rêveuse une partie de ses idées futures. Elle en resta toujours là, avec une naïveté que l’âge ne corrigea pas, à travers des lectures et des formules nouvelles qui amenèrent cette naïveté à déclamer plus d’une fois toujours très sincèrement, mais un peu au hasard.

Cependant, son imagination travaillait sans cesse, silencieusement et activement. Plus tard elle en retrouvait la trace et l’action naissante dans les souvenirs les plus lointains de sa vie. La vie d’imagination, disait-elle, avait été toute sa vie d’enfant. Elle se rappelait fort bien le moment où le doute lui était venu sur l’existence du père Noël, le grand distributeur de cadeaux à l’enfance. Elle le regrettait sincèrement. La première journée où l’enfant doute est la dernière de son bonheur naïf. « Retrancher le merveilleux de la vie de l’enfant, c’est procéder contre les lois mêmes de sa nature. L’enfant vit tout naturellement dans un milieu pour ainsi dire surnaturel, où tout est prodige en lui, et où tout ce qui est en dehors de lui doit, à la première vue, lui sembler prodigieux. » L’enfance elle-même, la naissance encore si voisine d’elle, ce flot de sensations qui lui apportent la nouvelle d’un monde inconnu, tout cela n’est-il pas un cours continu de merveilles ? George Sand combat, en toute occasion, la chimère de Rousseau, qui veut supprimer le merveilleux sous prétexte de mensonge. Laissez faire la nature, elle sait son métier. Ne devancez rien.

« On ne rend pas service à l’enfant en hâtant sans ménagement et sans discernement l’appréciation de toutes les choses qui le frappent. Il est bon qu’il la cherche lui-même et qu’il l’établisse à sa manière durant la période de sa vie où, à la place de son innocente erreur, nos explications, hors de portée pour lui, le jetteraient dans des erreurs plus grandes encore, et peut-être à jamais funestes à la droiture de son jugement et, par suite, à la moralité de son âme. »

Elle était née rêveuse ; tout enfant, elle se perdait dans des extases sans fin qui l’isolaient du monde entier. L’habitude contractée, presque dès le berceau, d’une rêverie dont il lui était impossible plus tard de se rendre compte, lui donna de bonne heure l’air bête. « Je dis le mot tout net parce que toute ma vie, dans l’enfance, au couvent, dans l’intimité de la famille, on me l’a dit de même, et qu’il faut bien que ce soit vrai. » Ces crises de rêverie prenaient quelquefois une durée et une intensité extrêmes, comme il arriva dans les jours qui suivirent la mort de son père (elle avait alors quatre ans). Quand elle se fut fait une vague idée de ce que c’est que la mort, elle resta des heures entières assise sur un tabouret aux pieds de sa mère, ne disant mot, les bras pendants, les yeux fixes, la bouche entr’ouverte : « Je l’ai souvent vue ainsi, disait sa mère pour rassurer la famille inquiète ; c’est sa nature ; ce n’est pas bêtise. Soyez sûre qu’elle rumine toujours quelque chose. » Elle ruminait, en effet ; c’était la forme habituelle d’une pensée active déjà. Elle a peint en traits expressifs ce premier travail tout intérieur de son imagination. De son propre mouvement, dans cette période de sa vie commençante, elle ne lisait pas, elle était paresseuse par nature et avec délices ; elle avouait qu’elle n’avait pu se vaincre plus tard qu’avec de grands efforts. Tout ce qu’elle apprenait par les yeux et par les oreilles entrait en ébullition dans sa petite tête, elle y songeait au point de perdre souvent la notion de la réalité et du milieu où elle se trouvait. Avec de pareilles dispositions, l’amour du roman, sans qu’elle sût encore ce que c’était que le roman, s’empara d’elle avant qu’elle eût fini d’apprendre à lire. Elle composait des histoires interminables en les jouant avec sa sœur Caroline ou sa petite compagne Ursule. C’était une sorte de pastiche de tout ce qui entrait dans sa petite cervelle, mythologie et religion mêlées, dans la singulière éducation que lui donnait sa mère, artiste et poète à sa manière, « qui lui parlait des trois Grâces ou des neuf Muses avec autant de sérieux que des vertus théologales ou des vierges sages », en amalgamant les contes de Perrault et les pièces féeriques du boulevard, « si bien que les anges et les amours, la bonne vierge et la bonne fée, les polichinelles et les magiciens, les diablotins du théâtre et les saints de l’Église produisaient dans sa tête le plus étrange gâchis poétique qu’on puisse imaginer ».

Cette fermentation d’images qui se réalisaient en scènes fantastiques au dedans d’elle-même et qu’elle essayait de réaliser mieux encore dans ses jeux au dehors, se modifiait, mais ne disparaissait pas quand elle passait du petit appartement de la rue Grange-Batelière, où elle demeurait à Paris avec sa mère, à la maison de Nohant, qui appartenait à Mme Dupin. Là c’était une tout autre existence, de tout autres aliments pour la vie ruminante. En dehors des heures d’étude, où elle n’apportait qu’une régularité extérieure, elle vivait volontiers en compagnie des petits paysans du voisinage, dans les pâtureaux où ils se réunissaient autour de leur feu, en plein vent, jouant, dansant ou se racontant des histoires à faire peur. Elle s’animait, elle s’exaltait de leurs terreurs. « On ne s’imagine pas, disait-elle en se rappelant cette période de son enfance, ce qui se passe dans la tête de ces enfants qui vivent au milieu des scènes de la nature sans y rien comprendre, et qui ont l’étrange faculté de voir par les yeux du corps tout ce que leur imagination leur représente. » C’est là qu’elle s’essayait de bonne foi à ce genre d’hallucination particulière aux gens de la campagne, guettant l’apparition de quelque animal fantastique, le passage de la grand’bête que presque tous ses petits compagnons avaient vue au moins une fois. Elle était la première aux contes de la veillée, lorsque les chanvreurs venaient broyer le chanvre à la ferme. Malgré toute la bonne volonté qu’elle y mit, elle déclare qu’elle ne put jamais obtenir la moindre vision pour son compte ; elle ne put réussir à être complètement dupe d’elle-même ; mais l’ébranlement de l’imagination et des nerfs persistait ; elle en ressentait une sorte de frémissement et de volupté ; toute sa vie elle aima à raviver le plaisir frissonnant que lui donnaient les émotions de ce genre. De toutes ces inventions rustiques qu’elle recueillait avidement, de ces visions du soir qu’elle sollicitait dans la campagne, il y avait juste de quoi troubler un instant sa cervelle et lui ravir quelques heures de sommeil. Au fond, ce n’étaient que des matériaux qu’elle amassait dans son magasin d’images ; elle les accumulait dans son incessante rêverie, pour l’œuvre future dont elle n’avait pourtant aucune idée ; elle était artiste déjà et se dédoublait comme le font les artistes, à la fois auteur et acteur dans ces petits drames qu’elle se jouait à elle-même. Plus tard elle consacra des études nombreuses à ce genre de littérature, la littérature de la peur, qu’elle avait expérimentée sur elle-même, le Diable aux champs, les Contes d’une grand’mère, les Légendes rustiques, le Drac, etc., etc. Elle avait fini par se faire, sur ce sujet, une érudition très curieuse dont elle s’amusait non sans un peu de frayeur. L’élément fantastique lui semblait être une des forces de l’esprit populaire. Elle se plaisait surtout à le saisir chez des populations qui ne semblent pouvoir réagir que par l’imagination contre la rude misère de leur vie matérielle. Le Kobold en Suède, le Korigan en Bretagne, le Follet en Berry, l’Orco à Venise, le Drac en Provence, il y a peu de ses romans d’aventures qui ne garde quelque souvenir de ces noms, quelque impression de ce genre, et qui ne soit une de ses rêveries d’enfance continuée.

C’est ainsi qu’elle prélude à ce songe d’âge d’or, à ce mirage d’innocence champêtre qui la prit dès l’enfance et la suivit jusque dans l’âge mûr. Malgré ces préoccupations assez sombres, elle n’était pas triste pourtant ; elle avait ses heures de franche, d’exubérante gaieté. Sa vie d’enfance et d’adolescence fut une alternative de solitude recueillie et d’étourdissement complet. Au sortir de ses longues rêvasseries, elle se livrait avec une sorte d’ivresse à des amusements très simples et très actifs qui faisaient le plus singulier contraste aux yeux des personnes habituées à la voir vivre. C’étaient « les deux faces d’un esprit porté à s’assombrir et avide de s’égayer, peut-être d’une âme impossible à contenter avec ce qui intéresse la plupart des hommes, et facile à charmer avec ce qu’ils jugent puéril et illusoire… Je ne peux pas, disait-elle, m’expliquer mieux moi-même. Grâce à ces contrastes, certaines gens prirent de moi l’opinion que j’étais tout à fait bizarre. »

Cette vie intérieure, qu’elle portait déjà si vive et si intense dans le secret de sa pensée, manqua prendre un autre courant et une direction toute nouvelle, grâce à un assez grave événement ; ce fut une crise religieuse qui, vers la seizième année, se déclara chez elle. À la suite de déchirements de cœur qui se renouvelaient sans cesse et de quelques révélations maladroitement cruelles qui lui furent faites sur le passé de sa mère, Aurore avait résolu de renoncer à tout ce qui devait mettre dans l’avenir un plus grand intervalle entre sa mère et elle, qui vivaient généralement séparées ; elle voulut renoncer à la fortune de sa grand’mère, à l’instruction, aux belles manières, à tout ce qu’on appelle le monde. Elle prit en horreur les leçons de son pédagogue Deschartres, dont elle a immortalisé plus tard la figure, les vanités, les ridicules et la rude honnêteté ; elle se révolta, elle tourna à l’enfant terrible.

Mme Dupin, ne pouvant venir à bout de sa révolte, résolut de la mettre au couvent des Anglaises, qui était alors la maison d’éducation en vogue à Paris pour les jeunes filles de la haute société. La jeune pensionnaire, qui arrivait là le cœur brisé des dernières luttes entre sa mère et sa grand’mère, les deux êtres qu’elle chérissait le plus, se reposa délicieusement dans cet abri. Elle nous a raconté avec un charme exquis, dans l’Histoire de ma vie, son séjour au couvent, égayant son récit de quelques vifs portraits de sœurs et de pensionnaires, décrivant les mœurs et les habitudes, les salles d’étude et les chambres, nous intéressant à ces petits drames de la vie des religieuses, aux querelles des élèves, à leurs raccommodements, aux fautes et aux punitions encourues ou subies, à cette oisiveté errante dans les couloirs, dans les souterrains et sur les toits du couvent, à la recherche d’un secret qui n’avait jamais existé et de victimes imaginaires dont on ne savait pas même les noms, mais qu’on voulait délivrer d’une captivité romanesque. C’est déjà, en action, la conception qui se réalisera dans plusieurs de ses romans et qu’elle semble poursuivre sans cesse, les mystères de la Daniella, de la Comtesse de Rudolstadt, du Château des Désertes, de Flamarande et de tant d’autres récits où l’invention se complique de surprises matérielles, de labyrinthes, de dédales d’architecture fantastique, et où l’on croirait assister à une secrète collaboration d’Anne Radcliffe avec un écrivain de génie. Il y a de ces idées fixes dans George Sand. Celle-là s’était annoncée de bonne heure.

Dans cette compagnie de jeunes filles fort indisciplinées, dont quelques-unes l’entraînaient soit à leur suite, soit à leur tête, sa gaieté, un instant assoupie, se réveilla et même à l’excès ; elle devint diable, elle aussi, un nom caractéristique choisi par les pensionnaires qui ne voulaient se classer ni parmi les sages, ni parmi les bêtes. Puis tout d’un coup, après deux années d’études fort irrégulières et agitées, après qu’elle eut épuisé des amusements qui n’avaient guère de diabolique que le nom, et qui se réduisaient à un mouvement sans but, à la rébellion muette et systématique contre la règle, une révolution vint à s’opérer dans son esprit. « Cela s’était fait tout d’un coup, comme une passion qui s’allume dans une âme ignorante de ses propres forces. » Un jour arriva où son amour profond et tranquille pour la mère Alicia ne lui suffit plus. « Tous ses besoins étaient dans son cœur, et son cœur s’ennuyait. » Sous une vive impulsion, qui ressemblait à un coup de la grâce, elle se sentit transformée. Elle entendit, elle aussi, un jour, dans un coin sombre de la chapelle où elle s’abîmait en méditations, le Tolle, lege de saint Augustin, qu’un tableau naïf représentait devant elle. Tout d’un coup elle se donne, sans réserve, sans discussion, à la foi qui l’envahit ; elle n’était point lâche, nous dit-elle, et se fit un point d’honneur de cet abandon total. Elle subit jusqu’au bout « la maladie sacrée » ; la dévotion s’empara d’elle ; elle connut les larmes brûlantes de la piété, les exaltations de la foi, et parfois aussi elle en ressentit les défaillances et les langueurs. La fièvre mystique l’agitait, comme saintement égarée, sous les arceaux du cloître ; elle usait ses genoux, elle répandait son âme en sanglots sur le pavé de la chapelle où elle avait eu sa révélation. Plus tard elle reprendra les souvenirs de cette période de sa vie dans un récit brûlant d’amour divin, dans Spiridion, ou plutôt dans les premières pages du récit ; car il arrive un moment où l’âme tendrement exaltée du jeune moine est en proie à des troubles et à des visions d’un autre genre qui le détournent de la foi simple et le jettent dans des voies nouvelles. Mais le début du roman garde l’empreinte d’une grande et sincère émotion religieuse qui ne se rencontre nulle part, dans la vie de l’auteur, au même degré qu’au couvent des Anglaises. Comme il arriva pour le jeune moine Spiridion, la vie vint bientôt chez elle troubler ce beau rêve mystique, déconcerter l’extase et apporter des éléments nouveaux qui modifièrent profondément l’impression reçue. Mais elle en conserva toujours un germe d’idéalisme chrétien que les accidents de la vie, ses aventures mêmes ne purent jamais étouffer et qui reparaissait toujours après des éclipses passagères.

La fièvre religieuse s’apaisa bientôt, à son retour à Nohant, où la rappelait la sollicitude un peu inquiète de sa grand’mère et où des incertitudes cruelles sur une santé précaire l’obligèrent à rentrer dans les soucis de la vie pratique. Pendant les dix derniers mois que dura la lente et inévitable destruction d’une vie qui lui était chère, Aurore vécut près du lit de Mme Dupin, ou seule dans une tristesse presque sauvage. Cette mélancolie profonde n’était un instant suspendue que par des promenades à cheval, « par cette rêverie au galop », et sans but, qui lui faisait parcourir une succession rapide de paysages, tantôt mornes, tantôt délicieux, et dont les seuls épisodes, notés par elle et consignés dans ses souvenirs, étaient des rencontres pittoresques de troupeaux ou d’oiseaux voyageurs, le bruit d’un ruisseau dont l’eau clapotait sous les pieds des chevaux, un déjeuner sur un banc de ferme avec son petit page rustique André, stylé par Deschartres à ne pas interrompre son silence plein de songes. C’est alors qu’elle devint tout à fait poète par la tournure de son esprit et par la sensation aiguë des choses extérieures, mais poète sans s’en apercevoir, sans le savoir.

En même temps elle prenait la résolution de s’instruire et se mit avec ardeur à des lectures qui l’attachèrent passionnément. Elle sentait le vide qu’avait laissé dans son esprit son éducation dispersée et fortuite sous la discipline bizarre de Deschartres ou sous la règle trop indulgente du couvent. Elle se mit à lire énormément, mais avec une curiosité tumultueuse, sans direction et sans ordre. Un nouveau changement se fit à cette époque dans son esprit. Elle abandonna l’Imitation de Jésus-Christ et le dogme de l’humilité pour le Génie du Christianisme, qui l’initiait à la poésie romantique plutôt qu’à une forme nouvelle de la vérité religieuse. Bientôt elle passa à la philosophie ; chaque livre nouveau marquait en elle comme une nouvelle ère. Je ne connais rien de dangereux comme la métaphysique, prise à grande dose et sans méthode par un esprit ardent et complètement inexpérimenté. Il y a pour ces jeunes intelligences un égal péril ou de s’attacher exclusivement à une doctrine, quand on est incapable de l’examiner avec sang-froid, et d’y puiser l’enthousiasme exclusif d’un sectaire, ou bien de tout confondre et de tout mêler dans un éclectisme sans jugement, de rapprocher par des affinités de sentiment des noms et des dogmes disparates, comme Jésus-Christ et Spinoza. La jeune rêveuse ne put échapper à ce double péril : elle passa tour à tour de l’enthousiasme qui confond tout à l’enthousiasme qui s’attache exclusivement à une pensée ou à un nom, tout cela au gré de la sensation présente ou du caprice de l’imagination. Mais elle augmentait rapidement son capital de connaissances, qui fut bientôt considérable, bien qu’assez mal classé. Sans façons, elle s’était mise aux prises avec Mably, Locke, Condillac, Montesquieu, Bacon, Bossuet, Aristote, Leibniz surtout, qu’elle mettait au-dessus de tous les autres comme métaphysicien (ce qui était une vue et une préférence heureuses), Montaigne, Pascal. Puis étaient venus les poètes et les moralistes, La Bruyère, Pope, Milton, Dante, Virgile, Shakespeare ; le tout sans idée de suite, sans programme d’études, comme ils lui tombèrent sous la main. Elle s’emparait de cette masse tourbillonnante d’idées avec une étrange facilité d’intuition ; la cervelle était profonde et large, la mémoire était docile, le sentiment vif et rapide, la volonté tendue. Enfin Rousseau était arrivé ; elle avait reconnu son maître, elle avait subi le charme impérieux de cette logique ardente, et son divorce avec le catholicisme fut consommé.

Dans ce conflit d’opinions et de doctrines, sa force nerveuse s’était épuisée à essayer de tout comprendre, de tout concilier ou de choisir. René de Chateaubriand, Hamlet de Shakespeare, Byron enfin avaient achevé l’œuvre. Elle était tombée dans un désarroi intellectuel et moral, dans une mélancolie qu’elle n’essayait même plus de combattre. Elle avait résolu de s’abstenir autant que possible de la vie ; elle avait même passé du dégoût de la vie au désir de la mort. Elle ne s’approchait jamais de la rivière sans éprouver dans sa tête comme une gaieté fébrile, en se disant : « Comme c’est aisé ! Je n’aurais qu’un pas à faire. » Oui ou Non ? — Voilà ce qu’elle se répétait assez souvent et assez longtemps pour risquer d’être lancée par le Oui au fond de cette eau transparente qui la magnétisait. Un jour, le Oui fut prononcé ; elle poussa son cheval hors de la voie marquée par le gué, dans le hasard des eaux profondes. C’en était fait d’elle et des chefs-d’œuvre futurs, si la bonne jument Colette ne l’avait sauvée, d’un bond extraordinaire, hors du gouffre.

La mort de sa grand’mère, dont elle raconte les derniers moments avec une douleur sans phrase et une sincérité touchante, termina la période d’initiation. La séparation entre les deux familles paternelle et maternelle fut consommée, légalement au moins, par l’ouverture du testament. Sa mère, prévenue par quelqu’un, connaissait depuis longtemps la clause qui la séparait de sa fille ; elle savait aussi l’adhésion donnée à cette clause. De là de nouvelles tempêtes. On y céda dans une certaine mesure. Aurore dut rompre avec ses parents de Villeneuve, à qui elle était recommandée par le vœu de la morte. Ce fut un nouveau déchirement de famille.

Pour obvier à une situation fausse et parfois intolérable, Mme Dupin conduisit un jour sa fille à la campagne, chez des amis qu’elle avait rencontrés trois jours auparavant et qui se trouvaient être les meilleures gens de la terre, les Duplessis ; ils habitaient avec leurs enfants une belle villa de la Brie. Mme Dupin promit de venir la chercher « la semaine prochaine ». Elle l’y laissa cinq mois, et c’est là que se fit, un jour, le mariage qui devait clore tout naturellement des relations de famille orageuses et parfois même extravagantes et constituer pour la jeune femme une existence normale en espérance.

Ici encore les déceptions ne manquèrent pas. Aurore passait pour une riche héritière, d’assez belle figure et d’un caractère gai, quand elle n’était pas en contact avec les emportements et les irritations de sa mère, qui avaient le privilège de la rendre affreusement triste. C’est dans la famille Duplessis qu’elle rencontra le fils naturel d’un colonel en retraite, M. Dudevant, dont la fortune était en rapport avec la sienne et qui la prit tout de suite à gré, « tout en ne lui parlant point d’amour, et s’avouant peu disposé à la passion subite, à l’enthousiasme, et, dans tous les cas, inhabile à l’exprimer d’une manière séduisante ». On fit à Aurore la plaisanterie de la traiter comme sa femme future ; il n’en fallut pas davantage. Elle se maria presque passivement, comme elle faisait tous les actes extérieurs de sa vie. Le mariage eut lieu en septembre 1822 ; ils partirent pour Nohant, où sa première occupation, pendant l’hiver de 1823, fut le souci de la maternité qui se préparait pour elle, à travers les plus doux rêves et les plus vives aspirations. La transformation fut complète pour elle. Les besoins de l’intelligence, l’inquiétude des pensées, les curiosités de l’étude comme celles de l’observation, tout disparut, dit-elle, aussitôt que le doux fardeau se fit sentir. « La Providence veut que, dans cette phase d’attente et d’espoir, la vie physique et la vie du sentiment prédominent. Aussi les veilles, les lectures, les rêveries, la vie intellectuelle en un mot fut naturellement supprimée, et sans le moindre mérite ni le moindre regret. » Son mari était une nature négative et tatillonne ; il passait sa vie à la chasse ; elle, sans un seul point d’appui autour d’elle, s’abstint de rêver ; elle fit des layettes avec une ardeur et bientôt une maestria de coup de ciseaux qui la surprirent elle-même.

Sauf l’épisode de la maternité, les commencements de cette existence nouvelle furent assez ternes. Ce ne fut que par accident que revinrent plus tard des accès de cette exaltation douloureuse qui avait fait jusque-là son secret supplice et, ce qui est plus dangereux, sa secrète et chère volupté. Quelques années se passèrent dans une sorte de tranquillité prosaïque et de bonheur négatif. Le rêve semblait s’être enfui bien loin ; deux beaux enfants grandissaient autour d’elle. Elle était devenue, s’il faut l’en croire, une campagnarde engourdie, en apparence au moins ; elle s’appliqua même à devenir une bonne femme de ménage, ce qui est plus difficile encore. Si sa pensée travaillait encore solitairement dans la condition très bourgeoise où elle semblait condamnée à vivre, la jeune mère n’avait pas le pédantisme de ses agitations morales ; personne n’en avait le secret ni même le soupçon autour d’elle, et quand elle eut écrit ses premiers romans, un de ses plus chers amis, un habitué de Nohant, le Malgache, lui écrivait : « Lélia, c’est une fantaisie. Ça ne vous ressemble pas, à vous qui êtes gaie, qui dansez la bourrée, qui appréciez le lépidoptère, qui ne méprisez pas le calembour, qui ne cousez pas mal et qui faites très bien les confitures. » Quand définitivement son intérieur fut troublé, vers 1831, quand les projets d’un avenir à sa guise eurent pris le dessus, quand on lui eut accordé une misérable pension et la liberté, qui devait plus tard se transformer en une séparation légale à son profit, quand elle fut arrivée à Paris pour y courir les risques effrayants d’une existence complètement affranchie, ce fut alors que l’on connut Mme Sand, une femme nouvelle avec un nom nouveau. Ce fut Henri Delatouche qui la baptisa ainsi. Sand restait indivis entre Jules Sandeau et elle, réunis par une collaboration pour la première œuvre. On fut vite d’accord sur les prénoms. Sandeau garda le sien ; George était synonyme de Berrichon. « Jules et George, inconnus au public, passeraient pour frères ou cousins. » Les deux noms conquirent bientôt une célébrité qui les sépara de plus en plus l’un de l’autre.

Nous ne racontons pas une biographie, nous essayons seulement de tracer une esquisse psychologique. Notre dessein était de noter les épreuves diverses et les phases intellectuelles qui avaient marqué la jeunesse de Mme Sand. Elle arrivait à la vie littéraire avec un fonds de souffrances très réelles, bien qu’exagérées sans doute par une imagination forte, d’émotions intimes et d’agitations religieuses, irritée plutôt qu’apaisée par des lectures sans règle, avec une sensibilité aiguë et raffinée, un dédain profond pour les vérités relatives dont il faut bien parfois se contenter dans le train du monde, la haine instinctive de tous les jougs qu’impose la loi ou l’opinion, l’horreur innée de tout ce qui engage la liberté de la pensée ou celle du cœur. Ajoutez à cela qu’elle se trouve, presque à son coup d’essai et par le miracle d’une nature prodigue, en possession d’un style merveilleux, qui semble fait tout exprès et comme préparé pour recevoir son ardente pensée, qui s’était formé tout seul et sans conseils, depuis la longue série des petits cahiers consacrés à l’épopée de Corambé jusqu’au premier roman qu’elle donnera au public.

Comment se fit la première révélation de son talent d’écrire ? il est curieux d’en connaître l’origine. Ce fut vers la fin du dernier automne qu’elle passa à Nohant. Elle avait beaucoup lu Walter Scott, dont les traces se retrouvent dans plusieurs de ses romans.

Elle ébauchait, pendant ces mois tristes, à travers ses longues promenades, l’idée d’une espèce de roman qui ne devait jamais voir le jour et qu’elle écrivit sur la tablette d’une vieille armoire, dans l’ancien boudoir de sa grand’mère, près de ses enfants : « L’ayant lu, dit-elle avec candeur, je me convainquis qu’il ne valait rien, mais que j’en pouvais faire de moins mauvais », et comme elle était alors très préoccupée du choix du métier qui lui assurerait sa liberté à Paris, elle vint à penser qu’en somme il n’était pas plus mauvais que beaucoup d’autres qui, tant bien que mal, faisaient vivre.

« Je reconnus que j’écrivais vite, facilement, longtemps, sans fatigue ; que mes idées, engourdies dans mon cerveau, s’éveillaient et s’enchaînaient, par la déduction, au courant de la plume ; que dans ma vie de recueillement j’avais beaucoup observé et assez bien compris les caractères que le hasard avait fait passer devant moi, et que, par conséquent, je connaissais assez la nature humaine pour la dépeindre. »

Cela l’encouragea dans sa tentative ; elle en conclut que, de tous les petits travaux dont elle était capable, la littérature proprement dite, dont elle avait le goût et l’instinct confus, était celui qui lui offrait le plus de chances de succès comme métier. Elle fit son choix. Mais elle avait bien hésité auparavant ; elle avait essayé des portraits au crayon ou à l’aquarelle en quelques heures. C’était ressemblant, paraît-il, mais cela manquait d’originalité. Elle crut un instant avoir trouvé son aptitude véritable : elle peignait avec goût des fleurs et des oiseaux d’ornement, des compositions microscopiques sur des tabatières et des étuis à cigares en bois de Spa. Elle faillit même en vendre un quatre-vingts francs, chez un marchand à qui elle l’avait confié. À quoi tiennent les destinées littéraires ! Si elle en avait obtenu cent francs, ce qu’elle demandait en tremblant, sans croire que ce fût possible, Consuelo et la Mare au Diable n’auraient jamais paru. Heureusement la mode de ces objets passa vite, et Mme Dudevant fut obligée de chercher ailleurs ce qu’elle avait cru trouver là, son gagne-pain. Le mot est d’elle ; il était strictement vrai dans les conditions qui lui étaient faites. Elle avait à payer de son travail son passage à travers la vie libre, après qu’elle avait d’abord et de guerre lasse abandonné tous ses droits à son mari, pour racheter son indépendance. Ce mari, que nous ne retrouverons pas sur notre chemin, sans être précisément une réalité offensive dans les premières années, sans être d’ordinaire ni méchant ni brutal, s’était arrangé de manière à devenir insupportable et à rendre la vie commune bien difficile à une femme d’un caractère solitaire et assez sauvage, qu’on ne pouvait ni asservir ni réduire dans ses habitudes et ses goûts. Quelques autres défauts, plus graves, paraît-il, vinrent s’ajouter aux difficultés conjugales et décidèrent une séparation, qui, d’abord partielle et librement consentie, devint définitive.

Il arriva enfin un jour où Mme Dudevant reconquit son droit entier à l’indépendance qu’elle avait tant de fois souhaitée. En 1836 un jugement du tribunal de Bourges prononça la séparation à son profit et lui laissa l’éducation des deux enfants. Mais déjà elle avait fait l’essai dangereux de la célébrité littéraire par des œuvres qui avaient surpris l’attention publique. Elle y était arrivée avec les qualités dont nous lui avons vu faire l’essai dans la retraite, intérieurement si agitée, où elle avait vécu : l’habitude des longues rêveries, qui était devenue un abri contre la vie réelle, une sensibilité très vive pour toutes les formes de la souffrance humaine, une bonté qui fut pour elle une source d’inspirations et en même temps une occasion perpétuelle d’erreurs et de malentendus dans son existence ; enfin une imagination inépuisable dont elle avait suivi en secret, avec délices, les jeux et les combinaisons tour à tour ravissantes et terribles, jusqu’au jour où elle imagina de les jeter dans le public, qui s’en éprit passionnément et acclama le nom de l’enchanteresse. On lui donna presque aussitôt sa place, et ce fut souvent la première, dans cette illustre pléiade de romanciers qui embrassait les noms si divers de Balzac, d’Alexandre Dumas, de Jules Sandeau, et dans laquelle le nom de George Sand garda son éclat personnel sans rien emprunter aux astres fraternels et voisins.

Chapitre II.
Histoire des œuvres de George Sand.
L’ordre et la succession psychologique de ses romans. §

Quelle idée George Sand se faisait-elle du roman quand elle entreprit d’écrire pour le public ? Même en faisant aussi large que l’on voudra la part de la spontanéité, peut-on croire que cette intelligence, si richement douée et si féconde, ait marché tout à fait au hasard, dans les voies qui se sont offertes à elle, avec l’indifférence banale d’un talent qui ne vise qu’au succès, ou bien s’est-elle développée selon la règle inaperçue, mais active, d’instincts énergiques et permanents ? Elle va répondre pour nous :

« Je n’avais pas la moindre théorie quand je commençai à écrire, et je ne crois pas en avoir jamais eu quand une envie de roman m’a mis la plume en main. Cela n’empêche pas que mes instincts ne m’aient fait, à mon insu, la théorie que je vais établir, que j’ai généralement suivie sans m’en rendre compte, et qui, à l’heure où j’écris, est encore en discussion. Selon cette théorie, le roman serait une œuvre de poésie autant que d’analyse. Il y faudrait des situations vraies et des caractères vrais, réels même, se groupant autour d’un type destiné à résumer le sentiment ou l’idée principale du livre. Ce type représente généralement la passion de l’amour, puisque presque tous les romans sont des histoires d’amour. Selon la théorie annoncée (et c’est là qu’elle commence), il faut idéaliser cet amour, ce type par conséquent, et ne pas craindre de lui donner toutes les puissances dont on a l’aspiration en soi-même, ou toutes les douleurs dont on a vu ou senti la blessure. Mais, en aucun cas, il ne faut l’avilir dans le hasard des événements ; il faut qu’il meure ou triomphe, et on ne doit pas craindre de lui donner une importance exceptionnelle dans la vie, des forces au-dessus du vulgaire, des charmes ou des souffrances qui dépassent tout à fait l’habitude des choses humaines, et même un peu le vraisemblable admis par la plupart des intelligences. En résumé, idéalisation du sentiment qui fait le sujet, en laissant à l’art du conteur le soin de placer ce sujet dans des conditions et dans un cadre de réalité assez sensible pour le faire ressortir. »

George Sand n’a pas été infaillible dans l’application de cette théorie. Il lui est arrivé plus d’une fois d’idéaliser dans le chimérique et le faux. Mais c’était là l’erreur de son jugement, non de ses instincts ; elle restait fidèle d’intention à sa théorie, alors même qu’elle la trahissait. Cette théorie paraît bien simple et bien grande, par comparaison surtout avec ce qui s’est vu plus tard.

À travers toutes les aventures de sa vie réelle et de sa vie littéraire, George Sand garda intact son culte de l’idéal, elle resta poète. Le goût changeant des générations nouvelles ne lui ravira jamais cet honneur. C’est dans une conception poétique que naissent ces récits si riches, si variés, qui souvent s’altèrent dans la suite des événements, mais qui toujours ont des commencements merveilleux.

On comprend comment cette spontanéité d’une imagination dont j’ai essayé de retracer les origines troublées, qui ne se gouverne guère, qui s’excite elle-même, comment le souvenir des crises morales traversées, l’espoir confus d’un avenir où sa crédulité enthousiaste voyait éclore des rêves divins, comment toute cette nature inquiète, frémissante et superbe, avec ses illusions et ses vraies douleurs, va trouver d’instinct son expression dans des œuvres étranges, audacieuses de pensée, d’un style exalté et inquiétant, gémissantes et passionnées, débordantes de lyrisme, à propos de l’amour, à propos de la religion, à propos de la vie humaine. Que si, de plus, on vient à penser que cet auteur est une femme froissée par la vie, déçue, irritée de mille manières, que jusqu’alors dans une existence très active au dedans, mais très solitaire et très retirée, elle est restée étrangère à tous les grands spectacles de la politique et de la société, et qu’elle se précipite dans ce monde inconnu, avec son inexpérience effrénée, ses vastes désirs et une compassion profonde pour les misères et les douleurs qui crient à travers l’humanité, et encore plus pour celles qui souffrent et saignent silencieusement : on comprendra que cette femme soit tout d’abord consternée et saisie à cette vue, comme toutes les belles âmes qui jugent le monde avec leur cœur et dont les aspirations sont violemment meurtries par la brutalité des faits. Elle demandera alors si à tant de maux il n’y a pas de remède.

Ce seront d’abord les préoccupations personnelles, religieuses et morales qui domineront son esprit et ses œuvres. Puis ce sera le tour des préoccupations sociales. Alors, autour de cette femme inspirée, de ce poète applaudi, de cet écrivain déjà populaire, vous verrez se presser en foule les docteurs de la rénovation universelle, les empiriques et les utopistes, les sophistes et les rêveurs, les apôtres sincères et les charlatans de la question sociale, les exploiteurs et les exploités, les ambitieux et les naïfs. Ils ont trouvé dans George Sand l’éclatant porte-voix de leurs doctrines. C’est à qui lui proposera un plan nouveau, un système inédit, la philosophie, la politique, la religion de l’avenir. La nature de Mme Sand la prédisposait à subir le despotisme des convictions âpres et des imaginations fortes. Fanatique du bien absolu ou, à son défaut, d’un mieux immédiat, rêvé plutôt qu’expérimenté, plus paresseuse à concevoir l’idée qu’à la mettre en œuvre, reconnaissant elle-même que l’initiative intellectuelle lui manque, elle laisse envahir toute une période de sa vie par l’utopie politique, par le vague désir d’un âge d’or sur l’avènement duquel tout le monde est d’accord autour d’elle, sans que chacun renonce à son plan pour le faire éclore, et à son programme particulier pour le réaliser. Enfin, un beau jour (oui, ce fut un beau jour pour son talent et sa gloire) elle éprouvera comme une grande lassitude de cette agitation d’idées dans le vide, de ces théories, immaculées et superbes tant qu’elles demeurent sur le trône intérieur de la pensée pure, et qui, dès qu’elles descendent dans les aventures de la politique active et dans les mouvements de la rue, se laissent avilir et souiller par les événements. Ce grand esprit, qui a l’horreur de la violence, rentrera en soi sous une impression de fatigue et de dégoût ; elle fera, si j’ose dire, une retraite spirituelle en elle-même dans le sanctuaire de ses plus chers souvenirs ; elle se rendra à l’appel énergique que lui font ses secrets instincts, trop longtemps froissés par la discussion violente et la lutte ingrate ; elle reviendra à son goût pour la campagne, pour ces champs du Berry, théâtre de la première poésie de ses rêveries d’enfant ; il y aura en elle comme une éclosion soudaine et inespérée de souvenirs frais et charmants, d’émotions exquises et saines. Enfin, nous nous reposerons avec elle de toutes les agitations et de toutes les haines ; la douce lumière, un peu voilée, de la campagne natale finira par éclipser l’éclat fiévreux du réformateur, le rêve enflammé du poète humanitaire.

N’est-ce pas là précisément le cercle parcouru par Mme Sand, et cette page de biographie intime n’est-elle pas l’histoire en raccourci de ses œuvres ?

I §

La première période de sa vie littéraire est toute au lyrisme spontané, personnel. Et comme je voudrais faire ici un tableau non de fantaisie, mais d’histoire, avec la précision relative que comportent ces sortes de divisions d’un caractère tout psychologique, je crois pouvoir étendre cette première période de 1832 à 1840 environ. Dans cet intervalle de neuf années paraissent, coup sur coup, les chefs-d’œuvre de la première manière, Indiana, Valentine, Jacques, André, Mauprat, Lélia et la charmante série des contes vénitiens2.

Rappelons rapidement le sujet des œuvres principales. Nous verrons qu’elles procèdent toutes d’un fonds commun d’émotions et de douleurs personnelles, sans être pourtant la confidence et le récit de sa vie. Mme Sand a toujours protesté contre les applications trop strictement biographiques qui ont été faites de ses premiers romans.

Cependant il faut s’entendre sur ce point délicat. Indiana, elle nous l’assure, n’est pas son histoire dévoilée. C’était du moins l’expression de ses réflexions habituelles, de ses agitations morales, d’une partie de ses souffrances réelles ou factices ; ce n’était pas sa vie, soit, c’était le roman ou le drame de sa vie, tel qu’elle l’avait conçu sous les ombrages de Nohant. Que ce ne fût pas, je veux le croire, une plainte formulée contre son maître particulier, c’était du moins une protestation contre la tyrannie dans le mariage, personnifiée par le colonel Delmare. C’était aussi la conception, l’idéal d’une femme aimante, telle qu’elle l’imaginait alors ; c’est pour son propre compte qu’elle s’intéressait à la peinture d’un amour naïf et profond, exalté et sincère, passionné et chaste, que sa naïveté même trahit, que sa sincérité livre en proie et sans autre défense que le hasard à l’égoïsme voluptueux et féroce d’un homme du monde, et que sauve enfin du dernier désespoir un cœur héroïquement silencieux, un cœur digne d’elle, digne de la réconcilier avec la vie et l’amitié. —Valentine recommence, avec des détails ravissants et une poésie incomparable, ce thème du mariage impie et malheureux que les convenances sacrilèges du monde ont imposé, et qui traîne à sa suite les plus lamentables et tragiques douleurs, le réveil violent de la nature et du cœur, les ardeurs fatales, les tentations plus fortes que la volonté, la famille déshonorée, une noble maison brisée, un foyer anéanti. —Jacques, c’est son idéal de l’amour dans l’homme (comme Indiana est son idéal de l’amour dans la femme) ; c’est un stoïcien devenu amoureux avec la profondeur et l’élévation qu’un stoïcien peut mettre dans ces sortes de choses, avec un courage triste jusqu’à la mort dès qu’il pressent une faiblesse ou une trahison, un dévoué qui abdique sans éclat tous ses droits et se résigne au suicide pour épargner à Fernande, adorée jusque dans sa faute, l’humiliation de ses joies coupables et la honte de son bonheur adultère. — L’amour dans une nature gracieuse et faible qu’il exalte et qu’il brise, l’amour encore, mais dans une nature sauvage qu’il dompte et qu’il élève à la plus haute éducation de l’intelligence et du cœur, ce sont deux rêves sur les effets divers de la grande passion, c’est André, c’est Mauprat. —Lélia ! Qui ne se rappelle toujours, après l’avoir lu une fois, ce poème étrange, incohérent, magnifique et absurde, où le spiritualisme tombe si bas, où la sensualité aspire si haut, où le désespoir déclame en si beau style, où l’esprit, ravi, étonné, scandalisé, passe brusquement d’une scène de débauche à une prière sublime, où l’inspiration la plus fantasque s’élance de l’abîme au ciel pour retomber au plus profond de l’abîme ? C’est le doute qui blasphème, qui maudit, qui s’attendrit jusqu’à l’extase ; c’est l’amour qui s’injurie lui-même sans pitié et qui analyse ses misères avec une sorte de fureur désespérée ; c’est la foi qui tantôt se renie et tantôt se livre à ses transports ; c’est l’idéal qui se déshonore dans les bras des prostituées, et qui demande à l’orgie l’impuissante consolation de ses rêves et de ses élans trompés. Ce lyrisme excessif, bien qu’il ait vieilli, offre encore au lecteur un spectacle étonnant où le vertige et la fièvre se mêlent à des aspirations de la plus grande beauté. — Dans Spiridion, le jeune moine Alexis, qui n’est pas sans ressembler beaucoup à George Sand elle-même en consultation auprès de Lamennais, représente l’âme en peine à la recherche de la vérité religieuse, touchée de l’idéal divin et le cherchant avec une douloureuse anxiété à travers les symboles et les livres, et surtout à travers les angoisses d’un vieux moine mourant qui lègue à son successeur la flamme, recueillie dans le feu de l’orage, mais la flamme où s’allumera la révolte religieuse et plus tard la Révolution.

À côté de ces grands romans il ne faut pas oublier des œuvres moindres, non par le talent, mais par l’étendue. Qui ne connaît pas les nouvelles de Mme Sand l’ignore vraiment ou est exposé à la méconnaître dans l’étonnante souplesse de son art. À travers ses plus grandes œuvres, à toutes les époques de sa vie, mais surtout dans la première période, se joue par intervalles un courant vif et bondissant d’esprit tout français, l’esprit renaissant du xviiie siècle, de fantaisie élégante et de curiosité aventureuse qui trouve à se répandre en liberté dans des fictions dont l’amour est le thème perpétuellement varié. A-t-on jamais manié l’ironie légère d’une main plus gracieuse que celle qui a écrit Cora, Lavinia, ou qui a tracé ces pages où la dernière marquise du xviiie siècle nous peint, en jouant avec son éventail, les mœurs et les caractères de son temps et nous raconte la seule émotion qui ait failli troubler le cours harmonieux d’une longue existence, vouée aux amours faciles ! Et Lavinia, qui pourrait l’oublier ? Nous gardons, longtemps après qu’elle a disparu, l’impression de ce sourire où a passé la maligne vengeance d’un cœur trahi, qui voit revenir à lui le transfuge et qui l’abandonne à son tour, avec une tristesse souriante, à ses remords vite consolés. Comme tous ces récits sont d’une invention naturelle, d’une allure vive, d’un tour et d’un style exquis ! Metella nous montre, au vif et au naturel en même temps, l’art de peindre les troubles les plus graves du cœur, d’un trait discret qui laisse tout deviner presque sans rien marquer et en courant à la surface. Le Secrétaire intime, Teverino sont deux inspirations de la plus brillante poésie.

J’aime moins Leone Leoni, malgré la vigueur extraordinaire du ton, et je goûte médiocrement quelques pages dans la Dernière Aldini. La mère ne me plaît guère quand elle veut épouser son gondolier, et la fille m’effraye quand elle se jette à la tête du chanteur. Mais combien d’autres pages pleines de fraîcheur et d’éclat, et quel riant coloris ! que de finesse et de grâce dans la scène où Lélio se trouve pour la première fois en tête-à-tête avec la jeune Alezia ! quelle lutte ingénieuse, et le charmant triomphe pour tous les deux ! L’éclat des grandes œuvres de George Sand a été trop vif ; elles ont été célébrées ou discutées avec trop de feu, pour que les nouvelles n’eussent pas un peu à en souffrir. Il y a là cependant quelques-uns des plus purs joyaux de cet écrin déjà si riche. Toutes les élégances de l’esprit s’y unissent comme pour faire un cadre d’or à un sentiment délicat. Grâce émue, fantaisie souriante, originalité tour à tour piquante et attendrie, que de dons aimables, et quel malheur que George Sand ne s’en soit pas contentée ! Pourquoi a-t-elle voulu faire de son talent un instrument plus sonore, mais souvent faux, de doctrines mal étudiées ?

De ces nouvelles, dont le cadre et le paysage sont empruntés à l’Italie et surtout à Venise, il faut rapprocher les Lettres d’un voyageur, publiées à différentes dates et à d’assez grands intervalles, mais dont les premières, les lettres vénitiennes, offrent un intérêt étrange et passionné que les autres n’ont pas au même degré. Ces premières lettres, vrai poème en prose, chroniques de voyage dans les Alpes et vers le Tyrol, récit de conversations ou d’impressions solitaires à Venise, sont l’expression attristée, dramatique, d’un esprit souffrant, malade, déjà cruellement éprouvé par la douleur, trompé par l’amour, comme si, après quelques années à peine d’expérience, il avait dû se démontrer à lui-même que les passions les plus romanesques ne sont pas à l’abri de la souffrance, pas plus que les existences les plus bourgeoises. C’est tantôt un jugement amèrement résigné sur la vie et les hommes, tantôt une plainte aigre, un cri d’angoisse, un de ces cris qui se font entendre à travers le monde, et qui ont un long retentissement. C’est, à coup sûr, la confidence la plus sympathique et la plus curieuse que Mme Sand nous ait donnée sur elle-même par la sincérité de l’accent, avec une exquise discrétion de la douleur. Dans ces simples pages s’agitent en une seule âme tous les sentiments les plus sacrés de l’âme ; ils s’agitent, ils palpitent sous le voile ; ni le sexe ni l’âge de ce pauvre et poétique voyageur de la vie ne s’y révèlent un seul instant ; la passion et la souffrance y gardent une admirable pudeur, et le charme en est doublé.

Toutes ces œuvres si diverses par la conception, par la fantaisie, par le cadre, portent la trace brûlante d’un esprit jeune. Le sujet, à peu près unique à travers la variété éblouissante des aventures, c’est la peinture de l’amour noble aux prises avec les tentations et les surprises de la vie, avec les défaillances ou les trahisons, ce sont les fortunes de ce pauvre et grand cœur humain dans ses élans trompés vers l’héroïsme et dans ses chutes prodigieuses ; c’est aussi la lutte des âmes aimantes contre les perfidies du sort, qui les jette en proie à la violence ; c’est la révolte de la nature contre les erreurs fatales de la société ; c’est une protestation contre les servitudes du code, ou de l’opinion, en un mot, contre tout ce qui gêne le libre élan des amours vrais. C’est enfin la poursuite inquiète et passionnée de l’idéal religieux, d’un idéal souvent chimérique et troublé, mais ardemment espéré, entrevu à travers les doubles ténèbres de la superstition et du scepticisme. Telle est l’inspiration qui domine dans cette première période, et tel est le motif de ces premiers chants. Chacune de ces œuvres est un poème consacré à l’amour divin et surtout à l’amour humain, tous les deux fort étonnés d’être si intimement mêlés et confondus. La question sociale ne paraît que dans un vague lointain et incidemment. L’idée d’une réformation ne va guère d’abord au-delà du mariage, critiqué moins encore dans son principe que dans sa pratique. Elle écrivait alors, comme elle le dit, sous l’empire d’une émotion, non d’un système.

II §

Le système se fait jour bientôt et refoule l’émotion dans certaines limites. L’émotion et le système, l’une venue de l’âme même de l’auteur, l’autre venu du dehors, se partageront, à parts plus ou moins égales, les romans de la seconde période, ceux qui remplissent la vie littéraire de Mme Sand de 1840 à 1848 environ.

Ce fut un malheur, au point de vue de l’art, que ce partage. On ne peut pas dire précisément que le talent ait baissé dans les œuvres de la seconde manière ; mais, à coup sûr, l’intérêt est moins vif, la sympathie, à chaque instant déconcertée, se refroidit. Il y a des parties entières frappées d’une mortelle langueur. Cela devait être, et cela est. Ce qu’elle nous avait promis dans le roman, c’était la peinture plus ou moins idéalisée du cœur humain, l’analyse de l’âme jetée dans des situations fictives et se développant, dans cette combinaison d’événements imaginaires, au gré de l’auteur, observateur ou poète. Ce qui nous plaisait dans cette lecture, c’était d’y goûter l’ineffable oubli du monde réel, le repos de ce labeur tumultueux où tout ce que nous avons de sentiment et d’activité s’épuise, par l’effet nécessaire de la vie pratique, dans des luttes si âpres et toujours renaissantes, souvent pour de si misérables objets. On aimait à s’y distraire du combat, du bruit et de la poussière de chaque jour. Ô poète, vous m’avez présenté l’amorce d’une fiction aimable, je vous ai suivi sans défiance et d’un cœur charmé ; vous avez sollicité ma curiosité, vous l’avez ravie ; vous m’avez ému, je subis la douce ivresse que votre art m’a préparée. Et, tout d’un coup, voici que mon émotion s’arrête et se glace. Qu’avez-vous fait ? Au milieu de l’idylle enchantée, voici une tirade traîtresse dont je reconnais l’inspirateur, voici le sermon socialiste qui commence, et le charme cesse d’agir. Vous me rejetez de vive force, et par une sorte de perfidie, dans ce milieu discordant et agité que je voulais fuir. Je reconnais ici le discours de M. Michel (de Bourges), là le pamphlet enflammé de M. de Lamennais, ailleurs le rêve philosophique et religieux de M. Pierre Leroux ; courez après mon émotion, essayez de la ressaisir, elle est bien loin. J’ajoute que, par la force des choses, dans ces épisodes de prédication intermittente, le talent ni le style ne sont plus les mêmes. On sent trop bien que l’inspiration vient du dehors et que cette parole n’est qu’un écho. L’inévitable déclamation arrive, comme toujours, quand le style n’est plus le son même de l’âme, directement frappée par son émotion propre. L’éloquence se guinde, la verve forcée prend des airs d’emphase.

Que l’on éprouve cette critique sur les principaux romans de cette seconde période. C’est vers 1840, avec le Compagnon du tour de France, que le système arrive et que le socialisme entre en campagne. Certes il y a des parties charmantes dans ce roman, des types et des situations saisis avec art. Le fond de l’œuvre est, ou du moins devrait être, le contraste de l’amour généreux et vraiment grand de Pierre Huguenin, avec la passion vaniteuse et sensuelle d’Amaury, l’un dévouant l’ardeur de sa chaste pensée à une vierge austère, grave, qui est toute intelligence et toute âme, l’autre cherchant la satisfaction d’un goût d’artiste dans la séduction d’une femme élégante et coquette, qu’il aime avec tout l’orgueil de ses sens et toute l’exaltation d’une fantaisie. Ce qui est vrai dans ce roman, ce qui est bien observé et vraiment beau, c’est l’effet de ce faux et mauvais amour sur Amaury. Ce cœur bien doué, mais faible, dupe de sa vanité, expie cruellement sa faute, non par la perte de son avenir, mais, ce qui est plus terrible, par la dégradation successive de ses belles qualités. La volupté et l’ambition l’ont touché, elles le posséderont à jamais. Ce qui est vrai aussi, et admirablement décrit, c’est l’effet d’un noble amour sur Pierre Huguenin ; c’est la peinture de son élévation morale, de la délicate fierté de ses sentiments, de ce courage et de cette probité du bon sens qui se tient à l’écart et dans l’ombre où doivent se reléguer les passions impossibles. Mais, à chaque instant, hélas ! ces belles analyses s’arrêtent brusquement. Cette étude profonde et charmante des effets de deux passions contraires sur deux âmes plébéiennes s’interrompt pour laisser passer le flot de la déclamation politique. Je ne connais pas de personnage plus incommode, plus bruyant, plus sottement bavard que cet Achille Lefort, qu’on est sûr de trouver à tous les détours des allées, toutes les fois que l’idylle s’y promène. Je ne sache rien de plus invraisemblable que le caractère de M. de Villepreux, ce complice d’Achille Lefort qu’il méprise, mélange indéfinissable d’un grand seigneur sceptique, d’un membre de l’opposition constitutionnelle, d’un conspirateur sans conviction, qui, à certains moments, semble monter sur le trépied de la sibylle humanitaire, et qui, l’instant d’après, en redescend avec le sourire d’un Machiavel du Palais-Bourbon. Mais surtout, je ne sache rien de plus faux, de plus déclamatoire de plus dissonant que le personnage de la noble Yseult, dans la dernière partie du roman, où l’on est tout étonné de découvrir que cette jeune fille, qui semble être la raison même, avec tant de grâce et de charme, n’est rien qu’une conspiratrice exaltée, une pédante infatuée. Voyez-la initiant Pierre Huguenin aux mystères du carbonarisme, fondant, au milieu de cette campagne splendide et de ce beau parc, la loge Jean-Jacques Rousseau ; puis, à son tour, initiée par la vertu de l’ouvrier à la vraie doctrine de l’égalité, tout à coup, dans une scène étrange, lui demandant, devant Dieu qui les voit et qui les entend, s’il l’aime comme elle l’aime, et lui avouant que, depuis le jour où elle a pu raisonner sur l’avenir, elle a résolu d’épouser un homme du peuple afin d’être peuple, comme les esprits disposés au christianisme se faisaient baptiser afin de pouvoir se dire chrétiens. Charmante et douce Yseult, où êtes-vous ? Je ne sais quel fantôme, échappé du club des femmes, a pris votre place. Je ne vous reconnais plus3. Ainsi s’entremêlent, à chaque instant, au grand dépit du lecteur, les deux parties du roman, l’une tout aimable et tout émue, empreinte de ce charme qui est la grâce dans l’art, l’autre surchargée de tons violents et criards qui font peur à la grâce et qui la forcent à s’envoler bien loin.

Horace serait l’analyse intéressante d’un caractère misérablement personnel et faible, si le roman n’était pas gâté par le contraste trop visiblement cherché d’Arsène, l’homme du peuple sublime, héros du socialisme naissant, type de toutes les vertus selon la morale nouvelle. Dans Jeanne on voit poindre l’idée druidique, si chère à quelques amis de Mme Sand, mêlée à je ne sais quelle vague synthèse ou quel chaos religieux. Ici encore, on voudrait choisir dans cette œuvre si mélangée. Quelques épisodes charmants, comme la rencontre de Jeanne endormie dans les Pierres Jomâtres et comme le poisson d’avril, quelques scènes rustiques, admirablement peintes, comme l’incendie dans un hameau, les lavandières, la mort à la campagne, la fenaison, ne suffisent pas à sauver le roman de l’ennui que vous cause la préoccupation du système, incessamment ramené à la traverse du sentiment. Peu à peu le système tue le roman. Il arrive un moment où Jeanne n’est plus cette fille des champs, admirablement simple et pure, dont le charme naïf inspire de l’amitié ou de l’amour à tous ceux qui la rencontrent, et qui s’en étonne ou s’en effraye avec tant de modestie et de pudeur. Elle se transforme à vue d’œil. Elle devient tantôt la Velléda du Mont-Barlot, tantôt la Grande Pastoure, elle grandit sans cesse, si c’est grandir, au point de vue de l’art, que de passer à l’état de mythe et d’allégorie. Elle symbolise l’âme héroïque et rêveuse du peuple des campagnes. Je le veux bien, mais je ferme le livre au moment où la jeune paysanne devient une si belle parleuse, et je passe avec empressement à Consuelo.

Ici encore, malgré les trésors d’invention et d’art qui s’y dépensent, n’éprouverai-je aucune déconvenue ? Certes je ne suis pas assez sottement empressé de prouver ma critique, pour discuter l’étonnante fécondité d’invention, la curiosité, la passion répandues dans tout ce roman et même dans la première partie de la Comtesse de Rudolstadt, qui en est la suite. Mme Sand, comme elle l’avoue, sentait là un beau sujet, des types puissants, une époque et des pays semés d’accidents historiques, dont le côté intime était précieux à explorer, et à travers lesquels son imagination se promenait avec une émotion croissante, à mesure qu’elle avançait au hasard, toujours frappée et tentée par des horizons nouveaux. Des lectures récentes qui avaient vivement saisi son esprit mobile l’attiraient à cette entreprise singulière et complexe, en lui faisant pressentir tout ce que le xviiie siècle offre d’intérêt sous le rapport de l’art, de la philosophie et du merveilleux, trois éléments produits par ce siècle d’une façon très hétérogène en apparence, et dont le lien était cependant curieux à établir sans trop de fantaisie. Siècle de Marie-Thérèse et de Frédéric II, de Voltaire et de Cagliostro : siècle étrange qui commence par des chansons, se développe dans des conspirations bizarres, et aboutit par des idées profondes à des révolutions formidables ! Je reconnais volontiers, avec Mme Sand, la grandeur du sujet, et, plus libéral qu’elle envers elle-même, je reconnais qu’elle en a tiré le plus souvent un grand parti, par l’intérêt de l’intrigue, le charme étrange de certaines situations, la vive peinture des sentiments et des caractères. Comme on aime cette Consuelo, intelligence élevée, noble cœur, admirable artiste, dans les débuts chastement aventureux de sa vie errante à Venise, dans ses premiers triomphes et ses premières tristesses, à son arrivée à ce terrible château des Géants par une nuit de tempête, dans toute cette fantasmagorie des vieilles ruines et des grands souterrains, dans son amour pour le jeune comte Albert si longtemps combattu par l’effroi, dans sa fuite, dans sa rencontre à travers champs avec Haydn presque enfant, dans ce long voyage enfin, le plus ravissant et le plus fantastique que l’imagination puisse rêver !

Et plus tard, quand, aux prises avec des événements terribles, triste fiancée de la mort, sous le coup d’un effrayant mystère dont parfois sa raison se trouble, nous voyons reparaître Consuelo, vierge et veuve, comtesse de Rudolstadt, toujours grande et noble artiste, à la cour de Frédéric et dans la dangereuse intimité de la princesse Amélie, que de scènes pleines d’attrait et de terreur ! Sa prison, son enlèvement, cette fuite nouvelle sous la conduite des Invisibles, ces émotions douloureuses d’une passion énigmatique qui l’attire comme un amour permis et qui l’effraye comme une sorte d’adultère envers un mort, tout cela est raconté avec un intérêt, un entrain incomparables. Mais, pour Dieu ! que le comte Albert ne soit donc pas si fatal, si prolixe et si nuageux ! S’il aime Consuelo, qu’il lui parle de son amour et qu’il ne lui commente pas sans fin, dans une histoire de fantaisie, les sanglantes légendes de Jean Ziska et des Hussites ! Si sa démence n’était pas si prétentieuse, il pourrait nous intéresser ; s’il ne repassait pas à chaque instant dans le roman, avec son front pâle, son œil fixe et son manteau noir semé de larmes d’argent comme un drap mortuaire, il pourrait nous sembler aimable. Mais c’est bien mal à lui de déraisonner si souvent pour effrayer Consuelo et pour impatienter le lecteur ! Et quand le moment de l’initiation arrive, quand l’oracle parle enfin au fond du souterrain, est-ce que je me trompe ? Est-ce le noble comte qui parle ? il me semble reconnaître de vieilles phrases qui ont fait un long et vaillant service dans la Démocratie pacifique de ce temps et ailleurs :

« Une secte mystérieuse et singulière rêva, entre beaucoup d’autres, de réhabiliter la vie de la chair, et de réunir dans un seul principe divin ces deux principes arbitrairement divisés. Elle voulut sanctionner l’amour, l’égalité, la communauté de tous, les éléments de bonheur. Elle chercha à relever de son abjection le prétendu principe du mal et à le rendre, au contraire, serviteur et agent du bien »… etc., etc.

Le noble comte peut continuer longtemps ainsi, il y a longtemps que je rêve, et je soupçonne Consuelo de n’avoir tant de patience à l’entendre que parce qu’elle fait comme moi. Mais tout cela n’est rien en regard du second volume de la Comtesse de Rudolstadt. C’est ici qu’un grand courage pourrait se donner le spectacle de la marée montante du système et de la déclamation. L’ennui atteint tout à coup des hauteurs démesurées. Qui pourrait suivre Consuelo dans ce Panthéon bizarre que lui ouvrent les prêtres et les prêtresses de la vérité, qui est décoré, entre chaque colonne, des statues des plus grands amis de l’humanité, et où l’on voit figurer Jésus-Christ entre Pythagore et Platon, Apollonius de Tyane à côté de saint Jean, Abailard auprès de saint Bernard, Jean Huss et Jérôme de Prague à côté de sainte Catherine et de Jeanne d’Arc ? De grâce, arrêtons-nous sur le seuil du temple avant que Spartacus n’arrive pour clore l’histoire, et que toutes les figures plus ou moins touchantes du roman ne disparaissent dans les brumes d’un symbolisme universel. Encore un roman qui finit par ce qu’il y a de plus froid au monde, l’allégorie, uni à ce qu’il y a de plus pompeusement vide, la théosophie humanitaire.

Ce serait vraiment abuser de l’évidence que d’insister davantage et de répéter longuement la même et triste épreuve sur le Meunier d’Angibault, où l’on voit, au commencement, un artisan héroïque, le grand Lémor, refuser la main d’une veuve patricienne qu’il adore, parce que la richesse est contraire à ses principes, et la riche veuve, à la fin du roman, se réjouir de l’incendie qui dévore son château, parce qu’elle voit tomber, avec le dernier pan de mur qui lui appartient, le dernier obstacle qui la séparait du socialisme et de son amant. Parlerons-nous du Péché de M. Antoine, dont le plus gros péché n’est pas, à mes yeux, d’avoir une aussi jolie fille que Gilberte, mais bien d’avoir rendu M. de Boisguilbault le plus insupportable des hommes en lui enlevant sa femme. Tout le monde est plus ou moins communiste ici, dans le singulier monde où s’agitent les personnages du roman : M. Antoine, gentilhomme déchu ; Jean, le paysan philosophe ; Janille, la servante ; Émile, Cardonnet, le jeune sage ; M. de Boisguilbault, le vieux fou. Il n’y a que M. Cardonnet le père qui ne trempe pas dans l’idée nouvelle ; mais aussi on a bien soin, comme si cela ne s’entendait pas de soi-même, d’en faire le type de l’industriel sans cœur, dont la froide brutalité fait mourir sa femme, et qui broie les idées comme les hommes sous la meule de son usine. Tout ce monde-là (toujours M. Cardonnet excepté) a les deux caractères obligés des personnages : l’héroïsme du cœur et l’argumentation intarissable. C’est à qui fera les plus belles actions et parlera le plus longtemps. La palme reste à M. de Boisguilbault.

III §

Déjà pourtant, à la même époque où le rêve humanitaire obsédait si cruellement cette belle imagination, il s’était fait en elle plus d’une révolte sourde contre la tyrannie des amitiés et des idées systématiques. Plus d’une fois elle avait osé, pour respirer le grand air des libres espaces, soulever un instant le joug de plomb qui l’écrase. Entre le Meunier d’Angibault et le Péché de M. Antoine, ces deux grosses machines socialistes, elle avait donné au monde attentif et ravi une délicieuse idylle, la Mare au Diable, et préludé ainsi, par un petit chef-d’œuvre d’exquise chasteté et de poésie champêtre, à la nouvelle manière qui devait marquer pour elle une autre période, une période de renaissance. Bonheur inattendu ! Dans ces pages privilégiées, pas un mot de politique ni d’utopie. Rien qui divise, rien que de pudique et d’attendri, rien que de noble sans effort, de beau sans emphase, de touchant sans phrase ! Un petit voyage de trois lieues, qui dure une nuit parce que l’on s’égare ; une conversation plusieurs fois interrompue, reprise, quittée, entre le fin laboureur Germain, qui va chercher femme à Fourche, et la petite Marie, qui s’en va bergère aux Ormeaux ; deux personnages épisodiques, mais non étrangers à l’action, Petit-Pierre, qui voudrait bien avoir Marie pour seconde mère, et la Grise, une bonne et belle jument qu’on aime comme si elle était une personne ; le bivouac improvisé sous les grands chênes et où la nuit se passe tout gentiment, pour Marie, à jaser et à dormir, pour Germain, à causer et à rêver ; une émotion bien vite réprimée par le brave paysan devant tant d’innocence et de candeur, et, ce qui vaut mieux, un bon projet de mariage qui germe dans sa tête et qu’il remportera demain à la ferme, voilà tout ; ce n’est rien, et ce rien restera dans notre littérature d’imagination parmi les œuvres accomplies, nées sous un rayon propice, et consacrées. La poésie est le talisman de Mme Sand ; dès qu’elle y touche, la sympathie renaît et les mauvais rêves avec l’ennui s’enfuient.

Cette veine d’innocence et de poésie renouvelées devait porter bonheur à Mme Sand. Après s’être efforcée d’oublier M. de Boisguilbault et son communisme dans les brillantes aventures de son Piccinino, elle revint avec amour à la veine d’or où elle avait déjà recueilli un trésor de grâce et de sentiment : elle y puisa François le Champi. On eut peur en ouvrant le livre. On avait aperçu, parmi les premières lignes, quelques mots de funeste augure, je ne sais quelle théorie de la connaissance, de la sensation et de leur rapport qui est le sentiment, et l’on tremblait que M.P. Leroux n’eût répandu les lumières troublées de sa psychologie sur cette œuvre nouvelle. On se rassura bien vite. On respira en s’apercevant que cette page était absolument un hors-d’œuvre, une dernière concession à l’amitié. On respira, mais l’alerte avait été chaude. Il restait un roman berrichon de la tête aux pieds. Mme Sand avait plié son beau style à cette fantaisie du langage rustique, imité dans ses dernières finesses et saisi dans tout son naturel, pour raconter l’histoire de ce brave Champi, de la bonne Madelon, de leur bucolique amitié à l’ombre du moulin, amitié de mère de la part de Madelon, amitié de fils de la part de Champi, mais qui se change avec les événements et les années en une tendresse bien vive et qui les mène, l’un donnant le bras à l’autre, jusqu’à l’église du village, avec le petit Jeannie derrière eux, souriant de son plus fin sourire : ne faut-il pas bien souvent un Ascagne enfant dans les romans de village comme dans les poèmes épiques, pour servir de prétexte aux premières effusions de l’amour naissant ? Mais pendant que se déroulait cette épopée tranquille dans le feuilleton du Journal des Débats, au moment même où le roman arrivait à son dénouement, un autre dénouement, qui fit beaucoup de tort au premier, nous dit Mme Sand, trouvait sa place dans le premier Paris dudit journal. C’était la révolution de 1848.

La crise fut vive pour Mme Sand. L’émotion de la première heure faillit arrêter la renaissance de son talent, et couper brusquement la veine nouvelle. Des amitiés exigeantes arrivées au pouvoir faillirent compromettre cette plume exquise dans les violences de la polémique ; des Lettres au peuple et des Bulletins du ministère de l’intérieur, voilà ce qui remplaça, pendant quelques mois, les fables charmantes dont elle s’enchantait la veille et dont elle nous enchantait tous. Il fallut l’insurrection terrible de Juin pour rompre le charme et affranchir l’imagination devenue captive.

« C’est à la suite de ces néfastes journées, dit-elle, que, troublée et navrée jusqu’au fond de l’âme par les orages extérieurs, je m’efforçai de retrouver dans la solitude, sinon le calme, au moins la foi… Dans ces moments-là un génie orageux et puissant comme celui de Dante écrit, avec ses larmes, avec sa bile, avec ses nerfs, un poème terrible, un drame tout plein de tortures et de gémissements. De nos jours, plus faible et plus sensible, l’artiste, qui n’est que le reflet et l’écho d’une génération assez semblable à lui, éprouve le besoin impérieux de détourner la vue et de distraire l’imagination, en se reportant vers un idéal de calme, d’innocence et de rêverie. Dans les temps où le mal vient de ce que les hommes se méconnaissent et se détestent, la mission de l’artiste est de célébrer la douceur, la confiance, l’amitié, et de rappeler ainsi aux hommes endurcis ou découragés que les mœurs pures, les sentiments tendres et l’équité primitive sont ou peuvent être encore de ce monde. Les allusions directes aux malheurs présents, l’appel aux passions qui fermentent, ce n’est point là le chemin du salut ; mieux vaut une douce chanson, un son de pipeau rustique, un conte pour endormir les petits enfants sans frayeur et sans souffrance, que le spectacle des maux réels, renforcés et rembrunis encore par les couleurs de la fiction. »

Ces lignes sont écrites au devant de la Petite Fadette, comme un adieu à la politique orageuse et un engagement, pris à demi-voix, de s’en tenir désormais à des rêves plus doux. La Petite Fadette fut le premier gage de la réconciliation de Mme Sand avec son génie. Dans ces années inquiètes, dans ces heures incertaines dont chacune apportait un péril ou une menace, une discorde nouvelle entre les chefs des partis et un frémissement des masses, avec quelle joie on échappait aux anxiétés de cette vie précaire en suivant Mme Sand dans les traînes fleuries, vers la rivière qui s’endort là-bas, sous les branchages ! Que de larmes mêlées de sourires, un peu par contraste avec les événements, firent couler l’amitié des deux bessons de la Bessonnière, la jalousie de Sylvinet, la tendresse étonnée d’abord, bientôt émue et vive, du beau Landry pour la Fadette, la gentillesse croissante de la Fanchon, transformée par le charme magique d’un amour vrai ! Ce fut un succès de grâce renaissante. Les plus beaux jours du talent étaient revenus, l’émotion publique les reconnaissait et les saluait. C’est à la même source d’inspiration champêtre qu’il faut rapporter quelques œuvres, plus voisines de nous par le temps, comme les Maîtres sonneurs, un récit bien original, et les Visions de la nuit dans les campagnes, piquante fantaisie d’une imagination qui aime à traduire les naïves terreurs, les superstitions et les légendes, non sans s’émouvoir elle-même de ces jeux de la peur, qui sont la poésie de minuit et le drame nocturne des champs.

Vers cette époque, la passion du théâtre, qui avait été très vive chez Mme Sand, se réveilla avec une force nouvelle. L’effort infructueux de Cosima avait irrité cette passion plus encore qu’elle ne l’avait découragée. Gabrielle, les Sept Cordes de la Lyre, les Mississipiens avaient été comme un spectacle idéal que Mme Sand avait donné à son imagination. Dans sa studieuse retraite de Nohant, sa récréation la plus chère, avec ses enfants et ses amis, était, nous le verrons plus tard, un théâtre de fantaisie, où chacun, sur un scénario préparé d’avance, apportait la verve improvisée de son esprit ou la malice piquante de sa raison, sa mélancolie ou sa gaieté. — En 1849 elle fit jouer sa comédie pastorale de François le Champi. Nous ne la suivrons pas longuement dans cette voie nouvelle, dans laquelle l’auteur ne rencontrera jamais un succès égal à son mérite, à son effort, à son visible désir de bien faire. Le tour particulier de son talent, amoureux de l’analyse et de la poésie, ne lui profitait pas ici autant qu’ailleurs. Ce qu’il faut, au théâtre, c’est la science du relief, l’instinct de la perspective, l’habileté des combinaisons et surtout l’action, encore l’action et toujours l’action ; c’est la gaieté naturelle qui enlève le rire, ou le secret des émotions fortes et l’imprévu qui saisissent l’esprit. L’action vive et rapide n’était pas le fait de Mme Sand. Ni l’esprit dramatique ni la vis comica ne se rencontrent chez elle. Son théâtre manque de relief ; les formes trop simples et trop nues de son art, son habitude des analyses délicates et des sentiments fins, le style même, d’une prodigieuse facilité, mais un peu prolixe et parfois un peu déclamatoire, qui tantôt ne brille que par une simplicité savante et tantôt s’illumine de l’éclair lyrique, mieux à sa place dans un roman, voilà autant d’obstacles à sa popularité sur la scène. Quoi qu’il en soit, pendant de longues années, dans la dernière période de sa vie, depuis François le Champi et le Mariage de Victorine (1851) jusqu’au Marquis de Villemer (1864), Mme Sand fut, avec un succès inégal, passionnément occupée de son théâtre.

Elle sentait très vivement chez les autres, elle appréciait ce don du théâtre qu’elle fit tant d’efforts pour acquérir et pour imposer au public. Quoi qu’on en ait dit plus tard, elle n’y réussit jamais complètement. Nous avons cependant assisté à des reprises récentes de quelques-unes de ses pièces, un peu trop vite abandonnées autrefois, et qui ont été très bien accueillies par un public nouveau ; nous venons d’applaudir4 à cette jolie comédie romanesque les Beaux Messieurs de Bois-Doré et à ce drame sentimental Claudie, qui a réussi malgré le ton de prédication suranné du père Remy. Je suis assuré qu’on pourrait faire la même et heureuse épreuve sur d’autres pastorales, mises au théâtre, comme François le Champi, ou des drames voués à l’étude des âmes d’artistes, comme Maître Favilla. Il faut tenir compte d’un mouvement de réaction très marqué qui s’opère dans les esprits en faveur du théâtre idéaliste, pour comprendre ce genre de succès qui fait honneur au public lettré. Malgré cela et quelques autres raisons tirées du charme sentimental de l’écrivain tardivement retrouvé, on peut dire que Mme Sand ne réussit que deux fois, d’une manière durable, au théâtre : dans le Mariage de Victorine et dans le Marquis de Villemer. Encore est-il juste de dire que, ces deux fois, elle avait eu deux précieux collaborateurs : pour la première pièce, Sedaine ; pour la seconde, Alexandre Dumas fils.

Pendant cette période, disputée au roman et en partie usurpée par des tentatives dramatiques, Mme Sand n’abandonnait pas la voie que lui montrait sa vraie vocation.

IV §

Elle donnait successivement : des romans du genre historique, comme les Beaux Messieurs de Bois-Doré, dont était sortie presque aussitôt la pièce du même nom, cette étrange hallucination, ce rêve rétrospectif sur les amours et la religion antédiluviennes, qu’elle a intitulé Évenor et Leucippe ; quelques romans agréables, comme la Filleule, Adriani, Mont-Revêche, qui nous semblent particulièrement significatifs par la peinture très vive et très soignée des caractères, par la gracieuse variété des situations, par le mouvement de l’intrigue et surtout par le désintéressement très marqué de toute théorie sociale, le parti pris de revenir à sa conception primitive du roman, pur de toute préoccupation étrangère5.

Les bucoliques ne peuvent durer toujours. Elles avaient valu à Mme Sand un regain de succès et une popularité qui avait monté pendant quelque temps jusqu’au ton de l’enthousiasme ; on avait pu craindre un instant qu’elle ne se s’attardât dans ces paysanneries qui l’avaient si heureusement affranchie de la haineuse politique. Aussi ce fut avec un grand plaisir qu’on la vit revenir à la véritable patrie du roman, la société tout entière, dans sa complexité infinie, aujourd’hui, mais pas pour longtemps, parmi les ouvriers de la Ville-Noire, hier dans le salon bourgeois et puritain des Obernay, avant-hier dans l’aristocratique boudoir de la vieille marquise de Villemer ou sur les montagnes de l’Auvergne.

Dans la longue série des œuvres qui couronnent d’une flamme vive encore, bien que par instants pâlissante, les derniers travaux de Mme Sand, deux surtout méritent de fixer l’attention de la postérité, Jean de la Roche et le Marquis de Villemer. Je viens de relire ces deux romans et je suis retombé sous le charme d’autrefois. Je l’ai senti presque aussi vif et pénétrant. Combien y en a-t-il, parmi les œuvres de pure imagination, qui résistent à l’épreuve d’une seconde journée quand elles ont perdu pour nous l’attrait de l’inconnu et cette première fleur de la nouveauté, souvent si fragile et si artificielle ?

Ces deux œuvres sont de la meilleure manière de George Sand, avec le progrès que l’expérience la plus délicate de la vie a pu apporter dans les conceptions primitives de son art, sans que l’âge ait refroidi l’inspiration. Le sujet de Jean de la Roche est peut-être le plus original et le plus simple. Il n’échappe pas à la poétique du genre qui condamne tout roman à n’être, plus ou moins, que l’histoire d’un amour malheureux. Ce sera donc encore l’éternelle lutte de l’amour contre les obstacles qui l’entourent à chaque pas et le détournent de son but. Mais la nouveauté est ici dans la nature de l’obstacle. Jean de la Roche est d’une naissance au moins égale à celle de miss Love ; sa fortune est convenable, et M. Butler, grâce à Dieu, n’a rien de commun avec les pères barbares qui remplissent les romans et les drames des éclats de leur colère. Quand tout semble conspirer au bonheur de cet amour partagé et béni, d’où vient donc l’obstacle ? D’où jaillira la source des larmes ? Miss Love a pour frère un enfant, un terrible enfant, qui, voyant que sa sœur va se marier, tombe dans une sorte de désespoir. Il est jaloux à sa manière, chastement, mais maladivement jaloux. Sa langueur silencieuse et obstinée, une fièvre nerveuse, des rechutes terribles, voilà tout le nœud du roman. L’enfant est jaloux jusqu’à en mourir, et, comme elle l’adore, comme elle est le sacrifice même, le sacrifice qui garde le sourire aux lèvres, sans hésiter elle immole ses plus chères espérances. L’analyse de cette passion étrange d’un enfant fait l’originalité de ce roman. Ce n’est plus de vive lutte que l’on peut enlever un obstacle de cette nature ; il faut des soins et des ménagements infinis pour traiter cette maladie de l’âme qui menace à chaque instant d’emporter une vie fragile ; il faut surtout une résignation gaie et le plus difficile courage, celui qui ne craint pas de se mesurer avec le temps et d’attendre, presque sans espérance, un changement invraisemblable. À travers quels incidents variés un art ingénieux conduit l’intérêt, le soutient en le graduant et le variant sans cesse, comment tout se démêle enfin sous la main délicate de l’auteur, comment l’épreuve de ces deux âmes vaillantes se termine et se consacre par un bonheur qui n’est que le résultat naturel et comme l’œuvre de leurs généreuses qualités, voilà où se marque le talent renouvelé de l’auteur. La dernière partie du roman, la rencontre de Jean de la Roche, déguisé et méconnaissable, avec la famille Butler, une excursion très pittoresque au Mont-Dore, qui lui fournit l’occasion de s’assurer si on l’aime encore après cinq longues années d’absence et de malentendu, le repentir tardif de Hope Butler, l’expiation qu’il offre pour le mal déjà fait, mais qui, dans l’enfant devenu jeune homme, garde encore son caractère étrange et maladif, ces dernières scènes, si naturelles et si bien préparées en même temps, achèvent l’émotion du lecteur.

Nous ne raconterons pas le Marquis de Villemer, popularisé par le théâtre aussi bien que par le roman. Bien des fois déjà on avait vu le drame ou le roman aux prises avec des données analogues. Ni dans la littérature anglaise, ni dans la nôtre, l’histoire de l’institutrice ou de la demoiselle de compagnie n’est nouvelle. Mais ce qui est nouveau ici, c’est l’analyse des personnages, tracés avec autant de netteté que d’élégance ; c’est surtout l’abondance et la variété des plus charmants détails d’intérieur. Quels piquants entretiens que ceux de Caroline de Saint-Geneix avec la vieille marquise, une personne compliquée, faussée par l’abus des relations sociales, incapable de vivre seule, incapable même de penser quand elle est seule, mais esprit charmant dès qu’elle est en communication avec l’esprit d’autrui, et dont la jouissance unique en ce monde est la conversation, qui lui rend le service d’activer ses idées, de les rendre gaies par le mouvement, de la tirer hors d’elle-même ! Ce qui frappe le lecteur, c’est le grand air qui règne d’un bout à l’autre de ce charmant récit, c’est l’attitude et le ton de la vie aristocratique, si naturellement pris et si naturellement gardé dans tout ce roman. On n’a pas assez remarqué ce caractère de l’esprit de Mme Sand dans ses anciennes œuvres. La démocratie des idées a fait illusion et donné le change sur l’habitude et l’allure de ce style, qui n’est jamais mieux à sa place que dans les peintures de la haute vie, où il excelle sans effort, où il se meut avec une aisance merveilleuse. Qu’on la compare, sur ce point, avec Balzac ! quelle supériorité aisée chez George Sand !

C’est le caractère des esprits vraiment supérieurs de se continuer sans se répéter et de savoir se renouveler. Toutes les œuvres de la dernière période ne méritent pas cependant le même éloge. L’auteur y laisse sentir quelques traces de fatigue, dont la plus marquée est une prolixité que ne peuvent aviver quelques traits d’analyse morale et quelques pages de description saisissante. Il n’en reste pas moins vrai que c’est un prodige de fécondité que cette vie littéraire de Mme Sand, vue dans son ensemble, enchantant de ses fictions ou troublant de ses rêves quatre ou cinq générations, à travers tant de catastrophes publiques ou privées, presque toujours égale à elle-même, mais n’ayant jamais dit le dernier mot de son art, déconcertant à chaque instant la critique, qui croit l’avoir enfin saisi, lui réservant toujours de nouvelles surprises, tandis qu’autour d’elle, et sur la route qu’elle a parcourue, se sont amoncelés tant de ruines intellectuelles, tant de débris, de talents incomplets, frappés ou d’impuissance ou de ridicule et, dans leur infatuation, ne s’apercevant même pas qu’ils ont cessé d’exister.

Dans l’intervalle des romans, qui étaient l’œuvre principale de sa vie, elle trouvait le temps de se mêler activement, même sous forme littéraire, de la vie des autres, soit qu’elle racontât toute sorte d’histoires à ses petits-enfants, le Château de Pictordu, la Tour de Percemont, le Chêne parlant, les Dames Vertes, le Diable au Champ, toutes les variétés des Contes d’une grand’mère, où se montre une imagination intarissable ; soit qu’elle écrivît d’une plume négligente sur le bord de la table de famille ses impressions un peu vagues sur la littérature du jour ; soit enfin que plus tard, sous le coup des émotions les plus vives, à la date de l’année terrible, elle retraçât dans le Journal d’un Voyageur pendant la guerre les angoisses publiques, les douleurs et les inquiétudes privées dans un style attristé, mais viril, tout vibrant de patriotisme. Le reste de cette vie prodigieusement active, s’il pouvait y avoir encore un excédent de minutes libres dans des journées si occupées, était la partie réservée à une Correspondance infatigable, qui était comme le complément tenu au jour le jour de cette biographie commencée d’après un vaste plan, l’Histoire de ma vie, remontant beaucoup trop haut dans la généalogie de sa famille, arrêtée trop tôt, où abondent les pages les plus curieuses, d’autres tout simplement exquises, comme le récit du séjour au couvent des Anglaises.

Et dans cette nomenclature rapide, que d’œuvres nous omettons, que de petits chefs-d’œuvre nous laissons dans l’ombre !

Nous avons essayé de faire l’histoire des œuvres de Mme Sand. C’est quelque chose comme la biographie de son talent, réparti en quatre périodes : la première (1831-1840), qui est celle du lyrisme personnel, où les émotions contenues pendant une jeunesse solitaire et rêveuse éclatent dans des fictions brillantes et passionnées ; la seconde (1840-1848), où l’inspiration est moins personnelle et où l’auteur s’abandonne à l’influence des doctrines étrangères, c’est la période du roman systématique ; la troisième (1848-1860 environ), qui se marque par une lassitude visible des théories, par une tendance à un genre simple, naïf et vrai, par le triomphe de l’idylle et par la poursuite d’une forme nouvelle du succès, le succès au théâtre ; la dernière, qui embrasse toute la fin de cette vie si féconde (1860-1876), et que signale un retour au roman de la première manière, mais où la flamme est tempérée par l’expérience, parfois même amortie par l’âge, quelque peu languissante en dépit de chefs-d’œuvre qui subsistent et semblent protester contre cette impression par la vigueur toujours jeune et la pureté de l’inspiration.

Chapitre III.
Les sources de l’inspiration de George Sand.
Les idées et les sentiments. §

Peut-on démêler exactement et réduire à quelques-unes les sources principales de l’inspiration de Mme Sand dans sa longue vie littéraire ? Quelle était sa doctrine sur les grands sujets de la méditation humaine dont elle se montre passionnément occupée : les lois sociales, l’amour, la nature, les idées, le sentiment du divin dans le monde et dans la vie ? Comment gouverne-t-elle et mélange-t-elle ces diverses inspirations ? N’ont-elles pas produit quelquefois, par leur conflit, quelque effet discordant, quelque confusion dans son œuvre ?

Certes ce serait un insupportable pédantisme que d’évoquer les ombres charmantes et légères de ses divers romans, de demander à chacune d’elles ce qu’elle représente dans le monde et de réduire en syllogismes ces fantaisies d’un esprit si libre et si varié. Dans le sens rigoureux du mot, il n’y a pas de doctrine chez Mme Sand : c’est une imagination puissante qui s’épanche en liberté, ce n’est pas une théorie qui se développe. D’ailleurs la passion est bien plus forte et bien plus vivante chez elle que l’idée, et, quand c’est un principe, vrai ou faux, qui l’inspire, il a fallu d’abord que ce principe cessât d’être une abstraction et devînt un sentiment. On dit que Mme Sand a eu plusieurs maîtres de philosophie. Je veux bien le croire, puisqu’elle-même nous le laisse supposer. Mais son premier maître de philosophie a été son cœur, un maître plein d’illusions et de chimères, et ce n’est que par l’intermédiaire de celui-ci que les autres ont pu agir et se faire écouter.

Il n’y a donc pas lieu de chercher bien rigoureusement la doctrine de Mme Sand, mais seulement d’analyser ses idées à travers ses sentiments.

Trois sources d’inspiration semblent intarissables chez Mme Sand : l’amour, la passion de l’humanité, le sentiment de la nature. Plusieurs autres peuvent être distinguées à côté de celles-là, mais elles s’absorbent insensiblement et finissent par disparaître.

Il semble, à l’en croire, que l’amour est l’unique affaire de la vie, que la vie elle-même, c’est-à-dire l’action, sous ses formes les plus variées, n’ait pas d’autre objet ni d’autre emploi. Avant d’avoir aimé, on ne vivait pas ; quand on n’aime plus ou qu’on n’est plus aimé, à peine a-t-on le droit de vivre encore. Cela seul, aimer, être aimé donne du prix à l’existence. Je vois bien apparaître un autre mobile, vaguement déjà dans les romans de la première manière, très nettement dans les romans de la seconde période, le sentiment humanitaire ; mais ce mobile lui-même se subordonne au premier. Dans des romans comme le Compagnon du tour de France, la Comtesse de Rudolstadt, le Meunier d’Angibault, c’est l’amour qui est l’initiateur suprême à la doctrine égalitaire. On se dévoue au grand œuvre, comme le comte Albert, soit, mais Consuelo est la récompense espérée et prévue de ce dévouement. Tout ce qu’il y a d’activité virile ou d’héroïsme dans le monde a pour but l’amour à mériter ou à conquérir. Si l’opinion sociale ou les hasards de la vie ont creusé un abîme entre eux et l’objet aimé, les héros de Mme Sand déploient une force incalculable pour le franchir. Il y a même là une idée touchante, que l’auteur a employée plusieurs fois avec un singulier bonheur. Que d’énergie montre ce paysan demi-lettré, Simon, dans le rude assaut de sa destinée ! Pour s’élever jusqu’à Fiamma, il aura la force de conquérir la fortune, le talent même. Mauprat, le cœur pris par l’image d’Edmée, deviendra, avec une résolution et des peines incroyables, de bandit et de sauvage, honnête homme, héros. Quand il n’y a pas d’abîme à franchir, on se croise les bras et on aime ; on ne sait bien faire que cela dans le petit monde que gouverne l’amoureuse fantaisie de Mme Sand. Voyez Octave, dans Jacques, il ne lui vient pas à l’idée qu’il puisse y avoir d’autre occupation ou d’autre devoir ici-bas. Il a aimé Sylvia ; quand il ne l’aime plus, c’est Fernande qu’il aime. Son inutilité dans la société n’est pour lui ni un souci ni un remords ; d’ailleurs il n’y pense pas, et s’il y pense, il n’y croit pas. Sa fonction sociale est d’aimer ; Dieu sait s’il s’en acquitte en conscience. Bénédict, dans Valentine, ne s’imagine pas non plus que son intelligence ou ses bras puissent servir à autre chose. Du jour où il a rencontré Valentine, sa vie extérieure s’arrête. Il abdique toute son activité, tout son avenir ; il ne songe pas que l’existence a ses exigences et ses devoirs. Il vit avec son amour et de son amour, dans l’immobilité d’une extase orientale, que troublent seulement ses fureurs et ses désespoirs. — La raison de vivre, c’est l’amour ; le droit de vivre cesse avec lui. Ceux qui persistent à traîner sur la terre l’inutile fardeau d’une existence sans amour sont des âmes faibles qui n’ont pas su trouver en elles l’énergie d’une résolution suprême. Mais croyez bien que ces volontés inertes, qui n’ont pas l’énergie de la mort, n’ont pas eu celle du véritable amour. André, après la mort de Geneviève, se promène malade au bras de Joseph Marteau, le long des traînes, lentement, les yeux baissés, comme s’il craignait encore de rencontrer le regard de son père. L’infortuné, nous dit Mme Sand, n’avait pas eu la force de mourir. C’est qu’aussi André n’a porté dans la passion que les agitations et les terreurs de la faiblesse. Voyez les vrais héros de l’amour, ils sauront quitter la vie quand l’amour les quittera. Valentine mourra de la mort de Bénédict. Indiana ne veut pas survivre à son cœur. Jacques, trahi, va chercher une mort inconnue dans les glaciers. À qui n’a plus l’amour il ne reste plus rien à faire en ce monde. Ainsi le veut l’esthétique du roman. Quel contraste avec les idées de Carlyle, le philosophe anglais, sur le même sujet !

« Ce qu’il exécrait le plus violemment dans les romans de Thackeray, c’est que l’amour y est représenté (à la façon française) comme s’étendant sur toute notre existence et en formant le grand intérêt ; tandis que l’amour, au contraire (la chose qu’on appelle l’amour), est confiné à un très petit nombre d’années de la vie de l’homme, et que, même dans cette fraction insignifiante du temps, il n’est qu’un des objets dont l’homme a à s’occuper, parmi une foule d’autres objets infiniment plus importants… À vrai dire, toute l’affaire de l’amour est une si misérable futilité qu’à une époque héroïque personne ne se donnerait la peine d’y penser, encore bien moins d’en ouvrir la bouche6 ? »

Qui a raison ?

Si l’on s’étonne que l’amour soit, non pas le plus grand, mais presque l’unique devoir de la vie, Mme Sand vous l’expliquera en disant qu’il vient de Dieu. On sait qu’il était fort à la mode, en ce temps, de mêler ce nom aux plus vifs emportements de la passion. Nos poètes mettaient alors une sorte de mysticisme dans les aventures les plus risquées du cœur. Mais aucun poète, aucun romancier n’a plus ouvertement que Mme Sand, je dirai plus candidement, abusé de Dieu dans l’amour. Certes il y a de nobles passions qui grandissent l’âme, et, comme la raison humaine cherche l’idéal divin dans tout ce qui est grand et beau, on peut croire parfois, en sentant l’homme meilleur, à une secrète intervention de Dieu dans ces sentiments privilégiés. Mais quel enthousiasme indiscret et périlleux d’appliquer à tous les amours, quels qu’ils soient, cette complaisante faveur de la Providence ! De quelles coupables lâchetés de cœur, de quelles perfidies, de quelles défaillances morales on la rend ainsi involontairement complice ! Écoutez Mme Sand nous retracer à sa façon les hautes origines de l’amour :

« Ce qui fait l’immense supériorité de ce sentiment sur tous les autres, ce qui prouve son essence divine, c’est qu’il ne naît point de l’homme même, c’est que l’homme n’en peut disposer ; c’est qu’il ne l’accorde pas plus qu’il ne l’ôte par un acte de sa volonté ; c’est que le cœur humain le reçoit d’en haut sans doute pour le reporter sur la créature choisie entre toutes dans les desseins du ciel ; et quand une âme énergique l’a reçu, c’est en vain que toutes les considérations humaines élèveraient la voix pour le détruire ; il subsiste seul et par sa propre puissance. Tous ces auxiliaires qu’on lui donne, ou plutôt qu’il attire à soi, l’amitié, la confiance, la sympathie, l’estime même, ne sont que des alliés subalternes ; il les a créés, il les domine, il leur survit. »

Et, quelques lignes plus loin, elle ajoute :

« La suprême Providence, qui est partout en dépit des hommes, n’avait-elle pas présidé à ce rapprochement ? L’un était nécessaire à l’autre : Bénédict à Valentine, pour lui faire connaître ces émotions sans lesquelles la vie est incomplète ; Valentine à Bénédict, pour apporter le repos et la consolation dans une vie orageuse et tourmentée. Mais la société se trouvait là entre eux, qui rendait ce choix absurde, coupable, impie ! La Providence a fait l’ordre admirable de la nature, les hommes l’ont détruit ; à qui la faute ? »

Qu’il y ait une prédestination divine entre Bénédict et Valentine, j’ai peine à le croire, mais que Dieu intervienne exprès pour autoriser jusqu’aux inconstances du cœur, voilà ce que je ne peux, en conscience, accorder à Jacques.

« Je n’ai jamais travaillé mon imagination, dit-il, pour allumer ou ranimer en moi le sentiment qui n’y était pas encore ou celui qui n’y était plus ; je ne me suis jamais imposé la constance comme un rôle. Quand j’ai senti l’amour s’éteindre, je l’ai dit sans honte et sans remords, et j’ai obéi à la Providence qui m’attirait ailleurs. »

La singulière fonction pour la Providence, d’appeler Jacques à de nouvelles amours ! Du reste, Jacques fait des prosélytes à sa doctrine, sa femme la première. Car, plus tard, lorsque sa femme le trahit, c’est religieusement, si je puis dire. On n’avait jamais poussé la piété si avant dans l’adultère. Imaginez, pour consacrer son bonheur, le projet que forme l’aimable Fernande. « Ô mon cher Octave ! écrit-elle à son amant, nous ne passerons jamais une nuit ensemble sans nous agenouiller et sans prier pour Jacques. » Voilà un mari bien consolé.

On ne doit pas s’étonner, d’après cela, si les héros de Mme Sand croient rendre à Dieu une sorte de culte en cédant à l’amour. Les amants prennent tout à coup, dans leurs extases, des airs d’inspirés. Quand ils racontent leurs joies, c’est avec une sorte d’exaltation pieuse. Ils semblent voir là quelque chose comme des rites sacrés, où ils apportent un orgueil attendri. Ce ne sont plus des amants, ce sont des grands prêtres.

De quel ton religieux Valreg raconte l’invraisemblable bonheur qui lui est arrivé, le mensonge bizarre et l’héroïsme cynique par lequel la Daniella s’est livrée à lui ! Je n’insisterai pas, je veux seulement indiquer la note qui domine dans cette étrange action de grâces. Les métaphores les plus mystiques se pressent sous sa plume délirante.

« Une vierge sage calomniant sa pureté, éteignant sa lampe comme une vierge folle, pour rassurer la mauvaise et lâche conscience de celui qu’elle aime et qui la méconnaît ! Mais c’est un rêve que je fais !… Je suis dans un état surnaturel… Je me trouve tel que Dieu m’a fait. L’amour primordial, le principal effluve de la divinité s’est répandu dans l’air que je respire ; ma poitrine s’en est remplie… C’est comme un fluide nouveau qui le pénètre et qui le vivifie… Je vis enfin par ce sens intellectuel qui voit, entend et comprend, un ordre de choses immuable, qui coopère sciemment à l’œuvre sans fin et sans limites de la vie supérieure, de la vie en Dieu », etc., etc.

Ce n’est plus seulement un apôtre de l’amour, c’est un illuminé.

Venant de Dieu, l’amour est sacré. Y céder, c’est faire acte pie ; y résister serait un sacrilège ; le blâmer dans les autres, une impiété. Le vœu de la nature, n’est-ce pas l’appel même de Dieu à ces élus d’une nouvelle espèce ? Est-il besoin d’ajouter que l’amour se légitime par lui-même ? Il est irresponsable, puisqu’il est divin. Les égarements qu’il amène rencontrent dans l’auteur et dans ses principaux personnages la plus large indulgence, la sympathie la plus illimitée : « Marthe, dit Eugénie (dans le roman d’Horace), pourquoi donc cette douleur ? Est-ce du regret pour le passé, est-ce la crainte de l’avenir ? Tu as disposé de toi, tu étais libre, personne n’a le droit de t’humilier. » Ceux mêmes qui auraient quelque droit de se plaindre, comme les maris abandonnés, sont les premiers, quand ils ont de grandes âmes, à répandre leur bénédiction héroïque sur le couple adultère : « Ne maudis pas ces deux amants, écrit Jacques à Sylvia. Ils ne sont pas coupables, ils s’aiment. Il n’y a pas de crime là où il y a de l’amour sincère ». Et ailleurs : « Fernande cède aujourd’hui à une passion qu’un an de combats et de résistance a enracinée dans son cœur ; je suis forcé de l’admirer, car je pourrais l’aimer encore, y eût-elle cédé au bout d’un mois. Nulle créature humaine ne peut commander à l’amour, et nul n’est coupable pour le ressentir et pour le perdre. » Mais où donc s’arrêtera cette indulgence pour les égarements de l’amour ? J’ai peur qu’elle ne s’étende bien loin, jusqu’aux dernières limites où peut s’étendre la vie libre. Je me rappelle involontairement une apologie très vive (pro domo suâ) d’Isidora la courtisane, démontrant à Laurent que toutes ces femmes de plaisir et d’ivresse qu’un stoïcisme puéril méprise, ce sont les types les plus rares et les plus puissants qui soient sortis des mains de la nature. Mme Sand peut dire qu’Isidora parle ainsi par circonstance ou par situation, et que d’ailleurs il ne faut pas discuter si sévèrement les folles pensées qui s’échangent au bal masqué. Soit ; mais plus loin, dans le même livre, Laurent développe un thème analogue, et conclut hardiment, devant la noble Alice, que la société n’a pas donné d’autre issue aux facultés de la femme, belle et intelligente, mais née dans la misère, que la corruption. Et la pudique Alice répond avec une expansion douloureuse : « Vous avez raison, Laurent ». Le mot est d’une bouche bien grave, cette fois !

Dans toutes les fautes qui peuvent entraîner une femme, dans celles mêmes qui l’avilissent aux yeux du monde, il n’y a de coupable que la société, qui entrave les libres élans de Dieu dans les âmes. On va bien loin avec cette théorie. J’ai peur que les âmes qui, par malheur, la prendraient au sérieux, ne s’énervent dans une sorte de fatalisme oriental. C’est la foi dans la liberté qui nous fait libres. Croyez-y vigoureusement, vous la sentirez vivre et agir en vous. Cessez d’y croire, et vous tomberez au rang de ces âmes serviles que la passion agite sous son joug de fer. On est libre dans la mesure où l’on croit l’être, car c’est précisément cette affirmation de notre force qui nous affranchit. Ceci est un dogme de la plus pure philosophie ; c’est un dogme religieux aussi, car la religion nous dit que la grâce ne se refuse pas à qui la mérite par l’effort. Je ne prétends pas que l’homme soit impeccable, ni que l’opinion doive s’armer d’une ridicule sévérité pour châtier ses défaillances. Ce que je veux uniquement, c’est rétablir la responsabilité là où elle doit être, et empêcher qu’on n’aggrave encore des faiblesses trop réelles par ces complaisances de doctrines empressées à les absoudre. Il y a une certaine grandeur morale, même dans une faute, à s’en reconnaître le libre auteur, plutôt que d’en chercher la lâche excuse dans une fatalité que nous faisons nous-mêmes en y croyant.

L’idéalité sensuelle, voilà le vice secret de presque tous les amours dans Mme Sand. Ses héros s’élèvent aux plus hautes cimes du platonisme. Mais regardez de plus près dans le cœur, vous y apercevrez un sensualisme délicat ou violent qui gâte les plus nobles aspirations. Un exemple suffira. Lélia est moins une femme qu’un symbole. Parmi tous les grands sentiments qu’elle symbolise, il faut placer incontestablement l’amour pur. Mme Sand a voulu en faire la plus brillante expression de l’idéalisme dans la passion. Certes elle parle un magnifique langage quand elle s’écrie :

« L’amour, Sténio, n’est pas ce que vous croyez ; ce n’est pas cette violente aspiration de toutes les facultés vers un être créé, c’est l’aspiration sainte de la partie la plus éthérée de notre âme vers l’inconnu. Êtres bornés, nous cherchons sans cesse à donner le change à ces insatiables désirs qui nous consument ; nous cherchons un but autour de nous, et, pauvres prodigues que nous sommes, nous parons nos périssables idoles de toutes les beautés immatérielles aperçues dans nos rêves. Les émotions des sens ne nous suffisent pas. La nature n’a rien d’assez recherché dans le trésor de ses joies naïves pour apaiser la soif de bonheur qui est en nous ; il nous faut le ciel, et nous ne l’avons pas ! »

Et le discours, lancé ainsi par une pensée impétueuse et sublime vers l’infini, ne s’arrête plus. L’âme, entraînée à sa suite, gravit les cîmes les plus élevées du sentiment. Mais tournez le feuillet : l’âme redescend la montagne. Quelle scène ! et comme le grand cœur de Lélia est près de faiblir ! Se rappelle-t-on les pages brûlantes qui commencent ainsi : « Lélia passa ses doigts dans les cheveux parfumés de Sténio, et, attirant sa tête sur son sein, elle la couvrit de baisers… » Il y a dans ces pages un si indéfinissable mélange de platonisme et de volupté, l’un reprenant sans cesse ce que l’autre a ravi, et la volupté vaincue revenant à chaque instant se jouer du platonisme tour à tour indigné et attendri, il y a dans cette lutte dangereuse et trop longtemps décrite quelque chose de si irritant pour l’imagination, que je n’hésite pas à juger Pulchérie, la prêtresse du plaisir, moins impudique dans ses ivresses, que cette sublime Lélia dans les hallucinations de sa cynique chasteté. Les nobles idées elles-mêmes qui se présentent au milieu de ce délire ne font qu’en aggraver l’étrange abandon. « Comme ton cœur bat rude et violent dans ta poitrine, jeune homme ! C’est bien, mon enfant ; mais ce cœur renferme-t-il le germe de quelque mâle vertu ? Traversera-t-il la vie sans se corrompre ou sans se sécher ?… Tu souris, mon gracieux poète, endors-toi ainsi. » Je ne peux souffrir cette sollicitude pour la vertu future de Sténio en un pareil moment. Lélia proteste en vain contre nos soupçons. En vain elle déclare qu’elle se complaît dans la beauté de Sténio avec une candeur, une puérilité maternelle. Je me défie malgré moi de ces candeurs et de ces maternités factices.

Une des conséquences de la théorie sur l’origine providentielle de la passion est cet axiome romanesque, que l’amour égalise les rangs. C’est la société seule qui fait les castes. Dieu n’est pour rien dans nos puériles combinaisons. D’où il faut conclure que, dans ce travail providentiel qui prédestine les âmes les unes aux autres, il n’est tenu aucun compte des degrés de la hiérarchie sociale où le hasard et le préjugé distribueront ces âmes à leur entrée dans la vie. Il y a égalité devant Dieu, il y aura égalité dans l’amour, qui est son œuvre. Et l’on verra toutes ces nobles héroïnes, Valentine de Raimbault, Marcelle de Blanchemont, Yseult de Villepreux et tant d’autres, aller chercher leur idéal sous la blouse du paysan ou la veste de l’ouvrier, jalouses de relever leurs frères abaissés et de remettre chacun d’eux à sa vraie place. Ainsi se font les mariages d’âmes, d’une extrémité à l’autre de l’échelle sociale, dans le monde des romans de Mme Sand. Elle se plaît, dans les jeux de son imagination, à rapprocher les conditions et à préparer (elle le croit du moins) la fusion des castes par l’amour.

Qu’y a-t-il de vrai dans cette idée ? L’amour égalise-t-il les rangs dans la vie comme dans le roman ? C’est une de ces questions délicates qui n’admettent pas de réponse absolue, et que d’autres juges que les hommes pourraient seuls éclairer avec leurs instincts et leurs fines inductions. Si j’en crois quelques témoignages, cette idée de Mme Sand séduirait beaucoup l’imagination des femmes. Il y a, en effet, dans le cœur de chacune d’elles, une tendance au dévouement dans l’amour, une sorte d’instinct chevaleresque qui s’exalte dans l’idée d’une lutte généreuse avec les disgrâces imméritées de la société ou de la fortune. Quelle âme féminine résisterait, en imagination au moins, au plaisir de relever une grande intelligence refoulée dans l’ombre, un cœur vaillant égaré, par les hasards d’un sort contraire, dans les rangs obscurs de la vie ? Mais cet héroïsme va-t-il au-delà du rêve ? Une femme née dans un rang élevé, entourée de ce luxe et de cet éclat qui sont comme le cadre naturel des hautes existences sociales, pourra-t-elle, de cette région où elle vit, distinguer dans la foule humaine ce noble déclassé qu’elle doit remettre à son vrai niveau ? Et si par un hasard miraculeux elle le découvre, les circonstances se feront-elles assez les complices de son désir pour rapprocher ces deux cœurs entre lesquels le monde met des intervalles plus infranchissables que l’Océan avec ses abîmes, que le désert avec ses immensités ? Je suppose ces obstacles vaincus et les deux âmes mises en contact l’une avec l’autre par une destinée propice, tout sera-t-il dit pour cela, et ne verra-t-on pas s’élever tout à coup, par le seul effet d’une connaissance plus longue, des obstacles imprévus et cette fois invincibles ? L’amour survivra-t-il à cette délicate épreuve de l’intimité familière ? Songez que, de ces deux âmes, l’une apporte cette indélébile habitude de manières, de langage et de ton, qui est devenue pour elle une seconde nature plus nécessaire que la première. Songez que l’autre vient d’ailleurs et que toute la distinction du cœur ne rachète pas ces inexpériences de la vie sociale, ces ignorances qui ne sont sublimes que dans les livres. Il faut au moins que la culture intellectuelle et des instincts particulièrement délicats viennent combler ces abîmes où l’amour, cruellement désappointé, risquerait fort de s’engloutir. Sans doute, l’amour ne consulte pas les règles de la hiérarchie sociale ; mais il sera difficile d’admettre que ces règles soient absolument interverties. Et, pour préciser ma pensée, j’accorde à Mme Sand qu’Edmée puisse aimer Mauprat : il est de sa famille et, après quelques années de soins, ce sera un fort galant homme ; ou que la dernière Aldini laisse son imagination d’abord, son cœur ensuite, s’éprendre de Lélio : c’est un artiste célèbre, un esprit charmant, un noble cœur ; que Valentine enfin pardonne à Bénédict quelques rudesses de manières : c’est une sorte de génie, inculte seulement à la surface, plein d’éloquence naturelle et d’idées fortes. Mais je doute que les grandes dames et les nobles demoiselles de Mme Sand puissent aimer, ailleurs que dans les romans, les unes un gondolier ignare, les autres un ouvrier illettré ; surtout que, si elles ont eu le vertige de ces amours disproportionnés, elles poussent l’imprudence au-delà, et qu’elles rêvent des unions plus impossibles que leur amour. En tout ceci je ne fais qu’exprimer des doutes et marquer des nuances. Je pose des questions, je me garderai bien de les résoudre. Qui oserait, sans folie, affirmer qu’il y a quelque chose que l’amour ne puisse pas faire ? Mais alors c’est à titre d’exception.

Nous avons indiqué la théorie de l’amour dans Mme Sand, si pourtant ce n’est pas forcer le sens des mots que de voir une théorie dans ces inspirations ardentes d’une sensibilité sans règle. Et malgré tout, en dépit des plus justes critiques, il est difficile de ne pas subir le charme. Il faut tenir sa raison bien en garde pour l’empêcher d’être entraînée. Jamais on n’a porté une candeur plus éloquente dans le paradoxe, ni une loyauté plus enthousiaste dans l’erreur. Et puis, quelle injustice ce serait de ne voir dans Mme Sand que le peintre séduisant des égarements ou des sophismes de la passion ! Comme il y a de grandes et nobles parties dans sa conception de l’amour ! Quelle générosité, quelle délicate fierté, quel dévouement chevaleresque dans ses types les plus aimés ! Il y a sur quelques-uns d’entre eux l’impérissable rayon de la grâce idéale. Geneviève, créature plus fraîche et plus pure que les fleurs au milieu desquelles s’écoulait ta vie, jusqu’au jour fatal où l’on te ravit ton bonheur en troublant ta pureté ; Consuelo, ravissante et fière image de la conscience dans l’art et de l’honneur dans l’amour, chaste fille religieusement fidèle à un souvenir à travers les aventures de votre vie errante ; Edmée, type envié des femmes, une des plus touchantes créations du roman moderne, douce héroïne qui avez si souvent visité les rêves des jeunes âmes enthousiastes, dans ce fantastique costume de chasse sous lequel vous vit pour la première fois votre sauvage amant, avec cet air de calme souriant, de franchise courageuse et d’inviolable honneur ; et vous aussi, vous Marie, l’héroïne de la Mare au Diable, qui n’aviez pour inspirer un grand amour que votre ingénuité et qui avez vaincu avec cette arme l’âme rude d’un paysan, qui avez fait par votre désintéressement l’éducation de cette générosité ignorée d’elle-même, qui avez fait éclore par votre honte sans art la justice et le dévouement, là où le calcul régnait en maître ; vous enfin, Caroline de Saint-Geneix, qui avez vaincu un ennemi plus fort que la rudesse du paysan, l’implacable orgueil d’un préjugé, et qui, à force de réserve, de pudeur, de grandeur d’âme, d’héroïsme simple et modeste, avez soumis toutes les résistances, amélioré toutes les âmes, transformé autour de vous toutes les fatalités d’éducation et de race ; vous toutes, vous avez su noblement et délicatement aimer, vous avez fait connaître un jour, une heure, la vraie grandeur dans l’amour vrai. Vous avez ému l’âme de plusieurs générations. Vous vivrez maintenant au milieu de ce peuple idéal que le génie crée et qui vit du souffle immortel de l’art.

La conception que Mme Sand s’est faite de l’amour n’a pas été indifférente ; elle a eu des conséquences d’une certaine portée. C’est par l’idée de la passion irresponsable que la lutte de Mme Sand a commencé contre l’opinion, contre les lois sociales, et que cette lutte s’est tout d’abord introduite dans les romans, où plus tard elle s’est fait une si large place.

Là s’est révélée une lacune qu’il serait inutile de ne pas signaler dans la nature morale de Mme Sand, tant elle s’y trahit manifestement d’elle-même. Ce qui manque à cette âme si puissante et si riche d’enthousiasme, c’est une humble qualité morale qu’elle dédaigne et qu’elle calomnie même, quand elle vient à en parler, la résignation, qui n’est pas, comme elle semble le croire, l’inerte vertu des âmes basses, pliées d’avance à tous les jougs dans une superstitieuse servilité devant la force. C’est là une fausse et dégradante résignation ; la véritable procède de la conception de l’ordre universel, au prix duquel les souffrances individuelles, sans cesser d’être une occasion de mérite, cessent d’être un droit à la révolte. Que deviendrait la société si chacun, armant sa passion de la force, la jetait en guerre à travers les intérêts légitimes ou les droits contraires ? Ce serait la société élémentaire selon Hobbes, la lutte de l’homme devenu un loup pour l’homme. La résignation, entendue dans son vrai sens, philosophique et chrétien, est une acceptation virile des lois morales et aussi des lois nécessaires au bon ordre des sociétés, elle est une adhésion libre à l’ordre, un sacrifice consenti par la raison d’une partie de son bien particulier et de sa liberté personnelle, non à la force ou à la tyrannie d’un caprice humain, mais aux exigences du bien général, qui ne subsiste que par l’accord des libertés individuelles et des passions réglées. Cette conception manque tout à fait à Mme Sand. Elle ne sait pas se résigner, et l’orgueil de la passion frémit dans toutes ses œuvres, superbe et révolté.

De là ces déclamations célèbres sur les droits de l’être humain à secouer le joug des lois sociales, des lois sans pitié et sans intelligence, qui meurtrissent le cœur et violentent la liberté. De là tant de prophéties irritées et cette utopie du mariage idéal :

« Je ne doute pas, s’écrie Jacques, que le mariage ne soit aboli, si l’espèce humaine fait quelque progrès vers la justice et la raison ; un lien plus humain et non moins sacré remplacera celui-là, et saura assurer l’existence des enfants qui naîtront d’un homme et d’une femme, sans enchaîner jamais la liberté de l’un et de l’autre. Mais les hommes sont trop grossiers et les femmes trop lâches, pour demander une loi plus noble que la loi de fer qui les régit ; à des êtres sans conscience et sans vertu il faut de lourdes chaînes. »

Demander une loi, c’est bientôt dit, une loi qui affranchisse la liberté des époux sans détruire la famille que fonde le pacte de ces deux libertés. Qu’on essaye donc de la concevoir, cette loi, dans la contradiction de ses termes ! À moins de conclure tout simplement à l’union libre, je défie les législateurs de l’avenir de sortir de ce dilemme : il faut que l’homme et la femme aliènent leur liberté ou que la famille périsse. Encore s’il n’y avait que l’homme et la femme, le problème serait bientôt résolu. Ils se quitteraient dès qu’ils ne s’aimeraient plus, à supposer pourtant qu’ils puissent vivre l’un sans l’autre. C’est une panacée commode à l’usage des deux époux, quand ils ont tous deux des rentes ou même quand ils n’ont rien. Mais que deviendront les enfants, sous la loi de ces mariages éphémères ? Mme Sand ne s’en occupe pas. Pas davantage la Sibylle, quand elle prépare dans le temple des Invisibles les décrets de l’avenir :

« Oui, dit-elle, l’abandon de deux volontés qui se confondent en une seule est un miracle, car toute âme est libre en vertu d’un droit divin. Arrière donc les serments sacrilèges et les lois grossières ! Laissez-leur l’idéal, et ne les attachez pas à la réalité par les chaînes de la loi. Laissez à Dieu le soin de continuer le miracle. »

À merveille ; mais enfin, si Dieu ne continue pas le miracle ? Si l’enthousiasme qui a entraîné cet homme et cette femme à se donner l’un à l’autre par le pacte toujours révocable de l’amour ; si cette ferveur qui les fait s’écrier à la première heure de l’amour : « Non pas seulement dans cette vie, mais dans l’éternité » ; si la passion, enfin, se refroidit et disparaît, le mariage idéal cessera-t-il par là même ? L’enthousiasme est une base bien fragile pour supporter la famille. Le roman de Jacques nous montre une femme qui s’est mariée dans la plénitude de sa liberté, qui a connu et pratiqué cette ferveur exigée dans le mariage idéal et qui disait, elle aussi : « Pour l’éternité ». Et pourtant, après quelques années, que deviennent Fernande et la famille qu’elle a fondée ? Mme Sand élude la difficulté ; elle envoie aux enfants une maladie, qui les enlève, elle conseille à Jacques d’aller se tuer dans quelque gouffre ignoré, pour laisser sa femme libre d’aimer ailleurs. Fort bien, mais la réalité ne se laisse pas gouverner comme le roman. Et si les enfants s’obstinent à vivre ? Et si Jacques ne veut pas mourir ? Il serait trop cruel, en vérité, de recommander l’exemple de Jacques à tous les maris que leurs femmes cessent d’aimer. Quelle hécatombe !

George Sand avait-elle été coupable, dès ses premiers romans, de pareilles intentions ? Elle s’en était défendue dans une réponse bien curieuse, courtoise mais vive, à M. Nisard, qui a dû être écrite vers 1836 et qui a été annexée, sous forme de post-scriptum, aux Lettres d’un Voyageur. C’est comme une apologie personnelle des romans de sa première manière et de leurs tendances :

« S’il ne s’agissait pour moi que de vanité satisfaite, disait-elle au critique sévère et délicat qui s’était occupé de la partie sociale de ses œuvres, je n’aurais que des remerciements à vous offrir, car vous accordez à la partie imaginative de mes contes beaucoup plus d’éloges qu’elle n’en mérite. Mais plus je suis touché de votre suffrage, plus il m’est impossible d’accepter votre blâme à certains égards… Vous dites, monsieur, que la haine du mariage est le but de tous mes livres. Permettez-moi d’en excepter quatre ou cinq, entre autres Lélia, que vous mettez au nombre de mes plaidoyers contre l’institution sociale, et où je ne sache pas qu’il en soit dit un mot… Indiana ne m’a pas semblé, non plus, lorsque je l’écrivais, pouvoir être une apologie de l’adultère. Je crois que dans ce roman (où il n’y a pas d’adultère commis, s’il m’en souvient bien) l’amant (ce roi de mes livres, comme vous l’appelez spirituellement) a un pire rôle que le mari. — André n’est ni contre le mariage, ni pour l’amour adultère. — Enfin dans Valentine, dont le dénouement n’est ni neuf ni habile, j’en conviens, la vieille fatalité intervient pour empêcher la femme adultère de jouir, par un second mariage, d’un bonheur qu’elle n’a pas su attendre. — Reste Jacques, le seul qui ait été assez heureux, je crois, pour obtenir de vous quelque attention. »

Et l’apologie, très habile, commence par l’aveu que l’artiste a pu pécher, que sa main sans expérience et sans mesure a pu tromper sa pensée, que son histoire ressemble un peu à celle de Benvenuto Cellini, qui s’arrêtait trop au détail en négligeant la forme et les proportions de l’ensemble. C’est quelque chose de semblable qui a dû lui arriver à elle-même en écrivant ce roman, et sans doute aussi tous ses autres romans se ressentent de cette hâte d’ouvrier ardent et malhabile, qui se complaît à la fantaisie du moment, et qui manque le but à force de s’amuser aux moyens. Cette première excuse une fois admise, on voudra bien considérer qu’il y a en elle plus de la nature du poète que de celle du législateur, qu’elle ne se sent pas la force d’être un réformateur ; qu’il lui est arrivé souvent d’écrire lois sociales à la place des vrais mots, qui eussent été les abus, les ridicules, les préjugés et les vices du temps, lesquels lui semblent appartenir de plein droit à la juridiction du roman, tout aussi bien qu’à celle de la comédie. À ceux qui lui ont demandé ce qu’elle mettrait à la place des maris, elle a répondu naïvement que c’était le mariage, de même qu’à la place des prêtres, qui ont compromis la religion, elle croit que c’est la religion qu’il faut mettre. Elle a fait peut-être une autre grande faute contre le langage, lorsque, en parlant des abus et des vices de la société, elle a dit la société ; elle jure qu’elle n’a jamais songé à refaire la Charte constitutionnelle ; elle n’a pas eu, d’ailleurs, l’intention qu’on lui prête de donner au monde son malheur personnel en preuve de sa thèse, faisant ainsi d’un cas privé une question sociale. Elle s’est bornée à développer des aphorismes aussi péremptoires que ceux-ci : « Le désordre des femmes est très souvent provoqué par la férocité ou l’infamie des hommes ». — « Un mari qui méprise ses devoirs de gaieté de cœur, en jurant, riant et buvant, est quelquefois moins excusable que la femme qui trahit les siens en pleurant, en souffrant et en expiant. » Mais enfin quelle est sa conclusion ? Évidemment cet amour qu’elle édifie et qu’elle couronne sur les ruines de l’infâme est son utopie ; cet amour est grand, noble, beau, volontaire, éternel ; mais cet amour, « c’est le mariage tel que l’a fait Jésus, tel que l’a expliqué saint Paul, tel encore, si vous voulez, que le chapitre VI du titre V du Code civil en exprime les devoirs réciproques ». C’est, en un mot, le mariage vrai, idéal, humanitaire et chrétien à la fois, qui doit faire succéder la fidélité conjugale, le véritable repos et la véritable sainteté de la famille à l’espèce de contrat honteux et de despotisme stupide qu’a engendrés la décrépitude du monde.

Malgré tout, l’objection de fond subsiste toujours. Comment tirer un pacte irrévocable d’éléments aussi changeants, aussi fugaces que l’amour ? Comment le sacrement social du mariage pourra-t-il avoir une chance quelconque de stabilité, s’il n’est que la constatation de la passion ? Ne faut-il pas toujours y faire intervenir un élément plus solide, plus substantiel, ou l’honneur ou un serment social, ou un engagement religieux qui lui donne une règle et un appui ? Et que deviendront, dans le péril de ces unions mobiles si facilement rompues, la faiblesse de la femme abandonnée ou celle de l’enfant trahi ?

On dirait que Mme Sand elle-même a reconnu tardivement la force de l’objection. Elle s’est fort amendée dans les derniers romans. Comme exemple, voyez Valvèdre, la contre-partie de Jacques dont la conclusion logique était que le mariage tombe de soi avec l’amour. Rien n’est plus curieux que de voir le même sujet traité deux fois par un auteur sincère, à vingt-sept ans de distance, chaque fois avec les préoccupations différentes qu’apporte la vie et qui imposent aux héros du roman des destinées si différentes, au roman lui-même deux dénouements contraires. Le sujet est le même : la lutte du mari et de l’amant ; mais comme cette lutte se termine différemment ! Par malheur, Valvèdre ne vaut pas Jacques. La verve et le charme se sont en partie éclipsés. Alida, c’est encore Fernande, mais dépouillée de sa poésie, passionnée à froid et dans le faux. L’amant n’a guère changé. Qu’il s’appelle Octave ou Francis, c’est toujours le même personnage qui prodigue l’héroïsme dans les mots et qui débute dans la vie par immoler une femme à son amour-propre. Mais le mari n’est plus cet insensé sublime qui se tue pour n’être pas un obstacle dans la vie de celle qu’il aime follement et pour faire que le bonheur de sa femme ne soit pas un crime. Jacques s’appelle maintenant Valvèdre ; il a réfléchi, il a cherché des consolations dans l’étude. Il a tué en lui la folie du désespoir ; il n’abdique pas son rôle et son devoir de mari ; il ne cède plus volontairement sa femme à Octave, et quand sa femme l’a quitté, quand elle meurt de la situation fausse où l’a jetée le dépit plus que l’amour, il apparaît près du lit funèbre ; il reprend à l’amant faible et inutile le cœur de cette femme qui va mourir. Il écrase Francis de sa générosité, tout en lui enlevant la joie de la dernière pensée d’Alida. Le dénouement est, on le voit, tout l’opposé de l’ancien roman. La réflexion a fait son œuvre, la vie aussi.

Il est certain que c’est l’attaque vive contre les lois à propos du mariage qui introduisit plus tard la question sociale tout entière dans les romans de George Sand. Elle s’enhardit en dehors des limites qu’elle avait tout d’abord tracées autour de sa pensée. Elle ne s’arrêta pas, comme en 1836, à la crainte de se poser en réformateur de la société ; elle entreprit de porter remède, sur les principaux points, à l’infâme décrépitude du monde.

Exaltation dans le sentiment, faiblesse et incohérence dans la conception, voilà ce qui caractérise les théories sociales de Mme Sand. Nous n’insisterons pas sur ce côté si connu et si souvent discuté de ses œuvres, où d’ailleurs il y aurait bien des questions de propriété ou de voisinage à résoudre entre elle et ceux qu’elle se plut à nommer ses maîtres dans l’œuvre de destruction et de reconstruction qu’elle préparait. D’ailleurs, il faut bien se le dire, depuis ces âges lointains des politiciens et des philosophes dont la pensée agitait les réformes futures, cette partie des romans de Mme Sand a étrangement vieilli. Il semble, lorsqu’on les relit à près de cinquante ans de distance, que l’on assiste à une exhumation de doctrines antédiluviennes. Étrange et magnifique supériorité de la poésie, qui est la fiction dans l’art, sur l’utopie, qui est la fiction violente dans la réalité sociale ! Tout ce qui reste de l’art pur, de l’art désintéressé, dans les récits de cette période, conserve à travers les années la sérénité d’une incorruptible et radieuse jeunesse. Les figures aimées, qu’on y rencontre avec tant de plaisir, dans les intervalles de la thèse qui déclame, peuplent encore notre imagination et sont comme le charme immortel de notre souvenir. Au contraire, tout ce qui relève du système, toutes ces doctrines si trompeuses, si vagues, si pleines de spécieuses promesses et de formules sibyllines, tout ce qui rappelle ces grandes épopées de la philosophie de l’avenir, tout cela porte les traces d’une effroyable caducité, tout cela est mort, irrémissiblement mort. Qui aurait le courage, aujourd’hui, de relire ou de discuter des pages, écrites pourtant avec une conviction ardente, sous la dictée des grands prophètes, comme celles qui remplissent le second volume de la Comtesse de Rudolstadt, les trois quarts du Péché de M. Antoine, et cet Évenor, dont je ne peux évoquer le souvenir sans un indicible effroi ? Est-il besoin de rappeler même les traits fondamentaux de la doctrine, le mélange d’un mysticisme historique élaboré par Pierre Leroux, et d’un radicalisme révolutionnaire naïvement imité de Michel (de Bourges) ? Mme Sand a toujours eu un goût très vif, une passion véritable pour les idées, mais elle les interprète en les mêlant et les confondant toutes. Sa métaphysique est fort incertaine et vague. George Sand est idéaliste, sans doute, et c’est par là qu’elle se distingue profondément de l’école des romanciers qui l’ont suivie. Mais qui pourrait définir clairement sa pensée dans les œuvres diverses où elle a essayé de l’exprimer ? Elle a l’élan vigoureux, elle a le coup d’aile vers les régions mystérieuses. Mais quelle doctrine précise rapporte-t-elle de ces explorations sublimes ? Que l’on essaye seulement de comprendre quel sens prend sous sa plume, en certaines circonstances solennelles, ce grand mot Dieu, dont elle use avec une sorte de prodigalité ? Que devient-il, ce nom, au bout des transformations que sa pensée a subies dans ses diverses phases, à travers les maîtres qu’elle a écoutés avec une curiosité docile et passionnée ? Que devient-il dans cet immense laboratoire humanitaire, ce Dieu de l’amour pur, que Lélia appelait dans sa prière désespérée, dans l’église des Camaldules, ce Dieu de vérité que Spiridion invoquait, d’un cœur enflammé, à travers les persécutions des moines, dans les sombres visions du cloître ? Sous l’influence de Pierre Leroux, il semble bien qu’il soit devenu le commencement et le terme du circulus universel. Plus tard, affranchie de la secte, Mme Sand rendra au nom de Dieu une partie de sa signification compromise et de ses attributs perdus. Mais ce serait toute une histoire que de raconter l’odyssée de ce Dieu successivement transformé, anéanti et finalement retrouvé. C’est tout un avatar dont le sens reste souvent une énigme.

Loin de nous toute pensée d’ironie ! Ces choses sont graves, et il faudrait être misérablement gai pour en rire ; d’ailleurs ces idées philosophiques et sociales ont vécu dans une âme sincère, c’est assez pour que l’on n’en plaisante pas. J’accorde de grand cœur mon respect, non aux théories elles-mêmes, mais au loyal enthousiasme qui les a embrassées. Au reste, il faut bien le dire, ces doctrines sont mortes, et bien mortes ; elles ont succombé sous leur impuissance en face des faits, et le socialisme doctrinal de 1848 a été trouvé incapable de résoudre pratiquement le plus mince problème. Mais ce qui n’est pas mort, ce sont les problèmes eux-mêmes ; ce qui n’est pas mort, c’est la nécessité économique et morale de les poser, et d’en chercher au moins la solution partielle. Ce qui n’est pas mort, enfin, c’est la misère et l’imprescriptible obligation, pour quiconque a une conscience et du cœur, de dévouer une part de sa pensée et de sa vie à ces souffrances de nos frères inconnus. Les théories de ce temps-là sont bien finies, je le crois, mais la cause qui les a fait naître leur survit, et ce n’est pas trop dire que de déclarer que cette cause est celle même du christianisme, que ces deux causes n’en font qu’une, et que nul n’est vraiment ni chrétien ni philosophe qui n’est pas résolu à opposer aux tristes conquêtes de la misère l’effort croissant de la sympathie et du dévouement. Ne nous inquiétons pas trop de savoir si le progrès est indéfini et continu. Nous savons, en tout cas, qu’il n’est pas fatal et qu’il dépend de nous. Travailler au progrès partiel, sur un atome de l’étendue, sur un point du temps, c’est peut-être tout ce que nous pouvons faire, faisons-le. Occupons-nous moins d’aimer l’humanité de l’avenir que les hommes qui sont près de nous, à la portée de notre main et de notre cœur. Tout cela n’est pas chose nouvelle, c’est le socialisme de la charité, et c’est le bon.

Qui de nous ou de Mme Sand se trouve le plus rapproché de M. de Lamennais, la seule intelligence vraiment philosophique qu’elle ait connue ? Avait-elle lu ces admirables lignes dans les œuvres posthumes :

« On ne saurait tromper plus dangereusement les hommes qu’en leur montrant le bonheur comme le but de la vie terrestre. Le bonheur n’est point de la terre, et se figurer qu’on l’y trouvera est le plus sûr moyen de perdre la jouissance des biens que Dieu y a mis à notre portée. Nous avons à remplir une fonction grande et sainte, mais qui nous oblige à un rude et perpétuel combat. On nourrit le peuple d’envie et de haine, c’est-à-dire de souffrances, en opposant la prétendue félicité des riches à ses angoisses et à sa misère. »

Et, avec un admirable geste d’âme, l’illustre penseur s’écrie :

« Je les ai vus de près, ces riches si heureux ! Leurs plaisirs sans saveur aboutissent à un irrémédiable ennui qui m’a donné l’idée des tortures infernales. Sans doute, il y a des riches qui échappent plus ou moins à cette destinée, mais par des moyens qui ne sont pas de ceux que la richesse procure. La paix du cœur est le fond du bonheur véritable, et cette paix est le fruit du devoir parfaitement accompli, de la modération des désirs, des saintes espérances, des pures affections. Rien d’élevé, rien de beau, rien de bon ne se fait sur la terre qu’au prix de la souffrance et de l’abnégation de soi, et le sacrifice seul est fécond. »

Pour cette simple page d’un vrai penseur qui tempère par des traits d’une raison si forte ses indignations et ses colères, je donnerais de grand cœur tous les discours de Pierre Leroux et surtout la fameuse conversation du pont des Saints-Pères, un soir que les Tuileries ruisselaient de l’éclat d’une fête, où M. Michel (de Bourges) tenta d’initier à des doctrines farouches l’intelligence vraiment naïve de Mme Sand, où elle eut l’étonnement et presque le scandale de cette éloquence furibonde, débridée à cette heure jusqu’à une sorte de férocité apocalyptique. La naïveté dans le génie, peut-on la nier, puisque, malgré l’horreur avouée de cette conversation, tout entière en sanglants dithyrambes, Mme Sand continua quelque temps encore à croire à l’esprit politique de son prolixe et bruyant ami ?

Pour moi, je ne pardonnerai jamais à cet ami et à beaucoup d’autres d’avoir exalté dans le faux cette sensibilité d’artiste, si facile à recevoir les impressions fortes, et jeté cette vive imagination dans les chimériques violences de leurs doctrines. Au fond, ils trouvaient d’avance un complice dans son cœur, qui longtemps ne vit pas la transition trop facile entre les idées de réforme et les utopies sanglantes ; elle-même l’avoua plus tard. Son cœur fut la première dupe.

Tout enfant, dans les campagnes du Berry, plus tard au couvent, ce qui avait éclaté dans les premiers traits de sa nature, c’était une immense bonté, une compassion infinie, une tendresse profonde pour la misère humaine. Il était impossible de s’approcher d’elle, même avec les préventions les plus contraires, sans être désarmé par cette grâce rayonnante du sentiment. Rarement elle se fâchait, soit contre les hommes, soit contre les choses, même quand elle en souffrait le plus cruellement. Elle se retirait avec tristesse, mais sans colère, des contacts ou des situations les plus injurieux pour sa dignité. Et quand elle regardait autour d’elle, c’était avec un regard de tendre et profonde sympathie. Après bien des essais différents de morale applicable à sa vie, elle avait fini par se faire à elle-même une morale qui tenait dans cette règle unique : Être bon. Chacun se fait une morale selon son cœur. Le jour où elle s’était élevée à cette conception claire du but et de l’emploi de la vie, les grandes émotions qui avaient soulevé la sienne jusque dans son fond s’étaient pacifiées. Une lumière supérieure avait pénétré à travers le trouble et le tumulte de son cœur qui, jusqu’alors, n’avait eu que des instincts facilement égarés. Cette idée, qui résume en effet la morale sociale, avait pris chez elle une importance et une sorte de royauté intellectuelle : le devoir de sortir de soi. Elle avait fini par comprendre, à force de douloureuses expériences, ce qu’il y a d’égoïsme implacable dans la passion. Elle avait fini par concevoir que la vraie vie, c’est de penser non toujours à soi et pour soi, mais aux autres et pour les autres, et aussi à tout ce qui est grand, noble et beau, à tout ce qui peut nous distraire de ce moi, toujours prêt à se prendre pour l’objet de sa monotone analyse et de sa lugubre idolâtrie.

C’est par ce grand côté de sa nature, la sensibilité toute prête et la bonté absolue, qu’elle avait été si facilement prise par les thèses sociales émergées du cerveau de chaque réformateur en disponibilité. Ces thèses elles-mêmes, qu’était-ce, sinon des formes variées de l’utopie qui l’avait séduite dès son enfance et dont le premier mobile avait été le sentiment profond du mal humain, du mal social ; utopie qui pouvait se croire innocente et sainte tant qu’elle n’avait pas essayé de régner en dehors des imaginations et des cœurs, et qu’elle n’avait pas encore tenté la force comme dernier moyen d’apostolat ?

« Il n’y a en moi, disait-elle un jour, rien de fort que le besoin d’aimer. » C’est par ce besoin d’aimer qu’elle parvint à maintenir en elle, au-dessus des tentations du doute et même un peu contre l’opinion de son siècle « qui n’allait pas de ce côté-là pour le moment », une doctrine toute d’idéal et de sentiment qui ressemblait assez à une sorte de platonisme chrétien. Leibniz d’abord, et puis Lamennais, Lessing, puis Herder expliqué par Quinet, Pierre Leroux, Jean Reynaud enfin, voilà les principaux maîtres qui l’empêchèrent, par des secours successifs, de trop flotter dans sa route à travers les diverses tentatives de la philosophie moderne.

« Chaque secours de la sagesse des maîtres vient à point en ce monde, où il n’est pas de conclusion absolue et définitive. Quand, avec la jeunesse de mon temps, je secouais la voûte de plomb des mystères, Lamennais vint à propos étayer les parties sacrées du temple. Quand, indignés après les lois de septembre, nous étions prêts encore à renverser le sanctuaire réservé, Leroux vint, éloquent, ingénieux, sublime, nous promettre le règne du ciel sur cette même terre que nous maudissions. Et, de nos jours, comme nous désespérions encore, Reynaud, déjà grand, s’est levé plus grand encore, pour nous ouvrir, au nom de la science et de la foi, au nom de Leibniz et de Jésus, l’infini des mondes comme une patrie qui nous réclame. »

Que de noms divers et contradictoires successivement invoqués !

Elle n’avait pas eu trop de ces secours pour rester fidèle à quelques-unes des idées qui, sous des formules plus ou moins variées, donnent du prix à la vie et un sens à l’espérance. Après la période de dévotion et d’extase qu’elle avait traversée au couvent des Anglaises et les années qui suivirent, avec des oscillations diverses terminées un jour par une rupture avec la foi ancienne, elle avait eu de grandes perplexités et de grands abattements. Elle avait connu le doute et avait révélé l’état de son âme dans plusieurs de ses livres.

« Tu me demandes, dit-elle à un de ces amis réels ou imaginaires qui sont les confidents commodes du Voyageur, si c’est une comédie que ce livre (Lélia), que tu as lu si sérieusement. — Je te répondrai que oui et que non, selon les jours. Il y eut des nuits de recueillement, de douleur austère, de résignation enthousiaste, où j’écrivis de belles phrases de bonne foi. Il y eut des matinées de fatigue, d’insomnie, de colère, où je me moquais de la veille et où je pensai tous les blasphèmes que j’écrivis. Il y eut des après-midi d’humeur ironique et facétieuse, où je me plus à faire Trenmor (le forçat philosophe) plus creux qu’une gourde. »

Tous les types avaient représenté, à un certain moment, des états de son esprit en lutte. Ce ne sont des personnages ni complètement réels, ni complètement allégoriques. Pulchérie, c’était l’épicurisme héritier de la partie mondaine et frivole du dernier siècle ; Sténio, l’enthousiasme et la faiblesse d’un temps sans point de repère et sans appui ; Magnus, le débris d’un clergé corrompu et abruti ; Lélia, l’aspiration sublime, qui est l’essence même des intelligences élevées. Tel était son plan ; jusqu’à quel point elle l’a exécuté, dans quelle mesure elle l’a fait sortir d’une demi-réalité, où sont plongés tous les personnages, pour lui confier parfois une réalité choquante, c’est là la part et c’est aussi l’œuvre de l’artiste, la responsabilité de l’artiste. Quant à l’idée philosophique qui préside au livre, elle ressort de chaque page ; c’est l’idée conçue sous le coup d’un abattement profond devant l’énigme de la vie, qui jamais n’avait pesé plus lourdement et plus cruellement sur elle. Elle s’étonna des fureurs qui accueillirent ce livre, ne comprenant pas que l’on haïsse un auteur à travers son œuvre. C’était un livre de bonne foi, c’est-à-dire de doute sincère, d’un doute qui remue à de grandes profondeurs les idées et les âmes. Ceux qui ne comprirent pas ou qui n’entendirent pas ce cri de conscience, cette plainte entrecoupée, mêlée de fièvre et de sanglots, se scandalisèrent.

Ce qui dura toute sa vie, ce qui la consola infailliblement et toujours dans ses heures de détresse, ce fut l’amour de la nature, un des rares amours qui ne trompent pas. Cet amour fut le plus sûr de son inspiration et la moitié au moins de son génie. Personne, comme elle, avec des mots, de simples mots choisis et combinés entre eux, de ces mots qui servent à chacun de nous et qui expriment les sensations communes avec une désespérante froideur, personne n’a réussi à traduire, dans la réalité vivante d’un paysage, ces lumières et ces ombres, ces harmonies et ces contrastes, cette magie des sons, ces symphonies de la couleur, ces profondeurs et ces lointains des bois, cet infini mouvant de la mer, cet infini étoilé du ciel. Personne surtout n’a su comme elle saisir, exprimer cette âme intérieure, cette âme secrète des choses qui répand sur la face mystérieuse de la nature le charme de la vie.

À quoi tient cette supériorité de peintre de la nature, qui frappe au premier aspect chez Mme Sand ? La première raison qui s’offre est si naïve que j’ose à peine l’exprimer. Mme Sand voit la nature, elle la regarde, elle ne l’invente pas. La preuve en est dans la netteté des détails et de l’ensemble, qui fait voir exactement ce qu’elle voit elle-même. La pensée du lecteur reconstruit avec facilité les grandes scènes qu’a décrites son ample et souple pinceau. J’ai trouvé l’explication de cet effet si simple, et pourtant si rare, dans ces lignes jetées au bas d’une page perdue :

« Il est certain, dit Mme Sand, que ce qu’on voit ne vaut pas toujours ce qu’on rêve. Mais cela n’est vrai qu’en fait d’art et d’œuvre humaine. Quant à moi, soit que j’aie l’imagination paresseuse à l’ordinaire, soit que Dieu ait plus de talent que moi (ce qui ne serait pas impossible), j’ai le plus souvent trouvé la nature infiniment plus belle que je ne l’avais prévu, et je ne me souviens pas de l’avoir trouvée maussade, si ce n’est à des heures où je l’étais moi-même. »

Le trait propre de Mme Sand, c’est précisément d’avoir une imagination qui ne précède pas son regard, qui ne déflore pas son plaisir, qui n’interpose pas les jeux d’un prisme personnel entre elle et la nature. Elle voit la nature telle qu’elle est, longuement, profondément. Elle garde gravé en traits indélébiles le tableau qui a passé sous ses yeux, elle le conserve inaltéré. On pourrait dire qu’elle apporte plus de mémoire imaginative que d’imagination dans ses souvenirs et ses visions de la réalité. C’est même cette absence d’un brillant défaut qui donne aux traits de son paysage une si lumineuse précision. Un des grands peintres de son temps, M. de Lamartine, avait trop de splendeurs dans son âme pour bien voir au dehors. Je parierais qu’il trouvait toujours la nature moins belle qu’il ne l’avait prévu. L’éclat de son rêve éclipsait la réalité tant qu’elle était sous ses yeux, et, plus tard, quand il voulait revoir dans son souvenir le paysage entrevu, quand il voulait le peindre, c’était encore son imagination qui travaillait autant que sa mémoire. Sa peinture était splendide, mais confuse ; elle avait la mobilité scintillante d’un rayonnement ; le regard ébloui ne pouvait ni s’y fixer ni en rien saisir avec tranquillité.

L’art fatigue à la longue l’esprit. La nature le repose et le récrée sans cesse. Quand Mme Sand voyageait en Italie, son compagnon de voyage, Alfred de Musset, n’était avide que de marbres taillés. « Quel est donc, disait-on de lui, ce jeune homme qui s’inquiète tant de la blancheur des marbres ? » Au bout de peu de jours il fut rassasié de statues, de fresques, d’églises et de galeries. Son plus doux souvenir fut celui d’une eau limpide et froide où il lava son front chaud et fatigué dans un jardin de Gênes.

« C’est que les créations de l’art parlent à l’esprit seul, et que le spectacle de la nature parle à toutes les facultés. Il nous pénètre par tous les pores comme par toutes les idées. Au sentiment tout intellectuel de l’admiration l’aspect des campagnes ajoute le plaisir sensuel. La fraîcheur des eaux, les parfums des plantes, les harmonies du vent circulent dans le sang et les nerfs, en même temps que l’éclat des couleurs et la beauté des formes s’insinuent dans l’imagination. »

La nature tout entière passe dans l’homme ; elle lui parle le langage le plus varié. Il y a quelques pages, à la fin du premier volume de la Daniella, qui sont une tentative étonnante pour exprimer l’effet d’orchestre que réalisent pour des oreilles intelligentes ces jeux sonores et combinés de la campagne. Jean Valreg est monté, le soir, sur la petite terrasse du château de Mondragon, et là il recueille tous les bruits des collines et des vallées qui montent jusqu’à lui, il étudie cette musique produite par la rencontre des sons épars qui constitue en ce pays la musique naturelle, locale. « Il y a, dit-il, des endroits comme cela qui chantent toujours », et celui-ci est le plus mélodieux où il se soit jamais trouvé. Et il énumère, dans une langue bien curieuse, tous ces bruits divers : la chanson des grandes girouettes, si régulièrement phrasée à son début qu’il a pu écrire six mesures parfaitement musicales, lesquelles reviennent invariablement à chaque souffle du vent d’est. Ces girouettes pleurardes et radoteuses, avec leurs notes d’une ténuité impossible, sont comme les ténors aigus qui dominent l’ensemble.

« Je ne sais quel esprit de l’air les met d’accord avec le son des cloches des Camaldules… D’autres chants se mêlent à ces bruits : ce sont les refrains des paysans épars dans la campagne… Les basses continues sont dans le bruissement lourd des pins démesurés et d’une cascade qui recueille les eaux perdues des ruines. Puis il y a les cris des oiseaux, des vautours, et des aigles surtout. »

En écoutant tout cela, Valreg poursuit une idée qui l’a bien souvent frappé dans ces harmonies naturelles que produit le hasard ; par cela même qu’elles échappent aux règles tracées, elles atteignent à des effets d’une puissance et d’une signification extraordinaires ; elles remplissent l’air d’une symphonie fantastique qui ressemble à la langue mystérieuse de l’infini.

À la réalité découverte ou devinée du paysage se joint, chez Mme Sand, un charme de sensibilité et un attrait tout particuliers. On ne s’intéresse pas seulement à sa peinture, on en est ému, on l’aime. Ce nouvel effet tient à l’art délicat ou plutôt à l’heureux instinct de ne jamais décrire uniquement pour décrire, et d’associer toujours à la nature quelque chose de l’âme humaine, une pensée ou un sentiment. Le paysage ne va jamais seul, chez elle ; il est choisi en harmonie ou en contraste avec l’état de l’âme qui s’y répand. Mais ce contraste lui-même est une sorte particulière d’harmonie plus intime. Au moment où il semble que, dans l’imposante solitude des montagnes, tout le reste va être oublié, il surgira de l’ombre du rocher une petite pastoure espagnole, et nous voilà qui mettons dans un coin du paysage son piquant profil, son joli sourire, sa chevelure flottante, mêlée au vent comme la queue d’une jeune cavale. Et ainsi l’âme, en retrouvant la figure humaine, se détend de la grandeur trop austère que lui imposent les cimes et les torrents. Si nos regards se perdent dans les horizons de la mer, on nous y montre une voile, et sous cette voile nous devinons un rude travailleur qui peine et qui souffre. S’ils se portent vers les profondeurs sans limites du ciel, on nous y fait supposer des peuples d’âmes inconnues, animant de leurs joies ou de leurs souffrances la bleue immensité. Toujours un sentiment joue autour du paysage et ajoute à l’infini de la nature l’infini plus mystérieux de l’âme. Une fleur, une herbe, tout s’harmonise avec nos pensées. Des traits charmants éclatent à chaque instant à travers les dialogues ou les rêveries, comme celui-ci :

« En portant mes mains à mon visage, je respirai l’odeur d’une sauge dont j’avais touché les feuilles quelques heures auparavant. Cette petite plante fleurissait maintenant sur la montagne, à plusieurs lieues de moi. Je l’avais respectée ; je n’avais emporté d’elle que son exquise senteur. D’où vient qu’elle l’avait laissée ? Quelle chose précieuse est donc le parfum, qui, sans rien faire perdre à la plante dont il émane, s’attache aux mains d’un ami, et le suit en voyage pour le charmer et lui rappeler longtemps la beauté de la fleur qu’il aime ? Le parfum de l’âme, c’est le souvenir… »

Cette page m’a toujours frappé comme un exemple de l’heureuse facilité avec laquelle Mme Sand mêle l’âme aux choses et l’homme à la nature.

On n’oublie plus ces paysages. Ils se marient si bien à la situation du roman ou au caractère des personnages, que les deux souvenirs restent inséparablement liés et n’en font bientôt plus qu’un. Est-il possible de penser à Valentine sans se reporter à cette scène enchanteresse où son âme, vaguement impatiente d’amour, en pressent le mystérieux appel dans la campagne déserte, qu’elle traverse seule, le soir de la fête, au pas négligent de son cheval, quand tout à coup, aux murmures de l’eau voisine et de la brise qui s’élève, vient se joindre une voix pure, un chant jeune et vibrant ? C’est Bénédict qui s’approche, c’est la rencontre, c’est l’amour ; la destinée fait son œuvre. Et André, qui de nous ne saurait le retrouver, s’il l’avait perdu ?

Il est là, bien sûr, dans cette gorge inhabitée, où de rivière coule silencieusement entre deux marges la verdure, promenant les rêves de son adolescence romanesque et troublée. Il est là, je l’ai vu, évoquant ses héroïnes, Alice et Diana Vernon, derrière ce massif de trembles où il a cru voir un jour passer une ombre, une fée, qui sera Geneviève. — Il y a des attitudes qui restent gravées dans l’esprit.

« Il m’enveloppa dans mon couvre-pied de satin rose et me porta auprès de la fenêtre. Je jetai un cri de joie et d’admiration à la vue du sublime aspect déployé sous mes yeux. Ce site sauvage et romantique me plaît à la folie… Ah ! ne changeons rien aux lieux que tu aimes, Jacques ! Comment aurais-je d’autres goûts que les tiens ? Crois-tu donc que j’aie des yeux à moi ? »

Ainsi écrivait, ainsi parlait Fernande, et plus tard, quand Octave aura passé dans sa vie et que Jacques sera trahi, nous la reverrons involontairement à cette fenêtre d’où elle aperçut ses riches domaines, et nous saisirons là, dans cette attitude et dans ce moment, les faciles extases d’une âme faible. — Mauprat ! son nom seul évoque l’ombre sinistre de son château effondré, la herse brisée, les traces du feu encore fraîches sur les murs et le souterrain à demi comblé où Edmée sentit défaillir son courage. Sténio, enfin, le charmant poète, allez le contempler pour la dernière fois dans le premier de ses sommeils que ne vint pas troubler l’orgueilleuse et orageuse image de Lélia. Le voilà, baigné du flot bleu, les pieds ensevelis dans le sable de la rive, sa tête reposant sur un tapis de lotus, son regard attaché au ciel.

Ainsi tous ces souvenirs nous reviennent dans le cadre heureux qui les reçut la première fois et les fixa pour toujours. Chacun des romans de George Sand se résume dans une situation et dans un paysage dont rien ne peut rompre ni déconcerter la poétique union. L’homme associé à la nature, la nature associée à l’homme, c’est une grande loi de l’art. Nul peintre ne l’a pratiquée avec un instinct plus délicat et plus sûr.

C’est qu’en effet la nature nous écrase de son silence et de sa grandeur quand la voix de l’homme ne vient pas l’émouvoir, quand ses muettes harmonies n’expriment pas une âme imaginaire que la nôtre conçoit et interprète. L’homme, dit quelque part Mme Sand, n’est pas fait pour vivre toujours avec des arbres, avec des pierres, ni même avec l’eau qui court à travers les fleurs ou les montagnes, mais bien avec les hommes ses semblables. Dans les jours orageux de la jeunesse on rêve de vivre au désert, on s’imagine que la solitude est le grand refuge contre les atteintes, le grand remède aux blessures que l’on recevra dans le combat de la vie ; c’est une grave erreur : l’expérience nous aura bientôt détrompés et nous apprendra que, là où l’on ne vit pas avec des semblables, il n’est point d’admiration poétique ni de jouissance d’art capables de combler l’abîme. C’est la pensée, c’est la souffrance, c’est le don humain de sentir ou d’aimer qui répand la vie au dehors et crée le paysage avec l’âme particulière qui le contemple. Mais, pour aider à ce travail d’idéalisation, la nature prête ses formes, ses harmonies, ses couleurs, et le tout, ainsi combiné, devient la matière immortelle de l’art.

La passion et la nature, Mme Sand est là tout entière. Tout ce qui est en dehors de cette double inspiration lui est comme étranger, comme venu d’une âme pour ainsi dire extérieure, et si les formes de son talent se plient encore, avec leur admirable souplesse, à quelque nouvelle sorte d’inspiration qui ne viendrait pas du fond même, on sent bientôt l’effort et le parti pris. Elle n’est elle-même, dans la plénitude de ses forces et la liberté de son art, qu’alors qu’elle raconte les troubles délicats de l’amour naissant, les violentes émotions des cœurs éprouvés par la vie ou qu’elle esquisse à grands traits les paysages alpestres, comme dans le voyage aux Pyrénées7, la vie et l’aspect de Venise, comme dans les Lettres d’un voyageur, ou les scènes tranquilles de la campagne du Berry, dont l’image la poursuivait à travers les enchantements de l’Italie. Elle arrive au comble de son art quand elle unit ces deux inspirations l’une à l’autre, et que, mêlant l’âme de l’homme à la nature, elle attendrit le paysage et ajoute à la grandeur la sympathie.

Cet amour de la nature, elle ne l’avait pas pris seulement à l’école de Jean-Jacques Rousseau, elle l’avait pris en elle-même. Elle avait senti la grandeur religieuse de la terre, la nourrice féconde ; son âme virgilienne avait vécu, pendant une grande partie de son enfance et de sa jeunesse, dans l’intimité des champs et des bois ; elle était vraiment la fille de ce sol natal qui l’avait bercée dans ses sillons, nourrie avec les petits pastours, façonnée à son image, formée de ses influences familières, consolée dans bien des chagrins sans cause, charmée de ses vagues terreurs. Par cette communauté de sensations, elle s’était faite elle-même la sœur des petits paysans qui avaient été pendant de longs mois sa compagnie vagabonde et qui, depuis, avaient grandi. De là lui vint tout naturellement au cœur le goût de la bucolique et de l’idylle qui apparaissent dans presque toutes ses œuvres et qui deviendront même, à un moment de sa vie, un refuge contre les émotions violentes de la politique et comme un genre privilégié. C’est alors que, en face des injustices sociales dont elle était blessée, elle évoquera l’image de la vie champêtre et le tableau des intérieurs rustiques ; elle transportera de la scène du monde, qu’elle a jugée artificielle, sur une scène aussi humaine et plus naturelle à son gré, le conflit des passions et les drames du cœur, qu’elle poursuit toujours. Mais elle y transportera aussi quelques-unes des illusions de son imagination ; elle n’y verra bien souvent que des types embellis ou rectifiés de paysan poète, prêtre de la nature, officiant, bénissant les travaux de la campagne, ou de paysanne vertueuse, sentimentale, chevaleresque, héroïque même (comme Jeanne, la grande pastoure). C’est de la poésie, assurément, et si sincère qu’elle paraît naturelle. Balzac et les romanciers modernes concevront autrement les paysans et les peindront avec une âpreté dure, même féroce, de pinceau ; ne sera-ce pas une exagération dans un autre sens ? Ce que je reprocherais plus volontiers à George Sand, ce n’est pas sa peinture du bon paysan, qui, après tout, a sa réalité, pourvu qu’on l’aide un peu à se dégager d’une enveloppe de sensations et d’impressions vulgaires, c’est sa conception chimérique du paysan philosophe, lettré, comme Patience, qui serait plutôt un transfuge de la société, un renégat des villes, un Jean-Jacques Rousseau réfugié dans les forêts, et qui n’a plus rien de l’âme élémentaire des champs.

Quant au paysan, légèrement idéalisé par George Sand, il n’est pas aussi faux qu’on l’a dit ; cet ensemble de bons sentiments et ces germes de poésie champêtre peuvent se trouver en lui, dans certaines circonstances et par d’heureuses rencontres. L’auteur n’a fait que les dégager de leur rudesse native et les éclaircir par le langage. Il ne les a pas créés, il les a exprimés. Tous ses personnages de la campagne sont à la rigueur possibles ; il ne faut à chacun d’eux, pour devenir ce qu’ils sont dans ses récits, qu’une occasion favorable, une excitation venue du dehors, une combinaison d’événements qui les élève au-dessus de leur manière ordinaire de sentir et de parler, et les révèle à eux-mêmes. C’est là l’œuvre de l’artiste, qui n’invente pas, à proprement parler, mais qui ajoute à la réalité humaine la conscience, par laquelle elle s’aperçoit, et la voix, par laquelle elle se rend compte d’elle-même en se traduisant aux autres. C’est l’œuvre propre de George Sand dans ses adorables paysanneries. Elle est interprète plutôt que créatrice, si l’on excepte quelques personnages faux et artificiels qui n’ont rien du paysan que l’apparence et le nom, et qui se sont introduits, par une sorte de fraude, dans ses bergeries.

Chapitre IV.
L’invention et l’observation chez George Sand.
Son style.
Ce qui doit périr et ce qui survivra dans son œuvre. §

Quelle part Mme Sand fait-elle à l’imagination et quelle part à l’observation ? Comment se combinent en elle la puissance d’invention, qui est si variée et si féconde, avec l’expérience de la vie réelle, dans les différentes situations qu’elle décrit et les caractères qu’elle met en jeu ? On a souvent tranché la question d’un mot : Idéaliste et romanesque, Mme Sand n’observe pas.

C’est bientôt dit ; il serait pourtant injuste de croire que ces facultés soient toujours contraires et divisées et d’en conclure qu’il y ait dans le roman deux écoles radicalement opposées, celle de George Sand et celle de Balzac. Il n’y aurait même pas de paradoxe à établir que Mme Sand observe très finement, et que Balzac, de son côté, imagine avec une sorte d’intrépidité. Au fond, il se pourrait bien qu’il n’y eût pas deux écoles contraires en littérature, comme on se plaît à le répéter, celle de l’imagination ou l’idéalisme, celle de l’observation ou le réalisme. Je n’attache, pour ma part, qu’une médiocre importance à ces distinctions tranchantes de programmes et à ces prétentions absolues en sens divers. Peut-être même, en réalité, n’y a-t-il pas d’écoles littéraires proprement dites ; il n’y aurait que des tempéraments différents, organisés plus spécialement pour l’observation ou l’imagination : les uns plus sensibles à l’exactitude du détail, les autres donnant libre carrière à leur puissance d’invention. Une école se crée artificiellement lorsqu’un écrivain d’un tempérament donné, ayant expérimenté son initiative ou son succès dans un certain sens, s’institue, un beau jour, le maître d’un genre. Il se fait accepter, à ce titre, par une foule d’esprits secondaires qui prennent le mot d’ordre et se mettent à la suite, exagérant la manière de l’initiateur et dociles au succès, qui révèle souvent un goût changeant de l’opinion. C’est ainsi qu’on arrive à faire un système tout simplement avec les qualités et surtout avec les défauts d’un homme.

Toutes ces querelles d’écoles nous paraissent vaines. Il n’y avait pas eu, à l’origine, de dissentiment absolu entre Mme Sand et Balzac, qu’elle rencontra plusieurs fois dans les années de son noviciat littéraire à Paris. Elle déclare elle-même, avec un éclectisme très dégagé et une spirituelle tolérance, que toute manière est bonne et tout sujet fécond pour qui sait s’en servir. « Il est heureux, disait-elle, qu’il en soit ainsi. S’il n’y avait qu’une doctrine dans l’art, l’art périrait vite, faute de hardiesse et de tentatives nouvelles. » Balzac était une preuve vivante à l’appui de sa théorie. « Elle poursuivait l’idéalisation du sentiment qui faisait le sujet de son roman, tandis que Balzac sacrifiait cet idéal à la vérité de sa peinture. » Mais il se gardait bien de faire de ce sacrifice un programme d’école ; c’était une simple tendance de son esprit qu’il exprimait ainsi. Plus libéral que ne le furent plus tard ses disciples, il admettait au même titre la tendance contraire et félicitait Mme Sand d’y rester fidèle. Ainsi, ces deux grands artistes se maintenaient justes et tolérants l’un pour l’autre. Balzac, d’ailleurs, lui aussi, ne s’asservissait pas à un dogme. Il essayait de tout ; il cherchait et tâtonnait pour son propre compte. Ce n’est que beaucoup plus tard que l’école, s’étant formée, attribua au chef un système absolu qui n’avait été d’abord qu’une préférence de goût.

À plus forte raison peut-on le dire des dynasties qui se sont succédé depuis Balzac, et dont les chefs principaux n’ont fait que rédiger dans des programmes les qualités dominantes de leur esprit, soit Flaubert, l’homme d’un chef-d’œuvre unique et d’un immense labeur, soit les frères Goncourt, deux artistes de la sensation subtile et aiguë, soit Alphonse Daudet, dont l’observation profonde et cruelle a eu de si fortes prises sur les esprits de son temps, ou bien encore Zola, qui a créé l’épopée du roman ultra-démocratique, le maître de l’Assommoir et de Germinal, jusqu’à l’avènement nouveau de Paul Bourget et de Guy de Maupassant, l’un psychologue raffiné et souffrant « du mal de la vie », l’autre doué d’un humour naturel et d’un style de race qui dissimulent mal un fond effrayant de mépris pour l’homme, peut-être même, si l’on pénètre plus loin, une tristesse presque tragique. En réalité, peut-on dire que chacun de ces noms représente une école ? Assurément non ; ce qu’il faut y voir, ce sont des diversités d’esprits à l’infini, dont chacun s’attribue l’initiative et la souveraineté d’un genre nouveau ; il y a des variations de genres d’un esprit à un autre, comme, à certains moments, il y a des variations du goût dans l’esprit public. Les modes n’ont qu’un temps ; elles se succèdent les unes aux autres sans se détruire et même sans se remplacer, par une sorte de rythme régulier. Nul ne peut dire de quel côté ira la génération prochaine, quand on sera fatigué des excès de l’observation brutale. Ce sera peut-être l’occasion de revenir à George Sand, trop délaissée un instant par une époque exclusivement positive, amoureuse des faits plus que des idées, éprise de méthodes expérimentales là même où elles n’ont que faire, et défiante des belles chimères. Et déjà paraissent chez des esprits en éveil des symptômes d’une réaction vers la créatrice de tant de beaux romans.

George Sand était portée, par son tempérament d’esprit, à la conception d’aventures plus ou moins chimériques, au conflit des passions idéales avec des événements imaginaires ; elle s’y complaisait délicieusement. Mais on se tromperait fort en croyant qu’elle observât médiocrement la vie réelle et qu’elle ne s’en inspirât que rarement. Que de preuves nous pourrions donner du contraire ! Dira-t-on qu’elle n’est pas, en même temps qu’une merveilleuse artiste d’inventions superbes, une psychologue pénétrante dans presque toutes ses œuvres, dans certaines parties au moins ? Au moment où elle écrivait ses premiers romans, à l’aurore de sa vie littéraire, que d’observations fines et variées elle déploie déjà, quelle expérience de la vie réelle, profondément sentie, se révèle, bien que moins en dehors que chez Balzac, moins étalée en surface, mais bien délicate et d’un ton si juste, jusqu’au moment où la chimère s’empare de l’auteur et l’emporte avec le lecteur au ciel ou aux abîmes.

Vous rappelez-vous, au hasard des premières œuvres, l’intérieur glacial de ce petit castel de la Brie ? Comme cela est bien vu, finement observé ! Comme toutes ces attitudes diverses ont été notées dans un souvenir exact ! Comme tous ces détails d’intérieur sont rendus ! Comme on sent peser lourdement sur chacun des acteurs le poids d’une soirée d’automne pluvieuse qui a suivi une journée plus monotone encore ! Ce vieux salon, meublé dans le goût Louis XV, que le colonel Delmare arpente avec la gravité saccadée de sa mauvaise humeur, cette jeune créole, toute fluette, toute pâle, Indiana, enfoncée sous le manteau de la cheminée, le coude appuyé sur son genou, dans sa première attitude de tristesse non encore révoltée, mais prête à l’être au premier signal de la passion ; en face d’elle, ce Ralph, fixe et pétrifié, comme s’il craignait de déranger l’immobilité de la scène, de même que dans tout le roman il craindra de troubler les événements par sa modeste personnalité, jusqu’à ce que les événements lui imposent un rôle d’héroïsme qui le trouvera prêt : n’y a-t-il pas dans chacun de ces traits comme une expérience personnelle, une impression de vie réelle, une préparation des destinées qui vont s’accomplir ? Combien elle est curieuse aussi, dans une autre œuvre, voisine de celle-ci par la date, la psychologie d’André, avec cette sensibilité naïve, emportée en dedans, craintive au dehors, avec cette tendresse de cœur qui le rendait presque repentant devant les reproches, même injustes ! Ce sont là d’admirables études de caractères. L’insurmontable langueur de ce personnage, cette inertie triste et molle, l’effroi des récriminations, cette avidité vague et fébrile de l’inconnu, tout cela ne fait-il pas de lui la victime inévitable du conflit qui va briser sa vie entre le marquis de Morand, son père, un tyran sans mauvaise humeur, un joyeux et loyal butor, et sa maîtresse, Geneviève, une pauvre fleuriste qui prendra tout ce cœur déshérité et qui mourra de cet amour ! Pas une page ici, pas une ligne qui ne soit du roman expérimental, sauf la poésie, qui transfigure tout, même l’analyse, même l’observation. Nous pourrions faire la même enquête, qui nous donnerait le même résultat, jusqu’à Jean de la Roche, jusqu’au Marquis de Villemer, en insistant sur ce trait que les situations données et les caractères indiqués sont presque toujours pris dans la réalité la mieux observée, et que ce n’est que dans la suite et sous la pression d’une imagination qui ne se contient plus que les caractères s’altèrent, se déforment ou s’idéalisent à l’excès.

Il y a un de ses romans surtout, dont elle dit elle-même « qu’il est un livre tout d’analyse et de méditation », et qui m’a semblé se détacher en relief sur l’ensemble de son œuvre, comme une des plus fortes études qui aient jamais été faites sur une des formes maladives de l’amour, la jalousie ; je veux parler de Lucrezia Floriani. Il importe peu que ce soit un chapitre de psychologie intime, où les personnages réels du drame de sa vie peuvent se reconnaître eux-mêmes sous des noms nouveaux. Il importe moins encore que George Sand se soit faiblement défendue d’avoir voulu faire dans ce roman des portraits très exacts8. Ce qui importe, c’est l’exactitude de la peinture morale qu’elle nous a donnée, quel que soit l’exemplaire vivant où elle en a pris les traits. Le point de départ, ce fut un de ces amours réputés impossibles et qui sont précisément ceux qui éclatent avec le plus de violence.

« Comment le prince Karoll, cet homme si beau, si jeune, si chaste, si pieux, si poétique, si fervent et si recherché dans toutes ses pensées, dans toutes ses affections, dans toute sa conduite, tomba-t-il, inopinément et sans combat, sous l’empire d’une femme usée par tant de passions, désabusée de tant de choses, sceptique et rebelle à l’égard de celles qu’il respectait le plus, crédule jusqu’au fanatisme à l’égard de celles qu’il avait toujours niées, et qu’il devait nier toujours ? »

Ce fut, en effet, un terrible malentendu ; le châtiment ne se fit pas attendre. À peine la destinée de cet invraisemblable amour s’est-elle accomplie, l’imagination du prince Karoll s’excite sur toutes les circonstances de la vie de Lucrezia, même sur ce passé qu’on ne lui a pas caché ; les difficultés commencent ; tout s’assombrit dans cette âme où le soupçon est entré ; la vie entre ces deux êtres n’est plus qu’un long orage. Comment naît la jalousie, comment elle jette son poison secret dans les rapides joies de ce bonheur, étonné d’abord de lui-même, comment elle le corrompt sans le détruire, produisant les courtes folies, les angoisses délirantes, les fureurs qui éclatent ou celles qui tuent par de longs silences, comment les ruines morales s’accumulent sous les coups d’un insensé, jusqu’au dénouement fatal, vulgaire et poignant, voilà ce que raconte ce livre avec une logique de déductions, une sûreté de traits, une profondeur d’analyse qui trahissent la vie observée de près et profondément sentie. La jalousie incurable du passé, voilà la maladie du prince Karoll. Les détails et la gradation du mal sont marqués avec une précision presque scientifique. Il a aimé cette femme, sachant tout, et, malgré tout, il l’a aimée quand elle n’était plus ni très jeune ni très belle, en dépit d’un caractère qui était précisément l’opposé du sien, et n’ayant pu prendre jamais son parti de ces mœurs imprudentes, de ces dévouements effrénés, de cette faiblesse d’un cœur jointe à cette hardiesse d’un esprit qui semblaient une violente protestation contre tous les principes et les sentiments sur lesquels il a vécu jusque-là. Il n’a jamais pu pardonner à cette femme d’être si différente de lui-même. Il la poursuivra de sa folie croissante et devenue à la fin presque furieuse jusqu’au jour où Lucrezia tombe, sans avoir, une seule heure, inspiré de confiance à son étrange amant, sans avoir conquis son estime, sans avoir cessé d’être aimée de lui comme une maîtresse, jamais comme une amie. — Que ceux qui refusent à George Sand la faculté d’analyse relisent ce roman et qu’ils disent s’il n’y a pas là une admirable et profonde étude de passion, si chaque page n’est pas écrite avec une observation ou un souvenir ?

Ce qui a donné le change sur l’absence prétendue de la faculté d’observation chez George Sand, c’est qu’il arrive un moment, même dans ses plus belles fictions, où le romanesque s’introduit à forte dose dans le roman, l’absorbe tout entier et efface tout le reste. Le romanesque, c’est l’exaltation dans la chimère : il marque l’âge d’une génération et la date d’un livre ; il se reconnaît à la manière d’aimer (surtout à la façon de dire que l’on aime), à la manière de concevoir et d’imaginer les événements, à la manière plus ou moins agitée et surexcitée d’écrire. Un maître de la critique, M. Brunetière, a marqué fortement ces traits :

« … Cette façon forcenée d’aimer fut celle de toute la génération romantique. Tout le monde n’aime pas de la même manière, et chacun a la sienne ; mais les romantiques ont aimé comme personne avant eux n’avait fait, ni depuis… Certes, Indiana, Valentine, Lélia même et Jacques sont de curieuses études de l’amour romantique. George Sand, selon son instinct, n’a pris, dans la réalité, qu’un point de départ ou d’appui, qu’elle quitte aussitôt pour revenir au rêve intérieur de son imagination… Il y a dans ces romans une partie romanesque et sentimentale qui a étrangement vieilli9. »

Prenons, dès les débuts, deux des œuvres les plus célèbres, Valentine et Mauprat, et voyons comment ce jugement se vérifie, et aussi comment le pronostic se réalise. Dans chacune d’elles il y a une matière riche, neuve, variée, d’invention naturelle, et aussi semblable au vrai qu’il est possible, mêlée bientôt à des exagérations de caractères ou de détails qui étonnent ou révoltent l’imagination la plus docile et la plus crédule. Que la ravissante Edmée aime son cousin Bernard, qu’elle l’ait aimé dès sa rencontre avec lui dans la société épouvantable des Mauprat, qu’elle ait tacitement choisi ce rustre, ce sauvage qui sait à peine signer son nom, qu’elle ait pris à tâche de le civiliser pour le rendre digne d’elle, qu’elle ait réussi enfin, à force de dévouement actif et silencieux, à en faire un vaillant homme, un honnête homme, en l’élevant jusqu’au niveau de son cœur, tout cela, c’est le roman même, et quel beau, quel noble roman !

Mais à travers ce courant divers ou mélangé de deux existences, séparées à l’origine par des abîmes et que le plus sincère amour a rapprochées dans la vie, l’élément invraisemblable se glisse, grandit, intercepte l’intérêt, contrarie à chaque instant les belles et saines émotions du roman, les empêche de germer à l’aise. C’est la perpétuelle apparition du père Patience à tous les carrefours du pays et à chaque page du roman ; c’est l’inévitable intervention de cet homme qui a tout appris dans la vie des champs, qui sait tout du présent et de l’avenir, de ce grand justicier, de ce magistrat improvisé qui impose silence aux puissances de la province, de ce paysan qui joue, à chaque occasion, le rôle de Mirabeau, conduisant par sa parole les événements, nouant et dénouant l’action ? N’est-ce pas le faux et l’invraisemblable en personne ? Qui nous délivrera de ce type artificiel, de son bavardage et de son infaillibilité ? C’est vraiment trop demander à notre bonne volonté que de nous faire accepter ce prolixe collaborateur, éclairé des feux de la révolution prochaine, travaillant, au nom du contrat social, à la justification de Bernard, qui n’est pas coupable, et au dénouement du roman, qui se dénouerait fort bien sans lui. Élément romanesque, et d’autant plus blâmable ici qu’il est inutile. Ce bonhomme Patience m’a bien l’air de jouer la Mouche du coche, et le mutisme actif de Marcasse fait dix fois plus de besogne, sans en avoir l’air, bien qu’il ait, lui aussi, une bonne part de romanesque.

Valentine est, à côté de Mauprat, un des plus charmants et des plus tragiques récits d’amour. Car, que demander à Mme Sand ? Au fond, elle ne sait que l’amour. Elle a prodigué, ici encore, les plus merveilleuses peintures de ce sentiment, elle l’a encadré dans le théâtre de ses longues et continuelles rêveries, dans ces paysages du Berry qu’elle a tant aimés. Elle a trahi, par la grâce d’un incomparable pinceau, l’incognito de cette contrée modeste, de cette Vallée-Noire, dont elle dit : « C’était moi-même, c’était le cadre, c’était le vêtement de ma propre existence ». Et tout cela elle l’a livré au public, comme attirée par un charme secret et le répandant à son tour. De là est sortie cette analyse de passion qu’on n’oublie plus et qui fait de chaque lecteur un complice de Bénédict. On le suit, on le voit arrêté, contemplant Valentine, sur le bord de l’Indre, tandis qu’assis sur un frêne mal équarri, il s’enivre de son image, tantôt réfléchie dans l’onde immobile, tantôt troublée par un frisson de l’eau. Il ne pense pas, dans ce moment-là, il jouit, il est heureux ; il boit par les yeux le poison fatal dont il mourra. Les événements se développent ; mais déjà peu à peu quelques-uns des caractères d’abord indiqués changent et se déforment. Bénédict est le paysan sublime et passionné. M. de Lansac, le fiancé de Valentine, d’abord un très galant homme, devient le type légèrement chargé d’abord, puis démesurément avili de l’homme du monde sans passion généreuse, sans jeunesse morale, usé et flétri au dedans, d’ailleurs cupide et débauché, tout ce qu’il faut pour rendre la lutte difficile à Valentine, facile à Bénédict. Mme de Raimbault, une femme du monde, qui a simplement des préjugés, passe tout à coup à l’état d’une vieille coquette, coureuse de bals de sous-préfecture, qui se désintéresse de sa fille à un point invraisemblable, ainsi que plus tard M. de Lansac de sa femme, sans doute pour laisser les incidents les plus graves se développer à leur aise, sans la gêne de la vie de famille, où la plus simple surveillance entraverait les libres allures du roman. Ainsi s’explique ce va-et-vient des personnages les plus compromettants et les plus faciles à compromettre, qui entrent dans le parc et le château, ou bien en sortent, comme il leur plaît, le jour et même la nuit. Bénédict en profite à souhait, d’abord pour essayer de tuer à l’affût, dans la soirée même du mariage, l’époux, M. de Lansac, sous le prétexte étonnant de punir « une mère sans entrailles qui condamnait froidement sa fille à un opprobre légal, au dernier des opprobres qu’on puisse infliger à la femme, au viol », puis, pour s’introduire au château furtivement, et prendre la place de M. de Lansac absent dans la chambre nuptiale. Et de là une des plus incroyables folies qui puissent traverser une imagination exaltée, cette scène capitale de la nuit de noces entre Valentine malade, aliénée d’elle-même, tombée par désespoir dans une sorte de somnambulisme, et Bénédict, qui passe près d’elle les heures troublantes de la nuit, s’exaltant de la présence aimée, livré à toutes les furies de la passion, qu’heureusement une série de hasards transforme en un inoffensif et délirant monologue. Tout cela est bien étrange. « Il ne faut pas oublier, dit Mme Sand ingénument, que Bénédict était un naturel d’excès et d’exception. » Il le prouvera jusqu’à la fin, à travers des incidents sans nombre, des surprises et des rendez-vous manqués, jusqu’à un meurtre absurde, jusqu’au coup de fourche qui atteint le héros par suite d’un ridicule malentendu. Toute cette seconde partie du roman est une série de drames vulgaires et forcenés où l’invraisemblable tue l’intérêt. Le charme s’est évanoui. Mais qu’il était grand, irrésistible dans la première partie du livre !

George Sand avait elle-même conscience de cette impulsion étrange qui la portait à un romanesque exagéré :

« Je déclare aimer beaucoup, disait-elle dans le préface de Lucrezia Floriani, les événements romanesques, l’imprévu, l’intrigue, l’action dans le roman… J’ai fait tous mes efforts, cependant, pour retenir la littérature de mon temps dans un chemin praticable entre le lac paisible et le torrent… Mon instinct m’eût poussée vers les abîmes, je le sens encore à l’intérêt et à l’avidité irréfléchie avec lesquels mes yeux et mes oreilles cherchent le drame ; mais quand je me retrouve avec ma pensée apaisée, je fais comme le lecteur, je reviens sur ce que j’ai vu et entendu, et je me demande le pourquoi et le comment de l’action qui m’a émue et emportée. Je m’aperçois alors des brusques invraisemblances ou des mauvaises raisons de ces faits que le torrent de l’imagination a poussés devant lui, au mépris des obstacles de la raison ou de la vérité morale, et de là le mouvement rétrograde qui me repousse, comme tant d’autres, vers le lac uni et monotone de l’analyse ».

On pourrait faire un travail de ce genre sur la plupart des romans de George Sand et fixer les proportions variables de ces deux éléments qu’elle emploie, le chimérique poussé à outrance et le réel finement observé. C’est là que se révélerait le grand défaut de cette belle imagination créatrice. Elle ne sait pas composer une œuvre ; elle ne sait y conserver ni l’unité du sujet, qui change souvent, ni l’unité de ton dans les caractères qui s’altèrent sans cesse. Elle n’en a d’avance arrêté ni le but ni les proportions. Quand par hasard il lui arrive de conserver l’unité de l’œuvre, c’est à son insu et comme par un coup de la grâce. Elle concevait des personnages dans une situation donnée, qui était presque toujours un état de passion, elle s’éprenait d’eux, elle s’y intéressait ardemment et pour son propre compte, tandis qu’elle les racontait et les peignait avec la flamme intérieure ; elle s’abandonnait à une sorte de hasard d’inspiration qui amenait les grandes luttes, mais qu’elle gouvernait bien peu, disait-elle, au point d’ignorer d’avance comment ces batailles de la vie se termineraient et comment le roman se dénouerait. C’était véritablement le triomphe de ce qu’on a nommé plus tard l’inconscient dans le talent ou dans le génie. Je ne puis, en effet, mieux exprimer ce singulier phénomène dont elle donnait le spectacle étonnant dans sa méthode de travail, qu’en disant que c’était un phénomène d’inconscience superbe, mais bien peu sûre dans le résultat. Rien de calculé, en apparence, rien de prémédité ; pas même les grandes lignes arrêtées ; tout procédait dans son art comme dans la vie. Quand une rencontre dramatique a lieu, quand une grande aventure commence, qui peut dire, dans le train de l’existence, ce qui devra arriver le lendemain ? Il en était de même dans le domaine de son imagination. Elle ne savait pas la veille ce qui arriverait de ses héros ou à ses héros. Elle les livrait à la fatalité de son art, comme la vie les livre à la fatalité des événements. De là ce contraste saillant dans ses œuvres : l’entrain, la fougue, les merveilleux préludes, le commencement enchanteur de presque toutes ses fictions, des plus belles. Puis, à un certain moment, il se produit une sorte de fatigue : la richesse des développements devient de la prolixité, le récit se traîne en méandres inutiles ; le style aussi se lasse et se néglige. Et cependant il faut bien finir. On finit, mais c’est une fin de raison, non d’inspiration. La composition languit, tout simplement parce qu’il n’y a pas eu de plan préparé, et que la composition n’est pas portée jusqu’au bout par l’ardeur de la pensée ou de la passion. Les dénouements n’égalent jamais les préludes de l’œuvre. On la voyait vivement préoccupée d’une idée de roman, possédée par son sujet, à tel point que tous ceux qu’elle avait traités auparavant semblaient ne plus exister pour elle, et, quelque temps après, elle avait hâte de dire adieu à ses personnages les plus chers d’un jour. Elle avait usé et comme consumé par le feu de son imagination les plus beaux enfants de son rêve ; elle les replongeait dans le passé, en un tour de main, je pourrais dire dans le néant. N’était-ce pas un néant relatif que cet oubli qui succédait si vite en elle à la présence réelle de tous ces personnages, dont le nom même sortait parfois de sa mémoire ? La fournaise ardente s’était refroidie ; pour se rallumer, elle attendait d’autres types, d’autres moules d’où allait sortir un monde nouveau.

Quand le chimérique s’introduit ainsi dans ses œuvres, forçant les événements et les caractères, c’est une preuve que chez elle l’inspiration s’épuise, que la fatigue se trahit et que l’auteur ressent une certaine hâte d’en finir avec le sujet dont elle a déjà exprimé la substance et la fleur. Mais il faut bien se garder de confondre ce romanesque médiocre, qui exprime une lassitude dans son talent, avec un autre genre de romanesque, qui produit chez elle des œuvres exquises et qui est un jeu enchanté de son imagination. Pour bien marquer cette nuance, deux noms suffisent ; nous pourrions en citer dix : Teverino et le Secrétaire intime. Ce sont là des récits conçus dans une heure de fécondité heureuse et qui semblent avoir été achevés sous la même inspiration fraîche et sans défaillance, de la première à la dernière page, sans un intervalle de repos ni de fatigue. Songes d’une nuit d’été, rêveries d’une journée de printemps, on ne sait de quel nom désigner ces fictions magiques, qui vous tiennent comme suspendus dans un monde légèrement idéal, où tout succède au vœu de l’auteur avec une complaisance des événements et une docilité des personnages qu’on ne trouve pas toujours en ce monde. Le Secrétaire intime est une fantaisie « qui lui est venue après avoir relu les Contes fantastiques d’Hoffmann » ; il a gardé quelque chose de son origine. Tout est invraisemblable dans cette principauté bâtie entre ciel et terre, aux ordres de cette souveraine énigmatique et ravissante, Quintilia Cavalcanti, tour à tour folle du luxe et du plaisir, et adonnée au plus sérieux labeur de la pensée, soupçonnée des plus noirs crimes d’amour, une Marguerite de Bourgogne qui se montre dans un cadre enchanté, puis tout à coup révélée à travers les aventures les plus contraires comme une épouse admirable, vertueuse et fidèle à un époux qu’elle adore dans l’incognito de son exil errant. L’amour légitime avec des airs d’aventurier ! Quel rêve enfin réalisé par Mme Sand ! C’est la seule manière, à ce qu’il paraît, de faire supporter le mariage. Et que d’épreuves pour le jeune comte de Saint-Julien, jeté en plein mystère par un hasard de voyage, admis sur le grand chemin dans le carrosse de la princesse, au grand déplaisir de la lectrice et de l’abbé, à la stupéfaction de la petite cour fabuleuse et agitée où il débarque comme un événement, puis montant en grade et en faveur avec une rapidité qui lui donne le vertige, et dans ce vertige fatal concevant un impossible amour qui le mène au bord des plus grands périls. Le dénouement arrive. L’heureux époux, le mystérieux Marx, sauve Julien de ses imprudences. Notre héros sort de cette féerie, tour à tour ravi, épouvanté, humilié, meurtri. La guérison ne viendra que plus tard, après la maladie de rigueur, qui suit les grandes défaillances, et le retour dans sa famille, où il rapportera une imagination plus calme, une âme plus indulgente et le souvenir, le rêve plutôt des aventures dont il a eu pendant une année le spectacle éblouissant et tragique devant les yeux. Il n’y a pas de bon sens dans cette fable. Mais quelle jolie suite aux Contes d’Hoffmann ! C’est ainsi qu’un grand artiste imite et s’inspire.

C’est de la même source de romanesque heureux qu’est sorti Teverino. Il arrive ainsi bien souvent à George Sand, lasse de la vie plate et vulgaire, de vouloir s’en échapper à tout prix, et de se raconter à elle-même de merveilleuses histoires, comme celles qui prenaient tant de place autrefois dans sa vie d’enfant et qui finissaient par lui faire une existence rêvée presque aussi importante, dix fois plus précieuse et plus chère que l’autre. C’est dans un de ces jours où, comme Scheherazade dans les Mille et une Nuits, mais pour satisfaire à son caprice d’imagination et non pas à celui d’un sultan féroce, elle s’amusait elle-même et s’enchantait de ces récits, qu’elle conçut l’idée de cette journée unique, et qu’une fois conçue comme à travers un songe, elle la jeta sur le papier, dans sa vivacité et sa fraîcheur intactes, à peine entamées par le travail presque insensible de la composition.

Certes il y a bien de quoi crier à l’invraisemblance quand on voit s’organiser, au hasard des événements, cette jolie caravane de voyage, dans la villa de Sabina, au lever du soleil. Léonce conjure Sabina de se laisser emmener où il voudra, sans rien lui désigner d’avance, à travers les paysages les plus variés, aussi loin qu’on pourra aller dans une seule journée. Il a touché la corde magique, l’inconnu ; la fantaisie enlève les dernières résistances ; Léonce va devenir l’arbitre de cette journée. On part à deux, avec la négresse de Sabina et le jockey sur le siège. Et bientôt les rencontres commencent : on enlève un bon curé qui marchait gravement sur la route, son bréviaire à la main ; un peu plus loin, une ravissante petite paysanne errante, qui a pour spécialité d’apprivoiser les oiseaux et qu’on annexe à la caravane ; plus loin enfin, à travers mille aventures, le héros du roman, le plus singulier et le plus merveilleux des héros, un voyageur que Léonce rencontre se baignant dans un lac, bien différent dans sa noble nudité de ce qu’il paraissait être, un instant auparavant, sous ses haillons sordides. Léonce fait de lui un homme comme il faut en lui jetant des habits convenables. Touchant apologue qui nous fait voir qu’il n’y a bien souvent qu’une question de vêtements entre les hommes, surtout dans les romans de Mme Sand ! C’est une idée chère à l’auteur, et qu’elle reprendra souvent, jamais avec autant de bonheur et de grâce. Teverino s’est révélé à Léonce avec sa distinction naturelle ; c’est le plus beau des mortels et le plus éloquent des artistes. Dès lors il va prendre sa place, qui sera la première, dans cette journée romantique ; il marque en tout genre une supériorité de virtuose, de philosophe, d’ami dévoué (bien qu’improvisé), d’amant chevaleresque, si bien qu’il remplit toute la fin de la journée, toute la soirée qui la termine et la matinée qui la recommence, des propos les plus fins, les plus brillants, les plus poétiques, des actes les plus audacieux, des engagements de cœur les plus hardis, arrêtés à temps avec une discrétion que n’aurait pas un homme du monde. Il éblouit de sa voix d’artiste toute une petite ville italienne où l’on s’est arrêté pour le soir, il étonne de plus en plus Léonce, il l’irrite même et le domine par la noblesse de sa conduite, il se fait un instant presque aimer de l’élégante et hautaine Sabina ; et ce n’est que par générosité qu’après l’avoir troublée, comme pour faire l’épreuve de sa puissance, il détache de lui ce cœur fragile, un instant surpris, le rend à Léonce, et disparaît. — Ce souverain improvisé de quelques heures, pendant cette journée unique, est l’enfant gâté de George Sand. C’est bien l’artiste aventurier qu’elle a toujours aimé, un de ces bohèmes de génie, déguenillés mais délicats, nobles et superbes, qui doivent leurs riches facultés à la nature, et qui les ont conservées avec soin, grâce à une indépendance, à une paresse, à un désintéressement qui les rend pauvres, mais les garde purs. Elle l’a vu agir devant ses yeux, cette fois ; elle l’a vu marcher, ce héros longtemps imaginé, elle l’a vu dominer le petit monde où elle l’a introduit. Elle en a été heureuse, comme du succès d’un fils chéri de son imagination. On peut sourire de ce facile bonheur qu’elle s’est donné à elle-même. Mais les traits de la vie réelle se mêlent si bien ici à la fable, il y a de si charmants épisodes dans cette journée disposée par la plus aimable et la plus ingénieuse des providences, il y a des conversations si élégantes et si délicates, qu’il faut bien en passer par la fantaisie de l’auteur, et vraiment on aurait mauvaise grâce à résister au charme qui vous pénètre et vous entraîne.

Le roman, ainsi conçu, est tout simplement de la poésie. Soit. Est-ce donc là quelque chose de si malheureux, et George Sand perdra-t-elle quelque chose à une accusation de ce genre ? Il faut bien que le roman se rapproche de la poésie ou de la science. Le roman scientifique est en grand honneur de nos jours : la science des mœurs, des institutions, des classes sociales, des caractères et des tempéraments, des influences physiologiques et médicales qui déterminent l’individualité de chacun, des hérédités que l’on subit à travers les âges, voilà la matière indéfinie et toujours variée du roman expérimental. Mais faut-il sacrifier à ce genre unique tous les autres genres et en particulier celui qui considère le roman comme une œuvre à la fois d’analyse et de poésie, comme George Sand le définissait d’instinct ? Prenons garde, le roman selon George Sand, c’est le vrai roman national ; si nous en croyons les interprètes des origines de notre littérature10, il est né des anciennes chansons de geste ; il est de la même famille que la poésie ; et qui pourra d’ailleurs démontrer qu’on a tort de le comprendre ainsi ?

On notera, avec un soin pédantesque, les invraisemblances qui abondent dans les fictions de George Sand. Mais ne serait-il pas aisé de noter, en regard de l’invraisemblance des événements que l’on peut signaler chez elle, le défaut de logique des caractères chez les naturalistes le plus en vogue, l’incohérence des sentiments, la bizarrerie maladive de la conduite, sous prétexte de maladies ou d’hérédité ? Et nous en viendrions à nous demander de quel côté il y a le plus d’invraisemblable. C’est une querelle qui durera longtemps et où nous n’avons pas l’intention d’entrer. Il serait pourtant curieux de savoir si les prétendus observateurs de la réalité ne font pas autant de concessions que les autres romanciers à une certaine convention aussi artificielle, aussi arbitraire, aussi fausse que celle dont ils font un si terrible grief à l’école qu’ils veulent détruire, comme si l’on détruisait des tempéraments et des goûts !

À cette manière de comprendre le roman, correspond le style, qui mériterait une étude à part chez George Sand et dont nous n’indiquerons que quelques traits, bien reconnaissables à travers la variété infinie des sujets qu’elle a traités et dans la longue suite de cette vie remplie pendant quarante-six ans des plus féconds travaux.

Certes on ne peut pas dire qu’elle n’ait pas fait, pendant un aussi long intervalle de temps, son éducation d’écrivain, et qu’elle n’ait pas modifié son instrument d’expression et ses ressources. Cependant, dès le début, sa langue était formée, déjà ample et souple, pleine de mouvement et de feu. Le long travail d’une vie littéraire ne fit que la développer, il ne la créa pas ; elle lui était venue comme d’instinct, aussitôt que, dans sa retraite de Nohant, elle jeta sur quelques feuilles éparses ses tristesses, ses larmes, ses révoltes, toute la matière de son rêve intérieur. Les mots lui obéissaient déjà sans résistance, les images suivaient d’elles-mêmes et s’entrelaçaient sans effort avec une justesse que rencontrent seuls, du premier coup, les écrivains de race. Écrire est, pour certaines personnes, aussi naturel que respirer. George Sand écrivait en prose comme Lamartine en vers ; c’était pour tous les deux une sorte de fonction de la vie ; ils la remplissaient sans l’avoir étudiée ; ni l’un ni l’autre n’aurait pu en rendre compte à eux-mêmes ni aux autres. Ni l’un ni l’autre ne furent des artistes de travail et de volonté ; ils furent des artistes de nature ; ils étaient nés grands écrivains, ils l’étaient dès la première page.

Cette facilité, qui est un don, est un piège. George Sand n’a pu échapper à ce péril d’un abandon trop peu surveillé au courant qui l’entraîne. Elle a une complaisance excessive à développer ses idées ; elle s’endort parfois, elle s’oublie dans une sorte de prolixité qui la trompe elle-même ; elle a ses négligences. On a aussi noté trop souvent une certaine tendance à l’emphase, pour que ce grief n’ait pas quelque motif. Dans les conversations, ou plutôt dans les discours dialogués de Lélia ou de Spiridion, de Consuelo ou de la Comtesse de Rudolstadt, il est certain que ce beau style devient la proie d’un lyrisme philosophique assez nuageux, qu’il s’y dissout en vapeurs fuyantes ou s’y assombrit jusqu’à une sorte d’obscurité volontaire. Les ténèbres ne vont pas à ce tempérament sain et naturel de l’écrivain. Il les secoue avec bonheur et se retrouve tout entier, quand la crise philosophique est terminée, soit dans les descriptions de paysages, qui, dans Lélia, sont d’un art merveilleux, soit dans les peintures de caractères, dès que l’écrivain sort de ces régions d’une demi-réalité à peine consistante, quand il touche terre, quand il se prend à la vie ou qu’il s’égaye d’une de ces situations qu’il a inventées (comme les diverses rencontres de voyageurs dans Teverino). Il y a là des parties de dialogues très vives, spirituelles, d’autres très élégantes, des remarques et des conversations pleines d’un esprit de belle tournure et de bonne compagnie, même quand les personnages sont équivoques. On n’a peut-être pas assez remarqué cette qualité de l’esprit dans le style de George Sand : « Les romantiques, a-t-on dit, n’ont pas connu la bonne plaisanterie : ni Chateaubriand, ni Lamartine, ni Vigny, ni Hugo, ni Balzac, ni George Sand. » Cela n’est pas tout à fait juste pour Mme Sand. Elle n’avait pas d’esprit dans la conversation, elle ne savait pas plaisanter en causant. Mais tout changeait quand elle avait la plume à la main. Elle suivait alors, d’un trait rapide, les conversations qu’elle entendait au dedans d’elle-même ; elle s’y absorbait, et, dans ces improvisations qu’elle recueillait de ses interlocuteurs imaginaires, le naturel, la grâce, la verve, la finesse ingénieuse abondaient ; la force de la situation se dessinait si vivement en elle, qu’elle semblait n’être qu’un écho ; mais la voix intérieure qui lui dictait ces vives et fines reparties était bien à elle ; c’était elle-même et une autre, très différente de ce qu’elle était dans la vie réelle.

« Ce n’est, nous dit-on encore, ni par un éclat extraordinaire ni par la perfection plastique que son style se recommande, mais par des qualités qui semblent encore tenir de la bonté et en être parentes. Car il est ample, aisé, généreux, et nul mot ne semble mieux fait pour le caractériser que ce mot des anciens : Lactea ubertas, une abondance de lait, un ruissellement copieux et bienfaisant de mamelle nourricière »,

Et l’image entraîne une hardie et charmante apostrophe à la « douce Io du roman contemporain »11. Rien de plus aimable, assurément. C’est l’hommage d’un écrivain qui, parmi les jeunes, est un de ceux qui l’ont le plus et le mieux aimée. Un mot pourtant nous inquiète. On reproche à ce style si expressif et si coloré de n’être pas suffisamment plastique. Que veut-on dire par là ? Sans doute qu’il n’est pas assez fortement modelé sur les formes réelles, qu’il n’en dessine pas assez rigoureusement les contours, comme celui de Victor Hugo, de Théophile Gautier ou de Flaubert, qu’il ne s’étudie pas à les mettre en relief ? Est-ce un tort ? S’il n’est pas plastique, c’est-à-dire sculptural, ce style est pourtant très pittoresque, et, quand il s’agit de décrire, il ressemble à une belle peinture. N’est-ce pas une compensation ? Ce style est d’une transparence merveilleuse, au fond de laquelle on voit la réalité telle que l’a vue le peintre, plus la pensée même du peintre qui l’a interprétée. Soit dans les descriptions, soit dans les analyses, soit dans la suite des événements, il suit l’idée d’un mouvement continu, il l’exprime et le manifeste avec une aisance et une fluidité qui n’empêchent pas la force.

J’ai vu, dans un repli des montagnes du Jura, une source que l’on appelle la Source bleue, à cause de sa couleur, qui reflète le paysage environnant, un coin du ciel ménagé au-dessus d’elle et peut-être aussi la nature de la pierre où elle a creusé sa coupe d’azur. Elle est calme, profonde, attirante comme par un charme magique. On ne peut voir cette source sans s’éprendre d’elle et adorer la Naïade qui la consacre ; on la suit dans sa fuite à travers les prés voisins ; elle s’excite par la pente à laquelle elle obéit ; elle murmure avec fracas en descendant rapidement à travers son lit de cailloux ; elle s’irrite et frémit, au bas du coteau, contre un rocher immobile et brutal qui lui barre le chemin ; elle détourne de cette barrière sa colère et son cours, grondant encore, élargissant à chaque pas son onde grossie des torrents voisins qu’elle reçoit et qu’elle absorbe. Un instant, comme trop pleine des trésors amassés de ces eaux étrangères, elle passe par-dessus ses rives, elle s’épuise par ce débordement, elle va perdre une partie de ses flots inutiles autour d’îlots de sables dénudés ; puis enfin, se recueillant par un dernier effort, elle se ramène en soi, elle s’offre apaisée à la contemplation des hommes, après avoir porté dans son cristal tant de paysages mobiles, tant de scènes variées des villes et des champs. C’est l’image du style de George Sand, toujours fidèle au mouvement intérieur de sa pensée, qu’il représente et dessine dans ses élans, dans ses agitations, comme dans ses soudains apaisements.

On a beau jeu pour nous dire qu’après quarante ou cinquante années, ce style, au moins dans certaines parties, a vieilli comme d’autres parties de l’œuvre. Il y a, à la vérité, tout un attirail d’idées extérieures, de sentiments factices, de langage, propre à chaque génération et qui nous fait l’effet, quand nous le revoyons au grand jour, d’une toilette défraîchie, d’un habit hors d’usage. Cette loi de la décadence inévitable, qui ne touche qu’aux dehors du personnage humain, au choix passager qu’il a fait, à sa date, de certaines manières d’être ou de paraître, cette loi n’a pas épargné, chez Mme Sand, toute la partie sentimentale, le romanesque dans l’expression violente des sentiments ou l’invention des situations, l’invraisemblance exagérée des événements, l’emportement des thèses, la déclamation surabondante, l’excès d’un style trop lyrique, dont l’auteur lui-même souriait par moments ; voilà les parties caduques et condamnées qui ont sombré pour toujours et qui, pour tout autre écrivain, auraient entraîné le reste de l’œuvre dans un pareil et irréparable naufrage.

Mais ici quel désastre c’eût été que la perte de tant d’œuvres en partie supérieures et de récits que le rayon de l’art a touchés ! Que de choses resteront et renaîtront si un injuste oubli s’est un instant mépris sur elles ! Tout ce qui est grâce aisée, création élégante, rêverie enchantée, sincérité de la passion, fantaisie merveilleuse, charme du style, tout cela ne mérite-t-il pas de vivre ? Le temps fera de plus en plus sûrement son œuvre, ici comme ailleurs. Et après ce travail d’élimination, qu’il accomplit avec une justesse infaillible sur chaque grande renommée, il proclamera avec un immortel honneur cette puissance d’invention, qui n’exclut pas la faculté d’analyse, mais qui lui crée un cadre merveilleux ; il proclamera que, grâce à cette richesse inépuisable d’imagination et ce don expressif du style, George Sand est restée un poète qui a peu d’égaux, un des plus grands poètes de sa race et de son temps.

Nous sommes maintenant à même, à ce qu’il semble, de répondre à la question que nous posions à la première ligne de cette étude. Oui, on reviendra à Mme Sand, après quelques années de négligence et quelques éliminations nécessaires dans son œuvre. Elle attirera de nouveau les générations nouvelles par l’éclat de cette poésie que nous avons essayé de définir. Quand elle ne servirait qu’à nous consoler, par quelques-unes de ses œuvres, de l’excès et du débordement du naturalisme contemporain, elle aurait eu raison d’écrire, même pour nous, même pour ce qui s’appelle la postérité. Elle aura sa place marquée dans la renaissance infaillible du roman, du théâtre et de la poésie idéalistes qui conserveront longtemps une clientèle considérable dans l’humanité de demain et d’après-demain, quoi qu’on fasse pour comprimer cet élan de l’esprit.

Ce sont des mœurs nouvelles qui ont amené le roman à prendre une si grande place dans la vie moderne. Mais rien ne nous oblige à croire que cette place sera éternellement occupée par le roman naturaliste. Comme nous l’avons déjà dit, il y aura partage entre les deux théories opposées ou peut-être oscillation périodique de l’esprit public entre l’une et l’autre. Ce qui a fait la royauté littéraire du roman, c’est en grande partie l’ennui moderne, cette maladie que les générations des autres siècles, moins excitées et plus croyantes, n’ont pas connue au même degré que nous ; c’est l’ennui, ce vide absolu de l’esprit et du cœur, qui est un trait irrécusable des hommes de notre temps. Autrefois on avait pour se distraire et s’occuper, dans les intervalles du travail quotidien, soit la passion de l’esprit et de la conversation, comme au xviiie siècle, soit les passions religieuses, comme au xviie siècle, la curiosité violemment excitée par la Réforme et la Renaissance, comme au xvie. Aujourd’hui, quand la vie, surmenée par le travail des affaires, est contrainte au repos, quelle ressource lui reste dans ce vaste désert des idées qui représente le monde intellectuel ou moral pour la majorité des hommes ? C’est le roman qui tient alors la place qu’occupaient autrefois les livres de controverse dans les siècles anciens ou les grandes questions de critique et de rénovation sociale au dernier siècle. Le développement exagéré de la vie positive a créé du même coup l’irrésistible besoin d’y échapper. Rien, non rien, même le désir de faire vite fortune et d’appliquer cette rapide fortune à de rapides plaisirs, ne prescrit contre certaines exigences de l’esprit. On a beau jeter en pâture à l’homme de ce temps les amusements ou les divertissements violents, on parvient bien à le distraire un instant, à le passionner pendant une heure ou deux ; on attire toute son activité au dehors, on l’y excite, on l’y épuise. Et au même instant où on le croit le plus oublieux de son moi intérieur, il échappe à ces prises du dehors ; il fait de soudaines rentrées en lui ; il y revient, tout fatigué du train de vie qu’il menait hier, qu’il mènera demain. Mais aussi, presque aussitôt, déshabitué depuis longtemps de penser, il s’effraye de cette solitude inanimée, de ce silence qu’il trouve en lui ; il a oublié de remplir et d’orner de pensées solides ce fond intérieur de l’âme qu’il n’habite qu’à de rares intervalles. L’idéal philosophique ou religieux ne visite plus guère cette âme vouée aux divinités vulgaires et faciles. Les lettres sévères rebutent depuis longtemps ces esprits restés arides sous une couche de banale culture. Quelle ressource lui restera pour remplir un instant ce grand vide qui s’ouvre devant lui ? Le théâtre et le roman, qui ne diffère du théâtre que par le développement de l’action concentrée sur la scène intérieure. D’ailleurs, le roman est toujours là, toujours à sa portée et sous sa main ; il se prête à remplir certaines heures où l’homme, en tête-à-tête avec lui-même, ne sait que penser. Il prend telle œuvre qui mène grand bruit, il la laisse, il la reprend à sa fantaisie. Le roman semble s’adapter de lui-même à ces intervalles inoccupés de la vie moderne ; il remplit les repos de l’action ou des affaires, où l’homme, même le plus ordinaire, sent en lui je ne sais quelle vague lassitude ou quelle morne inquiétude qui ressemble à un besoin de penser.

Mais l’influence du roman ne s’arrête pas là ; il n’est pas uniquement l’entretien et la distraction intellectuelle d’un grand nombre d’esprits vides ou médiocrement cultivés. Les intelligences les plus hautes elles-mêmes n’y échappent pas ; c’est une sorte d’habitude qui s’est créée pour l’esprit. Je demandais à un philosophe distingué de ce temps quel était, d’ordinaire, le premier article qu’il lisait dans la Revue des Deux Mondes. Il me répondit avec ingénuité que c’était toujours par le roman qu’il commençait sa lecture. Le plus grave esprit de notre âge, celui qu’on se figurait, surtout dans les dernières années de sa vie, comme naturellement absorbé dans les plus hautes méditations philosophiques ou religieuses, M. Guizot, me disait qu’il travaillait dans la première partie de la journée, qu’il faisait une promenade selon le temps, et que, tous les jours de sa vie, il rentrait à quatre heures pour se faire lire un roman anglais. Mais c’est surtout dans la vie des jeunes gens et des femmes que le roman s’est introduit, imposé comme l’aliment principal de leur intelligence. On peut dire que, pour beaucoup, il est devenu la littérature unique.

C’est ici que se place naturellement un vœu, une espérance, si l’on aime mieux, en faveur de la renaissance de George Sand, comme un des maîtres injustement oubliés. Si l’on rêve pour le roman d’être autre chose que la distraction abaissée d’une intelligence en détresse, l’élément d’une curiosité vulgaire, s’il doit, comme les autres formes de l’art, racheter sa souveraineté par une fin élevée, la justifier, avoir un but, en un mot, ne serait-ce pas à la condition qu’il mît un peu d’idéal dans cette pauvre vie, si agitée en apparence, si surexcitée au dehors, bruyante à la surface, au dedans si terne et si morne ? Ne serait-ce pas aller contre ce but que de proscrire cet idéal de la vie factice qui se joue devant notre imagination, comme on le proscrit avec tant de soin de la vie réelle ? Et quel art est-ce donc, si c’en est un, de nous donner dans une succession de types avilis, de situations tour à tour ternes et violentes, de scènes triviales, de scandales odieux ou mesquins, sous prétexte d’études de mœurs, la représentation des réalités qui obsèdent notre vie de chaque jour, qui occupent et poursuivent nos regards ? Il semble que le vice incurable du roman ainsi compris soit la négation même de sa fin légitime, qui est de relever l’homme, un instant, de toutes les tristesses et des misères, des trivialités et des ennuis de la vie quotidienne, de lui donner, pour quelques heures, l’illusion d’un monde où il puisse changer au moins le cours de ses idées et le train de ses soucis vulgaires, où les sentiments aient plus de force, les caractères plus d’unité, les passions plus de noblesse, l’amour plus d’élévation et de durée, le soleil plus d’éclat. Le roman anglais, qui s’est depuis longtemps acclimaté dans notre langue, et le roman russe, qui a fait récemment une entrée si superbe et triomphante dans notre littérature, sont beaucoup moins éloignés de cette conception qu’on ne le croirait. À un fond de réalisme, qui est dans les exigences toutes naturelles de l’esprit moderne, ces deux formes les plus récentes du roman, soit dans George Eliot, soit dans le conte Tolstoï, joignent tout un ensemble d’aspirations sévères et de poursuites élevées qui les rapprochent singulièrement, par certains points, de l’idéal que nous venons de décrire.

C’était aussi là, nous l’avons vu, l’idée que George Sand s’était faite du roman, au début de sa vie littéraire12. Transformer la réalité des caractères et des passions en l’élevant au-dessus des vulgarités et des laideurs, craindre avant tout de l’avilir dans le hasard des événements, qu’est-ce que cela, sinon chercher par tous les moyens l’expression la plus complète et la plus saisissante du rêve de la vie, verser quelques rayons d’idéal dans notre triste et pâle existence ? N’est-ce pas là de l’art, du vrai, du grand art ? Notre vie est dure ici-bas, dit George Sand, et nous n’y pouvons jamais être assez contents de nous ni des autres pour ne pas désirer de rêver tout éveillés. — Personne, plus et mieux qu’elle, et d’une main plus prodigue, n’a semé sur nous les enchantements de ce rêve. Nous ne pourrons jamais nous soustraire à cette soif de fiction, à moins que notre monde ne se transforme en une sorte de paradis où l’idéal d’une vie meilleure ne sera plus possible. En attendant, nous aspirerons toujours à sortir de nous-mêmes ; toujours notre imagination fera son charme et son ivresse de ce breuvage délicieux, la poésie sous les formes variées de l’art, le poème, le théâtre ou le roman. Que deviendrai-je si, à la place du breuvage exquis, votre main impitoyable me verse une seconde fois le breuvage vulgaire dont je suis rassasié ? C’est la gloire de George Sand d’avoir, dans sa longue carrière, toujours échappé à ce péril, et toujours épargné à ses amis inconnus cet affreux déboire. Sur ce point-là, au moins, elle ne les a jamais trompés.

Chapitre V.
La vie intime à Nohant.
La méthode de travail de George Sand.
Sa dernière conception de l’art. §

Avant de prendre congé de George Sand, nous voudrions l’étudier un instant dans sa vie intime et l’y saisir d’un coup d’œil rétrospectif. Quand cette étude n’est pas faite, on n’a jamais la notion complète d’un écrivain, surtout si cet écrivain est une femme. Cette vie ne commence véritablement qu’à l’époque de l’établissement définitif à Nohant, où George Sand se fixa en 1839, après le voyage en Suisse avec Liszt et Mme d’Agoult, et une retraite de quelques mois à Majorque, avec Chopin, le grand artiste déjà bien malade. Il y eut encore, ici et là, plusieurs séjours provisoires à Paris, pour l’éducation des enfants, Maurice et Solange ; mais dès ce moment-là, c’est Nohant qui est devenu son séjour habituel, son centre d’action ; c’est là que son existence est fixée et qu’elle a pu réaliser son rêve, l’idée d’une vie arrangée pour elle, ses enfants et ses amis. C’est là que se développe et s’achève, dans un cadre fixe et familier, ce que je pourrais appeler la dernière manière de George Sand, sur laquelle nous voudrions arrêter et retenir l’attention du lecteur.

Nous devons rappeler cependant quelques traits de la vie antérieure, celle qui a été l’objet ou le prétexte de tant de légendes. Se souvient-on, à ce propos, du joli conte d’Alfred de Musset, l’Histoire d’un merle blanc ? C’était une bien vieille histoire que celle qui s’était passée vers 1833 et 1834 à Paris et à Venise. Mais elle marque bien l’origine et le point de départ de cette vie d’abord si fantasque et livrée à l’aventure. On trouve tout, même l’histoire des autres dans cette fantaisie, quelque peu arrangée, mais transparente, du poète racontant les malentendus qui l’accueillent à son entrée dans la vie, les malveillances qu’il subit dans sa famille même, à cause de son plumage et de son ramage inusités, les accidents et les déceptions de tout genre qui lui font sentir chaque jour combien il est pénible, bien que glorieux, d’être en ce monde « un merle exceptionnel » !

Après plusieurs aventures dont il est sorti perdant chaque fois beaucoup de ses illusions et un peu de ses plumes, il rencontre enfin sa consolation sous la forme de la merlette de ses rêves, de la merlette idéale.

« Acceptez ma main sans délai ; marions-nous à l’anglaise, sans cérémonie, et partons ensemble pour la Suisse. — Je ne l’entends pas ainsi, me répondit la jeune merlette ; je veux que mes noces soient magnifiques et que tout ce qu’il y a en France de merles un peu bien nés y soient solennellement rassemblés. »

Le mariage se fait, malgré tout, à l’anglaise, mais avec un grand concours d’artistes emplumés, et l’on part pour la Suisse, Venise ou autres lieux.

« J’ignorais alors que ma bien-aimée fût une femme de plume ; elle me l’avoua au bout de quelque temps ; elle alla même jusqu’à me montrer le manuscrit d’un roman où elle avait imité à la fois Walter Scott et Scarron. Je laisse à penser le plaisir que me causa une si aimable surprise… Dès cet instant nous travaillâmes ensemble. Tandis que je composais mes poèmes, elle barbouillait des rames de papier. Je lui récitais mes vers à haute voix, et cela ne la gênait nullement pour écrire pendant ce temps-là… Il ne lui arrivait jamais de rayer une ligne ni de faire un plan avant de se mettre à l’œuvre. C’était le type de la merlette lettrée. »

Bien des traits sont justes dans cette esquisse ; un seul détonne avec la physionomie de la romancière. À aucune époque sa plume, libre dans le domaine des idées, ne s’abaissa à la caricature ni à la parodie. Nous comprenons que la merlette lettrée ait rappelé à son ami Walter Scott et ses larges et puissants récits ; mais nous sommes stupéfaits quand nous voyons le satirique injuste joindre à ce nom celui de Scarron. Même dans ses plus grandes hardiesses de pensée, Lélia resta Lélia, et jamais une équivoque ni une plaisanterie cynique n’alourdit ou n’effleura son aile, amie du grand vol et de la lumière.

Nous ne raconterons pas la fin de l’histoire, dont on peut voir la contre-partie dans Elle et Lui. Elle est triste dans les deux récits ; elle l’avait été dans la réalité, et tout le monde la sait à peu près, ce qui suffit. C’est affaire à la chronique d’entrer dans ce genre d’intimité, bien au-delà de ce qui est nécessaire. Nous avons voulu seulement marquer, sans insister, la place d’une première George Sand, très prompte à se prendre et aussi à se déprendre, mettant tout son enjeu dans une passion, l’y perdant en belle joueuse, guérissant de chaque passion, mais non du jeu lui-même, apportant en ces diverses tentatives une sorte de naïveté incorrigible et de bonté facile, mêlant à ces cultes changeants des cultes épisodiques pour tel art ou telle science, la poésie avec l’un, la musique avec l’autre, la philosophie avec un troisième. C’est celle dont l’image s’est imposée à l’esprit de ses contemporains, dans l’ivresse de la jeunesse et des premiers triomphes, celle qui vivait tantôt en étudiant ou en artiste, tantôt en pèlerin, sous des habits d’homme, dans le quartier Latin ou sur toutes les routes de l’Europe et particulièrement sur les grands chemins de la bohème et autres pays imaginaires, abandonnant sa vie aux hasards des bons ou des mauvais gîtes, à la camaraderie des voyageurs de rencontre, dont elle illumine un instant le personnage des feux de son imagination, dont elle partage ou subit l’aventureuse hospitalité, les étranges fantaisies, les passions irréparables. Henri Heine, qui l’a vue souvent à la fin de cette période (de 1833 à 1840), nous a laissé d’elle un vif portrait, qui doit être ressemblant :

« son visage peut être nommé plutôt beau qu’intéressant, disait-il ; la coupe de ses traits n’est cependant pas d’une sévérité antique, mais adoucie par la sentimentalité moderne, qui répand sur eux comme un voile de tristesse. Son front n’est pas haut, et sa riche chevelure du plus beau châtain tombe des deux côtés de la tête jusque sur ses épaules. Ses yeux sont un peu ternes, doux et tranquilles. Elle n’a pas un nez aquilin et émancipé, ni un spirituel petit nez camus. Son nez est simplement un nez droit et ordinaire. Autour de sa bouche se joue habituellement un sourire plein de bonhomie, mais qui n’est pas très attrayant ; sa lèvre inférieure, quelque peu pendante, semble révéler une certaine fatigue. Son menton est charnu, mais de très belle forme. Aussi ses épaules, qui sont magnifiques… Sa voix est mate et voilée, sans aucun timbre sonore, mais douce et agréable… Elle brille peu par sa conversation. Elle n’a absolument rien de l’esprit pétillant des Françaises ses compatriotes, mais rien non plus de leur babil intarissable. Avec un sourire aimable et parfois singulier, elle écoute quand d’autres parlent, comme si elle cherchait à absorber en elle-même les meilleures de vos paroles… Cette particularité est un trait sur lequel M. de Musset appela un jour mon attention. « Elle a par là un grand avantage sur nous autres », me dit-il13 »

Et le portrait continue tranquillement sur ce ton modéré, égayé par quelques-unes de ces épigrammes dont l’auteur ne pouvait pas s’abstenir longtemps.

Pour ce premier portrait, il semble qu’il n’y ait plus à y revenir. La seconde partie de cette vie, de beaucoup la plus longue d’ailleurs, nous offre cet intérêt particulier, que c’est elle-même, par son propre choix, qui l’organise et la gouverne, « qui la soustrait, autant que possible, au hasard des événements ou au caprice des affections ». Suivons-la, quand elle est définitivement retirée de la vie d’aventure, de l’existence errante et sans foyer, dans l’intimité de Nohant, dont elle a si chèrement racheté les reliques et les souvenirs, où elle recueille ses enfants, où elle les voit grandir, où elle les marie, où plus tard sa joie profonde et calme de jeune aïeule se répandra sur la tête de ses petits-enfants sans suspendre un seul instant sa production incessante, sans gêner cette prodigalité d’un talent qui remplit près d’un demi-siècle de ses inventions et de ses rêves, de ses idées ou de ses passions, qui charme ou qui épouvante, qui remue l’âme de cinq à six générations. Car c’est un trait à noter que le silence, cette forme de l’oubli, n’a commencé pour elle qu’après sa mort. Tout le temps qu’elle a vécu, elle a écrit, et par là elle a puissamment agi sur ses contemporains ; c’est agir assurément que d’agiter ainsi les esprits d’un temps, d’inquiéter les consciences, d’y produire ces grands mouvements de sympathie ou d’antipathie qui sont les flux et les reflux de l’opinion publique. Et qui l’a fait plus que George Sand dans ce siècle ?

Elle s’est peinte elle-même dans cette seconde partie de sa vie, presque sans y penser, au moyen de sa Correspondance, bien plus instructive à cet égard que l’Histoire de ma vie, qui s’arrête brusquement au plus beau moment de sa carrière littéraire. C’est la Correspondance, et surtout la partie très copieuse qui s’étend sur les vingt-cinq dernières années, que nous avons relue pour confronter les impressions de l’auteur avec nos souvenirs, ceux que nous avons emportés d’une visite que nous fîmes à Nohant, au mois de juin 1861.

Vers cette époque déjà lointaine, George Sand écrivait à l’un de ses amis, en l’engageant à venir la voir :

« Nous avons encore de belles journées ici. Notre climat est plus clair et plus chaud que celui des environs de Paris ; Le pays n’est pas beau généralement chez nous : terrain calcaire, très frumental, mais peu propre au développement des grands arbres ; des lignes douces et harmonieuses ; beaucoup d’arbres, mais petits ; un grand air de solitude, voilà tout son mérite. Il faudra vous attendre à ceci, que mon pays est, comme moi, insignifiant d’aspect. Il a du bon quand on le connaît ; mais il n’est guère plus opulent et plus démonstratif que ses habitants. »

Peu démonstrative, c’était vrai, comme l’avait indiqué autrefois Henri Heine, et même insignifiante d’aspect, pourquoi ne pas le dire ? c’était vrai aussi, pendant les premiers instants. Quand je la vis, ses cinquante-sept ans avaient marqué leur empreinte sur toute sa personne et en avaient amorti l’effet, éteignant cette grâce jeune et passionnée d’autrefois, cet éclat de physionomie qui, à travers la lourdeur de certains traits, avait été sa principale beauté. La taille s’était épaissie ; les yeux restaient beaux, mais comme noyés dans un certain vague ou une certaine indolence, qui s’étaient augmentés avec l’âge ; il y avait en tout cela un peu d’inertie et comme une sorte de fatigue intellectuelle ; elle semblait se refuser d’abord à de nouvelles connaissances ou au commerce de nouvelles idées qui n’entraient pas d’emblée dans les siennes, ou du moins ne s’y prêter qu’avec peine.

Hospitalière, mais gravement et silencieusement, si l’on s’en était tenu à cette première impression, on aurait pu la juger assez sévèrement ; il ne fallait pas s’y tenir, et, selon son expression, elle et son pays avaient du bon quand on les connaissait. On croira peut-être que cette froideur de premier aspect était un fait accidentel, personnel au visiteur inattendu de 1861. Il serait naturel de le croire ; ce ne serait pourtant pas exact. On nous a raconté une bien jolie histoire sur l’impression que ressentit, à son arrivée, l’un de ses visiteurs les plus attendus, les plus souhaités, Théophile Gautier ; il avait fait pour elle le grand sacrifice de quitter son boulevard, et il arrivait avec la conviction des Parisiens qui s’imaginent être des héros pour aller voir un ami dans sa province ; il débarquait à Nohant avec l’idée de son héroïsme et dans l’attente de le voir récompensé par la joie de George Sand, mesurant d’avance l’effusion de l’accueil à la vivacité, presque à la violence de l’invitation. Cependant George Sand restait calme, plus que calme, silencieuse, avec cet air indolent et lassé qui m’avait frappé en elle. Elle le quitte un instant pour donner des ordres. Lui, étonné, de plus en plus mécontent, se plaint à son compagnon de voyage, un habitué de la maison, d’un pareil accueil ; son mécontentement, comme il arrive, s’exalte en s’exprimant ; il veut partir, il rassemble sa canne, son chapeau, sa valise. Le témoin de cette grande colère va en toute hâte prévenir George Sand pour qu’elle en conjure l’effet. Elle ne comprend rien d’abord à ce qu’on lui raconte. Quand elle a compris, elle frémit d’un pareil accident ; une telle déception la bouleverse, elle se désespère. « Vous ne lui aviez donc pas dit, s’écrie-t-elle ingénument, que j’étais une bête ? » On l’entraîne vers Théophile Gautier ; les explications commencent ; elles ne furent pas longues ; il comprit bientôt, à l’accent de la désolation, combien il se trompait, et sa rentrée fut triomphale.

La conversation de George Sand était à l’avenant. Elle n’avait jamais été bavarde, elle l’était moins encore en vieillissant, hormis les jeux de famille et les contes aux enfants. De l’esprit, elle n’en avait pas, ni au sens parisien du mot, ni au sens gaulois. Elle l’admirait plus que de raison chez les autres, tout en le comprenant avec une certaine peine ; il lui fallait un effort d’attention pour en saisir le jeu et s’habituer à ces surprises qu’il lui causait toujours. D’elle-même, elle serait restée volontiers en dehors de ces fantaisies étourdissantes, de ces vives saillies, de cette gymnastique alerte de l’idée, de ces attaques et de ces ripostes où excellaient quelques-uns de ses contemporains et de ses amis ; elle aurait fait, parmi eux, triste figure si l’on n’avait connu d’ailleurs la haute valeur de cette intelligence. Je me la représente difficilement dans ces fameux dîners de chez Magny, où se réunissaient alors les plus brillants jouteurs de la plume ou de la parole. Elle-même craignait, en y allant (ce qu’elle ne manquait pas de faire chaque fois qu’elle passait par Paris), d’y apporter de l’embarras pour les autres et de la gêne dans cette conversation éblouissante, paradoxale, qui ne laissait pas de l’étonner.

« Je vois, grâce à vous, écrivait-elle à l’un de ses plus zélés correspondants, le dîner Magny comme si j’y étais. Seulement il me semble qu’il doit être encore plus gai sans moi ; car Théo14 a parfois des remords quand il s’émancipe trop à mon oreille. Dieu sait pourtant que je ne voudrais, pour rien au monde, mettre une sourdine à sa verve. Elle fait d’autant plus ressortir l’inaltérable douceur de l’adorable Renan, avec sa tête de Charles le Sage. »

On ne se figure pas George Sand avec son calme, avec son sérieux, donnant la réplique aux terribles malices de Sainte-Beuve, le chef du chœur, aux ironies de Flaubert, aux paradoxes « exubérants » de Théophile Gautier. Elle se plaignait parfois de cette outrance dans la plaisanterie, et de ce qu’elle appelait, d’un mot qui revient souvent dans sa correspondance, la blague, chez les artistes et les lettrés de Paris. Elle a besoin de protester, au nom du bon sens, du goût et du sérieux de la vie, quand la mesure a été dépassée.

« Je ne sais, écrit-elle à Flaubert, si tu étais chez Magny un jour où je leur ai dit qu’ils étaient tous des messieurs. Ils disaient qu’il ne fallait pas écrire pour les ignorants ; ils me conspuaient, parce que je ne voulais écrire que pour ceux-là, vu qu’eux seuls ont besoin de quelque chose. Les maîtres sont pourvus, riches et satisfaits. Les imbéciles manquent de tout, je les plains. Aimer et plaindre ne se séparent pas. Et voilà le mécanisme peu compliqué de ma pensée. »

Elle ne convertissait personne, mais elle donnait à chacun une raison nouvelle de l’estimer, en parlant ainsi.

Telle je la vis dans cette journée que nous passâmes à causer. Bien des choses de fond nous séparaient ; mais, parmi les écrivains célèbres, et même parmi ceux qui ne le sont pas, je n’en ai pas connu un seul qui respectât plus et mieux les opinions des autres et qui imposât moins ses idées. Elle mettait à l’aise ses adversaires par un ton de bonhomie où il n’y avait rien de simulé ; elle indiquait sa manière de voir d’un trait simple et sobre ; elle n’insistait pas. Même dans ses lettres, elle n’aimait guère la discussion, elle ne la prolongeait pas volontiers, au moins dans l’ordre de ses idées sociales et politiques. Bien qu’elle y mît toute son ardeur, elle ne recherchait pas pour elles l’occasion de la controverse ; elle craignait de les compromettre. « Je n’ai pas de facultés pour la discussion, disait-elle, et je fuis toutes les disputes, parce que j’y suis toujours battue, eusse-je dix mille fois raison. » Et quand par hasard elle s’est aventurée sur le terrain brûlant où ses rêves humanitaires essayent de prendre pied, elle interrompt, dès qu’elle peut, la discussion :

« Il paraît que je ne suis pas claire dans mes sermons ; j’ai cela de commun avec les orthodoxes, mais je n’en suis pas ; ni dans la notion de l’égalité, ni dans celle de l’autorité, je n’ai pas de plan fixe. Tu as l’air de croire que je te veux convertir à une doctrine, mais non, je n’y songe pas. Chacun part d’un point de vue dont je respecte le libre choix. En peu de mots, je pense résumer le mien : Ne pas se placer derrière la vitre opaque par laquelle on ne voit rien que le reflet de son propre nez. »

Cette insignifiance d’aspect n’était que pour le premier regard. Si le hasard ou une bonne inspiration amenait l’entretien sur certains sujets qui lui étaient familiers, sa parole froide et paresseuse s’animait un peu ; ses grands yeux alanguis reprenaient du mouvement et de l’éclat. Sur deux sujets surtout, elle aimait à causer : la vie de famille et le théâtre. Il n’était pas aisé de l’attirer sur le roman, même sur ses romans à elle. Chose singulière ! elle les avait presque tous oubliés, et ce n’était pas une affectation, c’était une des formes ou l’un des signes de ce génie naturel qui travaillait en elle presque sans un effort de volonté. Avec les années survenantes, d’autres inspirations avaient pris la place des premières. Aussi est-ce avec une parfaite sincérité qu’elle raconte dans sa correspondance qu’elle est en train de refaire connaissance avec quelques-uns de ses romans les plus célèbres. À la lettre, c’est du nouveau pour elle. Ce qu’elle m’avait dit de cette singulière sensation d’un auteur qui se ressaisit lui-même, elle l’exprime à merveille, vers le même temps, dans une de ses lettres à Dumas fils :

« J’ai essayé, ces jours-ci, de devenir, moi aussi, un lecteur de ce pauvre romancier. Ça m’arrive tous les dix ou quinze ans de m’y remettre comme étude sincère et aussi désintéressée que s’il s’agissait d’un autre, puisque j’ai oublié jusqu’aux noms des personnages et que je n’ai que la mémoire du sujet sans rien des moyens d’exécution. Je n’ai pas été satisfaite de tout ; il s’en faut. J’ai relu l’Homme de neige et le Château des Désertes. Ce que j’en pense n’a pas grand intérêt à rapporter ; mais le phénomène que j’y cherchais et que j’y ai trouvé est assez curieux et peut vous servir. »

Elle était, à ce moment, tombée dans un de ces états de stérilité passagère que connaissent tous les écrivains. Il fallait pourtant se remettre à son état. « Mais alors, votre serviteur ! il n’y avait plus personne. George Sand était aussi absent de lui-même que s’il fût passé à l’état de fossile. Pas une idée d’abord, et puis, les idées revenues, pas moyen d’écrire un mot. » Dans un accès de désespoir, elle prit un ou deux romans d’elle. D’abord elle ne comprenait rien du tout. « Peu à peu ça s’est éclairci. Je me suis reconnue, dans mes qualités et mes défauts, et j’ai repris possession de mon moi littéraire. À présent, c’est fini, en voilà pour longtemps à ne pas me relire. »

Elle avait une sorte de modestie très particulière ; elle était homme de lettres sans en avoir le principal défaut, la préoccupation dominante de soi-même et l’idée fixe de ses œuvres. Elle était sensible à l’éloge et ne laissait pas de connaître sa valeur ; mais c’était le don de produire qu’elle estimait chez elle plutôt que telle ou telle œuvre. Elle ne ramenait jamais d’elle-même le nom d’un de ses romans, et quand ce nom revenait, elle ne s’en souvenait que confusément. J’ai rarement vu à ce point le détachement d’un auteur ; il m’arriva plusieurs fois de l’étonner par la fidélité de ma mémoire, moins ingrate que la sienne pour tant d’œuvres charmantes et passionnées.

Au fond, j’ose à peine le dire, tant ce mot est décrié par l’école des artistes raffinés, c’était une bourgeoise. Elle en avait les habitudes, les instincts, particulièrement celui de la maternité, qui était à l’état de prédestination chez elle, bien que souvent mal appliqué et détourné de son but. C’était une âme bourgeoise avec une imagination byronienne. Ce qu’il y a de constant, dans sa correspondance, c’est le souci de son intérieur, de son ménage, de ses enfants. Tout s’y ramène ; elle presse sans cesse ses amis de venir la chercher là où sont ses racines. Dans cette dernière partie de son existence, combien elle se montre différente de cette fantasque et superbe amazone d’un idéal chimérique, qui avait chevauché, dans de folles équipées, à travers tant de cœurs brisés ! C’est elle, c’est la même qui, ramenée dans des conditions à peu près normales d’existence et dans son cadre familial, décrit ainsi cette vie qui est devenue sa plus chère habitude et comme sa dernière religion.

« À Nohant, c’est toujours la même régularité monastique : le déjeuner, l’heure de promenade, les cinq heures de travail de ceux qui travaillent, le dîner, le cent de dominos, la tapisserie, pendant laquelle Manceau15 me fait la lecture de quelque roman ; Nini16, assise sur la table, brodant aussi ; l’ami Borie ronflant, le nez dans le calorifère et prétendant qu’il ne dort plus du tout ; Solange le faisant enrager ; Émile (Aucante) disant des sentences. »

Voilà bien le tableau de famille auquel se mêlent quelques profils d’amis. Car ce Nohant est une auberge hospitalière, tout à fait écossaise, ouverte toute l’année aux intimes. Le jour, quand elle se porte bien, elle travaille à « son petit Trianon » ; elle brouette des cailloux, elle arrache de mauvaises herbes, elle plante du lierre ; elle s’éreinte dans un jardin de poupée, et cela la fait dormir, dit-elle, et manger on ne peut mieux. On la voit d’ici, et dans quel costume négligé je la surpris, cette bonne travailleuse de la terre !

La vie d’intérieur, elle l’avait d’ailleurs recherchée, même à travers les circonstances les plus contraires, à condition que l’intérieur fût réglé par elle et qu’on lui laissât certaines libertés, d’ordinaire inconciliables. Quel est le sentiment qui dominait quand elle alla s’établir avec ses enfants à Majorque, traînant avec elle le pauvre Chopin, déjà très malade ? Il faut lire ses lettres de l’hiver de 1839, datées de l’abbaye de Valdemosa, pour se rendre compte de cette sorte de maternité exaltée dans laquelle s’était transformée toute autre affection et qu’elle étendait sur le grand artiste souffrant. Dans cette famille réunie d’une façon assez bizarre, n’est-ce pas comme un autre enfant à elle qu’elle soigne et pour lequel elle se dévoue ainsi ? Ne pourrait-on pas s’y tromper ? La vieille Chartreuse était d’une poésie incomparable ; la nature était admirable, grandiose et sauvage ; des aigles traversaient l’air au-dessus de leur tête ; mais le climat devenait horrible, la pluie torrentielle ; les habitants hostiles les regardaient comme des pestiférés. Tout cela eût paru tolérable si Chopin avait pu s’en arranger ; mais cette poitrine, blessée à mort, allait de mal en pis. Une femme de chambre, amenée de France à grands frais, commençait à refuser le service, comme trop pénible. On voyait le moment où Lélia, après avoir fait le coup de balai et le pot-au-feu, allait aussi tomber de fatigue ; car, outre son travail de précepteur pour Maurice et Solange, outre son travail littéraire, il y avait les soins continuels qu’exigeait le malade et l’inquiétude mortelle qu’il lui causait. Enfin, faut-il le dire ? Lélia était couverte de rhumatismes. On partit enfin ; Chopin put partir aussi et, grâce à elle, arriver à Paris17. Il n’était que temps. Sans insister sur ce sujet, on pourrait dire qu’il y eut presque toujours ainsi, dans les affections les plus diverses de George Sand, je ne sais quel instinct maternel indécis ou égaré, ce qui faisait dire à un homme d’esprit « qu’elle était la fille de Jean-Jacques Rousseau et de Mme de Warens ». L’infirmité morale de cette nature, incomplète et prodigue, était de confondre des sentiments trop différents dans une sorte de mélange que l’opinion, même la plus indulgente, jugeait souvent équivoque et refusait de comprendre.

Quand l’instinct maternel fut à peu près dégagé de l’alliage et rendu à ses véritables objets, il s’empara de cette vie en maître, presque en tyran. La vie de famille l’envahit. Elle est l’esclave de ses enfants et de ses petits-enfants ; elle organise toute son existence pour les tenir en joie avec des jouets, avec des récits, pour les élever, plus tard pour leur gagner des dots et les bien marier. C’est pour eux qu’elle fonde son fameux théâtre des marionnettes, qui tient une si grande place dans sa vie. Maurice est l’impresario ; elle-même est le poète de ces petits drames18. « Je suis restée très gaie, sans initiative pour amuser les autres, mais sachant les aider à s’amuser. »

Quand elle voulut bien me promener à travers toute sa maison, après une station au jardin, non loin de la rivière où elle avait manqué, aux jours d’autrefois, dans un accès de jeune désespoir, de chercher une fin à une existence dont la perspective la troublait déjà, c’est dans la petite salle de théâtre qu’elle me conduisit, comme dans un lieu consacré par les rites joyeux de la famille. Mais le théâtre était vide et démeublé. Sur les parois humides je pus voir encore

Du spectacle d’hier l’affiche déchirée.

Tout sentait l’abandon momentané dans la gentille salle, habituée aux applaudissements, aux rires de la famille et des amis. On avait passé l’hiver et le printemps à Tamaris, près Toulon, sur les bords de la Méditerranée. On revenait esseulé, un peu désorienté à Nohant. La vie accoutumée n’avait pas encore repris son cours. La maîtresse de maison ne savait encore « où fourrer sa personne, ses bouquins et ses paperasses ». On lui arrangeait un cabinet de travail. Maurice s’était ennuyé à Tamaris, « de voir toujours la mer sans la franchir ». Il s’était envolé en Afrique. De là il était parti sur le yacht du prince Napoléon pour Cadix et Lisbonne ; il était même question pour lui d’aller en Amérique. Les comédiens ordinaires de Nohant étaient tous en vacances, et je crois me souvenir que Balandard, la grande marionnette dont il est si souvent question dans les lettres, était en réparation.

On échappait difficilement, quand on venait à Nohant, à cette douce manie dont toute la maison était possédée. Je n’y échappai, ce jour-là, que grâce à l’absence des principaux personnages de l’illustre théâtre. En temps ordinaire, George Sand s’y mettait tout entière, cœur et âme, avec ses doigts de fée. Elle faisait des scénarios et des costumes pour les bonshommes ; elle cherchait des effets nouveaux de travestissements et de mots ; elle s’enthousiasmait franchement de ceux qu’avait trouvés son fils Maurice. C’était pour elle comme une féerie perpétuelle dont elle s’enchantait naïvement, ne croyant pas qu’il puisse y avoir de plus grand plaisir pour les amis qu’elle invitait19. Il n’est pas douteux que sa vocation littéraire, d’ailleurs assez discutable, pour le théâtre, ne fût née et ne se fût développée au contact de ses marionnettes.

Elle et ses enfants avaient fait, durant plusieurs hivers consécutifs dans la retraite de Nohant, avec quelques amis, leur seule distraction et leur principal souci de ces représentations, qui finissaient par envahir les journées entières par le soin avec lequel on les préparait, au grand étonnement des voisins immédiats et des paysans, intrigués par une agitation sans but. Mme Sand a peint sous de vives couleurs cette vie en partie double, vie réelle et vie d’artiste mélangées, en la transfigurant sur une plus grande scène, dans une de ses plus intéressantes nouvelles. Le fond est tout à fait le même.

C’est « une sorte de mystère, qui résultait naturellement du vacarme prolongé assez avant dans les nuits, au milieu de la campagne, lorsque la neige ou le brouillard enveloppaient la maison, et que les serviteurs mêmes, n’aidant ni aux changements de décor ni aux soupers, quittaient de bonne heure le logis ; le tonnerre, les coups de pistolet, les roulements de tambour, les cris du drame et la musique du ballet, tout cela avait quelque chose de fantastique, et les rares passants qui en saisirent de loin quelque chose n’hésitèrent pas à nous croire fous ou ensorcelés. »

C’est bien là le point de départ de cet ingénieux et charmant récit qui servit de thème à l’analyse de quelques idées d’art et où il n’est pas difficile de reconnaître dans le Château des Désertes une sorte de Nohant idéalisé, de même que dans Célio et dans Stella les enfants de celle qui avait retracé avec complaisance quelques-uns de ses propres traits dans la touchante image de Lucrezia Floriani. C’est ainsi que, sous sa main habile, la réalité devenait de l’art et souvent du grand art. Dans un autre roman, l’Homme de neige, un des récits les plus dramatiques de George Sand, il faut remarquer le rôle considérable que l’auteur attribue à une représentation de marionnettes. C’est un peu la scène des comédiens dans Hamlet qui nous est rendue, avec de plus petites proportions et sur un plus petit théâtre. Mais cette scène est capitale, comme dans la pièce de Shakespeare, et les plus grands intérêts, la révélation et le châtiment du crime, soupçonné non encore connu, tout est suspendu à cette représentation où Christian Waldo et l’avocat Socflé mettent tout leur esprit et toute leur âme à combiner les jeux de scène et les surprises de la conversation imaginée, d’où doit sortir le dénouement. Encore un souvenir dramatisé du Théâtre de Nohant.

Mère de famille dévouée, tout entière à la vie intérieure qu’elle crée autour d’elle, elle aimait qu’on la représentât sous cet aspect, et c’est dans ce sens qu’elle répondait aux questions de M. Louis Ulbach, qui avait l’intention de faire son portrait dans un journal. Elle l’assurait que, depuis vingt-cinq années, sa vie était bien banale. « Que voulez-vous, disait-elle, je ne puis me hausser. Je ne suis qu’une bonne femme à qui on a prêté des férocités de caractère tout à fait fantastiques. » Elle tenait beaucoup à ce que l’on détruisît, dans l’opinion publique, la légende d’autrefois.

« On m’a accusée de n’avoir pas su aimer passionnément. Il me semble que j’ai vécu de tendresse et qu’on pouvait bien s’en contenter. À présent, Dieu merci, on ne m’en demande pas davantage, et ceux qui veulent bien m’aimer, malgré le manque d’éclat de ma vie et de mon esprit, ne se plaignent pas de moi. »

Elle me disait à peu près la même chose, en termes fort simples. En abrégeant cette lettre biographique, il me semble que je reproduis quelques traits de sa conversation. Elle écrivait facilement, disait-elle, et avec plaisir, c’était sa récréation ; car la correspondance était énorme, et c’était là le travail. Si encore on n’avait à écrire qu’à ses amis ! Mais elle était assaillie. « Que de demandes touchantes ou saugrenues ! Toutes les fois que je ne peux rien, je ne réponds rien. Quelques-unes méritent que l’on essaye, même avec peu d’espoir de réussir. Il faut alors répondre qu’on essayera… J’espère, après ma mort, aller dans une planète où l’on ne saura ni lire ni écrire. » Chacun fait à sa manière l’image de son Paradis. Elle avait tant écrit pendant sa vie qu’elle voulait se reposer d’écrire toute l’éternité. Et de fait elle était l’obligeance même, mais sans banalité. Il est impossible de n’être pas touché, en parcourant cette vaste correspondance, de la bienveillance, je dirai même de la charité d’âme et d’art avec laquelle cette femme supérieure se met à la portée des talents ou fractions de talent qui l’implorent, de la franchise d’éloge qui encourage les uns, de la sincérité, non sans ménagements, destinée à décourager les autres. C’est surtout l’avocat politique qui est infatigable en elle. Plus libre que son parti, bien que républicaine de naissance, comme elle le dit, elle ne cesse pas de demander, non pour elle, grand Dieu ! mais pour des amis ou des clients politiques, menacés ou frappes après le coup d’État, de réclamer pour qu’on les laisse en France ou qu’on les rappelle de l’exil, et auprès de qui ? auprès du prince Louis-Napoléon lui-même, d’abord président, puis empereur, qui lui accordait un crédit presque illimité d’influence. George Sand ne ménageait pas ce crédit ; sans rien céder de ses opinions personnelles, elle obtenait presque toujours ce qu’elle demandait, et cela fait le plus grand honneur à la solliciteuse et au sollicité. C’est une des rares circonstances où les droits de l’humanité l’emportaient soit sur l’orgueil des partis irréconciliables, soit sur l’orgueil du pouvoir infaillible.

George Sand ne cachait rien ou presque rien de ses affaires intimes ; elle ne modifiait cette vie si bien réglée que pour accomplir quelques excursions en France, qui lui étaient nécessaires pour chercher des cadres à ses romans ; je ne parle pas d’un établissement qu’elle fit vers la fin à Palaiseau, pour être, disait-elle, plus à la portée des théâtres de Paris, ou elle avait plusieurs pièces en préparation. Sauf cet épisode assez court, c’est à Nohant qu’elle avait destiné de mourir, et c’est là, en effet, qu’elle mourut, à l’âge de soixante-douze ans, le 8 février 1876. Elle n’avait aucune raison d’être discrète sur sa position matérielle :

« Mes comptes ne sont pas embrouillés. J’ai bien gagné un million avec mon travail (en 1869) ; je n’ai pas mis un sou de côté ; j’ai tout donné, sauf vingt mille francs, que j’ai placés pour ne pas coûter trop de tisane à mes enfants si je tombe malade ; et encore ne suis-je pas bien sûre de garder ce capital ; car il se trouvera des gens qui en auront besoin, et si je me porte assez bien pour le renouveler, il faudra bien lâcher mes économies. Gardez-moi le secret, pour que je les garde le plus possible. »

Quand il lui arrivait de faire allusion à quelque circonstance de sa vie passée, elle avait une manière de s’absoudre elle-même, sans rien dissimuler, qui ne manquait pas d’une certaine originalité de bonne humeur :

« Je dois avoir de gros défauts ; je suis comme tout le monde, je ne les vois pas. Je ne sais pas non plus si j’ai des qualités et des vertus. Si on a fait le bien, on ne s’en loue pas soi-même, on trouve qu’on a été logique, voilà tout. Si on a fait le mal, c’est qu’on n’a pas su ce qu’on faisait. Mieux éclairé, on ne le ferait plus jamais. »

Peut-être trouvera-t-on cet examen de conscience trop complaisant et trop commode. Je le donne pour ce qu’il est et pour ce qu’il vaut, comme une preuve assez naïve qu’elle avait une indulgence universelle dont il lui semblait juste de profiter pour elle-même, ajoutant plaisamment :

« Vous voulez savoir plus qu’il n’y en a… L’individu nommé George Sand cueille des fleurs, classe ses herbes, coud des robes et des manteaux pour son petit monde, et des costumes de marionnettes, lit de la musique, mais surtout passe des heures avec ses petits-enfants… Ça n’a pas été toujours si bien que ça. Il a eu la bêtise d’être jeune, mais comme il n’a pas fait de mal, ni connu les mauvaises passions, ni vécu pour la vanité, il a le bonheur d’être paisible et de s’amuser de tout. »

À cette date où je la rencontrai à Nohant, elle arrivait chargée de plantes recueillies sur les bords de la Méditerranée et dans la Savoie. Elle s’effrayait du rangement qu’elle avait à faire dans ses herbes, et de fait elle se livra presque tout le jour à ce travail, en causant. Mais il y avait un bien autre rangement à faire dans la maison. Le cabinet de travail était affreux, et rien qu’à le voir, il donnait le spleen. On en arrangeait un autre, où George Sand comptait travailler avec plaisir. En attendant, son atelier de travail était sa chambre à coucher. Elle me montra sur une table très simple une pile de grandes feuilles de papier bleu, coupées d’avance dans le format in-quarto. « Quand vous partirez ce soir, me dit-elle, je me mettrai à l’ouvrage, et je ne me coucherai que quand j’aurai rempli douze de ces pages. » C’était la tâche quotidienne : le travail était ainsi réglé d’avance ; elle comptait sur l’exactitude de son inspiration, qui ne lui faisait presque jamais défaut.

Ce fut pour moi une occasion presque inespérée de faire connaissance intime avec son procédé de travail, dont les résultats m’avaient toujours étonné par leur abondance non moins que par leur exacte régularité. À cette époque de sa vie, elle faisait au moins son petit roman tous les ans, avec une pièce de théâtre. « Ne voyez en moi qu’un vieux troubadour retiré des affaires, qui chante de temps en temps sa romance à la lune, sans grand souci de bien ou de mal chanter, pourvu qu’il dise le motif qui lui trotte dans la tête, et qui, le reste du temps, flâne délicieusement. »

J’avais étudié avec soin son œuvre ; deux caractères m’avaient frappé : l’étonnante facilité du talent, poussée jusqu’à la négligence, et l’absence trop visible de composition dans ses meilleurs romans. Elle s’aperçut clairement que même au point de vue purement littéraire, en dehors des questions de fond, pendant que je lui parlais de mes impressions, j’y mettais des réserves. Elle parut mécontente, non que je fisse des réserves, mais que je les gardasse pour moi ; elle me demanda une franchise entière. Je m’expliquai donc, comme je le devais, sur ces deux points avec sincérité. Elle m’en remercia et poussa la critique bien plus loin que je ne le faisais moi-même, ce qui me donna une idée très favorable de sa nature littéraire, avide de vérité et assez forte pour résister aux tentations subalternes de la flatterie. En réveillant mes souvenirs et les complétant par les nombreuses confidences qui remplissent ses lettres les plus intéressantes, je suis arrivé à me faire une idée assez exacte de sa méthode de travail et de ses idées sur les conditions et les exigences de son art, qu’elle portait à l’état d’instinct jusqu’au jour où, dans une discussion célèbre, il fallut en trouver l’expression claire et la formule définitive.

Il semble bien que c’était le plaisir d’écrire qui l’entraînait, presque sans préméditation, à jeter un peu confusément sur le papier ses rêves, ses tendresses, ses méditations et ses chimères, sous une forme concrète et vivante.

Pour se rendre compte de cette facilité presque incroyable d’écrire, il fallait se rappeler qu’il y avait en elle, avec le don naturel que rien ne remplace, ce fonds d’expérience et de connaissances acquises, qui multiplie les ressources du talent et permet de le varier, non sans le fatiguer sans doute, mais sans l’épuiser jamais. — Le don de nature se constate et ne s’analyse guère. Comment expliquer avec précision ce fait extraordinaire d’une imagination qui s’éprend avec ardeur de ses propres créations, d’une faculté d’expression qui se trouve un jour toute prête, sans avoir été préparée, qui s’adapte presque sans tâtonnement et sans effort aux sujets les plus divers, à l’analyse et à l’action, comme si l’auteur ne trouvait rien de plus aisé et de plus naturel que de raconter ses visions intérieures et de faire voir aux autres les personnages et les drames qui s’agitent en lui à l’aide d’un style qui n’est que sa pensée devenue visible ? C’est là le don, il existe, et l’on trouve de ces esprits prédestinés qui se jouent des difficultés de l’expression avec une aisance lumineuse et une liberté pleine de grâce, tandis que d’autres écrivains, artistes profonds, mais laborieux, se travaillent eux-mêmes et fatiguent leur intelligence pour accomplir leur œuvre, non certes sans succès, mais avec un effort qui laisse sa trace dans chaque page, dans chaque phrase, dans chaque mot. Le sillon est creusé profondément, mais le lecteur semble y avoir collaboré lui-même. De là, selon les degrés où se place l’écrivain, une estime ou une admiration qui n’est pas exempte d’un certain sentiment de lassitude.

Mais chez George Sand, à ce don naturel se joignait une culture très variée, très étendue. Elle avait beaucoup lu, et, bien qu’elle l’eût fait à tort et à travers, il lui était resté de ces études diverses des alluvions assez riches qui, mêlées à son propre fonds, l’enrichissaient singulièrement et aidaient à sa fécondité. Personne n’a mieux compris qu’elle et mieux exprimé la nécessité de l’étude pour l’art.

« Je ne sais rien, disait-elle ; mais cependant il me reste quelque chose d’avoir beaucoup lu et beaucoup appris… Je ne sais rien, parce que je n’ai plus de mémoire ; mais j’ai beaucoup appris, et à dix-sept ans je passais mes nuits à apprendre. Si les choses ne sont pas restées en moi à l’état distinct, elles ont fait tout de même leur miel dans mon esprit. »

Nous avons vu, en effet, dans l’Histoire de ma vie, combien de lectures elle avait traversées au hasard, mais non stérilement, puisque de chaque auteur, poète, philosophe, publiciste, Byron, Goethe, Leibniz et Rousseau, il était resté quelque parcelle qui roulait un peu confusément dans le vaste et puissant courant de sa vie cérébrale. Elle ne cessait de recommander cette méthode aux dilettantes, aux amateurs, ou bien encore aux jeunes paresseux qui s’adressaient à elle, comme à une conseillère commode qui allait leur dire : « Vous avez du génie ; fiez-vous à lui et marchez sans crainte ». C’est ce que répondent d’ordinaire les grands avocats consultants de la gloire à tous les solliciteurs qui les importunent et à qui ils envoient bien vite, pour s’en débarrasser, quelque compliment stéréotypé, avec leur bénédiction littéraire. George Sand s’abstenait de payer en ce genre de monnaie banale les jeunes aspirants à l’art :

« Vous voulez être littérateur, écrivait-elle à l’un d’eux, je le sais bien. Je vous ai dit : Vous pouvez l’être si vous apprenez tout. L’art n’est pas un don qui puisse se passer d’un savoir étendu dans tous les sens… Vous pouvez être frappé du manque de solidité de la plupart des écrits et des productions actuelles : tout vient du manque d’étude. Jamais un bon esprit ne se formera s’il n’a pas vaincu les difficultés de toute espèce de travail, ou au moins de certains travaux qui exigent la tension de la volonté. »

Elle est implacable, pour ceux à qui elle s’intéresse, sur cette hygiène préparatoire de la volonté qui ne conduit pas à l’érudition proprement dite, mais qui développe une aptitude spéciale à tout comprendre, le jour où il le faudra et où l’écrivain le voudra. L’art tout seul, livré à lui-même, se dévore et se consume.

« Vous avez les instincts et les goûts de l’art, dit-elle à l’un des favoris de sa critique ; mais vous pouvez constater à chaque instant que l’artiste purement artiste est impuissant, c’est-à-dire médiocre ou excessif, c’est-à-dire fou… Vous croyez pouvoir produire sans avoir amassé… Vous croyez qu’on s’en tire avec de la réflexion et des conseils. Non, on ne s’en tire pas. Il faut avoir vécu et cherché. Il faut avoir digéré beaucoup ; aimé, souffert, attendu, et en piochant toujours. Enfin, il faut savoir l’escrime à fond avant de se servir de l’épée. Voulez-vous faire comme tous ces gamins de lettres qui se croient des gaillards parce qu’ils impriment des platitudes et des billevesées ? Fuyez-les comme la peste, ils sont les vibrions de la littérature20. »

C’est là, on en conviendra, une mâle et fière rhétorique qui vaut toutes les rhétoriques de l’école. C’était la voix puissante d’un talent mûri ; les conseils de sa vieillesse à l’impatiente jeunesse de ses solliciteurs confinaient à la plus haute morale : « L’art est une chose sacrée, s’écriait-elle, un calice qu’il ne faut aborder qu’après le jeûne et la prière. Oubliez-le, si vous ne pouvez mener de front l’étude des choses de fond et l’essai des premières forces de l’invention. »

L’étude des choses de fond, c’est la condition de l’écrivain futur. S’il ne s’est pas amassé d’avance un trésor de connaissances sérieuses, dans un ordre quelconque des idées où s’est exercée la grande curiosité humaine, histoire, sciences naturelles, droit, économie politique, philosophie, qu’importe qu’il ait l’outil ? L’outil travaille à vide ; que devient l’artiste dans son frivole labeur, s’il ne l’applique pas à quelque matière résistante, s’il ne s’occupe que de la forme, indifférent aux choses, s’il ne se fait pas une loi de pénétrer en tout sujet au-delà du banal et du convenu et de donner des dessous et de la solidité à sa peinture ?

Excellents conseils et qu’elle avait, toute sa vie, appliqués pour son propre compte, ne cessant pas de porter, dans les ordres les plus divers des connaissances humaines, sa mobile et enthousiaste curiosité. D’ailleurs, s’il faut des racines dans l’art comme dans la vie, elle en avait et qui dataient de loin et qu’elle ne cessait pas de développer et de fortifier dans le sol d’où s’élançait son talent en superbes moissons. C’était telle science, comme l’histoire naturelle, dont elle avait fait une constante étude, ou d’une manière plus large, la nature, qu’elle n’avait pas cessé de contempler des yeux de son corps et de son esprit. Un problème d’histoire naturelle la passionnait, elle ne le quittait pas qu’elle ne l’eût résolu, et pendant tout le temps qu’elle en poursuivait la solution, rien n’existait plus pour elle. Il lui arrivait, par exemple, pendant des mois entiers, de s’occuper de recherches de ce genre avec son fils Maurice, qui en était épris de son côté ; elle n’avait plus dans sa cervelle que des noms plus ou moins barbares. Dans ses rêves, elle ne voyait que prismes rhomboïdes, reflets chatoyants, cassures ternes, cassures résineuses ; ils passaient des heures entières à se demander : « Tiens-tu l’orthose ? — Tiens-tu l’albite ? » Elle avait, au lendemain de ces orgies scientifiques, toutes les peines du monde à se remettre à la vie ordinaire et à ses besognes accoutumées ; mais elle y revenait avec plus de force. D’autres fois, c’était la botanique qui la possédait : « Ce que j’aimerais, ce serait de m’y livrer absolument ; ce serait pour moi le paradis sur la terre. » N’était-ce pas encore un travail de ce genre que ces excursions annuelles qu’elle entreprenait à travers la France ? « J’aime à avoir vu ce que je décris. N’eussé-je que trois mots à dire d’une localité, j’aime à la regarder dans mon souvenir et à me tromper le moins que je peux. » Elle avait une manière à elle de regarder la nature, silencieusement. Mais ce silence était actif ; elle absorbait chaque détail présent devant ses yeux, et l’emportait vivant dans sa vision interne, aussi nette que la perception même. De là le charme et la vérité de ses paysages. Même quand on ne les a pas vus dans la réalité, on s’écrie devant eux, involontairement, comme devant le portrait d’un grand maître, quand on ne connaît pas l’original : « C’est bien cela ! » L’art seul vous fait croire à la ressemblance.

D’autres racines, plus profondes encore, c’étaient celles qui l’attachaient, depuis les premières années de sa jeunesse, à tout un ensemble d’idées philosophiques, politiques et religieuses21. Elles s’étaient enfoncées de bonne heure dans cette âme ouverte et avide ; elles s’y étaient, de bonne heure aussi, exagérées et faussées ; à la longue, pourtant, quelques-unes s’étaient redressées d’elles-mêmes par la force naturelle d’un bon esprit ; d’autres s’étaient assouplies, dans leur rigidité primitive, à la rude école de la vie. Plutôt que d’insister encore une fois sur les aberrations de goût et de bon sens qui l’avaient désignée autrefois aux inquiétudes de la conscience publique, ou même à des haines et à des vengeances terribles venues de deux côtés bien différents de l’opinion, du côté de Proudhon et du côte de Louis Veuillot, mieux vaudrait montrer George Sand dans la dernière période de sa vie, la représenter non pas comme une convertie à la modération, ni comme le transfuge de ses idées, mais s’appliquant, avec une bonne foi méritoire, à les modifier dans une mesure plus acceptable pour elle-même et à reconquérir, au moins sur certains points, la liberté de son moi et son indépendance d’esprit.

Certes il reste bien toujours en elle, soit en politique, soit en philosophie, une part suffisante d’exagération et de paradoxes. Mais comme il y a loin déjà — par l’intervalle du temps et des idées — de la révoltée d’autrefois ! Depuis l’expérience de la guerre et de la Commune, ce n’est qu’à des traits assez rares, clairsemés dans la correspondance, que l’on reconnaîtrait l’ancienne amie de Mazzini et d’Armand Barbès, l’utopiste des réformes sur la condition des femmes et le mariage, la disciple enthousiaste et fougueuse de l’Évangile de Pierre Leroux, la sectaire du Christianisme réformé par le panthéisme sombre de Lamennais, plus tard l’ardente révolutionnaire de 1848, la collaboratrice de Ledru-Rollin, le menaçant rédacteur des Bulletins de la République émanés du ministère de l’Intérieur. Tant d’événements n’ont pas été perdus pour elle, ni en politique, ni en philosophie sociale. Nous n’en voulons ici donner que quelques preuves. Je ne les veux même pas tirer de ce fameux Journal d’un Voyageur pendant la guerre, que la Revue des Deux Mondes publia avec tant de succès, au grand scandale de quelques lecteurs, mais de la Correspondance elle-même, un témoin qui ne peut pas mentir. Le 28 avril 1871 elle écrivait à Flaubert :

« L’expérience que Paris essaye ou subit ne prouve rien contre les lois du progrès, et si j’ai quelques principes acquis dans l’esprit, bons ou mauvais, ils n’en sont ni ébranlés ni modifiés. Il y a longtemps que j’ai accepté la patience, comme on accepte le temps qu’il fait, la durée de l’hiver, la vieillesse, l’insuccès sous toutes ses formes. Mais je crois que les gens de parti (sincères) doivent changer leurs formules ou s’apercevoir peut-être du vide de toute formule a priori. » Et à Mme Adam, le 15 juin de la même année : « Pleurons des larmes de sang sur nos illusions et nos erreurs… Nos principes peuvent et doivent rester les mêmes ; mais l’application s’éloigne, et il peut se faire que nous soyons condamnés à vouloir ce que nous ne voudrions pas. »

Quoi qu’elle en dise, les principes eux-mêmes s’étaient, non pas ébranlés dans le fond, mais modifiés dans l’application. À un jeune enthousiaste qui lui envoyait des poésies politiques :

« Merci, répondait-elle ; mais ne me dédiez pas ces vers-là… Je hais le sang répandu, et je ne veux plus de cette thèse : « Faisons le mal pour amener le bien ; tuons pour créer ». Non, non, ma vieillesse proteste contre la tolérance où ma jeunesse a flotté. Il faut nous débarrasser des théories de 1793 ; elles nous ont perdus. Terreur et Saint-Barthélemy, c’est la même voie… Maudissez tous ceux qui creusent des charniers. La vie n’en sort pas. C’est une erreur historique dont il faut nous dégager. Le mal engendre le mal… » (21 octobre 1871.)

Et dans le style familier qu’elle aime jusqu’à l’abus, avec ce tutoiement qui est chez elle un reste de la vie d’artiste, elle disait à Flaubert : « J’ai écrit jour par jour mes impressions et mes réflexions durant la crise. La Revue des Deux Mondes publie ce journal. Si tu le lis, tu verras que partout la vie a été déchirée à fond, même dans les pays où la guerre n’a pas pénétré ! Tu verras aussi que je n’ai pas gobé, quoique très gobeuse, la blague des partis. » Le style n’est pas noble, mais combien expressif !

Elle raille son enthousiasme d’autrefois sans critique et sans défiance, cet optimisme, impatient des délais, qui voulait réaliser le progrès, immédiatement et à tout prix, fût-ce par la force. Elle avait cependant beaucoup fait pour améliorer sa nature, et voilà que les événements de Paris remettent tout en question à ses yeux :

« J’avais gagné beaucoup sur mon propre caractère, j’avais éteint les ébullitions inutiles et dangereuses, j’avais semé sur mes volcans de l’herbe et des fleurs qui venaient bien, et je me figurais que tout le monde pouvait s’éclairer, se corriger ou se contenir…, et voilà que je m’éveille d’un rêve… C’est pourtant mal de désespérer… Ça passera, j’espère. Mais je suis malade du mal de ma nation et de ma race. » — « Défendons-nous de mourir ! » s’écrie-t-elle sans cesse, et elle ajoute : « Je parle comme si je devais vivre longtemps, et j’oublie que je suis très vieille. Qu’importe ? je vivrai dans ceux qui vivront après moi. » (1871.)

En toute chose, même dans l’ordre philosophique, il se produit ainsi chez elle un notable apaisement ; la passion excessive, qui jette dans chacune de ses idées une flamme d’orage, s’est calmée. Elle demeure spiritualiste ardente, comme elle l’a toujours été, mais elle ne croit plus nécessaire de faire la guerre au christianisme ; elle reste en dehors, elle ne fulmine plus. On chercherait en vain, dans sa correspondance des dernières années, ces déclamations furibondes contre le prêtre qui éclataient à tout propos et hors de propos, vingt ans auparavant, dans ses romans et dans ses lettres. Quant à ses convictions philosophiques, elle les défend avec une obstination indomptable et méritoire contre l’intolérance à rebours du matérialisme qui se prétend scientifique. Elle ne supporte pas qu’on lui dise : « Croyez cela avec moi, sous peine de rester avec les hommes du passé, détruisons pour prouver, abattons tout pour reconstruire ». Elle répond : « Bornez-vous à prouver et ne nous commandez rien ». Ce n’est pas le rôle de la science d’abattre à coups de colère et à l’aide des passions… Vous dites : « Il faut que la foi brûle et tue la science, ou que la science chasse et dissipe la foi ». Cette mutuelle extermination ne me paraît pas le fait d’une bataille, ni l’œuvre d’une génération. La liberté y périrait22. » Elle ne voit pas la nécessité de forcer son entendement pour en chasser de nobles idées, et de détruire en soi certaines facultés pour faire pièce aux dévots. « Il n’est pas nécessaire, il n’est pas utile de tant affirmer le néant, dont nous ne savons rien. Il me semble qu’en ce moment on va trop loin, dans l’affirmation d’un réalisme étroit et un peu grossier, dans la science comme dans l’art. »

On le voit, elle s’est graduellement affranchie des jougs de coterie qui ont pesé sur elle si durement, et de l’influence excessive de certains personnages qui l’ont presque dépossédée d’elle-même. Elle se retrouve et se ressaisit avec ses convictions et aussi ses chimères mais du moins avec celles qui sont bien à elle et qui constituent son moi. Elle remonte à un niveau d’où sa passion et surtout celle des autres l’avaient fait trop souvent descendre.

Dans l’intervalle, des talents nouveaux avaient surgi. Au moins dans l’ordre de ses travaux personnels, elle ne voulait en ignorer aucun. Elle s’intéressait vivement à ces diverses manifestations de la vie littéraire. Elle avait été en relations d’exquise courtoisie avec Octave Feuillet, qu’elle loua vivement et spontanément pour le Roman d’un jeune homme pauvre ; elle resta même avec lui en excellents termes jusqu’à l’apparition de l’Histoire de Sibylle, qui provoqua de sa part une réponse amère et passionnée, Mademoiselle de la Quintinie. Elle avait suivi avec intérêt les débuts d’Edmond About, elle y avait applaudi non sans quelques protestations contre le système de la raillerie perpétuelle. « On s’est beaucoup moqué de nos désespoirs d’il y a trente ans. Vous riez, vous autres, mais bien plus tristement que nous ne pleurions. » Elle s’étonnait surtout que les jeunes talents s’obstinassent

« à voir et à montrer uniquement la vie de manière à révolter douloureusement tout ce que l’on a d’honnêteté dans le cœur. Nous en étions, nous, à peindre l’homme souffrant, le blessé de la vie. Vous peignez, vous, l’homme ardent qui regimbe contre la souffrance et qui, au lieu de rejeter la coupe, la remplit à pleins bords et l’avale. Mais cette coupe de force et de vie vous tue ; à preuve que tous les personnages de Madelon sont morts à la fin du drame, honteusement morts, sauf Elle, la personnification du vice, toujours jeune et triomphant. »

Cette sorte de partialité du succès, sinon de la sympathie, l’irrite.

« Donc, quoi ? Ce vice seul est une force, l’honneur et la vertu n’en sont pas ?… Je conviendrai avec vous que Feuillet et moi nous faisons, chacun à notre point de vue, des légendes plutôt que des romans de mœurs. Je ne vous demande, moi, que de faire ce que nous ne savons faire ; et puisque vous connaissez si bien les plaies et les lèpres de cette société, de susciter le sens de la force dans le milieu que vous montrez si vrai23. »

Elle avait pour Alexandre Dumas un vrai culte fait d’admiration et de tendresse. Elle jouit profondément de son succès ; elle lit l’Affaire Clémenceau avec une sollicitude maternelle ; elle lui suggère aussitôt la contre-partie, qui pourra devenir, quelque temps après, en changeant le sexe, la Princesse Georges. Lorsque Alexandre Dumas se fait pour un jour publiciste, après la guerre et la Commune, empruntant à Junius son masque et sa plume, elle applaudit avec ravissement, elle proclame que c’est un pur chef-d’œuvre. « Comme vous allez au fond des choses et comme vous savez mettre des faits où je ne mets que des intentions ! Et puis, comme c’est dit ! développé et serré en même temps, vigoureux, ému et solide ! » Ce qu’elle ne se lassait pas d’admirer, c’est l’entente et la force scénique, la vis dramatica prédestinée à de si grands succès qu’elle se faisait gloire d’avoir devinés :

« Vous souvenez-vous que je vous ai dit, après Diane de Lys, que vous les enterreriez tous !… Je m’en souviens, moi, parce que mon impression était d’une force et d’une certitude complètes. Vous aviez l’air de ne pas vous en douter, vous étiez si jeune ! Je vous ai peut-être révélé à vous-même, et c’est une des bonnes choses que j’ai faites en ma vie. »

Elle qui avait tant de soucis pour transformer ses romans en pièces et qui, d’ailleurs, ne se piquait pas d’une grande science des agencements scéniques, elle était frappée de cette franchise d’allure, de cet accent de vérité forte dans les situations et les sentiments où les autres n’échappent pas à la convention. « Et quels progrès depuis ce temps-là ! Vous êtes arrivé à savoir ce que vous faites et à imposer votre volonté au public. Vous irez plus loin encore, et toujours plus loin24. » Cette aimable prophétie qu’elle lui envoyait avec ses bénédictions maternelles, c’est au public à dire si elle s’est réalisée.

Si je voulais définir l’esprit de George Sand, en dehors des épisodes et des aventures de sa vie littéraire, je dirais que c’était un esprit dogmatique et passionné. Dogmatique, en ce sens qu’elle avait des convictions fermes sur des choses fondamentales. Il faut distinguer la valeur des idées et la foi aux idées. Quelle que fût la valeur des siennes, elle y croyait fortement, elle les prenait fort au sérieux ; elle ne permettait pas qu’en quelque milieu que ce fût, sceptique ou gouailleur, on en plaisantât ; elle y subordonnait instinctivement la meilleure partie d’elle-même, son art. Or les idées ont une telle force en soi, que, fussent-elles contestables, elles communiquent quelque chose de cette force aux esprits qui s’en nourrissent ; elles lui donnent un caractère d’élévation et de générosité en comparaison de ceux qui se font une sorte d’esthétique de l’indifférence absolue. C’est là le secret de cette supériorité qu’elle semble avoir conservée dans sa longue correspondance avec Flaubert, où furent abordées quelques-unes des plus délicates questions de la littérature, où purent se contrôler réciproquement deux manières tout à fait diverses et presque opposées de concevoir l’art.

Cette controverse amicale dura près de douze années, de 1864 à 1876. Comment était née cette amitié littéraire entre deux personnages si différents, il importe peu ; sans doute ils se rencontrèrent un jour à ce fameux dîner Magny où George Sand ne manquait pas de paraître, quand elle passait par Paris, ne fût-ce que pour reprendre langue dans ce pays des lettrés qu’elle oubliait dans les longs séjours de Nohant. Après cette rencontre, plus ou moins fortuite, Flaubert avait applaudi de toutes ses forces à la première représentation de Villemer, et George Sand, reconnaissante, lui écrivait « qu’elle l’aimait de tout son cœur ». La connaissance était faite ; les lettres devinrent de plus en plus fréquentes ; elles devaient durer autant que la vie de George Sand. Elle avait admiré Madame Bovary ; pour Salammbô, elle avait tout de suite vu le défaut de la cuirasse. « Ouvrage très fort, très beau, disait-elle, mais qui n’a vraiment d’intérêt que pour les artistes et les érudits. Ils le discutent d’autant plus, mais ils le lisent, tandis que le public se contente de dire : « C’est peut-être superbe, mais les gens de ce temps-là ne m’intéressent pas du tout25. »

Elle avait laissé, sans doute, percer quelque chose de cette impression en causant avec Flaubert, qui, de son côté, avait plaisanté, paraît-il, « le vieux troubadour de pendule d’auberge, qui toujours chante et chantera le parfait amour ». Troubadour, le nom plaît à George Sand, elle l’adopte en riant et se désigne ainsi elle-même depuis ce jour-là. L’artiste et le troubadour, c’était bien là l’opposition des deux auteurs, caractérisée par deux mots pittoresques, et ce fut l’occasion toute naturelle de la controverse. Il est assez vraisemblable qu’avant cette époque George Sand, bien qu’elle eût souvent touché en passant à ce sujet de l’art, n’avait jamais porté sa réflexion sur son art personnel, qu’elle ne s’était jamais rendu un compte bien exact ni de ses procédés de compositions ni du but qu’elle poursuivait. Elle avait en cela, comme en autre chose, obéi à ses instincts et particulièrement à cette vocation d’écrire pour raconter et pour peindre, qui s’exprimait chez elle avec une force irrésistible et une facilité qui tenait du prodige. Ce qui l’amena à réfléchir sur ces sujets et à se définir elle-même, ce fut le spectacle des tendances et des richesses contraires qui surgissaient autour d’elle, et la comparaison des talents les plus divers qui s’imposait à elle. Le réalisme ne faisait que commencer ; elle put à peine connaître le premier grand succès de M. Zola. Mais Flaubert, mais Jules et Edmond de Goncourt révélaient dans chacune de leurs œuvres un art nouveau, où se combinaient l’influence de Balzac par l’intensité de l’observation et celle de Théophile Gautier par la préoccupation et le souci de la forme. Il y avait là des symptômes qui saisirent la curiosité de George Sand, tenue en éveil et avertie. Elle profita des hasards de la vie d’abord, puis des relations d’amitié qui la rapprochèrent de Flaubert, pour préciser, dès qu’elle en eut l’occasion, les différences de tempérament littéraire qu’elle sentait en elle, en présence de ces groupes nouveaux ou des personnalités qui en résumaient le mieux les tendances. Le contraste était frappant entre sa nature, prodigue jusqu’à l’excès, toute en effusion littéraire, d’une fécondité inépuisable, d’une abondance si spontanée et si naturelle d’expression qu’elle-même se comparait à une « eau de source qui court sans trop savoir ce qu’elle pourrait refléter en s’arrêtant26 », et un écrivain tel que Flaubert, esprit d’invention et d’expression laborieuse, difficile envers soi-même comme envers les autres, inquiet et mécontent de son œuvre, un des représentants de ce groupe et de cette race d’artistes excessifs, grands ouvriers de la forme, bijoutiers de style, ciseleurs de camées rares, un chercheur acharné du mot le plus expressif ou de l’épithète la plus décorative, se torturant sur une page comme si l’avenir du monde ou mieux l’avenir de l’art en dépendait, tourmenté par une sorte d’acuité et de subtilité maladive de sensations littéraires, épuisant ainsi dans le détail sa riche personnalité d’artiste, indifférent au fond des choses, ne prenant ni parti ni passion pour les grandes idées qui mènent le monde, curieux seulement de noter la diversité des caractères qu’elles inspirent ou des manies qu’elles produisent, observateur impassible des marionnettes humaines et des fils secrets qui les agitent. Il n’en avait pas été toujours ainsi. Madame Bovary avait représenté, dans l’histoire de cet esprit, un moment de dilatation et d’épanouissement, une richesse et une largeur de composition, une sorte de bonheur de produire, une joie dans la fécondité qu’il ne trouve pas plus tard. Cette large veine s’était détournée ensuite du grand courant humain sur des curiosités archéologiques ou des singularités de cas pathologiques.

De là une certaine désaffection du public, une impopularité croissante, et de là aussi, chez l’écrivain, bien des ombrages et des découragements. George Sand ne cesse pas de le relever dans ses défaillances ; elle lui prodigue les meilleurs conseils, au hasard de son cœur et de sa plume ; elle l’excite, le rassure, semant, à travers sa correspondance, les idées les plus saines sur la vraie situation de l’artiste, qui ne doit pas s’isoler trop orgueilleusement de l’humanité, sur les conditions de l’art, sur les devoirs qu’il impose et qu’il ne faut pas confondre avec les servitudes et les exigences des coteries. Dans toute cette partie de la correspondance, tout en se peignant au naturel, George Sand se maintient à un niveau très élevé de raison et de cœur. Pleine de sollicitude pour le cher artiste tourmenté et malade, elle fait tous ses efforts pour lui communiquer quelque chose de sa sérénité et de sa vigueur saine d’esprit. Qu’il s’abandonne un peu plus à son imagination naturelle ; qu’il la tourmente moins au risque de la paralyser :

« Vous m’étonnez toujours avec votre travail pénible ; est-ce une coquetterie ? Ça paraît si peu… Quant au style, j’en fais meilleur marché que vous. Le vent joue de ma vieille harpe comme il lui plaît. Il a ses hauts et ses bas, ses grosses notes et ses défaillances ; au fond, ça m’est égal, pourvu que l’émotion vienne, mais je ne peux rien trouver en moi. C’est l’autre qui chante à son gré, mal ou bien, et, quand j’essaye de penser à ça, je m’en effraye et me dis que je ne suis rien, rien du tout. Mais une grande sagesse nous sauve ; nous savons nous dire : « Eh bien, quand nous ne serions absolument que des instruments, c’est encore un joli état et une sensation à nulle autre pareille que de se sentir vibrer… » Laissez donc le vent courir un peu dans vos cordes. Moi, je crois que vous prenez plus de peine qu’il ne faut, et que vous devriez laisser faire l’autre plus souvent… »

Elle revient à chaque instant sur ce conseil qui contient en germe toute une hygiène appropriée au talent de Flaubert, devenu le tourmenteur et le supplicié de lui-même.

« Ayez donc moins de cruauté envers vous. Allez de l’avant, et, quand le souffle aura produit, vous remonterez le ton général et sacrifierez ce qui ne doit pas venir au premier plan. Est-ce que ça ne se peut pas ? Il me semble que si. Ce que vous faites paraît si facile, si abondant ! C’est un trop-plein perpétuel. Je ne comprends rien à votre angoisse. »

Elle souffre aussi de voir qu’il se fâche à tout propos contre le public, qu’il est indécoléreux.

« À l’âge que tu as, j’aimerais te voir moins irrité, moins occupé de la bêtise des autres. Pour moi, c’est du temps perdu, comme de se récrier sur l’ennui de la pluie et des mouches. Le public, à qui l’on dit tant qu’il est bête, se fâche et n’en devient que plus bête. Après ça, peut-être que cette indignation chronique est un besoin de ton organisation ; moi, elle me tuerait. »

Elle combat sans cesse son hérésie favorite, qui est que l’on écrit pour vingt personnes intelligentes et qu’on se moque du reste. « Ce n’est pas vrai, puisque l’absence de succès t’irrite et t’affecte. »

Pas de mépris pour le public ! Il faut écrire pour tous ceux qui ont soif de lire et qui peuvent profiter d’une bonne lecture. Pas d’isolement orgueilleux en dehors de l’humanité ! Elle ne peut pas admettre que, sous prétexte d’être artiste, on cesse d’être soi-même, et que l’homme de lettres détruise l’homme. Quelle singulière manie, dès qu’on écrit, de vouloir être un autre homme que l’être réel, d’être celui qui doit disparaître, celui qui s’annihile, celui qui n’est pas ! Quelle fausse règle de bon goût ! Pour elle, elle se met tant qu’elle peut dans la peau de ses bonshommes. Tout écrivain doit faire ainsi, s’il veut intéresser. Il ne s’agit pas de mettre sa personne en scène. Cela, en effet, ne vaut rien.

« Mais retirer son âme de ce que l’on fait, quelle est cette fantaisie maladive ? Cacher sa propre opinion sur les personnages que l’on met en scène, laisser par conséquent le lecteur incertain sur l’opinion qu’il en doit avoir, c’est vouloir n’être pas compris, et, dès lors, le lecteur vous quitte ; car, s’il veut entendre l’histoire que vous lui racontez, c’est à la condition que vous lui montriez clairement que celui-ci est un fort, celui-là un faible. »

Ç’a été le tort impardonnable de l’Éducation sentimentale et l’unique cause de son échec.

« Cette volonté de peindre les choses comme elles sont, les aventures de la vie comme elles se présentent à la vue, n’est pas bien raisonnée, selon moi. Peignez en réaliste ou en poète les choses inertes, cela m’est égal ; mais quand on aborde les mouvements du cœur humain, c’est autre chose. Vous ne pouvez pas vous abstraire de cette contemplation ; car l’homme, c’est vous, et les hommes, c’est le lecteur. »

Flaubert répondait qu’il préférait une phrase bien faite à toute la métaphysique, et il se renfermait, avec une sorte de mystère jaloux, dans le culte de la forme. Tout récemment le Journal des Goncourt nous donnait un croquis intime d’une de ces séances du club des initiés, au bureau de l’Artiste ; il nous retraçait l’image alourdie de Théophile Gautier répétant et rabâchant amoureusement cette phrase : « De la forme naît l’idée », une phrase que lui avait dite le matin même Flaubert et qu’il regardait comme la formule suprême de l’école, et qu’il voulait qu’on gravât sur les murs. C’est contre cette école que George Sand use les dernières armes de sa dialectique toujours jeune malgré l’âge. Ce sont là des formules déplorables, des partis pris excessifs en paroles.

« Au fond, disait-elle à Flaubert, tu lis, tu creuses, tu travailles plus que moi et qu’une foule d’autres. Tu es plus riche cent fois que nous tous ; tu es un riche et tu cries comme un pauvre. Faites la charité à un gueux qui a de l’or plein sa paillasse, mais qui ne veut se nourrir que de phrases bien faites et de mots choisis… Mais, bêta, fouille dans ta paillasse et mange ton or. Nourris-toi des idées et des sentiments amassés dans ta tête et dans ton cœur ; les mots et les phrases, la forme, dont tu fais tant de cas, sortira toute seule de ta digestion. Tu la considères comme un but, elle n’est qu’un effet… La suprême impartialité est une chose antihumaine ; un roman doit être humain avant tout. S’il ne l’est pas, on ne lui sait point gré d’être bien écrit, bien composé et bien observé dans le détail. La qualité essentielle lui manque : l’intérêt. »

Et la note affectueuse venait corriger ce que le conseil avait de sévère :

« Il te faut un succès après une mauvaise chance qui t’a troublé profondément ; je te dis où sont les conditions certaines de ce succès. Garde ton culte pour la forme ; mais occupe-toi davantage du fond (qui était, pour elle, les idées et la signification précise de l’œuvre). Ne prends pas la vertu vraie pour un lieu commun en littérature. Donne-lui son représentant ; fais passer l’honnête et le fort à travers ces fous et ces idiots dont tu aimes à te moquer. Quitte la caverne des réalistes et reviens à la vraie réalité, qui est mêlée de beau et de laid, de terne et de brillant, mais où la volonté du bien trouve quand même sa place et son emploi. »

J’ai tenu à terminer ce portrait par ces belles et simples paroles qui lui donnent son vrai relief et sa vraie couleur. Quoi qu’on puisse dire de George Sand, de ses aventures de toute sorte, des événements d’idée ou autres, où l’a jetée la fougue de son imagination, enfin de ses chimères qui, en un temps, sont allées jusqu’à la violence de la pensée, il est certain qu’à mesure qu’on avance dans sa vie, notée presque jour pour jour dans sa correspondance, on voit s’accroître le trésor de son expérience et de sa raison, sa fortune intellectuelle, et se mieux fixer l’emploi de ces biens chèrement payés. Et quoi qu’on puisse penser d’elle un jour, de sa vie et de son œuvre, il se dégage de ses lettres comme une image ennoblie des qualités rares qui resteront son signe privilégié dans l’histoire littéraire de ce temps : la fécondité merveilleuse des conceptions, le génie naturel du style et une idée fière de l’art, qui constitue la probité de son talent.

Fin