René Doumic

1896

Les Jeunes, études et portraits

2014
Source : René Doumic, Les Jeunes, études et portraits, Paris, Perrin et Cie, Libraires-Éditeus, 1896.
Ont participé à cette édition électronique : Guillaume Benoit (Édition XML/TEI), Frédéric Glorieux (encodage TEI) et Vincent Jolivet (encodage TEI).
À M. GASTON BOISSIER
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
Hommage de respectueuse affection.

Avertissement : Les Jeunes §

J’étudie dans le présent livre quelques-uns des écrivains qui par leur âge et par la tournure de leur esprit appartiennent à la nouvelle génération, à celle qui pendant l’espace de ces dix dernières années est arrivée à la vie littéraire. Certes, je ne prétends pas avoir groupé ici les noms de tous ceux qui méritent de fixer l’attention ; je ne l’ai même pas essayé. J’espère néanmoins avoir au cours de ces études indiqué les principales tendances qui se sont fait jour dans les écrits des plus jeunes entre nos auteurs contemporains.

Un mouvement littéraire se fait toujours en réaction contre un autre. Les théories positiviste et naturaliste ont longtemps pesé et pèsent encore lourdement sur notre littérature. Les écrivains qui sont aujourd’hui dans la plénitude de leur talent, MM. Brunetière, de Vogue, Paul Bourget, Jules Lemaître, Anatole France, avaient déjà, chacun à sa manière, travaillé à nous en affranchir. C’est ce mouvement qui se continue, en se modifiant, à travers les jeunes.

Ce qui a caractérisé les écrivains de la période naturaliste, ç’a été leur inintelligence. En partie parce qu’ils étaient d’esprit médiocre, en partie parce qu’ils n’avaient pas une suffisante éducation intellectuelle, ils ont été incapables de comprendre tout ce qui dépasse la réalité immédiatement aperçue dans une observation à courte vue. Ils-ne se sont pas doutés que la vie extérieure n’ai de signification qu’en tant qu’elle traduit la vie, de l’âme, qu’au-dessus de la réalité des faits il y a la réalité supérieure des idées, et enfin que l’humanité depuis qu’elle existe travaille sur quelques grands problèmes, dont sans doute la solution lui sera éternellement refusée, mais dont le tourment fait la noblesse et la dignité de la pensée humaine. Cette inintelligence ou cette insouciance a fait son temps. C’est le mérite des jeunes écrivains — et c’est leur honneur — qu’ils s’efforcent de faire rentrer la pensée dans les œuvres de la littérature et qu’ils se montrent soucieux des idées.

Le terme d’idéalisme est celui dont on se sert couramment pour désigner la tendance dominante de la littérature d’aujourd’hui. Le terme est juste, mais à condition qu’on l’entende au sens le plus large et même le plus vague. Une littérature s’inspire toujours d’une philosophie, quelle qu’elle soit. C’est des théories de M. Taine — combien défigurées d’ailleurs ! — que se recommandaient les écrivains naturalistes. La philosophie de M. Renan a été le point de départ du mouvement actuel. Sans doute on en a répudié certaines parties. Le dilettantisme n’a été qu’une mode passagère. L’optimisme n’avait guère chance d’être accueilli dans un temps tel que le nôtre, où la vie est devenue si difficile, où la société est si inquiète de son lendemain. Mais la pensée de M. Renan est par essence idéaliste. De plus, M. Renan ne s’est jamais débarrassé de ses origines ecclésiastiques. Il a conservé jusqu’à la fin le goût des choses religieuses. Il a ainsi rouvert lu voie à toute une série d’idées, à tout un ordre d’émotions. Comme il est de la nature de la pensée de ne jamais s’arrêter à mi-chemin, mais d’aller toujours jusqu’au bout d’elle-même, nous la voyons aboutir aujourd’hui au mysticisme.

En constatant cette tendance idéaliste, il faut se hâter d’ajouter qu’elle est sans profondeur comme sans vigueur, toute superficielle et du reste contrariée par les tendances les plus opposées. Cette littérature soucieuse des problèmes de l’âme a continué d’être une littérature brutale et plus curieuse que jamais des problèmes de la chair. Elle est imprégnée de religiosité ; mais, — il est à peine besoin de le redire, car cela crève les yeux, — elle n’est pas chrétienne. Les jeunes écrivains sont au point de vue religieux profondément incrédules ; c’est ce qu’il ne faut pas oublier, quand on affecte de leur tenir compte de certaines velléités et de les revendiquer pour l’Église de demain. Cette littérature a fait accueil à l’évangélisme ; cela est exact ; mais parallèlement elle a inventé une vilaine chose appelée d’un vilain nom : la rosserie. Pour ce qui est enfin du mysticisme, si on voit quelques jeunes gens y incliner, c’est qu’ils y trouvent une satisfaction à leur sensualité maladive et triste.

De là cette diversité d’aspect de la littérature d’aujourd’hui, et cette mobilité d’humeur des jeunes écrivains. Ils cherchent de tous côtés d’où leur viendra la bonne parole. Ils s’enquièrent des littératures étrangères ; ils ont raison et pour notre part nous n’avons cessé de les y pousser. Encore faut-il le remarquer, si légitime que soit la curiosité pour les littératures étrangères, elle se manifeste surtout lorsque la tradition nationale commence à s’affaiblir. On s’est d’abord pris d’enthousiasme pour les « littératures du Nord » ; et ce qu’on désigne par ce terme collectif, ce sont deux littératures d’inspiration non seulement différente mais opposée et contradictoire : celle des romanciers Russes, qui sont humanitaires et socialistes ; celle des dramatistes norvégiens qui sont hardiment individualistes. On nous annonce maintenant une « renaissance latine ». Jamais on n’avait vu les modes littéraires aller plus vite. Jamais les théories n’avaient été plus diverses et plus violemment hostiles. C’est proprement l’anarchie.

De ces faits se déduisent quelques-unes des causes qui ont jusqu’ici entravé la jeune littérature dans son développement. J’en indiquerai trois principales.

L’absence d’un courant général. — On a coutume de célébrer ce qu’on appelle la liberté de l’art, de prendre la diversité pour la vitalité, et de protester contre la tyrannie pédantesque des doctrines et des écoles. C’est qu’on ne cessera jamais de s’en laisser imposer par les grands mots. La vérité, telle que l’enseigne l’histoire des littératures, c’est qu’il faut pour porter les œuvres fortes et durables un courant nettement déterminé et généralement ressenti. La littérature de ce siècle a été d’abord romantique, puis réaliste. Elle souffre aujourd’hui de ne savoir ni ce qu’elle est, ni ce qu’elle veut être.

Le manque de communication avec le public. — Ce défaut d’unité que nous constations dans la littérature vient en partie de ce qu’il n’y a parmi les personnes qui lisent ni cohésion, ni communauté d’origine et d’éducation, partant d’idées et de tendances. Rien de plus difficile aujourd’hui que de savoir pour qui on écrit. Et d’ailleurs, dans notre société démocratique et dans notre monde affairé, si le nombre des gens qui lisent augmente tous les jours, on voit pareillement diminuer chaque jour le nombre des lecteurs capables d’une lecture sérieuse et qui demande quelque effort. De là chez l’écrivain le mépris du public. De là un désir de s’isoler. Mais en littérature comme ailleurs l’isolement est funeste. Il mène à la bizarrerie, à l’exagération et au paradoxe.

La diminution du sentiment de la forme. — Cela me semble tout particulièrement grave. Artistes incomplets, médiocres artisans, les jeunes écrivains vont jusqu’à se faire gloire d’ignorer leur métier. Ils dédaignent l’exécution, lâchent le style et trahissent la langue. Auteurs dramatiques, ils laissent se perdre toute la valeur d’une pensée parfois originale, par la gaucherie et l’insuffisance des moyens scéniques. Poètes, ils rêvent d’on ne sait quelle sorte de vers sans rythme, sans cadence, sans règles et sans lois. Pour ce qui est des jeunes romanciers ils se divisent en deux catégories : il y a ceux qui écrivent mal, et il y a ceux qui n’écrivent pas. — Ce défaut vient en partie d’une réaction contre la rhétorique trop étroite et trop artificielle des écoles naturaliste et parnassienne : Il tient ensuite à ce que l’ancienne éducation classique perd chez nous chaque jour du terrain. Ce ne sont pas seulement les auteurs grecs et latins, ce sont les classiques français qu’on étudie de moins en moins dans les collèges. On est en train de renoncer à un héritage national. Aussi bien les études proprement littéraires ne sont pas seulement suspectes au plus grand nombre, mais en outre leur cause est désertée par ceux qui ont le devoir et qui devraient tenir à honneur de les défendre. Le résultat est que des écrivains, dont quelques-uns avoisinent la quarantaine, ont fait des tentatives curieuses, intéressantes, sans peut-être avoir fait une œuvre.

Une génération inquiète, désireuse de se créer un idéal et qui n’y arrive pas ;

Une génération très intelligente et très peu artiste ;

Telle me semble être la génération actuelle.

Les écrivains dont il est ici question sont loin d’avoir dit leur dernier mot ; quelques-uns d’entre eux n’ont même pas encore donné leur mesure. Je n’oublie pas qu’on peut et qu’on doit beaucoup en attendre. Je n’ai voulu que fixer un moment de leur développement.

On me permettra d’ajouter un mot sur l’esprit dans lequel ont été conçues ces études. Très persuadé qu’une littérature ne peut vivre qu’à condition de se renouveler sans cesse, j’ai suivi avec attention et sympathie toutes les « nouveautés » qui m’ont semblé avoir quelque signification et quelque portée. J’ai pensé d’autre part que le devoir du critique est de dire toujours ce qu’il croit être la vérité, dans tous les cas, à tout le monde — et même aux jeunes.

M. Édouard Rod §

Il s’est fait, au cours de ces quinze dernières années, une brusque révolution dans notre littérature. Le naturalisme et le positivisme y sévissaient encore aux environs de 1880. On n’était attentif qu’à l’extérieur et aux choses plus qu’aux êtres. On ne tenait compte que des faits sans chercher à en pénétrer le sens. On écartait les problèmes dont la solution n’est pas contenue dans les données de l’expérience. On ne voulait rien voir, ou peut-être n’apercevait-on rien, au-delà de l’immédiate réalité. Ce système étroit autant que factice ne pouvait s’imposer longtemps. Peu à peu on a vu rentrer dans la littérature tout ce qui en avait été indûment banni. On s’est remis à comprendre que les faits ne sont rien sans le support des idées qui les produisent et les expliquent, et dont ils ne sont que la réalisation incomplète. On a rétabli dans ses droits la vie intérieure qui seule peut donner à l’autre son prix. On s’est avisé que nous avons une âme. On s’est intéressé au jeu des phénomènes de conscience. On s’est repris à croire que notre activité intellectuelle a un but et qu’elle ne saurait se développer en dehors de certaines règles dont les formules changeantes composent la morale qui est de tous les temps. Même on s’est demandé si cette morale, pour avoir toute sa solidité, ne doit pas reposer sur quelque fondement surnaturel. C’est dire qu’en un court espace de temps on a fait précisément à rebours tout le chemin parcouru dans l’étape précédente.

Ce travail qui s’est opéré dans les esprits et dont les hommes qui ont aujourd’hui dépassé la quarantaine ont été les utiles ouvriers, on pourrait le suivre à travers les livres de M. Édouard Rod. C’est un premier élément d’intérêt qu’ils nous offrent ; mais en outre ils valent par eux-mêmes et indépendamment des tendances dont ils sont les signes. Laborieux et fécond M. Rod a déjà beaucoup écrit. Il est très jeune. Sa pensée va chaque jour en s’enrichissant. À mesure qu’il acquiert plus d’idées nouvelles, il prend d’autre part une conscience plus nette de son originalité propre. Son talent, qui n’a cessé de progresser, est aujourd’hui pleinement formé et maître de soi. Le moment peut donc être bien choisi pour esquisser la physionomie de l’écrivain.

M. Rod nous présente quelque part un excellent ami qu’il a et qu’il appelle Jacques, afin de ne pas nous livrer son nom véritable. « C’est un homme grave, nullement facétieux, d’un esprit plus solide qu’aimable… Ayant à un haut degré le goût de la vérité, et toujours sincère avec lui-même, il ne s’exprime jamais sur rien qu’avec de prudentes réserves. » Cette sincérité et cette simplicité font qu’on est tout de suite attiré vers Jacques. Pourtant au premier abord on sent qu’il y a de lui à nous quelque distance. Dans le tour d’esprit et dans la façon de conduire sa pensée, il a des habitudes un peu différentes de celles qui sont le plus répandues chez nous. Il a passé sa jeunesse dans un pays tout voisin de la France, mais qui tout de même n’est pas la France. Il a étudié dans des gymnases où les méthodes d’enseignement ne sont pas absolument les mêmes que dans nos collèges classiques. Lui-même a professé là-bas. Il a occupé la chaire de littérature étrangère à l’Université de Genève. C’est un universitaire suisse. Et c’est un protestant. Certes il n’est pas resté attaché au dogme. Même il n’a gardé nulle tendresse de cœur pour la religion où il a été élevé. Il raille, chaque fois qu’il en trouve l’occasion, ou qu’il la peut faire naître, « cette religion ratiocinante, toute de compromis entre le dogme et le sens commun, dont la dialectique et l’exégèse sont d’une si lamentable pauvreté, dont le culte glacial n’est qu’un interminable discours… débité d’une voix dolente, avec des gestes faux et des intonations pleurardes, cette religion qui ergote au lieu d’aimer. » Mais si tyranniques sont certaines attaches qu’on se flatte en vain de les avoir complètement brisées : nous restons pour la vie prisonniers de la religion qui a d’abord façonné nos âmes. La foi se perd, non la discipline de l’esprit. L’exemple d’Edmond Scherer, pour n’en point citer d’autres, le prouverait assez pertinemment. Ayant quitté Genève pour Paris, Jacques s’y est fait tout de suite une province à l’image de sa ville natale. Il vit très retiré au milieu de ses livres et de ses rêves. Il fuit les réunions bruyantes et ne recherche pas les salons où l’on cause. Sa conversation, plus riche d’idées fortes que de mots heureux, est tout unie. Il a l’horreur du paradoxe, l’ironie l’inquiète et la fantaisie l’étonne… Ce Jacques, qui ne ressemble ni à un boulevardier, ni à un mondain, ni à la plupart de nos hommes de lettres, ressemble-t-il très exactement à M. Édouard Rod ? Il est tel eu tous cas que nous aimerions à nous représenter, en conformité avec le caractère de son œuvre, l’auteur de la Course à la mort, des Idées morales du temps présent et de la Vie de Michel Teissier.   

Ce qui fait la supériorité de l’œuvre littéraire par-dessus tous les travaux où nous pouvons appliquer notre intelligence, c’est que les facultés les plus diverses y trouvent leur emploi. Certains écrivains sont des peintres ou des musiciens » composant des symphonies avec des mots, comme on fait avec les couleurs et les sons. Ils sont des artistes. M. Rod n’est pas de ceux-là ; ou plutôt il en est exactement le contraire. Le sentiment de l’art, à tous les degrés et sous toutes ses formes, est celui qui lui fait le plus complètement défaut. L’harmonie des lignes ou les effets de la lumière dans la nature le laissent indifférent. « Ce n’est pas la beauté des paysages qui me saisit : le monde extérieur n’est pas mon maître et ses aspects en eux-mêmes ont peu d’attrait pour moi. » Les chefs-d’œuvre de la peinture ne provoquent pas davantage son enthousiasme. Il est d’avis que « les plus sublimes d’entre eux ne valent pas la plus humble idée qui germe dans notre propre cerveau, le plus léger* sentiment qui fait palpiter une minute notre propre cœur. » Entre les œuvres peintes, celles-là seules lui donnent un frisson qui laissent transparaître la pensée, la couleur et le dessin n’y Servant qu’à composer des symboles presque immatériels. C’est le cas pour les préraphaélites anglais ; aussi en a-t-il parlé avec une entière sympathie et en toute chaleur de cœur. De même ce qu’il recherche dans les livres des écrivains, c’est moins l’expression et le rendu que ce n’est le contenu intellectuel.

Encore ne se place-t-il pas au point de vue du psychologue curieux du jeu des idées et des sentiments. Il ne lui suffit pas qu’une sensation soit rare pour qu’elle lui semble digne d’être étudiée. Les curiosités de l’analyse ne le tentent pas. Il ignore aussi bien le désintéressement du savant que l’insouciance du dilettante. Mais il y a en nous certaines notions d’après lesquelles nous jugeons qu’un acte est bon ou mauvais. Cette notion du Bien et du Mal, d’où nous vient-elle ? Comment s’est-elle formée, quelles interprétations diverses reçoit-elle, et comment voit-on se comporter les hommes dans la façon dont ils l’appliquent ? Cette vie qui nous a été imposée vaut-elle d’être vécue ? Quel en est le sens et qu’est-ce qui en fait le prix ? Quelle satisfaction pouvons-nous donner à l’instinct qui nous incline vers la recherche du bonheur ? Comment concilier cet instinct avec l’idéal de la moralité ? — Telles sont les questions qui ne cessent d’être présentes à l’esprit de M. Édouard Rod. Ce sont elles qui mettent sa curiosité en éveil. C’est pour y trouver une solution et pour nous en faire part qu’il écrit ses livres. Il est par essence un moraliste.

On ne s’en serait guère douté en lisant son livre de début. Palmyre Veulard est dédiée à l’auteur de Nana ; cette dédicace n’est que le juste hommage du disciple à son maître. Une fille de joie, l’heure approchant du déclin, se hâte de tuer de plaisir et de fatigue un phtisique millionnaire afin d’hériter de la forte somme ; puis, après avoir brûlé quelques dernières cartouches, elle devient la femme d’un souteneur en habit noir qui la ruine et qui la bat : telle est l’histoire édifiante dont M. Rod avait fait choix pour son premier récit. Dans le vaste monde aux spectacles variés jusqu’à l’infini, le coin de monde où se passent ces jolies choses lui avait semblé valoir la peine d’être décrit d’abord et avant tous les autres Il l’avait décrit suivant les procédés recommandés par l’école. Il s’était montré consciencieusement brutal et malpropre avec application. À vrai dire, cette erreur ne nous déplaît pas : elle n’est pas sans grâce. C’est un bel exemple de ferveur littéraire. M. Rod était à peine au sortir de l’enfance ; il se lançait dans la carrière avec cet enthousiasme que la jeunesse de nos jours a désappris ; il cédait à cette fureur d’imitation qui est le premier symptôme par où se traduit le besoin d’écrire. Gentiment il se rangeait derrière le maître qui lui semblait le mieux doué, sans se demander s’il avait avec lui aucune sympathie de talent, et par nécessité toute pure d’avoir un maître. Cela prouve assez bien la déplorable contagion que peuvent avoir certains succès littéraires et comment l’exemple de telles renommées bruyantes suffit à dévoyer pour toujours des hommes de talent. Pour ce qui est de M. Rod, il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il s’était trompé. Toute sa nature protestait contre les tendances qui se sont épanouies dans le naturalisme. Aussi bien, des secours lui vinrent d’ailleurs, qui l’aidèrent à se ressaisir. De cette première influence d’autres influences le débarrassèrent, mieux en accord avec la tournure de son esprit. Il est curieux d’en faire le compte, parce que ce sont celles qui ont également agi sur la plupart des écrivains du même temps.

Ces influences ont été surtout des influences étrangères. Dans Genève, ville cosmopolite, M. Rod était placé mieux qu’un autre pour en subir l’atteinte. Leopardi et Schopenhauer lui enseignaient à réfléchir sur les conditions générales qui s’imposent à l’existence des hommes. La musique de Wagner, les théories et les œuvres des préraphaélites, la poésie anglaise agissaient dans un même sens, lui révélant une forme d’art où le sentiment serait suggéré plutôt qu’exprimé, où l’idée ne s’enfermerait pas dans un contour trop précis. Les romanciers russes, par la sincérité de leur apostolat, lui rappelaient les hommes qui, dans les premiers temps du christianisme, prêchèrent une religion d’amour et de charité. D’ailleurs pour le mener à ces façons nouvelles de s’exprimer et de sentir, il trouvait chez nous des guides excellents. C’était M. de Vogüé, de qui il salue justement le livre sur le Roman russe comme un livre révélateur. C’était M. Paul Bourget, qui dans ses Essais de psychologie, analysait avec tant de pénétration et mettait à jour quelques états encore mal définis de l’âme contemporaine. Ce travail d’esprit le conduisait à concevoir une sorte de roman dégagé de ce qu’il en appelait les scories, terme qui de tout temps a désigné les beautés qui ont cessé de plaire. Plus de ces « descriptions » minutieuses et inutiles, fastidieuses et illusoires, qui tiennent beaucoup de place et n’expliquent rien. Plus de ces « récits rétrospectifs » devenus des clichés sur l’enfance, l’adolescence, l’éducation, et qui marquent trop les lignes. Point de « scènes » artificielles et théâtrales. Ni les personnages n’auraient une physionomie trop individuelle, ni les faits avec lesquels on les mettrait aux prises ne seraient trop concrets. Ce serait un roman tout intérieur, d’où les circonstances contingentes seraient exclues, et qui se passerait dans un cœur. L’écrivain regarderait en soi, mais non pas à la manière des égoïstes qui n’aiment qu’eux seuls. En littérature, l’observation n’a de valeur qu’à proportion qu’elle dépasse l’individu pour s’appliquer à un plus grand nombre d’hommes ; ou plutôt, c’est la double loi de l’observation intérieure, qu’elle doit s’exercer sur un cas particulier pour y découvrir ce qu’il contient de général. M. Rod le dit avec un rare bonheur d’expression : « On perd son temps à compter les battements de son cœur, on ne le perd pas à en écouter vibrer l’écho dans la suite infinie des cœurs étrangers. » Cette méthode, qui consiste à s’étudier soi-même, non pour se connaître ni pour s’aimer, mais pour connaître et aimer les autres, M. Rod essaya de la baptiser du nom d’« Intuitivisme ». Le mot ne fit pas fortune, quoiqu’il fût en isme, qu’il eût été proposé dans une préface, et imprimé en lettres capitales. C’est qu’il ne suffit pas, pour qu’un terme d’école réussisse, qu’il soit pédantesque ; celui-là avait le défaut de n’être pas clair. C’est peut-être aussi que les œuvres auxquelles il devait servir d’étiquette n’eurent pas un succès retentissant. Mais le système était bon. Le roman dont on esquissait ainsi la théorie, ce n’est en somme que le « Journal intime », mais sans cette prétention, cette vanité et cette puérilité aussi, qui de coutume le rendent insupportable. Ce sont les « Confidences », mais sans ces détails piquants et ces particularités anecdotiques où s’attachent les faiseurs de confidences et leurs lecteurs se complaisent. Dans l’histoire que nous trace ici l’historien de son âme il ne relate rien que les aspects sous lesquels, successivement, la Vie lui est apparue. C’est dans ce système qu’à été composée la trilogie de La Course à la Mort, Le Sens de la Vie, Les trois Cœurs, triple étape d’un voyage à la recherche d’une raison de vivre.

La Course à la mort date de l’époque où les doctrines pessimistes retrouvaient chez nous une faveur contre laquelle protestèrent à l’envi tous les partisans de la vieille gaîté française. C’est un commentaire en trois cents pages du mot de l’Ecclésiaste. La vie est monotone, toujours pareille à elle-même et pareillement décevante. Toutes les récompenses que nous en attendons ne valent pas la peine qu’on les poursuive. Les objets vers lesquels tend notre activité ne valent pas l’effort qu’ils nous coûtent. Qu’est-ce que la gloire ? Un bruit de paroles qui ne durera qu’un temps, destiné à périr avec la parole humaine. Qu’y a-t-il de réel dans le bonheur, sauf peut-être les déceptions dont il s’accompagne ? D’un bout à l’autre de l’humanité, depuis qu’il y a des hommes et qu’ils pensent, un même cri de douleur se fait entendre qui remplit l’espace et grandit à travers les temps. Toutes les sociétés et toutes les civilisations se sont plaintes de la souffrance de vivre. C’est que le Mal est au fond de tout, seul réel et seul vrai, tandis que le Bien n’est qu’une conception de notre esprit. Encore si on pouvait augmenter la somme du bien, diminuer celle du mal ! Mais avec ce qu’on appelle le progrès, cette souffrance va sans cesse en s’aggravant. L’âme humaine ne s’élargit qu’afin d’offrir à la douleur un champ plus vaste ; à mesure qu’elle se complique et qu’elle s’affine, l’aiguillon s’enfonce plus avant et fait sur plus de points ses blessures subtiles. Aussi la tristesse ne saurait-elle être une disposition passagère, et nos inquiétudes n’ont pas une cause accidentelle. Ce n’est pas tel épisode de la vie qui nous tourmente, mais c’est elle-même, la vie. — Rien ne manque, on le voit, à cette profession de, foi désespérée qui aboutit, comme à sa conclusion logique, au souhait de l’universel anéantissement.

M. Rod aime à répéter qu’entre tous ses livres celui-là est demeuré son livre de prédilection. Je n’en suis pas surpris. C’est d’abord qu’entre les émotions par lesquelles nous nous souvenons d’avoir passé, les plus douloureuses nous restent les plus chères. C’est aussi que l’expérience, en venant, a bien pu rendre plus d’équilibre à son âme et plus de sérénité : sur le fond des choses ses idées n’ont pas changé. En fait, le pessimisme, qu’on retrouve au fond de toutes les grandes œuvres et auquel se sont ralliés tous les esprits clairvoyants, le pessimisme est le vrai. On en conviendrait aisément. Mais on a coutume de croire que pour avoir accepté cette doctrine on se trouve désarmé dans le combat de l’existence. C’est une erreur. Les pessimistes vivent la vie comme les autres hommes ; ils n’en diffèrent que parce qu’ils l’ont jugée.

De même on conteste aux jeunes gens le droit d’être pessimistes. On demande quelle est cette lassitude de voyageurs revenus de tout avant d’être allés nulle part, quel est ce découragement de lutteurs qui n’ont pas lutté. On en appelle au témoignage de ceux qui ont de la vie une expérience plus longue et on constate que de coutume leur déposition est moins accablante. Or, c’est bien dans l’âme du jeune homme que le pessimisme doit éclater, avec la violence d’une crise, le jour où celui-ci, qui ne connaît encore que ses rêves et l’image du monde faussement embellie dont on a cru devoir le duper, aperçoit brusquement, le voile s’étant déchiré, la réalité toute nue. Certes, une telle découverte est, entre toutes, celle qu’on n’oublie plus. Mais ceux qui pour l’avoir faite sentent leur énergie brisée à jamais, c’est qu’ils n’étaient pas capables de devenir des hommes ; ils ne doivent accuser que la médiocrité de leur caractère et que leur volonté défaillante. Ceux qui ont de l’intelligence avec l’aptitude à vouloir, inventent des motifs pour s’attacher à cette vie, et, par une libre création de leur esprit, lui ajoutent un sens et un prix. C’est cette méthode du « divertissement » que déjà recommandait Pascal. Il n’y en a pas d’autre. Et peut-être à force de s’attacher à l’objet qu’on s’est soi-même proposé, et à mesure qu’en s’y attachant on en augmentera à ses propres yeux l’importance et la valeur, arrivera-t-on à donner à toutes ses facultés un emploi. C’est cela même qu’on appelle le bonheur. En ce sens, on peut dire que chacun est l’artisan de son bonheur, et que la première condition pour être heureux c’est de le vouloir.

C’est quand on ne vit que pour soi, qu’autant vaudrait ne pas vivre. Cependant on hésite à lier une autre existence à la sienne. On a peur du mariage de ses servitudes et de ses engagements. On craint d’aliéner son indépendance, quand on devrait avoir hâte plutôt de faire cesser son isolement. On se défie de la paternité jusqu’au jour où pour eu avoir éprouvé les angoisses on en découvre le bienfait. Alors il se trouve que pour toutes choses le point de vue est changé. Parmi les avantages que nous déclarions indignes d’un souhait, aucun ne nous paraît plus méprisable, depuis que nous les souhaitons pour d’autres. La mort, que nous n’aurions pas écartée d’un geste, nous devient redoutable depuis que nous voulons l’écarter des têtes qui nous sont chères. Nous nous surprenons à être jaloux de notre propre conservation parce que des existences précieuses en dépendent. Ces mots de devoir et de droit que nous torturions en vain sans leur trouver de contenu prennent tout de suite une signification très claire. D’autres ont sur nous des droits, ceux-là mêmes que nous leur avons faits. Et nous avons le devoir précis de n’être pour eux cause d’aucune souffrance. Malheur à celui qui est seul ! Car nul ici-bas n’est à lui-même sa propre fin. Santé, gloire, richesse, quand nous les recherchons pour nous, autant de vanités. Il suffit que nous en appliquions à autrui les mérites pour que ces faux biens et ces vaines jouissances deviennent une réalité concrète et tangible. Cela est le point fixe, et ceux qui s’y tiennent ont trouvé le repos.

Hélas ! le repos n’est pas dans notre condition ; et ceux-là en sont le moins capables pour qui la nature s’est montrée plus prodigue de ses dons. L’âme humaine rêve sans cesse de s’élargir. Comme Ariel, elle demande plus d’espace. Elle veut, comme le poète mourant, plus de lumière. Le cercle des affections de famille est borné. Ne serait-il pas possible de le dépasser ? Le dévouement à quelques-uns est une forme supérieure de l’égoïsme ; n’atteindrons-nous pas aux joies désintéressées de l’altruisme ? Nous sentons bien que nous ne serons pas allés jusqu’au bout de notre rôle d’hommes, si nous n’avons pas été en sympathie avec tous les hommes. Certains l’ont pu faire, qu’on a appelés des apôtres, des martyrs et des saints. Ils avaient la foi. À défaut de la foi que nous avons perdue, ne pourrions-nous trouver parmi les lois que la science a formulées, ou parmi les conceptions dont s’est enrichie l’âme moderne, la base qu’il nous faut pour nous élever à l’amour de l’humanité ? On parle du progrès de l’espèce. « Mais le progrès de l’ensemble reposant sur la souffrance des individus, cela me paraît un de ces lieux communs que des esprits peu subtils inventent afin que d’autres, moins subtils encore, les imposent à la bêtise humaine. » On invoque le principe de la solidarité. Mais il se commet chaque jour par le monde des actes dont je ne me sens pas solidaire ; et ce n’est pas seulement l’âme du criminel, c’est l’âme de tant d’autres, ignorants de mes inquiétudes, indifférents à mes soucis qui me reste étrangère.

À la date la plus récente on s’est avisé qu’il y a une religion de la souffrance. Mais cette religion n’est pas davantage à notre portée. Ses dogmes nous sont également inaccessibles. Il ne suffit pas d’ouvrir les yeux sur les maux des autres pour que le désir s’éveille en nous de les soulager. Cette pitié à laquelle on nous convie et à laquelle nous ne nous refusons pas, reste tout de même inefficace. Car il lui manque le levain de la religion. C’est à quoi tout aboutit : à constater tout à la fois la nécessité et l’impossibilité de croire.

Aux dernières pages du Sens de la vie et en manière de conclusion, M. Édouard Rod a transcrit les paroles de l’oraison dominicale que son héros murmure des lèvres. Mais il les murmure des lèvres seulement. Cela marque exactement la place où s’arrête l’écrivain dans le moderne mouvement de renaissance spiritualiste. Ne pouvant s’accommoder des négations de l’époque précédente il se prête ; sans doute à ce « courant positif » qu’il a lui-même contribué à déterminer et qu’il travaille à renforcer. Mais il ne s’y abandonne pas. Il sait les limites qu’il ne peut dépasser. S’il a des amis parmi ceux qui s’intitulent les néo-chrétiens, il n’est pas l’un d’eux. Sa raison est trop exigeante pour qu’il se contente des effusions du sentiment. Son intelligence est trop éveillée pour qu’il consente à se payer de mots. Il s’arrête au désir, à l’aspiration vers une foi qui ne sera jamais la sienne.

Reste l’amour tel que les poètes l’ont chanté. Il peut si bien être pour la vie un objet qui la remplisse, que ceux qui l’ont connu ont perdu le goût de tout ce qui n’est pas lui et qu’ils ont souhaité de mourir. Encore faut-il pouvoir le rencontrer, et rien ne diffère plus de l’amour que tant de contrefaçons médiocres qu’on décore de son nom. On s’épuise à en poursuivre l’ombre à travers des aventures banales. Mais où sont les joies qu’on s’en promettait, les extases d’où l’on attendait un agrandissement de son être, les voluptés où l’on avait rêvé de s’anéantir ? On est resté très maître de soi, très clairvoyant, et l’esprit, qui n’a cessé de veiller, a mesuré toute la distance qui sépare l’idéal qu’il concevait de la réalité qu’il lui a été donné d’étreindre. C’est peut-être que les poètes ont menti en nous imposant un mirage de leur imagination, une illusion née du jeu des mots et de la musique des rythmes. Ou peut-être est-ce que le temps est passé de l’amour, et qu’une humanité trop réfléchie et consciente d’elle-même est devenue incapable de s’y oublier. « Les sentiments se transforment comme les idées, et l’amour d’aujourd’hui ne ressemble pas plus à celui d’hier que nos formes politiques ne ressemblent à celles du passé. L’intelligence l’atténue et l’embellit, le baigne de teintes neutres, lui enlève ses violences, ses excès, ses scories. Elle le cultive comme une fleur rare, raffinant sa forme et son parfum ; elle disserte et raisonne avec lui, ajoutant aux charmes qu’il possède celui des belles pensées dont elle le décore… » Cet amour, tel qu’il est décrit, où l’intelligence est de moitié pour le moins avec le cœur, où les sens n’ont presque point de part, ce n’est qu’une affection très douce, très tendre, plus voisine de l’amitié que de la passion. Apparemment faut-il que nous nous en contentions pour être venus trop tard dans un siècle trop vieux. Sous un double aspect le mal est au fond le même et provient des mêmes causes : nous ne pouvons plus croire et nous ne savons plus aimer.

Tel est le chemin que parcourait la pensée de M. Édouard Rod, sans qu’il eut encore osé s’attaquer à la réalité vivante. Il réfléchissait sur les conditions de notre destinée et sur les états de l’âme d’aujourd’hui, et sa méditation se tenait dans l’abstrait. Les idées que nous avons essayé de résumer ne lui sont pas toutes personnelles, et plusieurs lui sont venues des livres qu’il a lus.

M. Rod a beaucoup lu ; comme un de ses héros, il pourrait dire : « Mon cerveau est plein de livres. » Le même personnage déclare avec une négligence qui effraie un peu notre paresse : « J’ai apporté mes livres favoris, les cinq ou six cents volumes où se trouve résumée l’histoire de la pensée humaine et qui peuvent suffire aux curiosités de toute une vie. » Cinq ou six cents volumes ! cela fait beaucoup de livres de chevet. Mais peu importe. Ou plutôt il est bon que nous ayons laissé d’abord la pensée d’autrui éveiller la nôtre. Surtout il est singulièrement profitable pour l’esprit qu’il ait d’abord embrassé de larges horizons et qu’il se soit étendu aux considérations générales avant de se fixer dans l’étude des cas particuliers. Ses travaux de critique et de moraliste un peu dissertant ont été pour M. Rod une excellente préparation à son œuvre propre de romancier. Dans cette œuvre une originalité va nous apparaître qu’on ne s’attendait peut-être pas d’y rencontrer. La Sacrifiée, la Vie privée de Michel Teissier, la Seconde Vie de Michel Teissier, le Silence, sont des « livres de passion », les seuls peut-être qu’on puisse trouver dans la littérature de ces derniers temps, si fertile soit-elle en histoires amoureuses.

Ici toute la nouveauté consiste en ce qu’on à rompu avec le personnel ordinaire des romans d’amour. Ce sont, quand on y songe, d’assez médiocres types et de pauvres exemplaires de l’humanité que ceux dont les romanciers d’aujourd’hui ne se lassent pas de nous présenter l’image. C’est d’une part le don Juan bourgeois qui s’est assigné pour seul emploi de ses facultés de chercher l’amour ; mais parce qu’il le cherche il ne peut le trouver et la liste de ses conquêtes n’est que le bilan de ses déceptions. C’est d’autre part celle qu’on appelait jadis la femme incomprise, qui est devenue la curieuse ou la névrosée, et dont les perversités semblent l’énigme toujours attirante et jamais déchiffrable. L’énigme n’est-elle pas beaucoup moins obscure qu’on n’a intérêt à le dire, et ces inquiétantes perversités ne sont-elles pas faites d’éléments assez simples et fort grossiers ? Toujours est-il que la passion échappe à ces professionnels de l’amour. Mais il est des êtres qui pour avoir évité la souillure du plaisir ont gardé intactes des énergies qu’eux-mêmes ils ignorent. Doués d’une véritable noblesse d’âme ils sont incapables des compromis qui protègent les autres contre les grandes catastrophes. Ils ne savent pas faire de leur existence deux parts et respecter les convenances en violant les devoirs. Ils comptent pour rien la satisfaction des sens qui laisse le cœur inoccupé, et dédaignent de s’attacher par des liens qui pourraient se relâcher. Trop généreux pour se réserver ils s’engagent tout entiers et n’exigent pas moins qu’ils ne donnent. Ce qu’il y a de meilleur en eux, leur désintéressement, leur sincérité, leur vertu est justement ce qui fera leur perte. Ils seront désarmés contre un danger auquel ils ne s’étaient pas préparés et qui les heurte à l’improviste. Ce qu’il faut souhaiter à ceux-là, c’est qu’ils emportent avec eux les trésors insoupçonnés que leur cœur enfermait. Car ils ne s’arrêteront pas à mi-chemin. Mais ils iront jusqu’au bout, jusqu’au bout du chemin bordé de beaucoup de ruines et qui s’achève en calvaire.

Le docteur Morgex, dans la Sacrifiée, aime Clotilde Audouin qui est la femme de son ami. Il n’y a rien entre eux qu’une jolie intimité d’âme ; la pensée même de la faute ne leur est pas venue. Mais les circonstances ont d’ironiques tentations ; elles tissent autour de nos volontés des pièges inextricables et subtils. Audouin est de complexion sanguine, mange plus que de raison et boit d’autant. L’apoplexie le frappe ; la paralysie terrasse et torture son pauvre corps. Morgex le soigne avec le dévouement le plus actif et la prudence la plus scrupuleuse. Un jour, entraîné peut-être par une aberration ou peut-être cédant au conseil secret de l’être caché en lui, il administre au malade autant de morphine qu’il en désire et juste autant qu’il en faut pour le tuer. Au bout de quelque temps il épouse Mme Audouin. Va-t-il être heureux ? Jouira-t-il de ce bonheur acheté au prix d’un acte que sa conscience lui reproche comme un crime ? Le remords commence à ne plus lui laisser de repos. En vain il essaie de l’écarter et il appelle à son secours des sophismes qui auraient été pour d’autres de suffisantes excuses. Pour se délivrer de son secret il se confie à un magistrat qui n’hésite pas à le déclarer innocent. Mais les consciences délicates ne relèvent que de leur propre tribunal ou, ce qui revient au même, du tribunal de Dieu. Au regard de la justice absolue, Morgex est coupable, il doit expier. Il quitte sa compagne, la sacrifiée. Et il achève tristement une vie qui pouvait être facile et douce.

Michel Teissier est marié ; il a la meilleure des femmes et deux filles qui sont charmantes. Il occupe dans le pays une situation considérable. Chef du parti catholique, il est l’éloquent défenseur de la religion, de la morale, l’avocat de tous les intérêts supérieurs et de toutes les grandes causes. Il est universellement respecté, et chacun s’accorde à reconnaître que ce qui fait sa force c’est l’accord de ses actes avec ses idées, c’est la dignité de sa conduite et c’est l’unité de sa vie. Mensonge des apparences ! Cet admirable chef de parti, cet orateur intègre et aussi ce père de famille diligent et cet époux modèle, Michel Teissier, n’est qu’un pauvre homme amoureux d’une jeune fille… Fais-en ta maîtresse ! lui crie la morale du monde. Qu’est-ce qu’un épisode sentimental dans la vie d’un homme public ? À peine un incident. Nous avons pour ces incidents-là des indulgences et des complaisances et même, tant qu’il n’y a pas eu scandale, des sourires… Ce sont précisément ces complaisances qui répugnent à Michel Teissier. C’est pourquoi, et parce qu’il est un honnête homme, il va se comporter exactement à la manière d’un misérable ou d’un imbécile. Il divorce, condamnant sa femme au désespoir, ses enfants à l’abandon. Il renonce à son rôle politique et Social. Il porte à la cause qu’il défendait un grave préjudice. À la satisfaction de son propre désir il sacrifie les intérêts de beaucoup de personnes. Son action est de celles qui retentissent très loin et dont les conséquences ont d’infinis prolongements. Un jour viendra où ce grand amour s’étant apaisé, il ne lui restera qu’à faire le compte de tant de pertes irréparables qu’a causées cette passion, — la passion dont c’est l’essence de ne pas durer.

Est-ce à dire que l’amour n’ait en soi d’autre force qu’une force de perdition ? L’instinct le plus énergique qu’ait mis en nous la nature est-il aussi celui dont nous devons réprimer le plus violemment les suggestions ? Faut-il s’applaudir que les arrangements sociaux, les usages et les préjugés fassent autour de lui si bonne garde ? Ne peut-on concevoir au contraire des cas où l’amour nous élevant au-dessus de nous-mêmes nous serait l’aide la plus puissante à réaliser les fins supérieures de notre nature ? L’auteur du Silence nous conte l’histoire de deux êtres qui se sont aimés purement et silencieusement. Le monde n’en a rien su, le soupçon ne les a pas effleurés, la curiosité les a épargnés. Eux-mêmes se sont devinés sans s’être expliqués. Cet amour qu’ils avaient en eux, qu’ils cachaient à tous les regards, qu’ils défendaient contre toutes les surprises, ç’a été pour eux l’autel intérieur où ils ont porté avec le sacrifice de leurs désirs l’offrande presque divine de leurs pensées immatérielles et de leurs rêveries idéales. « Hélas ! conclut l’auteur, dans ces délicates choses du cœur, qui marquera l’exacte limite du bien et du mal ? Qui dira quand l’amour défendu par les lois humaines l’est aussi par ces lois supérieures dont nous pressentons quelquefois la divine indulgence ? Qui dira quand la faute par la souffrance est expiée ou peut-être changée jusque dans son essence ? » C’est là le dernier terme de cette analyse de la passion telle qu’elle peut se développer dans des cœurs choisis. Elle met son suprême effort à se renoncer elle-même. Mais peut-être alors, éprouvée par la lutte, affinée par la souffrance, l’âme devient-elle capable de comprendre plus de choses et de pénétrer dans l’ordre des sentiments à des profondeurs où le regard des autres hommes n’atteint pas.

Dans une ascension mystique l’être arrive, porté par l’amour, jusqu’au plus haut degré de perfection.

Nous n’avons guère besoin de faire ressortir ce qu’il y a de noble et de généreux dans cette conception de l’amour, telle qu’elle se dégage des livres de M. Rod. On n’y dissimule pas les difficultés de la lutte ; mais on y montre du moins que la lutte est possible et quel en est le prix. Cela en fait la valeur morale. Ce sont de bons livres. Qu’y manque-t-il pour qu’ils soient tout à fait les beaux livres que nous souhaiterions ? Rien peut-être que certains mérites d’exécution. Nous emportons le souvenir très précis des problèmes moraux qui y sont agités ; l’image est moins nette des personnages entre lesquels ces intérêts se débattent. De même il semble que l’analyse des sentiments pourrait avoir plus d’acuité, leur expression être plus choisie et plus rare. C’est dans ce sens qu’il reste encore à M. Rod à se développer. Certes, nous ne lui demandons ni le relief auquel atteignent des écrivains soucieux surtout de l’extérieur, ni les prestiges du style plastique, et nous n’exigeons pas qu’il cisèle ses phrases. Ce qu’il doit nous donner, c’est quelque chose de plus serré dans la forme, plus de précision dans la délicatesse, plus de force dans la sobriété. Le souci de la forme est en train de se perdre parmi les jeunes écrivains d’aujourd’hui. Ceux dont la pensée est médiocre, peu nous importe comment ils l’expriment, M. Édouard Rod a beaucoup à nous dire et des choses qui valent d’être dites. C’est pourquoi il serait inexcusable de ne pas soutenir par l’expression une pensée qui d’elle-même est forte, honnête, courageuse et qui mérite de faire son chemin parmi les hommes.

M. J.-H. Rosny §

Transportons-nous à quelques années en avant… Les tendances qui commencent à se faire jour en matière d’éducation ont définitivement triomphé. Les lettres ont été enfin bannies de l’enseignement. L’étude des langues mortes a été délaissée par une société qui n’a pas de temps à perdre. La littérature classique a été répudiée par ceux-là même qui avaient eu jadis pour mission d’y initier la jeunesse. L’Université a réalisé son désir d’être « moderne ». Elle s’est réformée suivant les vues des penseurs du Conseil municipal. Elle marche avec son temps. On a allégé le présent des lourdes entraves que lui mettaient les traditions du passé. Pour tout ce qui est de l’art ou de la littérature, les jeunes générations entrent dans un monde où leur regard n’est plus attristé par les vestiges de choses anciennes ; tout y date d’hier. Ce n’est pas d’ailleurs que les temps soient venus de l’ignorance. Bien au contraire. Les hommes n’avaient jamais été si savants. Ils savent tout depuis le collège. Les programmes sont plus chargés qu’à l’époque où on craignait déjà de les voir craquer sous la charge. On y a inscrit toutes les sciences, car il n’est pas de science inutile. Chaque année ils s’enflent au prorata des découvertes nouvelles. Le cerveau de tout citoyen français est pareil à une encyclopédie : c’est un répertoire de formules, un magasin de notions positives. L’humanité a franchi une importante étape. Elle entre, toutes voiles déployées, dans l’ère positiviste et utilitaire, franchement démocratique et résolument scientifique…

Dans une société ainsi constituée sur ses véritables bases, continuera-t-on à faire des livres ? Cela est à craindre, car la perfection est un idéal vers lequel les pauvres hommes peuvent bien tendre de tout leur effort, ils n’y atteindront jamais. La vanité littéraire a encore devant elle un bel avenir. Que seront les livres qu’on écrira dans ce temps voisin du nôtre ? Supposons des écrivains doués de belles facultés, capables d’observation, pourvus d’imagination, laborieux, respectueux de leur plume, hantés de rêves généreux. Admettons qu’ils composent des romans. Que seront ces romans ? La question n’est pas oiseuse. Et pour la résoudre nous ne sommes pas réduits à nous contenter d’hypothèses. Nous avons un moyen aisé d’y répondre avec quelque précision. C’est de consulter les romans de M. J.-H. Rosny.

Il y a un peu moins de dix ans que M. Rosny publiait son premier livre : Nell Horn. Rappelez-vous quels mouvements d’idées, quels courants de sensibilité, quelles influences ont fait à la littérature de ces dix années son atmosphère. Le naturalisme était sur son déclin. Il périssait par l’excès même de son étroitesse et de sa vulgarité. On se reprenait de goût pour les problèmes de l’âme, et c’est par sa complexité que l’âme moderne attirait en les inquiétant les analystes les plus subtils. On scrutait avec un mélange de hardiesse et de raffinement l’éternel problème, éternellement décevant, de l’amour. Venu de tous les points du monde de la réalité et de celui du rêve, un vent de tristesse avait desséché les cœurs On était sans élan pour l’action, ayant perdu tous les appuis de la foi. On s’essayait à tout comprendre par désespoir de ne plus croire à rien. On s’amusait au jeu des idées, au spectacle infiniment nuancé de leurs contradictions. Mais scepticisme et dilettantisme ne sont que les formes de la lassitude, passagères comme elle. Rajeuni, renouvelé en se trempant aux vieilles sources de l’évangélisme, l’esprit contemporain se pénètre encore une fois de tendresse, de charité, de pitié… M. Rosny est resté en dehors de toutes ces influences ; elles ont été pour lui comme si elles n’étaient pas ; elles n’ont mis sur son œuvre aucune trace. Il est aussi loin des psychologues que des dilettantes, et des néo-chrétiens que des esthètes. Tout ce qui préoccupe, tout ce qui charme, tout ce qui torture nos âmes de lettrés est pour lui non avenu. L’atmosphère, où nous vivons n’est pas la sienne. Là nature et l’éducation l’ont rendu comme imperméable aux infiltrations de notre sensibilité. Inversement, quand on vient de lire ses livres, on a la sensation, et, pour tout dire ; la courbature d’un voyage fait en pays étranger. Les types qu’on y rencontre, les questions qu’on y voit soulever, les façons de penser et de sentir, le langage nous y déconcerte. On a l’impression très aiguë, et qui ne laisse pas d’être douloureuse, de la distance qui peut séparer les hommes d’un même temps. On est venu à un même moment du développement intellectuel, on habite la même ville, et on est si loin !

M. Rosny, quoiqu’il ait déjà beaucoup écrit, est peu connu, et ses livres, tout pleins qu’ils soient de talent, ont peu de lecteurs. Quelques fervents de son œuvre estiment que cette demi-indifférence du public est une des grandes injustices de l’époque moderne et accusent notre frivolité. Il n’est que juste de reconnaître que M. Rosny n’a fait aucune concession au succès facile : il ne s’est abaissé à employer aucun des moyens assurés qu’ont certains auteurs de ce temps pour faire vendre leurs livres. Et puisque la probité est redevenue un mérite qu’il faut signaler quand on le rencontre dans le monde des lettres, nous louerons M. Rosny de sa probité. De même il a dédaigné de tirer parti des derniers perfectionnements de l’art de la réclame. Il ne se raconte pas dans les journaux. Il ne nous régale pas d’indiscrétions sur sa personnalité. Tout juste sait-on que cette personnalité est double. J.-H. Rosny est un seul auteur en deux personnes ; ses livres sont le produit de la collaboration de deux frères arrivés à un tel degré de pénétration intellectuelle, qu’un sujet étant donné et les idées étant arrêtées en commun, ils peuvent se mettre au travail : chacun de son côté écrit la même page. Auprès de cette fraternité celle des Goncourt était, comme on voit, une fraternité de frères ennemis. Cette réserve est trop respectable pour que j’essaie de percer l’espèce de mystère dont s’enveloppe M. Rosny. Je me contenterai de chercher dans ses livres ce qu’ils nous révèlent sur sa formation intellectuelle.

Ce qui saute aux yeux d’abord, c’est que l’auteur de ces livres a, je ne veux nullement dire le tour d’esprit scientifique, mais le goût, de la science. Presque tous les personnages qu’il met en scène sont, sinon des savants, des demi, ou des quarts de savants. Celui-ci est physicien, celle-là étudiante en médecine, d’autres vaguement chimistes. Ils ont écrit, qui un travail considérable sur L’élimination du type Northman dans la famille aryenne, qui une Histoire des migrations modernes. S’ils ne rêvent pas de quelque Métaphysique des bêtes, c’est qu’ils sont absorbés par un projet de Législation transformiste. Chacun suivant ses aptitudes et suivant ses goûts, ils ont essayé de s’approprier quelques bribes de l’universel savoir. L’un d’eux, mieux doué ou plus téméraire, tente de s’assimiler à la fois tout le savoir moderne. C’est le jeune télégraphiste Marc Fane. Il n’a encore reçu qu’une éducation professionnelle quand il conçoit le projet de faire le bonheur de l’humanité. Persuadé que tout se tient dans l’histoire des idées et que pour faire accomplir à l’humanité le plus mince progrès il est nécessaire de connaître tous les besoins du monde moderne, il entreprend de compléter ses études. Il se trace à lui-même un programme auprès duquel celui de Pic de la Mirandole n’était qu’un jeu d’enfant. Toutes les sciences y sont représentées et chacune a sa ration de temps. « La ration de telles branches n’alla qu’à cinq minutes par semaine : dessin, astronomie, musique. Graduellement cela s’élargissait jusqu’aux dix heures de la politique, aux vingt heures de la sociologie. » Comme il est naturel, les sciences qui attirent de préférence Marc Fane ce sont les moins avancées, les moins faites, celles qui ont le moins la certitude de la science et qui en ont davantage l’appareil. Marc Fane acquiert ainsi tous les éléments du savoir, sans guide, sans critique, sans ordre, pêle-mêle, avec précipitation et opiniâtreté. Il s’applique consciencieusement les bienfaits de ce système où la méthode est remplacée par la bonne volonté. Au bout d’un certain temps il en arrive à un état d’esprit qu’il n’est pas indifférent de noter. Certains jours, « il mâchait d’instinct une petite balle élastique pleine. Des ordres de pensées s’attachaient au mâchement de cette balle et qui partaient de l’élasticité. L’élasticité, en effet, le préoccupait beaucoup, tellement liée à la vie, à la chair humaine, à la lutte de l’organique et de l’inorganique, bientôt le ramenait au gouffre de l’ontologie… Le télégraphiste eut des curiosités intimes de sa personne, le désir exact de se classer, non plus simplement comme puissance, mais comme forme exacte, idiocrasies caractéristiques. Aspiration d’abord confuse, il la satisfaisait en étudiant en détail sa structure physique : orographie du crâne, cubages, chiromancie, assoiffé d’analogies avec tels grands hommes. Son angle facial atteignait-il celui de Cuvier ? le poids de son cerveau celui de Cromwel ? » : Tels sont les effets du surmenage.

Je n’ai garde de confondre M. Rosny avec ses personnages et de croire qu’il leur fabrique une biographie avec des fragments de la sienne. Je remarque seulement que toutes les sciences inscrites au programme de Marc Fane ont laissé d’elles-mêmes quelque souvenir dans les romans de M. Rosny. L’astronomie y tient une grande place. Constellations, planètes, étoiles y sont nommées par leur nom. Un rêveur songe-t-il aux caprices de la femme qu’il aime ? il n’oublie pas de nous dire que Rigel et Procyoa glissent au firmament, la Vierge près de la chevelure de Bérénice, et que les arctiques tournent autour de l’axe du monde. La géologie, la paléontologie, l’anthropologie, l’ethnologie, la zoologie et quelques sciences annexes, sont pour M. Rosny le répertoire ordinaire de ses comparaisons. Ces comparaisons sont pour nous si imprévues et elles jaillissent si naturellement sous la plume de l’écrivain, que nous sommes par là renseignés sur ses préoccupations habituelles. Veut-il nous parler d’une chambre où un homme qui va mourir se souvient d’avoir médité ? cette chambre lui donne l’impression d’être « contemporaine des origines, sœur des grottes où l’on trouve des squelettes d’animaux préhistoriques, comme ici des squelettes de méditations. » Rencontre-t-il un rebouteux par les champs, une soudaine association d’idées évoque devant lui « les siècles très anciens, le chaos géologique où les plésiosaures et les iguanodons se mêlent à des haches taillées, à l’homme des cavernes et des palaffites. »

Familier des temps préhistoriques, M. Rosny se l’ait sans effort le contemporain de l’homme des cavernes. Tandis que notre regard s’enferme timidement dans un coin de société ou dans un coin d’âme, pour lui il évolue à l’aise dans une période de temps qui remonte à plus de vingt mille ans en arrière et qui dans l’avenir n’a pas de limites. Médiocrement intéressé par les individus, il s’attache avec passion aux questions d’espèce et de race. Un mari regarde dormir une femme aimée. Que pensez-vous qu’il fasse ? Il lui mesure le crâne.

La physiologie et ses théories les plus récentes sont mises à contribution. Voici le petit discours que s’adresse un moribond, parlant à sa personne : « Déjà tes cellules sont prises d’assaut, déjà fourmillent les parasites victorieux, déjà tout est renversé au profit des myriades d’infiniment petits. L’hypothèque est prise. Chaque goutte de sang acquitte le tribut aux vainqueurs atomiques. » Les personnes qui ont le goût plus que l’habitude de la science ont une tendance à en prendre les formules pour des explications, et se complaisent au mystérieux de sa terminologie. Voici la loi de la « réaction égale à l’action » le droit du « soi parce que c’est soi » la philosophie de l’erreur, le jeu des probabilités, la règle de la moindre chance. Elles se réjouissent à constater telles analogies lointaines qui échappent au regard des ignorants. Un morceau de pain n’est pour nous qu’un morceau de pain. Regardez-y de plus près. Vous apercevrez : « des pertuis, de petites fossettes ovalaires, des abîmes irréguliers, un tunnel, une caverne en dôme aux murailles d’ivoire, où parfois se profile une stalactite capillaire. C’est tout le travail d’un monde, un système de cavités opéré par l’expansion vigoureuse du gaz intérieur alors que la pâte était molle encore, une origine analogue à celle de notre croûte terrestre en somme. » Que de choses dans une bouchée de pain II n’y en a pas moins dans une tasse de café. « Penché sur sa tasse, il examine la giration des globules, leur ramassement en nébuleuses et les accélérations de vitesse des aérolithes accourant vers les centres. » C’est le triomphe de la leçon de choses.

C’est du même point de vue que M. Rosny envisage les questions sociales : droit naturel, division du travail, répartition des richesses, héritage, famille, malthusisme, population, dépopulation et repopulation. La science enfin lui présente la question de l’adultère sous un aspect qui, pour n’être pas l’aspect sentimental et passionnel où se confinent d’ordinaire les romanciers, n’en a que plus de chances d’être le véritable aspect. Ce que nous appelons adultère, amour coupable ou tout simplement amour, ce n’est en fin de compte que « l’indomptable instinct qui veut un renouvellement de la sélection. » Partant de ce principe, un mari en train de tromper sa femme se posera ainsi le problème de son innocence ou de sa culpabilité : « Où est le crime de chercher ce que la nature a si âprement voulu, d’obéir à l’irrésistible, magnifique et féconde polygamie ? » Et tourmenté malgré tout du vieux préjugé qui fait que l’époux infidèle n’aime pas à être payé de réciprocité, il examinera sa femme avec l’inquiétude de découvrir chez elle le sens net, « le sens violent de la polyandrie. » J’avoue que cela est un peu déplaisant et que ces mots sonnent mal à notre oreille. Mais c’est que nous n’avons ni l’habitude ni le goût de la vérité.

Ce culte de la science est chez M. Rosny essentiel et fondamental. C’est à quoi toutes ses théories se rattachent ou se subordonnent ; c’est par là qu’il est arrivé à la littérature et de là que procède son esthétique. Ce qu’il se propose en effet, c’est de trouver « dans le domaine général du progrès humain, dans les acquêts de la science et de la philosophie, des éléments de beauté plus complexes, plus en rapport avec les développements d’une haute civilisation. » Il croit « que les grandes découvertes de notre fin de siècle sont susceptibles au plus haut degré d’être transmuées en matériaux littéraires. » Dégager de l’œuvre scientifique de ce siècle les éléments de littérature qu’elle contient, telle est la tâche qu’il s’est assignée et à laquelle il essaie de plier la forme du roman.

Comme ses théories littéraires, ses théories morales sont aussi bien à base de science. Cette base solide est ce qui manque à la morale chrétienne : aussi faut-il se détourner résolument d’un idéal qui a fait son temps. Il ne faut plus faire résider la vertu dans l’humilité. L’idéal nouveau doit procéder d’une notion plus complexe de la vie et de l’évolution. L’évangélisme doit être remplacé par une forme plus rationnelle de l’altruisme. Dans cette morale complète, le bien doit être un moyen pour développer plus pleinement les êtres supérieurs. Les idées d’intelligence, de force, de lutte, y entrent dans l’idée même de bonté. À la conception abstraite d’un bien absolu succède celle d’un bien organique, expérimental, en voie de formation. Telle est la « morale d’espèce » qu’essaie de créer la philosophie contemporaine. Cette morale indépendante des dogmes, élaborée hors des sanctuaires, a pourtant son enthousiasme sacré : « Avec ses mysticismes, ses beaux et subtils moyens, ses récompenses, son harmonie supérieure, la bonté tentera les forts esprits de notre époque et s’imposera aux médiocres. Impérieuse, elle ne sortira pas d’une épouvante hiératique, ni d’un nihilisme de vaincus, elle ne prêchera pas l’anéantissement des bons au profit des méchants, elle n’admettra pas plus ici-bas que là-haut la victoire des mauvais ; elle sera stoïque pour, la joie hautaine du stoïcisme, modeste pour les souples puissances de la modestie, mais toujours active, créatrice, dominatrice, heureuse… » Sans rien devoir à aucune religion, elle sera par elle-même une religion. Seulement, au lieu de situer son paradis dans un au-delà, dans quelque région supra-terrestre, en dehors de la vie, elle le placera dans la progressive amélioration de cette vie. Au culte d’un Dieu elle substituera le culte de la Bonne Humanité.

Il y a dans tout cela bien du fatras. Je n’ai pas à faire le jour dans ces ténèbres. Et j’ai d’autant moins à discuter ces idées, qu’elles n’appartiennent pas à M. Rosny. Il les a récoltées au cours de ses lectures. Au surplus en art les théories n’importent qu’autant qu’elles sont le support des œuvres. De même en passant par les âmes les doctrines se teintent de nuances différentes. La science elle-même se plie aux interprétations les plus opposées ; suivant le penchant, de notre nature et l’inclination de notre esprit, nous en tirons une leçon d’orgueil ou de modestie, un conseil d’optimisme ou l’arrêt du désespoir ; et suivant les ressources de notre imagination elle est pour nous le sujet le plus aride ou une matière d’une éblouissante magnificence. Avec la sèche doctrine d’Épicure, Lucrèce écrit un poème d’enthousiasme, de colère et de pitié. Quels que soient les moyens qu’un auteur a mis en œuvre, il en faut toujours revenir à chercher quels sentiments il a su traduire et quelles parties il a su découvrir dans le mouvant tableau de la vie.

Peindre les mœurs, étudier les milieux, mettre sous les yeux du lecteur des tableaux copiés d’aussi près qu’il est possible sur la réalité, c’est ce qu’a fait M. Rosny, non sans succès, dans la première série de ses romans. Nell Horn estime étude de la vie à Londres. Les aventures de l’héroïne Nelly, la fille du détective Horn, servent surtout de prétexte à l’auteur pour grouper ses croquis de mœurs londoniennes. Tour à tour nous assistons aux réunions de l’Armée du Salut, nous entendons des prédications presque éloquentes, nous apercevons des dessous lamentables. Nous pénétrons dans l’intérieur tumultueux des Horn : c’est un tapage fait des brutalités du père affreusement ivrogne, du délire hystérique de la mère, des gémissements de Nelly, des cris effarés des enfants. Puis c’est le long séjour à l’hôpital, les nuits d’angoisse passées aux prises avec la mort, la guérison, la lente convalescence. C’est la vie de l’atelier, la vie des rues, la vie du home. Et c’est enfin la descente à travers les cercles de la misère anglaise. — Dans ce décor errent de pales figures, des êtres de passivité, flottant au gré de toutes tes influences extérieures. Entre Juste et Nelly, presque malgré eux et par l’effet d’on ne sait quelle force inévitable, se déroule le drame de l’abandon, avec ses phases et ses conséquences toujours pareilles. Juste s’est bien promis qu’il ne ferait pas de Nelly sa maîtresse, qu’il n’encourrait ni cette responsabilité ni ce remords. Donc il devient l’amant de Nelly, il la rend mère, il quitte la mère et l’enfant, comme on les quitte quand on est d’ailleurs sans perversité, la mort dans l’âme. Nelly avait fait le rêve d’être fidèle à un seul amour. Elle est foncièrement honnête, elle est courageuse et laborieuse, elle voudrait vivre misérable et digne d’estime. De tous les côtés lui viennent les mêmes conseils qui dissolvent son énergie, mettent à bout ses scrupules et ses résistances. Être jolie, faite pour l’amour, et se retrancher derrière une austérité farouche dont on est la première victime, quelle duperie ! On a beau s’être bouché les oreilles, il faut bien finir par entendre la voix de la raison. Ces choses mélancoliques sont contées avec une sorte d’émotion contenue et de tristesse voilée. Un peu de la tendresse de l’auteur de Jack a pénétré le disciple de M. Zola.

Avec le Bilatéral nous revenons de Londres à Paris, dans le Paris des faubourgs, des quartiers excentriques et des boulevards extérieurs, du Lion de Belfort à la salle Graffard et de Montrouge à Montmartre. Le monde où l’on nous introduit est ce milieu populaire que hante le même désir d’une grande refonte sociale. Utopistes, rêveurs de félicité universelle et immédiate, prometteurs d’édens pour tous, détenteurs de panacées ou d’explosifs, partisans de la propagande par la parole ou par le fait, ceux qui poussent à la révolte et ceux qui conseillent le calme, les révolutionnaires et les évolutionnistes, politiciens d’extrême gauche, socialistes, anarchistes, les miséreux, les haineux, les fanatiques, tout ce personnel défile devant nous, troupe obscure et menaçante. Les théories s’entre-choquent dans l’intimité des arrière-boutiques ; elles se déroulent fumeuses dans l’atmosphère enfumée des salles de réunion. L’auteur a le don de manier les masses. Il les anime ces masses populaires en quelques scènes d’un puissant relief ; il nous les montre violentes, terribles, soit qu’il s’agisse d’« exécuter » un faux frère ou de tenir la police en échec dans l’échauffourée du Père-Lachaise. Réformateurs ou simples émeutiers, ce qui caractérise tous ces pauvres raisonneurs, c’est qu’ils n’aperçoivent de chaque question qu’un côté. Le personnage qu’on appelle le Bilatéral aperçoit les deux côtés des questions. Son surnom lui vient de là. Et c’est ce qui fait qu’on le tient pour suspect.

Même atmosphère dans Marc Fane, mêmes discussions, mêmes scènes qui se répètent d’un livre à l’autre. Seulement, tandis que tout à l’heure l’intérêt était dispersé, réparti également sur une foule de comparses, il est ici concentré sur quelques figures de premier plan. On nous dévoile les rivalités des chefs. On nous fait assister dans une monographie aux débuts, aux études, aux épreuves, aux alternatives de grandeur et de décadence de l’orateur du parti praticabiliste. On nous dit les rêves, les erreurs, les croyances de Marc Fane : « Marc croyait que le collectivisme révolutionnaire reculerait vers sa position perspective à l’arrière-plan jusqu’à l’heure très distante où l’homogénéisation d’État des intérêts matériels ne se dresserait pas en obstacle à l’originalité, à l’hétérogénéité des êtres, indispensables à une haute civilisation. » Il croyait cela, Marc Fane ! Apparemment c’est qu’il y comprenait quelque chose.

Tous ces livres sont d’un bon élève de l’école naturaliste. On en dirait autant de l’Immolation, étude de paysans qui fait songer à telles des plus brutales entre les nouvelles de Maupassant ; du Termite, étude de mœurs littéraires, le plus franchement détestable, je pense, des livres de l’auteur, tout à la fois prétentieux et lourd, encombré de théories que les personnages sont impuissants à exprimer, et qui nous mène, à travers un fouillis de dissertations furibondes, à celle conclusion médiocre : « Nous sommes tous de petits poissons, de très petits poissons… » Et Vamireh, roman préhistorique, en dépit du titre et du sous-titre, n’est pas autre chose qu’un roman composé suivant la formule et par les procédés ordinaires de l’école du document. C’est la même fureur de description. C’est la même manière de mettre en œuvre les notes recueillies à travers les manuels et les ouvrages spéciaux. Peu importe qu’il s’agisse ici d’un « milieu » d’il y a vingt-mille ans, des Pzânns, des Dolichocéphales d’Europe, des Brachycéphales d’Asie, des mangeurs de vers et des Tardigrades. Ce n’est qu’une autre pâte coulée dans des « gaufriers » toujours les mêmes. La discipline naturaliste a lourdement pesé sur M. Rosny. Elle s’était imposée à lui de toute nécessité lors de ses débuts ; car, dépourvu d’une suffisante éducation littéraire, et l’horizon se bornant pour lui à la production contemporaine, il était forcé d’écrire suivant les méthodes qu’il voyait employer autour de lui sans soupçonner qu’il pût y en avoir d’autres. Pour la même raison il a eu par la suite beaucoup de peine à s’en dégager, et en dépit d’une éclatante rupture il ne s’en est jamais affranchi complètement. Jusque dans ses derniers livres on retrouve la même manière de présenter les personnages, de decrire, de « faire le morceau. » Les écrivains naturalistes sont restés ses maîtres à écrire.

Néanmoins les romans de la dernière série, Daniel Valgraive, l’Impérieuse Bonté, l’Indomptée, le Renouveau, l’Autre femme, sont d’une espèce assez différente. Ils sont à la fois plus à notre portée et d’une portée plus générale, d’un intérêt plus humain, d’une forme plus accessible, d’une allure moins rébarbative et, comme dirait l’auteur, moins horripilante. L’exécution a beau y être encore de la plus fâcheuse insuffisance, on y aperçoit cependant se dessiner l’idéal moral du romancier. Il a sa grandeur et je ne sais quelle poésie dans l’austérité. Daniel Valgraive apprend qu’il est condamné par les médecins, qu’il lui reste une année à vivre. Ce court espace de temps, il va, sans vain apitoiement sur lui-même, sans attendrissement, sans défaillance, le consacrer à réaliser le plus de bien qu’il lui est possible. Il veut assurer le bonheur des siens, avoir en partant cette amère consolation de songer qu’ils seront heureux sans lui, presque contre lui. Il met auprès de sa femme un sien ami, Hugues, afin qu’il s’en fasse aimer et que cet amour nouveau étouffe, en se développant, celui qu’elle a eu jadis pour son mari. Il voit peu à peu, au prix de quelles tortures de jalousie ! son plan réussir. Il lui reste à dompter dans son cœur souffrant les dernières révoltes, jusqu’au jour où il peut, maître de lui et sans tremblement dans la voix, se désister en faveur d’un autre de ce qui lui est plus cher que la vie. « Je te donne, Hugues, ma femme et mon enfant, afin que tu sois leur abri dans ce monde, afin que ton amour préserve l’une de la misère des chutes et l’autre de la destinée des orphelins. » Cette ferveur de vertu stoïcienne, cette ombre de la mort planant sur toute l’histoire, la fermeté de dessin, la sobriété de détails dont M. Rosny s’est trouvé pour une fois capable, contribuent à donner à ce livre une place à part dans l’œuvre du romancier et à en faire véritablement un beau livre. Ailleurs on arrive bien à deviner quelles sont les idées qu’a voulu exprimer M. Rosny : c’est que la bonté doit être faite d’intelligence et d’énergie, c’est que la vertu ne doit jamais se décourager, c’est que la vie réserve à ceux qui n’en ont pas désespéré des revanches imprévues. Ces idées ne sont ni vulgaires ni banales. Le malheur est qu’il les faille deviner. Nous touchons ici à ce qui, dans le cas de M. Rosny, est tout à fait grave et sur quoi il n’est pas possible de passer aisément condamnation : c’est la complète absence du sentiment de la forme et c’est l’espèce de monstruosité du style.

Que la forme ait sa valeur propre, que la beauté soit un élément irréductible, que l’art ait en lui-même sa raison d’être, qu’il contienne en soi quelque chose de durable, qui triomphe de tous les changements et survit à toutes les ruines, il ne s’en doute même pas. « Aucun sujet, dit-il, aucune méthode, aucune langue ne résisteront à l’épreuve du temps. Chateaubriand, Balzac, Hugo et nous tous qui écrivons aujourd’hui serons un jour des Barbares… Nous n’avons pas encore abdiqué le vain orgueil de faire l’admiration de tous les siècles, de bâtir indestructiblement. C’est cet orgueil-là qui fait repousser le novateur… C’est lui, sous mille formes, au nom de mille sentiments plus sacrés les uns que les autres, lui qui déterre Homère, Racine et Shakespeare… » Et il est hors de doute qu’en littérature la loi s’impose d’un perpétuel renouvellement. Mais personne ne parle de recommencer Homère et Shakespeare. On dit seulement qu’ils ne cesseront pas d’être admirés tant que l’esprit humain n’aura pas perdu ses titres. Ce défaut de sens esthétique se fait cruellement sentir dans la façon dont M. Rosny compose ses romans. Ce sont des merveilles de décousu. Tout y va à la débandade. Le sujet, ou l’un des sujets, n’apparaît que pour être aussitôt abandonné. Nous sommes à peine engagés sur une piste, nous reconnaissons que c’est une fausse piste. Les épisodes se succèdent au petit bonheur, sans lien, sans raison, sans utilité appréciable, et développés au rebours de leur importance. Ni ordre, ni proportions, ni choix, ni goût. L’insistance chaque fois qu’il eût fallu ne pas appuyer. Une profusion de détails. Un luxe de digressions. Un amoncellement de matériaux à peine dégrossis. Des romans qui recommencent à chaque page, en sorte qu’on craint qu’ils ne finissent jamais et que les plus courts semblent interminables. Une gaucherie de primitif, qui n’est nullement, comme chez tels de nos contemporains, le dernier mot de l’artifice et de la rouerie, mais véritablement un mélange de la naïveté et de la maladresse.

Chaque fois qu’on reproche à un écrivain de mal écrire, il ne manque pas de répondre qu’il a le droit de se créer sa langue et que des sensations nouvelles exigent un mode de traduction nouveau. L’argument est trop commode pour que M. Rosny ne l’emploie pas, lui centième. « À de nouveaux ordres de sensations correspondent des torsions nouvelles de la forme… Termes de science ou d’architecture, physique ou peinture, qu’importe ? C’est le même procédé à travers les siècles : enrichir l’art de tout ce que produit le temps, élargir les éléments de beauté en les cherchant dans tous les domaines de l’activité humaine… Où ça la clarté française ? Rabelais, si obscur et si diffus, si savantasse, et qu’aujourd’hui tous les cuistres adorent ? Racine, où chaque phrase est un modèle de contorsions et d’images extraordinaires ?… » Admettons donc le principe et ayons l’air d’en comprendre le développement.

Tenons Rabelais et Racine pour des génies de même ordre, et dont l’exemple peut être invoqué pour une même démonstration. Passons à M. Rosny ses termes scientifiques. Laissons-le parler d’idiosyncrasie et d’entéléchie, de palingénésie, d’adynamie et d’osmose, puisque aussi bien il éprouve à user de ces vocables un visible contentement et que leurs syllabes lui procurent d’intenses jouissances. Il sera convenu seulement que pour ses romans, on devra tenir à portée de la main le Dictionnaire universel des sciences. C’est le moins qu’on paie son plaisir d’un peu de peine. Passons-lui l’emploi de termes rares : pertinace, abstème, coupetées… Acceptons telles façons de parler que lui ont enseignées les Goncourt :

« Tout l’occulte des nocturnités lui travailla l’âme et s’intimisa dans sa souffrance… Toutes ces raisons après avoir paru se classer, fuyaient dans sa mentalité… Il éteignit les fanaux de la ratiocination.. » Ne nous demandons même pas ce qu’il faut entendre par « l’extravase documentariste. » Feignons d’être sensibles au charme secret de l’adjectif « soiral ». Admirons comme il convient ces images extraordinaires dont Racine lui-même ne s’était pas avisé : « Sa tête de Shoshone, son œil d’éclaireur, sa lèvre autocratique avaient sous la parole de Fougeraye la détente des ravins torrides quand revient l’automne… Ils furent pénétrés de la ténèbre comme d’une parabole à la fois stellaire et microbienne. » Prenons pour une gentillesse et non pour un coq-à-l’âne cette remarque : « Quand elle se levait d’une chaise, la grâce se levait avec elle. » Pourquoi faut-il que nous nous heurtions parmi les néologismes de M. Rosny à des mots tels que « ressurgissement », qui, quoi qu’il en dise, n’existent pas et pour cette seule raison qu’ils ne peuvent pas exister ? Pourquoi emploie-t-il les mots à contresens ou prend-il les uns pour les autres, et dit-il par exemple : son aventure peut s’abréger, quand il veut dire : se résumer ? Pourquoi voit-on fleurir dans son style ce qui, en dépit de tous les noms pompeux et de toutes les appellations emphatiques, n’est que la vulgaire incorrection ? M. Rosny écrit couramment : Ils dissolvèrent, ils poignèrent, ils bruissèrent. On peut dire de même, pour peu qu’on eu ait la fantaisie : « je me cassis le bras » Ou « je me prendais la tête entre les mains. » Les étrangers qui savent de français ce qu’on apprend en vingt-cinq leçons n’y manquent pas. Seulement ils ne prétendent pas par là enrichir la langue. Ils l’écorchent, tout bonnement.

M. Rosny, familier avec les sciences, sait mieux que nous qu’une langue est un organisme dont on ne dérange pas impunément les lois. S’il viole ces lois, c’est qu’il ne les connaît pas. Cela nous met en garde. Cela nous rend moins indulgents à tant de bizarreries auxquelles nous étions prêts à nous résigner. Décidément, si ce style est incohérent, s’il est rocailleux, hérissé, embroussaillé, ce ne sont pas là autant de mérites. Ces défauts tiennent sans doute au tour d’esprit de M. Rosny. Mais ils viennent aussi de ce qu’il a négligé de s’initier à la tradition de notre littérature. Ses écrits font songer à la conversation d’un homme à la parole lente et pénible dont la pensée, mal débrouillée, se traduit en une langue à la fois incertaine et violente. Les ténèbres d’une pensée confuse y sont épaissies par l’impropriété de l’expression.

Je me hâte de remarquer que ces défauts se font plus rares dans les derniers livres de M. Rosny. À mesure qu’il prend une conscience plus nette de son idéal, il trouve pour le traduire une forme plus appropriée. Je répète, — pour le cas où je ne l’aurais pas assez dit et afin qu’on ne se méprenne pas au sens de cette étude, — que je tiens son talent en haute estime. Je ne lui fais pas l’injure de le comparer avec tels romanciers mieux achalandés pour qui le succès est la récompense de la médiocrité et d’une adresse complaisante. J’insiste sur ses mérites : la sincérité, la bonne foi, l’enthousiasme de la conviction, la noblesse et la richesse des idées, le souci de la moralité, une sorte de vigueur et de puissance trouble. Ses qualités lui appartiennent bien, tandis que sans doute il n’a pas dépendu de lui d’avoir une autre formation intellectuelle. Il se peut qu’il arrive à dégager sa pensée des entraves qui rembarrassent et à écrire des livres que rien ne nous empêchera d’admirer pleinement. Mais même telle qu’elle est aujourd’hui, son œuvre a sa raison d’être et sa signification. Elle serait encore un ornement pour une époque où sombrerait ce qui fut jadis la haute culture intellectuelle. Le poème d’Abbon surgit comme un essai d’art brutal dans un siècle barbare. C’est cela même que nous avons suivi avec une curiosité sympathique dans les romans de M. Rosny : c’est l’avenir du roman dans une barbarie éclairée où l’art et la littérature auront battu en retraite devant la sociologie triomphante.

M. Paul Hervieu §

Élégant, d’une élégance un peu anglaise et d’une correction quasiment diplomatique, causeur précieux, à la parole lente, au son de voix demi-voilé, au geste rare, au regard inquiet, qui tantôt semble rêver, et tantôt se pose avec cette acuité pénétrante et froide qu’ont parfois des yeux bleus très doux… ceux qui rencontrent M. Paul Hervieu, après avoir lu ses livres, lui savent gré de n’être pas trop différent de l’image qu’ils se faisaient de lui, mais d’être assez bien « l’homme de son œuvre ».

Dans Athènes, ville éminemment spirituelle, vécut un philosophe que ses façons de vivre firent surnommer « le chien » ; cela lui valut de devenir un homme à la mode. Sa philosophie consistait dans un mépris sans nuances pour l’humanité et dans la haine de la société civilisée ; cette haine au surplus n’allait pas sans affectation et dans ce cynisme il y avait déjà un peu de dandysme. C’est l’histoire de Diogène le chien que M. Hervieu imagina de nous conter pour ses débuts, voilà tantôt dix ans. Il la contait avec un soin qui témoignait de sa piété, mais sans commentaires et en s’abstenant de ces réflexions saugrenues par lesquelles se traduit souvent le zèle des hagiographes. C’est ainsi qu’il fit son entrée dans le monde des lettres, par une sorte de provocation tranquille.

Les hasards de la villégiature l’amenèrent en Savoie et en Suisse. Il fut frappé par l’aspect méchant de cette nature et par l’air d’hostilité de ces masses énormes. Et il écrivit, dans l’Alpe homicide, le récit de quelques-uns des crimes que commet la montagne. — Cependant Edgar Poë commençait à exercer sur nos jeunes écrivains cette influence à laquelle bien peu ont échappé. Le romancier se tourna vers l’étude de ce monde mystérieux que l’hallucination et la folie peuplent d’angoissantes chimères. Il se plaisait à suivre les associations d’idées des fous ; et il se souvenait, non sans une secrète satisfaction, qu’au dire des aliénistes la limite est imperceptible et à peu près imaginaire qui sépare l’homme raisonnable et le fou ; en sorte qu’on n’est jamais bien sur si on est en deçà ou au-delà (Les Yeux verts et les Yeux bleus, l’Inconnu, l’Exorcisée). — Puis le roman mondain avait repris faveur, grâce au beau talent de Paul Bourget. M. Hervieu a donné dans ce genre deux études, dont l’une, Flirt, est plus légère, et l’autre, ce roman dernier paru de Peints par eux-mêmes, est un exemplaire très réussi de « littérature cruelle ». — À travers ces influences se dessine la personnalité de l’écrivain, et telle que je n’en vois pas une autre, parmi les écrivains nouveau venus, qui soit marquée de traits plus particuliers.

M. Paul Hervieu est d’abord un misanthrope. Je crois bien que cela est son fond. L’humanité lui semble ne mériter que beaucoup de dédain. On parle de vertu ; et on n’a pas tort : il n’y a que les sots pour dire que la vertu n’existe pas. Mais outre qu’on la rencontre assez rarement, on voit qu’elle n’est guère prisée par les hommes et qu’elle tient dans le monde un pauvre état. M. Hervieu aperçoit de la vie surtout le côté tragique, ces drames beaucoup plus fréquents qu’on ne veut bien le dire, drames que nous coudoyons, où nous jouons notre rôle de héros ou de victime, mais dont nos yeux se détournent comme d’eux-mêmes et que nous nous hâtons d’oublier, parce que nous sommes insouciants, et aussi parce qu’on perdrait le goût de vivre si on réfléchissait trop aux motifs qu’on aurait de haïr la vie. — De là vient chez l’écrivain ce tour d’ironie qui lui est habituel. Qu’il y ait en effet beaucoup de mal dans le monde, et beaucoup plus de mal que de bien, tous en conviennent. Mais de cela, suivant leur humeur, les uns plaignent les hommes et d’autres les raillent. Il n’est que de savoir de quelle étoffe nous a fabriqués la nature. M. Hervieu n’est ni pitoyable ni tendre. Et comme il est d’ailleurs très clairvoyant et remarquablement doué pour observer, sa connaissance des hommes lui fournit des raisons toujours nouvelles de les mépriser.

Un autre trait de son esprit, et qui n’est pas moins essentiel, c’en est la distinction. On a fait de ce terme d’« écrivain distingué », un tel abus qu’on ne l’a pas seulement dépouillé de toute signification, mais qu’on en a changé le sens : en gratifier un écrivain, c’est précisément avouer qu’on renonce à trouver par où il se distingue des autres. Rendez au mot son véritable sens. Il s’applique à Paul Hervieu, au point que celui-ci en remplit entièrement la définition. Un écrivain distingué aura d’abord l’horreur de tout ce qui est banal dans les idées et dans leur expression. Ce dégoût de la banalité le mènera jusqu’à la recherche du rare, qui est parfois l’exquis et d’autres fois le bizarre. Jamais grossier, il saura faire entendre tout ce qu’on ne doit pas dire. Jamais brutal, il aura dans ses violences des airs de n’y pas toucher. Point de ces insistances qui sont de mauvais goût et dénotent un défaut d’éducation. Rien qui sente son pédant. Rien non plus qui trahisse l’émotion personnelle de l’écrivain. Il évite de se mettre en scène. Il ne s’indigne pas, ce qui est bourgeois. Il ne déclame pas, ce qui est peuple. Il se garde des éclats de voix, et de ceux du rire comme de ceux de la colère. Il ne s’abandonne pas et ne perd jamais la possession et l’entière maîtrise de soi. « L’honnête homme est celui qui ne se pique de rien », a dit quelqu’un qui avait qualité pour le dire. Tel est pareillement le signe où ou reconnaît chez un écrivain cette gentilhommerie de l’esprit qu’on apporte comme l’autre en naissant. — C’est au sens que je viens d’indiquer que Paul Hervieu est un écrivain distingué.

Ces tendances de l’esprit de l’auteur, on les retrouve dans son style précieux et précis, très pénétrant en sa sécheresse alambiquée. Mais on va voir comment, en se combinant, elles lui ont servi pour nous présenter de la vie mondaine un aspect dont la traduction est l’œuvre propre de M. Hervieu.

On sait combien sont rares chez nous les peintres de la vie mondaine, j’entends ceux qui l’ont représentée autrement que ne font les romanciers de romans-feuilletons. Les gens du monde de M. Hervieu ont l’allure, le langage, les façons de sentir et d’agir des gens du monde… Ce monde n’est pas tout à fait celui qu’avait peint le héraldique Octave Feuillet ; car la vie, et la vie mondaine elle-même, se relire du faubourg défunt. Il habite les quartiers neufs. Mais comme son premier souci est de se façonner aux belles manières et aux sentiments titrés, cela revient au même, ou à peu près… Ce que l’écrivain aime dans ce spectacle de la vie élégante, c’est qu’il y trouve le dernier effort de la civilisation, le dernier mot de l’affinement et de la complication de la créature, un état violemment artificiel et pour autant dire paradoxal, où l’on ne met en commun que ce qu’on a en soi de plus noble et de plus délicat. Tout de même cette culture n’a pas modifié le fond de l’être. Sous l’échafaudage des bienséances comme sous l’édifice lui-même de la morale, subsiste l’être de nature que son instinct emporte vers la satisfaction immédiate et brutale de son désir. La laideur humaine se cache sous le joli décor de société. Le drame court sous cette surface unie. Nous nous figurons toujours le mal avec l’accompagnement classique des angoisses, des tortures et des remords. Nous personnifions le crime dans les chenapans de la Cour d’assises ou dans les traîtres du Boulevard du Crime. Tous les drames ne se dénouent pas devant les tribunaux et ils n’arrivent pas tous à ce qu’on appelle, — si improprement ! — le grand jour de l’audience. Il est de ces drames silencieux dont les acteurs sont d’exquises et de nobles créatures, dont les victimes ne se plaignent pas, dont les témoins ne parlent pas, où la trahison, le suicide et le meurtre gardent le respect des convenances. C’est la « tragédie » dans le monde.

Ce contraste entre la surface qui est si polie et le fond qui est trouble, c’est ce que M. Hervieu a su rendre à merveille, grâce à la nature de son talent qui est tout à la fois âpre et raffiné. Entre gens bien élevés, ce n’est que politesse, ce n’est que déférence et ce ne sont que respects. Mais ces respects mentent, cette aisance est convenue, ce calme n’est qu’apparent. Au voile artistement tissé, il arrive que quelque déchirure se fasse qui laisse apercevoir de très vilaines choses. Un frisson passe, aussitôt réprimé. Personne n’a rien vu. Les lèvres continuent de sourire… Il en est ainsi, et c’est ainsi que cela doit être. Car, du jour où les hommes renonceraient à l’hypocrisie, c’en serait fait de la société. Et il faut pourtant que la société vive…

Les Décadents du christianisme §

Un vent de conversion passe sur la littérature. De grandes grâces ont été accordées aux écrivains en ces derniers temps. Ceux-là de préférence ont été touchés qu’on s’attendait le moins à voir rentrer dans le giron de l’Église. Car l’Esprit souffle où il veut. Le théâtre d’abord a été sanctifié. On a vu paraître sur les planches tant d’abbés, tant de nonnes et tant de dévots personnages, on y a entendu sonner tant de cloches, ouï réciter tant d’oraisons, qu’en vérité les vieux anathèmes n’auraient plus aucune espèce de sens. Afin que la réconciliation fût éclatante, un homme de théâtre a été élu pour porter la bonne parole. L’un des joyeux auteurs de Durand et Durand a été suscité pour nous révéler la Philosophie du xxe siècle1. Et voici le spectacle auquel M. Albin

Valabrègue nous convie, non sans en avoir d’abord fait ressortir la signification : « Le même siècle qui a vu un prêtre, un homme de génie, son plus grand écrivain, sortir de l’Évangile et s’écrier : Jésus n’est pas le fils de Dieu ! le même siècle voit un juif, un ignorant, un vaudevilliste entrer dans le même Évangile et s’écrier : Jésus est le fils de Dieu ! » C’est qu’il manquait à Renan la forte préparation du théâtre. Il ne s’était pas aperçu que « l’Évangile est en trois actes » et que « le xixe siècle fut un siècle d’entr’acte. » M. Valabrègue en lisant le Sermon sur la Montagne a senti son âme « comme portée sur un torrent de feu. » C’est pourquoi, empruntant le ton des grands inspirés, il proclame l’évangile nouveau, qui n’est au surplus que l’ancien, légèrement retouché. Cela ne manque pas de piquant.

Le roman ne devait pas être en reste. Déjà, sous l’influence des écrivains russes, il s’était beaucoup amendé. Il avait accueilli les idées chrétiennes et copieusement appliqué aux petits épisodes de l’adultère les mérites de l’Évangile. Il y avait mieux à faire. De nos jours, où on a fait entrer dans le roman tant de choses, depuis l’histoire et l’érudition jusqu’à la philosophie et l’économie politique, pourquoi n’y pas introduire aussi l’hagiographie ? Quelle histoire plus attirante que celle d’une âme qui reçoit les premiers attouchements divins ? quel drame plus émouvant que celui du pécheur luttant contre l’esprit du mal ? Le roman de la grâce n’avait pas encore été écrit. Cette tâche a tenté l’auteur des Sœurs Vatardet de En ménage.

Les amis de M. Huysmans depuis quelque temps n’étaient pas sans inquiétude. Ils s’étonnaient de la bizarrerie de ses allures. On savait qu’il fréquentait les églises. Il déambulait de Saint-Sulpice à Saint-Séverin et des offices mondains de la Madeleine à ceux des chapelles privées. Il se mêlait aux pauvres gens pour assister dès l’aube aux premières messes ; il était auprès des autels le soir à l’heure où, sous les voûtes envahies par l’ombre, s’éteignent les dernières veilleuses. Il assistait aux vêtures, et, pareil à Jean Racine, il y goûtait le plaisir des larmes. Même on apprit qu’il s’était enfermé dans un couvent de trappistes. Allait-il prendre le froc ? Le bruit en courut, et déjà les reporters se plaignaient qu’il fût perdu pour les lettres. Il n’en était rien. Au contraire tous ces exercices de dévotion devaient tourner à la plus grande gloire des lettres. M. Huysmans se documentait. Ce n’est pas en vain qu’on a passé par l’école naturaliste. On peut bien en avoir répudié bruyamment certaines tendances, on en garde de saines méthodes de travail. Comme M. Zola prend soin de visiter les lieux qu’il veut décrire et de se renseigner dans les manuels qui font autorité,

M. Huysmans étudiait le monde clérical, faisait la différence du clergé régulier d’avec le séculier, comparait les sanctuaires et les maîtrises, dépouillait les ouvrages spéciaux. De cette laborieuse enquête est sorti son nouveau roman : En route2.

Ce très curieux et très remarquable livre est un livre d’édification. Il s’adresse aux personnes qui, lassées de la vie du siècle, s’en voudraient aller à l’ombre de murailles pieuses faire une cure d’âme et goûter la paix du cloître. Il leur prépare les voies, il leur indique le chemin, il lève les premières répugnances. Les matérialistes, les positivistes et les voltairiens y sont en maints endroits traités comme ils le méritent. On réfute en passant certaines de leurs objections, qui sont des plus redoutables étant des plus saugrenues. Ils feignent de considérer le mysticisme comme une des formes de l’hystérie ; mais justement un des signes distinctifs des mystiques est l’équilibre absolu, l’entier bon sens. De même c’est par erreur ou par malice qu’ils prétendent que les mystiques ont le crâne en pointe ; M. Huysmans déclare, après expérience, que plusieurs l’ont aplati. Ailleurs il invoque à l’appui des vérités de la foi telles preuves dont on ne s’était pas encore avisé ; et par exemple, il prouve la présence réelle par le spiritisme. C’est ainsi que M. Valabrègue découvrait dans l’usage de la bicyclette un argument en faveur de l’Église. Il n’est que d’avoir l’esprit tourné vers une savante interprétation du dogme.

Le grand service que rend M. Huysmans à ses lecteurs c’est de mettre à leur portée des auteurs généralement peu connus du public frivole. Il a recensé à leur intention tous les écrivains qui exposent les principes et les théories de la Mystique : saint Denys l’Aréopagite, saint Bonaventure, Hugues et Richard de Saint-Victor, saint Thomas d’Aquin, saint Bernard, Angèle de Foligno, les deux Eckart, Tauler, Suso, Denys le Chartreux, sainte Hildegarde, sainte Catherine de Gènes, sainte Catherine de Sienne, sainte Madeleine de Pazzi, sainte Thérèse, sainte Gertrude et sainte Mechtilde. J’en passe. Il a étudié surtout Ruysbrœck l’Admirable, qu’a traduit Hello et que Mæterlinck a obscurci. Voilà des ouvrages qu’on demande peu chez Flammarion et dont les cabinets de lecture sont mal approvisionnés. M. Huysmans se les est assimilés. Grâce à lui la pensée des cénobites et des voyante s’en va, émigrée du cloître et des in-folio, habiter nos âmes indignes de journalistes, de gens de club et de gens de salon.

Ce qui nous détourne ordinairement de lire les livres de piété, c’en est d’abord le style. Vies de saints, essais d’histoire, traités de dogme, ils sont tous écrits d’un même style uniforme et douceâtre dont la fadeur nous dégoûte. Il y traîne une écœurante odeur de sacristie ; rien n’y arrive des parfums du siècle. Cela est sans couleur et sans relief ; point d’imprévu, nulle gaieté. Avec M. Huysmans on n’a pas cet inconvénient à redouter. Son livre tranche violemment par le ton sur la littérature habituelle des librairies de la rue Saint-Sulpice. Il y est parlé couramment du « chlore des prières », du « sublimé des sacrements », du « tournebroche des chapelets », du « bouillon de veau pieux » des homélies, de la « graisse et de la vaseline » de l’éloquence sacrée, et du clergé séculier qui est la « lavasse des séminaires ». La musique qu’on fait dans les églises a tout particulièrement le don de mettre M. Huysmans en fureur et en verve. Pour nous en montrer le caractère profane il a des trouvailles de mots d’une impayable drôlerie : « Après le Kyrie eleison et les invocations du début, la Vierge entrait en scène comme une ballerine sur une mesure de danse… C’était autour d’un harmonium enrhumé, une troupe de jeunes et de vieilles oies qui, dans une musique de foire, faisaient tourner la Vierge sur ses litanies comme sur des chevaux de bois. » Durtal, le héros de En route, n’a pas les mines contrites, les regards baissés et le son de voix dévot qu’on enseigne dans les séminaires. Au moment où il suit une procession, un cierge en main, il réfléchit à part lui : « Ce que je dois avoir l’air couenne ! » Il adresse au clergé des critiques inattendues, comme par exemple de fermer les églises de trop bonne heure et de « coucher Jésus aussitôt que la nuit tombe. » Il a dans l’examen de conscience de subites exclamations qui en rompent la monotonie : « Non, mais je suis tout de même étonnant !… » La façon dont il discute avec lui-même les objections traditionnelles n’a rien de pédantesque. Il s’agace, il s’énerve, il s’invective plaisamment : « La liberté de l’homme ! elle est jolie, oui, parlons-en ! Et l’atavisme, et le milieu, et les maladies du cerveau et des moelles ? Est-ce qu’un homme agité d’impulsions maladives, envahi par des troubles génésiques, est responsable de ses actes ? Mais qu’est-ce qui dit que dans ces conditions-là on les lui impute là-haut, ses actes ? — C’est idiot à la fin !… » Tel est le ton. C’est l’onction avivée par la gouaillerie, la philosophie abstraite illustrée par la fantaisie d’un artiste et la blague d’un gamin, la liturgie transposée dans un langage exaspéré où se mêlent aux trivialités de l’argot d’aujourd’hui les raffinements de l’écriture impressionniste. Cela produit un effet de comique intense et continu. Cela agit sur les nerfs. C’est amusant et excitant.

J’ai essayé d’indiquer quelle est la valeur d’art du roman de M. Huysmans : elle est réelle. Pourtant ce n’est pas à ce point de vue qu’il faut se placer pour en apercevoir le véritable intérêt. En route est surtout un document. Il nous renseigne sur l’état de certaines âmes d’aujourd’hui. Durtal est-il M. Huysmans lui-même ? Cela est possible mais né nous importe pas. Ce qui donne beaucoup de prix aux livres de M. Huysmans, c’est qu’en s’étudiant lui-même il a découvert quelques-uns des traits, — et des plus inquiétants — de la sensibilité contemporaine. Le goût qu’il a naturellement pour ce qui est artificiel et faisandé lui a inspiré ce type de Des Esseintes où plusieurs des hommes de cette fin de siècle se sont aussitôt reconnus et sur lequel d’autres par la suite se sont modelés. Il a publié Là-bas au moment où commençait à se répandre la mode de la magie, du satanisme et de tous ces cultes bizarres qu’a inventoriés M. Jules Bois dans son livre : Les petites Religions de Paris. Voici que Durtal passe de la mystique noire à la mystique blanche, juste à temps pour porter témoignage au nom de tout un groupe de chrétiens de lettres. Il proteste de sa sincérité. Il a la foi. Au surplus on ne doit jamais, ne fût-ce que par courtoisie, mettre en doute la sincérité de personne. En pénétrant l’état d’âme de Durtal et en recherchant les mobiles qui ont déterminé sa conversion, nous nous instruirons de ce que vaut ce christianisme dont on célèbre le culte dans quelques chapelles récemment consacrées, et nous démêlerons de quels éléments est formé ce mysticisme qui est en littérature la mode la plus nouvelle et le « dernier cri. »

Durtal est un homme de lettres qui a passé la quarantaine. L’un des traits qui le caractérisent c’est l’horreur où il est de l’époque moderne. Notre genre de vie, nos idées, notre art ou ce qui nous en tient lieu, notre politique, tout lui est hostile. Écrivain formé d’abord parle naturalisme et accoutumé de bonne heure à n’apercevoir de la réalité que ses laideurs et ses turpitudes, il perçoit avec une acuité de sensation maladive le côté nauséabond de l’existence. Il se promène à travers les êtres et les choses les lèvres plissées et les narines froncées, comme un homme que poursuit une odeur malsaine. Il ne s’excepte pas de cet universel mépris, et sa misanthropie commence par lui-même. Il est celui que tout dégoûte. Impossible d’échapper à cette contagion de platitude qui a tout envahi et qui altère jusqu’aux cérémonies de l’Église. Durtal en quête d’une messe un peu propre et d’offices présentables est pareil à M. Folantin, que nous voyons dans À vau l’eau à la recherche d’un bifteck mangeable et d’une gargote pas trop répugnante. En vérité l’heure a sonné pour le règne du « mufle » ! C’est pourquoi Durtal rêve de cette époque « douloureuse et exquise » que fut le moyen-âge. Alors la vie valait d’être vécue, une vie heurtée, contrastée, folle et sublime. Alors la personnalité humaine pouvait se développer, et elle se manifestait dans tout son relief. Alors il y avait un art. « C’étaient en peinture et en sculpture les primitifs, les mystiques dans les poésies et dans les proses ; en musique c’était le plain-chant ; en architecture c’était le roman et le gothique. Et tout cela se tenait. » Durtal a un sens artistique des plus vifs. Les pages où il étudie la correspondance de tous les arts au moyen âge sont des plus remarquables. Mais cet art du moyen âge, c’est le christianisme qui l’a inspiré. Ne voilà-t-il pas une preuve concluante de la bienfaisance morale du catholicisme et de sa vérité théologique ? « Ah ! la vraie preuve du catholicisme c’était cet art qu’il avait fondé, cet art que nul n’a surpassé encore. » C’est l’argument de Chateaubriand : il restera toujours le plus convaincant pour les artistes et pour les lettrés.

Parmi les raisons qu’a eues Durtal pour redevenir catholique il en est une autre qu’il n’avoue pas et qui a donc des chances d’être la vraie. C’est un chapitre délicat, mais sur lequel l’auteur nous donne tant de détails, si abondants et si précis, que nous n’avons à l’aborder aucun scrupule. On a souvent parlé de l’élément de sensualité qui est contenu dans le catholicisme. Il se dégage d’abord des cérémonies du culte et de la pompe extérieure. Le demi-jour mystérieux des églises, l’intimité des chapelles, l’éclat terni des ornements, la moiteur de l’atmosphère, l’odeur de l’encens, le relent des cierges, le parfum des fleurs, le secret des paroles murmurées, l’harmonie de la musique et des chants, ce sont autant de caresses auxquelles tous les sens à la fois succombent et qui font passer par tout le corps une langueur voluptueuse. La religion apporte en outre à la sensualité un secours tout intellectuel. La faute qui par elle-même nous était indifférente nous devient agréable quand nous songeons qu’elle est une faute. C’est le mot de la Napolitaine dégustant un sorbet et disant qu’elle l’eut trouvé meilleur si c’eût été un péché. Beaucoup de gens savent surtout gré au christianisme d’avoir, en inventant le péché, augmenté d’autant la somme des jouissances. Durtal est de ces chrétiens-là.

Il faut bien savoir en effet quel est au moment de sa conversion l’état de ce que nous n’osons plus appeler l’âme de Durtal. Il est usé par vingt ans de noce. Il est tranquille, sans désirs, languissant, s’oubliant lui-même. L’excitation des sens est pour lui déjà du passé. C’est un grand intérêt de moins dans sa vie. Mais voici que, ne fût-ce que pour s’en accuser et s’en repentir, il est obligé de se ressouvenir de ce qu’il appelle avec une contrition énergique « la voirie de ses sens », et de sa porcherie. « Père, j’ai chassé les pourceaux de mon être, mais ils m’ont piétiné et couvert de purin, et l’étable même est en ruine. Ayez pitié ! je reviens de si loin ! Faites miséricorde, Seigneur, au porcher sans place ! » Il est obligé de remuer et de « touiller » sa boue. C’est pour lui un plaisir mêlé d’horreur, mais tout de même un plaisir.

Alors un phénomène se produit en lui qui, au surplus, ne doit pas lui causer une surprise immodérée. Ses feux naguère éteints se rallument. Il constate que jamais il n’avait été si tourmenté que depuis sa conversion ; il songe que le catholicisme suscite d’immondes rumeurs lorsque l’on rôde dans ses alentours sans y entrer. Le démon de l’impureté vient le solliciter jusque dans le sanctuaire et lui souffle d’ignobles pensées dont ensuite il a honte. Il se vomit après. Mais il est bien temps ! Entre les pensées libertines et les autres il s’établit une sorte d’équilibre instable ou de mouvement circulaire. Ce résultat de sa bonne volonté l’afflige. « Ses sens dévergondés s’exaspéraient au contact des idées pieuses. Il flottait, comme une épave, entre la luxure et l’Église, et elles se le renvoyaient à tour de rôle, le forçant, dès qu’il s’approchait de l’une, à retourner aussitôt auprès de celle qu’il avait quittée ; et il en venait à se demander s’il n’était pas victime d’une mystification de ses bas instincts, cherchant à se ranimer sans même qu’il en eut conscience par le cordial d’une piété fausse. » À Vrai dire il n’est encore qu’au seuil du temple. Ce n’est pas le temps de désespérer. Après de longues hésitations, il se décide à faire retraite à la Trappe. La première nuit qu’il passe dans cet asile de paix est marquée par de si effroyables assauts qu’il ne se souvient pas d’avoir rien subi de pareil, non pas même à l’époque où il était au pouvoir de la démoniaque Mme Çhantelouve. Il franchit de nouvelles étapes. Il se confesse. Il communie. Il se pénètre de plus en plus de l’atmosphère de sainteté qui l’entoure. Et un beau matin il se surprend travaillé d’une envie folle d’injurier grossièrement la Vierge, de l’invectiver en langage de roulier. En vérité, son cœur est pareil à un puits d’ordures : mises en mouvement et troublées par les idées pieuses, elles remontent du fond où elles reposaient et elles affleurent. Tel est chez Durtal le mécanisme de la conversion. Au moment où la sensualité défaillante a besoin de l’excitation cérébrale, c’est alors que le mysticisme intervient. Il opère à la manière d’un adjuvant.

La conversion de Durtal nous devient à mesure moins inintelligible, et nous commençons à voir clair dans son « cas ». Au moment de quitter la Trappe, le héros de M. Huysmans se lamente sur son triste sort : « Je suis à jamais fichu ! » s’écrie-t-il, car lorsqu’il s’agit de converser avec soi-même à quoi bon recourir aux conventions du style noble ? « Me voici condamné à vivre dépareillé, car je suis encore trop homme de lettres pour faire un moine, et je suis cependant déjà trop moine pour rester parmi des gens de lettres. » Homme de lettres il n’a jamais cessé de l’être ; et il l’est à la façon dont l’entendent les Goncourt, qui définissent la littérature : un état violent. Ce qu’il cherche au moment où des lèvres il murmure le nom du Seigneur, ce sont des sensations nouvelles et des sensations rares. Tandis qu’il avance dans la série des exercices pieux, il s’observe et s’interroge pour savoir s’il a reçu la commotion qu’il attendait. La confession lui est un drame et qui tient toutes les promesses qu’il s’en était faites. Mais la communion le déçoit. Il en espérait mieux. La maladie des scrupules, bien connue dans les couvents, lui apporte des jouissances appréciables. Puis ce sont les sécheresses d’âme, les désespoirs du pécheur qui se croit abandonné, enfin les affres d’une agonie morale qui le torture délicieusement. Voilà justement ce qui l’avait attiré vers le cloître. Il n’a eu garde, dans ce retour vers Dieu, de suivre les voies ordinaires. La dévotion aisée n’avait rien pour le tenter. Qu’est-ce que la piété sans ses angoisses et la foi sans les extases ? Il a laissé aux âmes peu exigeantes le catholicisme pratique, si bénin et si doux. Il a été tout droit à la mystique et aux périlleuses doctrines d’un christianisme surélevé. Car sans doute, entre les jouissances qu’il a été donné à l’homme de connaître, celles de l’ascète et du saint dépassent toutes les autres. Qu’on imagine le calvaire intérieur de la carmélite prenant à son compte tous les péchés de l’humanité, et quelles pointes doivent faire saigner son cœur repentant de fautes qu’elle n’a pas commises ! Qu’on imagine, si toutefois l’imagination ne s’y refuse pas, les joies de l’extatique conversant avec son Dieu ! Quelle intensité dans la jouissance ! quelles minutes où se concentre et se résume l’effort de toute une vie ! Mais n’y aurait-il pas des moyens pour produire en nous des émotions toutes pareilles et faire surgir devant nos âmes de dilettantes ces paradis artificiels ? Est-il impossible d’amener jusqu’à ce spasme suprême la tension du cerveau et l’ébranlement des nerfs ?

Par là Durtal rejoint Des Esseintes. Ou plutôt ils ne sont tous deux qu’un même homme dont la fantaisie toujours pareille s’applique à des objets différents. C’est le propre de ceux dont les nerfs sont malades qu’ils se lassent vite et que leur humeur est mobile. Des Esseintes s’est rendu compte qu’incruster de pierreries la carapace d’une tortue cela est d’une médiocre invention, en somme ; et un jour est venu où le style de Commodien de Gaza lui-même lui a semblé sans attraits. La secrète sympathie qui l’unit aux excentriques de tous les temps lui fait choisir pour héros dans l’histoire Gilles de Rais dont il entreprend une biographie. Il fréquente  en même temps les modernes représentants du diabolisme ; il assiste à la messe noire. Mais les héritiers des Raymond Lulle, des Nicolas Flamel et des Cagliostro sont par trop dégénérés, et leurs tristes parodies ne lui procurent que de courtes satisfactions. Du moins cette excursion dans le surnaturel ne lui aura pas été inutile. Comme il le remarque justement, « dans l’au-delà tout se touche. » De Nicolas Flamel il passe à Ruysbrœck par une transition presque insensible. Au sortir de la biographie de Gilles de Rais il entreprend celle de la bienheureuse Lidwinne, dans des sentiments presque identiques et poussé par une curiosité du même genre. Il trouve dans le christianisme un côté de thaumaturgie qui l’enchante. Dominique de Marie-Jésus, la bienheureuse Gorardesca de Pise, saint Joseph de Cupertino, d’autres encore ont obtenu le privilège de l’envolée du corps dans les airs. Sainte Catherine de Sienne, Angèle de Foligno, pendant des années, se sont nourries exclusivement des saintes espèces. Cela est à rebours des lois de la nature : il n’en faut pas davantage pour séduire cet esprit biscornu. On sait d’ailleurs que les saints épandent de puissants parfums. « Quand saint François de Paule et Venturini de Bergame offrent le sacrifice, ils embaument ; saint Joseph de Cupertino secrète de telles fragrances qu’on peut le suivre à la piste… Le pus de saint Jean de la Croix et du bienheureux Didée fleurait les essences candides et décidées des lis… » Les sensations de l’odorat ont toujours eu sur Des Esseintes une action puissante. Aussi bien ce sont toutes les tendances de sa nature qui devaient le guider vers les bizarreries d’un christianisme outrancier. Aux plantes rares et difformes qu’il collectionnait dans sa petite maison le solitaire de Fontenay n’a fait qu’ajouter le mysticisme, comme la plus paradoxale des orchidées.

Nous sommes maintenant amplement renseignés sur la crise d’âme que vient de traverser le héros de M. Huysmans. Est-il besoin de remarquer que le christianisme n’est pour rien dans l’affaire ? Cela va sans dire. Cependant un moment vient où on n’est pas fâché de retrouver la vraie doctrine sous les gloses qu’en donnent les, commentateurs in partibus infidelium. Ce qui a manqué à Durtal pour se convertir, c’est d’abord de l’avoir voulu. Ce n’est rien en pareille matière que de vagues aspirations et que de nostalgiques rêveries. L’auteur du Traité de l’amour de Dieu, que celui de En route, tient d’ailleurs en petite estime, apprécie en assez bons termes ces incertaines velléités : « Ce n’est qu’un certain vouloir sans vouloir, un vouloir qui voudrait mais qui ne veut pas, un vouloir stérile qui ne produit point de vrais effets, un vouloir paralytique qui voit la piscine salutaire du saint amour mais qui n’a pas la force de s’y jeter ; et enfin ce vouloir est un avorton de la bonne volonté… » Et il manque ensuite à Durtal d’avoir en lui aucun des sentiments qui font le chrétien. L’Imitation nous enseigne que « l’homme s’élève au-dessus de la terre sur deux ailes, la simplicité et la pureté. » Durtal sait bien qu’il n’a aucune pureté de cœur ; mais en outre, s’il aspire à la simplicité d’âme, il faut qu’il désespère d’y jamais atteindre. Il contemple d’un regard d’envie l’humble frère Siméon, qui vit au milieu de ses bêtes, familier avec elles et leur étant à peine supérieur par l’esprit. Ah ! se faire une âme pareille à cette âme enfantine, échanger les rêveries d’art et les préoccupations de métier contre l’ébriété divine d’un porcher de la Trappe ! Il n’est personne artiste ou écrivain, qui n’ait à une certaine heure formé ce souhait ; tout de même on n’en est pas dupe et on se rend compte, à part soi, combien dans ce dédain des choses littéraires il entre de littérature. C’est un plaisir d’orgueil que Durtal a éprouvé en se retirant à la Trappe. Au moment de quitter Paris, il regardait dans la gare ces gens qui parcouraient les salles, qui piétinaient devant les guichets. Il se comparait à cette foule des voyageurs uniquement intéressés par leurs affaires ou par leurs plaisirs. Il se savait gré d’avoir des préoccupations qui leur étaient tout à fait étrangères. Il se sentait différent et supérieur.

Il avait conscience de faire quelque chose d’éminemment distingué. Il songeait que ceux-là sont rares en notre temps qui ont souci de leur âme. Il s’applaudissait d’être du petit nombre des élus.

Le christianisme est encore charité et amour du prochain. Mais qui parle à Durtal d’aimer son prochain ? Le prochain de Durtal, le « mufle », pour l’appeler par son nom, ne lui inspire que mépris et aversion ; c’est justement afin de l’oublier et pour échapper à son odieux contact qu’il s’est réfugié dans les bois qui bordent les étangs de Notre-Dame de l’Âtre.

Christianisme signifie abnégation, et renoncement, et mort à soi-même. Mais c’est de lui-même et de lui seul que se soucie ce néophyte insuffisamment évangélique. Il n’est attentif qu’à ses propres émotions, et ce travail qu’il opère sur sa conscience a pour résultat de faire qu’il se retrouve, qu’il se reconnaisse et qu’il rentre enfin en jouissance de son être. Car il se « dispersait » à vivre dans le monde. Il se partageait entre beaucoup de soins dont il n’était pas l’unique objet. Désormais rien ne vient plus le distraire et il peut goûter à loisir les délices d’une contemplation égoïste. En fait ce qui a ramené Durtal vers la religion, c’est l’espoir de trouver dans la piété plus de contentement que dans l’indifférence, et c’est un mirage de bonheur : « Ah ! ce qu’ils sont heureux ! » s’exclame-t-il, en regardant ses frères les reclus. Il demande au christianisme la satisfaction immédiate de cet instinct du bonheur que la nature a mis en chacun de nous. Mais cela même est le contraire de l’idée chrétienne. La révolution qu’a faite le christianisme dans le monde moral consiste en ceci : qu’il a déplacé notre idéal, transporté hors de la vie l’objet lui-même de la vie, et réservé pour un paradis futur la réalisation de rêves qui ne sauraient ici-bas recevoir leur satisfaction. C’est ailleurs que doit s’accomplir notre destinée. Que si nous nous trouvons dès maintenant soulagés et si la route nous paraît moins pénible d’autant, cela n’importe pas. Ce sont grâces de surcroît et dont il n’y a pas lieu de tenir compte. Tout notre effort ne doit tendre qu’à mériter dans une existence supérieure des joies qui ne sont pas de celle-ci. En demandant à la foi le bonheur présent et la félicité terrestre on méconnaît donc ce qui en fait le principe. Décidément ce Durtal est un médiocre théologien… Mais il y aurait quelque puérilité à insister sur ces choses.

Si d’ailleurs il est en dehors de la tradition ecclésiastique, il faut reconnaître que le christianisme de Durtal est conforme à une tradition littéraire déjà longue. Ce n’est pas d’hier qu’on s’est avisé de mêler la religion à des affaires où elle n’avait rien à voir ; et je crains qu’il ne faille faire remonter jusqu’à Chateaubriand l’origine de cette confusion de pouvoirs si parfaitement désobligeante. Sainte-Beuve en tout cas, dans son roman de Volupté, en donne l’exemple déjà complet. Son Amaury est un Durtal qui ne s’est pas arrêté à mi-chemin. L’étude de la vie du séminaire y tient lieu de la description des exercices de la Trappe et les écrits de M. Hamon y suppléent à ceux de Ruysbrœck l’Admirable. Depuis lors quelques écrivains se sont fait une spécialité de ce mélange des choses de la religion avec celles de la sensualité. C’est cet étonnant Barbey d’Aurevilly, grand confesseur de la foi, grand contempteur des trop tièdes représentants de l’Église, juge sans pitié, batailleur sans merci, héraut d’un catholicisme intransigeant et qui, pour soutenir l’orthodoxie du dogme et pour étayer la morale chrétienne, écrit les Diaboliques et le Prêtre marié, au risque d’alarmer les pudeurs laïques. C’est Baudelaire de qui la meilleure part d’originalité consiste à avoir exprimé le mysticisme de la chair. Et l’auteur ému de Sagesse, qu’a-t-il fait que passer par ces alternatives de contrition et de rechute, maudissant par avance la luxure prochaine, savourant par le repentir la luxure passée, et ne trouvant de repos que dans l’impénitence finale ?

Pour énumérer aujourd’hui les représentants de ce christianisme décadent dont M. Huysmans vient de donner une si fine et si pénétrante analyse, il n’y aurait qu’à passer en revue quelques-uns des littérateurs des nouveaux cénacles et non des moins distingués, à feuilleter leurs livres et à leur demander compte de leurs admirations. Respectueux du barde de Saint-Sauveur le-Vicomte, fervents du poète des Fleurs du mal, ils ne professent pas un moindre enthousiasme pour le génie méconnu du comte Villiers de l’Isle-Adam. C’est par une cérémonie de prise de voile que débutait ce poème d’Axel qu’une piété maladroite nous a montré récemment à la scène ; et il paraît que l’auteur songeait à modifier la fin de son œuvre, par scrupule de conscience : « Il jugeait qu’au point de vue catholique son livre n’était pas suffisamment orthodoxe et il voulait que la croix intervint dans la scène qui dénoue le drame. » Villiers de l’Isle-Adam avait fait jadis valoir ses droits à la grande maîtrise de Malte ; M. Joséphin Péladan a restitué à son profit l’ordre de la Rose-Croix. M. le comte Robert de Montesquiou agrémente de bouquets mystiques ses catalogues d’horticulture. M. Georges Rodenbach, célèbre les béguinages et les cornettes des nonnes qui s’envolent comme des ailes de linge. M. Francis Poictevin, un illuminé très doux, de qui la candeur appelle la sympathie et l’obstination commande le respect, publie chaque année des livrets bizarres où il balbutie des choses incohérentes et obscures. Les dramatistes de l’Œuvre se sont associés afin de fonder d’un commun effort le « théâtre de l’au-delà. » J’en oublie, et je néglige volontairement ceux-là, — les plus nombreux, — pour qui le mysticisme n’est qu’une forme de l’ahurissement.

On parle couramment aujourd’hui d’un renouveau de la littérature mystique. Le naturalisme étant mort de ses excès et le positivisme ayant fait son temps, l’âme est en train de retrouver ses parchemins, le surnaturel rentre dans ses, droits ; enfin le sens du mystère nous a été rendu ! Les partisans de l’idéal s’en réjouissent. Comme à l’aube du romantisme les cénacles sont catholiques. Les croyants s’applaudissent de ce retour à leurs idées et s’apprêtent à fêter le pécheur qui se convertit. Et nous ne demanderions pas mieux que de saluer les premiers feux de cette aurore. Mais l’attachement même qu’on a pour les doctrines fait qu’on se méfie de leurs contrefaçons et qu’on éprouve le besoin de les distinguer d’avec leurs parodies. Telle est la moderne confusion du langage, que le plus souvent on ne s’entend pas, faute de savoir de quoi on parle. C’est pourquoi il pouvait y avoir intérêt à rechercher de quelle espèce est le catholicisme littéraire d’aujourd’hui. Le livre de M. Huysmans est venu fort à point pour nous y aider. À la formation de ce néo-catholicisme bien des éléments ont concouru. Bien des sentiments s’y rencontrent, sauf un pourtant : c’est le sentiment chrétien. Car pour ce qui est de lui, on en chercherait vainement ici l’ombre elle-même ou l’apparence. En revanche, ce qu’on distingue dans ce trouble idéal, c’est la lassitude de vivre, le mépris de l’époque présente, le regret d’un autre temps aperçu à travers l’illusion de l’art, le goût du paradoxe, le besoin de se singulariser, une aspiration de raffinés vers la simplicité, l’adoration enfantine du merveilleux, la séduction maladive de la rêverie, l’ébranlement des nerfs, — surtout l’appel exaspéré de la sensualité. C’est bien là en effet ce qui se cache au fond de ce prétendu mysticisme. Le retour à une fausse dévotion se produit dans le même temps où on médit de l’amour et on en désespère. Cela est très significatif. La diminution de la foi coïncide avec une diminution de la jouissance : c’est donc qu’il faut rattraper l’une pour sauver l’autre. Cette nostalgie du christianisme, c’est le regret d’une possibilité de jouissance perdue. Cette aspiration à la piété, c’est l’effort d’une génération fatiguée pour restituer dans nos âmes la foi qui nous rendrait la saveur du péché.

La Glorification de l’énergie §

« Mon égotisme, outre qu’il est peu séduisant, ne se renouvelle guère… » C’est le théoricien du culte du moi qui laissait jadis échapper cet aveu. Il donnait par là une preuve de clairvoyance. Il fait mieux aujourd’hui, et on lui saura gré d’avoir pour une fois interrompu ses exercices ordinaires. Peut-être quelques honnêtes gens se laisseront-ils rebuter par ce titre truculent : Du sang, de la volupté et de la mort3. Mais un titre n’est qu’un titre, et il faut avouer que celui Impressions de voyage est devenu par trop banal. Il y a dans le nouveau livre de M. Barrès des pages tout à fait remarquables. Ce sont, comme on peut s’y attendre, des « paysages », mais rendus avec un art très personnel, établis d’après un parti pris fortement accusé. M. Barrès excelle à dégager d’un aspect de nature l’expression qui y est enveloppée. Les lieux où nous vivons ont avec notre âme d’intimes correspondances. Ils façonnent la sensibilité des individus et déterminent par avance les drames dont ils seront le théâtre. C’est en ce sens qu’une description est un tableau psychologique et qu’un paysage est un état d’âme.

De cette sorte de paysages M. Barrès avait donné déjà de précieux spécimens. Telles ces pages d’Un homme libre consacrées à la terre de Lorraine qui, mettant sur ses enfants sa forte empreinte, leur enseigne la fermeté réfléchie ; ou tel, dans le Jardin de Bérénice, ce mélancolique pays d’Aigues-Mortes où l’âme triste et déshéritée de Bérénice semblait le rêve qui monte au soleil couchant des étangs mornes et des eaux mortes. C’est de même qu’il évoque aujourd’hui et qu’il nous fait comprendre l’âpre Tolède, Cordoue « toute parfumée des jasmins que portent ses femmes dans leurs cheveux », Grenade « qui est une tente dans une oasis, et, sous un parasol délicieusement brodé, un des plus mois oreillers du monde », et le paysage tourmenté où l’Escurial réalise en granit « l’état d’âme imposé au génie castillan par la notion catholique de la mort. » M. Barrès à vrai dire ne décrit pas. Il se contente de marquer le trait significatif. Il est par là dans la meilleure tradition française.

Chez lui la phrase, qui emprunte à la langue de ce siècle quelques-unes de ses ressources de pittoresque, reste brève comme chez les écrivains du siècle dernier. C’est par la sécheresse même du contour qu’elle atteint à l’intensité du relief.

L’Espagne est le pays d’élection de M. Barrès. Il la célèbre avec une belle ferveur d’enthousiasme. Ce qu’il aime en elle c’est précisément la sorte de la sensibilité qu’elle révèle et où par suite elle nous incline. Et ce qu’il goûte dans les sentiments ou dans les sensations qui naissent du sol d’Espagne, c’est leur violence. Ici tout est fait pour exciter les nerfs, réveiller l’âme assoupie, rendre au tempérament sa vigueur. La nature est toute en contrastes : sécheresse au nord, au midi sensualité : « opposition aussi efficace comme excitant moral qu’en thérapeutique les douches à jets alternés, brûlants et glacés. » L’histoire, les arts, la littérature, les mœurs, témoignent de cette exaspération de tout l’être. Chez les écrivains et chez les peintres ce sont les mêmes imaginations horribles et les mêmes tableaux sanglants. Aujourd’hui, en dépit de l’adoucissement des mœurs et malgré l’usure du temps, ce qui reste caractéristique de la sensibilité espagnole, c’est le cri que jette au ciel chaque petite ville assemblée dans son cirque quand tombe le taureau. Nulle part ailleurs il n’a été donné à l’homme de vivre une plus violente vie nerveuse. L’Espagne offre encore, pour rompre l’universelle atonie de la sensibilité moderne, des ressources qu’on ne trouve que là. « Comme acculées à la pointe de notre continent, dans la péninsule grouillent, fermentent et se mélangent des sensations qui peu à peu ont été chassées des autres pays… L’Espagne est le pays le plus effréné du monde, un pays pour sauvage qui ne sait rien ou pour philosophe qui de tout est blasé sauf d’énergie… »

Sous cette forme, à travers ces déclarations et dans ces dithyrambes, M. Barrès reprend à son tour un thème fréquemment exploité par les écrivains de ce siècle : c’est le goût pour l’activité emportée, pour la sensibilité exaspérée, pour l’humanité débridée, l’admiration de la force définie par la violence, — la glorification de l’énergie.

La théorie remonte à Stendhal. Elle est dans l’œuvre de celui-ci ce qu’il y a de plus profond. Et elle est chez l’écrivain le résultat de sa nature, de son tour d’esprit, du milieu où il a vécu et des influences qu’il a subies. Henri Beyle est sanguin avec un fond de grossièreté dans le tempérament ; guidé par ses instincts dans le choix de ses théories, il adopte le point de vue des philosophes de son temps, qui ramènent tout à la sensation ; témoin et acteur dans les drames de l’époque impériale, il y a pris le goût d’une vie excessive ; ajoutez qu’il a l’esprit faux et qu’il raffole du paradoxe. Quelques exemples feront comprendre ce que Stendhal entend par l’énergie. L’auteur des Promenades dans Rome cite à ce sujet telles anecdotes qui ne laissent subsister aucun doute, et qui éclairent d’un jour cru toute sa pensée. Il écrit : « Cette nuit il y a eu deux assassinats. Un boucher presque enfant a poignardé son rival… L’autre assassinat a eu lieu près de Saint-Pierre parmi les Transté vérins ; c’est aussi un mauvais quartier, dit-on ; superbe à mes yeux. Il y a de l’énergie4. » Il n’y en a pas moins dans l’héroïque vengeance de ce jeune horloger de la via Giulia. Il faisait la cour à une certaine Métilde Galline. Il l’avait demandée en mariage ; on la lui avait refusée. Métilde n’avait pas eu assez de caractère pour prendre la fuite avec lui ; elle avait consenti à épouser un riche négociant. « Pendant le repas de noces, le père et la mère de Métilde ont éprouvé de vives douleurs : ils étaient empoisonnés et sont morts vers minuit. Alors le jeune homme, qui, déguisé en musicien, rôdait autour de la salle à manger, s’est approché de Métilde et lui a dit : À nous maintenant ! Il l’a tuée d’un coup de poignard, et lui après5. » Voilà un homme.

Sous la plume de Stendhal ces anecdotes abondent. Elles donnent la clé de ses autres admirations. On sait son culte pour Napoléon. Il n’a d’égal que l’ardeur de la sympathie qu’il professe pour le condamné Lafargue. Cet ouvrier ébéniste avait tué sa maîtresse. C’est une âme noble et tendre, de celles pour qui on voudrait écrire « dans un langage sacré compris d’elles seules6. » Ces belles actions ne sont pas rares dans les classes ouvrières ; cela leur assure une écrasante supériorité par rapport aux hautes classes, étiolées par l’éducation. Cela de même faisait l’attrait et la poésie d’époques telles que le moyen-âge et le xvie siècle, et cela explique que tels pays, comme la Corse, l’Espagne, l’Italie, puissent encore produire de grands hommes. Dans les pays de civilisation moderne, l’assassinat devient rare et le suicide est une exception. On ne sait plus vouloir, on ne sait plus aimer. L’activité s’est modérée, la sensibilité s’est refrénée. Toute sorte de codes, religion, politique, morale, décence, arrêtent la libre expansion de la nature. La vie est devenue correcte et ennuyeuse. Ne cherchez pas d’autre cause à l’aversion qu’éprouve Stendhal pour la France. C’est le pays où la vie de société est le plus développée où les mœurs atteignent à la plus insipide douceur. Paris est la ville où l’on est le plus enchaîné par ces convenances de tous les instants que nous impose la civilisation du xixe siècle. Ce n’est ici, sous les noms de délicatesse et d’élégance, d’usage du monde ou de vertu, que gêne et contrainte. Stendhal renie cette indigne patrie pour se faire citoyen de Milan. L’Italie enchante et exalte son imagination. Il en recommence sans se lasser la description, l’étude et le panégyrique. C’est là que la « plante homme » s’est trouvée plus robuste et plus grande que partout ailleurs. Et c’est avec les traits de l’histoire de l’Italie qu’on peut composer une histoire de l’énergie.

Ce que peut être une vie dominée et dirigée par cet idéal de l’énergie ainsi conçue, Stendhal l’a montré avec infiniment de franchise ou de candeur dans le Rouge et le Noir, qui reste son livre le plus significatif et sa véritable profession de foi. De la rencontre dans une même âme de la violence de l’instinct avec la froideur de la réflexion a résulté ce que Stendhal appelle « l’âme frénétique » de Julien. Celui-ci est de souche plébéienne, sorti de cette classe populaire qui est le grand réservoir de l’énergie. Il a par disposition de naissance tout à la fois la haine de la haute société et l’envie d’avoir part à ses jouissances. Son imagination s’est enflammée au récit de la surprenante fortune de Napoléon. Il est travaillé lui aussi du désir de faire fortune. Il songe avec délices qu’un jour il sera présenté aux jolies femmes de Paris. Il s’essaie dès ses premiers pas à son rôle de conquérant. La séduction de Mme de Rénal est un « devoir » qu’il s’impose. Aux moments où il hésite, où il est embarrassé et honteux de son entreprise, il se rend du courage et se redonne du cœur en songeant qu’il y aurait de la lâcheté à ne pas remplir le programme qu’il s’est tracé. Cette intervention de la volonté, et cette interprétation de l’idée du devoir, c’est bien ce qui rend le caractère de Julien si parfaitement atroce. Il trouvera dans Mlle de la Môle une âme toute pareille à la sienne. Elle abhorre une société dont le trait distinctif est le manque de caractère et où elle désespère de rencontrer un être un peu différent du patron commun. Elle se reporte en imagination au temps des guerres de la Ligue, où l’égoïsme et la petitesse étaient inconnus. Elle est fascinée par le souvenir des amours de Marguerite de Valois avec le jeune La Môle, comme Julien par celui des conquêtes de Napoléon. Elle songe : « Je ne vois que la condamnation à mort qui distingue un homme ; c’est la seule chose qui ne s’achète pas… Une haute naissance donne cent qualités ; mais elle étiole ces qualités de l’âme qui font condamner à mort. » C’est, comme on le voit, chez Mathilde et chez Julien, la même conception de l’énergie. On la retrouvera, cette conception, dans les écrits de tous ceux qui en ce siècle ont organisé autour du nom de Stendhal un culte de chapelle. On la retrouve jusque chez M. Bourget, qui naguère, dans le Disciple, nous donnait une seconde épreuve de le Rouge et le Noir, quelque chose comme une psychologie de Julien Sorel mise au courant des progrès de la science. Elle est chez M. Barrès, tout imprégné de Stendhal, et qui lui emprunte, avec quelques-unes de ses théories, plusieurs ce ses affectations et de ses manies. D’autres, avant ces derniers venus, l’avaient reprise à leur compte, exprimée suivant leur tempérament, étayée de leurs théories particulières.

Mérimée est le premier en date de ces disciples de Stendhal. Il s’est mis de bonne heure à son école. Il a subi son influence d’autant plus profondément qu’elle allait dans le sens de sa propre sensibilité. Il a l’âme naturellement sèche, il est d’humeur méfiante, il ne croit pas à la vertu, il est en garde contre les autres et contre lui-même. Il s’est composé une attitude hautaine et méprisante. Il a la raillerie âpre et l’ironie amère. Afin de montrer aux hommes qu’il n’est point leur dupe, le plus sûr moyen qu’il ait trouvé c’est de les mystifier. Il s’y est appliqué dans toute son œuvre avec continuité et tranquillité. Les pays qui lui ont semblé dignes de son pinceau, c’est l’Espagne du Théâtre de Clara Gazul, l’Illyrie de la Guzla, la Corse de Colomba. Les bohémiennes, les tziganes, les brigands ont toutes ses sympathies. Choisir les types les plus sommaires, composer avec les passions les, plus sauvages, haines féroces, amours sanglantes, un tableau de l’âme humaine, disposer les choses de telle façon que dans ces images de brutalité les hommes d’aujourd’hui puissent encore se reconnaître, quel triomphe d’un esprit méchant !

Pour d’autres motifs, par conviction raisonnée et logique de philosophe, Taine s’est fait l’apologiste des époques de vie fougueuse où l’homme, pareil à un animal, cède à la poussée de l’instinct. Au temps de la Renaissance italienne il n’y a ni gouvernement, ni police, pas de lois et pas de mœurs, ni régularité, ni sécurité. Les princes sont de petits tyrans qui ont usurpé le pouvoir par des assassinats et des empoisonnements. Les familles sont en guerre. Les individus sont en lutte. Partout le danger. Chaque homme livré à lui-même attaque autrui ou se défend, et va jusqu’au bout de son ambition ou de sa vengeance. Dans cette atmosphère la vie est orageuse et la volonté tendue. Les âmes sont plus fortes et ont tout leur jeu. Elles sont remplies de passions simples et grandes. Grâce à cet état des mœurs et dans ce milieu social a pu éclore, se développer, et s’épanouir la plus belle floraison d’art dont l’Europe moderne ait le souvenir. — Même exubérance, même tapage des passions dans l’Angleterre du xvie siècle. L’homme, qui depuis trois siècles devient un animal domestique, est à ce moment encore un animal presque sauvage. Le théâtre d’alors rend fidèlement l’image de la vie réelle. Les tableaux qu’il reproduit ne représentent que l’énergie farouche, l’agonie et la mort. Auteurs et public se rencontrent dans cette conception de la vie. De ce dévergondage et de ces violences est sortie la plus belle poussée de génie dramatique : quarante poètes, parmi eux dix hommes supérieurs et le plus grand de tous les artistes qui avec des mots ont interprété des âmes ; plusieurs centaines de pièces et près de cinquante chefs-d’œuvre ; le drame promené « à travers toutes les provinces de l’histoire, de l’imagination et de la fantaisie.

« Ainsi naquit ce théâtre, théâtre unique dans l’histoire, comme le moment admirable et passager d’où il est sorti ; œuvre et portrait de, ce jeune monde, aussi naturel, aussi effréné et aussi tragique que lui7. »

Ce qui explique le penchant de Taine pour ces époques et pour ces œuvres, c’est qu’il y trouve la vérification et l’illustration de ses propres, théories. L’homme pour lui est toujours l’animal carnassier et lubrique. « Nous ne savons plus aujourd’hui ce que c’est que la nature ; nous gardons encore à son endroit les préjugés bienveillants du xviiie siècle ; nous ne la voyons qu’humanisée par deux siècles de culture, et nous prenons son calme acquis pour une modération innée. Le fond de l’homme naturel, ce sont des impulsions irrésistibles, colères, appétits, convoitises toutes aveugles8. ». Il sait gré aux époques qui lui montrent l’homme tel qu’il l’imagine, dans sa plénitude et dans son intégrité. Sa psychologie est aussi bien à rebours de notre psychologie classique. Il est choqué de voir que nos auteurs aient introduit dans l’âme un ordre tout artificiel et une harmonie qui n’est qu’une conception abstraite de logiciens. « À proprement parler, l’homme est fou, comme le corps est malade, par nature : la raison, comme la santé, n’est en nous qu’une réussite momentanée et un bel accident… L’homme n’est que la série de ces impulsions précipitées et de ces imaginations fourmillantes : la civilisation les a mutilées, atténuées, elle ne les a pas détruites ; secousses, heurts, emportements, parfois de loin en loin une sorte de demi-équilibre passager, voilà sa vraie vie, vie d’insensé qui par intervalles simule la raison, mais qui véritablement est « de la même substance que ses songes. » Et voilà l’homme tel que Shakespeare l’a conçu9. » De là vient que Taine préfère Shakespeare à Racine, l’Angleterre à la

France, et l’Angleterre Sensuelle du xvie siècle à l’Angleterre puritaine d’aujourd’hui. Cette prédilection pour les génies violents et pour l’activité désordonnée se retrouve dans la plus grande partie de son œuvre, non pourtant dans son œuvre tout entière ; il n’a pu rester jusqu’au bout fidèle à sa théorie : nous verrons plus loin sous quelles influences et dans quelle mesure il l’a corrigée.

Pour ce qui est de M. Barrès, on se rend compte aisément que l’ensemble de ses idées et la tournure habituelle de sa sensibilité devaient faire de lui un partisan de l’énergie. Il est le théoricien de l’individualisme. Le spectacle d’une personnalité forte, poussée à l’extrême et s’enlevant en plein relief, est pour le réjouir. Il a le goût de la volupté ; ce qu’on trouve au fond de ses livres sous l’affectation de sécheresse, et qui en fait bien des livres d’aujourd’hui, c’est une sorte de mensualité triste et de mélancolie passionnée. Le premier article de son Credo, c’est qu’il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible. Pour créer en lui ce maximum de la sensation, donner à son aine un élan factice, y entretenir cette exaltation où il s’efforce de l’amener, à quel travail compliqué il se livre ! que d’ingéniosité il déploie et que d’artifice ! Hélas ! et tout ce travail est décevant ! À travers tant de raffinements et de bizarreries, la sensation cherchée lui échappe. Car c’est le malheur de ceux qui naissent dans une époque de civilisation très avancée : chez eux la faculté de sentir est appauvrie par les dépenses que d’autres ont faites avant eux. Inquiets et blasés, ils souffrent d’avoir le désir sans la jouissance, et l’idée du plaisir au lieu de sa réalité. Ils sont en quête de sensations fortes, dans l’attente de l’ébranlement nerveux. Alors leur imagination se reporte vers les temps où l’humanité plus jeune avait encore une âme neuve et des sens intacts. Et ils se donnent en pensée le spectacle de cette vie qu’ils sont impuissants à revivre et dont ils gardent au fond d’eux-mêmes le regret nostalgique.

On voit quelles formes différentes a pu prendre ce culte de l’énergie et par quels chemins y ont été amenés des écrivains partis de points assez éloignés du monde de la pensée. Mais ce n’est pas seulement à travers les livres et dans la conscience réfléchie des écrivains que nous pourrions en suivre les manifestations. Les idées issues des livres se répandent à travers la société, y pénètrent jusqu’à des profondeurs insoupçonnées. On parle couramment autour de nous de ce qu’on appelle « un beau crime », et sans que cette alliance de mots semble hardie. L’expression ne surprend personne, attendu qu’elle répond à une conception généralement acceptée. Nous faisons une différence entre l’assassin vulgaire et celui qui, sans hésitation et sans défaillance, avec audace et sang-froid, a été sûrement à ses fins ; et, tandis que nous n’avons pour le premier que de l’horreur, le second nous inspire une sorte d’admiration. Non contents de réconcilier la notion du crime avec l’esthétique, nous avons inventé une morale devant laquelle peu s’en faut qu’elle ne trouve grâce. Telle est l’indulgence que nous ne cessons de témoigner aux héros des crimes passionnels. Partout où nous croyons découvrir les apparences de cette énergie tant vantée, alors même qu’elle met notre propre sécurité en danger et qu’elle est une menace pour nos intérêts, nous sommes disposés à nous incliner comme devant un droit supérieur. Surgit-il dans la lutte sociale un être de proie, nature d’écumeur et de forban ? à la crainte qu’il nous inspire se mêle une nuance de respect. Notre timidité lui rend hommage. Nous admirons chez autrui ce dont nous sentons que nous-mêmes nous serions incapables. Les plus dociles au joug de la loi ont quelque estime pour ceux qui s’en affranchissent. L’homme de caractère pacifique et d’habitudes morales subit l’ascendant du réfractaire. L’homme de pensée, dont toute l’activité est remontée dans la tête, au lieu de mépriser la brute inintelligente, envie le mâle aux muscles roides et aux reins solides.

Que vaut donc cette notion de l’énergie ? et mérite-t-elle qu’on fasse en son honneur une si belle dépense d’enthousiasme ? Est-il vrai d’abord qu’elle offre pour l’expression artistique des ressources merveilleuses ? Il faut bien que nous nous placions à ce point de vue : car sans doute on ne manquerait pas d’invoquer les droits imprescriptibles et la souveraineté de l’art. On prétend que l’état violent des mœurs est une condition favorable pour le développement des arts ; on cite un exemple qui est celui de la Renaissance italienne. On en citerait dix autres qui prouveraient exactement le contraire, l’art et la littérature ne faisant leur apparition dans les sociétés que lorsque la vie intellectuelle y est devenue possible par la diminution de la brutalité, et les plus belles époques du génie humain étant des époques de paix et de recueillement. D’une rencontre accidentelle on ne saurait tirer une conclusion générale. Encore et dans le cas particulier de la Renaissance est-il permis de mettre en doute que l’effervescence des passions y ait été la cause du progrès des arts. C’est à la biographie de Benvenuto Cellini qu’on emprunte les traits les plus caractéristiques et les anecdotes les plus pittoresques. Mais on néglige de nous montrer l’exacte relation qui relierait le brigandage de ses mœurs avec la perfection de ses œuvres. Parce qu’on a montré que cet orfèvre avait le poignard alerte et l’escopette facile, on n’a pas expliqué par là pourquoi il maniait le ciseau avec tant d’habileté.

Aussi bien l’art de Benvenuto n’est pas tout l’art de la Renaissance. Et il reste à montrer d’où sont venues à Raphaël tant de sérénité, à Michel-Ange tant de noblesse, à Corrège tant de mollesse, à Léonard une si large humanité.

Dans le théâtre de Shakespeare, nous voyons bien tout ce qu’il reste de sauvagerie et de grossièreté. C’est par là qu’il ressemble à ses prédécesseurs et à ses contemporains, à Marlowe et à Ben Jonson — ou à l’auteur de cette Annabella dont on essayait ces jours derniers de nous faire goûter le tragique exaspéré. Meurtres, trahisons, trivialités et bestialités, l’éclaboussement des injures et l’éclaboussement du sang, cela est pareil de son théâtre à leur théâtre. Mais aussi n’est-ce pas pour ce qu’il a de différent, que Shakespeare a mérité d’être placé au-dessus d’eux et qu’il a continué de vivre à mesure qu’ils s’enfonçaient dans l’oubli. À la représentation toute nue de l’instinct il a substitué l’étude de la passion : ç’a été chez lui le coup de génie. Chez l’être d’instinct l’activité n’est que la brusque détente du ressort. Le geste suit aussitôt la pensée. Il n’y a pas d’intervalle entre la première colère et la résolution finale. Mais cet intervalle où la réflexion, la crainte, l’idée du bien, trouvent leur place, c’est justement ce qui importe, et c’est aux sentiments qui le remplissent que se mesure la valeur humaine d’un personnage. Ce n’est pas parce que Macbeth tue Duncan qu’il exerce sur notre imagination une si forte prise ; mais c’est parce que nous assistons au travail qui s’est fait dans son esprit, parce que nous avons vu grandir en lui la tentation, s’abaisser les obstacles, se fixer l’idée et surgir à ses yeux le poignard qui le guide vers la chambre de sa victime endormie. Ce n’est pas parce qu’Othello tue Desdémone qu’il est devenu la personnification elle-même de la jalousie ; mais c’est que dans son âme et par la brèche qu’y a ouverte le soupçon nous voyons entrer tous les sentiments qui torturent et qui affolent une âme jalouse. La figure maîtresse du théâtre de Shakespeare et qui domine toutes les autres, c’est bien celle d’Hamlet. Celui-là est par excellence le type shakespearien ; et telle en est l’ampleur, telle la complexité, qu’on n’a cessé de l’étudier et d’en donner des interprétations toujours renouvelées. Or ce n’est sans doute pas quand il frappe Polonius qu’Hamlet nous intéresse, mais c’est quand il hésite à frapper Claudius ; c’est aux heures où il médite sur ce jeu d’apparences qu’est le monde, sur la vanité de toutes choses prouvée par la mort, et sur la mort elle-même, sommeil inévitable troublé par on ne sait quels rêves, c’est à de pareilles heures que nous le reconnaissons pour l’un d’entre nous. Bien loin que chez lui l’action suive immédiatement la pensée, il nous offre l’exemple d’une pensée qui ne parvient pas à se réaliser, et le tourment dont il souffre est celui-là même qui fait à l’âme moderne la vie si douloureuse : c’est l’impossibilité d’agir.

Il est enfin un type cher à tous les partisans de l’énergie, celui qui symbolise l’énergie dans l’amour, comme Napoléon symbolise l’énergie dans la domination : c’est Don Juan. Nul autre type n’a été plus souvent repris par les écrivains, élargi, embelli, transfiguré au point d’être devenu, de transformation en transformation, différent de lui-même et contraire à soi. Pour avoir à travers la série de ses expériences poursuivi la jouissance physique, don Juan par un bizarre contraste est devenu le grand chercheur d’idéal en qui s’incarne l’âme inassouvie et déçue.

Nous lui avons fait honneur de tous les sentiments qu’éveille chez nous l’amour et sans lesquels il se réduit à la sensation rapide et vulgaire. Tous nos rêves, toutes nos aspirations se sont cristallisées autour de son nom. Sa poésie ne réside pas en lui, mais c’est de nous qu’elle vient. Elle est exactement le résultat de ce travail des siècles grâce auquel la sensibilité va sans cesse se développant et s’affinant et qui est l’œuvre même de la civilisation.

On se trompe en effet quand on imagine que le tableau de l’humanité tel qu’on le trouve dans les époques primitives représente l’humanité complète et l’homme tout entier. Il ne nous offre au contraire que des rudiments d’humanité. La psychologie y est tout à fait sommaire. L’âme n’a pu encore se dégager de la domination des sens et de la pression du sang. Elle est comme enfouie sous une couche épaisse qu’il lui faudra lentement soulever. Son histoire n’offre nulle variété, partant nul intérêt. C’est le règne de la monotonie et de l’uniformité. L’instinct est toujours semblable à lui-même : il va par les mêmes procédés aux mêmes fins. Point de différences, point d’originalité, point de personnalité. C’est dans le triomphe même de la vie individuelle l’absence totale de l’individualité. Et tel est, si l’on veut, l’homme de la nature ; mais c’est donc que le progrès pour lui consiste à s’éloigner de plus en plus de la nature et à substituer aux dispositions naturelles les dispositions acquises. Alors naissent une à une les idées qui font la vie de la conscience et lui créent une atmosphère morale. Les sentiments s’enrichissent de toute sorte de nuances et ils varient d’un individu à l’autre. La complexité apparaît au lieu de l’indistinction primitive. La lutte devient possible. Aux suggestions de l’appétit s’oppose la notion du devoir. La raison se met en travers de la passion. La volonté fait son office qui est de refréner et de pacifier le tumulte intérieur. Au moment qu’elle se tend de tout son effort pour opposer à la bête cabrée la vigueur de sa résistance et dompter l’animal en révolte, elle réalise enfin cette vertu à laquelle seule convient le nom d’énergie.

Car il est temps de dénoncer le sophisme et de rendre aux, mots leur véritable sens. Ce qu’on nous vante sous le nom d’énergie, c’est l’absence elle-même de l’énergie et c’en est la négation. Céder à l’attrait du plaisir, se laisser entraîner aux sollicitations des sens, emporter par la frénésie de la colère, égarer par l’aveuglement de la haine, c’est le propre des faibles. Rien n’est plus facile que de suivre le premier mouvement ; c’est d’y résister qui est difficile, et c’est de prolonger la résistance qui est pour beaucoup une tâche au-dessus de leurs forces. Nous avons tous assez de volonté pour nous faire les serviteurs de notre égoïsme ; c’est quand il s’agit de le froisser et de lui imposer silence, que nous commençons à défaillir. Donc, afin de venir au secours de notre faiblesse, il a fallu lui inventer des appuis et des soutiens. La religion est intervenue, opposant à la libre expansion de nos convoitises le respect de Dieu, la crainte des châtiments ou l’espérance des récompenses éternelles. La morale a fait prévaloir au-dessus des considérations de l’intérêt l’idée du devoir. La politique a enseigné à subordonner les intérêts particuliers à l’intérêt général et les raisons individuelles à la raison d’État. Il n’est pas jusqu’à ces convenances tant décriées et tant moquées qui n’aient servi à l’œuvre commune. Car ce qu’on appelle les convenances ce n’est que l’art de se surveiller, de se dominer et de parvenir, en présence d’autrui, à la maîtrise de soi. Grâce à tous ces codes qu’on représente comme autant d’instruments de servitude, l’énergie a pu se fonder. Mais à mesure que la somme d’énergie s’est développée à travers le monde, les sociétés se sont organisées et elles ont pu travailler à leur perfectionnement.

Ce point de vue de la vie de relation et de l’existence sociale est le terme où il faut aboutir. Il est par trop commode de le négliger et d’affecter en la matière un détachement plus que philosophique. La plante-homme diffère précisément des autres plantes en ce qu’elle ne saurait se développer par elle-même à l’état libre et dans l’isolement. Ce que ce peut être que l’homme, abstraction faite de la société, on ne l’imagine même pas. Mais on voit très nettement quels seraient pour la société les résultats d’une théorie qui légitime l’égoïsme et recommande à chaque individu de travailler avec vigueur à la satisfaction de tous ses appétits. De l’égoïsme naît la haine, et à force de se sentir différent on devient hostile. « Que m’importent les autres ? » s’écrie Julien Sorel. Il nous importe beaucoup à nous, attendu que nous sommes ces autres.

Aussi est-ce sans étonnement que nous voyons figurer parmi les partisans de l’énergie de purs lettrés, des artistes, tels qu’un Stendhal ou un Mérimée. Mais pour ceux qui se préoccupent des intérêts généraux de l’humanité, il leur est plus difficile de soutenir jusqu’au bout la gageure. M. Bourget l’a bien vu, lui qui, afin de parer à l’effet des analyses troublantes du Disciple, a mis en tête de son livre cette préface d’une allure si grave et qui semble du plus austère des prédicateurs. M. Taine a fait mieux : il n’a pas craint de s’infliger un démenti et ayant dans ses premiers livres admiré l’homme instinctif et la vie effrénée, dans les derniers il s’arrête avec effroi devant les manifestations de la brutalité et devant les œuvres de l’instinct. La Révolution française lui offrait ce spectacle de l’humanité ramenée à la violence primitive. Dans la psychologie de Napoléon il retrouve exactement celle des condottières du xve siècle. Mais cette fois il n’est plus disposé à l’indulgence. Ce qu’il décorait jadis du nom d’énergie, il l’appelle maintenant l’égoïsme. « C’est l’égoïsme non pas inerte, mais actif et envahissant, proportionné à l’activité et à l’étendue de ses facultés, développé par l’éducation et les circonstances, exagéré par le succès et la toute-puissance, jusqu’à devenir un monstre, jusqu’à dresser au milieu de la société humaine un moi colossal. » L’égoïsme par essence est insociable, et il est malfaisant. Cela fait que tout le génie de

Napoléon n’a pas abouti à créer une œuvre viable. Napoléon n’a songé qu’à sa propre grandeur, il a subordonné à sa propre cause la cause de l’humanité : c’est pourquoi il n’a laissé après lui que trouble et que ruines. Et c’est pourquoi entre le Napoléon de Taine et celui de Stendhal l’histoire n’hésite pas.

M. Barrès n’est pas seulement un historien ou un philosophe : il est un homme politique. Il a été du nombre de nos législateurs. S’il ne fait plus partie du Parlement, il n’a pas pour cela renoncé à tout désir de jouer un rôle. Il a vu de près des spectacles instructifs. Il a été dans des circonstances mémorables témoin du déchaînement de la passion parmi les hommes. Il a pu juger de l’effet de leurs convoitises. Mieux que beaucoup d’autres il a été à même de mesurer le danger que créent à la société ceux qui ne poursuivent que la satisfaction de leurs instincts et ne demandent à la vie que des sensations fortes et l’intensité des jouissances. C’est pour cette raison que nous avons cru pouvoir poser à propos de l’un de ses ouvrages le problème qui nous occupe. Aux dernières pages de son livre nous lisons ces lignes qui en sont comme la conclusion ; il y est parlé du caractère individualiste de l’art de Wagner : « Mais toi, qu’as-tu vu sur la prairie, regard de Gundry ? Des fleurs sauvages, des simples et qui suivent la nature. Dans cette prairie nous ne voyons ni l’olivier mystique des religions ni l’olivier des légistes, le symbole de Minerve ; ni une cité, ni un Dieu qui nous imposent leurs lois. Gundry n’écoute que son instinct… Cette prairie où rien ne pousse qui soit de culture humaine, c’est la table rase des philosophes. Wagner rejette tous les vêtements, toutes les formules dont l’homme civilisé est recouvert, alourdi, déformé. Il réclame le bel être humain primitif en qui la vie était une sève puissante… Le philosophe de Bayreuth glorifie l’impulsion naturelle. » Voilà justement ce qui nous inquiète et telle est la question que nous adressons à M. Barrès. L’homme ne vit ni de musique, ni même de littérature. Idées artistiques et théories littéraires se résolvent en actes dans la vie sociale et s’y traduisent par des faits. Nous demandons ce qu’on peut attendre d’une société qui serait fondée sur le triomphe de l’impulsion naturelle et sur la glorification de l’énergie.

La Théorie du pardon dans le roman contemporain §

On conteste parfois l’influence du roman sur les mœurs. On ne la conteste pas sérieusement. C’est dans les œuvres d’imagination que s’essaient à naître et que prennent forme les idées ; elles iront, par la suite, déterminant des séries de faits, modifiant les lois des peuples, inspirant la conduite des individus ; elles feront leur chemin dans la société et dans les âmes. L’histoire de ces dernières années et les spectacles d’aujourd’hui apportent à l’appui de cette vérité les preuves les plus concluantes. Le socialisme a été une utopie de romanciers avant de devenir le programme d’un parti. Il s’est incarné dans les rêveries généreuses de George Sand et dans les déclamations de Balzac ; il a reparu sous une autre forme dans les écrits de nos romanciers réalistes, tantôt nuancé de sentimentalité, tantôt haineux et violent, comme dans le Germinal de M. Zola. De telles œuvres ont beau ne pas s’adresser directement à la foule et n’être que l’un des facteurs du mouvement qui entraîne les sociétés vers de nouvelles destinées, elles contribuent pour leur part à la direction générale des esprits : elles façonnent les intelligences et préparent le courant de l’opinion. — C’est de même sous l’effort de la prédication des écrivains, sous la poussée du théâtre et du roman, qu’a cédé l’ancienne législation du mariage et que nous avons vu inscrire à nouveau le divorce dans notre code. — Et comment nier cette influence du roman sur la conduite de chacun de nous ? Ce qu’il y a au fond de tout roman, s’il n’est pas seulement l’œuvre frivole d’un amuseur, c’est un cas de conscience débattu devant nous et résolu dans un certain sens ; vienne le jour où nous nous trouvons nous-mêmes aux prises avec des circonstances, analogues, à notre insu le souvenir du livre agira sur nous. Ces idées issues des livres parviennent jusqu’à ceux-là mêmes qui ne lisent pas : car elles sont partout répandues, flottantes autour de nous, et elles forment l’atmosphère morale d’une époque. C’est pourquoi ceux-là font preuve de beaucoup de légèreté d’esprit qui dédaignent de s’occuper des «  modes littéraires », le prennent de haut avec les fictions, et restent inattentifs aux réponses qu’on y propose à quelques-unes de ces questions qui sont toujours pendantes, parce qu’elles sont de tous les temps et qu’elles se renouvellent sans cesse.

C’est de l’amour que traite le roman, de façon à peu près exclusive. On le lui reproche et on s’étonne qu’il revienne sans se lasser sur ce thème unique. Pourquoi ? puisqu’il y a tant d’autres affaires dans la vie qui sont plus graves ; et puisque tant d’hommes vivent, et vivent bien, sans avoir jamais connu de l’amour autre chose que le nom. Mais il faut ici dépasser les apparences et oublier si l’on peut le point de vue de l’esprit gaulois. Au regard du philosophe comme à celui du naturaliste, l’amour, cet amour qui entretient la vie à travers l’humanité, est la grande affaire pour les hommes. C’est de lui que tout dépend ; nous lui devons la constitution de nos corps et l’énergie de nos âmes. Il est à la base de tous nos sentiments, et dans la manière dont nous le concevons toute notre vie morale est engagée. Il peut lui seul nous donner la plénitude du bonheur ; mais c’est de lui que les souffrances sont intolérables. De là viennent ces cris de douleur, de colère, de haine, qui n’emplissent les livres que parce qu’ils sont aussi bien le cri de l’humanité torturée par l’amour. Et de là vient que, depuis qu’il y a des romans et des ouvrages de théâtre, ils semblent n’avoir été inventés que pour étudier de mille manières le problème éternel de l’adultère.

La littérature de ces trente dernières années a été sévère pour la faute de la femme. Elle a travaillé avec application à la dépoétiser. Au développement des rêveries sentimentales elle a substitué l’étude des réalités triviales et basses. Elle a utilisé les données de la physiologie et de la médecine. Dans les grandes amoureuses divinisées par les poètes elle n’a vu que de tristes hystériques. Les femmes incomprises n’ont plus été pour elle que des curieuses. Elle a montré la vanité de tous les prétextes et l’inanité de toutes les excuses. « Il n’y a, dit M. Dumas, aucun enchaînement admissible entre vos douleurs, vos jalousies, vos déceptions, vos désespoirs, et le petit acte spasmodique qui constitue l’adultère10. » Tel est le sophisme qu’il s’agissait de dénoncer. Il semble qu’aujourd’hui et pour un temps la démonstration soit faite. Et nul ne songe à alléguer d’excuses en faveur de la femme coupable. Mais on recommence à invoquer pour elle le pardon.

C’est M. Dumas qui a donné le signal ; et c’est ici encore son nom qu’il faut citer, puisque, aussi bien, dans tout ce qui touche aux rapports des sexes, il n’est guère de question qui ne l’ait inquiété, de difficulté qu’il n’ait aperçue, et de théorie qu’il n’ait pour le moins esquissée : Sous forme paradoxale et sans avoir l’air d’y tenir, il lance dans Francillon l’idée qu’il pourrait y avoir égalité entre l’homme et la femme dans l’adultère. Et parce qu’il se rend bien compte, comme moraliste, qu’il avance une énormité, et, comme auteur dramatique, qu’il fait violence à l’opinion du public, il se contente d’autoriser de l’exemple du fantaisiste Sire de Pontamafrel la thèse de la réciprocité. — Dans les dernières pages de Crime d’Amour, le héros de M. Bourget s’étonne de se trouver sans colère contre la maîtresse dont la trahison l’avait fait souffrir tant. — L’une des nouvelles de Guy de Maupassant, Allouma11, se termine par cet aphorisme qui en résume la signification : « Avec les femmes il faut toujours pardonner… ou ignorer. » — Une nouvelle de M. Paul Margueritte, intitulée : Après le divorce12, nous montre deux époux qui, après avoir demandé et obtenu le divorce, comprennent qu’ils n’ont pas cessé de s’aimer, songent à se reprendre, reculent devant cette solution inattendue. On emprunterait à des livres d’hier bien d’autres exemples encore et qui prouvent que cette théorie du pardon est, comme on dit, dans l’air.

Elle s’est développée en ces derniers temps sous l’influence des romans russes. C’est une des formes multiples de cet évangélisme qui nous est venu du Nord. Cet évangélisme russe ne serait-il pas d’ailleurs tout simplement une réapparition dans la littérature de notre vieux romantisme ? Cela est probable ; et cette migration des idées littéraires, grâce à une théorie récente, nous est connue. Elles prennent naissance sur un point du globe, puis elles commencent leur voyage sous d’autres cieux ; elles se modifient suivant les milieux, se chargent de pensée, se transforment ou se déforment pour revenir à leur pays d’origine, les mêmes toujours et pourtant différentes. C’est ce qui est arrivé pour ce fonds romantique que nous n’avons pas reconnu d’abord et à qui nous avons fait si bon accueil grâce à son déguisement exotique. Quoi qu’il en soit, le point de vue auquel se plaçaient les écrivains s’est trouvé soudain changé. Tandis qu’ils n’avaient, trop longtemps, jeté sur l’humanité qu’un regard dur et hostile, ils se sont repris de sympathie pour les hommes, leurs frères, d’indulgence pour leurs fautes et d’apitoiement devant leurs misères. Ce besoin de tendresse a été partout ressenti. Les Italiens en ont été pénétrés comme les Français. Ç’a été une conquête de l’Europe par l’âme septentrionale… Donc ce qui provoquait notre colère ou notre dégoût nous a semblé ne mériter que la pitié. Les laideurs morales sont d’ailleurs plus affligeantes que les autres, et le péché est la pire des épreuves qui ait été imposée à l’humanité ; au lieu de haïr le coupable, nous nous sommes mis à le plaindre. Dans le roman de Dostoïewski, Raskolnikoff s’agenouille devant Sonia la fille publique. « Ce n’est pas devant toi, lui dit-il, que je m’agenouille, c’est devant la souffrance humaine. » Cette religion de la souffrance humaine est devenue le credo de presque tous les romanciers. Mais le moyen d’être plus sévère pour l’adultère que pour la prostitution ?

Voici à peu près en quels termes on pourrait présenter et sur quels arguments on étaierait cette théorie du pardon. On dirait :

« Cette femme est ta femme. Tu l’as épousée librement. Tu lui as promis, sans conditions et sans réserves, de l’aider et de la protéger. Or, depuis le jour où elle t’a appartenu qu’est-il arrivé ? Elle ne savait rien de la vie ; mais apparemment cette vie tu la connaissais et tu te jugeais capable de l’y diriger avec toi. Elle voulait être aimée, attendu que c’est le vœu de tout être vivant. Elle s’est aperçue bientôt que vous n’entendiez pas l’amour de la même façon. Tu avais eu des maîtresses avant le mariage, tu en as eu après. Sans doute on l’avait prévenue que la fidélité est rare chez les hommes. Mais elle t’aimait.

Les raisonnements ne tiennent pas contre l’amour. Dès qu’elle a connu ton infidélité, un grand effondrement s’est fait en elle, un renversement de toutes les notions ; elle a été en proie à une infinie détresse. Elle s’est trouvée tout d’un coup sans appui et sans guide. Cependant un de tes amis était là, qui épiait son heure… Ou peut-être n’as-tu pas été coupable. Tu n’as été que maladroit. Ce n’est guère moins grave. Ta femme s’attendait à trouver en toi un maître ; tu t’es fait son esclave. Tu t’es soumis à ses caprices. Tu l’as ornée de toute sorte de défauts. Tu as, comme à plaisir multiplié les dangers autour d’elle… Dans les deux cas, n’es-tu pas en grande partie responsable de ce qui est arrivé ? Comment t’y prendras-tu pour la punir d’une faute qui est d’abord ta faute ?

« J’admets, ce qui n’est guère vraisemblable, que tu sois au-dessus de tout reproche. Tu as été fidèle autant que vigilant. Ta tendresse a été délicate et ferme. Cependant, en dépit de toi et peut-être en dépit d’elle-même, cette femme a failli. Mais ne sais-tu pas que la créature est faible ? En vérité il n’y aurait pas lieu de se plaindre si le mal n’était jamais commis que par les méchants. C’est la faute des honnêtes gens qui est un problème douloureux. Pour nous mener au bien nous n’avons que notre volonté ; contre cette volonté toutes sortes de puissances se liguent qui nous induisent au péché. À de certaines heures, du fond obscur de nous mêmes un être se lève dont nous ne soupçonnions pas l’existence et qu’ensuite nous avons peine à reconnaître. C’est lui qui a déjoué notre surveillance. Ç’a été une faiblesse d’un instant. Maintenant la coupable a honte d’elle-même, elle se repent et elle te supplie. Elle te demande, à toi qui es une créature d’instinct, de ne pas être impitoyable pour ces surprises des sens auxquelles nul ne peut assurer que lui-même ne soit pas exposé, à toi qui es une créature d’un jour de ne pas prononcer ce mot : jamais. Que si au surplus cette femme n’était pas la tienne, sa faute t’apparaîtrait sous un aspect tout à fait différent. Ne peux-tu donc sortir de toi-même et t’élever au-dessus des mesquines considérations de l’amour-propre ? N’oublieras-tu pas tes propres souffrances, ou plutôt n’y trouveras-tu pas un conseil de compatir à la souffrance d’autrui ? Dieu seul peut condamner. Use du droit qui appartient à la-créature : pardonne !

« D’ailleurs, ce pardon auquel on t’exhorte, ce n’est pas un demi-pardon, une absolution louche et honteuse. Pardonne absolument et sans arrière-pensée. Pardonne de tout ton cœur, comme lu voudrais qu’il te fût pardonné, suivant les mots que tu prononces dans l’oraison dominicale. Que le passé soit aboli. Que la vie recommence entre vous telle qu’autrefois. Ainsi tu auras accompli ton devoir. Tu auras véritablement relevé celle qui était déchue ; tu l’auras fait rentrer dans l’ordre, tu l’auras restituée dans son rôle d’épouse et de mère. Toi-même tu te seras haussé à un degré de vertu qui n’est si rare que parce que les hommes font rarement le bien. Tu te seras montré dans l’épreuve généreux, charitable et grand… »

Tel est le langage qu’on pourrait tenir afin d’évangéliser les maris trompés.

Or, ce zèle serait-il profitable ou ne serait-ce pas un zèle qui s’égare ? Cette argumentation est-elle solide et résisterait-elle au contrôle des faits ? Qu’adviendrait-il dans la vie réelle de deux créatures de chair et de sang, s’il leur prenait fantaisie de s’appliquer les bienfaits d’une pareille théorie ? Le pardon, dans le drame de l’adultère, est-il possible ? S’impose-t-il comme un devoir ? Ou, sous les apparences du pardon, ce qui se cache ne serait-ce pas une des pires suggestions de la lâcheté ? — C’est ce que se sont demandé presque à la même heure deux écrivains d’origines et de tendances très différentes. L’Intrus de M. Gabriel d’Annunzio, et la Tourmente de M. Paul Margueritte, ne sont que deux « cas » d’un même problème, et ce n’est que le même sujet présenté sous d’autres aspects.

M. Gabriel d’Annunzio est célèbre en Italie.

Il a trente ans. Il débuta très jeune par un volume de poésies bientôt suivi d’autres recueils de prose et de vers. Le succès fut rapide. M. d’Annunzio nous confie lui-même avec une entière franchise quelles en furent pour lui les conséquences. « Tout le monde me recherchait, m’encensait, me divinisait. Les femmes surtout s’émurent. Et alors je connus un péril extrême. La louange m’enivra. Je me jetai dans la vie éperdument, avide de plaisirs, avec toute l’ardeur de ma jeunesse… Et je commis faute sur faute, je longeai mille précipices. Une sorte de démence aphrodisiaque s’était emparée de moi. Je publiai un petit livre de vers intitulé : Intermezzo di Rime, où je chantais en grands vers plastiques, d’une impeccable prosodie, toutes les voluptés de la chair, avec une impudeur que je n’avais rencontrée que chez les poètes les plus lascifs du xvie et du xviie siècle. » Le scandale fut grand. Cependant l’homme faisait l’apprentissage de la douleur, l’écrivain en recevait les enseignements. « Comme il était juste, je commençai à payer mes erreurs, mes désordres, mes excès ! Je commençai à souffrir avec la même intensité que j’avais mise à jouir. La douleur a fait de moi un homme nouveau. Les livres de Léon Tolstoï et de Dostoïewski concoururent à développer en moi ce nouveau sentiment. Et puisque maintenant mon art était mûr, je réussis tout de suite à exprimer mon nouveau concept de la vie dans un livre complet et organique. Ce livre est l’Intrus13. » Ces indications sont d’un écrivain qui est un clairvoyant critique de soi-même. Ajoutez que M. d’Annunzio possède deux facultés qui ne sont pas incompatibles, mais qu’on n’a pas coutume de trouver réunies. Il a un très vif sentiment de l’extérieur. Il associe la nature au drame de ses personnages. Ses descriptions sont à la fois riches en couleur et toutes pénétrées d’émotion. D’autre part il a le goût de la vie intérieure. Il se regarde vivre et penser. Il est un intellectuel en même temps qu’un passionné. Et ici nous aimerions à lui voir citer parmi les maîtres dont il a profondément subi l’influence le nom de l’écrivain qui chez nous a renouvelé le roman de psychologie. Il n’est que juste de saluer en M. Paul Bourget l’un des initiateurs dont l’action s’est le plus sûrement exercée sur les romanciers de l’étranger aussi bien que sur les nôtres. C’est lui qui leur a remis en main cet instrument de l’analyse dont lui-même avait usé avec tant de subtilité et de pénétration. M. d’Annunzio a profité, comme c’était son droit, de ses exemples et de ses leçons. Analyste et poète, mystique et sensuel, tel est cet écrivain d’une très séduisante et troublante originalité.

Pour ce qui est de M. Paul Margueritte, celui-là est au premier rang parmi nos jeunes romanciers d’aujourd’hui. Son talent est délicat et son goût est sûr. Enrégimenté d’abord, comme tous les écrivains de sa génération, dans l’école naturaliste, il ne s’y est pas attardé. Mais en quittant l’école il a su en emporter ce que contenaient de meilleur les principes qu’on y enseignait. Il a le respect de l’observation exacte. Nullement romanesque, il se tient très près de la réalité. Ce qui le frappe surtout dans le train de la vie, c’est ce qu’il y découvre d’incomplet et de médiocre. Il voit comme toutes nos aspirations sont contrariées et nos désirs trompés. Il excelle à traduire ces perpétuels malentendus dont nous sommes les victimes plus que les auteurs. De là vient la teinte de mélancolie répandue sur toute son œuvre. Elle n’est, cette œuvre, dans son ensemble, que l’histoire de nos renoncements à un idéal inaccessible.

C’est avec le tour d’esprit qui leur est particulier que l’un et l’autre écrivain abordent la question qui nous occupe. Mais tous deux l’ont traitée avec une égale franchise. Ils ont poussé les choses à bout. Ils ont choisi le cas le plus grave, celui où la faute a eu des conséquences matérielles. Ils ont rejeté tout appareil mélodramatique. Point de grands cris et point de grands mots. Le mari offensé ne lève pas le bras sur sa femme, et ses cheveux ne blanchissent pas en une nuit. La vie n’est pas suspendue, mais elle continue, bourgeoise et simple, après la tragique révélation. De même ils ont écarté du débat tout élément étranger, intervention du scandale, souci de l’opinion du monde. Ils ont laissé en présence la coupable et son juge. Ils ont éloigné l’amant afin de ne pas détourner sur lui la colère du mari et de ne pas donner à l’offensé la satisfaction de la vengeance. Rien ne trouble l’intensité du drame. L’affaire se passe sans témoins, dans le secret des cœurs… Et, par des voies différentes, la conclusion à laquelle les deux œuvres aboutissent est en somme identique.

Le héros de l’Intrus, Tullio Hermil, nous est donné pour un homme profondément corrompu. Avide de plaisir il n’a demandé à la vie que de lui procurer la plus grande somme de jouissances possible. Son caprice est devenu sa loi unique. Comme il arrive, son esprit lui a fourni de subtiles théories par où il légitime son égoïsme. Convaincu qu’il est une nature exceptionnelle et une intelligence d’élite, il en conclut que tout lui est permis et qu’il est placé en dehors et au-dessus des conventions ordinaires de la morale. Cela le mène à des écarts de conduite tout à fait monstrueux. C’est de sang-froid et le plus sérieusement du monde qu’il propose à sa femme de se résigner au rôle de « sœur ». Et il trouve d’admirables sophismes pour faire valoir aux yeux de Juliane tout ce que ce rôle a de noble, d’agréable et d’avantageux. Lui pourtant promène sa curiosité à travers toute sorte d’expériences ; de ces expériences chacune est pour lui une déchéance. Son dernier amour pour une courtisane de grande marque lui a fait connaître « d’atroces agonies, des joies abjectes, des soumissions déshonorantes, toutes les misères, toutes les ignominies de la passion charnelle exaspérée par la jalousie. » C’est alors que, par un retour de fantaisie, il se sent repris de goût pour Juliane. On devine de quelle espèce peut être l’inclination qui le ramène vers la femme longtemps négligée. Lui-même d’ailleurs ne se fait à ce sujet aucune illusion. Afin de surprendre la sensibilité de la jeune femme, il l’a ramenée dans un domaine de campagne, la Badiola, qu’ils avaient habité dans les premiers temps de leur mariage : de tendres souvenirs, une atmosphère amollissante, les enchantements de la nature lui prêteront leur complicité. Il se représente la scène et sous quelles influences cédera la jeune femme : « C’est après déjeuner. Un petit verre de chablis a suffi pour troubler Juliane qui ne boit presque pas de vin. L’après-midi se fait de plus en plus chaude ; l’odeur des roses, des glaïeuls, des lilas devient violente. Nous sommes seuls, envahis tous deux par un insurmontable tremblement intérieur… » Le plaisir qu’il espère est véritablement un plaisir coupable, et dont il s’efforce par l’imagination d’aiguiser encore la perversité. Car Juliane est souffrante et il se persuade que pour elle la volupté peut être dangereuse. Et il se souvient à propos que longtemps Juliane a été pour lui une sœur. « Afin de rendre plus âpre cette saveur d’inceste qui m’attirait en exaltant ma fantaisie scélérate, je tâchai de me représenter les instants où plus profond avait été en moi le sentiment fraternel, où plus sincère m’était apparue Juliane dans son rôle de sœur. » Telle est la comédie qu’il se joue à lui-même, et c’est ainsi qu’il ajoute à son plaisir le ragoût d’un libertinage conscient et réfléchi.

Au lendemain de cette volupté reconquise, il apprend que Juliane est enceinte ; elle s’est donnée à un certain Philippe Arborio ; un enfant naîtra de sa faute. Le désespoir de Tullio est tel qu’on le devine. Que faire pourtant ? Il ne peut s’attaquer à Philippe Arborio qui, atteint d’une maladie de la moelle, est aujourd’hui presque un mourant. Il songe au suicide ; mais l’attachement à la vie est le plus fort. Juliane d’ailleurs proteste qu’elle l’aime et qu’elle n’a jamais cessé de l’aimer. Tel est au surplus l’empire que sa femme a repris sur ses sens qu’il n’a pas le courage de renoncer à elle. Qu’est-ce donc qui les empêche d’être désormais heureux l’un par l’autre ?, Et que serait-ce sinon la présence de cet enfant qui sera entre eux comme un remords et un reproche et comme le passé lui-même s’étant misa vivre pour les humilier et pour empoisonner toutes leurs joies ? C’est donc contre cet enfant que va s’acharner la rage de Tullio. Il essaie de le faire périr dans les entrailles mêmes où s’élabore sa vie. L’enfant naît, il respire, il est bien portant. Mais un soir, Tullio, étant resté auprès de lui, ouvre une fenêtre, l’expose à un courant d’air glacé, appelle sur lui la mort. C’est ce crime dont aujourd’hui Tullio s’accuse, et dont il écrit dans l’Intrus le récit et la confession, espérant que par là peut-être il arrivera à soulager sa conscience et à exorciser le fantôme.

On voit assez de quoi il s’agit dans cette histoire. Rien n’y est engagé qui ne vienne des sens. C’est la fièvre des sens qui a ramené Tullio à Juliane elle qui a fait de lui un meurtrier. Guidé par le désir, Tullio est devenu l’amant de sa femme et il a repris en Juliane celle de ses maîtresses qui, après expérience et vérification faite, peut lui procurer le plus de plaisir. Il n’y a là ni une ombre de générosité, ni un atome de pardon.

Dans la Tourmente il en va tout autrement. Ce dont il est question cette fois c’est bien de l’effort tenté par deux êtres qui ne sont point vils pour s’élever au-dessus des conditions de l’humanité moyenne. Ce qu’on soumet ici à l’examen et à l’analyse, c’est la possibilité elle-même de l’abnégation dans un cas déterminé, et les chances qu’il y a de faire prédominer la partie élevée de l’être sur les sensations basses. Jacques Halluys n’est pas un débauché. Il a toujours évité de traiter sa femme, Thérèse, en maîtresse ; et s’il l’aime, ce n’est pas seulement par un entraînement physique, mais c’est aussi parce qu’il croit avoir deviné chez la jeune femme une véritable noblesse d’âme. En fait, il a la preuve qu’il avait deviné juste, dans le moment même où il apprend la trahison de Thérèse. Car c’est elle qui volontairement lui en fait l’aveu. Elle ne peut plus supporter le poids de la honte. Elle vient, moderne Princesse de Clèves, confesser non pas la crainte où elle est de faillir, mais son remords d’avoir failli. Elle vient vers celui qui est son allié naturel, afin qu’ils cherchent ensemble s’il n’y aurait pas un moyen d’échapper à l’abîme de misère où elle les a jetés tous les deux. Lui donc ne refuse pas l’aide qu’elle est venue lui demander. Il est touché par la générosité de son aveu comme par la sincérité de son repentir. Il espère dans la vertu de la souffrance. Leur commune douleur sera entre eux un lien nouveau. C’est un élan vers l’idéal, une ascension vers un héroïsme surhumain. Et il semble d’abord qu’ils soient récompensés de leur bonne volonté et que l’entier pardon leur ait rendu le bonheur.

Combien ce bonheur est fragile et le peu qu’il faudra pour en dissiper le mensonge, c’est ce que l’auteur a montré dans les dernières pages du livre ; ce sont ces pages qui donnent à l’étude toute sa portée morale. Car on s’imagine que l’apaisement peu à peu viendra, qu’on oubliera ; on n’oublie pas. Par moments on se fait cette illusion, qu’on a triomphé complètement de la rancune et de la jalousie ; c’est qu’alors l’intensité du désir ne nous laisse plus la liberté de réfléchir ; une fois de plus nous sommes tombés dans le piège que la nature tend à l’individu. Mais la possession satisfaite ne laisse après elle que la tristesse. Alors l’image reparaît, l’odieuse image dont l’obsession se fait avec le temps plus invincible et la hantise plus cruelle. « Ce qu’elle éprouvait de mystérieusement doux, dans l’intimité la plus scellée, elle l’avait éprouvé avec un autre… Un autre l’avait connue dans toute sa faiblesse, dans sa misère de femme… » C’est cette image évoquée qui pour ainsi dire renouvelle le crime, le perpétue, nous en rend spectateurs et, comme en présence de la chose elle-même, éveille en nous l’instinct de destruction. Quoi qu’il puisse faire désormais, Jacques Halluys méprisera celle qui l’a trompé. Il se défie d’elle ; cette défiance s’étend à tout le passé et elle l’inquiète dans l’avenir. Toutes les joies qu’il a dû jadis à Thérèse lui deviennent suspectes : il voudrait arracher ce qui d’elle est resté dans sa chair. À mesure que s’installe en lui la souffrance, elle s’accompagne d’un besoin de faire souffrir. Il torture maintenant Thérèse de ces questions qu’ils s’étaient entendus d’abord pour écarter. Il lui parle de la faute et de l’amant. L’a-t-elle aimé ? Peut-être l’a-t-elle aimé plus qu’elle ne le dit et qu’elle ne le croit. Et peut-être qu’elle l’aime encore. Comment est-elle tombée ? Comment, où, dans quelles circonstances a eu lieu la trahison ? Il veut savoir. Mais plus il la méprise, plus il se sent lui-même devenir digne de mépris. « Sur la pente où ils roulaient il n’y avait rien au bas qu’abîme fangeux et ténèbres louches. Il avilissait Thérèse par ses soupçons, sa jalousie noire, qui scrutait le passé, viciait le meilleur de leurs anciennes joies ; et quand il l’avait avilie par ses reproches, il l’avilissait en outre par son pardon ; il l’avilissait encore plus par cet amour fait d’opprobre qui étreint un être méprisé. » — « Le plaisir que je ressens est affreux, reproche Jacques Halluys à sa compagne de misère, car il est fait d’avilissement et d’ignominie. Ah ! quelle torture ! quel homme as-tu fait de moi ? » Tel est le dernier résultat de cet effort tenté imprudemment pour échapper à la nécessité. En voulant s’élever et s’ennoblir, ils n’ont fait tous deux que préparer leur déchéance. Ç’a été une dérision. C’est le démenti donné par les faits à de belles chimères. Jacques est enfin tombé, peu s’en faut, aussi bas que Tullio.

C’est que le pardon ne s’étend pas aux choses de la chair et qu’il ne saurait être question de lui tant que le lien charnel n’est pas rompu. La charité ne pénètre pas pour les illuminer dans les obscures régions de l’instinct. C’est l’esprit qui pardonne, qui s’humilie, qui se sacrifie ; mais l’instinct ne connaît que la satisfaction de lui-même. Les sens ne pardonnent pas plus qu’ils n’oublient. C’est ici le domaine de la jalousie, de la violence et de la haine. Ce qu’il y a à la base de l’amour, c’est la lutte des sexes. M. Margueritte l’a justement noté dans le passage où il décrit l’attitude des deux amants au réveil qui suivit pour, eux la reprise de possession : « Jacques retourna brusquement la tête, devinant que Thérèse éveillée le regardait depuis quelques secondes. Dans ce regard à l’affût il perçut une attention perspicace et rusée. Elle lui souriait, et son sourire, sans aller jusqu’à l’ironie, se nuançait d’une malice de triomphe. » Ç’a été entre eux un épisode de cette lutte du masculin et du féminin, qui ne semble s’apaiser par instants que pour reprendre ensuite avec plus d’âpreté.

On n’a pas oublié comment Tolstoï, dans la Sonate à Kreutzer, a mis en relief cet élément de haine qui se dégage de la volupté elle-même, et qui met en présence comme deux ennemis ceux qui n’ont cherché dans l’amour que l’assouvissement de leur sensualité. C’est dès les premiers jours de la lune de miel que Posdnicheff a la révélation de l’erreur qui a été la sienne. À sa grande surprise, ce qu’il lit dans les yeux de sa femme, au lieu de la tendresse qu’il s’attendait à y trouver, c’est une expression haineuse. Cette hostilité sera désormais l’état normal des deux époux. Elle ira chaque jour en s’accentuant. Elle développera chez Posdnicheff une jalousie imprécise, sans objet et sans cause, et qui saisira pour éclater le premier prétexte. Elle aboutira au meurtre par une espèce de fatalité. Tel est d’après Tolstoï le sort réservé à tout mariage fondé comme celui-là uniquement sur le plaisir. Car il est dit dans l’Évangile « que celui qui regarde la femme avec volupté commet déjà l’adultère avec elle » ; et ces mots ne se rapportent pas seulement à la femme d’autrui, mais notamment et surtout à notre femme… L’esprit chrétien ne s’y trompe pas. Et les écrivains russes n’ont eu garde d’appliquer jusqu’en ces matières leurs propres théories sur la pitié. Tolstoï tue Anna Karénine. L’évangélisme s’arrête au seuil de l’adultère.

Peut-être trouvera-t-on que ce refus du pardon à la femme coupable est pure cruauté ; et que l’homme est mal venu à refuser à sa compagne ce pardon qu’il réclame pour lui-même. C’est qu’on a beau dire et faire appel aux idées chevaleresques, il n’y a pas d’égalité dans la faute. Ce n’est pas seulement notre vanité d’homme qui en décide et ce ne sont pas même les raisons tirées des conséquences sociales. Les intérêts engagés sont singulièrement plus graves. C’est la nature qui assigne à la faute de la femme une gravité exceptionnelle. Car elle ne connaît ni les aspirations de nos esprits ni les souffrances de nos cœurs, elle ignore les arrangements sociaux et aussi bien le respect dû à la foi jurée. Elle ne connaît, pour elle, que l’avenir de l’espèce et la conservation du type. Elle impose la fidélité à celle à qui l’homme confie le dépôt de la race. Cette loi que nous n’avons pas faite est au fond de toutes nos discussions sur l’amour ; elles s’égarent quand elles s’en écartent. C’est en vain que nous nous révoltons, que nous parlons de justice et de charité, et que nous tissons nos rêves immatériels et charmants. Derrière tous ces mirages, ce qu’on découvre c’est la nature, attentive à son œuvre et qui ne se laisse pas détourner de ses fins :

Ce à quoi aboutissent donc les écrivains d’aujourd’hui, dans cette étude nouvelle du problème de l’adultère, ce n’est pas à contredire, mais ce serait plutôt à confirmer et à compléter l’œuvre de leurs devanciers. Après que ceux-ci avaient montré la faute de la femme sans excuse, ils ajoutent qu’elle est sans pardon. Le commandant de Montaiglin, dans Monsieur Alphonse, relève par ces nobles paroles la femme qui lui a menti et qui l’a trompé : « Créature de Dieu, être vivant et pensant qui as failli, qui as souffert, qui te repens, qui aimes et qui implores, où veux-tu que je prenne le droit de te punir ? » Mais c’est qu’il ne s’agit pas ici d’un mariage véritable. Celui qui parle est un ami et un père plutôt qu’un mari.

Que fera le mari de qui la femme a failli dans sa chair ? Pour toute sorte de raisons et, si on y tient, par pitié, peut-être conservera-t-il à la femme coupable sa place au foyer. Ils vivront séparés sous le toit commun et dans l’association de leurs intérêts pareils. Ou peut-être l’amour sera-t-il le plus fort ; le lien charnel se renouera. Et alors que vaut cette union rétablie sur les ruines de la confiance et de l’estime ? À peine est-elle tolérable à ceux qui, dépourvus de vie intérieure, se contentent du plaisir du moment. Pour les autres, pour ceux qui réfléchissent, qui analysent leurs sentiments et jusqu’à leurs sensations, cet amour qu’ils subissent, en proie au désir et à la jalousie, à la passion et au remords, est une atroce souffrance. Et il est une dégradation. Il se peut bien que ceux qui y cèdent, afin de se donner une excuse, parlent de pitié, de miséricorde et d’abnégation. En fait toutes ces vertus n’ont ici rien à voir et il convient de les réserver pour des cas où elles s’appliquent plus justement. Mais il faut restituer son vrai nom à ce qu’on voudrait décorer du titre de « pardon ». On n’a pas le droit de transformer en un sublime effort de charité ce qui n’est que le vulgaire désir de la jouissance, — et le libertinage.

M. Léon Daudet §

Le dernier livre de M. Léon Daudet a fait un beau tapage. Les Morticoles ont eu un succès de scandale. Une importante corporation y est attaquée avec une haine enragée. Personnalités, portraits pris sur le vif, mésaventures burlesques, anecdotes scabreuses, faits divers, dépositions de Cour d’assises, potins de salle de garde et blagues de carabins, il n’est rien que l’auteur n’y ait mis en œuvre contre ses ennemis les médecins. La malignité publique trouve toujours son compte à ces sortes d’exécutions. Pour ce qui est des médecins, d’ailleurs, il n’est personne qui n’ait eu affaire à eux ; et ceux mêmes qui en ont rencontré d’habiles et de dévoués leur gardent au fond du cœur une secrète rancune. Car nous avons peur de la maladie et de la mort.

Tout au moins nous les redoutons pour ceux que nous aimons. Et nous en voulons aux médecins de ce que leur art ne prévaut pas contre les lois de l’universelle destruction. Ajoutez que les médecins traînent toujours après eux le ridicule que Molière a attaché à leurs longues robes et à leurs bonnets pointus. Après trois siècles nous les apercevons encore à travers l’image qu’il a tracée de leur ignorance et de leur infatuation. Qui oserait dire qu’il n’a jamais poussé cette exclamation de dépit ou de colère : « Ah ! les médecins !… » C’est pourquoi une satire contre les médecins est assurée, en tout temps, de trouver de l’écho chez beaucoup de gens.

Ce genre de succès est dangereux ; il ne faudrait pas que M. Léon Daudet en fût victime. Car il arrive qu’en de tels ouvrages l’indiscrétion et la médisance tiennent lieu de la valeur littéraire. Ce n’est pas le cas pour les Morticoles. Ce livre méchant n’est pas un méchant livre. Un talent s’y révèle, encore embarrassé et pesant, sans discernement, mais  âpre et vigoureux.

M. Léon Daudet, — qui est, comme on sait, un très jeune homme et qui pour être un habile romancier n’avait qu’à continuer une tradition de famille, — n’est pas venu directement à la littérature. Il a fait ses études de médecine. On m’assure qu’elles ne furent pas brillantes ; mais il ne faut pas croire tout ce que les gens disent.

M. Léon Daudet s’intéressait surtout aux questions philosophiques dont on demande parfois la solution aux sciences médicales. Il avait bon désir d’être un penseur. De là ses premiers livres. Germe et Poussière est d’un écolier appliqué qui passe de la physiologie à la métaphysique, et au besoin s’y embrouille : les trois interlocuteurs qui y conversent ont tout l’air d’étudiants qui se récitent leurs notes de cours, sans toujours les bien comprendre. Hœres dont le principal personnage est une abstraction et qui porte un nom latin est un travail sur les sautes de la personnalité. L’astre, noir est une « contribution » à l’étude de l’homme de génie considéré comme une monstruosité dans la nature. Il y a dans tout cela bien du pédantisme et de la prétention, mais plus de confusion encore et de ténèbres. Et après avoir lu ces livres, on pouvait se demander si quelque éclair jaillirait enfin de cette obscurité.

Or, si l’on parle en médecine de « belles lésions », c’est quelque chose, en littérature, qu’une belle rancune. M. Léon Daudet déteste les médecins. A-t-il contre eux des griefs personnels ? Je n’en sais rien et n’ai rien à en savoir, n’ayant pas à prendre parti. Ce ne sont pas nos affaires. Ce qui est certain, c’est qu’il nourrit à leur égard une rancune à la fois violente et patiente qui a donné l’éveil à son esprit. Pour leur faire leur procès et pour dresser contre la Faculté ce formidable réquisitoire, il a trouvé en lui des ressources toutes neuves : une verve qui se soutient à travers quatre cents pages compactes, un art de décrire avec relief, un don de la raillerie à l’emporte-pièce, un sentiment tout ensemble du grotesque et de l’horrible.

L’île des Morticoles est située quelque part dans le voisinage des pays que visita jadis Gulliver, à moins que ce ne soit dans le département de la Seine. C’est une triste contrée où les médecins sont rois, ayant établi leur domination par la terreur. Les hygiénistes en défendent les approches, redoutables par leurs engins de désinfection. Chez les Morticoles, il n’y a que deux classes sociales, dont l’une est de médecins et l’autre de malades. Les édifices n’y sont que d’amphithéâtres et d’hôpitaux. C’est à travers cet enfer médical que va nous guider le brave Canelon, marin naufragé que la tempête et sa mauvaise fortune ont fait échouer sur cette terre d’horreur. À mesure que nous en parcourons les cercles, les cris s’y font plus aigus et les spectacles y sont plus effrayants. « J’entendis des clameurs terribles, et poussant une porte vitrée, nous entrâmes dans une pièce étroite et fétide. Sur un lit de fer se roulait et bondissait hors des draps, l’écume à la Louche, la chemise déchirée sur sa poitrine ruisselante, un de ces agonisants qui ne s’effacent jamais de la mémoire… Nous entendîmes des cris stridents et par une des portes du préau se ruèrent des créatures gesticulantes. Nous franchîmes ce pas redoutable malgré les efforts d’une naine qui se pendait à nos mollets en hurlant. Après ce premier vestibule, il en est un second… » De l’hôpital Typhus où les chirurgiens opèrent et les médecins médicamentent, nous passons à l’hôpital des enfants, à l’hôpital des fous, à l’hôpital des filles, à la Salpêtrière et à Saint-Lazare. Nous assistons à la consultation du docteur en renom, comme au cours du professeur où les mondaines se pressent et les femmes viennent chercher des émotions fortes. Nous entrons dans les salles de dissection où s’alignent les cadavres, dans les salles d’examens où se donne à la faveur le droit de tailler, de couper et de tuer, à l’Académie où se mène la guerre des compétitions, dans les bureaux de journaux où s’organise le chantage, au tribunal où les juges absolvent ou condamnent suivant la fantaisie des médecins légistes. Voici les hypnotiseurs. « L’hypnotisme est la plus belle conquête de la médecine moderne. Il éclaire tout, la jurisprudence, l’histoire, la vie journalière. Il diminue la responsabilité. Il sert à expliquer la philosophie, la peinture, la religion, la musique et la littérature. » Et voici les médecins de villes d’eaux. On ne nous fait grâce d’aucune catégorie, d’aucune spécialité. Tous y passent jusqu’aux spécialistes pour le cuir chevelu.

Les types sont variés et les attitudes différentes. Avigdeuse est le charlatan lui-même avec toute son audace et son cabotinage triomphant. « Il est l’homme de génie ; il en a le port hautain, le langage bref et la fougue perpétuelle… Il dicte ses ordonnances d’un air inspiré, ôtant, frottant et remettant son lorgnon, se tapant le front pour y agiter ses trouvailles. Il se précipite vers un malade, lui prend les mains, les lâche, s’écarte de trois pas, revient, le fait se lever, se baisser, fermer les yeux, se coucher en long et en travers. La précision dans la sottise, telle est l’allure de cet animal souple et griffu. » Tabard, dit le roi du fumier, est dégoûtant de saleté, opère sans se nettoyer les mains et tue ses malades par incurie. Cercueillet est le fils stupide d’un père illustre. Tismet de L’Ancre est le bellâtre. Sorniude est l’ami des dames, à qui il procure le moyen d’avoir le plaisir sans avoir le danger. Vingt autres ont des physionomies où se nuance et se diversifie la laideur. Et les figures des bons docteurs Charmide et Dabaisse ne sont mises là, par un artifice de contraste, que pour rendre toutes les autres plus grimaçantes.

Au surplus, tous ces bonshommes peuvent avoir entre eux des différences individuelles ; ils se ressemblent par des traits qui leur sont communs, étant inhérents à la profession elle-même. Ils sont ignorants, tout leur savoir n’allant qu’à prendre des étiquettes pour des explications. Cette ignorance, ils ne la confessent jamais, préférant la dissimuler sous des airs de certitude tout à fait imposants. Ils unissent la morgue à la platitude, se jalousent et se redoutent les uns les autres, et s’humilient devant tout ce qui a la marque officielle. Ils sont sans pitié et voient sans eh être émus les pires douleurs. Ils entendent, sans en être secoués, des cris qui n’ont plus rien d’humain. Ils ne s’inquiètent pas de l’angoisse des patients, tandis qu’ils énumèrent dans un jargon barbare les détails opératoires :

« Nous allons aujourd’hui couper deux cuisses, enlever un utérus, le cureter, puis le remettre ; extirper une tumeur de l’aisselle… Nous supprimerons les ganglions malades, les suspects et même les sains, lesquels sont quelquefois suspects. » Ils se portent des défis à faire envie aux Apaches : « Malasvon portait à Tartègre des défis de trépaner six crânes et d’ouvrir quinze intestins en une demi-heure, avec un couteau de bois et un sou de ficelle. » Ils ne tiennent compte de nulle torture s’ils sont sur la voie d’une expérience curieuse ou même absurde : « Il y avait cinq ou six de ces infortunés qu’on avait laissé mourir de faim, pour observer si leur estomac ne se digérerait pas lui-même. » En fait, la souffrance humaine n’est pour eux qu’un moyen de s’enrichir. Car ils sont cupides, avides d’argent et avides d’honneurs. Comme d’ailleurs ils sont matérialistes, n’ayant jamais trouvé l’âme au bout de leur scalpel, comme ils n’espèrent rien de Dieu et ne craignent rien des hommes, ils s’arrangent pour mener à nos dépens joyeuse vie, sans scrupules et sans remords.

Vous me direz : Tout de même, cela est chargé… Mais précisément l’art de M. Léon Daudet est un art de caricature qui atteint à une véritable puissance. Il arrive à des effets de comique énorme qui sont amusants. Il a des inventions bouffonnes ; telle l’histoire de la rivalité des hypnotiseurs Foutange et Boustibras, et le récit de cette séance où Foutange, dupé par une farceuse, dogmatise sur les phases d’une attaque simulée. Il en a qui touchent à l’aimable celle par exemple d’une École du suicide où des professeurs enseignent aux désespérés à quitter doucement la vie en respirant l’arôme des fleurs ou dans la gaité des gaz exhilarants. Il en a qui avoisinent, et de tout près, l’ignoble : telle cette description du « lèchement de pieds » qu’on ne peut lire sans ressentir les troubles, nullement métaphoriques, de la nausée. Les médecins de M. Léon Daudet sont des opérateurs de foire et des personnages de tréteaux. Foutange, l’aliéniste devient un « thaumaturge » et un « faiseur de tours ». L’électricien Cudane, flanqué de ses acolytes et de sa machine, semble détaché de quelque vaudeville macabre. Ils gesticulent à la manière des pantins. Ils sont grotesques et ils sont odieux. Ce sont des maniaques. La manie dont ils sont atteints est manie de tortionnaires. Ils ont le goût de la souffrance et le goût du sang. « J’ai subi d’affreux regards, joyeux et fiers du sang versé. Certains venaient se repaître du spectacle des plaies bouillonnantes, goûter la volupté carnassière… Il y a de mauvaises faces, des yeux terribles qui guettent le sang ; chacun attend l’heure rouge… » Tout cela est vu comme à travers un cauchemar. Les Morticoles sont cela même : le cauchemar d’un interne. — Et telle est bien l’impression qu’on emporte de ce livre, et qu’on sent peser sur soi longtemps après qu’on en a terminé la lecture pénible.

On voit quel effort a déployé l’auteur des Morticoles, de quel appareil il s’entoure et comme il appelle l’imagination au secours de l’information. Or, voici où le cas de M. Daudet devient tout à fait curieux. Si on prend son livre pour ce qu’il en a voulu faire : un réquisitoire contre les médecins de son temps, on s’aperçoit que l’effet en est manqué. Ce livre est sans portée. Les médecins n’ont pas à s’émouvoir de tant d’attaques qu’il contient. Ils ne sont pas atteints par toutes ces violences… D’où cela vient-il ? D’une erreur toute littéraire. L’erreur de M. Léon Daudet, qui aussi bien crève les yeux, c’est de n’avoir pas compris que pour faire œuvre d’art il faut faire œuvre de choix.

Y a-t-il chez les médecins des défauts qui tiennent à l’exercice lui-même de leur profession et qu’on ne rencontrerait nulle part ailleurs, chez les avocats par exemple ou chez les gens de lettres ? C’était ceux-là et ceux-là seuls qu’il fallait mettre en relief. On aurait montré par là comment l’exercice d’un métier peut modifier jusqu’au caractère et vicier l’âme. Y a-t-il dans la médecine d’aujourd’hui des théories ou des pratiques qui choquent la raison et répugnent à la charité ? C’était celles-là et celles-là seulement qu’il y avait lieu de dénoncer. Mais au contraire, ne se souciant que de frapper fort et de redoubler ses coups, M. Daudet reproche indistinctement aux médecins et leurs qualités et leurs défauts, et les progrès de la médecine aussi bien que ses insuffisances ; il leur fait un crime des conditions dans lesquelles leur art s’exerce ; il les rend responsables de toutes les tares de l’époque moderne et du malheur des temps ; il poursuit en eux tous les vices de l’humanité.

Les médecins, remarque M. Daudet, sont insensibles au spectacle de la souffrance physique. Voudrait-il par hasard qu’un chirurgien s’évanouît à la vue du sang et que l’émotion fit trembler la main de l’opérateur ? L’habitude émousse toutes les sensations et il n’est rien de si horrible avec quoi on ne se familiarise. Cela est heureux, quand on y songe, et tout à fait indispensable dans un métier où on est exposé à manier la pourriture et à respirer les déjections. — Ils tirent de l’argent de nos misères et battent monnaie avec la maladie. C’est qu’il faut vivre, quoique médecin. De tout temps et dans toutes les religions, le prêtre a toujours vécu de l’autel. — Ils sont mauvais maris… comme beaucoup d’autres. — Ils corrompent les femmes. C’est un métier où ils ont beaucoup de concurrence. Et, sans doute, le médecin qui abuse de ses clientes est ce qu’on appelle un sale monsieur. Mais entre le médecin qui « profite de la situation » et la femme qui accepte les « consolations » de son médecin on peut hésiter, et l’ignominie est partagée. — Il y a d’honnêtes praticiens qui seraient dignes de passer en Cour d’assises… comme il y a des politiciens influents et tarés, des banquiers puissants et véreux, des notaires graves et infidèles, ce qui ne prouve pas que le notariat soit l’école de la coquinerie. — Ils manquent d’impartialité dans les examens et se disputent les places. Je crois en effet que la concurrence est ici plus âpre que partout ailleurs, parce que la question s’y complique d’une question de clientèle. Mais c’est affaire de nuances. — Ils sont matérialistes… comme tant d’autres qui n’ont pas la franchise de l’avouer et pas l’excuse d’avoir par obligation de métier les yeux continûment fixés sur la matière. — Ils n’ont pas de remèdes pour les douleurs morales mais aussi n’est-ce pas chez eux qu’on va les chercher ; et on sait bien que ni la résignation ni la paix de l’âme ne se vendent en fioles chez le pharmacien.

  • — Ils sont intolérants. En effet cela peut surprendre. Car il semble qu’habitués qu’ils sont à ignorer dans la plupart des cas et à tâtonner dans les autres, ils soient bien placés pour apprendre la modestie et connaître la faiblesse de nos pauvres lumières. Mais il est de fait que les médecins apportent dans la discussion un esprit étroit et fermé ; les pires sectaires de nos assemblées politiques se sont souvent recrutés parmi eux. C’est qu’à vrai dire la tolérance est une vertu rare entre toutes, attendu qu’elle demande autant d’effort de volonté que de souplesse d’intelligence.
  • — Et enfin les médecins sont des hommes. Nous nous en doutions un peu.

Il y a plus. Tout cet édifice que bâtit M. Léon Daudet, c’est sur un sophisme qu’il le fait reposer. Car vous vous demandez peut-être pourquoi il prodigue dans son livre la description des plaies et des ulcères, pourquoi il fait couler tant de sang et fracture tant de tibias. La réponse est très simple. C’est que toutes nos maladies sont pour lui autant d’arguments contre qui ? contre les médecins. De ce que les médecins soignent les maladies, M. Daudet en conclut qu’ils les cultivent. Ils ne les cultivent pas seulement, mais ils les créent. Ils sont les auteurs de nos maux. Ce sont eux qui nous ont infligé la fièvre typhoïde et qui nous soufflent le choléra. Venant à rencontrer certains spécialistes, M. Léon Daudet réfléchit, puis il dit gravement : « Ainsi les Morticoles n’ont pas même épargné ce qui nous élève au-dessus de la vie, embrase les plus froides choses, fait, à notre contact, frissonner la nature entière, l’amour, transport des cœurs bondissants, des âmes inclinées, etc., etc. », Voilà un noble accès d’indignation et un beau mouvement de lyrisme. Il est fâcheux que cela ne veuille rien dire. Reprocher aux médecins qu’ils déshonorent l’amour parce qu’ils en pansent les blessures, cela est ingénieux mais laisse à désirer au point de vue de la solidité du raisonnement.

M. Léon Daudet ne s’arrête pas en si beau chemin. Ayant commencé par reprocher aux médecins d’être de mauvais médecins, finalement ce dont il les blâme et qu’il ne saurait leur pardonner, c’est de faire de la médecine. À l’entendre, la médecine est œuvre diabolique, parce qu’elle contrarie là nature et qu’elle entreprend sur l’œuvre de Dieu. « Tout ce qui rompt les digues sacrées du corps est œuvre infernale. La chirurgie a ses prétextes comme la guerre ; elle n’a pas davantage ses excuses. Prolonger une existence infirme est atroce. » C’est à la médecine elle-même, prise dans son principe, que s’attaque M. Léon Daudet. Les arguments qu’il invoque contre elle, il pourrait aussi bien les faire valoir contre toutes les sciences. Il y est tout disposé. Il en veut à la science. Il lui en veut de ne pas être la religion. Cela est puéril.

Car c’est au nom de la religion, comme au nom de l’humanité, que M. Léon Daudet fait le procès aux médecins. Il est beaucoup parlé de Dieu dans les Morticoles. L’auteur du livre a l’âme éminemment religieuse. Et il l’a pitoyable. C’est pour un livre de pitié que nous est donnée cette violente satire. M. Léon Daudet s’attendrit fréquemment. Il s’attendrit sur la mort des internes, sur la mort des jeunes filles et des petits enfants ; telles de ces pages, mouillées de larmes, sont même assez bien venues. Il s’attendrit aussi sur les fœtus et sur les colimaçons. « Ô lentes promenades des braves escargots par les soirées humides, alors qu’ils laissent derrière eux un sillage d’argent, et sortent leurs cornes gélatineuses !… » Trop est trop. Nous flairons le procédé. Et tandis que les férocités de M. Léon Daudet amusent notre esprit, il arrive que les effusions de sa sensibilité ne trouvent pas le chemin de notre cœur.

M. Daudet ne connaît pas la beauté d’un trait juste et sûr. Il se perd dans l’entassement de ses matériaux. Il gâte ses meilleures qualités. Ce n’est pas autrement que faisaient des écrivains qui, pour plus d’une raison, doivent lui être chers, l’auteur de Charles Demailly, celui de Jack, celui de l’Assommoir. Il répudie leurs théories scientifiques, mais il reste fidèle à leurs procédés d’art. D’un peu loin, les Morticoles semblaient une fantaisie de Swift ; de près, ce n’est qu’un roman naturaliste.

M. Léon Daudet n’a pas encore pleinement dégagé son originalité. Il subit encore la tyrannie de formules qui ont fait leur temps. Mais il est laborieux, il a des idées ou le vif désir d’en avoir, il a de la bonne volonté, de fortes rancunes, de l’imagination, de la vigueur de style. C’est quelqu’un.

M. Art Roë §

M. Art Roë est en train de renouveler un genre qui a produit chez nous quelques chefs-d’œuvre, et auquel il a ajouté déjà de fort belles pages : c’est le récit militaire. L’auteur de Racheté est un très jeune homme, il est plein non seulement de bonne volonté, mais de volonté ; il a fait en un court espace de temps de grands progrès et parcouru beaucoup de chemin. Il est tout à fait digne de fixer l’attention.

M. Art Roë est officier. Il aime son métier à la passion. Mais il y a bien des façons d’aimer le métier d’officier ; je me hâte de dire que, si elles ne se valent pas toutes, elles sont toutes bonnes.

On peut l’aimer par espérance des belles journées de combat où l’on sera au premier rang ; on peut aussi l’aimer pour le costume et par goût de l’activité physique. M. Art Roë n’est pas du tout un officier de parade. Il ne se conforme nullement au type consacré par l’opéra-comique pour l’officier français : gai, léger, badin, empressé auprès des dames. Au contraire, il a dans l’aspect une gravité, une austérité, même une mélancolie, et, si l’on veut, une tristesse qui plaît infiniment. Tristesse virile, comme vous l’imaginez bien, sans rien de maladif ou de languissant, et qui traduit non la rêverie, mais l’habitude de la pensée, de la réflexion, du travail de la vie intérieure. Ce militaire a le tour d’esprit philosophique. Il est de ceux qui par instinct de nature ont besoin de se rendre compte, de comprendre, de pénétrer la signification et de chercher le pourquoi des choses. Le métier militaire offre à l’esprit du chercheur des problèmes de stratégie et de balistique qui sont de la dernière importance puisque la fortune des luttes futures en dépend. Il soulève aussi d’autres questions. Qu’est-ce que la vie militaire ? Quel en est le sens ? Qu’est-ce qui lui donne sa grandeur ? Quelles sont les vertus qu’elle suppose ? Qu’est-ce encore qui fait le droit de la guerre ? Et si la guerre existe depuis aussi longtemps qu’il y a une humanité, ne peut-on espérer, grâce au progrès de la civilisation, qu’un jour viendra où elle ne sera plus qu’un souvenir des temps barbares ? Ces questions et d’autres du même genre ont sans doute aujourd’hui plus d’importance et plus d’actualité que jamais, puisqu’elles servent de prétexte à de coupables déclamations. Au surplus nous sommes dans un temps de critique. Nous avons un universel besoin de nous remettre sous les yeux les raisons qui nous font agir, d’interroger le principe et de scruter le fondement des institutions. Aujourd’hui l’homme d’action doit être en même temps un homme de pensée. C’est ce qui donne à la figure de l’officier moderne son caractère de sévérité et de noblesse.

Le problème qui semble surtout préoccuper M. Art Roë est le problème moral. Il serait, je pense, tout près de dire de la question militaire ce qu’on a dit de la question sociale, qu’elle est au fond une question morale. Le point de départ de ses idées est dans un article fameux sur le « rôle social de l’officier », qui fit grand bruit lorsqu’il parut dans la Revue des Deux Mondes, il y a quelques années. Aujourd’hui tout le monde passe par le régiment ; le régiment est donc le vaste cadre qui enferme toute la nation ; et c’est l’organisation la plus forte qui nous reste. N’y a-t-il pas là pour l’officier la source d’un devoir nouveau ? Après qu’il a vérifié si leur fusil est bien astiqué et si leurs guêtres ont tous leurs boutons, n’a-t-il pas, vis-à-vis de ceux qu’on appelle « ses hommes », une autre tâche à remplir ? Ne doit-il pas les considérer, en effet, comme des hommes, d’une culture inférieure à la sienne et auxquels il peut faire prendre plus nettement conscience de leur qualité et de leur dignité d’hommes ? En d’autres termes, n’a-t-il pas charge d’âmes et ne peut-il, grâce à l’autorité dont il dispose et à la nature des sentiments auxquels il s’adresse, faire du régiment, pour la nation tout entière, l’école, non du devoir militaire seulement, mais du Devoir ?… J’entends dire que ces idées sont chimériques, à peu près irréalisables dans l’ordre des faits, et qu’elles présentent même certains dangers. Il ne m’appartient pas d’en juger, et ce n’est pas mon rôle que d’avoir une opinion en pareille matière. Il me semble, en tous cas, qu’il y a dans cette conception bien de la générosité. — C’est de même par la valeur morale, autant pour le moins que par la valeur du nombre ou par celle même de l’armement, que M. Art Roë est disposé à apprécier la force et les chances de succès d’une armée. Il dirait volontiers comme un des personnages de son dernier livre : « Le remède aux maux présents n’est pas dans le choix des personnes, mais bien dans l’amélioration des mœurs… Une seule chose importe, le souffle de la troupe, et le reste n’est rien. Que signifie, par exemple, cette extrême perfection, où l’on porte sans cesse le matériel de notre artillerie ?… Rien, rien. C’est la volonté publique qu’il faut régénérer ; si le peuple avait une âme, il sortirait du chaos… Je pense qu’une grande armée ne peut être que celle où, du haut en bas, à chaque instant, le ressort de toutes les actions serait dans la connaissance et dans la certitude du devoir. On comprendra ceci dans un siècle, et nous tous aurons Servi à le faire comprendre, nous tous qui serons morts ici le long des routes. Alors ce qu’on préparera pour la guerre, ce sera l’âme du soldat… » Ce fond de réflexion philosophique, d’idéologie, si l’on veut, d’utopie même, si l’on y tient, et par endroits, de chimère, c’est ce qui fait la substance des écrits de M. Art Roë, qui leur donne leur signification et leur portée.

Le livre par lequel M. Art Roë débutait, il n’y a pas de cela très longtemps, le Journal d’un officier d’artillerie, était tout plein de qualités qu’on ne trouve pas toujours chez les jeunes gens : l’entrain, l’enthousiasme, la confiance, la candeur, et d’un mot, la jeunesse. L’officier tout frais émoulu de, l’École d’application et encore neuf dans le métier y avait mis ses rêves, ses espérances, ses idées conçues d’hier. Cela faisait le charme du livre, et en faisait aussi, comme il est naturel, la faiblesse. L’auteur s’était hâté de jeter sur le papier tout ce qu’il sentait fermenter dans son esprit, sans avoir pris le temps de mûrir ses première ? conceptions et sans avoir cherché comment elles pourraient prendre forme en littérature. Quelques pages cependant y annonçaient déjà l’art du récit.

C’est au récit en effet que s’essayait M. Art Roë dans son second livre : Sous l’étendard. Il avait choisi un des épisodes les plus poignants de notre dernière guerre, l’assaut de Loigny. Certes, il n’avait pas eu tort. Néanmoins, il se pourrait que ce drame fût encore trop voisin de nous, éveillant dans nos cœurs des souvenirs trop récents, dans notre chair une souffrance trop aiguë, pour qu’il soit devenu objet de littérature. Vingt-cinq années, ce n’est après tout qu’un court espace dans la vie d’un peuple ; ce n’est pas assez pour le recul de l’histoire.. M. Art Roë s’était enquis avec soin des modèles dans l’art d’écrire sur les choses de la guerre. Mais on en trouvait en effet chez lui l’influence toute proche. Ici c’était une page qui semblait un décalque de quelque passage analogue de Tolstoï : « Puis tout d’un coup c’est le silence ; la fumée évanouie laisse reparaître la ligne chenue des arbres qui dentelle à nouveau le ciel pur ; les papillons et les mouches volètent autour de l’abri ; la fauvette va revenir à son nid. Car qu’importe à la nature toute cette mort qui n’intéresse que l’homme ? Nos catastrophes à nous n’interrompent pas le cours des choses ; et il y a une besogne plus difficile que de faire rugir des canons, c’est de faire taire les grillons qui chantent là dans l’herbe. » J’accorde que le morceau n’est pas mal venu ; mais il sent son lieu commun. Là on songe à Vigny et à telle réflexion de Servitude et Grandeur militaire : « Comprenant enfin le sens de cette discipline militaire qui fait de la profession des armes une vie de rachat perpétuel et de pardon, il osait penser et dire que l’armée est, quant aux actes de l’homme, la plus haute application de l’exemple et du précepte divins. » Vigny est, si je ne me trompe, un de ceux qui ont le plus agi sur l’esprit de M. Art Roë et l’un de ses « maîtres à penser ». Je n’ai garde de reprocher au disciple le choix d’un tel maître. Encore faut-il que de nos souvenirs notre originalité ait eu le temps de se dégager. Souvenirs, lectures, notes semblaient dans ce récit insuffisamment digérés. Et il y avait dans le style bien des impropriétés et de l’embarras. — Voici au contraire un livre d’allure toute personnelle où l’idée ne se traduit plus sous forme abstraite, et ne déborde pas sur la narration, mais se contente de courir sous le récit, où les choses sont montrées avec une intensité d’impression, une puissance d’évocation des plus remarquables, où la langue est ferme, vigoureuse et sobre ; c’est ce très beau roman de Racheté qui fait vraiment prendre rang à M. Art Roë parmi les écrivains.

Le sujet de Racheté est emprunté aux souvenirs de la retraite de Russie. J’espère que vous frémissez déjà en songeant qu’il pourrait bien s’agir d’un roman historique. Mais le mérite de

M. Art Roë est justement d’avoir écarté de son récit tous les éléments qui constituent l’un des plus détestables entre les genres littéraires. Le roman historique met en scène des personnages historiques, leur fait tenir des propos pareillement historiques et nous initie à leur intimité. Cela même est l’essence de ce genre de roman. Il répond « à ce besoin de commérage qui est, ainsi que nul n’en ignore, un des instincts primordiaux de notre nature.-il donne satisfaction à cette tendance qui fait que nous prenons plaisir à ramener les plus beaux génies aux proportions de l’humanité moyenne et à découvrir dans les plus grands personnages l’imbécile qui est en chacun de nous. De plus, le roman historique, en exposant des actions considérables, les explique, et il les explique à sa manière, qui est d’assigner aux plus grands événements les plus petites causes. Scribe a, dans le Verre d’eau, formulé la théorie d’une façon qui, ne laisse rien à désirer. Cela fait du roman historique ; — qu’on a essayé en ces derniers temps de ressusciter, — non seulement l’un des, genres les plus faux qui soient, mais encore l’un de ceux qui ont été inventés pour donner un aliment à la curiosité la plus vaine. Dans Racheté, l’Empereur et ses généraux sont tout au plus de vagues silhouettes qu’on voit passer, comme pouvait les apercevoir un quelconque de leurs contemporains. Les faits eux-mêmes sont rappelés ou indiqués plutôt que racontés. On laisse à l’histoire le soin d’en montrer le mécanisme, de les apprécier dans leurs causes et dans leurs conséquences. On s’occupe seulement d’en montrer le retentissement dans une âme. C’en est l’intérêt proprement humain. Et c’est par là qu’ils appartiennent à la littérature.

De même que Fabrice assistait de la manière qu’on sait à la bataille de Waterloo, le héros de Racheté, Jacques Verdy, lieutenant de hussards de la Grande Armée, est engagé dans la retraite de Russie. On l’a envoyé porter un ordre. Il se perd dans la vaste étendue de neiges monotone et morne. Son cheval meurt de faim, de fatigue et de froid. Il continue sa route à pied ; au milieu de quels obstacles, aux prises avec quels dangers, au prix de quelles souffrances, on le devine. C’est alors une série d’épisodes qui se présentent dans un apparent désordre et semblent rapportés au hasard, qui, en réalité et suivant les exigences de l’œuvre d’art, ont été choisis en vue d’un effet unique à produire : rencontres de soldats morts et qui semblent ou dormir ou attendre, entrée dans quelque village d’où l’on est aussitôt délogé, incendies, brusques poursuites, erreurs de route, le défilé d’une troupe en débandade, le désordre partout, la lassitude et le désarroi, un compagnon qui s’affaisse subitement, vingt fois la tentation de renoncer à la lutte et de s’allonger dans le suaire de neige qui appelle et qui fascine. Tout cela est présenté sans aucune fausse rhétorique ; il n’y a pas de morceaux qui se détachent, pas de descriptions où l’on saisisse de la part de l’écrivain un désir de faire œuvre de virtuosité. C’est ce qui fait que l’impression atteigne à un tel degré d’intensité.

Véritablement l’auteur est entré dans la peau de son personnage. Il vit en lui et souffre en lui. Il gravit avec lui tous les degrés de ce calvaire.. Il lit une à une dans son propre cœur les émotions par où il a dû passer. Il est impossible de se substituer plus complètement à un autre et d’éprouver davantage comme présentes des douleurs passées. C’est en cela même que consiste ce qu’on appelle la « sensibilité artistique ».M. Art Roë en donne ici un remarquable exemple. Et c’est pour cela qu’il nous semble avoir fait dans ce livre un si grand pas en avant et révélé des qualités que peut-être on ne lui soupçonnait pas. Nous-mêmes, pénétrés de la même émotion qui est la sienne, nous allons accomplissant l’étape douloureuse. Les jours se succèdent, les spectacles se suivent et se répètent. Le corps est débilité, engourdi, comme insensibilisé. Les idées se gèlent comme les paroles et comme le sang. On ne sait plus bien si on appartient encore au monde des vivants et si on n’est pas sorti du monde de la réalité. On va, demi inconscient, à travers un rêve.

On voit ce qui fait la valeur de psychologie du livre de M. Art Roë. La valeur « morale » n’eu est pas moindre. L’auteur a choisi, pour se mettre à son point de vue, un officier, un homme de culture supérieure, capable de réfléchir sur les spectacles dont il est le témoin. Il peut se rendre compte de ce que devient l’humanité lorsque l’excès de la misère et la nécessité de défendre l’existence la ramènent aux instincts primitifs. En outre, une idée lui est sans cesse présente à l’esprit, une même phrase revient à sa mémoire en manière de refrain. Jacques Verdy sait que, s’il s’abandonne, c’est fait de lui. Une défaillance d’une seconde est la condamnation définitive. Pour continuer à vivre, il faut qu’à chaque minute il veuille vivre. Le miracle de son salut est le résultat d’un effort constamment renouvelé de volonté. Aussi l’impression qui ressort du livre n’est-elle pas une impression de découragement. Il n’y a dans ce livre rien qui affaiblisse et qui déprime. Bien au contraire. En nous montrant comment un homme aux prises avec les pires fléaux, en lutte avec toutes les forces hostiles de la nature, arrive à en triompher par la tension réfléchie de sa volonté de vivre, l’auteur de Racheté nous donne un bel enseignement, et, en prenant le mot dans son vrai sens, une leçon d’énergie.

Tel est le caractère de ce livre et tel en est le mérite, au moins dans sa première partie. S’il se continuait ainsi jusqu’au bout et si l’auteur avait su conclure, on pourrait dire sans hésiter que Racheté est un des meilleurs ouvrages de la littérature de ce temps. — Mais il y a une seconde partie… Jacques est fait prisonnier. Il est blessé. Après diverses aventures, il est recueilli dans un château. Une jeune fille russe, Véra, le soigne. Elle s’éprend de lui. Les deux jeunes gens s’aiment. À la fin ils s’épousent… On voit, sans qu’il soit besoin d’y insister, ce qu’il y a de fâcheux dans cette petite histoire sentimentale. Un écrivain en possession de toutes les ressources et de toutes les roueries du métier serait-il arrivé à mener l’affaire à bien ? Nous aurait-il fait accepter sans scandale ce dénouement si imprévu et si banal ? Je ne sais. Mais M. Art Roë est tout le contraire d’un roué. Il est à peine un auteur de profession. Ce qu’il y a de remarquable dans les pages que j’analysais tout à l’heure, c’est justement une sorte de gaucherie de Primitif. C’est à force d’émotion vraie, de patience et de conscience que le narrateur arrivait à cet accent de simplicité pénétrante. La matière lui faisant défaut et le sujet ayant « tourné », il ne semble plus que ces derniers chapitres soient de la même main : il manque la poussée intérieure, on n’aperçoit plus que l’inexpérience.

Au surplus on pénètre assez bien les raisons qui ont guidé M. Art Roë dans le choix de cette conclusion. Il nous avait promenés pendant deux cents pages à travers des spectacles dont la cruauté n’avait d’égale que la monotonie. Le temps n’était-il pas venu de reposer notre vue sur des images moins pénibles ? N’y avait-il pas lieu d’apporter enfin à notre âme un peu de consolation et de rafraîchissement ? Même le contraste pouvait avoir sa valeur : l’idylle ne nous reposait pas seulement du drame ; elle pouvait, par l’opposition, le faire ressortir. — D’ailleurs, il ne convient pas de nous laisser sur une impression de deuil et de mort. Cela n’est pas conforme au sens de la vie pour qui voit les choses d’un peu haut. Elle est triste, cette vie, et fertile en douleurs ; mais ces douleurs peu à peu ont leur consolation, ces plaies se cicatrisent, l’espérance renaît, tout recommence et refleurit sur cette terre aux éternels printemps. — Un titre n’est qu’un titre. Mais M. Art Roë n’est pas de ceux qui se contentent d’un titre quelconque et qui n’aurait pas sa signification. Pour lui c’est plutôt par le trop d’intentions qu’il pécherait. Ce « rachat » auquel on nous invite à assister, ne serait-ce pas le rachat par l’amour réparant les ruines de la guerre, de la violence et de la haine ? — Et enfin, j’ai quelque scrupule à l’indiquer et le plus vif désir de me tromper, mais dans le mariage d’un officier français avec une jeune fille russe, n’y aurait-il pas comme une esquisse et une annonce vague de la future alliance franco-russe ? Certes ce serait une invention regrettable, mais il faut se méfier.

Si j’ai appuyé un peu plus peut-être qu’il n’était nécessaire sur la faiblesse de cette dernière partie du roman de M. Art Roë, c’est qu’il me semble y trouver une indication dont dépend l’avenir de son talent. M. Art Roë a des idées. Cela est infiniment précieux. Mais il devra prendre garde qu’elles ne lui jouent de mauvais tours, il devra éviter de se perdre, comme tant d’autres, dans la rêverie abstraite et dans le philosophisme vague. Là pour lui est le danger. Il vient de prouver qu’il possède ce don si rare de la vision objective. Tout son effort devra consister à développer cette faculté qui lui permettra de faire œuvre de pensée sans doute, mais surtout œuvre d’art.

M. Henri Lavedan §

« Monsieur Lavedan… Monsieur Lavedan… pourquoi est-ce que vous riez toujours ? » C’est ainsi qu’en l’année 1876, Maxime Gaucher interpella plus d’une fois le futur auteur du Prince d’Aurec, qui n’était alors qu’un assez médiocre élève de rhétorique. Gaucher est le dernier quise soit permis en classe ce ton de familiarité que les écoliers d’aujourd’hui ne toléreraient plus ; car ils savent ce qu’on leur doit, s’ils ignorent beaucoup d’autres choses ; et ils exigent la déférence, quitte à rendre en retour quelques égards. L’élève Lavedan n’était pourtant pas en ce temps-là, et il n’a jamais été ce qu’on appelle joyeux. Il n’était ni fort exubérant, ni même bavard. Mais c’était un petit homme très remuant. Et ce qui attirait d’abord dans sa physionomie, c’étaient les yeux, extraordinairement vifs et malicieux, deux petits yeux fureteurs, d’un éclat aigu et pointu, et dont le regard en vrille semblait vouloir percer jusqu’à ce fond de sottise qui est en chacun de nous et chez les plus intelligents… Car il en est ainsi. Et ceux dont on vante l’intelligence, c’est précisément que chez eux la sottise est au fond et qu’elle n’affleure pas… Comme on ne change guère depuis le collège, Henri Lavedan est resté tel qu’il était alors. Seulement, il a pris quelque embonpoint, ainsi qu’il convient à un homme établi, personnage important dans le monde des lettres, auteur dramatique en renom, directeur de revue, chevalier de la Légion d’Honneur, officier d’Académie et lauréat de l’Académie française.

Il semble aujourd’hui qu’on veuille adresser un mauvais compliment aun écrivain quand on dit de lui qu’il est un homme d’esprit. Nous faisons très bon marché de l’esprit. C’est une mode. Elle date du lendemain de 1870. Nous avions eu sous le second empire beaucoup de gens d’esprit. Nous voyions où ils nous avaient menés. Nous n’étions pas très fiers. Une réaction furieuse s’ensuivit. C’est depuis ce temps-là que nous refusons toute estime à ceux qui n’ont pas de renseignements à nous apporter sur le sens de la vie. L’esprit passe pour être la qualité de ceux qui n’en ont pas d’autres, bonne tout au plus pour l’usage des chroniqueurs et des vaudevillistes. On se trompe. L’esprit entendu dans la signification vraie du mot, est fait d’abord de bon sens. Henri Lavedan est le « pays » de Jules Lemaître, ainsi que celui-ci ne manque pas une occasion de le rappeler. Ils appartiennent tous deux à ces provinces du centre de la France où les gens sont très clairvoyants et avisés et moins dupes de beaucoup de charlataneries que nous autres, gens de la capitale. L’esprit est fait d’observation, d’une vue nette et précise des choses, d’une aptitude à découvrir dans toutes les opinions et dans toutes les coutumes la part d’exagération et de mensonge. À ce don de la justesse et de la pénétration il faut que s’ajoutent encore la légèreté et le brillant de l’expression, la verve comique, l’ironie. Vous voyez bien que cela n’est pas si commun. Et c’est en ce sens que Henri Lavedan est un homme d’esprit.

Une qualité poussée jusqu’à l’extrême est généralement exclusive des autres. Il ne faudrait demander à Henri Lavedan ni de grandes ressources d’imagination ni des trésors de sensibilité. Il n’est pas incapable d’une sorte de sensibilité à fleur de peau ou à fleur d’âme qui a bien son agrément. Parmi ses premiers romans, il en est un qui met dans son œuvre une note tout à fait à part. Il est intitulé : Sire. C’est l’histoire d’une vieille dame restée fidèle au culte de Louis XVII, mais fidèle au point qu’elle en est devenue folle. Afin de flatter sa manie son médecin organise toute une comédie. Un chenapan de bonne volonté et de type bourbonien s’affuble d’un vêtement quasi royal. Il se fait passer pour le fils du roi martyr, sauvé miraculeusement. Il s’installe chez la pauvre folle, met sa maison au pillage, mène grasse vie, tant et si bien qu’il en meurt. Au dernier moment il confesse sa supercherie. La dame n’en veut rien croire et s’agenouille avec le même respect auprès du roi des fleurs de lys. Faut-il voir là une manière de symbole ? Henri Lavedan ayant toujours été, je ne sais pourquoi, occupé de l’état d’esprit de la société monarchiste. Peu importe, et il reste que cette persistance dans l’illusion est étudiée avec un mélange de persiflage et de pitié qui est un charme. Mais la pitié ni l’émotion ne sont chez Henri Lavedan les tendances habituelles. Assez d’autres autour de lui s’attendrissent sur les misères humaines. Son office est d’en rire et de s’en amuser. Chez lui, le rire est plutôt sec et la gaieté est volontiers féroce.

Après quelques années de tâtonnements, Henri Lavedan a trouvé sa voie et s’est fait connaître par un volume intitulé : la Haute qui contenait des nouvelles publiées d’abord dans la Vie parisienne, sous le pseudonyme de Manchecourt. Les volumes qui ont suivi avec un succès croissant : Petites Fêtes, Nocturnes, le Nouveau jeu, Leur Cœur, appartiennent au même genre. — Il y a un « genre Vie parisienne ». Il a été créé par Gustave Droz, pour qui d’ailleurs on a été bien ingrat. Une part lui revient dans le succès de plusieurs qui l’ont imité et qui peut-être n’avaient pas plus d’esprit que lui, mais dont les livres sont comme on dit, plus « raides ». On connaît assez ce genre pimpant. Il a un défaut, — entre autres, — c’est d’être un « genre », un ensemble de procédés qu’on applique avec aisance et monotonie. Dans la Vie parisienne on pourrait souvent et sans inconvénient brouiller les signatures ; signatures d’ailleurs presque impersonnelles et qui ont toutes un air de la maison. Néanmoins on peut se servir de ce genre avec originalité. Ludovic Halévy s’en est servi pour créer les types de la famille Cardinal ; Gyp, ceux de Paulette et du petit Bob. Henri Lavedan s’y est fait, lui aussi une spécialité. Il a dressé en pied le portrait, étudié la psychologie, écrit l’histoire naturelle et sociale du viveur moderne, du « fêtard nouveau jeu ».

Celui que nous appellerons « le héros » de M. Lavedan est fils de famille riche et souvent noble. Son éducation, grâce à la frivolité de ses parents, a été tout à la fois très négligée et très soignée. Il a été un cancre à l’âge où l’on est écolier. Il a commencé de vivre en oisif et en inutile. Il a continué. Il a gaspillé sa fortune et ce qui lui restait de santé. Il a joué, il a fait courir. Il a connu toutes les contrefaçons de l’amour. S’il n’a pas gâché son intelligence, c’est que de ce côté il n’y avait vraiment rien à faire. Au milieu de cette universelle débâcle, il n’est resté ferme que sur un point ; il a gardé, mais avec la plus louable opiniâtreté, un souci : celui d’être chic, de faire des choses pas banales, bien modernes et bien d’aujourd’hui, comme par exemple, d’épouser une jeune fille parce qu’on l’a aperçue à l’Hippodrome, ou de retourner chez sa maîtresse le soir de ses noces, ou encore de s’assommer d’alcool avec des palefreniers. À ce jeu, qui est, paraît-il, le nouveau jeu on se fatigue vite ; on est bientôt usé, d’autant que déjà on n’était pas très solide. L’estomac ne va plus : la nuque a des picotements et la moelle a des inquiétudes ; les jambes ne vont plus ; rien ne va plus. Il arrive alors que le noceur tout à fait vanné tombe dans le gâtisme et dans l’ignominie finale ; ou encore, par un salutaire retour, qu’il sente le besoin de certaines idées longtemps méconnues et qu’il songe à l’immortalité de l’âme… C’est ce type que M. Lavedan nous a montré sous tous ses aspects dans une foule de petites scènes enlevées avec un incomparable brio. Il en a reproduit les allures, les tics, le langage. Il en a fait miroiter la sottise. Il nous a fait mesurer des abîmes de niaiserie qu’on avait crus jusque-là insondables.

Ce type a reparu dans Une famille, la première pièce de M. Lavedan. Il s’y appelle Le Brissard, ce gendre qui trouve original et bien lendemain d’Exposition de devenir l’amant de sa belle-mère. C’est lui encore, mais chargé cette fois du poids d’un des plus grands noms de la vieille France, qui est le Prince d’Aurec. Lorsque la pièce fut représentée pour la première fois, elle fit tapage, ainsi qu’on pouvait le prévoir. La bourgeoisie conservatrice se montra tout à fait scandalisée. On s’attendait que les fils des preux, descendants authentiques de nos grandes familles, allaient protester. La protestation attendue ne vint pas. Quelques-uns se hâtèrent d’assurer que ce silence était un aveu. Ou peut-être encore les gentilshommes d’aujourd’hui se sont-ils souvenus que leurs ancêtres avaient applaudi aux audaces pourtant plus dangereuses d’un certain Caron qui se faisait appeler de Beaumarchais. Et ils ont pensé que parmi les traditions de l’aristocratie il y a celle du tact et du bon goût… Toutes les objections qu’on a faites à la pièce de M. Lavedan se réduisent à celle-ci : c’est que l’aristocratie n’est pas tout entière telle qu’on nous la montre dans le Prince d’Aurec. C’est bien ainsi que l’auteur l’a entendu. Seulement il a voulu nous présenter un des aspects les plus déplaisants et les plus scandaleux de la « fête ». C’est la fête devenant l’unique fin de l’existence pour les descendants des familles glorieuses et pour les parvenus de la haute juiverie.

On voit avec quelle clairvoyance impitoyable et avec quelle abondance aussi, dans ses livres et dans ses pièces, M. Lavedan a traité le sujet qu’il s’était choisi. Je me permettrai seulement de lui dire que maintenant il doit l’avoir épuisé. Si intéressant que puisse être le personnage du « monsieur qui fait la fête », il est tout de même une exception. Il serait dommage qu’il accaparât toutes les facultés d’observation d’un railleur tel que Henri Lavedan. Ses travers et ses vices ne sont dans la société d’aujourd’hui ni les seuls, ni peut-être les plus importants. Il doit y avoir autre chose.

M. François De Curel §

M. François de Curel, était, voilà deux ans, tout à fait ignoré du public parisien. Il s’est révélé soudainement par des coups d’audace qui ont été aussi des coups d’éclat. Sa comédie de l’Invitée défrayait cet hiver les conversations mondaines. L’auteur avait contre lui toutes les femmes : ce qui pourrait bien être une façon de les avoir toutes pour soi. Et l’entretien tournait invariablement à cette question : Oui est ce M. de Curel ? Le connaissez-vous ?

Car on ne le rencontre guère dans les salons quoique, avant même d’y être recherché par son talent d’écrivain, il y eût sa place marquée par sa situation de famille. Mais il a l’horreur du monde. Il s’y sent au surplus mal à l’aise. C’est un sauvage. On se représenterait assez bien cet auteur dramatique sous les dehors d’un gentilhomme campagnard égaré sur le pavé de Paris.

L’abord est brusque, la première apparence est vulgaire. Un homme d’une quarantaine d’années, trapu et carré, haut en couleur, au regard mobile et perçant, à la parole saccadée et brève, avec des tics. Très maître de soi, affectant volontiers la froideur, François de Curel à qui le connaît peu apparaît sec, sceptique et gouailleur. Ce n’est qu’une attitude. Comme il arrive, ce rire nerveux et cette impassibilité moqueuse cachent ou abritent une sensibilité très vive. Au fond un timide, un tendre et un emballé.

La nature a été la première éducatrice de son esprit. François de Curel a beaucoup vécu à la campagne. Toute son enfance s’est écoulée dans un château lointain, isolé au milieu des bois, sur les bords de la Seille. Il y a passé entre une grand’mère et un vieil abbé ces années dont on a coutume de ne pas tenir beaucoup de compte et ou tout de même l’âme prend le pli qu’elle ne perdra plus. Il a traversé ensuite les collèges des jésuites ; il est entré à l’École centrale ; il a voyagé. Mais le goût primitif a subsisté : une nostalgie le ramène au milieu des paysans avec qui il se sent en sympathie, et vers ses grands bois qu’il parcourt en chasseur enragé. C’est là encore qu’il aime à travailler ; sa pensée se trouve tout à la fois plus libre et plus consciente de soi dans ce cadre de nature. Lorsqu’il a, comme on dit, une « idée de pièce », et après l’avoir longuement portée en lui et mûrie, il part et s’enferme pour un mois dans une retraite isolée. Et là, possédé par son rêve, hanté par la vision matérielle de ses personnages, ne connaissant plus d’autres vivants que les êtres nés de son imagination, il écrit de verve des ouvrages jetés d’un seul jet et coulés d’un bloc.

Cette influence est très sensible dans les pièces de M. de Cure. Qu’on se rappelle ce premier acte des Fossiles, où passe un souffle large et puissant d’air libre et tout imprégné de la senteur des bois ! Mais en outre on devine bien que la pensée de l’écrivain s’est formée dans la méditation solitaire. De là lui vient son âpreté, et ce caractère hautain, ennemi des accommodements, des compromis et des demi-mesures. Dans la fréquentation journalière du monde, peu à peu nous sentons s’user nos résistances et nos délicatesses s’émousser. Nous devenons très indulgents pour les autres à mesure que nous avons besoin pour nous-mêmes de plus d’indulgence. Aperçus d’un peu loin, par un observateur placé à distance et dans l’isolement, les spectacles qu’offre la société apparaissent très sombres.

Cela seul suffirait à expliquer l’amertume qui est chez M. de Curel la note habituelle de l’observation. Il y faut ajouter l’influence de quelques livres souvent relus. Car l’inspiration chez lui a beau sembler tout à fait spontanée, on sait bien que dans une époque saturée de littérature comme est la nôtre, aucun esprit n’échappe complètement aux leçons qu’ils a reçues des choses imprimées. M. de Curel a beaucoup lu, moins sans doute de livres anciens que de modernes, mais à peu près tout ce qui compte dans la littérature de notre siècle, et dans celle du dix-huitième. Trois auteurs ont exercé sur lui une action décisive : Schopenhauer, Sterne et Stendhal. Il leur doit quelques-uns des traits qu’on retrouve dans tout ce qu’il écrit : sa conception pessimiste de la vie, l’humour qui est la forme très particulière de son ironie, et enfin ses habitudes de psychologie très déliée.

Si maintenant on veut savoir comment cet ancien ingénieur est devenu écrivain, au moins n’est-ce pas qu’il ait trouvé auprès de lui et dans son entourage immédiat beaucoup d’encouragements. Aujourd’hui même, après que le succès est venu, et un succès de qualité si honorable, François de Curel n’a pu vaincre les résistances et la mauvaise humeur des siens. Chose bizarre et qui prouverait assez bien l’inutilité des Révolutions ! Tout change, les idées et les mœurs, tout disparaît, tout s’en va ; mais il y a quelque chose qui subsiste à travers tous les changements et qui survit à toutes les révolutions : ce sont les préjugés. En cette fin de notre xixe siècle, il y a encore un coin de la société où l’on pense que le métier d’écrivain, s’il n’est pas absolument dégradant, est frivole tout au moins et parfaitement indigne d’un bon preneur de lièvres.

Peut-être seulement ici M. de Curel est-il quelque peu redevable à certaines influences féminines. Si peu mondain soit-il, il a toujours recherché la société de quelques femmes d’élite. Elles l’ont aidé à marcher plus résolument dans une voie qui s’est trouvée être la sienne. C’est pourquoi il a beau affecter dans ses propos de mépriser la femme et de ne voir en elle que le petit animal charmant et inconsistant, — au fait, cela est-il si injuste ? — ce n’est qu’une affectation et contre laquelle aussi bien proteste toute son œuvre. Les femmes y tiennent une grande place, comme elles ont fait dans sa vie. Or, toutes celles qu’il a mises en scène et dont la figúre se dessine en plein relief ont ce caractère en commun que chez elles la vie cérébrale est très intense. Elles ont réfléchi. Elles ont vécu, non pas seulement par le cœur, mais aussi par l’intelligence. Elles n’ont pas seulement rêvé, mais elles ont fait de leur rêve une idée à laquelle elles ont espéré que la vie se conformerait. De là viennent toutes leurs misères et toutes leurs erreurs. Mais en cela aussi réside leur noblesse. Déçues par la réalité, elles n’ont pas voulu s’y plier. D’une première expérience douloureuse elles sont restées à jamais frémissantes et révoltées.

On ne sait guère que M. de Curel a commencé par s’essayer dans le roman. Je ne dirai pas que le public a oublié jusqu’aux titres de l’Été des fruits secs ou du Sauvetage d’un grand-duc, attendu qu’il n’a jamais été très familier avec eux. Touffus et diffus, ces livres contiennent çà et là des pages délicates. On est frappé surtout d’y trouver des dialogues qui annonçaient déjà l’écrivain de théâtre. Un peu désappointé, et trouvant que la renommée était lente à venir, M. de Curel écrivit ses premières pièces et se mit à gravir l’escalier, le rude escalier des directeurs. L’accueil fut aussi décourageant que flatteur. Enfin, Antoine ayant lu l’Envers d’une Sainte voulut tenter l’aventure. La pièce fut acclamée par le public du Théâtre-Libre et louée de façon à peu près unanime par la presse.

Ce qui caractérise la manière de M. de Curel, c’est l’alliance d’une imagination poétique ou, si l’on veut, romanesque, avec de très pénétrantes facultés d’analyse. Dédaigneux de l’intrigue, — et jusqu’à l’excès —, il écrit des pièces où il ne se passe rien ; mais les âmes s’y expliquent, les sentiments s’y développent, un problème moral est posé, discuté, résolu, autant que les problèmes de cette sorte admettent une solution. D’autre part l’observateur chez M. de Curel, ou le moraliste, est doublé d’un homme d’imagination. Cela se reconnaît au caractère des personnages et à l’espèce des sentiments qu’il met à la scène. Il a besoin de s’échapper hors du cadre de nos mesquineries quotidiennes. Il est attiré vers tout ce qui s’élève au-dessus du niveau moyen. Les personnages ne l’intéressent qu’autant que chez eux la vie intérieure atteint son maximum d’intensité. Les sentiments ne lui semblent mériter l’étude qu’autant qu’ils sont montés à leur paroxysme. L’humanité lui apparaît dans une sorte de grandissement. Et cette imagination se traduit encore dans le style par telles images saisissantes et fortes qu’y revêt parfois la pensée.

On a noté dans les trois pièces déjà représentées de M. de Curel un certain tour cornélien. La remarque a son importance. En effet, lorsque fut joué l’Envers d’une Sainte, la critique déconcertée cria : c’est de l’Ibsen. L’« ibsénisme » est le « tarte à la crème » de la critique courante. Toutes les fois qu’un auteur ne s’annonce pas comme le petit-fils de Scribe ou le bâtard d’Augier, elle crie au disciple d’Ibsen. Or si M. de Curel a pour le dramatiste norvégien toute l’admiration qui convient, il ne s’est nullement proposé de l’imiter. Son talent, dans ce qu’il a d’essentiel, est de sève bien française. En fait, la forme de théâtre qui consiste à discuter un problème moral en analysant des sentiments est celle même des maîtres de notre vieux théâtre. Il n’est pas sans intérêt de savoir que, tout en regardant vers l’avenir, ce novateur s’y achemine en suivant le sens même que lui indique la tradition.

Une pièce de théâtre est toujours une bataille engagée avec le public, sinon contre lui. Cela est vrai surtout pour M. de Curel. Il ne s’inquiète guère en effet de songer s’il chaque les habitudes d’esprit et s’il heurte les habitudes de sensibilité de ses spectateurs. Une situation étant posée, il va jusqu’au bout, bravement. Il va grand train et sans crier gare. Souhaitons que M. de Curel remporte quelque jour une victoire décisive et que son nom s’impose définitivement. Car il est de ceux sur qui nous comptons le plus pour substituer au théâtre d’hier, — que nous admirons de toutes nos forces, mais qui a fait son temps, — un théâtre nouveau plus curieux de la vie intérieure, des problèmes du sentiment et enfin des idées.

La Poétique nouvelle §

Il est bien difficile de parler des jeunes poètes sans un peu de mauvaise humeur. Depuis tantôt quinze ans qu’ils occupent la scène, ils semblent avoir pris à tâche de lasser la patience et d’énerver l’attente. Par de belles promesses et par un air d’assurance, ils ont éveillé la curiosité ; ils la tiennent encore en suspens. Rien de plus séduisant que leurs intentions, rien de plus décevant que leurs œuvres. Sans doute si jusqu’à présent ils n’ont réussi qu’à demi dans leur tentative, ce n’est pas leur faute et il faudrait plutôt les en plaindre. Mais ils ont une attitude de défi. Ils sont prétentieux au-delà de tout ce qu’on peut imaginer. Ils ont le dégoût de la simplicité et l’horreur du bon sens. Ils abondent en paradoxes dont on souhaite qu’ils ne soient pas dupes. Ils sont hérissés et abscons. Le moindre d’entre eux trouve tout naturel que pour aller à la conquête de son maigre rêve nous fassions autant d’effort que pour forcer la pensée de Gœthe ou démêler le symbolisme de Dante. S’il nous semble, après l’épreuve faite, que nous sommes mal récompensés de notre peine, qu’il y a disproportion entre l’effort et le résultat, et que, comme on dit, nous sommes volés, ils nous répondent qu’il faut donc nous en prendre à nous-mêmes, attendu qu’ils ne nous ont pas priés de les lire et qu’ils ont fait serment de n’écrire que pour eux. Bien sûr nous ne les en croyons pas ; nous savons de reste ce que valent ces serments de littérateurs. Mais pourquoi aller au devant de ces hommes si peu hospitaliers ? pourquoi leur témoigner une bonne volonté qu’ils accueillent de si mauvaise grâce ? et puisqu’ils se montrent si jaloux de leur solitude, pourquoi ne pas les y laisser se complaire — ou se morfondre ?

J’ai dû traduire cette impression, d’abord pour être tout à fait sincère, ensuite pour que les écrivains dont je parle ne puissent pas m’accuser de ne les avoir pas lus. Je suis d’ailleurs très disposé à croire que le mouvement de rénovation poétique est le plus intéressant, si peut-être même il n’est le seul, qui ce soit dessiné en ces dernières années. Nos poètes ont vraiment le souci de faire quelque chose de nouveau. Ils l’ont à un bien plus haut degré que les romanciers et les écrivains de théâtre, contraints au surplus par les conditions mêmes de leur art d’être très conservateurs. Idéalisme, symbolisme, mysticisme, tous ces mots qui défraient nos discussions littéraires, ce sont eux qui les ont mis en circulation. Toutes les modes variées et changeantes ils les ont suivies ou ils les ont faites. Ils se sont prêtés à toutes les influences qui peu à peu transforment notre vision. Ce sont des gens inquiets. Ils se cherchent en gémissant. On les a pris d’abord pour des mystificateurs ; ils sont de bonne foi : leur persévérance et la continuité de leur effort le prouvent suffisamment. Ils ont cette vertu, rare à notre époque, de la conviction et de l’enthousiasme. Ils se sont déjà rangés sous des bannières différentes et ils ont entre groupes rivaux échangé plus d’un coup ; néanmoins ils ont des tendances communes. Ils forment une école. Et quoiqu’on ait coutume de protester contre ce que le mot a de pédantesque, il n’est pas de mouvement fécond en littérature qui n’ait été marqué par la fondation d’écoles nouvelles. Ils ont, à défaut d’idées très nettes, des aspirations qu’ils tâchent de rendre de moins en moins confuses. Ils s’efforcent de voir clair dans leurs propres théories. Rarement avait-on accumulé plus de traités sur plus de commentaires. Depuis le livre déjà ancien de M. Charles Morice : la Littérature de tout à l’heure, en passant par le Traité du Narcisse de M. André Gide et par les minutieuses études de métrique de M. Robert de Souza, ce ne sont qu’exégèses et ce ne sont que gloses. Peu à peu, du vague des formules et de l’incomplet des œuvres une esthétique se dégage. Je voudrais en indiquer les quelques points qui me semblent acquis.

Faute d’une œuvre où les idées nouvelles se trouvent tout à la fois condensées et illustrées, nous serons obligés de recueillir çà et là les éléments épars d’une poétique. Nous nous adresserons surtout aux livres de M. Henri de Régnier. Celui-ci semble bien entre ses compagnons d’âge être le plus richement doué. Il a fait de très beaux vers, remarquables par l’éclat et la sonorité. Soit qu’il nous montre les

Satyresses dont la main folâtre saccage
Les lys présomptueux qui frôlent leurs genoux,

ou qu’il fasse parler la sirène au moment où elle va se replonger dans l’onde maternelle :

— Ma poitrine avec ses deux seins en avant Surgira de ma robe autour de moi tombée,
Et debout, un instant, auprès de l’eau bordée D’iris et de glaïeuls et de plantes flexibles,
Je me tiendrai, pareille aux nymphes invisibles Qui hantent la forêt ou, sirènes, la mer ;
Alors je descendrai rose dans le flot clair Avec sa grande ride en cercle autour de moi.

M. de Régnier a ce don de l’expression imagée et chantante où on reconnaît le poète. Il a commencé par subir la discipline parnassienne, et il s’en souvient jusque dans son dernier recueil, où telle vision antique fait songer à quelque pastiche de Ronsard. Il a fréquenté chez Leconte de Lisle et chez M. de Heredia avant de prendre M. Mallarmé, pour maître et pour émule M. Vielé-Griffin ; c’est chez lui qu’on voit le mieux la fusion des traditions d’hier avec les plus récentes influences. Dans ses derniers livres : Tel qu’en songe, Contes à soi-même, Aréthuse, se précise son idéal personnel d’une mélancolie très noble. Il a une imagination somptueuse et une âme triste. Et derrière le décor de ces poèmes aux lignes harmonieuses et larges, où des héros et des dames, des chevaliers et des pèlerins errent parmi des forêts merveilleuses, traversent des villes de rêve, heurtent à des châteaux emblématiques, il semble qu’on entende l’accompagnement d’un invisible orchestre wagnérien. — On ne saurait non plus négliger M. Francis Vielé-Griffin. C’est lui qui est considéré dans son groupe comme le plus hardiment novateur et c’est à lui que revient la plus grande part d’influence. Aussi, quand on ouvre sans méfiance ses petits livres : les Cygnes, la Chevauchée d’Yeldis, Πάλαι, est-on d’abord tout à fait déconcerté. Tout de suite on perd pied. Toutes nos habitudes intellectuelles nous rendent inaccessible cette poésie qui ne se rattache à aucune tradition française. Cet Américain transplanté en

Touraine n’a pas du tout la même façon que nous de lier ses idées. Ou plutôt, idées, souvenirs, émotions, impressions, ce dont il se soucie le moins c’est de les relier ; il les laisse se succéder au hasard ou peut-être au gré d’on ne sait quelles associations très subtiles et qui échappent. On essaie d’abord de comprendre, ce qui pour nous autres Français de France est toujours la première démarche de notre esprit, jusqu’à ce qu’on ait compris qu’il n’y a rien à comprendre et qu’il faut plutôt se laisser bercer par une mélodie qui n’est pas sans charme. Ce sont des choses incohérentes et douces. M. Vielé-Griffin a plus de tendresse que de force, une imagination plus délicate qu’éclatante et son expression est souvent voisine de la prose. Son âme vague flotte à tous les mirages, se dissout à toutes les brises. C’est le chuchotis des feuilles

Entre les peupliers mirés
Au grand ruisseau de Loire étale.

Je choisis ces deux poètes parce que leur œuvre représente assez bien les tendances du groupe auquel ils appartiennent. Je pourrais en citer d’autres. Nous avons beaucoup de poètes, venus de beaucoup de pays ; car ce qui caractérise le personnel poétique d’aujourd’hui c’est que la carte des deux mondes s’y échantillonne. On en trouverait le dénombrement imposant dans le volume que M. Georges Docquois vient de consacrer au Congrès des Poètes14. Ce congrès avait pour objet d’élire un successeur à Leconte de Lisle dans le « respect des jeunes », comme ou élit un conseiller municipal. Si la consultation était bizarre, les réponses ont été assez insignifiantes. Du dépouillement des votes il ressort que les jeunes poètes se recommandent non plus de Coppée ou de Sully Prudhomme, mais de Verlaine et de Mallarmé. On s’en doutait déjà.

L’idéalisme est à la base de la Poétique nouvelle. La poésie est chose de rêve. Le poète est le rêveur. Mais à ce mot de rêve il faut restituer tout son sens et y faire entrer la théorie elle-même de la connaissance telle que l’entendent les philosophes. Nous ne connaissons que nous-mêmes ; en nous étaient les êtres à qui nous avons tendu la main et les choses auxquelles nous nous sommes heurtés ; en nous était le parfum de la fleur, en nous les épines où nous nous sommes déchirés ; et les routes aux lointains obscurs où notre destin s’égarait ne menaient qu’à notre âme… C’est le sens de la légende de Narcisse. Nous sommes pareils à l’enfant grec amoureux de son image et qui meurt du désespoir de n’en avoir pu saisir la réalité. Comme lui, nous nous apercevons dans le miroir qui ne reflète d’autre visage que le nôtre. Ceux qui sont soucieux de savoir restent longuement accoudés dans cette contemplation d’eux-mêmes. Mais bien peu savent s’y absorber. Les apparences nous sollicitent : nous nous laissons prendre à leurs séductions. Pendant les heures du jour la lumière se joue aux objets, les fait saillir en relief et leur prête de vives couleurs ; il y a des voix et des caresses dans l’air : c’est le bruit, c’est le mouvement, le spectacle animé et varié, le décor qui nous abuse. À mesure que l’ombre revient, les couleurs s’effacent, les contours s’estompent, les bruits se taisent, les prestiges s’évanouissent, l’âme se ressaisit, consciente dans le silence et dans la mort de tout, d’être seule vivante… L’homme part au matin, laissant la maison qu’il ne devrait jamais quitter, si plutôt il ne faut que l’absence lui en révèle le charme familier. Il descend par la plaine où s’éveillent les cantilènes et les rondes enfantines. Il entre dans la ville où l’amour l’attend pour l’enlacer dans ses liens de chair. Sur la place se sont réunis les hérauts d’armes, et leurs trompettes remuent en lui le besoin de l’action. Il est alors en proie à l’orgueil et à l’ambition, à la colère et à la haine ; il connaît les rivalités et les luttes. Il va ainsi, suivant de fausses destinées, poursuivant de faux Liens, oublieux de soi. La fausseté même de ces biens, en éclatant à la fin, le sauve. Lassé de trop d’aventures et meurtri de trop d’échecs, le voyageur reprend le chemin de la maison désertée où n’a cessé de l’attendre la gardienne vigilante qui l’accueille sans lui faire de reproches. Il s’assied au foyer éteint. Il se repose sous la treille vendangée. Il se souvient. Il comprend et il juge. Il revoit les espoirs et leur mensonge, les désirs et leur vanité, les jouissances et leur amertume, la gloire et son néant. Il est triste, de cette tristesse désabusée qui lui enseigne le sens de la vie. Il trouve une sorte de joie, la seule qui ne trompe pas, dans cette contemplation silencieuse.

Et cette contemplation n’est pas égoïste. Car il y a une solidarité entre les hommes et chacun porte en soi le dépôt de l’humanité tout entière. En nous étudiant nous-mêmes, nous étudions tous les autres. Nous apprenons à connaître l’homme dans ce qu’il a de plus général, dans sa nature et dans les lois de cette nature, dans ses traits essentiels et qui ne changent pas. Nous prenons conscience de la destinée universelle. Les idées nous apparaissent dans leur pureté. La loi morale se découvre, aussi radieuse dans nos cœurs que le ciel étoilé sur nos têtes. C’est ainsi que, dans l’apaisement des sens, dans le silence des passions, dans l’oubli des intérêts, l’âme repliée sur elle-même contemple en soi l’absolu.

C’est du « rêve » ainsi interprété que la poésie doit être la traduction.

On voit déjà que cette conception diffère également de celle du lyrisme romantique et de la poésie parnassienne. Le poète romantique tire toute son inspiration des accidents de sa vie sentimentale. Il s’attache à faire saillir ce qu’il y a en lui de plus individuel, dans sa destinée de plus exceptionnel, et par quoi il diffère des autres. Son regard est concentré sur quelques points particulièrement douloureux, ou sur tels passages de bonheur dont il perpétue le souvenir dans ce qu’il a de plus précis et de plus aigu. La poésie dont nous esquissons le programme ne fait pas de place à l’individuel. Elle ne retient que les traits par où nous nous ressemblons tous ; en sorte que dans ses œuvres comme chargées d’humanité tous les hommes se puissent reconnaître. Elle ne dit pas telle douleur née un jour d’une aventure singulière ; mais elle répète cette plainte qui traverse les siècles, aussi vieille que le monde, étant née du mal de vivre. Elle ignore les nuances, le détail et l’accident ; elle ne reproduit que des sentiments très généraux, que des états d’âme indiqués largement, comme ces paysages qu’on voit dans les toiles de Puvis de Chavannes réduits aux grandes lignes, aux plans essentiels, aux masses de lumière et d’ombre.

Pour ce qui est de la poésie parnassienne, son grand principe, comme aussi bien celui de toute littérature réaliste, est la « soumission à l’objet ». Le poète s’efface, comme dans l’œuvre impersonnelle et objective de Leconte de Lisle. Il laisse la parole aux choses. C’est en vertu du même principe et alors même qu’il semble s’en écarter le plus, que M. Sully Prudhomme décrit les réalités de la vie intérieure. Mais si les choses ne sont que des apparences, il ne saurait plus être question de s’y soumettre. Le monde n’est qu’une création de notre esprit ; et notre esprit reste donc libre à tout moment de le recréer à sa quise et de le façonner au gré de sa fantaisie. Pour lui ni le temps n’existe, ni l’espace ; et il ne se soucie ni de géographie ni d’histoire. Tous les éléments du monde sensible lui appartiennent, et il les recompose en vue de la fin qu’il veut signifier. Sa tristesse, s’il lui plaît, va prendre forme et vie et marcher devant lui. Elle sera une femme aux yeux de songe, reflétant des songes très anciens, à la voix qui semble venir du lointain des âges. Elle sera vêtue d’une robe dont les tons s’accordent à la pâleur de son teint et dont les plis retombent suivant un rythme. Elle tiendra à la main la tige allongée d’une fleur au large calice. Il y aura des mauves dans le jardin ; et le soleil se couchera derrière les arbres et les tourelles dont le profil agrandi se mire au lac voisin, ainsi qu’on le voit dans les toiles des peintres anglais.

Tout cela se déduit logiquement du principe une fois posé. Dans une poésie de rêve le point de vue général se substitue au point de vue particulier, et le sentiment du réel disparaît pour faire place à l’artificiel.

De ce que l’homme est enfermé en lui-même, il ne s’ensuit pas qu’il n’existe aucune communication entre lui et ce qu’on appelle la Nature. Bien au contraire, entre le monde intérieur et le monde extérieur il y a une correspondance intime et secrète. Seulement elle ne nous est pas perceptible par les moyens ordinaires de la connaissance. Les sens s’arrêtent à l’enveloppe matérielle, incapables de pénétrer jusqu’à ce qui est derrière elle et qu’elle leur cache. La raison ne perçoit rien hors ce qui se moule dans ses cadres et se plie à son ordre logique. Mais nous devinons bien que tout l’être ne saurait tenir dans ces cadres trop étroits : un instinct nous avertit que la somme indigente de notre connaissance est débordée de tous côtés par l’inconnaissable. Nous sommes entourés par le mystère. Il est comme l’atmosphère où baigne notre sensibilité. Nous en avons parfois la révélation subite et partielle, et il nous semble que nous en avons effleuré quelque point devenu tout à coup tangible. Comment s’expliqueraient sans cela ces pressentiments dont l’angoisse étreint les plus aguerris, ces terreurs soudaines ou ces joies sans cause, cette tristesse dont nous emplit le crépuscule comme si la nuit se faisait en nous, cette légèreté de l’âme dans la fraîcheur matinale, ces rapides passages où nous communions avec toute la nature ? Un coin s’est Soulevé du voile qui retombe aussitôt. Une brusque déchirure s’est faite.

La sensibilité des hommes se mesure à ce sens qu’ils ont du mystère. Tandis que les esprits enfoncés dans la matière nient tout ce qui n’est pas elle, quelques-uns par miracle échappent à son oppression. Les autres hommes ne voient dans la forêt que de l’ombre et n’en goûtent que la fraîcheur : le poète y aperçoit un fantôme qui le cherche et il converse avec la Dame de la forêt. Les hommes disent que les sirènes n’existent pas, qu’il n’y a pas de faune accroupi dans les blés, et que les hêtres tombent sans que la hache qui les frappe rougisse du sang de la dryade. Le poète aperçoit dans les choses des visages qui le regardent ; il discerne des pleurs dans la pluie, des voix dans la nuit ; il entend le silence où quelqu’un est vivant. C’est pourquoi les hommes le traitent de fou, le clouent au mât du navire et le crucifient aux arbres du chemin. « Certes, dit quelque part M. Taine, il y a une âme dans chaque chose, il y en a une dans l’univers ; quel que soit l’être, brut ou pensant, défini ou vague, par-delà sa forme sensible luit une essence secrète et je ne sais quoi de divin que nous entrevoyons par des éclairs sublimes sans jamais y atteindre et le pénétrer. Voilà le pressentiment et l’aspiration qui soulèvent toute la poésie moderne ». À l’âme humaine répond l’âme des choses, une âme dont les formes extérieures ne sont que les manifestations et que les symboles.

De là une façon particulière d’envisager les choses, non plus en elles-mêmes, mais dans leur signification emblématique et par rapport aux idées qu’elles sont chargées d’éveiller en nous. Au procédé de la description se substitue celui de l’allusion. Le malheur est que, pour saisir ces correspondances, il faudrait que nous fussions très près de la nature, et que nous en sommes très loin. Tout le travail de la civilisation contribue à nous en écarter. Notre pensée est circonscrite dans la barrière des idées qui délimitent et ferment son horizon. Devenue incapable du symbolisme, elle l’a remplacé par un procédé qui n’en est pas seulement différent, mais qui est le procédé inverse ou contraire : l’allégorie. Le symbolisme consiste à découvrir sous l’enveloppe matérielle le contenu idéal. L’allégorie part d’une idée abstraite qu’elle revêt ensuite laborieusement d’une forme concrète. La faculté de créer des symboles n’appartient qu’à l’imagination toute neuve, voisine des choses, presque mêlée avec elles et qui n’a pas encore distingué sa vie de leur vie. Les enfants n’aperçoivent le monde que sous l’aspect du merveilleux ; peut-être à qui saurait les entendre les chansons qu’ils inventent porteraient-elles comme un témoignage balbutié de l’universel mystère. Los peuples au temps de leurs origines ont ce don de l’imagination plastique : alors prennent naissance les religions et les mythologies. C’est ce même don de plus en plus atténué qui est la source des fables et des contes. Certaines époques d’ignorance et de misère sont particulièrement fertiles en légendes : la légende fleurit sur la terre douloureuse du moyen âge.

Au lieu d’inventer de froides allégories, comme on s’y évertue dans les époques dénuées de senti ment poétique, le poète d’aujourd’hui reprendra les vieux thèmes des symboles primitifs. Profitant du travail des siècles, de raffinement de la sensibilité, de la complication de l’intelligence, il y apercevra des analogies nouvelles, il y découvrira un sens inattendu. L’âme moderne peut s’exprimer encore par les récits de la Légende dorée, et elle a recommencé de tourner dans le cycle de la Table-Ronde. Si nous prenons plaisir à entendre conter Peau d’Ane, c’est que sa robe couleur du temps est de la couleur aussi de notre rêve. Barbe-Bleue peut n’être qu’une histoire pour faire peur aux petits enfants, ou c’est une image de la sensibilité avide et déçue. Mais, pour le sens qui continue de s’en dégager, ni légendes ni fictions ne valent ces mythes toujours jeunes : Ariane, Eurydice, Hercule, nés aux rives lumineuses de la Grêce, au pied des collines mesurées, dans les plaines bruissantes, au bord des fleuves habités par les cygnes, au bord des grèves où s’en vient mourir le chant immortel des sirènes.

C’est justement à l’interprétation de l’un de ces mythes grecs que M. Henri de Régnier doit le meilleur de ses poèmes et celui qui jusqu’ici donne l’idée la plus complète de ce que cherche à être cette poésie renouvelée : l’Homme et la Sirène. Aux dernières étoiles de la nuit finissante, venue d’un navire qu’on ne voit pas, on entend la voix du veilleur qui signale des sirènes sur là mer. L’aube se fait de plus en plus claire. Peu à peu on distingue une grève où est assis un homme couvert de vêtements amples et sombres. Sur ses genoux repose la tête d’une femme couchée et nue. Qui est cette femme et d’où vient-elle ? Il n’en sait rien, ne sachant rien d’elle que sa beauté. Elle lui sourit en s’éveillant, car elle est accueillante et douce. Elle lui offre des fleurs, la fleur de ses lèvres, la fleur de ses seins. Elle s’offre toute à lui, et lui offre en elle toute la volupté des choses.

Sens
L’odeur de ma peau moite, et louche ma peau nue
Où toute une tiédeur en parfums m’est venue
Qui m’accable et m’embaume, et tu respireras
En mon souffle l’odeur de toute la forêt.
Oh ! mes yeux purs sont frais en moi comme des sources ;
Des endroits de ma peau se veloutent de mousses ;
Il me semble aujourd’hui que mes seins sont éclos.
Si je pleurais, de doux ramiers seraient l’écho,
Et des abeilles sont éparses dans mes rires,
Et parmi la douceur de l’air où je m’étire
Je me semble plus grande et je me sens plus belle
Et magnifique de la Vie universelle.

Mais l’homme ne se contente pas de jouir de cette chair. Il en voile la nudité ; il tresse en nattes la masse des cheveux ; il charge les doigts de bagues, il chausse les pieds de sandales. Il veut éveiller la pensée chez celle qui doit être sa compagne, la femme… Au soleil couchant, sur la même grève, il est étendu mort. Elle se penche sur celui qu’elle a tué, pitoyable et le plaignant de son erreur. Hélas ! pourquoi ne l’a-t-il pas comprise ? pourquoi l’a-t-il appelée vers des destins pour lesquels elle n’était pas faite ? Elle n’était pas faite pour la vie de la conscience et pas née pour avoir une âme. Elle appartient aux choses qui peu à peu la reprennent, à la nature où elle va rentrer, à la mer où tout à l’heure du haut de la proue le veilleur apercevra mêlée à l’écume sa chevelure d’algues.

Ce petit poème nous présente harmonieusement fondus les deux éléments d’une poésie symbolique : d’une part une fiction suffisamment plastique, valant par elle-même, d’un charme sensuel et mortel ; d’autre part une signification très claire qui gagne à ne pas être précisée et résumée dans une formule abstraite. Tout au plus regretterai-je qu’au lieu de faire vivre les acteurs de son drame, le poète n’ait, su que les faire parler et s’épancher en des monologues à la manière des personnages de notre tragédie classique.

De son côté, M..Vielé-Griffin avait tenté dans la Chevauchée d’Yeldis quelque essai analogue. Yeldis est une jeune femme dont le vieux mari eut l’heur de mourir. Elle part au soir vers un but inconnu, entraînant après elle la chevauchée galante et joyeuse de ceux que l’amour force à la suivre. Il y a là Philarque, qui fut un savant subtil ; Luc, bel homme et fat ; Claude, le joueur de viole, et Martial, le paladin, et d’autres parmi lesquels est le poète. Ils s’en vont sur la route, qui se déroule et s’allonge sans fin comme dans les rêves. Tant que Philarque et Luc se lassèrent et s’en furent sans adieux. Claude mourut. Alors, beau de sa jeunesse, fort de son amour, Martial prit dans ses bras la jeune femme, et, sur son cheval lancé au galop, il emporta Yeldis souriante… Le défaut serait ici que le symbole est presque trop transparent, le récit trop grêle, décelant une certaine gaucherie et pauvreté d’imagination.

Nous ne pouvons entrer dans les mille détails et dans les infiniment petits de la technique. Encore devons-nous indiquer comment l’application de la même conception générale aboutit à d’importants changements dans la forme. Si la poésie est chose de rêve, elle ne doit pas l’être seulement pour le poète, il faut qu’elle le soit aussi pour le lecteur. L’alexandrin tel que l’ont forgé les parnassiens a une sorte d’éclat dur dans un Contour précis et arrêté. En dépit de l’appauvrissement ou même de la suppression totale de la rime, on désespère de le rendre assez ductile et fluide pour qu’il ne risque pas de donner à la pensée une précision factice. Aussi ne le conserve-t-on que pour mémoire et, pour ainsi dire, comme moyen de repère. En fait on le remplace par des séries ou des « laisses » de vers à peine assonancés, de coupe irrégulière, de rythme capricieux, où s’exprime librement la sensibilité de chacun. On a noté bien des fois l’influence de la musique et des plus récentes modes musicales sur la nouvelle poésie. Tout l’effort consiste à rapprocher le système de la versification des combinaisons de la musique, dont c’est le propre de n’éveiller en nous que des émotions vagues et de nous induire au rêve.

Peut-être aperçoit-on maintenant ce qu’il y a de vraiment neuf et de légitime dans la tentative des jeunes poètes. Ils se font de l’essence même de la poésie une idée à la fois très haute et très juste. Ils se rendent bien compte que tout art est vain qui n’enferme pas un contenu humain et qui est vide de pensée. Ils se souviennent que tous les essais d’explication du monde donnés par les religions et les métaphysiques ne sont que les plus ingénieux des poèmes. Mais ils se tiennent en garde contre l’erreur inhérente à ce qu’on appelle la « poésie philosophique ». Ils comprennent que la poésie doit procéder non par raisonnement, mais par intuition. De même ils essaient d’apporter dans la composition, soumise aux règles d’une rhétorique trop impérieuse, plus d’imprévu et de fantaisie. Ils tâchent à rendre tout ensemble plus souple et plus complet l’instrument du vers. Ils donnent toute leur attention à l’élément qui appartient en propre à la poésie : l’agencement musical des rythmes et des syllabes. Ils veulent faire de la poésie vraiment une synthèse de tous les arts, et un genre différent de tous les autres.

Maintenant, et dans l’intérêt même d’une réforme que pour ma part je souhaite vivement de voir aboutir, il me sera permis d’indiquer les points faibles du système et tels dangers qui pourraient en compromettre le succès. La première objection qui se présente à quiconque vient d’ouvrir un de ces livres à couverture bizarre porte sur la question du vers libre. Car d’abord on n’a pas prouvé que l’alexandrin méritât tous les reproches sous lesquels on a tôt fait de l’accabler. Mais ensuite si on supprime une sorte de vers, il serait bon de la remplacer par une autre ; or, le prétendu « vers libre » est, jusqu’à ce jour, tout à fait inexistant. Quand M. de Régnier écrit :

Si tes lèvres ne m’ont pas maudit de tout le reproche de leur pâleur,
Si tes tristesses m’ont pardonné de toute la bonté de leur douleur,
Si ta bouche ne fut pas aride de m’avoir appelé en vain,
Si tes yeux ne furent point implacables d’avoir pleuré,
Si mon souvenir te fut doux,
De toute la peine endurée,
Si l’ombre du sépulcre (peut-être) garde ta face calme,
Si ceux qui t’ont enlevée (peut-être) ont dit :
Qu’elle est belle et douce dans la mort
Et pardonnante dans la mort !
Oh ! laisse-moi rentrer dans la vieille demeure,
Je suis celui qui prie et qui pleure.

ou quand M. Vielé-Griffin aligne ces mots :

Vieille Rome,
Force
Hautaine et triste,
Vaine et sans art que pour l’hégémonie,
Qui foulas d’un pied lourd le verger d’Ionie
Et fis stérile le vrai sang du Christ, etc.

il se peut bien qu’ils obéissent à une musique intérieure ; pour nous qui n’avons pas la clef de leur musique, nous ne voyons dans ces séries de mots que des lignes quelconques disposées d’après une typographie fallacieuse. On a maintes fois essayé en France de se passer de la rime, on n’y est jamais arrivé : apparemment parce que la rime est chez nous constitutive du vers. Ce qui est plus nouveau et ne paraît guère moins chimérique c’est d’inaugurer un système de versification où les lois soient remplacées parle bon plaisir. Des trois éléments dont se compose le vers on supprime l’un qui est la rime, et on laisse les deux autres, nombre et agencement des syllabes, à la fantaisie personnelle. On voit aisément ce qui reste. À ce compte il n’est pas de prose qu’on ne puisse à aussi juste titre faire passer pour vers. Et peut-être n’était-ce pas la peine défaire tant d’affaires pour revenir finalement à ce système bâtard de la prose poétique dont on s’est jadis tant moqué. Le vers libre est cela même : prose poétique, prose rythmée, prose musicale, prose précieuse, ou de quelque épithète qu’on veuille la décorer, mais toujours de la prose.

Il serait temps aussi d’en finir avec cette fameuse « théorie de l’obscurité » que la nouvelle école a élevée en effet à la hauteur d’un dogme. On nous dit que le poète est en droit d’exiger de la part du lecteur un effort ; mais aussi ne demandons-nous pas qu’on fasse des vers « pour lire en wagon. » On soutient qu’il n’est pas nécessaire pour la poésie d’être comprise, mais uniquement d’être sentie ; il n’en reste pas moins que l’objet de la littérature est d’abord d’exprimer des idées ; et quoi qu’on puisse faire pour les confondre, la poésie n’est pas la musique. On cite l’exemple de grandes œuvres qui ont comme des parties d’ombre ; encore faut-il que la partie le plus aisément accessible nous donne envie de pénétrer l’autre. On dit aussi que le vague a sa vertu en soi et que la pensée qui se voile en devient plus attirante, qu’un style n’est limpide que parce qu’il est trop peu chargé de matière, que les idées simples sont les idées courtes ou banales, et que l’obscurité est une condition de la profondeur. Voilà de belles choses. Mais toutes les raisons ne servent de rien pour nous donner du plaisir. Et les arguments les plus subtils ne nous feront pas prendre pour des poèmes tels rébus indéchiffrables dont nous soupçonnons que le mot n’existe pas. C’est une plaisanterie dont au surplus personne n’est dupe. Le symbolisme, par sa définition même, est tenu d’etre intelligible, puisque le symbole n’y prend de valeur ou même n’existe à titre de symbole qu’autant qu’on en aperçoit l’application. L’obscurité n’est pas un caractère essentiel de la poésie symboliste non plus que d’aucune autre. C’est le défaut ordinaire de gens qui n’ont pas vu bien clair dans leur propre pensée.

Est-il indiscret de souhaiter en terminant que nos poètes arrivent enfin à débrouiller leurs idées ? D’autre part, ce ne sont pas les bonnes intentions qui leur manquent. Mais pourquoi est-ce qu’ils se hâtent si peu de les réaliser ? Je sais qu’il est assez vain d’adjurer les gens d’écrire un chef-d’œuvre ; mais c’est qu’en littérature comme ailleurs on ne peut se dispenser d’arriver à temps. Il y a pour les tendances littéraires un moment où il faut qu’elles aboutissent, sous peine de s’épuiser et de disparaître sans avoir rien produit. La poésie nouvelle est à peine née ; elle a déjà ses lieux communs, ses procédés quasiment mécaniques, son jeu d’énigmes, son répertoire d’emblèmes en tous genres, son fatras et sa défroque. « Je souhaiterais, dit l’un de ses théoriciens, qu’on nous laissât enfin tranquilles avec le Graal, le cygne, l’oiseau de Siegfried, les casques, les palefrois, les glaives, les cités de rêve et autres lieux communs. C’est une punition injuste que les symboles qui plurent à Wagner, et qui ne valent que par la place qu’il leur assigna, soient devenus le repère et la cheville de tous les débutants de lettres. Est-ce que cette ferblanterie est de la vie ?… » Voilà précisément ce qui nous inquiète. Ces indices et quelques autres nous renseignent sur la période que traverse aujourd’hui la poésie nouvelle. C’est la période critique, où rien n’est encore compromis, ou tout paraît déjà douteux. C’est le moment où l’on se demande, non sans quelque appréhension, si le germe se développera, si la branche va porter des fruits ou se dessécher, si l’idée va prendre forme, — ou la formule se figer en poncif.

M. Georges Rodenbach §

M. Georges Rodenbach qui aujourd’hui, est l’un des nôtres, a passé toute sa jeunesse dans Bruges, sa ville natale. Vingt années durant, cet horizon a été le sien : une ville de province silencieuse et morne, ville de couvents et de béguinage, aux rues presque désertes, dont les passants sont des séminaristes, des religieuses en cornette et de vieilles femmes : on ne voit jamais tant de vieilles femmes, selon la remarque du poète, que dans les vieilles villes. Des rues grises, les teintes différentes des façades se mêlant dans une même harmonie de gris. Une atmosphère pâle, comme d’un perpétuel jour de Toussaint. De hautes tours qui font de l’ombre. Des quais bordés de peupliers. Encaissés entre de profondes murailles, des canaux lents, des canaux dormants, dont l’eau inutile ne sert qu’à refléter le visage des maisons neuves ou le tremblement des feuilles. Beaucoup de choses religieuses : des églises, des prières, des cantiques, des processions. Des tintements de cloches. Nous n’entendons pas les cloches dans nos villes où leurs voix se perdent mêlées à tous les bruits que fait notre activité. Dans le silence leur glas semble lugubre, forme en se propageant de larges cercles. Le soir, dans l’obscurité, des maisons apparaissent marquées d’une tache de lumière. Car une ancienne coutume veut qu’une lanterne, pendue aux volets clos et nouée de crêpe noir, dénonce les maisons qui ont été touchées par la mort.

On n’échappe pas à l’influence d’un milieu si étouffant. Il se fait une pénétration de l’âme par les choses. C’est pourquoi, du jour où il a rompu avec la banalité des commencements impersonnels et des imitations, M. Rodenbach n’a plus eu d’autre souci que de transcrire l’image de cette vie stagnante dans son décor suranné. Dans son roman : l’Art en exil, il retrace la détresse d’un poète confiné dans l’exil de la province, et il nous dit ses pâles amours avec une béguine qu’il a aimée pour sa démarche mystique et pour son regard qui semblait regarder de très loin. Dans Bruges la Morte, le héros pleure une morte, et de façon qu’on sait à peine si la morte qu’il pleure est une femme regrettée ou si c’est la ville elle-même, la ville défunte. Mais c’est dans les vers du Règne du silence que se traduit le mieux un état d’âme très particulier. On sait comment l’oreille habituée au silence y perçoit des bruits, et que le regard, à la longue, distingue des nuances dans l’obscurité. À force de vivre loin des gens, avec les choses, le poète en arrive à se sentir en communion avec elles. Il leur découvre une âme qui peut-être n’est que la sienne qu’il projette en elles. Il devine leurs secrets et s’associe à leurs douleurs. Les chambres ont toute sorte de souvenirs qui ne sont qu’endormis dans les coins d’ombre et dans les vieux meubles semblables à des ancêtres. Les miroirs y gardent quelque chose de tant d’images qu’ils ont reflétées. Un bouquet qui s’effeuille a des soupirs et une agonie. Les regards des vieux portraits véritablement suivent des spectacles en allés. Et l’eau, dont on voit se crisper la surface, mais dont le cœur reste impénétrable, l’eau dormante a des langueurs de malade, l’eau pâmée où le ciel se réfléchit rêve un rêve étoilé. C’est ainsi que les sens affinés du poète perçoivent des harmonies nouvelles. Cependant en lui-même le silence aussi s’est fait, l’ombre gagne, et tout désir meurt dans son âme décolorée… Ce poème aux nuances atténuées et tout en demi-teintes ne contient que des images douloureuses et il retient et il charme tout de même comme font les choses mélancoliques.

De ces livres, comme de ces villes, l’impression qui se dégage est étrange, maladive et pénétrante. Ou est gagné peu à peu par une tristesse qui ne vient de nulle idée, mais d’une sorte de sensation continue, de la couleur des choses et de la note assourdie des mois. Dans ces rues désertées et dans ces maisons vides les passions humaines ont fait jadis leur bruit. De tout cela que reste-t-il ? Moins que rien : la méditation de quelques femmes qui ont renoncé au monde. C’est pourquoi de partout ici le conseil nous vient de mourir à toutes choses pour arriver, dans l’assoupissement de l’être, par une sorte de transition insensible, à la bonne mort. Ceux dont l’âme est endolorie et qui ne souhaitent plus rien dans la vie que de ne plus se sentir vivre pourraient s’en aller lentement mourir là. Ils iraient, — s’il était besoin de chercher si loin ce qu’on trouve si près. Car chacun porte en soi sa ville défunte. Et tant d’espoirs déçus, tant de rêves renonces, tant de souvenirs effacés font autour de l’âme, de chacun de nous comme “ une intime cité morte.

M. le comte Robert de Montesquiou-Fezensac §

Vous vous souvenez de Des Esseintes, l’ineffable héros d’À rebours, et de sa maison de Fontenay machinée si curieusement, de la salle à manger qui ressemblait à la cabine d’un navire avec son hublot donnant sur un aquarium, et du salon qui vit se promener la tortue à la cuirasse glacée d’or et incrustée de pierres rares. Vous vous souvenez comment, grâce à une extraordinaire subtilité de sensation, il était arrivé à trouver une exacte correspondance entre le goût des liqueurs et le son des instruments, et qu’il possédait pareillement la syntaxe des odeurs et la grammaire de la parfumerie. Ce qui le tenait éloigné des pratiques religieuses, c’est qu’on fabrique les hosties avec de la fécule de pomme de terre. Cet homme avait l’horreur du commun et du banal. Il s’entourait de fleurs dont aucune ne semblait réelle ; il possédait des livres imprimés spécialement pour lui sur des papiers à poils et des papiers reps. Il n’appréciait en art que le morbide et en littérature que le faisandé. Virgile lui paraissait un cuistre ; mais il raffolait de Commodien de Gaza. Il avait pour Baudelaire une admiration sans bornes ; il affectionnait aussi Barbey d’Aurevilly et Villiers de l’Isle-Adam. Ernest Hello ne lui semblait pas méprisable… Et ce dévot de l’artificiel était-il un esprit naturellement compliqué, comme on en voit dans les décadences, ou n’était ce que Bouvard s’étant pris de goût pour le néronisme ? Ce n’est pas ici le lieu de l’examiner. Tout ce que je veux dire, c’est qu’il aurait aimé les titres de ces livres : les Chauves-Souris et le Chef des odeurs suaves.

Il aurait apprécié encore le papier d’un filigrane spécial sur lequel furent tirés les premiers exemplaires réservés à quelques lecteurs d’élite, et qui ne devaient pas tomber entre les mains des profanes. Il aurait goûté ces lignes de la préface des Chauves-Souris : « Le recueil représente une concentration du mystère nocturne, ainsi l’insinue son assimilation au Zaïmph dont puisse-t-il revêtir obscurément l’appellation poétique et la formule descriptive ! — en même temps qu’une enquête de son satellite dont la pièce intitulée Essence chambre la nature hybride et met en demeure le mélancolique secret. » Ou celles encore de la préface du Chef des odeurs suaves. « Le voici tel quel, à la main du jardine nier terrestre, ce bouquet offrant séparés par douze divers jeux floraux les onze rangs de ses végétations variées, horticoles ou marines, embaumées ou enflammées, amoureuses ou mortuaires, entremélangées, comme aux marges des missels, d’insectes et d’oiseaux, de coquillages et de poissons, de dames et d’anges. » Et passant tout de suite à la « table titulaire », nul doute qu’il n’eût savouré les promesses de ces titres : Demi-Teintes, Ténèbres, Pénombres, Office de la Lune, Clairière, Jets de feu et eaux d’artifice, Lunatiques, Vieilles Lunes et Lunes rousses, Candidates, Galaxie, Messe blanche, Altera Altaria, Syzygie. Et de même : Floramyes, Via dei fiori chiari, Alpen Flora, Rosatinum, Florilège, Zohour. Je crains seulement que, passant des préfaces et des titres aux poésies elles-mêmes, Des Esseintes n’eût été quelque peu désappointé ; car l’auteur de ces choses mystérieuses est un Français à l’esprit clair, irrémédiablement clair. Et c’est bien pourquoi nous nous sentons si fort en sympathie avec lui.

On s’occupe beaucoup en ce moment de M. le comte Robert de Montesquiou-Fezensac. Il a réussi à fixer l’attention de Paris, de ce Paris si distrait et qui a si tôt fait de se détourner des curiosités d’hier et d’oublier les phénomènes d’antan. C’est qu’il est l’auteur d’une tentative très intéressante, dont je crains que la signification n’ait pas été aperçue et que, pour ma part, je voudrais essayer de définir.

On a coutume de dire que l’homme de lettres a dans la société d’aujourd’hui « une situation excellente, et qu’il a enfin triomphé du préjugé qui avait, pendant des siècles, pesé sur lui. C’est une erreur. Tout change ici-bas et tout meurt. Mais les préjugés ne meurent pas. Il se peut que la société élégante soit curieuse de la personne des écrivains, et qu’elle s’en amuse. Mais, en les accueillant, elle continue de les tenir à distance. Ils lui sont suspects. Elle sait bien qu’il suffirait de gratter le vernis de surface pour retrouver ces tares originelles et essentielles : pédantisme et bohème. Pour ce qui est de la littérature elle-même, elle la considère comme un divertissement frivole, ou comme un métier qui rabaisse ceux qui s’y livrent. C’est contre ce préjugé que veut réagir M. de Montesquiou. Il prouve par son exemple que le métier d’écrivain ne déroge pas. Son œuvre est, en ce sens, la protestation la plus généreuse comme la plus désintéressée. Il y apporte un dévouement qu’il est de la plus élémentaire justice de saluer.

Ces jours derniers, M. de Montesquiou abordait ce genre de la conférence jadis réservé aux professeurs. La circulation en fut interrompue dans la rue Saint-Lazare. Ce fut donc la preuve que les équipages ne se dérangent pas seulement pour la divette en vogue ou pour le monologuiste à la mode. Il ne s’agissait, ce jour-là, que d’écouter un homme de goût déduire les raisons pour lesquelles il avait résolu de tirer d’un injuste oubli une femme écrivain qui ne fut pas sans mérite. D’où venait d’ailleurs ce choix des poésies de Mme Desbordes-Valmore, quand il y a tant d’autres sujets plus intéressants ? Je me le suis demandé. Mais la réponse est fort simple. Il y, a deux façons de s’occuper des écrivains de jadis : l’une, compassée et méthodique, consiste à les comparer entre eux, à les juger, à donner à chacun une importance en accord avec sa valeur. C’est celle des gens d’école et des critiques à férule. L’autre est infiniment plus séduisante et pleine d’imprévu. On prend un livre au hasard de la rencontre. On l’ouvre : on est surpris de ce qu’on y trouve. On annonce sa découverte au monde. Ce second système a ses inconvénients, comme toutes choses. Mais il a aussi ses avantages. C’est celui de M. de Montesquiou… Or, on put voir ce jour-là ce que c’est qu’une conférence faite par un conférencier qui n’est pas ordinaire. M. de Montesquiou ponctuait ses enseignements de cette phrase : « Le Mage a dit… » qui est une traduction splendide quoique littérale du banal

Magister dixit. Et, du doigt, il se touchait le front, comme pour indiquer que tant de belles choses avaient été conçues là !

De même M. de Montesquiou ne se contente pas de faire des vers et de les lire à quelques amis. Il n’est pas un poète amateur, comme disait Lamartine en parlant de lui-même. Il est un écrivain de profession. Il est entré résolument dans la carrière. Il en accepte tous les ennuis. Ceux qui n’aperçoivent que de loin cette étrange région qui est le monde des lettres, ne savent pas à quoi doit s’être d’abord résigné celui qui s’y engage. Ils s’imaginent peut-être que pour publier un livre il suffit de confier le manuscrit à un éditeur et d’attendre en dormant le succès. Hélas ! telles sont les conditions que le journalisme nous a faites. La réclame est devenue aujourd’hui une nécessité qui s’impose à ceux-là même qui en ont le plus horreur. Il faut faire annoncer son œuvre, et répéter son nom par les échotiers qui dans notre époque démocratique remplacent les hérauts d’armes de jadis. On est obligé de compter avec la presse. C’est une épreuve extrêmement pénible, à laquelle M. de Montesquiou n’a pu se soustraire. Du jour où on a « paru » on ne s’appartient plus. On est auteur. On appartient à la foule dont peut-être le rire imbécile va déchirer la trame subtilement tissée de vos rêves. M. de Montesquiou savait d’avance ce qui l’attendait. Il s’est exposé à la malveillance des gens de lettres qui considèrent la littérature comme un monopole, à la critique parfois si désobligeante des critiques pontifiants, aux plaisanteries que les petits journaux et une certaine basse presse ne lui ont pas ménagées, aux railleries des jeunes revues et aux dédains des esthètes qui se refusent obstinément à le tenir pour un des leurs. Il a éprouvé quelle difficulté on a aujourd’hui à se faire entendre, et combien on a de peine à se faire prendre au sérieux. Il a eu cette bravoure, — si rare, — qui consiste à braver le ridicule.

Tout cela est excellent pour les lettres. Et il n’est pas douteux qu’il n’en rejaillisse sur le métier d’écrivain une grande considération.

Pour mener à bien cette tâche, — la réconciliation de la littérature et des élégances, — il fallait des dons tout à fait particuliers. M. de Montesquiou est très bien doué. Afin qu’on ne m’accuse pas d’un excès de complaisance, et parce qu’aussi bien on ne saurait définir la nature d’esprit d’un écrivain qu’en indiquant ses limites, j’indiquerai d’abord très rapidement ce qui, du moins à mon avis, fait défaut à M. de Montesquiou. Ce qu’on désignait jadis par le terme de génie poétique, c’était une faculté exceptionnelle d’être affecté par le spectacle de la vie, une aptitude presque maladive à éprouver la tristesse ou la joie, en un mot à s’émouvoir. Mais c’était là une conception fort grossière. Fi du mélodrame où Margot a pleuré ! Il n’y a ni sourires, ni larmes, ni effusions sentimentales dans les vers de M. de Montesquiou. On s’en passe très bien. Il n’y a pas d’idées, ce qui serait plutôt nuisible. Il n’y a pas d’images non plus, quoique certains aient voulu réduire le don de poésie à n’être qu’une disposition instinctive à « penser en images ». La phrase est rarement musicale. M. de Montesquiou n’a pas le sentiment du rythme. Des strophes telles que celle-ci :

Les bleuets et cette chicorée
Sauvage et d’un bleu civilisé
Qu’à Wedgwood on dirait décorée
En kaolin idéalisé
En impondérable pétunsé.

ou cette autre :

Vous qui savez unir à la beauté qu’on pense
Devoir suffire seule, une affabilité
Qui paraît admirer ce qu’on lui dit, d’avance.
D’où le plus humble mot se voit habilité ;

ces strophes témoignent, entre plusieurs choses, que celui qui les a écrites a l’oreille peu sensible à cette cadence qui distingue le langage versifié des simples lignes de prose. Il est parfois gêné par la rime :

Et je fuirais jusqu’au rivage candiote
Le rire complaisant de la fête idiote.

ou par la vulgaire correction :

La rose de Noël à l’air religieuse.

Ce qui manque surtout à M. de Montesquiou, c’est le sens artiste. J’entends par là, de façon très générale : le sens de la forme, ce secret qui nous avertit de donner à une idée une expression tout à fait appropriée, ce besoin qui fait qu’on ne se contente que de ce qui est complet, achevé, parfait. Les Alexandrins qui s’attardaient à polir de courtes pièces d’une facture savante et raffinée étaient des artistes. L’orfèvre de la Renaissance, qui au prix d’efforts inouïs, ciselait un pommeau d’épée, était un artiste. M. de Heredia, qui a passé vingt années de sa à vie à parfaire un petit recueil de sonnets magnifiques, est un artiste. M. de Montesquiou n’a pas la patience que réclament ces sortes d’ouvrages. Emporté par sa fougue naturelle, il n’a pas le temps de chercher le mot juste, ou de revenir sur une expression insuffisante. Il dédaigne ce menu travail, qui peut être a plus d’importance qu’il ne croit. Ce sont des défauts. Je ne l’en défends pas. Je me contente de remarquer que parmi les plus grands poètes on n’en citerait pas un chez qui on ne pourrait signaler plusieurs même de ces lacunes.

Ce que M. de Montesquiou possède en propre et ce qu’il ne viendra à l’esprit de personne de lui contester, c’est une admirable fertilité. Chacun des deux volumes qu’il a publiés contient environ six mille vers. Et ce ne sont que des fragments. Le chef des odeurs suaves, n’est qu’un « extrait ». Les Chauves-Souris, ne sont « qu’un détail d’une œuvre accomplie en cours d’impression ». Incessamment paraîtra le Parcours du rêve au souvenir, poème. Ultérieurement paraîtront les Hortensias bleus, poèmes. Libre à d’autres de prôner l’impuissance comme la plus sûre marque de talent. Je pense au contraire que le premier devoir d’un producteur est de produire. La fécondité d’invention de M. de Montesquiou tient du prodige. Il a des ressources de vocabulaire que Victor Hugo lui eût enviées. Les mots viennent sous sa plume avec une abondance incomparable. Il a des trésors d’épithètes, rien que pour un dahlia.

Lavé, glacé, sablé, chiné,
Panaché, recouvert, ombré,
Onglé, rubanné, marginé,
Avivé, reflété, marbré,
Cerné, bordé, frisé, pointé,
Eclairé, nuancé, carné,
Frisé, liseré, velouté,
Granité, strié, cocciné.

Il n’est pas moins riche en substantifs :

Aurone, pergulaire, ananas, amalgames ;
Bigarade, kus-kus, néroli, tournesol.
Origans, orviétans, orpiments, orcanètes ;
Miroane, axonge, alcoolats, spermaceti ;
Mucilages, glycérolés et savonnettes,
Vin de lys, lait de rose, étalé, bu, senti.

Ou si vous préférez :

Phlox, Mélacocarpus, Pentsemon, Ixia.
Agave, Schizanthus, Thlaspi, Collinsia,
Epacris, Ixora, Brachicome, Rhodanthe,
Centrenthus, Areca, Tegetes, Muscaris,
Messenbrianthemum et Strutiopteris,
Arthurium, Rhapis, Arecas et Limmanthe.
Cocos, etc., etc.

Ces mots s’appellent l’un l’autre, en dépit de tout contenu intellectuel, rien que par la similitude des syllabes et par une sorte de mystérieuse aimantation :

… Temporaire
Temporelle — quel lé ?
Température tempérée…

Le réséda réside, l’œillet est un œil, et le papillon est pape… Grâce à ces ressources qu’on peut justement appeler étonnantes, M. de Montesquiou réalise des merveilles d’exécution. Il fait, sans se gêner, vingt-cinq strophes sur un pétale de rose ou trente sur une aile de papillon. Il décrit tous les êtres de la création et tous les objets de l’art. Il décrit sans se lasser. Ce qu’il n’a pas encore décrit, il le décrira. Il décrira ce qu’on n’a jamais décrit. Il ne s’arrêtera pas devant l’indescriptible. Il relève directement de l’école de Delille, mais il dépasse son maître. Celui-ci, vers la fin de sa vie, passait en revue l’œuvre accomplie, et il nombrait, non sans une légitime fierté, les objets sur lesquels il s’était exercé avec succès : quinze pièces sur le café, douze sur le thé, dix-sept chevaux, onze chiens, trois chameaux, quatre jeux d’échecs, deux de tric-trac, quarante-cinq couchers de soleil, et des aurores à ne les plus compter. M. de Montesquiou a de même des cygnes et des paons, des dahlias et des hortensias, dix pièces sur le roi de Bavière, trois sur Trianon, dix papillons, trois gentianes, des violettes, des orchidées et des roses à ne plus les compter, roses, roseraies, rosaires, rosaces, Rose, Rosinetta, roserie, rosier, rosario… Et nous ne sommes qu’au commencement ! Oronte n’avait fait qu’un sonnet.

L’auteur des Chauves-Souris est en possession de tout dire. Mais c’est une nécessité que notre imagination reçoive son empreinte du milieu où nous avons vécu et des objets qui nous sont familiers. Un bourgeois a un autre horizon qu’un gentilhomme. Les thèmes de la poésie de M. de Montesquiou sont éminemment distingués. En peinture, il célèbre Whistler, Burne Jones, Botticelli et M. Paul Helleu. En musique, Wagner. Il est passionné de japonisme. Foukousas et Kakémonos lui plaisent. Il parle en bons termes de l’art de Kiriu-Kocho-Kouaïcha. Il a des buires aussi et un bel assortiment de verres de Venise. Telle pièce est interprétée d’un plat en porcelaine de Copenhague, M. Heillman pinxit. On sent qu’on est en belle compagnie.

M. de Montesquiou est baudelairien, cela va sans dire. Hâtons-nous d’ajouter qu’il ne prend à Baudelaire que ce que les convenances permettent de lui emprunter. Il écarte soigneusement le vase d’impureté. Son vers n’alarme jamais la pudeur. Curieux, il n’a pas de curiosités malsaines. Son attention est sollicitée par d’autres problèmes. Il se demande par exemple comment il se fait que, dans la dynastie des Napoléons, ceux qui portaient des numéros impairs ont pu arriver au trône, Napoléon Ier, Napoléon III, tandis que ceux qui avaient des numéros pairs ont été écartés du trône. À cela sans doute il y a une raison, puisque le hasard n’existe pas. Mais cette raison, qui pourra nous la dire ? Il a pour la Lune un culte superstitieux. Certaines anomalies le déroutent, comme par exemple de voir : un bleuet rose. Mais quoi ? Ne faudrait-il pas dire alors un roset et un bleuose ? Le mauve le plonge dans une sorte de stupeur :

Dirai-je tout ce que j’entends
Dans la sonorité de mauve.
Et que j’y vois en même temps ?

Il remarque que dans le dissyllabe oiseau sont contenues les cinq voyelles. Ces préoccupations ne sont pas de celles par où se traduit habituellement la perversité de l’âme. Et de même les conseils que donne M. de Montesquiou à ses lecteurs sont tout à fait acceptables. Il nous dit : «  Aimons les hortensias ! » Au fait pourquoi n’aimerions-nous pas les hortensias ?

Voici un dernier trait que je me reprocherais de ne pas noter dans les poésies de M. de Montesquiou. Ce qui caractérise toutes les récentes modes artistiques et littéraires, c’est qu’elles ont pour dogme fondamental la croyance aux mérites de l’obscurité. « On n’écrit que pour être entendu », disait La Bruyère. Nous avons changé tout cela. Si c’était pour qu’on vous comprît, quel besoin aviez-vous d’écrire ? C’est ici que M. de Montesquiou s’est heurté à une sérieuse difficulté. Il n’avait pas l’esprit naturellement obscur. Sa pente allait vers la simplicité. La platitude aurait été plutôt pour lui l’écueil. Il lui a fallu travailler afin de réagir. Il a fait effort. Il a piqué son style de mots rares. Il a contourné et tortillé la phrase. « Obscurcissez ! » disait ce rhéteur à ses élèves. Quoi qu’il fasse, il arrive que sous les fioritures et les colifichets reparaisse l’honnête transparence du style. Tout de même, on lui tient compte de l’intention. Poussée a ce degré, la bonne volonté n’est pas seulement un mérite littéraire, elle prend une signification morale. C’est une vertu.

On voit sans doute maintenant quel est à notre avis le sens de la tentative de M. de Montesquiou et pourquoi il nous a paru qu’elle ne devait pas passer inaperçue. D’autres livres paraissent tous les jours, qui ne sont guère meilleurs et qui sont à peine moins prétentieux que les siens. On n’en parle pas. Mais c’est qu’ils n’ont pas d’importance au point de vue social. Assez de fois l’aristocratie nous a affligés par des spectacles que nous déplorions. On préviendrait le retour de ces folies regrettables si on arrivait à répandre le goût des jeux littéraires parmi les personnes inoccupées. M. de Montesquiou y travaille. Il a élevé la littérature à la dignité d’un sport.

M. Maurice Mæterlinck §

Il y a trois ans qu’on a révélé Maeterlinck à la France. On l’a fait avec renfort de grands mots, de grandes épithètes et de grands gestes, comme c’est la coutume, et selon le rituel usité en ces sortes de cérémonies. On a humilié devant lui les gloires les plus hautes de la littérature de tous les temps. On ne pouvait lui rendre un plus mauvais service ; et on ne s’y serait pas pris autrement si on avait voulu écraser sous des comparaisons trop dangereuses cette réputation naissante. Mais souvent la perfidie ne serait pas si habile que l’enthousiasme n’est maladroit. Cela nous avait indisposés contre l’écrivain belge ; quoique en somme, un écrivain ne soit pas responsable d’excès de zèle dont il pourrait devenir la victime. Nous lui en voulions aussi de s’appeler Maeterlinck quand il est si facile de s’appeler Dubois. Mais peut-être cela est-il moins facile en Belgique qu’en France.

M. Maeterlinck a trente ans. Ceux qui le connaissent disent qu’il est modeste, un peu étonné et gêné du bruit qui se fait autour de lui. Il est à coup sûr très laborieux, sincèrement épris d’art. Parmi les lectures qu’il a faites, quelques-unes l’ont impressionné vivement : et il s’en est beaucoup souvenu. De même il est pénétré par les tendances de la musique nouvelle. En dépit de ces réminiscences, et malgré ces influences qu’il subit à la manière des jeunes gens qui commencent toujours par imiter quelqu’un, son œuvre est bien à lui ; c’est l’œuvre d’un poète, — d’un poète qui se trompe.

C’est à propos de la Princesse Maleine, que ceux qui nous annonçaient Maeterlinck ont dit : Faites attention, Parisiens, c’est du Shakespeare ! Ils avaient raison. Cela est du Shakespeare, d’autant que cela est fait avec des lambeaux de Shakespeare. Il s’agit d’une jeune princesse, étranglée par une reine jalouse, sous les yeux d’un roi presque dément. Hamlet et la terrasse d’Elseneur, lady Macbeth et le meurtre de Duncan, le roi Lear, la lande déserte, la tempête, les rires du fou, les lamentations du vieux roi sur le cadavre de Cordelia ; l’auteur de la Princesse Maleine avait combiné toutes ces horreurs, et il en avait ajouté. C’est à peu près le système d’après lequel les dramatistes de la fin du dix-huitième siècle imitaient Racine. Ils reprenaient les situations de son théâtre en les affadissant. M. Mæterlinck transposait le drame shakespearien en l’assombrissant.

L’Intruse et les Aveugles sont d’une note beaucoup plus personnelle, encore que l’auteur s’y soit beaucoup inspiré d’Edgar Poë.

Dans l’Intruse nous voyons ou, — comme il est dit dans les indications scéniques de ce théâtre, — nous « découvrons » dans une salle sombre d’un vieux château plusieurs personnes assises autour d’une table : l’aïeul, qui est aveugle, le père, l’oncle, les trois filles. Dans la pièce voisine, une jeune femme est malade. Une autre personne doit venir ; elle ne vient pas. Pourtant dans le parc les arbres tremblent un peu, comme s’ils avaient été frôlés ; les rossignols se taisent, les cygnes s’apeurent comme si quelqu’un avait passé près de l’étang ; la porte s’ouvre comme si elle avait été poussée ; on entend aussi le bruit d’une faux qu’on aiguise ; puis c’est comme si quelque visiteuse invisible marchait doucement, s’asseyait à la table, se levait, se dirigeait vers la porte de la chambre voisine… Maintenant cette porte s’ouvre et sur le seuil une sœur de charité paraît et fait le signe de la croix pour annoncer la mort de la femme… Ce drame n’est pour le fond que la mise en œuvre de ces métaphores du langage populaire, et qu’on retrouve, je pense, dans le langage de tous les peuples : « Un vent de mort a passé… La mort a frappé à la porte… La mort est entrée dans cette maison. » L’effet de terreur est obtenu grâce à la succession de petites phrases haletantes, haletantes comme la peur, et dont chacune est répétée plusieurs fois.

Le procédé employé dans les Aveugles est exactement le même. Mais le drame a plus de portée, parce qu’il est la traduction sous forme scénique d’une idée de philosophie. Dans une forêt un vieux prêtre est assis : sa face est livide ; ses mains sont rigidement jointes sur les cuisses. À quelque distance, des aveugles, hommes et femmes, sont assis. Ils s’effraient parce qu’ils n’entendent plus la voix du prêtre qui les a conduits jusqu’à cet endroit. Des heures se passent ; et enfin l’un des aveugles, ayant fait quelques pas, se heurte contre le prêtre et s’aperçoit qu’il est mort. Tous se désespèrent ; car maintenant nul ne viendra à leur secours et il leur faudra mourir dans cette forêt… C’est ainsi. L’humanité aveugle allait guidée par la Religion. Mais la Religion est morte. Et les hommes ne savent plus que se lamenter dans les ténèbres.

Pour ce qui est des Sept princesses, les dévots eux-mêmes confessent qu’ils n’y peuvent découvrir aucun sens appréciable. Tout ce que j’en puis dire, après l’avoir lu, est que c’est un mince volume édité à Bruxelles, chez Lacomblez.

Le drame de Pelléas et Mélisande est absolument clair, sauf quelques gentillesses de détail.

À cause de cela, il amènera beaucoup de lecteurs à M. Mæterlinck, et surtout parce que c’est une histoire d’amour.

Un décor de légende : château gothique, parc aux grands arbres, forêt près de la mer… En chassant le sanglier, Golaud, petit-fils d’Arkel, le vieux roi d’Allemonde, s’était égaré dans la forêt.

Il rencontra une jeune fille, Mélisande, qui pleurait au bord d’une fontaine. Il l’emmena au château et il l’épousa, quoiqu’il eût déjà plus de quarante ans et des cheveux gris auprès des tempes.

Et Mélisande se laissa emmener, et elle se laissa épouser. Mais au château elle vit le demi-frère de Golaud, le jeune Pelléas. Et celui-ci, lui ayant dit qu’il était sur le point de partir, Mélisande se sentit toute triste : « Oh ! pourquoi partez-vous ? »

Bientôt Mélisande avoue à son mari qu’elle n’est pas heureuse. Elle ne saurait dire pourquoi ; elle ne se plaint de rien ni de personne, mais pourtant elle ne se sent pas heureuse… Elle dit aussi qu’elle a perdu l’anneau que Golaud lui avait donné le jour des noces. Golaud l’envoie rechercher cet anneau tout de suite et bien qu’il soit nuit noire ; il l’envoie avec Pelléas. À quelque temps de là, comme Pelléas et Mélisande étaient restés seuls dans l’ombre, le petit Yniold, fils de la première femme de Golaud, en approchant la lampe des yeux de Mélisande, vit que Mélisande avait pleuré — et ayant approché la lampe des yeux de Pelléas, il vit que Pelléas avait pleuré pareillement. Une autre fois Mélisande était à la fenêtre de la tour, occupée à peigner ses cheveux, quand elle vit passer Pelléas. Et comme elle se penchait vers lui, sa chevelure se répandit et, du haut de la tour, inonda le jeune homme : « Toute ta chevelure, Mélisande, toute ta chevelure est tombée de la tour !… Je les tiens dans les mains, je les liens dans la bouche… Je les tiens dans les bras, je les mets autour de mon cou… Je n’ouvrirai plus les maiqs cette nuit… »

Cependant Golaud a surpris Pelléas et Mélisande. La jalousie entre dans son cœur. Il veut savoir. Il interroge le petit Yniold. Il le lève dans ses bras jusqu’à la hauteur de la fenêtre de Mélisande, et le force à regarder si Pelléas s’y trouve et ce qu’ils font. Ils sont debout l’un près de l’autre ; ils ne se parlent pas ; ils ne se regardent pas ; iis regardent tous deux du côté de la lumière. « Ils ne ferment jamais les yeux » dit l’enfant, et voici qu’il est pris de terreur : « Je n’ose plus regarder, petit père, laisse-moi descendre !… Oh ! oh ! je vais crier, petit père. Laisse-moi descendre, laisse-moi descendre ! » Car il est des choses qu’un enfant ne doit point voir ; et, se servir de l’innocence pour découvrir la faute, c’est œuvre d’enfer. — La rage au cœur, Golaud retourne auprès de la jeune femme ; il la jette à terre, il la traîne par les cheveux. Il est plus d’à moitié fou. À mesure que ses soupçons grandissent et se précisent, la candeur du regard de Mélisande c’est l’abîme où sombre sa raison. « Voyez, dit-il, je ris déjà comme un vieillard. » Et le vieil Arkel, témoin de cette scène :

Si j’étais Dieu, — j’aurais pitié — du cœur des hommes.

Dans le parc, la nuit, auprès de la fontaine, Mélisande est venue au rendez-vous de Pelléas. Ils se disent qu’ils s’aiment, et ils s’aperçoivent qu’ils se le disent pour la première fois. « Je ne savais pas que tu étais si belle, dit Pelléas… Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau avant toi… J’étais inquiet, je cherchais partout dans la maison… je cherchais partout dans la campagne… Et je ne trouvais pas la beauté… Et maintenant je l’ai trouvée !… je l’ai trouvée… Je ne crois pas qu’il y ait sur la terre une femme plus belle… » La mort est tout près. Golaud est caché dans l’ombre. Il tue Pelléas et se lance à la poursuite de Mélisande. Mélisande va mourir. Sur son lit de mort son mari se penche, pris d’une fureur de savoir, de savoir la vérité et si elle a été la maîtresse de Pelléas. Mais l’âme de la jeune femme est déjà trop loin pour entendre… Avant de mourir Mélisande a enfanté. « Venez, dit le vieil Arkel, il ne faut pas que l’enfant reste ici dans cette chambre. Il faut qu’il vive maintenant à sa place. C’est au tour de la pauvre petite… »

On a dit : C’est Arnolphe, Horace et Agnès. On ajustement dit. Ce sont eux et c’en est beaucoup d’autres. C’est l’École des femmes dans le cadre d’un opéra de Wagner. C’est une forme archaïque et neuve d’un drame éternellement humain et que nous ne nous lassons pas d’entendre conter. Golaud a passé l’âge des folies ; il est prudent et sage. Il sait que de graves intérêts reposent sur lui. Il est à la veille de conclure une union qui rétablira la paix entre deux peuples. Mais il rencontre sur sa route une petite fille qui pleure avec de beaux yeux. Et il n’en faut pas davantage… Pelléas s’en allait quitter le château. Et par là bien des malheurs eussent été évités. Mais ceux qui l’entouraient, gens d’expérience, l’ont retenu. Car la destinée ne permet pas qu’on échappe aux pièges qu’elle a savamment préparés…

Oui est Mélisande et d’où vient-elle ? Nul ne le sait et elle-même n’en sait rien. Cela d’ailleurs n’importe pas. Elle est une femme, sœur de toutes les autres. Elle doit tout à son mari qui lui a sauvé la vie, qui l’a faite riche et princesse. Mais auprès de lui elle ne se sent pas heureuse. Or on n’a pas besoin d’être princesse, ni riche, ni même de vivre ; maison a besoin de vivre heureuse. Et donc dès qu’elle aperçoit briller le bonheur, elle va de ce coté, instinctivement, comme le regard va vers la lumière. Elle ne se défend pas. Elle est sans remords comme elle est sans crainte. Fait-elle mal ou si elle fait bien ? Mais les enfants savent-ils ce qu’ils font ? Elle trompe son mari ; car si la chair n’a pas failli, la trahison reste la même. Et pourtant l’innocence de ses yeux, de ces yeux qui donneraient à Dieu des leçons d’innocence, n’est que le reflet de son âme innocente. Elle est cruelle. À son mari, qui demande si elle a aimé Pelléas, elle répond : « Je l’ai aimé. » Elle est douce. Elle pardonne à Golaud qui l’a frappée d’une blessure mortelle. C’est une toute petite blessure, visible à peine sous le sein gauche. Un oiseau n’en serait pas mort. Mais elle, Mélisande, va en mourir. Si petite que soit cette blessure, elle est assez grande pour que son âme y passe tout entière. Mélisande n’a presque pas d’âme. C’est un petit être d’instinct, né pour aimer, pour souffrir, en faisant souffrir, et pour léguer après elle ce même pouvoir de souffrir où les hommes, nés de la femme, se reconnaissent à travers les siècles.

On voit quelle signification se dégage de ce drame et sans qu’il y faille faire beaucoup d’affaire. Mais le symbole ? ou plutôt les symboles ? Car il n’est ici ni une scène ni un coin de scène dont on n’en puisse faire lever tout un vol. Tout est symbole en un drame symbolique. Pas un mot où le symbole ne s’embusque, et pas une virgule derrière laquelle il ne nous guette. Les servantes que nous avons vues au début occupées à laver le seuil du château ; la forêt où Golaud s’égare ; la couronne que Mélisande a perdue, l’anneau qu’a perdu Mélisande — elle perd beaucoup de choses sur les grands chemins cette Mélisande — ; les cheveux de Mélisande, ces cheveux qui vivent et qui aiment, ces cheveux longs le long desquels Pelléas fait monter des baisers ; la grotte où il y a des stalactites qui ressemblent à des hommes et les épaves de grands naufrages ; et les souterrains du château minés par des eaux mortes, et tout le reste, ce sont autant de symboles… Si je ne vous les explique pas, ce n’est pas pour la raison que vous pourriez croire… Mais l’avantage du symbole, et ce par quoi il se distingue des images précises aux contours arrêtés, c’est qu’il se prête à plusieurs interprétations ; ou plutôt, c’est qu’il offre en ses contours noyés un cadre libre que la fantaisie de chacun peut remplir à son gré. Et c’est aussi qu’entre ces symboles il en est apparemment qui ne symbolisent rien du tout. Ce ne sont pas les moins précieux. Il y a des choses charmantes, il y en a de délicieuses et de pénétrantes qui ne veulent rien dire. Les refrains des vieilles chansons ne veulent rien dire et ils nous bercent doucement. Une couleur, un son ne veulent rien dire. Le sourire de la Nature est sans pensée. Et le sourire de la femme, ce n’est bien souvent que deux lèvres qui sourient ; tout de même il descend en nous plus profondément que des mots ne feraient pas…

Que si nous voulons maintenant nous rendre compte du sens et de la portée de la tentative de M. Mæterlinck, il n’est besoin que de procéder par comparaison. Rappelez-vous quelle direction ont suivie les lettres en ces derniers temps, et ce qu’on a appelé : littérature d’analyse, écriture artiste, document, détermination par le milieu. La littérature tendait de plus en plus à devenir un instrument de recherche quasiment scientifique : elle procédait à coups d’analyses subtiles et d’observations minutieuses ; jalouse d’éviter ce qui est banal et vague, et qui, par suite, n’est pas instructif, elle s’attachait de préférence aux cas particuliers. Les réalités lui semblaient d’autant plus intéressantes qu’elles étaient plus individuelles. La littérature de M. Mæterlinck est un essai de réponse à toutes ces prétentions de la littérature.

Je recommande aux romanciers psychologues ce mot du vieil Arkel parlant de Mélisande : « C’était un petit être mystérieux, comme tout le monde… » De même un personnage des Aveugles songeant à l’humanité tout entière : « Nous ne nous sommes jamais vus les uns les autres. Nous nous interrogeons et nous nous répondons ; nous vivons ensemble, nous sommes toujours ensemble, mais nous ne savons pas ce que nous sommes » : Hélas ! disait Fantasio, c’est tout un monde que chacun porte en lui ! un monde ignoré qui naît et qui meurt en silence ! Quelle solitude que tous ces corps humains !… M. Mæterlinck est très pénétré par le sentiment du mystère de chaque créature, chacune d’elles étant régie par toute sorte d’influences lointaines et chacun de nos actes ayant dans l’inexpliqué d’obscures racines. Comme il est en nous, le mystère est autour de nous ; et nous y baignons comme dans notre atmosphère naturelle. Car nous ne percevons de la réalité qu’une partie infiniment petite. Nos sens sont grossiers. L’invisible excède de beaucoup ce qui est visible pour nous ; il le déborde de toutes parts. Et sans doute entré le monde invisible et notre monde il y a d’intimes concordances. Mais elles nous échappent. Nous allons dans les ténèbres vers l’inconnu… De là vient qu’il n’y a pas de sensation que M. Mæterlinck traduise plus souvent que la sensation de la peur. La peur, une sorte d’angoisse fiévreuse, d’agacement des nerfs et de trépidation, tel doit être l’état habituel pour qui sent autour de lui et en lui une nuit si épaisse… Et je vous accorderai bien volontiers que dans cette faculté d’être impressionné douloureusement par le mystère devenu comme palpable, il y a quelque chose de maladif. Un veut de folie souffle de ce coté. « Il y a d’étranges lézardes dans certains murs », dit un personnage de Pelléas et Mélisande. Et de même il y a dans les cervelles de nos jeunes gens des fêlures subtiles.

Afin de rendre cette impression de mystère M. Mæterlinck se sert de procédés sommaires qui affectent une naïveté de primitifs. C’est ici qu’il fait bon pour lui d’être Belge. Car il ne sait pas bien la langue. Il la sait à la manière des étrangers à qui manque toujours le sens de la tradition. Il a des provincialismes ; un je ne sais quoi de lent et de gêné dans failure, des maladresses et des gaucheries. Faute de trouver le mot juste il s’y reprend à plusieurs fois. C’est de l’écriture tremblée.

Ce quelque chose de sommaire et d’indéterminé on le trouve dans toute l’œuvre de M. Maeterlinck, dans la façon dont il nous présente ses personnages et dont il les fait parler. Le temps ni le lieu ne sont fixés. Cela se passe à une date quelconque, il n’importe laquelle, à dix siècles près ; c’est en dehors de l’histoire. Le paysage est indiqué à grands traits, sans qu’on tienne compte des détails du dessin et des accidents de la couleur, réduit à ses lignes essentielles, présenté par larges plans d’ombre et de lumière. Comme la nature, l’humanité est ici réduite à ses traits les plus généraux. Les personnages y sont dépouillés de tout caractère individuel, de tout ce qui fait que chacun de nous diffère de chacun de ses semblables ; ils n’ont pas de caractère ; ils sont « un vieillard », un « jeune homme », une « jeune femme. » Que s’il leur arrive d’exprimer sur la vie quelque idée particulière, ils s’y montrent très malhabiles. « J’ai toujours vu, dit le sage Arkel, que tout être jeune et beau créait autour de lui des événements beaux, jeunes et heureux » ( !!) Et ailleurs : « Peut-être étais-tu de celles qui sont malheureuses sans le savoir… et celles-là sont les plus malheureuses. » ( !!) Il y a fréquemment dans le dialogue de ces naïvetés qui prouvent assez que M. Maeterlinck est peu doué du sens de l’observation et qu’il est un médiocre penseur. Et d’autres fois des mots y éclatent qui peut-être n’enferment pas une idée très sûre, mais qui remuent et qui troublent.

Plus de sensibilité et plus d’imagination que de pensée, des idées très générales traduites en symboles, à coup sûr c’est de la poésie… Mais il y a un art dont ceci est justement la caractéristique ; inhabile à traduire les idées, il ne peut exprimer que les émotions les plus générales dans ce qu’elles ont de moins précis, il les évoque plus qu’il ne les exprime, il agit sur la sensibilité qu’il remue, sur les nerfs qu’il tend au point de les rendre malades, il résonne dans le fond mystérieux de notre être : c’est la musique.

Les écrivains de l’école de Gautier et ceux de l’école parnassienne s’efforçaient de rapprocher la prose et les vers de la peinture. Ce fut une brillante erreur.

Nous assistons à une tentative pour rapprocher la littérature de la musique.

C’est une erreur charmante.

M. Gabriel D’Annunzio §

Voilà un peu moins de deux ans que le nom de M. Gabriel d’Annunzio fut prononcé chez nous pour la première fois. Aujourd’hui le jeune romancier est aussi connu en France et il y est moins contesté qu’en Italie. Cette rapide et brillante fortune s’explique par bien des causes. D’abord l’œuvre de M. d’Annunzio vient à son heure. Ce « latin » nous arrive au moment où nous commençons à nous fatiguer de ce qu’on appelle d’un mot et en bloc : les littératures du Nord. La lassitude a déjà succédé à l’engouement. Nous nous tournons vers ceux qui sont du Midi. Nous soupirons après une « renaissance latine ». Il nous semble que M. d’Annunzio peut être l’un des ouvriers de cette renaissance. — Puis il a eu la bonne fortune de trouver un traducteur comme on n’en rencontre guère. Ce sont des merveilles que ces traductions de M. Georges Hérelle, si fidèles et en même temps d’une allure si libre, écrites dans une langue simple, vigoureuse, imagée. Ces romans traduits sont parmi les mieux écrits entre les romans français d’aujourd’hui. — Enfin M. Gabriel d’Annunzio a trouvé en France un introducteur incomparable. Comme naguère il nous avait révélé le roman russe, M. de Vogüé vient de nous donner sur l’ensemble de l’œuvre poétique et romanesque de G. d’Annunzio une étude magistrale. Il faut avouer que ce d’Annunzio a toutes les chances. Grace à ce concours de circonstances heureuses, il est passé chez nous auteur à la mode. Il intéresse les lettrés. Il passionne les mondains. Le snobisme le guette.

Je laisserai de côté tout ce qui concerne la biographie de M. d’Annunzio. Il nous suffit de savoir qu’il se fit connaître de très bonne heure par des vers d’une excessive hardiesse, qu’il mena pendant plusieurs années une vie tumultueuse où les succès littéraires ne furent pas les plus retentissants, qu’il vit aujourd’hui retiré dans ses terres de la province de Chieti, uniquement occupé de son rêve d’art, — et qu’il a trente ans. Je négligerai de même l’œuvre du poète. Je ne m’occuperai que des romans qui ont fait connaître chez nous M. d’Annunzio. Il a publié, outre un certain nombre de nouvelles, il Piacere (1889), traduit en français sous le titre de l’Enfant de volupté, l’Innocente (1892) paru chez nous sous le titre de l’Intrus, et Trionfo della Morte (1894). Ces trois romans forment le cycle des « romans de la rose ». Ce sont histoires de chair et de volupté. Pour faire suite et contraste, d’Annunzio nous promet trois « romans du lys » : les Vierges aux rochers, la Grâce, l’Annonciation. Don Juan se convertit.

Ces romans nous fournissent l’occasion d’examiner une question qui à l’heure actuelle est très débattue : celle du « libre échange intellectuel » qui tend à s’établir entre les différentes nations de l’Europe. Les communications devenant chaque jour plus faciles, la connaissance des langues se vulgarisant, la vie se mêlant, les littératures aussi se mêlent, se fondent et se pénètrent. Est-ce un danger ? Et faut-il craindre que par suite de ces infiltrations venues de l’extérieur chaque littérature ne risque de perdre son originalité ? Pour ma part je ne le pense pas. Les empreintes de la race et de la tradition sont trop profondément marquées sur l’esprit de chaque peuple, pour qu’elles puissent s’effacer au contact des idées étrangères. Ces échanges ne sont que source de richesse, élément de fécondité. C’est ce que prouve, par un frappant exemple, l’œuvre d’Annunzio. Celui-ci en effet a subi toutes les influences qui ont dominé en ces derniers vingt ans, et il s’y est prêté. Nous allons suivre à travers ses livres tous les courants littéraires et artistiques qui venus d’un point ou d’un autre se sont fait sentir à toute l’Europe.

Le réalisme. — Parmi les premières « nouvelles » que publia d’Annunzio telles histoires brutales, violentes et moroses, sont d’un bon élève et d’un disciple fidèle de notre Maupassant. La Huche expose la rivalité de deux frères dont l’un est infirme. Un jour qu’il s’est penché pour prendre du pain dans une huche, l’autre lui referme le couvercle sur la tête, et pèse de toute sa force jusqu’à ce que le corps pende inanimé. Un martyr est l’histoire d’un pauvre diable de matelot qui au début d’une traversée s’aperçoit qu’il a au cou un bobo. Le bobo enfle, grandit, menace ; les camarades jugent qu’une incision est nécessaire ; ils charcutent le malheureux avec une sottise barbare jusqu’à ce que mort s’en suive. Les Sequins sont un drame d’avidité et d’ignominie. Ce sont là de courts récits et qui n’ont d’intérêt que parce qu’ils nous indiquent une tendance de l’esprit de l’écrivain. La grande nouvelle intitulée Episcopo et Cie a par elle-même de la valeur. D’Annunzio y étudie un de ces caractères faibles destinés à subir toujours la domination d’autrui. Son Giovanni Episcopo est une de ces loques d’humanité comme les écrivains réalistes aiment à nous en montrer. Pour faire vivre a nos veux la femme à laquelle l’infortuné a lié son sort, l’impure

Ginevra, d’Annunzio a trouvé des touches puissantes : « Des hommes qui venaient à nôtre rencontre se retournèrent deux ou trois fois pour la regarder, et ils avaient dans les yeux le même éclair. C’était toujours, toujours la même chose quand elle passait à travers la foule comme en un sillon d’impureté. Il me sembla qu’autour de nous cette impureté souillait l’atmosphère. Il me sembla que tout le monde convoitait cette femme et jugeait facile de l’obtenir et avait la même image obscène fichée dans le cerveau. » Ne voilà-t-il pas une statue vivante de l’impudicité modelée en pleine chair ? — II faut insister sur ce « réalisme » de M. d’Annunzio. Car ce n’est pas sous cet aspect qu’on s’est accoutumé chez nous à envisager son talent. C’en est pourtant l’un des éléments constitutifs. Dans le Triomphe de la Mort une des parties les plus saisissantes est celle qui est intitulée : « la Maison paternelle. » C’est un tableau de maître peintre réaliste.

Le goût de la psychologie. — C’est M. Paul Bourget qui nous a rendu le souci des choses de l’âme. D’Annunzio a beaucoup pratiqué l’auteur des Essais de psychologie et celui de Mensonges. Tel de ses romans n’est qu’une longue enquête psychologique. Ses personnages, si dominés qu’ils soient par les sens, ne sont pas tellement absorbés dans la matière que chez eux la vie intellectuelle ne soit très développée. Ils sont curieux des phénomènes intérieurs ; ils s’analysent, ils s’étudient et ils étudient les autres ; ils raffinent sur leurs sentiments ; tant qu’enfin ils s’embrouillent dans leurs analyses, s’embarrassent dans leurs déductions, et arrivent à n’y plus rien comprendre… ce qui est le dernier mot et l’effort suprême de la clairvoyance psychologique.

Le baudelairisme. — On entend par là cette perversion qui consiste à mêler le catholicisme avec la débauche, et à raviver la sensualité par le ragoût de l’émotion religieuse. Cette tendance est l’une des plus désobligeantes qui soient. Elle est commune à la plupart de nos jeunes poètes. On la retrouve en plus d’un passage des livres d’Annunzio. La chambre, témoin des exploits amoureux d’André Spérelli « était religieuse comme une chapelle » ; et son ingénieux propriétaire y avait à dessein multiplié les images pieuses, ornements d’église, tentures et chasubles. Tullio Hermil avant de redevenir le mari de Juliane essaie de se persuader qu’elle est en réalité, comme il l’appelle, sa « sœur », afin de donner à la reprise de leurs amours le charme supérieur de l’inceste. Rien de tout cela n’est très joli. Mais c’est qu’en effet les éléments qui ont concouru à former ce talent très complexe ne sont pas tous de même valeur.

L’évangélisme russe. — D’Annunzio est un fervent admirateur de Tolstoï. C’est à partir de l’Intrus qu’il subit l’influence des romanciers, russes. Ce livre en est directement inspiré. On y retrouve les principales idées qui, venues de là-bas, ont pénétré toute la littérature européenne et chez nous ont renouvelé le roman. C’est par exemple l’idée de la bonté de la souffrance et de sa valeur d’expiation. Ou c’est encore cette idée qu’il faut humilier la raison, et choisir pour se guider dans la vie, l’exemple des plus simples entre les hommes. Jean de Scordio, le paysan sublime, fait pendant à Platon Karataïeff. Il est père de quatorze enfants ; ils l’ont abandonné, tous les quatorze, et il ne les a pas maudits. Quand Tullio vient lui demander, d’être le parrain de l’enfant de Juliane, il le trouve en train d’ensemencer son champ. Jean de Scordio forme ce souhait : « Puisse cet enfant être aussi bon que le pain qu’on fera avec le blé qui poussera dans ce sillon ! » Cela est solennel, et un peu niais, ainsi qu’il convient.

En philosophie d’Annunzio va jusqu’aux théories de Nietzsche ; en peinture il est préraphaélite ; en musique il est wagnérien. Doué d’une intelligence très compréhensive et d’une remarquable faculté d’assimilation, il est parmi les écrivains de l’Europe d’aujourd’hui l’un des plus cosmopolites.

Et il est profondément Italien. Il aime la terre italienne. Il y tient par de profondes et de subtiles racines. Il sent en lui l’âme de la race. Il se plaît à la retrouver, cette âme diffuse, dans les chants rustiques, dans les traditions qui se perpétuent parmi les gens des campagnes, dans les coutumes, qui, depuis le temps du paganisme, n’ont presque pas changé. Surtout il aime à se représenter comment cet instinct national s’est développé, épanoui dans la littérature et dans l’art. Il se reporte en imagination à l’époque de la Renaissance. Il s’efforce d’en restituer en lui les merveilles. Il se fait le contemporain des grands seigneurs lettrés, des artistes et des fameuses courtisanes. Or, on sait ce qui appartient en propre à l’Italie dans le mouvement de la civilisation moderne et dans le développement de l’art. Son interprétation de la beauté diffère de celle que nous ont laissée les Grecs. Tandis que la beauté grecque est faite surtout d’harmonie et qu’on y voit l’âme transparaître, la beauté dans l’art italien doit plus à la matière, tient davantage aux attaches du corps et ne se sépare pas de la Volupté.

Plastique et voluptueuse, telle est bien l’imagination de M. d’Annunzio. Chez lui toutes les scènes s’arrangent en tableaux. Voici une femme à sa toilette : « C’était le matin. Elle se tenait au soleil pour faire sécher ses cheveux mouillés qui l’enveloppaient tout entière, comme un velours d’un beau violet profond où transparaissait la pâleur mate de son visage. Le store de toile, relevé à demi, d’une vive couleur orangée, lui mettait au-dessus de la tête la belle frise noire de sa bordure, dans le style des frises qui entourent les antiques vases grecs de la Campanie ; et si elle avait porté autour des tempes une couronne de narcisses, si elle avait eu près d’elle une de ces grandes lyres à neuf cordes, où l’on voit peintes à l’encaustique les figures d’Apollon et d’un lévrier, elle aurait certainement eu l’air d’une élève de l’école de Mitylène ou d’une poétesse de Lesbos. » On citerait vingt morceaux de ce genre. D’Annunzio aperçoit la beauté féminine comme le peintre attentif à l’éclat des tons, à la saveur des chairs, ou comme le statuaire amoureux des formes et qui sculpte un marbre de femme couchée, une figurine de baigneuse. Il a de même, au plus haut degré ce qu’on appelle le « sentiment de la nature ». Il associe aux émotions de ses personnages celles qui leur viennent de l’état de l’atmosphère, de la qualité de l’air, de l’espèce du paysage, de l’heure du jour, cette gravité, cette tendresse, cette mélancolie issues des choses et qui en sont comme le retentissement au plus profond de nous-mêmes. — On devine ce que sera l’amour dans les livres de ce psychologue qui est en même temps un peintre et un poète. Replacé dans le cadre de la nature, en face de l’éternel attrait de la Beauté, il sera non pas seulement une abstraction, idée ou sentiment, mais bien l’amour tout entier, jouissance de nos corps et torture de nos âmes.

On voit maintenant quels éléments se réunissent dans la composition des romans d’Annunzio et comment ceux qui lui viennent de son commerce avec les écrivains étrangers s’y mêlent avec ceux qui sont le fond même du caractère national et de la sensibilité proprement italienne.

Le premier en date de ces romans, l’Enfant de volupté, — trop long, souvent languissant, et dont la conclusion est pour le moins fâcheuse, a surtout pour intérêt de nous présenter le type de jeune homme que d’Annunzio remettra dans tous ses livres, en ayant sans doute trouvé les principaux traits en lui-même, et en regard deux figures de femmes inoubliables. On connaît assez les types qui de coutume composent le personnel masculin des romans d’amour : le « beau mâle » inconscient et stupide et qui est tout uniment une brute ; le « libertin », celui qui par curiosité, par désœuvrement, par ennui, se fait de l’amour une carrière et chez qui l’habitude de la débauche a tué la possibilité elle-même de l’amour ; « l’intellectuel », l’homme de culture supérieure, fourvoyé dans l’amour et qui y trouve surtout un prétexte à des analyses douloureuses. André Spérelli est, comme tous les professionnels de l’amour, égoïste et lâche, la volonté ayant chez lui abdiqué devant l’instinct, et le sens esthétique s’étant substitué au sens moral dont on sait qu’il ne joue qu’imparfaitement le rôle. D’où vient qu’il est moins odieux que la plupart de ses confrères et qu’il garde, en dépit de ses pires égarements on ne sait quel charme vainqueur ? C’est qu’il aime vraiment, avec une ardeur qui lui refait chaque fois une ingénuité toute neuve. « En lui malgré toute les corruptions la jeunesse résistait, persistait, métal inaltérable, arôme tenace. Cette splendeur de jeunesse vraie était sa qualité la plus « précieuse. À la grande flamme de la passion, tout ce qu’il y avait en lui de faux, d’artificiel, de vain, se consumait comme sur un bûcher. » Telles sont bien ses excuses, ou telles sont les raisons qui font qu’il conserve quand même un attrait : il a la jeunesse et la passion.

Sans doute on fera quelque jour une séduisante galerie avec les « femmes » de Gabriel d’Annunzio. Voici d’abord Hélène Muti duchesse de Scerni. Au moment où il va la rencontrer, André rêvait d’une de ces courtisanes du xvie siècle qui « semblent porter sur le visage un voile tissé par quelque sortilège nocturne. » Sitôt qu’il aperçoit Hélène, il la reconnaît pour la femme de son rêve. Il l’a devinée tout à l’heure pendant que devant lui elle montait l’escalier ; le manteau doublé de fourrure neigeuse lui avait glissé autour du buste laissant à découvert les épaules splendides. Il est assis à table à côté d’elle. « Elle avait la voix si insinuante, que cela donnait presque la sensation d’une caresse charnelle… » Cette grande dame est bien de la race des courtisanes. « Certaines intonations de sa voix et de son rire, certains de ses regards exhalaient un charme trop aphrodisiaque. Elle dispensait avec trop de facilité la jouissance visuelle de ses grâces. Par instants, sous les yeux de tous, involontairement peut-être, elle avait un mouvement, une posture, une expression qui, dans l’alcôve, aurait fait frissonner un amant. Quiconque la regardait pouvait lui dérober une étincelle de plaisir, pouvait l’envelopper d’imaginations impures, pouvait deviner ses secrètes caresses. Elle paraissait n’avoir été créée que pour les pratiques d’amour, et l’air qu’elle respirait était toujours embrasé des désirs suscités autour d’elle. » Pour faire un cadre à sa beauté somptueuse, le romancier nous la présente dans le décor d’un grand dîner, dans l’éclat des lumières et des cristaux, dans le parfum des fleurs et des chairs, ou bien il nous la montre vêtue de lourdes étoffes, escortée d’admirations, au milieu de la pompe d’une fête comme on en voit dans les tableaux des peintres vénitiens. Le premier soir André lui a dit :

« Vous devez être faite comme la Danaé du Corrège. » Elle ne s’est pas offensée de ce propos. Toute parole qu’on lui adresse ne saurait être que l’expression d’un désir.

Maria Ferrès par son idéale beauté fait un délicieux contraste à cette beauté trop charnelle. « Elle avait le visage ovale, peut-être allongé un peu trop, mais si peu que rien, de cet aristocratique allongement qu’exagéraient volontiers au xve siècle les artistes chercheurs d’élégance. Les traits délicats avaient cette habituelle expression de souffrance et de lassitude qui donne aux Vierges leur charme humain dans les bas-reliefs florentins du temps de Cosme. Une ombre morbide, tendre, pareille à la fusion de deux teintes diaphanes, d’un violet et d’un azur idéalement tendres, environnait ses yeux, où s’épanouissait un iris fauve d’ange brun. Ses cheveux lui chargeaient le front et les tempes comme une lourde couronne… Rien ne surpassait en grâce cette tête si fine qui semblait peiner sous le fardeau comme sous un châtiment divin. » Par souci d’artiste et pour les besoins de l’harmonie, d’Annunzio donne à Marie la Siennoise un vêtement d’une étrange couleur dérouillé, d’une couleur de safran passée, indéfinissable, de ces teintes qu’on voit dans les tableaux des Primitifs et dans ceux de Dante-Gabriel Rossetti. Et il assortit à la nuance du vêtement la nuance de l’atmosphère.

Le temps où nous apparaît Donna Marie est ce mois de septembre, discret, mystérieux, d’un charme presque féminin. Auprès de cette créature d’élite André éprouve un sentiment de soumission et de dévotion ; son souhait serait « de lui obéir… » Il répète son nom : Marie ! Marie ! et les syllabes lui en semblent infiniment douces. Il songe qu’il serait heureux si elle lui permettait simplement de l’appeler : Marie ! comme une sœur. Au fond, toutes les déclarations qu’on adresse à une femme, et de quelques apparences qu’on essaie de les colorer, signifient toujours la même chose. Mais auprès des meilleures on éprouve le besoin de dissimuler par tous les artifices du langage la brutalité de l’aveu. Il est des femmes qui spiritualisent tout ce qui les • approche. Donna Marie est l’une d’elles…

Pour avoir créé cette noble et charmante figure, il sera beaucoup pardonné à G. d’Annunzio, — et il lui a été beaucoup écrit. Tout auteur qui traite des choses de l’amour est exposé à recevoir des lettres de femmes qui ne sont pas toutes des détraquées. Ce sont les menus profits du métier. L’auteur de l’Enfant de volupté a reçu beaucoup d’épîtres féminines venues de France. Elles diffèrent, comme bien on pense, sur plus d’un point ; mais il en est un par lequel elles se ressemblent : toutes nos Françaises se déclarent sœurs en Donna Marie, sorelle di Maria Ferrés.

Et peut-être à ces figures d’un dessin très précis préférons-nous ces images plus vagues : Juliane, Hippolyte. De Juliane on nous dit surtout qu’elle a beaucoup souffert. Hippolyte est moins une femme en particulier qu’elle n’est un symbole de la Femme. Notre imagination se donne carrière. Des souvenirs se réveillent. Des désirs prennent forme. Nous arrêtons.à nôtre gré les traits flottants de ces figures imprécises. Nous y incarnons notre propre rêve.

L’Enfant de volupté était une œuvre de jeunesse, d’un charme encore superficiel. Il y a dans l’Intrus plus de maturité, plus de réflexion et plus de profondeur. C’est ici deux êtres qui s’aiment et qui se font souffrir. Du coup nous entrons dans la vie, nous sommes dans le plein de la réalité.

En outre, d’Annunzio aborde dans ce livre une des questions qui sont aujourd’hui le plus discutées : la question du pardon. Les moralistes d’il y a vingt ans étaient d’une intransigeance farouche. Pour eux la faute de la femme était sans excuse et devait être sans merci. On ne prenait ni la peine ni le temps de discuter avec la femme coupable ; on avait un moyen simple et catégorique d’en finir avec elle : on la tuait. Nous sommes devenus beaucoup plus humains. Les romanciers dans la Tourmente ou dans la Petite

Paroisse se montrent partisans d’une solution moins brutale. Au théâtre, l’auteur du Pardon prend à son tour le parti de l’indulgence. C’est sur la notion de notre faiblesse que M. Jules Lemaître établit la théorie du pardon ; car le moyen d’être sévères à des fautes qui demain peut-être seront les nôtres ? Et c’est bien par là aussi que sa théorie me semble fausse. Il n’y a à attendre de la faiblesse ni générosité ni bonté, mais rien qu’égoïsme et compromissions. Le pardon n’est qu’un mot vide de sens si on n’entend pas dire que le pardon est décerné au nom d’une vertu supérieure. Ceux-là seuls ont le droit d’être indulgents qui sont irréprochables. Pour les autres, leur pardon n’est que complaisance et peut-être complicité…

Aussi bien d’Annunzio ne s’élève pas à ces hauteurs morales. Tullio Hermil s’est repris de goût pour Juliane lorsqu’il découvre que celle-ci l’a trompé. Il ne veut pas renoncer au plaisir de la possession. Mais en même temps la vue de l’enfant né de la faute lui est intolérable. Que fait-il ? Comme dans la nouvelle de Maupassant, il tue « l’innocent », ou il l’aide à mourir. Désormais entre lui et la femme qu’il aime, Tullio ne verra plus se dresser un souvenir trop précis et une image trop gênante. Il est bien évident que le pardon n’est pour rien dans l’affaire. Il n’est que le nom dont on décore le double instinct, pareillement bestial, de la jouissance et de la destruction.

Le Triomphe de la mort est jusqu’ici l’œuvre la plus complète qu’on doive à M. d’Annunzio, celle où il a réalisé son effort le plus vigoureux, où il a mis le plus de pensée et d’art. J’en laisse volontairement de côté certains aspects dont l’étude pourtant ne laisserait pas que d’être intéressante ou curieuse : le roman de mœurs réaliste, la forte idylle en pleine nature, les descriptions. Je ne retiens que l’étude de passion, afin d’en faire ressortir la signification et la portée. Le drame est à deux personnages ; et cette fois d’Annunzio leur a donné un caractère de généralité tout nouveau. George Aurispa n’est plus seulement l’homme qui cherche dans l’amour la jouissance immédiate et passagère. De la famille à laquelle il appartient il a reçu par hérédité une âme religieuse. Il transporte dans l’amour ce besoin d’absolu qui est une notion religieuse ou tout au moins métaphysique. Il est un « ascète sans Dieu ». — Hippolyte a la beauté qui séduit et qui pourtant est imparfaite. Certains traits qui sont lourds, certains détails vulgaires, décèlent je ne sais quoi d’animal. Elle est travaillée par une maladie mystérieuse, attendu que la femme restera toujours l’enfant malade dont a parlé le poète. Tout contribue à nous montrer dans

Hippolyte l’être inférieur et délicieux, objet pour l’homme de tous les rêves, source de tous, les bonheurs, instrument de toutes les déchéances et de toutes les ruines. — Entre cet homme et cette femme va se passer l’éternel drame de l’humanité : c’est d’abord le mirage du bonheur parfait dans l’amour, c’est le désir d’arriver à l’entière possession, d’absorber une autre vie dans la sienne et de s’absorber dans autrui ; et c’est enfin devant le démenti des faits, et dans la nécessité de renoncer à réaliser l’impossible, la déception qui aboutit à la haine.

George aime Hippolyte d’un amour exclusif et inquiet. « Il savait bien que l’amour est la plus grande des tristesses humaines, parce qu’il est l’effort suprême que l’homme tente pour échapper à la solitude de son être intérieur ; effort inutile comme tous les autres. Mais il aspirait à l’amour avec un transport invincible. » Il songe que, quoi qu’il fasse, trop de souvenirs sont entre la femme qu’il aime et lui. Le monde où elle vit, la société qui l’entoure, les occupations où elle se mêle, tout cela lui vole un peu du bien qu’il convoite pour lui seul. Alors il fait ce rêve qu’ils soient seuls tous deux dans le monde. Qu’ils s’en aillent dans une retraite où tout leur sera étranger qui ne sera pas eux, où ils seront l’un à l’autre tout l’Univers ! Elle ne verra, n’entendra, ne ’saura que lui. Tous ses sens seront fermés aux sensations qui ne viendraient pas de lui… Hippolyte accepte de se prêter à ce rêve insensé. Elle vient au rendez-vous qu’il lui a fixé, dans la villa qu’il lui a choisie, à San Vito, au bord de la mer. Il a fait joncher de fleurs le chemin par où elle doit passer. Elle marche sur les fleurs dont le sol est jonché. Elle marche sur la chair et dans l’haleine des fleurs. Elle est la maîtresse et la reine. Désormais il vivra pour la contempler dans sa beauté immuable et changeante. Il la verra fraîche et jeune dans la jeunesse du matin, radieuse dans la splendeur des midis, ou bien dans la nuit sombre, devant lamer étendue à ses pieds, tragique et terrible comme l’Hélène des Grecs.

Mais on a beau faire. Les pauvres êtres se restent toujours run à l’autre impénétrables. « Quelle solitude que tous ces corps humains ! » Même dans l’amour et jusque dans l’extase des ivresses, on reste deux, toujours deux, séparés, étrangers, solitaires. De la différence naît l’hostilité. Un jour vient où George aperçoit dans, la physionomie d’Hippolyte certains détails qui lui avaient échappé, ce qu’il y a de commun et d’irrégulier dans ses traits, le bas du visage qui est alourdi, la bouche qui est vulgaire, C’est la désillusion, c’est le désenchantement. Il est obligé de s’avouer, à lui-même qu’il ne l’aime plus… Il ne l’aime plus, — il la désire toujours.

« Entre cette femme et lui il semblait qu’il se fût établi comme une adhérence corporelle une sorte de dépendance organique en vertu de quoi le moindre geste d’elle provoquait en lui une modification sensuelle involontaire. » À l’amour défunt survit le désir, un désir dont il a la terreur, une séduction à laquelle il voudrait et à laquelle il ne peut échapper. Une sourde irritation grandit en lui contre elle. Elle ne comprend rien d’ailleurs à cet obscur travail qui se fait dans l’âme de son amant. Elle le provoque, l’imprudente ! Elle le défie. N’est-elle point sûre de son pouvoir ? Ne sait-elle pas les gestes et les paroles qui prévaudront contre ses défiances et contre ses révoltes ? N’est-elle pas plus forte que sa pensée ? « Le parfum de ma peau peut en toi dissoudre un monde… » Hélas ! elle ne sait pas que du plaisir doit naître la satiété et qu’une loi veut que l’amour se change en son contraire. L’aimée est maintenant l’Ennemie. — Une fois déjà, au bain, il a tenté de la faire périr. Un soir il l’entraîne au bord d’un précipice hérissé de rochers. Il s’y jette avec elle. — Ainsi se termine par un dénouement tragique ce drame de l’amour sensuel. Je ne sais guère de poème plus sombre, où soit mise en relief avec plus de vigueur cette hostilité qui naît du fond mystérieux de la chair, où se vérifie plus cruellement cette loi de l’amour qui ne peut trouver son entière satisfaction que dans la mort.

Nous sommes assez loin de la peinture légère et superficielle de la volupté. Ayant commencé par ne décrire que le plaisir et que les joies des sens, d’Annunzio en arrive à nous faire toucher ce qu’il y a de troublant et de fatal dans la passion. Tel est chez lui le résultat du mélange de qualités contraires, de la gravité de la pensée du Nord avec la sensualité italienne. L’écrivain est trop jeune pour qu’on puisse porter sur son œuvre un jugement qu’on pourrait être obligé de modifier demain. Il nous promet des livres très différents de ceux qu’il nous a donnés jusqu’ici. En attendant, les romans que nous avons analysés suffisent pour lui valoir une belle place parmi les écrivains de l’Europe d’aujourd’hui. L’admiration ne leur sera pas refusée en France, une admiration dans laquelle il entrera tout de même une sorte d’étonnement. Car ces transports de la volupté physique nous déconcertent quelque peu. L’amour est chez nous plus raisonnable, plus disert, plus spirituel, plus tendre aussi, plus recueilli et plus intimement douloureux.

Les Cent quarante-et-un §

On se demande souvent ce que sera la littérature dans le siècle qui va s’ouvrir. Même la littérature continuera-t-elle d’exister ? Ne sera-t-elle pas étouffée par le progrès des sciences ? ou ne va-t-elle pas succomber victime d’elle-même, fatiguée par son propre développement, épuisée par une production trop abondante ? Y aurait-il encore des poètes pour bercer de leurs chants la vieille humanité ? Des penseurs et des artistes sauront-ils créer, pour, des idées neuves, des symboles inédits ? Verra-t-on s’épanouir la flore d’esthétiques inconnues ? Tout a été dit, et, semble-t-il, sous toutes les formes. Y a-t-il espoir qu’on puisse trouver autre chose et trouver mieux ?

À toutes ces questions il nous est enfin permis de répondre avec certitude. La littérature du xxe siècle sera d’une richesse « et d’un éclat extraordinaires. Ce n’est pas en vain qu’on parlait depuis quelque temps d’une « crise » ; et ceux-là avaient raison, qui s’obstinaient à voir dans la médiocrité même de la production actuelle le gage avant-coureur d’un renouveau prochain. Il en est des produits de l’intelligence comme de ceux de la terre : c’est après des périodes infertiles que les champs se couvrent des plus belles moissons. Nous nous attristions de voir la littérature languir et toutes les tentatives avorter. C’est un fait que les écrivains qui sont parvenus à la notoriété dans l’espace de ces derniers vingt ans sont notoires surtout par leur insuffisance. Cela nous désespérait. Et nous tous qui avons passé la trentaine, nous gémissions de constater notre néant… Il faut nous en réjouir au contraire. Nous avons été la génération sacrifiée. Qu’importe ? Et ne devons-nous pas plutôt nous applaudir d’avoir de cette façon servi aux fins de la nature ? Apparemment cette transition était nécessaire. Plus difficile et plus lente aura été d’élaboration, plus les résultats en seront magnifiques. Il est des époques privilégiées où le génie souffle de toutes parts. L’esprit de la Renaissance faisait du dernier des artisans un artiste incomparable. L’histoire se souvient avec admiration des temps de Léon X et de Louis XIV, d’Auguste et de Périclès. Encore ces siècles ont-ils été relativement pauvres. Quand on a pour chacun d’eux cité une trentaine de noms, on a épuisé la liste des écrivains fameux. Ils n’étaient que sept dans toutes les Pléiades connues jusqu’à ce jour. Mais une réunion de cent quarante et un écrivains dont le moindre est un profond penseur et un écrivain parfait, voilà ce qui ne s’était jamais rencontré. Et tel est le prodige qui est dès aujourd’hui visible à l’œil nu.

Un petit livre vient de paraître — petit par les dimensions, considérable par son importance — un opuscule discret et qui aura bientôt fait de reléguer dans l’oubli les plus bruyants manifestes. Sous ce titre sans prétention : Portraits du prochain siècle15, il contient, avec les noms des cent quarante-et-un, une courte biographie de chacun d’eux et un aperçu succinct de leurs mérites tant physiques qu’intellectuels. On ouvre ce livret avec un peu de surprise d’abord et quelque défiance ; bien vite on est gagné : la surprise fait place à l’émerveillement. On est vaincu, conquis, ébloui. On s’étonne qu’une seule génération puisse compter tant d’hommes admirables. On se demande, après chaque page tournée, comment il pourra en rester pour la page suivante. Il en reste toujours. On a fini le volume ; il en reste encore. Car ce n’est là qu’un premier tome, consacré aux purs littérateurs. Le second sera réservé aux artistes, le troisième aux philosophes et aux sociologues.

Tout le monde comprendra l’émotion que laisse après soi une pareille révélation, et de quel trouble elle emplit quiconque a le culte sincère et le patriotique souci de notre chère littérature française. Ce n’est plus ici le lieu de douter, et il serait tout à fait déplacé de chicaner et de contester. La critique se fait le plus grand tort par la mauvaise grâce avec laquelle elle a coutume d’accueillir tout ce qui est nouveau et tout ce qui brille. Nisard, pour n’avoir loué qu’avec des réserves les premières poésies de Victor Hugo, s’est justement acquis la réputation d’être un. âne. Musset avait achevé toute son oeuvre que les « bons esprits » ne voulaient encore voir en lui qu’un écolier espiègle. Sachons éviter ces méprises ; élevons-nous au-dessus de ces mesquineries ! Ne soyons pas les éternels empêcheurs de danser en rond ! Le scrupule est étrange de se plaindre que la mariée soit trop belle. À de certaines heures la critique perd ses droits ; ou plutôt elle a un devoir nettement tracé : c’est de s’incliner avec déférence devant les nouveaux venus, et c’est encore de mettre au service de, chacun d’eux, comme d’eux tous, les quelques moyens de publicité dont elle dispose. C’est ce devoir que nous venons remplir.

Comme il est naturel, les noms de ces hommes qui prochainement seront dans toutes les bouches, ne sont pas encore tous également illustres.

Quelques-uns Sont parvenus jusqu’au public. M. Maurice Barrès, M. Laurent Tailhade sont connus ; M. Joséphin Péladan, grâce aux plaisanteries des journaux et aux lazzi des revues de fin d’année, a reçu la grande consécration du ridicule. Mais pour cinq ou six qui ont déjà forcé l’attention, combien en trouverait-on qui ne se sont pas encore tout-à-fait dégagés de l’obscurité, ou même qui y sont totalement plongés ? Je transcris quelques noms au hasard : Edmond Barthélémy, Pierre Quillard, Hugues Rebell, Louis Denise, Adolphe Retté, Paul Espéron, Paul Leclerq, Mathias Morhardt, Ivan Gilkin, P.-N. Roinard, Victor Remouchamps, Max Elskamp, Emile Michelet, Edmond Cousturier, André Fontainas, Joseph Declareuil, Ludovic Hamilo, Mario Varvara, Léon Bazalgette, Daniel Baud Bovy, Jean Manescau, Louis Pilate de Brinn’ Gaubast… Il en est parmi ces noms dont la physionomie, tranchant sur l’ordinaire, est très capable de faire impression. Citez-les devant les personnes lettrées, de celles qui achètent le livre du jour et dissertent dans les salons sur la plus récente façon de pratiquer l’amour que recommande, le roman à la mode, elles ne sauront de qui vous voulez parler, et si ces messieurs, Belges ou, Français, Wallons ou Provençaux, s’occupent, d’industrie ou de commerce, d’agronomie ou de, sériciculture.

Voyez pourtant qui sont ces hommes qu’on ignore. Edmond Barthélémy « est un styliste admirable, une des plus grandes personnalités de la future histoire des lettres ». Pierre Quillard, « en même temps qu’excellent poète, est un érudit sagace et un critique judicieux ». Hugues Rebell est, « dans un jardin de plantes étiolées, un bel arbre ; parmi une génération maladive ou affolée, un homme ; il tranche sur tout le milieu comme l’éclat d’un phare sur la nuit ». Louis Denise « est un érudit délicat et un parfait artiste ». Adolphe Retté « est une des personnalités les plus saillantes de ces cinq dernières années ». Paul Espéron « est un vrai poète, exquis de grâce simple, des meilleurs parmi les délicats ». « Esquisser la physionomie de Paul Leclercq exigerait une pénétration de sphinx ». Mathias Morhardt « est l’esprit le plus délié, le critique d’art le mieux informé ». Ivan Gilkin. « est un Raphaël noir ». P.-N. Roinard « est monté vers des sommets d’où l’on voit dans son harmonie totale l’humanité et ses microcosmes sociaux ». Victor Remouchamps « est l’auteur » des Aspirations… et fait des calembours deux fois par an ». Les poésies d’Elskamp « seraient divines vraiment pour enluminer un peu les siècles ». Émile Michelet « est un écrivain de race et une lumineuse constellation », etc., etc. Je cite textuellement, comme bien on pense. Je serai obligé de beaucoup citer. Mes lecteurs ne s’en plaindront pas.

À chaque ligne reviennent des termes qui expriment un enthousiasme sans mélange. Le verbe admirer s’y conjugue avec tous ses dérivés. Admirable et merveilleux s’y complètent de « miraculeux ». Encore arrive-t-il que ces mots semblent par trop inégaux à la louange. Outre que la langue française est pauvre, les épithètes laudatives y ont perdu de leur valeur pour avoir trop servi et trop souvent hors de propos ; elles se sont, usées pendant que les professeurs de belles-lettres les appliquaient à Homère, à Eschyle, à Dante, à Shakespeare, à Gœthe. Il faudrait des vocables tout neufs. Nos portraitistes ne se font pas faute d’en inventer. D’autres fois, désespérant de tout dire, ils aiment mieux ne rien dire. Ils renoncent. C’est ainsi, d’un bout à l’autre, une admiration spasmodique et continue…

Comment se fait-il que de si beaux génies en soient encore à attendre la renommée, alors que tant de commerçants vulgaires et de bas entrepreneurs de lettres ont surpris la faveur publique ? Hélas ! c’est qu’en notre époque de réclame à outrance, ceux-là restent longtemps méconnus qui ne se résignent pas à employer des procédés dont la grossièreté répugne à la délicatesse de leur âme. Toutefois il était temps que ce malentendu prît fin. Et puisque les « organes officiels » leur sont fermés, puisque les critiques à brevets, distributeurs patentés de l’éloge et du blâme, refusaient de les apercevoir, ne trouvez-vous pas que les nouveaux écrivains ont bien fait de s’adresser à nous directement et de se présenter eux-mêmes ?

Car, tel est le procédé pour les Portraits du prochain siècle. Ce sont portraits d’écrivains peints par eux-mêmes. C’est M. Bernard. Lazare qui nous apprend que M. Paul Adam, « parmi les écrivains nouveaux, est certes au premier rang ». Mais c’est M. Paul.Adam qui, par un juste retour, qualifie M. Bernard Lazare de « parfait entre les écrivains ». M. A.-Ferdinand Hérold se porte garant du talent de M. Pierre Quillard ; parallèlement, M. Pierre Quillard témoigne en faveur de M. A.-Ferdinand Hérold » M. Henri Degron nous fait les honneurs de l’œuvre de M : Achille Delaroche : aussi reçoit-il à l’instant de M. Delaroche un même service. M. Hugues Rebell a signé le portrait de M. René Boylesve ; et donc, au bas du portrait de M. Rebell se lit la signature de M. Boylesve. M. Hirsch (Charles-Henry) fait le portrait de M. Hirsch (Paul-Armand). C’est ainsi que les représentants de la jeune littérature défilent devant nous dans une double posture, tour à tour peintres et modèles, portraitistes et portraiturés.

Je prévois l’objection. On ne manquera pas de crier à la camaraderie. On rappellera le mot de Molière sur la casse et le séné. Pour le dire en passant, à combien d’exécutions sommaires ont servi les mots trop vantés de cet homme de théâtre ! Il est aisé de se moquer de tout, sans être pour cela fort plaisant. La raillerie, qui sert si bien la cause de l’injustice, n’est le plus souvent qu’une forme de l’inintelligence. Ne convient-il pas plutôt de reconnaître ce qu’il y a de généreux, — et surtout de désintéressé, — dans l’attitude de ces écrivains ? Notez, en effet, que toutes ces « jeunes individualités de l’heure présente » sont, par la force même des choses, des individualités rivales. Se fut-il glissé entre elles quelque jalousie, cela né devrait pas nous surprendre, et nous n’aurions pas même le droit de le leur reprocher. Ces rivaux se souviennent uniquement qu’ils sont compagnons d’âge et compagnons d’œuvre. Ils s’unissent en vue de l’effort commun. Ils vont la main dans la main. Ce sont véritablement frères d’armes, dénombrant leurs forces avant la bataille et sonnant la charge dans leurs clairons réciproques.

Du coup se trouve dissipé un préjugé trop répandu, et ruiné l’un des reproches dont on avait coutume de faire peser l’injustice sur notre jeunesse littéraire. Cela est capital. Quand la publication des Portraits dit prochain siècle n’aurait pas eu d’autre résultat, elle aurait encore été suffisamment utile. C’est dans les  « petites revues » que se manifeste chez nous la jeune littérature. Cette institution des petites revues restera comme le fait le plus intéressant de l’histoire des lettres contemporaines. Elle remonte à une dizaine d’années. Sans doute de tout temps on avait vu des écoliers crayonner des vers sur leur pupitre de collégiens et de tout petits enfants tenir la plume du même pouce qu’ils venaient de téter. Mais ils ne trouvaient pas le placement de ces productions naïves. Les jeunes revues leur ont offert un débouché. Un abonnement donne droit à l’insertion d’un sonnet. Moyennant quelques centaines de francs, on peut voir sa prose imprimée bi-mensuellement. Les petites revues ont donné satisfaction au plus légitime des désirs ; elles ont répondu à ce besoin qui s’impose impérieusement à l’homme civilisé le besoin d’être directeur, rédacteur en chef, ou tout au moins secrétaire de quelque rédaction. Qui niera que dans le siècle des microbes et des infiniment petits, il dût y avoir une place pour la littérature embryonnaire ?

Or, on nous représentait ces revues comme des antres de la discorde. À en croire des personnes mal informées — ou malintentionnées, — la guerre sévissait du Mercure de France aux Entretiens politiques et littéraires, de l’Ermitage, à la Plume, de l’Art social à la

Revue Blanche, à l’idée libre, aux Écrits pour l’art, à la Jeune Belgique, au Réveil, aux Étrangers, aux Mystiques, aux Isolés, aux Néo-Naturalistes, aux Essais d’Art-libre. Ce n’était entre ces maisons d’à côté qu’âpre concurrence et querelles aussi personnelles que déloyales. La division n’expirait pas au seuil de chacune d’elles. Tous ces frères ennemis, disait-on, ne passaient le temps qu’à s’entre-dévorer. Et on allait déclamant contre la férocité des jeunes. C’est justement le personnel de ces jeunes revues qui, dans les Portraits du prochain siècle, défile en si bel ordre. Où ne règne que la plus cordiale entente, il devient désormais impossible de parler sans mauvaise foi de dissensions intestines. Le moyen de reprocher aux mêmes hommes de s’entredévorer. à la fois et de s’entreflagorner ?

En vérité ils n’ont pas de haine au cœur. Ou plutôt ils n’en ont qu’une c’est contre les écrivains qui les ont précédés. Mais faut-il parler de haine quand, il s’agit de légitime défense et de la loi elle-même de la concurrence vitale ? Bossuet, dans une page éloquente, nous montre les générations nouvelles poussant du coude celles dont elles vont prendre, la place. Les choses n’ont pas changé depuis le temps de l’orateur chrétien. Je n’en veux pour preuve que le jeu auquel se livre chaque semaine M. Bernard Lazare dans le supplément du Figaro. Il publie une série de médaillons destinés à mettre en présence et en opposition Ceux d’aujourd’hui et Ceux de demain. À chacun des écrivains qui sont aujourd’hui en réputation cet homme ingénieux en oppose un autre qui est tout prêt pour le supplanter. On ne saurait, d’une façon plus claire, signifier leur congé à ceux qui sont coupables d’avoir fait leur temps. C’est faire comprendre aux plus récalcitrants qu’on les a assez vus, que l’heure est venue pour eux de disparaître et de désencombrer. Aussi bien ceux qui s’offenseraient d’un tel procédé ne doivent-ils s’en prendre qu’à eux-mêmes. C’est leur faute s’ils ont assez peu le sentiment des convenances pour qu’il faille les rappeler à la discrétion. Tant pis pour ceux qui se cramponnent, — et pour les morts qu’il faut qu’on tue.

Peut-être le moment est-il venu de lier plus intime connaissance avec ceux dont jusqu’ici nous n’avons cité que les noms pareils à des ombres vaines. Ce ne sont pas les renseignements qui nous manquent. D’abord les littérateurs du prochain siècle ont tenu à nous donner sur leur personne physique les détails les plus circonstanciés et parfois les plus intimes. J’avouerai, s’il le faut, qu’il y a là quelque snobisme, analogue à celui des « célébrités » qui prennent plaisir à contempler leur photographie dans les vitrines, ou des mondaines qui stationnent devant leur portrait dans les expositions. C’est une faiblesse, mais combien excusable chez des jeunes gens ! Car ils sont à l’âge où l’on ne se résigne pas aisément à être tout à fait dépourvu de charmes extérieurs. Il est si naturel d’aimer à plaire ! Au surplus ils savent bien qu’il n’est pas de grande destinée où la femme n’ait sa placé, et que le génie n’a pas toute sa récompense s’il n’est couronné par l’amour. Aussi constatons-nous avec plaisir que pour la plupart les avantages du corps leur ont été amplement départis. Hélas ! ce n’est pas du tout indifférent. Que d’hommes éminents, grands esprits et grands cœurs, ont envié le charme conquérant des bellâtres ! Ceux-ci n’auront pas à souffrir de ces fâcheuses disgrâces. À les voir, l’imagination évoque les exemplaires choisis de l’humanité et les plus nobles spécimens de la beauté masculine : seigneurs vénitiens ; tercieros de fer que le grand duc d’Albe menait tambour battant des Alpujarras aux polders de Frise ; barons qui partirent jadis avec le Conquérant et dont les descendants trônent encore sur les sièges armoriés de la Chambre haute ; gentilshommes de la cour des Valois à la barbiche en pointe, aux moustaches en croc, aux cheveux en brosse ; pâles visages de Van Dyck ; figures gracieuses de Miéris ; faces mélancoliques de rois dépossédés promenant leur noblesse d’âme parmi les palais déserts et les boulingrins de Versailles. Celui-ci est un Christ brun. Cet autre a une tête de dieu germain, un front porteur de foudre. En l’apercevant on se demande : « Ne serait-ce point Charlemagne ? » Surtout leur regard, où se mire leur âme, est très significatif et l’explorateur qui entreprendrait, comme dit le poète, un voyage dans leurs yeux, y ferait un curieux voyage de découvertes : yeux où l’on découvrirait « d’antiques vagues apaisées et le déchaînement des houles futures » ; yeux qui déjà « contemplent l’aurore des jours qui ouvriront le prochain siècle ». Stefan George a le « regard lunaire ». Un autre a «  une tête triangulaire, binoculée d’ailleurs » ; ce qui signifie, je pense, qu’il n’est point borgne. Il y en a un qui louche. Cela même donne à l’expression de son visage un je ne sais quoi d’énigmatique » et qui attire. On note aussi leur sourire qui tantôt fait songer à celui qui erre aux lèvres des statues de Jean de Bologne et tantôt semble le sourire des anges d’Angelico. Les dames du monde des lettres ne s’ennuieront pas dans le prochain siècle !

Est-il besoin d’insister sur les qualités de leur cœur et sur la trempe particulière de leur âme ? Rien de plus mâle, rien de plus loyal, rien de plus fier : mais rien aussi de plus tendre et de plus délicat. Une vue droite, une volonté tenace, une conscience scrupuleuse, un caractère franc comme une épée, tous ces mérites leur sont ordinaires, et il leur semble si simple de les avoir, que de les en féliciter serait presque leur faire injure. Notons plutôt un trait qui leur est commun et caractérise en quelque façon leur manière d’être : ils sont tous un peu hautains. Ils ont une tendance naturelle à mépriser et à dédaigner. Cela chez eux ne vient pas de sécheresse ni de méchanceté. Ils tendent volontiers la main à qui les approche. Ils sont d’un abord affable et qui condescend. Mais ils se sentent un peu en dehors du reste des hommes, étant fort au-dessus. Cette impression d’isolement ne va pas sans tristesse. L’élu du Seigneur se plaint d’un privilège qui est aussi un gage de souffrance. On ne connaît pas de solitaires gais.

Avoir un esprit hautain avec de la douceur dans les mœurs et un penchant à la mélancolie, cela mène tout droit à se réfugier dans l’ironie. On est très intelligent ; on a compris beaucoup de choses et que toutes, sont également vaines. À quoi bon s’irriter d’ailleurs et que servent contre l’inévitable les éclats d’une colère impuissante ? On est résigné. On accepte le monde comme il va et les hommes, tels qu’ils sont, en se réservant seulement d’indiquer qu’on n’est point dupe. On s’abrite derrière un sourire qui ne semble imbécile qu’aux profanes eux seuls. On tisse autour de son âme comme un voile subtil. Alors, de la tristesse elle-même naît une sorte de volupté très particulière. À s’apercevoir qu’on est incompris et seul, on goûte une jouissance amère et un plaisir distingué. L’ironie est un genre difficile. Ce n’est pas un mince mérite pour les jeunes écrivains que d’y exceller. Quelques-uns s’en sont fait une spécialité. Ils sont proprement des « ironistes », c’est-à-dire qu’ils appliquent à tout sujet, indistinctement, une gouaillerie continue et sans nuances. Mais ceux qui ne sont pas des professionnels de l’ironie ont encore en ce genre des trouvailles délicieuses. Écoutez, plutôt comme M. Louis Lormel parle de ceux qu’il nomme, avec un sourire d’affabilité, ses aimables contemporains. « C’est charmant, assure son biographe, d’entendre ce doux nihiliste énoncer : « S’il n’était des lois prohibitives, sanctionnées de sûrs châtiments, je lancerais du haut d’un cinquième des pavés sur la tête des passants. » Cela sans nul coup de gueule, mais d’une voix timide plutôt ; sans, non plus, nulle loquacité de gestes dont il répudie le mauvais goût. » Ne trouvez-vous pas en effet que cela est d’un goût excellent et d’une gentillesse tout à fait charmante ?

Il nous reste à recueillir les renseignements qu’on nous donne sur l’œuvre de ces messieurs, sur leurs idées, leurs projets, leur méthode de travail. Voici un premier fait dont la constatation ne va pas sans causer d’abord quelque surprise ; mais il faut y insister, car il semble bien que nous touchions ici à quelque chose d’essentiel et de caractéristique. Ces écrivains impeccables, ces purs artistes, ces poètes prodigieux, ces stylistes prestigieux, — pour la plupart ils n’ont jamais rien écrit. Cela est digne de remarque. Sans doute il faut faire des exceptions. On sait, par exemple, que M. Paul Adam est d’une extrême fécondité. Quelques-uns aussi ont fait imprimer des plaquettes, de format généralement excentrique, avec de grandes marges et beaucoup de blancs. Mais le format ne fait rien à l’affaire Tirées à petit nombre, ces plaquettes sont le plus souvent introuvables, ce qui en augmente le prix. Ils sont encore les auteurs d’un poème annoncé, d’un roman en préparation, ou d’un volume impatiemment attendu. Ils ont composé une nouvelle, à moins qu’ils n’en aient seulement esquissé le plan. Ils ont rédigé une note, ou ils y songent. Ils ont promis une page. Tels ont pour titres littéraires d’avoir collectionné des estampes japonaises. Plusieurs n’écriront jamais rien. Ce sont, paraît-il, les mieux doués ; ce sont en tout cas, les plus consciencieux et les plus fiers. Car on abaisse son rêve en le réalisant. Et parce que la langue reste forcément insuffisante, malgré toutes les tortures qu’on peut lui faire subir, en traduisant sa pensée on la trahit. Tous les poètes ont dit que leurs meilleurs vers étaient ceux qu’ils n’avaient pas écrits. Les poètes nouveaux ont fait beaucoup de ces meilleurs vers-là. C’est déjà La Bruyère qui parlait avec tristesse de telles gloires hautaines qui s’évanouissent dès qu’elles se laissent approcher « L’impression, disait-il, est l’écueil. » Jules Laforgue et Arthur Rimbaud le savaient bien qui n’eurent garde de rien publier de leur vivant. Ils méritèrent par là de devenir des maîtres. On ne discute Mallarmé que depuis que chacun peut se procurer son Florilège pour trois francs cinquante. L’inédit est une grande force.

Point d’œuvres ; mais de programme pas davantage. Je ne prétends pas dire qu’ils n’aient pas de théories ; ils en ont, au contraire, et chacun la sienne. Ils les exposent avec une complaisance qui chez d’autres ressemblerait à du pédantisme ; et leurs idées, grâce aux brouillards dont ils les protègent, conservent de mystérieux lointains. Pas un poète ici qui ne soit doublé d’un « esthète » ; pas un Créateur qui ne soit étayé d’un « dikaste. » Entendez seulement qu’il n’y a pas parmi eux de courant général, ni, comme disent les politiciens, d’orientation commune. On s’en rend compte rien qu’à consulter la liste des précurseurs de qui ils se recommandent. Les écrivains qui s’y rencontrent, doivent, à ce qu’il semble, s’y rencontrer pour la première fois. Taine aurait éprouvé quelque étonnement si on l’eût averti qu’il dût un jour être rapproché de Tristan Corbière et d’Ernest Hello. Renan s’y trouve réconcilié avec Veuillot. M. Becque fraternise avec Edgard Poë, Balzac avec le comte de Lautréamont, auteur des Chants de Maldoror. Flaubert est magnifié pour avoir « exhalé supérieurement son intime souffrance en ces mots : « L’époque est farce décidément. » Les frères de Goncourt reçoivent un juste hommage, ayant définitivement fait prendre au public l’habitude d’entendre les littérateurs parler de leurs affaires de ménage. Stendhal et Ibsen, Baudelaire et Tolstoï, Alfred de Vigny et Jules Vallès, quelques autres encore complètent cette liste éminemment panachée. Au temps de Victor Cousin, cet art d’apparier les contraires s’appelait l’éclectisme. Le mot a vieilli : il a dû céder la place à un autre qui est d’allure plus moderne et comporte en outre un sens un peu différent : c’est l’anarchisme. Les jeunes littérateurs sont anarchistes de lettres.

L’absence de travail est encore un des traits où se reconnaîtront les écrivains du prochain siècle. C’est un des privilèges qu’on leur enviera le plus justement. Ils laissent à d’autres l’effort minutieux et patient : ils n’en ont pas besoin. Ils savent tout sans avoir jamais été obligés de rien apprendre. Le chemin où nous nous traînons lentement et par étapes, ils l’ont accompli d’un bond. Ils sont intuitifs : c’est leur idiosyncrasie. Ils entrent dans la vie ; ils ont déjà « cérébralement vécu une vie d’homme, et touché littérairement à tous les genres ». Ils ne font que de naître, et ils sont déjà « revenus désabusés du périple des vanités terrestres ». Ils ont « pénétré les arcanes de l’ésotérisme, scruté les traditions orientales, interrogé les modernes métaphysiques ». La docteur Faust n’en avait pas tant fait dans ses veilles légendaires ; et Pic de la Mirandole s’était acquis de la réputation à meilleur compte. M. André Gide « a touché en quelques brefs écrits à plusieurs des points les plus secrets de l’entendement humain et au sens de Dieu… Ce créateur de vingt deux ans est allé d’un mouvement simple plus loin et plus directement vers la vérité que les méditatifs mûris par une étude analytique aussi prolongée que sa propre existence. » Des érudits connus pour avoir pâli sur de vieux textes et déchiffré les inscriptions des pierres d’autrefois hésitent dans leurs conclusions et se bornent à des hypothèses. L’érudition de M. Edmond Barthélémy ne connaît pas ces timidités. « Rome, Byzance, Thèbes lui sont familières, et ne disait-il pas un jour que, s’il était tout à coup transporté à Constantinople, il s’y promènerait sans s’égarer, rien qu’en se souvenant des plans de Byzance qu’il sait par cœur ? » M. Pierre Louys a traduit Méléagrc ; M. Rémy de Gourmont sait du latin.

Philosophes par instinct et savants par divination, ils ont surtout, cela va sans dire, reçu par droit de naissance et complexion naturelle tous les dons proprement littéraires. Du premier coup et sans y tâcher, ils égalent les meilleurs écrivains : ou plutôt, n’ayant voulu que les égaler, ils les dépassent. Les amis de M. Albert Samain « savent de lui des poèmes qui ont la rigide perfection de ceux de M. Leconte de Lisle, et ils eu savent qui ont la beauté plastique de ceux de M. J.-M. de Hercedia. » Jeux d’enfant que cela, simples essais et qu’on ne daigne pas tirer du cahier de brouillons ! M. Paul Espéron « rappelle le Coppée des Intimités et le Sully-Prudhomme des Vaincs tendresses, mais avec, dans l’inspiration, plus de spontanéité et de fraîcheur ingénue. » Ronsard aurait signé les vers de M. Raymond de la Tailhède. M. Jean Moréas a retrouvé le chant pur des ancêtres. M. Maurice du Plessys a reconquis le style plein et vigoureux de Malherbe. M. Louis Le Cardonnel a la période de Bossuet. M. Charles Maurras « a la façon d’écrire — encore que rajeunie avec un sens exquis du moderne — du La Fontaine des Amours de Psyché, du Fontenelle des Dialogues des morts. » Le plus étonnant, incontestablement, est M. Marc Legrand. Ce poète est en même temps et comme tout le monde chroniqueur dans un journal. Mais il dispose, pour écrire ses chroniques, d’un moyen qui n’appartient qu’à lui. « Courant à son journal dire son opinion des menus faits de son temps, il y est poursuivi, clopin-clopant, par ce vieux charmant crampon de La Fontaine, à qui, ma foi, à bout de patience, il se résout à passer la plume dans la salle de rédaction : « Eh ! allez donc, bonhomme ! oyez ce qu’on crie dans la rue et tirez-vous de ceci. » Allez donc parler des difficultés du métier à des gens qui peuvent, aux heures de lassitude et les jours où ils se négligent, écrire comme ce vieux crampon de La Fontaine !

Cependant ils font de beaux rêves et nourrissent de vastes projets. M. Adrien Remacle dans sa tête porté un monde. Ce n’est rien de moins qu’un monde ce que porte dans sa tête M. Adrien Remacle. M. Gabriel Randon à ses « madrigaux torrentiels » en voudra sans doute ajouter d’autres qui ne seront pas moins impétueux. M. François Coulon a trouvé la formule du théâtre de demain qui est, pour l’appeler par son nom : l’idéo-réalisme. Ils préparent qui une idéologie, qui « un drame à valeur d’éthopée. » Quelques-uns sont, dès maintenant, absorbés par des occupations dont nous ne pouvons même nous faire une idée, faute d’avoir jamais rencontré rien d’analogue. Pour un qui « très en puissance de s’abnégatiser et capable de sortir victorieux de l’ascèse magique, a préféré œuvrer d’art », nous en citerions dix autres qui tout au rebours s’abstraient en des travaux mystérieux. C’est, par exemple, l’Allemand Hauptmann. « Il pioche et déterre le vrai, par-delà l’écorce de fer des contraires, au centre de Zola et d’Ibsen, l’amande joyau de l’Idéalisme et de l’Anarchie. » Je vous laisse à penser si une telle opération peut être simple. Pour ce qui est de M. Edmond Coutances, son œuvre, personnelle est « la mise en action d’un levier qui a mission de fournir sa part de force à l’éternel monument humain. Une des pierres les plus difficiles à soulever pour lui, soit par la place qu’elle occupe, soit par sa structure propre, semble être la Femme. » Il est exact que de tout temps la structure » propre de la femme a influé sur la destinée de celle-ci. Mais on ne s’était pas encore avisé de soulever la femme avec un levier. Il faudra voir ce que produira ce système nouveau.

On comprend maintenant pourquoi tout à l’heure nous nous refusions à discuter même le mérite et les idées des écrivains du prochain siècle. Les intérêts engagés sont trop considérables. On nous apprend que dans l’Art littéraire « depuis un an déjà M. Lormel préside à l’éclosion des probables aèdes. » Ne dérangeons pas cette éclosion !

Le prochain siècle s’annonce comme devant être particulièrement riche en grands esprits. Il nous a été doux d’en saluer l’aurore. Nous permettra-t-on, en terminant, d’exprimer une inquiétude ? Sans doute tous ces jeunes gens ont cette foi en eux-mêmes qui est la condition nécessaire à l’accomplissement des belles choses. Néanmoins on constate chez plusieurs une tendance qui, s’ils n’y prennent garde, pourrait devenir fâcheuse. À la veille de remporter de glorieux succès, à peine est-ce s’ils semblent y tenir. Ils témoignent d’une sorte d’indifférence à leurs propres intérêts, d’une nonchalance transcendante, d’une négligence déjà comme lassée. « Edmond Gousturier ne consent à écrire que dans de rares occasions. » « Raimond de la Tailhède s’est retiré dans son château de Marmande, écrivant pour lui seul, plus heureux de vivre avec les poètes de la Pléïade et son cher Cervantès qu’avec ses grossiers contemporains. » D’autres, qui ne possèdent pas de château dans Marmande, ont du moins leur tour d’ivoire ; ils s’y enferment. C’est un mouvement de désertion anticipée qu’il nous semble urgent d’enrayer. Certes, nous ne prétendons nier ni la grossièreté de nos contemporains, ni la nôtre. Nous ne méritons pas les fêtes qu’on nous prépare. Mais s’ils ne nous doivent rien les futurs écrivains ont des devoirs envers eux-mêmes. Ils ne peuvent laisser sans emploi les facultés que la nature leur a de parties. Il faut qu’ils remplissent toute la mesure de leur génie. Même il faut qu’ils se hâtent. L’un d’eux a trouvé le mot de la situation quand il a dit : « L’heure est passée des temporisations et des indolences, des petites pages en attendant. Nous n’avons plus le temps d’attendre… »

On ne saurait plus justement traduire notre impatience. Voilà des années qu’on nous annonce des renaissances toujours à naître. On s’attaque à tous ceux qui font leur tâche, vaille que vaille, et qui paient de leur personne. On rabaisse des œuvres qui, à défaut d’autres mérites, ont du moins celui d’exister, au nom d’œuvres géniales mais problématiques. C’est toujours l’heure de faire des promesses et jamais celle de les tenir. Cependant quelques-uns parmi les jeunes, à force d’avoir été jeunes, commencent à ne plus l’être ; ils ne se sont pas encore décidés à faire leurs débuts qu’ils sont déjà passés au rang d’ancêtres ; Éliacin grisonne aux tempes. D’autre part les malveillants et les envieux profitent de ces lenteurs et se répandent en insinuations perfides. Ils se plaignent que rien ne soit sorti de ce mouvement ou de ce piétinement sur place. Pour nous, nous n’avons garde de désespérer, mais faudra-t-il espérer toujours ? Non, en vérité, nous ne pouvons plus attendre… C’est pourquoi nous adjurons M. Cousturier et ses amis qu’ils consentent à écrire, et nous supplions M. de la Tailhède de quitter son château de Marmande. Si la Garonne avait voulu elle aurait inondé le monde. Ces messieurs n’ont qu’à vouloir. Pourvu qu’ils veuillent !… Il dépend d’eux de choisir la place qu’ils tiendront dans l’histoire des lettres. Car ils y auront leur place en tout cas, soit pour l’avoir enrichie de leurs œuvres, — soit pour avoir donné un exemple encore inouï, et le plus complet qui se puisse imaginer de la fatuité dans l’impuissance.